Le ‘Protreptique’ d’Aristote[1]

par Yvan Pelletier

Professeur retraité

Faculté de philosophie

Université Laval, Québec, Canada

 

http://docteurangelique.free.fr 2017

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

 

 

Introduction_ 1

Le Protreptique_ 6

 

Introduction

Le Protreptique d’Aristote devait constituer un ouvrage assez phénoménal, vu le grand cas que la tradition fait de la qualité littéraire des dialogues aristotéliciens perdus ; d’après l’im­pact aussi que cette exhortation à la philosophie a produit durant des centaines d’années sur les philosophes subséquents, lesquels se sont donné la peine d’en citer et copier de multiples extraits et même, comme Jamblique et Cicéron, d’en composer des imitations assez fidèles.

Malheureusement, le caractère fragmenté, démembré, hypothétique des reliques conservées par la tradition en donne une image décevante, peu susceptible d’entraîner l’effet souhaité, que son lecteur veuille consacrer toute son ardeur à l’étude de la philosophie. Je tente, dans les pages qui suivent, en me basant sur les travaux de Ross[2] et de Chroust[3], non seulement de fournir une version française, mais aussi de redonner à cette exhortation un style propre à encourager de fait l’amour de la philosophie. Étant donné de toute façon le caractère assez hypothétique de l’attribution à Aristote des fragments conservés à travers leur citation plus ou moins exacte chez d’autres auteurs, je me suis cru un peu de liberté pour les reformuler jusqu’à un certain point selon la pensée et la rigueur plus grande qu’on attendrait d’Aristote et de les libérer de l’aspect décousu et répétitif qui affaiblit inévitablement une compilation de citations.

Aristote veut faire apercevoir à son lecteur la nature spé­ciale de la philosophie, son essence spéculative, contemplative, pour en engendrer un amour passionné. Notre esprit démocra­tique, toutefois, qui aime bien tout niveler, résistera violemment à concéder ainsi des titres de no­blesse, fût-ce à la philosophie. Une démonstration très serrée n’arrivera peut-être pas même à la lui faire reconnaître comme l’activité excellente que toute action hu­maine, que même tout mouve­ment cosmique travaille par nature à préparer. Or c’est le projet précis de cette exhortation, qui y engage toutes les prémisses disponibles.

Nous devons à la démocratie un immense progrès politique et spécialement une possibilité nettement accrue d’espérer quelque justice dans nos relations nationales et internationales. Nous devons aussi à la technique une vie magnifiquement plus confortable et la disponibilité d’outils si efficaces qu’ils découragent jusqu’à la notion d’esclavage. Il y a néanmoins à leur passif, que les deux concourent à rendre plus difficile ce qui est déjà peu accessible de nature : découvrir, expérimenter, apprécier l’originalité de l’aventure philosophique. Elles amènent en effet à banaliser celle-ci, à la placer sur le même pied que tout autre effort intellectuel et même manuel. La délicatesse politique la dénature jusqu’à l’assimiler à toute pensée un peu ‘songée’ : on parle de philosophie chinoise, américaine, africaine, de philosophie à toutes les sauces, sans conscience du caractère spécial, unique, sans pareil de cet héritage spirituel des Grecs.

De fait, pareille évolution n’a pas tellement à surprendre. Le contraire le ferait davantage. La surprise véritable tient à ce que l’histoire ait effectivement laissé surgir la philosophie. Sa disparition totale apparaîtrait plus normale. Car un ennemi absolu s’oppose à la philosophie : la peur de la mort ! Survivre est si difficile. Tant de problèmes doivent se résoudre pour qu’on y arrive. Aristote le premier concède cette tâche comme présupposée. Pas question de philoso­phie avant. Primo vivere, deinde philosophari !

On s’était pratiquement assuré tout le nécessaire, et même le confort et le divertissement, quand on se mit à rechercher ce style de sagesse.[4]

Cette présupposition rend déjà quasiment impossible, en tout cas hautement improbable, la découverte de la philosophie, car on ne règle jamais ‘à satisfaction’ les grands problèmes que pose la survie. Aristote manifeste une étrange naïveté à considérer l’affaire résolue en son temps… sans eau courante, sans imprimerie, sans médecine sérieuse, sans élec­tricité, sans agriculture efficace, sans électronique, sans automobile, sans dé­mocra­tie étendue à toutes les couches de la société, sans internet…

Néanmoins l’aveu demeure incontournable : le pratique précède le spéculatif. Personne ne peut suivre librement ses étonnements avant d’avoir accédé à une certaine sécurité. On ne développe pas de longues réflexions sur la nature du mouvement, on ne pense pas même à s’y intéresser, avant d’avoir écarté la menace de la bête féroce ou de l’ennemi, avant de s’assurer de quoi manger aujourd’hui et demain, un lieu un peu confortable où reposer et vivre en santé. Or ces exigences font avorter la philosophie avant même sa conception. Cette résolu­tion de problèmes appelle beaucoup de connaissance, un long temps pour l’élaborer et, au cours de ce temps, le dévelop­pement de mœurs intellectuelles réfractaires à la philosophie.

Tout de suite en partant, une intention toute opposée. Qui cherche longtemps des solutions à des pro­blèmes pratiques devient incapable de nourrir un autre motif de savoir. Il se sentira d’ail­leurs coupable de gaspiller temps et énergie à des connaissances non susceptibles de régler quelque problème, de mettre au point un nouvel outil, d’améliorer le niveau de vie. Pour s’excuser de pratiquer une activité dite ‘philosophique’, on croira devoir lui trouver une utilité. À témoins les pères de notre philosophie moderne, Descartes et Bacon, convaincus que le titre à l’existence de la philosophie tient à quelque contribution en vue de dominer la nature.

L’intention du philosophe se situe tout à l’opposé. Il veut connaître… pour connaître. Il reconnaît en certaines connaissances le bien le plus précieux de l’humanité, la perfection de son intelligence, l’achèvement de son essence comme homme. Pareille gratuité est devenue impossible à qui a passé assez de temps et d’énergie, d’années et même de générations, à savoir pour surmonter efficacement les difficultés de la vie. Quasi inévitablement, celui-ci regarde l’utilité comme l’unique critère du bien. Attitude totalement absurde, bien sûr, mais profondément ancrée, indéracinable. L’utile, de fait, reçoit le titre de bon dans la mesure où il sert à l’avènement d’un bien qui le soit en lui-même. Promouvoir l’utile au titre d’unique ou de principal bien ampute l’utile de son sens, de sa motivation. Si rien ne mérite d’être désiré en lui-même, si rien ne se trouve bon par lui-même, rien ne peut non plus être utile, n’y ayant plus rien à quoi il servirait. Pourtant qui travaille fort à régler les problèmes de la vie évite difficilement cette curieuse cécité : l’utile, croit-il, trouve toute sa bonté dans un autre utile, et cela à l’infini.

L’histoire humaine, en somme, s’enferme presque inévitablement dans ce cercle vicieux : la connaissance pratique est présupposée à la connaissance spéculative, à la philosophie, mais elle supprime rapidement la capacité de porter intérêt à la connaissance gratuite qui fait la matière de la philosophie, elle refuse cette option, elle l’ignore même. La seule façon de cas­ser ce cercle et de donner naissance puis développement à la philosophie implique d’accepter une vie simple, une vie moins confortable qui n’exclue pas toute incommodité, tolérer quelque gêne, comme l’ont fait Thalès et ses disciples, Socrate, Platon, Aristote et les leurs, assez consolés par les délices de la philosophie pour renoncer volontiers à bien des raffine­ments qu’offre la richesse. « C’est du fait de s’étonner, dit encore Aristote, que les hommes, aujourd’hui comme au début, se mettent à philosopher. »[5] Mais l’étonnement n’affecte que quelqu’un qui en soit encore capable, qui trouve plaisir à com­prendre et y soit provoqué par la conscience de son ignorance.

L’abondance de connaissances pratiques fait ensuite entrer dans les mœurs intellectuelles un autre habitus inévitablement nocif à la philosophie. L’intention pratique fait presque privilégier un objet à la mesure de son manque d’intérêt spéculatif. Elle vise… ce qui n’est pas. L’esprit pratique réagit devant un problème. Devant une pauvreté, une maladie, une insécurité, encore privée de solution. Il se consacre tout entier à la conception de moyens qui n’existent pas. Le stimulus du menuisier habite les meubles manquants ; aucun artisan ne s’intéresse à produire ce dont on dispose déjà, à moins que cela ne présente des faiblesses, des carences, auxquelles répondre par une nouvelle et meilleure invention. Pour cela, l’intérêt pratique se spécialise dans le contingent, le mobile, l’éphémère, en somme à ce dont l’existence et l’amélioration dépendent de lui. Le parfait, l’immobile, l’éternel, bref tout ce qui comporte assez d’être pour s’offrir à une connaissance profonde… lui devient de plus en plus indifférent.

Cette passion pour le néant disqualifie l’intelligence pour la philosophie. Désireuse de con­naître pour connaître, celle-ci se porte au contraire vers des objets dans la mesure de leur être ; car ce sont eux qui méritent d’être connus et dont la connaissance contribuera sérieuse­ment à la perfection de l’intelligence. « Tout, enseigne Aristote, n’a de vérité que ce qu’il a d’être. »[6] D’être connaissable est une qualité transcendan­tale de l’être. Aussi le philo­sophe s’intéressera-t-il de préférence à ce qui déjà, sans son intervention, est parfait, stable, immobile, éternel, à ce qui ne dépend en rien de lui, à ce qui détient déjà avec certitude les causes dont il dépend et qui peuvent le faire comprendre. Voilà l’objet de prédilection de la philosophie : les essences des choses naturelles et les lois qui les régissent. Puis, au-delà de l’être mobile, l’être en tant qu’être et, encore plus fermement établies dans l’être, les substances séparées indis­pensables à l’intelligence de l’univers sensible. Et tout spécialement Dieu, être parfait et parfaitement connaissable, en lui-même sinon pour le philosophe, et dont la connaissance la minime a le pouvoir de combler le vide affreux qui caractérise l’intelli­gence humaine, au départ parfaitement ignorante.

