Thomas d’Aquin et la femme

 

On ne risque pas d’étonner ses lecteurs en disant que les propos de Thomas d’Aquin sur la femme ne font pas l’unanimité. Certains l’ont même accusé de ne pas comprendre les femmes[1], et même d’être misogyne. À cette opinion, j’opposerais celle d’un thomiste patenté, Étienne Gilson : « Thomas d’Aquin s’y connaissait en chiffons. » Pas étonnant, car il n’est pas né dans une étable, mais dans un château, celui de son père, chevalier de Frédéric II. Un bref rappel de son jeune âge me semble opportun.

 

À l’âge tendre de cinq ans, son père le conduisit au monastère du Mont-Cassin ; pour lui comme pour Frédéric II, c’était un placement politique à long terme. Ils voulaient que Thomas devienne moine et prenne un jour la direction de cette abbaye prestigieuse et stratégique. L’abbé du Mont-Cassin avait rang d’archevêque. Il dirigeait spirituellement les évêchés du sud de l’Italie (qui faisaient partie du royaume de Sicile) et traitait d’égal à égal avec l’archevêque de Sicile (l’île cette fois, d’où Frédéric II dirigeait son empire, le Saint-Empire romain germanique). Le Mont-Cassin était à la frontière du Saint-Empire et des États pontificaux ; un abbé fiable était une pièce maîtresse sur l’échiquier.

 

Mais, en 1239, les hostilités sont au plus fort entre le pape et l’empereur. Le pape l’excommunie et l’empereur, pour se venger, chasse du monastère les moines qui ne sont pas de son royaume. Les huit qui restent ne suffiraient pas à la tâche de s’occuper des enfants, que l’on renvoie chez leurs parents. D’ailleurs, cette pratique, compromise par les abus qu’on imagine facilement, fut plus tard interdite par l’Église.

 

Né à la fin de 1224 ou au début de 1225, le jeune Thomas a 15 ans, à quelques mois près, en 1239. L’abbé du Mont-Cassin convainc ses parents d’envoyer leur fils à l’université de Naples – un studium, selon le vocabulaire de l’époque –, pour qu’il y étudie les arts libéraux et la philosophie. Il passera cinq ans à Naples. Y découvrir Aristote fut important dans sa vie, mais la découverte des frères prêcheurs (dominicains) fut de beaucoup plus importante. Le genre de vie que cet ordre proposait le séduisit. Il renonça à la carrière que Frédéric II et sa famille avaient planifiée pour lui et frappa à la porte des dominicains.

 

Pendant que ceux-ci le conduisaient en toute hâte à Rome, dans les États pontificaux, pour le soustraire à la colère de l’empereur, sa mère le fit enlever par deux de ses frères et ramener au château ; puis, assistée de ses filles – son mari était décédé –, elle tenta, pendant plus d’une année, de le faire changer d’idée mais sans succès. C’est pendant ce séjour que ses frères, pensant que la chair de ce gros garçon était faible, firent appel à une jeune femme ravissante, mais elle fut éconduite par le jeune colosse armé de quelque chose de brûlant tiré de la cheminée. Pour économiser un miracle, on peut penser qu’il empoigna un rondin dont un bout n’était pas encore enflammé.

 

En 1245, on libéra le prisonnier ; mais, pour ménager la susceptibilité de l’empereur, la libération prit l’allure d’une fuite : une corde attachée au sommet de la tour, un grand panier et la descente sous la surveillance de ses sœurs complices, who engineered his escape (Chesterton). Thomas d’Aquin eut donc l’occasion d’observer de près, sinon de vivre, la vie de château ; de plus, quand il fut devenu dominicain, sa nièce Françoise le reçut plusieurs fois au château de Maënza, où il aimait aller se reposer.

 

La recherche de la vérité doit partir du doute

 

Ceux qui veulent découvrir la vérité, a recommandé Thomas d’Aquin bien avant Descartes, doivent commencer par bien douter : volentibus investigare veritatem contingit « prae opere », idest ante opus « bene dubitare[2]. » On répond donc au désir qu’il a exprimé en rapportant d’abord quelques témoignages qui accréditent l’opinion de ceux qui le décrivent comme un sombre médiéval misogyne, a dark mediaeval misogynist[3].

 

D’abord l’opinion de la théologienne allemande Uta Ranke-Heinemann : « La femme ne doit son existence qu’à une erreur, un dérapage dans le processus de création humaine ; elle est un homme raté, elle a un défaut de fabrication[4]. » À la page suivante, elle parle de « la femme, réduite au rôle de “ pot de fleur ” pour semence masculine ». Je dirais plutôt « pot à fleur » car la fleur y sera plantée par le mâle. Enfin : « Les femmes ont donc toutes un échec derrière elles dès leur naissance. Elles sont par essence un échec » (Ibid., p. 213). « La femme est un produit de substitution qui se manifeste en cas d’échec du premier dessein de la nature, ayant l’homme pour objectif. Elle est un homme entravé dans son développement. Cette femme “ avorton ” est cependant prévue d’une certaine manière dans le plan divin, non pas au premier, mais au second degré, ou de quelque manière que ce soit puisqu’elle “ est prédisposée à la procréation ” [5]. »

 

Dans la Somme théologique, traduite en français et annotée par F. Lachat au XIXe siècle, la phrase litigieuse : Femina est mas occasionatus est ainsi traduite : « Le Philosophe, De Generat. Anim., appelle la femme un accident ou un amoindrissement de l’homme » (Ia, q. 92, a. 1, obj. 1). Les traducteurs du Cerf, au XXe siècle, ont amélioré la traduction de Lachat : « La femelle est un mâle manqué, produit par le hasard. »

 

Jean Delumeau consacre à la femme le chapitre X de La Peur en Occident. Après avoir cité plusieurs grands médecins, il conclut : « Telle est la femme pour les plus illustres médecins de la Renaissance ; un mâle mutilé et imparfait, un défaut quand on ne peut faire mieux. » Rien à dire s’il rapporte fidèlement l’opinion des médecins de la Renaissance ; mais il ajoute : « La science médicale du temps ne fait que répéter Aristote revu et corrigé par saint Thomas d’Aquin[6]. » 

 

Dans un article intitulé « Le statut de la femme dans le droit canonique médiéval », René Metz, professeur à l’Université de Strasbourg,  affirme en toute sérénité : « Pour saint Thomas, la supériorité de l’homme sur la femme est certaine ; à la suite d’Aristote, il estime que la femme est un mas occasionatus. La génération d’une femme est l’effet d’une déficience ou d’un hasard : Femina est aliquid deficiens et occasionatum[7]. »

 

Enfin, un dernier exemple et non le moindre. En 1962, année où il devint cardinal, Léon-Joseph Suenens, archevêque de Malines-Bruxelles, publie Promotion apostolique de la religieuse, dans lequel il affirme, entre autres, que les canonistes, certains théologiens et des orateurs sacrés ont fait de la femme « une sorte de mineure à perpétuité. Saint Thomas lui-même a suivi trop servilement en ce domaine son maître Aristote[8]. »

 

Je pense que le doute est bien installé dans les esprits : Thomas d’Aquin n’est pas un champion de la cause féminine, ni un aspirant. Cherchons donc humblement ce qu’il est, car il arrive, dit Thomas d’Aquin, que la vérité apparaît à un collaborateur moins savant que le chercheur. C’est pourquoi il pense qu’il est préférable que le sage ait des collaborateurs, même s’ils sont moins savants que lui : Melius [est] sapienti, quod habeat cooperatores circa considerationem veritatis, quia interdum unus videt quod alteri, licet sapientiori, non occurrit[9].  

 

« Femina est mas occasionatus »

 

Venons-en à la courte phrase sur laquelle ont achoppé maints traducteurs ou commentateurs, dont les gens cités ci-dessus : « Femina est mas occasionatus. » Comme elle est attribuée à Aristote (Ia, q. 92, a. 1, obj. 1), il faut distinguer soigneusement trois choses : ce qu’Aristote a vraiment dit ; ce que Thomas d’Aquin en savait et dont il a tiré une objection à la question qu’il soulevait ; enfin, la réponse qu’il a faite à cette objection. Sa pensée, faut-il insister, est dans la réponse à l’objection.

 

La phrase litigieuse se trouve dans le traité De la Génération des animaux d’Aristote. Voici le texte établi et traduit par Pierre Louis : « Car de même que de parents mutilés naissent des produits qui tantôt sont mutilés, tantôt ne le sont pas, de même ce qui sort d’une femelle tantôt est une femelle, tantôt n’en est pas une mais un mâle. En effet, la femelle est comme un mâle mutilé[10]. »  

 

Il faut remarquer d’abord qu’Aristote ne parle pas de la femme mais de la femelle, thêlu, et du mâle, arren. De plus, Aristote dit que la femelle peut être considérée « comme », ôsper, un mâle mutilé. Dans la phrase litigieuse, le « comme » a été escamoté ; l’auteur de la traduction latine affirme sans nuance : Femina est mas occasionatus. Un sicut aurait été le bienvenu. Le Lexicon latinitatis medii aevi de A. Blaise attribue les sens suivants au mot occasionatus :  « 1) causé occasionnellement ; 2) imparfait, manqué. » Les traducteurs ont le choix, mais il est certain qu’occasionatus ne signifie pas « mutilé ».

 

 

Ce que Thomas d’Aquin en savait

 

Le père Chenu, o.p., nous apprend que « saint Thomas ne connaît efficacement ni ne pratique l’original grec, quoique certaines allusions supposent des rencontres occasionnelles avec le grec[11]. » Son traducteur principal est un confrère, Guillaume de Moerbeke, o.p., ancien évêque de Corinthe, qui connaît bien le grec (Ibid., p. 31, 33, 128, 184). Oublions le texte grec et ses diverses traductions et arrêtons-nous à la traduction latine que Thomas d’Aquin avait sous les yeux : Femina est mas occasionatus (Ia, q. 92, a. 1, obj. 1).

 

Voici l’explication que donne Thomas d’Aquin de cette petite phrase. Les trois premiers mots sont faciles à traduire : La femelle est un mâle… Occasionatus est plus difficile à rendre en français ; le lexique de Blaise présente trois choix. L’explication de Thomas d’Aquin facilitera peut-être la décision. Il considère la femelle de deux points de vue différents : 1) en regard de la nature particulière du mâle qui engendre ; 2) du point de vue de la nature universelle. À mon grand étonnement, des auteurs prestigieux comme ceux que j’ai cités n’ont pas considéré ce deuxième point de vue. Or, du premier point de vue, femina est mas occasionatus ; mais, du second point de vue, femina non est mas occasionatus. Des auteurs cités, seule Uta Ranke-Heinemann a considéré les deux points de vue.                       

 

Du point de vue de la nature particulière du mâle qui engendre, la femelle est quelque chose de déficient et d’accidentel, c’est-à-dire hors de l’intention : femina est aliquid deficiens et occasionatum. L’explication est bien simple – l’ovule n’a été découvert qu’au XIXe siècle. Au temps de Thomas d’Aquin, comme au temps d’Aristote, on pense que la vertu active contenue dans la semence du mâle tend à produire un être semblable à soi, sibi simile, parfait selon le sexe masculin, perfectum secundum masculinum sexum. Certains ont traduit : parfait comme le sexe masculin. Non ; Thomas d’Aquin dit secundum et non sicut.  Être parfait secundum masculinum sexum, c’est être parfait conformément au sexe masculin ; en prenant le sexe masculin comme modèle. Perfectus, en latin, signifie d’abord terminé ; parfaire un travail, c’est le terminer. Est parfait ce à quoi il ne manque rien de ce qu’il doit avoir dans le genre de sa perfection : Perfectum est cui nihil deest secundum modum suae perfectionis (Ia, q. 4, a. 1). La perfection d’un mâle diffère, dès la naissance, de la perfection d’une femelle, et la différence s’accentue avec les années !  

 

À ses yeux de mâle, quand un mâle engendre une femelle, quelque chose n’a pas fonctionné, quelque chose a fait défaut, car il était censé, selon les connaissances de l’époque, produire un être semblable à soi, sibi simile. Dans le cas de la semence animale, comme dans le cas de n’importe quelle autre semence, trois raisons peuvent expliquer la déception du semeur : la mauvaise qualité de la semence, propter virtutis activae debilitatem, la mauvaise qualité de la terre, propter aliquam materiam indispositionem, ou une cause extérieure, vel propter aliquam transmutationem ab extrinseco. Parmi les causes extérieures susceptibles de compromettre le rendement d’une semence végétale, on compte la sécheresse, une surabondance de pluie, le gel, un ouragan, etc. Dans le cas de la semence animale, Thomas d’Aquin reprend l’explication d’Aristote : les vents du sud, qui sont humides[12]. Aristote demandait aux bergers de vérifier son hypothèse. On a le droit de rire : en science, chaque siècle se moque du précédent, a fortiori chaque millénaire. Il ne faut quand même pas rire à gorge déployée, car il y a des gens qui disent comment placer le lit dans la chambre à coucher.

 

Thomas d’Aquin vient de considérer la phrase litigieuse : Femina est mas occasionatus, du point de vue de la nature particulière du mâle qui engendre. De ce point de vue, il est d’accord avec l’énoncé. Mais il va le considérer maintenant d’un autre point de vue, celui de la nature universelle, et il va arriver à la conclusion contraire : Sed per comparationem ad naturam universalem, femina non est aliquid occasionatum. Pourquoi ? Parce que la femelle est voulue par la nature pour assurer la propagation de l’espèce. Or, l’intention de la nature universelle vient de Dieu, auteur de la nature universelle. C’est pourquoi, en instituant la nature, instituendo naturae, il a produit non seulement le mâle mais également la femelle (Ia, q. 92, a. 1, sol. 1). Et il la veut parfaite en son genre (Ia, q. 4, a. 1).

 

Le sens d’occasionatus apparaît assez bien. La femelle n’est pas qualifiée de mâle occasionatus quand elle est objet d’intention de la nature universelle ; elle est un mâle occasionatus quand elle n’est pas objet d’intention, comme c’est le cas de la nature particulière du mâle qui engendre une femelle alors qu’il devait normalement, selon les connaissances de l’époque, engendrer un mâle. Cela se produit quand survient une cause qui « fait déraper le processus », comme a bien vu Uta Ranke-Heinemann : mauvaise qualité de la semence, mauvaise qualité de la terre, ou quelque autre cause venant de l’extérieur. Le produit de la génération est alors accidentel, il résulte d’un accident de parcours. L’objectif que le mâle avait en vue a été raté et, par accident, c’est une femelle qui est engendrée. Dans le De Veritate, q. 5, a. 9, sol. 9, Thomas d’Aquin dira que la génération d’une femelle est entièrement due au hasard, omnino a casu. À cet endroit, il parlera du sexe masculin comme étant le plus parfait, qui perfectior est, mais il ne fournit aucune explication. Il faudra y revenir.    

 

Critique des auteurs qui ont semé le doute dans les esprits

 

Les auteurs que j’ai cités ci-dessus – Uta Ranke-Heinemann, Jean Delumeau, René Metz, F. Lachat, les traducteurs du Cerf et Léon-Joseph Suenens – traduisent tous femina par « femme ». Dans mon dictionnaire latin, le premier sens du mot femina, c’est « femelle », par opposition au mâle, et non femme. Dans son traité De la Génération des animaux, Aristote oppose la femelle au mâle de toutes les espèces d’animaux et non pas des seuls animaux humains (II, chap. 4, 737 a 27).

 

Lachat aurait dû demander à un de ses collaborateurs de préciser la référence et de lire le texte même d’Aristote. Pierre Louis le fait et sa  traduction ressemble peu à celle de Lachat, qui ne pouvait pas employer le mot « mutilé » parce que le mot grec que Pierre Louis traduit ainsi avait été rendu par occasionatus, qui revêt un autre sens, comme nous avons vu. De plus, Aristote ne considère pas la femme comme un « amoindrissement de l’homme » ; il dit même que, « chez l’homme, il y a plus de mâles que de femelles à naître avec des défectuosités naturelles[13]. » La défectuosité, dans le cas de la génération d’une femelle, elle est dans le processus et non dans le produit, car la femelle, en l’occurrence, est parfaite secundum modum suae perfectionis, comme il a été dit (Ia, q. 4, a. 1).

 

Les traducteurs du Cerf font dire à Aristote, puisqu’ils donnent la référence au traité  De la Génération des animaux, (II, chap. 3, 737 a 27),  que  « La femelle est un mâle manqué, produit par le hasard. » Ce n’est pas ce qu’Aristote a dit ; il a dit que la femelle est « comme un mâle mutilé ». Ils ont, eux aussi, omis le « comme ». Dire de quelqu’un qu’il marchait « comme » un homme ivre, ce n’est pas affirmer qu’il était ivre. Cependant, on peut dire comme eux qu’elle est  un mâle « manqué » en ce sens que le mâle qui engendrait devait engendrer un mâle et il a raté ce but qu’il visait. « Produit par le hasard », oui : omnino a casu, vient de dire Thomas d’Aquin, ou accidentel, c’est-à-dire hors de l’intention. « Mais, dans la réponse à l’objection, les traducteurs du Cerf ne rendent plus femina par « femelle » mais, à trois reprises, par « femme ». Pourtant, Aristote emploie le mot thêlu, qui ne signifie pas « femme » mais femelle. La dernière phrase de la réponse de Thomas d’Aquin à la première objection est traduite comme suit : « Dieu en instituant la nature produisit non seulement l’homme, mais aussi la femme. » Non ; le texte latin de Thomas d’Aquin dit clairement : Instituendo naturam, [Deus] non solum marem, sed etiam feminam produxit. Marem est l’accusatif de mas, « mâle », opposé à femina. La traduction qui s’impose serait : Dieu, en instituant la nature, a produit non seulement le mâle mais aussi la femelle.

 

Quant à Delumeau, s’il rapporte fidèlement l’opinion des médecins de la Renaissance, il n’y a rien à dire ; mais il déraille quand il ajoute : « La science médicale du temps ne fait que répéter Aristote revu et corrigé par saint Thomas d’Aquin[14]. » Thomas d’Aquin n’a pas « revu et corrigé Aristote » : il a travaillé à partir d’une traduction dans laquelle le mot « mutilé » ne figurait pas. Il dit comment il faut interpréter le mot occasionatus (Ia, q. 92, a. 1, sol. 1). Il est ridicule de parler de la femme comme d’« … un défaut quand on (sic) ne peut faire mieux ». « On » c’est le mâle qui engendre ; il tend à produire un mâle, mais il arrive qu’il n’y parvienne pas pour les trois raisons que donne Aristote et que Thomas d’Aquin fait siennes. À ses yeux de mâle, la femelle qu’il engendre est, à sa naissance,  « comme » un être mutilé ; c’est quelque chose d’imparfait par rapport au mâle qu’il était censé engendrer ; mais la nature universelle tient un autre langage.

