ARISTOTE

LIVRE DU CIEL

Traduction de Jules  Barthélemy-Saint-Hilaire

Paris : Ladrange, 1838

Numérisé par Philippe Remacle http://remacle.org/

Nouvelle édition numérique http://docteurangelique.free.fr 2008

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

 

 

Préface de Jules Barthélémy-Saint Hilaire_ 2

LIVRE I. LA SCIENCE DE LA NATURE_ 12

CHAPITRE I : Objet de la science de la nature_ 12

CHAPITRE II : Les corps célestes 14

CHAPITRE III : La pesanteur 16

CHAPITRE IV : Le mouvement des astres 18

CHAPITRE V : Pas de corps infini 19

CHAPITRE VI : L’univers est fini 21

CHAPITRE VII : Le mouvement 24

CHAPITRE VIII : L’unicité du ciel 27

CHAPITRE IX : L’unité du ciel (suite) 30

CHAPITRE X : Le ciel est-il créé ?_ 33

CHAPITRE XI : Qu’est ce que le créé ?_ 35

CHAPITRE XII. Conséquences des théories précédentes 36

LIVRE II. Le ciel 40

CHAPITRE I.  Conformité des théories précédentes avec les traditions les plus antiques et les plus vénérables  40

CHAPITRE II. De la droite et de la gauche du monde_ 41

CHAPITRE III. Difficulté des théories sur l'origine des choses. 43

CHAPITRE IV. Sphéricité nécessaire du Ciel 44

CHAPITRE V. Pourquoi le mouvement circulaire a-t-il lieu dans un sens plutôt que dans l'autre?_ 46

CHAPITRE VI. De l'uniformité du mouvement du ciel 47

CHAPITRE VII. De la composition et du mouvement des étoiles 49

CHAPITRE VIII. Du mouvement des astres et du ciel 49

CHAPITRE IX. Fausseté et insuffisance des théories qui croient à une harmonie des sphères, et qui supposent que les astres doivent faire du bruit dans leur course. 51

CHAPITRE X. Positions respectives des astres entr'eux : Citation de Traités d'astronomie. 52

CHAPITRE XI. La forme des astres doit être sphérique_ 53

CHAPITRE XII. Difficulté et grandeur des questions agitées dans ce traité. 53

CHAPITRE XIII. De l'immobilité et du mouvement de la terre : de sa forme. 55

CHAPITRE XIV. Théorie particulière de l'auteur contre le mouvement de la terre_ 60

LIVRE III. LES ELEMENTS 63

CHAPITRE I. Étude des éléments dont les corps sont composés. 63

CHAPITRE II. Tous les corps simples et élémentaires ont un mouvement naturel qui leur est propre   66

CHAPITRE III. Théorie générale de la production. Des éléments des corps 69

CHAPITRE IV. Du nombre des éléments 70

CHAPITRE V. Du nombre réel des éléments. 71

CHAPITRE VI. Les éléments ne peuvent pas être éternels 73

CHAPITRE VII. De la génération réciproque des éléments sortant les uns des autres 74

CHAPITRE VIII. Suite de la réfutation du système des surfaces 76

LIVRE IV. PESENTEUR ET LEGERETE_ 78

CHAPITRE I. De la pesanteur et de la légèreté des corps 78

CHAPITRE II. Les philosophes antérieurs n'ont expliqué que la pesanteur et la légèreté relatives et non la légèreté et la pesanteur absolues. 79

CHAPITRE III. Théorie personnelle de l'auteur sur la pesanteur et la légèreté des corps 82

CHAPITRE IV. Explication plus développée de la pesanteur et de la légèreté absolues et relatives 84

CHAPITRE V. Subordination des éléments; la terre, l'eau, l'air et le feu_ 85

CHAPITRE VI. Les formes des corps influent sur la lenteur ou la rapidité de leurs mouvements. 87

 

Préface de Jules Barthélémy-Saint Hilaire

 

Le Traité du Ciel est le système du monde tel qu'on le concevait en Grèce au temps d'Aristote. Analyse du Traité du Ciel; théories principales : sur l'étude de la nature, sur le mouvement, sur l'origine des choses, sur les astres, sur l'immobilité de la terre, sa sphéricité, ses dimensions ; sur les phénomènes de la pesanteur. — Exposition abrégée de l'état actuel de l'astronomie : système solaire, système sidéral ; détails sur les corps divers de notre système, soleil, planètes, satellites, astéroïdes, comètes ; détails sur le monde sidéral, étoiles, nébuleuses résolues et non résolues. — Considérations sur les progrès de l'astronomie ; importance supérieure de la théorie. De l'idée de la science, cette idée est née dans la Grèce; impuissance scientifique de l'esprit Asiatique. — Admirable beauté du système du monde ; de la cause première des choses ; l'hypothèse de la nébuleuse ne remonte pas assez haut ; objections qu'on peut y faire; manifestation éclatante d'une intelligence toute puissante dans les lois qui régissent les mondes; enseignement que l'homme peut tirer de l'astronomie.

« Il y a extrêmement loin, dit Laplace, de la première vue du ciel à la vue générale par laquelle on embrasse aujourd'hui les étais passés ou futurs du système du monde (01). »

Je mets le Traité du Ciel d'Aristote sous la protection de cette pensée si juste du grand géomètre. Oui; il y a une distance considérable entre les premières idées que les hommes se sont faites du mouvement des astres, et la sûre doctrine où, de nos jours, la science est parvenue. C'est là un fait évident que personne ne voudrait nier. En comparant l'ouvrage du philosophe grec à la Mécanique céleste, on peut sans peine mesurer l'intervalle immense qui les sépare, et il faudrait être un admirateur bien aveugle de l'antiquité, ou un détracteur non moins passionné du temps présent, pour ne pas reconnaître la supériorité incontestable des modernes sur leurs devanciers. Mais le Traité du Ciel d'Aristote n'en mérite pas moins, tout imparfait qu'il est, la plus sérieuse attention et la plus haute estime. Les historiens de l'astronomie, et à plus forte raison les astronomes, l'ont dédaigné, quand ils ne l'ont pas tout à fait omis; et l'on pourrait croire, en voyant cette négligence ou ce mépris, qu'une théorie du monde, élaborée par un homme tel qu'Aristote, au plus beau temps de la Grèce, ne vaut pas la peine qu'on s'y arrête un seul instant. Ce serait là un jugement très superficiel et très faux. J'espère qu'on s'abstiendra de le porter, si l'on veut bien examiner les choses d'un peu plus

près, et jeter un coup d'œil sur la carrière que l'astronomie a parcourue depuis le ive siècle, avant l'ère chrétienne, jusqu'au nôtre. Cette carrière est très vaste, sans doute; mais pendant cet espace de plus de deux mille deux cents ans, elle présente un progrès continu, qu'on peut suivre sans interruption, malgré de longues intermittences, du maître d'Alexandre aux plus illustres de nos contemporains.

Ce tableau peut être très instructif, et je voudrais en indiquer les principaux traits, avec une concision qui permettra de les saisir plus aisément.

On suppose bien que je n'entreprendrai pas ici une histoire, même très abrégée, de la science des astres ; mais en me bornant à montrer où en étaient les esprits les plus éclairés au siècle d'Aristote, et où nous en sommes aujourd'hui, je rapprocherai les deux points extrêmes : le point d'où est parti l'esprit humain dans les écoles de la Grèce, et le point qu'il a atteint en ce moment, sans préjudice des conquêtes illimitées qu'il lui restera toujours à faire.

On pourra tirer un autre avantage de cette rapide esquisse; et en élargissant un peu le cadre, on verra non seulement comment a procédé l'astronomie, mais, d'une façon plus générale, comment procède la science. Quoiqu'on en ait pu dire, l'esprit humain n'a pas deux méthodes; surtout, il n'a pas de solutions de continuité. Je ne parle que des races auxquelles nous appartenons, et écartant des races moins heureusement douées, je dis que nous ne formons qu'une seule et même famille intellectuelle avec les Grecs, et que sans eux la science, sous toutes ses formes, serait peut-être encore à naître. C'est la Grèce, la première, qui a conçu l'idée de la science, et qui l'a pratiquée avec un succès, auquel on n'a pas toujours su rendre justice. L'histoire de l'astronomie est fort curieuse ; mais celle de la science l'est encore bien davantage ; et comme l'astronomie se donne, à très bon droit, pour une des sciences qui font le plus d'honneur à l'intelligence humaine, nous pourrons avec sécurité la prendre pour mesure de toutes les autres. Nous trouverons ainsi, dans la loi qui a présidé à ses développements, la loi même de tout savoir humain.

Ajoutez qu'Aristote, de son côté, n'est pas moins digne d'être choisi pour le représentant des connaissances de son âge. Il a su tout ce qu'on pouvait savoir à son époque; et il a joint à la tradition la puissance de son propre génie, qui, à bien des égards, est le plus grand que Dieu ait jamais fait. Aristote, écrivant un système du monde comme on pouvait l'écrire alors, mérite donc d'abord qu'on l'écoute; mais en outre, il nous fournit le plus ancien document auquel nous puissions recourir. Bien d'autres, avant lui, avaient essayé de comprendre l'ordre de l'univers ; mais son ouvrage est le seul que le temps nous ait transmis dans son intégrité. C'est par lui, il faut bien le savoir, que commence authentiquement l'histoire de l'astronomie, comme celle de la plupart des autres sciences. Ignorer ou négliger ce fait, c'est manquer à la méthode d'observation, dont l'astronomie se fait gloire d'être le modèle le plus accompli.

Ainsi, des considérations générales sur l'astronomie et sur la science, le Traité du Ciel étant pris pour point de départ, voilà ce qu'on trouvera dans ce qui va suivre.

Mais, je l'avoue, je croirais manquer à une aussi noble science que l'astronomie, et à un maître aussi vénéré qu'Aristote, si je n'allais pas jusqu'au bout de ces grandes idées. L'objet de l'astronomie est, sans contredit, le plus frappant, si ce n'est le plus important, de tous ceux qui peuvent intéresser l'homme. Rien n'égale le spectacle des cieux, même pour les yeux les moins attentifs et les plus ignorants. Rien n'étonne et ne subjugue notre pensée, comme ces mondes innombrables roulant dans l'espace avec une régularité éternelle, que nous admirons d'autant plus que nous la comprenons mieux. Se contenter d'observer ces phénomènes, sans essayer de remonter jusqu'à leur cause, me semble une prudence excessive. Je puis l'approuver dans la science spéciale des astres ; mais je la blâme en philosophie. L'astronome, se renfermant dans son rôle strict, peut bien ne pas s'élever plus haut que les faits eux-mêmes et que les lois qui les régissent. Mais le savant ne cesse pas d'être homme. Se résoudre à ne pas chercher le sens définitif et suprême de toutes ces merveilles, c'est abdiquer sa raison dans ce qu'elle a de plus essentiel ; c'est se mettre, en quelque sorte, en dehors de l'humanité; car, au fond, ce que l'esprit humain demande à toutes les sciences qu'il crée et qu'il cultive, ce ne sont pas les services matériels qu'elles lui rendent; c'est l'explication de plus en plus compréhensive de l'énigme du monde, dont l'astronomie est une des révélations les plus éclatantes.

Nous pouvons donc nous permettre d'aller un peu au-delà de l'astronomie, et ne pas nous en tenir trop étroitement aux scrupules de quelques savants de notre siècle. Newton, en terminant ses « Principes mathématiques de la philosophie naturelle, » n'a pas cru qu'il lui fût interdit de remonter jusqu'à la cause éternelle, infinie et toute-puissante du mouvement. Il semble que cet exemple est une autorité suffisante ; et ce serait être par trop méticuleux que de craindre d'imiter l'auteur de la théorie de la gravitation. Pour ma part, je ne me résigne pas à faire de l'astronomie une science stérile dans l'interprétation générale des choses ; et je tâcherai d'en faire sortir quelques conclusions qui en dépasseront le domaine, mais qui, pour cela, n'en seront ni moins sûres ni moins graves.

Je ne dirai rien de ce qui a précédé Aristote. Ce n'est pas que je ne tienne le plus grand compte des travaux antérieurs, dans l'École de Pythagore, dans l'École d'Ionie, dans l'École de Platon, etc., etc. Aristote, en discutant les opinions de ses prédécesseurs, nous prouve assez le cas qu'il en faisait. Nous aurions aujourd'hui bien tort d'être moins équitables que lui. Mais comme il s'agit ici, non de la part qui lui revient personnellement, mais de l'état où était la science entre ses mains, il convient de laisser de côté des théories que nous ne connaissons que par fragments. Sans les citations qui en ont été faites plus tard, nous ne saurions pas même qu'elles ont existé. Ni les Pythagoriciens, ni les Ioniens ne se présentent à nous avec un ouvrage complet. Quant au Timée de Platon, il contient tant de questions diverses, outre le système du monde, que je ne crois pas devoir le faire figurer dans cette revue, dont Aristote sera tout le fondement.

Le Traité du Ciel est si bien ce que nous entendons par le système du monde, qu'Aristote lui-même renvoie plusieurs fois le lecteur à ses traités particuliers d'astronomie. Il distinguait, absolument comme nous pourrions le faire, la théorie générale, qui est arrivée jusqu'à nous, et les observations de détail sur lesquelles il voulait l'appuyer et qui malheureusement ont péri. Nous n'aurons donc pas précisément, dans le Traité du Ciel, de l'astronomie du genre de celle que nous trouvons dans Ptolémée ; mais toute proportion gardée, c'est l'entreprise de Newton et de Laplace; c'est-à-dire, un résumé de l'ensemble des phénomènes, avec une théorie de la pesanteur et du mouvement.

Afin de dénaturer le moins possible la pensée du philosophe, je la suivrai fidèlement pas à pas. La composition du Traité du Ciel, n'est ni très régulière ni très bien ordonnée, défaut commun de plusieurs autres ouvrages auxquels Aristote, enlevé par une mort violente, n'a pu mettre la dernière main (02). Mais quelle que soit cette composition, en voici l'analyse.

La science de la nature, dit Aristote en débutant, consiste presque uniquement dans l'étude des corps, et dans l'étude de leurs mouvements et de leurs modifications. Le corps est ce qui a les trois dimensions et est divisible en tous sens, comme l'ont dit les Pythagoriciens. Il n'y a que deux mouvements simples : le mouvement en ligne droite, et le mouvement circulaire. Le mouvement des corps naturels ne peut aller qu'en bas ou en haut. Par le bas, on entend la direction vers le centre ; par le haut, la direction qui s'éloigne du centre. Le mouvement en ligne droite va, soit en haut, soit en bas ; il peut s'éloigner ou se rapprocher du centre, selon l'espèce des corps. Quant au mouvement circulaire, qui a lieu à une distance quelconque, il se fait toujours autour du centre ; et la relation, une fois établie, peut ne plus changer.

Le mouvement circulaire participe à la nature même du cercle ; dans son genre, il .est parfait ; le mouvement, en ligne droite, ne peut jamais l'être, puisque ce mouvement est nécessairement incomplet, comme la droite elle-même, qui n'est jamais finie et à laquelle on peut sans cesse ajouter. Le mouvement direct appartient aux éléments, qui se dirigent, soit en haut, comme le feu, soit en bas, comme la terre. Le mouvement circulaire doit appartenir à un corps plus relevé et « plus divin » que ceux-là. Ce corps doit être simple et parfait, ainsi que le mouvement qui l'anime.

Pour étudier le corps doué du mouvement circulaire et différent de tous ceux que nous connaissons, c'est à la raison, selon Aristote, qu'il faut s'adresser. Ce corps, quelle que soit d'ailleurs son essence, ne peut avoir ni pesanteur ni légèreté, comme en ont tous les autres corps sans exception. S'il était pesant, il se dirigerait en bas comme tous les graves ; s'il était léger, il se dirigerait en haut comme tous les corps ignés. Le corps à mouvement circulaire n'est donc ni léger ni pesant, puisqu'il ne se dirige ni en haut ni en bas ; aucune de ses parties ne peut être non plus ni légère ni pesante. Il s'ensuit que ce corps est unique en son espèce. Il ne peut pas subir la moindre altération; il ne croît ni ne décroît; il est impérissable et éternel, de même qu'il est absolument immuable (03).

Voilà, d'après Aristote, ce que dit la raison. Mais les faits eux-mêmes, ajoute-t-il, se chargent de vérifier ces principes théoriques. Le philosophe invoque ici le témoignage unanime des peuples et celui des siècles écoulés. Le corps à mouvement circulaire, c'est-à-dire le ciel, est si évidemment quelque chose de divin, et de tout à part dans la nature, que c'est là où « tous les hommes, grecs ou barbares, pourvu qu'ils aient quelque notion de la divinité, placent la s demeure des Dieux qu'ils adorent. » Ils croient que le séjour des Dieux est immortel, comme les êtres supérieurs qui l'habitent. Bien plus, a-t-on jamais remarqué dans le ciel le moindre changement? La tradition, soigneusement transmise d'âge en âge, y a-t-elle jamais signalé la plus faible perturbation? Cette course éternelle a-t-elle jamais été troublée ? Et le mot d'Éther, par lequel on désigne généralement ce corps, n'exprime-t-il pas à la fois et le mouvement qui l'emporte et l'immuabilité de ce mouvement? Mais, comme Dieu et la nature ne font jamais rien en vain, il est clair que ce corps est seul et qu'il forme un tout ; car un second corps de même genre ne pourrait être qu'un contraire, et il n'y a rien de contraire ni au cercle ni au mouvement circulaire.

Est-ce à dire que ce corps un, impérissable, immuable, parfait, divin, éternel, soit en outre infini? Aristote ne le pense pas. Tout corps est nécessairement fini ; et celui-là, précisément parce qu'il est parfait, doit être fini. La perfection implique une fin et une limite. En effet, le ciel accomplit sous nos yeux son mouvement circulaire, fini et limité. Ce mouvement se fait autour d'un centre ; et il n'y a ni centre ni milieu pour l'infini. Le ciel n'est donc pas plus infini que son mouvement. L'infini ne peut pas se mouvoir ; car, s'il se portait dans un lieu autre que lui-même, il ne serait plus l'infini. Et peut-on comprendre deux infinis, dont l'un agirait sur l'autre?

Aristote poursuit.

Si le ciel est fini, il renferme néanmoins toutes choses; il est impossible d'imaginer un corps qui soit en dehors de lui. En supposant qu'il y ait encore d'autres mondes que le nôtre, les éléments y seraient toujours ce que nous les observons ici-bas, les uns se portant vers le centre, les autres s'en éloignant. Il faudrait donc qu'il y eût un centre dans ces mondes ; alors notre terre serait attirée vers ce centre, qui ne serait plus le sien, et elle serait animée d'un mouvement contre nature, que nous ne lui voyons pas. Par un renversement analogue, le feu, au lieu de se diriger en haut, se dirigerait en bas. Ce sont là des impossibilités manifestes ; et comme nous voyons le centre de la terre immobile, il n'est que faire d'inventer un autre monde et un autre ciel purement hypothétiques. Le centre de l'univers est unique, ainsi que son extrémité. Ce centre est celui de la terre, vers lequel les graves sont attirés avec d'autant plus de force qu'ils s'en rapprochent davantage dans leur chute. L'extrémité de l'univers, c'est la circonférence extrême du ciel, parce qu'au-delà il n'y a rien. Les révolutions éternelles et régulières du ciel mesurent la vie et la durée de tous les êtres, qui participent plus ou moins à cette éternité. Il n'y a que le divin qui ne meurt ni ne change. Dieu donne le mouvement et ne le reçoit pas ; car il faudrait, pour qu'il le reçût, qu'il y eût quelque chose de plus fort et de plus puissant que lui. « Il est tout à fait conforme aux lois de la raison, dit Aristote, que le divin se meuve d'un mouvement qui ne s'arrête jamais; et tandis que toutes les choses qui sont mues s'arrêtent quand elles sont arrivées à leur lieu propre, c'est éternellement, pour le corps à mouvement circulaire, un seul et même lieu que le lieu d'où il part et le lieu où il finit. »

Aristote rappelle ici une question difficile et profonde. Le ciel a-t-il été créé? A-t-il commencé un jour à devenir ce qu'il est? Ou bien a-t-il été, de toute éternité, ce que nous le voyons? Sur ce grand problème, Aristote interroge ses prédécesseurs, entre autres, Empédocle, Héraclite, et Platon dans le Timée. Tous ont cru qu'à un certain moment donné, le monde a commencé d'être ce qu'il est, en d'autres termes, qu'il a été créé. La seule différence entre ces philosophes, c'est que les uns affirment que le monde, une fois organisé, restera éternellement dans son ordre actuel; et que les autres, au contraire, affirment que cet ordre est périssable, comme le sont tous les composés que la nature renferme. Aristote n'accepte ni l'une ni l'autre de ces solutions. Croire que le monde change seulement de forme, revient au fond à croire qu'il est éternel ; car, dans cette hypothèse, « ce n'est pas  le monde qui périt jamais ; ce sont simplement ses constitutions successives. » D'autre part, soutenir que le ciel a été créé et qu'il est désormais impérissable, dans son état présent, c'est une contradiction flagrante ; car, en analysant de près le sens des mots, on voit aisément qu'il n'y a d'impérissable et d'éternel que l'incréé, et que tout ce qui est né et s'est produit à un moment quelconque, est inévitablement destiné à périr.

Aristote se prononce donc pour l'éternité du monde et du ciel, qui a toujours été et qui toujours sera ce qu'il est, jouissant en quelque sorte d'un perpétuel présent, comme l'Être même dont il reçoit le mouvement, et avec lequel il se confond peut-être. « Le ciel ne connaît pas de fatigue ; et il n'est pas besoin de supposer, en dehors de lui, une nécessité qui le contraigne à suivre un mouvement qui ne lui serait pas naturel. Il faut abandonner au vulgaire cette vieille fable qui se figure que le monde, pour se conserver, a besoin, à défaut de ses lois régulières, de quelque Atlas, qui  le soutienne. » Cette conception chimérique va de pair avec la rêverie « qui faisant du monde un grand animal, lui attribue une vie intérieure, et qui croit que les corps de l'espace supérieur sont pesants et terrestres. » Il ne faut pas admettre, non plus, « à l'exemple d'Empédocle, que le monde ne se maintient et ne dure que parce qu'il reçoit, par la rotation qui lui est propre, un mouvement s plus rapide que sa tendance à descendre. »

A ces discussions, qui peuvent paraître trop métaphysiques, Aristote en fait succéder d'autres qui sont plus réelles. Le monde a-t-il une droite et une gauche, comme l'ont dit les Pythagoriciens? Aristote répond aussi par l'affirmative; mais il précise les choses plus que les disciples de Pythagore. Il établit que, par la droite du monde, il faut entendre l'orient, le point où les astres se lèvent et commencent leur mouvement; et par la gauche, l'occident, c'est-à-dire, le point où ils se couchent. Mais le monde n'a pas seulement une gauche et une droite ; il a de plus un haut et un bas. Le haut du monde est le pôle que nous ne voyons point, attendu que c'est dans cette direction que les astres s'élèvent davantage au-dessus de l'horizon. Par suite, le bas du monde est le pôle visible à nos yeux. C'est là notre position par rapport à la révolution supérieure des étoiles ; mais par rapport à la révolution secondaire des planètes, c'est l'inverse, parce que les planètes ont des mouvements contraires à celui du ciel. Relativement à elles, notre pôle est en haut et à droite, au lieu d'être en bas et à gauche.

Mais comment se fait-il que le ciel puisse avoir, avec plusieurs révolutions, des parties en mouvement, et des parties en repos ? Aristote sent toute la difficulté de la question ; et il se plaint « de l'insuffisance de nos sens, qui ne peuvent nous révéler que très imparfaitement les conditions de ces grands phénomènes. » C'est là une plainte que les hommes pourront toujours élever, et qui ne les empêchera jamais de poursuivre leurs investigations. Aristote ne se décourage pas non plus ; et tout en se disant qu'il est exposé à se tromper, il n'en cherche pas moins la vérité avec ardeur. Appliquant ici des principes qu'il a démontrés autre part, sur les conditions du mouvement, il avance que le mouvement du monde n'est possible que s'il y a un point de repos sur lequel ce mouvement s'appuie en quelque sorte. Ce centre, nous ne pouvons pas le placer dans le ciel; car alors le ciel, au lieu de se mouvoir circulairement, se dirigerait vers le centre. Ce point de repos, c'est la terre, qui est immobile, et qui est au centre de tout.

Chose remarquable ! En affirmant l'immobilité de la terre, Aristote ne donne cette opinion que pour une hypothèse sur laquelle il se propose de revenir, sans doute pour la démontrer. Cette réserve, très louable, doit être appréciée. Peut-être qu'Aristote était ébranlé par ces autres théories, d'ailleurs fort incertaines, qui tendaient dès lors à prêter à notre globe un mouvement comme au reste des astres; peut-être aussi était-il averti par l'instinct de son propre génie. Il est vrai qu'après avoir avancé assez timidement cette hypothèse, il en a fait ensuite la base de tout un système, adopté jusqu'au temps de Copernic; mais toujours est-il certain qu'il a eu sur ce point une hésitation qui ne laisse pas de lui faire honneur, et dont, en général, on ne se souvient pas assez, quand on lui reproche ses erreurs, qui ne sont que trop positives.

La terre étant nécessaire pour point de repos et centre du monde, le feu ne l'est pas moins qu'elle. La terre représente la pesanteur; le feu représente la légèreté. Entre ces éléments extrêmes, se placent les deux éléments intermédiaires, l'air et l'eau, de poids divers l'un et l'autre, mais tous deux plus lourds que le feu et plus légers que la terre. Le ciel, qui est animé d'un mouvement circulaire, est évidemment sphérique, parce que la sphère est le premier des solides, de même que le cercle est la première des surfaces, la sphère et le cercle pouvant remplir l'espace entier. Il faut donc comprendre la totalité du monde comme une sphère, où le ciel occupe la circonférence la plus reculée, et où les éléments sont placés, tous sphériques aussi, dans l'ordre suivant : le feu, l'air, l'eau et la terre.

Mais pourquoi, se demande Aristote, le monde a-t-il un mouvement dans un sens plutôt que dans l'autre? Pourquoi les astres, en un ordre inverse, ne se lèvent-ils pas aussi bien au point que nous appelons l'occident? Pourquoi ne se couchent-ils pas à l'orient? A cette question, que nous pouvons nous poser, comme le faisait le philosophe grec, et que les hommes se poseront perpétuellement, Aristote répond avec la plus haute sagesse, et avec une rare humilité: « Essayer, dit-il, de discuter certaines questions et prétendre tout expliquer, en se flattant de ne rien omettre, c'est peut-être faire preuve ou de beaucoup de naïveté ou de beaucoup d'audace. Cependant il ne serait pas équitable de blâmer indistinctement toutes ces tentatives. Il faut peser les motifs que chacun peut avoir de prendre la parole; et ensuite, il faut examiner jusqu'à quel point on mérite confiance, selon qu'on s'appuie sur des raisons admises par le vulgaire des hommes, ou sur des considérations plus relevées et plus fortes. Lors donc qu'on voit quelqu'un atteindre, en ces matières, une plus grande précision et expliquer les lois nécessaires de la nature, on doit savoir bon gré à ceux qui font ces découvertes; et c'est là ce qui nous encourage maintenant à dire sur ce sujet l'opinion que nous nous sommes formée. » Éclairé par celte circonspection, Aristote n'invoque ici qu'un seul principe : La nature fait toujours le mieux qu'elle peut; dans les choses éternelles, rien n'est fortuit ni arbitraire. Si donc le ciel et le monde se meuvent circulairement de droite à gauche et non de gauche à droite, c'est uniquement parce qu'il est mieux qu'il en soit ainsi. Il n'y a que le mouvement circulaire qui puisse durer éternellement ; et la droite est supérieure à la gauche.

Nous savons aujourd'hui ce que vaut cette théorie; et quoique le mouvement de droite à gauche soit bien réel, le phénomène est absolument contraire à ce que croyait Aristote, puisque la terre tourne et se meut, au lieu d'être immobile. Mais si l'application du principe est fausse, le principe lui-même ne l'est point. On peut très bien ne pas se demander pourquoi tous les astres de notre système planétaire tournent en un sens plutôt que dans un autre ; mais si l'on aborde celle question, on ne saurait la résoudre autrement qu'Aristote. Les choses sont ce qu'elles sont, parce qu'il est mieux qu'elles soient ainsi, plutôt que de la façon opposée. Le hasard, si énergiquement combattu par Aristote, n'explique pas le monde et son ordre éternel. C'est l'intelligence qui seul le régit, comme l'avait dit Anaxagore; et l'intelligence fait toujours les choses du mieux possible. Aussi Aristote n'hésite-t-il pas à conclure, de nouveau, que l'ordre des cieux ne changera pas et qu'il demeurera éternellement ce que nous l'observons. Le moteur « incorporel » et immobile, qui donne le mouvement à l'univers, peut encore moins changer que le mobile; car s'il y avait quelque irrégularité pour le monde, « dans l'infinité des temps, les astres se seraient éloignés les uns des autres et auraient perdu leurs distances, celui-ci allant plus vite, et celui-là allant plus lentement. » Or, qui a jamais observé la moindre modification dans les distances qui les séparent? Et n'est-ce pas une hypothèse absurde et un rêve de s'imaginer que le ciel puisse avoir des alternatives de vitesse et de lenteur? Les astres nous enverront toujours la chaleur et la lumière dont nous avons besoin ; l'air sera toujours rendu lumineux et chaud par le frottement qu'il reçoit de la translation du ciel ; l'uniformité est la règle immuable de ces phénomènes.

D'ailleurs, continue Aristote, les astres n'ont pas de mouvement propre. Emportés dans la translation du ciel entier, ils changent de lieu avec lui ; mais chacun d'eux reste dans la place respective qu'il occupe cl qu'il ne peut quitter. On pourrait bien supposer que le ciel et les astres sont immobiles ; mais comme la terre l'est aussi, d'après notre hypothèse, il s'ensuivrait « qu'aucun des phénomènes que nous observons ne pourrait plus se produire tels que nous les voyons. » Chacun des astres décrit son cercle journalier; et sa course est plus ou moins étendue selon la position constante qu'il garde dans l'ensemble du ciel, qui seul est dans un mouvement distinct.

Mais si les astres ne se déplacent pas par un mouvement de translation individuelle, on pourrait supposer qu'ils ont une rotation sur eux-mêmes. Il n'en est rien, au dire d'Aristote, malgré quelques apparences qui semblent favorables à cette opinion. Si le soleil, à son lever ou à son coucher, paraît animé d'un mouvement rotatoire, c'est une illusion des sens causée uniquement par la distance d'où nous le voyons. « Notre vue, en se portant au loin, vacille et tourbillonne à cause de sa faiblesse ; » de même que les étoiles fixes nous paraissent scintiller, tandis que les planètes, qui sont plus voisines de nous, ne scintillent pas. « C'est que notre vue a la force suffisante pour arriver jusqu'aux planètes et pour les bien voir; mais pour les astres qui sont fixes et qui restent en place, la vision, s'étendant trop loin, se trouble à cause de l'éloignement même. »

La lune ne se meut pas davantage sur elle-même ; et la preuve, « c'est que la partie, qu'on appelle son visage, est la seule toujours visible à nos yeux. » Aristote admire donc beaucoup l'ordonnance du ciel et il y découvre, tout en la comprenant encore fort incomplètement, une merveilleuse régularité. Antérieurement à lui, d'autres avaient éprouvé le même enthousiasme ; mais l'imagination les avait égarés. «Quand on nous parle, dit Aristote, d'une harmonie résultant du mouvement de ces corps, pareille à l'harmonie de sons qui s'accorderaient entr'eux on fait une comparaison fort brillante, sans doute mais très vaine ; ce n'est pas là du tout la vérité . C'est, qu'en effet, il y a des gens qui se figurent que le mouvement de si grands corps doit produire nécessairement du bruit, puisque nous entendons autour de nous le bruit que font des corps qui n'ont ni une telle masse, ni une rapidité égale à celle du soleil et de la lune. Par là on se croit autorisé à conclure que des astres aussi nombreux et aussi immenses que ceux qui ont  de prodigieux mouvement de translation, ne peuvent pas marcher sans faire un bruit d'une inexprimable intensité. » Aristote repousse « ces suppositions ingénieuses et poétiques, » comme le fait Laplace, quand il reproche à Képler et même à Huyghens de les avoir encore admises (04). Non seulement, continue Aristote, nous n'entendons rien de ce bruit prétendu; mais de plus, ce bruit, s'il était réel, serait d'une force incalculable ; il mettrait la terre en pièces, puisque le simple bruit du tonnerre, qui n'est rien en comparaison, suffît « pour rompre les pierres et les corps les plus durs. » Il faut donc reléguer ces hypothèses Pythagoriciennes, avec tant d'autres qui ne sont pas plus exactes.

« Oui, il est bien vrai que tous les corps qui ont un mouvement propre, font du bruit en se déplaçant et qu'ils frappent un certain coup dans l'air ; mais les corps retenus et enchaînés dans un système qui est lui-même en mouvement, et qui y sont compris comme les parties diverses le sont dans un même bateau, ces corps-là ne peuvent jamais faire de bruit, pas plus que le bateau n'en fait quand il est en mouvement sur la rivière. »

Pour Aristote, c'est là ce que sont les astres relativement au ciel, qui les entraîne dans le mouvement qu il possède exclusivement.

Cependant, tout en repoussant cette harmonie imaginaire, qui n'est après tout qu'une métaphore, Aristote est très loin de méconnaître que les astres aient un certain ordre entre eux, que leur positions soient soumises à des lois précises, et que leurs distances quelquefois sont appréciables.  Mais pour ces détails, il se contente de renvoyer à ses ouvrages d'astronomie dans lesquels ces questions ont été traitées avec les développements  suffisants.  C'est un fait que le mouvement de chacun des ces astres seront proportionnels à leurs distances : les uns  autres étant plus lents " la circonférence extrême du ciel est la plus rapide ; chacun des astres, étoiles ou planètes, l'est  de moins en moins, à mesure que son cercle est plus voisin du centre. C'est qu'en effet le corps le plus rapproché est celui qui ressent le plus vivement l'action de la force qui le domine : le plus éloigné de tous le ressent le moins, à cause de la distance où il est, et les intermédiaires l'éprouvent dans la proportion même de leur éloignement ainsi que le démontrent les mathématiciens.

On peut aussi selon Aristote en appeler avec non moins de certitude à la science de l'Optique pour savoir quelle est la forme des astres. L'analogie porte à croire que cette forme est sphérique comme celle de la lune, mais dans les théorèmes de l'optique, on prouve que la line ne peut avoir les phases diverses qu'elles nous offre que si elle est une sphère. Il n'y a que la sphéricité qui puisse satisfaire aux conditions de ses accroissements et de ses décroissements périodiques. En outre, l'astronomie nous apprend à découvrir, par les éclipses de soleil, la véritable forme de la lune. Par conséquent, un astre, tel que celui-là, ayant la figure d'une sphère, on est autorisé à en conclure que tous les autres astres l'ont également.

En dépit de la régularité générale du monde, il s'y présente quelques anomalies. Aristote en signale deux, qui ne sont pas réelles, comme il le croit, mais qui le frappent beaucoup. Ainsi, il se demande comment il peut se faire que le ciel, c'est-à-dire l'extrême circonférence du monde, n'ayant qu'un seul mouvement, le nombre des mouvements de chaque corps céleste ne croisse pas exactement avec la distance où chacun de ces corps se trouve de la révolution primordiale. Il attribue au soleil el à la lune moins de mouvements qu'à quelques planètes, qui semblent, cependant, plus rapprochées du ciel. Il cite, à cette occasion, une observation, qui lui est personnelle, sur la lune occultant la planète de Mars ; et à son témoignage, il croit devoir ajouter « celui des Égyptiens et des Babyloniens, qui ont fait, dit-il, les plus minutieuses études depuis de bien longues années, et qui nous ont transmis bon nombre de notions, dignes de foi, sur chacun des astres. » Je ne voudrais pas soutenir qu'Aristote ait ici, présenté sa pensée aussi nettement qu'on pourrait le désirer; et dans les expressions trop concises, dont il se sert, on n'est pas parfaitement assuré de le bien entendre ; mais tout ce qu'il important montrer, en ce moment, c'est qu'il signale dans l'ordonnance du monde un fait qu'il regarde comme une première anomalie.

Voici la seconde. Dans la plus large orbite, c'est-à-dire celle du ciel, il y a une quantité prodigieuse d'astres de toute espèce; dans les orbites suivantes, au contraire, il n'y a qu'un seul astre pour chacune d'elles. Chaque planète est isolée dans l'orbite qu'elle parcourt, tandis que les étoiles, attachées à la révolution céleste, sont innombrables. « Au milieu de tant de merveilles de même genre, dit Aristote,  celle-ci n'est pas la moins étonnante. » La réponse qu'on peut faire au philosophe est évidente. Cette orbite du ciel n'est pas unique, comme il le suppose et chacune des étoiles a son orbite particulière qui est tellement énorme, que la science humaine tout avancée qu'elle est dans notre siècle, n'a encore trouvé aucun moyen de la calculer. Cette impuissance était pressentie par Aristote, bien que sous une autre forme et il excusait ses erreurs à l'avance en disant :  « C'est une belle entreprise que de chercher à  étendre davantage, même en une faible mesure, nos connaissances sur ces grands objets, quoique nous n'ayons que de bien rares occasions pour agiter ces problèmes, et que nous soyons placés à une prodigieuse distance du lieu où s'accomplissent les phénomènes. »

Des astres soit étoiles soit planètes, Aristote passe à la terre, et il discute trois questions, sur sa place, son mouvement et sa forme. Il constate d'abord que les philosophes, en général, ont cru que la terre est au centre du monde. Mais « les Sages d'Italie, qu'on appelle les Pythagoriciens, sont d'une autre opinion. Ils prétendent que c'est le feu  (05) qui est au centre du monde, que la terre est un des astres qui font leur révolution autour de ce centre, et que c'est ainsi qu'elle produit le jour et la nuit. Ils inventent aussi une autre terre opposée à la nôtre, qu'ils appellent du nom d'anti-terre (Antichthôn), ne cherchant pas à appuyer leurs explications, et les causes qu'ils indiquent, sur l'observation des phénomènes, mais tout au contraire pliant et arrangeant les phénomènes sur certaines théories et explications qui leur sont propres, et essayant de faire concorder tout cela comme ils peuvent. Une première raison des Pythagoriciens pour mettre le feu au centre et n'y point mettre la terre c'est que le feu est un élément plus important qui a la place la plus considérable doit être tenu pour le plus considérable des éléments. Une autre raison c'est que le centre, étant la partie essentielle de l'univers, doit être mieux gardé que toute autre, et c'est au feu que les Pythagoriciens confient de protéger ce qu'ils nomment: « Le Poste et la Garde de Jupiter. » Les Pythagoriciens ne sont pas les seuls à soutenir celle opinion, qui exclut la terre du centre du monde. Il en est d'autres encore qui prétendent que non seulement la terre n'est pas au centre, mais en plus, qu'elle est animée d'un mouvement circulaire. Ils ajoutent même que la terre n'est pas le seul corps à se mouvoir autour du centre; il en est un grand nombre qui circulent comme elle ; mais l'exposition de la sphère terrestre nous empêche de les voir. Selon ces philosophes, les phénomènes se passent pour nous comme si la terre était au milieu, bien qu'elle n'y soit pas; et ils appuient leur conjecture en faisant remarquer « que, dans l'état actuel des choses, rien ne nous révèle  non plus que nous soyons éloignés du centre de la terre de la distance de la moitié de son diamètre . Nous pourrions donc aussi bien être fort éloignés du centre du monde, sans nous en apercevoir davantage.  Enfin, il y a même d'autres philosophes qui, tout en admettant que la terre est placée au centre, la font tourner sur elle-même, autout du pôle qui traverse régulièrement l'univers, ainsi qu'on peut le lire dans le Timée de Platon. »

Après la place de la terre et son mouvement, on a disserté tout autant sur sa forme.  On a soutenu que la terre était plane à la façon d'un tambour.  Anaximène, Anaxagore, Démocrite n'ont pas pu s'expliquer autrement son immobilité et son repos.  Pour nier ainsi la sphéricité de la terre, on a allégué qu'elle fait sur le soleil couchant une ligne droite, et non point une ligne courbe.  Si la terre était sphérique, dit-on, la section du soleil devrait être circulaire comme elle.  Mais dans cette théorie, on ne tient pas assez compte,  selon Aristote, qui la réfute, de deux faits capitaux : d'abord la distance du soleil à la terre ; et en second lieu, l'immensité de la circonférence terrestre. La ligne sécante semblerait encore complètement droite pour des cercles infiniment plus petits que celte circonférence.

Du reste, il n'y a pas, à blâmer ces philosophes  des efforts qu'ils ont faits pour comprendre la nature, même quand ces efforts n'ont pas été

heureux, « Ce serait montrer en effet, bien peu d'intelligence et de raison, dit Aristote, que  de ne pas se demander comment il est possible  que la terre se tienne, ainsi qu'elle se tient, dans la  place qui lui est assignée. La plus petite parcelle de terre, quand on l'élève en l'air et qu'on la lâche tombe aussitôt, sans vouloir rester un seul instant en place, descendant d'autant plus vite vers le centre qu'elle est plus grosse. Et la masse de la terre, ne tombe pas, toute grande qu'elle est! Cet énorme poids peut rester en repos, et il ne descend pas, comme le ferait une motte de terre, qui ne s'arrêterait jamais, si l'on venait par hasard à supprimer la terre vers laquelle son mouvement l'entraîne !

A cette question, les réponses, que rapporte Aristote en les examinant une à une, ont été très diverses et souvent bien étranges. Ainsi, Xénophane donne à la terre des racines infinies, théorie dont Empédocle s'est justement raillé. Thalès de Milet fait reposer la terre sur l'eau, comme s'il ne fallait pas que l'eau à son tour, reposât sur quelque chose, et comme s'il était possible que l'eau, qui est plus légère, supportât la terre, qui est plus lourde. Thalès n'a donc jamais regardé un morceau de terre descendre et s'enfoncer dans l'eau dès qu'on le pose dessus. Anaximène, Anaxagore et Démocrite, qui font la terre plane, croient qu'elle est soutenue par l'air : il est accumulé au-dessous d'elle et elle l'embrasse comme un vaste couvercle.

Ce qu'on dirait peut-être de plus probable, avec quelques autres philosophes, c'est que la terre a été portée au centre par la rotation primitive des choses, ainsi que dans l'eau et dans l'air, on observe les corps les plus gros et les plus lourds se porter toujours au centre du tourbillon. On peut croire encore, avec Empédocle, que la terre se maintient sans tomber, comme, dans les vases qu'on fait tourner rapidement, l'eau est souvent en bas el néanmoins ne tombe point, emportée par la relation qui lui est imprimée. Il peut y avoir du vrai, selon Aristote, dans ces théories; mais si la rotation primitive a pu porter la terre au centre, reste toujours à savoir comment elle peut y demeurer actuellement que la relation a cessé, et comment les graves tombent toujours vers elle, tandis que les corps ignés s'en éloignent pour monter vers la région supérieure. Le lourd et le léger existent indépendamment de la rotation, et ils existaient sans doute avant elle.

