Le terme analogue ou l’attribution par analogie selon Aristote et Saint-Thomas d’Aquin.

Serge Pronovost, 2020

 

Proème. 1

1. Division des termes en univoques, homonymes et analogues. 3

2. Le  terme être, un terme analogue. 4

3. L’ordre impliqué dans l’attribution analogue. 5

4. la sorte de relation du terme analogue à la nature première. 8

5. les différentes modalités de l’attribution analogue. 9

6. l’attribution analogue par proportionnalité. 10

7. Le nom : sa signification et sa manière de signifier. 12

8. La notion de participation et les agents non univoques. 14

9 : La nature ou la quiddité d’une part, l’existence d’autre part. 17

10 : Une attribution doublement analogue. 18

11. Les critères de l’ordre d’attribution du terme analogue. 21

12. Le fondement naturel de l’attribution par analogie. 25

13. Épilogue. 27

Références. 28

 

Proème.

La doctrine du mot analogue n’est pas enseignée systématiquement dans un traité à part mais on la retrouve brièvement exposée ici et là comme un prérequis à l’intelligence de notions qui constituent le sujet propre d’un traité spécifique. Il apparaissait donc nécessaire de colliger les différents extraits complémentaires aptes à engendrer une connaissance aussi complète que possible de cette doctrine. D’autre part, la diversité des traités dans lesquels les auteurs mentionnés apportent leurs considérations sur le terme analogue est le signe de l’universalité de son application et par conséquent de la nécessité de maîtriser cet aspect de la formation loqique en philosophie.

Un regard sur le titre suffit à justifier certaines questions. D’abord, que signifie l’expression ¨ terme analogue ¨ ?  Un terme, pris en lui-même, peut-il être analogue? Y aurait-il des termes qui, en eux-mêmes, seraient analogues, comme d’autres seraient univoques ou équivoques? Est-ce le terme en tant que terme qui est l’objet de cet article? Un terme est le signe d’un ou de plusieurs concepts, car un même terme peut renvoyer à plusieurs concepts, plusieurs significations, plusieurs définitions, et il peut même y avoir analogie entre ces concepts. Le propos de cet article est-il d’examiner les différents sens d’un même terme pour discerner s’il y a analogie entre ces sens? Bien que cette étude soit utile à notre propos, elle ne constitue pas notre finalité.

En effet, une fois qu’on connaît les différents sens ou les différents concepts dont le terme est le signe, il reste à savoir en lequel de ces sens ce terme est attribué à tel ou tel autre terme, tout comme il reste à savoir si c’est en ce même sens que ce terme s’attribue à une multiplicité de sujets. La doctrine du terme analogue, bien qu’elle présuppose la logique du concept, se situe bien dans la logique de la deuxième opération, c’est-à-dire dans la logique du jugement. Oui, il est nécessaire de connaître à quels concepts renvoie un terme et cela est présupposé à notre recherche, mais il s’agit ici de voir de quelle manière un même terme s’attribue par analogie à une multiplicité de sujets.

Par exemple, il est bon de connaître les différents concepts signifiés par le terme lumière, la difficulté demeure cependant de discerner si c’est ou non dans un seul de ces sens que ce terme s’attribue à la fois au soleil, à la lune, à la chandelle et à l’homme. Le terme n’est plus considéré en lui-même, séparément, mais comme partie d’une énonciation, comme un prédicat en relation avec une multiplicité de sujets. C’est alors seulement qu’il devient possible de se demander si ce terme, en tant que prédicat, s’attribue à telle multiplicité de sujets dans un seul et même sens, dans des sens complètement différents, ou en des sens en partie semblables et en partie différents. C’est pour mieux cibler notre propos dès le départ que nous avons intitulé cet article : le terme analogue ou l’attribution par analogie. Dès lors, on peut concevoir qu’un même terme, pris comme prédicat d’une énonciation, soit univoque à l’égard de certains sujets, mais analogue par rapport à d’autres, et c’est ce que cet article s’efforcera de mettre en lumière dans les pages qui suivent.

 En effet, on comprend très bien qu’un même terme s’attribue à une multiplicité de sujets en gardant exactement la même signification, comme c’est le cas lorsqu’on attribue le terme animal à l’homme et au cheval; on comprend aussi qu’un même terme s’attribue à une multiplicité en ayant des sens radicalement différents, pratiquement sans rapport entre eux, comme lorsqu’on attribue chien à l’animal, à telle partie du fusil et à telle constellation, réalités de natures différentes. Pour ces deux sortes de termes, qu’on appelle d’une part univoques, d’autre part équivoques ou de pure homonymie, il existe une simplicité qui les rend relativement faciles à saisir et permet de ne pas les confondre.

Il en va tout autrement du terme analogue. En effet, s’il est plus facile de distinguer les extrêmes, il est plus difficile de bien cerner ce qui, en quelque sorte, tient des deux extrêmes. Entre ce qui n’est aucunement ainsi et qui l’est totalement, il y a ce qui est en partie ainsi et en partie autrement. C’est le cas du terme analogue : il ne garde pas une signification totalement identique pour les différents sujets auxquels il s’attribue comme c’est le cas pour le terme univoque, mais ces différentes significations, dans chacun des cas, ne sont pas sans aucun rapport entre elles. Bref, le terme analogue comporte en lui-même une complexité, des divisions  et des nuances qui représentent un défi d’intelligibilité même pour ceux qui sont des familiers de la philosophie. Pourtant, cette sorte de terme s’enracine dans la nature même de notre intelligence.

C’est pourquoi on ne peut éviter d’en parler dans une formation philosophique, particulièrement en logique. Si le réel était si simple, il serait difficile de se tromper. Il y a une complexité dans la façon de nommer qui est le signe de la complexité du réel et de notre façon de l’intelliger. Le lecteur attentif aura l’avantage d’avoir à sa disposition, au moyen de cet article, une multiplicité de citations tirées d’une grande variété de traités philosophiques et théologiques, à partir desquelles il pourra poursuivre sa réflexion. La variété même des traités contenant des considérations sur le mot analogue suffit à manifester l’universalité de son application et la nécessité de s’y arrêter et de l’approfondir.

C’est dans le commentaire que fait Saint-Thomas de la Métaphysique [L. 1V, leçon 1, nn. 535-543] d’Aristote qu’on voit cette doctrine présentée comme globalement, dans ses grandes lignes. Les autres citations présentent des précisions, certaines distinctions, des divisions, des modalités d’application, des exemples supplémentaires. Je tenterai de présenter cette doctrine dans la plus grande cohérence possible et pour rendre le sujet plus facilement intelligible, je le développerai en plusieurs points distincts en commençant par ceux qui m’apparaissent les plus fondamentaux et sur lesquels s’appuient ceux qui suivent, en tâchant de manifester chacun de ces points par de nombreux exemples. Le lecteur devra parfois se montrer patient car la complexité du sujet justifiera à l’occasion certaines répétitions.