L’esprit pratique, tout indispensable qu’il s’impose au maintien et au progrès de la vie humaine, paralyse encore l’esprit spéculatif d’une autre façon : par son exigence dominante, l’efficacité. Il veut résoudre un problème ; ce qui compte pour lui, c’est d’apporter une solution… qui marche. Si l’explication à la base est fausse, cela ne l’ennuie pas trop, à condition que le procédé fonctionne, qu’il efface la difficulté. L’esprit pratique comprend vite que l’approximation suffit ; l’exactitude, la vérité pure retarde la solution plutôt qu’elle ne la hâte ; l’exiger coûte cher pour l’efficacité. Personne ne prend de décisions efficaces s’il exige de connaître parfaitement toutes les circonstances. Rien ne se déciderait jamais. À l’esprit pratique, exiger la vérité exacte fait figure de mesquinerie, d’une ladrerie propre à paralyser l’action. L’homme d’action tourne généreusement les coins ronds.

Aussi payante en efficacité que s’avère cette ‘liberté de pensée’, il n’est pas de plus nocive disposition chez le philosophe. La connaissance l’intéresse pour elle-même ; il la veut donc la plus parfaite possible, la plus complète. Bref il la veut absolument vraie, exactement con­forme à la réalité examinée. Il y faudra du temps, de l’humilité ; il devra prendre conscience des limites de ses explications. Autre servilité antipathique à l’homme d’action : la philosophie oblige à respecter scrupuleusement tant l’essence de la réalité que les ressorts naturels de la raison. Pour cela, le philosophe doit d’abord approfondir longuement et patiemment les grands principes de base avant d’entrer dans les détails qui piquent davantage la curiosité et permettent des avancées plus spectaculaires. L’esprit pratique lui dira forcément : “Mais cela a déjà été fait. Passe à autre chose.”

Enfin, la méthode pratique est toute créative. Il s’agit sans cesse de créer des moyens, d’élaborer des procédés nouveaux, de mettre au point des outils neufs. Encore tout le contraire de la méthode philosophique, toute d’analyse, de réduction à des causes déjà réelles. Si, faute de problème à régler, l’homme pratique se laisse un moment aller à s’étonner de quelque fait naturel surprenant, plutôt justement que d’en chercher les causes véritables, il échafaudera plus spontanément quelque théorie, quelque mythe pour l’expliquer. Sans préoccupation trop contraignante de vérité exacte, en se trouvant content d’une approxima­tion qui ait l’air de marcher. Le philosophe veut faire tout le contraire. Il n’a rien à inventer, tout à découvrir. Son objet est l’être ; l’être tout là, stable, immobile, nécessaire, éternel.

L’attitude philosophique semble aller de soi. Ce n’est pas du tout le cas. Rien de plus spé­cial, rien de moins spontanément accessible à la raison qui a consacré beaucoup d’efforts à mettre au point la situation de vie confortable, sécuritaire, aisée, où enfin l’attitude philoso­phique devrait pouvoir s’épanouir. Cette raison cherche toujours à retomber dans ses disposi­tions pratiques premières. Elle aura beau, par un court temps de loisir forcé, s’étonner de quelque fait naturel, s’intéresser à le comprendre, elle cherchera vite des applications pra­tiques à ses découvertes, sans trop approfondir ces dernières. Même dans l’explication, elle préférera souvent l’efficacité apparente et facile à l’explication fondamentalement vraie et exacte. Son impatience d’abou­tir lui fera imaginer des systèmes solidement ‘construits’ plu­tôt que rattacher chaque fait à sa cause ‘dévoilée’. On reconnaît clairement ce penchant chez le ‘philosophe’ des derniers siècles, tout occupé à élaborer un système original, de moins en moins soucieux de vérité, quand il admet encore qu’il y en aurait une. Paradoxalement, la science expérimentale manifeste la même propension, très fière de la précision à laquelle donne lieu sa résolution de faire comme si tout ce qui prête à science était quantitatif, sans trop s’inquiéter de la très ‘généreuse’ approximation ainsi conférée à sa conception de l’uni­vers, pas toujours scrupuleuse d’éviter la contradiction[7]. Le savant d’aujourd’hui ne ressent aucun malaise à présenter comme des explications des hypothèses et des théories toutes sor­ties de son imagination, plutôt que de la réalité, leur faisant comme seule condition leur fécondité, leur efficacité à suggérer des faits, encore imaginés, quitte à les vérifier dans de complexes expérimentations. C’est toujours au bout du compte l’innovation technique résultante et la consécration de l’utilité, plutôt leur vérité, qui justifie ses constructions mentales. Dans ce paysage, Archimède fait figure de prophète, qui a cru devoir détruire ses inventions balistiques, plutôt que les breveter et les exploiter, pour rester capable de mener ses recherches spéculatives sur les lois de la nature.

Il ne s’agit certes pas ici de contester les magnifiques avancées de cette science, ni l’effica­cité qu’elle déploie dans la collection de véritables faits naturels, ni non plus de lever le nez sur cette technologie qui écarte tant des difficultés de la vie. Mais de souligner qu’il ne s’agit pas là de philosophie. Et qu’il s’agit même de preuve supplémentaire que l’esprit pratique, tout aussi présupposé qu’il soit à l’esprit spéculatif, finit par lui barrer la route, si on le laisse trop travailler à la lui préparer. Pour donner une autre manifestation de cette incom­patibilité entre les deux, on peut encore constater la quasi disparition de la mathématique spéculative. Il n’est plus aujourd’hui de mathématicien véritablement spéculatif. Tous ceux qui se targuent de cette épithète ne s’intéressent en fait qu’à des formes de plus en plus élaborées de calcul, pas du tout aux propriétés véritables de la grandeur et du nombre. Or calculer, même quand on n’en entrevoit pas encore l’utilité, reste fondamentalement une activité pratique, destinée à faire plutôt qu’à connaître, assoiffée d’efficacité plutôt que de vérité. Le paroxysme de cette tendance se rencontre peut-être dans la logique dite symbolique ou mathématique, qui ne veut plus diriger la raison, l’aider à penser mieux, mais plutôt l’empêcher de penser, ramener son activité à un calcul, jugé plus sûr, plus neutre, plus efficace.

Aristote ne faisait pas face, en son temps, à une compromission aussi avancée du spéculatif. La situation était plus naturelle. Certaines limites concrètes empêchaient une amélioration à l’infini de l’instrumentation. L’application générale de l’intelli­gence humaine au pratique suffisait toutefois pour lui faire mesurer l’originalité des dispositions morales et intellectuelles qui avaient porté ses quelques prédécesseurs sur le terrain philosophique. Il avait de quoi apprécier la merveille que l’humanité venait de découvrir, il pouvait discerner que là résidait le but naturel de l’intelligence humaine, bref que la philosophie constituait la motivation ultime de tout effort pratique. Aussi a-t-il compris que la dévotion si attirante pour le pratique risquait fort de détourner de la philosophie la plupart des intelligences capables de s’y consacrer. On comprend par là que dans sa Politique il ait fait du loisir la préoccupation principale de la meilleure constitution. Mais d’abord il a su livrer dans cette œuvre de jeunesse une puissante exhortation à la philosophie. Une exhortation propre à tracer clairement son essence, ses motivations, ses exigences, ses préoccupations, sa gratuité, son excellence. Adressée à Thémison, roi, riche, doué, proie facile pour l’envoute­ment du pratique. Aristote a voulu l’en exorciser, éviter à son intelligence de s’enfermer dans ce cercle vicieux d’où soit exclue sa fin naturelle. Le Protreptique peut aussi donner à son lecteur d’aujourd’hui d’échapper à l’absurdité d’une recherche à l’infini d’un utile qui ne soit ultimement ordonné à aucun véritable bien.

 

 

Le Protreptique

#1. — Aristote a rédigé son Protreptique pour Thémison, roi de Chypre, dans l’idée que personne ne pouvait compter sur plus de ressources pour philosopher. Celui-ci disposait en effet de grandes richesses à consacrer à cette entreprise et jouissait en outre d’une grande crédibilité[8].[9]

#2. — La cupidité pour les biens en détourne beaucoup d’agir comme il se doit. Pour fuir l’infortune de ces gens, on doit s’adonner à la contemplation[10] et porter attention à ce que le bonheur ne consiste pas tant à posséder beaucoup de richesses qu’à disposer son âme d’une certaine façon. Le corps déjà, ce n’est pas à le revêtir d’un habit magnifique qu’on le trouve à son meilleur ; c’est plutôt à le voir en santé et bien en forme[11], même en l’absence des biens extérieurs en question. Pareillement l’âme, c’est la mesure de son éducation[12] qui lui mérite le bonheur, à elle et à l’homme bien éduqué, et on ne doit pas considérer heureux qui se revêt extérieurement de beaux brillants sans présenter lui-même aucune valeur. De même on n’apprécie pas un cheval vicieux, eût-il un frein en or et un harnais dispendieux ; on valorise plutôt le cheval bien entraîné[13].[14]

#3. — Chaque fois que des responsabilités échoient à des hommes sans valeur, c’est remar­quable, ceux-ci accordent plus de valeur aux possessions extérieures qu’aux biens de l’âme. C’est pire que tout, car qui se montre inférieur à ses propres serviteurs se rend tout à fait ridicule. Pareillement, on doit trouver tout à fait misérable qui accorde plus de valeur à posséder qu’à sa propre nature.[15]

