TRAITÉ DE LA GÉNÉRATION DES ANIMAUX

ARISTOTE

 

Traduction de Jules  Barthélemy-Saint-Hilaire

Paris : Ladrange, 1866

Numérisé par Philippe Remacle http://remacle.org/

Nouvelle édition numérique http://docteurangelique.free.fr 2008

 

 

 

LIVRE II : LA GÉNÉRATION DES ANIMAUX_ 1

CHAPITRE I :  Du principe supérieur de la génération des animaux_ 1

CHAPITRE II : Question générale de la production des animaux_ 5

CHAPITRE Ill : De la nature du sperme_ 8

CHAPITRE IV : De la première apparition de la vie dans l'embryon_ 10

CHAPITRE V : Des différents modes de parturition_ 12

CHAPITRE VI : Action des sécrétions féminines sur la semence du mâle_ 16

CHAPITRE VII : De la question de savoir pourquoi la femelle ne peut pas engendrer à elle seule  18

CHAPITRE VIII : De la succession des organes paraissant les uns après les autres 20

CHAPITRE IX : Du cordon ombilical par lequel se nourrissent les embryons des vivipares 26

CHAPITRE X : De la stérilité du mulet 29

LIVRE V : DIFFERENCE CHEZ LES ANIMAUX_ 32

CHAPITRE I : Des différences que présentent les organes et les facultés dans une même espèce  32

CHAPITRE II : De l'ouïe et de l'odorat 37

CHAPITRE III : De la variété des poils et des parties correspondantes 38

CHAPITRE IV : Du pelage des animaux_ 42

CHAPITRE V : De la variété des couleurs dans le pelage des animaux_ 45

CHAPITRE VI : Des diversités de la voix chez les animaux_ 46

CHAPITRE VII : Des dents 49

 

 

LIVRE II : LA GÉNÉRATION DES ANIMAUX

CHAPITRE I :  Du principe supérieur de la génération des animaux

 

L'idée du mieux et la cause finale; de la séparation des sexes; animaux qui émettent du sperme; animaux qui n'en émettent pas; fonctions du mâle et de la femelle: les vivipares et les ovipares: différence de l'œuf et de la larve ; variétés dans les vivipares et les ovipares; des quadrupèdes et des bipèdes; la différence dans le nombre des pieds n'est pas un caractère suffisant de classification ; diversité de la génération selon les degrés de chaleur dans les animaux ; les poissons, les crustacés, les mollusques; classification des animaux d'après la perfection plus ou moins grande des jeunes qu'ils produisent: les insectes et leurs larves; les chrysalides et leurs métamorphoses; résumé partiel.

§ 1. [732a] Nous avons établi antérieurement que la femelle et le mâle sont les principaux agents de la génération, et nous avons défini l'action de chacun d'eux et étudié leur [20] essence. Pour expliquer comment il se fait que l'un devient et est femelle, et que l'autre devient et est mâle, il faut que la raison se dise qu'elle n'a que deux partis à prendre, soit en recourant à la nécessité d'un premier moteur et d'une matière déterminée, soit en recourant au principe supérieur du mieux et à la cause finale.

§ 2. C'est qu'en effet, parmi les choses, les unes sont éternelles et divines, tandis que les [25] autres peuvent indifféremment être ou n'être pas. Le bien et le divin, par leur nature même, sont toujours causes du mieux possible dans les choses contingentes; mais ce qui n'est pas éternel peut, tout à la fois, exister, et être susceptible de participer, tour à tour, du pire et du meilleur. Or, l'âme vaut mieux que le corps; l'être animé vaut mieux que l'être inanimé, â cause de [30] l'âme qu'il possède; être vaut mieux que ne pas être ; vivre vaut mieux que ne pas vivre. Il n'y a pas d'autres causes que celles-là pour la génération des animaux.

§ 3. Cet ordre d'êtres n'est pas de nature â être éternel; mais une fois nés, ils deviennent éternels dans la mesure où ils peuvent le devenir. Numériquement et pris un à un, c'est impossible, puisque l'essence de tout ce qui est, c'est d'être individuel ; s'il était dans les conditions voulues, il serait certainement éternel; mais il peut être éternel en espèce. C'est ainsi que subsistent perpétuellement [732b] l'espèce humaine, par exemple, l'espèce des animaux, et l'espèce végétale.

§ 4. Le principe des uns et des autres étant la femelle et le mâle, la femelle et le mâle sont faits en vue de la génération dans les êtres qui ont les deux sexes. Mais la cause qui donne le mouvement initial étant, de sa nature, meilleure et plus divine que la matière, puisque c'est dans cette cause que se trouvent l'essence de l'être et son espèce [5], il vaut mieux aussi que le meilleur soit séparé du moins bon. Voilà comment, partout où la séparation est possible, et dans la proportion où elle est possible, le mâle est séparé de la femelle; car le principe du mouvement, qui est le mâle dans tous les êtres qui naissent, est meilleur et plus divin; la femelle n'est que le principe qui représente la matière.

§ 5. Le mâle se réunit donc et se joint à la femelle [10] pour accomplir l'œuvre de la génération, qui leur est commune à tous deux C'est en recevant une part du mâle et de la femelle que les êtres participent à la vie. C'est encore à cette condition que les plantes ont aussi une part de vie, bien que l'ordre des animaux se distingue des plantes par la faculté de la sensibilité, dont ils sont doués.

§ 6. Dans la plupart des animaux qui peuvent se mouvoir, la femelle et le mâle sont séparés, par les raisons [15] que nous venons d'exposer. Les uns, ainsi que nous l'avons vu, émettent du sperme dans l'accouplement; d'autres n'en émettent pas. La cause en est que ces animaux sont plus élevés et plus indépendants par leur nature même, et qu'ils prennent plus de développement et de grandeur. Or, ce développement ne saurait avoir lieu sans la chaleur que l'âme produit; car il faut nécessairement une force plus grande pour mouvoir un être plus grand [20] ; et c'est la chaleur qui détermine le mouvement. Aussi, il considérer les choses en général, peut-on dire que les animaux qui ont du sang sont plus gros que ceux qui n'en ont pas, et que les animaux qui marchent et se meuvent sont plus gros que les animaux immobiles.

§ 7. On doit comprendre maintenant d'où vient qu'il y a un mâle et une femelle. Mais, parmi les animaux, les uns mènent à fin et produisent au dehors un être semblable à eux, et ce sont ceux qui mettent au jour des êtres vivants; les autres produisent un être qui n'a pas encore de membres, et qui n'a pas reçu définitivement sa forme. De ces derniers animaux, ceux qui ont du sang font des œufs: ceux qui n'ont pas de sang font des larves. L'œuf et la larve diffèrent en ce que dans l'œuf, [30] il y a une certaine partie d'où vient l'être qui en naît, tandis que l'autre partie restante sert à nourrir l'être naissant. Au contraire, la larve est ce dont sort entièrement fait l'être auquel toute entière elle donne naissance.

§ 8. Quant aux animaux vivipares qui mettent au jour un être qui est semblable à eux et complet, les uns sont directement vivipares en eux-mêmes, comme l'homme, le cheval, le bœuf, et, parmi les animaux marins, le dauphin et les êtres de même ordre. Les autres sont d'abord ovipares [733a] en eux-mêmes, et ensuite vivipares au dehors, comme ceux qu'on appelle Sélaciens.

§ 9. Entre les ovipares, les uns font leur œuf complet, comme les oiseaux, par exemple, comme les quadrupèdes ovipares, et les ovipares dépourvus de pieds, tels que les lézards et les tortues d'une part, et, d'autre part, le plus grand nombre des espèces de serpents. Dans tous ces animaux, les [5] œufs une fois sortis ne prennent plus d'accroissement. Au contraire, d'autres ovipares font des œufs imparfaits, comme les poissons, les crustacés et ceux qu'on appelle des mollusques; car les œufs de ceux-là ne se développent qu'après leur sortie.

§ 10. Tous les vivipares et les ovipares ont du sang; et tous les animaux qui ont du sang sont ou vivipares ou ovipares, quand ils ne sont pas absolument inféconds. [10] Mais, parmi les exsangues, les insectes font des larves, soit qu'ils naissent d'un accouplement, soit qu'ils se fécondent eux-mêmes. C'est qu'en effet, il v a des insectes qui naissent spontanément; mais il y en a aussi qui sont mâles et femelles; ils produisent un être en s'accouplant; mais l'être ainsi produit est imparfait. Nous avons exposé la cause de ce phénomène dans d'autres ouvrages, antérieurs à celui-ci.

§ 11. [15] Il y a de grandes variétés de ce genre selon les espèces. Ainsi, tous les animaux à deux pieds ne sont pas vivipares, puisque les oiseaux sont ovipares; mais, tous les animaux à deux pieds ne sont pas non plus ovipares sans exception, témoin l'homme, qui est vivipare. De même non plus, tous les quadrupèdes ne sont pas ovipares, puisque le cheval, le bœuf et des milliers d'autres espèces sont vivipares; mais tous les quadrupèdes ne sont pas vivipares, puisque les lézards, les crocodiles [20] et une foule d'autres font des œufs.

§ 12. Ce n'est pas d'ailleurs parce que les animaux ont des pieds, ou qu'ils n'ont pas de pieds, qu'ils diffèrent à cet égard; car il y a des animaux sans pieds, des apodes, qui sont vivipares, témoins les vipères et les sélaciens; et d'autres apodes sont ovipares, comme l'ordre des poissons et le reste des serpents. Parmi les animaux qui sont pourvus de pieds, il s'en trouve un bon nombre qui sont ovipares et vivipares, comme ceux qu'on vient de nommer, et qui ont quatre pieds. En outre, il y a des [25] animaux qui sont pourvus de pieds et qui sont vivipares en eux-mêmes, tels que l'homme, et aussi des animaux apodes, tels que la baleine et le dauphin, qui sont vivipares de la même façon.

§ 13. II n'est donc pas possible de diviser les classes d'animaux par ces caractères; et aucun des organes destinés à la marche ne suffiraient à expliquer la cause de leurs différences. Tout ce qu'on peut dire, c'est que les animaux dont la nature est plus parfaite et qui représentent un principe plus pur, sont vivipares, et qu'aucun animal n'est [30] vivipare en lui-même, s'il ne reçoit l'air et s'il ne respire. Les plus parfaits sont ceux qui, de nature, sont plus chauds et plus humides, et qui ne sont pas terreux.

§ 14. C'est le poumon qui détermine la chaleur naturelle, dans tous les animaux où cet organe est plein de sang. En général, les animaux qui ont un poumon sont plus chauds que ceux qui n'en ont pas; et même parmi ceux qui ont un poumon, les plus chauds sont ceux dont le poumon n'est, ni spongieux, ni visqueux, ni peu sanguin, mais, au contraire, plein de sang [733b] et mou.

§ 15. De même que le jeune peut être complet, tandis que l'œuf est incomplet ainsi que la larve, de même il est dans l'ordre de la Nature que l'être complet vienne d'un être plus complet que lui. Les animaux qui sont plus chauds parce qu'ils ont un poumon, et qui sont d'une nature plus sèche, ou bien qui sont plus froids et plus humides [5], tantôt font un œuf complet quand ils sont ovipares; et tantôt, après avoir fait un œuf, ils sont vivipares en eux-mêmes. Ainsi, les oiseaux et les animaux à écailles pourraient produire des êtres complets à cause de leur chaleur; mais ils sont ovipares à cause de leur sécheresse.

§ 16. Quant aux sélaciens, comme ils sont moins chauds que les oiseaux et plus humides qu'eux, ils participent des deux organisations; ils produisent en eux-mêmes un œuf, et [10] ensuite un être vivant, faisant un œuf, parce qu'ils sont froids, et un être vivant parce qu'ils sont humides. C'est que l'humide est plein de vie, et que le sec est de beaucoup ce qu'il y a de plus éloigné de l'être animé. Or, comme ils n'ont ni ailes, ni carapaces, ni écailles, qui sont les marques d'une nature plus sèche et plus terreuse, ils font un œuf qui est mou.

§ 17. Mais le terreux ne flotte pas plus à la surface [15] dans l'œuf qu'il n'y flotte dans l'animal lui-même; et c'est là ce qui fait que ces animaux produisent en eux-mêmes un œuf ; car si l'œuf, n'ayant rien qui le protège, allait au dehors, il y périrait. Mais les animaux plus froids et plus secs produisent un œuf qui est incomplet, et qui a une pellicule dure, parce que ces animaux sont terreux. Cet œuf, tout incomplet qu'il est, peut subsister sain et sauf, parce que son enveloppe est assez ferme pour le protéger.

§ 18. [20] Les poissons qui ont des écailles et les crustacés, qui sont terreux, font aussi des œufs revêtus d'une peau assez résistante. Les mollusques, dont le corps est naturellement visqueux, font réussir les œufs qu'ils répandent de la manière suivante, c'est-à-dire, en versant en abondance sur la ponte une liqueur visqueuse.

§ 19. Quant aux insectes, ils sont tous larvipares [25] ; et comme ils n'ont pas de sang, ils font leurs larves au dehors. Cependant, les animaux exsangues ne font pas tous des larves sans exception. On remarque beaucoup de variétés entre eux et des uns aux autres, selon qu'ils font des larves, ou selon que l'œuf qu'ils pondent est incomplet, comme le font aussi les poissons, les animaux à carapaces, les crustacés et les mollusques. [30] Pour ceux-ci, les œufs sont produits sous forme de larves, et ils se développent et croissent au dehors; pour les autres, les larves prennent plus tard la forme d'œufs. Dans ce qui va suivre, nous expliquerons comment se passent tous ces phénomènes.

§ 20. Il faut bien nous dire que la Nature s'arrange toujours pour que la génération soit régulière et continue. Les animaux les [734a] plus parfaits et les plus chauds font un jeune qui est complet quant à la qualité; car aucun animal ne produit un jeune qui soit complet quant à la quantité, puisque tout ce qui naît prend de la croissance ; et les animaux supérieurs produisent les jeunes immédiatement en eux-mêmes.

§ 21. Mais, les animaux de second ordre [5] n'engendrent pas directement en eux-mêmes des êtres complets; ils ne sont vivipares qu'après avoir fait préalablement un œuf en eux-mêmes; et au dehors, ils font un petit vivant. II en est qui ne font pas un animal vivant, mais seulement un œuf; et cet œuf, en lui-même, est complet. Ceux même d'entre ces animaux dont la nature est plus froide ne font pas un œuf complet; mais leur œuf se complète et s'achève au dehors, comme on le voit dans les poissons à écailles [10], dans les crustacés et dans les mollusques. Quant au cinquième ordre, qui est le plus froid de tous, il ne produit pas d'œuf directement; mais il subit au dehors les transformations dont on a parlé. Ainsi, les insectes font d'abord des larves; la larve en se développant devient une sorte d'œuf; car ce qu'on appelle la chrysalide remplit la fonction [15] de l'œuf; et de cet œuf, provient ensuite un animal qui, dans ce troisième changement, prend son développement définitif.

§ 22. En résumé, il y a des animaux qui, comme on l'a dit antérieurement, ne viennent pas de sperme; mais tous les animaux qui ont du sang viennent de sperme, et ce sont ceux chez lesquels, à la suite d'un accouplement, le mâle introduit le sperme dans la femelle [20] ; cette semence ainsi introduite fait que le jeune se constitue et reçoit la forme qui lui est propre. D'autres animaux reçoivent la vie dans les parents eux-mêmes; enfin, d'autres animaux viennent dans des œufs, dans des spermes, ou par des transformations analogues.

CHAPITRE II : Question générale de la production des animaux

 

Trois conditions indispensables, la matière, la cause et l'essence; la matière est dans la femelle; la cause est dans le sperme; son action spéciale; citations des vers Orphiques ; de la production des différents organes ; comparaison avec le mouvement des automates, dont l'un fait mouvoir l'autre, et produit une succession de mouvements indépendants; mouvement à peu près semblable communiqué par le sperme; il donne le premier mouvement, et les parties diverses de l'animal se développent à la suite ; comparaison des productions de la Nature et des productions de l'art; le sperme a une âme, principe de la nutrition et de la croissance de tous les êtres, des plantes aussi bien que des animaux ; le cœur est le premier organe qui paraît en eux : et il est le principe de la croissance ultérieure.

§ 1. Une question plus difficile se présente ici : comment se peut-il que de la semence, soit des plantes, soit des animaux, il sorte un être quelconque? II y a nécessité [25] évidente que tout ce qui naît naisse de quelque chose, par l'action de quelque chose, et soit lui-même quelque chose. De quelque chose, c'est la matière, que certains animaux portent primitivement en eux-mêmes, après l'avoir reçue de la femelle. C'est ce que font tous les animaux qui ne viennent pas de vivipares, mais qui proviennent d'œufs ou de larves. D'autres aussi tirent leur nourriture de la femelle, pendant un temps fort long, par l'allaitement, comme le font [30] tous ceux qui sont issus de vivipares, soit au dehors, soit même en dedans. Ainsi, cette matière est bien ce dont viennent les animaux.

§ 2. En second lieu, on se demande non plus De quoi viennent les animaux, mais Par quelle action sont faites les parties qui les composent. Ou bien, c'est quelque chose d'extérieur qui les fait ; ou bien, il y a dans la semence et dans le sperme quelque chose qui s'incorpore à eux : et ce quelque chose [734b] est, ou une certaine partie de l'âme, ou l'âme entière, ou ce qui pourrait acquérir une âme. Mais, la raison ne peut pas admettre que ce soit quelque chose d'extérieur qui vienne composer chacun des viscères, ou chacune des autres parties quelconques de l'animal ; car il est impossible qu'il y ait mouvement s'il n'y a pas de contact, et que, s'il n'y a pas de moteur, l'être puisse éprouver de lui quoi que ce soit.

§ 3. [5] Il faut donc qu'il y ait primitivement, dans le germe même, quelque chose d'originaire qui soit, ou une partie de lui, ou quelque partie qui en soit séparée. Que ce quelque chose soit séparé, et autre que lui, c'est ce que raisonnablement on ne saurait supposer. L'animal une fois produit, ce quelque chose disparaît-il ? ou reste-t-il ? Mais, on ne voit rien qui soit en lui sans être aussi une partie du tout, qu'il s'agisse d'une plante ou d'un animal. II n'est pas moins impossible que ce qui a fait [10], ou toutes les parties ou certaines parties de l'animal, puisse périr et disparaître; car alors qui formerait les parties restantes?

§ 4. Si ce quelque chose forme le cœur, par exemple, et qu'il disparaisse, et que le cœur à son tour forme quelque autre organe, l'objection est toujours la même, et il faut que tout périsse ou que tout subsiste et demeure. Or, l'animal subsiste; il y a donc une partie de lui qui se trouve immédiatement dans le sperme, et s'il n'y a rien de l'âme [15] qui ne doive être aussi dans une certaine partie du corps, il faut que, dès l'origine, cette partie soit immédiatement animée par l'âme. Et alors, comment les autres parties le sont-elles ?

§ 5. De deux choses l'une : ou toutes les parties se forment ensemble et à la fois : cœur, poumon, foie, œil, et tout le reste; ou bien, elles se forment successivement, comme il est dit dans les vers attribués à Orphée, où l'on prétend que l'animal se forme successivement «comme [20] les mailles d'un filet. » Que toutes les parties du corps ne soient pas formées en une fois, c'est ce que la moindre observation sensible nous fait voir. Dès le premier instant, certains organes se montrent, tandis que d'autres n'apparaissent pas encore. Et qu'on ne dise point que c'est à cause de leur petitesse qu'on ne les aperçoit point; car le poumon, qui est plus gros que le cœur, ne se montre qu'après le cœur, dans ces premiers développements de la génération.

§ 6. [25] Puisque tel organe vient auparavant, et que l'autre organe vient après, on demande si l'un des deux produit l'autre, ou s'il vient simplement à la suite, ou, pour mieux dire, si l'un ne vient pas après l'autre Voici ce que je veux dire : ce n'est pas le cœur qui, après avoir été fait lui-même, fait à son tour le foie, comme le foie ferait encore tel autre viscère ; mais l'un vient uniquement après l'autre, comme après l'enfant vient l'homme, sans que l'homme soit fait par l'enfant. La raison [30] de ceci, c'est que, dans tous les produits de la Nature et de l'art, ce qui est en puissance vient de ce qui est en réalité et par son fait, de telle sorte qu'il faudrait qu'ici l'idée et la forme fussent déjà dans l'être actuel, et, par exemple, que la forme du foie fût d'abord dans le cœur. Autrement, on ne fait qu'une hypothèse dénuée de sens, et une pure rêverie.

§ 7. Mais ce qui est encore tout aussi faux, c'est de supposer qu'il y a immédiatement dans le sperme une partie intrinsèque, soit de la plante, soit de l'animal [35], naissant tout à coup, que cette partie d'ailleurs puisse ou ne puisse pas former tout le reste, s'il est vrai que tout être vienne ou de semence ou de liqueur génératrice. Il est clair eu effet que l'embryon serait formé par l'être qui fait le sperme, si l'embryon était d'abord [735a] dans cet être. Mais il faut que le sperme soit antérieur à l'être produit; et le sperme n'est l'œuvre que de l'être qui engendre. II n'est donc pas possible qu'il y ait en lui aucune partie de l'être engendré. Ainsi, l'état qui en fait un autre n'a pas en lui-même les parties de l'être qu'il fait.

§ 8. Mais il n'est pas possible davantage que ces parties soient en dehors de lui. Cependant, il faut nécessairement qu'une de ces deux assertions soit vraie, et nous devons essayer de résoudre ces difficultés. [5] Dans les deux alternatives qu'on vient d'indiquer, il n'y a rien d'absolu ; et peut-être ne doit-on pas affirmer que, d'une certaine manière, à un certain moment, il soit impossible que quelque être ne puisse provenir d'une cause extérieure à lui. Ceci est en partie possible et en partie impossible.

§ 9. Dire le Sperme ou dire l'Être d'où vient le sperme, c'est au fond la même chose, en ce que cet être a en lui-même le mouvement qu'il a communiqué à son sperme. Il est tout à fait possible que telle ou telle chose mette en mouvement telle autre chose, [10] et que cette autre en meuve une autre encore, comme on le voit dans les automates, que l'on montre par curiosité. Les parties qui y sont immobiles ont une espèce de force motrice; et quand l'une de ces parties a reçu un premier mouvement du dehors, la partie suivante se met aussitôt en un mouvement réel.

§ 10. De même donc que, dans les automates, telle partie donne le mouvement sans rien toucher actuellement, mais parce qu'elle a touché antérieurement ce qu'elle meut, [15] de même l'être d'où vient le sperme, ou qui a fait le sperme, a bien touché naguère quelque partie, mais il ne la touche plus actuellement ; ou plutôt, c'est le mouvement qui est en lui qui a touché, tout comme c'est l'art de l'architecte qui met la construction de la maison en mouvement.

§ 11. Il est donc certain qu'il existe en ceci quelque chose qui fait et produit l'être, sans que ce soit en tant qu'être déterminé, ni en tant qu'être préalablement et absolument accompli. Quant à savoir comment chaque être peut se produire, [20] il faut tout d'abord poser ce principe supérieur, que tous les produits de la Nature ou de l'art ont pour cause un être réel et actuel, produit par un être qui en puissance est tel que lui. Le sperme est donc de telle nature, et il a une action et un mouvement de telle nature, que, même après que son mouvement a cessé, chacune des parties de l'être se forme et devient animée. Il n'y a plus de visage, [25] il n'y a plus de chair, si cette chair et ce visage n'ont pas d'âme et de vie ; car une fois détruits par la mort, ce n'est plus qu'une simple homonymie qui peut les désigner encore sous ce nom, comme on parle de main et de chair, quand il ne s'agit que d'une main et d'une chair de pierre ou de bois.