 

Dans l’article intitulé « Le statut de la femme dans le droit canonique médiéval », René Metz ne devrait pas, lui non plus, parler de la femme mais de la femelle. Puis ce n’est pas « à la suite d’Aristote » que Thomas d’Aquin considère la femelle comme un mas occasionatus. Pour Aristote, elle était « comme un mâle mutilé »[15]. Pour savoir ce que Thomas d’Aquin entend par un mas occasionatus, il fallait lire attentivement la réponse à l’objection qu’il formule (Ia, q. 92, a. 1, sol. 1). Thomas d’Aquin va considérer l’affirmation Femina est mas occasionatus de deux points de vue. Fort étonnamment, René Metz, comme Delumeau et comme Suenens, s’en est tenu au premier point de vue : Per respectum ad naturam particularem. Thomas d’Aquin va expliquer pourquoi c’est vrai de ce premier point de vue. Mais il va considérer l’affirmation d’un autre point de vue : Per comparationem ad naturam universalem. De ce point de vue, c’est faux : Femina non est aliquid occasionatum. En note, René Metz reproduit le texte latin, mais il se limite au premier point de vue, celui de la nature particulière. Enfin, dans la solution de Thomas d’Aquin, il n’y a rien qui permette d’affirmer la supériorité de l’homme sur la femme.

 

Cependant, René Metz aurait pu citer le De Veritate, q. 5, a. 9, sol. 9. Il aurait trouvé quelque chose à se mettre sous la dent. Dans la mesure où il le peut, tout agent tend à rendre le patient semblable à soi ; il s’ensuit que la vertu active qui est dans la semence du mâle tend toujours à concevoir un être de sexe masculin. [Thomas d’Aquin ajoute : qui perfectior est. Mais il n’apporte aucune justification. Nous y reviendrons.] Il s’ensuit que le sexe féminin est produit à l’encontre de l’intention de la nature particulière de l’agent. C’est pourquoi on dit que la femelle est un mas occasionatus. René Metz voit là une preuve de la supériorité de l’homme sur la femme : « Pour saint Thomas, la supériorité de l’homme sur la femme est certaine ; à la suite d’Aristote, il estime que la femme est un mas occasionatus[16]. » Cependant, l’explication que Thomas d’Aquin donne de l’expression mas occasionatus ne permet pas de conclure à la supériorité de l’homme sur la femme. 

 

Dans Promotion apostolique de la religieuse, le cardinal Suenens  commettait ces deux paragraphes :

 

« Certains théologiens, tout comme des orateurs sacrés, ont emboîté le pas pour faire de la femme une sorte de mineure à perpétuité. Saint Thomas lui-même a suivi trop servilement en ce domaine son maître Aristote » (Op. cit., p. 64). Suenens cite ensuite Ia, q. 92, a. 1, sol. 1, mais sans donner la référence :

 

« Par rapport à la nature particulière, la femme est quelque chose de déficient et d’accidentel… » D’abord, il ne s’agit pas de la femme mais de la femelle. Suenens omet le pourquoi que donne Thomas d’Aquin : Quia virtus activa quae est in semine maris intendit producre sibi simile, perfectum secundum masculinum sexum. C’est ce qu’on pensait à l’époque d’Aristote. Suenens continue : « Si c’est une fille [femelle] qui naît, c’est à cause de la débilité du principe générateur, ou à cause d’une imperfection de la matière préexistante, ou aussi à cause d’une transformation produite du dehors, par exemple par des vents du midi chargés d’humidité, comme le dit Aristote » (Op. cit., p. 64).  « Les mâles sont produits en plus grand nombre quand le vent est du nord que quand il est du sud, car les corps sont plus humides sous le vent du sud[17]. »  Ce qui étonne, c’est que le cardinal Suenens ne considère pas, lui non plus,  l’autre point de vue, celui de la nature universelle. Pourtant, Thomas d’Aquin revient souvent sur la distinction pour lui capitale entre ce qui est naturel à l’espèce et ce qui est naturel à l’individu : Ia-IIae, q. 34, a. 2 ; ibid.,q. 51, a. 1 ; ibid., q. 55, a. 1 ; ibid., q. 58, a. 1 ; ibid., q. 85, a. 6 ; IIa-IIae, q. 65, a. 1, sol. 1. L’inclination à l’union des sexes (Ia-IIae, q. 94, a. 2) n’exclut pas que certains individus soient inclinés, en raison de leur nature individuelle, vers les personnes du même sexe. 

 

Je termine par la colorée Uta Ranke-Heinemann ; elle est la seule des auteurs cités qui considère les deux points de vue de Thomas d’Aquin. Cependant, elle le fait et l’exprime à sa façon bien spéciale. Thomas d’Aquin effectuerait quelques corrections. D’abord, il ne s’agit pas de la femme et de l’homme, mais, comme j’ai dit et répété, du mâle et de la femelle, c’est-à-dire de l’étalon et de la jument, du taureau et de la vache, du bélier et de la brebis… ; car, dans son traité De la Génération des animaux, Aristote parle de toutes les espèces d’animaux comme il le dit clairement au début du livre IV : « Nous avons donc traité de la génération de tous les animaux. » Puis, Thomas d’Aquin ne parle pas du « premier dessein de la nature » mais de la nature particulière du mâle qui tend à produire quelque chose de semblable à soi, sibi simile. La femelle n’est pas « prévue d’une certaine manière dans le plan divin » : elle est objet d’intention de la nature universelle en vue de la génération. Thomas d’Aquin ne parle pas de premier degré ni de second degré. De plus, la femelle n’est pas un « avorton » : un avorton, c’est un animal ou un végétal qui n’a pas atteint le développement normal de son espèce. Ce n’est pas le cas de la femelle. La nature universelle la veut parfaite en son genre : elle n’est donc pas un mâle entravé dans son développement.

 

J’ai essayé de mettre en lumière la distinction entre ce qu’Aristote a dit, ce que Thomas d’Aquin en connaissait et l’interprétation qu’il en a donnée dans le cas de la phrase célèbre : Femina est mas occasionatus (Ia, q. 92, a. 1, obj. 1) ; Aristote avait dit : « La femelle est comme un mâle mutilé[18]. » Beaucoup de lecteurs ont escamoté le « comme » et rares ceux qui ont remarqué que Thomas d’Aquin considérait deux points de vue.

 

La femme devait-elle être faite de l’homme ?

 

Après le débat ardu auquel nous venons d’assister, Thomas d’Aquin se pose la question plus légère de savoir si la femme devait être faite de l’homme, ex viro, parce qu’il lisait le récit de la création comme s’il s’agissait d’un récit historique (Ia, q. 102, a. 1). Or, il y est dit que la femme a été faite d’une côte d’Adam. Mais des thomistes modernes comme les dominicains Gardeil[19] et Sertillanges[20] ont adhéré à la théorie de l’évolution des espèces et l’ont expliquée par les principes de la philosophie thomiste. Pour eux, la première femme et le premier homme sont apparus quand les primates les plus évolués ont reçu une âme humaine créée par Dieu. Personne ne sait où ni quand cela s’est produit. Et l’on en a fini avec la glaise, le limon, la côte.

 

Mais Thomas d’Aquin était fixiste, ou créationniste comme on dit aussi. C’est pourquoi, après nous avoir expliqué comment il comprenait la phrase litigieuse : Femina est mas occasionatus, il se demande si la femme devait être faite de l’homme, ex viro, comme on dit d’une statue qu’elle est faite de marbre, ex marmore. Inutile de préciser que l’homme dont il s’agit, c’est Adam ; la femme, c’est Ève. La question : Ève devait-elle être faite d’Adam, ex Adamo ? Oui, répond Thomas d’Aquin, et il en donne quatre raisons de convenance (Ia, q. 92, a. 2). Je m’en tiendrai aux trois premières qui seules concernent mon propos.  

 

Primo, en faisant Ève d’Adam était attribué au premier homme de l’humanité la dignité d’être, à la ressemblance de Dieu, le principe de toute son espèce, comme Dieu est le principe de tout l’univers, ce qui fait dire à saint Paul que Dieu « d’un être unique fit tout le genre humain » (Actes 17, 26). Saint Paul feint d’ignorer le rôle d’Ève. Thomas d’Aquin parle plutôt de deux principes de notre origine « naturelle », le mâle et la femelle (IIa-IIae, q. 26, a. 10). Pour ne pas se méprendre, il importe de distinguer entre principe et cause[21]. Dieu est principe et cause. N’en déplaise à Maurice Zundel, il est « cause première »[22], c’est-à-dire que de lui dépendent toutes choses dans leur être et dans leur devenir. Adam n’est que principe, c’est-à-dire point de départ, par sa côte, du devenir d’Ève, comme la glaise a été le point de départ de son  devenir. Une fois Ève formée, Adam et Ève seront les deux principes de notre origine « naturelle » (IIa-IIae, q. 26 a. 10). Ce n’est pas naturellement que Dieu fit Adam avec de la glaise ni naturellement qu’il fit Ève avec un os.

 

Secundo, afin que l’homme aimât davantage la femme et s’attachât à elle de façon plus inséparable, sachant qu’elle a été produite de lui, ex se. C’est pourquoi il est dit dans la Genèse (2, 23-24) : « Elle fut tirée de l’homme. C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à son épouse, uxori suae. » Ce qui était au plus haut point nécessaire, maxime necessarium, dans l’espèce humaine, où le mâle et la femelle demeurent ensemble pendant toute la vie, ce qui ne se produit pas chez les autres animaux. Admettons qu’Adam a aimé davantage Ève, parce qu’elle a été faite de lui, il ne s’ensuit pas que tous les hommes de la terre vont par la suite aimer davantage leurs femmes parce que la première a été faite d’une côte de son mari.

 

Tertio, parce que, comme dit Aristote[23], le mâle et la femelle, mas et femina, s’unissent, chez les humains, non seulement pour les besoins de la génération et de l’éducation, comme chez les autres animaux, mais aussi pour la vie domestique, qui comporte certaines activités pour l’homme et d’autres pour la femme ; dans la vie domestique, l’homme est le chef de la femme, caput mulieris. D’où il convenait que la femme fût formée de l’homme comme de son principe. Cet argument ne vaut que pour la première femme, Ève.

 

Il est intéressant de lire ce que dit Aristote à ce sujet. « Entre l’homme et la femme l’affection mutuelle semble être un effet de la nature. L’homme, par nature, est plus porté à vivre par couple qu’en société politique, d’autant plus que la famille est antérieure à la cité et plus nécessaire que cette dernière, et que la reproduction est commune à tous les êtres vivants. Toutefois, pour les autres êtres, l’union ne va pas plus loin [que la reproduction], tandis que l’homme ne s’unit pas seulement à la femme pour la procréation, mais encore pour la recherche de ce qui est indispensable à l’existence ; en effet, dès l’union conclue, les travaux sont répartis, les uns revenant à l’homme, les autres à la femme. Tous deux se prêtent aide mutuellement et mettent en commun les avantages propres à chacun ; il s’ensuit que l’utile se trouve joint à l’agréable. Cette union pourra même être fondée sur la vertu, à la condition que les deux membres soient honnêtes ; chacun a son mérite propre et pourra tirer de ce fait du plaisir » (Ibid., VIII, leçon 12, 7).

 

Thomas d’Aquin commente ce texte sans réticence[24]. Quand il reprend l’idée d’Aristote, à savoir que les travaux sont répartis entre l’homme et la femme, il ajoute : certains conviennent au mari, par exemple ceux qui sont exécutés à l’extérieur, ea quae sunt exterius agenda – la guerre et les travaux des champs –, et certains à l’épouse comme filer ou tisser et les autres travaux qui se font dans la maison. Thomas d’Aquin conclut que l’amitié conjugale n’est pas seulement naturelle, comme chez les autres animaux où elle est ordonnée à l’œuvre de nature qu’est la génération, mais elle est de plus économique en tant qu’elle est ordonné à la suffisance de la vie domestique. Elle procure en outre le plaisir dans l’acte de génération, comme chez les autres animaux. Enfin, si l’épouse et le mari sont vertueux, leur amitié peut être en vue de la vertu. Il y a en effet une vertu propre à l’un et à l’autre, c’est-à-dire au mari et à l’épouse, par laquelle l’amitié devient agréable à l’un et à l’autre. Et ainsi il est évident qu’une amitié de cette nature peut être en vue de la vertu, en vue de l’utile et en vue du plaisir.

 

Ici, il faut attirer l’attention sur le mot amitié. Dans la Somme contre les Gentils, Thomas d’Aquin affirme que le mariage est le lieu de la plus grande amitié, maxima amicitia. En effet, le mari et son épouse s’unissent non seulement dans l’acte de la copulation charnelle, in actu carnalis copulae, qui, même chez les bêtes, produit une société agréable, suavem societatem facit, mais encore dans tous les actes de la vie domestique (Op. cit., 3, chap. 123). Aubrée Chapy restreint plus que ne le font Aristote et Thomas d’Aquin le rôle de l’épouse quand elle affirme que « l’aide que la femme apporte à l’homme n’a d’autre fin que la génération [25] ».   

 

Lors d’une séance de questions quodlibétiques, de quolibet, un participant avait demandé à Thomas d’Aquin si la vérité était plus forte que le vin, le roi et la femme (q. 14, a. 2). Après avoir introduit plusieurs distinctions, il arrivait à la conclusion que chacune de ces quatre choses est la plus forte en son domaine. Du point de vue de la sensibilité, c’est le plaisir qui est premier, surtout le plaisir vénérien, et ainsi la femme vient au premier rang. Le plus grand des plaisirs sensibles, c’est le plaisir de l’union charnelle.

 

Une étonnante voire choquante affirmation. La question 92 de la Prima Pars est intitulée : De la production de la femme, mulieris. À l’article premier, Thomas d’Aquin se demande si la femme, mulier et non femina, devait faire partie de la première production des choses. Il évoque la Genèse : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie » (2, 16). Il était donc nécessaire que la femme, femina, fût faite pour aider l’homme, in adjutorium viri. Non pas pour l’aider dans n’importe quel travail, comme certains ont pensé, puisque, pour n’importe quel autre travail, il aurait été aidé plus convenablement, convenientius, par un autre homme, per aliud virum, mais pour l’aider dans l’œuvre de la génération.  

Selon Thomas d’Aquin, célibataire servi en tout par des célibataires, ce que la femme fait dans le mariage, mis à part sa collaboration à l’œuvre de la génération, aurait été mieux fait par un autre homme que par une femme. Mais si Yahvé avait donné à Adam un autre homme pour l’aider, le précepte : « Croissez et multipliez-vous » aurait été vain ; les deux mâles auraient pu remplir la terre, mais la remplir d’animaux. Yahvé n’avait pas le choix : il fallait qu’il donne à Adam une femelle. Mais il lui en a fait oublier les inconvénients, qu’Adam ignorait d’ailleurs, ne les ayant pas vécus, en la faisant plus belle que le mâle – que je sache, il n’y a que chez les humains que la femelle est plus belle que le mâle ; en mettant dans le mâle humain une quasi irrésistible inclination à l’union des sexes (Ia-IIae, q. 94, a. 2) et en attachant à cet acte le plaisir sensible le plus véhément (Ia-IIae, q. 21, a. 6).

 

La côte d’Adam, première côte levée !

 

Après avoir essayé de nous convaincre, par des raisons de convenance, que la femme devait être tirée de l’homme,  fieri ex viro, Thomas d’Aquin se demande ensuite tout naturellement – je ne dis pas naïvement – si la femme devait être formée d’une côte de l’homme : Utrum mulier debuerit formari de costa viri (Ia, q. 92, a. 3). Costa viri, ce n’est pas une côte de l’homme au sens où le mot homme englobe les deux sexes, mais une côte du mâle, vir, c’est-à-dire d’Adam, qui avait été préalablement créé « du limon de la terre », comme dit la Genèse ; pour les évolutionnistes, ce sont des individus de la branche des primates les plus développés qui ont accédé à la dignité humaine.

 

Dans la question, Thomas d’Aquin emploie le verbe devoir, debere ; mais, dans la réponse, il emploie le verbe convenir. Quant au mot costa, il peut signifier côte ou côté. Ici, il lui donne le sens de côte ; dans son commentaire de la première lettre de saint Paul aux Corinthiens, il parlera de côté. Certains ont pensé qu’il s’agissait non d’une simple côte d’Adam, mais d’un côté, latus. À cette croyance, ils rattachaient l’expression « douce ou chère moitié » que les hommes emploient pour désigner leur épouse ou la femme de leur vie.    

 

Yahvé Dieu se rend à l’évidence : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie » (Genèse 2, 18). Mais, avant de la faire,  il « modela encore du sol toutes les bêtes sauvages et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l’homme [Adam] pour voir comment celui-ci les appellerait : chacun devait porter le nom que l’homme [Adam] lui aurait donné. L’homme donna des noms à tous les bestiaux, aux oiseaux du ciel et à toutes les bêtes sauvages ; mais il ne trouva pas [parmi tous ces êtres : camelles, juments, lionnes, vaches, ourses…] l’aide assortie à l’homme. Alors Yahvé Dieu fit tomber une torpeur sur l’homme, qui s’endormit. Il préleva alors une de ses côtes et referma la chair. De cette côte, il façonna une femme et l’amena à l’homme. » Tout excité, Adam s’écria : « Pour le coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair ! Celle-ci sera appelée “ femme ”, car elle fut tirée de l’homme, celle-ci » (Genèse 2, 19-23). La traduction de la Bible publiée chez Bayard, Médiaspaul diffère quelque peu : « C’est elle cette fois, os de mes os, chair de ma chair. C’est elle la femme qui de l’homme est prise » (Genèse 2, 23). On ne dirait pas que les traducteurs avaient le même original sous les yeux. Et c’est ainsi qu’ils se sont mérité le qualificatif de traîtres : Traduttore, traditore. 

 

On ne peut pas glisser sur « de cette côte, Yahvé Dieu façonna une femme ». Il n’a pu faire d’une côte d’Adam tout le squelette d’Ève. Le Genèse ne dit pas non plus qu’il y avait de la chair attachée à la côte. Dieu a dû opérer quelques miracles : multiplier la côte, créer de la chair, de la peau, du sang, des nerfs, des cheveux, un peu de poil. Il s’ensuit qu’il est un peu excessif de dire que Dieu façonna une femme d’une simple côte d’Adam. En la voyant, Adam aurait dû s’écrier : « Voilà les os de mon os » et non l’os de mes os. Passons : le récit est allégorique.