A côté de cette opinion d'Empédocle, il faut en citer une autre qui s'en rapproche : c'est celle d'Anaximandre, qui croit que la terre se maintient en repos par son propre équilibre. Placée au milieu, et à égale distance des extrémités, il n'y a pas de raison pour qu'elle aille dans un sens plutôt que dans l'autre;-elle reste donc immobile au centre, sans pouvoir le quitter. Aristote trouve cette théorie fort élégante ; mais elle ne lui semble pas également vraie, et il y oppose plusieurs objections. Tout corps autre que la terre devrait, dans les mêmes conditions d'équilibre, rester au centre et en repos ; mais croit-on que le feu pût rester immobile au centre, même en le supposant à égale distance des extrémités? De plus, si cette force d'équilibre agit sur la terre dans sa totalité, pourquoi n'agit-elle pas sur toutes les parties de la terre également? Pourquoi voyons-nous les graves se diriger toujours vers sa surface et son centre? Est-ce que les graves ne sont pas placés aussi à distance égale des

extrémités du ciel? Aristote repousse donc la théorie d'Anaximandre ; et dans sa critique, il sort même de sa gravité habituelle, pour se laisser aller à une plaisanterie : «La terre alors, dit-il, est avec son équilibre comme ce célèbre cheveu qui est très fortement  tendu, et qui, l'étant partout d'une manière égale, ne peut plus jamais se rompre ; ou bien encore comme cet homme qu'on suppose avoir tout ensemble une faim et une soif dévorantes, mais qui, éprouvant les deux besoins avec une intensité égale, s'abstiendrait également de boire et de manger, parce qu'il serait nécessairement forcé de rester immobile et indécis entre ces deux besoins. »

Au milieu de toutes ces théories si contradictoires, Aristote conclut à l'immobilité de la terre, centre du monde ; il écarte tous les autres systèmes, et ceux qui font de la terre un astre circulant dans l'espace comme les autres astres, et ceux qui croient que, tout en restant au centre, elle a sur elle-même un mouvement rotatoire.

Voici ses raisons.

La terre ne peut pas être mobile, soit par translation, soit par rotation; car ce serait pour elle un mouvement contre nature, puisque ses parties, ainsi que nous le voyons, ont un tout autre mouvement, et que les graves descendent toujours en ligne droite vers le centre. Le mouvement de translation ou de rotation étant forcé pour la terre ne saurait être éternel, comme l'est évidemment l'ordre du monde. En second lieu, les planètes, qui sont emportées aussi dans la translation générale du ciel, ont en outre un mouvement propre, qui paraît les faire retarder dans leur course. Il faudrait donc que la terre eût au moins aussi deux mouvements, soit d'ailleurs qu'elle ait un mouvement de translation, soit qu'elle ait un mouvement rotatoire. Mais alors les passages et les retours des étoiles ne seraient plus ce que nous les observons, tandis que les mêmes astres se lèvent et se couchent toujours aux mêmes endroits de la terre. « Les démonstrations

 

 

 

(01) Laplace, Exposition du système du monde, Tome I, page 1, édition de 1824.

(02) Je me borne au Traité du Ciel, et je laisse de coté la Métaphysique, la Physique, la Météorologie, etc., d'où l'on pourrait tirer beaucoup de rapprochements ; mais ils m'auraient entraîné trop loin de mon sujet.

(03) Laplace s'est prononcé aussi pour la stabilité du système du monde, par d'autres raisons, mais non pas plus énergiquement ; Exposition du système du monde, Tome II, pages 40 et 396, édition de 1824.

(04) Laplace, Exposition du système dit monde, Tome II, pages 339 et 342 édition de 1824. 

(05) Et non pas précisément le soleil, comme le dit Laplace, Exposition du système du monde. Tome II, pape 314, édition de 1824.

 

 

LIVRE I. LA SCIENCE DE LA NATURE

 

CHAPITRE I : Objet de la science de la nature

 

Objet de la science de la nature ; définition de ce qu'on doit entendre par un corps; les trois dimensions; importance du nombre Trois, selon les Pythagoriciens; rôle que ce nombre joue dans la composition du monde. Idée qu'on doit se faire des grandeurs; la ligne, la surface et le solide; idée qu'on doit se faire de l'univers et de l'ensemble des choses.

 

 

§  1. La science de la nature consiste à peu près entièrement dans l'étude des corps et des grandeurs, avec leurs modifications et leurs mouvements. Elle s'occupe en outre de l'étude des principes qui constituent cette substance particulière ; car parmi les composés et les êtres qui sont dans la nature, les uns sont des corps et des grandeurs ; les autres ont un corps et une grandeur ; et les autres enfin sont les principes de ceux qui ont cette grandeur et ce corps.

 

§  2. On entend par continu tout ce qui peut se diviser en parties toujours divisibles ; et le corps est ce qui est divisible en tous sens. C'est que, parmi les grandeurs, l'une n'est divisible qu'en un sens unique, c'est la ligne ; l'autre, l'est en deux, c'est la surface ; l'autre, l'est en trois, c'est le corps. Il n'y a pas de grandeurs autres que celles-là, parce que trois est tout et que trois renferme toutes les dimensions possibles. En effet, ainsi que le disent les Pythagoriciens, l'univers entier et toutes les choses dont il est composé sont déterminées par ce nombre Trois. A les entendre, la fin, le milieu et le commencement forment le nombre de l'univers, et ces trois termes représentent le nombre de la triade. Dès lors, recevant de la nature elle-même ce nombre, qui résulte en quelque sorte de ses lois, nous l'employons aussi à régler les sacrifices solennels que nous offrons aux Dieux. C'est encore de cette même manière que nous exprimons les dénominations et les dénombrements des êtres ; car lorsqu'il n'y a que deux êtres nous les désignons en disant : Les deux ; et alors Les deux signifie l'un et l'autre ; mais dans ce cas, nous ne disons pas Tous, et nous ne commençons seule ment à appliquer cette dénomination de Tous, que quand il y a trois êtres au moins. Nous ne suivons du reste cette marche, ainsi qu'on vient de le dire, que parce que c'est la nature même qui nous conduit dans ce chemin.

 

§  3. Si donc ces trois termes : Toutes les choses, l'Univers et le Parfait ne représentent pas une idée différente, et s'ils se distinguent seulement entre eux par la matière et par les êtres auxquels ils s'appliquent, il s'ensuit que le corps est la seule des grandeurs qui soit parfaite ; car il est le seul à être déterminé par trois, et c'est bien là ce qu'on entend par le Tout. Du moment que le corps peut se diviser de trois façons, il est complètement divisible, tandis que, pour le reste des grandeurs, c'est par un ou par deux seulement qu'elles se divisent. C'est en tant qu'elles participent du nombre qu'elles sont susceptibles aussi de division et de continuité ; et en effet, l'une n'est continue qu'en un sens; l'autre l'est en deux ; et enfin l'autre l'est de toute espèce de façon.

 

§  4. Celles des grandeurs qui sont divisibles sont par cela même continues. Quant à savoir si toutes les grandeurs qui sont continues sont divisibles aussi, c'est ce qu'on ne voit pas encore résulter clairement de ce que nous venons de dire ici ; mais ce qui doit être évident dès à présent, c'est qu'il n'y a pas pour le corps de passage possible à un autre genre différent, comme, par exemple, on passe de la longueur à la surface, ou de la surface au corps. Le corps, s'il était dans cette condition, ne serait plus une grandeur complète ; car cette transition à un autre genre ne peut nécessairement avoir lieu que par suite d'un certain défaut ; or il n'est pas possible que ce qui est complet soit défectueux, puisqu'il est tout ce qu'il doit être.

 

§  5. Ainsi donc les corps qui se présentent à nous sous forme de simple partie d'un tout, doivent être chacun faits ainsi selon leur définition même que nous venons d'indiquer ; c'est-à-dire qu'ils ont toutes .les dimensions possibles. Mais ils se limitent et se déterminent par les corps voisins qu'ils touchent. Aussi voilà pourquoi, sous un certain point de vue, chaque corps est multiple. Mais il faut bien que le tout, dont ces corps ne sont que de simples parties, soit complet nécessairement ; et ainsi que le mot même de Tout l'exprime assez, il n'est pas possible que le tout soit de telle façon, et qu'en telle autre façon il ne soit pas.

 

 

CHAPITRE II : Les corps célestes

 

Étude spéciale des corps qui ne sont que des parties isolées du Tout et de l'univers. Réalité évidente du mouvement ; mouvement en ligne droite; mouvement circulaire; mouvement en bas et en haut; mouvement centrifuge et centripète. — Corps simples; corps mixtes; mouvement des corps simples; mouvements contraires. Supériorité du mouvement circulaire sur tous les autres; singularité de ce mouvement qui est le seul parfait, continu et éternel. Nécessité d'un corps spécial et divin auquel ce mouvement s'applique particulièrement, et conformément aux lois de la nature; c'est le cinquième et le plus parfait des éléments.

 

 

§  1. Nous aurons à examiner plus tard la nature de l'univers et à rechercher s'il est infini en grandeur, ou s'il est fini dans toute son étendue et sa masse.

 

§  2. Mais parlons d'abord des parties essentielles et spéciales qui le composent, en partant des principes suivants. Tous les corps de la nature et toutes les grandeurs qu'elle comprend sont en soi susceptibles de se mouvoir dans l'espace ; et nous disons que la nature est précisément pour ces grandeurs et ces corps le principe du mouvement. Tout mouvement dans l'espace, que nous appelons de translation, est ou en ligne droite ou circulaire, ou bien un mélange de ces deux-là. Mais il n'y a que les deux premiers mouvements qui soient simples. Cela tient à ce que, parmi les grandeurs, il n'y a que celles-là seules aussi qui soient simples, la droite et la circulaire. Le mouvement circulaire est celui qui a lieu autour d'un centre. Le mouvement en ligne droite est celui qui va en haut et en bas ; et j'entends par En haut celui qui s'éloigne du centre, et par En bas celui qui, au contraire, va vers le centre.

 

§  3. Ainsi donc nécessairement, toute translation simple doit ou s'éloigner du centre ou tendre vers le centre, ou avoir lieu autour du centre. J'ajoute que ceci semble la suite toute rationnelle de ce qu'on vient de dire en débutant ; car de même que le corps est achevé et complet en trois dimensions, de même encore il en est ainsi de son mouvement.

 

§  4. Parmi les corps, les uns sont simples ; et les autres sont composés de ceux-là. J'appelle corps simples ceux qui ont naturellement en eux le principe du mouvement, comme le feu et la terre, avec leurs diverses espèces, et les corps analogues. Il faut également que les mouvements soient les uns simples et les autres mixtes, de quelque façon que ce soit. Les mouvements des corps simples sont simples ; ceux des composés sont mixtes ; et ces derniers corps se meuvent suivant l'élément qui prédomine en eux.

 

§   5. Puis donc qu'il y a un mouvement simple, et que c'est le mouvement circulaire ; puis donc que le mouvement d'un corps simple doit être simple aussi, et que le mouvement simple doit être celui d'un corps simple, car le mouvement d'un corps composé dépend de l'élément prédominant qu'il contient, il s'ensuit, de toute nécessité, qu'il existe un corps simple qui, par sa propre nature, doit être doué du mouvement circulaire.

 

§  6. Il est bien possible que le mouvement qui appartient à un autre corps, devienne aussi par force le mouvement d'un corps différent ; mais selon l'ordre de la nature c'est impossible, puisque le mouvement naturel de chacun des corps simples est unique.

 

§  7. De plus, si le mouvement contre nature est le contraire du mouvement naturel, et si chaque chose ne peut jamais agir qu'en sens contraire, il faut nécessairement que, si le mouvement circulaire simple n'est pas conforme à la nature du corps qui est mu, il soit contre la nature de ce corps. Si, par exemple, c'est le feu ou tel autre corps pareil qui est mu circulairement, son mouvement naturel sera contraire au mouvement en cercle. Mais une chose ne peut être contraire qu'à une seule autre chose ; or déjà le mouvement en haut et le mouvement en bas sont contraires l'un à l'autre.

 

§  8. Mais s'il existe quelqu'autre corps qui soit animé d'un mouvement circulaire contrairement à sa nature, il faut que ce corps ait aussi quelque mouvement différent qui soit conforme à sa nature propre. Or c'est ce qui est impossible ; car si c'est le mouvement en haut, ce corps sera du feu ou de l'air ; et si c'est le mouvement en bas, il sera de l'eau ou de la terre.

 

§   9. Mais il faut nécessairement que cette espèce particulière de mouvement soit aussi le premier des mouvements. Le parfait est toujours par nature antérieur à l'imparfait ; or le cercle est quelque chose de parfait. Au contraire, une ligne droite n'est jamais parfaite. Ainsi ce n'est ni la ligne droite infinie, puisque pour être parfaite elle devrait avoir une fin et une limite. Ce n'est pas non plus aucune des lignes droites finies, qui peut être parfaite; car il y a toujours quelque chose en dehors d'elle, et l'on peut toujours accroître une ligne droite, quelle qu'elle soit. Si donc le premier mouvement appartient au corps qui est aussi le premier dans la nature, et que le mouvement circulaire soit supérieur au mouvement en ligne droite ; si donc encore le mouvement en ligne droite est celui des corps simples, car c'est en ligne droite que le feu est porté en haut et que les corps terrestres le sont également en bas vers le centre; il s'ensuit nécessairement que le mouvement circulaire appartient à quelqu'un des corps simples, puisque nous avons vu que le mouvement des corps mixtes a lieu selon la force qui prédomine dans le mélange formé par les corps simples.

 

§  10. Ainsi, d'après ces considérations, il doit être évident que, outre les composés d'ici-bas, il y a quelqu'autre substance de corps plus divine et antérieure à toutes celles-là.

S 11. Que l'on réfléchisse en outre que tout mouvement est ou selon la nature ou contre nature, et que tel mouvement qui est contre nature pour un certain corps, est un mouvement naturel pour un certain autre corps. C'est là le contraste que présentent le mouvement en haut et le mouvement en bas ; car l'un est pour le feu, tandis que l'autre est pour la terre, contre nature et selon la nature. Par conséquent, il y a nécessité que le mouvement circulaire, qui est contre nature pour ces corps là, soit le mouvement naturel de quelque corps différent.

 

§  12. Ajoutez de plus que, si le mouvement circulaire est pour un certain corps une direction toute naturelle, il est clair qu'il doit y avoir, parmi les corps simples et primitifs, un corps spécial dont la nature propre sera d'avoir le mouvement circulaire, tout de même que la nature du feu c'est d'aller en haut, et celle de la terre d'aller en bas. Mais si les corps qui possèdent le mouvement circulaire sont ainsi portés dans la circonférence qu'ils décrivent par un mouvement qui est contre leur nature, il est fort étonnant et même complètement incompréhensible que ce mouvement qui est le seul mouvement continu et éternel, soit contre nature ; car partout ailleurs les choses qui sont opposées aux lois de la nature paraissent bien rapidement détruites. Si donc le corps qui a ce mouvement extraordinaire est du feu, comme on le prétend, ce mouvement est pour le feu tout aussi peu naturel que pourrait l'être pour lui le mouvement en bas ; car nous pouvons observer que le mouvement du feu part du centre pour s'en éloigner en ligne droite.

 

§  13. La conclusion assurée qu'il faut tirer de tout ceci, c'est que, outre les corps qui sont ici-bas et autour de nous, il y en a un autre tout à fait isolé, et dont la nature est d'autant plus relevée qu'il s'éloigne davantage de tous ceux d'ici bas.

 

CHAPITRE III : La pesanteur

 

Explication de ce qu'il faut entendre par pesanteur et légèreté; le corps dont le mouvement est circulaire ne peut avoir ni l'une ni l'autre; il est incréé, Impérissable et absolument Immuable. Accord unanime des opinions et des traditions humaines sur ce sujet; on a toujours placé la divinité dans le lieu le plus élevé de l'univers; l'étymologie seule du mot d'Éther atteste cette croyance universelle. Erreur d'Anaxagore.

 

 

§  1. Dans ce que nous venons de dire, il y a certaines assertions qui ne sont que des hypothèses, et certaines autres qui sont démontrées. Ainsi, il est évident que tout corps sans exception n'a pas légèreté et n'a pas pesanteur. Mais il faut expliquer ce qu'on doit entendre par pesant et par léger, nous y arrêtant maintenant dans la mesure qui convient pour le besoin de la discussion présente, et nous réservant d'y revenir ultérieurement avec plus de précision, lorsque nous étudierons l'essence de l'un et de l'autre. Comprenons donc par pesant tout ce qui est porté naturellement vers le centre ou le milieu, et par léger tout ce qui s'éloigne du centre. Le corps le plus lourd sera celui qui se place au-dessous de tous les corps portés en bas, et le plus léger sera celui qui reste à la surface de tous les corps portés en haut. Il faut nécessairement que tout corps porté soit en haut soit en bas, ait ou légèreté ou pesanteur. Il peut avoir aussi les deux à la fois ; mais ce n'est jamais relativement à la même chose. En effet, c'est par la comparaison des uns avec les autres que certains corps sont lourds ou légers ; et ainsi l'air est léger relativement à l'eau, et l'eau est légère relativement à la terre.

 

§  2. Donc il est évidemment impossible que le corps qui est animé du mouvement circulaire ait ou pesanteur ou légèreté ; car il n'est pas possible qu'il ait un mouvement ni naturel ni contre nature, soit vers le centre, soit loin du centre. En effet, le mouvement en ligne droite, que nous avons reconnu pour le seul mouvement de chacun des corps simples, n'est pas suivant sa nature ; car alors le corps doué d'un mouvement circulaire se confondrait avec un des corps qui sont doués du mouvement rectiligne. Mais ce corps étant ainsi porté contre nature, si c'est le mouvement en bas qui est contre sa nature propre, ce sera le mouvement en haut qui lui sera naturel ; et réciproquement, si c'est le mouvement en haut qui est contre nature pour lui, ce sera le mouvement en bas qui sera selon sa nature. En effet, nous avons établi que, pour les contraires, si l'un des mouvements est contre nature, l'autre mouvement doit être naturel.

 

§  3. Mais comme un tout et la partie de ce tout sont portés naturellement dans le même sens, et que, par exemple, toute la terre en masse et la moindre motte de terre sont portées dans le même sens identiquement, il en résulte d'abord que le corps qui se meut circulairement ne doit avoir ni légèreté ni pesanteur ; car alors il pourrait être porté vers le centre selon sa nature, ou s'éloigner naturellement du centre. En second lieu, il en résulte qu'il est impossible qu'une partie de ce corps ait un mouvement quelconque dans l'espace, attirée qu'elle serait soit en haut soit en bas. Ce corps ne peut recevoir aucun autre mouvement que le mouvement circulaire, soit selon sa nature soit contre sa nature, ni pour lui-même ni pour aucune de ses parties ; car le raisonnement qui est applicable pour le tout l'est aussi pour une des parties de ce tout.

 

§  4.. Il n'est pas moins conforme à la raison de supposer que le corps doué du mouvement circulaire est incréé, qu'il est impérissable, et qu'il n'est point susceptible d'accroissement ni de changement, parce que tout ce qui naît vient d'un contraire et d'un sujet préalable, et que tout ce qui se détruit se détruit également dans un sujet qui existe préalablement, et par un contraire qui passe au contraire opposé, ainsi que cela a été établi dans nos premières études. Or les tendances et les mouvements des contraires sont contraires. Si donc il ne peut rien y avoir de contraire à ce corps doué d'un mouvement circulaire, parce qu'il n'y a pas non plus de mouvement contraire au mouvement circulaire, la nature a eu raison, à ce qu'il semble, de ne pas mettre dans la série des contraires un corps qui doit être incréé et impérissable, puisque la génération et la destruction font partie des contraires.

 

§  5. Mais toute chose qui croit, s'accroît, et toute chose qui périt, périt, par l'addition de quelque chose qui lui est homogène et par sa dissolution dans la matière ; or le corps qui se meut circulairement n'a pas de principe d'où il soit venu. Si donc il y a un corps qui ne soit pas susceptible d'accroissement ni de destruction, la conséquence à tirer de cette même remarque, c'est que ce corps n'est pas davantage susceptible d'altération ; car l'altération est un mouvement dans la qualité. Or, les habitudes, les dispositions de la qualité ne peuvent pas se produire sans des changements dans les modifications qu'elle subit ; et je cite par exemple la santé et la maladie. Mais, nous voyons que les corps naturels qui changent en subissant des modifications, éprouvent tous soit accroissement, soit dépérissement ; et tels sont, par exemple, les corps des animaux et les parties qui les composent, celles des plantes et celles mêmes des éléments.

 

§  6. Si donc le corps qui a le mouvement circulaire ne peut ni recevoir d'accroissement ni subir de dépérissement, il est tout simple de penser qu'il ne peut pas non plus éprouver d'altération quelconque. Par suite, on voit pour peu que l'on ait quelque confiance aux principes que nous venons de poser, qu'il doit évidemment résulter de ce que nous avons dit que ce premier de tous les corps est éternel, sans accroissement ni dépérissement, à l'abri de la vieillesse, de l'altération, et de toute modification quelle qu'elle soit.

Il semble, du reste, que le raisonnement vient ici à l'appui des faits, et que les faits ne viennent pas moins à l'appui du raisonnement. En effet, tous les hommes, sans exception, ont une notion des Dieux, et tous ils attribuent à la Divinité le lieu le plus haut, grecs comme barbares, pourvu qu'ils croient à l'existence des Dieux ; en d'autres termes, ils entremêlent et réunissent ainsi l'immortel à l'immortel, parce qu'il serait impossible qu'il en fût autrement. Si donc il existe quelque chose de divin, comme en effet ce quelque chose existe, il en résulte que ce qu'on vient de dire ici sur la première essence des corps est bien profondément vrai. Mais il suffit de l'observation de nos sens pour nous en attester la parfaite exactitude, à ne parler ici que dans la mesure de la croyance due aux témoignages humains. En effet, dans toute la série des temps écoulés, selon la tradition transmise d'âges en âges, il ne paraît pas qu'il y ait jamais eu le moindre changement ni dans l'ensemble du ciel observé jusqu'à ses dermères limites, ni dans aucune des parties qui lui sont propres. Il semble même que le nom s'est transmis depuis les anciens jusqu'à nos jours, les hommes des temps les plus reculés ayant toujours eu la même opinion que nous exprimons en ce moment. C'est qu'il ne faudrait pas croire que les mêmes opinions soient arrivées jusqu'à nous une ou deux fois seulement ; ce sont des infinités de fois. Voilà pourquoi supposant qu'il y a quelque premier corps différent de la terre et du feu, de l'air et de l'eau, les anciens ont désigné du nom d'éther le lieu le plus élevé, tirant cette appellation de la course perpétuelle de ce corps et voulant lui imposer pour son nom même l'éternité du temps.. Anaxagore a, du reste, mal employé ce mot ; et il l'applique faussement, puisqu'il confond l'éther avec le feu.

 

§  7. Il est évident d'après ce qui vient d'être dit, qu'il ne peut y avoir plus de corps simples que ceux qu'on a nommés; car il faut nécessairement que le mouvement d'un corps simple soit simple comme lui. Or, pour nous, les seuls mouvements simples sont le mouvement circulaire et le mouvement en ligne droite ; et ce dernier se divise en deux parties, le mouvement qui part du centre, et le mouvement qui va vers le centre ou le milieu.

 

CHAPITRE IV : Le mouvement des astres

 

Le mouvement circulaire ne peut avoir de contraire ; arguments qui le prouvent : le mouvement en ligne droite n'est pas contraire au mouvement circulaire; le mouvement semi-circulaire ne l'est pas non plus, soit qu'il ait lieu sur un seul hémicycle, soit qu'il ait lieu sur les deux; le mouvement circulaire en un sens n'est pas davantage contraire au mouvement circulaire en un autre sens. C'est toujours un mouvement partant d'un même point pour aller vers un même point — Dieu et la nature ne font jamais rien en vain.

 

 

§  1. On peut se convaincre par une foule d'arguments qu'il ne peut pas y avoir un autre mouvement qui soit contraire au mouvement circulaire.

 

§  2. D'abord, nous constatons que c'est surtout la ligne droite qui pourrait être opposée à la circonférence ; car la ligne convexe et la ligne concave paraissent non seulement opposées entre elles, mais aussi à, la ligne droite, quand elles sont jointes ensemble et qu'elles se combinent. Si donc il y a quelque mouvement contraire au mouvement circulaire, il faut nécessairement que le mouvement en ligne droite soit le plus contraire au mouvement en cercle.

 

§  3. Les mouvements qui se passent en ligne droite sont opposés les uns aux autres par les lieux ; car le haut et le bas sont une différence et une contrariété du lieu.

 

§  4. Secondement, on pourrait croire que le raisonnement qui s'applique au mouvement en ligne droite s'applique également bien au mouvement circulaire. Ainsi l'on peut dire que le mouvement de A en B sur la ligne droite est contraire au mouvement de B en A. Mais cette ligne est déterminée et finie, tandis que des lignes circulaires pourraient en nombre infini passer par les mènes points.

 

§  5. On pourrait croire qu'il en est de même encore pour le mouvement qui s'accomplirait sur un seul demi-cercle ; par exemple le mouvement de C en D et celui de D en C. En effet c'est le même mouvement que celui qui aurait lieu sur le diamètre, puisque nous supposons que chacun de ces points est toujours distant de l'autre de toute la ligne droite. On pourrait encore en traçant le cercle entier supposer que le mouvement sur un des hémicycles est contraire au mouvement sur l'autre hémicycle, et qu'ainsi dans le cercle entier le mouvement qui va de E en F, sur l'hémicycle G, est contraire au mouvement qui va de F en E, sur l'hémicycle H. Mais quand bien même on admettrait que ces mouvements sont contraires l'un à l'autre, il ne s'ensuit pas pour cela que les mouvements sur le cercle tout entier le soient également entre eux.

 

§  6. On ne peut donc pas dire non plus que le mouvement circulaire de A en B, soit contraire à celui de A en D; car des deux parts le mouvement a lieu d'un même point vers un même point, tandis que l'on a défini le mouvement contraire celui qui vient du contraire et va vers le contraire.

 

§  7. Mais si le mouvement circulaire était contraire au mouvement circulaire, il y aurait dès lors un de ces deux mouvements bien inutile ; car ils se dirigeraient tous deux vers le même point, puisqu'il y a nécessité que le corps qui se meut circulairement se porte, de quelque point d'ailleurs qu'il soit d'abord parti, vers tous les lieux contraires également. Or les oppositions de lieu par contraires sont le haut et le bas, le devant et le derrière, à droite et à gauche; et les oppositions du mouvement suivent les oppositions mêmes des lieux.

 

§  8. Si ces oppositions étaient égales, il n'y aurait plus dans ce cas de mouvement pour les deux corps; et si l'un des mouvements était le plus fort et l'emportait, l'autre mouvement ne pourrait plus se produire. Par conséquent, si ces deux mouvements existaient à la fois, l'un des deux corps serait bien inutile, puisqu'il n'aurait pas le mouvement qui devrait lui appartenir. C'est ainsi que nous disons d'une chaussure qu'elle est inutile quand on ne peut pas s'en chausser. Mais Dieu et la nature ne font jamais rien d'inutile ni de vain.

 

CHAPITRE V : Pas de corps infini

 

Il est impossible qu'il y ait un corps infini; importance considérable de ce principe; discussion pour l'établir. Considérations générales sur les corps simples et composés; le mouvement circulaire ne peut pas être infini; et par conséquent, le monde n'est pas infini non plus; citation du Traité sur le mouvement. Démonstrations géométriques. Six arguments pour prouver que le corps doué du mouvement circulaire ne peut pas être infini.

 

 

§  1.. Ces idées étant suffisamment éclaircies, nous passerons aux autres questions qu'il nous faut étudier. La première, c'est de savoir s'il est possible qu'il y ait un corps infini, comme l'ont cru la plupart des anciens philosophes, ou bien si c'est là une véritable impossibilité. Or, qu'il en soit ainsi ou qu'il en soit autrement, ce n'est pas de petite importance ; c'est au contraire de toute importance, dans la recherche et l'acquisition de la vérité. C'est de là en effet que sont venus et que viendront presque tous les dissentiments de ceux qui ont essayé et qui essaieront quelques études sur la nature ; car quoiqu'au début ce soit d'une très petite distance qu'on s'écarte du vrai, cette divergence, à mesure qu'on s'éloigne, devient mille fois plus grande.  Par exemple,  on croit ne rien faire de grave en admettant une quantité qui soit la plus petite possible ; mais avec cet infiniment petit qu'on introduit, il y a de quoi bouleverser de fond en comble les principes les plus essentiels des mathématiques. La cause de ceci, c'est que le principe est beaucoup plus fort qu'il n'est grand ; et voilà comment une chose qui est très petite dans le principe devient à la fin démesurément grande. Or l'infini a la puissance d'un principe, et il est la plus grande puissance possible de la quantité.

 

§   2. Par suite, il n'y a rien d'absurde ni d'irrationnel à signaler la prodigieuse importance de cette hypothèse qui soutient qu'il existe un corps infini. C'est là ce qui nous fait un devoir d'en parler en reprenant la question le plus haut que nous pourrons.

Il est d'abord bien clair qu'il faut nécessairement que tout corps soit simple ou composé. Par conséquent, l'infini lui-même devra être ou simple ou composé. Mais il n'est pas moins évident que les corps simples étant finis, il faut nécessairement que le composé résultant de corps simples soit fini également ; car le composé qui est formé de parties limitées en nombre et en grandeur, doit être lui-même limité en nombre et en grandeur ; et sa grandeur devra être proportionnelle au nombre des parties qu'il contiendra.

 

§  3. La question revient ainsi à savoir si quelque corps simple peut être infini en grandeur, ou si cela est impossible. Après avoir traité du premier des corps, nous verrons ce qu'il en est pour le reste des corps autres que celui-là. Ce qui nous prouvera tout d'abord que le corps qui a le mouvement circulaire doit être absolument fini, c'est qu'en effet, si le corps mû circulairement était infini, les lignes abaissées du centre seraient infinies ; et la distance entre ces lignes infinies serait infinie comme elles. Quand je dis la distance de ces lignes, j'entends la distance en dehors de laquelle il ne serait plus possible de trouver une grandeur qui touchât encore ces lignes. Il faut donc nécessairement que cette distance soit infinie ; car, pour des lignes finies, la distance serait toujours finie. De plus, on pourra toujours en supposer une plus grande que toute distance qui serait précisément donnée. Par suite, de même que nous disons d'un nombre qu'il est infini, quand il n'y a pas de nombre possible plus grand que lui, de même aussi cette définition s'applique à la distance des lignes que nous considérons. Si donc il n'est pas possible de parcourir l'infini, et s'il est nécessaire que, le corps étant infini, la distance des lignes soit elle-même infinie, il ne serait plus possible qu'il y eût de mouvement circulaire. Or, nous voyons néanmoins que le ciel accomplit un mouvement de ce genre, et le raisonnement nous a prouvé que le mouvement circulaire appartient positivement à un certain corps.

 

§  4. Autre argument. Si d'un temps fini, on retranche une quantité finie de temps, il faut nécessairement encore que le temps qui reste soit également fini, et qu'il ait un commencement. Or, si le temps qui s'écoule durant la marche du corps à mouvement circulaire a un commencement, il doit y avoir aussi un commencement pour ce mouvement même ; et par conséquent encore, il y a un commencement à la grandeur qui a été en marche. Ceci peut d'ailleurs également s'appliquer à tout autre mouvement que le mouvement du ciel. Soit donc une ligne infinie ACE, et qui soit infinie dans un des deux sens en E, tandis que la ligne représentée par BB est infinie dans les deux sens. Si la ligne ACE décrit un cercle, en partant du centre C, qu'elle traverse, la ligne ACE sera dans un temps fini et limité, portée par sa course circulaire sur BB ; car le temps tout entier que met le ciel à accomplir son cercle, quelqu'immense que soit ce cercle, est toujours fini ; et ainsi il faut retrancher le temps que la sécante a mis à faire son mouvement. Il y aurait donc ' quelque principe de temps où la ligne ACE commencerait à couper la ligne BB. Or cela est impossible. Donc il n'est i pas possible que l'infini se meuve circulairement ; et par conséquent, le monde ne pourrait pas davantage se mouvoir de cette façon, s'il était infini.

 

§  5. Voici encore une autre preuve qui démontrera clairement que l'infini ne peut se mouvoir. Soit la ligne A, mue parallèlement à l'opposé de B, l'une et l'autre étant finies. Il y a nécessité qu'en même temps que A se sépare de B, B se sépare également de A. Autant l'une dépassera l'autre, autant l'autre aussi dépassera la première. Si toutes les deux se mouvaient en sens contraire, elles se sépareraient encore beaucoup plus vite. Si l'une était mue en sens opposé de l'autre, qui resterait en place, la séparation serait plus lente, en supposant que celle qui se meut devant l'autre eût toujours une même vitesse.

 

§  6. Or, il est bien évident qu'on ne saurait parcourir la ligne infinie dans un temps fini. C'est donc dans un temps infini qu'elle sera parcourue ; et c'est ce qu'on a démontré antérieurement dans les Théories sur le mouvement. Du reste, il n'importe pas que la ligne finie se meuve à l'opposé de la ligne infinie, ou réciproquement que ce soit celle-ci par rapport à celle-là ; car lorsque la première est parallèle à la seconde, la seconde l'est également à la première, soit qu'elle soit en mouvement, soit qu'elle soit immobile ; seulement si toutes les deux se meuvent, elles se sépareront d'autant plus vite. Cependant, rien n'empêche que parfois la ligne qui est mue, ne dépasse la ligne qui est en repos, plus vite que la ligne qui serait mue d'un mouvement contraire ; il suffit de supposer que les deux lignes, qui se meuvent en sens contraire, n'ont qu'un mouvement fort lent, et que celle qui se meut à la rencontre de la ligne en repos, a un mouvement beaucoup plus rapide qu'elle. Ce n'est pas une objection à ce raisonnement que de dire que le mouvement est parallèle à une ligne en repos, puisque la ligne A, qui est mue, peut être animée d'un mouvement plus lent comparativement à B, qui est aussi en mouvement. Si donc le temps, que met à se dégager une ligne finie qui est en mouvement, est un temps infini, il est nécessaire aussi que le temps où la ligne infinie s'est mue suivant la ligne finie soit infini également. Donc, il est impossible que l'infini se meuve du tout ; car pour peu qu'il se mût, il faudrait que le temps où il se meut fût infini. Or, le ciel accomplit sa marche tout entière et sa révolution circulaire dans un temps fini, de telle sorte qu'il parcourt toute la ligne qui est en dedans du cercle, telle que serait la ligne finie AB. Donc il est impossible que le corps qui a le mouvement circulaire soit jamais infini.

 

§  7. De plus, de même qu'il est impossible qu'une ligne qui a une limite soit infinie, si ce n'est dans le sens de sa longueur, de même il est impossible que la surface, qui a également une limite, soit non plus infinie. Lors donc qu'une grandeur est déterminée, elle ne peut plus 4ès lors être infinie d'aucune façon ; par exemple, un quadrangle, un cercle, ou une sphère, pas plus que la grandeur qui a un pied de dimension, ne saurait être davantage infinie. Si donc le quadrangle et la sphère ne sont pas infinis, le cercle ne l'est pas davantage. Or si le 'cercle n'existait pas, le mouvement circulaire ne pourrait !pas exister non plus ; et de même, si le cercle n'est pas infini, il n'y a pas non plus de mouvement circulaire infini. Mais si le cercle n'est pas infini, il n'est pas possible davantage qu'il y ait un corps infini qui se meuve circulairement.

 

§  8. Soit encore C le centre, la ligne AB infinie, et que E soit infinie en tant que droite. CD, qui est la ligne en mouvement, ne se séparera jamais de la ligne E ; mais  elle sera toujours comme la ligne CE ; car elle la coupe en F. Ainsi donc, la ligne infinie ne peut être circulaire.

 

§  9. En outre, si le ciel est infini et qu'il se meuve circulairement, il aura, dans un temps fini, parcouru l'infini. Soit en effet le Ciel immobile et infini ; ce qui se meut en lui sera de dimension égale. Par conséquent, si le ciel, étant infini, a fourni sa marche circulaire, l'infini qui lui est égal s'est mû aussi dans un temps fini ; or, il a été démontré que c'est là une chose impossible.

 

§  10. On peut dire encore, en renversant le raisonnement, que, si le temps où le ciel a accompli son mouvement de circonférence est limité, il faut nécessairement aussi que la grandeur qu'il a parcourue dans ce temps soit limitée ; car il parcouru un espace égal à lui-même ; et par conséquent, il est lui-même limité.

 

§  11. On voit donc évidemment que le corps qui se meut circulairement n'est pas sans bornes et n'est pas infini, mais qu'il doit au contraire nécessairement avoir une fin.

 

 

CHAPITRE VI : L’univers est fini

 

Un corps quelconque ne peut jamais être infini, non plus que sa pesanteur ou sa légèreté ; démonstration de cette théorie. -- Citation de l'ouvrage sur les principes ; hypothèse du monde considéré comme infini; pluralité des cieux, sans que les cieux purent être en nombre infini.

 

 

§  1. Mais on peut dire, en outre, que ni le corps qui tend vers le milieu, ni le corps qui s'en éloigne, ne sont pas plus infinis que le corps à mouvement circulaire. En effet, les directions en haut et en bas sont contraires l'une à l'autre; mais les directions contraires vont vers des lieux contraires ; et si l'un des contraires est déterminé, l'autre le sera nécessairement aussi. Or, le milieu est déterminé ; car de quelque côté que le corps soit porté en as, le corps qui descend ne peut jamais aller plus loin que le milieu et le dépasser. Ainsi donc, le milieu étant déterminé et fini, il faut nécessairement que le lieu supérieur le soit aussi. Or, si les lieux sont limités et finis, il faut également que les corps qui les occupent soient finis comme eux.

 

§  2. De plus, si le haut et le bas sont déterminés, il faut nécessairement que l'espace intermédiaire le soit également ; car si cet intervalle n'était. pas limité, le mouvement serait infini. Or, on vient de démontrer antérieurement que cela est impossible. Donc le milieu est déterminé ; par suite, le corps qui est dans ce milieu ou qui peut y venir, est fini également. Mais tout corps qui est porté naturellement soit en haut soit en bas, peut y venir dans l'espace intermédiaire ; car tout corps est ou porté vers le milieu par son mouvement naturel, ou il s'en éloigne de même. Il est donc évident, d'après ces considérations, qu'il n'y a pas de corps qui puisse être infini.

 

§  3. J'ajoute de plus que, si la pesanteur n'est pas infinie, il s'ensuit qu'aucun des corps graves ne saurait être infini non plus; car il faudrait que la pesanteur d'un corps infini fût également infinie. Même raisonnement pour la légèreté ; car, si la pesanteur est infinie, la légèreté le sera comme elle ; et l'on n'a qu'à supposer que ce qui flotte à la surface est infini.

 

§  4. En voici la preuve évidente. Supposons que cette pesanteur soit finie et que le corps infini soit représenté par A B ; sa pesanteur le sera par C. Que l'on détache de l'infini une grandeur finie, représentée par B D, et que la pesanteur de cette grandeur soit représentée par E. Ainsi, E st plus petit que C ; car le poids est. moindre quand le corps est moindre aussi. Que la plus petite pesanteur mesure la plus grande un certain nombre de fois, et que le rapport de la pesanteur plus petite à la pesanteur plus grande soit aussi le rapport BD à BF ; car, de l'infini, on peut toujours retrancher une quantité quelconque. Si donc les grandeurs sont proportionnelles aux poids, la plus petite pesanteur sera à la plus petite grandeur, dans le même rapport que la plus forte pesanteur sera à la plus forte grandeur. Ainsi la pesanteur du fini sera égale à celle de l'infini.

 

§  5. De plus, si la pesanteur d'un corps plus grand est plus grande, la pesanteur de HB sera plus grande que celle de BF. Il en résulterait donc que la pesanteur du fini serait plus grande que celle de l'infini, et que la pesanteur de grandeurs inégales serait la même; car l'infini est inégal au fini.

Peu importe du reste que les poids soient commensurables ou incommensurables entre eux ; car le raisonnement sera le même pour le cas où ils seraient incommensurables ; par exemple, si le poids E pris trois fois comme mesure surpasse le poids C ; c'est-à-dire qu'en prenant les trois grandeurs BD toutes entières, leur poids sera plus grand que le poids CD. Ici donc la même impossibilité se représente. On peut encore, si l'on veut, supposer les poids commensurables entre eux ; car peu importe de commencer par la pesanteur ou par la grandeur; et par exemple, on peut supposer que le poids E est commensurable à C, et retrancher de l'infini la partie qui a le poids représenté par E, c'est-à-dire BD. Par suite, ce que le poids est proportionnellement au poids, la grandeur BD le devient proportionnellement à une autre grandeur telle que BF; car du moment qu'une grandeur est infinie, on peut toujours lui enlever une quantité quelque grande qu'elle soit. A cette condition, les grandeurs seront commensurables entre elles, et les poids le seront entre eux.

 

§  6. Il est du reste sans importance pour la démonstration que la grandeur soit d' une densité homogène, ou d'une densité dissemblable ; car il sera toujours possible de prendre des corps égaux en poids, en enlevant à l'infini une quantité quelconque, ou en ajoutant ce qu'il faut aux corps comparés.

 

§  7. Il a donc été démontré, d'après ce qui précède, que la pesanteur d'un corps infini ne peut pas être finie ; donc elle est infinie. Mais si cette hypothèse est également impossible, il sera impossible aussi qu'il y ait un corps infini.

 

§  8. Voici donc ce qui va prouver que la pesanteur d'un corps ne peut pas davantage être jamais infinie. Si, dans un temps donné, un certain point parcourt un certain espace, tel autre poids pourra parcourir cet espace dans moins de temps ; et les temps seront en proportion inverse des poids. Par exemple, si un poids moitié moindre parcourt tel espace dans un certain temps, le double de ce poids parcourra le même espace dans la moitié de ce temps.

 

§  9. De plus, un poids fini parcourt toujours une ligne finie dans un certain temps fini. Si donc il y a une pesanteur qui puisse être infinie, il en résultera nécessairement que le corps infini devra d'abord se mouvoir en tant qu'il est aussi considérable que le corps fini ; mais il ne pourra plus se mouvoir davantage dans la proportion, où il le devrait conformément à la supériorité du poids, et à cette loi qui fait qu'au contraire un poids plus fort doit se mouvoir dans un temps plus court. C'est qu'en effet il n'y a aucun rapport de l'infini au fini, comme il y en a un du temps fini, qui est plus court, au temps également fini, qui est plus long. Mais c'est toujours dans un temps de plus en plus petit que le corps infini ferait son mouvement, sans qu'on pût d'ailleurs jamais atteindre un temps qui serait le plus petit possible.

 

§  10. Il ne servirait même de rien que cela fût ainsi ; car on prendrait alors quelqu'autre corps fini, dans le même rapport de temps où l'infini est relativement à cet autre corps plus grand. Il en résulterait que, dans un temps égal, l'infini aurait le même mouvement que le fini ; or c'est là une chose impossible. Mais, puisque l'infini se meut dans un certain temps, quel qu'il soit, et d'ailleurs toujours fini, il est nécessaire que cet autre poids fini se meuve aussi dans ce même temps, suivant une ligne finie et limitée.

 

§  11. Il est donc impossible qu'il y ait une pesanteur infinie, et il n'est pas plus possible que la légèreté soit finie non plus. Donc il est également impossible qu'il ait des corps ayant un poids infini ou une infinie légèreté. En résumé, on doit voir qu'il n'y a pas de corps qui puisse être infini, si l'on veut s'en convaincre en étudiant les choses en détail, comme nous venons de le faire, et si, au lieu de s'en tenir aux généralités que nous avons exposées dans nos théories sur les Principes, où nous avons antérieurement expliqué, d'une manière toute générale, ce qu'est et ce que n'est pas l'infini, on veut considérer les choses sous l'autre point de vue que nous venons de présenter maintenant.

 

§  12. Après tout ceci, il faut examiner si l'univers, sans être d'ailleurs un corps infini, ne peut pas cependant être assez grand pour contenir plusieurs cieux; car on pourrait fort bien se demander si, de même que notre monde a sa constitution propre, il ne peut pas s'en être formé d'autres encore, outre le seul que nous connaissons, sans que pour cela néanmoins le nombre en soit infini.

 

§  13. Mais d'abord présentons quelques idées générales sur l'infini.

 

 

CHAPITRE VII : Le mouvement

 

Considérations générales sur la nature et le mouvement des corps; aucun corps ne peut être infini. L'infini ne peut avoir de mouvement; démonstration graphique des rapports du fini et de l'infini. Il n'y a pas de corps en dehors du ciel ; citation du Traité du Mouvement; réfutation de Démocrite et Leucippe, soutenant l'existence des atomes et du vide. Le corps de l'univers doit être continu, et il ne peut être infini.