#4. — En vérité, il en va bien ainsi : la satiété produit l’insolence, selon le proverbe, et le manque d’éducation[16], même assisté de toutes les ressources, rend stupide[17]. Même que, pour qui a l’âme mal disposée, ni la richesse ni la force ni la beauté ne sont des biens. Au con­traire, plus somptueusement il se voit comblé de ces biens, plus grands et plus nombreux sont les dommages qu’il inflige, ainsi privé de sagesse[18]. Le proverbe : « Aucun couteau à un enfant ! » enjoint de ne placer aucun pouvoir aux mains des méchants.[19]

#5. — La sagesse, tous concèdent qu’on la tire de l’étude et de la recherche, ce qui revient à philosopher. Quel prétexte pourrait donc encore détourner de le faire ?[20]

#6. — D’un côté, si tu admets qu’on doit philosopher, tu dois le faire ; mais si tu prétends que ce n’est pas le cas, alors tu dois encore philosopher, ne fût-ce que pour le prouver. Tu dois donc philosopher de toute façon. Car c’est déjà s’y mettre que se demander si on doit le faire.[21]

#7. — S’adressant à des êtres humains plutôt que divins, ces exhortations doivent inclure des avis utiles à la vie politique et pratique.[22]

#8. — Réfléchissons à ceci : ce dont on dispose pour vivre, le corps et ses outils, sert d’ins­truments, et son usage est plein de danger. Il en ressort beaucoup d’effets inattendus, si on en use autrement qu’il faut. Si donc on doit dési­rer les posséder, on doit quand même acquérir la science d’en user correctement. Il faut donc philosopher, si on se propose de gouverner les gens correctement et de vivre sa propre vie efficacement.[23]

#9. — Par ailleurs, ce ne sont pas les mêmes sciences, celles de produire chacun des avan­tages de la vie et celles de s’en servir, celles de servir et celles de commander. C’est dans les secondes, comme elles renferment davantage d’autorité, qu’on trouve ce qui mérite pro­prement le titre de bien. Or par nature, celle qui peut se servir de toutes les autres et leur commander, c’est celle-là seule qui détient la rectitude du jugement, use de la raison et considère le bien en son entier, c’est-à-dire précisément la philosophie. À tout point de vue donc, on doit s’adonner à la philosophie. Elle seule détient le jugement droit et la sagesse indéfectible apte à commander.[24]

#10. — Ce qui vient à exister le doit parfois à quelque pensée[25] ou art, tels la maison ou le navire ; les deux ont de fait pour cause art et pensée. Parfois aussi, il n’est le produit d’aucun art, mais de la nature. Les animaux et les plantes, ainsi, ont la nature pour cause ; c’est par elle que leurs semblables viennent à exister. Par exception, toutefois, on vient à exister par hasard. Car tout ce qui ne doit son existence ni à l’art, ni à la nature, ni à la nécessité, on l’attribue au hasard.[26]

#11. — Maintenant, ce qui vient ainsi à exister par hasard ne se trouve jamais recherché expressément ni ne constitue aucune fin particulière. Au contraire, tout ce qui est issu de l’art se recherche expressément et répond à une intention ; pour cela, l’artisan se trouve tou­jours à même de rendre compte de ses actes et de révéler l’intention qu’il poursuit. Or sa fin constitue toujours un bien meilleur que ce qu’il fait pour elle. On parle bien sûr de ce dont l’art est cause par soi, par sa nature et non par accident. On attribue ainsi à la médecine plus proprement la responsabilité de la santé que de la maladie, et à l’architecture plutôt celle de la construction de la maison que de sa ruine. Partant, tout ce qui se doit à l’art est intentionnel, et sa fin constitue ce qu’il a de meilleur. Inversement, tout ce qui se doit au hasard n’a rien d’intentionnel. Il se peut quand même qu’un bien survienne par hasard ; mais en rapport au hasard et dans la mesure où il en est issu, ce n’est pas un bien, car l’effet de ce dernier est indéfini et lui reste indifférent.[27]

#12. — Ce qui se doit à la nature, par contre, est aussi intentionnel ; il répond même à une intention plus déterminée que celle de l’art. Ce n’est pas la nature en effet qui imite l’art, mais plutôt l’art qui imite la nature. L’art existe d’ailleurs pour assister la nature et compléter ce qu’elle laisse en plan. La nature se montre manifestement capable d’atteindre par elle-même certaines fins, sans avoir besoin d’aucune assistance ; mais elle n’arrive pas du tout ou très difficilement à réaliser d’autres de ses fins. Les générations en fournissent un exemple manifeste : certaines semences, où qu’elles tombent, germent sans protection, tandis que d’autres ont besoin de l’art de l’agri­culteur. Pareillement, certains animaux atteignent la plénitude de leur nature par eux-mêmes, tandis que l’homme a besoin de plusieurs arts pour survivre, dès sa naissance et aussi ensuite pour arriver à bien vivre.[28]

#13. — Si donc l’art imite la nature, c’est à elle qu’il doit de tout se développer dans une intention déterminée. Il faut le maintenir : on ne vient correctement à l’existence qu’en répondant à une intention. Or pour être bon et beau, on doit venir correctement à exister. C’est justement le cas de tout ce qui se doit à la nature : il s’avère beau et bon ; même qu’au contraire, ce qui est hors nature est mauvais et laid, étant contraire à ce que la nature fait. Se devoir à la nature, donc, c’est toujours répondre à une intention.[29]

#14. — On le vérifie en n’importe quel organe. Observons la paupière : clairement, elle n’est pas venue à exister en vain, mais à titre d’aide pour les yeux, pour leur donner du repos et neutraliser tout ce qui attaque la vue. Voilà ce qu’est exister ou devoir exister en répondant à une intention. Le navire, par exemple, doit se construire afin de procurer un transport par mer ; voilà l’intention à laquelle il répond.[30]

#15. — Maintenant, absolument tous les vivants, mais spécialement les meilleurs et les plus valeureux, comptent parmi les êtres qu’on doit à la nature. On ne compromettrait même pas cette évidence en prétendant que la plupart des vivants résultent non de la nature, mais de quelque détérioration ou désastre. Le plus valeureux de tous les vivants reste l’homme. Il ré­sulte évidemment de la nature et doit se conformer à son intention.[31]

#16. — Mais dans quelle intention la nature et le dieu nous ont-ils engendrés, nous, de tous les êtres ? Interrogé sur ce que ce pouvait bien être, Pythagore répliqua : « Pour contempler le ciel. »[32] Et il ajouta qu’il était lui-même un ‘contemplateur’[33] de la nature, et qu’il était venu à la vie dans cette intention.[34]

#17. — On rapporte aussi d’Anaxagore, alors qu’on lui demandait quelle intention devrait faire opter pour l’existence et pour la vie, qu’il répondit, comme si rien d’autre n’avait de valeur : « Pour regarder le ciel, et les étoiles dans le ciel, et la lune et le soleil. »[35]

#18. — De fait, la fin d’un être est toujours meilleure que lui, car tout existe en vue de sa fin ; sa fin est donc meilleure que lui et constitue pour lui son plus grand bien. Par ailleurs, la fin assignée par nature à un être, c’est ce qui est de sorte, lors de sa génération, à s’accomplir en dernier, une fois tout le processus de cette génération complété sans interrup­tion. Or chez l’homme, c’est ce qui concerne son corps qui s’achève en premier, et ce qui concerne son âme vient seulement par après. Toujours, de toute manière, la perfection du meilleur arrive plus tard dans la génération. L’âme vient ainsi plus tard que le corps, et en ce qui concerne l’âme, la sagesse vient en tout dernier lieu. Manifestement, en effet, c’est là ce qui, par nature, se réalise en tout dernier lieu chez un homme ; aussi est-ce le seul bien que le vieil âge se réserve. La sagesse constitue donc notre fin naturelle et la pratiquer est la dernière activité pour laquelle nous sommes venus à l’existence. C’est évidemment pour pratiquer la sagesse que nous sommes venus à exister et nous avons l’être pour acquérir la connaissance. Voilà donc bien la fin de notre existence.[36]

#19. — Ce raisonnement donne tout à fait raison à Pythagore d’affirmer que tout homme a été constitué par Dieu pour connaître et pour contempler[37]. Que s’agit-il de fait d’y con­naître, si c’est l’univers ou quelque autre nature, reportons à plus tard de l’examiner. C’est assez pour le moment d’avoir établi que si la sagesse est notre fin naturelle, le mieux de tout, pour nous, c’est de pratiquer la sagesse.[38]

#20. — La conséquence, c’est qu’on doit user de tout bien extérieur en vue des biens intérieurs ; et parmi ces derniers, de ceux du corps en vue de ceux de l’âme ; et là même, de la vertu en vue de la sagesse, puisque voilà notre bien suprême.[39]

#21.[40] — Comme la nature se revêt de raison, de quelque manière que ce soit, elle ne fait rien au hasard ; au contraire, toujours et partout elle vise une fin. Faisant fi du hasard, elle se préoccupe de la fin encore plus que les arts, surtout que les arts ne font qu’imiter la nature. L’homme est par nature composé d’âme et de corps, et l’âme est meilleure que le corps. Or l’inférieur est toujours naturellement au service du supérieur ; le corps existe donc nécessaire­ment pour le service de l’âme. Dans la mesure, ensuite, où l’âme comporte une partie ration­nelle et une partie irrationnelle, cette dernière, constituant une partie inférieure, doit exister pour le service de l’autre. La raison constituant enfin cette partie rationnelle de l’âme, toute cette démonstration contraint de reconnaître que tout existe pour le service de la raison.[41]

#22. — L’activité la plus appropriée à la raison, c’est la pensée[42], et la pensée est la vision de choses intelligibles, tout comme la vision de choses visibles est l’activité de la vue. C’est pour le bien de la pensée et de la raison, donc, que toute autre chose se fait éventuellement désirable. Tout le reste, ce qui est en dehors de l’âme, ne devient désirable que pour le service de l’âme, on peut en être sûr. Or c’est la raison la partie supérieure de l’âme, et tout le reste, nous l’avons vu, n’existe que pour le service de ce qui lui est supérieur.[43]