 

Thomas d’Aquin voit deux raisons qui justifient cette façon d’agir de Yahvé Dieu. Comme la seconde ne nous apprend rien de la conception thomiste de la femme, je vais m’en tenir à la première. Elle provoque d’assez longs commentaires. Il convenait que la femme fût formée d’une côte d’Adam pour signifier qu’entre l’homme et la femme doit régner une union de société, socialis conjunctio. En effet, la femme, mulier, ne doit pas dominer l’homme, vir ; c’est pourquoi elle n’a pas été formée de la tête, non est formata de capite. Elle ne doit pas non plus être méprisée par l’homme et lui être soumise comme une esclave, serviliter subjecta ; c’est pourquoi elle n’a pas été formée des pieds, non est formata de pedibus. Du récit pour lui historique de la création (Ia, q. 102, a. 1), Thomas d’Aquin tire donc une leçon pour les mâles dans leur relation avec la femme : celle-ci ne doit pas leur être serviliter subjecta. Ainsi le suggère la côte d’Adam dont elle a été formée !

 

L’union entre l’homme et la femme doit être une union sociale, socialis conjunctio, vient de préciser Thomas d’Aquin. Le nom dérivé de socialis, c’est socius au masculin, socia au féminin. Dans son Économique, Xénophon loue le rôle de la femme : « Une femme qui est une bonne associée de son mari vaut autant que lui pour le bien de la maison » (chap. 3, n. 15). Thomas d’Aquin insiste sur la distinction entre ancilla, socia et  domina dans son commentaire de la première lettre de saint Paul aux Corinthiens. La femme n’a pas été formée des pieds de l’homme comme une servante, ancilla, ni de la tête comme une maîtresse, domina, mais du côté, de latere, comme une compagne, socia (n. 321). Comme il est alors question de relations charnelles, il conclut de là que ni l’un ni l’autre des conjoints ne peut, de son propre arbitre, pratiquer la continence. S’il y a lieu d’interrompre les relations sexuelles, la décision doit se prendre d’un commun accord, pour un temps déterminé et pour une fin légitime (n. 324). De ce point de vue, une égalité parfaite doit régner entre les conjoints. Et il me semble que le Coran donne trop de pouvoir à l’homme : « Les femmes sont votre champ. Cultivez-le de la manière que vous entendez » (Sourate II, 223).

 

Thomas d’Aquin ne veut pas d’une femme servilement soumise à l’homme, serviliter subjecta, comme il a été dit. Dans le latin classique, l’adverbe serviliter signifie « à la manière des esclaves » ; mais, au temps de Thomas d’Aquin, le mot servus ne doit plus être traduit par esclave, avertit  Régine Pernoud. Le servus antique, c’est l’esclave ; le servus médiéval, c’est le serf. Le mot dérive de servus, lui aussi, mais il n’a plus la même signification : l’esclave est une chose ; le serf est un être humain[26]. La femme ne doit pas être serviliter subjecta à l’homme, elle ne doit pas l’être comme une servante, ancilla, encore moins comme une esclave ; elle est une socia, une associée.

 

L’influence néfaste d’Augustin

 

Augustin (décédé en 430), dont l’influence a été prédominante dans l’Église, jusqu’à ce que Thomas d’Aquin (décédé en 1274) le supplante, trouve que saint Paul a tout à fait raison. Selon lui, il est dans l’ordre de la nature – dont Dieu est l’auteur – que les femmes servent les mâles, ut serviant feminae viris. « Qui ignore que la femme doit servir son mari comme on sert un maître [27] ? » 

 

À plusieurs reprises, dans Les Confessions seulement, Augustin revient sur l’attitude de la femme envers son mari. Par exemple, il nous apprend que sa mère, « bien que valant mieux que son mari, se soumettait à lui et, ce faisant, elle obéissait à Dieu qui veut que la femme obéisse à son mari » (Op. cit., I, chap. 11). Dès que sa mère eut atteint pleinement l’âge nubile, elle fut donnée à un homme qu’elle servit comme un maître, veluti domino (Op. cit., IX, chap. 9). « Maintes femmes qui avaient des maris plus doux que le sien portaient néanmoins des marques de coups qui les défiguraient. » La mère d’Augustin leur rappelait, sur le ton plaisant, que, du jour où elles s’étaient entendu lire ces tablettes qu’on appelle « tablettes du mariage », elles auraient dû voir là un document qui faisait d’elles des servantes [c’est ancilla qui est rendu ici par servante ; il ne s’agit donc pas d’une esclave] (Ibid.).

 

Il est évident qu’en ce qui concerne les relations de l’épouse avec son mari, Thomas d’Aquin diffère beaucoup d’Augustin. Il le citera souvent dans son œuvre, car Augustin était, au temps de Thomas d’Aquin, le docteur officiel de l’Église, mais il ne commentera aucun de ses ouvrages.

 

L’image de Dieu dans l’homme

 

Après avoir parlé de la production de la femme, [mulier, opposé à vir], Thomas d’Aquin considère la fin ou le terme de la production de l’homme, [homo, incluant les deux sexes]. L’homme, créé par Dieu, l’a été à son image et à sa ressemblance, comme dit la Genèse (1, 26). La création demeurera inachevée tant que cette image de Dieu ne sera pas rehaussée dès ici-bas par la grâce et couronnée dans la gloire de l’au-delà. Thomas d’Aquin va donc montrer que, par sa nature même, l’homme est à l’image de Dieu, de sorte que la grâce et la gloire viendront parfaire ce qui est en puissance dans la nature humaine : Gratia non tollit naturam, sed perficit (Ia, q. 1, a. 8).  À ce sujet, François Varillon, s.j., dit fort bien que la définition la plus profonde qu’on puisse donner de l’être humain, c’est d’en faire un être divinisable[28].

Dans son Décret, le moine italien Gratien tient, vers 1140, ces propos qui discréditent bêtement la femme : « La femme n’a pas été faite à l’image de Dieu. […] D’où l’on comprend pourquoi la loi a voulu que les femmes soient soumises aux hommes et que les épouses soient les servantes de leurs maris[29]. » Quand Tertullien accusait la femme d’avoir « défiguré l’image de Dieu qu’est l’homme »  (Ibid.), on peut conclure que, par l’homme, il entendait bien le mâle. D’ailleurs, saint Paul avait dit : « L’homme, vir, est l’image de Dieu, tandis que la femme, mulier, est la gloire de l’homme » (I Co 11, 7).

Thomas d’Aquin avait donc quelques adversaires de taille à terrasser. Il entreprend le combat par un appel à Augustin : « Où il y a image, il y a nécessairement ressemblance ; mais où il y a ressemblance, il n’y a pas nécessairement image » (83 questions, q. 74). D’où il est évident que la ressemblance est comprise dans la notion d’image, puisqu’il y a ressemblance quand il y a image. C’est comme si l’on disait : où il y a égoïne, il y a outil ; mais où il y a outil il n’y a pas nécessairement égoïne :  ce peut être rabot ou marteau. Il est évident aussi, d’après la citation d’Augustin, que l’image ajoute quelque chose à la notion de ressemblance : l’image est la reproduction ou la représentation d’une autre chose, elle est ex alio expressa. Ce dernier mot, expressa, vient du verbe exprimere, qu’on traduit rarement par exprimer. On peut le rendre par représenter, reproduire. Le dictionnaire latin que j’ai sous la main donne les exemples suivants : reproduire (exprimere) en or les images des dieux ; imiter (exprimere) les ongles au naturel ; être le portait de (exprimere) son père, etc. En effet, on appelle image un être qui est fait à l’imitation d’un autre. C’est pourquoi un œuf, si semblable et égal qu’il puisse être à un autre œuf, n’est pas dit à son image parce qu’il n’en est pas la reproduction. Mais, si on place un œuf sur une table et qu’on demande à des élèves de le dessiner, leurs dessins seront des images de l’œuf proposé comme modèle.

 

L’égalité n’est pas comprise dans la notion d’image, et Thomas d’Aquin fait de nouveau appel à Augustin, qui dit, à l’endroit cité ci-dessus : « Là où il y a image, il n’y a pas nécessairement égalité. » L’égalité est cependant essentielle à l’image parfaite ; car, à l’image parfaite, il ne doit rien manquer de ce qui appartient à la réalité qu’elle reproduit. Thomas d’Aquin se demande si l’image de Dieu est dans l’homme : Utrum imago Dei sit in homine. Il ne dit pas in viro, l’individu de sexe masculin, mais in homine, homo désignant l’individu humain de l’un ou de l’autre sexe. La preuve qui suit vaut donc autant pour la femme que pour l’homme.

 

Aux objecteurs de sa thèse, il oppose la parole de la Genèse : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance » (1, 26). La Bible de Jérusalem traduit ainsi : « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance. »  Voyons comment Thomas d’Aquin va démêler les notions de ressemblance et d’image, avant de les appliquer à l’être humain. Il est manifeste, dit-il, que l’on trouve chez l’être humain une certaine ressemblance avec Dieu, ressemblance qui vient de Dieu comme de son modèle, ab exemplari. Cependant, ce n’est pas une ressemblance fondée sur l’égalité vu qu’il y a une distance infinie entre le modèle, exemplar, Dieu, et sa copie, exemplatum, l’homme. C’est pourquoi l’on dit qu’il y a dans l’homme image de Dieu, mais image imparfaite. Et, selon lui, c’est ce que la Genèse entend signifier quand elle dit que l’homme a été fait à l’image de Dieu, ad imaginem Dei. La préposition ad signifie une certaine approche de Dieu, respectueuse de la distance qui sépare l’homme de Dieu, accessum quemdam, qui competit rei distanti. Cette res distans, c’est Dieu.

À ceux qui soutiennent que l’image de Dieu se trouve également dans les êtres privés de raison (Ia, q. 93, a. 2), il répond de nouveau par un texte d’Augustin : « Ce qui fait l’excellence de l’homme, c’est que Dieu l’a créé à son image en lui donnant un esprit intelligent, mentem intellectualem, par lequel il s’élève au-dessus des bêtes, qua praestat pecoribus[30]» Thomas d’Aquin complète l’idée d’Augustin en précisant que son intelligence non seulement élève l’homme au-dessus des animaux, mais qu’elle l’établit dans une espèce particulière : Homo speciem sortitur ex hoc quod habet intellectum (IIa-IIae, q. 179, a. 1, sol. 2).

Les expressions qui exaltent l’intelligence foisonnent chez Thomas d’Aquin. En voici quelques-unes. C’est par l’intelligence que nous ressemblons le plus à Dieu : Deo autem maxime sumus similes secundum intellectum[31].  L’intelligence est ce qu’il y a de plus fondamental, principalissimum[32], et de meilleur dans l’homme, in homine optimum[33] ; rien dans la création n’est plus noble ni plus parfait que l’acte de l’intelligence : Nihil nobilius et perfectius in creaturis invenitur quam intelligere[34]. Enfin, le sage aime et honore l’intelligence, que Dieu aime le plus parmi les choses humaines : Sapiens enim diligit et honorat intellectum, qui maxime amatur  a Deo inter res humanas[35].  

L’image de Dieu dans la femme

Thomas d’Aquin s’est ensuite demandé si l’image de Dieu est en tout homme, in quolibet homo (Ia, q. 93, a. 4). En lisant les objections, on voit qu’il entend dissiper le doute répandu dans certains esprits par trois textes de saint Paul portant sur la femme, les futurs damnés et les pécheurs. J’ai titré : « L’image de Dieu dans la femme » ; mais, en fait, Thomas d’Aquin ne soulève pas la question de savoir si l’image de Dieu est « dans la femme », in muliere, car, en prouvant que l’image de Dieu est dans l’homme, in homine, il prouvait du même coup qu’elle était dans la femme, puisque la femme est un individu de l’espèce humaine, individuum humanae speciei (Ia, q. 93, a. 4, obj. 1).

Mais, de saint Paul, venait une première objection qui semblait refuser à la femme la qualité d’image de Dieu et qui justifiait la précision que Thomas d’Aquin allait apporter : « L’homme est l’image de Dieu, tandis que la femme est l’image de l’homme – Vir est imago Dei, mulier autem est imago viri  » (I Co 11, 7). Cependant, ce texte de saint Paul, que Thomas d’Aquin avait sous les yeux, ne se trouve verbatim dans aucune des versions que j’ai en main. Dans la Bible de Jérusalem, on a : « L’homme est l’image et la gloire de Dieu ; quant à la femme, elle est la gloire de l’homme. » En note, on lit : « Ou : " l’honneur ". D’autres disent " le reflet " », et le mot reflet signifie « image réfléchie ». La Bible de Bayard donne la même traduction que celle de Jérusalem : « L’homme est l’image et la gloire de Dieu – mais la femme est la gloire de l’homme. » Il n’y a rien en note. Dans la Bible des moines de Maredsous : « L’homme est l’image et l’éclat de Dieu, tandis que la femme est l’éclat de l’homme. » L’éclat au lieu de la gloire. Quelques citations de ce texte venant de la Vulgate, j’ai consulté cette version. Il est bien dit : Vir imago et gloria est Dei, mulier autem gloria viri. Pas de mulier imago viri ici non plus.

Aucune de ces traductions ne dit expressément que la femme est « l’image de l’homme », imago viri. S’en approche le plus celle qui présente la femme comme le reflet de l’homme, l’image réfléchie de l’homme. C’est cependant l’expression : la femme, image de l’homme, que Thomas d’Aquin avait sous les yeux dans la première objection à la question soulevée : L’image de Dieu est-elle dans tout homme ? La question ne porte donc pas uniquement sur la femme. C’est pourquoi il dit « en tout homme », in quolibet homine, et non in muliere.

En latin, homo comporte la même ambiguïté que homme en français : il peut signifier un être humain de l’un ou l’autre sexe, et il peut signifier un individu de sexe masculin ; c’est le contexte qui permet de trancher. Dans les Satires de Juvénal (~ 55 – ~ 140) une femme déclare: Homo sum (VI, 284). Homo y est traduit par « créature humaine », mais il est évident que Juvénal n’a pas pensé à la création en employant homo ; on pourrait donc traduire par  « homme », que le Petit Robert définit ainsi : « Être (mâle ou femelle) appartenant à l'espèce animale la plus évoluée de la Terre, mammifère primate de la famille des hominidés, seul représentant de son espèce. » Pour écarter toute équivoque, peu d’écrivains mettraient dans la bouche d’une femme l’expression de Juvénal : Homo sum,  « Je suis homme » ; ils lui feraient dire : « Je suis un être humain. » Dans ses commentaires des psaumes, Augustin, en parlant de nos premiers parents, Adam et Ève, écrit : « Ces deux hommes, nos premiers parents » : Illi duo homines  primi, parentes nostri (Ps 103, 1, p. 8). Quand Thomas d’Aquin parle de l’individu humain de sexe masculin, c’est vir qu’il emploie ; pour désigner l’individu humain de sexe féminin, il emploie mulier : Benedicta tu in mulieribus, c’est bien connu. Quand il emploie homo, les deux sexes sont inclus, à moins que le contexte l’interdise. Il arrive à Thomas d’Aquin d’employer vir, puis d’enchaîner avec homo dès la ligne suivante (Ia, q. 92, a. 1, sol. 2).

Avant de commenter l’objection tirée de saint Paul au sujet de la femme, Thomas d’Aquin va prouver que l’image de Dieu est dans tout homme, in quolibet homine, donc aussi dans la femme, puisque la femme est, comme il a été rappelé ci-dessus, un individu de l’espèce humaine, individuum humanae speciei (Ia, q. 93, a. 4, obj. 1). La preuve sera courte. Seules les créatures douées d’une intelligence sont, à proprement parler, à l’image de Dieu (Ia, q. 93, a. 2), et cette faculté est commune à tous les hommes, omnibus hominibus. Il ne dit pas omnibus viris. Tous les êtres humains ont une âme spirituelle, douée d’une intelligence par laquelle ils sont à l’image de Dieu.

En réponse à saint Paul qui affirme – selon le texte que Thomas d’Aquin avait sous les yeux – que l’homme (vir) est l’image de Dieu, et que la femme (mulier) est l’image de l’homme (vir), Thomas d’Aquin commence par rappeler que l’image de Dieu se trouve autant dans la femme que dans l’homme en ce qui concerne principalement, principaliter, la notion d’image, à savoir la nature intellectuelle. Et il invoque la Genèse : « À l’image de Dieu il le créa », c’est-à-dire l’homme, l’être humain, et la Genèse ajoute : « Homme et femme il les créa », et Augustin explique le pluriel : « Il les créa pour que l’on ne pense pas que les deux sexes avaient été réunis dans un seul individu » (Ia, q. 94, a. 4, sol. 1).

Au principalement, principaliter, qu’il a employé ci-dessus, il oppose un quantum ad aliquid secundarium, c’est-à-dire quant à quelque chose de secondaire, l’image de Dieu se trouve dans l’homme, in viro, d’une façon qui ne se vérifie pas dans la femme. Car l’homme, vir, est principe et fin de la femme, comme Dieu est principe et fin de toute créature, omnis creaturae. L’homme, c’est-à-dire le premier homme, Adam, a été principe de la première femme, Ève, parce qu’elle a été faite d’une de ses côtes (Ia, q. 92, a. 2). Ce cas est unique dans l’histoire : c’est la seule femme qui a été faite d’une côte de son mari. Mais comment peut-il ajouter que l’homme est la fin de la femme ? La fin de la femme, de l’homme et de toutes les choses, c’est Dieu. Thomas d’Aquin le prouve dans la Somme théologique : Dieu est la cause finale de tous les êtres (Ia, q. 44, a. 4).  

Mais il ne commente pas l’objection qui disait que la femme est l’image de l’homme. Il utilise une autre traduction : « L’homme est l’image et la gloire de Dieu, tandis que la femme est la gloire de l’homme. » Thomas d’Aquin ne reprend pas l’expression mulier est imago viri qui constitue pourtant l’objection. Il justifie ainsi que « la femme est la gloire de l’homme » : « Ce n’est pas l’homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme, et ce n’est pas l’homme qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme » (I Co 11, 8-9).