§ 12. Les parties similaires de l'animal et ses parties organiques se forment tout ensemble; et de même que nous ne dirions pas que c'est le feu qui a fait une hache ou tel autre instrument, de même on ne peut pas dire non plus que le sperme ait fait le pied [30], la main, la chair, etc., qui ont également leur fonction particulière. La chaleur et le froid peuvent bien produire, dans les parties qui sont une fois animées, la dureté, la mollesse, la viscosité, la rudesse et d'autres qualités de ce genre; mais le froid et la chaleur ne peuvent pas faire l'essence qui forme, de ceci de la chair, et de cela un os. Ce qui produit cette essence, c'est le mouvement [35] venu du parent qui existe en acte, et qui engendre ce qui n'est qu'en puissance.

§ 13. C'est de ce parent que vient le mouvement, et il en est ici tout à fait de même que pour les produits de l'art. La chaleur [735b] et le froid font bien que le fer s'amollit ou se durcit; mais ce qui fabrique l'épée, c'est le mouvement des instruments, lequel mouvement a la raison même de l'art. En effet, l'art est le principe et l'idée du produit; seulement, l'art agit dans un autre être, tandis que le mouvement de la nature a lieu dans l'être lui-même, et ce mouvement vient d'une autre nature qui a déjà l'espèce en acte et en réalité.

§ 14. Du reste, on peut se demander pour le sperme, tout aussi bien que pour les organes, s'il a ou s'il n'a pas d'âme. L'âme ne se trouve exclusivement que dans l'être dont elle est l'âme ; et et n'y a de partie véritable que celle qui participe de l'âme; ou autrement, ce n'est qu'une simple homonymie, comme l'œil d'un cadavre. Il est donc clair que le sperme a une âme, et qu'il est âme puissance. D'ailleurs, ce qui est en puissance peut être, [10] relativement à lui-même, plus ou moins loin de se réaliser, de même qu'un géomètre qui dort est plus loin de faire de la géométrie que le géomètre éveillé; et celui-ci, quand il ne fait pas de géométrie, est plus éloigné que celui qui en fait.

§ 15. Aucune partie de l'âme n'est la cause réelle de la génération; et la génération ne vient que de l'être qui a été auteur du mouvement extérieur. Aucune partie de l'animal ne s'engendre elle-même ; mais une fois engendrée, elle peut s'accroître par elle toute seule. II y a [15] donc un premier degré, et tout ne se fait point à la fois; mais, de toute nécessité, ce qui se produit tout d'abord, c'est ce qui contient le principe de la croissance future. Que l'être soit une plante ou qu'il soit un animal, il a toujours la faculté de se nourrir; et cette faculté est aussi celle qui fait que l'être produit un autre être semblable à lui, parce que c'est là une fonction inhérente à tout être qui est naturellement complet, soit animal, soit plante.

§ 16. Il y a donc nécessité qu'il en soit ainsi, parce [20] qu'une fois que l'être existe, il faut nécessairement qu'il se développe et qu'il croisse. C'est bien un être synonyme à lui qui l'a produit, comme l'homme engendre l'homme; mais une fois produit, l'être s'accroît de son propre fond. Il y a donc une cause à la croissance qu'il doit prendre plus tard. Et quand il y a quelque cause de ce genre, il faut que ce quelque chose existe avant tout le reste. Si c'est le cœur qui est produit le premier dans les animaux, et la partie correspondante au cœur chez les animaux qui n'ont pas de cœur, [25] il s'ensuit que c'est le cœur qui est le principe dans ceux qui ont un cœur, et que c'est la partie analogue dans ceux qui ne sont pas pourvus de cet organe.

 

CHAPITRE Ill : De la nature du sperme

 

Singulières propriétés du sperme ; il est d'abord épais et blanc; le froid le rend liquide, et la chaleur l'épaissit; le sperme n'est ni de l'eau, ni de la terre; ni un mélange des deux; nécessité d'une analyse plus exacte; le sperme est un mélange d'eau et d'air; transformation de l'huile et de la céruse mêlées l'eau et à l'écume; effets divers de l'agitation donnée au mélange; erreur de Ctésias sur le sperme des éléphants ; erreur d'Hérodote sur celui des Éthiopiens; le sperme est toujours blanc comme de l'écume; du nom d'Aphrodite: le sperme ne gèle pas, parce que l'air non plus ne peut geler.

§ 1. Pour répondre aux questions que nous nous étions posées antérieurement, nous venons d'expliquer quelle est la cause qui, en tant que principe, produit dans tout animal le premier mouvement et qui l'organise. Mais, il nous reste encore à éclaircir [30] bien des questions sur la nature du sperme. Quand le sperme sort de l'animal, il est épais et blanc; une fois refroidi, il devient liquide comme l'eau, et il prend la couleur de l'eau. Le fait peut paraître assez singulier; car l'eau ne s'épaissit pas en s'échauffant; mais, le sperme sort épais de la chaleur intérieure; et s'il devient liquide, c'est par le refroidissement.

§ 2. Cependant, tous les liquides se congèlent, [35] tandis que le sperme mis à l'air, par des jours de glace, ne se congèle pas, et devient liquide, comme s'il ne pouvait s'épaissir que par le contraire du froid. Il est vrai que la raison ne comprend pas davantage que ce soit la chaleur qui l'épaississe. Tous les corps [736a] qui sont plutôt terreux se condensent et s'épaississent quand on les échauffe, comme on le voit par le lait. Le sperme en se refroidissant devrait donc devenir solide; mais il ne prend pas du tout de solidité, et il devient tout entier comme de l'eau.

§ 3. Voici donc où est la difficulté : si le sperme est de l'eau, on peut observer que l'eau ne s'épaissit pas [5] par la chaleur, tandis que le sperme sort épais et chaud du corps, qui est chaud, ainsi que lui. Si le sperme est terreux, ou s'il est un mélange d'eau et de terre, il ne devrait pas devenir tout entier liquide, ni devenir tout à fait de l'eau.

§ 4. Du reste, nous n'avons peut-être pas bien analysé tous les phénomènes qui se présentent ici. En effet, ce n'est pas seulement le liquide composé d'eau et de terre qui se congèle et s'épaissit ; c'est encore le composé [10] d'eau et d'air, comme on le voit par l'écume qui s'épaissit et qui devient blanche; et plus les bulles en sont petites et indistinctes, plus sa masse devient blanche et épaisse. L'huile présente le même phénomène; mélangée d'air, elle s'épaissit. Ainsi, en blanchissant, [15] le corps de l'huile devient plus épais, parce que la partie aqueuse qui est dedans se sépare par l'action de la chaleur, et se change en air. Le blanc de plomb mêlé à de l'eau et à de l'huile change un petit volume en un volume plus considérable; de liquide, il devient solide; et, de noir, il devient blanc. Cela tient uniquement au mélange de l'air, qui augmente [20] le volume et y développe la blancheur, comme dans l'écume, et dans la neige, qui n'est guère non plus que de l'écume.

§ 5. C'est également ainsi que l'eau mêlée à l'huile devient épaisse et blanche; l'agitation à laquelle on la soumet y renferme de l'air; et l'huile elle-même contient déjà de l'air en grande quantité; car le corps qui est gras n'est, ni de la terre, ni de l'eau; [25] il est de l'air. C'est pour cela que l'huile surnage à la surface de l'eau. L'air qui y est contenu, comme dans un vase, la porte en haut, la retient à la surface, et cause sa légèreté: L'huile s'épaissit par le froid et dans les temps tic gelée; mais elle ne se congèle pas ; et si elle ne gèle pas, c'est à cause de la chaleur, parce que l'air est [30] chaud et qu'il ne gèle pas; mais c'est parce que l'air se contracte et s'épaissit par le froid que l'huile devient également plus épaisse.

§ 6. C'est donc par les mêmes raisons que le sperme sort de l'intérieur du corps épais et blanc, contenant, à cause de la chaleur du dedans, beaucoup d'air chaud [35] et qu'une fois sorti il devient liquide et noir, quand il a perdu sa chaleur et que l'air s'est refroidi. Alors, il ne lui reste que l'eau; et une petite quantité de matière terreuse, qui se retrouve dans le phlegme aussi bien que dans le sperme desséché. A ce point de vue, le sperme [736b] est un mélange qui tient du souffle intérieur et de l'eau tout à la fois; car le souffle n'est que de l'air chaud, et si le sperme est liquide par sa nature, c'est qu'il vient de l'eau.

§ 7. Ctésias de Cnide, s'est évidemment trompé dans ce qu'il dit du sperme des éléphants. Il prétend que ce sperme durcit tellement, en se desséchant, qu'il [5] devient solide autant que de l'ambre. Cela n'est pas exact. Ce qui est vrai, c'est que le sperme doit nécessairement être plus terreux dans tel animal que dans tel autre, et qu'il l'est surtout clans les animaux ou, à cause de la masse du corps, il y a beaucoup d'élément terreux.

§ 8. Mais le sperme est épais et blanc, parce qu'il est mélangé de souffle. Chez tous les animaux sans exception, il est blanc; [10] et Hérodote est dans l'erreur quand il dit que le sperme des Éthiopiens est noir, comme s'il fallait absolument que tout ce qui vient d'hommes à peau noire fût noir comme eux. Cependant, Hérodote voyait bien que les dents des Éthiopiens sont blanches.

§ 9. Ce qui fait que le sperme est blanc, c'est qu'il est de l'écume, et que l'écume est blanche. [15] L'écume qui est la plus blanche est celle qui se compose de particules extrêmement petites, et tellement petites que chaque bulle, prise à part, est imperceptible. C'est précisément là ce qui se produit pour l'eau et l'huile, qu'on mélange et qu'on agite, comme on vient de le dire. D'ailleurs, il ne semble pas que les Anciens aient ignoré complètement que le sperme est, de sa nature, une sorte d'écume; car c'est de cette propriété du sperme [20] qu'ils ont tiré le nom de la Déesse, qui est la souveraine de l'union des sexes (Aphrodite.)

§ 10. Ainsi, se trouve résolue la question que nous avions posée un peu plus haut; nous sommes remontés à la cause; et nous devons voir maintenant que, si le sperme ne gèle pas, c'est que l'air ne peut pas geler.

CHAPITRE IV : De la première apparition de la vie dans l'embryon

 

Il ne peut pas être privé du principe vital, et il doit avoir les deux principes de la nutrition et de la sensibilité, qui constituent l'animal; citation du Traité de l’Âme; extrême difficulté de savoir â quel moment l'intelligence se montre: les spermes et les embryons ont l'âme en puissance, sans l'avoir en fait: l'entendement vient du dehors et est un principe divin: action de la chaleur animale, partie de la vie universelle: c'est le sperme qui communique le mouvement et l'âme à l'embryon. - Interpolation.

§ 1. En admettant que, pour les espèces d'animaux où a lieu une émission de sperme [25] dans la femelle, ce qui est émis ainsi n'est point une partie quelconque du jeune qui est conçu, il faut, comme suite de tout ce qui précède, rechercher et dire ce que devient la partie matérielle et corporelle du sperme, puisqu'il exerce une action par la force déposée en lui. Il nous faut résoudre, avec précision, la question de savoir si le produit constitué dans la femelle reçoit quelque chose, ou ne reçoit rien, de ce qui entre en elle. Quant à l'âme, qui distingue l'animal et lui vaut [30] cette appellation, car il n'y a réellement d'animal que par la partie sensible de l'âme, il faut savoir si elle réside, ou ne réside pas, dans le sperme et dans l'embryon, et d'où elle vient.

§ 2. Il est impossible en effet de considérer l'embryon comme étant sans âme, et absolument privé de toute espèce de vie; car les spermes et les embryons des animaux vivent tout aussi bien que les graines des plantes, et, [35] jusqu'à un certain point même, ils sont capables de fécondité. Il est donc évident qu'ils ont l'âme nutritive, et que bientôt aussi ils ont l'âme sensible, qui fait l'animal. Que l'âme nutritive soit de toute nécessité celle qu'on doit supposer la première, c'est ce qu'on peut voir clairement [737a] d'après ce que nous avons, ailleurs, dit de l'âme.

§ 3. Ce n'est pas d'un seul coup que l'être devient animal et homme, animal et cheval ; et ceci s'étend à toutes les espèces également. Ce qui vient en dernier lieu, c'est le complément qui achève l'être ; et ce qui est propre à l'animal est la fin même de la génération de chacun des animaux. [5] D'où vient l'intelligence, à quel moment, de quelle manière, vient-elle dans les êtres qui participent à cette sorte d'âme, c'est là une question des plus difficiles; et il faut l'aborder résolument pour essayer de la résoudre, autant que nous le pourrons, et autant qu'elle peut être résolue.

§ 4. Évidemment, il faut supposer que les spermes et les embryons qui ne sont pas encore séparés, possèdent l'âme nutritive en puissance, [10] mais qu'ils ne l'ont pas en fait, avant que, comme les germes qui sont une fois séparés, ils ne prennent leur nourriture, et ne fassent acte de cette espèce dame. Aux premiers moments, tous ces êtres ne semblent avoir que la vie de la plante. Il est du reste bien entendu que, après cette première âme, nous aurons à parler de l'âme sensible et de l'âme douée d'entendement; car il faut nécessairement [15] que les êtres aient toutes ces sortes d'âme en puissance, avant de les avoir en réalité.

§ 5. Ce qui n'est pas moins nécessaire, ce sont les alternatives suivantes : ou toutes ces âmes qui n'existaient point auparavant se produisent dans l'être; ou elles y étaient toutes antérieurement; ou bien, quelques-unes y étaient et quelques autres n'y étaient pas ; ou bien elles sont dans la matière sans y être apportées par le sperme du mâle; ou elles se trouvent dans la matière, en y venant du sperme. Si elles sont dans le mâle, ou elles viennent toutes du dehors, [20] ou aucune n'en vient; ou bien enfin, les unes viennent de l'extérieur, et les autres n'en viennent pas.

§ 6. Que toutes ces âmes viennent extérieurement dans l'être et y préexistent, c'est là une chose impossible, et voici ce qui le prouve évidemment. Pour tous les principes dont l'action est corporelle, il est clair qu'ils ne peuvent exister sans le corps; et par exemple, il est bien impossible de marcher sans pieds. Il est donc très certain que les principes dont nous parlons ne peuvent [25] venir du dehors. Puisqu'ils sont inséparables, ils ne peuvent venir par eux seuls et isolément, ni entrer dans le corps; car le sperme est une sécrétion de la nourriture qui a été modifiée de façon à devenir du sperme.

§ 7. Il ne reste donc plus qu'une hypothèse, c'est que l'entendement seul vient du dehors, et que seul il est divin; car son action n'a rien de commun avec l'action du corps. Toute [30] âme paraît donc tirer sa force d'un autre corps, et d'un corps plus divin que ce qu'on appelle les éléments. Mais, comme les âmes diffèrent les unes des autres par leur dignité plus ou moins haute, la nature des éléments ne diffère pas moins. Dans le sperme de tous Les animaux, il y a ce qui rend les spermes féconds et ce qu'on appelle [35] la chaleur. Ce n'est pas tout à fait du feu, ni une force de ce genre; mais c'est le souffle, ou l'esprit, qui est renfermé dans le sperme et dans sa partie écumeuse. La nature qui est dans le souffle, ou l'esprit, est analogue à l'élément des astres.

§ 8. Aussi, ce feu ne produit-il jamais un animal quelconque; et aucun être ne se forme dans les matières brûlées, que ces matières soient liquides ou qu'elles soient sèches. Mais, c'est la chaleur du soleil et la chaleur que possèdent les animaux, non pas seulement par le sperme, mais aussi par toute autre sécrétion qui aurait la même [5] nature que lui., qui est également en elles le principe de la vie.

§ 9. Ceci doit nous prouver que la chaleur qui est dans les animaux n'est pas du feu, et que ce n'est pas davantage du feu qu'elle tire son principe. Le corps de la semence génératrice, dans lequel se constitue le principe de l'âme, est en partie séparé du corps dans les êtres où est renfermée quelque [10] parcelle divine; et c'est bien une parcelle divine que ce qu'on nomme l'entendement ; mais, en partie, il n'en est pas séparé. Le corps spécial de la semence se dissout et se convertit en souffle et en esprit, parce qu'il est de nature liquide et aqueuse. Aussi, ne faut-il pas rechercher si le sperme sort toujours au dehors, ni s'il n'est aucune partie de la forme qui se constitue, pas plus que la présure n'est une partie du lait qu'elle fait cailler; elle [15] modifie le lait, sans être en quoi que ce soit une partie des masses qu'elle forme.

§ 10. Nous venons donc d'expliquer comment, en un sens, les spermes et les embryons contiennent l'âme, et comment, en un autre sens, ils ne la contiennent pas. Ils l'ont en puissance ; mais ils ne l'ont pas eu acte et en fait. Le sperme étant une excrétion, et donnant un mouvement semblable à celui qui fait croître le corps, [20] où se répartit la nourriture à son dernier degré de perfection, il se condense dans la matrice, et il communique à l'excrétion de la femelle le mouvement dont il est lui-même animé. Car cette excrétion a aussi tous les organes en puissance, sans les avoir en fait; et elle possède en puissance toutes les parties qui distinguent [25] la femelle du mâle.

§ 11. De même que, de parents contrefaits, naissent parfois des enfants contrefaits, et parfois aussi des enfants non contrefaits, de même, de la femelle, il sort tantôt une femelle, et tantôt au contraire il en sort un mâle. Car la femelle peut être considérée comme un mâle qui à certains égards est mutilé et imparfait ; les menstrues sont du sperme, mais du sperme qui n'est pas pur, puisqu'il lui manque encore une seule chose, à savoir le principe de l'âme.

[30] Chez tous les animaux qui font des œufs clairs, l'œuf qui se forme contient bien les deux parties; mais il n'a pas le principe de l'âme; et c'est là ce qui fait qu'il n'a pas la vie; car c'est le sperme du mâle qui doit l'apporter ; et quand l'excrétion de la femelle reçoit ce principe spécial, il se forme un embryon.

§ 12. Dans les matières liquides mais corporelles, il se produit, quand on les échauffe, un bourrelet sec, comme dans les mets qui se refroidissent. C'est le visqueux qui maintient tous les corps ; mais le visqueux se trouve absorbé quand les corps deviennent plus vieux et plus grands, par la nature du nerf qui maintient les parties des animaux, nerf chez les uns, ou matière analogue au nerf chez les autres. La peau, [5] la veine, la membrane et tous les corps de ce genre sont de la même forme; car entre eux, ils ne diffèrent que du plus au moins, par l'excès dans celui-ci, ou par le défaut dans celui-là.

CHAPITRE V : Des différents modes de parturition

 

Etude spéciale sur les animaux supérieurs; du rapprochement des sexes dans l'espèce humaine; erreur sur l'action de la respiration; disposition de la matrice chez les femmes; époques périodiques de la menstruation; abondance des menstrues; la femme fournit la matière; et l'homme donne le mouvement et la vie; des hybrides; mélange de la liqueur spermatique et du fluide mensuel; du plaisir provoqué dans l'homme et dans la femme ; conceptions sans la sensation du plaisir ordinaire; action particulière de la matrice retenant le sperme déposé par l'homme; erreur de ceux qui supposent que la femme émet aussi une liqueur spermatique; cette émission est impossible; car, si elle était extérieure, elle aurait pour résultat d'empêcher la génération, contre le vœu de la nature.

§ 1. Les animaux à qui la Nature a donné une organisation moins complète, mettent au jour un embryon qui est complet dès qu'il naît, mais qui, sous le rapport de l'animalité, n'est pas encore un animal complet ; [10] nous avons expliqué plus haut comment cela peut se faire. Le jeune embryon est complet en ce sens qu'il est déjà mâle ou femelle, dans toutes les espèces où cette différence existe. Car il y a des espèces qui ne produisent ni femelle ni mâle ; et ce sont les espèces qui ne naissent elles-mêmes, ni de femelle et de mâle, ni d'animaux accouplés. Nous aurons aussi plus tard à parler de la [15] génération de ces animaux.

§ 2. Les animaux complets qui sont vivipares dans leur propre sein, gardent et nourrissent, dans leur intérieur, l'animal de même nature qui doit naître d'eux, jusqu'au moment où ils le produisent au dehors et le mettent au jour. Mais les animaux qui produisent aussi à l'extérieur un être vivant, après avoir d'abord conçu un œuf dans leur sein, pondent un œuf complet. Chez quelques-uns, l'œuf se détache, [20] comme on le voit pour l'œuf des ovipares, et le jeune sort de l'œuf, qui était dans la femelle ; chez d'autres, au contraire, lorsque la nourriture fournie par l'œuf a été absorbée tout entière, l'animal est achevé par la matrice; et alors, l'œuf ne se détache pas de la matrice même. C'est l'organisation que présentent les sélaciens, dont nous aurons bientôt à parler [25] d'une manière toute spéciale.

§ 3. Pour le moment, nous allons premièrement étudier les premiers des animaux. Or ce sont les animaux complets qui tiennent le premier rang; ces animaux sont vivipares ; et parmi les vivipares, c'est l'homme qui est le premier de tous. Dans tous les vivipares, la sécrétion du sperme se fait comme celle de tout autre excrément. Toute excrétion se porte dans le lieu qui lui est propre, sans que la respiration [30] ait besoin de l'y pousser par aucun effort violent, ou sans qu'aucune autre cause analogue ait à exercer une action indispensable.

§ 4. Car on a prétendu que les testicules attirent le sperme à eux en manière de ventouse, et qu'on l'y pousse par la respiration, comme s'il se pouvait que, sans ce violent effort, cette sécrétion particulière, et l'excrément de la nourriture liquide ou solide, se dirigeât ailleurs, parce que, dit-on, c'est en accumulant sa respiration qu'on [35] expulse ces excréments divers. Cette condition est commune tous les cas où il faut déterminer quelque mouvement, parce que c'est en effet en retenant sa respiration [738b] qu'on se donne de la force. Même sans qu'il y ait besoin de cet effort, les excrétions sortent pendant qu'on dort, quand les lieux qui les reçoivent sont relâchés et pleins de leur sécrétion particulière. Cette théorie n'est pas plus raisonnable que si l'on allait croire que, dans les plantes, les semences [5] sont poussées, par un souffle quelconque, vers les lieux où d'ordinaire elles portent leur fruit.

§ 5. La cause de ce phénomène, c'est tout simplement, ainsi qu'on l'a dit, que, dans tous les animaux, il y a des organes faits pour recevoir les excrétions et les matières inutiles à la nutrition, soit sèches, soit liquides, comme, pour le sang, il y a ce qu'on appelle les veines.

Dans les femelles, la région des matrices est disposée de telle [10] façon que les deux veines, la grande veine et l'aorte, se divisant, des veines nombreuses et fines viennent aboutir aux matrices. Ces veines étant surabondamment remplies par la nourriture, et leur nature, à cause de sa froideur même, n'étant pas capable de coction, la sécrétion se rend par des veines très fines dans les matrices; et comme les matrices ne peuvent, [15] étroites ainsi qu'elles le sont, recevoir cette surabondance excessive, il s'y produit comme un écoulement sanguin, ou une hémorroïde.

§ 6. Il n'y a pas, pour les femmes, d'époque absolument régulière ; mais on conçoit bien que l'évacuation ait lieu ordinairement vers la fin des mois. En effet, les corps des animaux deviennent plus froids quand l'air ambiant se refroidit aussi. Or, les fins de mois sont froides, à cause de la disparition de la lune ; et c'est là ce qui fait que les fins de mois sont généralement plus agitées et plus refroidies que leurs milieux. C'est à cette période que l'excrétion qui s'est changée en sang, tend à produire les évacuations mensuelles; et la coction a beau n'être pas [25] complète, il sort toujours du sang, mais en petite quantité.