 

 

§  1. Il faut nécessairement que tout corps soit ou infini ou fini. S'il est infini, il faut qu'il soit composé tout entier de parties homogènes ou de parties hétérogènes. S'il est composé de parties hétérogènes, les espèces de ces parties doivent être ou limitées en nombre ou infinies.

 

§  2. Or, il est évident, et l'on doit admettre que ces espèces ne peuvent pas être en nombre infini, du moment que l'on nous accorde l'exactitude de nos premières hypothèses ; car les mouvements primitifs étant limités, il faut nécessairement que les espèces des corps simples soient limitées également. Le mouvement d'un corps simple est simple aussi, et les mouvements simples sont limités ; or, il faut que tout corps créé par la nature ait toujours du mouvement. Mais si l'infini est composé d'un nombre fini d'espèces, il est, dès lors, nécessaire que chacune de ces parties qui le composent soient infinies ; et, par exemple, si ces parties sont de l'eau ou du feu. Or, cela est impossible ; car il a été démontré que ni la pesanteur ni la légèreté ne peuvent être infinies.

 

§  3. Il faudrait en outre que les lieux qui contiendraient ces parties infinies fussent aussi d'une infinie grandeur, et, par suite, que les mouvements de tous les corps fussent également infinis. Mais ce sont là des impossibilités manifestes, si nos premières hypothèses sont vraies. Ni le corps qui tombe et descend en bas ne peut se mouvoir à l'infini, ni le corps qui s'élève en haut ne peut, par la même raison, avoir un mouvement infini. C'est qu'il n'est pas possible que ce qui n'a pas pu être dans le passé puisse jamais être davantage dans le présent; et ceci s'applique tout aussi bien, et à la qualité, et à la quantité, et au lieu. Par exemple, s'il a été impossible qu'un corps soit devenu blanc, ou qu'il soit devenu grand d'une coudée, ou qu'il. se trouvât en Égypte, il est également impossible, dans le temps actuel, qu'il en soit ainsi. Il est donc impossible aussi qu'un corps soit porté dans tin lieu où il n'est pas possible qu'aucun corps parvienne jamais par un mouvement quelconque.

 

§  4. De plus, en supposant même que les parties de l'infini soient séparées et isolées, le feu total, par exemple, qui serait formé de toutes les parcelles de feu, n'en serait pas moins infini.

 

§  5. Mais nous avons établi que le corps est ce qui a une dimension en tous sens; dès lors, comment serait-il  possible que les éléments de l'infini fussent au nombre de plusieurs, dissemblables entre eux, et que chacun d'eux, à part, fût cependant infini ? Car il faut que chacun d'eux soit infini dans tous les sens.

 

§  6. Pourtant, il n'est pas possible davantage que l'infini soit composé tout entier de parties homogènes. D'abord, comme il n'y a pas de mouvements autres que ceux que nous avons indiqués, il faudra que l'infini ait un de ces mouvements; et si cela est, il y aura nécessairement une pesanteur infinie ou une légèreté infinie. D'autre part, il ne se peut pas que le corps qui se meut circulairement soit infini ; car il est impossible que l'infini ait un mouvement circulaire. Or, soutenir ceci reviendrait absolument à dire que le ciel est infini, et l'on a démontré que c'est là une chose impossible.

 

§  7. Mais en outre, il est tout aussi clair que l'infini ne peut absolument avoir aucune espèce de mouvement. Le mouvement qu'il aurait en effet serait, ou naturel, ou forcé ; et s'il a un mouvement forcé, il faudra bien qu'il ait de plus un certain mouvement naturel. Par conséquent, il aura aussi un lieu différent, et qui lui sera propre. Mais c'est encore là une impossibilité absolue.

 

§  8. Voici comment on prouverait qu'il est impossible, d'un côte, que l'infini subisse quelque modification de la part du fini, et d'autre côté, que l'infini puisse agir, en quoi que ce soit, sur le fini. L'infini est représenté par A ; le fini, par B; et le temps dans lequel le fini a donné le mouvement et où l'infini l'a reçu d'une façon quelconque, représenté par C. A est, par exemple, échauffé par B, ou poussé par lui, s'il en reçoit telle autre modification, ou d'une manière générale, s'il est mu de quelque façon que ce soit, dans le temps C. Supposons un corps D, plus petit que B; le plus petit corps produira un mouvement moindre dans un temps égal. Que E soit altéré d'une façon quelconque par D, ce que D est à B, E le sera par rapport à quelqu'autre terme fini.

 

§  9. D'abord, le corps égal modifiera un autre corps d'une manière égale dans un temps égal ; puis, le plus petit corps, dans le temps égal, modifiera moins; enfin, le plus grand modifiera davantage ; et ces effets auront lieu précisément dans le rapport proportionnel où le plus grand est au plus petit. II sera donc impossible que l'infini puisse, dans aucun temps quelconque, recevoir le mouvement d'aucun corps fini, puisqu'en effet un plus petit corps recevra, dans un temps égal, moins de mouvement d'un plus petit corps ; et cela, dans la proportion où il sera au fini. Mais l'infini n'est avec le fini dans aucun rapport possible.

 

§  10. D'autre part, l'infini ne pourra pas davantage, dans aucun temps quelconque, mouvoir le fini. Soit, en effet, l'infini A, le fini B ; et le temps dans lequel le mouvement s'opère, C. D donnera certainement moins de mouvement que B, dans le temps C. Soit par exemple F, le corps mu par D. Ce que BF tout entier est à F, que E, qui est dans le même rapport, le soit à D. Ainsi E fera mouvoir BF dans le temps C. Ainsi le fini et l'infini causeront le changement dans un temps égal. Or, c'est ce qui est impossible, puisqu'on a admis que le plus grand corps produirait le même mouvement dans un temps moindre. Mais, quel que soit le temps qu'on pourrait prendre, il fera toujours le même effet, de sorte qu'il n'y aura pas réellement de temps dans lequel l'infini puisse donner le mouvement au fini. Il n'est donc pas possible qu'il y ait de mouvement, soit produit soit reçu, dans un temps infini ; car l'infini n'a pas de bornes, tandis que l'action, ainsi que la passion, en ont une.

 

§  11. Il n'est pas non plus possible que l'infini éprouve aucune modification quelconque de la part de l'infini. Soit A infini, et B infini aussi ; soit le temps dans lequel B est modifié par A, représenté par CD. E n'est qu'une partie de l'infini ; or, B tout entier n'a pas éprouvé la même modification dans un temps égal; car on doit supposer qu'un corps moindre est mu dans un moindre temps. Soit le corps E mu par A, dans le temps D. Ce que D est à CD, E l'est à une partie finie de B. II est donc nécessaire que cette partie soit mue par A dans le temps CD. En effet, on suppose qu'un corps ou plus grand ou plus petit est mis en mouvement par un autre même corps, dans un temps ou plus grand ou plus petit, en ne considérant que la division proportionnelle du temps.

 

§  12. Il est donc impossible que l'infini soit jamais mis en mouvement par l'infini dans un temps fini. C'est, par conséquent, dans un temps infini. Or, le temps, qui est infini, n'a pas de limites ; mais le corps qui a été mis en mouvement en a toujours une.

 

§  13. Si donc tout corps perceptible à nos sens doit avoir ou la faculté d'agir, ou la faculté de souffrir, ou toutes les deux à la fois, il est impossible qu'un corps infini soit perceptible à nos sens.

 

§  14. Mais tous les corps qui sont dans un lieu nous sont perceptibles. Il n'y a donc pas de corps infini en dehors du ciel. Ceci même n'est pas vrai seulement avec cette restriction ; il faut dire, absolument parlant, qu'il n'y a point de corps en dehors du ciel ; car en admettant même qu'il fût simplement concevable et intelligible, il serait encore dans un lieu, puisque les expressions Dehors et Dedans expriment un lieu. Ce corps sera donc sensible ; mais il n'y a pas de corps sensible qui ne soit dans un lieu déterminé.

 

§  15. On peut du reste traiter cette question d'une manière plus purement logique, et voici comment. L'infini, en le supposant toujours composé de parties semblables, ne peut se mouvoir circulairement ; car il n' y a pas de milieu, ni de centre pour l'infini ; et le mouvement circulaire s'accomplit toujours autour d'un centre. Mais l'infini ne peut pas non plus être porté et se mouvoir en ligne droite ; car il faudrait qu'il y eût encore un autre espace infini où il serait porté naturellement, et un autre aussi grand où il serait porté contre sa nature.

 

§  16. De plus, soit que le mouvement de l'infini en ligne droite fût naturel soit qu'il fût forcé, il faudrait des deux façons que la force motrice fût infinie ; car la force infinie ne peut s'appliquer qu'à l'infini ; et la force de l'infini est infinie. Ainsi donc, le moteur sera également infini. Mais on en a donné la raison dans le Traité du mouvement, où il a été dit qu'il n'est. pas possible qu'aucun des corps finis ait une force infinie, ni qu'aucun des corps infinis ait une force finie. Si donc l'infini peut à la fois avoir un mouvement selon sa nature et contre sa nature, il y aura dès lors deux infinis, l'un qui meut, et l'autre qui est mu de cette façon.

 

§  17. De plus, quel est le moteur qui peut mettre l'infini en mouvement? Si c'est l'infini qui se meut lui-même, il devient alors un être animé ; mais comment serait-il possible qu'il y eût un animal infini? Et si c'est quelque autre chose que lui-même qui meut l'infini, il y a dès lors deux infinis, l'un qui meut, l'autre qui est mu, différents de forme et de puissance.

 

§  18. Mais si l'univers n'est pas continu et fini, comme le disent Démocrite et Leucippe, les atomes sont séparés et déterminés entre eux par le vide. La conséquence nécessaire de cette théorie, c'est qu'il n'y a plus qu'un seule et unique mouvement pour tous les atomes sans exception ; car s'ils sont déterminés et distincts par leurs formes, ils n'ont cependant, à ce qu'on nous dit, qu'une seule et même nature, tout aussi bien que si, par exemple, chacun d'eux était un morceau d'or distinct et séparé. Mais ainsi que nous venons de le dire, il faut nécessairement alors qu'il n'y ait qu'un seul et même mouvement pour tous les atomes conçus de cette manière; car là où est portée une simple motte de terre, là aussi est portée la terre toute entière ; et le feu tout entier est porté là où l'est une simple étincelle. Il en résulte qu'aucun corps ne pourra plus être absolument léger, si tous les atomes ont de la pesanteur ; et que, si tous ont de la légèreté, aucun corps ne pourra plus être absolument lourd.

 

§  19. De plus, quand on admet que les corps ont pesanteur ou légèreté, il peut y avoir dès lors un point qui sera ou l'extrémité de l'univers ou le centre et le milieu. Mais c'est là une chose impossible avec l'infini de Démocrite ; et cela peut d'autant moins être que, là où il n'y a ni milieu, ni extrême, ni haut, ni bas, il ne peut plus y avoir davantage pour les corps un lieu où ils se dirigent selon leur tendance naturelle. Or, du moment que ce lieu Rexiste plus, il n'y a plus de mouvement possible ; car il faut nécessairement, quand les corps sont mus, qu'ils le t soient ou contre nature, ou selon la nature ; et ces diverses \espèces de mouvements sont déterminées, ou par les lieux propres des corps, ou par les lieux qui leur sont étrangers.

 

§  20. De plus, si le lieu dans lequel un corps demeure, ou bien dans lequel il est porté contre sa nature, doit être nécessairement le lieu naturel de quelqu'autre corps différent, et c'est là un fait que l'on peut vérifier par l'induction, il s'ensuit qu'il n'y a pas nécessité que tous les corps aient uniformément ou légèreté ou pesanteur, mais qu'il faut que les uns en aient et que l'es autres n'en aient pas.

 

§  21. On voit donc en résumé, d'après ce qui précède, que le corps de l'univers ne saurait être infini.

 

 

CHAPITRE VIII : L’unicité du ciel

 

Il ne peut pas y avoir plus d'un ciel. Démonstration de cette théorie; principes généraux sur le mouvement des corps, soit dans notre monde, soit dans tous les mondes possibles, et sur les propriétés universelles des éléments. L'univers ne peut avoir qu'un seul centre et une seule extrémité. Nécessité de l'ordre actuel des choses. Considérations sur l'accélération de la chute des graves. Citation de la Philosophie première et des théories sur le mouvement circulaire éternel. Autre démonstration de l'unité nécessaire du ciel.

 

 

§  1. Expliquons aussi pourquoi il n'est pas possible qu'il y ait plus d'un seul ciel. C'est là une question que nous nous sommes réservé d'examiner ; car il faut bien qu'on sache qu'il a été démontré, d'une manière générale, qu'aucun corps ne peut exister en dehors de ce monde, et que nos considérations ne sont pas seulement applicables aux corps dénués de toute limite déterminée.

En effet, tous les corps, sans exception, sont ou en repos ou en mouvement, soit par force, soit naturellement. Ils sont naturellement portés vers le lieu où ils demeurent, sans violence ; et le lieu vers lequel ils sont portés naturellement est aussi le lieu où ils restent en repos. Mais là où les corps demeurent par force, là aussi ils sont portés par un mouvement forcé ; et là où ils sont portés de force, là aussi il n'y a qu'un repos forcé pour eux.

 

§  2. D'autre part, si tel mouvement spécial est forcé, le mouvement contraire est le mouvement naturel. Si la terre était portée forcément d'un lieu, où elle serait en repos, vers le centre que nous connaissons, son mouvement naturel serait alors d'être portée de ce centre vers cet autre lieu ; et, si elle demeure librement et sans violence dans ce centre, en s'éloignant de tel autre lieu, son mouvement naturel sera d'être portée vers ce centre ; car il n'y a jamais qu'un seul mouvement qui soit selon la nature.

 

§  3. De plus, il y a nécessité que tous les mondes qu'on voudra imaginer soient composés des mêmes corps que le nôtre, puisqu'on suppose que tous les mondes sont de nature semblable. Mais il faudra en outre que chaque corps, dans ces mondes, y ait la même puissance. Je veux dire, par exemple, que le feu, et la terre, et les corps intermédiaires entre ceux-là doivent y avoir une puissance toute pareille ; car si les corps qui sont dans ces mondes sont simplement homonymes aux nôtres, ils ne sont pas dénommés d'après la même et unique idée que les corps qui nous entourent. Alors le tout que ces autres corps composent ne serait appelé le monde que par une simple homonymie. Il est donc évident que, parmi ces corps supposés dans un autre ciel, l'un doit s'éloigner naturellement du centre, tandis que l'autre doit être porté vers le centre, attendu que toujours le feu est spécifiquement semblable au feu, ainsi que le sont chacun des autres éléments ; de même que, dans notre monde, les parties du feu sont toutes semblables entre elles. Les hypothèses que nous avons faites sur les divers mouvements démontrent qu'il en doit être nécessairement ainsi ; car les mouvements sont en nombre limité, et chacun des éléments est dénommé d'après celui des mouvements qu'il peut avoir.

 

§  4.  Si donc les mouvements sont les mêmes, il faut aussi que les éléments soient les mêmes partout. Ainsi il est conforme aux lois de la nature que les parties de terre qui sont dans un autre monde soient portées vers notre centre, et que le feu qui est dans ces lieux soit aussi porté vers l'extrémité de notre monde. Mais c'est là une impossibilité; car s'il en était ainsi, il faudrait que la terre fût, dans le monde qui lui serait propre, portée en haut, et que le feu fût porté vers le centre, De même encore, il serait nécessaire que la terre qui est ici-bas fût portée naturellement loin du centre actuel vers l'autre centre, ainsi déplacé, parce que les mondes seraient dans ce rapport les uns relativement aux autres.

 

§  5. En effet, ou il ne faut pas admettre que la nature des corps simples soit la même dans les cieux, qui seraient au nombre de plusieurs ; ou bien, si l'on accepte cette théorie, il faut admettre aussi qu'il n'y a qu'un seul centre et une seule extrémité. Mais, comme il serait absurde de croire que les éléments ne sont pas identiques, il n'est pas possible qu'il y ait plus d'un seul monde.

 

§  6. Or il y aurait peu de raison à croire que la nature des corps simples doit changer; selon qu'ils s'éloignent plus ou moins des lieux qui leur sont propres. Qu'importe en effet qu'ils soient éloignés de telle ou telle distance ? II n'y aura jamais de différence proportionnelle entre eux que d'après leur quantité ; mais l'espèce sera toujours la même.

 

§  7. Il n'en faut pas moins aussi que ces éléments aient un certain mouvement, puisqu'il est de toute évidence qu'ils se meuvent. Dirons-nous alors que tous les mouvements qu'ils ont sont forcés, y compris même les mouvements contraires? Mais ce qui, par nature, n'a aucune espèce de mouvement du tout ne peut avoir un mouvement forcé. Si donc, ces corps ont quelque mouvement naturel, il faut que ce soit le mouvement de substances dont l'espèce est pareille, et que le mouvement de chacun d'eux se dirige vers un lieu qui numériquement soit un seul et unique lieu ; par exemple, qu'il se dirige vers tel centre précis et vers telle extrémité précise.

 

§  8. Si l'on prétend que le mouvement se dirige vers des lieux de même espèce, mais multiples, attendu que les individus aussi sont toujours multiples, bien que chacun d'eux pris à part ne présente aucune différence sous le rapport de l'espèce, on peut répondre qu'il n'est pas possible que le mouvement soit à telle partie de l'univers et ne soit pas à telle autre, mais qu'il doit être le même pour toutes. En effet, toutes les parties sont identiques sous le rapport de l'espèce ; et ce n'est que numériquement que chacune est différente de toute autre, quelle qu'elle soit.

 

§  9. Je veux dire par là que, si des parties du monde où nous sommes sont entre elles dans un certain rapport réciproque, les parties d'un autre monde seront aussi dans le même rapport, et que cette partie quelconque prise de notre monde ne diffère en rien de celles qui seraient dans quelqu'autre monde, pas plus qu'elle ne différera des parties analogues dans le nôtre ; mais elle sera avec elles dans la même relation, puisque toutes ces parties ne diffèrent point du tout entre elles sous le rapport de l'espèce.

 

§  10. Ainsi, on est forcé nécessairement ou de rejeter les principes que nous venons de poser, ou d'admettre que le centre de l'univers est unique, et que l'extrémité l'est également. Ceci admis, il faut nécessairement reconnaître aussi que le ciel est unique et qu'il n'y en a pas plusieurs, conclusion qui s'appuie sur les mêmes preuves et sur les mêmes nécessités.

 

§  11. On pourra démontrer encore, par l'étude des autres mouvements, qu'il doit y avoir un certain lieu où la terre et le feu sont naturellement portés. En effet, tout corps en mouvement change et passe d'un état à un autre état ; ces deux états sont celui d'où il part et celui où il arrive, l'un et l'autre différant en espèces. Or, tout changement a ses limites; et par exemple, la guérison est le passage de la maladie à la santé, et l'accroissement est le passage de la petitesse à la grandeur. Donc il y a des limites aussi pour le corps qui subit un mouvement de translation; car il va d'un endroit d'où il part à un autre endroit où il arrive. Il y a donc une différence spécifique entre le point d'où il s'éloigne et celui où il tend, comme il y en a pour le corps qui guérit ; car en ceci les choses ne vont pas au hasard, ni même comme le moteur le veut. Ainsi, le feu et la terre ne sont pas emportés à l'infini, mais dans `des directions opposées, puisque pour le mouvement dans l'espace le haut est l'opposé du bas ; par conséquent, ce sont là précisément les limites de la translation naturelle des corps.

 

§  12. Le mouvement circulaire représente bien aussi, en quelque sorte, des opposés qui sont les extrémités du diamètre ; mais considéré dans sa totalité, il n'y a rien de contraire à ce mouvement. Ainsi donc, même dans ce cas, il y a bien encore, on le voit, un mouvement qui se dirige vers les opposés et vers des limites ; donc il doit y avoir nécessairement une fin au mouvement des éléments, et ils ne peuvent pas être emportés à l'infini.

 

§  13. La preuve que le mouvement des éléments n'est pas infini, c'est que la terre est animée d'un mouvement d'autant plus rapide qu'elle se rapproche davantage du centre, et le feu, qu'il se rapproche davantage du haut. Si donc il y avait ici un mouvement infini, il faudrait que la rapidité devint infinie également ; et si la rapidité était infinie, la pesanteur et la légèreté le seraient tout comme elle ; car de même que le corps, entraîné plus bas qu'un autre par sa vitesse, acquiert de la vitesse par son propre poids, de même, si l'accroissement du poids était infini, il faudrait que l'accroissement de la vitesse le fût également.

 

§  14. Mais le mouvement dei éléments n'a pas lien soit en haut, soit en bas, par l'action d'une cause étrangère ; il n'est pas forcé non plus, et il n'a pas lieu, comme on le prétend, par l'expulsion que subirait un des éléments remplacé par un autre; car alors une plus grande quantité de feu monterait moins rapidement en haut, et une plus grande quantité de terre descendrait moins rapidement en bas. Or, dans l'état actuel des choses, nous voyons sans cesse le contraire arriver, puisque une masse plus grande de feu et une masse plus grande de terre vont d'autant plus vite au lieu qui leur est propre. Ni l'un ni l'autre de ces éléments ne seraient portés plus rapidement vers son terme, si c'était par force ou par expulsion qu'ils y fussent poussés ; car plus les corps s'éloignent de la force qui les contraint, plus ils vont lentement et sont portés avec moins de force vers le lieu d'où ils s'éloignent forcément.

 

§  15. En résumé, d'après ce qui précède, on peut avoir une suffisante confiance dans les théories que nous venons d'exposer assez longuement ; mais on pourrait les démontrer encore par les arguments tirés de la Philosophie première et de la nature du mouvement circulaire, qui doit être ici-bas éternel tout aussi nécessairement qu'il le serait dans les autres mondes.

 

§  16. Voici enfin une manière 'de se convaincre qu'il ne doit y avoir nécessairement qu'un seul ciel. C'est que les éléments corporels étant au nombre de trois, il n'y aura que trois lieux aussi pour ces éléments : l'un, celui du corps qui est au- dessous de tous les autres, sera le lieu qui est au centre ; l'autre, celui du corps qui se meut circulairement, sera le dernier; et le troisième, situé entre les deux, sera celui du corps intermédiaire ; car c'est là nécessairement le lieu où sera le corps qui flotte à la surface des autres, puisque, s'il n'était pas là, il faudrait qu'il fût en dehors du monde. Or il est impossible qu'il soit en dehors ; car l'un des éléments est sans pesanteur, et l'autre est pesant ; donc le lieu du corps pesant est le plus bas, puisque le lieu qui est au centre est le lieu de la pesanteur. Mais ce lieu n'est pas non plus un lieu contre nature pour le corps pesant ; car alors il serait le lieu naturel pour un autre corps, et nous avons vu qu'il ne l'était pas pour un autre corps. Donc il faut nécessairement que le corps qui surnage soit entre les deux. Nous verrons plus tard quelles sont les différences que présente ce même corps ; mais, en attendant, nous, avons exposé, dans tout ce qui précède, la qualité et le nombre des éléments corporels, le lieu spécial de chacun d'eux, et en général le nombre précis de ces lieux différents.

 

CHAPITRE IX : L’unité du ciel (suite)

 

De l'unité du Ciel, éternel, incorruptible et incréé; objections contre cette théorie; réfutation de ces objections. Le ciel se composant de tous les êtres naturels et sensibles, il n'y a rien en dehors de lui. Trois acceptions diverses du mot Ciel ; acception particulière qu'Aristote donne à ce mot. Idée générale de l'éternité et de l'infini du ciel; citation d'un traité de Théodicée. Indépendance et toute puissance de la Divinité.

 

§  1. Démontrons que non seulement le ciel est unique, mais encore qu'il est impossible qu'il soit multiple ; et de plus, démontrons qu'il est éternel, parce qu'il est incorruptible et incréé. Mais auparavant exposons un doute que cette question a fait naître.

 

§  2. Ainsi il pourrait sembler impossible que le ciel fût seul et unique, si l'on fait le raisonnement suivant. Dans tous les êtres que produisent ou que conservent soit la nature, soit l'art, la forme considérée en soi est différente de la forme mêlée â la matière. Par exemple, l'espèce de la sphère est différente, selon que c'est la sphère toute seule que l'on considère, ou la sphère d'or et la sphère d'airain; de même encore la forme du cercle est différente, selon que le cercle est considéré en soi, ou qu'il est considéré comme étant d'airain et de bois. En effet, pour indiquer l'essence de la sphère ou du cercle, nous n'avons pas besoin de parler, dans sa définition, d'or ou d'airain, parce que ces notions ne font pas partie de l'essence. Mais nous ajouterons les notions d'airain ou d'or, si nous voulons parler de la sphère d'airain ou d'or, et que nous ne puissions imaginer ou dire rien au delà de l'individu que nous avons sous les yeux; car quelquefois il se peut fort bien que nous n'ayons pas besoin d'aller au delà ; par exemple, si l'on ne prend et ne considère que ce seul et unique cercle. Cependant, l'être du cercle en général n'en sera pas moins très différent de l'être de ce cercle particulier, puisqu'ici ce sera la forme prise toute seule, et là, la forme dans la matière et devenant individuelle. Puis donc que le ciel est perceptible à nos sens, il fait partie des choses individuelles, tout objet sensible étant évidemment dans la matière. Si le ciel que nous voyons est un individu, l'essence de ce ciel particulier sera autre chose que la simple essence de ciel ; donc ce ciel spécial sera autre chose que le ciel pris absolument. L'un est conçu comme forme et espèce ; l'autre est conçu comme mêlé à la matière. Or, dans les choses qui ont une forme et une espèce, les individus sont ou peuvent être plusieurs ; car soit qu'il y ait des idées, comme on le prétend, il faut nécessairement que les individus soient multiples; et soit qu'il n'y ait rien de séparé qui ressemble aux idées, les individus n'en existent pas moins multiples encore ; car pour toutes les choses dont l'essence est mêlée à la matière, nous voyons que les individus d'espèce semblable sont multiples et même en nombre infini. Par conséquent, ou les cieux sont réellement au nombre de plusieurs, ou du moins il peut y en avoir plus d'un.

 

§  3. Cet argument tendrait donc à prouver qu'il y a ou qu'il peut y avoir plusieurs cieux. Mais il faut examiner, sous un autre point de vue, ce qu'il y a de vrai dans cette théorie et ce qu'il y a de faux. C'est avec grande raison que l'on a dit que la définition de la forme sans la matière et la définition de la forme qui est dans la matière, sont deux choses très différentes, et l'on peut admettre ce principe pour vrai. Mais néanmoins il ne résulte de là aucune nécessité qu'il y ait plusieurs mondes, et il ne peut même pas y en avoir plusieurs, s'il est bien certain que celui-ci soit composé, comme il l'est en effet, de toute la matière sans exception.

 

§  4. Cette vérité du reste sera peut-être encore plus évidente en considérant les choses d'une autre façon. Si la propriété d'être camus est une certaine courbure dans le nez ou dans la chair, et si la chair est la matière du camus, il s'ensuit que, si de toutes les chairs réunies, il se formait une seule chair où serait la courbure qui constitue le camus, rien autre chose que cette masse de chair ne serait camus ni même ne pourrait l'être. De même encore, si les chairs et les os sont la matière de l'homme, et si un homme venait à se former, composé de toute la chair et de tous les os qui ne pourraient plus désormais se dissoudre, il serait dès lors impossible qu'il y eût un autre homme que celui-là. On en peut dire autant pour tout le reste; et en général, toutes les choses dont la substance est dans la matière qui leur sert de sujet, ne peuvent jamais exister s'il n'y a pas quelque matière préalablement.

 

§   5. Or le ciel fait partie des choses individuelles et des choses composées de matière. Mais s'il n'est pas composé d'une simple partie de la matière, et s'il est au contraire composé de toute la matière, alors l'essence du ciel en général et l'essence de ce ciel particulier ont beau être choses différentes, ce pendant il ne peut pas y en avoir un autre,et il ne peut pas y en avoir plusieurs, puisque celui-là renferme toute la matière sans exception. Reste donc uniquement à démontrer que le ciel se compose de tous les corps naturels et sensibles.

 

§  6. Mais disons d'abord ce que nous entendons par le ciel, et combien de sens a ce mot, afin que la recherche à laquelle nous nous livrons en devienne d'autant plus claire. En un premier sens, nous disons que le ciel est la substance de la périphérie dernière de l'univers, ou bien que c'est le corps naturel qui est à l'extrême limite de cette périphérie du monde; car l'usage veut qu'on en tende surtout par le ciel la partie élevée et extrême où nous disons que réside inébranlable tout ce qui est divin. Dans un autre sens, le ciel est le corps qui est continu à cette extrême circonférence de l'univers où sont la lune, le soleil et quelques autres astres ; car nous disons que ces grands corps sont placés dans le ciel. Enfin en un troisième sens, nous appelons ciel le corps qui est enveloppé par la circonférence extrême ; car nous appelons ordinairement ciel la totalité des choses et l'ensemble de l'univers.

 

§  7. Le mot de Ciel se prenant dans ces trois acceptions, il faut que cette totalité qui est enveloppée par la circonférence dernière, se compose nécessairement de tous les corps naturels et sensibles, parce qu'il n'y a pas et ne peut pas y avoir un seul corps quelconque en dehors du ciel. Supposons en effet qu'il y ait un corps naturel en dehors de la circonférence dernière. Alors il faudrait nécessairement que ce corps fût ou simple ou composé, et qu'il fût où il serait, selon la nature ou contre nature. Or il ne pourrait être aucun des corps simples ; car on a démontré que le corps qui se meut circulairement ne peut sortir de la place qu'il occupe. Il n'est pas possible non plus que ce soit, ni le corps qui s'élève en s'éloignant du centre, ni le corps inférieur ; car alors ces corps, s'ils étaient hors du ciel, ne seraient plus selon la nature, puisque les places qui leur appartiennent en propre sont différentes de celle-là. Si donc ils y étaient contre nature, il faudrait que le lieu extérieur fût un lieu naturel pour quelqu'autre corps; car il est nécessaire que le lieu qui est contre nature pour un des éléments, soit naturel pour un autre. Mais on a vu qu'il n'y a pas d'autres corps que ceux-là. Donc il n'est pas possible qu'aucun corps simple soit en dehors du ciel. Or si ce n'est pas un corps simple, ce n'est pas davantage un composé, puisqu'il faut nécessairement que les corps simples soient là où est le composé qu'ils forment.

 

§  8. Mais s'il n'y a pas actuellement de corps en dehors du ciel, il n'est pas plus possible qu'il s'en produise un plus tard ; car un nouveau corps en dehors du ciel y serait, ou selon la nature, ou contre la nature ; il serait ou simple ou composé ; et alors on pourrait appliquer ici le même raisonnement qui vient d'être fait plus haut; car il n'y a aucune différence à considérer si une chose est ou si elle peut arriver à être.

On voit donc, d'après ce qui précède, qu'il n'y a pas et qu'il ne peut pas y avoir aucun corps, quelle que soit sa dimension, en dehors du ciel ; car l'univers entier comprend toute la matière qui lui est propre ; et cette matière, ainsi que nous l'avons dit, est le corps naturel et sensible. Donc il n'y a pas maintenant plusieurs cieux ; il n'y en a jamais eu plusieurs, et il ne peut pas y en avoir jamais eu plusieurs ; il n'y en a qu'un seul, unique et complet, celui que nous connaissons.

 

§  9. On voit, du même coup, que ni l'espace, ni le vide, ni le temps ne peuvent être en dehors du ciel ; car dans l'espace tout entier, il peut toujours se trouver un corps ; et par vide, on entend d'ordinaire le lieu où il n'y a pas de corps, mais où il pourrait y en avoir.

 

§  10. Quant au temps, il est le nombre du mouvement ; et il n'y a pas de mouvement possible sans un corps naturel. Or on a démontré qu'il n'y a pas et ne peut pas y avoir de corps en dehors du ciel. Donc il est évident que ni l'espace, ni le vide, ni le temps ne peuvent être non plus en dehors du ciel.

 

§  11. Aussi les choses du ciel ne sont-elles pas naturellement dans un lieu ; le temps ne les fait pas vieillir, et il n'y a aucun changement possible pour aucune des choses qui se trouvent, par la place qu'elles occupent, au-dessus de la translation la plus extérieure. Mais ces choses inaltérables et impassibles conservent, durant toute l'éternité, l'existence la plus parfaite et la plus complètement indépendante. C'était même là un nom d'une signification divine dans les croyances des anciens. En effet, cette borne dernière qui renferme et comprend le temps de la vie accordée à chaque être, et en dehors de laquelle il n'y a plus rien, d'après les lois mêmes de la nature, elle a été appelée la vie et la durée de chaque chose. Par la même raison, la borne du ciel tout entier, et cette borne qui renferme le temps infini de toutes choses et l'infinité elle-même, c'est ce qu'on appelle l'éternité, tirant le nom qui l'exprime de sa vie éternelle, subsistant d' une existence immortelle et divine. C'est de là que découle pour le reste des êtres l'existence et la vie, les uns la recevant avec plus de puissance, les autres avec moins d'intensité; car, ainsi qu'on le fait dans les recherches Encycliques de philosophie sur les choses divines, il a été bien souvent répété que le divin doit être nécessairement immuable, parce qu'il est le premier et le plus élevé de tous les êtres. Cette opinion sur la divinité s'accorde bien avec ce que nous venons de dire ; car il ne peut y avoir aucune autre chose meilleure, ni plus forte, qui donnerait le mouvement à Dieu, puisque cette chose serait alors plus divine que Dieu même. Mais Dieu n'a rien de défectueux, pas plus qu'il ne lui manque aucune des beautés qu'il doit avoir. De plus, il est tout à fait conforme aux lois de la raison que le divin soit mu d'un mouvement qui ne s'arrête jamais ; et tandis que toutes les choses qui sont en mouvement s'arrêtent, quand elles sont arrivées à leur lieu spécial, c'est un seul et même lieu, pour le corps circulaire, que le lieu d'où il part et le lieu où il finit.

 

 

CHAPITRE X : Le ciel est-il créé ?

 

Examen de la question de savoir si le ciel est créé ou s'il est incréé. Nécessité de connaître d'abord les opinions émises par las autres philosophes : opinions généralement reçues à ce sujet; Empédocle et Héraclite; opinions contradictoires de quelques philosophes. Le monde ne peut pas avoir été créé et demeurer éternellement dans son état actuel ; erreur de Platon dans le Timée.

 

 

§  1. Ceci posé, nous continuerons ce qui précède en recherchant si le ciel est créé ou incréé, et s'il est périssable ou impérissable. Mais d'abord, nous passerons en revue les hypothèses émises par les autres philosophes; car les démonstrations des opinions contraires deviennent des éclaircissements pour les opinions opposées. J'ajoute qu'alors le système que nous aurons nous-mêmes à produire devra inspirer d'autant plus de confiance, que nous aurons préalablement entendu la justification des objections que l'on peut élever à ce sujet. Il nous conviendrait beaucoup moins de paraître trancher la question en condamnant des absents ; car ceux qui désirent juger équitablement de la vérité des choses doivent être des arbitres, et non pas des adversaires.

 

§  2. D'abord, tous les philosophes s'accordent à dire que le ciel a été créé. Mais, tout en le supposant créé, les uns prétendent qu'il restera éternellement tel qu'il est, et les autres, qu'il est périssable, comme un des composés quelconques que la nature renferme. D'autres, supposant une alternative, prétendent que tantôt le ciel est stable, tel que nous le voyons, et que tantôt il devient tout autre quand il doit périr. Ils admettent que cette succession d'états différents est perpétuelle, ainsi que l'ont pensé Empédocle, d' Agrigente, et Héraclite, d' Éphèse. Mais dire que le monde a été créé et que cependant il est éternel, ce sont là des assertions contradictoires et impossibles. On ne peut raisonnablement admettre comme vrai que ce qu'on voit se produire dans la pluralité des cas, ou dans la totalité des cas ; or, ici c'est tout le contraire, puisque nous sommes assurés que, tout ce qui naît doit évidemment périr.

 

§  3. Autre argument : Un être qui ne possède pas en lui le principe d'un certain état actuel, mais qui antérieurement n'a jamais pu être autrement qu'il n'est pour toute l'éternité, ne saurait non plus subir de changement; car il faudrait alors qu'il y eût eu quelque cause qui, étant antérieure au monde, aurait pu faire que ce monde, qui ne pouvait pas être autrement, a pu néanmoins être autrement qu'il n'est. Mais si la cause existait antérieurement, le monde alors s'est composé d'éléments qui étaient jadis différents de ceux que nous voyons; or, si ces éléments ont été toujours ce qu'ils sont, et s'ils ne peuvent jamais être autrement, il n'est pas possible alors que le monde ait jamais pu naître. S'il est né cependant, il faut évidemment de toute nécessité que ces éléments aient pu être aussi autrement qu'ils ne sont, et qu'ils aient pu n'être pas toujours ce qu'ils sont actuellement. Par conséquent, les composés actuels se dissoudront un jour, et ce qui a été dissous était antérieurement composé. Or cette alternative s'est produite, ou du moins a pu se produire, une infinité de fois. Mais, s'il en est ainsi, il s'ensuivrait que le monde n'est pas éternel, soit qu'il ait été jadis autrement qu'il n'est, soit qu'il puisse être autrement quelque jour à venir.

 

§  4. Du reste, cet appui que quelques philosophes tâchent de donner à leur opinion, en soutenant que le monde est impérissable, mais qu'il a été créé, cet appui n'est pas vraiment très solide. C'est ressembler aux maîtres qui tracent des figures de géométrie, et c'est avouer qu'on parle de la création du monde, non parce qu'on croit précisément que le monde a été jamais créé, mais parce qu'on prend cette opinion comme une facilité d'enseignement, qui fait mieux comprendre les choses aux élèves qu'on instruit, de même qu'on connais mieux une chose par le dessin qu'on en voit tracer sous ses yeux.

 

§  5. Mais il n'y a point ici d'identité, nous le répétons. Dans le cas où l'on peut soi-même produire la figure qu'on veut, on a beau supposer que toutes les lignes qu'on trace sont confondues ensemble, il en sortira toujours le même résultat. Mais, dans les démonstrations dont nous parlons, ce n'est pas à une ressemblance qu'on aboutit; c'est à une impossibilité ; car les principes qu'on admet en premier lieu, et ceux qu'on admet ensuite, sont opposés les uns aux autres.

 

§  6. On dit bien qu'à un certain moment l'ordre est né du désordre ; mais il est absolument impossible qu'une même chose soit. en ordre, et tout à la fois en désordre ; il faut nécessairement qu'il y ait une certaine création qui sépare les deux états successifs, et un temps qui les sépare aussi, tandis qu'il n'y a rien que le temps ait à séparer dans des figures de géométrie. On voit donc qu'il est impossible que le monde soit à la fois éternel et qu'il ait été créé.

 

§  7. Prétendre que le monde tantôt s'organise et tantôt se décompose, ce n'est pas faire autre chose que de soutenir qu'il est éternel, mais que seulement il change de forme. C'est comme si quelqu'un qui verrait un enfant se faire homme, et un homme redevenir enfant, allait croire que, pour cela, l'être ainsi modifié tantôt meurt et tantôt est en vie.

 

§  8. Il est évident que, quand les éléments se rassemblent et se permutent les uns dans les autres, ce n'est pas un ordre fortuit, ni une combinaison fortuite qu'ils présentent; c'est toujours la même combinaison et le même ordre qu'auparavant. Ce doit être là particulièrement l'opinion de ceux qui soutiennent cette théorie, et qui supposent que le contraire est la seule cause de l'une et l'autre disposition des choses. Par conséquent, si le corps entier de l'univers, étant continu, est disposé et ordonné tantôt d'une façon, tantôt d'une autre, et si l'organisation de la totalité des choses est le ciel et le monde, alors ce n'est plus le monde qui naît et qui périt ; mais ce sont simplement ses constitutions successives.

 

§  9. Du reste, il est impossible que le monde, une fois qu'il a été produit, soit jamais complètement détruit sans aucun retour, s'il n'y a qu'un seul et unique monde ; car avant que le monde ne naquit, il y avait toujours une certaine combinaison des choses qui l'avait précédé, et qui n'aurait pas pu changer apparemment, si elle n'avait pas d'abord existé. Cette destruction radicale se comprendrait encore davantage en supposant que les mondes sont en nombre infini ; mais même cette dernière question s'éclaircira par ce qui va suivre ; et nous verrons si cette infinité des mondes est possible, ou si elle ne l'est pas.

 

§  10. En effet, il est des philosophes qui croient qu'une chose incréée peut périr, ou qu'une chose créée peut continuer à exister éternellement, comme on l'avance dans le Timée ; car dans ce traité, Platon soutient que le ciel a été créé, et qu'il n'est pas périssable, mais qu'il vivra désormais éternellement. Du reste, en répondant à ces philosophes, nous n'avons traité du ciel que sous le point de vue purement physique; mais en traitant de l'univers d'une manière générale, nous ferons mieux comprendre aussi ce qui se rapporte au ciel spécialement.

 

CHAPITRE XI : Qu’est ce que le créé ?

 

Explication des significations diverses que peuvent avoir les mots d'incréé et de créé, de périssable et d'impérissable ; définition du sens des mots de possible et d'impossible; l'idée s'applique toujours au maximum de la puissance, parce qu'en général ce qui peut le plus peut aussi le moins; le maximum varie, selon que l'on regarde à la puissance ou à l'objet.

 

 

§  1. Notre premier soin doit être d'expliquer ce que nous entendons par incréé et créé, par périssable et impérissable. En effet, quand des mots sont susceptibles de plusieurs sens, cette diversité a beau n'apporter aucune différence dans le raisonnement qu'on fait, la pensée n'en reste pas moins cependant indéterminée, si l'on se sert d'un mot comme ayant un sens unique, lorsque pourtant il en a plusieurs ; car alors on ne sait pas clairement à laquelle de ces acceptions s'adresse exactement ce qu'on avance.

 

§  2. Incréé se dit, en un premier sens, d'une chose qui, n'ayant pas été auparavant, est actuellement, sans qu'il y ait eu ni génération, ni changement. C'est ainsi, que, comme le prétendent quelques philosophes, on peut appliquer le mot d'incréé au contact et au mouvement des choses ; car, selon ces philosophes il n'est pas possible de dire qu'une chose devient, par cela seul qu'elle est touchée, ou qu'elle est mise en mouvement. Dans un second sens, on dit d'une chose qu'elle est incréée, quand pouvant naître, ou ayant pu naître, cependant elle n'existe pas ; car cette chose est incréée également, puisqu'elle peut devenir. Dans un dernier sens, on comprend par incréé ce qui ne peut pas absolument se produire, de façon à tantôt être et tantôt n'être pas. Le mot Impossible a aussi deux acceptions : ou bien, il se dit d'une chose dont il n'est pas vrai de dire qu'elle puisse jamais être; ou bien d'une chose qui ne peut être ni aisément, ni vite, ni comme il faut.

 

§  3. Il en est tout à fait de même pour le mot de créé. En un premier sens, créé signifie quelque chose qui, n'étant pas auparavant existe ensuite, soit qu'il ait été produit, soit même sans être produit, mais qui d'abord n'est pas et qui est ensuite. Le créé est encore ce qui est possible, soit que le possible se définisse et se détermine par le vrai, soit  simplement par le facile. Dans un dernier sens, le créé est la génération de l'objet qui passe du non-être à l'être, soit parce qu'il est déjà, et qu'il est par cela seul qu'il devient ; soit même parce qu'il n'est pas encore, mais qu'il pourrait être.

 

§  4. Les mêmes nuances se répètent pour les mots de périssable et d'impérissable. En effet, si une chose qui était auparavant n'est plus ensuite, ou même si elle peut ne plus être, nous disons que cette chose est périssable, soit qu'elle périsse à un certain moment et qu'elle change, soit qu'elle ne périsse pas. Parfois aussi nous appelons périssable ce qui peut ne plus être, parce qu'il périrait. En un autre sens enfin, on appelle périssable ce qui périt facilement ; et c'est ce qu'on pourrait aussi nommer aisément périssable.