#23. — De plus, entre toutes les pensées, celles-là seules sont libres, que l’on entretient pour elles-mêmes. À l’opposé, les pensées qui mènent à une connaissance utile au service d’autre chose ressemblent à des esclaves femelles. Ce que l’on poursuit comme fin en soi l’emporte toujours sur ce dont on veut simplement faire un moyen pour autre chose. C’est une opinion universelle : ce qui est libre l’emporte sur ce qui ne l’est pas.[44]

#24. — Certes nous usons souvent de notre intelligence en vue de quelque avantage corpo­rel et nous ajustons nos actions en conséquence. Pourtant, au bout du compte, c’est toujours le bien de notre intelligence que nous cherchons. En faisant servir nos corps, nous pouvons agir plus ou moins au hasard ; mais la règle, c’est que nos actions sont meilleures dans la proportion où la raison y domine, même si la plupart d’entre elles visent le bien de notre corps ou en usent comme instrument.[45]

#25. — En conséquence, la pensée et la spéculation faites pour elles-mêmes surpassent en dignité celles où on vise un avantage supplémentaire. La pure spéculation est honorable en elle-même, et la sagesse spéculative, parmi les différents modes de pensée, est certainement la plus élevée. De même, la sagesse pratique est la plus élevée parmi toutes les activités de l’intelligence préoccupées par l’action. Le bien et l’honorable, donc, se trouvent surtout dans la pure spéculation philosophique. Cependant, même la spéculation pure présente une hiérarchie de mérite ; la plus honorable, c’est, absolument, celle qui porte sur le premier principe et le premier moteur de l’univers. Or voilà la spéculation pure intimement associée à la sagesse philosophique ; c’est celle-là qu’on peut proprement considérer comme sagesse au sens le plus vrai du terme.[46]

#26. — Dépouillé de sens et de raison, l’homme deviendrait une simple plante ; le priver de sa raison seulement le transformerait déjà en bête sauvage. À l’encontre quand, s’ap­puyant sur sa raison, il s’élève au-dessus de l’irrationalité, il devient comme un dieu.[47]

#27. — Ce qui nous distingue de tous les autres animaux brille particulièrement dans une vie vécue en conformité avec la raison : une vie dans laquelle rien ne découle d’un hasard aveugle, une vie qui n’a rien à faire non plus avec des préoccupations mesquines. Les ani­maux ont une petite étincelle de rationalité et un rien d’intelligence, mais ils sont tout à fait dépourvus de sagesse philosophique. Bien que, pour ce qui est de la perception sensible et de l’instinct, l’homme ait moins d’acuité et moins de force physique que bien des animaux.[48]

#28. — La vie conforme à la raison ne peut se séparer du bien. De fait, il faut l’admettre, cela est impliqué dans la notion même de bien. Car l’homme bon qui conforme sa vie à la raison ne s’en remet jamais au hasard ; au contraire, plus que tout autre homme, sa vie domine les vicissitudes du hasard. Partant, qui accorde sincèrement sa vie à la raison a tout motif d’être confiant et de garder bon moral.[49]

#29. — Sous un autre angle, chacun choisit ce qui est à son avantage, s’il peut le réaliser. Montrons donc comment ces deux conditions conviennent à la phi­losophie, et que la diffi­culté de son acquisition est inférieure à la grandeur de son utilité, puisque chacun trouve agréable ce qui lui est facile.[50]

#30. — Or cela est aisé à démontrer : on est capable d’acquérir les sciences[51] qui portent sur le juste et sur l’utile, aussi bien que sur la nature et sur le reste de la vérité.[52]

#31. — En effet, l’antérieur est plus connaissable que le postérieur, et, par nature, le meilleur que le pire. C’est que la science porte plus facilement sur ce qui est défini et ordonné que sur son contraire, et davantage sur les causes que sur les effets. Or le bien est plus défini et ordonné que le mal, tout comme un homme équitable l’est davantage qu’un corrompu, car il y a nécessairement entre eux la même différence. De plus, les causes antérieures le sont davantage que les postérieures, car, avec leur disparition, tout ce qui leur doit son essence disparaît aussi : la longueur avec les nombres, la surface avec les longueurs, le solide avec les surfaces, et les syllabes des noms avec leurs lettres.[53]

#32. — Or l’âme est supérieure au corps, puisqu’elle est par nature plus apte à commander. Pourtant, il y a des arts et des sagesses à propos du corps, comme la médecine ou la gymnas­tique ; on regarde en effet ces dernières comme des sciences et on prétend que des gens arrivent à les maîtriser. Bien évidemment, alors, il existe aussi à propos de l’âme et des vertus de l’âme quelque étude[54] et art qui se puisse acquérir, puisque cela se fait même à propos de ce qui prête plus à ignorance et moins à connaissance.[55]

#33. — Il en va pareillement aussi avec les choses naturelles : nécessairement, une sagesse doit d’abord s’élaborer sur les causes et sur les éléments, plutôt que sur ce qui en découle. Car leurs conséquences ne fournissent aucune explication ultime. Ce ne sont pas elles non plus dont causes et éléments sont issus ; bien au contraire, c’est à partir de ces derniers et par eux que manifestement tout le reste vient à l’existence et se constitue.[56]

#34. — Que ces causes et principes de tout le reste soient le feu, ou l’air, ou le nombre, ou d’autres natures, tant qu’on les ignore, on ne peut rien savoir de ce qui en dépend. Comment comprendre un discours en ignorant les syllabes, ou entendre celles-ci sans connaître aucune lettre ?[57]

#35. — Qu’il suffise, à ce sujet, de savoir qu’il existe donc bien une science sur la vérité aussi bien que sur la vertu de l’âme et qu’elle peut s’acquérir.[58]

#36. — Qu’ensuite elle constitue le plus grand des biens et le plus utile de tous, voici comment cela devient évident. Tous concèdent qu’il faut que commande le meilleur et le plus fort par nature[59], de sorte que la loi commande et soit seul seigneur. Or celle-ci est une sagesse et un discours issu de sagesse.[60]

#37. — Mais encore, quelle règle et quel critère plus exact que le sage peut juger des biens ? Tout ce pour quoi il optera en se fondant sur sa science sera bon, et tout ce qui s’opposera à son choix sera mauvais.[61]

#38. — D’un autre côté, chacun choisit surtout ce qui s’accorde avec ses propres habitus : le juste veut vivre avec justice, le courageux veut se conformer au courage, le tempé­rant pareillement veut se tempérer. Par conséquent, de toute évidence, le sage choisira par-dessus tout d’agir avec sagesse, car c’est là son pouvoir propre. Manifestement, par suite, il est de simple bon sens que la sagesse constitue le plus fort de tous les biens.[62]

#39.[63] — La vérité de ce qui précède devrait se faire encore plus évidente avec l’argument suivant. La science et la sagesse, ainsi que leur acquisition, ne sont pas seulement désirables pour elles-mêmes, seulement pour cette impossibilité, sans elles, de vivre une vie digne d’un homme ; elles sont en plus utiles à la vie pratique. En effet, faute de régler son agir d’après un jugement rationnel et s’y conformer, aucun bien réel ne va s’atteindre. Aussi, que vivre une bonne vie tienne à des biens extérieurs ou à la vertu ou à la sagesse, il faut de toutes manières poursuivre la philosophie toujours et partout. Car c’est par-dessus tout la pratique active de la philosophie qui confère des notions claires sur toutes ces matières.[64]

#40. — Cependant, vouloir pour toute science un fruit autre qu’elle et avoir besoin qu’elle soit utile, c’est l’attente de qui ignore totalement ce qui distingue le bien et le nécessaire. Or c’est là que surgit le plus de différence. Ce qu’on aime pour autre chose, en effet, sans quoi on ne peut vivre, il faut l’appeler nécessaire et utile ; mais c’est ce qu’on aime pour lui-même, encore quand rien d’autre n’en ressort, qui constitue proprement un bien. Car on ne désire pas telle chose pour telle autre, et celle-là pour une autre encore, et ainsi de suite à l’infini ; on doit s’arrêter quelque part. Il s’avère donc ridicule d’attendre de tout un profit en dehors de lui-même, et de demander sans cesse : « Qu’en tirons-nous ? » ou « À quoi cela sert-il ? » À la vérité, insistons-y, qui a pareille attitude ne connaît manifestement rien du beau et du bien, et ne saurait distinguer entre essentiel et accessoire.[65]

#41. — On apercevra encore mieux la vérité de tout cela, si on veut bien se rendre en esprit aux Iles des Bienheureux. Car là on ne ressent plus aucun besoin, et rien ne s’avère utile à autre chose, de sorte qu’il ne reste plus qu’à penser et à contempler, activités que nous qualifions déjà ici et maintenant de vie libre. Alors, comment ne pas ressentir une honte extrême si, quand l’opportunité échoit de vivre comme sur les Iles des Bienheureux, on y manque par sa propre faute ? Ne méprisons donc pas la récompense de la science, ô hommes, et ne prenons pas légèrement tout le bien qui en dérive. Au dire des poètes sages[66], nous recevrons en Hadès les cadeaux attachés à notre justice ; c’est de même sur les Iles des Bien­heureux qu’à ce qu’il semble nous recevrons ceux attachés à notre sagesse.[67]