§ 7.  Même à l'époque où les femmes sont encore tout enfants, il sort quelques vestiges blancs très faibles. Lorsque ces deux genres d'excrétions sont dans une mesure modérée, les corps s'en trouvent bien, parce qu'il y a, dans ce cas, évacuation purgative des excrétions qui pourraient causer des maladies. [30] Au contraire, si les évacuations n'ont pas lieu, ou si elles sont trop abondantes, le corps souffre, soit qu'elles déterminent des maladies, soit qu'elles épuisent simplement le corps en l'affaiblissant. Quand elles sont continuellement blanches ou trop abondantes, elles empêchent la croissance des filles.

§ 8. D'après les causes qu'on vient d'indiquer, on doit voir pourquoi cette évacuation est nécessaire chez les femmes. Comme la coction naturelle ne [35] peut se faire, il faut qu'il se forme un excrément, non pas seulement de la nourriture qui n'a pas été employée, mais il faut aussi que cette excrétion se produise dans les veines, dont les plus étroites se trouvent surabondamment remplies. C'est en vue [739a] du mieux et de la fin à atteindre que la Nature emploie, en faveur de la génération, la matière accumulée en ce lieu, pour qu'il en sorte un autre être pareil, ainsi que cela doit se faire ; car cet être nouveau est déjà en puissance ce qu'est le corps qui a cette sécrétion.

§ 9.  Ainsi, toutes [5] les femelles doivent nécessairement avoir cette excrétion, qui est plus abondante chez les animaux pourvus de sang, et qui l'est dans l'espèce humaine plus que dans toute autre. Il y a également nécessité, pour les autres espèces, qu'il se forme une certaine accumulation de sang dans la région de la matrice. Mais nous avons dit, antérieurement, pour quoi cette sécrétion est plus abondante chez les animaux qui ont beaucoup de sang, et pourquoi elle l'est plus particulièrement chez l'homme.

§ 10. Cette excrétion a lieu dans toutes [10] les femelles sans exception; mais elle n'a pas lieu chez tous les mâles; car il y en a qui n'émettent pas de semence. Mais de même que ceux qui en émettent engendrent, par le mouvement du sperme, le produit qui se forme de la matière fournie par la femelle, de même ces autres animaux, grâce au mouvement qui est en eux, dans la partie où s'élabore le sperme, accomplissent la même fonction et constituent [15] également un être nouveau.

§ 11.  Ce lieu, dans tous les animaux de ce genre, est placé sous le diaphragme, quand ils en ont un ; car le cœur, ou l'organe correspondant, est le principe de leur nature et de leur vie; la partie inférieure n'en est qu'une annexe, et elle est destinée à faciliter son action. Ce qui fait que tous les mâles n'ont pas cette excrétion génératrice, tandis que toutes les femelles doivent l'avoir, c'est que l'animal est un corps vivant. [20] Toujours la femelle donne la matière, et le mâle fournit le principe créateur. Selon nous, c'est là réellement l'action de l'un et de l'autre ; et c'est précisément ce qui fait que l'un est femelle, et que l'autre est mâle. Il y a donc nécessité que la femelle fournisse le corps et la masse ; mais ce n'est pas nécessaire pour le mâle.

Dans les êtres qui sont produits, il n'est pas nécessaire [25] non plus que se trouvent déjà les organes, ni le principe qui les fait.

§ 12.  Ainsi, le corps vient de la femelle, et l'âme vient du mâle. L'âme est l'essence d'un corps ; et voilà comment, lorsque, dans des genres qui ne sont pas les mêmes, la femelle et le mâle viennent à s'accoupler, parce que les époques du rut et de la gestation se rapprochent et que les dimensions corporelles [30] ne sont pas par trop différentes, le produit qui résulte de l'accouplement ressemble d'abord aux deux parents, comme on le voit sur les hybrides du renard et du chien, de la perdrix et de la poule; mais au bout de quelque temps, et avec les générations qui se succèdent, les produits reprennent la forme de la femelle. C'est ainsi que les semences de plantes étrangères se modifient [35] selon le sol où on les met ; car c'est le sol qui fournit la matière et le corps aux semences qu'on y dépose.

§ 13. Voilà encore pourquoi, dans les femelles, l'organe qui est destiné à recevoir l'embryon n'est pas un simple canal, et pourquoi les matrices sont susceptibles de s'agrandir. [539b] Les mâles qui émettent du sperme ont des canaux ; et ces canaux n'ont pas de sang. Ainsi, les deux sécrétions se produisent chacune clans les lieux qui leur sont propres; et c'est là également qu'elles se forment. Mais auparavant, il n'y a rien de cela, à moins que ce n'y soit introduit par une grande violence et contre nature.

§ 14. Tout ceci doit faire voir comment [5] les excrétions génératrices se forment dans les animaux. Quand le sperme est sorti du mâle, dans les espèces qui émettent de la liqueur spermatique, c'est le plus pur de l'excrétion mensuelle qu'il y constitue ; car, dans les menstrues, la plus grande partie est inutile et est liquide, comme dans le mâle la plus grande partie de la semence est très liquide, à la prendre dans une seule [10] émission ; le plus souvent, la première émission est inféconde plus que la suivante. Elle a moins de chaleur vitale, parce qu'elle a moins de coction, tandis que la semence parfaitement cuite a de l'épaisseur et beaucoup plus de corps.

§ 15.  Les femmes, ou dans les autres espèces d'animaux, les femelles qui n'ont pas d'émission extérieure, parce que, chez elles, il n'y a pas dans cette sorte [15] de sécrétion une assez grande quantité d'excrément inutile, ne produisent de ce liquide que ce qui en reste chez les animaux qui ont une émission extérieure. Ce résidu est organisé par la force qui est dans le sperme élaboré par le mâle, ou bien par la partie analogue de la matrice qui est introduite dans le mâle, ainsi qu'au l'observe [20] chez quelques insectes.

§ 16. Nous avons dit, plus haut, que la liqueur provoquée par le plaisir dans les femmes ne contribue en rien à la conception. On pourrait tirer un argument qui semblerait décisif de ce fait que les femmes sont soumises aussi bien que les hommes à des rêves lubriques. Mais ce n'est pas là du tout une preuve ; car cet accident arrive à des jeunes gens [25] qui sont près d'avoir du sperme, mais qui n'en émettent pas encore, ou à des mâles qui n'en émettent que d'infécond. C'est que, sans l'émission du sperme du mâle dans la copulation, la conception est impossible, de même qu'elle l'est sans l'excrétion des règles, soit qu'elles se manifestent au dehors, soit que, restant en dedans, elles y aient une abondance suffisante.

§ 17. Il se peut d'ailleurs fort bien que la conception ait lieu sans que le plaisir ordinaire que ce rapprochement cause aux femmes, ait été ressenti ; il suffit que le lieu se soit trouvé en orgasme et que les matrices se soient abaissées assez près. Mais d'ordinaire la conception se produit même en ce cas, par cela seul que l'ouverture de la matrice ne s'est pas fermée, au moment où survient l'émission qui cause habituellement le plaisir au hommes et aux femmes. Dans cette disposition [35] des organes, la voie est plus facile à la liqueur sortie du mâle.

§ 18. D'ailleurs, l'émission de la femme ne se fait pas à l'intérieur, comme quelques naturalistes le supposent, parce que l'ouverture des matrices est trop étroite ; mais elle se fait en avant, là où la femme émet la sérosité [740a] qui se remarque chez quelques-unes, et où le mâle émet aussi la liqueur séminale. Parfois, les choses demeurent dans cette condition ; mais, parfois aussi, la matrice attire le sperme à elle au dedans, quand elle est convenablement disposée, et qu'elle est échauffée par l'évacuation mensuelle. Ce qui le prouve, [5] c'est que les compresses mouillées qu'on place dans la matrice, sont sèches quand on les retire.

§ 19. Dans tous les animaux qui ont la matrice sous le diaphragme, comme les oiseaux et les poissons vivipares, il est impossible que le sperme n'y soit pas attiré et qu'il y aille par l'émission. Mais le lieu attire la semence par la chaleur qui lui est propre. [10] L'éruption des menstrues et leur accumulation enflamme la chaleur de l'organe, de même que des vases sans bouchon, si on les emplit d'eau chaude, tirent l'eau à eux, quand on en renverse l'ouverture.

§ 20. C'est ainsi que le sperme est absorbé ; mais l'absorption ne se fait pas du tout, comme quelques naturalistes le prétendent, dans les organes [15] qui concourent au rapprochement des sexes. Les choses se passent aussi tout autrement que ne le croient ceux qui assurent que les femmes émettent du sperme comme l'homme; car si les matrices faisaient quelque émission au dehors, elles la devraient reprendre au dedans, pour la mêler à la liqueur séminale du mâle ; mais ce serait là une opération bien inutile, et la Nature ne fait jamais [20] rien en vain.

CHAPITRE VI : Action des sécrétions féminines sur la semence du mâle

 

Elle agit à peu près comme la présure sur le lait ; des membranes et des chorions qui se forment autour de l'embryon ; analogie du développement du fœtus et de la graine des végétaux; le cœur est l'organe qui apparaît le premier; erreur de Démocrite ; action du sang; citation de l'Histoire des Animaux et des Descriptions Anatomiques ; des veines qui partent du cœur pour se rendre à la matrice; rôle du cordon ombilical; Démocrite se trompe sur la nutrition du fœtus ; impossibilité de sa théorie; les membres du fœtus ne viennent pas des membres de la mère; la femme fournit la matière, et l'homme fournit le principe du mouvement ; action spéciale de l'âme nutritive; procédés de l'art comparés à ceux de la Nature.

§ 1. Quand la sécrétion de la femme contenue dans la matrice a pris quelque consistance, sous l'action de la semence du mâle, cette semence y produit quelque chose qui ressemble beaucoup à l'action de la présure sur le lait. La présure est un lait contenant de la chaleur vitale, qui réunit en une seule masse toute la matière identique pour la solidifier. C'est là précisément l'action [25] de la semence génératrice sur la nature des menstrues ; car la fonction naturelle du lait et des menstrues est toute pareille.

§ 2. La partie corporelle se coagulant, la partie liquide se sépare ; puis, les portions terreuses se desséchant, il se forme des membranes tout autour, par une action nécessaire, et aussi en vue d'un certain but à atteindre. Les extrémités doivent se dessécher, soit que les autres parties s'échauffent, soit qu'elles se refroidissent; car il ne faut pas [30] que l'embryon soit dans le liquide; mais il doit en être séparé. Ces extrémités s'appellent les unes des membranes; les autres, des chorions ; mais entre les unes et les autres, il n'y a différence que du plus au moins. On les retrouve également, soit dans les ovipares, soit dans les vivipares.

§ 3. Quand l'embryon a pris de la consistance, il se conduit à peu près comme les graines qu'on a semées en terre ; car le principe premier du végétal [35] se trouve aussi dans les semences elles-mêmes. Mais lorsque le principe, après n'avoir été qu'en puissance d'abord, vient ensuite à se diviser, il en sort à la fois la tige et la racine; et l'on sait que c'est par la racine que le végétal prend la nourriture [740b] qui est nécessaire à son développement. De même, tous les organes sont en puissance dans l'embryon à certains. égards ; mais c'est surtout le principe qui est près de se manifester.

§ 4. Voilà comment, en fait, c'est tout d'abord le cœur qui se distingue dans l'animal; et c'est ce dont on peut s'assurer, non pas seulement par l'observation sensible, [5] qui constate que les choses se passent bien ainsi, mais encore par la réflexion. En effet, quand l'embryon s'est détaché des deux parents, il doit avoir une existence à part et par lui-même, comme doit se suffire un enfant mis par son père hors de la maison. Il faut par conséquent qu'il possède, dès lors, le principe d'où sort plus tard, pour les êtres vivants, l'organisation régulière de leur corps ; car, si ce principe devait lui venir du dehors, pour entrer dans l'embryon à une époque postérieure, [10] non seulement on aurait à se demander à quel moment ce principe pourrait survenir; mais on peut affirmer qu'il y a nécessité qu'il existe préalablement, dès que chacune des parties de l'embryon vient à se diviser, puisque c'est de ce principe que tous les organes doivent recevoir et leur croissance et leur mouvement.

§ 5. Aussi, n'est-on plus dans le vrai quand on dit, avec Démocrite, que ce sont les parties extérieures des animaux qui se divisent les premières, et que ce sont ensuite les parties [15] internes. Cela est bon à dire quand il s'agit d'animaux de bois ou de pierre; mais ces animaux-là n'ont pas le moindre besoin d'un principe, tandis que tous les animaux vivants en ont un, et qu'ils l'ont à l'intérieur. Aussi, dans tous les animaux qui ont du sang, c'est le cœur qui apparaît et se distingue le premier, parce que c'est lui qui est le principe des parties similaires, aussi bien que des parties non similaires.

§ 6.  Il est tout simple, en effet, de supposer que c'est le cœur qui est le principe [20] de l'animal et de son organisme entier, dès que l'animal a besoin de se nourrir. Du moment qu'il existe, il se développe ; or, la nourriture dernière de l'animal est le sang, ou tel autre fluide analogue à celui-là. Le vase qui contient ces fluides, ce sont les veines ; et c'est pour cette raison que le cœur en est le principe. On peut voir tout cela dans l'Histoire des Animaux et dans les Descriptions Anatomiques.

§ 7. L'embryon étant déjà en puissance un animal, mais un animal incomplet, il doit nécessairement [25] tirer sa nourriture d'un autre être. Il se sert donc de la matrice et de la femelle qui possède cet organe, comme la plante se sert de la terre, pour se nourrir, jusqu'à ce qu'il soit devenu un animal assez achevé pour être capable de marcher. C'est là pourquoi la Nature a tracé les deux premières veines qui partent du cœur; et de celles-ci, de petites veines qui se rendent à la matrice. C'est ce [30] qu'on appelle l'ombilic, qui est tantôt une seule veine chez certains animaux, et tantôt plusieurs veines chez d'autres. Autour des veines, il y a une enveloppe de peau qu'on appelle l'ombilic, pour maintenir et protéger ces veines, qui autrement seraient trop faibles.

§ 8. Les veines se rendent à la matrice, comme des racines, d'où l'embryon tire [35] la nourriture dont il a besoin ; car c'est pour se nourrir que le petit animal séjourne dans les matrices, et non pas du tout, comme le croit Démocrite, pour que les membres du fœtus s'y moulent sur les membres de la mère. On peut voir bien clairement ce qu'il en est [741a] dans les ovipares ; les petits prennent leur développement et les divisions de leurs membres dans l'œuf, bien qu'ils soient séparés de la mère.

§ 9. Mais si le sang est la nourriture de l'animal, et que le cœur soit le premier organe où se montre le sang, et si la nourriture doit venir du dehors, on peut se demander, puisque c'est le sang qui nourrit, d'où vient [5] la première nourriture qui est entrée dans l'embryon ? Ou bien, peut-être est-il faux que toute espèce de nourriture vienne toujours de l'extérieur, et peut-être vient-elle immédiatement dans l'embryon, et que, de même que dans les graines des végétaux, il y a aussi quelque chose d'approchant qui d'abord se montre sous une apparence laiteuse, de même, dans la matière des animaux, c'est le résidu de l'organisme qui devient la nourriture du fœtus ? Ainsi, l'accroissement de l'embryon se fait par le cordon ombilical de la même manière [10] qu'il se fait dans les plantes par les racines, et comme il se fait pour les animaux eux-mêmes, quand ils sont séparés de leur auteur, par la nourriture qu'ils ont en eux.

§ 10. Nous nous occuperons de tous ces détails lorsque le moment en sera venu dans nos études. Pour l'instant, il suffira de dire que la division des membres ne se produit pas de la manière que supposent quelques naturalistes, qui croient que le semblable va nécessairement au semblable; car, sans parler de bien d'autres [15] difficultés que cette théorie peut présenter, il faudrait, dans cette hypothèse, que chacune des parties similaires se formât séparément : les os se formeraient à part et à eux seuls ; les nerfs aussi, et les chairs également, si l'on admettait cette cause du phénomène. Mais, c'est parce que l'excrétion de la femelle est en puissance ce que l'animal est dans sa nature [20] complète, et que tous les organes s'y trouvent virtuellement sans qu'aucun y soit en fait, que chacun de ces organes se produit. Dès que l'agent et le patient sont en contact, dans le rapport où l'un est agent et où l'autre est patient, et j'entends par là qu'ils se touchent de la manière, dans le lieu et dans le moment où ils doivent se toucher, tout aussitôt l'un est actif et l'autre est passif.

§ 11. On voit donc que la femelle [25] fournit la matière, et que le mâle fournit le principe du mouvement. De même que les produits de l'art sont exécutés par les instruments dont l'artiste se sert, ou plutôt et pour mieux dire, par le mouvement des instruments, ce mouvement n'étant que l'acte de l'art, et l'art n'étant que la forme des choses produites dans une autre chose, de même ici se manifeste la force de l'âme nutritive. [30] De même encore que c'est elle qui produit plus tard, par la nourriture, l'accroissement des animaux et des plantes, en se servant comme instruments de la chaleur et du froid, par lesquels elle développe son mouvement et devient l'une et l'autre dans une proportion déterminée, de même c'est elle qui constitue également, dès le début, l'être que crée la Nature.

§ 12. L'âme nutritive est la matière même qui fait croître l'animal et qui [35] le détermine tout d'abord, de telle sorte que la force qui le produit se confond avec le générateur primordial. Si c'est bien là ce qu'est l'âme nutritive, c'est elle aussi qui engendre l'être. Elle est précisément la [741b] nature de chacun des êtres, qui se retrouve essentiellement inhérente à toutes les plantes et à tous les animaux, tandis que les autres parties de l'âme se trouvent dans tels animaux, et ne se trouvent pas dans tels autres.

CHAPITRE VII : De la question de savoir pourquoi la femelle ne peut pas engendrer à elle seule

C'est que l'animal se distingue par la sensibilité, et que c'est le mâle qui apporte l'âme sensible ; des œufs clairs des oiseaux; ils n'ont que l'âme nutritive, qui ne suffit pas sans l'âme sensitive; le mâle serait alors inutile, et la Nature ne fait jamais rien en vain; comparaison avec les automates et leurs mouvements successifs ; erreur de quelques naturalistes; le cœur agit le premier, et cesse d'agir le dernier.

§ 1. Dans les végétaux, la femelle n'est pas séparée du mâle ; mais dans les animaux où [5] les deux sexes sont isolés, le mâle a besoin de la femelle, sans qui il ne peut rien. Ici l'on peut se poser une question : Si la femelle a la même âme que le mâle, et si la matière du fœtus est bien l'excrétion de la femelle, comment se fait-il que la femelle ait encore besoin du mâle? Et pourquoi la femelle n'est-elle pas en état d'engendrer a elle seule, en tirant tout d'elle-même?

§ 2. La cause en est que c'est par la faculté de la sensibilité que l'animal diffère de la plante et s'en distingue. [10] Or, il est impossible que le visage, la main, la chair ou toute autre partie du corps existent sans que l'âme sensible ne soit dans toutes ces parties, ou en acte ou en puissance, sans qu'elle y soit ou jusqu'à une certaine mesure, ou d'une manière absolue. Autrement, le corps ne serait qu'un cadavre ou une partie de cadavre. Si donc le mâle est le créateur de l'âme sensitive, dans les espèces où la femelle et le mâle sont séparés, il est bien impossible que [15] la femelle à elle seule produise un être animé; car nous avons vu que c'était là la fonction propre du mâle.

§ 3. Cependant, la question qu'on se pose ici n'est pas sans quelque raison, et on peut l'appuyer sur le fait de la production des œufs clairs que pondent les oiseaux; ce fait prouve que jusqu'à un certain point la femelle peut engendrer à elle seule. Il est vrai qu'on doit se demander aussi comment on peut aller jusqu'à dire que ces œufs-là sont vivants. Ainsi, [20] l'on ne peut pas croire que ces sortes d'œufs soient tout ce que sont les œufs féconds, puisqu'alors il en sortirait également en fait un être animé ; mais ces œufs ne sont pas davantage des choses inertes comme le bois ou la pierre.

§ 4. Il faut donc supposer qu'il y a pour ces œufs une espèce d'altération qui les détruit, et qu'en quelque manière ils avaient antérieurement la vie en partage. Ils ont donc évidemment une âme quelconque en puissance. Mais quelle est cette espèce d'âme ? Certainement, ce ne peut être que le plus bas degré de l'âme, en d'autres termes, l'âme [25] nutritive, qui se trouve indifféremment dans tous les animaux et dans toutes les plantes. Pourquoi ne suffit-elle pas à faire tous les organes et l'animal complet? C'est que l'animal et les organes doivent avoir l'âme sensitive.

§ 5. Les parties des animaux ne sont pas comme celles de la plante; et voilà pourquoi elles ont besoin de la coopération du mâle, qui est séparé dans les animaux de cette espèce. C'est précisément ce qui arrive pour les œufs clairs; ils [30] peuvent devenir féconds, si, à un certain moment, le mâle couvre la femelle. Du reste, nous essaierons ultérieurement d'expliquer la cause de ces phénomènes. S'il existe une espèce d'animaux qui soit femelle, sans qu'il y ait de mâle séparé, des animaux de ce genre peuvent sans copulation produire d'eux seuls un être animé.

§ 6. Jusqu'à présent du moins, on n'a pu en avoir la certitude par des observations dignes de foi; mais on peut hésiter en ce qui concerne les poissons. Parmi ceux qu'on appelle des rougets, on n'a pas pu encore reconnaître de mâle; ils sont tous des femelles pleines de frai. Mais, les observations sur ces poissons ne sont pas encore tout à fait concluantes; on n'y connaît pas plus de femelles et de mâles que dans le genre de poissons [742a] qui composent les anguilles, et une espèce de muges qui vivent dans les rivières marécageuses.

§ 7.  Dans les espèces où la femelle et le mâle sont séparés, il est impossible que la femelle à elle seule puisse produire un jeune complètement formé; car alors le mâle serait inutile, tandis que jamais la Nature ne fait rien [5] en vain. Aussi, dans ces espèces, est-ce toujours le mâle qui achève et complète la génération. Il y apporte l'âme sensitive, soit directement par lui-même, soit par l'intermédiaire de la semence. Les organes de l'embryon sont en puissance dans la matière, lorsqu'y survient le principe du mouvement, ainsi que, dans les automates bien faits, les mouvements se produisent à la suite les uns des autres.

§ 8. Quand quelques naturalistes [10] prétendent que le semblable se porte vers le semblable, il faut entendre cette théorie en ce sens, non pas que les parties se meuvent en changeant de place, mais que, restant en place et modifiées par la mollesse, par la dureté, par les couleurs, ou telles autres différences analogues des parties similaires, les organes deviennent en fait ce qu'ils n'étaient antérieurement qu'en puissance. [15] Tout d'abord, c'est le principe de tout le reste qui se constitue ; et ce principe, ainsi que nous l'avons souvent répété, c'est le cœur dans les animaux qui ont du sang ; et c'est, dans les autres, l'organe correspondant.

§ 9. C'est ce qu'on peut voir par l'observation sensible, non seulement au début de l'existence, mais en outre au moment de la mort. Le cœur est le dernier organe qui garde la vie, et qui cesse le dernier de vivre. Or, toujours ce qui naît en dernier lieu [20] est le premier à disparaître ; et le premier en date est ce qui disparaît le dernier, comme si la Nature faisait une course double et revenait à son point de départ. La génération en effet va de ce qui n'est pas à ce qui est; et la destruction va en sens contraire, de ce qui est à ce qui n'est pas.