1. Division des termes en univoques, homonymes et analogues.

Au tout début de ce passage, notre auteur présente la toute première division, celle que nous avons esquissée quant aux différentes manières d’attribuer des termes. Il y a d’abord l’attribution univoque, c’est-à-dire celle où la définition, en plus du terme, reste absolument la même à l’égard des sujets qui reçoivent l’attribution de ce terme : à cheval et à bœuf, on attribue le même terme, animal, lequel garde la même définition, le même sens : vivant doté d’organes de la sensation etc. Il y a l’attribution par homonymie, là où le terme, attribué à une multiplicité, reste le même mais pour des significations totalement différentes : chien est le même terme attribué à la fois à l’animal et à la constellation, mais la signification dans chacun des cas est totalement différente car il s’agit là de réalités d’une nature complètement différente entre lesquelles ne se vérifie aucun rapport de l’une à l’autre; dans ce cas, il s’agit d’une attribution purement équivoque et c’est par accident que le même terme se trouve attribué à ces différentes réalités.

Il y a enfin l’attribution analogue où le même terme, attribué à différents sujets, renvoie à des significations qui sont en partie différentes, en partie semblables : différentes parce que pour chacune des réalités signifiées, c’est un rapport différent qui est identifié; semblables parce que ces différents rapports réfèrent tous à une seule et même chose. Par exemple, le terme sain se dit à la fois de l’animal comme sujet de la santé, de l’urine comme de son signe, de l’aliment comme de ce qui l’entretient et du médicament comme de sa cause; cependant, tous ces rapports différents se rapportent à une seule et même santé de l’animal.

Notons ici que ce qui fait l’unité du mot univoque, c’est la définition même qui reste identique pour chacune des réalités différentes auxquelles il s’attribue parce que ces dernières, malgré leurs différences, conservent une nature commune à l’égard de laquelle elles présentent comme une égalité : chien, cheval et homme reçoivent également dans leur définition l’attribution d’animal car tous sont également des vivants doués de sens etc.; l’attribution univoque est une attribution qui témoigne en quelque sorte, si je peux m’exprimer ainsi par une analogie, d’un certain caractère démocratique :  à son égard, tous les sujets sont égaux. C’est ce qui fait dire à Saint-Thomas dans une autre œuvre [De Veritate, qu. 2, art. 11, corpus] que ¨univoca in aliquo aequalia sunt¨1, c’est-à-dire les sujets qui reçoivent une attribution univoque sont en quelque sorte égaux quant à elle.

Dans le cas des termes attribués à une multiplicité par analogie, malgré des définitions différentes du même terme exprimant un rapport différent pour chacune des réalités, ce qui conserve une certaine unité à cette diversité de rapports, c’est la chose ou la nature unique à laquelle se réfèrent tous ces rapports. C’est cette nature unique qui fait dire à Saint-Thomas que ce qui fait l’unité du terme univoque, c’est une unité de raison (car la définition reste la même pour tous les sujets) à l’intérieur même de la multiplicité des choses qui reçoivent l’attribution, tandis que ce qui fait l’unité du terme analogue, c’est une unité par le nombre ou par la nature, par exemple la santé de l’animal, à laquelle se rapporte la multiplicité des choses disparates et inégales qui reçoivent l’attribution du même terme sous un rapport différent qui leur est propre.

Il ne faut pas rechercher à l’intérieur même de cette multiplicité une unité de nature, autrement l’attribution du même terme serait univoque : l’urine, l’aliment et le médicament sont des réalités de natures différentes, qui présentent déjà en eux-mêmes à cause de cela une certaine inégalité. Mais cette multiplicité de réalités, distinctes par nature, tient son unité de l’unique et seule chose, numériquement parlant, à savoir la santé de l’animal, à laquelle chacune se réfère sous un rapport différent. Notons ici, même si Aristote, tout comme Saint-Thomas, appelle parfois équivoque le terme analogue, qu’il le distingue toujours du terme purement équivoque attribué par accident à des sujets n’ayant aucun rapport à une nature unique.

2. Le  terme être, un terme analogue.

Ce que nous venons d’affirmer universellement du terme analogue, Thomas d’Aquin l’applique spécialement au terme être dans son Commentaire de la Métaphysique d’Aristote [L. 4, l. 1, n. 535] :  ¨ L’être se dit en partie en des sens différents, en partie en un seul et même sens : en des sens différents selon que ces sens impliquent des rapports différents, en un seul et même sens selon que tous ces rapports différents sont en relation avec quelque chose d’un, et c’est alors qu’on dit de ce terme qu’il s’attribue par analogie, c’est-à-dire par proportion, dans la mesure où le rapport signifié dans chacun de ces sens se rapporte à une seule et même chose.¨ 2 C’est justement cette position qu’exprimait déjà Aristote dans sa Métaphysique [L. 3, ch. 2, 1003a] pour distinguer l’attribution analogue de celle qui est purement équivoque : ¨L’être se prend en plusieurs acceptions mais c’est toujours relativement à un terme unique, à une seule nature déterminée. Ce n’est pas une simple homonymie…¨3 Les termes peuvent donc s’attribuer soit par univocité, soit par pure homonymie, soit par analogie ou proportion.

Mais, pourrait-on objecter, pourquoi le terme être, suprêmement universel, ne pourrait-il pas s’attribuer en un même sens aux dix catégories, à savoir à la substance, la quantité, etc., comme à des cas particuliers contenus en lui? Notre docteur précise, dans le passage qui suit du De Principiis Naturae [ch. 6],  la raison pour laquelle le terme être, comme tout autre terme analogue, ne peut s’attribuer par univocité: ¨Il y a des choses qui sont multiples par le nombre mais une par l’espèce, comme Socrate et Platon qui, bien qu’ils soient un par l’espèce, sont cependant multiples par le nombre ; il y a des choses qui sont multiples par l’espèce mais une par le genre, comme l’homme et l’âne qui se rencontrent dans le genre animal. Enfin il y a des choses qui diffèrent même par le genre et qui ne sont une que par analogie, comme la substance et la quantité qui ne se rencontrent pas dans un même genre mais seulement par analogie, c’est-à-dire en cela seulement qu’ils sont des êtres¨4.