#42. — Rien de déplorable alors à ce que la sagesse ne présente ni utilité ni profit. Nous ne la prétendons pas profitable, mais bonne, et nous insistons qu’il convient de la rechercher non pour un autre profit, mais pour elle-même. Pareillement, on se rend à Olympie pour le spectacle, même si rien de plus que d’y assister ne devait en résulter, car le regarder[68] vaut bien plus que beaucoup d’argent. On regarde[69] aussi les Dionysiaques sans chercher à tirer un profit des acteurs ; au contraire, on dépense beaucoup pour l’occasion. Il y a ainsi bien d’autres spectacles que nous préférons à de grandes richesses. Pareillement et bien plus, la contemplation du Tout mérite plus d’estime que tout l’argent qu’on peut s’attendre à possé­der. Assurément, en effet, on ne peut quand même pas penser que regarder des hommes imiter des femmes et des esclaves, ou combattre, ou courir, mérite beaucoup de peine, alors qu’on ne devrait pas contempler la nature et la vérité des êtres sans exiger de rétribution.[70]

#43. — De toute manière, on trouvera facilement qu’entre tous les arts, la sagesse spécula­tive est aussi de la plus grande utilité pour la vie humaine. La plupart des médecins et des gymnastes experts admettent que qui veut devenir bon médecin et bon gymnaste doit se familiariser avec la nature. Le bon législateur doit se familiariser tout autant avec elle, et même bien plus. Car le premier forme seulement la vertu du corps, tandis que l’autre, comme il forme les vertus de l’âme et se préoccupe d’enseigner ce qui touche le bonheur et le mal­heur de la cité, a bien plus besoin de philosophie.[71]

#44. — De fait, dans les autres arts, spécialement dans ceux de production, c’est de la nature qu’on tire les meilleurs outils, comme la règle, le niveau, ou le compas dans l’art de la construction. En effet, c’est à observer l’eau, la lumière et les rayons du soleil qu’on les a décou­verts. C’est ensuite d’après ces éléments naturels qu’on fixe ce qui sera pour nos sens suffisamment droit et lisse. C’est de la même façon que l’homme d’état a besoin de critères tirés de la nature même et de la vérité, d’après lesquels juger du juste, du bon et de l’utile. En effet, de même qu’en tous les arts les outils tirés de la nature l’emportent sur tous les autres, de même aussi la loi la meilleure est celle qui se conforme le mieux à la loi naturelle.[72]

#45. — Or on n’arrive pas là sans philosopher ni connaître la vérité. En outre, dans les autres arts, ce n’est généralement pas de modèles premiers, mais seconds, et troisièmes, et même plus éloignés encore, qu’on tire ses outils et ses mesures précises, et c’est à une expérience déjà ancienne qu’on s’adresse. Le philosophe, seul entre tous, imite directement ce qu’il y a de plus exact ; car ce à quoi il regarde, ce sont les choses mêmes, non leurs images.[73]

#46. — Qui tire ses mesures d’autres édifices, au lieu d’utiliser le niveau et d’autres instru­ments techniques, n’est pas un bon architecte. Tout à fait pareillement, qui établit des lois pour des cités ou administre leurs affaires en observant et imitant les administrations ou les constitutions élaborées par d’autres, celles des Lacédémoniens, des Crétois, ou de quelque autre peuple, n’est pas un législateur adéquat et consciencieux. En effet, l’imitation de ce qui n’est pas parfait ne donne rien de très bon, et l’imitation de ce qui ne détient pas nature divine et stable ne produit rien d’impérissable ni de stable. À l’opposé, seul évidemment, entre tous les agents, le philosophe élabore des lois vraiment stables et des pratiques vraiment correctes et adéquates.[74]

#47. — C’est que lui seul vit le regard fixé sur le naturel et sur le divin. Fixé, comme un bon timonier, sur l’éternel et l’immobile, il en tire les principes de sa vie et vit en maître de soi.[75]

#48. — Certes, cette sorte de science est purement spéculative. Pourtant, tout peut se produire d’après elle. La vue non plus ne produit ni ne crée rien ; sa seule activité[76] est de distinguer et de révéler tout ce qui est visible. C’est cependant elle qui habilite à faire quoi que ce soit ; c’est elle qui assiste les plus grandes actions ; privé d’elle, on resterait presque complètement immobile. De même évidemment, la science a beau être spéculative, on ac­complit pourtant des milliers d’actions en s’y conformant : c’est elle qui fait opter pour telle action et renoncer à telle autre. C’est à elle qu’on doit tout ce qu’on fait de bon.[77]

# 49. — Bien sûr, qui enquête sur l’action humaine ne doit pas perdre cons­cience que tout le bien et le profit de la vie tient à exécuter et à agir, non seulement à connaître : on ne se porte pas bien seulement à savoir ce qui donne la santé, mais en l’appliquant à son corps ; on ne devient pas riche non plus seulement à définir la richesse, mais en acquérant beaucoup de propriété. Et le plus important : la vie bonne ne se contente pas de connaître la bonne action, mais exige de l’exécuter réellement, car c’est cela être vraiment heureux. En somme, si la philosophie est utile, éventuellement, c’est pour autant qu’elle inclut d’agir bien ou y aide.[78]

#50. — On ne doit donc assurément pas se passer de la philosophie, puisque, comme on le voit, elle tient à l’acquisition et à l’exercice de la sagesse[79], qui compte parmi les plus grands biens. Il serait ridicule de naviguer jusqu’aux colonnes d’Hercule et de prendre tellement de risques pour des richesses matérielles, puis d’économiser labeur et dépense dans la poursuite de la sagesse[80]. C’est adopter une attitude servile que de se contenter de vivre sans tenir à bien vivre, et de se conformer aux opinions du commun, plutôt que de mériter que le com­mun suive les nôtres, enfin de courir après l’argent sans se préoccuper du vrai bien.[81]

#51. — Pour l’utilité et la grandeur de la philosophie, les voilà assez bien démontrées. Que maintenant son acquisition, entre tous les biens, soit de loin la plus facile, voici qui en persuadera.[82]

#52. — Qui se préoccupe de philosophie ne s’en fait rétribuer par personne. On y a d’ail­leurs mis bien peu de temps, en comparaison de tout celui qu’on a consacré aux autres arts. Malgré ce faible effort déployé par peu de personnes, on est déjà parvenu aux résultats les plus avancés. Cela marque assez clairement la grande facilité qui caractérise la philosophie.[83]

#53. — Bien plus, tous ceux qui la pratiquent se sentent à l’aise en philosophie et vou­draient bien y consacrer tout leur loisir, et oublier toutes leurs autres préoccupations. Voilà un indice déterminant[84] de ce que sa fréquentation assidue est plaisante, car personne ne s’astreint volontiers longtemps à un travail pénible. Par-dessus le marché, son acquisition requiert bien moins que tout autre art : elle ne nécessite aucun outil ni lieu particulier ; on se met à penser et à atteindre la vérité où qu’on soit sur terre, car elle est omniprésente.[85]

#54. — Voilà démontré que la philosophie est possible, qu’elle constitue ce qu’il y a de plus grand comme bien et qu’elle est facile à acquérir. Pourquoi, par conséquent, ne pas s’en emparer avec enthousiasme ?[86]

#55. — Autre chose encore : en nous il faut distinguer l’âme du corps, le directeur du dirigé, l’usager de l’instrument. Car toujours, c’est au bien du directeur et de l’usager que s’ordonne l’usage du dirigé et de l’instrument.[87]

#56. — Or c’est de l’âme que relève la raison. Par nature, cette dernière dirige et juge tout ce qui nous concerne ; c’est à elle qu’obéit et par elle que se fait diriger tout ce en nous dont la nature est d’obéir et de se faire diriger. C’est enfin pour autant que tout cela revêt sa propre vertu qu’il vient à être bien disposé, et c’est qu’il en aille ainsi qui est bon.[88]

#57. — Indiscutablement, c’est pour autant que ce qu’on a de plus grand, de principal et de plus honorable atteint son excellence[89] qu’on se trouve bien disposé. Car elle est supérieure[90] l’excellence naturelle de ce qui est supérieur par nature. Or le supé­rieur c’est toujours celui qui détient une nature davantage apte à diriger et à commander ; pour cela l’homme est supérieur aux autres vivants. L’âme se trouve ainsi supérieure au corps, ayant plus d’aptitude à diriger ; dans l’âme même, la partie supérieure c’est celle dotée de raison et de pensée, car voilà ce qui ordonne et défend, et qui édicte ce qu’on doit ou ne doit pas faire.[91]

#58. — Nécessairement, donc, grâce à son excellence, cette partie de l’âme mérite absolu­ment qu’on la préfère à toute autre. D’ailleurs, pourrait-on soutenir, nous-mêmes sommes seulement ou surtout cette partie-là.[92]

#59. — En outre, tout est parfait dans la mesure où il atteint de la meilleure façon sa perfec­tion naturelle, et cela non par accident, mais strictement par soi. Il faut donc reconnaître en tout comme principale excellence celle qui assure en lui ce résultat.[93]

#60. — Par ailleurs, le composé qui comporte plusieurs parties développe plusieurs perfec­tions[94] distinctes, tandis que le simple dont l’essence ne tient pas purement à une relation à autre chose doit n’avoir qu’une seule excel­lence propre et par soi.[95]

#61. — Si donc l’homme est un vivant simple, si son essence propre s’assimile à la raison et à l’intelligence, sa perfection propre tient simplement à la plus exacte vérité, c’est-à-dire à la représentation véridique des êtres. Par contre évidemment, si on reconnaît en lui plu­sieurs puissances, entre toutes ces potentialités de sa nature, sa perfection la plus propre consistera en la meilleure : la santé, par exemple, pour le médecin, et la sécurité pour le pilote. Or on ne peut assigner à notre âme aucune perfection supérieure à la pensée ou à la vérité, apanage de sa partie intellectuelle. Partant, la vérité est la perfection la plus appropriée de cette partie de l’âme.[96]

#62. — C’est à cela que l’âme atteint absolument avec la science ou, plus exactement, avec la science la plus haute ; c’est donc en cette contemplation[97] que réside sa fin la plus appro­priée. D’ailleurs, chaque fois qu’entre deux biens on choisit l’un à cause de l’autre, le second est supérieur et préférable à celui qu’on choisit pour lui. Par exemple, le plaisir l’emporte sur ce qui plaît, et la santé sur ce qui la donne. Car le bien des seconds, c’est, doit-on dire, de produire les premiers.[98]