Il avait d’abord dit que l’homme est la fin de la femme, vir est finis mulieris ; maintenant il dit que la femme a été créée pour l’homme, vir non est creatus propter mulierem, sed mulierem propter virum (Ia, q. 93, a. 4, sol. 1). Il est incorrect de dire que l’homme est la fin de la femme (Ia, q. 44, a. 4). De plus, la femme n’a pas été créée pour l’homme, mais pour assurer, avec l’homme, la propagation de l’espèce (Ia, q. 92, a. 1). La femme, femina, a été créée pour réaliser avec l’homme le « croissez et multipliez-vous » de Genèse 1, 28, une tâche commune aux deux parents, et le rôle de la femme est plus important que celui de l’homme, comme nous verrons plus loin. Saint Paul l’ignorait, Thomas d’Aquin aussi. Le Saint-Esprit n’a pas révélé ce secret à saint Paul parce que son contenu n’a rien à voir directement avec l’obtention du salut éternel. Que le rôle de la femme soit plus important, on le sait depuis peu, et peu de gens le savent.

 

La femme interdite d’enseignement public

« Je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni de dominer l’homme, nec dominari in virum » (I Tim 2, 12), affirme saint Paul, qui aime bien les femmes, mais qui les prend pour ce qu’elles sont à ses yeux et pour ce qu’elles étaient en son temps. Dans une de leurs prières, les mâles juifs bénissaient Dieu, entre autres, de ne pas les avoir fait naître femmes[36].  L’historien juif  Flavius Josèphe renchérissait : « La femme, dit la Loi, est inférieure à l’homme en toutes choses. Aussi doit-elle obéir, non pour être violentée mais pour être commandée, car c’est à l’homme que Dieu a donné la puissance » (Ibid). La puissance ? J’y reviendrai. Au début du XXIe siècle, il y a encore des pays où la naissance d’un garçon est plus appréciée que celle d’une fille ; il y en a même où l’on recourt à l’avortement dès que l’on apprend que le fœtus est de sexe féminin.

Thomas d’Aquin a fondé sur trois raisons l’interdiction d’enseigner que saint Paul a signifiée aux femmes (IIa-IIae, q. 177, a. 2). Il commence par distinguer l’usage de la parole en privé, privatim, alors qu’on s’adresse à une personne ou à quelques-unes, en parlant familièrement, familiariter loquendo. Dans ce cas, la grâce de la parole peut convenir aux femmes. Il y a ensuite l’usage public de la parole, devant une assemblée ou une église : chaque paroisse était une église. Théodoret, évêque de Cyr (393 – 466), écrivait au pape Léon : « J’ai reçu en partage la charge pastorale de huit cents églises – c’est le nombre de paroisses que comporte le diocèse de Cyr[37]. » C’est dans le cas de l’enseignement public que la parole est interdite à la femme.  Cependant, saint Paul lui permet de prier et de prophétiser en public  (I Co 11, 5), si le Saint-Esprit lui en a octroyé le charisme, ce qui est possible : celui qui a donné la parole à l’ânesse de Balaam (Nombres 22, 28) peut bien la donner à une femme.

La femme est interdite d’enseigner en public d’abord et principalement, primo et principaliter, à cause de la condition du sexe féminin, qui doit être soumis à l’homme, viro, comme il est annoncé dans la Genèse : « Ton mari dominera sur toi » (3, 16). Or, enseigner et convaincre publiquement dans l’assemblée ne relève pas des sujets mais des supérieurs, des prélats. Cependant, les hommes qui ne sont pas supérieurs peuvent remplir cet office par commission parce qu’ils n’en sont pas empêchés par la sujétion naturelle du sexe, comme le sont les femmes, mais par quelque cause accidentelle. Secundo pour que le cœur des hommes ne soit pas séduit. En effet, il est dit dans l’Ecclésiastique (9, 11, Vulgate) : « Les entretiens  des femmes incendient comme un feu ; Colloquium illius quasi ignis exardescit. » Tertio parce que, généralement, communiter, les femmes ne sont pas parfaites en sagesse, non sunt in sapientia perfectae, de sorte qu’il ne convient pas de leur confier l’enseignement public de la doctrine.  

Je ne suis certes pas sévère en qualifiant ces arguments de peu contraignants. D’abord, la « sujétion naturelle » du sexe féminin au sexe masculin est affaire de muscles plus que de raison. « Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé », prétend Pascal[38]. Et moi je prétends que si les biceps des femmes eussent été aussi gros et aussi durs que ceux des hommes, personne n’aurait parlé de la sujétion naturelle du sexe féminin au sexe masculin. L’histoire du mariage nous rapporterait autant de cas d’hommes battus que de femmes battues. 

Le deuxième argument fait appel à une citation de l’Ecclésiastique qui contient le mot colloquium, dérivé de colloqui, col-loqui, cum loqui, « s’entretenir avec quelqu’un d’autre ». L’enseignement des premiers temps de l’Église était peut-être livré parfois, mais pas toujours, si l’on se fie à l’apologiste Justin, mort vers 165[39], sur le mode d’un entretien, mais ce n’est plus le cas : de nos jours, personne n’interrompt le prédicateur. Le moine Nil (fin du IVe siècle, début du Ve) voyait la femme d’un œil plus sympathique que Thomas d’Aquin. Selon lui, la beauté littéraire d’un texte pieux séduit l’esprit pour ensuite livrer le message. Il en est ainsi de la beauté de la femme. Celle qui a captivé les regards par sa beauté et suscité un vif désir transfère ensuite vers ce qu’elle veut la pensée de ceux qui se sont laissé prendre[40]. Une telle femme, sirène par la voix, Vénus par la beauté, n’aurait pas besoin de barrer les portes de l’Église, comme faisait Césaire d’Arles (~ 470 – 542), pour que les fidèles ne quittent pas pendant qu’il leur parlait.

Enfin, le troisième argument n’est pas plus convainquant. Les mâles qui enseignent à l’église ne sont pas tirés au sort : ils sont préparés. Il en serait ainsi des femmes. Or, il y a toujours eu des femmes plus savantes que certains mâles, qui ne devaient et qui ne doivent encore qu’à leur sexe le privilège d’enseigner, et il y a de plus en plus de pays, de nos jours, où les femmes se retrouvent majoritaires dans les universités et présentes dans toutes les professions. Mais, saint Paul l’a dit une fois pour toutes, semble-t-il : « Je ne permets pas à la femme d’enseigner. » Dans ma paroisse de Notre-Dame-de-Foy (Québec), nous avions une agente de pastorale – c’est le titre qu’on lui donnait – qui nous faisait de magnifiques homélies. Tout à coup, elle a cessé d’en faire. Une directive venue de Rome et transmise fidèlement par la courroie de transmission de notre cardinal interdisait aux femmes de faire des homélies.  

Les idées ci-dessus, tirées de la Somme théologique (IIa-IIae, q. 177, a. 2) reviennent de façon encore plus décevante, peut-être, quand Thomas d’Aquin commente les passages de la première lettre à Timothée sur lesquels il s’était appuyé : « Pendant l’instruction, la femme doit garder le silence en toute soumission. Je ne permets pas à la femme d’enseigner ni de faire la loi à l’homme » (2, 11-12). Trois choses ou trois devoirs conviennent aux femmes ; ces trois devoirs sont la conséquence d’une même cause… On hésite à la dévoiler, tellement elle heurte : c’est la faiblesse de la raison chez la femme ! On se demande à juste titre sur quelle enquête sociologique le « grand bœuf muet de Sicile » s’est basé pour tirer cette conclusion. Il est d’accord avec saint Paul : que les femmes se taisent dans les assemblées ou les églises. De nos jours, tout le monde se tait à l’église, autant les hommes que les femmes ; seul parle l’homéliste.

D’abord, les femmes ne peuvent pas enseigner parce que, chez elles, la raison est faible, deficiunt ratione. Par contre, les hommes le peuvent parce que, chez eux, abonde le discernement de la raison, in homine magis abundat discretio rationis (Ia, q. 92, a. 1). Le verbe abundare signifie avoir en abondance ; alors, pourquoi magis abundat ? À mon humble avis, ce magis serait justifié si le discernement de la raison abondait chez la femme, mais qu’il abondait davantage, magis, chez l’homme. Mais il a été dit que les femmes deficiunt ratione. Deficere, c’est « manquer de » ; deficere pecunia, c’est manquer d’argent ; deficere ratione, c’est manquer de raison.

Les personnes déficientes de raison ne peuvent enseigner ; il leur convient d’apprendre, donc qu’elles écoutent l’enseignement qui est dispensé, par les mâles, dans les assemblées. La perle se trouve dans I Co 14, 35 : « Si les femmes veulent éclaircir quelque point qui leur a échappé qu’elles interrogent leurs maris quand elles seront de retour à la maison. »

La femme, exclue définitivement du sacerdoce

Thomas d’Aquin a laissé sa Somme théologique inachevée. Il avait exposé sa pensée sur le baptême, la confirmation, l’eucharistie et abordé la pénitence – devenue le sacrement du pardon. Il n’avait pas touché aux trois derniers : l’extrême onction – devenue l’onction des malades –, l’ordre et le mariage. C’est dans son commentaire des Sentences de Pierre Lombard qu’il a exprimé sa pensée concernant la femme et le sacerdoce (IV, d. 25, q. 2, questioncule 1.

Après avoir interdit aux femmes l’enseignement public, il serait étonnant qu’il les juge dignes de l’ordination sacerdotale. Aux arguments en faveur – il y en avait en son temps –, il oppose le passage déjà cité de la première lettre à Timothée : « Je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni d’exercer l’autorité sur l’homme, nec dominari in virum » (I Tim 11, 12).  De plus, on exige préalablement des ordinands qu’ils soient tonsurés, quoique ce ne soit pas prescrit sous peine de nullité du sacrement. Or, la tonsure ne saurait convenir aux femmes, comme on le voit dans I Co 11, 15 : « C’est une gloire pour la femme de porter les cheveux longs ; la chevelure lui a été donnée en guise de voile. » « Donnée » ? On peut en douter, voire en rire.

Thomas d’Aquin partage les conditions requises pour la personne qui reçoit le sacrement de l’ordre en conditions requises par le sacrement, de necessitate sacramenti, et en conditions découlant de quelque loi, de necessitate praecepti. Si les premières font défaut, la personne dont on voulait faire un prêtre ne reçoit ni le sacrement ni l’effet du sacrement. Si quelqu’un baptisait une brebis, le sacrement ne serait pas reçu ni l’effet du sacrement, c’est-à-dire que la brebis ne deviendrait pas fille de Dieu. Si la personne qui est ordonnée ne remplit pas les conditions de précepte, elle reçoit le sacrement, mais elle ne reçoit pas l’effet du sacrement. Il s’ensuit donc que, pour recevoir le sacrement de l’ordre et son effet, le sexe masculin est requis selon les deux espèces de conditions.  C’est pourquoi même si on faisait sur une femme tout ce qui est fait sur un homme, elle ne deviendrait pas prêtre, parce que le sacrement est un signe. Or, dans un signe, il y a la chose et la signification de la chose. [La fumée est le signe, ce signe signifie le feu.] Dans le cas de l’extrême onction, il faut que la personne qui le reçoit soit malade, car le sacrement signifie le besoin de guérison.

Et voici la conclusion de Thomas d’Aquin ; elle laisse pantois. Comme le sexe féminin ne peut signifier un quelconque degré d’élévation, aliqua eminentia gradus, une supériorité de rang, comme c’est le cas du prêtre, la femme est inapte à recevoir le sacrement de l’ordre. Ce sacrement abolirait l’état naturel de sujétion de la femme.

Je ne peux m’empêcher de penser à la scène du lavement des pieds. « Au cours du repas, […] Jésus dépose ses vêtements, et prenant un linge, il s’en ceignit. Puis il mit de l’eau dans un bassin et commença à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint. [Je saute l’échange bien connu avec Simon-Pierre.] Quand il leur eut lavé les pieds, qu’il eut repris ses vêtements et se fut remis à table, il leur dit : “ Comprenez-vous ce que je vous ai fait ? Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les eux aux autres. Car c’est un exemple que je vous ai donné, pour que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous ” » (Jean 13, 2-5, 12-15). Il est expédient d’ajouter ce passage de Matthieu : « Vous savez que les chefs des nations dominent sur elles en maîtres et que les grands leur font sentir leur pouvoir. Il n’en doit pas être ainsi parmi vous : au contraire, celui qui voudra devenir grand parmi vous sera votre serviteur, et celui qui voudra être le premier d’entre vous sera votre esclave. C’est ainsi que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir » (Matthieu 20, 24-29). Il s’ensuit que refuser à la femme l’accès au sacerdoce parce que le sexe féminin ne peut signifier un quelconque degré d’élévation, une supériorité de rang, comme c’est le cas du prêtre, me semble difficile à concilier avec l’exemple du Christ qui est venu pour servir. Des millénaires ont préparé la femme à exceller dans le service.

Ces arguments du commentaire des Sentences ont été repris mot pour mot par Réginald de Piperno, l’auteur du Supplément de la Somme théologique (q. 39, a. 1). Il a transmis comme étant la pensée définitive de Thomas d’Aquin ce que ce dernier avait dit dans le commentaire des Sentences, même s’il avait été question, paraît-il, qu’il reprenne ce commentaire, œuvre de sa jeunesse. Il n’aurait sans doute pas changé d’opinion au sujet de l’ordination des femmes, puisque son argumentation s’appuie sur saint Paul, qu’il ne contredit jamais, même s’il le précise parfois. Par exemple, quand il commente cette parole de saint Paul « Tout pouvoir vient de Dieu », il ajoute : « ce qui est bon ». La parole de saint Paul devient : « Tout ce qui est bon dans le pouvoir vient de Dieu. »

Je rappellerais ici ce qu’il a dit de l’image de Dieu dans l’homme, le mot homme incluant la femme. L’image de Dieu se trouve autant dans la femme que dans l’homme en ce qui concerne principalement, principaliter, la notion d’image, à savoir la nature intellectuelle. Au principalement, principaliter, il oppose un quantum ad aliquid secundarium, c’est-à-dire quant à quelque chose de secondaire, l’image de Dieu se trouve dans l’homme, in viro, d’une façon qui ne se vérifie pas dans la femme. Le sexe est donc quelque chose de secondaire. Eh bien, quand il s’agit d’accès au sacerdoce, il est devenu primordial : aucune qualité intellectuelle ou morale ne peut compenser cette carence.

 La statue de Nabuchodonosor aux pieds d’argile

Le traditionnel état naturel de sujétion de la femme est fortement remis en question : il est devenu la statue aux pieds d’argile que le roi de Babylone, Nabuchodonosor, avait vue en rêve et dont le prophète Daniel lui a expliqué le sens (Dan 2, 31-35). L’argument de Thomas d’Aquin, pour exclure la femme du sacerdoce, vacille sur ses pieds d’argile, et ceux de Jean-Paul II ne sont guère convaincants.

En date du 22 mai 1994, ce pape publiait une lettre apostolique intitulée Ordinatio sacerdotalis. Le titre français met en évidence l’idée capitale du document : Sur l’ordination sacerdotale exclusivement réservée aux hommes – hommes au sens de mâles. Le pape apporte trois raisons qu’il qualifie de « tout à fait fondamentales ». La première : « L’exemple, rapporté par la Sainte Écriture, du Christ qui a choisi ses apôtres uniquement parmi les hommes. » N’importe qui soulève la question, plus fondamentale encore : Pourquoi le Christ n’a-t-il choisi que des hommes ? Il ne l’a pas dit, mais on voudrait le savoir. Thomas d’Aquin pensait en avoir trouvé la réponse chez saint Paul : « Je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni d’avoir autorité sur l’homme » (I Tim 11, 12). Jean-Paul II aurait-il donné la réponse de Thomas d’Aquin au « pourquoi ? » de tant de gens ? « Que des hommes », d’accord, mais seulement douze, et des Juifs circoncis, la plupart mariés. Bref, on retient ce que l’on veut bien des exemples du Christ.

Deuxième raison à l’exclusion des femmes du sacerdoce : « La pratique constante de l’Église qui a imité le Christ en ne choisissant que des hommes. » Le pape évoque les Églises d’Orient qui ont conservé cette tradition, mais il ne dit mot du mariage, qui y est accessible aux prêtres. Or, il y a des choses que l’Église faisait et qu’elle a cessé de faire ; des choses qu’elle ne faisait pas et qu’elle a commencé à faire. Par exemple, jusqu’en 769, aucun évêque ne pouvait devenir évêque de Rome : un règlement en vigueur dans l’Église interdisait à un évêque de changer de diocèse. On choisissait donc les évêques de Rome puis les papes parmi les prêtres, les moines, les diacres, voire les laïcs. La même année 769, un règlement fut adopté qui barrait aux laïcs la route de la papauté. Malgré ce règlement, un laïc fut élu pape en 1024. En 882, pour la première fois, un évêque devint pape. Une pratique vieille de huit siècles ne constituait pas « une tradition constante ».

Des changements radicaux se sont produits dans la procédure d’élection des papes. Nous sommes habitués aux élections par le conclave, c’est-à-dire par les cardinaux. Mais il n’en fut pas toujours ainsi. C’est en 1059, au synode du Latran, que le cardinal Hildebrand, un moine clunisien,  fit voter un décret réservant désormais aux seuls cardinaux l’élection des papes. Mais il viola lui-même son décret. Le 22 avril 1073, au moment où les funérailles d’Alexandre II se terminaient, des cris retentirent, à un moment précis, à divers endroits, dans la basilique du Latran : « Hildebrand Pape ! » Après un moment de stupeur, les mêmes voix, bien orchestrées, s’élevèrent de nouveau entraînant cette fois toute la foule avec elles. Un cardinal – sans doute le metteur en scène – monta en chaire et, une fois le calme revenu, se lança dans un éloge dithyrambique en faveur d’Hildebrand et affirma que « Dieu avait parlé par la voix du peuple ». Hildebrand serait le nouveau pape. Tous se rendirent à Saint-Pierre-aux-Liens, où le décret d’élection, préparé à l’avance, fut lu au peuple et ratifié dans l’enthousiasme. Le coup habilement monté par le parti d’Hildebrand avait parfaitement réussi. Hildebrand régna sous le nom de Grégoire VII (1073-1085)[41].

Bien des changements ont été apportés au conclave au cours des siècles ; les derniers remontent à Jean-Paul II qui décréta, en 1996, que seuls auront droit de vote les cardinaux qui n’ont pas 80 ans révolus. On attend un décret qui stipule que l’évêque de Rome doit, comme tous les évêques, démissionner à 75 ans. Ce serait conforme à l’enseignement de Thomas d’Aquin pour qui le pouvoir à vie, per totam vitam, est redoutable, formidabile, du verbe formidare, « s’éloigner avec effroi, redouter, s’épouvanter[42]. » Les vieillards ont droit au respect, admettait Péguy, mais « le droit au respect n’est pas le droit au commandement[43]. » Avant le décret de 1059, le peuple et le clergé avaient leur mot à dire dans l’élection des papes. Il serait souhaitable qu’ils l’aient de nouveau un jour ou plutôt un siècle, sinon un millénaire. 