Donc, les êtres qui reçoivent une attribution univoque sont ceux qui sont de même nature, c’est-à-dire de même espèce ou, à la limite, de même genre. Par conséquent, rien de ce qui appartient à des genres différents ne peut recevoir une attribution univoque mais seulement soit une attribution analogue soit une attribution purement homonyme ou équivoque s’il n’y a aucun rapport entre les sujets de l’attribution à l’égard d’une même nature. Or, c’est justement le cas pour l’être qui s’attribue à la fois à la substance, la quantité et la qualité par exemple, lesquels diffèrent par le genre. Donc, l’être s’attribue à eux par analogie. On sent tout de suite que l’attribution ne présente plus ici le caractère d’égalité ou d’uniformité qu’on observe quand un même genre s’attribue de manière univoque à ses espèces, comme l’animal qui s’attribue à la fois au cheval et au chien.

Tout comme l’égalité ou l’identité de nature des réalités (chien, cheval, homme) auxquelles s’attribue le terme univoque entraîne une égalité d’attribution, aucune de ces réalités n’étant davantage cela (animal) qu’une autre, de même la disparité ou l’inégalité de genres des réalités auxquelles s’attribue le mot analogue entraîne aussi une inégalité dans l’attribution elle-même : l’animal, l’urine, la diète et le médicament ne reçoivent pas l’attribution du terme ¨sain¨ selon la même signification ni avec la même importance, tout comme ce n’est pas avec la même importance, on le sent bien, que la substance, les accidents, le mouvement etc., reçoivent l’attribution de ¨l’être¨. Non seulement il y a inégalité de genre entre les termes de la multiplicité qui reçoit l’attribution analogue, mais il y a aussi inégalité dans l’attribution elle-même.

3. L’ordre impliqué dans l’attribution analogue.

Là où il y a inégalité, il y a un ordre, il y a du premier et du second, comme dans une armée. Parmi tous ces sujets auxquels s’attribue un même terme par analogie, il doit bien y avoir un ordre d’attribution, c’est-à-dire un sujet auquel ce même terme s’attribue en priorité et aux autres secondairement. Ce qui le suggère, c’est ce que nous avons posé précédemment en nous appuyant sur les citations présentées, à savoir que dans l’attribution par analogie, les sujets sont tous dits tels, mais chacun dans un rapport différent à une même nature. Or, cette même nature étant le principe de ces rapports différents, ces derniers doivent se ranger dans une sorte de hiérarchie déterminée par elle, car, comme le dit Saint-Thomas d’Aquin [Prima Pars, q. 36, art. 2, c.], ], il est impossible ¨qu’une multiplicité procède d’un principe unique sans qu’on y retrouve de l’ordre ¨5, sauf dans le cas où les réalités qui procèdent ne diffèrent que par la matière. 

 Dans l’exemple présenté plus haut, le médicament, la diète, l’urine etc. sont tous dits sains relativement à cette seule et même santé de l’animal, cette nature numériquement une qui donne une certaine unité d’attribution à cette multiplicité. On voit que ces termes multiples ne sont qualifiés de sains que relativement à la santé de l’animal, parce que la santé se retrouve premièrement dans l’animal comme sujet de la santé. En clair, l’attribution du terme sain à cette multiplicité dépend de l’attribution de ce même terme à un sujet, à savoir l’animal, qui reçoit cette attribution en priorité. Ce n’est donc que secondairement, en dépendance de ce premier sujet, que les autres sujets reçoivent la même attribution. 

Mais il y a plus encore à dire sur l’ordre de l’attribution par analogie. En effet, le signe que dans toute cette multiplicité il y a un terme premier auquel s’attribue un autre terme par analogie (et donc que cette forme d’attribution implique un ordre) c’est qu’on retrouve ce terme dans la signification tous les autres qui reçoivent la même attribution :  par exemple, le signe que ¨animal¨ doit être le premier terme à recevoir l’attribution de sain, c’est que ce terme se retrouve dans la définition ou la signification de tous les autres termes qui reçoivent la même attribution;  c’est ainsi par exemple que la diète n’est dite saine que dans le sens où elle est cause de la santé de l’animal, et que l’urine n’est dite saine que dans le sens où elle est le signe de la santé de l’animal.. L’attribution du terme sain à la diète présuppose et dépend de l’attribution du même terme à l’animal. Or ce dont le reste dépend est premier et le reste est second.

Cet ordre par rapport à quelque chose de premier, Thomas d’Aquin le manifeste à l’égard du terme bien dans ce passage de la Somme Théologique (1a, qu. 5, art. 6, ad. 3) : ¨ Notre division ne se présente pas comme univoque, c’est-à-dire que la notion de bien n’est pas appliquée à ces trois termes ex-aequo, mais en vertu d’une analogie fondée précisément sur des dépendances. L’idée de bien s’applique d’abord à ce qui a valeur par soi, l’honnête, secondairement au délectable et finalement à l’utile qui n’a que le caractère de moyen. ¨6 En d’autres mots, le bien s’attribue en premier à l’honnête et secondairement à l’agréable et à l’utile, dans la mesure où ils sont ordonnés à l’honnête.

Donc, le signe qu’un sujet est le premier terme à recevoir l’attribution par analogie, c’est qu’on retrouve ce terme dans la signification de tous les autres termes recevant secondairement la même attribution. Et tout comme si l’urine est dite saine, cela signifie qu’elle est le signe de la santé de l’animal, de même dans la citation qui précède, si l’utile est dit bien, c’est parce qu’il est un moyen ordonné à ce qui est désiré pour soi, l’honnête, tout comme encore l’accident n’est dit être que dans le sens où il est de l’être qui existe dans un autre, la substance. C’est encore cet ordre qu’évoque le même auteur à l’occasion du terme Ciel dans un autre commentaire d’Aristote [Commentaire du Traité du Ciel et du Monde d’Aristote, L. 1, l. 20, n. 199] : ¨ Il faut ici noter que le terme Ciel, pris en ces trois sens, ne se dit pas par pure homonymie, mais par analogie, c’est-à-dire par rapport à quelque chose de premier…¨7

L’ordre va plus loin encore dans l’attribution par analogie. Non seulement il y a un ordre d’attribution parce qu’il y a un terme qui est le premier à recevoir l’attribution et qui doit être contenu dans la signification de ceux qui reçoivent secondairement la  même attribution, mais l’ordre s’étend aussi aux autres termes qui reçoivent la même attribution car, comme nous venons de le dire, il est impossible qu’une multiplicité procède d’un principe unique sans qu’on y retrouve de l’ordre. Quel sera cet ordre qu’on retrouvera dans le reste des termes qu’on peut appeler seconds? Il se déterminera, comme on le lit dans la Somme théologique, [1a, qu. 13, art. 6, corpus] suivant une plus ou moins grande proximité des autres sujets de l’attribution par rapport au terme premier qui est leur mesure : ¨Nous savons que toujours, à l’égard des noms qu’on attribue par analogie à plusieurs êtres, il y a nécessité que ces noms soient attribués en la dépendance d’un même terme commun et par rapport à lui. C’est pourquoi ce terme doit figurer dans la définition de tous les autres. Et…il y a nécessité que ce nom soit attribué per prius (antérieurement) à celui des termes de l’analogie qui figure dans la définition de tous les autres, et per posterius (à titre secondaire) aux suivants, par ordre, selon qu’ils se rapprochent plus ou moins du premier¨8.