CHAPITRE VIII : De la succession des organes paraissant les uns après les autres

Erreur de quelques naturalistes sur l'influence de la respiration de la mère ; cécité des jeunes au moment de la naissance; des sens divers du mot Antérieur; trois conditions indispensables à l'être : le moteur, le but et le moyen; explication insuffisante de Démocrite, qui n'admet que la nécessité et l'éternité des choses; démonstration possible de certaines vérités éternelles; le cœur est le premier viscère qui entre en action; effet de la chaleur interne et du froid sur la formation successive des organes ; la chaleur constitue le cœur, et le froid constitue le cerveau; c'est surtout la tête qui se développe après le cœur; grosseur excessive des yeux dans le fœtus ; constitution de l'œil ; la vue est le seul sens qui ait un organe isolé; formation de la fontanelle chez les enfants; grosseur démesurée de leur tête; sagesse de la Nature ; développement général des os; de la croissance des ongles et des cheveux, qui poussent encore sur le cadavre après la mort ; des dents, particulièrement chez l'homme; ce sont des os, mais se distinguant des autres par leur croissance constante: usure des dents avec l'âge : l'homme naît sans dents; indication d'études ultérieures.

§ 1. [25] Une fois que le principe est formé, ainsi qu'on vient de le dire, ce sont les viscères intérieurs qui se développent tout d'abord, avant les organes externes.

Les organes volumineux paraissent avant les plus petits, bien que quelques-uns n'existassent même pas auparavant. Les parties supérieures, c'est-à-dire celles qui sont au-dessus de la ceinture, se divisent les premières en membres reconnaissables ; et elles grossissent. Le bas reste plus petit et moins distinct.

§ 2. Cet aspect successif se présente [30] chez tous les animaux dans lesquels on distingue un haut et un bas. Il faut cependant en excepter les insectes; dans ceux d'entre eux qui font des larves, la croissance se fait par le haut; le haut chez eux est plus petit dès le début. Le haut et le bas ne sauraient se distinguer dans les seules espèces des mollusques qui se déplacent. D'ailleurs, cette même observation peut s'appliquer aux [35] plantes, dans lesquelles la masse d'en haut se développe avant celle du bas; car les graines poussent des racines avant de pousser des tiges.

§ 3. Il est bien possible que les parties diverses des animaux se déterminent par le souffle qui les anime; mais ce n'est pas certainement par celui de la mère, qui les produit, ni par celui de l'animal lui-même, comme le prétendent [742b] quelques naturalistes. C'est ce dont il est facile de se convaincre en observant les oiseaux, les poissons et les insectes; car parmi ces êtres, les uns, séparés de la mère, sortent d'un œuf dans lequel ils reçoivent l'articulation de leurs membres; d'autres ne respirent pas du tout; et ils paraissent à l'état de larves ou à [5] l'état d'œuf; d'autres enfin qui respirent, et qui prennent et forment leurs organes dans la matrice, ne respirent pas cependant avant que le poumon n'ait reçu son complet développement. Le poumon lui-même s'organise ainsi que les parties antérieures, avant que l'animal ne puisse respirer.

§ 4. Tous les quadrupèdes fissipèdes, tels que le lion, le loup, le renard, le lynx, font tous des petits aveugles ; et chez ces animaux, [10] la paupière des jeunes ne s'ouvre que plus tard. Ceci prouve évidemment que, dans ce cas aussi bien que pour tous les autres, de même que la qualité et la quantité ne sont d'abord qu'en puissance et ne deviennent en acte que postérieurement, de même et par suite des mêmes causes qui déterminent la qualité, il se forme deux êtres au lieu d'un. Il faut nécessairement qu'il y ait là un souffle de vie, [15] puisqu'il y a tout à la fois liquidité et chaleur; et ce souffle vital doit être celui de l'être qui agit, et aussi de l'être qui souffre. Quelques-uns des naturalistes anciens ont tâché de nous dire quelle partie vient avant l'autre, sans avoir suffisamment observé les faits tels qu'ils se passent. Pour les organes aussi bien que pour tout le reste, il est bien vrai que l'un se forme naturellement avant l'autre et lui est antérieur.

§ 6. Mais, Antérieur [20] est un mot qui a plusieurs sens; et il faut bien distinguer entre la cause finale prise en général, et la cause finale de telle chose en particulier. L'une est antérieure à l'autre, parce qu'elle naît plus tôt; mais l'autre est antérieure par son essence. La cause finale particulière présente elle-même deux sens distincts: ici l'origine du mouvement, et là le moyen qu'emploie la cause finale pour atteindre un but spécial.

§ 7. J'entends par là, d'une part, l'être qui engendre ; et d'autre part, l'organisation de l'être engendré. [25] De ces choses, l'une doit nécessairement être antérieure à l'autre ; et l'antérieure est celle qui fait l'action, comme, par exemple, le maître qui enseigne est antérieur à l'élève qu'il instruit; comme la flûte ne vient qu'après celui qui apprend à en jouer; car des flûtes seraient bien inutiles pour qui ne saurait pas jouer de cet instrument.

§ 8.  Il y a donc ici trois choses à considérer : d'abord le but, c'est-à-dire ce qui, selon nous, est le pourquoi en vue duquel se fait tout le reste ; en second lieu, parmi ces pourquoi et ces buts, vient [30] le principe moteur et générateur; car ce qui fait et engendre n'est ce qu'il est que relativement à l'être fait et engendré par lui; en dernier lieu, la troisième chose à considérer est le moyen dont la fin se sert et qui est à son usage. De toute nécessité, il faut donc qu'il y ait d'abord une partie où se trouve le principe du mouvement ; et ce principe devient directement une portion du but, la portion unique et capitale entre toutes.

[35] Vient en second lieu, l'être total et le but poursuivi ; et en troisième et dernier lieu, les organes dont ils ont besoin pour pouvoir accomplir certaines fonctions particulières.

§ 9. Par conséquent, s'il y a quelque organe qui doive être nécessairement dans les [743a] animaux, et qui renferme, la fois, le principe et la fin de ce qui fait toute leur nature c'est cet organe qui doit nécessairement naître avant tout autre, en tant que moteur premier, et aussi en tant que partie de la fin de l'être et de tout son ensemble. Ainsi donc, dans les parties organiques qui sont faites naturellement pour engendrer, ce sont celles-là qui doivent toujours [5] être antérieures aux autres, puisque, en tant que principe, elles ont un autre être pour but; et que celles qui ne sont pas dans cette condition, ne doivent venir qu'après celles qui ont un autre être pour objet.

§ 10. Du reste, il n'est pas facile de distinguer quels sont les organes qui sont antérieurs, quels sont ceux qui ont un autre être pour but, et quel est leur but véritable. Ce qui redouble l'embarras, c'est que les parties qui donnent le mouvement sont, sous le rapport de leur production, antérieures à la fin poursuivie; et les parties motrices [10] sont bien difficiles à distinguer des parties organiques.

§ 11. C'est cependant par cette méthode qu'il faut rechercher comment tel organe vient après tel autre. Tantôt la fin est postérieure; tantôt elle est antérieure; et voilà pourquoi l'organe qui renferme le principe vient le premier, et pourquoi la masse supérieure du corps ne vient qu'à la suite de celle-là.

Voilà aussi comment c'est la région de la tête et celle des yeux qui se montrent les plus grandes [15] dans les fœtus, et comment les parties au-dessous du nombril, telles que les jambes, se montrent d'abord si petites.

Cette disposition tient à ce que le bas est fait pour le haut, et qu'il n'est, ni une partie de la fin à atteindre, ni capable de la produire.

§ 12. C'est donc se tromper et mal expliquer la nécessité du moyen employé que de se borner à dire que les choses sont toujours ce qu'elles sont, et à trouver là toute [20] l'origine des choses, comme le fait Démocrite d'Abdère, quand il avance qu'il n'y a pas de commencement pour l'éternel ni pour l'infini, que le moyen employé est le seul principe et que l'éternel est infini ; de telle sorte que, selon lui, demander sur ces questions quel est le moyen employé pour atteindre le but, c'est rechercher encore le commencement de l'infini.

§ 13. Si l'on adoptait cette façon de raisonner, qui dispense ces naturalistes d'étudier le moyen par lequel se font les choses, il n'y aurait plus [25] de démonstration possible de choses éternelles. Cependant, il y a bien des choses éternelles qu'on démontre, soit qu'elles se produisent éternellement, soit qu'elles existent de toute éternité. Ainsi, une des vérités éternelles, c'est que le triangle a ses angles égaux à deux droits, c'est que le diamètre est incommensurable au côté; cependant, on trouve la cause et la démonstration de ces vérités géométriques. Sans doute, on a bien raison de croire qu'il ne faut pas chercher [30] un principe à tout sans exception; mais on aurait tort de ne pas chercher le principe de ce qui est toujours ou se produit toujours, si ce n'est quand il s'agit des principes mêmes des choses éternelles. C'est par une tout autre voie qu'on connaît alors le principe, et il n'y a pas pour lui de démonstration possible. Dans les choses immuables, le principe, c'est ce qu'elles sont; mais dans les choses qui naissent et se produisent, il y a plusieurs principes, qui sont fort divers, et qui ne sont pas les mêmes [35] pour toutes.

§ 14. Un de ces principes, c'est celui d'où part le mouvement; et c'est pourquoi, chez tous les animaux qui ont du sang, c'est le cœur  qui se montre le premier, ainsi que nous l'avons dit en commençant. Dans les animaux qui n'ont pas de sang, c'est l'organe correspondant au cœur qui se montre [743b]avant les autres. Du cœur, partent des veines qui font l'effet de ces dessins que les peintres esquissent sur les murs. Les parties se disposent autour de ces veines comme si elles-mêmes en sortaient. Les parties similaires sont produites par le froid et la chaleur; [5] car il y a des choses qui se constituent et se coagulent par le froid ; d'autres, par la chaleur. Sur la différence de ces actions du froid et du chaud, on peut voir ce que nous en avons dit dans d'autres ouvrages, où nous avons expliqué quelles sont les matières solubles par le liquide ou le feu, et quelles sont les matières qui ne sont pas solubles dans l'eau, et que le feu ne fond pas.

§ 16. La nourriture circule donc dans les veines et dans les vaisseaux de chaque organe, comme l'eau [10] peut circuler dans des tuyaux de poteries sèches. Les chairs et les parties qui leur correspondent se constituent sous l'action du froid, et c'est pour cela que le feu les dissout. Quant aux matières en circulation qui sont trop terreuses et qui ont peu d'humidité et de chaleur, elles se refroidissent; et, l'humidité s'évaporant avec la chaleur, elles deviennent dures et de nature terreuse, comme les ongles, [15] les cornes, les soles et les becs. Ces matières s'amollissent par le feu; mais aucune ne se fond. Quelques-unes sont solubles dans l'eau, comme les coquilles des œufs.

§ 17. Sous l'influence de la chaleur intérieure, les nerfs et les os se forment, parce que le liquide se dessèche. Les os ne sont pas solubles par le feu, et ils y résistent à peu près comme l'argile; car la chaleur développée au moment de la génération les a fait cuire comme [20] dans un fourneau. D'ailleurs, la chaleur ne fait pas la chair ou l'os indifféremment, ni dans un lieu quelconque, ni à un moment quelconque; mais elle fait ce qui doit être fait selon le vœu de la Nature, là, où, et quand la Nature l'exige. Ce qui n'est qu'en puissance ne peut passer à l'être lorsque le moteur n'a pas l'acte indispensable, pas plus que l'agent qui a l'actualité voulue ne peut amener à l'être la première chose venue. [25] C'est comme l'ouvrier qui ne peut faire un vase qu'avec du bois, et comme le vase qui, sans l'ouvrier, ne peut sortir du bois dont il doit être formé.

§ 18. La chaleur qui est contenue dans l'excrétion spermatique, y est animée d'un mouvement et d'une force, qui, sous le rapport de la quantité et de la qualité, sont en proportion de chacun des organes. Selon que cette force est ou [30] insuffisante ou surabondante, elle compose moins bien l'être qui doit naître, ou même elle le mutile, à peu près comme les matières extérieures qu'on fait cuire pour en tirer nos aliments, ou pour tel autre usage. C'est nous qui pour ces matières mesurons la chaleur, en proportion du mouvement que nous voulons lui faire produire ; mais pour les animaux, c'est la nature du générateur qui la leur donne; [35] et pour les animaux qui naissent spontanément, c'est le mouvement et la chaleur de la saison qui les font surgir. Quant au froid, il n'est que la privation de la chaleur.

§ 19. La Nature emploie ces deux agents, qui ont nécessairement la force de produire, [744a] l'un tel effet, et l'autre tel effet différent; mais pourtant, dans les choses qui se produisent en vue d'une certaine fin, l'un de ces agents refroidit, tandis que l'autre échauffe. C'est ainsi que chacune des parties de l'animal s'organise ; et que la chair devient molle en partie, parce que les cieux agents lui donnent nécessairement cette propriété, et, en partie, parce qu'elle est faite en vue d'une certaine fin. C'est encore ainsi que le [5] muscle devient sec et contractile, et que l'os devient dur et fragile. La chair, en se desséchant, forme la peau, comme, sur les mets de nos tables, se forme ce qu'on appelle leur croûte.

§ 20. Non seulement la peau se forme ainsi, parce qu'elle est la plus extérieure et superficielle, mais aussi parce que le visqueux qui n'a pu se vaporiser reste à la surface. Dans les autres [10] animaux, le visqueux est desséché ; et voilà comment les derniers des animaux privés de sang sont des testacés et des crustacés; mais dans ceux qui ont du sang, le visqueux se rapproche davantage de la graisse. Chez ceux qui n'ont pas une nature trop terreuse, la partie graisseuse s'accumule sous le revêtement de la peau, comme si la peau venait de cette [15] viscosité ; car il y a toujours une certaine viscosité dans le graisseux.

§ 21. Nous pouvons le répéter : tous ces phénomènes ont lieu, tantôt par une nécessité inévitable, tantôt sans nécessité, et uniquement en vue d'une certaine fin. C'est d'abord la masse supérieure qui se détermine en se produisant ; et c'est après un intervalle de temps que la partie inférieure se développe [20], dans les animaux qui ont du sang. Mais tous les organes ne s'esquissent d'abord que par de simples contours; puis ensuite, ils prennent leurs couleurs, leur mollesse ou leur dureté, comme si la Nature les dessinait d'abord grossièrement, ainsi que font les peintres, qui tracent préalablement une esquisse et des lignes, et qui lie mettent qu'après ces préparations les couleurs de l'animal [25] qu'ils veulent représenter.

§ 22. Comme le principe de la sensibilité et de l'animal entier réside dans le cœur, c'est le cœur qui se forme en premier lieu. En vue de la chaleur que développe le cœur, auquel aboutissent les veines d'en haut, le froid constitue le cerveau, qui fait contrepoids à la chaleur dont le cœur est environné. Aussi, ce sont les parties avoisinant la tête [30] qui se développent immédiatement après le cœur; et leur grosseur dépasse celle des autres parties, parce que le cerveau est volumineux et humide.

§ 23. Le phénomène que présentent les yeux  des animaux est difficile à expliquer. Au début, ils semblent énormes, aussi bien dans les animaux qui marchent que dans ceux qui nagent, ou dans ceux qui volent.

Et cependant, les yeux [35] sont la partie qui se montre la dernière. Puis, après quelque intervalle, ils s'affaissent. La cause de cette disposition, c'est que le sens de la vue, tout comme les autres sens, se fait par des canaux. Mais, les sens du toucher et [744b] du goût sont immédiatement, ou le corps même de l'animal, ou une partie de son corps; l'odorat et l'ouïe sont des canaux en rapport avec l'air du dehors, pleins du souffle naturel, et aboutissant aux petites veines qui, [5] du cœur, montent au cerveau.

§ 24. Au contraire, l'œil est le seul sens à avoir un corps qui lui soit propre. Ce corps est humide et froid, et il n'est pas préalablement dans le lieu qu'il doit occuper, comme les autres parties, qui sont d'abord en simple puissance, et qui ensuite passent à l'acte. Mais, de l'humidité qui est dans le cerveau, se détache la partie la plus pure, pour filtrer par les canaux qui s'étendent [10] des yeux à la méninge qui entoure le cerveau. La preuve, c'est que la tête n'a aucune partie autre que le cerveau qui soit humide et froide ; et que l'œil est également froid et humide. C'est donc une nécessité que cette région soit d'abord fort grosse, et qu'ensuite elle diminue et s'affaisse.

§ 25. [15] Le même changement se passe pour le cerveau, qui est d'abord humide et volumineux, et qui, à mesure qu'il respire et qu'il mûrit, prend plus de corps et s'affaisse, ainsi que s'affaisse également la grosseur des yeux. Au début, la tête, grâce au cerveau, paraît énorme; et les yeux paraissent non moins gros, [20] à cause de l'humidité qu'ils renferment. A la fin, ils prennent leur dimension définitive, au moment où le cerveau lui-même est à peine complètement formé; car ce n'est qu'assez tard qu'il cesse d'être froid et humide, dans tous les animaux en général qui ont un cerveau, mais surtout dans l'homme.

§ 26. C'est aussi pour cela que la fontanelle est le dernier des os [25] à se solidifier; car chez les enfants, au moment où ils viennent au jour, cet os est encore mou ; et si cette disposition est surtout marquée dans l'homme, c'est que l'homme a le cerveau plus humide et plus gros que tout autre animal, parce que c'est lui aussi qui a la chaleur la plus pure dans le cœur. [30] Son intelligence atteste cet heureux équilibre, puisque l'homme est le plus intelligent de tous les êtres.

§ 27. On peut remarquer même que les enfants ne sont pas maîtres de leur tête jusqu'à un certain âge, à cause du poids du cerveau et de ce qui l'entoure. Il en est du reste ainsi de toutes les autres parties du corps que l'enfant doit mouvoir. En effet, ce n'est qu'assez tard et en dernier lieu que le principe du mouvement régit et domine les parties supérieures du corps, et toutes les parties qui, comme les membres, [35] ne sont pas en rapport direct avec ce principe. C'est là précisément ce qui arrive pour la paupière. La Nature ne faisant jamais rien d'inutile et jamais rien en vain, il est clair que ce n'est pas davantage en vain qu'elle fait que telle chose est postérieure, et que telle autre chose est antérieure; car alors ce qu'elle aurait produit serait vain et inutile. Par conséquent, il faut tout à la fois et nécessairement [475a] que les paupières se séparent, et qu'elles puissent se mouvoir.

§ 28. C'est donc tardivement que les yeux des animaux sont tout à fait organisés, à cause de la coction énorme qui se fait dans le cerveau ; et s'ils sont les derniers à se former, c'est qu'il faut une force bien puissante pour mettre en mouvement des organes qui sont éloignés du [5] principe et qui sont froids. Ce qui prouve que c'est bien là la nature des paupières, c'est que si nous ressentons quelque lourdeur à la tête, soit par le besoin du sommeil, soit par l'ivresse ou telle autre cause analogue, nous ne pouvons soulever nos paupières, bien qu'elles ne pèsent pas cependant beaucoup par elles-mêmes.

§ 29. Nous venons de dire pour les yeux comment [10] et par quel procédé ils se forment, et pourquoi ils sont les derniers de nos organes à se constituer. Toutes les autres parties du corps se développent par la nourriture. Mais celles qui sont les plus importantes, et celles qui participent du principe dominateur, viennent de la nourriture la plus élaborée et la plus pure, de la nourriture première; les autres, qui sont nécessaires et qui sont faites pour les plus relevées, [15] viennent d'une nourriture moins bonne, composée des résidus et des excrétions.

§ 30. La Nature, comme un sage économe, a l'habitude de ne perdre rien de ce qu'elle peut utiliser, de quelque façon que ce soit. Dans l'administration des ménages, la nourriture la meilleure est réservée aux personnes libres ; la moins bonne et les restes sont donnés [20] aux serviteurs; et l'on donne ce qu'il y a de plus mauvais aux animaux qu'on nourrit dans la maison. De même donc que l'intelligence du maître fait, du dehors, tous ces arrangements pour que les choses prospèrent, de même, à l'intérieur des êtres que la Nature produit, elle compose, avec la matière la plus pure, les chairs et le corps de tous les autres sens, et, avec les déchets, elle compose les os, les [25] nerfs, les poils, les ongles, les cornes et toutes les parties de même ordre.

§ 31. De là vient que ces parties secondaires ne prennent leur consistance qu'en dernier lieu, quand déjà, dans le corps, il s'est formé naturellement du superflu. Lors de la constitution première de ces parties, la nature des os vient de la sécrétion spermatique; et quand les animaux sont arrivés à toute leur croissance, [30] les os prennent leur développement de la nourriture ordinaire, d'où viennent les parties maîtresses du corps, bien qu'ils n'en soient encore que les résidus et les excrétions superflues.

§ 32. Dans tout être, il faut distinguer deux degrés de nutrition, un premier et un second; l'un servant à nourrir, et l'autre à accroître. Ce qui nourrit est ce qui procure l'existence à l'être entier [35] et à ses parties diverses; ce qui procure la croissance est ce qui donne le développement en grandeur. Mais c'est là un sujet que nous approfondirons plus tard. Les nerfs se constituent de la même manière que les os, et des mêmes matériaux, à savoir de l'excrétion spermatique et de l'excrétion nutritive. [745b] Les ongles, les poils, les soles, les cornes, les becs et les ergots des oiseaux, et les autres parties semblables, viennent de la nourriture accumulée et de celle qui sert à la croissance, que d'ailleurs cette nourriture soit tirée de la femelle, ou qu'elle vienne du dehors.

§ 33. Si les os ne croissent [5] que jusqu'à un certain point, c'est que tous les animaux ont une limite à leur grosseur, et que les os en ont également une ; car, si les os croissaient sans cesse, tous les animaux qui ont des os ou des parties correspondant aux os, croîtraient durant leur existence tout entière. Mais ce sont les os qui posent une limite à la croissance des animaux. Plus tard, nous expliquerons comment il se fait que les os ne peuvent pas [10] se développer toujours.

§ 34. Quant aux ongles, et à toutes les parties analogues, ils croissent tant qu'ils existent. C'est dans les maladies, dans la vieillesse et dans la destruction successive qu'elle amène, qu'ils croissent davantage, parce qu'il reste une plus grande quantité d'excrétion superflue, et qu'il en est moins dépensé pour les parties maîtresses de l'organisation. Aussi, quand cette superfluité vient à manquer par suite de l'âge, [15] les poils manquent également. Pour les os, c'est tout le contraire ; ils dépérissent en même temps que le corps et ses organes, tandis que les cheveux poussent encore même sur le cadavre, sans toutefois s'y renouveler.

§ 35.  Les dents offrent matière à plus d'une question ; leur nature est la même que celle des os; et [20] c'est des os qu'elles proviennent, tandis que les ongles, les poils, tes cornes et autres parties de ce genre viennent de la peau, et changent de couleur en même temps qu'elle, tantôt blanches, tantôt noires, ou avant des couleurs diverses, suivant que la peau est elle-même colorée différemment. Pour les dents, il n'y a rien de pareil; elles viennent des os, dans toutes les espèces qui ont à la fois des dents et des os ; [25] mais seules de tous les os, elles ne cessent de croître durant la vie entière.

§ 36. C'est ce qu'on peut voir aisément sur les dents qui tendent à se toucher mutuellement. Ce qui fait que les dents poussent sans cesse, c'est l'objet même de leur fonction et le but qu'elles doivent atteindre. Elles seraient bien vite usées si elles ne recevaient pas un certain accroissement; et l'on voit sur les personnes qui vieillissent eu mangeant beaucoup, et qui n'ont pas les dents très grandes, [30] qu'elles s'usent absolument, parce qu'elles perdent plus qu'elles ne gagnent par leur croissance.