 

§  5. Même observation pour le terme d'Impérissable. On le dit d'abord de ce qui, sans périr, tantôt est et tantôt n'est pas. C'est par exemple les perceptions du toucher, qui, sans être détruites, après avoir été antérieurement, cessent cependant d'être ensuite. Impérissable veut dire encore ce qui est actuellement et ne peut pas ne pas être ; ou c'est encore ce qui peut-être ne sera plus quelque jour, mais qui est maintenant. Ainsi vous êtes maintenant, et la perception qu'a votre toucher est actuellement aussi. Cependant tout cela n'en est pas moins périssable, parce qu'un jour viendra, où ne pouvant plus dire avec vérité que vous existez, il ne vous sera plus réellement possible de toucher un objet quelconque. Mais à proprement parler, on entend surtout par impérissable ce qui, étant actuellement, ne saurait périr, de telle façon qu'étant maintenant il ne soit plus ensuite ou qu'il puisse ne plus être. On appelle même impérissable ce qui, n'ayant pas encore été jamais détruit, mais existant actuellement, peut toutefois plus tard ne plus exister à un moment donné. On entend enfin par impérissable ce qui ne peut périr facilement.

 

§  6. Le sens de ces premiers mots étant bien fixé, il faut voir dans quel sens on prend ceux de possible et d'impossible. Dans l'acception la plus spéciale, on dit d'une chose qu'elle est impérissable, quand il est impossible qu'elle soit détruite, et qu'elle ne peut point tantôt être et tantôt n'être pas. Quand on dit aussi d'une chose qu'elle est incréée, c'est qu'il est impossible, et qu'il a été impossible, qu'elle se produise de telle façon que d'abord elle soit et ensuite ne soit plus. Telle est par exemple, l'impossibilité qui fait que le diamètre n'est jamais commensurable.

 

§  7. Du reste, quand on dit que quelqu'un peut parcourir cent stades on soulever un certain poids, on entend toujours parler de sa plus grande puissance. Par exemple, si l'on dit qu'il soulève un poids de cent talents ou qu'il parcourt cent stades, c'est du maximum qu'il s'agit, bien que cependant cet homme puisse aussi parcourir les quantités intermédiaires, du moment qu'il peut fournir les quantités maxima. C'est que l'expression qu'on détermine, doit nécessairement s'appliquer au point extrême, et à la puissance du maximum. Il faut donc que ce qui peut à son maximum faire telle chose puisse faire aussi les quantités intermédiaires : par exemple, si l'on peut soulever un poids de cent talents, on peut aussi soulever deux talents; et si l'on peut parcourir cent stades, on doit pouvoir aussi n'en parcourir que deux. L'idée de puissance s'applique toujours au maximum. Si l'on ne peut faire telle chose prise comme un maximum, on ne pourra pas non plus faire ce qui dépasse ce point. Par exemple, celui qui ne peut pas même parcourir mille stades, n'en parcourra pas évidemment mille et un.

 

§  8. D'ailleurs, ne nous faisons pas illusion sur ce point extrême et dernier de la puissance; toujours ce qu'on peut, à proprement dire, doit être déterminé d'après le point extrême assigné au maximum ; car on pourrait facilement nous objecter que le principe posé par nous n'est pas un principe nécessaire. Ainsi celui qui voit un stade pourra bien ne pas voir toutes les grandeurs intermédiaires ; tandis que tout au contraire, celui qui peut voir un point, ou qui peut entendre un très faible bruit, aura encore bien mieux la perception d'objets ou de sons plus grands. Mais ceci même n'apporte aucune différence à notre raisonnement; car on peut tout aussi bien appliquer le maximum soit à la puissance, soit à la chose même. On comprend toujours clairement ce que nous voulons dire. Ainsi, la vue supérieure est celle qui aperçoit le plus petit objet, de même que la vitesse supérieure est celle qui parcourt le plus grand espace.

 

 

CHAPITRE XII. Conséquences des théories précédentes

Distinction entre l'impossible et le faux ; l'incréé doit être impérissable; et réciproquement, l'impérissable doit être incréé. Sens véritable des mots incréé et impérissable ; démonstration littérale de ces principes. L'incréé et l'impérissable sont des termes équivalents et consécutifs l'un à l'autre, comme le créé et le périssable. Démonstrations diverses de ces propositions.

 

§ 1. Ces définitions, une fois bien comprises, nous devons poursuivre et voir les conséquences. Si, réellement, certaines choses peuvent être et ne pas être, il faut, nécessairement, qu'il y ait un maximum de temps pour qu'elles soient ou ne soient point. J'entends ici parler d'une chose qui peut être ou ne pas être indifféremment, dans quelque catégorie que ce soit. Ainsi, c'est l'homme ou c'est le blanc ; c'est une longueur de trois coudées ou telle autre quantité analogue ; car, si le temps n'est pas d'une quantité fixe, s'il est toujours plus grand que tout temps qu'on puisse présupposer, et s'il n'y a pas un temps comparativement auquel il soit plus petit, alors une même chose pourra être pendant un temps [282a] infini, et né pas être pendant un autre temps infini également ; or, cela n'est pas possible.

§ 2. Regardons, comme un principe d'où nous devons partir, que l'impossible et le faux ne signifient pas la même chose ; car, d'abord, l'impossible et le possible, ainsi que le faux et le vrai, peuvent être simplement hypothétiques. Je puis dire, par exemple, que les angles du triangle ne peuvent être égaux à deux angles droits, si telles autres conditions sont posées préalablement ; comme je puis dire aussi que le diamètre doit être commensurable, si telles conditions préalables sont posées également. Mais il y a en outre des choses qui sont absolument possibles et impossibles, des choses qui sont fausses et vraies absolument ; et l'on voit bien que ce n'est pas la même chose d'être absolument faux et d'être absolument impossible. Ainsi, il est faux de dire que vous êtes debout quand vous n'êtes pas debout ; mais la chose n'est pas impossible de soi. Et, de même, dire de l'artiste qui joue de la lyre, mais qui ne chante pas, qu'il chante ; c'est faux, mais ce n'est pas impossible. Au contraire, dire que quelqu'un est tout à la fois assis et debout, ou que le diamètre est commensurable, c'est non seulement faux, mais c'est impossible absolument. Ce n'est donc pas la même chose de faire une hypothèse fausse ou une hypothèse impossible. Une conclusion impossible ne ressort que de prémisses impossibles. Ainsi, on a en même temps la puissance d'être debout et celle d'être assis, parce qu'on exerce tantôt l'une et tantôt l'autre ; mais ceci ne veut pas dire qu'on puisse être tout à la fois debout et assis ; et c'est seulement dans des temps différents qu'on peut l'être.

§ 3. Si donc un être a la puissance de faire plusieurs choses durant un temps infini, ce n'est pas alors dans un autre temps qu'il a cette puissance, mais c'est dans le même temps et à la fois. Par conséquent, si une chose qui existe durant un temps infini est périssable, elle peut aussi avoir la puissance de ne pas être ; et si elle est durant un temps infini, on peut supposer encore l'existence réelle de ce qui peut n'être pas. Ainsi, tout à la fois, cette chose sera et ne sera pas actuellement et en fait. On aurait donc ici une conclusion fausse, parce que, d'abord, on a supposé le faux ; mais, si la première hypothèse n'avait pas été impossible, la conséquence ne l'aurait pas été davantage. Donc, tout ce qui est éternel doit être absolument impérissable.

§ 4. Et de même pour l'incréé ; car si l'être est créé, il pourra aussi ne pas être durant un certain temps. Le périssable est ce qui était antérieurement et qui n'est plus maintenant, ou peut ne plus être dans un jour à venir. Le créé est ce qui peut antérieurement, à sa création, ne pas être ; mais il n'y a pas de temps, soit fini soit infini, où il soit possible que l'être qui est toujours puisse ne pas être; car il peut être durant le temps fini, puisqu'il peut être aussi durant un temps infini. Par conséquent, une seule et même chose ne doit pas pouvoir éternellement être et ne pas être. Mais la négation de cette assertion n'est pas plus vraie, c'est-à-dire que la chose ne peut pas davantage ne pas être éternellement. II est donc impossible que quelque chose soit en même temps éternel et périssable. De même, une chose ne peut pas non plus être éternelle et créée ; car lorsqu'il y a deux termes, et qu'il est impossible que le dernier soit sans le premier, il est impossible également que le premier soit si l'autre n'est pas. Si donc ce qui est éternel ne peut pas à un jour donné ne pas être, il est impossible aussi qu'il soit créé. Mais comme la négation de pouvoir être éternellement, c'est de ne pas pouvoir être éternellement, et que pouvoir éternellement ne pas être est le contraire, qui a pour négation de ne pas pouvoir éternellement ne pas être, il faut nécessairement que les deux négations s'appliquent à la même chose, et que le terme moyen entre ce qui est toujours et ce qui toujours n'est pas, soit ce qui peut tantôt être et tantôt ne pas être ; car la négation des deux sera que la chose n'est pas toujours. Par conséquent, ce qui n'est pas toujours dans le non-être pourra être quelquefois et quelquefois ne pas être, ainsi que ce qui peut ne pas être toujours, mais est seulement quelquefois de manière aussi à n'être pas. Donc, la même chose pourra être et ne pas être, et ce sera le moyen terme des deux assertions contraires.

§ 6. Ce raisonnement peut être mis sous forme généraie. Supposons, en effet, que A et B ne puissent être jamais à une même chose; mais A ou C seront à toute cette chose, de même qu'y seront B ou D. Il faut alors nécessairement que C et D soient à toute la chose à laquelle ni A ni B ne peuvent être. Soit E le moyen terme de A et de B ; car le moyen entre les contraires, c'est ce qui n'est ni l'un ni l'autre. Il faut donc que C et D soient tous deux à ce moyen terme ; car A ou C est à toute la chose, de telle sorte qu'ils sont aussi à E. Mais puisque A est impossible, c'est C qui sera à la chose en question. Même raisonnement aussi pour D.

§ 7. Ainsi donc, ce qui est éternellement ne peut être ni créé ni périssable, non plus que ce qui éternellement n'est pas. Mais il est clair que, s'il était créé ou périssable, il ne serait pas éternel ; car alors il pourrait tout à la fois être toujours ou toujours ne pas être ; mais on vient de démontrer tout à l'heure que cela est impossible.

§ 8. Faut-il donc en conclure nécessairement que, si une chose est incréée et si elle existe actuellement, elle doit être éternelle? De même encore que, si elle est impérissable et qu'elle soit, faut-il en conclure qu'elle est éternelle aussi ? Je prends du reste ici incréé et impérissable dans leur sens absolu. Incréé est ce qui existe maintenant, et dont on n'a jamais pu dire antérieurement avec vérité qu'il n'était pas; impérissable est ce qui est maintenant, et dont il ne sera jamais vrai plus tard de dire qu'il n'est pas. Mais si ces termes se suivent et sont réciproques l'un à l'autre ; si l'incréé est impérissable, et si l'impérissable est incréé, il faut aussi que l'éternel suive nécessairement l'un et l'autre ; c'est-à-dire que, si une chose est éternelle; elle est incréée, et que, si elle est impérissable, elle est éternelle également.

§ 9. Cette conséquence résulte même de la définition de ces termes ; car si une chose est périssable, il faut nécessairement qu'elle soit créée. Toute chose, en effet, est ou incréée ou créée. Si elle est incréée, elle est, d'après notre supposition, impérissable ; et si elle est créée, elle est nécessairement périssable ; car elle est ou périssable, ou impérissable. Or si elle est impérissable, elle est incréée, d'après l'hypothèse que nous avons faite.

§ 10. Mais si l'impérissable et l'incréé ne sont pas des termes réciproques et consécutifs l'un à l'autre, alors il n'y a plus de nécessité que ni l'impérissable, ni l'incréé soient éternels. Or, ce qui montrera bien que ces termes sont nécessairement réciproques et consécutifs, c'est que le créé et le périssable le sont aussi entr'eux. Du reste, ceci résulte encore de notre discussion antérieure ; car entre l'être éternel et le non-être éternel, c'est-à-dire ce qui est toujours et ce qui toujours n'est pas, le moyen terme est ce qui n'a ni l'un ni l'autre pour conséquent. Or, c'est là précisément ce que sont le créé et le périssable ; car il est possible que ces deux êtres soient et ne soient pas durant un certain temps déterminé ; et j'entends par là que l'un et l'autre peuvent être pendant une certaine durée, et ne pas être pendant une autre durée de temps.

§ 11. Si donc, il y a quelque chose de créé et de périssable, il faut nécessairement que ce soit là le terme moyen entre ce qui est toujours et ce qui toujours n'est pas. Soit A l'être qui est éternellement ; B, l'être qui éternellement n'est pas ; C, l'être créé ; D, l'être périssable. II faut nécessairement que C soit intermédiaire entre A et B ; car pour ces dernières choses là, il n'y a pas de temps, puisque, ni pour l'une ni pour l'autre, on ne saurait trouver une limite où A n'existait pas et où existait B. Mais pour une chose créée, il faut nécessairement qu'elle soit actuellement, et soit en fait ou en puissance, tandis que A. et B ne sont ni d'une manière ni de l'autre. Ainsi, C sera et ne sera pas pendant un certain temps donné. De même pour D, qui est le périssable. Donc l'un et l'autre sont créés et périssables; donc le créé et le périssable se suivent et se tiennent mutuellement.

§ 12. Soit E l'incréé, F le créé, G l'impérissable et H le périssable. Déjà, il a été démontré que F et H sont réciproques et consécutifs l'un à l'autre. Lors donc que les . termes sont disposés entr'eux dans ce rapport où le sont F et H, c'est-à-dire qu'ils se suivent, et lorsque E et F ne sont jamais à la même chose, mais que l'un des deux est à toute la chose, il en résulte également que F et H, et que E et G se suivent nécessairement. Supposons en effet que E ne suive pas G ; ce sera F qui le suivra, puisque E ou F est à toute la chose. Mais H suit tout ce que suit F ; ainsi H suivra G. Or on supposait que cela est impossible. Même raisonnement pour prouver que G suit E. Donc, c'est bien ainsi que l'incréé, représenté par E, est au créé, représenté par F, et que l'impérissable, représenté par G, est au périssable, représenté par H.

§ 13. Prétendre que rien n'empêche qu'une chose qui a été créée soit impérissable, et qu'une chose qui est incréée puisse périr, en admettant qu'une fois la naissance s'est réalisée pour l'une et la destruction pour l'autre, c'est renverser une des hypothèses précédemment acceptées. En effet, c'est ou dans un temps infini, ou dans un certain temps déterminé, que tout peut agir ou souffrir, être ou ne pas être ; et si l'on parle ici du temps infini, c'est que le temps infini est, en quelque sorte, considéré comme fini, quand on dit que c'est celui qui ne peut être dépassé par un autre temps plus grand que lui ; mais l'infini, qui n'est infini qu'en un certain sens, n'est plus réellement ni fini ni infini.

§ 14. De plus, pourquoi un être qui était antérieurement de toute éternité, est-il venu à périr à tel instant plutôt qu'à tel autre? Et pourquoi un être qui n'existait pas durant un temps infini, est-il venu à naître? Si ce n'est pas plus possible dans un instant que dans un autre, et si les instants sont infinis, il est évident que quelque chose de créé et d'impérissable a existé durant un temps infini. Ainsi cette chose peut aussi ne pas être pendant l'infinité du temps, puisqu'elle aura tout à la fois la puissance de ne pas être et la puissance d'être : la première en tant qu'elle est périssable, la seconde en tant qu'elle est créée. Par conséquent, si nous admettions l'exactitude de ces impossibilités, il s'ensuivrait que les contraires pourraient coexister à la fois. Ceci, du reste, se reproduisant également dans tous les instants, la chose aura la puissance de ne pas être ou d'être, durant un temps infini. Or, il a été démontré que c'est là une impossibilité manifeste.

§ 15. De plus, puisque la puissance est antérieure à l'acte, la chose subsistera durant le temps tout entier; car elle subsistait en étant incréée, et à l'état de non-être, il est vrai, durant le temps infini, mais pouvant être un jour. En même temps, la chose n'était pas, et elle n'avait que la puissance d'être et de ne pas être, soit à ce moment, soit plus tard, pendant un temps infini.

§ 16. On peut se convaincre encore d'une autre manière qu'il est impossible que ce qui est périssable ne périsse pas un jour. En effet, la chose alors sera tout ensemble toujours périssable et toujours impérissable en acte ; et par conséquent, elle pourra tout à la fois être toujours et n'être pas toujours. Donc, le périssable périt un jour; et, si la chose peut devenir, elle devient; car elle a la puissance de devenir, et par suite de n'être pas toujours.

§ 17. Voici encore comment on peut voir qu'il est également impossible ou que ce qui a été créé, à un certain jour, demeure à jamais impérissable, ou que ce qui est incréé et qui, dans le temps antérieur, a toujours été, puisse jamais périr: c'est que ce ne peut jamais être par hasard qu'une chose est impérissable ou incréée.

§ 18. Car ce qui vient par hasard et fortuitement est le contraire précisément de ce qui est éternel, et de ce qui est ou se produit le plus ordinairement. [289a] Mais ce qui est et subsiste durant un temps infini, ou absolument, ou à partir d'un certain temps, est ou toujours ou le plus ordinairement.

§ 19. Il y a donc nécessité que les choses de hasard, par leur nature même, tantôt soient et tantôt ne soient pas. C'est que les choses de ce genre ont une même possibilité de contradiction ; et c'est la matière qui est cause qu'elles sont ou ne sont pas. Par conséquent, il faudrait nécessairement que les opposés pussent exister simultanément en acte.

§ 20. Mais, comme il n'est jamais vrai de dire maintenant d'une chose qu'elle est dans l'année dernière, pas plus que, dans l'année dernière, il n'était vrai de dire qu'elle est maintenant, il en résulte qu'il est impossible aussi que ce qui n'est pas à quelque moment puisse ensuite devenir éternel ; car, plus tard, l'être conserverait encore la puissance de ne pas être.

§ 21. Non pas la puissance de ne pas être quand il est, puisqu'il est alors en réalité; mais la puissance de ne pas être l'année dernière et dans le temps passé. En effet, nous pouvons supposer la réalité actuelle de ce dont l'être a la puissance, et alors il sera vrai de dire maintenant de la chose, qu'elle est dans l'année dernière. Mais, c'est là une impossibilité évidente, puisque jamais la puissance ne peut s'appliquer à ce qui a été, mais seulement à ce qui est et sera.

§ 22. Il en est de même si l'on suppose que l'être, ayant été éternel antérieurement, vient ensuite à cesser d'être; car alors il aura une puissance qui serait sans acte. Par conséquent, si nous supposons le simple possible, il sera vrai de dire maintenant de la chose qu'elle est l'année dernière, ou plus généralement dans le passé.

§ 23. Même à ne regarder ceci qu'au point de vue physique, et non plus d'une manière générale, il est également impossible, ni que ce qui était éternel puisse jamais périr, ni que ce qui n'était pas auparavant puisse jamais ensuite devenir éternel ; car, toutes les choses qui sont périssables et créées sont toutes altérables et modifiables. Or, les choses naturelles sont altérées et modifiées par leurs contraires, et par les éléments mêmes qui les composent; et elles sont détruites aussi par les mêmes causes.

 

 

LIVRE II. Le ciel

CHAPITRE I.  Conformité des théories précédentes avec les traditions les plus antiques et les plus vénérables

Croyances unanimes de l'humanité, qui regarde le ciel comme le séjour des Dieux. Le ciel n'a pas besoin d'un Atlas pour le soutenir, ni d'une âme qui y maintienne l'ordre et la régularité: erreurs d'Empédocle. Le mouvement dont le ciel est doué doit être aussi facile que durable; il ne peut être le résultat d'aucune violence ni d'aucune force contre nature. Accord de ces théories avec la religion vulgaire.

 

§ 1. On peut donc, d'après tout ce qui précède, voir clairement que l'ensemble du ciel n'a pas été créé, qu'il ne peut pas davantage périr, comme le disent quelques philosophes, mais qu'il est un et éternel, et qu'il n'a ni commencement ni fin, durant toute l'éternité. C'est là une conviction certaine que l'on peut tirer, et de ce que nous avons dit ici, et des opinions, mêmes de ceux qui soutiennent un système différent, et qui supposent que le ciel a été créé. En effet si les choses peuvent être telles que nous les expliquons, et si elles ne peuvent pas être de la manière que ces philosophes l'indiquent, ce serait déjà là une bien grande présomption [284b] en faveur de l'immortalité et de l'éternité du ciel.

§ 2. Aussi est-il bon de se persuader que les traditions antiques, et surtout celles que nous avons reçues de nos pères, sont d'une incontestable vérité, quand elles nous apprennent qu'il y a quelque chose d'immortel et de divin, dans les choses qui ont le mouvement, mais qui l'ont de manière à ce que ce mouvement lui-même n'ait jamais de limite, et qu'il soit au contraire la limite de tout le reste. En effet, la limite est une de ces choses qui enveloppent les autres choses. Or comme le mouvement circulaire est parfait en lui-même, il enveloppe tous les mouvements incomplets qui ont une limite et un point d'arrêt, n'ayant lui-même ni commencement ni fin, et étant sans interruption ni repos, durant l'éternité tout entière. Il est pour les autres mouvements le principe d'où ils tirent leur origine, ou bien la fin dans laquelle ils s'arrêtent et cessent. Aussi les anciens ont-ils attribué aux Dieux le ciel et le lieu supérieur, comme étant le seul lieu qui soit éternel.

§ 3. La présente étude sera une preuve de plus que le ciel est impérissable, qu'il est incréé et qu'il est à l'abri de toute atteinte et de toute perturbation mortelle. Il faut ajouter que le ciel ne connaît pas de fatigue, parce qu'il n'est pas besoin qu'en dehors de lui, une nécessité violente le contraigne et lui imprime un mouvement contraire à celui qu'il aurait naturellement ; car tout mouvement contre nature est d'autant plus pénible et fatigant qu'il est plus durable, et qu'il n'est pas conforme à la meilleure disposition possible.

§ 4.  Voilà pourquoi il ne faut pas croire à cette vieille fable qui prétend que le monde, pour se conserver tel qu'il est, et en dehors de ses lois régulières, a besoin. de quelque Atlas. Ceux qui ont jadis imaginé cette idée étrange me semblent avoir eu des conceptions tout aussi fausses que ceux qui, venus plus tard, ont imaginé, non moins fabuleusement, qu'il y avait dans le monde une nécessité intérieure qui lui donnait la vie, de même qu'on l'imagine pour les corps de l'espace supérieure, quand on les suppose pesants et terrestres.

§ 5. Il ne faut pas plus admettre aveuglément ces hypothèses qu'on ne doit admettre que le monde ne se maintient, et ne dure depuis si longtemps, que parce qu'il reçoit, par la rotation qui lui est propre, un mouvement plus rapide que sa tendance à descendre, ainsi que le veut Empédocle.

§ 6. Il ne serait pas non plus rationnel de croire que le ciel ne demeure éternellement ce qu'il est que par l'action d'une âme qui l'y force nécessairement. L'âme ne pourrait pas avoir à ces conditions une existence tranquille et fortunée ; et dès l'instant que le mouvement s'accomplit avec violence, en emportant le corps qui aurait primitivement un autre mouvement naturel, et en l'emportant continuellement, il faut nécessairement que ce mouvement soit sans cesse agité, et qu'il n'ait rien de cette facilité que donne l'intelligence. Il n'y a pas pour cette âme, comme pour l'âme des animaux mortels, un repos, lequel est le délassement du corps dans le sommeil ; et il faut alors qu'il y ait dans le monde une âme éternelle et infatigable, qui subisse en quelque sorte la destinée d'un Ixion. Si donc, je le répète, [285a] il en peut être du mouvement primitif, ainsi que nous l'avons dit, non seulement il est plus sage de s'en tenir à l'opinion exprimée par nous par rapport à son éternité ; mais, en outre, c'est pour nous l'unique moyen de pouvoir exposer des théories qui soient en plein accord avec ce que la divination nous apprend de Dieu. Mais, ce que nous venons de dire ici sur un tel sujet, c'en doit être assez.

 

CHAPITRE II. De la droite et de la gauche du monde

Théories des Pythagoriciens; citation du Traité du mouvement des animaux; les trois dimensions, le haut et le bas, la droite et la gauche, le devant et le derrière; détermination de ces notions; leurs relations à nous et à nos organes. Critique de la théorie des Pythagoriciens, qui n'ont tenu compte que de la droite et de la gauche, et qui ont omis les autres principes. Le haut du monde est le pôle que nous ne voyons pas ; le bas est le pôle qui est au-dessus de nos têtes ; la droite est le point où se lèvent les astres autres que les planètes; la gauche est le point où ils se couchent. Le pôle invisible est à droite; le nôtre est à gauche ; renversement de ces positions par rapport aux planètes.

§ 1. Comme il y a des philosophes qui prétendent que le ciel a une droite et une gauche, et c'est là une opinion de ceux qu'on nomme Pythagoriciens, il faut examiner s'il en est bien ainsi qu'ils le disent, ou si plutôt il n'en est pas tout autrement, quand il s'agit d'appliquer ces principes au corps entier de l'univers. Et, tout d'abord, s'il y a, en effet, une droite et une gauche pour l'univers, il faut aussi supposer antérieurement en lui les principes qui sont antérieurs à ceux-là. Nous avons discuté déjà ces questions dans nos Théories sur les mouvements des animaux, parce que ce sont là des principes qui se rapportent particulièrement à leur nature. C'est, qu'en effet, l'existence de ces principes se montre avec toute évidence dans les animaux. Les uns ont tous ces principes sans exception ; je veux dire, par exemple, la droite et la gauche, etc. ; d'autres n'en ont que quelques-uns, tandis que les plantes n'ont uniquement que le haut et le bas.

§ 2. Mais, s'il convient aussi d'appliquer au ciel des notions de ce genre, il est rationnel de supposer que le principe primitif que nous avons trouvé dans les animaux, se retrouve aussi dans le monde. En ceci, il y a trois choses, dont chacune peut être considérée comme un principe. Ces trois choses sont les suivantes : le haut et le bas, le devant et le derrière, la droite et la gauche ; et ces dimensions doivent se retrouver naturellement, toutes sans exception, dans les corps complets. Le haut est le principe de la longueur ; la droite est le principe de la largeur ; et le devant le principe de la profondeur. J'ajoute encore une autre considération, et c'est celle des mouvements ; car j'appelle principes des mouvements les points d'où les mouvements partent et commencent primitivement, pour les êtres qui en sont doués. Par exemple, c'est d'en haut que vient le mouvement d'accroissement ; c'est de la droite que vient le mouvement dans l'espace ; et c'est de devant que vient le mouvement de nos sens; car j'entends par le devant l'endroit où les sens sont placés.

§ 3. Ainsi donc, il ne faudrait pas vouloir trouver dans tout corps quelconque le haut et le bas, la droite et la gauche, le devant et le derrière. Ces directions sont distinctes seulement dans les corps animés, qui ont en eux le principe du mouvement; car, dans aucun des corps inanimés, nous ne pourrions voir d'où leur vient le principe du mouvement. Il y a, en effet, des choses qui ne se meuvent pas du tout; d'autres qui se meuvent, mais non pas indifféremment en tous sens ; c'est ainsi que le feu ne va qu'en haut, et que la terre se dirige uniquement vers le centre.

§ 4. [285b] Si, cependant même dans ces choses inanimées, nous distinguons encore le haut et le bas, la droite et la gauche, c'est toujours en les rapportant à nous-mêmes. Ainsi, c'est tantôt relativement à notre droite personnelle, comme font les devins; tantôt t'est d'après la ressemblance à nos propres organes, comme on dit la droite et la gauche d'une statue ; ou bien, enfin, on désigne ainsi les choses qui ont une position contraire à la nôtre, leur droite se rapportant à notre gauche, leur gauche étant au contraire notre droite, et leur derrière étant opposé à notre devant. Dans tout cela, nous ne voyons d'ailleurs aucune différence réelle ; car, pour peu que l'on se trouve en sens inverse, ce seront les contraires que nous appellerons droite et gauche, haut et bas, devant et derrière.

§ 5. Aussi pourrait-on s'étonner, à bon droit, que les Pythagoriciens n'aient parlé que de deux principes, la droite et la gauche, et qu'ils aient négligé les quatre autres, qui n'ont pas moins d'importance. En effet le bas et le haut, le devant et le derrière, n'offrent pas moins de différences entr'eux, que n'en offre la droite par rapport à la gauche dans tous les animaux. C'est que, de tous ces principes les uns ne diffèrent entr'eux que par leur puissance ; les autres diffèrent en outre par leurs formes. Ainsi, le haut et le bas se retrouvent d'une façon identique dans tous les êtres doués de vie, les animaux et les plantes; mais les plantes n'ont pas de droite ni de gauche.

§ 6. De plus, comme la longueur est antérieure à la largeur, si le haut est, ainsi que nous l'avons dit, le principe de la longueur, et la droite le principe de la largeur ; et comme le principe d'une chose antérieure doit être antérieur également, il s'ensuit que le haut doit être antérieur à la droite, sous le rapport de la génération. Le mot d'Antérieur peut, comme on sait, se prendre dans plusieurs sens. Enfin, si le haut est le lieu d'où vient le mouvement, si la droite est l'endroit d'où il part, et le devant le lieu où il va, il s'ensuit qu'en ce sens encore, le haut pourrait avoir, en quelque sorte, la puissance d'un principe relativement aux autres notions qu'il précède. En résumé, on peut justement reprocher aux Pythagoriciens d'avoir laissé de côté des principes plus importants que ceux qu'ils adoptent, et d'avoir cru que les principes adoptés par eux se retrouvaient également en tout.

§ 7. Mais quant à nous, comme nous avons établi antérieurement que ces possibilités n'existent que dans les êtres qui ont en eux le principe du mouvement, et que le ciel, étant animé comme il l'est, possède le principe du mouvement en lui-même, il en résulte évidemment qu'il a un haut et un bas, une droite et une gauche. Il ne faut pas, parce que la forme de l'univers est sphérique, refuser de croire qu'il ait une droite et une gauche, attendu que toutes ses parties [286a] doivent être absolument semblables et en mouvement durant l'éternité; mais il faut penser au contraire que les choses se passent en ceci comme elles se passeraient si, dans les êtres où il y a réellement une différence même de formes, entre la droite et la gauche, on venait ajouter une sphère qui les envelopperait. La droite et la gauche garderaient toujours une puissance différente ; mais il n'y paraîtrait pas à cause de la ressemblance de la forme. De même encore pour le principe du mouvement; car, quoique le mouvement n'ait jamais commencé, il n'en faut pas moins, cependant, qu'il ait un principe d'où il pourrait partir, si l'univers, mis en mouvement, commençait jamais à se mouvoir, et d'où le mouvement pourrait recommencer de nouveau, s'il venait, par hasard, à s'arrêter jamais.

§ 8. J'entends par la longueur de l'univers, la distance qui sépare les pôles ; et j'ajoute que des deux pôles l'un est en haut, et l'autre, en bas. En effet la différence que nous voyons dans ces seuls points des hémisphères, c'est que les pôles ne sont jamais en mouvement. On peut remarquer aussi que même le langage ordinaire indique pour les côtés du monde, non pas le haut ni le bas, mais les parties qui environnent les pôles, comme si les pôles étaient le sens véritable de sa longueur; et ce qu'on prend pour le côté est précisément ce qui environne le haut et le bas du monde.

§ 9. Des deux pôles, celui qui est visible au-dessus de nous est la partie inférieure, tandis que celui que nous ne voyons pas est la partie supérieure de l'univers. C'est qu'en effet nous appelons la droite, pour chaque chose, le point d'où part le mouvement de translation dans l'espace. Le principe de la circonvolution du ciel étant le point où se lèvent les astres, c'est là aussi la droite; et la gauche est le point où les astres se couchent. Si donc les astres commencent à se lever à droite, et s'ils se dirigent dans leur circonvolution vers la gauche, il faut nécessairement que le pôle invisible soit le haut; car si c'était le pôle que nous voyons, ce mouvement serait dirigé à gauche ; ce que nous nions absolument.

§ 10. Il est donc certain que le pôle qui est invisible pour nous est le haut du ciel ; ceux qui y habitent sont dans l'hémisphère supérieur, et à droite, tandis que nous, nous sommes en bas et à gauche, contrairement à ce que disent les Pythagoriciens ; il nous placent en haut et dans la partie droite, tandis que les autres sont en bas et dans la partie gauche. Or, c'est tout le contraire. Mais par rapport à la seconde circonvolution, qui est celle des planètes, par exemple, nous sommes en haut et à droite, tandis que les habitants de l'autre pôle sont en bas et à gauche. C'est qu'en effet, pour ces corps secondaires, le principe du mouvement est placé à l'inverse, puisque leurs déplacements sont contraires ; et, par conséquent, nous sommes au commencement de cette révolution, et les autres sont à la fin. Voilà ce que nous avions à dire [286b] sur les parties du ciel, relativement aux dimensions, et sur les divisions de l'espace.

 

CHAPITRE III. Difficulté des théories sur l'origine des choses.

Éternité de Dieu et du mouvement qu'il donne au monde. Toutes les parties du ciel sont éternellement mobiles. Il n'y a que la terre qui puisse être au centre et en repos. Nécessité d'admettre cette première hypothèse. L'existence de la terre entrai ne celle du feu, son contraire, et celle de tous les autres éléments. Les éléments ont été nécessairement créés; et il sont subordonnés entr'eux.

§ 1. Comme le mouvement circulaire ne peut pas être contraire au mouvement circulaire, nous avons à examiner pourquoi, dans les corps célestes, il y a plusieurs révolutions, bien que cette recherche ne puisse jamais être faite par nous que de bien loin. Quand je dis de bien loin, je n'entends pas parler simplement de l'éloignement des lieux. Mais j'attribue bien plutôt la difficulté de cette étude à l'insuffisance de nos sens, qui ne peuvent nous révéler que très imparfaitement les conditions de ces phénomènes. Parlons-en cependant comme nous le pourrons, et voici le moyen d'arriver à comprendre la cause d'où ils proviennent.

Toute chose qui produit un certain acte est faite en vue de cet acte ; or l'acte de Dieu, c'est l'immortalité ; en d'autres termes, c'est une existence éternelle; donc il faut nécessairement que le Divin ait un mouvement éternel. Mais le ciel a cette qualité, puisqu'il est un corps divin ; et voilà pourquoi il a la forme sphérique, qui, par sa nature, se meut éternellement en cercle. Or comment se fait-il que le corps entier du ciel ne soit point ainsi en mouvement ? C'est qu'il faut nécessairement qu'une partie du corps qui se meut circulairement, reste en place et en repos ; et c'est la partie qui est au centre. Dans le ciel, il n'est pas possible qu'aucune partie demeure immobile, ni nulle part, ni au, centre ; car alors son mouvement naturel serait vers le centre ; et comme son mouvement naturel est circulaire, le mouvement, dès lors, ne serait plus éternel. Mais rien de ce qui est contre nature ne peut durer éternellement. Or, ce qui est contre la nature est postérieur à ce qui est selon la nature; et dans l'ordre de génération, ce qui est contre la nature n'est qu'une déviation de ce qui est naturel.

§ 2. Il faut donc nécessairement que la terre soit au centre, et qu'elle y demeure en repos; permettons-nous de poser ici cette hypothèse, en nous réservant d'en reparler plus tard. Mais si la terre existe, il faut nécessairement que le feu existe aussi ; car du moment que l'un des contraires existe naturellement, il faut que l'autre contraire existe aussi par les lois de la nature, si c'est un vrai contraire et qu'il y ait une nature pour le second comme pour le premier ; car les contraires ont une matière identique. En outre, l'affirmation est antérieure à la privation ; et, je veux dire, par exemple, que le chaud est antérieur au froid. Or, le repos et la pesanteur ne se comprennent que comme privation de la légèreté et du mouvement.

§ 3. Mais s'il y a de la terre et du feu, il faut nécessairement aussi que tous les corps intermédiaires entre ces deux là existent ainsi qu'eux ; car chacun des éléments doit avoir son contraire, qui lui est opposé. Admettons ici encore cette hypothèse, qu'on essayera également de démontrer plus tard. Mais ces éléments existant, il faut de toute nécessité qu'ils soient créés, parce qu'aucun d'eux ne peut être éternel, les contraires agissant et souffrant mutuellement les uns par les autres, et se détruisant réciproquement.

§ 4. On ne peut non plus rationnellement admettre qu'un mobile soit éternel, quand le mouvement de ce même mobile ne peut pas être naturellement éternel comme lui; [287a] et ces corps, que nous venons de nommer, sont doués de mouvement. On voit donc clairement d'après cela, la nécessité du mouvement de génération ; et du moment que la génération existe, il faut aussi qu'il y ait un autre genre de mouvement, soit un, soit plusieurs ; car il faut nécessairement que les éléments des corps aient, les uns par rapport aux autres, le même mouvement dont le tout est animé. On éclaircira, du reste, ce point, dans ce qui va suivre.

§ 5. Pour le moment, nous voyons évidemment par quelle cause, les corps soumis à un mouvement circulaire, sont plus d'un. C'est qu'il faut nécessairement qu'il y ait génération, et il y a génération parce qu'il y a du feu ; et le feu existe, ainsi que les autres éléments, parce que la terre existe aussi ; enfin la terre existe elle-même, parce qu'il faut un corps qui reste éternellement en repos, puisqu'il doit y avoir un mouvement éternel.

 

CHAPITRE IV. Sphéricité nécessaire du Ciel

Considérations générales sur les figures; supériorité du cercle parmi les surfaces planes, et de la sphère parmi les solides; méthode de division des corps en surfaces, application de ces principes à la sphère. Il n'y a que la sphéricité qui puisse supprimer le vide. Position respective et subordonnée des éléments, les uns à l'égard des autres; la surface des eaux est sphérique; démonstration graphique de cette proposition. Le monde est plus complètement sphérique que tout ce que l'homme peut faire.

§ 1. Le ciel doit nécessairement avoir une forme sphérique; car cette forme est celle qui convient le mieux à la substance du ciel, en même temps qu'elle est naturellement la première. Mais, d'abord, traitons d'une manière générale des formes et des figures ; et voyons quelle est celle qui est la première, soit dans les surfaces, soit dans les solides. Toute forme est une surface, soit que cette surface se compose de lignes droites, soit qu'elle se compose de lignes circulaires. La forme plane à lignes droites est circonscrite par plusieurs lignes, tandis que la forme circulaire l'est par une ligne unique. Mais, comme dans chaque genre, l'unité est naturellement antérieure à la multiplicité, de même que le simple l'est au composé, il faut considérer le cercle comme la première des figures parmi les surfaces.

§ 2. En outre, si une chose est parfaite, quand il n'y a plus moyen de prendre rien de ce qui la concerne en dehors d'elle, ainsi qu'on l'a dit antérieurement, et si l'on peut toujours ajouter quelque chose à la ligne droite, tandis qu'on ne peut rien ajouter à la ligne du cercle, il est évident que la ligne qui circonscrit le cercle est parfaite et. achevée. Par conséquent, si le parfait est antérieur à l'imparfait, cela suffit encore pour que le cercle doive être considéré comme la figure antérieure à toutes les autres. Il en est de même pour la sphère parmi les solides ; car, seule entre les solides, elle est enveloppée d'une surface unique, tandis que les solides terminés par des lignes droites ont plusieurs surfaces qui les enveloppent. La sphère tient, parmi les solides, le même rang que le cercle tient parmi les surfaces.

§ 3. Remarquez que ceux-là même des philosophes qui divisent les corps en surfaces, et qui les engendrent en quelque sorte ainsi, semblent avoir déposé en faveur de notre opinion. En effet, la sphère est le seul des solides qu'ils ne divisent point, parce qu'elle n'a pas plus d'une seule et unique surface; car la méthode de division des solides en surfaces ne les divise pas, comme on peut couper en diverses parties un tout que l'on sépare ; mais elle les divise en des parties qui sont spécifiquement différentes. On le voit donc évidemment : la sphère est la première des figures solides.

§ 4. Si même on veut classer les choses, non plus d'après la forme, mais d'après le nombre, l'opinion que nous venons d'exposer sera encore plus juste. Le cercle représentera l'unité ; le triangle [287b] répondra au nombre deux, parce qu'il équivaut à deux angles droits ; mais si l'on prenait le triangle pour type de l'unité, le cercle ne pourrait plus être une figure.

§ 5. Or, comme la première forme doit appartenir au premier corps, et que ce premier corps est celui qui est à la circonférence extrême, il en résulte que le corps, qui se meut d'un mouvement circulaire, doit être sphérique. Le corps, qui est continu à celui-là, est sphérique comme lui ; car, ce qui est continu au sphérique doit être sphérique lui-même. La même remarque s'applique à tout ce qui se rapproche du centre de ces corps; car, tout ce qui est enveloppé par le corps sphérique et est en contact avec lui, doit être nécessairement sphérique aussi. Mais, ce qui est au-dessous de la sphère des planètes, est continu à la sphère supérieure. Il faudrait donc conclure de ceci que toute révolution est sphérique, puisque tout est en contact avec les sphères et ne fait que les continuer.

§ 6. En second lieu, comme il semble, ou du moins comme on suppose que le tout se meut d'une révolution circulaire, et comme il a été démontré qu'il n'y a ni vide ni espace au-delà de la circonférence extrême, il faut bien nécessairement aussi, et par les mêmes raisons, que le ciel soit sphérique. En effet, s'il était terminé par des lignes droites, il y aurait en dehors de lui, de l'espace, un corps, et du vide ; car, un corps circonscrit par des lignes droites qui serait animé d'un mouvement circulaire, n'occuperait jamais la même place ; alors, là où il y avait antérieurement un corps, il n'y en aurait plus ; et là où il n'y en a pas actuellement, il y en aurait plus tard, à cause du changement perpétuel des angles. Même résultat, si l'on prend toute autre figure quelconque qui n'aurait pas des lignes égales menées du centre ; par exemple, une figure elliptique ou une figure ovoïde; car il arrivera, pour toutes ces figures, qu'il y aura, en dehors de la révolution, un certain espace et un certain vide, parce que le tout n'occupera pas toujours la même place.

§ 7. D'un autre côté, si la translation du ciel est la mesure des autres mouvements, parce qu'elle seule est continue, toujours uniforme et éternelle; et si, en chaque genre, c'est la plus petite quantité possible qui sert de mesure, le mouvement le plus rapide étant aussi le plus petit mouvement, il est évident que le mouvement du ciel doit être le plus rapide de tous les mouvements possibles.

§ 8. Mais de toutes les lignes qui vont du même au même, la plus courte c'est celle du cercle; et le mouvement le plus rapide est celui qui a lieu suivant la ligne la plus courte. Par conséquent, le ciel se meut circulairement; et s'il se meut le plus rapidement possible, il faut nécessairement aussi qu'il soit sphérique.

§ 9. On pourrait encore fortifier cette conviction en considérant les corps qui s'arrêtent et se fixent autour du centre. En effet, si l'eau est placée autour de la terre, l'air autour de l'eau, le feu autour de l'air, les corps supérieurs doivent être placés aussi dans le même rapport ; car on ne peut pas dire que ces éléments sont continus aux autres, et ils ne font que les toucher seulement. [288a] Or, la surface de l'eau est sphérique, et ce qui est continu au sphérique, ou est placé à l'entour du sphérique, doit être nécessairement sphérique lui-même, de sorte qu'évidemment, et par cette raison encore, le ciel doit être sphérique.

§ 10. Mais que la surface de l'eau soit sphérique, ainsi qu'on vient de le dire, c'est ce qu'on voit évidemment en remarquant que l'eau descend et se réunit toujours dans le lieu le plus bas ; et le plus bas est toujours plus rapproché du centre. Soient menées du centre les lignes A. B et A C, et qu'on les joigne par la ligne B C. La ligne A D abaissée sur la base est plus petite que les lignes qui partent du centre. Ainsi, cet endroit D est plus bas et plus creux; l'eau s'y écoulera donc, jusqu'à ce qu'elle se soit mise de niveau. Mais la ligne A E est égale à celles qui partent du centre; donc il faudra nécessairement que l'eau se rapproche des lignes tirées du centre, et c'est alors seulement qu'elle restera en repos. Mais la ligne qui passe par les lignes tirées du centre est circulaire ; et par conséquent, la surface de l'eau, B E C, est de forme sphérique.