Il est loin d’être toujours évident de discerner ou d’établir cet ordre parmi les termes seconds qui dépendent du terme premier quant à l’attribution qu’ils reçoivent du nom analogue et il pourra être établi suivant différents critères comme nous le soulignerons par la suite. Il y a cependant un passage, dans son Commentaire de la Métaphysique d’Aristote [Livre 1V, leçon 1, n. 543 fin] où Saint-Thomas nous donne un très bel exemple de cette gradation d’attribution à l’occasion de l’attribution du terme ¨être¨. Ce passage est précédé d’une division [nn. 540-543] des sujets qui reçoivent l’attribution de l’être. Et il commence par le sujet le plus faible pour aller à celui qui est le plus ferme et qui mérite à titre premier l’attribution de l’être.

Il commence donc par les privations et les négations qui ne sont que des êtres de raison mais la raison en traite comme si elles étaient des êtres dont elle affirme et nie quelque chose. Puis, après ces êtres qui sont en quelque sorte les derniers des êtres, viennent immédiatement la génération, la corruption et le mouvement qu’on appelle ¨êtres¨ parce qu’ils sont comme un cheminement vers l’être ou un éloignement de lui, de l’être en puissance : ces derniers ne sont pas purement des privations et des négations  car ce sont des ¨êtres¨ de nature et non seulement de raison, mais ils sont comme mélangés à de la privation et à de la négation, car le mouvement est un acte imparfait, l’acte de ce qui est en puissance. Puis, immédiatement après viennent ces êtres qui ne sont pas mélangés à du non-être, à savoir les quantités, les qualités et les propriétés de la substance, mais leur ¨être¨ est faible et fragile parce que ce n’est pas par eux-mêmes qu’ils le possèdent, mais dans un autre, à savoir la substance. Vient enfin la forme d’être la plus parfaite car l’être qu’elle possède dans la nature est non seulement sans aucun mélange de privation et de négation, mais en outre, c’est par elle-même qu’elle possède cet être : la substance.

Cette division étant faite, voici ce qu’on y lit suivant cette traduction : ¨C’est à cette dernière forme d’être (la substance) comme à un principe premier que toutes les autres formes d’être se rapportent. Car les quantités et les qualités ne sont appelées des êtres que dans la mesure où elles appartiennent à la substance; le mouvement et la génération dans la mesure où ils tendent vers la substance; la négation et la privation dans la mesure où elles enlèvent ou écartent quelque chose des trois premiers¨9 En conclusion, l’être s’attribue premièrement à la substance puis à titre second à toutes autres formes d’être selon l’ordre, suivant que ces autres formes sont plus ou moins rapprochées de la substance. En conséquence, l’être s’attribue premièrement à la substance, secondairement aux autres genres, troisièmement au mouvement et en dernier lieu aux négations et privations. Mais toutes les formes d’êtres qui sont en dépendance de la substance et la contiennent dans leur définition sont secondes et reçoivent l’attribution de l’être ¨per posterius¨, c’est-à-dire à titre second.

Revenons à ce que nous avons dit au début de la présentation du point 2. Selon ce passage tiré du De Principiis, les réalités qui diffèrent par le genre ne peuvent recevoir une attribution univoque mais seulement une attribution analogue s’ils se présentent dans des rapports différents à l’égard d’une même nature, ce qui implique forcément un ordre d’attribution. Cette même idée est reprise dans le traité intitulé De Ente et Essentia [ch. V11, n. 3] : ¨L’être s’attribue différemment aux dix genres selon l’avant et l’après, comme lorsqu’on dit de la quantité qu’elle est de l’être parce qu’elle est la mesure de la substance et qu’on attribue l’être à la qualité parce qu’elle est une disposition de la substance, et il en est de même pour les catégories ou les genres qui sont autres que la substance10 Or, comme nous venons de voir dans ce passage du Commentaire de la Métaphysique d’Aristote que l’être s’attribue aussi à des sujets qui non seulement diffèrent par le genre, mais qui de plus ne sont que des êtres en puissance à travers le mouvement ou qui ne sont même que des êtres de raison comme les privations et les négations. Il est donc clair que l’être s’attribue à ces sujets d’une manière qui est encore plus secondaire puisqu’ils sont plus éloignés de la substance qui est le sujet premier de l’être.

Si nous poursuivons ce raisonnement, puisque l’être ne peut s’attribuer que par analogie à ce qui diffère par le genre, s’il existe un Être qui n’existe dans aucun genre, comme Dieu qui n’est contenu dans aucun genre et dont l’essence est son être même, il est clair que l’être lui sera attribué en un sens encore plus différent qu’il ne l’est aux autres êtres, car il s’agirait là d’une forme d’être encore plus radicalement différente des autres formes. La singularité de cet être mériterait à plus forte raison une attribution analogue prioritaire du terme être, lui dont l’être ne dépend d’aucun autre et dont tous les autres dépendent, lui dont l’être est nécessaire alors que les autres ne possèdent qu’un être relatif.

4. la sorte de relation du terme analogue à la nature première.

L’attribution selon l’analogie ou selon la proportion implique donc qu’un même terme est attribué inégalement à une multiplicité, à savoir sous des rapports différents, relativement à une même nature qui est première. Mais le rapport sous lequel le terme analogue est attribué à la nature première n’est pas toujours le même. Par exemple, bien que le terme ¨sain¨ s’attribue, pour chacun des sujets différents, sous des rapports ou des proportions différentes, tous ces rapports se ramènent à la santé de l’animal prise comme nature première en tant que fin de tous les autres: dans l’exemple examiné, la santé est prise comme fin à atteindre et c’est à ce principe que sont ordonnées toutes les autres significations : c’est en fonction de cela en effet que l’urine est examinée, que l’aliment est choisi, que le médicament est ingéré et qu’ils sont tous qualifiés de sains.