#63. — À comparer maintenant habitus[99] à habitus, aucun ne se préfère à la sagesse, qui couronne notre puissance la plus propre : notre partie cogni­tive, tant en elle-même qu’en relation aux autres, l’emporte sur tout le reste de l’âme, et son excellence réside dans la science.[100]

#64. — Bref, aucune des excellences particulières mentionnées n’est la perfection propre de la partie cognitive, celle-ci l’emportant sur toutes les autres. La fin atteinte se trouve toujours un bien meilleur que la science qui y mène. Toute excellence de l’âme ne constitue pas sa perfection propre ni son bonheur. Certaine est productrice, par exemple, et assure le bien d’autre chose que l’âme ; ainsi, l’architecture assure le bien d’une maison, mais n’en fait pas partie. La sagesse[101], par contre, fait partie de l’âme et en assure l’excellence et le bonheur ; le bonheur, c’est notre conviction, ou bien en est issu, ou bien est la sagesse même.[102]

#65. — Ce raisonnement nous assure que cette science[103] ne doit rien produire. En effet, le produit l’emporte sur sa production. Or rien ne l’emporte sur la sagesse, sauf ce qu’on a mentionné, qui de fait ne constitue pas réellement une perfection distincte[104]. Admettons-le donc : cette science est purement spéculative, puisque sa fin ne doit pas être de pro­duire[105].[106]

#66. — Pratiquer la sagesse[107], donc, et contempler, voilà notre perfection et excellence propre. C’est ce qu’il y a de préférable à tout pour l’homme, comme la vue l’est pour l’oeil. Car on voudrait garder la vue, même si rien d’autre que simplement voir ne devait en résul­ter.[108]

#67. — De toute façon, qui aime quoi que ce soit pour quelque résultat, préférera évidem­ment ce qui produira mieux ce résultat. Par exemple, qui veut marcher pour la santé, quand il découvre que courir procure plus de santé, il opte plutôt pour la course, s’il peut courir. Ainsi l’opinion vraie[109], comme elle ressemble à la sagesse, peut se pratiquer[110] pour la participa­tion qu’elle confère à la vérité ; mais comme cette dernière s’atteint davantage à pratiquer la sagesse, on préférera la sagesse à l’opinion véridique.[111]

#68. — L’amour général pour la simple vue témoigne déjà suffisamment que tous aiment suprêmement pratiquer la sagesse et connaître.[112]

#69. — C’est de fait la perception sensible qui sert de critère pour distinguer vivre de ne pas vivre ; on définit couramment la vie par la présence ou par la puissance de la perception. Enlevez la sensation et la vie ne vaut plus la peine d’être vécue, comme si c’était la vie même qu’on supprimait en enlevant la sensation.[113]

#70. — Ensuite, dans la perception sensible, la vue se distingue comme la sensation la plus claire de toutes, et c’est cette raison qui la fait préférer à toute autre. Or tout sens constitue une faculté cognitive usant d’un organe cor­porel ; l’ouïe par exemple perçoit le son au moyen des oreilles.[114]

#71. — Voilà donc qui s’enchaîne : vivre vaut la peine pour la sensation et la sen­sation est une connaissance ; c’est donc pour connaître que nous aimons notre vie[115].[116]

#72. — Or on vient de signaler qu’entre deux choses, on préfère toujours celle qui produit davantage le bien qu’on cherche. Cela contraint à préférer et à honorer le plus la vue, entre tous les sens. La sagesse obtiendra donc forcément préférence sur la vue, sur les autres sens et sur la vie même, comme elle a une prise encore plus forte sur la vérité. C’est pourquoi tout homme cherche plus que tout à pratiquer la sagesse.[117]

#73. — Ce qu’on aime, en fait, de la vie, c’est de pratiquer la sagesse et de connaître. Cela découle déjà de ce qu’on n’estime la vie pour rien d’autre que pour la sensation et, surtout, pour la vue. On aime manifestement ce sens plus que tous les autres, parce qu’en comparai­son avec eux, la vue est comme de la science.[118]

#74. — Bien plus, la vie la plus agréable appartient à ceux qui optent pour conformer leur vie à l’intelligence[119]. Voici qui le rendra évident.[120]

#75. — Manifestement, ‘vivre’ se dit en deux sens : selon sa puissance et selon son actua­lité. Ainsi, nous attribuons la vue à tout vivant doté de vue et capable de voir, même quand il a les yeux fermés, de même qu’à tout vivant qui use de cette puissance et regarde de fait quelque objet. Pareillement nous appelons savoir et connaître, en un sens, en utiliser la puis­sance et contempler, mais déjà, en un second sens, simplement posséder cette puissance et détenir la science.[121]

#76. — C’est, disions-nous, la perception sensible qui fait distinguer entre vivre et ne pas vivre. Par ailleurs, percevoir sensiblement a deux sens : c’est proprement faire usage de ses sens, mais c’est aussi déjà, par extension, en être capable ; c’est justement ce second sens, clairement, qui fait attribuer la perception sensible même à celui qui dort. Tout aussi évidem­ment, vivre aussi commande deux sens. C’est à la personne éveillée qu’on attribue au sens vrai et propre de vivre, tandis que la per­sonne endormie ne mérite cette attribution qu’en raison de sa capacité de s’éveiller et de percevoir des choses. C’est précisément pour cette aptitude et en s’y référant.[122]

#77. — Chaque fois donc que le même terme renvoie à ces deux aspects d’une réalité : l’action et la passion, c’est surtout[123] la première qui rend compte du terme. Par exemple, le savant est plutôt celui qui use de la science que celui qui l’a, et on dit qu’il voit plutôt de qui applique sa vue que de qui peut l’appliquer.[124]

#78. — Par ailleurs, cette préférence d’un sens sur l’autre ne découle pas seulement d’une supériorité entre les réalités visées par le même terme[125], mais aussi du fait que l’une précède l’autre. Ainsi, nous attribuons à la santé plus qu’aux objets sains d’être saine, d’être bonne, et nous préférons ce qui possède une qualité par nature et par soi au moyen qui la produit. On attribue aux deux d’être bons, mais pas aussi strictement, lorsqu’on attribue le bien à la fois à l’utile et à l’excellent.[126]

#79. — De même, on doit attribuer la vie au vivant éveillé plus qu’au vivant endormi, et à celui dont l’âme agit plus qu’à celui qui la possède seulement. C’est le premier qui mérite au second de se dire vivant, en tant que de nature à pâtir ou à agir comme lui le fait.[127]

#80. — De même, s’il est question de se servir de quelque instrument : si sa puissance se limite à un acte unique, on s’en sert quand on pose précisément cet acte ; mais si cette puis­sance compte plusieurs actes, on se sert d’elle quand on exécute le meilleur. Par exemple, on se sert d’une flûte quand simplement on en joue, mais plus effectivement quand on en joue de la meilleure façon. Il en va pareillement pour le reste. Ainsi, employer une puissance, c’est le faire correctement plutôt que simplement le faire ; or c’est à qui appartient par nature une puissance que revient de l’employer bien et exactement.[128]

#81. — L’activité unique ou principale de l’âme, c’est de penser et de raisonner. On en conclura donc maintenant facilement que vivre, c’est surtout l’af­faire de qui pense correcte­ment, de qui se garde le plus dans la vérité, c’est-à-dire de qui pratique la sagesse et con­temple d’après la science la plus exacte. Voilà donc à qui on doit reconnaître la vie la plus achevée : à qui pratique la sagesse, aux sages[129].[130]

#82. — Maintenant, si vivre est pour le vivant son être même, il devient évident que c’est le sage qui détient le plus d’être, au sens le plus propre, surtout tout le temps qu’il agit comme tel et qu’il reste à contempler ce qu’il y a de plus connaissable parmi les êtres.[131]

#83. — Par ailleurs, l’activité parfaite menée sans entraves renferme sa jouissance en elle-même, de sorte que l’activité spéculative doit être la plus délicieuse de toutes.[132]

#84. — Toutefois, il y a une différence entre avoir plaisir à boire et boire avec plaisir. Rien n’empêche, sans qu’on ait spécialement soif ni qu’on se fasse offrir une boisson à laquelle on prend spécialement plaisir, de boire avec plaisir, quoique non du fait de boire, mais parce qu’alors on se trouve assis à contempler ou à méditer. Dans cette circonstance, on dira qu’on a du plaisir et même qu’on boit avec plaisir, bien que ce plaisir ne vienne pas du fait de boire, ni même de boire un breuvage plai­sant. Ainsi, dirons-nous aussi, marcher, s’asseoir, ap­prendre et, quant à cela, n’importe quelle activité[133] se dit proprement plaisante ou pénible non pas du fait de ressentir peine ou plaisir pendant qu’elle a lieu, mais du fait de tirer peine ou plaisir de son déroulement même.[134]

#85. — Pareillement, s’appelle proprement plaisante la vie dont le déroulement même plaît à ceux qui la vivent. Plus précisément, trouver du plaisir à vivre n’est pas l’affaire de tous ceux à qui il arrive de jouir de plaisirs pendant leur vie ; c’est réservé à ceux pour qui le fait même de vivre est plaisant, à ceux qui jouissent du plaisir même de vivre.[135]

#86. — Aussi soutenons-nous que vit qui est éveillé plutôt que qui dort, qui pratique la sagesse plutôt que l’insensé[136]. Nous y insistons : le plaisir qui se tire de la vie, c’est celui qui vient de mettre à l’œuvre[137] son âme, car c’est cela vivre vraiment.[138]