§ 11. On voit donc évidemment, par tout cela, que le monde est sphérique, et qu'il est si exactement et si parfaitement tourné, qu'il n'y a rien, dans ce que fait la main de l'homme, qui puisse en approcher jamais, ni dans aucun de tous les phénomènes qui sont sous nos yeux. Car aucun des matériaux, dont le monde se compose, ne peut recevoir une égalité aussi absolue, ni une régularité aussi grande que la nature du corps primitif qui enveloppe tout. Donc, il est évident que le même rapport proportionnel qui se trouve de l'eau à la terre, doit aussi se retrouver entre les éléments, qui sont toujours de plus en plus éloignés dans l'espace.


 CHAPITRE V. Pourquoi le mouvement circulaire a-t-il lieu dans un sens plutôt que dans l'autre?

Difficulté de cette question; réserve qu'il faut apporter dans certaines recherches; indulgence avec laquelle il faut les juger. Le principe du mieux explique beaucoup de phénomènes dans la nature; et si le mouvement universel a une certaine direction, c'est qu'il est mieux qu'il ait celle-là plutôt que toute autre.

§ 1. Le mouvement circulaire peut avoir lieu en un double sens ; et, par exemple, il peut, à partir de A, se diriger indifféremment, soit en B, soit en C.  Or, nous avons dit antérieurement que ces mouvements ne sont pas contraires l'un à l'autre. Mais si rien n'est fortuit ni arbitraire dans les choses éternelles, et si le ciel est éternel, ainsi que le mouvement circulaire dont il est animé, pourquoi est-il porté dans un des deux sens, et ne l'est-il pas dans l'autre ? Car il faut que ce phénomène même soit un principe, ou qu'il y ait un principe supérieur d'où il dérive.

§ 2. Mais essayer de discuter certaines questions et prétendre tout expliquer en se flattant de ne rien omettre, c'est peut-être faire preuve de beaucoup de naïveté, ou de beaucoup d'audace. Cependant il ne serait pas équitable de blâmer indistinctement toutes ces tentatives ; mais il faut aussi peser les motifs que chacun peut avoir de prendre la parole ; et ensuite, il faut voir jusqu'à quel point on mérite confiance, selon qu'on s'appuie sur des raisons admises par le vulgaire des hommes, ou sur des considérations plus relevées et plus fortes. [288b] Lors donc qu'on voit quelqu'un atteindre en ces matières une plus grande précision, et expliquer les lois nécessaires de la nature, on doit savoir bon gré à ceux qui font ces découvertes. C'est là ce qui nous encourage maintenant à dire, sur ce sujet, l'opinion que nous nous sommes formée. La nature fait toujours le mieux qu'elle peut ; or, comme parmi les mouvements en ligne droite, le mouvement qui se dirige vers le lieu supérieur est le plus noble, parce que le lieu qui est en haut est plus divin que celui qui est en bas, et que par la même raison, le mouvement en avant est supérieur au mouvement en arrière, le mouvement vers la droite également est supérieur au mouvement vers la gauche, ainsi qu'on l'a dit un peu plus haut. Cette question même que l'on vient de poser, montre bien qu'il y a dans le ciel quelque chose d'antérieur et quelque chose de postérieur. La cause même qui produit le phénomène résout la difficulté dont il s'agit. Si, en effet, les choses sont toujours le mieux possible, c'est là précisément la cause du fait qui nous occupe; car le mieux ici, c'est d'avoir un mouvement simple, un mouvement indéfectible, et qui se dirige vers le lieu le plus important et le plus noble.

 

CHAPITRE VI. De l'uniformité du mouvement du ciel

Impossibilité de supposer une irrégularité dans les mouvements célestes. Le moteur est immuable tout aussi bien que le mobile ; les astres ont toujours conservé leurs distances les uns par rapport aux autres, et l'on n'a pu observer aucune perturbation. Le mouvement est éternellement uniforme, sans accroissement ni diminution, et sans aucune alternative de vitesse ni de lenteur.

§ 1. Une suite de ce que nous venons d'exposer, c'est de faire voir que le mouvement du monde est uniforme, et qu'il n'est jamais irrégulier. D'ailleurs, je ne veux parler ici que du premier ciel et de la première révolution ; car pour les corps qui sont placés au-dessous, il arrive que déjà plusieurs mouvements se sont réunis et combinés en un seul. Si l'on supposait, en effet, que le ciel a un mouvement irrégulier, il est clair qu'il y aurait alors accroissement, maximum et décroissance de ce mouvement; car tout mouvement irrégulier présente accroissement, décroissance et maximum. Le maximum peut se trouver ou au point d'où part le mouvement, ou au point vers lequel il se dirige, ou bien au point intermédiaire. On peut dire, par exemple, que, pour les corps animés d'un mouvement naturel, le maximum est au point vers lequel ils sont portés ; que pour les corps qui sont mus contre nature, le maximum est au point d'où ils partent ; et qu'enfin pour les corps qu'on lance, c'est-à-dire pour les projectiles, c'est le point intermédiaire. Mais dans le mouvement circulaire, il n'y a ni point de départ, ni point d'arrivée, ni point intermédiaire; car pour ce mouvement, il n'y a vraiment ni commencement, ni fin, ni milieu, puisque ce mouvement est éternel, quant à la durée, puisqu'il se tient dans toute sa longueur, et qu'il n'a pas d'interruption qui le brise. Il s'ensuit que, s'il n'y a pas de maximum pour le mouvement du ciel, il n'y a pas non plus d'irrégularité ; car l'irrégularité ne vient que de l'accroissement et de la décroissance successive.

§ 2. Il faut ajouter que, comme tout mobile est mis en mouvement par quelque moteur, il est nécessaire que l'irrégularité du mouvement provienne, ou du moteur, ou du mobile, ou des deux à la fois. Si, en effet, le moteur ne meut plus avec la même force, ou si le mobile vient à changer et ne reste pas le même, ou si les deux changent à la fois, rien n'empêche alors que le mobile ne reçoive le mouvement d'une façon irrégulière. Mais rien de tout cela ne peut se produire pour le ciel ; car le mobile y est, comme on l'a démontré, primitif, simple, [289a] incréé, impérissable et absolument immuable. Le moteur, à plus forte raison, doit-il avoir toutes ces qualités ; car le moteur de ce qui est primitif, doit être primitif aussi ; il doit être simple pour le simple, comme il est impérissable et incréé pour l'impérissable et l'incréé. Or, si le mobile, qui est un corps, ne change pas, le moteur, qui est incorporel, peut encore moins changer que lui. Ainsi donc le mouvement de translation du ciel ne peut pas être irrégulier.

§ 3. Si le mouvement du ciel était irrégulier, ou le ciel changerait tout entier, ayant un mouvement tantôt plus rapide et tantôt plus lent ; ou bien ce seraient seulement quelques-unes de ses parties qui changeraient. Mais il est évident que ses parties ne présentent aucune irrégularité; car dans l'infinité des temps, les astres se seraient éloignés les uns des autres et se seraient distancés, l'un allant plus vite, et l'autre allant plus lentement. Or, il ne paraît pas qu'il y ait jamais eu la moindre modification dans les distances qui les séparent. Mais il n'est pas plus admissible que ce soit le mouvement tout entier, au lieu de ses parties, qui puisse changer. La décroissance en chaque chose ne peut venir que d'une impuissance ; or, l'impuissance est contre nature ; car dans les animaux toutes les impuissances sont antinaturelles, la vieillesse, par exemple, et la mort. C'est, qu'en effet, la constitution entière des animaux ne se compose guère que des éléments, qui diffèrent entr'eux par la position propre à chacun ; et il n'y a aucune des parties, dont les animaux sont formés, qui n'occupe la place qui lui appartient. Si donc dans les corps primitifs, il n'y a rien qui puisse être contre nature, parce qu'ils sont simples et sans mélange, parce qu'ils sont toujours à leur place spéciale, et qu'il n'y a rien qui leur suit contraire, il n'y a pas davantage d'impuissance pour eux. Par suite, il n'y a pas non plus décroissance, ni accroissement ; car s'il y avait accroissement, il y aurait décroissance à un moment donné.

§ 4. La raison se refuse également à croire que le moteur puisse rester impuissant pendant un temps infini, et qu'ensuite il devienne puissant durant un autre temps infini, parce qu'en effet rien de ce qui est contre nature ne peut subsister durant l'infinité du temps. Or, l'impuissance est contre nature. Il n'est pas possible davantage que ce qui est contre nature, et ce qui est selon la nature, durent l'un et l'autre pendant un temps égal ; non plus qu'en général ce qui peut, et ce qui ne peut pas, ne durent point le même temps. Si le mouvement détroit, il y a nécessité alors qu'il décroisse durant un temps infini. Mais il n'est pas plus possible qu'il s'accroisse toujours, ou qu'il se relâche ensuite également ; car alors le mouvement serait à la fois infini et indéterminé. Or, nous avons dit que tout mouvement était déterminé, et qu'il allait d'un certain point à un autre point.

§ 5. Il n'est pas plus possible d'admettre cette hypothèse, si l'on pense qu'il y a nécessairement un minimum de temps le plus petit possible, au-dessous duquel le ciel ne pourrait plus accomplir sa révolution ; car, de même qu'on ne peut, par exemple, ni marcher, ni jouer de la lyre dans un temps quelconque, mais qu'il y a pour accomplir chacune de ces actions un minimum de temps nécessaire, qu'il n'est pas possible de dépasser, de même il n'est pas possible davantage que le ciel se meuve [289b] dans un temps quelconque. Si donc ceci est exact et vrai, il s'ensuit qu'il ne peut pas y avoir un accroissement perpétuel de translation du ciel. S'il n'y a pas d'accroissement, il n'y a pas non plus de décroissance ; car ces deux changements sont soumis à des lois pareilles; et l'un s'accomplit comme l'autre, soit que leur rapidité soit égale ou plus grande, et que le mouvement dure un temps infini.

§ 6. Il ne resterait donc plus qu'à prétendre que le mouvement du ciel présente des alternatives d'accroissement et de ralentissement de vitesse ; mais c'est là une hypothèse tout à fait absurde, et ce n'est qu'une véritable rêverie. Il est bien plus raisonnable encore de supposer que ces alternatives ne pourraient pas échapper à notre observation ; et rapprochées les unes des autres, elles n'en seraient que plus sensibles.

Mais bornons-nous à ce que nous venons de dire pour montrer qu'il n'y a qu'un seul et unique ciel, qu'il est incréé, éternel, et de plus qu'il se meut d'une façon régulière et uniforme.

 

CHAPITRE VII. De la composition et du mouvement des étoiles

Théories qui les supposent formées de feu. Réfutation de cette théorie. La lumière et la chaleur venues des astres ne tiennent qu'au mouvement qu'ils impriment à l'air; le mouvement, quand il est rapide, suffit pour enflammer les corps; exemple des flèches volant en l'air. Les astres ne sont pas de feu; et ils ne se meuvent pas dans le feu non plus.

§ 1. Comme suite de ce qui précède, il faut parler des corps qu'on appelle les étoiles, et essayer d'expliquer de quels éléments ces corps sont constitués, quelles en sont les formes, et quels sont leurs mouvements. Certainement, la conséquence qui semble la plus rationnelle pour nous, après les théories que nous venons de présenter, c'est de composer chacun des astres de cette même matière dans laquelle ils ont leur mouvement de translation, puisque nous avons établi qu'il y a un corps qui, par sa nature propre, est doué d'un mouvement circulaire. De même, en effet, que ceux qui prétendent que les astres sont formés de feu, ne soutiennent cette opinion que parce qu'ils croient que le corps supérieur est du feu, et qu'il semble tout simple que chaque chose se compose des éléments dans lesquels elle existe ; de même, nous aussi, nous n'avons que ce motif pour avancer ce que nous disons.

§ 2. La chaleur et la lumière que les astres nous envoient, viennent du frottement de l'air déplacé et broyé par leur translation ; car on sait que le mouvement peut aller jusqu'à enflammer et liquéfier les bois, les pierres et le fer. Il est donc très rationnel de supposer que ce qui est le plus rapproché du feu, et qui en est le plus voisin, c'est-à-dire l'air, subit le même effet que les flèches qu'on lance ; car quelquefois elles s'échauffent à ce point que leur plomb vient à fondre ; et puisqu'elles en arrivent jusqu'à s'enflammer, il faut nécessairement aussi que l'air qui les entoure, et fait cercle autour d'elles, éprouve un effet semblable. Ainsi donc ces flèches s'échauffent par leur vol dans l'air, qui, sous le coup que le mouvement lui donne, devient du feu. Or chacun des corps supérieurs se meut dans la sphère, de telle sorte, non pas qu'ils s'enflamment directement eux-mêmes, mais que l'air, qui est au-dessous de la sphère du corps circulaire, s'échauffe nécessairement par le mouvement de cette sphère, et s'échauffe le plus vivement là où le soleil se trouve retenu et enchaîné. voilà pourquoi, quand le soleil s'approche de la terre, et quand il s'élève et qu'il est au-dessus de nous, la chaleur se produit. En un mot, nous soutenons que les étoiles ne sont pas de feu, et que ce n'est pas dans le feu non plus qu'elles se meuvent.

 

CHAPITRE VIII. Du mouvement des astres et du ciel

Hypothèses diverses à ce sujet; difficultés de la question. Le ciel, avec tous les astres, forme un ensemble continu. -- La figure des astres est sphérique: ils n'ont pas de mouvement propre comme le soleil ; leur scintillation est causée par l'éloignement; les astres n'ont pas de rotation sur eux-mêmes, non plus que la lune; la nature ne leur a pas donné d'organes de progression. Démonstration de la sphéricité des astres et du ciel entier.

§1. [290a] Comme il semble que les étoiles se meuvent et changent manifestement de place, ainsi que le ciel tout entier, il faut de toute nécessité, pour que le changement ait lieu, ou que ces astres et le ciel restent en place, ou que tous les deux soient en mouvement, ou qu'enfin l'un des deux systèmes reste en place, tandis que l'autre se meut. Mais il est impossible que ces systèmes restent en place tous les deux, la terre y étant aussi ; car alors aucun des phénomènes que noue observons ne pourrait se produire. Nous supposons d'ailleurs, pour le moment, que la terre est immobile.

§ 2. Reste donc à penser, ou que les deux systèmes sont en mouvement, ou que l'un se meut tandis que l'autre est immobile. Si les deux se meuvent, il n'est pas possible que les vitesses des astres soient identiques à celles des cercles ; car tout corps qui se meut aura toujours une vitesse égale à la circonférence suivant laquelle il accomplit son mouvement, puisque les astres paraissent revenir au même point, en même temps que les cercles. Il se trouverait donc tout à la fois et que l'astre aurait parcouru le cercle, et que le cercle aurait fourni la course de l'astre, après avoir parcouru la même circonférence que lui. Mais il n'est pas rationnel de croire que les vitesses des astres aient le même rapport que les dimensions des cercles ; car il n'y a rien d'absurde à supposer, et au contraire il faut nécessairement supposer, que les cercles ont leurs vitesses proportionnelles à leurs grandeurs. Ce qui ne serait pas naturel, ce serait de le croire pour chacun des astres qui sont dans ces cercles ; car si le corps qui parcourt un cercle plus grand doit avoir, de toute nécessité, un mouvement plus rapide, il est également évident que, si les étoiles pouvaient se déplacer les unes dans les cercles des autres, celle-ci serait plus rapide, et celle-là plus lente. Mais dans cette situation nouvelle, les étoiles n'auraient plus de mouvement qui leur fût propre ; et elles seraient emportées par les cercles.

§ 3. Que si l'on suppose que tout cela n'est qu'un effet du hasard, on ne peut pas davantage, dans cette hypothèse, admettre que, pour tous les cas, le cercle soit à la fois plus grand, et le mouvement de l'astre qui s'y meut, plus rapide. S'il n'y a rien d'absurde à croire qu'un ou deux astres pourraient. être, par le hasard, réglés ainsi, c'est pure rêverie que de supposer que tous les astres, sans exception, puissent être, par hasard, soumis à la même loi. Dans les phénomènes de la nature, il n'y a pas de place pour le hasard, pas plus qu'on ne peut attribuer à un hasard capricieux un fait qui est partout, et qui est toujours.

§ 4. D'autre part, si l'on suppose que les cercles restent immuables et que ce sont les astres eux-mêmes qui se meuvent, cette seconde théorie ne sera pas moins déraisonnable que l'autre. I1 arrivera dès lors que les étoiles qui sont extérieures, auront un mouvement plus rapide, et que leur vitesse sera proportionnelle à la grandeur des cercles. Par conséquent, puisque la raison ne peut croire ni que les deux systèmes sont en mouvement à la fois, ni que l'un des deux, celui des étoiles, soit en mouvement tout seul, il reste que les cercles se meuvent, et que les astres soient en repos, comme enchaînés dans les cercles qui les emportent. C'est seulement ainsi qu'il n'y aura rien qui choque la raison ; car il est rationnel de supposer que la vitesse d'un cercle plus grand est plus rapide, dans un système de corps retenus et enchaînés autour d'un même centre. [290b] Et de même que, dans tous les autres cas, le corps le plus grand a plus de rapidité dans le mouvement spécial dont il est animé, de même aussi ce rapport se retrouve dans les corps animés d'un mouvement circulaire, parce que la section d'un plus grand cercle est plus grande sur les parties de la circonférence interceptées par les lignes menées du centre.

§ 5. Ainsi donc, la raison comprend très bien que le plus grand cercle aura décrit sa circonférence dans le même temps. Avec cette hypothèse, le ciel n'est pas disloqué et divisé, et elle est conforme à ce que l'on a dit sur la continuité du ciel entier.

§ 6. Nous abordons une autre question. Les astres sont de forme sphérique, ainsi que d'autres l'ont cru avant nous, et ainsi que nous avons le droit de le répéter nous-mêmes, puisque nous les faisons naître du corps du ciel, qui est sphérique également ; or, tout sphéroïde peut en soi avoir deux mouvements distincts, la rotation et la translation. Si donc les astres avaient un mouvement propre, il faudrait nécessairement qu'ils eussent l'un ou l'autre ; mais, on ne voit pas qu'ils aient aucun des deux. S'ils avaient une rotation, ils demeureraient toujours à la même place, et ils ne changeraient pas de lieu, ainsi qu'on peut l'observer et que tout le monde en convient. De plus, la raison exige que tous les astres aient le même mouvement. Or, le soleil est le seul parmi les astres qui nous paraisse soumis à cette rotation, soit à son lever, soit à son coucher ; mais ce n'est pas par lui-même que le soleil a ce mouvement rotatoire ; c'est à cause de la distance d'où nous le voyons ; car notre vue, en se portant au loin, vacille et tourbillonne à cause de sa faiblesse. C'est là aussi peut-être ce qui fait que les étoiles fixes paraissent scintiller, et qu'au contraire les planètes ne scintillent pas ; car les planètes sont voisines de nous, et notre vue a dés lors la force suffisante pour arriver jusqu'à elles et pour les bien voir. Mais pour les astres qui sont fixes et qui restent en place, comme notre vue s'étend trop loin, elle se trouble à cause de l'éloignement; son tremblement est cause que nous attribuons un mouvement à l'astre lui-même ; car il n'y a pas de différence à supposer que ce soit, ou l'objet, ou la vue, qui change et se meut.

§ 7. Mais il est tout aussi évident que les astres n'ont pas non plus de translation ; car le corps qui a un mouvement de translation doit nécessairement se tourner. Mais pour la lune, c'est la partie qu'on appelle son visage qui est toujours visible à nos yeux. En résumé, comme les corps qui se meuvent eux-mêmes doivent nécessairement avoir les mouvements qui leur sont propres, et que les astres ne paraissent pas se mouvoir selon ces mouvements spéciaux, il est évident qu'ils ne se meuvent pas par eux-mêmes.

§ 8. J'ajoute qu'il serait bien peu raisonnable de croire que la nature ne leur eût point donné quelque organe approprié à leurs mouvements ; car la nature ne fait jamais rien au hasard, et l'on ne peut supposer .qu'après s'être occupée si soigneusement des animaux, elle ait oublié des êtres aussi importants que ceux là. Mais on pourrait presque dire, puisqu'elle leur a enlevé si complètement tout ce qui pouvait servir à leur progression particulière, qu'elle a voulu les éloigner le plus possible des êtres qui ont tous les organes indispensables au mouvement.

§ 9. Ainsi, la raison nous porte à penser que [291a] le ciel entier est de forme sphérique, ainsi que chacun des astres ; car la sphère est la plus convenable de toutes les formes pour le mouvement sur soi-même, et c'est ainsi qu'un corps peut à la fois et avoir le mouvement le plus rapide possible et conserver la place qui est la sienne. Mais la forme sphérique est aussi la moins bonne pour le mouvement en avant; car c'est elle qui ressemble le moins à la forme des êtres qui produisent le mouvement par eux-mêmes, puisqu'elle n'a rien de détaché ni de proéminent, comme la figure terminée par des lignes droites, et que c'est elle au contraire qui, sous le rapport de la forme, s'éloigne le plus possible des corps qui peuvent avancer. Puis donc qu'il faut que le ciel ait le mouvement sur soi-même, et que les autres astres soient par eux seuls hors d'état de faire un mouvement progressif, il est naturel de croire que de part et d'autre il y a un sphéroïde ; car c'est ainsi surtout que l'un des deux systèmes sera mis en mouvement, et que l'autre demeurera en repos.

 

CHAPITRE IX. Fausseté et insuffisance des théories qui croient à une harmonie des sphères, et qui supposent que les astres doivent faire du bruit dans leur course.

L'observation atteste que ce prétendu bruit n'existe pas; explication qu'on donne de ce silence; les forgerons; réfutation des Pythagoriciens. Causes ordinaires du bruit que font les corps ; conditions essentielles ; les astres ne les remplissent pas; prévoyance admirable de la nature.

§ 1. On doit voir évidemment, d'après tout ce qui précède, que, quand on nous parle d'une harmonie résultant du mouvement de ces corps pareille à l'harmonie de sons qui s'accorderaient entr'eux, on fait une comparaison fort brillante, sans doute, mais très vaine; ce n'est pas là du tout la vérité. Mais en effet il y a des gens qui se figurent que le mouvement de si grands corps doit produire nécessairement du bruit, puisque nous entendons autour de nous le bruit que font des corps qui n'ont ni une telle masse, ni une rapidité égale à celle du soleil et de la lune. Par là, on se croit autorisé à conclure que des astres aussi nombreux et aussi immenses que ceux qui ont ce prodigieux mouvement de translation, ne peuvent pas marcher sans faire un bruit d'une inexprimable intensité. En admettant d'abord cette hypothèse, et en supposant que ces corps, grâce à leurs distances respectives, sont pour leurs vitesses dans les rapports mêmes des harmonies, ces philosophes en arrivent à prétendre que la voix des astres, qui se meuvent en cercle, est harmonieuse. Mais comme il serait fort étonnant que nous n'entendissions pas cette prétendue voix, on nous en explique la cause, en disant que ce bruit date pour nos oreilles du moment même de notre naissance. Ce qui fait que nous ne distinguons pas le bruit, c'est que nous n'avons jamais eu le contraste du silence, qui y serait contraire ; car la voix et le silence, se font ainsi distinguer réciproquement l'un par l'autre. Or, de même que les forgerons, par l'habitude du bruit qu'ils font, n'en perçoivent plus la différence, de même aussi, dit-on, il en advient pour les hommes. Cette supposition, je le répète, est fort ingénieuse et fort poétique ; mais il est tout à fait impossible qu'il en soit ainsi.

§ 2. En effet, non seulement il serait absurde que l'on n'entendit rien, phénomène dont on essaye de nous donner l'explication que nous venons de rappeler; mais encore il serait bien impossible que l'on n'éprouvât pas quelque chose de plus, indépendamment même de cette simple sensation. Ainsi, les bruits, quand ils sont excessifs, disloquent et brisent les masses même des corps inanimés ; et, par exemple, le bruit du tonnerre fait rompre les pierres [291b] et les corps les plus durs. Or, avec ce nombre de corps qui se meuvent, et avec l'intensité du son qui se proportionnerait à la grandeur de tous ces corps en mouvement, le bruit devrait nécessairement arriver jusqu'à nous, énormément augmenté et avec une force tout à fait incalculable.

§ 3. Mais la raison comprend sans peine que nous ne devons rien entendre, et que les corps d'ici-bas ne doivent éprouver aucune action violente, attendu que les astres ne font pas de bruit. Nous allons voir en même temps, et la cause de ces phénomènes, et la confirmation de la parfaite vérité de ce que nous avons dit ; car ce doute même, qui a été soulevé par les Pythagoriciens, et qui leur a fait croire à une harmonie résultant du mouvement des sphères, va servir de preuve à nos théories. Oui, il est bien vrai que tous les corps qui ont un mouvement propre font du bruit, et qu'ils frappent un certain coup dans l'air ; mais les corps retenus et enchaînés dans un système qui est lui-même en mouvement, et qui y sont compris comme les parties diverses le sont dans un même bateau, ne peuvent jamais faire de bruit, non plus que le bateau n'en fait quand il est en mouvement sur la rivière.

§ 4. Ici néanmoins on pourrait bien faire les mêmes raisonnements, et trouver étonnant que, dans un si puissant navire, le mât qu'il transporte et la proue ne fissent pas un bruit considérable, ou que le bateau en naviguant n'en fit également aucun. Mais on peut répondre que sans doute un corps qui est mu dans un autre corps, qui ne l'est pas, peut bien faire du bruit; mais il est impossible qu'il en fasse dans un objet qui est mu d'une manière continue, et qui ne produit pas lui-même de percussion.

§ 5. Par conséquent, on doit dire, que si les corps des astres étaient emportés, au travers d'une masse d'air répandue dans tout l'univers, ou d'une masse de feu, comme tous ces philosophes le prétendent, le bruit que ces corps devraient faire serait nécessairement d'une force surnaturelle; et si ce bruit existait, il parviendrait bien jusqu'à la terre et la déchirerait en pièces. Ainsi donc, puisque nous n'observons rien de pareil, aucun des astres ne doit avoir un mouvement analogue à celui des êtres animés, ni ne doit subir un mouvement forcé et violent. On dirait que la nature a eu la prévision de ce qui en devrait résulter, et que, si le mouvement n'était pas ce qu'il est, rien de ce qui est ici-bas ne subsisterait tel que nous le voyons.

Nous avons donc prouvé que les astres sont sphéroïdes, et qu'ils n'ont pas un mouvement qui leur soit propre.

 

CHAPITRE X. Positions respectives des astres entr'eux : Citation de Traités d'astronomie.

Distances des astres les uns relativement aux autres ; leurs vitesses proportionnelles à leurs distances. Démonstrations des mathématiques.

§ 1 Quant à l'ordre des astres entr'eux et à leur position respective, les uns étant les premiers et les autres ne venant qu'ensuite, et quant à ce qui concerne leurs distances réciproques, je renvoie aux Ouvrages d'Astronomie, où l'on pourra étudier ces questions, et où il en est traité avec des développements suffisants.

§ 2. C'est un fait que les mouvements de chacun des astres sont proportionnels à leurs distances, les uns parmi ces mouvements étant plus rapides, [292a] et les autres plus lents ; car on admet que la dernière et extrême circonférence du ciel est unique, simple, et la plus rapide de toutes, tandis que les mouvements des autres sphères sont plus lents et sont multiples, parce que chacun d'eux accomplit son mouvement selon le cercle qu'il fournit à l'inverse du ciel. Il est tout naturel d'ailleurs que l'astre qui est le plus rapproché de la sphère simple et primordiale, parcoure son cercle dans le temps le plus long ; que celui qui est le plus éloigné de cette même sphère, parcoure son cercle dans le temps le plus court; et que, pour les autres astres, ce soit toujours le plus proche qui mette le plus de temps, et le plus éloigné qui en mette le moins. C'est qu'en effet, l'astre plus rapproché est celui qui ressent le plus vivement l'action de la force qui le domine, et le plus éloigné de tous la ressent le moins, à cause même de la distance où il est, les intermédiaires l'éprouvant dans la proportion de leur éloignement, ainsi que le démontrent les mathématiciens.

 

CHAPITRE XI. La forme des astres doit être sphérique

Démonstration de ce principe; arguments métaphysiques; arguments tirés de la forme particulière de la lune. Citations de Traités d'optique et de Traités d'astronomie.

§ 1. La forme qu'on peut supposer avec le plus de raison à chacun des astres, c'est la forme sphérique ; car puisqu'il a été démontré qu'aucun d'eux ne peut naturellement avoir un mouvement propre, et comme la nature ne fait quoi que ce soit sans motif raisonnable ni en vain, il est évident aussi qu'elle a donné aux corps immobiles la forme qui est la moins mobile de toutes. Or, la sphère est le corps le moins mobile qu'on puisse imaginer, parce qu'elle n'a point d'organes pour le mouvement. Donc, évidemment la masse de chacun des astres doit être sphérique.

§ 2. J'ajoute que tous les astres ensemble, et un astre quelconque considéré isolément, doivent être tout pareils à cet égard. Or, il a été démontré dans les Traités d'optique, que la lune est sphérique ; car autrement elle n'aurait ni ces accroissements, ni ces décroissances, se présentant le plus souvent à nos yeux sous forme de disque ou de courbe tronquée, et ne se présentant qu'un seul instant à demi-pleine. D'autre part, on a démontré aussi dans les Traités d'astronomie, que les éclipses du soleil ne pourraient pas, sans cela, avoir l'apparence de disque. Par conséquent, un astre quelconque étant sphérique, il faut évidemment aussi que tous les autres astres le soient également.

 

CHAPITRE XII. Difficulté et grandeur des questions agitées dans ce traité.

Anomalies apparentes dans le mouvement des astres ; observations personnelles de l'auteur; occultation de la planète de Mars par la lune. Témoignages des Égyptiens et des Babyloniens, les plus exacts des astronomes. — De la répartition irrégulière du mouvement dans les diverses orbites ; considérations métaphysiques sur la distribution de l'activité dans toute la nature : les animaux, les plantes et les astres. — Résumé sur le mouvement universel.

§ 1. Comme il se présente ici deux questions, où tout le monde peut se sentir embarrassé, nous essaierons d'exposer ce qu'il nous en semble, bien persuadé que le courage mérite d'être récompensé par le respect plutôt que d'être accusé de témérité, si, par un amour et une soif insatiable de la philosophie, on se satisfait même, de solutions incomplètes, en se livrant aux recherches les plus ardues. Voici l'une de ces questions ; c'est qu'au milieu de tant de merveilles du même genre, ce n' est pas la moins étonnante que de savoir comment il se fait que les corps qui sont le plus éloignés de la révolution primordiale, n'ont pas toujours le plus grand nombre de mouvements, et que ce sont parfois les corps intermédiaires qui en out un nombre plus grand. Cependant il semblerait tout naturel de supposer que le corps primitif ayant une révolution unique, le corps qui en est le plus proche devrait avoir aussi le moins de mouvements possibles après lui, c'est-à-dire deux mouvements ; le suivant en devrait avoir trois, et ainsi de suite, selon telle autre série analogue. Mais dans l'état actuel des choses, il en est tout le contraire ; et par exemple, le soleil et la lune ont moins de mouvements que quelques-uns des astres errants. [292b] Cependant il y a des astres qui, comparativement au soleil et à la lune, sont plus loin du centre, et sont plus rapprochés du corps primitif. Il en est même pour lesquels on peut s'en convaincre à la simple vue. Ainsi, nous avons nous-mêmes observé que la lune, étant à moitié pleine, est entrée dans l'astre de Mars ; et cet astre après avoir été caché par la partie obscure de la lune, en est sorti par le côté éclatant et lumineux. C'est là précisément aussi ce qu'attestent, pour bien d'autres astres, les Égyptiens et les Babyloniens, qui ont fait les plus minutieuses études depuis de bien longues années; et c'est d'eux que nous avons reçu un bon nombre de notions dignes de foi, sur chacun des astres.

§ 2. On peut se demander, en second lieu, avec non moins de droit, comment il se fait que, dans la première orbite, il y a une si grande quantité d'astres qu'ils paraissent être innombrables dans toute leur ordonnance, tandis que, pour les autres orbites, il n'y a qu»un seul astre dans chacune d'elles ; car on n'en voit pas deux ni plusieurs, enchaînés dans la même orbite.

§ 3. C'est une belle entreprise que de chercher à étendre même un peu davantage nos connaissances sur ces grands objets, quoique nous n'ayons que de bien rares occasions pour aborder ces problèmes, et que nous soyons placés à une prodigieuse distance du lieu où ces phénomènes s'accomplissent. Quoiqu'il en soit, en se mettant au point de vue que nous allons indiquer, on se convaincra que la question soulevée par nous ne dépasse pas la portée de la raison. Nous avons le tort de ne considérer les astres que comme de simples corps, et comme des unités ou monades, qui ont bien un certain ordre entr'elles, mais qui sont tout à, fait privées de vie et inanimées. Loin de là, il faut au contraire supposer que les astres ont une certaine action et une certaine vie ; car en faisant cette supposition, on voit que l'ordre présent des choses n'a rien dont la raison puisse se choquer.

Le bien suprême en effet, parait consister pour l'être souverainement parfait, à être sans action ; pour l'être qui en approche le plus, à n'avoir qu'une faible action et une action unique ; et enfin pour ceux qui en sont de plus en plus éloignés, à en avoir proportionnellement de plus en plus. Il en est ici comme pour le corps humain. Parmi les individus, l'un est bien portant, même sans aucun exercice ; l'autre n'a besoin que d'une petite promenade ; à tel autre, il faut de la lutte, de la course, et un mouvement énergique ; tel autre enfin pourrait avoir ce bien de la santé et quelqu'autre bien encore avec elle, sans prendre la moindre espèce de soin.

§ 4. Mais que tout réussisse à souhait, c'est fort difficile, soit pour plusieurs choses en une seule fois, soit à plusieurs reprises consécutives ; et par exemple, il serait très impossible de faire tomber sur les mêmes points mille osselets de Chios, tandis qu'il est bien plus aisé d'en faire tomber un ou deux. De même encore, quand il faut faire une première chose en vue de telle autre, puis celle-là pour une seconde, puis cette seconde pour une troisième, on peut plus aisément réussir deux ou trois fois ; mais plus il y a de moyens termes, plus le succès devient difficile et douteux. [293a] Aussi doit-on penser que l'action des astres est à peu près aussi comme celle des animaux et des plantes. Parmi les êtres de cet ordre, ce sont les actions de l'homme qui sont les plus nombreuses, puisque l'homme peut atteindre à beaucoup de biens ; et par conséquent, il fait beaucoup de choses, comme il fait aussi certaines choses en vue de certaines autres. Mais pour l'être qui est souverainement parfait, il n'a plus aucun besoin d'action ; car il est précisément à lui-même sa propre fin. Or, l'action suppose toujours deux termes, le but final qu'on poursuit, et le moyen qu'on emploie pour y parvenir. Les autres animaux ont moins d'action que l'homme ; et quant aux plantes, elles n'ont qu'une fort petite action, ou peut-être même n'en ont-elles qu'une seule.

§ 5. En effet, il peut y avoir ou une fin unique que l'on peut atteindre, ainsi que l'homme atteint la sienne ; ou bien même tous les intermédiaires, quelque nombreux qu'ils soient, sont indispensables pour mener au bien suprême. Ici on a ce bien parfait, et on le possède à plein ; là on y tend, et l'on en approche avec peu de peine et de moyens ; ailleurs, au contraire, il en faut beaucoup ; parfois on n'essaye même pas d'y parvenir, et l'on se contente d'approcher du dernier terme.

§ 6. Par exemple, si c'est la santé qui est le but qu'on se propose, il y a tel corps qui est toujours en pleine santé ; tel autre doit maigrir pour se bien porter ; tel autre doit courir et maigrir tout ensemble ; tel autre encore doit prendre quelque précaution préalable, en vue de cette course qu'il doit faire ; et par conséquent, il y a une grande multiplicité de mouvements. Il est tel autre moyen qui est tout à fait incapable d'aller jusqu'à procurer la santé ; mais il peut simplement contribuer à faire courir et à faire maigrir ; et c'est l'un de ces deux résultats qui est le but final de ces moyens préliminaires.

§ 7. Dans tous les cas, le mieux c'est d'atteindre le but poursuivi. Si l'on ne peut pas toujours y arriver infailliblement, c'est d'autant mieux qu'on se rapproche davantage de ce bien parfait. Voilà pourquoi la terre ne se meut pas du tout absolument ; et que les corps qui sont près d'elle n'ont que des mouvements très faibles ; car ces corps n'arrivent pas jusqu'à l'extrême limite. Mais ils vont aussi loin qu'ils le peuvent, selon la mesure où ils ressentent l'influence du principe le plus divin. Le premier ciel n'a besoin pour y parvenir que d'un seul mouvement. Les corps intermédiaires qui sont placés entre le premier ciel et les dernières limites, y arrivent bien aussi ; mais pour y arriver, ils ont besoin d'un plus grand nombre de mouvements.

§ 8. Ainsi, pour la question soulevée plus haut, à savoir qu'après la première orbite, qui est seule et unique, il y a une foule énorme d'astres divers, et qu'ensuite pour les autres orbites, chacun des corps y a des mouvements qui leur sont spéciaux et particuliers, on pourrait bien répondre d'abord que cette disposition des choses est tout à fait conforme à la raison, et que, dans tout ce qui regarde la vie et en général chaque principe, il faut penser que le premier terme l'emporte de beaucoup sur les autres.

§ 9. De cette façon, le principe qui nous occupe ici serait tout à fait rationnel ; car la première cause, qui est unique, communique le mouvement à une foule de corps divins, tandis que les autres causes secondaires, qui sont très nombreuses, [293b] ne meuvent chacune qu'un seul de ces corps. En effet, chaque planète prise à part, a un plus grand nombre de mouvements ; et de cette manière, la nature égalise les choses et met entr'elles un certain ordre, soumettant une multitudes de corps au mouvement qui est unique, et donnant un grand nombre de mouvements au corps qui est seul et unique en son espèce.

§ 10. En second lieu, si les autres orbites n'agissent que sur un seul corps, c'est que les orbites qui précèdent la dernière, et celle qui n'a plus qu'un seul astre, donnent le mouvement à plusieurs corps. La dernière sphère, en effet, se meut, retenue et enchaînée dans plusieurs autres sphères ; et chaque sphère se trouve être un corps. Ainsi donc, l'office de la sphère la plus éloignée est commun à toutes les autres ; car chacune des sphères spéciales est précisément l'orbite propre qu'elle décrit naturellement. Ce mouvement universel vient en quelque sorte s'y adjoindre ; et tout corps fini n'a qu'une puissance finie comme lui-même.

§ 11. En résumé, nous avons expliqué, pour les astres qui sont mus d'un mouvement circulaire, ce qu'ils sont dans leur essence, dans leur forme, dans leur translation et dans leur ordre respectif.

 

CHAPITRE XIII. De l'immobilité et du mouvement de la terre : de sa forme.

Systèmes divers : système des Pythagoriciens, qui placent le feu au centre du monde et croient au mouvement de la terre; insuffisance des raisons sur lesquelles ce système s'appuie. Autre théorie sur le mouvement de la terre; citation du Timée. -- De la forme de la terre; elle est sphérique. Explications diverses : Xénophane, Empédocle, Thalès de Milet; objections contre ces systèmes. Difficulté de la question. Anaximène, Anaxagore et Démocrite ont soutenu que la terre est immobile, parce qu'elle est plate : fausseté de cette théorie. Considérations générales sur le mouvement rotatoire des corps; opinion d'Empédocle; réfutation de cette opinion. Effets réels que produirait la rotation. Explication particulière d'Anaximandre sur l'immobilité de la terre; réponse à cette théorie. — Insuffisance évidente de toutes les théories antérieures.

§ 1. Il nous reste à parler de la terre, et nous avons à rechercher dans quel lieu elle est placée, si elle fait partie des corps en repos ou des corps en mouvement, et enfin quelle est sa forme. Quant à sa position, tout le monde n'a pas, à cet égard, la même opinion. En général, on admet qu'elle est au centre, et c'est le système des philosophes qui croient que le ciel est limité et fini dans sa totalité. Mais les sages d'Italie, que l'on nomme Pythagoriciens, sont d'un avis contraire. Pour eux, ils prétendent que le feu est au centre du monde, que la terre est un de ces astres qui font leur révolution autour de ce centre, et que c'est ainsi qu'elle produit le jour et la nuit. Ils inventent aussi une autre terre opposée à la nôtre, qu'ils appellent du nom d'Anti-terre, cherchant non pas à appuyer leurs explications et les causes qu'ils indiquent sur l'observation des phénomènes, mais, loin de là, pliant et arrangeant les phénomènes selon certaines opinions et explications qui leur sont propres, et essayant de faire concorder tout cela comme ils peuvent.

§ 2. Beaucoup de philosophes autres encore que les Pythagoriciens pourraient bien penser, comme eux, que la place du centre ne doit pas être attribuée à la terre, n'empruntant pas davantage cette conviction à l'examen des phénomènes, mais la demandant bien plutôt aussi à de simples raisonnements. Comme ils pensent que la place la plus considérable convient au corps le plus considérable de tous, et que le feu mérite plus de considération que la terre ; que la limite en veut plus aussi que les points intermédiaires, et que l'extrême et le centre sont les limites des choses, ils concluent, à l'aide de ces raisonnements, que la terre ne doit pas être au milieu de la sphère, et que cette place appartient de préférence au feu. [294a] Une autre raison des Pythagoriciens pour soutenir que le feu doit être au centre, c'est que la partie la plus importante de l'univers doit être surtout la plus soigneusement gardée ; or, cette partie est précisément le centre appelé par eux la Porte et la Garde de Jupiter ; et, voilà comment c'est le feu qui occupe cette place dominante.

§ 3. On peut remarquer que, dans ces théories, le mot de Centre est pris d'une manière absolue, bien qu'il puisse signifier à la fois, et le centre de la grandeur, et le centre de la chose et de sa nature. Cependant, de même que dans les animaux, le centre de l'animal et le centre de son corps ne sont pas une même chose, à bien plus forte raison doit-on supposer qu'il en est ainsi pour le ciel tout entier. Aussi, est-ce là ce qui fait que les Pythagoriciens devraient bien ne pas prendre toute cette peine, pour expliquer l'univers, ni introduire cette prétendue garde au centre. Mais il feraient mieux de chercher à nous dire, de ce milieu et de ce centre, ce qu'il est et où il est ; car c'est bien ce milieu qui est le principe et le point le plus important de tous. Or, quand il s'agit de l'espace, le centre ressemble bien plutôt à une fin qu'à un principe et à un commencement ; car ce qui est borné, c'est le centre, tandis que le bornant, c'est la limite. Or, le contenant et la limite sont plus considérables et plus importants que le contenu ; car l'un n'est que la matière, tandis que l'autre est l'essence du composé.

§ 4. Voilà l'opinion qu'ont adoptée quelques philosophes sur la place qu'occupe la terre. Mais il y a les mêmes dissentiments sur son immobilité et son mouvement ; car tout le monde non plus n'est pas d'accord sur ces points là. Ceux qui nient que la terre soit au centre prétendent qu'elle a un mouvement circulaire autour du centre, et que non seulement c'est la terre qui se meut ainsi, mais en outre l'Anti-terre, comme nous l'avons dit un peu plus haut. Quelques philosophes soutiennent qu'il peut y avoir plusieurs corps du même genre, qui se meuvent autour du centre, mais que nous ne les voyons pas, à cause de l'interposition de la terre. Voilà pourquoi, ajoutent-ils, les éclipses de lune sont bien plus fréquentes que celles de soleil, attendu que tous les corps qui sont en mouvement peuvent l'éclipser, et que ce n'est pas la terre toute seule qui l'éclipse. Mais du moment que la terre n'est pas le centre, et qu'il y a entre le centre et elle la distance de tout son hémisphère, ces philosophes ne voient plus rien qui s'oppose à ce que les phénomènes se passent, pour nous qui n'habiterions pas au centre, absolument comme si la terre était au milieu. Et, en effet, dans l'état actuel des choses, rien ne nous révèle non plus que nous soyons éloignés du centre de la terre à la distance de la moitié du diamètre. Il y a même d'autres philosophes qui, tout en admettant que la terre est placée au centre, la font tourner sur elle-même autour du pôle, qui traverse régulièrement l'univers, ainsi qu'on peut le lire dans le Timée.