Mais il n’en est pas toujours ainsi. Dans l’exemple que nous avons examiné plus haut, le terme ¨être¨, on voit bien que ce terme n’est pas attribué à la substance à titre premier en tant que fin; il lui est plutôt attribué, comme à tous les autres mais comme secondairement, en tant que sujet : la substance, les accidents, le mouvement etc. sont dans ce cas pris comme différents sujets de l’être. Un autre exemple, tiré de son Commentaire de la Métaphysique d’Aristote, [L. 1V, l. 1, n. 538] nous présente un terme qui s’attribue à quelque chose d’un et de premier (et par conséquent à ce qui en dérive) comme à un principe efficient, à savoir le terme médical qui renvoie à la notion de ce qui est capable de produire la guérison : ¨Quelque chose est dit médical à la manière de celui qui possède l’art de la médecine, comme le médecin expérimenté; mais on appelle aussi médical celui qui est apte à posséder l’art de la médecine, comme les homme qui sont disposés à acquérir facilement l’art de la médecine, d’où il arrive que c’est par leur génie propre qu’ils produisent des remèdes efficaces. Mais on appelle aussi médical ce par quoi on agit pour produire la guérison, comme les instruments dont le médecin se sert et qui peuvent être appelés médicaux, et même encore les remèdes dont le médecin se sert pour guérir11

Nous avons encore sous les yeux, par cet exemple, une multiplicité qui se voit attribuer un même terme, sous des rapports différents par rapport à un même terme premier qui entre dans la définition des autres; ce terme premier, c’est le médecin achevé qui possède l’art de la médecine : c’est lui qui doit être appelé médical ¨per prius¨; les autres le sont à titre second et sont tous définis par rapport au terme premier : le scalpel par exemple n’est médical que parce qu’il est un instrument dont use l’art de la médecine pour produire la santé et il en est de même du reste. Ils ont cependant tous, à partir du premier, une relation d’agents ou de causes efficientes à l’égard de la guérison. Bref, différents termes analogues peuvent présenter différentes sortes de relations à l’égard de différentes multiplicités, soit une relation de finalité, de sujet, de cause efficiente ou encore une autre sorte de relation.

5. les différentes modalités de l’attribution analogue.

Un même terme s’attribue à une multiplicité sous des rapports ou des proportions différentes en la dépendance d’une nature première : on dit alors de ce terme qu’il est analogue. Mais cela peut se faire de deux manières, comme on peut le lire dans la Somme contre les Gentils [L. 1, ch. 34] : ¨Soit lorsqu’une multiplicité se rapporte à quelque chose d’autre qui est premier : par exemple, c’est à une même santé de l’animal comme sujet de la santé qu’on dit du remède, en tant qu’il en est la cause, de la nourriture en tant qu’elle la conserve et de l’urine en tant qu’elle en est le signe, qu’ils sont sains; soit lorsque pour deux choses il y a un ordre ou un rapport qui se vérifie non pas en relation avec quelque chose d’autre, mais à l’égard de l’une d’elles, comme c’est le cas lorsqu’on attribue l’être à la substance et à l’accident parce que l’accident entretient un rapport avec la substance.¨12 La première modalité d’attribution analogue a été suffisamment expliquée précédemment; c’est pourquoi nous allons nous attacher à l’examen de la seconde.

L’exemple de la deuxième modalité vérifie tout ce que nous avons dit en effet du mot analogue, mais d’une manière différente; l’être est le même terme qui est attribué à la fois à la substance et à l’accident, mais sous des rapports différents : à la substance comme sujet premier, à l’accident comme sujet second parce qu’il est dans la nature de l’accident de n’exister que dans une substance : c’est là le rapport ou la proportion qu’il y a entre les deux, sans référence à quelque chose d’autre qui serait extérieur à ces deux sujets de l’attribution, la substance et l’accident. On aurait pu vérifier la même modalité si on avait attribué ¨sain¨ à l’animal et à l’urine, sans rapporter ces deux derniers à quelque chose d’autre mais seulement en examinant le rapport qu’il y a entre les deux et qui justifie qu’on leur attribue le même terme ¨sain¨; en effet, l’attribution se fait encore en la dépendance d’un terme premier, mais d’un terme premier qui est un des deux termes de l’attribution : dans ce cas, ¨sain¨ se dit à la fois de l’animal et de l’urine, mais premièrement de l’animal qu’on retrouve dans la définition de ¨sain¨ attribué à l’urine, car l’urine n’est dite saine que parce qu’elle est le signe de la santé de l’animal qui en est le sujet. Cette distinction, Saint-Thomas la présente aussi telle quelle, en ses propres mots, dans la Somme théologique [1a, qu. 13, art. 5] et dans ce passage du De Potentia [Qu. 7, art. 7, resp.] : ¨Hujus autem praedicationis duplex est modus. Unus quo aliquid praedicatur de duobus per respectum ad aliquod tertium, sicut ens de qualitate et quantitate per respectum ad subsantiam. Alius modus est quo aliquid praedicatur de duobus per respectum unus ad alterum, sicut ens de substantia et quantitate¨13 Suite à cette division, il est logique de penser que si on attribue un même terme à la fois à Dieu et à la créature, c’est cette dernière modalité d’attribution analogue qui s’appliquera, car il n’y a rien d’antérieur à Dieu à quoi Dieu et la créature devraient se rapporter comme à un terme premier autre auquel le mot analogue devrait s’attribuer en priorité.

6. l’attribution analogue par proportionnalité.

Il peut cependant arriver qu’entre deux choses auxquelles on attribue un terme par analogie, il y ait similitude ou rapport, mais non pas à proprement parler proportion; et c’est pourquoi cette dernière division de l’attribution à deux sujets selon l’analogie ou la proportion, présente elle-même une division exposée dans le De Veritate [Qu. 2, art. 11, corpus] : ¨ Parfois en effet, c’est entre les choses elles-mêmes qu’il y a rapport ou proportion du fait qu’il y a une différence déterminée entre elles, comme le rapport de deux à un qui est celui du double; mais le rapport se vérifie parfois entre deux choses entre lesquelles il n’y a pas à proprement parler proportion, mais plutôt ressemblance de deux proportions entre elles, c’est-à-dire un rapport de proportionnalité comme c’est le cas pour six par rapport à quatre du fait que ce que six est à trois, à savoir le double, quatre l’est à deux14  C’est ce même rapport qui est illustré plus loin [De Veritate, Qu. 23, art. 7, ad. 9] par l’exemple suivant : ¨Ce que le prince est à la cité, le pilote l’est au navire

Il y aura donc attribution analogue selon la proportion proprement dite dans ces cas précis : soit pour deux choses qui présentent un rapport direct entre elles dont l’une se rapporte à l’autre comme à quelque chose qui est premier, comme c’est le cas pour l’être qui s’attribue à l’accident et à la substance, tout comme pour le terme ¨sain¨ qui s’attribue à la fois à l’urine et à l’animal car dans ces deux exemples il y a un rapport étroit entre les sujets qui reçoivent l’attribution du fait que l’un est premier par rapport à l’autre qui en dépend; soit pour une multiplicité de termes qui reçoivent l’attribution d’un même terme dans des rapports différents à un autre terme, comme c’est le cas pour l’attribution de ¨sain¨ à l’urine et à la diète dans des rapports différents à la santé de l’animal.