§ 37. La Nature a très bien combiné les choses dans ces circonstances. Elle fait coïncider l'usure des dents avec la vieillesse et la fin de l'existence. Si la vie était de dix mille ans ou seulement même de mille ans, les premières dents devraient devenir énormes et repousser plusieurs fois; car elles auraient beau croître continuellement, elles n'en deviendraient pas moins, par l'usure, incapables de remplir leur office. Voilà donc pourquoi les dents croissent toujours.

§ 38. Mais on peut remarquer, en outre, que les dents ne sont pas de la même nature que les autres os. Les os, dès leur première constitution, se montrent tous sans exception, [5] et aucun ne vient plus tard que les autres. Mais les dents ne poussent qu'assez tard après la naissance ; aussi peuvent-elles repousser après être tombées; elles s'appuient sur les os, qu'elles touchent; mais elles ne poussent pas avec eux néanmoins. Elles proviennent de la nourriture qui sert à la formation des os ; aussi, ont-elles la même nature, et apparaissent-elles, quand les os ont déjà le nombre qu'ils doivent avoir.

§ 39. Tous les autres [10] animaux naissent avec des dents ou avec des parties qui y correspondent, toutes les fois qu'il ne se passe rien de contraire aux lois de la Nature, parce que les animaux naissent beaucoup plus achevés que l'homme, dès leur origine. Loin de là, dans l'ordre habituel de la Nature, l'homme naît sans avoir de dents. Nous verrons plus tard comment il se fait que certaines dents poussent et tombent, et comment d'autres [15] ne tombent jamais. Mais comme ces parties viennent d'excrétion, l'homme est de tous les animaux celui qui a le moins de poils, relativement à son corps, et dont les ongles sont les plus petits en proportion de sa grosseur. C'est que c'est lui qui a le moins d'excrétion terreuse ; mais l'excrétion est le résidu qui n'est pas cuit ; et l'excrétion terreuse, [20] dans les corps, est la moins cuite de toutes.

CHAPITRE IX : Du cordon ombilical par lequel se nourrissent les embryons des vivipares

 

Fonctions des cotylédons, du chorion et des membranes; disparition des cotylédons ; détails à vérifier sur les Dessins Anatomiques et dans l'Histoire des Animaux; erreur de quelques naturalistes sur la nutrition du fœtus ; accouplements hybrides entre les espèces voisines; conditions particulières qui, en Libye, favorisent ces accouplements ; stérilité des hybrides ; toute leur race est inféconde ; stérilité relative de quelques individus dans l'espèce humaine; signes de stérilité chez les hommes et chez les femmes ; expériences sur le sperme des hommes ; observations sur le teint et l'haleine des femmes : action des plaisirs de l'amour sur la vue et sur le cerveau.

§ 1. Nous venons de dire comment se forment chacun des organes, et quelle est la cause de leur développement. Les embryons des vivipares reçoivent la croissance qu'ils prennent par l'intermédiaire du cordon ombilical, ainsi que nous l'avons expliqué. Comme tous les animaux ont en eux-mêmes la force [25] nutritive de l'âme, ils projettent l'ombilic dans la matrice, en guise de racine. Le cordon ombilical se compose de veines renfermées dans une enveloppe ; ces veines sont plus nombreuses dans les plus gros animaux, tels que le bœuf et autres animaux de ce genre. Il y en a deux dans les animaux de grosseur moyenne; il n'y en a qu'une seule dans les derniers et les plus petits.

§ 2. C'est par l'ombilic que les animaux reçoivent le sang qui les nourrit ; car les matrices sont le terme où aboutissent beaucoup [30] de veines. Les animaux qui n'ont pas une double rangée de dents, et, parmi les animaux qui ont la double rangée, ceux dont la matrice n'a pas seulement une grande veine qui s'y rende, mais en a plusieurs au lieu d'une, tous ceux-là ont dans la matrice ce qu'on appelle des cotylédons, auxquels se rend le cordon ombilical et auxquels il s'attache.

§ 3. Les veines qui traversent l'ombilic s'étendent en tous sens et se répartissent dans toute la matrice ; et c'est au point où elles finissent [35] que se trouvent les cotylédons, dont la partie convexe touche la matrice, et la partie concave, l'embryon. Entre la matrice et l'embryon, sont placés le chorion et les membranes. [746b] Quand l'embryon a pris sa croissance et qu'il s'achève, les cotylédons deviennent plus petits, et ils disparaissent complètement quand l'être est tout à fait formé. C'est en eux que la Nature a préparé, pour les embryons, la nourriture sanguine de la matrice, comme elle en prépare dans les mamelles ; et la nourriture s'y accumulant [5] petit à petit, et y arrivant de plusieurs côtés, le corps du cotylédon prend une sorte de floraison et d'inflammation.

§ 4. Tant que l'embryon reste assez petit, et qu'il n'a pas besoin de grande nourriture, les cotylédons sont beaucoup plus gros ; mais quand l'embryon a pris sa croissance, ils s'affaissent. La plupart des petits animaux et de ceux qui ont la double rangée de dents n'ont pas de cotylédons [10] dans la matrice ; chez eux, le cordon aboutit à une seule veine, qui est fort grosse, et qui, elle-même, aboutit à la matrice. Bien que, parmi ces animaux, les uns ne fassent qu'un petit, et que d'autres en fassent plusieurs, les embryons plus nombreux se développent de la même manière que se développe un seul embryon. Il faut étudier tous ces détails dans [15] les figures représentant les Dissections et dans les descriptions de l'Histoire des Animaux.

§ 5. Les animaux proviennent de l'ombilic ; et l'ombilic provient de la veine, l'un à la suite de l'autre, comme si la veine s'écoulait par un canal. Autour de chaque embryon, il y a des membranes et un chorion. On se trompe quand on prétend que les enfants se nourrissent [20] dans la matrice, en y tétant un petit morceau de chair. Il faudrait que le même phénomène se répétât dans les autres animaux; mais on ne l'y voit pas dans l'état actuel des choses, ce dont on peut aisément se convaincre par l'anatomie.

Pour tous les embryons, soit que les animaux nagent, soit qu'ils volent, soit qu'ils marchent, il y a également de légères membranes, qui les entourent pour les séparer et de la matrice [25] et des liquides qui s'y forment. Dans les espèces où il ne se passe rien de pareil, ni dans ces liquides, ni dans ces membranes, il n'est pas possible non plus à l'embryon de se nourrir par aucun de ces moyens. Pour tous les ovipares, il est de toute évidence qu'ils prennent leur développement indépendamment de la matrice, puisqu'ils sont dehors.

§ 6. L'accouplement est naturel entre les animaux de même espèce ; [30] il peut même avoir lieu entre des animaux dont la nature est très voisine, sans que leur espèce soit néanmoins tout à fait identique. Mais alors, il faut qu'ils soient à peu près de même grosseur, et que les temps de gestation soient à peu près égaux. Ces accouplements sont rares chez les autres animaux; mais ils ont lieu assez souvent entre les chiens, les renards et les loups. Les chiens Indiens [35] viennent de l'accouplement d'une bête fauve, qui ressemble au chien, et d'un chien.

§ 7. On peut voir que ce fait se répète aussi chez [747a]  les oiseaux lascifs, comme les perdrix et les poules ; et parmi les oiseaux à serres recourbées, les éperviers d'espèces diverses s'accouplent les uns avec les autres. Il en est encore de même pour quelques autres oiseaux. Pour les [5] poissons de mer, on n'a encore observé rien de bien précis. Ce qui semble le moins improbable, c'est que les poissons appelés Rhinobates viennent d'une raie et d''une lime.

§ 8. Le proverbe qui dit que, dans la Libye, il surgit toujours quelque monstre nouveau, vient de ce qu'en Libye, des animaux qui ne sont pas de la même espèce ont néanmoins l'occasion de s'accoupler. Comme [10] l'eau est excessivement rare en ce pays, les animaux se rencontrent aux lieux très peu nombreux qui ont des nappes d'eau, et ils s'accouplent alors, quoiqu'ils ne soient pas de genre identique.

§ 9. Les animaux issus de ces mélanges semblent aussi s'accoupler les uns avec les autres ; et en s'unissant, ils semblent pouvoir à leur tour produire des femelles et des mâles. Mais les mulets, [15] seuls parmi les animaux nés de cette manière, sont inféconds; ils ne peuvent produire, ni entre eux, ni en s'accouplant avec d'autres. Du reste, la question vaut la peine qu'on la généralise, et l'on peut se demander d'où vient la stérilité, soit dans le mâle, soit dans la femelle; car, il y a des femmes et des hommes stériles, et il y a aussi des individus inféconds dans toutes les autres espèces, chevaux, moutons, etc. Mais il n'y a que les mulets où l'espèce tout entière [20] soit stérile.

§10. Les causes de la stérilité sont plus nombreuses dans les autres animaux. Ainsi, la stérilité peut être de naissance ; et quand les organes destinés au rapprochement sont mal conformés, les femmes et les hommes sont stériles, les unes n'ayant pas de poils au pubis, les autres n'ayant pas de barbe, et restant toute leur vie des eunuques. Tantôt, chez les uns, [25] c'est dans le cours de la vie que cette même infirmité survient par excès d'embonpoint, les femmes devenant trop grasses, et les hommes ayant un corps trop bien portant, où se perd l'excrétion spermatique. Alors, les femmes n'ont plus de mois, et les hommes n'ont plus de semence. Tantôt aussi, l'infirmité survient par suite de maladie; les hommes émettent une semence aqueuse et froide [30] ; les femmes n'ont plus que des évacuations viciées et pleines d'excrétions morbides.

§ 11.  Bien des hommes et bien des femmes sont frappés d'impuissance, par suite de difformités dans les organes et les parties nécessaires au rapprochement. Si quelques-unes de ces affections sont curables, d'autres sont incurables; le plus souvent, la stérilité persiste [35] quand elle tient à la constitution première de l'individu. Les femmes [747b] prennent un air masculin, et les hommes un air de femme; les unes n'ont plus leurs mois, et les autres n'ont qu'un sperme léger et froid.

§ 12. On a donc raison d'essayer des expériences faites avec de l'eau pour s'assurer que le sperme des hommes est infécond. Celui qui est léger et [5] froid se dissout très vite, en se répandant à la surface : celui qui est fécond tombe au fond. Ce qui est complètement cuit est chaud; et le sperme qui a toute la coction nécessaire est compact et épais. Pour les femmes on s'assure de leur état par des observations extérieures ; par exemple, si la mauvaise odeur monte de bas en haut jusqu'à leur haleine, au dehors; on s'en assure aussi en observant les couleurs qui cernent leurs yeux, [10] et la couleur de leur salive dans leur bouche.

§13. Quand les bonnes conditions ne se présentent pas, il est clair que les vaisseaux par lesquels doit filtrer l'excrétion sont obstrués et bouchés. La région des yeux est celle qui, dans la tête, subit le plus vivement l'influence du sperme. Ce qui le prouve bien, c'est que cette [15] région est la seule qui change et se modifie par la copulation; et quand on abuse des plaisirs vénériens, les yeux le révèlent sur-le-champ. C'est que la nature de la semence ressemble beaucoup à celle du cerveau. La matière de la semence est aqueuse, et sa chaleur lui vient d'ailleurs. Les évacuations mensuelles partent [20] du diaphragme; et c'est de là que vient le principe de la vie, de telle sorte que les émotions partant des organes sexuels remontent jusqu'au thorax, et que les odeurs qui en émanent se font sentir jusque dans l'haleine.

CHAPITRE X : De la stérilité du mulet

Elle atteint tous les individus de l'espèce sans exception ; erreurs de Démocrite et d'Empédocle ; réfutation de leurs théories; citation des Problèmes; exemple d'une mule qui a conçu; essai d'une explication logique de la stérilité du mulet; l'observation des faits réels est encore préférable aux raisonnements les plus spécieux ; de l'organisation comparée des juments et des ânesses; on fustige ces dernières après l'accouplement; tempérament de l'âne et du cheval; température de leur sperme ; la mule, n'ayant pas de menstrues, ne peut nourrir le fœtus ; le Ginnos; les nains.

§ 1. Ainsi que nous le disions un peu plus haut, la stérilité dans les hommes et dans les autres espèces d'animaux n'est qu'individuelle; mais pour les mulets, c'est la race [25] tout entière qui est stérile. Quelle est la la cause de ce fait, c'est un point sur lequel Empédocle et Démocrite se sont trompés, le premier, en s'expliquant trop peu clairement; l'autre ne se trompe pas moins, tout en se prononçant avec plus de netteté.

Tous deux traitent d'une égale manière, et sans faire de distinction, l'accouplement de tous les animaux qui s'unissent sans être congénères.

§ 2.  Ainsi, Démocrite assure [30] que les canaux prolifiques des mulets sont détruits dans les matrices mêmes des mères, parce que le principe de ces animaux vient de parents qui ne sont pas de genres identiques. Mais ce phénomène se présente aussi chez d'autres animaux, qui cependant n'en sont pas moins féconds. Si c'était là vraiment la cause de la stérilité, il faudrait que tous les autres animaux qui s'accouplent dans les mêmes conditions irrégulières, fussent également stériles.

§ 3. Quant à Empédocle, [35] il attribue la stérilité des mulets à ce que le mélange formé des deux spermes devient épais, bien que, [448b] de part et d'autre, la semence soit fluide et molle. Les vides de l'un se combinent avec les parties solides de l'autre; et de ces deux éléments, qui sont mous, il se forme un mélange qui est dur, ainsi que le cuivre se durcit quand on le mélange avec l'étain. Mais, Empédocle se trompe sur le cuivre et l'étain, en assignant une telle cause à la dureté de leur mélange; [5] nous l'avons expliquée dans nos Problèmes. Il se trompe encore en ne tirant pas de faits bien connus les principes sur lesquels il veut s'appuyer.

§ 4. Comment les creux et les solides pourraient-ils, en se combinant les uns avec les autres, former un mélange, de vin et d'eau par exemple? Ceci dépasse [10] notre intelligence; car il est bien impossible à l'observation sensible d'apercevoir les prétendus creux de l'eau et du vin.

§ 5. D'autre part, comme de chevaux vient un cheval, et d'ânes vient un âne ; et comme d'un cheval et d'un âne vient un mulet, qui est un demi-âne, l'un ou l'autre des parents pouvant être indifféremment mâle ou femelle, comment se fait-il que le sperme venant de tous les deux, soit si épais que le produit en soit infécond, tandis que, du cheval femelle et mâle, ou de l'âne femelle et mâle aussi, il ne sorte pas de produit stérile? Cependant le sperme du cheval mâle et celui du cheval femelle sont mous et fluides.

§ 6. Le cheval femelle et mâle s'accouple à l'âne mâle et femelle; et, à ce que dit Empédocle, le produit auquel ces deux accouplements donnent naissance est infécond, parce que, de l'un et de l'autre, il se forme une certaine unité, grâce à ce que les deux spermes sont mous. Il faudrait que [20] la même stérilité se représentât dans le produit du cheval avec sa femelle. Si ce n'était qu'un seul des deux qui s'accouplât, on pourrait croire que l'un des deux est cause que la semence de l'âne ne peut rien engendrer de pareil ; mais dans le fait, quelle que soit la semence à laquelle l'autre se mêle, c'est toujours comme si c'était celle du congénère.

§ 7.  De plus, la démonstration d'Empédocle s'applique indistinctement aux deux sexes, à la femelle et au mâle; [25] mais le mâle seul peut engendrer, à ce qu'on dit, jusqu'à sept ans, tandis que la femelle reste toujours stérile, parce qu'elle ne peut amener son fruit à terme. Pourtant, on cite une mule qui avait une fois pu concevoir un fœtus.

§ 8. Il y aurait peut-être ici une explication, toute logique, qui vaudrait mieux que celles que nous venons de rappeler. Je dis de cette explication qu'elle est logique, parce que plus elle est générale, plus elle s'éloigne des principes [30] spéciaux de la question.

La voici : si d'êtres de même espèce, mâle et femelle, il sort naturellement un mâle ou une femelle ressemblant spécifiquement aux parents qui l'ont engendré; si, par exemple, d'un chien mâle et d'un chien femelle il sort un chien mâle ou femelle, la conséquence, c'est que, d'espèces différentes, il doit sortir aussi un produit différent en espèce. Par exemple, le chien étant d'une autre espèce que le lion, du chien mâle et du lion femelle, il doit sortir un produit autre, comme il en sort un autre [35] encore de l'accouplement du lion mâle et du chien femelle.

§ 9. Par conséquent, [748b] s'il se produit un mulet mâle ou femelle, l'espèce restant identique pour les deux, et que le mulet ne vienne que du cheval et de l'âne, qui ne sont pas de même espèce que le mulet, il s'ensuit que le mulet ne peut rien produire ; car il est impossible que le genre soit autre, puisque un mâle et une femelle [5] qui sont de même espèce, ne produisent qu'un être de la même espèce qu'eux. Or, le mulet provient du cheval et de l'âne, qui sont autres spécifiquement ; et il est positif que d'êtres qui sont autres en espèce, il provient toujours un être qui est autre aussi, comme ils le sont eux-mêmes.

§ 10. J'avoue que ce raisonnement est trop général, et qu'il est assez vide. Les arguments tirés de principes qui ne sont pas spéciaux à la question qu'on traite, sont vides et sans force ; ils semblent la résoudre, tout en ne s'appliquant pas réellement aux choses. En effet, les arguments [10] tirés des principes géométriques sont géométriques, et il en est de même de tous les autres. Mais ce qui est vide et creux ne fait que paraître quelque chose, tandis qu'au fond, ce n'est rien.

Il est faux, ainsi que nous l'avons déjà dit, que, de parents qui ne sont pas de même espèce, il naisse souvent des êtres féconds.

§ 11. Ce n'est pas là une méthode à suivre, ni dans les autres études, ni dans celles dont la Nature est l'objet. Mais en observant [15] les faits que présentent l'espèce des chevaux et l'espèce des ânes, on se rendra bien mieux compte de la cause de la stérilité du mulet. D'abord, on voit que l'une et l'autre de ces espèces, parmi tous les animaux de même ordre, ne font jamais qu'un seul petit. Les femelles ne sont pas toujours disposées à recevoir les mâles ; et c'est pour cela qu'on ne les laisse saillir par les chevaux qu'à de longs intervalles, parce qu'elles ne peuvent [20] pas porter continuellement.

§ 12. La jument n'est pas sujette à des menstrues régulières; et de tous les quadrupèdes, c'est elle qui a la plus faible émission. L'ânesse ne garde pas la semence qu'elle a reçue, et elle la rejette avec son urine; et voilà pourquoi des gens placés derrière elle lui donnent des coups de fouet, en la poursuivant. De plus, l'âne est un animal froid ; aussi ne vient-il pas dans les climats où l'hiver est trop rude, parce que naturellement il souffre beaucoup d'une température froide. Ainsi, il ne vit pas [25] dans la Scythie, ni dans les contrées voisines, ni chez les Celtes, au nord de l'Ibérie, pays qui n'est pas moins exposé aux frimas.

§13. C'est ce qui fait qu'on permet la saillie aux ânes, non pas à l'équinoxe comme aux chevaux, mais au solstice d'été, afin que les ânons puissent venir au monde dans la saison chaude. D'ailleurs, l'ânesse met bas dans la même saison [30] que celle où elle a été couverte, puisque le cheval et l'âne portent un an.

§ 14. L'âne étant par sa nature un animal froid, comme on vient de le dire, il faut nécessairement que sa semence soit froide égale  ment. Ce qui le prouve, c'est que, si un cheval monte une femelle déjà couverte par un âne, il n'annule pas la saillie de l'âne, tandis que si, au contraire, l'âne vient à saillir après le cheval, [35] il annule la saillie du cheval, parce que sa semence est très froide. [749a] Quand les deux s'accouplent, la saillie réussit, parce que la chaleur de l'un la sauve, la sécrétion du cheval étant plus chaude que celle de l'âne. La matière et la semence de l'âne sont froides ; mais celles du cheval sont plus chaudes. Quand la chaleur se mêle au froid, [5] ou que le froid se mêle au chaud, alors l'être qui est conçu des deux parents peut vivre; et les deux ainsi accouplés peuvent être féconds l'un par l'autre ; mais le produit qui en sort ne l'est plus, et il est stérile, sans pouvoir aboutir à rien de complet.

§ 15. L'un et l'autre, le cheval et l'âne, ont une constitution naturelle qui les prédispose à être inféconds. Ainsi, l'âne, outre les conditions qu'on vient de rappeler, ne peut plus engendrer jamais s'il n'engendre pas [10] après la chute des premières dents. Il s'en faut donc de bien peu que le corps des ânes ne soit stérile. De même aussi pour le cheval. Il est disposé également à être stérile, et la saillie risque d'autant plus d'avorter que le résultat qui en doit sortir est plus froid. C'est précisément ce qui arrive quand la semence du cheval se mêle à celle de l'âne.

§ 16. L'âne est donc [15] bien près d'être infécond dans son accouplement régulier; et par suite, lorsque cet accouplement n'est plus naturel, comme l'accouplement normal peut à grand-peine pour les deux produire un seul petit, à plus forte raison, le produit, venant des deux contre le vœu de la Nature, sera-t-il infécond, et ne lui manquera-t-il rien pour l'être, ou plutôt le sera-t-il de toute nécessité.

§ 17. Ce qui fait que le corps [20] des mulets a de fortes dimensions, c'est que l'excrétion qui devrait tourner aux menstrues tourne chez eux à la croissance. Comme la gestation est d'une année pour les deux espèces également, il faut non seulement que la mule conçoive, mais encore quelle nourrisse le fœtus. Or, c'est impossible s'il n'y a pas de flux mensuel; et les mules n'en ont pas; la partie qui n'y est pas employée [25] s'en va avec l'excrétion qui vient de la vessie. C'est là ce qui fait que les mulets ne flairent pas les parties sexuelles des femelles, comme les autres solipèdes, mais ils flairent l'excrétion elle-même. Ainsi, le résidu tout entier tourne au développement du corps et à sa grosseur.

§ 18.  Par suite, la mule pourrait bien concevoir, ce que d'ailleurs on a déjà [30] observé; mais il est absolument impossible qu'elle nourrisse le fœtus et qu'elle mette bas. Quant au mâle, il pourrait sans doute engendrer, parce que le mâle est naturellement plus chaud que la femelle, et aussi, parce que le mâle n'apporte dans l'accouplement rien de matériel. Le produit qui sort du mulet s'appelle un Ginnos; c'est un mulet contrefait; car ce sont des Ginnos qui viennent [35] du cheval et de l'âne, quand le fœtus a souffert de quelque maladie dans la matrice. Le Ginnos est quelque chose, en effet, comme les arrière-porcs dans la race des porcs ; car, dans cette race, on appelle arrière-porcs le produit qui est mutilé [749b] dans la matrice de l'animal. C'est d'ailleurs un accident qui peut atteindre un fœtus quelconque. La même difformité produit les nains ou pygmées, qui ont été également estropiés dans certaines parties de leur corps et dans leur grandeur, pendant la durée de la gestation ; et eux, aussi, sont des espèces d'arrière-porcs et de Ginnos.

 

 

LIVRE V : DIFFERENCE CHEZ LES ANIMAUX

 

CHAPITRE I : Des différences que présentent les organes et les facultés dans une même espèce

 

Principe général de ces différences; erreur des anciens naturalistes; du sommeil des enfants, soit dans le sein de la mère, soit après la naissance; citations des Descriptions anatomiques; rêves des enfants; somnambules; des yeux bleus chez les enfants; de la diversité des couleurs de l'oeil ; fausse théorie d'Empédocle, citations du Traité de la Sensation et du Traité de l’Âme; des yeux noirs et des yeux bleus ; vue plus ou moins bonne dans le jour ou dans la nuit; quantité plus ou moins grande de liquide dans l'oeil ; maladies des yeux, glaucome, nyctalopie ; épiderme de la cornée ; changements que l'âge amène dans la vue ; singularité d'un des yeux qui est seul à être bleu; de la longueur et de l'acuité de la vue; de la vue courte; c'est la position de l'œil qui fait ces différences; théorie générale de la vision expliquée par le mouvement. Résumé partiel.