Troisième raison à l’exclusion des femmes du sacerdoce ministériel : « Le magistère vivant de l’Église qui, de manière continue, a soutenu que l’exclusion des femmes du sacerdoce est en accord avec le plan de Dieu sur l’Église. » Comment le magistère de l’Église peut-il bien savoir que l’exclusion des femmes du sacerdoce est en accord avec le plan de Dieu sur l’Église ? Il est clairement dit dans Isaïe : « Vos pensées ne sont pas mes pensées, et mes voies ne sont pas vos voies » (55, 8).   

Aucune des trois raisons « tout à fait fondamentales » apportées par Jean-Paul II pour exclure la femme du sacerdoce ne porte sur la femme elle-même. Il ne précise pas ce qui, dans la femme, la rend inapte au sacerdoce. Si le Fils de Dieu s’était incarné en 1950, personne ne sait s’il n’aurait pas enrichi de quelques femmes et de quelques Palestiniens son collège apostolique. En son temps, il a scandalisé ses disciples quand ils sont revenus du village où ils étaient allés acheter de la nourriture et l’ont vu causer avec une femme, au puits de Jacob, et, qui pis est, une Samaritaine. Jean-Paul II ne dit pas pourquoi une femme, en tant que femme, ne peut pas être ordonnée prêtre. Par contre, saint Paul le dit clairement : une femme ne peut pas enseigner ni avoir autorité sur l’homme. Sont-ce les véritables raisons qu’avaient Jean-Paul II et son conseiller Joseph Ratzinger, mais qu’ils n’ont pas osé dvoiler ?

La lettre de Jean-Paul II  se termine ainsi : « Je déclare, en vertu de ma mission de confirmer mes frères (Lc 22, 32), que l’Église n’a en aucune manière le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale à des femmes et que cette position doit être définitivement tenue par tous les fidèles. » Quelle attitude adopter devant cette lettre qui engage l’infaillibilité, selon Ratzinger ? Il suffit de lire Entrez dans l’espérance, du même Jean-Paul II, p. 279-280 ou d’aller directement à Thomas d’Aquin : Ia-IIae, q. 19, a. 5. Voici ce que Jean-Paul II écrit : « L’acte de foi au Christ serait indigne de l’homme au cas où, par extraordinaire, ce dernier serait en conscience convaincu de mal agir en accomplissant un tel acte. » Et il donne la référence que je viens d’indiquer : Ia-IIae, q. 19, a. 5. Il est facile de transposer : l’acte de foi à l’exclusion des femmes du sacerdoce serait indigne de l’homme, au cas où ce dernier [l’homme, de l’un ou de l’autre sexe] serait en conscience convaincu de mal agir en accomplissant un tel acte. Dans le premier cas, il s’agissait de la foi au Christ ; dans le second, de la foi à l’exclusion de la femme du sacerdoce. J’ai enlevé « par extraordinaire » car, aux synodes de Québec et de Montréal, comme nous verrons à l’instant, une forte majorité était en faveur de l’ordination des femmes et du mariage des prêtres ; je pourrais enlever également « par extraordinaire » parce qu’il y a plus d’un milliard de musulmans qui ne croient pas au Christ.

Voici ce que dit le Catéchisme de l’Église catholique en réponse à la question : « Qui peut recevoir ce sacrement ? » « Seul un homme (vir) baptisé reçoit validement l’ordination sacrée. » Pourquoi ? « Le Seigneur Jésus a choisi des hommes (viri) pour former le collège des douze apôtres, et les apôtres ont fait de même lorsqu’ils ont choisi les collaborateurs qui leur succéderaient dans leur tâche. Le collège des évêques, avec qui les prêtres sont unis dans le sacerdoce, rend présent et actualise jusqu’au retour du Christ le collège des douze. L’Église se reconnaît liée par ce choix du Seigneur lui-même. C’est pourquoi l’ordination des femmes n’est pas possible » (n. 1577).

 

Comme le doute est possible en matière de foi puisque l’intelligence adhère, sous l’impulsion de la volonté, à des vérités dont elle n’a pas l’évidence, Thomas d’Aquin s’est demandé si la foi est plus certaine que la science (IIa-IIae, q. 4, a. 8). Y a-t-il beaucoup de chrétiens plus convaincus de la présence réelle dans l’Eucharistie que de la présence de l’écureuil qui trottine dans leur cour ? La foi nous enseigne qu’il y a trois personnes en Dieu ; la géométrie nous enseigne que la somme des angles intérieurs d’un triangle est égale à 180 degrés. La réponse est facile à admettre dans le deuxième cas, puisqu’on a l’évidence ; dans le premier, on ne l’a pas. C’est pourquoi Thomas d’Aquin accepte que le croyant ressente parfois un mouvement de doute, et même qu’il doute en matière de foi : credens autem interdum potest pati motum dubitationis, et dubitare de his quae sunt fidei. 

Thomas d’Aquin distingue les choses qui sont objet de foi par elles-mêmes : ce sont les choses qui nous ordonnent directement à la vie éternelle,  quae directe nos ordinant ad vitam aeternam (IIa-IIae, q. 1, a. 6, sol. 1). Il donne comme exemples le mystère d’un Dieu en trois personnes, l’incarnation du Christ et autres choses semblables. Ailleurs il en donnera d’autres. Manger la chair du Fils de l’homme et boire son sang ordonnent directement à la vie éternelle. Ce serait inacceptable d’en priver les fidèles sous prétexte qu’on manque d’hommes pour procéder à la consécration du pain et du vin. C’est pourquoi il me semble que l’exclusion des femmes du sacerdoce ne peut pas être un objet de foi.

Deux synodes se prononcent sur le sacerdoce des femmes et le mariage des prêtres

Un Synode s’est tenu à Québec de juin 1992 à septembre 1995. Il groupa plus de 1000 personnes – j’en étais – formant 198 équipes qui formulèrent 492 propositions. De ces mille personnes, 360 furent invitées – je n’en fus pas – à former ce qu’on a appelé l’Assemblée synodale, qui étudia les propositions, les groupa, les modifia parfois, puis se prononça par vote. Pour être acceptée, une proposition devait recueillir les 2/3 des voix, soit 240 voix sur 360. Quand il y avait des absents ou des votes nuls, les 2/3 pouvaient ne pas donner un nombre entier. Les 2/3 de 353 donnent 168,7. Il manque donc trois dixièmes pour que la proposition mise aux votes soit acceptée. Ce fut le cas de la proposition concernant l’accès des femmes au sacerdoce : elle a raté par quelques dixièmes le minimum des 2/3 requis.

Ces personnes savaient – on était à l’automne 1995 ou peut-être au début de 1996 – que Jean-Paul II s’était prononcé, le 22 mai 1994, contre l’ordination des femmes ; elles savaient que sa position était définitive et obligatoire, qu’elle n’était pas matière à discussion. Mais, comme membres du peuple de Dieu, ces 360 personnes savaient qu’elles avaient leur mot à dire dans l’Église ; on leur avait assez répété : « Vous êtes l’Église. » Le Synode du diocèse de Montréal donna des résultats identiques. La proposition concernant le mariage des prêtres obtint les 2/3 des votes ; pour être acceptée, il manqua quelques dixièmes à la proposition concernant le sacerdoce des femmes.

J’ai la ferme conviction que les femmes prêtres se rendraient moins coupables de pédophilie et de concubinage. J’ai la ferme conviction que le Christ préférerait, à une paroisse sans prêtre, une paroisse confiée à une femme prêtre. Le sacerdoce est un service ; l’important, c’est que ce service soit rendu : la race, la couleur ou le sexe de la personne qui le rend importent peu.

Des millénaires de supériorité masculine

Tous les familiers de la pensée de Thomas d’Aquin conviendront que ses opinions sur la femme ont été influencées par Aristote. Mais, sur ce point, à mon humble avis, il a été davantage influencé par saint Paul. Enfin, sa lecture historique de la Genèse lui a inspiré des commentaires qui nous amusent. Il ne doute pas que les propos des Écritures sur le paradis terrestre sont vérité historique : veritas historiae  (Ia, q. 102, a. 1).

 

Pour Thomas d’Aquin, comme pour les fondamentalistes de nos jours encore, Adam et Ève étaient un couple humain comme nos propres parents, c’est pourquoi on nous les faisait appeler nos « premiers parents ». Le petit Catéchisme de mon enfance leur consacrait son chapitre cinquième : « Nos premiers parents », Adam et Ève ; nous descendions tous d’eux. Innocents et saints, ils ne devaient ni souffrir ni mourir. Mais ils ont désobéi à Dieu, et nous avons été rendus « participants de leur péché et de leur punition ». C’est dans ma paroisse de Notre-Dame-de-Foy (Québec) que, pour la première fois, j’ai entendu dire – à l’Église, s’il vous plaît, pas à la Faculté de théologie, qui détenait une confortable avance –, par mon curé Jean-Pierre Blais, maintenant évêque de Baie-Comeau, que le récit de la création et de la chute que rapporte la Genèse était allégorique.

 

Plus tard, le jésuite François Varillon n’a pas manqué de m’étonner : « Il faut écarter l’idée proprement mythique d’un temps où le premier homme aurait vécu, avant d’avoir péché, dans un état de béatitude et de perfection sans trouble. Un théologien contemporain écrit : " Le dogme n’impose pas cette interprétation et, par conséquent, l’Écriture ne l’impose pas non plus. Si le récit de l’Écriture l’imposait, le dogme l’aurait aussi imposé "[44]. »  

De l’influence d’Aristote, voici un exemple qui se rapporte à notre sujet. Dans la Somme théologique, Thomas d’Aquin se demande si l’homme, homo, doit davantage aimer sa mère que son père (IIa-IIae, q. 26, a. 10). Homo, on ne l’a pas oublié, c’est l’être humain de l’un ou l’autre sexe. Voici, selon Uta Ranke-Heinemann, la réponse de Thomas d’Aquin : « Le père doit être aimé plus que la mère parce qu’il est le principe actif, tandis que la mère est passive[45]. » Une lecture rapide de la réponse de Thomas d’Aquin peut donner raison à URH, mais il faut toujours lire lentement les textes de Thomas d’Aquin.

Thomas d’Aquin commence par préciser la question ; il va considérer le père non pas globalement, mais seulement en tant que père, in quantum est pater, et la mère in quantum est mater. De ce point de vue restreint et précis, ils sont les deux principes de notre origine naturelle. Le père est principe à la manière d’un agent, per modum agentis, tandis que la mère est davantage principe à la manière du patient et de la matière[46]. Il s’ensuit que le père, en tant que principe actif, est un principe supérieur à celui de la mère et doit être aimé davantage. 

On voit que URH a escamoté l’in quantum de Thomas d’Aquin et lui a substitué un « parce que ». Thomas d’Aquin ne dit pas que le père doit être aimé plus que la mère parce qu’il est le principe actif de la génération ; il dit que le père, en tant que principe actif de la génération, doit être aimé plus que la mère. C’était conforme aux connaissances de l’époque.

Passons sans plus à l’influence prépondérante de saint Paul ; il est sans conteste celui qui a tenu au sujet des femmes les propos les plus irritants et les plus connus parce qu’on en lit des extraits le dimanche à l’église. Certains l’ont cru misogyne, comme Thomas d’Aquin d’ailleurs, mais à tort. Le mot misogyne est formé de deux mots grecs : misos, haine, et gunê, femme : « Qui hait ou méprise les femmes », définit le Petit Robert. Ni saint Paul ni Thomas d’Aquin ne sont misogynes. En effet, on peut aimer son chien, le trouver bien intelligent, mais ne pas lui confier certaines tâches : répondre au téléphone, aller à l’épicerie, passer l’aspirateur... Pour saint Paul, il n’y a ni homme ni femme quand il s’agit d’accueillir son enseignement et de recevoir le baptême, mais la distinction des sexes réapparaît avant que l’eau ne soit évaporée du front des baptisés. L’Église lui a emboîté le pas : la première exigence pour devenir prêtre, c’est d’arborer un sexe masculin ; aucune qualité intellectuelle ou morale ne peut compenser l’absence de cet appendice.

Saint Paul aime les femmes, il a beaucoup de collaboratrices, mais il leur restreint l’usage de la parole : « Que les femmes se taisent dans les assemblées, car il ne leur est pas permis d’y prendre la parole » (I Co 14, 34) Si elles doivent se taire, il est normal qu’il ajoute : « Je ne permets pas à la femme d’enseigner,  ni de faire la loi à l’homme » (I Tim 2, 12). Mulierem docere non permitto, nec dominari in virum. Dominari in virum, ce serait « faire la loi à l’homme », selon Bible de Jérusalem. Je préfère la traduction de la Bible de Bayard, Médiaspaul qui n’accepte pas que la femme « exerce l’autorité sur l’homme ». Dominari, c’est régner en maître, être son chef ou sa tête, commander.

Après avoir formulé ces restrictions, saint Paul leur trouve une justification dans la Genèse, qu’il lit, j’insiste, comme si elle était un récit historique : « C’est Adam en effet qui fut formé le premier, Ève ensuite. Et ce n’est pas Adam qui se laissa séduire, mais la femme qui, séduite, se rendit coupable de transgression » (I Tim 2, 13-15). La justification qu’apporte saint Paul est contestable : l’antériorité chronologique n’implique pas nécessairement la supériorité réelle. Adam a été formé avant Ève, selon la Genèse (2, 5), mais il ne faut pas conclure qu’il est supérieur à Ève qui a été formée après (2, 22). Toutes les bêtes sauvages et tous les oiseaux du ciel ont été modelés du sol avant la formation d’Ève (Genèse 2, 19). Personne ne va conclure qu’un oiseau du ciel, comme le corbeau, est supérieur à un être humain comme Ève, créée à l’image de Dieu. Ève a été façonnée d’une côte d’Adam et ce dernier de la glaise du sol (2, 7). La glaise est antérieure à Adam.

Saint Paul ajoute : « Ce n’est pas Adam qui se laissa séduire, mais la femme qui, séduite, se rendit coupable de transgression » (I Tim 2, 13-15). C’est un peu réducteur. À la défense d’Ève, il importe de faire remarquer que c’est à Adam, bien avant la formation d’Ève, qu’avait été donné le commandement : « Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas, car, le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de mort » (Genèse 2, 16-17). C’est Adam qui en informa Ève, car il n’est pas dit dans la Genèse que Yahvé le lui répéta le commandement. De plus, quand Ève mangea du fruit défendu, à l’instigation du serpent, Adam était avec elle (3, 6) et il a tout entendu. Non seulement il n’a rien fait pour l’en dissuader, comme l’exigeait son rôle de « tête de la femme », mais il en mangea lui aussi. L’acharnement de certains hommes sur Ève est donc injuste. Voici un exemple des écarts de langage qu’il a fait commettre.

Tertullien, le premier des écrivains chrétiens de langue latine (Carthage ~ 155 – ~ 222), bien connu pour ses propos excessifs, s’adressant à la femme de tous les temps fulmine : « Ne sais-tu pas que tu es une Ève ? Tu es la porte du diable. C’est toi qui as profané l’arbre de vie, c’est toi qui as entraîné celui que le démon n’osait pas attaquer en face. C’est toi qui as ainsi défiguré l’image de Dieu qu’est l’homme[47]. » Thomas d’Aquin a montré, contre Tertullien, Gratien et quelques autres, que l’image de Dieu est autant dans la femme que dans l’homme.

Le cardinal Suenens admet qu’un préjugé défavorable à l’égard des femmes transpire dans le droit canon ancien. Dans son Décret, le moine italien Gratien écrit, vers 1140 : « La femme n’a pas été faite à l’image de Dieu. […] D’où l’on comprend pourquoi la loi a voulu que les femmes soient soumises aux hommes et que les épouses soient les servantes de leurs maris » (Ibid.). Quand Tertullien accusait la femme d’avoir « défiguré l’image de Dieu qu’est l’homme », par l’homme, il entendait bien le mâle. Ci-dessus, Thomas d’Aquin a rectifié Tertullien : l’homme n’est pas l’image de Dieu, mais à l’image de Dieu, ad imaginem Dei, la femme également.

Le dimanche 23 août 2009, la deuxième lecture était un extrait de la lettre aux Éphésiens (5, 21-32). Quand le lecteur a lancé : « Pour la femme, le mari est la tête », j’ai vu des couples se regarder et rire. En latin c’est vir caput est mulieris. Vir, c’est l’être humain de sexe masculin, caput, c’est d’abord la tête, mais c’est aussi le chef. C’est plus choquant d’entendre que le mari est la tête de la femme que son chef, car on peut ne plus avoir de chef mais avoir gardé sa tête ! Je ne comprends pas pourquoi, quand on a un cardinal comme évêque, il n’envoie pas un mot dans toutes les paroisses pour enjoindre les curés de ne pas faire lire ce texte ridicule de saint Paul. Saint Cyprien (début du IIIe siècle – 258), évêque de Carthage, avait une plus haute opinion de l’autonomie des évêques : « Chaque évêque règle lui-même ses actes et son administration comme il l’entend, sauf à en rendre compte au Seigneur[48]. » Les temps ont changé : maintenant, c’est au Vatican qu’ils en rendent compte. On ne résiste plus en face à Pierre, comme a osé Paul (Galates 2, 11). La raison que donne saint Paul de la soumission de la femme à son mari, c’est donc que le mari est la tête de la femme ; or, c’est dans la tête que réside le sens de la vue : « Les yeux du sage sont à sa tête » (Eccl 2, 14, Vg). Le mari doit donc gouverner sa femme puisqu’il est sa tête.

Dans le commentaire de ce passage (Éph 5, 21-24), Thomas d’Aquin ne conteste en rien l’affirmation de saint Paul. Il trouve normal que les femmes soient soumises à leurs maris, car, si la femme a l’autorité principale, elle s’élève contre son mari : Mulier, si primatum habeat, contraria viro suo » (Eccl 25, 30 Vg). Il est permis de douter que le Saint-Esprit ait soufflé cette idée à l’oreille de l’auteur de ce texte.  