Mais dans le même article, l’auteur illustre l’attribution analogue par mode de proportionnalité : on parle en effet de la vue à la fois pour l’œil qui est dans le corps et pour l’intelligence qui est dans l’esprit; ce que l’intelligence saisit, elle le voit en quelque sorte. Lorsqu’on parle ainsi, on veut dire que ce que l’oeil est au corps, l’intelligence l’est à l’esprit : on n’exprime alors pas un rapport étroit entre la vue et l’intelligence, mais plutôt une ressemblance entre deux proportions différentes (et c’est cela le rapport de proportionnalité) plutôt que la seule mise en relation de rapports différents à un même terme qui est premier (l’animal comme sujet de la santé ou la substance en tant que sujet premier de l’être) dans l’attribution analogue par proportion.

Dans l’attribution analogue par proportion, il y a un rapport déterminé, précis, étroit entre les sujets auxquels se fait l’attribution, ce qui n’est plus le cas pour l’attribution analogue par proportionnalité, par exemple pour l’œil et l’intelligence, le corps et l’esprit. Il y a dans ce dernier cas, pourrait-on dire, comme un écart, une disproportion entre les deux réalités qui fait qu’elles ne peuvent recevoir une attribution de proportion mais seulement une attribution de proportionnalité. Et cet écart, pour ne pas dire cet abîme dans certains cas, ne peut être plus grand qu’entre Dieu et la créature, y compris l’homme. En effet, aucune créature n’a un rapport à Dieu qui soit tel que la perfection divine pourrait être définie ou atteinte. C’est pourquoi tout ce qui sera attribué à la fois à Dieu et à l’homme ne pourra être attribué que par une analogie de proportionnalité, comme lorsqu’on leur attribue la bonté, la sagesse, l’amour etc. On veut simplement dire alors que l’amour de Dieu est à l’amour humain ce que Dieu est à l’homme, à savoir une cause disproportionnée.

En résumé, on pourrait dire que l’attribution analogue par proportionnalité ne rentre pas dans l’attribution analogue à une multiplicité qui présente différents rapports à quelque chose d’autre (comme c’est le cas pour ¨sain¨ qui s’attribue à la diète et à l’urine parce que ces dernières présentent un rapport déterminé à la santé de l’animal, lequel en est le sujet) ni dans celle où un même terme est attribué à deux sujets entre lesquels il y a un rapport déterminé comme c’est le cas lorsque l’un est la cause de l’autre (comme c’est le cas pour la substance à l’égard de l’accident par rapport à l’être qui leur est attribué); mais plus précisément, elle rentre dans celle où les deux sujets ne présentent pas  un rapport déterminé entre eux (comme la vue par rapport à l’intelligence) et peuvent même présenter une disproportion entre eux comme c’est le cas pour Dieu à l’égard de la créature. Néanmoins, cette disproportion entre les deux sujets n’exclut évidemment pas la nécessité d’une attribution en priorité à celui des deux qui dépasse l’autre en excellence : on comprend par exemple que l’attribution de la bonté se fera prioritairement à Dieu, secondairement à l’homme. Cette nouvelle forme d’attribution analogue présente cependant une difficulté.

On objectera peut-être que l’attribution par proportionnalité n’est plus une attribution analogue pour cette raison que lorsqu’il y a attribution analogue, le terme premier auquel doit se faire l’attribution doit se retrouver dans la définition de tous les autres termes qui reçoivent la même attribution, ainsi que nous l’avons vu et illustré à plusieurs occasions. Dans le cas qui nous occupe présentement en effet, on ne définit pas la bonté, la sagesse et l’existence de l’homme en y incluant Dieu. Cette objection est justifiée en un sens et c’est dans le De Veritate [q. 2, art. 11, ad. 6] qu’on en voit la solution : ¨…ratio illa procedit de communitate analogiae quae accipitur secundum determinatam habitudinem unius ad alterum : tunc enim oportet quod unum in definitione alterius ponatur…¨15. Saint-Thomas dit ici que ¨cette objection vaut pour l’attribution commune par analogie qui se prend selon un rapport déterminé d’un sujet de l’attribution à un autre : c’est dans ce cas en effet que l’un est placé dans la définition de l’autre¨, comme l’attribution de l’être à l’accident se fait en y incluant la substance. Cette objection ne prouve donc pas que les attributions qui se font à la fois à Dieu et à l’homme ne sont pas analogues, elle prouve seulement qu’il ne s’agit pas là d’une attribution analogue de proportion, laquelle se rapporte à des termes qui ont un rapport déterminé soit entre eux, soit à l’égard d’un terme autre, ce qui explique alors que le terme qui est le premier à recevoir l’attribution soit inclus dans la signification de tous les autres.

Dans le cas de l’attribution par proportionnalité, comme il n’y a plus ce rapport déterminé entre les termes puisqu’ils sont trop distants ou disproportionnés, cela n’empêche pas qu’il y ait ressemblance de proportion et qu’il y ait un terme premier, mais ce terme premier ne peut plus être placé dans les définitions des autres termes qui en dépendent, en raison même de cette disproportion. D’ailleurs, tout terme posé dans une définition est soit un genre, une différence, une propriété, etc. Donc, tout ce qui est placé dans une définition est de l’être limité qui peut lui-même être déterminé, défini. Or Dieu ne peut être limité par une nature puisque son essence, c’est son être même. Tout en étant la cause de tous les genres, Il n’entre lui-même dans aucun d’eux mais les transcende tous. Il ne peut donc être défini. Il serait donc ridicule d’exiger, lorsqu’on attribue une perfection à la fois à Dieu et aux créatures, que Dieu entre dans la définition des créatures car ce serait exiger que ce qui est illimité soit limité.

7. Le nom : sa signification et sa manière de signifier.

Pour  en arriver à mieux saisir encore les différentes formes que peut revêtir le nom analogue, il est nécessaire de poser une autre distinction. Un même nom présente deux aspects nettement distincts : sa signification, c’est-à-dire ce qu’on avait l’intention de signifier en l’imposant, puis la manière de signifier. Examinons d’abord ce dernier aspect. Nous nommons les choses de la manière dont nous les connaissons. Il faut donc parler, ne serait-ce que sommairement, de la manière dont nous connaissons. Or, rien n’entre dans notre intelligence sans être d’abord passé par nos sens. Nous connaissons les choses sensibles en premier, c’est-à-dire selon le temps, auxquelles nous imposons des noms comme le lion, le rocher, l’arbre, puis nous tirons de là des concepts universels, des intentions comme on dit en logique, auxquelles nous attribuons des termes comme la vie, la force, la beauté, etc.