#87. — Si donc il existe plusieurs œuvres de l’âme, mais que la principale soit de prati­quer la sagesse autant que ce soit possible, il s’ensuit avec évidence que nécessairement le plaisir qui résulte de pratiquer la sagesse et de contempler, à lui tout seul ou plus que tout autre, voilà justement le plaisir de vivre. Avoir plaisir à vivre, donc, y trouver une joie véritable, cela revient seulement ou surtout aux philosophes. En effet, les pensées les plus vraies, comme elles sont issues de ce qui détient le plus d’être et gardent à jamais et fermement la perfection qu’elles en reçoivent, présentent plus d’efficacité que tout pour donner de la joie.[139]

#88. — En conséquence, si on est doté d’intelligence, la raison de pratiquer la philosophie, c’est simplement pour jouir de plaisirs bons et vrais par soi.[140]

#89. — On ne doit pas obtenir cette conclusion seulement à partir des différentes parties du bonheur ; il faut la confirmer en la déduisant du bonheur en entier. Partant, affirmons explicitement que non seulement philosopher a rapport au bonheur, mais c’est encore cette activité qui détermine qu’on soit honnête ou méchant. Car c’est dans cette activité, en rap­port à elle ou pour elle, qu’on doit choisir les moyens qui rendent heureux, les plus néces­saires comme les plus agréables.[141]

#90. — C’est ce qui fait tour à tour définir le bonheur comme la prudence[142], comme une sorte de sagesse[143], comme l’excellence[144], comme le plus grand plai­sir, ou comme tout cela à la fois.[145]

#91. — Alors, si vivre heureux consiste en la sagesse, il est évident que cela est réservé aux seuls philo­so­phes. S’il consiste en la vertu de l’âme, ou en son plaisir, là encore, le bonheur sera leur possession exclusive ou, au moins, leur appartiendra à eux plus qu’à quiconque, car l’excellence s’at­tache à ce qu’il y a de principal en nous, et ce qui est le plus plaisant de tout, à comparer les choses une à une, c’est la sagesse. Pareillement encore, même si on dit que c’est tout cela ensemble qui constitue le bonheur, on aboutit nécessairement à le définir par le fait de pratiquer la sagesse.[146]

#92. — Partant, tous ceux qui en sont capables devraient pratiquer la philosophie, car c’est justement cela bien vivre de la manière la plus achevée ; au moins, parmi toutes les choses, à les regarder une à une, c’en est la cause pour toutes les âmes.[147]

#93. — Il ne serait pas mauvais, maintenant, de jeter quelque lumière supplémentaire sur notre sujet en usant d’opinions communes que tous trouvent éclairantes.[148]

#94. — Voici quelque chose que tous trouvent tout à fait évident : personne, pas même ceux qui s’appliquent à la poursuite des plaisirs les plus extravagants des sens et souvent vivent en dehors du bon sens[149], ne voudrait vivre avec de grandes richesses et un pouvoir suprême sur ses congénères, mais en privation de toute sagesse et dans la démence[150]. Tous, donc, à ce qu’il semble, fuient plus que tout la sottise[151]. Or le contraire de la sottise, c’est la sagesse ; mais entre deux opposés, si on en fuit l’un, on recherche nécessairement l’autre.[152]

#95. — Par exemple, on fuit la maladie et on recherche la santé. La sagesse, suivant ce raisonnement, est manifestement ce que l’on recherche le plus entre toutes choses, et sans que ce soit pour autre chose qui en résulterait, comme en témoigne l’opinion commune. En effet, même comblé en tout, la vie ne vaudrait pas d’être vécue, si on avait la pensée profon­dément corrompue et malade, car aucun des autres biens n’aurait plus d’intérêt.[153]

#96. — Aussi chacun estime-t-il, dès qu’il tâte de la pratique de la sagesse et a l’opportunité d’y goûter, que tout le reste n’est rien. C’est la raison pour laquelle personne ne supporterait d’être ivre ou de demeurer un enfant toute sa vie.[154]

#97. — Pour la même raison, le sommeil, aussi plaisant qu’il soit, n’est pas à préférer à l’état de veille, même en supposant qu’en dormant on jouisse de tous les plaisirs. C’est que les images occasionnées par le sommeil sont fausses, tandis que celles de l’état de veille sont vraies. Partant, le sommeil et l’état de veille diffèrent seulement du fait que l’âme, éveillée, est souvent dans le vrai, tandis qu’endormie, elle est toujours dans le faux. Car de fait tout le monde des rêves est entièrement faux.[155]

#98. — Même la répugnance que la plupart ressentent pour la mort prouve combien l’âme aime apprendre. Elle répugne en effet à ce qu’elle ne connaît pas, à l’obscur et à l’inévident, et par nature elle recherche le clair et le connaissable. C’est pourquoi aussi nous disons devoir honorer plus que tout ceux à qui nous devons de voir le soleil et la lumière, notre père et notre mère, en tant que responsables de nos plus grands biens. Ils sont responsables, semble-t-il, de ce que nous puissions voir et devenir sages. C’est encore pour la même raison que nous prenons plaisir aux choses et aux gens qui nous sont familiers, et que nous appelons des amis ceux que nous connaissons. Tout cela montre clairement que c’est le connaissable, le manifeste et l’évident que nous trouvons aimable. Et si c’est le connaissable et le clair qui constituent l’objet de notre amour, il est clair que nous aimons connaître et pratiquer la sagesse.[156]

#99. — Pour les biens matériels, ce n’en est pas la même possession qui est requise pour vivre et pour vivre heureux. Il en va de même aussi avec la sagesse ; on n’en a pas besoin d’autant, je pense, simplement pour vivre et pour vivre bien. On peut sans doute excuser la plupart des gens, bien qu’ils souhaitent être heureux, de se trouver satisfaits s’ils arrivent simplement à vivre. Mais qui pense qu’on ne doit pas supporter la vie tout à fait incondition­nellement, se rendrait tout simplement ridicule de ne pas endurer tout et de ne pas faire tout effort pour acqué­rir cette sagesse qui donne accès à la vérité.[157]

#100. — On devrait déjà s’en trouver persuadé à simplement regarder la vie humaine en pleine lumière. Tout ce qui paraît grand aux hommes, découvrira-t-on, n’est que jeu d’ombres. Aussi dit-on bien que l’homme n’est rien et que rien d’humain n’est assuré. La force, la grandeur et la beauté constituent une simple farce et ne présentent aucune valeur ; la beauté même ne semble telle que pour autant qu’on ne voie rien avec exactitude.[158]

#101. — Si on pouvait voir clair comme on dit que Lucques voyait, lui qui voyait à travers les murs et les arbres, y aurait-il quelqu’un qu’on supporterait de voir, à entrevoir les mauvais éléments qui le constituent ? Les honneurs et la réputation, qu’on envie plus que tout, ne sont que d’indescriptibles balivernes. À qui porte son attention sur l’éternel, il semble tout à fait imbécile de consacrer ses efforts à pareilles fadaises. Que peut-on trouver de grand et de durable parmi les affaires humaines ? C’est notre faiblesse et la brièveté de notre vie, à mon avis, qui attache à tout cela quelque importance.[159]

#102. — Qui donc, avec ce style de biens, se pensera sérieusement content et bienheureux ? Surtout que par nature, dès le début, comme on le dit durant les cérémonies religieuses, nous sommes faits comme nous le sommes parce que destinés à un châtiment ! Les anciens, en effet, divinement inspirés, nous disent que l’âme subit ici un supplice et que notre vie vise à expier de grands péchés que nous avons commis auparavant.[160]

#103. — De fait, c’est manifestement ce qu’est l’union de l’âme au corps. On raconte que les Étrusques torturent leurs prisonniers en les enchaînant encore vivants à des morts, et en les y ajustant membre à membre. C’est bien de la sorte que notre âme se trouve étendue et attachée à chacun des membres sensibles de notre corps.[161]

#104. — Ainsi donc, rien de divin ou de bienheureux n’appartient aux hommes, rien ne vaut quelque peine, sauf ce qui en nous relève de l’intelligence et de la sagesse. Cela seul, de tout ce qui nous appartient, paraît immortel ; cela seul semble divin.[162]

#105. — Grâce à la possibilité qui lui est offerte de participer à une puissance si gracieuse­ment ordonnée, l’homme, aussi misérable et pauvre qu’il soit naturellement, donne pourtant l’im­pression d’être un dieu, en comparaison des autres êtres.[163]

#106. — « L’intelligence, c’est le dieu demeurant en nous », a dit Hermotime ou Anaxa­gore. Et encore : « Le mortel, en ce qu’il a d’éternel, possède quelque chose du dieu. » Ceci étant, on doit ou bien pratiquer la philosophie ou bien faire ses adieux à la vie et s’en aller, parce que manifeste­ment tout le reste n’est que bavardage et frivolité.[164]



[1] Fragments introduits et traduits par Yvan Pelletier (d’après l’ordre d’Anton-Hermann Chroust et le texte grec colligé par W.D. Ross), 2e éd., revue, largement corrigée et augmentée de l’introduction, 2016. — Publié dans le San Vitores Theological Review, Guam, U.S.A., décembre 2016.

[2] W. D. Ross, Aristotelis Fragmenta Selecta (Script. Class. Bibl. Oxon), Oxford : Clarendon Press, 1955, 160 p.

[3] Anton-Hermann Chroust, Protrepticus : a reconstruction, Notre-Dame, Indiana : Univ. of Notre-Dame Press, 1964, 110 p.

[4] Métaphysique, Α, c. 2, 982b22-24 : « Σχεδὸν γὰρ πάντων ὑπαρχόντων τῶν ἀναγκαίων καὶ πρὸς ῥᾳστώνην καὶ διαγωγὴν ἡ τοιαύτη φρόνησις ἤρξατο ζητεῖσθαι. »

[5] Ibid., 982b12-13 : « Διὰ γὰρ τὸ θαυμάζειν οἱ ἄνθρωποι καὶ νῦν καὶ τὸ πρῶτον ἤρξαντο φιλοσοφεῖν. »

[6] Ibid., α, c. 1, 993b30-31 : « Ἕκαστον ὡς ἔχει τοῦ εἶναι, οὕτω καὶ τῆς ἀληθείας. »

[7] On peut penser aux contradictions impliquées dans la droite prise comme circonférence d’un cercle infini, les notions d’espace, de vide, de temps comme réalités du même ordre existant simultanément, de relativité du mouvement, du lieu, du temps, de négation de la fin naturelle, et à tant d’autres.