 

§ 1. Il nous faut étudier maintenant les différences que les parties diverses des animaux présentent entre elles. Par les différences des parties, j'entends, par exemple, que les yeux peuvent être bleus ou noirs, que la voix peut être aiguë ou grave, comme j'entends aussi que les couleurs du corps, [20] des poils ou des plumes, peuvent être différentes.

§ 2. Il y a de ces diversités qui appartiennent à des espèces tout entières; d'autres sont réparties au hasard ; et c'est là surtout ce qui a lieu dans l'espèce humaine. Parfois, les diversités qui tiennent aux changements que l'âge amène affectent également tous les animaux sans exception ; d'autres sont tout le contraire, comme celles qui affectent la voix [25] et la couleur des poils. Ainsi, il y a des animaux que la vieillesse ne blanchit pas sensiblement ; mais l'homme est de tous les animaux celui qui blanchit le plus.

Il y a aussi de ces différences qui se marquent immédiatement après la naissance; d'autres ne se manifestent qu'avec l'âge et la vieillesse.

§ 3. On ne peut certes pas admettre que la cause de toutes ces diversités, si nombreuses et si frappantes, [30] soit la même. Quand ces différences ne sont pas communes à tous les animaux d'une certaine nature, ou qu'elles ne sont pas particulières à chaque espèce d'animal, c'est qu'alors ce n'est pas en vue de quelque fin qu'elles existent telles qu'elles sont, ou qu'elles se produisent. L'oeil a une fin très précise ; mais qu'il soit bleu, ce n'est pas en vue d'une fin quelconque, à moins que cette affection ne s'étende à toute une espèce.

§ 4. Quelques-unes de ces diversités ne se rapportent pas à la définition et à l'essence de l'animal [35] ; mais, pour les causes d'où elles dépendent nécessairement, il faut les voir dans la matière et dans [779] le principe moteur. Ainsi que nous l'avons dit en commençant ces études, dans toutes les œuvres régulières et bien définies de la Nature, ce n'est pas parce qu'un être a acquis telle qualité, que cette qualité est la sienne; mais c'est bien plutôt parce qu'il est primitivement de telle espèce qu'il acquiert ensuite les qualités [5] que nous lui voyons. Le développement de l'être est la suite de son essence et est fait pour cette essence; mais l'essence n'est pas la suite du développement.

§ 5. Les anciens Naturalistes ont pensé tout le contraire. Leur erreur est venue de ce qu'ils n'ont pas vu que les causes sont très multiples ; et qu'ils ne se sont arrêtés qu'aux deux seules causes de la matière et du mouvement. Celles-là même, ils ne les ont comprises que confusément; et les deux causes [10] de la définition essentielle et de la fin ont complètement échappé à leur attention. Chaque chose a sa fin propre; c'est par cette cause et par les autres que se développe tout ce qui est renfermé dans la définition de chaque être, tout ce qui existe en vue d'une certaine fin, ou l'être auquel cette fin s'applique. Pour tout ce qui se produit en dehors de cet ordre, il faut en chercher uniquement la cause dans le mouvement et dans le [15] développement, aussi bien que dans l'organisation même des êtres qui contractent la différence en question. Ainsi, l'animal aura nécessairement un oeil si l'on suppose qu'il est d'une espèce qui a des yeux ; un animal a nécessairement des yeux faits de telle ou telle façon ; mais cette nécessité n'est pas la même que celle en vertu de laquelle l'animal doit naturellement faire ou souffrir telles ou telles choses.

§ 6. Ces points une fois fixés, [20] voyons les conséquences qui en sortent. D'abord, dans toutes les espèces, quand les jeunes viennent de naître, et spécialement les petits qui sont incomplets, ils sont le plus souvent endormis. Même dans le sein de la mère, ils continuent encore à dormir après avoir reçu la sensibilité. On peut se demander si, au moment même de la naissance, les animaux sont éveillés avant [25] de dormir; car comme ils sont évidemment plus éveillés à mesure qu'ils grandissent, on est amené à supposer qu'au début de leur naissance ils étaient dans un état contraire, c'est-à-dire, dans le sommeil.

§ 7. A ce premier motif, on peut en ajouter un autre, c'est que, pour arriver du non-être à l'être, il faut passer par l'état intermédiaire. Or, il semble que le sommeil est par sa nature un intermédiaire de ce genre; il est sur les confins de la vie [30] et de la mort ; et d'un homme endormi, il est également difficile de dire qu'il n'est pas ou qu'il est. La veille semble être plus particulièrement la vie, à cause de la sensibilité qu'elle nous rend. Si c'est une nécessité que l'animal ait essentiellement la faculté de sentir, et s'il n'est vraiment animal que du moment même où il commence premièrement à sentir, il faut penser que l'état initial du jeune, s'il n'est pas tout à fait [35] le sommeil, est quelque chose qui y ressemble beaucoup; et c'est aussi l'état de toutes les plantes.

[779a]

§ 8. A ces premiers moments, on peut dire des animaux qu'ils ont la vie du végétal. Pourtant, il est bien impossible que les plantes puissent sommeiller; car il n'y a pas de sommeil sans réveil, et l'état dans lequel la plante se trouve est sans réveil, bien qu'il soit rapproché du sommeil. Les jeunes animaux doivent dormir presque tout [5] le temps, parce que la croissance et le poids se trouvent dans les parties supérieures du corps. Nous avons expliqué dans d'autres ouvrages que c'est bien là la cause qui les fait dormir.

§ 9. Quoi qu'il en soit, les foetus semblent être éveillés même dans le sein de la mère. On peut s'en convaincre par l'Anatomie, et en voyant ce qui se passe pour les petits des ovipares. Ils se mettent à dormir aussitôt après la naissance, et ils s'affaissent [10] de nouveau. C'est pour cela aussi que, même après avoir vu le jour, ils dorment presque tout le temps. Une fois éveillés tout à fait, les enfants ne rient pas encore ; c'est seulement dans leur sommeil qu'ils pleurent et qu'ils rient. Cela tient à ce que les animaux ont des sensations même quand ils dorment ; et ce ne sont pas uniquement ce qu'on appelle des rêves, comme sont les gens qui se lèvent [15] tout en dormant et qui font beaucoup de choses, sans rêver le moins du monde.

§ 10. En effet, il y a des gens qui, quoique endormis, se lèvent et marchent, les yeux tout grands ouverts, comme s'ils étaient éveillés. Ils sentent fort bien ce qui se passe autour d'eux; pourtant, ils ne sont pas éveillés, et ils ne sont pas davantage en état de rêve. Les enfants semblent en quelque sorte ignorer [20] qu'ils veillent, par l'habitude qu'ils ont prise de sentir et de vivre en dormant. Mais avec le progrès du temps, et grâce à leur croissance, qui passe à la partie inférieure du corps, ils s'éveillent de plus en plus, et ils restent pendant plus en plus de temps dans cet état de veille. Mais, tout d'abord, ils demeurent plus endormis que tous les autres animaux, parce qu'ils naissent [25] les plus imparfaits des animaux parfaits, et que leur croissance se fait, à ce moment, par le haut du corps.

§ 11. Dans tous les enfants, les yeux sont plus bleus aussitôt après la naissance ; puis, ils changent ensuite, pour prendre la couleur qui leur est naturellement propre. Si ces changements ne sont pas aussi apparents chez les autres animaux, cela tient à ce que, [30] chez eux, les yeux sont le plus ordinairement d'une seule couleur. Ainsi, les bœufs ont des yeux noirs ; les moutons ont toujours les yeux verdâtres, de la nuance de l'eau; d'autres espèces ont, tout entières, des yeux bruns ou bleus; d'autres les ont de la couleur des yeux du bouc; et c'est ainsi que toute l'espèce des chèvres les a de cette façon.

§ 12. Au contraire, chez les hommes, la couleur des yeux [35] varie infiniment; ils sont bleus, azurés, noirs [780] ; d'autres sont jaunes, comme ceux du bouc. De même que, dans une espèce, les animaux ne diffèrent pas les uns des autres, de même les deux yeux ne différent pas entre eux. Naturellement, ils n'ont qu'une seule et unique couleur. Mais le cheval, seul entre les autres animaux, a le plus souvent les yeux de différente couleur ; car on voit assez souvent des chevaux dont les yeux ont des couleurs diverses, l'un des deux étant bleu.

§ 13. [5] On ne remarque rien de pareil chez les autres animaux; mais il y a quelques hommes qui n'ont qu'un oeil bleu. En cherchant à s'expliquer pourquoi chez les autres animaux, jeunes ou vieux, les yeux ne changent pas sensiblement, et pourquoi ce changement a lieu chez les enfants, on peut en trouver une raison suffisante dans ce fait que, chez les uns, l'organe de l'oeil n'a qu'une seule couleur, tandis que chez les autres il en a [10] plusieurs. Que les yeux des enfants soient plus bleus et qu'ils n'aient pas d'autre couleur que celle-là, cela tient à ce que les organes de ces petits êtres sont faibles; et la couleur bleue est une sorte de faiblesse dans la nuance.

§ 14. Mais il nous faut rechercher, d'une manière générale, la cause qui amène cette différence dans la couleur des yeux, et qui fait que les uns sont bleus, les autres azurés, d'autres jaunes comme ceux du bouc, et que d'autres enfin [15] sont noirs. On ne saurait admettre avec Empédocle que les yeux bleus sont ignés et que les yeux noirs ont plus d'eau que de feu, et que c'est là ce qui fait que les yeux bleus voient moins bien le jour, faute d'eau, et que les yeux noirs voient moins bien la nuit, faute de feu. C'est là une opinion qui n'est pas du tout exacte, parce que, chez tous les animaux, la vue n'est pas du feu, [20] mais de l'eau.

§ 15. Du reste il est possible de trouver encore une autre cause à ce changement de couleurs. Mais si, comme on l'a dit antérieurement dans le Traité des Sensations, et, même avant ce traité, dans celui de l'Âme, cet organe est de l'eau; et si l'on a bien expliqué pourquoi il est de l'eau, et non de l'air ou du feu, [25] on doit admettre que c'est là aussi la cause des variétés que nous venons de signaler.

§ 16. Certains yeux ont plus d'eau qu'il n'en faut pour leur mouvement régulier; d'autres en ont moins ; d'autres en ont la juste proportion. Les yeux qui ont beaucoup d'eau sont noirs, parce que les choses accumulées sont peu diaphanes; mais les yeux qui ont peu d'eau sont [30] bleus. C'est un phénomène qu'on peut voir se répéter pour la mer. Quand elle est transparente, elle paraît bleue ; quand elle l'est moins, elle semble de l'eau ordinaire; et quand sa profondeur est insondable, elle est noire ou d'un bleu excessivement foncé. De même, les yeux qui ont des couleurs intermédiaires diffèrent entre eux du plus au moins.

§ 17. C'est encore cette même cause qui doit faire que les yeux bleus n'ont pas une vue perçante pendant le jour, ni les yeux noirs pendant la nuit. [780a] Les yeux bleus, qui ont peu de liquide, sont plus agités par l'effet de la lumière et des objets qu'elle fait apercevoir, en tant qu'il y a en eux du liquide et du diaphane. Or, le mouvement de cet organe, c'est la vision, en tant que diaphane, mais non pas en tant que liquide. Mais les yeux noirs reçoivent moins de mouvement, [5] à cause de la quantité d'eau qu'ils contiennent. La lumière de la nuit est d'ailleurs très faible ; et, en même temps, l'eau de l'oeil a beaucoup de peine à se mouvoir pendant la nuit. Elle doit donc ne pas rester tout à fait sans mouvement, ni se mouvoir plus qu'il ne faut, pour demeurer diaphane, parce qu'un mouvement plus fort en arrête un plus faible.

§ 18. C'est là ce qui fait que, passant d'une couleur [10] très vive à une moins forte, on cesse de voir, de même que quand on passe de l'éclat du soleil aux ténèbres. Le mouvement violent qui est dans l'oeil empêche celui du dehors ; et, en général, ni une vue forte ni une vue faible ne peuvent regarder les objets trop lumineux, parce que la partie liquide de l'oeil est affectée par un mouvement plus vif qu'il ne faut.

§ 19. Les maladies de ces deux espèces [15] de vue prouvent bien la vérité de ce que nous disons ici. Le glaucome attaque surtout les yeux bleus, et la nyctalopie attaque plus particulièrement les yeux noirs. Le glaucome est une sécheresse des yeux plus que toute autre chose ; et c'est surtout aux vieillards qu'il survient; car aux approches de la vieillesse, [20] cette partie du corps se dessèche comme toutes les autres. La nyctalopie, au contraire, est une surabondance du liquide ; et ce sont plutôt les jeunes gens qui en sont affectés, parce que le cerveau est chez eux plus liquide.

§ 20. La vue la meilleure est celle qui tient le milieu entre le trop d'eau et le trop peu. Comme l'eau y est en petite quantité, elle n'est pas de force à troubler et à empêcher le mouvement des couleurs ; et elle ne gêne pas davantage le mouvement par [25] son abondance. Mais ce ne sont pas uniquement les causes qu'on vient de dire qui font que l'on voit bien ou qu'on voit mal; c'est aussi la nature de la peau qui enveloppe ce qu'on appelle la pupille. Cette peau doit être transparente ; et elle est transparente à la condition d'être mince, blanche et bien unie.

§ 21. Elle doit être mince, pour que le mouvement venu du dehors pénètre sans peine au dedans ; elle doit être unie [30], pour qu'elle ne produise pas d'ombre en se plissant ; et ce qui fait que les vieillards ne voient pas bien, c'est que la peau de l'oeil, comme le reste de la peau, vient à se rider et s'épaissit avec les années. Enfin, elle doit être blanche, parce que le noir n'est pas diaphane; car le noir est précisément ce qui ne laisse point passer la lumière; et [35] c'est là ce qui fait que les lanternes ne peuvent pas éclairer si on les recouvre d'une enveloppe noire.

§ 22. Ainsi, dans la vieillesse et dans les maladies, [781] toutes ces causes réunies font qu'on ne voit plus bien; et si les enfants ont au début les yeux bleus, c'est qu'il y a peu d'eau dans leurs yeux. Ce sont surtout les hommes [5] et les chevaux qui ont un des yeux bleu, et c'est par la même cause qui fait que les hommes blanchissent. Parmi les autres animaux, il n'y a guère que le cheval dont les poils blanchissent sensiblement dans la vieillesse.

§ 23. La blancheur des cheveux et la couleur bleue des yeux sont un signe de faiblesse, et de coction imparfaite dans l'humidité du cerveau ; car une légèreté trop grande et une trop grande épaisseur produisent le même effet, par l'insuffisance ou l'excès d'humidité. Lors [10] donc que la Nature ne peut pas répartir également l'humidité en la cuisant dans les deux yeux, ou quand elle ne la cuit pas du tout, ou bien encore qu'elle la cuit dans l'un et qu'elle ne la cuit pas dans l'autre, l'un des deux yeux devient bleu.

§ 24. D'ailleurs, si certains animaux ont la vue perçante et si les autres ne l'ont pas, on peut expliquer cette différence de deux manières. L'acuité d'un sens se comprend de deux façons; et la différence [15] que nous remarquons pour le sens de la vue se répète aussi pour l'ouïe et pour l'odorat. Ainsi, avoir une vue perçante, c'est, ou voir les choses de fort loin, ou bien encore c'est pouvoir distinguer les moindres détails des objets qu'on regarde. Mais ces deux facultés ne se rencontrent pas toujours ensemble. Par exemple, une personne qui abrite ses yeux avec la main, ou qui, regardant par un tube, ne voit ni mieux ni moins bien les nuances [20] diverses des couleurs, verra cependant de plus loin, comme ceux qui, pour observer les astres, descendent quelquefois dans des trous et dans des puits.

§ 25. Par conséquent, si un animal a des yeux très proéminents, et que l'eau qui est dans la pupille ne soit pas très pure, ni en rapport avec le mouvement venu du dehors, ou bien [25] si la peau de la surface n'est pas mince, cet animal ne distinguera pas très nettement les nuances des couleurs. Mais il verra de loin, tout comme s'il était près, mieux que ceux qui ont l'eau des yeux très pure et bien recouverte, mais qui n'ont pas cet abri faisant ombre devant les yeux.

§ 26. C'est dans l'oeil même que réside la cause qui fait que la vue n'est pas assez perçante [30] pour distinguer les différences. De même que, sur un vêtement parfaitement propre, les taches les plus légères paraissent aisément, de même dans une vue très pure les moindres mouvements sont visibles, et causent la perception. C'est la position seule des yeux qui fait qu'on voit de loin, et que le mouvement, venu des objets placés au loin et visibles, arrive jusqu'à l'oeil. Ceux qui ont les yeux saillants ne voient pas bien de loin; ceux, au contraire, qui ont les yeux [781a] renfoncés et intérieurs voient de très loin, parce que le mouvement ne s'égare pas dans la largeur, et qu'il suit la ligne droite ; car, s'il n'y a rien au devant des veux, il faut nécessairement que le mouvement de la lumière se disperse; il est moindre en tombant sur les objets qu'on voit; et alors on voit moins bien les objets éloignés.

§ 27. Il n'y a, d'ailleurs, aucune différence à dire que l'on voit, comme quelques naturalistes le soutiennent, parce que la vision vient de l'oeil, ou à dire que l'on voit par le mouvement venu des choses vues. [5] De part et d'autre, c'est reconnaître nécessairement que la vue vient toujours d'un mouvement. On verrait le mieux possible les objets éloignés si, de l'oeil à l'objet vu, il y avait comme une sorte de tuyau continu ; car alors le mouvement [10] parti des choses visibles ne pourrait pas se disperser ni se perdre ; et comme il ne se perdrait pas, plus les choses seraient loin, et plus on les regarderait de loin, mieux on les verrait nécessairement.

§ 28. Telles sont les causes qui peuvent amener des différences dans la vision.

 

CHAPITRE II : De l'ouïe et de l'odorat

 

Finesse et portée de ces deux sens; citation du Traité des Sensations ; influences diverses qui peuvent agir sur le sens de l'ouïe ; l'état des organes ; l'état de l'air ambiant; analogie de l'action de l'ouïe et de l'odorat avec l'action de la vue; conformation des narines des chiens de Laconie; la longueur et les replis des oreilles contribuent à l'audition ; supériorité et infériorité de l'homme eu égard aux perceptions des sens; acuité de ses perceptions quand les objets ne sont pas éloignés ; organisation remarquable de l'appareil auditif chez le phoque ; disposition particulière de ses oreilles. — Résumé partiel.

[778a. 16]

 

 

§ 1. On peut répéter pour l'ouïe et pour [15] l'odorat à peu près ce qu'on vient de dire de la vue. Une chose est de bien sentir et de bien entendre les objets de ces deux sens et de les percevoir aussi exactement que possible ; mais c'est autre chose encore d'entendre de loin et de sentir les odeurs à distance. C'est l'organe lui-même qui fait que, comme pour la vue, on juge bien les différences, si cet organe [20] est sain, et que la méninge qui l'entoure soit saine ainsi que lui.

§ 2. On a vu dans le Traité des Sensations que les conduits de tous les organes des sens se rendent au cœur, ou à la partie qui lui correspond, quand le cœur vient à manquer. Le conduit de l'ouïe, qui est l'organe qui sent l'air, se termine là où le souffle naturel produit le pouls chez quelques animaux, [25] et, chez d'autres, l'expiration et l'aspiration. C'est par cet organe aussi que la connaissance des paroles qui ont été prononcées nous permet de reproduire ce qu'on a entendu. Sortant il est entré de mouvement par l'organe de l'ouïe, autant le mouvement est reproduit au moyen de la voix, comme si c'était une seule et même impression de telle sorte qu'on peut redire [30] ce qu'on vient d'entendre. Quand on bâille ou qu'on pousse son souffle, on entend moins bien que quand on aspire, parce que le principe du sens de l'ouïe se trouve sur la partie respiratoire ; le principe est agité et mis en mouvement, en même temps que l'organe met le souffle en mouvement de son côté, parce que l'organe qui meut est mû à son tour. Dans les saisons et dans les jours humides, [35] la même affection se produit. On dirait que les oreilles sont remplies de vent, [782] parce qu'elles sont alors proches du principe du lieu du souffle.

§ 4. Ainsi, l'exactitude avec laquelle on juge les différences des sons et des odeurs tient à ce que l'organe est sain et pur, de même que la membrane qui en revêt la surface. Car tous les mouvements qui affectent ces deux sens ne sont pas moins manifestes [5] que ceux de la vue. Sentir ou ne pas sentir de loin se retrouvent ici comme dans l'acte de la vision. Les animaux qui, en avant des organes, ont des espèces de canaux qui s'étendent loin dans ces parties, peuvent sentir de très loin. [10] Aussi, les chiens de Laconie, qui ont de longs nez, ont un odorat des plus fins. L'organe étant placé en haut, les mouvements qui viennent de loin ne se dispersent pas; mais ils arrivent tout droit, comme la lumière arrive à l'oeil quand on se fait une ombre avec la main.

§ 5. De même ceux des animaux qui ont de longues oreilles, pourvues d'un large rebord, comme en ont quelques quadrupèdes, entendent de loin, [15] et aussi, quand ils ont à l'intérieur une longue spirale ; car ce genre d'oreilles prennent le mouvement à grande distance et le transmettent jusqu'à l'organe. L'homme, proportionnellement à sa grandeur, est peut-être de tous les animaux le moins bien organisé pour percevoir avec précision les sensations des objets éloignés ; mais c'est celui qui, entre tous, sent le mieux les différences des choses. [20] Ce qui lui donne cette supériorité, c'est que son organe est pur et qu'il est le moins terreux et le moins matériel ; car de tous les animaux, c'est l'homme qui a naturellement la peau la plus fine, relativement à son volume.

§ 6. La Nature n'a pas moins bien fait les choses en ce qui regarde le phoque. Quadrupède et vivipare, cet animal n'a pas d'oreilles, et il n'a que des conduits auditifs. C'est qu'il passe sa vie [25] dans l'eau. Or, la partie protubérante des oreilles est mise en avant des conduits pour recueillir le mouvement de l'air; qui vient de loin . Une organisation de ce genre n'aurait aucune utilité pour le phoque ; mais, au contraire, elle le gênerait, si les oreilles recevaient en elles une grande quantité de liquide. Voilà ce que nous voulions dire ici de la vue, de l'ouïe et de l'odorat.

CHAPITRE III : De la variété des poils et des parties correspondantes

 

Blancheur des cheveux et calvitie chez l'homme; citation du Traité des Parties des Animaux ; rapports de la peau à la nature diverse des poils ; dimensions des poils plus longs ou plus courts ; causes de cette différence; poils doux ou rudes, droits ou frisés; causes de la frisure sous l'action de la chaleur ou du froid; effets des années sur la rudesse des poils; de la calvitie chez l'homme; analogies qu'on peut remarquer dans la chute des feuilles des végétaux ; annonce d'autres ouvrages ; effets des climats et des saisons ; l'homme a aussi les siennes ; influence des plaisirs sexuels sur la calvitie ; parties de la tête où se produit surtout la calvitie ; les enfants et les femmes ne sont jamais chauves ; feuilles persistantes, feuilles caduques des végétaux ; l'eunuque n'est jamais chauve; de la répartition des poils sur le corps; il n'y a pas de périodicité pour l'homme comme pour les végétaux. Résumé partiel.