La soumission de la femme à son mari est affirmée de nouveau par Thomas d’Aquin quand il prouve que la société du mâle et de la femelle, que nous appelons mariage, chez les humains, ne doit pas être seulement pour longtemps, diuturna mais pour toute la vie (SCG, 3, chap. 123). Il semble même répugner à l’équité naturelle que cette société soit un jour dissoute. La femme, en effet, a besoin d’un mari non seulement pour la génération, mais encore pour le gouvernement, sed etiam propter gubernationem, parce que le mari possède une raison plus parfaite, ratione perfectior, et est de vertu plus forte, et virtute fortior. [Virtus se traduit rarement par vertu ; mais, dans ce contexte, il me semble qu’il le faille en se référant à In VII Eth., lect. 5, n 1376, où il a cette affirmation déconcertante : Raro inveniuntur mulieres sapientes et fortes.]

La femme est prise par l’homme pour les besoins de la génération. [Cette affirmation est contestable : on se marie parce qu’on s’aime ; certains se marient, mais ne veulent pas d’enfants.] Ainsi donc [aux yeux de ceux qui se marient pour avoir des enfants] la fécondité et la beauté de la femme disparaissant, elle ne serait plus recherchée par quelque autre. Si donc un homme, prenant une femme en sa jeunesse, alors qu’elle possède beauté et fécondité, pouvait la renvoyer dans un âge plus avancé, il lui causerait un dommage contraire à l’équité naturelle. De plus, il est évident qu’une femme ne peut renvoyer son mari [Ce n’est plus évident : de nos jours, il y a autant de femmes qui délaissent leurs maris que de maris qui délaissent leurs femmes. La raison qu’il va donner fait sourire.] Car la femme lui est naturellement soumise comme à son chef, et il n’est pas au pouvoir d’un sujet de se soustraire à la juridiction de son chef. Il est donc contraire à l’ordre naturel que la femme abandonne son mari. Si donc celui-ci pouvait quitter celle-là, l’association ne serait plus à part égale entre l’homme et la femme ; celle-ci serait tenue en une certaine servitude (SCG, 3, chap. 123).

Ceux qui connaissent les Questions quodlibétiques savent que des problèmes bizarres étaient parfois soumis à Thomas d’Aquin lors de ces séances. Par exemple, peut-on être à la fois vierge et père ? Oui, répond Thomas d’Aquin, et il donne des précisions qui permettent d’imaginer la scène. Voici la question qui concerne notre propos. Un homme peut-il se faire croisé s’il craint que sa femme, incapable de l’accompagner, lui soit infidèle en son absence ? Voici la réponse de Thomas d’Aquin. C’est par nécessité qu’il incombe au mari de prendre soin de sa femme, ut geram curam uxoris, parce qu’il est la tête ou le chef de sa femme, quia caput mulieris est vir, comme il est dit dans saint Paul (I Co 11, 3). Or, partir en croisade relève de la volonté propre et non de la nécessité. Si donc la situation est telle que décrite, ce serait pour lui une mauvaise décision de se faire croisé et de quitter son épouse, non est ei consulendum ut accipiat crucem, et dimittat uxorem.

Si saint Paul ne se faisait pas huer en décrivant la femme comme un être qui doit vivre dans la soumission à l’homme, ne jamais le dominer, un être à qui il est interdit d’enseigner, on comprend que le Christ n’ait pas choisi de femmes comme apôtres. Même si Jean-Paul II, dans sa lettre apostolique du 22 mai 1994, affirme, sans apporter de preuves, que ce n’est pas pour se conformer aux mœurs de son temps que le Christ n’a choisi que des mâles, il est évident que l’opinion que les hommes avaient de la femme lui aurait enlevé toute crédibilité.

La supériorité de l’homme se manifestait jusque dans la manière de recevoir la communion. Jusqu’au VIe siècle, les hommes communiaient avant les femmes. Ils recevaient le corps du Christ dans le creux de leur main nue, puis le portaient à leur bouche. Les femmes s’avançaient ensuite, mais, dans plusieurs églises, surtout en Occident, leur main, sans doute considérée comme indigne ou impure, était recouverte d’un linge blanc nommé « dominicale ». Cette façon de faire était recommandée par saint Césaire d’Arles (470 – 542) et par le trente-sixième canon du concile d’Auxerre (586). Ce n’est pas tout. Le cardinal Arinze, préfet de la Congrégation du culte divin, sous Jean-Paul II et sous Benoît XVI, jusqu’à sa retraite, pensait qu’introduire des filles au service de l’autel fut une erreur. Bref, pas de femmes autour de l’autel.

Distinction entre raison et intelligence

Quand Thomas d’Aquin dit que la raison est plus faible chez la femme que chez l’homme, il faut se garder de conclure que la femme est moins intelligente. D’abord, son vocabulaire est un peu déroutant : il emploie trois mots – raison, intellect et intelligence – alors que nous n’en employons que deux : raison et intelligence. Pour nous, le mot intelligence peut aussi bien signifier la faculté que la compréhension : avoir l’intelligence d’un texte, c’est le comprendre. Pour Thomas d’Aquin, l’intelligence, intelligentia, c’est l’acte de l’intellect, intellectus.

Pour Thomas d’Aquin, la raison et l’intelligence ne sont pas deux puissances distinctes, mais deux façons d’atteindre la vérité. Par la raison, on avance en quelque sorte pas à pas vers la vérité, tandis que par l’intelligence, on la saisit immédiatement. Il n’est pas nécessaire de démontrer que le tout est plus grand que sa partie ni que deux choses égales à une même troisième sont égales entre elles. On dit de l’homme, quel que soit son sexe, qu’il est un animal raisonnable tandis que Dieu est un être intelligent.

À partir de quoi Thomas d’Aquin pouvait-il affirmer que la femme a une raison plus faible que celle de l’homme ? La raison peut se manifester sur le plan spéculatif. Comme Thomas d’Aquin n’a enseigné qu’à des hommes, il n’a pas eu l’occasion de constater que les femmes auraient été en mesure de le suivre dans ses raisonnements de philosophe ou de théologien. Ce serait donc sur le plan pratique que la femme se montrerait moins raisonnable que l’homme. Ici il faut distinguer la prudence et les vertus morales. Pour Aristote et Thomas d’Aquin, il n’y a pas de prudence sans vertu morale[49], ni de vertu morale sans prudence[50].  

La prudence ? Pour nous, la prudence est une précaution. Le Petit Robert la définit ainsi : « Attitude d'esprit d'une personne qui, réfléchissant à la portée et aux conséquences de ses actes, prend ses dispositions pour éviter des erreurs, des malheurs possibles, s'abstient de tout ce qu'elle croit pouvoir être source de dommage. » Pour Aristote et Thomas d’Aquin, la prudence est une qualité de la raison, acquise par l’enseignement et l’expérience, et qui habilite à raisonner correctement l’action particulière : une guerre et non la guerre, une grève et non la grève, un mariage et non le mariage, etc. Il est difficile d’affirmer que la femme raisonne moins bien que l’homme quand il s’agit de peser le pour et le contre d’une décision à prendre.

Il reste les vertus morales. Or, la raison est la règle de moralité. Si la raison de la femme est faible, cela doit se manifester dans sa conduite. Eh bien, si l’on compare la conduite des hommes à celle des femmes, comment soutenir que les hommes sont plus raisonnables que les femmes ? Les détenus sont en grande majorité des hommes ; la violence physique est le fait surtout des hommes ; les vols par effraction sont commis par des hommes ; la pédophilie, les viols, les meurtres... Le dossier des hommes est beaucoup plus chargé que celui des femmes. Alors, comment conclure que la raison est plus faible chez les femmes que chez les hommes puisque la raison est la règle de moralité ?

 

Le chanoine Jacques Leclercq – il est devenu monseigneur plus tard – a publié en 1947 ce qu’il appelle un « portrait » et non une « vie » de sainte Catherine de Sienne. Il consacre quelques pages à la distinction entre le caractère de l’homme et celui de la femme, mais remarquez les précautions qu’il prend. Je les ai mises en italique. « S’il est une différence fondamentale de caractère entre l’homme et la femme, peut-être est-ce bien que l’homme se guide davantage par la raison, la femme par le sentiment. L’homme vit plus par l’esprit, la femme par le cœur. Non qu’il faille outrer cette pensée : on nous objecterait trop d’hommes qui cèdent à leurs passions et trop (sic) de femmes raisonnables ; mais je pense cependant être peu contredit si je dis que l’homme, doué d’une sensibilité moins fine, se sert par ailleurs plus de sa raison. Il sent moins et raisonne plus. La femme sent davantage et agit par élan ; elle perçoit la vérité par une vision intuitive, quand l’homme la trouve par réflexion. Les grands penseurs dont l’humanité s’honore sont tous des hommes[51]. »  

 

Les grands penseurs dont l’humanité s’est honorée jusqu’en 1947 sont presque tous des hommes, mais la situation change rapidement. Les portes des universités étaient fermées aux femmes. Maintenant elles y sont majoritaires en Occident. Que « l’homme se guide davantage par la raison », je me demande sur quoi on peut en juger. Le chanoine a raison de dire qu’il y a « trop d’hommes qui cèdent à leurs passions », mais je me demande pourquoi il ajoute : « trop (sic) de femmes raisonnables ». Il y en a beaucoup ; peut-être autant que d’hommes raisonnables, mais pourquoi dit-il qu’il y en a trop ? Les chefs d’État sont presque tous des hommes, et l’on sait comment va le monde.

 

Que penser de cette affirmation : « … l’homme, doué d’une sensibilité moins fine, se sert par ailleurs plus de sa raison » ? Jacques Leclercq savait qu’en philosophie aristotélico-thomiste les mouvements de la sensibilité s’appellent passions, peu importe leur intensité, et qu’il y en a onze. « Sans passions, a dit saint Augustin, nous ne pouvons pas vivre correctement ici-bas[52]. » Les humains soulagent la misère quand ils en sont affectés. Si la femme est plus sensible à la douleur des autres, elle va la soulager plus que l’homme que la misère laisse souvent indifférent. Je dirais pour conclure que la femme ne le cède en rien à l’homme en ce qui concerne la raison, puis qu’elle ajoute une sensibilité plus fine.  

La notion thomiste d’obéissance

 

Thomas d’Aquin est d’accord avec saint Paul quand ce dernier affirme  que la femme doit être soumise à son mari puisque le mari est chef de sa femme (Éph 5, 23). Mais Thomas d’Aquin se rachète à nos yeux quand il expose sa pensée sur l’obéissance. Chez lui, l’obéissance n’est jamais aveugle. Dans la Somme théologique et dans son commentaire des Sentences, il distingue trois qualités de l’obéissance ou trois sortes d’obéissance : 1) l’obéissance indiscrète, indiscreta ; 2) l’obéissance imparfaite ou suffisante pour le salut, imperfecta sed sufficiens ad salutem ; 3) l’obéissance discrète et parfaite, discreta et perfecta (IIa-IIae, q. 104, a. 5, sol. 3 ; Sentences, IV, d. 44, q. 2, a. 3). Un mot de chacune.

 

L’épithète indiscrète est un calque du latin indiscreta. Indiscreta est le contraire de discreta, adjectif dérivé du verbe discernere, qui signifie d’abord « séparer », comme une chaîne de montagnes ou un fleuve séparent deux pays, comme une clôture sépare deux champs. L’obéissance « indiscrète » ne sépare pas, ne distingue pas : elle est aveugle. L’obéissance ayant pour objet les ordres reçus, c’est dans cet objet qu’elle n’introduit aucune distinction : elle exécute tous les ordres, même ceux qui sont illicites, etiam in illicitis obedit (IIa-IIae, q. 104, a. 5, sol. 3). Dans son commentaire des Sentences, il la définit de la même manière et il lui refuse le nom même d’obéissance, nec obedientia dici debet.  

 

Thomas d’Aquin trace clairement les bornes de la soumission d’un être humain à un autre être humain ; elle concerne le corps ; l’âme demeure libre : Servitus qua homo homini subiicitur ad corpus pertinet, non ad animam, quae libera manet (IIa-IIae, q. 104, a. 6, sol. 1). Affirmer que l’autorité ne s’étend pas à l’âme, c’est affirmer que l’intelligence et la volonté, facultés de l’âme humaine, ne sont pas enchaînées par le commandement d’un autre être humain. Bref, le supérieur ne peut exiger que son inférieur juge que l’ordre qu’il lui a donné a du bon sens et que sa volonté y tende comme vers un bien. En ce qui concerne le mouvement intérieur de la volonté, l’être humain ne doit obéissance qu’à Dieu (IIa-IIae, q. 104, a. 5). Thomas d’Aquin insiste sur  l’idée que la soumission ne concerne pas l’esprit mais seulement le corps : Est autem homo alterius servus, non secundum mentem, sed secundum corpus (IIa-IIae, q. 122, a. 4, sol. 3). Enfin, l’autorité d’un être humain sur un autre être humain se limite aux opérations qui s’accomplissent extérieurement par le corps : Tenetur homo homini obedire in his quae exterius per corpus sunt agenda (IIa-IIae, q. 104, a. 5).

 

Et encore, dans le domaine des opérations accomplies extérieurement par le corps, Thomas d’Aquin soustrait ce qui concerne la nature même du corps. Il donne comme exemple la conservation et la génération. En ces matières, qui relèvent de la nature même du corps, aucun être humain n’est tenu d’obéir à un autre être humain, mais seulement à Dieu, parce que les humains sont égaux par nature, omnes homines natura sunt pares. Il a donné comme exemples l’entretien du corps et la propagation de l’espèce. Ainsi les serviteurs ne sont pas tenus d’obéir à leurs maîtres ni les enfants à leurs parents quand il s’agit du mariage, du vœu de virginité ou de quelque chose d’autre de ce genre (IIa-IIae, q. 104, a. 5).

 

Quand Thomas d’Aquin commente ce passage de saint Paul : « Enfants, obéissez en tout à vos parents ; serviteurs, obéissez en tout à vos maîtres », il ajoute un important déterminatif au pronom « tout » : en tout « ce qui est de leur ressort » (IIa-IIae, q. 104, a. 5). Il aurait pu faire la même remarque concernant l’obéissance des épouses. Dans l’épître aux Éphésiens, un modèle est proposé à la femme : « Que les femmes soient [soumises] à leurs maris comme au Seigneur : en effet, le mari est le chef   ou la tête, caput, de sa femme, comme le Christ est chef, caput, de l’Église ; or, l’Église se soumet au Christ ; les femmes doivent donc, et de la même manière, se soumettre en tout à leurs maris » (Éph 5, 22-24). L’expression « en tout » doit être précisée : en tout ce qui est de leur ressort. Et l’on pourrait s’arrêter sur la prétendue obéissance de l’Église au Christ. Si le Christ revenait, il aurait peut-être des choses à dire au pape et aux évêques, qui les transmettraient aux curés, les curés à leurs vicaires.

 

L’obéissance imparfaite est l’obéissance d’une personne qui s’en tient rigoureusement à ce qu’elle a promis : charte, loi, règlement, convention collective. Cette mesquinerie n’a rien d’évangélique, d’abord. « Si quelqu’un t’appelle en justice pour avoir ta tunique, abandonne-lui ton manteau ; s’il te force à faire mille pas avec lui, fais-en deux mille » (Matthieu 5, 40-41). Cette mesquinerie n’a rien d’humain non plus : elle rend la vie en société de plus en plus pénible. Chacun de nous en a fait l’expérience.

 

La troisième sorte d’obéissance que distingue Thomas d’Aquin, c’est l’obéissance discrète et parfaite. On reconnaît aisément les antonymes des deux premières épithètes : indiscrète et imparfaite. Cette troisième sorte d’obéissance corrige donc les défauts des deux premières. Discrète, elle sait faire le juste partage entre les ordres qu’il convient d’exécuter et les ordres auxquels il faut parfois résister. Parfaite, elle ne s’en tient pas au minimum exigé par la règle, les lois, les conventions collectives.

 

Thomas d’Aquin distingue une double soumission (Ia, q. 92, a. 1, sol. 2). La première, il la qualifie de servile. Le maître se sert alors d’une autre personne pour son utilité à lui, sans se soucier de l’intérêt de l’autre. La soumission de la femme à son mari ne saurait être de cette nature, car la femme est une personne libre et non une esclave[53]. Elle n’a donc pas à se soumettre à son mari s’il se comporte comme un maître d’esclaves. Thomas d’Aquin développe davantage cette idée dans la Somme contre les Gentils quand il prouve que le mariage doit unir un homme et une femme (3, chap. 123). Selon lui, le mariage est susceptible de produire l’amitié la plus grande qui soit, maxima amicitia. Or, l’amitié suppose une certaine égalité. Si donc un homme avait plusieurs épouses, il ne pourrait pas exister entre lui et elles une amitié libérale ; cette amitié serait servile. L’expérience le confirme. Là où les hommes ont plusieurs épouses, celles-ci sont traitées comme des servantes. Une amitié intense ne peut pas exister envers plusieurs personnes. Mahomet en avait l’expérience : « Vous ne pourrez jamais traiter également toutes vos femmes » (Sourate IV, 128). L’expérience de Mahomet aurait suffi à Thomas d’Aquin pour qu’il rejette la polygamie.

 

Il existe une deuxième espèce de soumission, que Thomas d’Aquin qualifie d’économique ou de civile, oeconomica vel civilis. Les mots économie et économique viennent du grec oikos, qui signifie « maison » ; l’adjectif civile, vient de civis, « citoyen », et de civitas, « cité ». C’est la soumission qui devrait se pratiquer dans la famille et dans la société civile. Le pouvoir qui y règne ne doit pas utiliser à ses fins les membres de la famille ou les citoyens, mais pour leur utilité et leur bien : praesidens [le chef] utitur subjectis ad eorum utilitatem et bonum (Ia, q. 92, a. 1, sol. 2). Les chefs de famille ou de cité qui utilisent leurs sujets pour leurs fins à eux sont stigmatisés par Ézéchiel : ce sont des « pasteurs qui se paissent eux-mêmes » (34, 2).

 

Cette conception de l’obéissance n’a pas manqué de soulever des objections. Si l’inférieur doit faire le partage entre les ordres qu’il convient d’exécuter – l’immense majorité, j’imagine – et les ordres qu’il ne faut pas exécuter, il s’ensuit qu’on lui demande de juger les ordres de son supérieur[54]. Dans le système de Thomas d’Aquin, le supérieur est réellement supérieur : il n’a pas été seulement nommé supérieur ; il a d’abord été reconnu comme étant supérieur aux autres, puis il a été affecté au poste de commande. Et ce qui constitue sa supériorité, c’est son intelligence : « L’ordre de la nature est enfreint quand une personne accède au pouvoir pour une autre raison que l’éminence de son intelligence[55]. » L’objection porte donc. Comment l’inférieur, en principe moins intelligent, peut-il juger l’ordre d’une personne en principe plus intelligente ?