§ 5. Les mêmes doutes, à peu près, se sont élevés sur la forme de la terre. Les uns la jugent sphérique; les autres la croient plane, et la représentent sous la figure d'une espèce de tambour. [294b] La preuve qu'ils en donnent, c'est qu'on observe que le soleil, quand il se couche ou qu'il se lève, a toute la partie qu'il cache sous la terre en ligne droite et non pas en ligne circulaire, tandis qu'il faudrait, au contraire, si la terre était sphérique comme on le prétend, que la section du soleil aussi fût circulaire comme elle. Mais dans cette explication là on ne tient compte, ni de la distance du soleil à la terre, ni de la prodigieuse grandeur de sa circonférence; et l'on ne songe pas que de loin, la ligne paraît entièrement droite, même pour des cercles qui semblent être tout petits. Par conséquent, cette même apparence ne doit pas du tout leur faire croire que la masse de la terre ne soit pas ronde. Mais ces philosophes insistent, et ils soutiennent que c'est parce que la terre est en repos, qu'elle doit nécessairement avoir la forme qu'ils lui donnent; car les opinions, dont nous venons de parler, sur le mouvement et le repos de la terre, sont aussi diverses que nombreuses.

§ 6. Il faut donc nécessairement que tout le monde trouve ces questions obscures et difficiles ; car ce serait montrer bien peu d'intelligence et de raison que de ne pas se demander, avec étonnement, comment il se fait que, quand la plus petite parcelle de la terre, si on la lâche après l'avoir élevée en l'air, tombe aussitôt sans vouloir rester un instant en place, descendant d'autant plus vite qu'elle est plus grosse, la masse même de terre, si on pouvait la lâcher après l'avoir soulevée, ne tomberait pas, mais qu'au contraire, un si énorme poids peut, dans l'état actuel des choses, rester en repos ; et que néanmoins, si pendant que quelques portions de la terre tombent par le mouvement qui les entraîne, on venait à supprimer la terre avant que ces portions n'y fussent tombées, elles continueraient toujours à tomber si aucun obstacle ne venait à s'y opposer.

§. 7. C'est donc à bon droit que tous les philosophes se sont occupés de ces questions et ont exposé leurs doutes. Mais l'on doit s'étonner peut-être que les solutions qu'ils ont données du problème, ne leur aient pas paru plus étranges encore que les doutes auxquels elles prétendaient répondre. Ainsi. les uns ont soutenu que le bas de la terre était infini, et ils ont donné à la terre des racines sans fin, comme le fait Xénophane de Colophon, afin de s'éviter la peine de rechercher la véritable cause. Aussi Empédocle lui-même n'a-t-il pas manqué de réfuter ces théories, quand il a dit :

» Les fondements du globe et l'éther impalpable,
» Dont on nous parle tant, ne sont que de vains mots,
» Répétés sans raison par la langue des sots. »

D'autres philosophes font reposer la terre sur l'eau. La plus ancienne opinion de ce genre que nous ait transmise la tradition, est celle de Thalès de Milet, qui a dit, assure-t-on, qu'elle restait immobile, parce qu'elle surnageait comme un morceau de bois flottant ou quelqu'autre matière analogue, attendu que dans l'ordre de la nature les corps ne flottent pas sur l'air, mais sur l'eau.

§ 8. Comme si l'on pouvait supposer que la loi qui s'applique à la terre, ne s'applique plus à l'eau, qui l'environne et la supporte. En effet, l'eau non plus ne saurait, par sa constitution naturelle, se tenir en suspens dans l'air ; et il faut qu'elle repose également sur quelque chose. [295a] Mais en outre, de même que l'air est plus léger que l'eau, l'eau est aussi plus légère que la terre ; et par suite, comment admettre qu'un corps qui naturellement est plus léger, soit placé et s'arrête au-dessous d'un corps plus lourd ? Ajoutez que, si toute la terre peut naturellement reposer sur l'eau, il faut évidemment aussi que chacune de ses parties isolées puissent y surnager également ; mais il n'en est point ainsi dans l'état présent des choses, et une partie quelconque de la terre mise sur l'eau descend aussitôt au fond, et elle y est portée d'autant plus vite qu'elle est plus grosse.

§ 9. Ainsi, nos philosophes me font l'effet de n'avoir avancé, dans la solution du problème, que jusqu'à un certain point ; mais il n'ont pas su aller jusqu'où l'on peut. C'est que nous avons tous en effet l'habitude assez mauvaise de nous appliquer moins à comprendre la chose en elle-même qu'à réfuter ceux qui nous contredisent ; et quand on ne fait de recherches qu'à soi seul, on va jusqu'à ce qu'on arrive à ne plus pouvoir se faire d'objections à soi-même. Aussi, pour faire une étude complète et vraiment sérieuse, on ne doit s'arrêter qu'aux objections qui naissent essentiellement du sujet lui-même ; et pour cela, il faut avoir bien observé tous les différents aspects qu'il présente.

§ 10. Anaximène, Anaxagore et Démocrite ont prétendu que la forme plate de la terre est cause de son repos ; car selon eux, elle ne coupe pas, mais elle recouvre comme un couvercle l'air qui est au-dessous d'elle. C'est aussi l'effet que paraissent produire tous les corps qui sont plats ; et c'est là ce qui fait encore que les vents peuvent difficilement les remuer, parce que ces corps ont des points d'appui qui offrent de la résistance. C'est précisément, disent-ils, ce que fait la terre par sa forme plate, relativement à l'air qui est dessous. Mais comme il n'y a pas assez de place pour que cet air puisse changer de lieu, il s'accumule et doit s'arrêter en bas, tout juste comme l'eau s'arrête dans les clepsydres; et pour montrer que l'air intercepté et ainsi arrêté peut supporter un très grand poids, ces philosophes allèguent une foule de preuves.

§ 11. Ainsi d'abord d'après eux, si la terre n'était pas de forme plate elle ne pourrait pas rester en repos comme elle le fait. Mais, d'après ces théories mêmes, la cause de l'immobilité de la terre, ce n'est pas seulement qu'elle est plate, c'est bien plutôt qu'elle est grande ; car l'air ne pouvant s'écouler et passer, parce que le lieu où il se presse est trop étroit, il demeure immobile par sa quantité même ; et si l'air s'accumule en si grande masse, c'est qu'il est intercepté et comprimé par l'immensité considérable de la terre. Par conséquent, cet effet se produirait, quand bien même la terre serait sphérique, et par cela seul qu'elle est si grande, puisque même alors, d'après l'hypothèse de ces philosophes, l'air est immobile.

§ 12. Mais d'une manière générale, pour répondre à des gens qui expliquent ainsi le mouvement, il faut dire que leur discussion s'adresse non pas à quelques-unes des parties du monde, mais à l'ensemble et à la totalité des choses. Ainsi, il faut s'attacher, en remontant au principe, à bien définir s'il y a ou s'il n'y a pas un mouvement naturel pour les corps, et, quand on admet qu'il n'y a pas pour eux de mouvement naturel, savoir s'il est possible qu'ils aient un mouvement forcé. Mais [295b] comme nous avons traité antérieurement toutes ces questions, il faut ici, autant que nous le pourrons pour la discussion actuelle, nous servir des principes précédemment admis et démontrés. S'il n'y a pas pour les corps de mouvement naturel, il n'y aura pas non plus de mouvement forcé ; et s'il n'y a ni de mouvement naturel ni de mouvement forcé, c'est qu'alors il n'y aura pas du tout de mouvement ; car on a démontré précédemment qu'il en devait être nécessairement ainsi.

§ 13. D'un autre côté, il a été également prouvé qu'il ne peut pas non plus y avoir alors de repos ; car le repos, tout aussi bien que le mouvement, est ou naturel ou forcé. Mais puisqu'il y a réellement un mouvement naturel, la translation non plus que le repos ne saurait être uniquement forcée.

§ 14. Si donc la terre est maintenant forcément en repos et immobile, c'est qu'elle a été portée aussi au centre, par la rotation. Du moins, c'est là la cause que tout le monde assigne à ce phénomène, en empruntant cette explication au mouvement des corps dans les liquides et aux faits qu'on observe dans l'air ; car toujours dans l'eau et dans l'air, les corps les plus gros et les plus lourds sont portés au centre du tourbillon. C'est là ce qui a conduit tous les philosophes qui croient que le monde a été créé, à soutenir que la terre s'est, par cette cause, portée vers le centre. Puis, recherchant la cause de son immobilité, les uns disent, de la façon que nous venons de voir, que c'est sa largeur et sa grosseur qui en sont causes ; les autres, comme Empédocle, prétendent que la révolution du ciel qui se fait circulairement et qui est beaucoup plus rapide, empêche le mouvement de la terre, qui est absolument retenue comme l'eau dans les vases ; car l'eau, quand on fait tourner le vase où elle est, va souvent au bas de l'airain sans tomber cependant, bien qu'elle y soit naturellement portée, et par la même cause.

§ 15. Toutefois, en supposant que la rotation n'empêche pas la terre de tomber et que sa largeur ne l'en empêche pas davantage, mais que l'air vienne à s'écouler en dessous, dans quel sens la terre sera-t-elle alors naturellement portée ? C'est par force qu'elle est poussée vers le centre ; c'est par force qu'elle y est retenue immobile. Mais il faut bien nécessairement qu'elle ait un mouvement naturel. Est-elle donc en haut, ou est-elle en bas ? En un mot, dans quels lieux peut-elle être ? Car de toute nécessité elle doit avoir quelque mouvement de ce genre. Or, si elle ne va pas plus en bas qu'en haut, et si l'air qui est en haut n'empêche pas l'ascension de la terre en haut, celui qui est sous la terre ne peut pas empêcher davantage le mouvement de la terre en bas ; car il faut que les mêmes causes produisent les mêmes effets pour les mêmes corps.

§16. On pourrait encore faire cette autre objection à Empédocle, et lui demander : «Lorsque les éléments se tenaient séparés et isolés par l'action de la Discorde, quelle a été la cause qui, pour la terre, lui a imposé l'immobilité qu'elle a?» Car Empédocle ne pourra pas dire qu'à cette époque c'était la rotation qui en fût cause. Une absurdité aussi, ce serait d'admettre que, dans un temps antérieur et par suite du mouvement de rotation, les parties de la terre ont dû être portées vers le centre, et de ne pas se demander quelle est aujourd'hui la cause qui fait que les corps graves se dirigent vers la terre. Certes, ce n'est plus la rotation qui peut actuellement les rapprocher de nous.

§ 17. [296a] De plus, le feu se dirige naturellement en haut, quelle en est la cause ? Ce n'est certes pas encore la rotation. Mais si le feu a un mouvement qui lui est naturel, il est de toute évidence aussi que la terre doit en avoir un comme lui.

§ 18. J'ajoute que ce n'est pas davantage la rotation qui produit et détermine le lourd et le léger ; mais seulement, parmi les corps graves et légers qui existaient préalablement, les uns se sont dirigés vers le centre, et les autres à la surface, par l'effet du mouvement qu'ils subissaient. Il y avait donc, même avant que la rotation ne commençât, un lourd et un léger, qui ont été déterminés par quelque chose, et qui, par leur propre nature, sont emportés d'une certaine façon et vers un certain lieu. Car du moment qu'on suppose le monde infini, il n'est pas possible qu'il y ait encore ni haut ni bas, puisque c'est par ces deux directions que le grave et le léger se reconnaissent et se déterminent.

§ 19. Voilà donc, pour la plupart des philosophes, les causes auxquelles ils attribuent l'immobilité de la terre. Mais il y a d'autres philosophes, qui prétendent que la terre reste en repos par son propre équilibre. Telle est, parmi les anciens, l'opinion d'Anaximandre ; selon lui, il n'y a pas de raison pour qu'un corps qui est placé au centre et est à une distance égale des extrémités, soit porté en haut plutôt qu'en bas, ou dans une direction oblique ; et comme il est impossible que le mouvement se fasse en même temps en des sens contraires, ce corps doit nécessairement demeurer immobile et en repos.

§ 20. Cette opinion est fort élégamment exprimée ; mais par malheur, elle n'est pas aussi vraie qu'élégante. Ainsi, d'après ce raisonnement, il faudrait que tout corps qui serait placé au centre y restât en repos, et par conséquent le feu lui-même y serait également immobile ; car cette théorie d'Anaximandre ne s'applique pas spécialement à la terre.

§ 21. Mais cette conclusion sur l'immobilité de la terre n'est pas aussi nécessaire qu'on le croit, puisque la terre ne semble pas seulement en repos et immobile au centre ; mais de plus on la voit aussi se diriger et se mouvoir vers le centre ; car le lieu où se porte une des parties quelconques de la terre doit être aussi le lieu où la terre doit se porter tout entière, et le point ou un corps se dirige naturellement est aussi le point où ce corps reste naturellement en repos et immobile. Donc, ce ne peut pas être parce que la terre est dans un rapport identique avec les extrémités, qu'elle reste immobile ; car c'est là une propriété commune à tous les corps sans exception, tandis que c'est une propriété exclusivement propre à la terre que d'être portée vers le centre.

§ 22. [296b] Il est en outre bien étrange de rechercher pourquoi la terre demeure immobile au centre, et de ne pas se demander pourquoi au contraire le feu est poussé vers les extrémités ; car si le lieu extrême est le lieu naturel du feu, il est clair que la terre aussi doit avoir un lieu qui lui sera également naturel. Si l'on prétend que la terre n'a pas de lieu de ce genre, et qu'elle demeure en repos uniquement par la nécessité qui tient à son équilibre, elle est alors comme ce célèbre cheveu qui est très fortement tendu, mais qui, l'étant partout d'une manière égale, ne peut plus se rompre jamais; ou bien encore comme cet homme qu'on suppose avoir tout ensemble une soif et une faim très vives, mais qui, éprouvant ces deux besoins avec une intensité égale, s'abstiendrait également de boire et de manger, parce qu'il serait nécessairement forcé de rester immobile et en repos entre ses deux besoins. Nos philosophes devraient donc rechercher aussi pourquoi le feu s'arrête aux extrémités. Mais on pourrait s'étonner encore qu'on cherchât la cause de l'immobilité de ces corps, et qu'on ne cherchât pas par quelle cause, dans la tendance naturelle des corps divers,- l'un est emporté en haut, tandis que l'autre se dirige vers le centre, du moment que rien ne les en empêche.

§ 23. En soi, cette théorie n'est donc pas vraie, ou du moins tout ce qu'elle a de vrai indirectement, c'est qu'il y a nécessité que tout corps reste immobile au centre, quand le mouvement ne lui convient pas plus dans un sens que dans l'autre. Mais d'après ce raisonnement même, le corps ne devrait pas demeurer immobile en place ; et il faudrait, au contraire, qu'il eût un mouvement, non pas il est vrai dans sa totalité, mais par fragments et par morceaux.

§ 24. C'est qu'en effet, la même théorie devrait être également applicable au feu, et si l'on suppose une fois qu'il est placé au centre, il faudra qu'il y demeure nécessairement immobile comme la terre ; car il sera dans un rapport parfaitement équilibré avec chacun des points extrêmes, quels qu'ils soient. Mais pourtant le feu sera toujours emporté loin du centre vers les extrémités, si rien ne l'en empêche, ainsi que l'expérience nous le prouve. Seulement, il ne sera pas porté tout entier vers un seul point ; car cela n'est nécessaire que dans l'hypothèse de l'équilibre. Mais une partie proportionnelle du feu sera portée vers la partie proportionnelle de l'extrémité : je veux dire, par exemple, que le quart du feu sera porté vers le quart de l'extrémité ; car il n'y a pas de corps qui soit précisément un point. Mais de même qu'une chose, en se condensant, peut, d'un grand espace qu'elle occupait, passer dans un espace moindre, de même, d'un petit espace, peut-elle en remplir un beaucoup plus grand, en se raréfiant. il s'ensuit donc que, même d'après la théorie de l'équilibre, la terre devrait aussi, de la même manière, s'éloigner du centre, si le centre n'était pas naturellement la place qu'elle doit occuper.

Telles sont à peu près toutes les conjectures que l'on a faites sur la forme de la terre, sur la place qu'elle occupe, sur son immobilité et sur son mouvement.

 

CHAPITRE XIV. Théorie particulière de l'auteur contre le mouvement de la terre

Loi de la chute des graves; la terre est immobile au centre du monde. Cette doctrine est d'accord avec l'astronomie mathématique. — Théorie particulière de l'auteur sur la forme de la terre; cette forme est sphérique. Réponse à une objection contre cette théorie. Conjectures sur la constitution de la terre. Origine des éléments dont elle est composée. Preuve de la sphéricité de la terre, d'après les phases de la lune et les observations des astres. Petitesse relative de la terre; la dimension de sa circonférence est de de 440,000 stades.

§ 1. Quant à nous, notre premier soin sera de rechercher si la terre est en mouvement, ou si elle reste immobile. Ainsi que nous l'avons déjà dit, tantôt on la comprend au nombre des astres; tantôt on la place au centre du monde, et l'on prétend qu'elle y roule et qu'elle y tourne autour du pôle, qui est au milieu. Or, que cela soit impossible, c'est ce qu'on verra tout d'abord en remarquant que, dans l'hypothèse de son mouvement, soit qu'on la suppose hors du centre, soit qu'on la place au centre, il faut toujours nécessairement que ce mouvement soit pour elle un mouvement forcé ; car ce n'est pas là le mouvement propre de la terre elle-même, puisqu'alors chacune de ses parties devrait avoir aussi ce même mouvement. Or, on peut voir que, dans l'état présent des choses, tous les corps graves, sans exception, sont portés et descendent en ligne droite vers le centre. Il n'est donc pas possible que ce mouvement soit éternel, du moment qu'il est forcé et contre nature, tandis qu'au contraire l'ordre du monde est évidemment éternel. J'ajoute que tous les corps qui sont emportés par le mouvement circulaire, paraissent retarder dans leur course et avoir plus d'un mouvement de translation, [297a] si l'on en excepte la première sphère. Par suite, il faudrait nécessairement que la terre aussi eût au moins deux mouvements, soit qu'elle tourne autour du centre, soit qu'elle roule en étant au centre. Mais si ce phénomène était exact, il faudrait qu'il se produisit alors certains passages et certains retours des astres fixes ; or ce n'est pas là du tout ce qu'on observe, et les mêmes astres se lèvent et se couchent toujours aux mêmes endroits de la terre.

§ 2. D'autre part, le mouvement naturel des parties de la terre et celui de la terre dans sa masse totale, se font vers le centre de l'univers ; et c'est même là ce qui explique pourquoi la terre est maintenant immobile au centre.

§ 3. Mais on pourrait se demander, puisque le centre est le même pour le ciel et pour la terre, vers lequel de ces deux centres sont portés naturellement les corps graves et les parties de la terre ; et s'ils y sont portés parce que c'est le centre du monde, ou uniquement parce que c'est le centre de la terre. Je réponds, sans hésiter, qu'il faut absolument que ce soit le centre du monde ; car les corps légers et le feu, qui se dirigent en sens contraire des corps graves, sont portés à l'extrémité du lieu qui environne le centre.

§ 4. Or, c'est indirectement que le centre de la terre est le même que le centre du monde ; car les corps graves sont portés aussi vers le centre de la terre; mais c'est indirectement qu'ils sont portés vers elle, et seulement parce qu'elle a son centre au centre du monde. La preuve que les corps graves sont portés aussi vers le centre de la terre, c'est que les corps pesants qui tombent à sa surface ne suivent pas des lignes parallèles; mais ils descendent selon des angles égaux. Par conséquent, ces corps sont emportés vers un centre unique, qui est également le centre de la terre.

§ 5. Il est donc évident que la terre doit être nécessacrement au centre et y être immobile, soit d'après les causes que l'on vient d'expliquer, soit par cette autre cause que les corps graves lancés de force en l'air, une fois parvenus à leur niveau, reviennent au même point, quand bien même la force qui les aurait poussés les lancerait à l'infini. On voit donc bien évidemment, par tous ces motifs, que la terre ne se meut pas et qu'elle n'est pas en dehors du centre.

§ 6. Mais en outre, ce qu'on vient de dire doit nous expliquer du même coup la cause de son immobilité ; car si les corps, ainsi qu'on peut l'observer, sont portés de tous les points de la terre vers le centre, et que le feu soit porté, au contraire, du centre vers les extrémités, il est dès lors impossible qu'aucune des parties de la terre puisse s'écarter loin du centre, autrement que par force ; car il n'y a jamais qu'un mouvement unique pour un corps unique, un mouvement simple pour un corps simple ; et un même corps ne peut jamais avoir de mouvements contraires. Or, le mouvement qui part du centre est contraire à celui qui se dirige vers le centre. Si donc aucune partie de la terre ne peut être emportée loin du centre, à plus forte raison encore la terre entière ne peut-elle pas s'en éloigner; car là où va naturellement une partie d'un corps, là aussi va le corps tout entier. Par conséquent, comme [297b] il est impossible qu'elle soit mue et déplacée, si ce n'est par une force supérieure, il faut nécessairement qu'elle reste au centre.

§ 7. Les démonstrations que les mathématiciens donnent en astronomie, témoignent également en faveur de la théorie que nous venons de présenter ; car les phénomènes se produisent par le changement des formes qui constituent l'ordre des astres, comme si la terre était au centre. Voilà tout ce que nous avons à dire en ce qui concerne la place, le repos et le mouvement de la terre.

§ 8. Quant à sa forme, il faut nécessairement qu'elle soit sphérique ; car chacune de ses parties ont de la pesanteur jusqu'au centre ; et la partie la plus faible étant poussée par la plus forte, elle ne peut se soulever irrégulièrement comme les flots de la mer. Mais elle est plutôt comprimée, et l'une cède à l'autre jusqu'à ce que la pression arrive enfin au centre. D'ailleurs, il faut entendre ce que nous venons de dire comme si la terre s'était formée d'abord, et produite de la manière que le disent quelques naturalistes. Seulement, ces philosophes prétendent que c'est une force contre nature qui a causé le mouvement des corps graves en bas ; mais il vaut mieux admettre ce qui est réel, et affirmer simplement que ce mouvement tient à ce que tout corps pesant se porte naturellement vers le centre. Ainsi, le mélange des éléments n'existant encore qu'en puissance, les corps, en se séparant les uns des autres, se portèrent de tous côtés vers le centre avec une égale intensité. Du reste, le résultat serait tout à fait le même, soit que les corps ainsi divisés se portassent des extrémités vers le centre, soit qu'ils s'y dirigeassent de toute autre façon.

§ 9. Il est donc évident que, les corps se précipitant également de toutes parts des extrémités vers un seul centre, il a fallu nécessairement que la masse devint partout entièrement pareille ; car, l'addition qui était ainsi faite étant partout égale, il a bien fallu que l'extrémité de la surface fût partout aussi à égale distance du centre. C'est là précisément la forme de la sphère. Mais il n'importe même pas du tout, pour la vérité de cette théorie, que les différentes parties de la terre se soient portées également de tous côtés vers son centre ; car il fallait bien toujours nécessairement que la plus grande masse poussât la plus petite qui était devant elle, l'une et l'autre tendant au centre, où elles se dirigeaient, et le corps le plus lourd poussant le moins lourd jusque-là.

§ 10. Une objection qu'on pourrait élever ici, recevrait la même solution. « Si la terre, peut-on dire, étant au centre et étant de forme sphérique, le poids venait à s'augmenter considérablement dans l'un ou l'autre de ses deux hémisphères, le centre ne serait plus le même pour l'univers et pour la terre ; par conséquent, ou la terre n'est pas immobile au centre, comme on le prétend ; ou bien, si elle y est, elle y peut rester immobile même dans cette hypothèse, sans avoir le centre vers lequel elle est entraînée par son mouvement naturel. »

§ 11. [298a] Telle est bien l'objection qu'on peut faire ; mais, en étendant un peu la question et en la divisant, il n'est pas difficile de voir comment nous avons raison de soutenir qu'une grandeur quelconque, du moment qu'elle pèse, doit se diriger toujours vers le centre du monde; car il est évident que cela ne veut pas dire que ce soit jusqu'à ce point que l'extrémité du corps touche le centre ; mais cela veut dire que le corps le plus lourd doit l'emporter, jusqu'à ce qu'il ait pris le centre du monde pour son propre centre, puisque sa tendance naturelle le porte jusque-là. Ceci peut s'appliquer d'ailleurs, sans aucune différence, d'une motte de terre, et à la première partie venue de la terre et à la terre entière. Le phénomène dont on parle ne dépend pas de la grandeur ou de la petitesse du corps ; mais il s'applique à tout corps quelconque, dont la tendance a lieu vers le centre du monde. Par conséquent, de quelque côté que la terre se soit déplacée, ou toute entière ou seulement en partie, il faut nécessairement qu'elle se soit déplacée jusqu'à ce qu'elle eût pris également son centre de tous les côtés, les parties les plus légères s'étant équilibrées avec les plus pesantes, par le mouvement qui les poussait en avant.

§ 12. Si donc la terre a été un jour produite, c'est uniquement de cette façon qu'elle a dû se produire. Ainsi, l'on doit voir clairement qu'au moment de sa génération, la terre a dû être sphérique; ou bien en supposant même qu'étant incréée, elle ait été éternellement immobile, elle doit avoir la constitution qu'elle aurait eue tout d'abord et dès son origine, si en effet elle avait eu une origine nouvelle. D'après toute cette théorie, il faut que sa forme soit nécessairement sphérique, et que tous les corps graves se précipitent vers elle, suivant des angles semblables, et non pas parallèlement. C'est ce qui doit avoir lieu naturellement pour un corps qui est naturellement sphérique. Ainsi, ou bien la terre est sphérique, ou du moins sa nature est de l'être, puisqu'il faut, pour bien déterminer chaque chose, la prendre telle que naturellement elle doit être et subsister, et non pas telle qu'elle est par force et contre sa nature.

§ 13. On peut encore démontrer la sphéricité de la terre par les phénomènes qui frappent nos sens. Ainsi, si l'on supposait que la terre n'est pas sphérique, les éclipses de lune ne présenteraient par les sections qu'elles présentent, dans l'état actuel des choses ; car la lune, dans ses transformations mensuelles, affecte toutes les divisions possibles, tantôt demi-pleine, tantôt en croissant, tantôt pleine aux trois quarts ; mais dans les éclipses, la ligne qui la termine est toujours courbe. Par conséquent, comme la lune ne s'éclipse que par l'interposition de la terre, il faut bien que ce soit la circonférence de la terre, qui, étant sphérique, soit cause de cette forme et de cette apparence.

§ 14. Bien plus, d'après la manière même dont les astres se montrent à nous, il est prouvé que non seulement la terre est ronde, mais même qu'elle n'est pas très grande; car il nous suffit de faire un léger déplacement, soit au midi, soit au nord, pour que le cercle de l'horizon devienne évidemment tout autre. Ainsi les astres [298b] qui sont au-dessus de notre tète subissent un changement considérable, et ils ne nous semblent plus les mêmes, selon qu'on va au midi, ou au nord. Il y a certains astres qu'on voit en Égypte et à Chypre, et qu'on ne voit plus dans les contrées septentrionales. Certains astres, au contraire, qu'on voit constamment dans les contrées du nord, se couchent quand on les considère dans les contrées que je viens de nommer. Ceci prouve non seulement que la forme de la terre est sphérique, mais encore que sa sphère n'est pas grande; car autrement on ne verrait pas de tels changements pour un déplacement si petit.

§15. Ainsi, quand on suppose que le pays qui est aux colonnes d'Hercule va se rejoindre au pays qui est vers l'Inde, et qu'ainsi il n'y a qu'une seule et unique mer, on ne me parait pas faire une supposition par trop incroyable. On cite entr'autres preuves les éléphants, dont l'espèce se retrouve à ces deux extrémités du globe ; ce qui n'est possible que si ces deux extrémités se tiennent et se rejoignent en effet.

§ 16. Et les mathématiciens qui ont essayé de mesurer les dimensions de la circonférence, la portent à quarante fois dix mille stades. C'est d'après ces preuves péremptoires qu'on est nécessairement amené à penser que non seulement la masse de la terre est de forme sphérique, mais encore que cette masse n'est pas fort grande comparativement à celle des autres astres.

LIVRE III. LES ELEMENTS

 

CHAPITRE I. Étude des éléments dont les corps sont composés.

Théorie de la génération et de la destruction des choses : systèmes qui l'ont niée : Mélissus et Parménide. Systèmes qui l'ont admise en partie : Hésiode : erreur d'Héraclite sur la mobilité perpétuelle des choses. --- Réfutation de la théorie qui ne donne aux corps que de simples surfaces. Citation du Traité du mouvement. Il n'y a pas de lignes indivisibles; absurdités où conduit la théorie contraire; démonstration sur le point, et sur la nature des corps pesants; citation du Tintée. Autre démonstration sur la nature du temps. Tous les corps naturels sont pesants ; les monades seules n'ont pas de pesanteur.

§ 1. [298b] Nous venons donc, dans ce qui précède, de traiter du premier ciel et de ses parties ; nous avons parlé des astres qui s'y montrent, et nous avons dit de quels éléments ils se composent, et quelle en est la nature. Enfin nous avons encore démontré qu'ils sont incréés et impérissables. Mais, parmi les corps naturels, les uns sont des substances ; les autres sont les actes et les modifications de ces premiers corps. J'appelle substances les corps simples, comme le feu et la terre, avec tous les corps de même ordre, et ceux qui en sont formés, comme par exemple, le ciel tout entier et ses parties, et aussi les animaux, les plantes et leurs parties respectives. Les modifications et les actes de ces substances, les mouvements de chacun des corps que je viens de nommer, et de tous les autres corps dont ces éléments sont la cause, suivant leur diverse puissance, [299a] enfin, leurs altérations et leurs permutations les uns dans les autres, c'est là, évidemment, la meilleure partie de l'histoire de la nature, qui s'occupe de l'étude des corps, puisque toutes les substances naturelles sont ou des corps, ou ne peuvent exister qu'à la condition des corps et des grandeurs. C'est ce qu'on voit bien, soit par la définition de ce qu'on entend par corps naturels, soit par l'étude qu'on applique à chacun d'eux, pris à part. On a déjà parlé antérieurement du premier des éléments, et l'on a dit quelle est sa nature, en montrant qu'il est impérissable et incréé. Il ne reste plus qu'à parler des deux autres classes de corps ; et il se trouvera qu'en traitant de ces objets, nous aurons étudié du même coup la production et la destruction des choses.

§ 2. En effet, ou la production n'existe pas du tout, ou elle existe uniquement dans ces éléments dont nous parlons, et dans les corps que ces éléments composent. Aussi, le premier point peut-être qu'il faut examiner, c'est de savoir s'il y a ou s'il n' y a pas de production réelle. Les philosophes qui se sont, avant nous, occupés de trouver la vérité à cet égard, ont combattu les principes que nous soutenons ici, de même qu'ils se sont mutuellement combattus. Ainsi, les uns ont affirmé qu'il n'y a ni production ni destruction ; et ils ont prétendu que rien ne naît ni ne meurt, et que c'est là une simple apparence, dont nous sommes les dupes. Telle est notamment l'opinion de Mélissus et de Parménide. Mais tout en ne laissant pas que de dire de fort bonnes choses sur bien des sujets, ils n'ont pas assez parlé en physiciens, il faut bien le reconnaître ; car soutenir qu'il y a des êtres incréés et absolument immobiles, c'est là l'objet d'une science différente, et peut-être supérieure, bien plutôt que l'objet de la science de la nature. D'ailleurs, par cela même qu'ils soutenaient qu'il n'y a rien au monde que la substance des choses sensibles, et qu'ils avaient soupçonné, les premiers, qu'il devait y avoir des natures immuables, pour que la connaissance ou la pensée fussent possibles, ils ont transporté aux objets des sens les théories qu'ils appliquaient d'abord aux êtres immuables.

§ 3. D'autres philosophes ont eu, comme on pouvait s'y attendre, une opinion toute contraire à celle-là ; et il en est qui ont soutenu qu'il n'y a rien d'incréé dans les choses, mais que tout doit naître ; que parmi les choses une fois nées, les unes demeurent impérissables, tandis que les autres périssent et meurent. C'est ce qu'a soutenu Hésiode, notamment, et parmi plusieurs autres après lui, ceux qui se sont occupés, les premiers, de l'étude de la nature. D'autres ont prétendu que, en effet dans ce monde, tout le reste naît et passe en s'écoulant, et que rien ne demeure constant, si ce n'est cet être unique et immuable d'où, selon les lois de la nature, sortent tous les autres, avec leurs transformations sans nombre. C'est là ce que paraissent avoir cru une foule de philosophes, et entre autres Héraclite d'Éphèse. Enfin, il en est quelques autres qui admettent que tout corps quelconque est créé, et que les corps ne se composent que de surfaces, [299b] et se résolvent en surfaces.

§ 4. Nous parlerons ailleurs des autres ; mais il suffit d'un coup d'oeil pour juger l'opinion de ceux qui, adoptant cette dernière théorie, composent tous les corps de surfaces, et pour comprendre les erreurs qu'ils commettent contre les mathématiques. Ils auraient dû se dire cependant qu'il faut, ou ne pas attaquer de tels principes, ou les attaquer par des arguments plus dignes de foi que ces simples hypothèses.

§ 5. Du reste, il est évident que c'est en vertu de ce seul et même raisonnement qu'on prétend composer les solides avec des surfaces ; les surfaces, avec des lignes ; et les lignes, avec des points. Si ceci était admis, il en résulterait que la partie de la ligne n'est plus nécessairement une ligne. Mais on a déjà vu cela dans le Traité du mouvement, où il a été démontré qu'il n'y a pas de longueurs indivisibles.

§ 6. Nous examinerons encore ici, en peu de mots, toutes les impossibilités où l'on s'engage en. ce qui regarde les corps naturels, quand on veut qu'il y ait des lignes indivisibles ; car les impossibilités qui résulteront de cette théorie en mathématiques, se reproduiront par suite dans la physique, tandis que les erreurs de physique ne se reproduiront pas toutes en mathématiques, attendu que les mathématiques procèdent par abstraction, et que la physique procède par addition.

§ 7. Il y a beaucoup de propriétés qui ne peuvent appartenir à des indivisibles, et qui doivent appartenir nécessairement à tous les corps naturels ; car en supposant même qu'il y ait en effet de l'indivisible, il est du moins impossible que le divisible soit dans l'indivisible. Mais pour les corps naturels, les modifications qu'ils présentent sont toutes divisibles de deux façons : ou elles se divisent selon l'espèce, ou elles se divisent selon l'accident. Selon l'espèce, c'est par exemple, pour la couleur, le blanc et le noir ; et selon l'accident, c'est qu'il faut bien que la chose où l'accident se trouve, soit divisible elle-même. Donc, toutes les modifications simples des choses sont divisibles de la façon qu'on vient de dire.

§ 8. Aussi, faut-il bien voir à quelles impossibilités on aboutit avec les théories de ce genre. Par exemple, il est bien impossible que les deux parties d'un tout n'ayant séparément aucun poids, ces deux parties réunies puissent en avoir un, tandis que les corps sensibles, soit tous, soit du moins quelques-uns, ont de la pesanteur, comme en ont la terre et l'eau. De telle sorte, diraient nos philosophes, que si le point n'a pas de pesanteur, les lignes évidemment n'en ont pas non plus ; et si les lignes n'en ont pas, les surfaces n'en ont pas davantage ; et alors aucun corps n'a de pesanteur.

§ 9. J'avoue qu'il est bien évident qu'un point ne peut pas avoir une pesanteur quelconque ; car tout ce qui est pesant peut être plus pesant qu'une autre chose ; tout ce qui est léger peut être plus léger [300a] qu'une autre chose aussi. Mais il n'est peut-être pas également nécessaire que le plus lourd ou le plus léger soit essentiellement lourd ou léger, de même que le grand peut être plus grand, sans que néanmoins ce plus grand soit absolument grand, puisqu'il y a une foule de choses qui, étant absolument petites, sont cependant encore plus grandes que certaines autres choses. Si donc ce qui est lourd, devenant plus lourd, doit nécessairement aussi devenir plus grand, il faut alors que toute chose lourde soit divisible. Or, on suppose que le point est indivisible.

§ 10. D'un autre côté, si le lourd est dense, le léger dès lors doit être rare, et le dense diffère du rare, en ce qu'il contient davantage sous un même volume. Si donc le point est lourd et léger, il faut aussi qu'il soit, en outre, dense et rare ; or, le dense est divisible, et l'on suppose que le point est indivisible.

§ 11. Mais si tout corps pesant doit être nécessairement dur ou mou, on peut plus facilement encore tirer de là une nouvelle impossibilité, contre la théorie que nous combattons. Ainsi, un corps mou est celui qui peut rentrer et céder sur lui-même ; le corps pesant et dur, est celui qui ne cède pas ; or ce qui cède est divisible.

§ 12. Il ne peut pas y avoir davantage de poids formé par des choses qui sont sans poids quelconque. En effet, quelle quantité de ces éléments faudra-t-il pour former un poids ? De quelle espèce les faudra-t-il ? Comment répondre à ces questions, si l'on ne veut pas se jeter dans les rêveries ? Si tout .poids plus fort est plus lourd que tel autre poids, par le poids qu'on y ajoute, il en résultera que même chacune des choses qui sont sans parties, auront cependant, prises à part, un certain poids. Par exemple, si quatre points forment un certain poids, le corps qui aura davantage de points, fera ainsi un poids plus lourd que celui de l'autre corps qui a déjà un poids. Mais ce qui est plus pesant qu'un corps déjà pesant, est pesant nécessairement, de même qu'un objet qui est plus blanc qu'un autre objet blanc, est blanc aussi. Par conséquent, le corps qui l'emporte d'un seul point, restera toujours plus lourd que celui auquel on a enlevé une quantité égale ; et par conséquent encore, un seul et unique point aura aussi de la pesanteur.

§ 13. Mais en outre, il est absurde de croire que les surfaces ne peuvent se composer et se réunir que suivant la ligne ; car, de même que la ligne peut se composer avec la ligne, de deux façons, en longueur et en largeur, de même la surface doit pouvoir aussi se composer de ces deux manières, avec la surface. Or, une ligne peut se combiner avec une ligne qui lui est superposée, et non ajoutée, bout à bout. Mais si la combinaison peut avoir lieu, même en largeur, il en résultera un corps qui ne sera ni un élément, ni un composé d' éléments, et qui sera formé de surfaces ainsi combinées.

§ 14. De plus encore, si les corps deviennent plus lourds par l'accumulation des surfaces, ainsi qu'on le prétend dans [300b] le Timée, il est évident que la ligne et le point auront de la pesanteur ; car la ligue et le point sont dans les mêmes rapports l'un à l'autre, ainsi que nous l'avons déjà dit antérieurement. Mais si ce n'est pas cette différence qui est entre la terre et le feu,, et si la différence entre ces éléments consiste en ce que la terre est lourde, et que le feu est léger, il y aura aussi parmi les surfaces telle surface légère, et telle surface lourde. Il en sera de même également des points et des lignes ; et ainsi la surface de la terre sera plus lourde que celle du feu. Mais il en résulte de deux choses l'une, ou qu'il n'y a pas du tout de grandeur, quelle qu'elle soit, ou bien que toute grandeur peut ainsi disparaître, puisqu'en effet, le point est à la ligne ce que la ligne est à la surface, et ce que la surface elle-même est au corps. Or, tous ces termes se résolvant les uns dans les autres, ils pourront aussi se résoudre enfin en leurs éléments primitifs, de telle sorte qu'il n'y aura plus de possible dans la nature que des points, et qu'il ne pourra plus y avoir réellement un seul corps.

§ 15. II faut ajouter que, si le temps est dans les mêmes conditions, il sera détruit, ou du moins il pourra l'être ; car l'instant est indivisible, comme le point l'est dans la ligne.

§ 16. Cette erreur est commise aussi par ceux qui prétendent former le ciel avec des nombres ; car il y a quelques philosophes qui font la nature avec des nombres, et par exemple quelques-uns des philosophes Pythagoriciens.

§ 17. C'est que les corps naturels ont évidemment pesanteur et légèreté, tandis que les unités ou monades numériques ne peuvent jamais, par leur réunion, ni former de corps, ni avoir de pesanteur quelconque.

 

CHAPITRE II. Tous les corps simples et élémentaires ont un mouvement naturel qui leur est propre

Erreur d'Empédocle, de Leucippe et de Démocrite; erreur de Platon, dans le Timée, sur l'ordonnance primitive du monde. Nécessité d'un premier moteur. Anaxagore a eu raison de croire à l'immobilité primordiale des éléments. Tout corps est nécessairement pesant ou léger. La génération ne se comprend qu'à la condition d'un vide préalable.

§ 1. Il faut nécessairement que tous les corps simples soient par nature doués de quelque mouvement ; et voici ce qui le prouve bien, c'est qu'étant de toute évidence en mouvement, ainsi qu'on peut l'observer, il faudrait qu'ils fussent soumis à un mouvement forcé, s'ils n'avaient point un mouvement qui leur fût propre ; car le forcé et l'anti-naturel sont une seule et même chose. Or, s'il y a un mouvement qui soit contre nature, il faut aussi qu'il y en ait un qui soit selon la nature, et auquel le premier sera contraire. Mais s'il peut y avoir plusieurs mouvements contre nature, il ne peut jamais y en avoir qu'un seul qui soit selon la nature ; car tout ce qui est selon la nature est absolu et simple, tandis que dans chaque cas l'anti-naturel peut avoir plusieurs mouvements.

§ 2. Mais ceci n'est pas moins évident si l'on considère le repos, au lieu du mouvement, parce qu'il faut aussi de toute nécessité que le repos soit ou forcé ou naturel.  Un corps demeure par force en repos dans le lieu où il est porté par force, et il reste naturellement là où il est naturellement porté. Puis donc qu'évidemment il y a un corps qui demeure au centre, si c'est selon les lois de la nature qu'il y demeure immobile, il est clair aussi que le mouvement qui l'y porte est conforme à la nature. Mais si c'est par force qu'il y est porté, quel est alors ce quelque chose qui l'empêche d'avoir son mouvement propre ? Si ce quelque chose est en repos, nous pourrons faire le même cercle de raisonnements ; car il faut nécessairement ou que le primitif  [301a] qui reste en repos soit naturellement soumis à ce repos ; ou bien il faudrait aller à l'infini, ce qui est impossible. Si le corps qui empêche le mouvement naturel est lui-même en mouvement, comme Empédocle le dit de la terre, qui, selon lui, ne reste en repos que par suite de la révolution du monde, dans quel lieu alors est-il porté ? Il ne peut pas l'être à l'infini ; car rien d'impossible ne se produit, et il est bien impossible de parcourir l'infini. Par conséquent, il faut nécessairement que le corps qui est ainsi en mouvement, s'arrête quelque part et y demeure en repos, non point par force, mais naturellement. Or, s'il y a un repos qui soit naturel, le mouvement qui porte le corps en ce lieu spécial où il s'arrête, est naturel également.

§ 3. Aussi, quand Leucippe et Démocrite prétendent que les corps premiers ont un mouvement éternel dans le vide et dans l'infini, ils devraient bien nous dire quel est ce mouvement dont ils parlent, et quel est le mouvement qui est naturel à ce corps ; car si l'un des éléments est mu de force par l'autre, il faut nécessairement aussi qu'il y ait pour chacun d'eux un certain mouvement naturel, auquel le mouvement forcé soit contraire. Il faut, en outre, que le premier mouvement donne une impulsion, non pas forcée, mais naturelle ; car ce serait aller à l'infini et s'y perdre, que de ne pas admettre qu'il y a un premier moteur naturel, et que de croire que le moteur antérieur ne donne le mouvement qu'en étant toujours mu lui-même par force.