Les premiers termes signifient ce qui est concret et qui subsiste à la manière de ce qui est composé de matière et de forme, comme rocher, ou même le terme ¨bon¨ qui signifie un accident existant dans un sujet. Les seconds signifient à la manière de ce qui est abstrait, à la manière d’une forme (par exemple la beauté ou la bonté) par laquelle un être possède telle qualité ou telle perfection, mais sans que cette forme soit subsistante. Bref, tous les noms signifient soit à la manière d’une forme immatérielle non-subsistante s’ils sont abstraits, soit à la manière d’un composé subsistant s’ils sont concrets. Or, si on veut attribuer des termes à la fois à Dieu et aux créatures, aucun de ces deux modes de signification ne convient parfaitement à Dieu car ce dernier est comme une forme simple (et en ce sens aucun nom concret ne lui convient parfaitement), qui subsiste par elle-même (et en ce sens aucun nom abstrait ne lui convient parfaitement). En conclusion, tout nom, quant à son mode de signifier, est en défaut par rapport à la manière de représenter la divinité.

Cependant, si on examine la signification même du nom, il y a là aussi une différence notable. Les noms concrets, par exemple lion, renvoient, dans leur signification même, à un être limité et composé, c’est-à-dire constitué d’une forme et d’une matière déterminées dont il dépend pour son existence. Ces derniers signifient, quant à leur signification même, ¨materialiter¨. Les autres, les noms abstraits, n’incluent pas dans leur signification une matière liée à une forme, mais expriment une forme qui, sans subsister par elle-même, n’est pas mélangée à une matière qui la limiterait. Si on parle de la beauté, on cherche à exprimer une perfection dans sa totalité, et il en est de même pour les termes de bien, de vérité, etc. Quel rapport y a-t-il entre ces différentes sortes de noms, pris quant à leur signification même d’une part, et l’attribution analogue d’autre part? C’est que dans les deux cas, lorsque ces termes se trouvent à être attribués à des sujets entre lesquels il n’y a aucun rapport déterminé, il subsiste néanmoins entre eux, au lieu d’une proportion, une similitude de proportion, mais différemment dans chacun des cas.

Si on dit par exemple que Dieu est un lion, on veut signifier par exemple que tout comme le lion domine tous les autres animaux, de même Dieu domine l’ensemble de la création. On ne prétend pas que Dieu, réalité spirituelle et immatérielle, soit à proprement parler un lion, réalité matérielle; on veut simplement indiquer qu’il y a entre les deux une similitude de proportion, à savoir que Dieu agit avec force dans ses œuvres comme le lion le fait dans les siennes. Il en est de même pour le proverbe suivant : ¨homo homini lupus¨, l’homme est un loup pour l’homme; on ne veut manifestement pas signifier que l’homme est réellement un loup, mais seulement que son rapport, sa proportion aux autres hommes est le même que celui du loup à l’égard de ses proies : un rapport de prédation. C’est pourquoi on peut dire que ces termes sont attribués par analogie certes, mais par une analogie métaphorique ou symbolique et non au sens propre.

Il en est tout autrement pour les noms abstraits, comme la sagesse qui peut être attribuée à la fois à Dieu et à l’homme; nous sommes toujours alors en présence d’une similitude de proportion car on veut signifier que tout comme l’homme est sage en ceci qu’il conduit sa vie avec ordre, de même Dieu agit avec ordre dans la conduite de ses œuvres. En disant cela, on ne se contente pas de faire un transfert, on prétend véritablement attribuer la sagesse à Dieu comme on l’attribue à l’homme : tout comme la sagesse appartient proprement à l’homme, elle appartient proprement à Dieu et même plus proprement encore qu’à l’homme, d’une manière plus excellente car Dieu la possède en totalité, parfaitement et non partiellement, surtout si on saisit que ce terme désigne une perfection dans sa totalité. C’est pourquoi ce sont ces termes abstraits comme l’être, le bien et la sagesse qui sont à proprement parler des termes analogues par proportionnalité.

Il suit de là que pour ce qui est des termes concrets, puisque la matière tombe dans leur définition, ils ne peuvent être attribués à Dieu et à la créature que de manière symbolique, alors que rien n’empêche que les termes abstraits leur soient attribués par analogie de proportionnalité [De Veritate, qu. 2, art. 11, corpus] : ¨Parfois en effet ce nom (le nom concret) implique quelque chose du côté de sa signification principale en quoi ne peut se vérifier une ressemblance entre Dieu et la créature, même de la manière que nous venons de dire, comme il en est pour tout ce qui est attribué à Dieu de manière symbolique, comme lorsqu’on l’appelle lion ou soleil, car la matière, qui ne peut être attribuée à Dieu, tombe dans la définition de ces réalités. Mais parfois le nom (le nom abstrait) qu’on dit à la fois de Dieu et de la créature n’implique rien dans sa signification principale qui pourrait empêcher que se vérifie la modalité de rapport dont nous avons parlé, comme c’est le cas pour tous les termes dans la définition desquels n’est pas renfermé un défaut et qui ne dépendent pas de la matière pour leur existence, par exemple l’être, le bien et tous les termes de cette sorte.¨16 Cette même nuance, on la retrouve en plusieurs autres endroits, par exemple dans la Somme théologique [1a, qu. 13, art. 3, ad. 1] et dans la Somme contre les Gentils [L1, ch. XXX].

8. La notion de participation et les agents non univoques.

Donc, rien n’empêche en effet d’attribuer au sens propre à une multiplicité de sujets les termes abstraits de beauté et de bien par une analogie de proportionnalité, même s’il y a disproportion entre les sujets de l’attribution, car il y a tout de même une similitude de proportion entre eux : par exemple, l’ordre et l’harmonie que l’homme cherche à mettre dans ses œuvres ressemble, quoi que de loin et d’une manière infiniment moindre, à l’ordre et à l’harmonie que Dieu met dans les siennes.  Par conséquent, le bien ou tout autre terme abstrait désignant une perfection, tout en exprimant des notions différentes (l’essence et la qualité) chez l’un et chez l’autre, possédera une existence parfaite et infinie chez l’un, une existence imparfaite, limitée et susceptible du plus et du moins chez l’autre. Pour le dire autrement, le bien existera en Dieu essentiellement et ¨causaliter¨, c’est-à-dire à titre de cause, dans la créature comme une qualité participant de quelque chose d’autre.

On pourrait dire la même chose d’une qualité naturelle existant chez un être à titre de cause et chez une autre à titre d’effet : par exemple, la clarté s’attribue à la montagne en plein jour mais elle s’attribue aussi au Soleil, on le voit bien, à un autre titre : la clarté de la montagne est une qualité que la montagne possède à titre accidentel et qu’elle tient du Soleil qui en est la cause. La clarté de la montagne est en quelque sorte, tout comme celle de la Lune, une participation de la clarté du Soleil.