 

La réponse de Thomas d’Aquin a de quoi étonner ceux devant qui on a vanté l’obéissance aveugle. L’inférieur, dit-il, n’a pas à juger l’ordre de son supérieur ; il a à juger l’acte que cet ordre lui enjoint de poser ou de ne pas poser, habet judicare de actu proprio[56]. L’ordre est l’acte du supérieur ; il est censé l’avoir donné en conformité avec sa conscience. L’exécution ou la non-exécution de l’ordre est l’acte de l’inférieur, qui doit en juger selon sa conscience. Thomas d’Aquin ne dispense même pas le bourreau de réfléchir avant d’abattre la hache, d’actionner la potence, la chaise électrique ou la guillotine. Si la sentence qu’on lui demande d’exécuter lui semble résulter d’une erreur évidente, il ne doit pas obéir, non debet obedire. Sinon tous les tortionnaires seraient excusables. Mais, si l’erreur n’est pas évidente, il peut exécuter une sentence qu’il n’est pas en mesure d’apprécier lui-même (IIa-IIae, q. 64, a. 6, sol. 3).

 

Le Code civil du Québec et l’Apôtre des Gentils

 

Le Code civil en vigueur au Québec jusqu’en 1964 consacrait un chapitre à « l’incapacité des femmes mariées ». Selon le juriste Gérard Trudel, cette incapacité ne vient pas de la « faiblesse du sexe », puisque « veuve ou fille majeure, la femme a une capacité juridique complète. Seul le mariage a restreint cette capacité à cause des exigences juridiques de l’autorité maritale[57]. » Quand il commente l’article 175, qui stipule que « la femme est obligée de suivre son mari partout où il juge à propos d’habiter », Trudel parle comme un authentique petit saint Paul : « … l’obéissance que celle-ci doit à son mari…» ; elle « doit obéir au chef de famille et le suivre partout où il fixe sa résidence », etc.

 

Le nouveau Code civil du Québec, entré en vigueur le 2 avril 1981, impose une législation moins archaïque en ces matières. C’était grand temps. L’article 443 stipule : « Ensemble, les époux assurent la direction morale et matérielle de la famille, exercent l’autorité parentale et assument les tâches qui en découlent. » L’autorité maritale, « du mari », est devenue l’autorité parentale, « des parents », et les époux l’exercent « ensemble ». L’article 444 règle le sort de la femme docile, qui devait suivre son maître comme un petit chien en laisse : « Les époux choisissent de concert la résidence familiale. » En cas de conflit, l’article 448 indique la procédure à suivre : « Si les époux ne parviennent pas à s’accorder sur l’exercice de leurs droits ou l’accomplissement de leurs devoirs, les époux ou l’un d’entre eux peuvent saisir le tribunal, qui statuera dans l’intérêt de la famille, après avoir favorisé la conciliation des parties. »

 

Les manuels de philosophie de l’abbé Henri Grenier

 

Des générations de jeunes Québécoises et de jeunes Québécois, inscrits au cours classique, ont étudié la philosophie dans les manuels latins de l’abbé Henri Grenier ou dans d’autres du même esprit. Ils ont appris que le partage égal de l’autorité entre l’homme et la femme, dans la société paternelle, est contraire au vœu de la nature. S’il y a deux chefs dont l’un n’est pas subordonné à l’autre, la poursuite des fins communes sera fréquemment perturbée.  Mais alors qui doit détenir l’autorité dans la famille ? Le mari, principalement, dit Grenier après bien d’autres. Principalement ce n’est pas uniquement. Dans l’édition latine de son manuel, Grenier énumère six qualités par lesquelles le mari l’emporte sur son épouse : Vir naturaliter supra mulierem eminet [eminere, l’emporter], ut corpore firmior, animo perspicacior, prudentior, ad res gerendas aptior, propositi tenacior, et ad deliberandum aptior[58]. Traduction : « L’homme l’emporte sur la femme par sa force corporelle, par son esprit plus perspicace, il est plus prudent, plus apte à conduire les affaires, plus tenace dans ses entreprises, plus apte à délibérer. » Grenier affirme tout simplement. Je n’ai pas été étonné quand j’ai lu, dans le Coran : « Les hommes sont supérieurs aux femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-là au-dessus de celles-ci » (Sourate IV, 38). Pas étonné non plus de l’opinion de Flavius Josèphe déjà rapportée : « La femme est inférieure à l’homme en toutes choses. »  

 

À la demande d’éducateurs que son latin de cuisine embarrassait, l’abbé Grenier avait fait une édition française qui n’était pas une traduction de l’édition latine. Un court syllogisme tranchait la question de l’autorité dans la famille : « L’autorité, dans la société paternelle, appartient principalement au conjoint qui est “ naturellement supérieur ” à l’autre. Or, le père est naturellement supérieur à la mère. Donc, l’autorité, dans la société paternelle, appartient principalement au père[59]. » Voici la preuve qu’il apporte de la supériorité de l’homme sur la femme – il s’agit plutôt d’une affirmation : « L’homme est naturellement supérieur à la femme par sa force corporelle, par la fermeté de son jugement, etc. Et s’il arrive parfois qu’une femme soit supérieure à un homme, c’est là un cas accidentel. » On voit que, dans son manuel latin, il a déballé l’etc. On aura remarqué également qu’il parle de société « paternelle » et non de société conjugale.

 

On doit se demander, à défaut de pouvoir le demander à l’abbé Grenier lui-même, sur quelle expérience des femmes étaient fondées ses affirmations. Que l’homme l’emporte sur la femme par la force corporelle, on le concède, mais on ajoute aussitôt que la technique fait de moins en moins de place à la force corporelle dans la vie de tous les jours, y compris à la guerre : on ne lance plus le javelot, on presse la gâchette. Que l’homme soit plus perspicace, on peut en douter. Selon mon Petit Robert, être perspicace, c’est être « doué d'un esprit pénétrant, subtil; capable d'apercevoir ce qui échappe à la plupart des gens ». Si la femme est plus intuitive, on pourrait penser qu’elle est plus perspicace que l’homme. Grenier ajoute que l’homme est plus prudent, prudentior. Ici, il faudrait rappeler la notion de prudence. Pour ceux qui l’identifient à la précaution, il semble évident que la femme est plus prudente que l’homme. Les sports extrêmes sont pratiqués par des hommes ; la majorité des accidents de la route sont causés par des hommes aux facultés affaiblies ou fous de la vitesse, etc. Pour ceux qui, comme les Anciens, font de la prudence une habileté à découvrir les bons moyens d’atteindre une bonne fin, la femme ne semble pas en reste : ce que femme veut… Grenier dit que les hommes sont plus aptes à diriger. Quand il n’y a que des hommes aux postes de commande, comment établir des comparaisons ? On le pourra quand il y aura autant de femmes que d’hommes dans ces postes. Cela s’en vient. Il ajoute que l’homme est propositi tenacior, c’est-à-dire plus tenace. On veut des preuves. Enfin, l’homme lui semble plus apte à délibérer, ad deliberandum aptior. Je me demande bien quand Grenier en a pris conscience : il n’a probablement jamais siégé à un comité où il y avait autant de femmes que d’hommes.

L’obéissance thomiste par excellence

 

  La conscience morale, qu’on désigne d’ordinaire par le seul mot conscience, a toujours été suspecte sinon bâillonnée, même dans l’Église catholique, en dépit d’un enseignement limpide de Thomas d’Aquin à ce sujet. « Le pape Grégoire XVI, dans son encyclique Mirari vos (15 août 1832), la première des grandes encycliques modernes, condamne la liberté de conscience, la liberté d’association et la séparation de l’Église et de l’État. Il considère aussi la liberté de conscience comme un “ mal pestilentiel, véritable délire… ”, condamnation reprise en 1864 par le Syllabus de Pie IX, dans les propositions 15, 78 et 79. Le Concile Vatican II a affirmé le primat de la conscience et sa légitime liberté[60]. »

 

Roger Poudrier ajoute : « Au XXe siècle, dans le Code de droit canonique de 1983, a été incluse, au dernier moment, une norme qui n’a jamais été discutée par la Commission internationale ; elle stipule que tout désaccord avec le Magistère sur des points de doctrine non infaillibles est un délit passible de sanctions graves. Un chrétien ne peut donc plus discuter en toute liberté un point de doctrine faillible du Magistère[61]. »

 

Le Catéchisme de l’Église catholique, dont le cardinal Ratzinger a présidé la rédaction, a adouci les formulations antérieures ; mais il reste encore ceci, qui est de trop : « Il ne convient pas d’opposer la conscience personnelle et la raison à la loi morale et au Magistère de l’Église » (n. 2039). Ça ne « convient » peut-être pas du point de vue d’un pouvoir qui prétend détenir toute la vérité et sa formulation définitive, mais cela se fait couramment, et il est normal que le fassent des fidèles à qui l’on a dit qu’ils étaient l’Église, et à qui Thomas d’Aquin a appris que la conscience d’une personne oblige davantage que le précepte du prélat (De Veritate, q. 17, a. 5).

 

À ce sujet, écoutons le père Sertillanges : « Celui qui agit selon sa conscience, même erronée, à supposer que sa volonté soit droite, obéit lui aussi à la loi de Dieu, puisqu’il agit conformément à ce précepte, le premier de tous et le seul au fond : obéis à ta conscience[62]. » Il n’est peut-être pas superflu de rappeler la distinction entre raison droite et volonté droite. La raison est droite quand elle n’est pas dans l’erreur ; la volonté est droite quand elle tend au bien tel qu’il lui est présenté par la raison. Si le mal lui est présenté comme un bien, la volonté est droite en y tendant ; si le bien lui est présenté comme un mal, la volonté est droite en s’en détournant.

 

La Somme théologique contient un article capital à ce sujet (Ia-IIae, q. 19, a. 5). L’objet de la volonté, c’est ce qui est proposé par la raison, tel qu’il est proposé. Or, ce qui est bon peut être considéré comme mauvais par la raison ; ce qui est mauvais peut être considéré comme bon. Et Thomas d’Aquin apporte deux exemples assez audacieux. Premier exemple,  s’abstenir de la fornication, c’est bien ; cependant la volonté ne tend vers ce bien que si la raison le lui présente comme un bien. Si une raison errante lui présente comme un mal de s’abstenir de la fornication, la volonté qui y tendrait quand même serait mauvaise. Il s’ensuit qu’une personne qui considérerait comme un mal de s’abstenir de la fornication devrait forniquer raisonnablement – la raison est la règle de moralité – puisqu’elle considérerait comme mauvais de s’en abstenir. Si Thomas d’Aquin avait donné l’exemple d’une personne qui ne considère pas comme mauvaise la fornication, cette personne n’aurait pas été obligée de forniquer, car personne n’est obligé ni capable de faire tout ce qui est bien. Deuxième exemple, croire au Christ est bon et nécessaire au salut. Cependant la volonté ne tend vers cet objet que si la raison le lui présente comme bon. Il s’ensuit que si la raison d’une personne le lui présente comme un mal, la volonté droite s’en détourne.

 

Il existe un autre texte de Thomas d’Aquin que je n’avais jamais entendu citer avant de le lire moi-même dans le De Veritate, q. 17, a. 5. Je l’ai annoncé ci-dessus. La phrase choc : « La conscience d’un chacun l’oblige davantage que le précepte du prélat. » Voici la justification qu’en donne Thomas d’Aquin. La solution à cette question apparaît suffisamment après ce qui a été dit à l’article 3. La conscience ne lie ou n’oblige que par la force du précepte divin ou selon la loi naturelle en nous (De Veritate, q. 17, a 3). Comparer le lien de la conscience au lien qui découle du précepte du prélat, ce n’est rien d’autre que de comparer le lien du précepte divin (sic) au lien découlant du précepte du prélat. C’est pourquoi, puisque le précepte divin oblige contre le précepte du prélat, et qu’il oblige davantage que le précepte du prélat, il s’ensuit que le lien de la conscience est plus grand, maius, que le lien du précepte du prélat, et la conscience liera ou obligera en dépit d’un précepte du prélat allant en sens contraire,  praecepto praelati in contrarium existente.

 

Si donc il y avait conflit – et les conflits ne manquent pas – entre un précepte même papal et une conscience convaincue d’être dans la vérité, c’est la conscience qu’il faudrait suivre. Pourtant, le CEC dit qu’« il ne convient pas d’opposer la conscience personnelle à la loi morale de l’Église » (n. 2039). C’est malheureux. En effet, dans certains cas, on peut contester le précepte général. Par exemple, l’interdiction des moyens artificiels de contrôle des naissances. Beaucoup de gens ne comprennent pas que l’art étant partout dans la vie humaine, surtout pendant les dernières années, il n’ait pas sa place à l’origine. Dans d’autres cas, on peut être d’accord avec le précepte général, mais décider en conscience qu’il ne s’applique pas dans tel cas. La pensée de Thomas d’Aquin est limpide sur ce point : « La prudence a pour objet les actions humaines en leur contingence, comme il a été dit (IIa-IIae, q. 47, a. 5). En ce genre de choses, l’homme ne peut être dirigé par des vérités absolues et nécessaires, mais selon des règles dont le propre est d’être valables dans la plupart des cas, ut in pluribus. […] Or, ce qui est vrai dans la plupart des cas, on ne peut le savoir que par l’expérience » (IIa-IIae, q. 49, a. 1). Ce texte de Thomas d’Aquin dépouille les « principes moraux universels, immuables et négatifs » de leur rigidité géométrique. L’application d’un tel principe à un cas particulier nous plonge dans le mouvant, hoc est mutabile (Ia-IIae, q. 100, a. 8, sol. 3).

 

Qui ignore ces trois textes capitaux – IIa-IIae, q. 49, a. 1 ; Ia-IIae, q. 19, a. 5 et De Veritate, q. 17, a. 5 – ne comprend rien à la morale thomiste et, en ce qui concerne notre propos, il comprend moins que rien à la soumission thomiste de la femme à son mari.

Karl Ernst von Baer ébranle les colonnes de l’édifice

La supériorité du sexe masculin sur le sexe féminin – ce dernier qualifié de « sexe faible » – allait de soi pendant des millénaires, mais la découverte de l’ovule par Karl Ernst von Baer, en 1827, préludait à des changements radicaux.

Dans la préface de Maternité et Biologie, Jean Rostand (1894-1977) revendique pour les généticiens et les embryologistes, le « grand honneur » d’avoir « concouru à réhabiliter le sexe féminin ». Dans les soixante premières pages de ce livre, Rostand expose les hypothèses imaginées dans le passé, c’est-à-dire jusqu’au XIXe siècle, pour expliquer la génération et sa division en mâles et en femelles. « Quand s’ouvrira le XIXe siècle, le problème de la génération est toujours aussi obscur ; les positions fondamentales n’ont pas varié » (p. 64). « On ne devait commencer à y voir un peu clair qu’à la faveur de la théorie cellulaire (1839) : encore ne fut-ce qu’avec quelque retard qu’on tira de cette théorie les leçons qu’elle comportait quant au problème de la génération[63]. »

Quand, dans sa préface, Rostand cite un personnage qui débite au Moyen Âge toutes les erreurs en ce domaine, il ne sourcille pas, car, n’étant pas médiéviste, il est insensible à ce genre d’inepties ; il le cite pour une bonne opinion contenue dans l’extrait. Cet individu soutient que le droit évolue avec l’évolution de la biologie, et il attribue l’évolution actuelle du rôle juridique de la femme au « progrès des sciences biologiques, qui ont écarté les erreurs du Moyen Âge »… Il faudrait inclure l’Antiquité. Mais, et c’est ce qui importe, Rostand va en arriver à la conclusion que le rôle de la femme dans la formation de l’enfant est beaucoup plus important et complexe que celui de l’homme ; que la maternité est une fonction plus riche que la paternité. Il semble donc que les enfants devraient porter le nom de leur mère.

Albert Jacquard (1925- ) abonde dans le même sens que Rostand. « Pour les Grecs, l’homme qui procrée un enfant est semblable au boulanger qui met un pain dans le four ; la mère n’est qu’un réceptacle, utile mais passif ; pour l’essentiel l’enfant vient du père, uniquement du père. Étrangement, cette explication, qui a longtemps servi à justifier la domination des hommes sur les femmes, a paru confirmée par les premières découvertes de la science moderne. Lorsque, il y a trois siècles, Anton van Leuwenhoek a inventé le microscope, son premier soin a été d’examiner non seulement le contenu de l’eau puisée dans un marécage […], mais aussi le contenu du sperme masculin : il a découvert des êtres curieux, animés de mouvements vifs, que nous appelons maintenant spermatozoïdes, et qu’il qualifia d’“ homoncules ”.  [Diminutif de homo ; petit être vivant à forme humaine.] Il avait cru voir, dans la tête enflée de ces spermatozoïdes, un bébé tout fait ; le rôle de la mère, pendant neuf mois, était simplement de nourrir et faire grandir ce bébé préfabriqué par le père[64]. »  

« La théorie inverse avait été proposée lorsque l’on a découvert dans l’organisme féminin cette cellule particulièrement grosse qu’est l’ovule : il parait d’ailleurs plus raisonnable d’imaginer qu’un bébé tout préparé y est présent, car elle est 80 000 fois plus volumineuse qu’un spermatozoïde. C’est alors au père qu’est attribué un rôle bien secondaire.

« La querelle entre “ ovistes ” et “ spermatistes ” reste celle du sens commun et est perpétuée par le langage. Nous ne réagissons pas lorsque nous lisons dans les livres d’éducation sexuelle destinés aux enfants : “ Pour que tu naisses, il a fallu que ton papa dépose une graine dans le ventre de ta maman ” ; cette présentation qui attribue au père le rôle essentiel de la semence, et à la mère le rôle passif du terrain, est parfaitement contraire à la réalité » (Op. cit., p. 17).