 

 

§ 1. [30] La chevelure présente chez les hommes des différences selon l'âge, dans chaque individu; elle en présente aussi de l'homme aux autres espèces d'animaux qui ont un pelage. Presque tous ceux qui portent en eux-mêmes des petits vivants sont pourvus de poils. Car, chez les animaux mêmes qui ont des piquants en guise de poils, on peut regarder encore ces piquants comme [35] une sorte de poils particuliers, par exemple, les piquants des hérissons de terre et de quelques autres vivipares.

§ 2. [782a] Les différences des poils sont la rudesse ou la douceur, la longueur ou la dimension courte, la direction droite ou couchée, l'abondance ou la rareté. Le pelage diffère aussi par les couleurs qu'il peut avoir, blancheur, noirceur [5] et nuances intermédiaires. Quelques-unes de ces différences peuvent venir simplement de l'âge, selon que les animaux sont jeunes ou vieux.

§ 3. C'est surtout dans l'homme que ces différences se marquent davantage. A mesure que l'homme vieillit, sa chevelure devient plus épaisse. Quelques individus deviennent chauves sur le devant de la tête. Tant que l'homme est [10] enfant, il n'est pas sujet à la calvitie; les femmes ne la connaissent pas non plus. Mais les hommes, en prenant des années, peuvent devenir chauves, de même que, dans la vieillesse, les cheveux blanchissent. Chez aucun autre animal, pour ainsi dire, on ne remarque rien de pareil ; et c'est le cheval, qui plus que tout autre peut prêter à ces observations.

§ 4. Chez les hommes, la calvitie atteint le devant de la tête; [15] et les premiers cheveux blancs qui se montrent sont ceux des tempes. Mais on ne devient jamais chauve aux tempes, ni au derrière de la tête. Les animaux qui n'ont pas de poils précisément, mais qui ont quelque chose d'analogue, comme les oiseaux, qui ont des plumes, et les poissons qui ont des écailles, subissent également quelques changements de ce genre, qui ne laissent pas que de les atteindre [20] à peu près de même.

§ 5. Nous avons expliqué antérieurement le but que la Nature s'est proposé en donnant des poils aux animaux ; et c'est en traitant des Parties des Animaux que nous avons présenté ces explications. L'objet de la présente étude sera de faire voir clans quelles conditions, et par suite de quelles nécessités, se produisent toutes les différences dont il s'agit ici.

§ 6. C'est surtout la peau qui fait que les poils [25] sont durs, ou qu'ils sont doux. La peau en effet est épaisse chez les uns, ou mince chez les autres ; elle est lâche chez ceux-ci, et serrée, chez ceux-là. Une autre cause qui agit simultanément, c'est la différence d'humidité. Tantôt la peau est grasse; tantôt elle est comme aqueuse. En général, la peau a naturellement quelque chose de terreux. Comme elle est à la surface, [30] dès que l'humidité s'évapore, elle devient solide et terreuse.

§ 7. Les poils, ou les parties correspondantes, ne viennent pas de la chair précisément, mais de la peau, quand l'humidité qui est dans l'animal se vaporise et s'exhale. Aussi, les poils épais viennent d'une peau épaisse ; les poils légers, d'une peau légère. Si le tissu de la peau est plus lâche, [35] et plus épais, les poils s'épaississent  par suite de l'abondance du terreux et [783] de la largeur des canaux. Si le tissu est plus serré, les poils s'amincissent par l'étroitesse même des vaisseaux.

§ 8. Si l'humeur est aqueuse, comme elle se dessèche très vite, les poils ne prennent pas de longueur; si l'humeur est graisseuse, c'est tout le contraire ; car la graisse ne se dessèche pas aisément.  [5] En général, ce sont les animaux dont la peau est la plus épaisse qui ont le poil le plus fourni; mais cependant, ce ne sont pas toujours les animaux à peau épaisse qui ont le plus de poil, par suite des causes qu'on vient d'énumérer; par exemple, les porcs présentent cette différence relativement aux bœufs et à l'éléphant, et relativement à plusieurs autres espèces. C'est à peu près la même cause qui fait que chez l'homme les poils de la tête sont [10] les plus épais ; car, cette partie de la peau est la plus épaisse, et elle a d'ordinaire le plus d'humidité, en même temps qu'elle est plus poreuse.

§ 9. Ce qui fait que les poils sont longs ou qu'ils sont courts, c'est quand l'humidité qui se vaporise ne se dessèche pas trop aisément. Si l'humidité est en [15] grande abondance, elle ne se dessèche pas très vite, non plus que la graisse; et voilà d'où vient que chez l'homme, ce sont les poils sortant de la tête qui sont les plus longs. L'encéphale, qui est humide et froid, fournit une grande quantité de liquide.

§ 10. Les poils sont droits ou inclinés, selon l'évaporation qu'ils contiennent. Si elle est [20] de nature fumeuse, comme elle est chaude et sèche, elle fait friser le poil.

§ 11. Le poil s'infléchit, parce qu'il reçoit deux impulsions diverses; le terreux se dirige en bas; l'igné se dirige en haut; et comme le poil est flexible, il tourne à cause de sa faiblesse; et c'est la ce qui cause la frisure. Voilà une première explication qu'on peut donner de ce fait. Mais il se peut aussi que la frisure vienne [25] de ce qu'il y a peu d'humidité et beaucoup de terreux, et de ce que les poils se tordent desséchés par l'air ambiant. Un objet droit se plie, en effet, en perdant son humidité et se racornit, comme on le voit sur un cheveu qu'on brûle au feu. La frisure ne serait alors qu'une contraction amenée par le défaut de liquide, et par la chaleur qui se trouve dans l'air environnant. La preuve, [30] c'est que les poils frisés sont plus rudes que les poils lisses, parce que le sec est toujours dur.

§ 12. Tous les animaux qui ont beaucoup d'humidité, ont aussi des poils lisses. La liqueur qui est dans ces poils sort en s'écoulant, mais non pas goutte à goutte. C'est ce qui fait que les Scythes du Pont et les Thraces ont les cheveux plats ; car ils sont humides de tempérament, et l'air où ils vivent l'est comme eux. Les Éthiopiens et les hommes des climats chauds ont les cheveux crépus; [783a] car leur cerveau est sec, et l'air qui les entoure l'est également.

§ 13. Il y a des pachydermes qui ont des poils très fins, par la raison qu'on vient de dire un peu plus haut. Plus leurs vaisseaux sont fins, plus aussi leurs poils doivent l'être nécessairement. De là vient que [5] toute l'espèce ovine a des poils très fins; car la laine n'est pas autre chose qu'une grande abondance de poils. Il y a d'autres animaux qui ont le poil doux, quoique moins fin, et, par exemple, le lièvre, comparé au mouton. Chez ces animaux, le poil est tout à fait à la surface de la peau ; aussi n'a-t-il pas de longueur, [10] et il se rapproche beaucoup de la filasse, qui est le déchet du lin; car cette filasse non plus n'a pas de longueur; mais elle est douce et ne se laisse pas plier.

§ 14. Dans les climats froids, les moutons sont tout le contraire des hommes. Ainsi, les Scythes ont les cheveux doux, tandis que les moutons sauromates ont la toison très rude. C'est encore cette même cause [15] qui agit chez tous les animaux sauvages. Le froid durcit les choses, tout en les desséchant par l'action de la gelée. La chaleur s'exhalant au dehors fait évaporer l'humide ; et les poils, ainsi que la peau, deviennent terreux et durs. Chez les animaux sauvages, c'est leur vie en plein air qui produit cet effet; et parfois, c'est aussi le climat où ils sont, qui a cette qualité.

§ 15. On peut citer en preuve [20] ce qu'on remarque dans les oursins de mer, qu'on emploie comme remède contre les maux de gorge. Comme ils vivent dans la mer, qui est froide à cause de sa profondeur, puisqu'ils sont parfois à soixante brasses, et même encore plus bas, ils ont des piquants énormes bien qu'ils soient eux-mêmes très petits, et ces piquants sont très durs. La grandeur des piquants [25] vient de ce que c'est là que se tourne tout le développement du corps. Ces animaux ayant peu de chaleur, et la nourriture ne subissant pas de coction, ils ont beaucoup de sécrétion et de résidu; or, les piquants, les poils et les autres matières de ce genre ne proviennent que de résidu. Les piquants sont durcis et pétrifiés par le froid et la gelée.

§ 16. C'est de la même manière que, [30] dans tous les lieux exposés au nord, les plantes de tout genre sont beaucoup plus dures, plus terreuses et plus pierreuses que les plantes exposées au midi; et celles qui sont exposées au vent, plus que celles des bas fonds. C'est qu'elles ont alors plus froid, et que leur humidité se vaporise. Ainsi, la chaleur et le froid durcissent également les choses, parce que l'humide se vaporise sous l'action de l'une et de l'autre, [35] avec cette seule différence que la chaleur agit directement par elle-même, tandis que le froid agit indirectement. L'humide sort en même temps que la chaleur, parce qu'il n'y a pas d'humide sans chaleur; mais quant au froid, [784] non seulement il durcit, mais il condense, tandis que la chaleur dilate.

§ 17. C'est précisément encore la même cause qui fait qu'avec les progrès de l'âge les poils deviennent plus rudes chez les animaux qui ont des poils, comme le deviennent aussi chez les oiseaux et les animaux qui ont des écailles, les plumes et [5] les écailles. A mesure que l'animal vieillit, la peau devient plus dure et plus épaisse; il se dessèche ; et le mot même de Vieillesse, en grec, se rapproche de celui de Terre desséchée; et si l'animal se dessèche ainsi, c'est que la chaleur lui manque, et que l'humidité lui manque avec elle.

§ 18. De tous les animaux, c'est évidemment l'homme qui est le plus sujet à la calvitie; mais néanmoins cette affection [10] a quelque chose de général. Ainsi, parmi les plantes, les unes conservent toujours leurs feuilles ; les autres les perdent ; et ceux des oiseaux qui hibernent perdent également leurs plumes. Chez les hommes qui deviennent chauves, la calvitie peut passer pour une affection pareille. Ce n'est que petit à petit que les feuilles des végétaux viennent à tomber, et que les [15] plumes et les cheveux tombent aux animaux qui en ont. Quand cette affection est considérable, on dit que l'homme devient chauve, que la plante perd ses feuilles, que l'oiseau perd ses plumes, toutes expressions qui reviennent au même.

§ 19.  C'est toujours le défaut d'humidité chaude qui est cause du phénomène; et de toutes les choses humides, c'est la graisse qui est la plus chaude; et de tous les végétaux, ce sont les plantes grasses [20] qui ont le plus souvent des feuilles persistantes. Mais nous nous réservons d'expliquer cela dans d'autres ouvrages; car il y a aussi d'autres causes qui concourent a produire ce phénomène. Pour les végétaux, ce changement a lieu en hiver, dont l'action est encore plus puissante que l'âge de la plante, de même qu'il a lieu, dans cette saison aussi, sur les animaux qui hibernent, parce que les animaux ont moins d'humidité [25] que l'homme et moins de chaleur naturelle.

§ 20. Les hommes ont un hiver et un été dans les phases diverses de l'âge. On ne devient jamais chauve qu'après avoir joui des plaisirs sexuels; et on le devient d'autant plus qu'on les goûte davantage. C'est que le cerveau est naturellement le plus froid de tous les organes ; l'acte vénérien refroidit, en causant une déperdition de la chaleur pure et [30] naturelle. C'est le cerveau qui est, comme on doit croire, le premier à s'en ressentir. Tout ce qui est faible et mal disposé cède à la moindre cause et à la plus légère pression. Par conséquent, si l'on songe que le cerveau lui-même a peu de chaleur, que la peau de son enveloppe en a moins encore nécessairement, et que [35] les cheveux qui en sont le plus éloignés ont encore moins de chaleur que la peau, on comprendra sans peine que les libertins doivent devenir chauves avec l'âge.

§ 21. C'est aussi cette même cause qui fait que l'homme ne devient chauve que sur [784a] le devant de la tête, et qu'il est le seul animal à devenir chauve. Il le devient sur le devant de la tête, parce que c'est là qu'est le cerveau; et s'il est le seul à présenter le phénomène de la calvitie, c'est parce que c'est l'homme qui a l'encéphale le plus considérable et le plus humide. Les femmes ne deviennent jamais chauves, [5] parce que leur nature se rapproche de celle des enfants. Les unes et les autres n'ont pas de sécrétion spermatique propre à la génération.

§ 22. L'eunuque non plus ne devient pas chauve, parce qu'il est presque changé en femme. Les eunuques ne poussent pas les poils qui ne sont pas de naissance; ou ils les perdent, si par hasard ils les ont poussés, si ce n'est les poils du pubis. De même, les femmes [10] n'ont pas non plus ces poils postérieurs, ou elles n'ont les autres qu'au pubis. La mutilation qui fait des eunuques est le changement d'un homme en femme.

§ 23. Si les animaux qui hibernent reprennent leur poil, ou si les végétaux qui ont perdu leurs feuilles les poussent de nouveau, et si les cheveux des chauves ne repoussent jamais, c'est que, pour les uns, les saisons sont en quelque sorte davantage les phases que [15] leur corps subit, et que, la saison venant à changer, un changement se produit aussi dans la production ou la chute des plumes, et des poils, et dans celle des feuilles pour les plantes. Au contraire, chez l'homme, on peut bien aussi, selon les âges, distinguer l'hiver, et l'été, le printemps et l'automne; mais comme les âges divers ne reviennent pas, [20] les affections qui en sont la suite ne changent pas périodiquement, bien qu'au fond la cause soit la même.

§ 24. Voilà à peu près tout ce qu'on peut dire sur ces premiers changements du pelage.

 

CHAPITRE IV : Du pelage des animaux

 

C'est leur peau qui décide de leur couleur; la blancheur des cheveux dans l'homme peut venir de vieillesse ou de maladie; la lèpre blanche; citation du Traité de la Croissance et de la Nutrition; de la décomposition et de la putréfaction des choses; action de la chaleur et de l'eau; la moisissure ; moqueries des poètes contre les cheveux blancs; les cheveux blanchis par la maladie peuvent redevenir noirs; cosmétiques pour les cheveux; les cheveux des tempes blanchissent les premiers; explications à ce sujet; minceur des os du crâne chez le cheval ; citation d'Homère, les cheveux roux et les cheveux noirs; les cheveux que l'on couvre blanchissent plus vite; les cheveux blanchissent d'abord par le bout; la peau n'a chez l'homme aucune influence sur la couleur des cheveux.

 

§ 1. Quant aux couleurs du pelage et à ce qui les détermine chez les animaux autres que l'homme, et quant à ce qui fait que les pelages sont d'une seule couleur, ou qu'ils en ont plusieurs, la cause tient à la nature de la peau de l'animal. [25] Dans les hommes, ce n'est pas la peau qui produit le changement de couleur, si ce n'est dans le cas où les cheveux blanchissent, non point par la vieillesse, mais à la suite de quelque maladie; et c'est ainsi que, dans la maladie qu'on appelle la lèpre blanche, les cheveux deviennent blancs. Mais quand les cheveux blanchissent par le progrès de l'âge, il n'en résulte pas que la peau devienne blanche aussi. C'est que les cheveux viennent et poussent de la peau ; et, quand la peau [30] est malade et qu'elle blanchit par cette cause, le cheveu devient malade ainsi qu'elle; en ce cas, la blancheur est une maladie du cheveu.

§ 2. Mais la blancheur de la chevelure, quand elle vient de l'âge, n'est qu'un affaiblissement et un défaut de chaleur. Tout âge est soumis à l'influence du corps, qui incline dans un sens ou dans l'autre; et dans la vieillesse, c'est au refroidissement qu'il incline, parce que la vieillesse est froide et sèche. Il faut croire que la chaleur propre à chaque organe y digère et y cuit la nourriture, qui se répartit [35] à chaque partie du corps; mais quand la chaleur ne peut plus agir, [785] cette partie dépérit, et il survient une infirmité ou une maladie. Mais nous nous proposons de discuter plus tard la cause de ces affections dans le Traité de la Croissance et de la Nutrition, et nous donnerons alors plus de détails.

§ 3. Chez les individus où la nature des cheveux a peu de chaleur, et où l'afflux humide est [5] plus considérable qu'il ne faut, la chaleur propre de l'organe ne suffit plus à la coction ; et alors, la chevelure est viciée par la chaleur du lieu qui l'enveloppe. Toute corruption, toute putréfaction vient de la chaleur, mais non de la chaleur naturelle, ainsi que nous l'avons dit dans d'autres ouvrages. La putréfaction ne peut s'appliquer qu'à l'eau, à la terre et à des matières corporelles de ce genre, et aussi à la vapeur [10] terreuse, comme ce qu'on appelle la moisissure ; car la moisissure n'est qu'une putréfaction de la vapeur terreuse. On doit donc penser que la nourriture qui est sans coction dans les cheveux, s'y pourrit ; et alors vient ce qu'on nomme le grisonnement des cheveux.

§ 4. La lèpre blanche et la moisissure sont, pour ainsi dire, les seules putréfactions qui soient blanches; et cela vient de ce qu'elles contiennent beaucoup d'air. [15] Toute vapeur terreuse produit l'effet d'un air épais. La moisissure est comme l'opposé du givre. Quand une vapeur qui s'élève vient à se congeler, c'est du givre qui se produit; mais si elle se pourrit, c'est de la moisissure. Le givre et la moisissure sont à la surface des corps l'un et l'autre ; car la vapeur n'est jamais que superficielle.

§ 5. Aussi, les poètes font-ils, dans leurs comédies, une métaphore assez juste, [20] lorsque, se moquant des cheveux blancs, ils disent que c'est la moisissure et le givre de la vieillesse. L'un en genre, l'autre en espèce sont identiques; le givre l'est en genre, puisque tous cieux sont des vapeurs; la moisissure l'est en espèce, puisque tous deux sont des putréfactions. Ce qui le prouve bien, c'est qu'il arrive assez souvent que des maladies font blanchir les cheveux, et que, plus tard, les cheveux redeviennent [25] noirs, avec le rétablissement de la santé.

§ 6. Cela tient à ce que, dans la maladie, le corps tout entier manque de la chaleur naturelle, et que, par suite également, toutes les parties du corps, y compris les plus petites, souffrent de ce malaise général. Une masse énorme de sécrétion se produit dans le corps entier et dans chaque partie ; et le défaut de coction dans les chairs [30] produit la blancheur des cheveux. Une fois guéris et ayant repris leurs forces, les malades changent encore une fois. On dirait que, de vieux, ils redeviennent jeunes ; et les affections dont ils sont atteints changent en même temps qu'eux.

§ 7. On a donc raison de dire que la maladie est une vieillesse accidentelle, et que la vieillesse est une maladie naturelle, puisqu'il y a des maladies qui produisent les mêmes effets que la vieillesse. [35] Ce sont les tempes qui blanchissent les premières. Les parties postérieures [785a] de la tête manquent d'humidité, parce qu'il n'y a pas d'encéphale en elles, et qu'au contraire la fontaine en a beaucoup, et que ce qui est abondant se putréfie malaisément. Les cheveux qui sont aux tempes ont assez peu d'humide pour qu'ils puissent en faire la coction, et ils n'en ont pas en assez forte quantité pour qu'ils ne se pourrissent pas. Ce lieu [5] de la tête tenant le milieu entre les deux, est aussi en dehors de ces deux affections.

§ 8. Telle est la cause qui détermine la blancheur des cheveux chez l'homme. Pour les autres animaux, ce qui empêche que l'âge ne rende ce changement aussi sensible, c'est précisément la même cause que celle de la calvitie, d'après nos explications. Les animaux ont peu de cerveau, [10] et leur cerveau est moins humide, de telle sorte que la chaleur n'est pas impuissante à opérer la coction. De tous les animaux que nous connaissons, c'est le cheval chez qui, relativement à sa grosseur, le phénomène se remarque le plus, parce qu'il a l'os le plus mince pour recouvrir son cerveau. La preuve, c'est qu'un coup léger dans cette partie du corps peut lui devenir mortel. [15] Aussi Homère a-t-il pu dire dans ses vers :

 « Au sommet de la tête est frappé l'animal,

 « Auprès des premiers crins, où le coup est fatal.  »

Comme l'humidité s'écoule aisément dans cette partie où l'os est très mince, du moment que, par suite de l'âge la chaleur diminue, les poils de cette partie deviennent blancs, chez le cheval.

§ 9. Les cheveux roux blanchissent plus vite que les cheveux [20] noirs. La couleur rousse est en quelque sorte une maladie du cheveu, et tout ce qui est faible vieillit aussi plus vite. On dit que les grues deviennent plus noires cri vieillissant. Chez elles, ce changement pourrait bien tenir à ce que la nature de leur plume est plus blanche, et qu'à mesure qu'elles vieillissent, l'humidité est trop considérable dans leurs plumes pour qu'elle puisse aisément s'y pourrir.

§ 10. [25] Ce qui doit bien montrer que la blancheur des cheveux vient d'une sorte de pourriture, et que ce n'est pas, comme on l'a dit, une dessiccation, c'est que les cheveux quand ils sont recouverts de chapeaux ou d'enveloppes quelconques, blanchissent plus vite ; car l'air empêche la décomposition ; or toute couverture empêche l'action de l'air, tandis qu'au contraire un [30] mélange d'eau et d'huile préserve et fortifie la chevelure, qui en est enduite. L'eau refroidit; mais l'huile qui entre dans le mélange empêche qu'il se dessèche trop rapidement, tandis que l'eau se dessécherait très vite. Que ce ne soit pas là une dessiccation et que le cheveu ne blanchisse pas ainsi que l'herbe devient sèche, ce qui le prouve bien, c'est que parfois les cheveux poussent blancs tout à coup, tandis que rien de ce lui est desséché [35] ne peut pousser.

§ 11. Le plus souvent, c'est par le bout que les cheveux blanchissent, parce qu'il y a moins de chaleur dans les extrémités, qui sont d'ailleurs très ténues. [786] Dans tout le reste des animaux, quand les poils blanchissent, c'est par l'effet de la nature et non par la maladie. Cela tient à ce que, dans le reste des animaux, c'est la peau qui détermine les couleurs. Quand le poil est blanc, la peau est blanche; elle est noire aux animaux noirs. Dans ceux qui sont de diverses [5] couleurs et de couleurs mélangées, la peau est en partie blanche, et en partie noire. Mais chez l'homme, la peau ne détermine en rien la couleur ; car on voit des hommes qui sont blancs de peau avoir des cheveux parfaitement noirs.

§ 12. Cela tient à ce que l'homme est, de tous les animaux, celui qui a la peau la plus mince relativement à sa grosseur ; et c'est là ce qui fait qu'elle n'a aucune influence sérieuse sur le changement des cheveux. [10] Mais la peau elle-même, parce qu'elle est faible, change aussi de couleur; le soleil et le vent la brunissent. Du reste, les cheveux ne changent pas en même temps qu'elle. Dans les animaux autres que l'homme, la peau fait l'effet d'une terre, à cause de son épaisseur. Leurs poils changent selon leur peau ; mais leur peau [15] ne change pas sous l'action du vent et du soleil.

 

CHAPITRE V : De la variété des couleurs dans le pelage des animaux

 

Unité de couleur; multiplicité de couleurs; sens divers où ceci peut s'entendre; variabilité des couleurs selon les espèces et les individus; fréquence ou rareté de ces changements; influence des eaux chaudes ou froides sur la couleur des animaux; de la couleur blanche sous le ventre de certains animaux; explication de ce fait; variété de couleur dans la langue des animaux; variation de couleur selon les saisons, et selon l'alimentation. — Résumé partiel.

 

§ 1.