[8] Δόξαν.

[9] Stobée, IV, 32. 21.

[10] Θεωροῦντας.

[11] Σπουδαίως διακείμενον.

[12] Ἐὰν ᾖ πεπαιδευμένη.

[13] Σπουδαίως διακείμενον.

[14] Stobée, III, 3. 25.

[15] Ibid.

[16] Ἀπαιδευσία.

[17] Ἄνοιαν.

[18] Ἄνευ φρονήσεως. À moins d’indication contraire, c’est toujours φρόνησις que nous traduirons par sagesse. Dans le contexte du Protreptique, il faut y voir un autre nom de la σοφία, de la connaissance la plus parfaite et la plus élevée, spéculative donc, et non le nom spécial de la perfection de la connaissance pratique, la prudence.

[19] Stobée, III, 3. 25.

[20] Ibid.

[21] Alexandre d’Aphrodise, Comm. aux Topiques, 149, 9-17. — Voir aussi Clément d’Alexandrie, Stromates, 6.18 et 162.5 : « Si on doit philosopher, on doit philosopher ; car la même chose s’ensuit de la même chose. Mais la même conclusion s’ensuit, si on ne doit pas philosopher ; car personne ne saurait assurément cela sans l’avoir d’abord examiné ; de toute façon, donc, on doit philosopher. » — Chroust affirme que la preuve est bien maigre que tout ce raisonnement se soit trouvé dans le Protreptique. À son avis, ce qu’on peut tirer avec certitude de la citation d’Alexandre, c’est simplement l’affirmation qu’il entre déjà dans le sens du mot ‘philoso­pher’ de se demander si on devrait le faire.

[22] Jamblique, Protreptique, VI, 36, 27 - 37, 3.

[23] Ibid., 37, 3-11.

[24] Ibid., 31, 11-22.

[25] Διάνοια.

[26] Jamblique, op. cit., IX, 49. 3-11.

[27] Ibid., 11-25.

[28] Ibid., 26 - 50. 12

[29] Ibid., 50. 12-19.

[30] Ibid., 19-26.

[31] Ibid., 27 - 51. 6.

[32] Τὸ θεάσασθαι τὸν οὐρανόν.

[33] Θεωρὸν τῆς φύσεως.

[34] Jambli­que, op. cit., IX, 51. 7-10.

[35] Ibid., 11-15.

[36] Ibid., 16 - 52. 5.

[37] Θεωρῆσαι.

[38] Jamblique, op. cit., IX, 52. 6-11.

[39] Ibid., 12-16.

[40] D’après Chroust, « si les fragments 21-28 sont de fait des citations d’Aristote, ils sont en toute vraisem­blance sérieusement abrégés et sévèrement mutilés ». Ces fragments ne sont d’ailleurs pas rapportés par Ross.

[41] Jamblique, op. cit., VI, 34. 5-16.

[42] Νόησις.

[43] Jamblique, op. cit., 17-22.

[44] Ibid., 22-26.

[45] Ibid., 27 - 35, 5.

[46] Ibid., 35. 6-14.

[47] Ibid., 14-18.

[48] Ibid., 36. 7-13.

[49] Ibid., 13-20.

[50] Ibid., 37. 22-26.

[51] Ἐπιστήμας.

[52] Jamblique, op. cit., VI, 37. 26 - 38. 3.

[53] Ibid., 38. 3-14.

[54] Ἐπιμέλεια.

[55] Jamblique, op. cit., VI, 38. 14-22.

[56] Ibid., 22 - 39. 4.

[57] Ibid., 39. 4-8.

[58] Ibid., 9-11.

[59] Τὸν σπουδαιότατον ἄρχειν καὶ τὸ τὴν φύσιν κράτιστον.

[60] Jamblique, op. cit., VI, 39. 11-16.

[61] Ibid., 16-20.

[62] Ibid., 20-40.

[63] Fragment absent chez Ross.

[64] Jamblique, op. cit., VII, 41. 6-15.

[65] Ibid., IX, 52. 16 - 53. 2.

[66] Σοφοί.

[67] Jamblique, op. cit., IX, 53. 2-15.

[68] Θεωρία.

[69] Θεωροῦμεν.

[70] Jamblique, op. cit., IX, 53. 15 - 54. 5.

[71] Ibid., X, 54. 10-22.

[72] Ibid., 22 - 55. 6.

[73] Ibid., 55. 6-14.

[74] Ibid., 14-25.

[75] Ibid., 26 - 56. 2.

[76] Ἔργον.

[77] Jamblique, op. cit., X, 56. 2-12.

[78] Jamblique, Comm Math., XXVI, 79. 15 - 80. 1.

[79] Σοφία.

[80] Φρόνησις. Ce fragment laisse voir très clairement, en les employant indifféremment, comment, dans tout le contexte du Protreptique, φρόνησις est synonyme de σοφία.

[81] Jamblique, Protreptique, VI, 40. 1-11.

[82] Ibid., 12-15.

[83] Ibid., 15-20.

[84] Τεκμήριον.

[85] Jamblique, op. cit., VI, 40. 20 - 41.2.

[86] Ibid., 41. 2-5.

[87] Ibid., VII, 41. 15-20.

[88] Ibid., 20-24.

[89] Ἀρετή. C’est le mot qui intervient chaque fois qu’il est question de vertu ou d’excellence.

[90] Βέλτιον, meilleure, supérieure en bien.

[91] Jamblique, op. cit., VII, 41. 24 - 42. 1.

[92] Ibid., 42. 1-4.

[93] Ibid., 5-9.

[94] Ἐνεργείαι.

[95] Jam­blique, op. cit., VII, 42. 9-13.

[96] Ibid., 13-23.

[97] Θεωρία.

[98] Jamblique, op. cit., VII, 42. 23-29.

[99] Ἕξις.

[100] Jamblique, op. cit., VII, 43. 1-5.

[101] Φρόνησις.

[102] Jamblique, op. cit., VII, 43. 5-14.

[103] Ἐπιστημή. Science intervient ici comme un autre synonyme interchangeable avec φρόνησις et σοφία.

[104] On a signalé plus haut que la sagesse qui porte sur l’action humaine ne se réduit pas à discerner l’action morale, mais consiste encore plus à l’accomplir. Mais cette sagesse pratique ne l’emporte pas sur la sagesse spéculative ; elle y est même ordonnée : toute la vie morale est préparation indispensable à la vie spéculative.

[105] Ποιήσιν.

[106] Jamblique, op. cit., VII, 43. 14-20.

[107] Τὸ φρονεῖν.

[108] Jamblique, op. cit., VII, 43. 20-25.

[109] Ἀληθής δόξα.

[110] Δοξάζειν ἀληθῶς.

[111] Jamblique, op. cit., VII, 43. 27 - 44. 9.

[112] Ibid., 25-27.

[113] Ibid., 44. 9-13.

[114] Ibid., 13-17.

[115] Τὴν ψυχήν, notre âme.

[116] Jamblique, op. cit., VII, 44. 17-20.

[117] Ibid., 20.26.

[118] Ibid., 26 - 45. 3.

[119] Κατὰ νοῦν.

[120] Jamblique, op. cit., VII, 56. 13-15.

[121] Ibid., XI, 56. 15-22.

[122] Ibid., 22 - 57. 7.

[123] Μᾶλλον.

[124] Jamblique, op. cit., XI, 57. 7-12.

[125] Εἱς λόγος.

[126] Jamblique, op. cit., XI, 57. 12-19.

[127] Ibid., 19-23.

[128] Ibid., 23 - 58. 3.

[129] Το͂ις φρονοῦσι καὶ τοῖς φρονίμοις.

[130] Jamblique, op. cit., XI, 58. 3-10.

[131] Ibid., 10-14.

[132] Ibid., 15-17.

[133] Κίνησιν.

[134] Jamblique, op. cit., XI, 58. 17-27.

[135] Ibid., 27 - 59. 3.

[136] Τῷ ἄφρονι.

[137] Ἀπὸ τῆς χρήσεως τῆς ψυχῆς. — Employer son âme, c’est lui faire animer les activités qu’il est de sa nature d’animer, en lesquelles précisément consiste la vie.

[138] Jamblique, op. cit., XI, 59. 3-7.

[139] Ibid., 7-17.

[140] Ibid., 17-18.

[141] Ibid., XII, 59. 19-26.

[142] Φρόνησιν.

[143] Τινα σοφίαν.

[144] Ἀρετήν. — La vertu, en grec, se désigne comme l’excellence de son sujet.

[145] Jamblique, op. cit., XII, 59. 26 - 60. 1.

[146] Ibid., 60. 1-7.

[147] Ibid., 7-10.

[148] Ibid., VIII, 45. 4-6.

[149] Ἔνιοι τῶν παραφρονοῦντων.

[150] Ἐχεστηκὼς μέντοι τοῦ φρονεῖν καὶ μαινόμενος.

[151] Αφροσύνην.

[152] Jamblique, op. cit., VIII, 45. 6-13.

[153] Ibid., 14-20.

[154] Ibid., 21-25.

[155] Ibid., 25 - 46. 7.

[156] Ibid., 46. 8-21.

[157] Ibid., 22 - 47. 4.

[158] Ibid., 47. 5-12.

[159] Ibid., 12-21.

[160] Ibid., 21 - 48. 2.

[161] Ibid., 48. 2-9.

[162] Ibid., 9-13.

[163] Ibid., 13-16.

[164] Ibid., 16-21.