§ 4. Du reste, c'est encore là le résultat, non moins nécessaire et non moins faux, auquel on arrive, si, comme il est écrit dans le Timée, on suppose qu'avant que l'univers ne fût mis en ordre, les éléments étaient dans un mouvement irrégulier ; car il fallait bien nécessairement que ce mouvement fût ou forcé ou naturel. Si, dès lors, ce mouvement était conforme aux lois de la nature, on reconnaîtra qu'il avait nécessairement aussi une pleine régularité, pour peu que l'on veuille considérer les choses avec quelque soin ; car le premier moteur doit nécessairement se mouvoir lui-même, s'il est mu suivant la nature ; et par suite, les éléments qui n'obéissaient pas à un mouvement forcé, et qui demeuraient dans leur lieu propre, présentaient eux-mêmes l'ordre parfait qu'ils ont maintenant. des corps graves allaient vers le centre; les corps légers s'éloignaient du centre ; et c'est là précisément l'ordre régulier qu'offre actuellement le monde.

§ 5. Mais les choses en étant à ce point, on pourrait encore demander s'il était possible, ou s'il n'était pas possible, que les éléments, animés de ce mouvement irrégulier, formassent quelquefois de ces combinaisons d'où résultent les corps naturels que nous connaissons ; par exemple, je veux dire les os et les chairs, ainsi que le prétend Empédocle, par le rôle qu'il prête à la Concorde ;

« Bien des tètes poussaient qui n'avaient pas de cou. »

§ 6. Quant à ceux qui pensent que des éléments infinis
peuvent se mouvoir dans l'infini, il faut leur répondre que si le moteur est unique, il n'y a nécessairement dès lors qu'un seul mouvement, de telle sorte que le mouvement n'est point irrégulier. Si, au contraire, les moteurs sont infinis en nombre, [301b] il faut aussi que les mouvements soient infinis comme eux; car s'ils étaient en nombre fini, il y aurait, par cela seul, un certain ordre. En effet le désordre ne peut pas résulter de ce que le mouvement n'a pas lieu vers un seul et même point, puisque, même dans l'état actuel des choses, tous les corps ne sont pas portés indistinctement vers le même point, et que ce sont seulement les corps homogènes qui y sont portés.

§ 7. De plus, dire que les corps ont un mouvement irrégulier, n'est pas autre chose que de dire qu'ils ont un mouvement contre nature ; car l'ordre spécial et propre des corps sensibles est précisément la nature de ces corps. Mais ce qui est absorbe et absolument impossible, c'est que l'infini ait un mouvement irrégulier ; car la nature des choses est précisément celle que présentent la plupart des choses, et qu'elles présentent pendant le plus de temps. Ainsi donc, ce serait ici tout le contraire de ce qu'on dit : ce serait le désordre qui serait naturel aux choses ; et l'ordre et la régularité, qui leur seraient contre nature. Et pourtant, rien de ce qui est selon la nature ne se produit au hasard.

§ 8. C'est là ce que parait avoir très bien compris Anaxagore, en faisant commencer la formation du monde par des éléments immobiles. D'autres philosophes essayent bien aussi, en réunissant primitivement les éléments, de les faire ensuite mouvoir comme ils peuvent, et de les séparer. Mais il n'est pas très rationnel de supposer que la génération puisse venir d'éléments isolés et en mouvement. Aussi voilà pourquoi Empédocle lui-même a renoncé à la génération qu'il fait sortir de la Concorde ; car il lui était bien impossible de composer le ciel, en le formant d'abord d'éléments séparés, et en tâchant ensuite de les combiner par la Concorde, qui les rapproche. L'ordre du monde n'a pu venir que des éléments divisés ; et par conséquent, il fallait, de toute nécessité, que ces éléments vinssent primitivement de quelque tout unique et compact.

§ 9. On voit donc, d'après tout ceci, qu'il y a pour chaque corps un certain mouvement naturel, qu'ils ne reçoivent pas par force, ni contre nature. Mais voici ce qui prouve qu'il faut nécessairement que quelques corps soient soumis à l'action de la pesanteur et de la légèreté. En effet, nous affirmons que le mouvement leur est absolument nécessaire. Mais si le corps qui est mis en mouvement n'a pas de tendance naturelle, il est dès lors impossible ni qu'il se dirige vers le centre, ni qu'il s'éloigne du centre. Soit par exemple, A, le corps sans pesanteur ; soit B, le corps pesant. Que le corps qui est sans pesanteur, parcoure la ligne C D ; et que le corps qui est pesant, parcoure, dans un temps égal, la ligne C E ; car le corps qui est pesant, sera porté plus loin que celui qui ne l'est pas. Si donc le corps pesant est divisé dans le rapport de C E à C D, et il peut être divisé selon ce rapport, relativement à une de ses parties, le corps entier parcourant la ligne entière C E, il faudra nécessairement que sa partie parcoure, dans le même temps, la ligne C D. Donc, le corps pesant et le corps sans pesanteur parcourront une ligne égale ; or, c'est là une chose impossible. [302a] Même raisonnement aussi pour la légèreté.

§ 10. D'un autre côté, si quelque corps est en mouvement, sans que ce soit par l'action ni de la légèreté ni de la pesanteur, il faudra nécessairement que ce soit un mouvement forcé ; et s'il est mu par force, il aura un mouvement infini ; car quelle que soit la puissance motrice, du moment que le corps auquel elle s'applique est plus petit et plus léger, il sera mu davantage par la même force. Soit le corps sans pesanteur A, mu suivant la ligne C E ; le corps pesant B sera mu dans le même temps, suivant la ligne C D. Mais le corps qui est pesant, étant divisé dans la proportion de C E à C D, il en résultera que la portion enlevée au corps pesant parcourra la ligne C E dans le même temps, puisque le corps entier parcourait la ligne C D ; car la vitesse du plus petit corps sera à la vitesse du plus grand, comme le plus grand est au plus petit. Ainsi donc, un corps sans pesanteur parcourra, dans un temps égal, le même espace qu'un corps pesant. Or, cela est de toute impossibilité. Par conséquent, comme le corps sans pesanteur n'en parcourrait pas moins un plus grand espace que tout ce qu'on pourrait ajouter, il est clair qu'il pourrait, dès lors, parcourir l'infini. Ainsi donc, il est évident que tout corps doit avoir un certain poids, ou une légèreté déterminée.

§ 11. La nature d'un corps, c'est le principe du mouvement qu'il a en lui-même; et la force qui le meut, c'est le principe qui est dans un autre corps, en tant que ce corps est autre. Mais comme tout mouvement est ou naturel ou forcé, le mouvement naturel de la pierre, par exemple, qui est d'aller en bas, sera rendu plus rapide par la force impulsive ; et ce sera cette force même qui produira toute seule le mouvement contre nature. Le mouvement d'ailleurs emploie, dans les deux cas, l'air comme un instrument indispensable ; car l'air est, par sa nature, à la fois lourd et léger. Ainsi, l'air produira le mouvement en haut, en tant qu'il est léger, lorsqu'il est poussé et qu'il reçoit son principe d'action de la force impulsive ; et l'air produira aussi le mouvement en bas, en tant qu'il est lourd. On dirait qu'en effet la force motrice ajoute à l'un et à l'autre mouvement, comme si elle avait touché le corps. C'est là aussi ce qui fait que, sans même que le moteur accompagne et suive le corps qu'il a lancé, le corps qui est mu contre nature poursuit sa course. S'il n'existait pas un corps du genre de l'air, il ne pourrait pas non plus y avoir de mouvement forcé ; et c'est de la même manière que l'air contribue à accélérer le mouvement naturel de chaque corps, en le poussant par derrière. On voit donc, d'après cela, que tout corps doit être ou léger ou pesant ; et l'on comprend ce que sont, dans les corps, les mouvements contre nature.

 

CHAPITRE III. Théorie générale de la production. Des éléments des corps

Définition de l'élément; les éléments sont dans tous les corps, soit en puissance, soit en réalité. Opinion contraire d'Empédocle et d'Anaxagore, sur les éléments. Existence nécessaire des éléments.

§ 1. Il est évident, en outre, d'après ce qui précède, qu'il est également faux de dire qu'il y a production de toutes choses, sans exception, et qu'il n'y a production de rien absolument. Il est impossible qu'il y ait génération de tout corps quelconque, sans exception, [302b] à moins qu'il ne puisse y avoir aussi une espèce de vide, séparé de ce corps ; car là où devra être le corps qui se produit, s'il se produit, il faut bien qu'il y ait eu, auparavant, du vide, quand il n'y avait pas de corps pour l'occuper. Or, il est bien possible qu'un corps naisse d'un autre corps, comme le feu naît de l'air ; mais il est impossible qu'il puisse naître, s'il n'y a point absolument aucune autre grandeur préalable ; car c'est surtout de quelque chose qui est corps en puissance, que vient le corps effectif et réel. Mais, si ce corps étant en puissance, il n'y a pas antérieurement à ce corps quelque corps effectif et réel, il faut alors qu'il y ait du vide séparé et distinct. Ainsi, il nous reste à expliquer quels sont les corps pour lesquels il y a vraiment production, et comment la production se fait.

§ 2. Puis donc qu'en toutes choses, la connaissance ne s'obtient qu'en remontant aux premiers principes, et que les éléments sont les principes premiers de toutes les propriétés qui existent dans les corps, il faut étudier d'abord ce que sont les éléments de ces corps, et quel rôle ils remplissent. On étudiera ensuite combien ils sont, et de quelle espèce. Cette question s'éclaircira encore, si l'on établit avec précision quelle est la nature véritable de l'élément. Appelons donc élément des corps, ce en quoi se résolvent tous les corps qui ne sont pas éléments. Que l'élément, d'ailleurs, soit dans les corps en simple puissance ou en pleine réalité, peu importe ici ; car ce dernier point reste encore controversable et douteux. Mais quoi qu'il en soit, cet élément même ne peut plus se diviser en parties qui seraient d'une autre espèce. C'est là ce que tout le monde, et en toute chose, s'accorde à entendre par élément.

§ 3. Si l'élément est bien ce qu'on vient de dire, il faut nécessairement qu'il y ait certains éléments de ce genre dans les corps. Ainsi, dans la chair, dans le bois, et dans chacun des autres corps analogues à ceux-là, il y a de la terre et du feu en puissance ; et l'on rend ces deux éléments visibles et distincts, en les séparant de ces corps. Mais ni la chair, ni le bois, ne préexistent réciproquement dans le feu, ni en puissance, ni en réalité ; car alors, on pourrait les en séparer. C'est par une raison semblable que, s'il n'existait qu'un seul élément, on ne pourrait pas dire davantage que les corps composés se retrouvent dans cet élément unique ; car, de ce qu'il y avait de la chair et de l'os, ou telle autre substance quelconque, on ne pourrait pas en conclure que ces composés sont en puissance dans cet unique élément. Mais il y aurait encore à voir quel serait le mode de leur production.

§ 4.  Anaxagore est d'un avis opposé à celui d'Empédocle, en ce qui concerne les éléments. Celui-ci prétend que le feu et la terre, et les éléments de même ordre, sont les éléments de tous les corps, et que tous les corps en sont composés. Anaxagore prétend tout le contraire ; et il soutient que les vrais éléments, ce sont les corps à parties similaires, les homoeoréries : c'est-à-dire, par exemple, la chair, l'os, et toutes autres choses analogues [303a] à celles-là  tandis que selon lui, l'air et le feu ne sont qu'un mélange de ces homoeoméries, et de toutes les autres semences. A l'en croire, chacun d'eux se composent de la réunion de toutes les parties similaires, qui d'ailleurs sont invisibles. Par suite, c'est de ces parties que toutes choses sont formées ; car Anaxagore confond le feu et l'éther, sous un seul et même nom.

§ 5. Mais comme le mouvement est propre à tout corps naturel quelconque, et que, parmi les mouvements, les uns sont simples et les autres composés, les mouvements mixtes étant pour les corps mixtes, et les mouvements simples, pour les corps simples, il est évident qu'il y aura certains corps simples, puisqu'il y a aussi des mouvements simples.

§ 6. On voit donc qu'il y a des éléments ; et de plus, quel rôle ils jouent.

 

CHAPITRE IV. Du nombre des éléments

Il ne peut être infini ; démonstration de ce principe. Erreur d'Anaxagore et de ses disciples. Erreurs diverses d'Empédocle, de Leucippe et de Démocrite; les différences des corps sont limitées en nombre, et les éléments doivent l'être comme elles. La théorie des atomes est en contradiction avec les mathématiques; le nombre des formes du corps est limité; celui des éléments doit l'être également; le nombre des mouvements est limité aussi ; celui des éléments doit l'être de même.

§ 1. Une suite de ce qui précède, ce sera de rechercher si les éléments sont en nombre fini ou infini, et, si l'on trouve qu'ils sont en nombre fini, de savoir combien ils sont. Il faut donc s'assurer tout d'abord qu'ils ne sont pas infinis en nombre, comme quelques philosophes l'ont pensé, et, en premier lieu, les philosophes qui, comme Anaxagore, font de tous les corps à parties similaires, ou homaeoméries, des éléments véritables. Pas un des philosophes qui acceptent cette théorie, ne conçoit bien ce que c'est que l'élément. En effet, nous pouvons observer qu'une foule de corps, même parmi les mixtes, se divisent en parties similaires, par exemple, la chair et l'os, les bois et la pierre. Par conséquent, si le composé ne peut pas être élément, il s'ensuit qu'aucun corps à parties similaires ne sera non plus élément, mais que l'élément sera seulement ce qui ne peut plus se diviser en parties d' une autre espèce, ainsi qu'on vient de le dire.

§ 2. J'ajoute que, même en définissant ainsi l'élément, on n'est pas forcé nécessairement de soutenir que les éléments sont en nombre infini ; car on pourra admettre encore toutes ces théories, en supposant que les éléments sont limités en nombre, si toutefois on s'en tient à des opinions de ce genre. D'ailleurs, on arrive au même résultat soit qu'on admette deux éléments, soit qu'on en compte trois, comme essaie de le faire aussi Empédocle.

§ 3. En effet, comme ces philosophes, malgré qu'ils en aient, ne peuvent pas composer toutes les choses, sans exception, de parties similaires, et que, par exemple, ils ne sauraient faire un visage avec des visages, non plus qu'aucune de ces autres choses qui ont reçu de la nature la forme qu'elles ont, il est clair qu'il vaut beaucoup mieux supposer que les principes sont en nombre fini, et les réduire au plus petit nombre possible. Les démonstrations qu'on peut avoir à faire n'en restent pas moins les mêmes, ainsi que le font les mathématiciens, pour qui les principes sont toujours limités et finis, soit en espèce, soit en nombre.

§ 4. D'autre part, si un corps se distingue d'un autre corps par les différences qui lui sont propres, et si ces différences des corps sont limitées en nombre, puisqu'elles s'appliquent toujours aux phénomènes de la sensibilité, [303b] qui sont limités eux-mêmes, principe qui reste à démontrer, il est évident que les éléments doivent nécessairement être limités aussi.

§ 5. Mais la raison ne peut pas plus admettre les théories de quelques autres philosophes, tels que Leucippe et Démocrite d' Abdère. A les entendre, les premières grandeurs seraient infinies en nombre, et de grandeurs indivisibles ; la pluralité des choses ne pourrait pas plus venir de l'unité que l'unité de la pluralité ; mais tout naîtrait de la combinaison et de l'entrelacement des premières grandeurs. En effet, à un certain point de vue, ces philosophes aussi ne font de tous les êtres que des nombres, et composent tout avec des nombres ; et s'ils ne le disent pas très clairement, c'est bien là au fond ce qu'ils veulent dire. De plus, comme les corps diffèrent par leurs formes, et que les formes sont infinies en nombre, il faut aussi, d'après eux, que les corps simples soient en nombre infini. Du reste, ils n'ont pas expliqué quelle était la forme de chacun des éléments, et ils se sont bornés à attribuer la forme de la sphère au feu ; quant à l'air et aux autres éléments, ils ne les ont distingués que par la grandeur et la petitesse, comme si c'était là leur nature, et en quelque sorte la semence universelle de tous les éléments.

§ 6. D'abord, on peut reprocher à ces philosophes la même erreur que nous avons signalée, et qui consiste à ne pas admettre un nombre de principes limités, bien que tout dans leur système pût rester identique, malgré cette hypothèse. De plus, à moins de supposer que les différences des corps ne soient en nombre infini, il est clair que les éléments ne peuvent pas être non plus infinis en nombre. Ajoutez que c'est nécessairement contredire et combattre les sciences mathématiques que de soutenir qu'il y a des atomes, et que c'est nier du même coup une foule de phénomènes que nos sens évidemment nous attestent, ainsi qu'on l'a prouvé antérieurement dans ce qui a été dit du temps et du mouvement.

§ 7. Une autre conséquence qui ressort nécessairement aussi de ces théories, c'est que nos philosophes se contredisent eux-mêmes. Si, en effet, les éléments sont des atomes comme ils le soutiennent, il est impossible dès lors que l'air, l'eau et la terre ne diffèrent qu'en grandeur et en petitesse ; car, il n'est pas possible que l'air, la terre et l'eau naissent les uns des autres, puisque les plus grands corps finiront toujours par ne plus pouvoir être divisés et réduits ; et cependant c'est ainsi que ces philosophes prétendent que l'eau, l'air et la terre naissent les uns des autres, et se produisent mutuellement.

§ 8. Mais, même en admettant leur hypothèse, il ne semblerait pas du tout prouvé que les éléments doivent être infinis en nombre, s'il est vrai, comme ils le disent, que les corps diffèrent par leurs formes, et que les formes, quelles qu'elles soient, se composent toutes de pyramides, les figures terminées par des lignes droites se composant de corps à lignes droites aussi, [304a] et la sphère se composant de huit parties. Ainsi, il faut de toute nécessité, qu'il y ait des principes pour les formes de telle sorte que soit qu'il y ait un, deux ou trois de ces principes, il faut qu'il n'y ait aussi qu'un nombre égal de corps simples.

§ 9. Enfin, si chaque élément est animé d'un mouvement particulier, le mouvement du corps simple doit être simple également. Mais si les mouvements simples ne sont pas en nombre infini, attendu que les tendances simples des corps ne peuvent pas être plus de deux, et que les lieux ne sont pas non plus infinis, les éléments, par cette raison, ne sauraient davantage être infinis en nombre, ainsi qu'on l'a prétendu.

 

CHAPITRE V. Du nombre réel des éléments.

Réfutation des systèmes qui ne reconnaissent qu'un seul élément. Importance exagérée que quelques philosophes ont attribuée au feu. Un seul élément n'a pu former l'ensemble des choses par sa condensation et sa raréfaction. Erreur commune à tous les systèmes qui n'admettent qu'un élément unique ; ils méconnaissent la nature et la réalité des mouvements. Les éléments sont multiples et finis.

§ 1. Le nombre des éléments étant nécessairement limité, reste à savoir s'ils sont plusieurs, ou s'il n'y en a qu'un seul. En effet, quelques philosophes ont admis qu'il n'y a qu'un seul et unique élément, ceux-ci prenant l'eau pour cet élément unique, d'autres l'air, d'autres prenant le feu ; d'autres enfin supposant un élément plus léger que l'eau, et plus lourd que l'air, qui, dans son immensité et son infinitude, embrasserait tous les cieux. Mais en admettant que ce seul élément est l'eau ou l'air, ou cette autre substance plus légère que l'eau et plus lourde que l'air, et en composant tout le reste de l'univers par la raréfaction ou la condensation de cette substance unique, ces philosophes ne s'aperçoivent pas qu'ils supposent même quelque chose d'antérieur à leur élément prétendu ; car la production qui vient des éléments est, comme ils le disent, une combinaison de ces éléments, et la production qui retourne à ces éléments est une dissolution. Il faut donc, par conséquent, que le plus léger soit par sa nature antérieur à tout le reste ; et comme ils prétendent que c'est le feu qui est le plus léger des corps, il s'ensuit que naturellement le feu devrait être le premier de tous. Peu importe, du reste, que ce soit le feu ou tout autre élément ; car il faut toujours qu'un quelconque des autres éléments soit le premier, et ce ne peut pas être celui qui est intermédiaire.

§ 2. Mais expliquer et engendrer tout le reste des choses par la condensation et la raréfaction d'un seul élément, cela revient à le faire par la légèreté ou la pesanteur ; car ce qui est léger est rare ; ce qui est pesant est dense, tout le monde l'accorde. Or, expliquer les phénomènes par la légèreté et la pesanteur, c'est encore la même chose que les expliquer par la grandeur et par la petitesse ; car, ce qui a de petites parties est léger, de même que ce qui en a de grandes est pesant. En effet, ce qui est étendu sur une vaste surface est mince et léger ; et c'est précisément ainsi qu'est ce qui se compose de petites parties. Donc ces philosophes ne distinguent et ne divisent la substance qui forme les autres choses, que par la grandeur et la petitesse; et avec ces définitions, ils en arrivent à réduire toutes choses à n'être que des relations. Dès lors, rien ne sera absolument, ceci du feu, cela de l'eau, cela de l'air ; mais la même chose sera relativement à celle-ci, [304b] du feu, et relativement à celle-là, de l'air. C'est là, du reste, la conséquence où l'on aboutit, même en admettant que les éléments sont plus d'un, mais en admettant toujours qu'ils ne diffèrent qu'en grandeur et en petitesse ; car, du moment que les corps ne sont déterminés que par la quantité qu'ils présentent, il n'y a plus qu'un rapport proportionnel des grandeurs les unes aux autres. Par conséquent, les corps qui ont précisément entr'eux ce rapport spécial, doivent nécessairement être l'un de l'air, l'autre du feu, tel autre de la terre, tel autre de l'eau, parce que les rapports des plus petits se trouvent être aussi dans les plus grands.

§ 3. Il est vrai que les philosophes qui prennent le feu pour élément unique, évitent cette erreur ; mais ils en commettent d'autres qui ne sont pas moins graves. Les uns, d'abord, confèrent au feu une forme qui lui serait propre ; et, par exemple, ce sont ceux qui prétendent que cette forme est une pyramide. Parmi eux, d'autres, faisant une supposition plus naïve encore, prétendent que la pyramide est la plus incisive des figures, de même que le feu est le plus incisif parmi les éléments.

§ 4. D'autres ajoutent des détails plus élégants à cette théorie, et ils soutiennent que tous les corps se forment de l'élément le plus ténu et le plus léger. Selon eux, les formes des solides se composent de pyramides. Par conséquent, le feu étant le plus ténu des corps, et la pyramide étant la figure la moins complexe et la figure primitive, et de plus, la première figure appartenant au corps premier, ils en concluent que le feu doit être une pyramide.

§ 5. D'autres, sans dire un mot de la forme, se bornent à faire du premier élément le plus ténu des corps ; et ils prétendent que c'est par la condensation de cet élément que tout le reste s'est formé, comme on forme un morceau d'or par des feuilles d'or accumulées et soudées. Mais de part et d'autre, il y a les mêmes difficultés ; car, si l'on admet que le corps premier soit indivisible, on pourra reproduire de nouveau les raisonnements qu'on opposait, plus haut, à cette hypothèse.

§ 6. De plus, on ne peut la soutenir, pour peu que l'on veuille réellement étudier et considérer la nature. En effet, tout corps est comparable à un autre, sous le rapport de la quantité ; les grandeurs sont proportionnelles entr'elles; et par exemple, celles des parties similaires ou homaeoméries sont proportionnelles les unes relativement aux autres, comme le sont celles des éléments. Ainsi la masse entière de l'eau a un certain rapport avec la masse entière de l'air, et tel élément avec tel autre élément. Il en de même pour le reste. Or, l'air est plus étendu que l'eau ; et en général ce qui est plus ténu est plus étendu que ce qui est plus lourd. Donc, il est évident que l'élément de l'eau sera aussi plus petit que celui de l'air. Si donc la plus petite dimension se retrouve dans le plus grand, il s'ensuit que l'élément do l'air sera divisible ; [305a] et de même, pour celui du feu, et, d'une manière générale, pour les corps plus ténus.

§ 7. Mais s'il est divisible, ceux qui donnent une forme au feu arriveront à cette conséquence que la partie du feu n'est plus du feu, parce que la pyramide ne se compose pas de pyramides ; et de plus, que tout corps n'est plus un élément ou un composé d'éléments, puisque la particule de feu n'est plus du feu, ni aucune autre espèce d'élément.

§ 8. Pour ceux, au contraire, qui ne déterminent les corps que par la grandeur, on peut leur répondre qu'il faut toujours, dans leur système, qu'il y ait un élément antérieur leur élément ; et ils doivent aller ainsi à l'infini, si tout corps est divisible, et que la plus petite partie possible soit en effet l'élément réel.

§ 9. Ils sont amenés à soutenir, en outre, qu'une seule et même chose est feu, relativement à telle autre chose, air par rapport à une autre, et même de l'eau et de la terre.

§ 10. Une erreur commune de tous ceux qui n'admettent et ne supposent qu'un élément unique, c'est de n'attribuer aussi aux corps qu'un seul et unique mouvement naturel, et de croire que ce mouvement est le même pour tous les corps sans exception ; car nous voyons que tout corps naturel possède en lui le principe du mouvement. Si donc tous les corps sont une seule et même chose, comme on le dit, il n'y a dès lors qu'un seul et unique mouvement pour tous ; et plus le corps est considérable, plus aussi il se meut avec rapidité, comme le feu qui, suivant sa direction naturelle, se porte d'autant plus vivement en haut qu'il est plus considérable. Mais quand les choses sont en grande quantité, elles sont aussi portées plus vite en bas.

§ 11. Puis donc qu'il a été démontré antérieurement qu'il y a plusieurs mouvements naturels, évidemment il est impossible qu'il y ait un seul et unique élément ; et du moment que les éléments ne sont pas en nombre infini, et qu'il n'y en a pas uniquement un seul, il faut nécessairement qu'ils soient plusieurs et qu'ils soient en nombre fini.

 

CHAPITRE VI. Les éléments ne peuvent pas être éternels

Démonstration de ce principe. Les éléments ne peuvent ni venir de quelque chose d'incorporel, ni d'un corps; ils viennent les uns des autres.

§ 1. Le premier point qu'il faille examiner maintenant, c'est de savoir si les éléments sont éternels, ou bien si, étant créés, ils sont périssables ; car une fois que ceci aura été démontré, on verra évidemment et quel est leur nombre et quelle est leur nature. Mais il est impossible qu'ils soient éternels ; car nous observons que le feu et l'eau, en un mot, que chacun des corps simples peuvent se dissoudre. Or il faut nécessairement, ou que cette dissolution soit infinie, ou qu'elle ait des limites. Si elle est infinie, il faudra que le temps, pendant lequel elle dure, soit infini comme elle. Mais le temps de la combinaison le sera également, puisque chacune des parties dont l'élément est composé se combine et se dissout dans un temps différent. On sera ainsi amené à conclure qu'en dehors du temps infini, il y aurait un autre temps infini, puisque le temps de la combinaison serait infini, et qu'en outre le temps de la dissolution doit être antérieur à celui-là. Il y aurait donc un infini en dehors de l'infini ; ce qui est impossible. [305b] Que si la dissolution s'arrête en quelque point, ou bien le corps dans lequel elle s'arrête, sera indivisible, ou il sera divisible, sans que d'ailleurs on puisse jamais le diviser entièrement ; et c'est là, à ce qu'il semble, ce qu'Empédocle a voulu dire. Or, d'après nos raisonnements précédents, le corps où la dissolution s'arrête, ne sera pas indivisible. Mais il ne sera pas non plus divisible, sans pouvoir jamais se dissoudre absolument ; car le corps qui est le moindre, est bien plus périssable que le corps qui est plus grand. Si donc, le corps qui est considérable vient à périr, de telle manière qu'il se dissolve en un plus petit, à bien plus forte raison, le corps qui est plus petit éprouvera-t-il ce changement. Ainsi nous voyons le feu périr de deux façons : quand il est éteint par un corps qui lui est contraire, ou quand il s'affaiblit peu à peu de lui-même. C'est là précisément ce que le plus petit éprouve de la part du plus grand, et il l'éprouve d'autant plus vite qu'il est plus petit. Donc, nécessairement, les éléments des corps sont périssables et créés.

§ 2. Puisqu'ils sont créés, leur génération vient, ou de quelque cause incorporelle, ou elle vient d'un corps, Si c'est d'un corps qu'elle vient, c'est d'un autre corps ; ou les éléments viennent l'un de l'autre réciproquement.

§ 3. Mais la théorie qui tire et engendre les choses d'une cause incorporelle, admet le vide ; car toute chose qui se produit, doit se produire dans quelque lieu ; et ce dans quoi se produit la génération est incorporel, ou a un corps. Si le lieu a un corps, il y aura donc deux corps dans le même lieu, et le corps qui s'y produit et celui qui y était auparavant. Si le lieu est incorporel, il en résulte nécessairement qu'il y a un vide déterminé. Mais il a été démontré antérieurement que le vide est impossible.

§ 4. D'un autre côté, les éléments ne peuvent pas' naître davantage de quelque corps ; car alors il faudrait qu'il y eût déjà un autre corps antérieur aux éléments ; or si ce corps a pesanteur ou légèreté, il sera par cela même un élément. S'il n'a aucune direction naturelle, il est dès lors immobile, et purement mathématique ; et du moment que, telle est sa nature, il cesse d'être dans un lieu et dans l'espace ; car là où un corps demeure en repos, là aussi il peut se mouvoir. Si c'est par force qu'il y demeure, c'est contre sa nature qu'il s'y meut ; et si ce n'est pas par force, c'est alors selon les lois de la nature qu'il est mu. Du moment que le corps sera dans le lieu, et quelque part, on pourra dire qu'il est un des éléments. Mais s'il n'est pas dans un lieu, il ne pourra non plus rien sortir de lui ; car c'est une nécessité que la chose qui naît, et celle d'où elle naît, soient simultanées et ensemble dans le même lieu.

§ 5. Puis donc qu'il n'est possible, ni que les éléments viennent de quelque chose d'incorporel, ni qu'ils viennent d'un autre corps, reste donc qu'ils viennent réciproquement les uns des autres.

 

CHAPITRE VII. De la génération réciproque des éléments sortant les uns des autres

Réfutation des théories d'Empédocle et de Démocrite; et du système qui résout les corps en simples surfaces. Conséquences insoutenables auxquelles mènent ces théories; elles ne sont pas d'accord avec les faits; et elles contredisent les résultats les plus certains des sciences exactes. Manière possible de comprendre que les éléments puissent venir les uns des autres. Rôle exagéré qu'on prête à l'élément de la terre.

 

§ 1. Il nous faut donc considérer de nouveau quel peut-être le mode de cette génération réciproque, et nous demander si elle a lieu comme le disait Empédocle et Démocrite, ou comme le disent, ceux qui résolvent les corps en surfaces ; ou bien, s'il y a encore quelqu'autre mode de génération différent de ceux là. Empédocle et Démocrite ne s'aperçoivent pas qu'il ne font pas réellement une génération réciproque des éléments les uns par les autres, mais une simple apparence de génération ; car d'après eux, chaque élément existant préalablement en soi, s'est séparé, et la génération s'est faite, comme si elle sortait en quelque façon, d'un vase qui l'aurait contenue, sans que l'élément se soit produit en venant de quelque matière, et en subissant quelque changement.

§ 2. Mais la génération se passerait même ainsi, que les conséquences de cette théorie n'en seraient pas moins insoutenables. Une même grandeur, en se réduisant par la pression qu'elle subit, ne doit pas évidemment acquérir plus de poids ; or, il faut soutenir que cela est cependant, quand on prétend, comme eux, que l'eau sort et se sépare de l'air, où elle existait préalablement, puisque l'eau, quand elle est sortie de l'air, est plus lourde que lui.

§ 3. De plus, quand les corps sont mélangés simplement entr'eux, il n'est pas nécessaire que l'un des deux, qui vient à se séparer, tienne toujours plus de place qu'auparavant ; mais quand l'air naît et sort de l'eau, il occupe plus d'espace, parce que le corps qui a les parties les plus ténues tient le plus de place. C'est ce qu'on peut bien voir, avec pleine évidence, dans le passage d'un des éléments à un autre. Ainsi, lorsque le liquide vient à se vaporiser et à se changer en air, les vases qui contiennent les volumes de ces éléments se brisent, parce qu'ils sont trop étroits. Par conséquent, s'il n'y a pas du tout de vide et que les corps ne se dilatent pas, comme le prétendent ceux qui soutiennent ces théories, il est évident que le phénomène serait impossible. Et s'il y a du vide et s'il y a dilatation des corps, il est absurde de soutenir que le corps qui se sépare, tienne toujours nécessairement plus de place qu'auparavant.

§ 4. Mais, nécessairement encore, la génération réciproque des éléments est impossible, si l'on n'admet pas que, dans une grandeur limitée, il puisse y avoir une infinité de grandeurs finies. En effet, quand l'eau se forme, en se séparant de la terre, quelque chose est enlevé à la terre, si, comme on le dit, la génération se fait par la séparation des éléments; et une seconde fois, il en est encore de même, quand l'eau se sépare de nouveau de la portion de terre qui reste. Si donc cette séparation est toujours possible, il s'ensuit qu'il pourra y avoir des divisions infinies dans un .corps fini. Mais comme c'est là une chose impossible, il en résulte que les éléments ne peuvent pas naître toujours les uns des autres. Ainsi donc, il est prouvé qu'ils ne peuvent se permuter les uns dans les autres par leur simple séparation.

§ 5. Reste que les éléments puissent se produire en se changeant les uns dans les autres. Or ce phénomène peut avoir lieu de deux façons : ou par une transformation véritable, comme avec le morceau de cire on peut faire indifféremment un cube ou une sphère ; ou par leur résolution en surfaces, comme quelques philosophes le prétendent. Or, si c'est par une transformation, on arrive nécessairement à admettre que les corps sont indivisibles; car s'ils étaient divisibles, une partie de feu ne serait plus du feu ; une partie de terre ne serait plus de la terre, attendu qu'une partie de pyramide n'est plus une pyramide, ni une partie de cube, un cube.

§ 6. [306b] Si c'est par la résolution en surfaces, une première erreur de ce système, c'est de ne pas admettre que tous les éléments puissent naître les uns des autres; car c'est là ce que devraient accorder ces philosophes, bien qu'ils ne l'accordent pas. En effet, croire qu'un seul élément soit exempt de la transformation, ce n'est ni rationnel ni conforme à l'observation sensible, qui ne montre pas qu'il en soit ainsi, et qui prouve que tous les éléments changent également les uns dans les autres. C'est que ces philosophes qui prétendent expliquer les faits, ne disent rien qui s'accorde réellement avec les faits. La cause de leur erreur, c'est qu'ils ne comprennent et ne choisissent pas bien leurs premiers principes, mais qu'ils veulent tout ramener à certaines opinions déterminées. Ce qui est vrai peut-être en ceci, c'est que les principes varient et qu'ils sont sensibles pour les choses sensibles, éternels pour les choses éternelles, périssables pour les choses périssables ; en un mot, les principes doivent être homogènes aux sujets qu'ils concernent. Mais par l'amour de ces belles théories, nos philosophes semblent faire comme ceux qui, dans leurs discussions, maintiennent obstinément les thèses qu'ils ont posées dès le début, et qui subissent patiemment toutes les conséquences qu'on en tire, assurés d'être partis de principes vrais ; comme s'il n'y avait pas certains principes qu'il faut juger par les résultats qui en sortent, et surtout par la fin à laquelle on prétend aboutir. Ainsi, la fin de la science, quand elle produit quelque chose, c'est l'oeuvre elle-même qu'elle veut produire ; mais la fin de la physique, c'est l'observation des faits qui tombent sous nos sens.

§ 7. Ces philosophes sont donc amenés à considérer surtout la terre comme élément, et à supposer qu'elle est seule impérissable, puisque l'indissoluble est à la fois impérissable, et est un élément. La terre, en effet, est la seule qui ne se résolve pas en un autre corps.

§ 8. Mais l'omission de certains triangles dans les corps qui se dissolvent, n'est pas plus admissible ; et cette erreur, que l'on commet, même en admettant la transition réciproque des éléments les uns dans les autres, tient à ce que l'on compose les corps avec des triangles qui ne sont pas également nombreux.

§ 9. De plus, ces philosophes sont nécessairement forcés de ne plus faire sortir d'un corps la génération telle qu'ils l'entendent ; car, si c'est de surfaces que l'on tire le corps, il ne sera plus tiré d'un corps évidemment.

§ 10. On est encore nécessairement amené à soutenir que tout corps n'est pas divisible ; et par là, on est conduit à combattre les résultats des sciences les plus exactes et les plus certaines. En effet, les mathématiques admettent que même l'intelligible est divisible, tandis que, pour sauver leur hypothèse, nos philosophes sont amenés à ne pas même accorder que tout corps sensible est susceptible d'être divisé. Du moment, en effet, qu'on assigne une forme à chaque élément, et qu'on détermine par cette forme les essences de chacun d'eux, il est nécessaire de les faire indivisibles, puisque, de quelque façon qu'on divise la pyramide ou la sphère, ce qui en reste, après la division, n'est plus une sphère ou une pyramide. En résumé, ou bien une partie de feu ne sera plus du feu, et il y aura quelque chose d'antérieur [307a] à l'élément, puisque tout est, ou élément; ou un composé d'élément ; ou bien, tout corps n'est pas divisible.

 

CHAPITRE VIII. Suite de la réfutation du système des surfaces

Impossibilité de déterminer la forme des corps simples; citation du Timée; erreur des théories qui attribuent aux éléments des figures mathématiques ; application de ces théories à l'élément du feu et à celui de la terre. Erreur de Démocrite sur les propriétés de la sphère. Erreur de quelques autres philosophes sur les caractères et l'action de l'élément du feu ; opposition de la chaleur et du froid, indépendamment de leurs formes, qu'on ne saurait préciser. Les différences de formes ne sont rien pour les éléments ; différences réelles des corps entr'eux.

§ 1. En général, il est absurde de vouloir spécifier la forme des corps simples. La première raison, c'est qu'il en résultera que l'espace entier n'est plus rempli. II semble, en effet, que, dans les surfaces, il n'y a que trois figures qui puissent couvrir et remplir tout l'espace : le triangle, le carré et l'hexagone. Dans les solides, il n'y en a que deux, la pyramide et le cube. Or, il y a nécessité d'admettre ici davantage de figures, puisqu'on fait aussi les éléments plus nombreux.

§ 2. De plus, tous les corps simples reçoivent évidemment leur forme du lieu qui les entoure, particulièrement l'eau et l'air. il est donc impossible que la forme de l'élément subsiste et reste immuable ; car alors le corps entier de l'élément ne toucherait pas de partout ce qui l'environne ; et s'il vient à s'y appliquer régulièrement, ce ne sera plus de l'eau, puisqu'elle aurait alors une forme différente. Ainsi donc, évidemment, les formes de l'élément ne sont pas déterminées. Mais la nature semble nous indiquer ici la même vérité que la raison nous fournit de son côté ; car, pour les éléments comme pour toutes autres choses, il faut que le support et le sujet n'aient ni espèce, ni figure, attendu que c'est surtout ainsi que le corps capable de recevoir toutes les formes, comme il est dit dans le Timée, les prendra toutes régulièrement, et s'harmonisera avec les autres corps. C'est de la même façon, à ce qu'on doit croire, que les éléments sont en quelque sorte la matière des composés qu'ils forment; et voilà comment ils peuvent aussi se changer les uns dans les autres, en mettant de côté les différences qui ne se rapportent qu'à leurs modifications.

§ 3. D'une autre part, comment avec ce système, la chair ou l'os, ou tel autre corps continu comme ceux-là, peut-il se produire ? Ce n'est certes pas à l'aide des éléments eux -mêmes, puisque la continuité du corps ne peut venir de l'accumulation des éléments qui le forment. Ce n'est pas non plus à l'aide de surfaces accumulées ensemble ; car les éléments, selon ces théories, viennent d'accumulation, et ils ne viennent pas d'autres éléments. Or, si l'on veut préciser les choses et qu'on n'admette pas à .la légère ces définitions de l'élément, on verra sans peine que ces philosophes détruisent toute idée de génération qui viendrait d'êtres réels.

§ 4. Mais pour ce qui concerne les propriétés des substances, leurs actions et leurs mouvements, les figures dont on parle sont en discordance complète avec les corps qu'elles doivent composer. C'est pourtant à ces phénomènes qu'ont surtout regardé ceux qui ont fait ces divisions. Ainsi, par exemple, comme le feu est très mobile, qu'il échauffe et qu'il brûle, les uns en ont fait une sphère; les autres en ont fait une pyramide. Ce sont là, en effet, les figures les plus mobiles, parce qu'elles touchent le moins de points possible, et qu'elles sont les moins stables de toutes. Ce sont aussi les plus chaudes [307b] et les plus brûlantes, parce que l'une tout entière n'est qu'un angle, et que l'autre a les angles les plus aigus; or, c'est par ses angles, disent nos philosophes, que le feu échauffe et qu'il brûle.

§ 5. D'abord les uns et les autres se sont trompés à l'égard du mouvement ; car si les deux figures de la pyramide et de la sphère sont bien en effet les plus mobiles de toutes, ce n'est pas certainement dans le mouvement du feu qu'elles ont cette mobilité extrême. Le mouvement du feu va en haut et en ligne droite, tandis que ces figures sont mobiles surtout selon le mouvement de cercle qu'on appelle la rotation.

§ 6. Ensuite, si la terre doit être considérée comme un cube, parce qu'elle reste en place et qu'elle demeure immobile, et elle ne reste pas ainsi dans le premier lieu pris au hasard, mais dans le lieu qui lui appartient et lui est propre, de même qu'elle s'éloigne du lieu qui lui est étranger, quand rien ne l'en empêche ; et s'il en est également ainsi du feu et de tous les autres corps, il s'ensuit évidemment que le feu et chacun des éléments seront une sphère ou une pyramide, dans le lieu qui leur est étranger, mais qu'ils seront des cubes dans le lieu qui leur est propre.

§ 7. De plus, si le feu échauffe et s'il brûle par les angles qu'il a, tous les éléments alors seront capables d'échauffer comme lui. Seulement l'un le sera plus que .l'autre ; car tous ont des angles, par exemple l'octaèdre et le dodécaèdre. A entendre Démocrite, la sphère elle-même peut brûler, comme si elle était une sorte d'angle ; et par conséquent, il n'y aura ici de différence entre les éléments que du plus au moins. Or, cette supposition est évidemment une erreur.

§ 8. Il résulterait encore de ce système que les corps mathématiques eux-mêmes seraient capables de brûler et d'échauffer, puisque ces corps ont aussi des angles, et qu'il y a également parmi eux des insécables, des sphères indivisibles et des pyramides indivisibles, surtout si l'on admet des grandeurs indivisibles, comme le font ces philosophes. Mais si les éléments naturels peuvent brûler, et si les corps mathématiques ne le peuvent pas, il faut expliquer cette différence et ne pas parler d'une manière absolue et générale, comme parlent nos philosophes.

§ 9. En outre, si le combustible qu'on brûle devient du feu, et si le feu est une sphère ou une pyramide, il faut que ce qui brûle se change en sphères ou en pyramides. Que la propriété de, couper et de diviser soit la conséquence de la figure attribuée aux éléments, on peut l'admettre ; mais il n'en restera pas moins tout à fait déraisonnable de croire que la pyramide puisse faire des pyramides, ou la sphère des sphères. C'est absolument comme si l'on prétendait diviser une épée en épées et une scie en scies.

§ 10. Il est encore assez ridicule d'assigner une figure au feu, en songeant uniquement qu'il divise; car le feu parait bien plutôt réunir et souder les choses que les diviser, puisqu'il sépare les choses [308a] qui ne sont pas homogènes et qu'il réunit celles qui le sont. Ainsi donc, la faculté de combinaison est essentielle, puisque souder et réunir paraissent être le propre du feu, tandis que la division n'est pour lui qu'accidentelle ; car ce n'est qu'en réunissant ce qui est homogène qu'il sépare ce qui est étranger. Par conséquent, il fallait ou assigner la figure du feu en tenant compte des deux propriétés, ou du moins appuyer davantage sur sa puissance de combinaison.