La sagesse à l’école des grenouilles

« La science, ce sont des fouilles faites dans Dieu » (Victor Hugo). Auprès des grenouilles, Jean Rostand a peut-être appris davantage sur l’humaine nature que nous dans saint Paul. Et c’est normal car, dans une lettre à Christine de Lorraine, Grande-Duchesse de Toscane (1615), Galilée formulait cette grande vérité : « Je dirais ici ce que j’ai entendu d’une personne ecclésiastique se trouvant dans un très haut degré de la hiérarchie, à savoir que l’intention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on va au ciel et non comment va le ciel[65]. » Rostand met en garde les tenants de la supériorité de l’homme sur la femme : « Lorsque nous parlons de l’homme et de la femme, il ne faut jamais oublier que nous comparons non pas deux types naturels et biologiques, mais deux types artificiels et sociaux, dont la divergence relève certainement, en partie, de facteurs éducatifs[66]. »

Aristote (~384 - ~322) avait exprimé une opinion plus forte que celle de Rostand. « L’homme, pensait-il, est naturellement (sic) plus apte au commandement que la femme, mais cet ordre peut être inverti dans certains cas et dans certains lieux. Dans certains cas : la nature produit assez souvent des hommes efféminés et des femmes viriles. Dans certains lieux : les coutumes de certains pays, l’éducation que les femmes y reçoivent peuvent combler l’écart et même renverser l’ordre naturel d’aptitude au commandement qui existe entre les sexes[67]. Pascal opine du bonnet : « Il n’y a rien qu’on ne rende naturel ; il n’y a naturel qu’on ne fasse perdre[68]. »

L’accès des femmes dans les universités, au début du XXe siècle, a commencé à bouleverser biens des choses, dont l’ordre prétendument naturel d’aptitude au commandement. En France, en 1861, une Française est reçue bachelière à la Faculté des lettres de Lyon, celle de Paris lui avait fermé ses portes. Jusqu’au tournant du XXe siècle, la présence féminine dans les universités françaises ne dépasse pas 3 % ; vers la fin de la décennie 1900, leur présence se rapproche de 10 %. Dans la plupart des pays, c’est au XXe siècle que les femmes entrent à l’université.

À l’Université Laval de Québec, c’est en 1904 qu’une femme reçoit un diplôme de cette institution : un certificat d’études littéraires. Il lui avait fallu une permission spéciale pour s’inscrire à la Faculté des arts. Son père, notaire et professeur à la Faculté de droit, n’avait certes pas desservi la cause de sa fille. Les autorités de l’Université avaient demandé à celle-ci de ne pas se présenter à la cérémonie de remise publique des diplômes : une femme parmi des centaines d’hommes ! Elle a reçu son diplôme par la poste avec une lettre d’éloges du recteur de l’époque. Les choses ont bien changé : en 2008-2009, 61 % des diplômes ont été décernés à des femmes. À la très exigeante Faculté de médecine, les deux tiers des étudiants sont des femmes.

Il s’ensuit qu’on retrouve des femmes dans toutes les professions, dans tous les services et à tous les échelons du pouvoir : elles sont médecins en grand nombre, avocates, notaires, pharmaciennes, sénatrices, chef de parti politique, ministres, députées, mairesses, conseillères municipales, professeures d’université, chefs d’entreprises, quelques-unes chefs d’État – une dizaine dans environ deux cents pays –, astronautes, etc. J’oubliais l’armée et la police, où elles sont de plus en plus nombreuses.

Dans Promotion apostolique de la religieuse, le cardinal Suenens compare la femme de jadis à la femme de maintenant. Il a cette réflexion qui me fait sourire : « Cette promotion ne nie pas pour autant, aux yeux des chrétiens, la subordination que saint Paul demande de la femme vis-à-vis de son mari au sein du foyer » (Op.cit., p. 26). Au Québec, il y a belle lurette que les chrétiens rigolent quand certains textes dépassés de saint Paul sont quand même lus à l’église : le mari, tête de la femme ; la femme soumise à son mari, interdite d’enseignement public et exclue du sacerdoce… 

         Suenens souligne d’abord le beau côté de la promotion de la femme : « L’apport des femmes à la civilisation actuelle est considérable. En bien, comme aussi, hélas ! en mal. » Sa description du mauvais côté est tout simplement ridicule : « Qui mesurera les ravages qu’opèrent dans la conscience morale de l’humanité ces femmes qui étalent, au vent de la publicité la plus éhontée, leurs crises de nerfs (sic) et leurs divorces, l’amoralisme de leur existence spectaculaire, leur luxe effréné, leur dégoût de vivre ? On ne réalise pas assez à quel point certaines campagnes menées par elles à grand fracas en faveur du divorce, de l’avortement, de l’infanticide par pitié ou d’un birth control qui ignore la morale, attaquent la famille à la racine et ébranlent les valeurs chrétiennes les plus sacrées » (Op., cit., p. 27-28).

         Le cardinal Suenens savait très bien, comme l’enseigne Thomas d’Aquin, que la loi humaine ne doit pas défendre tous les vices ni prescrire les actes de toutes les vertus (Ia-IIae, q. 96, a. 2 et 3). Dans beaucoup de pays, le divorce est légal ; cela ne veut pas dire qu’il est moral ; il ne l’est pas aux yeux de l’Église catholique romaine. Dans plusieurs pays, l’avortement est légal ; cela ne veut pas dire qu’il est moral. Il revient alors à ceux qui le considèrent comme un meurtre d’en faire la preuve, de convaincre les femmes et aussi les hommes, car ces derniers peuvent inciter parfois les femmes à se faire avorter. Il en est ainsi du contrôle des naissances. On sait que, depuis l’encyclique Humane vitae de Paul VI en 1968, les moyens artificiels de contrôle des naissances sont interdits. Paul VI n’a même pas convaincu la majorité des catholiques romains. Quand une loi permet l’avortement, aucune femme n’est forcée de se faire avorter ; ce serait différent s’il s’agissait d’une loi qui prescrit l’avortement après le deuxième enfant ou quelque chose du genre.

         Selon Jacques Attali, les femmes « ont déclenché une évolution très profonde, qui les amènera au pouvoir ». Précisons : qui en amènera de plus en plus au pouvoir suprême ; il faudra du temps pour qu’il y ait autant de femmes au pouvoir que d’hommes. « Quand il y aura plus de femmes au pouvoir, je ne pense pas qu’il y aura moins de barbarie ou moins de violence », pense Attali. Il n’en sait rien, mais y va d’un exemple : « Aucun homme n’aurait eu la force de caractère de Mme Thatcher qui a laissé mourir de faim des dizaines d’indépendantistes irlandais, pour ne pas leur reconnaître le statut de prisonniers politiques[69]. » De nouveau, une affirmation sans fondement. S’il s’agissait là de « force de caractère », je pense que l’histoire en fournit de meilleurs exemples.  

 

Conclusion

La lecture historique de la Genèse, création et chute, a comporté des conséquences désastreuses pour la femme. Rappelons-nous les propos insensés de Tertullien, le premier des écrivains chrétiens de langue latine (Carthage ~ 155 – ~ 222). S’adressant à la femme de tous les temps, il fulmine : « Ne sais-tu pas que tu es une Ève ? Tu es la porte du diable. C’est toi qui as profané l’arbre de vie, c’est toi qui as entraîné celui que le démon n’osait pas attaquer en face. C’est toi qui as ainsi défiguré l’image de Dieu qu’est l’homme[70]. » J’ai dit ce qu’il fallait penser de cette explosion stupide d’indignation, mais je ne crois pas inutile de le répéter. Il faut attirer l’attention du fougueux Tertullien et de  tous ceux qui ont adhéré à ses propos que le commandement de « ne pas manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal » a été donné à Adam, avant la formation d’Ève ; c’est Adam qui l’a fait connaître à Ève. On peut conclure qu’il n’avait pas été très convaincant. De plus, il était présent quand le dialogue s’est engagé entre le serpent et Ève. Comment expliquer qu’il ne soit pas intervenu ? Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas joué son rôle de « tête de la femme ». Il est temps qu’on cesse de s’acharner sur Ève et qu’on demande des comptes à Adam.

La « sujétion naturelle » du sexe féminin au sexe masculin est affaire de muscles plus que d’intelligence ou de raison. Quand Thomas d’Aquin dit que la raison est plus faible chez la femme que chez l’homme, il faut d’abord se garder de conclure que la femme est moins intelligente. Pour Thomas d’Aquin, la raison et l’intelligence ne sont pas deux puissances distinctes, mais deux façons d’atteindre la vérité. Par la raison, on avance en quelque sorte pas à pas vers la vérité, tandis que par l’intelligence, on la saisit immédiatement. Il faut se demander ensuite à partir de quoi Thomas d’Aquin pouvait affirmer que la raison de la femme est plus faible que celle de l’homme ? Comme Thomas d’Aquin n’a enseigné qu’à des hommes, il n’a pas eu l’occasion de constater que les femmes étaient en mesure de le suivre dans ses raisonnements les plus subtils de philosophe ou de théologien et d’en élaborer de leur cru. Ce serait donc sur le plan pratique que la femme se montrerait moins raisonnable que l’homme, c’est-à-dire dans la pratique de la prudence et des vertus morales. Je pense avoir montré que c’est manifestement faux. La raison, règle de moralité, semble même plus épanouie chez la femme que chez l’homme.

Beaucoup de commentateurs ou de critiques de Thomas d’Aquin ont achoppé sur la petite phrase : Femina est mas occasionatus (Ia, q. 92, a. 1, obj. 1). D’abord, ils ont traduit femina par « femme » et non par femelle, privant la femme de la compagnie de la lionne, de la vache, de la jument… Ensuite, les plus renommés ont mal lu la réponse à l’objection. Seule Uta Ranke-Heinemann a considéré, à sa façon cependant, les deux points de vue : celui du mâle qui engendre et celui de la nature universelle. Du premier point de vue, la phrase est vraie ; du second, elle est fausse. Rien dans l’explication que donne alors Thomas d’Aquin ne permet de conclure à la supériorité du mâle sur la femelle, de l’homme sur la femme, ni à l’imperfection de la femelle par rapport au mâle.

La femme est exclue du sacerdoce parce que le sacrement est un signe. Or, dans un signe, il y a la chose et la signification de la chose. La fumée est le signe, ce signe signifie le feu. Dans le cas de l’extrême-onction, la personne qui la reçoit doit être malade, car ce sacrement signifie un besoin de guérison. Comme le sexe féminin ne peut signifier un quelconque degré d’élévation, aliqua eminentia gradus, une supériorité de rang, comme c’est le cas du prêtre, la femme ne peut donc pas recevoir le sacrement de l’ordre. Ce sacrement abolirait l’état naturel de sujétion de la femme. Cet argument est plus qu’une couleuvre à avaler : c’est un boa constrictor qui reste coincé dans la gorge. Car ce n’est pas dans l’Évangile qu’on apprend à tenir compte des degrés d’élévation : « Je ne suis pas venu pour être servi, a dit le Christ, mais pour servir. » De ce point de vue, la femme détient sur l’homme une avance de plusieurs millénaires.

Quand saint Paul dit que la femme doit être soumise à son mari, que saint Augustin l’approuve, il faut savoir comment Thomas d’Aquin conçoit l’obéissance. La soumission de la femme à son mari, des enfants aux parents et des serviteurs à leurs maîtres, c’est une soumission en tout « ce qui les concerne ». L’inférieur n’a pas à juger l’ordre qu’il reçoit, mais il doit juger l’acte que cet ordre lui enjoint de poser ou de ne pas poser, habet judicare de actu proprio. L’ordre est l’acte du supérieur ; il est censé l’avoir donné en conformité avec sa conscience ; l’exécution ou la non-exécution de l’ordre est l’acte de l’inférieur, qui doit en juger selon sa conscience à lui. Thomas d’Aquin ne dispense même pas le bourreau de réfléchir avant d’abattre la hache, d’actionner la potence, la chaise électrique ou la guillotine. Si la sentence qu’on lui demande d’exécuter lui semble résulter d’une erreur évidente, il ne doit pas obéir, non debet obedire. sinon tous les tortionnaires seraient excusables. Mais, si l’erreur n’est pas évidente, il peut exécuter une sentence qu’il n’est pas en mesure d’apprécier lui-même (IIa-IIae, q. 64, a. 6, sol. 3).

 

Il s’ensuit que l’obéissance selon Thomas d’Aquin, c’est finalement, pour chacun, l’obéissance à sa conscience : « Celui qui agit selon sa conscience, même erronée, à supposer que sa volonté soit droite, obéit lui aussi à la loi de Dieu, puisqu’il agit conformément à ce précepte, le premier de tous et le seul au fond : obéis à ta conscience[71]. » Oui mais, objectera-t-on, il faut éclairer sa conscience. D’accord, mais pour qu’une personne cherche à éclairer sa conscience, il faut qu’elle doute. De plus, la conscience morale étant un jugement de la raison, ceux qui veulent rectifier ce jugement chez les autres doivent s’adresser à leur raison pour l’éclairer. Paul VI, dans Humanae vitae, a condamné les moyens artificiels de contrôle des naissances, mais il n’a pas convaincu beaucoup de ses lecteurs. Il n’a donc pas éclairé les consciences.

 

 

 



[1] Hans Küng, Women in Christianity, Continuum, London, New York, 2001, p. 38.

[2] In III Metaph., lect. 1, n. 329.

[3] Hans Küng, ibid.

[4] Uta Ranke-Heinemann, Des Eunuques pour le royaume des cieux, Paris, Laffont, 1990, p. 211.

[5] Ia, q. 92, a. 1 ; Des Eunuques, p. 213-214.

[6] Op. cit., Paris, Fayard, Pluriel, 8350, 1978, p. 429.

[7] René Metz, La Femme, Bruxelles, « Recueils de la société Jean Bodin », nos XI-XII, 1962, p. 59-113.

[8] Op. cit., Desclée de Brouwer, Bruges, Paris, 1962, p. 64.

[9] In X Eth., lect. 10, n. 2096.

[10] Pierre Louis, De la Génération des animaux, Paris, « Les Belles-Lettres », 1961, II, chap. 3, 737 a, p. 62.

[11] M.-D. Chenu, o.p., Introduction à l’étude de saint Thomas d’Aquin, Deuxième édition, Montréal, Paris, 1954, p. 185.

[12] Pierre Louis, De la Génération des animaux, IV, chap. 2.

[13] Pierre Louis, op. cit., IV, chap. 6, p. 167.

[14] Jean Delumeau, La Peur en Occident, p. 429.

[15] Pierre Louis, De la Génération des animaux, p. 62.

[16] René Metz, La Femme, p. 59-113.

[17] Pierre Louis, De la Génération des animaux, IV, chap. 2.

[18] Pierre Louis, De la Génération des animaux, II, chap. 3.

[19] H. D. Gardeil, Revue thomiste, années 1893-1896.  

[20] A. D. Sertillanges, Saint Thomas d’Aquin, tome 2, p. 20 et ss. ; Les Grandes Thèses de la philosophie thomiste, chap. VI.

[21] In I Phys., lect. 1, n. 5.

[22] Gilbert Géraud, Maurice Zundel ; ses pierres de fondation, Québec, Anne Sigier, 2005, p. 121.

[23] Éthique à Nicomaque, Traduction Jean Voilquin, Classiques Garnier, 1961, VIII, leçon 12, 7.

[24] In VIII Eth., lect. 12, n. 1720-1723.

[25] Aubrée Chapy, L’Église et les femmes,Tempora, 2009, p. 114.

 

 

[26] Régine Pernoud, Pour en finir avec le Moyen Âge, Paris, Seuil, 1977, p. 76.

[27] Saint Augustin, Les Confessions, IX, chap. IX.

[28] François Varillon, s.j., Joie de croire, joie de vivre, Paris, Centurion, 1981, p. 22 et 166.

[29] Cité par Léon-Joseph Suenens, Promotion apostolique de la religieuse, p. 64.

[30] Saint Augustin, Commentaire de la Genèse, VI, 12.

[31] In X Eth., lect. 4, n. 1807.

[32] Ibid., lect. 9, n. 1868.

[33] Ibid., lect. 10, n. 2080.

[34] Somme contre les Gentils, 3, chap. 27.

[35] In X Eth., lect. 13, n. 2134.

[36] Abrée Chapy, L’Église et les femmes, p. 34.

 

[37] Marie-Pierre Bussières, À l’écoute des Pères de l’Église, Montréal, Médiaspaul, 2010, p. 193.

[38] Pascal, Pensées, Paris, Nelson, 1949, Section II, 162.

[39] Marie-Pierre Bussières, À l’écoute des Pères de l’Église, p. 29.

[40] Ibid., p. 138-139.

[41] Jean-Mathieu Rosay, La véritable histoire des papes, Paris, Granger, p. 133, 136, 137.

[42] In II Pol., lect. 14, n. 314.

[43] Charles Péguy, L’argent, suivi de L’argent (suite), Paris, Gallimard, 1932, p. 217.

[44] François Varillon, s.j., Joie de croire, joie de vivre, Centurion, 1981, p. 164.

[45] Uta Ranke-Heinemann, Des Eunuques pour le royaume des cieux, p. 214.

[46] Pierre Louis, De la Génération des animaux, II, chap. 4, 740 a, p. 72.

[47] Cité par Léon-Joseph Suenens, Promotion apostolique de la religieuse, p. 64.

[48] Marie-Pierre Bussières, À l’écoute des Pères de l’Église, p. 79.

[49] In VI Eth., lect. 10, n. 1270-1274.

[50] Ibid., n. 1275-1289.

[51] Jacques Leclercq, Sainte Catherine de Sienne, Casterman, 1947, p. 361.

[52] Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIV, chap. 9.

[53] In I Pol., lect. 10, n. 159.

[54] Sentences, II, d. 44, q. 2, a. 3, sol. 4.

[55] Somme contre les Gentils, 3, chap. 81.

[56] Sentences, II, d. 44, q. 2, a. 3, sol. 4

[57] Traité de droit civil du Québec, Montréal, Wilson et Lafleur, I, 1942, p. 502.

[58] Cursus philosophiae, III, 1944,  n. 1067.

[59] Cours de philosophie, II, 1942, n. 500.

[60] Roger Poudrier, Miséricorde, Montréal, Médiaspaul, 2005, p. 25, note.

[61] Bernard Häring, Quelle morale pour l’Église ? Paris, Cerf, 1989, p. 110.

[62] A. D. Sertillanges, o.p., La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, 1946, p. 390.

[63] Jean Rostand, Maternité et biologie, Paris, Gallimard, Idées 111, 1966.

[64] Albert Jacquard, Moi et les autres, Paris, Seuil, Inédit Virgule, V 17, 1983, p. 14-15.

[65] Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, Tome XVII, PUF, 1964, p. 346.

[66] Jean Rostand, L’Homme, Paris, Gallimard, 1962, Idées 5, p. 98.

[67] Aristote, Politique, Québec, PUL, 1951, I, chap. 5, n. 1.

[68] Pascal, Pensées, Section II, 94.

[69] Jacques Attali,  Le Sens des choses, Paris, Robert Laffont, 2009, p. 24-25.

[70] Cité par Léon-Joseph Suenens dans Promotion apostolique de la religieuse, p. 64.

[71] A. D. Sertillanges, o.p., La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, p. 390.