 

Certains animaux n'ont qu'une seule couleur; et j'entends par là que l'espèce entière de ces animaux n'a qu'une couleur, la même pour tous, par exemple les lions, qui sont tous de couleur fauve ; et cette observation s'étend également bien à une foule d'espèces d'oiseaux et de poissons, ainsi qu'à d'autres espèces encore. Il y a aussi des animaux qui peuvent avoir une seule couleur, mais chez qui cette couleur est [20] entière. J'entends par là que leur corps tout entier a la même couleur; par exemple, le bœuf, qui peut être tout blanc ou tout noir.

§ 2.  Enfin, il y a des animaux qui ont des couleurs diverses ; et ce peut être encore de deux manières. D'abord, ce peut être en genre, comme le léopard, le paon et quelques poissons de l'espèce de ceux qu'on appelle vies thrattes; et en second lieu, le genre entier peut n'être pas de diverses couleurs, mais les individus ont cette diversité qu'ils acquièrent, [25] comme les bœufs, les chèvres, et les pigeons parmi les oiseaux, dont bien d'autres espèces offrent les mêmes variétés.

§ 3. Les animaux à couleurs entières changent beaucoup plus que ceux qui n'en ont qu'une; et alors ils changent du tout au tout, c'est-à-dire que, de blancs, ils deviennent noirs, que de noirs ils deviennent blancs, et qu'ils se mélangent des deux à la fois, [30] parce que leur espèce ne doit pas naturellement avoir une seule et unique couleur. L'espèce alors peut aisément aller à l'un et à l'autre sans trop de peine, de telle sorte que les couleurs passent de l'une à l'autre nuance, et se diversifient de plus en plus.

§ 4. C'est tout le contraire pour les espèces qui n'ont qu'une seule couleur ; elles ne la changent qu'en cas de maladie ; et encore, est-ce bien rare. On a déjà pu voir [35] une perdrix, un corbeau, un moineau, un un ours de couleur blanche. Ces accidents se produisent quand il y a eu quelque difformité dans la génération. [786a] Tout ce qui est petit est aisément détruit ou modifié; et le jeune qui vient de naître est dans ce cas ; car tout ce qui naît a de bien faibles commencements.

§ 5. Les animaux qui changent le plus de couleur sont ceux qui, ayant naturellement une couleur entière qui se trouve dans toute l'espèce, deviennent néanmoins de plusieurs couleurs à cause des eaux qu'ils boivent. L'eau, quand elle est chaude, fait devenir le poil blanc ; [5] quand elle est froide, elle le rend noir ; et cette remarque s'applique même aux végétaux. Cela vient de ce que l'eau chaude contient plus d'air que d'eau, et que l'air, transparent comme il l'est, produit la blancheur, comme il produit l'écume.

§ 6. Mais de même que la peau qui devient blanche par maladie, diffère de la peau qui est blanche par nature, de même aussi la blancheur des cheveux, ou par [10] maladie ou par l'âge, n'est pas la même que la blancheur naturelle, parce que la cause est également tout autre. Pour les uns, c'est la chaleur naturelle qui les fait blancs ; pour les autres, c'est une chaleur étrangère; c'est toujours l'air qui y est renfermé, sous forme de vapeur, qui les rend blancs.

§ 7. Cette observation explique pourquoi les animaux qui n'ont pas une couleur unique, sont toujours plus blancs [15] sous le ventre; cela tient à ce qu'en cet endroit ils sont plus chauds qu'ailleurs. C'est là encore ce qui fait qu'en général toutes les bêtes blanches sont plus agréables à manger, parce que la coction donne de la douceur à la chair, et que c'est la chaleur qui fait la coction. Par l'effet de la même cause, dans les animaux à une seule couleur, les uns sont noirs, et les autres sont blancs. Toujours, c'est la chaleur et le froid qui font la nature de la peau et [20] des poils; car chacune des parties du corps a sa chaleur propre.

§ 8. La langue ne diffère pas moins, des animaux de couleur simple aux animaux de couleurs variées; et parmi ceux dont la couleur est simple, il y a encore une différence entre les blancs et les noirs. La cause de ces variétés est celle que nous avons indiquée déjà plus haut : la peau est variée chez les animaux à couleurs variables. Ceux dont les poils sont blancs ont la peau blanche ; ]25] ceux dont les poils sont noirs ont la peau noire. La langue doit être considérée comme une des parties extérieures du corps, si ce n'est qu'elle est placée dans la bouche ; mais elle est dans le cas de la main ou du pied ; et comme la peau des animaux à poils variés n'est pas d'une seule couleur, c'est là aussi ce qui modifie la peau qui recouvre la langue.

§ 9. Il y a des oiseaux, [30] et même quelques espèces de quadrupèdes sauvages, qui changent de couleur selon les saisons ; et le même changement que l'âge produit chez les hommes a lieu selon la saison chez ces animaux. Seulement, les modifications qu'amènent les années sont bien plus profondes. Les animaux qui sont omnivores ont en général des couleurs beaucoup plus variables ; et par exemple, les abeilles [787] sont d'une seule couleur bien plutôt que les frelons et les guêpes. On le comprend bien ; car, si c'est la nourriture qui cause le changement, il est tout simple que des aliments variés fassent aussi beaucoup varier les mouvements et les sécrétions de la nutrition, d'où viennent les poils, les plumes et la peau.

§ 10. Voilà ce qu'il y avait à dire sur les couleurs de la peau et des poils.

 

CHAPITRE VI : Des diversités de la voix chez les animaux

 

Causes de ces diversités; influence de l'âge et du sexe sur le timbre de la voix; les mâles ont eu général la voix plus grave que les femelles ; exception de la vache; citations du Traité de la Sensation et du Traité de l’Âme; conditions matérielles de la gravité et de l'acuité de la voix; nature du moteur et du mobile; il faut distinguer la gravité et l'acuité de la voix de sa force et de sa faiblesse; erreur de quelques naturalistes; influence de l'âge sur la voix des animaux; jeunes, ils l'ont plus grave; organisation du gosier; influence de la castration sur la voix; action particulière des testicules, comparés aux pierres que les tisserands suspendent à leurs fils; influence de la chaleur et du froid sur l'organe de la voix; flexibilité, rudesse, douceur de la voix; exemple de la flûte; citation nouvelle du Traité de la Sensation et du Traité de l’Âme.

 

§ 1.  Pour ce qui concerne la voix des animaux, on peut observer que les uns ont la voix grave, d'autres la voix aiguë, et d'autres encore une voix harmonieuse, à égale distance de l'un et l'autre excès. Il y en a qui ont une voix puissante ; [10] d'autres, une voix très faible ; et il y a dans toutes ces voix de grandes différences de douceur ou de rudesse, de souplesse ou de roideur. Voyons quelles peuvent être les causes de tant de diversités.

§ 2. D'abord, on doit croire que le timbre aigu ou grave de la voix tient à la même cause qui fait que la voix change selon que les animaux sont jeunes ou vieux. [15] Tous les animaux, quand ils sont plus jeunes, ont une voix plus aiguë, excepté les veaux qui ont au contraire la voix plus grave. On peut remarquer la même différence entre les mâles et les femelles. Dans toutes les espèces, la voix de la femelle est plus aiguë que celle du mâle. C'est surtout chez l'homme que cette distinction est sensible. [20] La Nature l'a marquée plus particulièrement clans l'espèce humaine, parce que l'homme est le seul animal qui ait le langage, et que la partie matérielle du langage, c'est la voix. Les bœufs présentent un phénomène tout contraire; pour cette espèce, c'est la voix des femelles qui est plus grave que celle des taureaux.

§ 3.  Pourquoi les animaux ont-ils une voix ? Qu'est-ce que la voix, ou plus généralement le bruit? C'est ce que nous avons étudié, soit [25] dans le Traité de la Sensation, soit dans le Traité de l’Âme. Mais comme le grave tient à la lenteur du mouvement, et l'aigu à sa rapidité, c'est une question de savoir si c'est le moteur, ou le mobile, qui est cause que le mouvement est lent ou rapide. On a bien dit qu'un grand objet se meut lentement et qu'un petit objet se meut vite, et l'on a vu là [30] la cause qui fait la voix grave ou la voix aiguë des animaux. Cette explication est exacte jusqu'à un certain point ; mais elle ne l'est pas toutefois absolument.

§ 4. D'une manière générale, on a bien raison de croire que la gravité du son dépend d'une certaine longueur du mobile; et si cela est vrai, il n'est pas plus facile à un petit objet d'avoir un son grave qu'à un grand objet d'avoir un son aigu. [35] Le son grave de la voix semble être d'une nature plus relevée ; et [787a] dans les chants, la basse semble supérieure aux voix moyennes. La supériorité consiste en une suprématie, et la gravité du son est une suprématie d'un certain genre.

§ 5. Cependant, le grave et l'aigu dans la voix sont autre chose que la force ou la faiblesse de la voix. Il y a des voix fortes qui sont toujours aiguës, et des voix très faibles [5] qui n'en sont pas moins graves. Il en est de même pour les timbres moyens. Pour toutes ces nuances, et, par là, je veux parler d'une voix forte et d'une voix faible, à quelle cause serait-il possible de les rapporter, si ce n'est à la grosseur ou à la petitesse du mobile? Si donc l'aigu et le grave sont bien en effet ce que les montre la définition qu'on vient de rappeler, il en résulte que les mêmes animaux pourront avoir une voix grave et une forte voix, et que les autres pourront avoir tout à fois une voix aiguë et [10] une voix faible.

§ 6. Cette théorie nous paraît erronée. Le fait s'explique si l'on se rappelle que le grand et le petit, le peu et le beaucoup, peuvent être pris en un double sens, ou absolument, ou comparativement l'un à l'autre. La force de la voix consiste en ce que le mobile est absolument considérable ; et la faiblesse consiste en ce que le mobile est peu considérable en soi ; mais la gravité ou l'acuité de la voix consiste uniquement  [15] dans cette différence de l'un par rapport à l'autre.

§ 7. Si la force du mobile l'emporte sur la force du moteur, le mouvement doit nécessairement être lent; si c'est le moteur qui l'emporte, le mouvement doit être rapide. Le moteur, quand il l'emporte, peut par sa force supérieure, s'il meut un grand poids, faire quelquefois que le mouvement soit lent; et précisément parce qu'il l'emporte, il peut quelquefois aussi le rendre très rapide. [20] Par la même raison, les moteurs faibles, ayant à mouvoir un poids au-dessus de leur force, ne peuvent produire qu'un mouvement lent, tandis que les moteurs qui n'ont qu'un petit poids à mouvoir, font un mouvement rapide.

§ 8. Ce sont là les causes de ces oppositions qui font que les animaux jeunes n'ont pas tous une voix aiguë, ni tous une voix grave, ni que tous en vieillissant, [25] soit mâles, soit femelles, ne l'ont pas davantage. C'est là en outre ce qui fait que, dans la maladie, on a la voix aiguë, comme on l'a également quand on se porte bien. C'est ce qui fait aussi qu'en vieillissant on prend de plus en plus une voix aiguë, parce que cet âge est tout l'opposé de celui de la jeunesse. Si d'ordinaire les individus jeunes et les femmes ont une voix plus aiguë, c'est à cause de leur faiblesse, qui ne leur permet de mettre en mouvement qu'une [30] petite quantité d'air. Une petite masse d'air se remue vite ; et la vitesse est précisément ce qui fait que la voix est aiguë.

§ 9. Les veaux et les vaches, les uns à cause de leur âge, les autres par leur sexe femelle, n'ont pas beaucoup de force dans l'organe qui leur sert au mouvement; et remuant beaucoup d'air, ils ont une voix [788] grave. Car le grave est précisément ce qui a un mouvement lent; et l'air, quand il est en grande quantité, est mû lentement. Les vaches et les veaux en meuvent beaucoup; les autres en meuvent peu, parce que le vaisseau par lequel l'air entre tout d'abord, a chez les uns une très grande ouverture, et qu'ils doivent nécessairement [5] mouvoir beaucoup d'air, tandis que chez les autres il est plus mesuré. Avec l'âge, cet organe, qui, dans les uns et les autres, met l'air en mouvement, se fortifie de plus en plus ; et ils changent du tout au tout ; ceux qui avaient une voix aiguë la prennent plus grave qu'ils ne l'ont jamais eue ; et ceux qui l'avaient grave, la prennent de plus en plus aiguë. Les taureaux ont une voix plus aiguë que les veaux [10] et les vaches.

§ 10. Comme, chez tous les animaux, la force est dans les muscles, ce sont ceux qui sont à la fleur de l'âge qui sont les plus forts ; les jeunes ont des membres et des muscles très faibles. Chez les jeunes, la tension des nerfs n'est pas encore suffisamment venue ; chez les vieux, elle se relâche ; et de là vient que les uns et les autres sont également hors d'état de produire le mouvement, à cause de leur faiblesse. [15] Les taureaux sont excessivement musculeux, ainsi que leur cœur; et, chez eux, cette partie qui leur sert à mouvoir l'air est tendue comme une corde à boyau. Ce qui prouve bien que telle est la nature du cœur des bœufs, c'est que parfois on y trouve un os; et les os ont bien une tendance à être de la même nature que les muscles.

§ 11. Tous les animaux, [20] quand on les châtre, changent et ils inclinent à la nature féminine ; comme la force nerveuse qui est dans le principe vient à se détendre, ils prennent une voix pareille à celle des femelles. Ce relâchement se produit alors comme il se produit dans la corde qu'on a d'abord tendue, et à laquelle on ôte le poids mis pour la tendre. On sait que c'est là ce que font les tisserands ; ils tendent la chaîne qu'ils travaillent en y accrochant des pierres qu'on appelle des laies. C'est de la même manière [25] que les testicules sont naturellement suspendus, relativement aux canaux spermatiques; et ces vaisseaux dépendent de la veine qui va, du cœur, à l'organe même qui met la voix en mouvement.

§ 12. Aussi, quand les canaux spermatiques viennent à changer, vers l'âge [30] où ils commencent à pouvoir sécréter le sperme, cet organe change en même temps. Avec le changement de cet organe, survient celui de la voix. Il est plus sensible chez les mâles ; mais il a lieu également chez les femelles, quoiqu'il y soit moins distinct. La voix devient alors ce que quelques naturalistes [788a] appellent une voix de bouc, quand elle devient rauque et inégale. A la suite de ce changement, les progrès de l'âge développent et constituent la voix grave ou la voix aiguë. Quand les testicules sont enlevés, la tension des canaux se relâche, à peu près comme la corde et la chaîne se détendent quand on en retire [5] le poids. De même, cet organe étant détendu, le principe qui met la voix en mouvement se trouve relâché, dans la même proportion.

§ 13. C'est là également ce qui fait que les animaux coupés se rapprochent du sexe femelle par le son de leur voix, ainsi que par tout le reste de leur conformation. Le principe qui donne au corps sa vigoureuse tension se détend et se relâche ; mais ce n'est pas du tout, [10] comme le supposent certains naturalistes, que les testicules soient eux-mêmes la connexion de plusieurs principes réunis. Les moindres déplacements peuvent causer de très grands effets ; non pas précisément qu'ils les causent [15] par eux seuls, mais ils les causent quand le principe de la chose vient à changer avec eux. Des principes qui en grandeur matérielle sont peu de chose, peuvent avoir une puissance énorme ; car on doit entendre par principe ce qui peut avoir beaucoup de conséquences, sans avoir rien qui lui soit antérieur et supérieur.  Il faut ajouter que la chaleur, ou le froid, du milieu contribue aussi à faire naturellement que tels animaux aient la voix grave et que tels autres aient la voix aiguë.

§ 14. L'air chaud, qui est épais, fait que la voix est grave; l'air froid, [20] qui est plus léger, produit tout le contraire. On peut bien voir cette influence sur les flûtes. Les artistes qui ont une respiration plus chaude et qui l'emploient à la façon des gens qui gémissent, rendent un son plus grave. Ce qui fait que [25] la voix est rude, ou qu'elle est douce, et qu'elle a telle autre irrégularité, c'est que la partie du corps et l'organe par lequel passe la voix est dur ou lisse, ou, en d'autres termes plus généraux, qu'il est égal ou inégal.

§ 15. On peut bien le voir quand il y a quelque humidité dans la trachée artère, ou qu'il se produit quelque rudesse dans la voix par suite de maladie ; la voix devient alors inégale. La flexibilité de la voix dépend de ce que l'organe est moelleux ou dur. Un organe moelleux peut se diviser et [30] prendre mille intonations; un organe dur ne le peut pas. Un organe moelleux et flexible peut tout â la fois émettre le son doucement ou avec force, et produire ainsi l'aigu et le grave. Il laisse aisément ne passer ale l'air que ce qu'il veut, parce qu'il devient lui-même grand ou petit à volonté; mais la dureté de l'organe mâle empêche que rien ne passe.

§ 16. Voilà ce que nous avions à dire [789] pour suppléer à ce qui n'a pas été dit antérieurement dans le Traité de la Sensation et dans le Traité de l’Âme.

 

CHAPITRE VII : Des dents

 

Les fonctions multiples qu'elles ont à remplir; les incisives poussent plus tôt que les molaires ; erreur de Démocrite; ce n'est pas le lait, comme il le croit, qui fait tomber les dents; cause de l'erreur de Démocrite, qui n'a pas assez observé les faits, avant d'émettre une théorie générale; sagesse prévoyante de la Nature; cause de la chute des dents; les molaires ne poussent que très tard, et, parfois, dans l'extrême vieillesse; Démocrite n'a vu que la nécessité des choses; il a omis la fin où elles tendent; habileté merveilleuse de la Nature dans l'emploi de ses procédés. Résumé.

 

§ 1. Nous avons antérieurement expliqué, en parlant des dents, qu'elles ne sont pas faites pour une seule et unique fonction, et nous avons  dit que les animaux ne les ont pas tous pour le même usage ; mais que chez les uns, elles servent à [5] l'alimentation, que chez d'autres, elles servent à leur défense, et, chez d'autres encore, au langage que forme la voix. Que les dents de devant poussent les premières et que les molaires poussent en dernier lieu ; que les molaires ne tombent pas, tandis que les autres tombent et repoussent, ce sont là des questions qui nous semblent appartenir à des études sur la génération.

§ 2.  Démocrite [10] a traité aussi de ce sujet ; mais il ne l'a pas très bien exposé. Sans avoir examiné d'assez près l'ensemble des faits, il indique, d'une manière toute générale, la cause de la chute des dents. A l'entendre, les dents des animaux ne tombent que parce qu'elles poussent trop tôt. D'après lui, c'est seulement quand ils sont adultes que la pousse des dents serait naturelle ; et c'est parce que les animaux tètent que les dents leur poussent avant le temps. On peut répondre à Démocrite [15] que le porc, qui tète, ne perd pas cependant ses dents. Tous les animaux à dents aiguës tètent et ne perdent pas davantage leurs dents ; quelques-uns, comme le lion, perdent tout au plus leurs canines. Ainsi, Démocrite s'est trompé en se prononçant en général, sans avoir observé suffisamment tous les faits particuliers.

§ 3. Cette observation des faits est néanmoins indispensable ; [20] et, quand on parle d'une manière générale, il faut nécessairement que la théorie puisse s'appliquer â tous les cas. Comme nous admettrons, en nous fondant sur ce que nous pouvons voir, que la Nature n'est jamais en faute, et que jamais elle ne fait rien en vain, dans tout ce qui est possible pour chaque espèce d'êtres, il y a une nécessité évidente, puisque les animaux doivent prendre de la nourriture après avoir sucé le lait, qu'ils aient des organes pour élaborer leurs aliments.

§ 4. Si donc les dents [25] ne poussaient qu'au moment de la puberté, comme le veut Démocrite, la Nature aurait négligé quelque chose de ce qu'elle pouvait faire ; et alors, cette œuvre prétendue de la Nature serait absolument contre nature. Tout ce qui est violent est contre nature; et, selon Démocrite, les dents poussent de force et violemment. Ceci suffit pour montrer que sa théorie n'est pas exacte ; et l'on pourrait y opposer encore bien d'autres objections.

§ 5. Les incisives [30] poussent avant les molaires, pour deux raisons : d'abord, parce que leur fonction est antérieure, puisque diviser précède broyer, et que, si les molaires servent à broyer, les incisives sont chargées de diviser les aliments. En second lieu, ce qui est plus petit, tout en naissant en même temps que quelque chose de plus grand, doit naturellement pousser plus vite. [789a] Or, les incisives sont plus petites que les molaires ; et l'os de la mâchoire en leur endroit est large, tandis qu'il est étroit près de la bouche. Il y a donc nécessité que, d'un organe plus grand, s'écoule aussi plus de nourriture, et qu'il s'en écoule moins d'un organe plus petit.

§ 6. Téter n'a ici aucune influence directe ; [5] mais il est vrai que la chaleur du lait doit faire pousser les dents plus vite; la preuve, c'est que les enfants qui tètent un lait plus chaud poussent leurs dents plus rapidement que les autres, parce que la chaleur hâte toujours la croissance. Quelques-unes des dents doivent tomber uniquement en vue du mieux, attendu que la pointe s'émousse ; et pour que la fonction puisse continuer à s'accomplir, il faut que d'autres dents [10] les remplacent. Les molaires, qui sont plates, ne peuvent pas s'émousser; mais, avec le temps, elles s'usent, et elles deviennent toutes lisses.

§ 7. Les incisives doivent nécessairement tomber, parce que, si les racines des molaires sont placées à la partie la plus large de la mâchoire et dans un os très fort, les racines des dents de devant sont dans un os mince; ce qui explique leur faiblesse et leur mobilité. Les incisives repoussent, parce que [15] l'os pousse encore quand elles tombent, et qu'il est encore temps que les dents puissent repousser. Ce qui le prouve, c'est que les molaires sont aussi très longues à sortir; les dernières ne paraissent guère qu'à l'âge de vingt ans; et les plus retardées de toutes ne poussent, parfois, que dans la vieillesse extrême, parce que la nourriture est longue à s'accumuler dans un os très large.

§ 8.  Au contraire, la partie antérieure de l'os, qui est mince, arrive bien vite [790] à son développement complet ; et il n'y a pas de résidu dans cet os, parce que la nourriture est employée tout entière à la croissance qui lui est propre.

§ 9. Démocrite oublie et néglige la cause finale pour rapporter à une simple nécessité tous les procédés de la Nature. Ces procédés sont nécessaires sans doute; mais ils n'en ont pas moins [5] un but; et, en toutes choses, ils cherchent sans cesse à réaliser le meilleur. Rien n'empêche, nous le voulons bien, que les dents ne poussent et ne tombent par suite d'une nécessité ; mais ce n'est point par les motifs indiqués; et c'est toujours en vue d'une fin qui doit être réalisée effectivement. Les causes alléguées par Démocrite ne sont causes que comme des moteurs, comme des instruments et comme matière.

§ 10. Ainsi, il y a certainement une foule de cas où la Nature prend pour instrument de ses œuvres l'air et le souffle vital; et de même que, dans les arts, [10] il y a des instruments qui servent à plusieurs fins, par exemple, dans l'art du forgeron, le marteau et l'enclume, de même aussi l'air peut servir à bien des usages dans les êtres que forme la Nature. Rapporter toutes les couses à une pure nécessité, cela reviendrait ii peu près au même que de croire que, dans le traitement de l'hydropisie, le liquide sort au profit du bistouri, [15] et non au profit de la santé, en vue de laquelle le bistouri a dû faire une incision.

§ 11. On doit donc voir, par ce qui précède, pourquoi il y a des dents qui tombent et qui repoussent, pourquoi d'autres dents ne repoussent ni ne tombent, et, d'une manière générale, pourquoi les dents sont ce qu'elles sont. Enfin, nous avons également étudié toutes les autres fonctions des organes qui ne sont pas faits en vue d'une fin, mais qui résultent [20] d'une simple nécessité et de l'action d'une cause qui les met en mouvement.

 

 

FIN DU TRAITE