§ 11. De plus, quoique le chaud et le froid soient contraires par la puissance qu'ils exercent, il est impossible d'accorder une figure quelconque au froid, parce qu'il faudrait que la figure qui lui serait accordée fût contraire, et qu'aucune figure n'est contraire à une figure. C'est là du reste un point où tous nos philosophes, sans exception, sont en défaut. Cependant, ou il convenait de représenter par des figures toutes les propriétés des éléments, ou il ne fallait en représenter aucune.

§ 12. Quelques autres philosophes, en cherchant à définir la puissance du froid, se sont contredits eux-mêmes. Ainsi, ils prétendent que le froid est ce qui a de grosses parties, parce qu'il produit une compression, et qu'il ne peut passer au travers des pores. Par suite, le chaud serait évidemment aussi ce qui peut passer par les pores, c'est-à-dire ce qui a des parties ténues. Mais alors c'est par la grandeur et la petitesse, et non plus par les figures, que le chaud et le froid diffèrent entre eux. Ajoutez que, si les pyramides sont inégales, les grandes ne seront plus du feu ; ce ne sera plus la figure qui sera cause que le feu brûle, et elle causera tout le contraire. On voit donc, d'après ce qui précède, que les éléments ne diffèrent pas par leurs figures.

§13. Les différences principales des corps sont celles qui résultent des modifications qu'ils subissent, des actes qu'ils peuvent produire et de leurs propriétés ; car, selon nous, ces trois caractères : actes, modifications et propriétés appartiennent à chacun des corps naturels. C'est donc de ces caractères qu'il faut d'abord parler, afin qu'après les avoir étudiés et connus, nous puissions ensuite voir les différences respectives de chacun des éléments les uns à l'égard des autres.

 

LIVRE IV. PESENTEUR ET LEGERETE

 

CHAPITRE I. De la pesanteur et de la légèreté des corps

Définition de l'une et de l'autre; un corps pesant est celui qui se dirige vers le centre; un corps léger est celui qui s'en éloigne naturellement. — Pesanteur absolue; pesanteur relative. Erreur de quelques philosophes, qui n'ont pas fait cette distinction. Le monde a un haut et un bas ; les Antipodes. Notion vraie de la légèreté et de la pesanteur des corps dans la nature.

[308a] § 1. Il faut voir maintenant ce que c'est que la pesanteur et la légèreté des corps, quelle est la nature particulière de chacune, et à quelle cause on doit rapporter les forces qui les distinguent.

§ 2. En effet, la théorie destinée à les expliquer est une partie essentielle des recherches sur le mouvement, puisque nous disons d'un corps qu'il est pesant, ou léger, selon que ce corps peut se mouvoir naturellement de telle ou telle façon. On n'a pas donné de noms spéciaux aux phénomènes que produisent la pesanteur et la légèreté, à moins qu'on ne prenne le mot de direction ou tendance naturelle pour une expression de ce genre. [308b] Mais comme l'étude de la nature s'applique au mouvement, et que la pesanteur et la légèreté renferment, en elles-mêmes, comme les étincelles et le foyer du mouvement, tout le monde est habitué à parler des forces de l'une et de l'autre . Mais on ne s'est guère occupé de les définir, sauf quelques rares philosophes. Ainsi donc, après avoir apprécié d'abord ce que les autres en ont dit et après avoir discuté toutes les questions qu'il est indispensable de résoudre dans cette étude, nous exposerons aussi ce que nous pensons nous-mêmes sur ce sujet.

§ 3. La pesanteur et la légèreté peuvent s'entendre tantôt d'une manière absolue, et tantôt d'une manière relative et par comparaison d'un corps avec un autre corps; et c'est ainsi que, parmi les choses qui ont toutes de la pesanteur, nous disons que l'une est plus légère, et l'autre plus lourde ; par exemple, que l'airain est plus lourd que le bois. Les anciens n' ont rien dit de la pesanteur et de la légèreté prises au sens absolu ; ils n'ont parlé que du sens relatif; car ils n'ont pas dit ce que sont en soi le pesant et le léger ; mais ils ont simplement étudié ce qui est plus lourd et ce qui est plus léger, parmi les choses qui ont de la pesanteur.

§ 4. Ce qui pourra nous rendre la question plus claire, c'est de reconnaître qu'il y a des choses qui, naturellement, s'éloignent toujours du centre, et d'autres qui, non moins naturellement, sont toujours portées vers le centre. Je dis donc que ce qui est emporté loin du centre est porté en haut, et que ce qui est emporté vers le centre est porté en bas; car il est absurde de nier qu'il y ait dans le ciel un haut et un bas, ainsi que quelques philosophes croient pouvoir le faire. Il n'y a, disent-ils, ni haut ni bas, puisque l'on est partout sur le globe dans la même position, et qu'on est de tous côtés son propre antipode, et qu'on va partout à sa propre rencontre.

§ 5. Quant à nous, nous entendons par le haut, l'extrémité de l'univers, point qui en effet est bien en haut par sa position, et qui par sa nature est le premier.. Mais s'il y a une extrémité et, un milieu du ciel, il est évident qu'il y aura aussi un haut et un bas, comme le dit le vulgaire, sans savoir d'ailleurs bien exactement ce qu'il dit. La cause« de cette opinion du vulgaire, c'est qu'il pense que le ciel n'est pas pareil de tous côtés, et que l'hémisphère qui est audessus de nous est le seul et unique. Mais en se disant- en outre que cet hémisphère aussi est circulaire, et que le centre est dans un même rapport avec le tout, on arrivera à comprendre que l'un est le haut et que le centre est le bas.

§ 6. Ainsi donc, nous disons qu'un corps est léger d'une manière absolue, quand il est porté en haut et vers l'extrémité; et nous disons qu'il est absolument lourd., quand il va en bas, c'est-à-dire, vers le centre. Nous appelons relativement léger, et plus léger qu'un autre, celui de deux corps pesants qui, à masse égale, est naturellement emporté en bas avec plus de vitesse que l'autre.

 

CHAPITRE II. Les philosophes antérieurs n'ont expliqué que la pesanteur et la légèreté relatives et non la légèreté et la pesanteur absolues.

Insuffisance de ces théories; objections diverses qu'on leur peut opposer. Autres explications de la pesanteur et de la légèreté, par la quantité plus ou moins grande de vide que les corps renferment. Objections contre ces nouvelles théories. Anaxagore et Empédocle, qui ont nié le vide, n'ont pas étudié la question de la pesanteur. Conséquences absurdes de la théorie qui fait dépendre du vide la pesanteur et la légèreté des corps, et de cette autre théorie qui les fait dépendre simplement de la grandeur et de la petitesse. Fausseté de la théorie qui réduit toutes les substances à une seule et même matière.

§ 1. Parmi les philosophes qui ont essayé d'aborder avant nous cette étude, la plupart, pour ainsi dire, n'ont parlé des corps pesants [309a] et légers qu'en ce sens où, de deux corps pesants, l'un est plus léger que l'autre. Ils s'imaginent, après cette recherche, avoir étudié le pesant. et le léger d'une manière absolue ; mais l'explication qu'ils donnent ne peut pas convenir à ces derniers phénomènes, comme on le verra à mesure que nous avancerons davantage dans cette discussion.

§ 2. En effet, les uns entendent qu'un corps est plus pesant et plus léger, en ce sens, qui est aussi le sens qu'on trouve dans le Timée, que le plus lourd est le corps qui, étant composé de parties identiques à celles d'un autre corps, a un plus grand nombre de ces parties ; et le plus léger, celui qui en a moins. Ainsi, un morceau de plomb est plus pesant qu'un autre, quand il en a une plus grande quantité; un airain est plus pesant qu'un autre airain, au même titre. Il en est ainsi pour chacune des choses qui sont de la même espèce, puisque, dans chaque espèce, c'est la chose qui contient le plus de parties égales qui est la plus pesante. C'est encore ainsi qu'on dit que le plomb est plus lourd que le bois, quand on admet que tous les corps sans exception sont composés de certains éléments, qui sont les mêmes, et qu'ils sont formés d'une seule et même matière, bien que cette identité ne soit pas apparente.

§ 3. Mais, dans ces définitions, il n'est pas du tout question de la pesanteur et de la légèreté prises absolument, bien que, dans l'état actuel des choses, le feu soit toujours léger et qu'il se porte en haut, tandis que la terre et tous les corps terrestres sont toujours portés en bas et vers le centre. Par conséquent, ce n'est pas à cause de la petitesse des triangles dont chaque corps est composé, comme le disent nos philosophes, que le feu se porte naturellement en haut ; car alors plus le feu serait en grande quantité, moins il aurait de mouvement ; et il serait d'autant plus pesant qu'il serait composé d'un plus grand nombre de triangles. Mais, dans l'ordre présent des phénomènes, il en est tout autrement; plus le feu est en masse considérable, plus il est léger ; et plus il se porte rapidement en haut ; et quand par hasard le mouvement du feu a lieu de haut en bas, une plus petite quantité est portée d'autant plus vite en bas ; et une plus grande, d'autant plus lentement.

§ 4. On peut ajouter une dernière remarque ; et la voici. Comme ils appellent plus léger le corps qui contient moins de parties homogènes, et plus pesant celui qui en a davantage ; et comme, pour eux, l'air, le feu, l'eau sont composés des mêmes triangles et ne diffèrent que par le plus et le moins grand nombre de ces triangles, il s'ensuit que, l'un étant plus léger et l'autre plus lourd, il pourra se faire qu'une certaine quantité d'air soit plus lourde que de l'eau. Or, il en est tout le contraire précisément; car plus l'air est en masse, plus il se porte en haut ; et en général une partie quelconque d'air se porte en haut, quand elle sort de l'eau. C'est donc ainsi que quelques philosophes ont parlé de la pesanteur et de la légèreté des corps.

§ 5. Mais il en est d'autres qui n'ont pas trouvé ces divisions suffisamment exactes ; et, quoique plus anciens par l'époque où ils ont vécu, ils ont dit cependant des choses beaucoup plus neuves sur le sujet qui nous occupe. Ainsi, l'on observe que certains corps ont un plus petit volume, et qu'ils sont néanmoins plus pesants que d'autres. Il est donc évident qu'il n'est plus possible de dire que les corps de poids égal sont composés d'éléments primitifs égaux ; car alors leur volume devrait être égal aussi.

§ 6. Quand on admet le système des surfaces, dont les corps pesants sont, dit-on, composés, il est absurde de croire que les surfaces soient les éléments primitifs et indivisibles des corps. Mais ceux qui admettent que les éléments primitifs sont solides peuvent dire, avec plus de raison, que le corps le plus grand est aussi le plus lourd. Cependant, comme il n'en est point absolument ainsi pour tous les composés, et que nous pouvons observer que beaucoup de corps plus pesants ont un volume plus petit, et par exemple l'airain comparé à la laine, il a fallu imaginer une explication différente, qu'ont donnée d'autres philosophes.

§ 7. Selon eux, le vide renfermé dans les corps est ce qui leur donne de la légèreté, et ce qui rend les plus grands parfois plus légers, parce qu'ils ont plus de vide; car c'est aussi pour cela que souvent les corps composés de solides en nombre égal, ou en nombre moindre, ont un volume plus grand. En un mot, la cause qui fait qu'un corps est plus léger, c'est, d'après eux, qu'il y a dans ce corps une plus grande quantité de vide. Telles sont donc leurs théories.

[309b] § 8. Mais il faut ajouter nécessairement à ce système que non seulement le corps doit avoir plus de vide, du moment qu'il est plus léger, mais aussi que le solide doit y être en moindre quantité ; car si le solide l'emporte dans cette partie de la proportion, le corps cesse d'être plus léger. C'est là encore ce qui leur fait dire que, si le feu est le plus léger de tous les corps, c'est qu'il contient aussi le plus de vide. On en conclura donc que beaucoup d'or, s'il a plus de vide, sera plus léger qu'un peu de feu, si l'on oublie d'ajouter que l'or a aussi beaucoup plus de solide ; car c'est là la conclusion qu'il
faudrait accepter.

§ 9. Quelques-uns des philosophes qui ont nié l'existence du vide, n'ont rien dit ni de la pesanteur ni de la légèreté; tels sont Anaxagore et Empédocle. D'autres qui en ont parlé, tout en niant le vide, n'ont pas expliqué pourquoi les corps sont absolument ou pesants ou légers, ni pourquoi les uns vont toujours en haut, et les autres toujours en bas. Ils n'ont pas expliqué non plus comment il se fait que certains corps d'un volume plus grand sont plus légers que d'autres corps d'un volume plus petit ; et l'on ne voit pas bien comment, d'après ce qu'ils ont dit, leurs théories pourraient jamais s'accorder avec les faits.

§ 10. Du reste, quand on attribue la légèreté du feu à la quantité de vide qu'il renferme, on retombe à peu près dans les mêmes difficultés ; car le feu aura bien à la fois, si l'on veut, moins de solide que les autres corps et plus de vide ; mais néanmoins il pourra toujours se trouver une certaine quantité de feu où le solide et le plein l'emporteront sur les solides contenus, par exemple, dans une petite quantité de terre. Mais même en admettant ici l'action du vide, comment expliqueront-ils la pesanteur absolue ? Le corps sera-t-il pesant, parce qu'il aura plus de solide, ou parce qu'il aura moins de vide ? S'ils admettent [310a] la première explication, on en conclura qu'il peut y avoir alors une quantité de terre tellement petite que le solide qui y sera compris, sera moindre qu'il ne serait dans une grande quantité de feu. De même encore, en expliquant les choses par le vide, on arrive à dire qu'il peut y avoir quelque chose de plus léger que le léger absolu, et que ce qui se porte toujours en bas peut être plus léger que ce qui se porte toujours en haut. Or, ceci est impossible ; car le corps qui est absolument léger est toujours plus léger que les corps qui ont un poids quelconque, et qui sont portés en bas. Mais un corps plus léger n'est pas toujours léger, puisque, même parmi les corps qui sont pesants, l'un est dit plus léger que l'autre; et par exemple, l'eau est plus légère que la terre.

§ 11. Cette difficulté même que nous venons de soulever ici, n'est pas résolue en disant que, dans les corps, le vide est en un certain rapport proportionnel avec le plein. On arriverait encore par cette même théorie à une impossibilité non moins évidente. En effet, dans une quantité de feu plus grande et dans une quantité moins grande, le rapport du solide au vide sera bien toujours le même; cependant une plus grande quantité de feu se porte avec plus de vitesse en haut qu'une quantité plus petite. Et de même, mais à l'inverse, une plus grande quantité d'or se porte toujours plus vite en bas, de même encore que le plomb et tous les corps qui ont de la pesanteur. Mais ce phénomène ne devrait pas se produire ainsi, du moment que l'on définit de cette manière le lourd et le léger.

§ 12. Il n'est pas moins absurde encore de croire que les corps soient portés en haut par l'action du vide, et que le vide lui-même n'y soit pas porté. Mais si le vide est naturellement porté en haut, et si le plein est porté en bas, et que ce soit là la cause du mouvement de tous les autres corps dans l'un ou l'autre sens, il n'y aurait plus besoin de rechercher pourquoi, parmi les corps composés, les uns sont pesants, et les autres légers. Mais il n' y aurait plus qu'à expliquer seulement, pour le vide et pour le plein, pourquoi l'un est léger, et l'autre a de la pesanteur.

§13. Il faudrait dire aussi quelle est la cause qui fait que le plein et le vide ne se séparent pas l'un de l'autre. Il n'est pas moins absurde de faire une place spéciale au vide, comme si le vide lui-même n'en était pas une d'un certain genre. Mais si l'on accorde que le vide est en mouvement, il faut bien qu'il y ait dans ses déplacements un lieu d'où il parte, et un lieu vers lequel il se dirige. D'un autre côté, quelle est avec cette théorie la cause du mouvement? Ce n'est certes pas le vide, puisqu'il n'est pas le seul à se mouvoir, et que le solide se meut aussi bien que lui.

§ 14. On retombe d'ailleurs ici dans les mêmes difficultés que quand on essaie d'expliquer ces phénomènes d'une autre manière, et qu'on dit que les corps sont plus lourds ou plus légers les uns que les autres, à cause de leur grandeur et de leur petitesse, et qu'on en donne telle autre théorie quelconque, où l'on n'attribue qu'une seule et même matière à tous les corps, ou bien où on leur attribue plusieurs matières qui seraient contraires entre-elles. En effet, s'il n'y en a qu'une seule, il n'y aura dès lors pas plus de lourd ni de léger absolus dans cette théorie que dans le système de ceux qui expliquent la composition des corps par les triangles. Si la matière des corps est contraire, [310b] comme le prétendent ceux qui admettent le plein et le vide, il n'y aura plus moyen d'expliquer, pour les éléments qui sont intermédiaires entre les éléments absolument lourds et -les éléments absolument légers, comment il se peut qu'ils soient plus légers ou plus lourds les uns que les autres, et que les corps simples.

§ 15. Se borner à définir la pesanteur et la légèreté des corps par la grandeur et la petitesse, c'est encore plus illusoire que tout ce qui précède. Ce qu'il y a de plus sûr, dans la difficile question que l'on discute ici, c'est de constater qu'on peut reconnaître la différence qui distingue chacun des quatre éléments. Mais admettre une seule et même nature pour tous les corps, qui ne différeraient plus que par leur grandeur, cela revient nécessairement au même que de n'admettre qu'une seule matière. Dès lors, il n'y a plus de corps qui soit absolument léger, il n'y a plus de corps qui se porte en haut; mais il y a seulement un corps qui se meut plus lentement, ou qui est comprimé et lancé par d'autres. Enfin un grand nombre de petites choses accumulées peuvent alors devenir plus pesantes qu'un petit nombre de grandes. Or, si cela est, il en résulte que beaucoup d'air et beaucoup de feu pourront être plus pesants que de l'eau et de la terre en petite quantité. Mais c'est là une chose qui est tout à fait impossible.

En résumé, voilà tout ce qu'ont dit nos devanciers ; et l'aspect sous lequel ils ont étudié les choses.
 

CHAPITRE III. Théorie personnelle de l'auteur sur la pesanteur et la légèreté des corps

Généralités sur les trois espèces de mouvements, et sur les différents mouvements qui appartiennent aux différents corps, Ce que c'est que le lieu propre des éléments ; subordination réciproque des éléments les uns aux autres. Citation d'études antérieures sur le mouvement.

§ 1. Quant à nous, nous rechercherons d'abord, en nous attachant à la question qui est pour quelques philosophes la plus embarrassante, pourquoi, parmi les corps, les uns se portent toujours naturellement en haut et les autres en bas, et pourquoi d'autres se portent en haut et en bas tour à tour. Nous parlerons ensuite de la pesanteur et de la légèreté, et nous expliquerons la cause de tous les phénomènes qui se rapportent à ces deux propriétés des corps.

§ 2. D'abord, il faut admettre que ce qui se passe pour les autres générations des choses et pour les autres mouvements, se passe aussi quand chaque corps est porté dans le lieu qui lui est propre. Ainsi, l'on sait qu'il y a trois mouvements divers : l'un en grandeur, l'autre en qualité, et le troisième dans l'espace ou le lieu. Or, nous voyons que, pour chacun de ces mouvements, le changement se produit en allant des contraires aux contraires et aux intermédiaires, et qu'il n'y a jamais indifféremment un changement fortuit d'un objet quelconque en un objet quelconque. Il n'y a pas non plus de moteur qui, fortuitement et au hasard, puisse communiquer le mouvement au premier corps venu. Mais, de même que le corps qui s'altère par une simple modification de qualité, et que le corps qui s'accroît, sont des corps différents, de même aussi ce qui cause l'altération n'est pas la même chose que ce qui cause l'accroissement. C'est encore de la même manière qu'il faut comprendre le rapport du moteur dans l'espace à l'objet mu dans l'espace, et ils ne sont pas non plus dans un pur rapport de hasard l'un à l'égard de l'autre. Ainsi, la cause qui détermine le mouvement en haut et en bas, est également celle qui produit la pesanteur et la légèreté des corps. Dans ce cas, le mobile qui est mu est ce qui est lourd et léger en simple puissance. Or, quand on dit qu'un corps est porté dans son lieu propre, cela revient à dire qu'il est porté à la perfection de sa propre forme ; [311a] et c'est en ce sens qu'il faut plus particulièrement entendre ce que disaient les anciens, à savoir que le semblable est porté vers le semblable. Mais ce phénomène ne se produit pas toujours et absolument; et si l'on déplaçait la terre et qu'on la mît là où est maintenant la lune, chacune des parties qui composent la terre ne se porterait pas vers la lune, mais elles se porteraient là où elles se portent maintenant. Il faut donc nécessairement que ce soit le même mouvement qui produise cet effet, pour tous les objets qui sont pareils et qui n'offrent pas de différence entr' eux, de telle sorte que, là où se porte une simple partie d'un corps par les lois de la nature, là aussi se porte le corps tout entier.

§ 3. Mais comme le lieu des corps est la limite du contenant, et que l'extrémité et le centre embrassent et contiennent tous les corps qui se meuvent, soit en haut soit en bas, il en résulte en quelque sorte que c'est là la forme du contenu, et que se porter vers son lieu spécial, c'est, pour un corps, se porter vers le semblable, puisque les substances qui se suivent mutuellement entr'elles, sont semblables les unes aux autres, et qu'ainsi l'eau est semblable à l'air, et celui-ci semblable au feu. On peut admettre cette réciprocité à l'inverse pour les corps intermédiaires, mais non plus pour les extrêmes : par exemple, l'air est analogue à l'eau, et l'eau est analogue à la terre ; car le corps qui est supérieur à un autre est toujours, par rapport au corps qui vient inférieurement au-dessous de lui, comme la forme est à la matière.

§ 4.  Mais chercher pourquoi le feu se porte en haut et la terre en bas, cela revient tout à fait à chercher pourquoi un corps qui se guérit de la maladie, quand il éprouve un certain mouvement et un certain changement, en tant que susceptible de se guérir, revient à la santé et non pas à la blancheur. On en peut dire autant pour tontes les choses qui souffrent une altération quelconque. De même aussi, le corps qui s'accroît, quand il change en tant que susceptible d'accroissement, ne gagne pas la santé, mais bien un simple développement de grandeur. Ainsi donc, de même que chacune de ces choses éprouvent un changement, l'une en qualité, l'autre en quantité, de même aussi dans l'espace les corps légers vont en haut et les corps pesants vont en bas. La seule différence qu'on puisse signaler ici, c'est que, parmi les corps, les uns paraissent avoir en eux-mêmes le principe du changement qu'ils éprouvent, et j'entends les corps qui sont pesants et légers, tandis que les autres corps n'ont pas ce principe intérieur et qu'ils obéissent à un principe qui est en dehors d'eux, comme on le voit pour le corps qui se guérit et pour le corps qui s'accroît et s'augmente. Parfois cependant, ces derniers corps aussi changent d'eux-mêmes et tout seuls ; et quoiqu'il n'y ait qu'un très petit mouvement dans les causes extérieures, l'un peut recouvrer la santé, et l'autre gagner de l'accroissement. Mais, tandis que le même corps qui peut, tout à la fois, être susceptible de guérison et susceptible de maladie, peut, s'il est mis en mouvement en tant que guérissable, aller à la santé, et s'il est mu en tant que susceptible de maladie, aller à la maladie, le grave et le léger paraissent davantage avoir en eux-mêmes le principe de leurs mouvements, parce que leur matière est rapprochée, autant que possible, de leur essence. La preuve, c'est que la chute est le mouvement naturel des corps libres et complets ; et que, sous le rapport de la génération, c'est le dernier de tous les mouvements. Par conséquent, ce mouvement doit être regardé comme le premier de tous sous le rapport de l'essence.

[311b] § 5. Lors donc que de l'air se forme en venant de l'eau, et qu'un corps devient léger de pesant qu'il était, ce corps se porte en haut. Mais en ce même moment, il est léger ; donc il ne le devient pas, et il reste dans le lieu où il doit être. Ainsi, il est évident que le corps qui était en puissance et qui va vers sa réalisation parfaite ou son entéléchie, se rend avec la quantité et la qualité qu'il a, au lieu où cette entéléchie s'accomplit, avec la quantité, la qualité et le lieu qui lui appartiennent. C'est là aussi ce qui fait que les corps qui sont déjà ce qu'ils doivent être de toutes .pièces, terre et feu, se dirigent vers le lieu qui leur est propre, si nul obstacle ne s'y oppose. C'est encore ainsi que la nutrition, quand le mal qui pourrait l'empêcher est écarté, et que le corps susceptible de guérir, quand ce qui s'oppose à la guérison n'existe plus, se portent vivement l'un et l'autre là où ils doivent se porter. Alors le mouvement vient, soit de ce qui a fait la chose dès l'origine, soit de ce qui a supprimé l'obstacle, soit de ce qui a fait rebondir le corps, ainsi qu'on l'a dit dans les études antérieures, où il a été démontré que, dans aucun de ces cas, le corps ne se meut réellement pas lui-même.

§ 6. On voit donc maintenant quelle est la cause qui fait que chacun des corps qui se meuvent peuvent se mouvoir, et ce que l'on doit entendre quand on dit qu'un corps se dirige et est porté dans le lieu qui lui appartient.

 

CHAPITRE IV. Explication plus développée de la pesanteur et de la légèreté absolues et relatives

Distinction des éléments selon ces différences. Le feu se dirige toujours en haut; c'est le léger absolu; la terre se dirige toujours en bas; c'est le pesant absolu. L'eau et l'air sont ou pesants ou légers, selon qu'on les compare ou au feu ou à la terre. Pesanteur relative des corps selon le milieu où ils se trouvent ; pesanteur relative de l'air : le feu est sans pesanteur, et la terre sans légèreté. Démonstration de l'existence d'un centre vers lequel se dirigent tous les corps graves; rapports du contenant et du contenu, de la forme et de la matière.

§ 1. Expliquons maintenant les différences et les phénomènes que présentent ces propriétés des corps. Mais avant tout, définissons le corps absolument pesant, comme le définit tout le monde en disant que c'est celui qui reste au-dessous de tous les autres corps, et le corps absolument léger, en disant que c'est celui qui reste à la surface de tous les autres. Quand je dis, Absolument, c'est en regardant uniquement au genre des substances, et en ne voulant parler de que celles qui n'ont pas les deux propriétés à la fois. Ainsi, une quantité quelconque de feu se porte toujours au haut, ainsi qu'on peut l'observer, si rien n'y fait obstacle ; une quantité quelconque de terre se porte toujours en bas; et c'est encore de la même façon qu'une plus grande quantité de l'un ou de l'autre, se meut avec plus de vitesse. Dans un autre sens, qui n'a plus rien d'absolu, on entend par pesants et légers, des corps qui ont ces deux propriétés à la fois, et qui, comme l'air et l'eau, sont tantôt à la surface et tantôt au-dessous de certaines autres substances.

§ 2. Mais, absolument parlant, ni l'un ni l'autre de ces éléments n'est léger ni pesant. Tous les deux, en effet, sont plus légers que la terre, puisqu'une partie, quelle qu'elle soit, de ces corps reste toujours à la surface de la terre ; mais ils sont l'un et l'autre plus lourds que le feu, puisqu'une de leurs parties quelconque reste toujours au-dessous du feu. Mais comparés entr'eux, l'un est léger et l'autre est pesant; car l'air, quelle que soit sa quantité, reste à la surface de l'eau ; et l'eau, quelle que soit aussi sa quantité, reste au-dessous de l'air.

§ 3. Mais comme, même parmi le reste des corps, les uns ont de la pesanteur, et les autres de la légèreté, il est évident que la cause qui agit sur eux tous, c'est la différence que présentent les corps non-composés ; car selon que les corps auront plus ou moins de ces éléments, les uns seront légers, et les autres seront pesants. Il faut donc d'abord étudier la nature de ces éléments primitifs; car tout le reste n'est qu'une conséquence des premiers principes ; et c'est là précisément, avons-nous dit, ce qu'auraient dû faire ceux qui expliquent le pesant par le plein, et le léger par le vide.

[312a] § 4. On peut remarquer que les mêmes corps ne paraissent pas partout pesants et légers, par suite de la différence seule des éléments primitifs qui les composent. Ainsi dans l'air, un morceau de bois qui pèse un talent, sera plus lourd qu'un morceau de plomb qui ne pèse qu'une mine; mais dans l'eau, il sera plus léger. La cause de cette variation, c'est que tout corps, excepté le feu, a de la pesanteur, et que tout corps, excepté la terre, a de la légèreté. Ainsi la terre même, et tous les corps qui, en majeure partie, sont de terre, doivent avoir nécessairement partout de la pesanteur. L'eau en a partout, excepté dans la terre ; l'air en a partout aussi excepté dans la terre et dans l'eau.

§ 5. C'est que tous les corps, quand ils sont en leur lieu propre, ont de la pesanteur, excepté le feu. L'air lui-même est pesant. La preuve c'est qu'une outre, quand elle est gonflée, a plus de poids que quand elle est vide, de telle sorte que, soit qu'elle ait alors plus d'air ou plus de terre et d'eau, elle peut être dans l'eau plus légère que telle autre substance ; mais dans l'air elle est plus lourde, puisqu'elle ne surnage pas à la surface de l'air et qu'elle surnage à la surface de l'eau.

§ 6. Voici ce qui prouve bien qu'il y a une pesanteur absolue, et une absolue légèreté. J'appelle absolument léger, le corps qui se dirige toujours en haut ; et absolument lourd, celui qui se dirige naturellement en bas, quand il n'y a aucun obstacle ; car il y a certaines choses de ce genre ; et tous les corps n'ont pas de poids, comme l'affirment certains philosophes.

§ 7. Il est vrai qu'en effet, il y a certains corps différents qui semblent n'avoir que de la pesanteur, et qui sont toujours portés vers le centre; mais il y a également des corps qui n'ont que de la légèreté; car nous voyons, ainsi qu'on l'a déjà dit auparavant, que les corps formés de terre restent toujours au-dessous de tous les autres, et qu'ils se portent sans cesse vers le centre ; or, le centre est limité. Si donc il y a un corps qui reste à la surface de tous les autres, comme semble y rester le feu, et qui soit porté en haut même dans l'air, l'air demeurant en repos, il est évident que ce corps se dirige et se porte vers l'extrémité. Par conséquent, il ne peut pas avoir de poids quelconque ; car alors il serait porté au-dessous de quelqu'autre corps. Mais si cela était, il faudrait alors qu'il y eût quelque autre corps qui, à la place de celui-là, serait porté vers l'extrémité, et qui serait capable de rester à la surface de tous les corps en mouvement. Or, on n'observe actuellement rien de semblable. Donc le feu n'a pas de pesanteur, ni la terre de légèreté, puisqu'elle est au-dessous de tous les corps, et que le corps inférieur à tous les autres est porté vers le centre.

§ 8. On peut se convaincre de bien des façons qu'il y a nécessairement un centre, où se dirigent les corps qui sont pesants, et d'où s'éloignent les corps légers. La première raison qui le prouve, c'est qu'aucun corps ne peut avoir un mouvement à l'infini ; car de même que rien de ce qui existe réellement, ne saurait être impossible, de même non plus l'impossible ne peut jamais se produire. Or, la direction et le mouvement d'un corps est un phénomène qui se produit d'un lieu vers un autre. Un second argument, c'est que le feu paraît se porter en haut suivant des angles égaux, et que la terre se porte de même en bas, ainsi que tous les corps pesants. Il faut donc nécessairement que ces corps se dirigent vers le centre. [312b] Quant à savoir si c'est vers le centre de la terre ou vers le centre du monde, qui se confondrait avec lui, qu'ils se dirigent, c'est une autre question.

§ 9. Puis donc que tout corps qui reste au-dessous des autres se porte vers le centre, il faut nécessairement aussi que le corps qui se tient à la surface de tous les autres corps, soit porté vers l'extrémité de la région dans laquelle ils font leurs mouvements ; car le centre est le contraire de l'extrémité, de même que le corps qui reste au-dessous des autres est le contraire de celui qui se tient à la surface. Voilà comment on peut fort bien concevoir que le pesant et le léger sont deux choses tout à fait distinctes; car les lieux qu'ils occupent sont deux aussi, à savoir, le centre et l'extrémité. Il y a de plus entr'eux quelque chose d'intermédiaire, qui peut être dit indifféremment l'un ou l'autre, relativement à tous deux ; car le lieu intermédiaire est en quelque sorte une extrémité et un centre à l'égard de tous les deux ; et c'est là ce qui fait qu'il y a en outre quelqu'autre chose de lourd et de léger, comme le sont l'eau et l'air.

§ 10. Nous disons que, le contenant se rapportant à la forme, et le contenu à la matière, cette même distinction se retrouve dans tous les genres de catégories, puisque, dans la qualité et dans la quantité, on peut regarder telle partie plutôt comme forme, et telle autre partie comme matière. De même aussi dans les rapports d'espace, le haut représente le défini et le limité, et le bas représente la matière. Par suite, on peut également distinguer, dans la matière même du pesant et du léger, une matière du pesant, en tant que le corps est pesant seulement en puissance, et une matière du léger en tant qu'il est en réalité effectivement léger. La matière alors est bien la même certainement; mais son mode d'existence n'est pas le même. C'est comme le corps qui est malade et le corps qui est sain sont bien le même corps ; mais la manière d'être n'est pas la même, et aussi n'este-ce pas du tout la même chose d'être malade ou d'être en santé.

 

CHAPITRE V. Subordination des éléments; la terre, l'eau, l'air et le feu

Deux sont extrêmes, et deux sont intermédiaires. Rapports des éléments entr'eux ; phénomène de l'ébullition de l'eau. Impossibilité de supposer une matière unique pour tous les corps. Nouvelle explication de la pesanteur et de la légèreté par le vide ; pesanteur absolue de la terre, et légèreté absolue du feu.

§ 1. Ainsi donc, le corps qui a l'espèce de matière qui convient est léger ; et il est toujours porté en haut. Le corps qui a la matière contraire, est pesant, et il est porté toujours en bas. Mais il y a aussi le corps qui a des matières différentes de celles-là, et qui sont entr'elles dans le même rapport, c'est-à- dire absolument portées tantôt en haut et tantôt en bas. Voilà comment l'eau et l'air ont tous deux de la légèreté et de la pesanteur ; et comment l'eau, si l'on en excepte la terre, se tient au-dessous de tous les autres corps, et l'air, si l'on en excepte le feu, se tient à la surface de tous également.

§ 2. Mais comme il n'y a réellement qu'un seul corps qui soit à la surface de tous les autres, et un seul aussi qui se tienne au-dessous, il faut nécessairement qu'il y ait deux autres corps qui puissent être, et au-dessous d'un certain corps, et à la surface d'un certain autre corps. Par conséquent, il faut que les matières soient comme ces éléments eux-mêmes, au nombre de quatre, et qu'elles soient quatre en ce sens qu'il n'y a bien qu'une seule matière, commune à tous les corps sans exception; puisqu'après tout ils sortent les uns des autres, et que la manière d'être de cette matière soit seule différente.

§ 3. Rien n'empêche, en effet, que les contraires n'aient un ou plusieurs intermédiaires, [313a] comme on peut le remarquer pour les couleurs ; car l'intermédiaire et le milieu peuvent avoir une foule d'expressions et de nuances. Ainsi, chacun des corps qui ont pesanteur et légèreté a, dans son lieu propre, un certain poids, tandis que la terre a du poids dans tous les corps; et ils n'ont jamais de légèreté, si ce n'est dans les éléments à la surface desquels ils surnagent. Aussi quand on retire ce qui les soutient, ils descendent sur le champ dans l'espace inférieur et se portent en bas ; l'air, alors, vient à la place de l'eau, et l'eau, à la place de la terre.

§ 4. Mais le feu aurait beau disparaître, l'air ne monterait pas à la place du feu, si ce n'est par force, de même que l'eau est attirée en haut, quand la surface devient une, et qu'on l'attire en haut, par le mouvement qu'on lui imprime, plus vite qu'elle même ne se dirige en bas. L'eau ne viendra pas non plus davantage à la place de l'air, si ce n'est de la façon que nous venons d'indiquer. Mais la terre n'éprouve pas cet effet, parce que sa surface n'est point une. voilà pourquoi l'eau, quand on la fait chauffer dans un vase, se développe et s'échappe, et que la terre au contraire ne s'échappe pas. Mais de même que la terre ne va point en haut, le feu non plus ne va point en bas, si l'on retire l'air qui est dessous, parce que le feu n'a point de pesanteur, même quand il est en son lieu propre, non plus que la terre, dans son lieu spécial, n'a point de légèreté. Mais les deux éléments de l'air et de l'eau sont portés en bas, si l'on retire ce qui est dessous. Voilà aussi pourquoi le corps qui est pesant d'une manière absolue, est celui qui reste au-dessous de tous les autres corps ; et le pesant relatif, soit dans sa place spéciale, soit par rapport aux choses à la surface desquelles il demeure, n'est pesant que par la ressemblance de sa matière à celle du pesant absolu.

§ 5. On voit donc sans peine qu'il faut nécessairement admettre entre les éléments des différences égales à leur nombre. En effet, s'il n'y a qu'une seule et même matière pour les éléments, soit le vide, soit le plein, soit la grandeur ou les triangles, tous les éléments alors seront nécessairement portés en haut, ou tous seront portés en bas ; et il n'est plus possible qu'il y ait pour eux un mouvement différent de celui-là. Par suite encore il n'y aura plus de corps qui soit léger absolument, s'il est vrai que tous les corps tombent avec plus de vitesse, parce qu'ils sont composés de parties plus grandes, ou de parties plus nombreuses, ou même parce qu'ils sont pleins. Or nous voyons, et il a été démontré, que certains corps sont toujours et en tous lieux également portés en bas, et d'autres toujours portés en haut. Mais si c'est le vide ou tel autre principe qui est toujours porté en haut, il n! y aura plus rien dès lors qui soit toujours porté en bas. Il y aura même des éléments intermédiaires qui pourront être portés en bas plus vite que la terre ; ou dans une grande masse d'air il y aura plus de triangles, soit qu'on les suppose solides, soit qu'on les suppose aussi petits qu'on le voudra. Or on ne voit jamais aucune parcelle de l'air se porter en bas. 11 en serait tout à fait encore de même pour le léger, en supposant qu'un élément l'emportât sur un autre élément par une plus grande quantité de matière.

§ 6. Mais s'il n'y a, en effet, que deux propriétés, comment alors les éléments intermédiaires, l'air et l'eau, pourront-ils agir comme ils agissent, en admettant par exemple [313b] que l'une de ces propriétés est le vide et que l'autre est le plein ? Dans cette hypothèse, le feu serait le vide, et voilà pourquoi il irait constamment en haut ; la terre serait le plein, et voilà pourquoi elle irait sans cesse en bas. Mais pour l'air, il faudrait dire alors qu'il a plus de feu et que l'eau a plus de terre ; car il pourrait y avoir une certaine quantité d'eau qui aurait plus de feu qu'une petite quantité d'air ne peut en contenir; et une grande quantité d'air, qui aurait plus de terre que n'en a une petite quantité d'eau. Par conséquent, il faudrait qu'une certaine quantité d'air descendit plus rapidement en bas qu'une petite quantité d'eau; or c'est là un phénomène qui ne se voit jamais nulle part. Il faut donc admettre nécessairement que, de même que le feu est porté en haut, parce qu'il a quelque chose comme par exemple le vide, tandis que les autres éléments ne l'ont pas, et que de même que la terre est portée en bas, parce qu'elle a le plein ; de même aussi l'air se rend à sa place et reste au-dessus de l'eau, parce qu'il a quelque chose de convenable à cette fonction, et qu'enfin l'eau reste en dessous, parce qu'elle est ainsi faite. Mais si les éléments intermédiaires n'avaient tous deux qu'une seule propriété, ou s'ils avaient les deux, il s'ensuivrait ces deux conséquences pour l'un et pour l'autre, qu'il pourrait y avoir dès lors, pour chacun des deux, une certaine masse qui ferait que l'eau l'emporterait sur une petite quantité d'air, pour être portée en haut, et que l'air aussi l'emporterait sur l'eau, pour être porté en bas, ainsi qu'on l'a déjà dit si souvent.

 

CHAPITRE VI. Les formes des corps influent sur la lenteur ou la rapidité de leurs mouvements.

Exemples divers : parcelles de fer, de plomb, de terre et de poussière, surnageant à la surface de l'eau. Erreur de Démocrite, réfutation de son système. Explication de la chute plus ou moins rapide des corps, d'après les milieux qu'ils traversent, et d'après la forme que ces corps affectent.

Fin de la théorie de la pesanteur.

§ 1. Les formes des corps ne sont pas les causes de leur mouvement absolu, soit en haut soit en bas ; mais ces formes font seulement que les corps se meuvent avec plus de vitesse, ou avec plus de lenteur. Il n'est pas difficile de voir pourquoi. Ainsi, on se demande comment des morceaux de fer qui sont plats, et même le plomb en feuille, peuvent surnager sur l'eau, tandis que des morceaux plus petits et moins lourds, s'ils sont ronds et épais, par exemple une pointe de flèche, vont au fond sur le champ. On demande aussi pourquoi certains corps surnagent et flottent dans l'air, à cause de leur petitesse, comme les poudres de divers corps, et les grains de terre et de poussière. Admettre que les causes de tous ces phénomènes sont telles que les suppose Démocrite, ce serait se tromper; car il prétend que les parties chaudes, qui s'élèvent de l'eau, [314a] soutiennent ceux des corps pesants qui sont plats, et que les corps qui sont étroits tombent et descendent à fond, parce qu'il y a peu de ces parties chaudes qui s'opposent à eux et les soutiennent.

§ 2. Mais alors ce phénomène devrait se produire dans l'air encore bien davantage. C'est une objection que Démocrite se fait à lui-même. Mais tout en se la faisant, il y répond imparfaitement; car il prétend que l'élan ne se réunit pas en un seul et unique point, entendant par le mot d'Élan, le mouvement des parties chaudes qui se portent en haut.

§ 3. Mais comme, parmi les corps continus, les uns sont facilement divisibles et les autres le sont moins, et que, de la même manière, les choses qui peuvent diviser les continus les divisent tantôt mieux et tantôt moins bien, ce sont là, à ce qu'on doit supposer, les vraies causes qui font que les corps tombent avec plus ou moins de vitesse. Ce qui se divise aisément est aussi ce qui se délimite aisément ; et plus un corps est l'un, plus il est aussi l'autre. Or l'air est plus facilement divisible que l'eau, et l'eau, plus que la terre. Ajoutez que, dans chaque genre, plus l'objet est petit, plus il est facilement divisible, et plus il se sépare aisément.

§ 4. Ainsi donc, les corps qui ont une grande largeur demeurent à la surface, et se soutiennent, parce qu'ils embrassent un plus grand espace et qu'une quantité plus grande d'espace ne se disperse pas aisément. Les corps, au contraire, qui ont une forme différente, précisément parce qu'ils embrassent moins d'espace, sont portés en bas, en ce qu'ils divisent sans peine l'obstacle qui s'oppose à leur chute. Le phénomène se produit d'autant plus aisément dans l'air que l'air est plus facilement divisible que l'eau.

§ 5. Mais comme, d'une part, la pesanteur a une certaine force qui entraîne les corps en bas, et que, d'autre part, les corps continus en ont une qui fait qu'ils ne se séparent pas, il faut nécessairement que ces conditions luttent et concourent entr'elles; car si la force de la pesanteur l'emporte sur celle qui est dans le continu, pour en amener la division et la séparation, le corps sera porté d'autant plus vite et plus violemment en bas ; et si la pesanteur est la plus faible, le corps surnagera à la surface.

§ 6. Telles sont dont les considérations que nous avions à présenter sur la pesanteur et la légèreté des corps, ainsi que sur tous les phénomènes qui les accompagnent et qui en résultent.