Afin de préciser cette notion de participation, il faut distinguer les différents types de causalité agente, à savoir la causalité agente univoque et la causalité non univoque. La première est celle où l’agent et l’effet communiquent dans une même forme sous le même rapport, c’est-à-dire quant à la même signification. Par exemple, un homme engendre un homme et les deux se rencontrent dans l’humanité prise dans le même sens : c’est cette identité de signification, les deux participant également d’une seule et même nature, qui fait que l’effet est égal à sa cause quant à la nature humaine; dans ce cas, on dit de l’agent comme de son effet qu’ils participent univoquement d’une même nature s’exprimant par une même définition, et c’est en ce sens qu’on dit du terme ¨homme¨ qu’il s’attribue à Socrate et Platon en un sens univoque. Il n’est pas indifférent d’observer en outre que la puissance d’un tel agent se limite à produire un ou des individus d’une seule forme, à savoir celle de son espèce.

Il en va tout autrement pour un agent non univoque. Supposons un homme possédant l’art de la menuiserie. Au terme de sa vie, il aura produit des centaines, des milliers d’œuvres de formes différentes, variées, et d’inégales perfections sans qu’aucune de ses œuvres ou même la totalité n’ait épuisé et égalé sa puissance de création, puisqu’il est lui-même d’une nature autre que celle de ses œuvres. Le rapport que nous observons entre l’artiste humain et ses oeuvres, nous le voyons bien évidemment appliqué dans le De Potentia (qu. 7, art. 5, Resp.) à l’Artiste divin par rapport à l’ensemble de l’univers : ¨Nullus effectus adaequat virtutem primi agentis, quod Deus est; alias ab una virtute ipsius non procederet nise unus effectus. Sed cum ex eius una virtute inveniamus multos et varios effectus procedere, ostenditur nobis quod quilibet eius effectus deficit a virtute agentis. Nulla ergo forma  alicujus effectus divini est per eamdem rationem, qua est in effectu in Deo… sed per quemdam altiorem modum17

Dans ce dernier passage, Saint-Thomas nous dit : ¨Aucun effet n’égale la puissance de l’agent premier qui est Dieu; autrement, il ne procéderait de sa puissance qu’un seul effet. Mais comme nous voyons des effets nombreux et variés procèdent de sa puissance, cela nous montre que tous ces effets sont en défaut à l’égard de sa puissance. Donc, aucune forme appartenant à un effet divin n’existe dans l’effet et en Dieu selon la même signification, mais en ce dernier d’une manière supérieure¨. C’est le propre d’un agent univoque de produire un effet qui égale sa puissance et dont la forme a la même nature et se définit dans le même sens que celle qui est dans cette sorte d’agent. Et en tant qu’agent univoque, c’est la seule sorte d’effet qu’il peut produire. Cela permet de voir que seul un agent analogue peut être la cause de l’universalité des êtres naturels, tout comme seule la causalité analogue du génie humain peut être la cause de l’universalité des choses artificielles.

À la fin, l’artiste humain, musicien, peintre ou sculpteur, cherche encore à produire l’œuvre idéale sans qu’aucune n’arrive à épuiser son génie, à correspondre parfaitement à sa représentation intérieure de l’œuvre parfaite. Il suit de là que c’est en des sens différents, ¨non per eamdem rationem¨ que les termes de beauté, de bien et d’harmonie seront attribués  à ces effets d’inégales valeurs et de genres différents d’une part et à l’artiste d’autre part dont la nature est encore plus différente, ainsi qu’on le lit dans la Somme théologique (1a, qu. 4, art. 3, c.) : ¨Si au contraire l’agent n’est pas de même espèce, il y aura encore assimilation, mais non dans une idée spécifique commune. C’est le cas de ce qui est engendré par la vertu solaire; car ces produits-là s’apparentent sans doute en quelque manière à leur source, mais ils ne partagent pas la nature spécifique de l’astre ¨18.  C’est pourquoi ces mêmes termes (la beauté, la vérité, etc.) seront attribués inégalement aux œuvres et à l’art, c’est-à-dire non plus en un sens univoque, mais par analogie, à savoir en priorité et en plénitude à l’art, secondairement, partiellement, d’une manière déficiente, c’est-à-dire par participation aux œuvres qui en découlent, mais par une participation analogue et non plus univoque.

Peut-on préciser encore pourquoi les formes qu’on retrouve dans les œuvres préexistent dans l’Artiste divin ¨secundum altiorem modum¨, c’est-à-dire selon un mode supérieur? Parce qu’en Dieu, l’être, le bien, la beauté etc. signifient son essence même tandis que chez l’homme et le reste de la création ils signifient un accident, plus précisément une qualité susceptible de plus et de moins. C’est pourquoi, dire de Dieu qu’il est bon signifie en réalité qu’Il est la Bonté dans sa plénitude, dans sa totalité, dans sa perfection; dire la même chose de l’homme signifie qu’il possède une bonté partielle, limitée par sa nature, et que cette bonté limitée, il la tient de la Bonté. Autrement dit, on peut dire des œuvres qu’elles ont une bonté, une beauté, etc., et que cette bonté partielle qu’elles ont procède de celui qui est la Bonté prise dans sa perfection.

Si nous revenons à l’exemple présenté plus haut, la montagne a de la clarté, mais une clarté qui n’entre pas dans son essence et qu’elle tient du Soleil qui est en quelque sorte la clarté, du moins en ce sens que cet accident existe dans le Soleil non pas à titre d’accident contingent, mais davantage à titre d’accident essentiel. Participer signifie, suivant son étymologie, prendre une partie d’un tout : cette signification ne doit pas s’entendre en un sens exclusivement quantitatif, mais aussi en un sens qualitatif; c’est ainsi qu’on peut dire en ce sens qu’un homme est partiellement vertueux, partiellement savant, etc. Le même terme (bon) attribué à l’un et à l’autre, renvoie donc à des ¨intentions¨ radicalement différentes mais qui gardent un rapport entre elles.

Cette même idée, à savoir que le même terme ne peut s’attribuer de manière univoque selon qu’il s’attribue à la cause et à l’effet lorsque l’effet est en défaut par rapport à sa cause, Thomas d’Aquin l’exprime clairement par l’exemple de la chaleur dans la leçon 12 de son commentaire du De Causis en citant Proclus : ¨…il y a trois façons pour un prédicat de s’attribuer à un sujet : premièrement à la manière d’une cause, comme la chaleur s’attribue au soleil ; deuxièmement d’une manière essentielle ou naturelle, comme la chaleur s’attribue au feu ; troisièmement d’après une possession secondaire, c’est-à-dire d’après une consécution ou une participation, c’est-à-dire lorsque quelque chose n’est pas possédé dans sa plénitude mais comme secondairement et partiellement, tout comme la chaleur se retrouve dans les corps élémentaires et non dans cette plénitude selon laquelle on la retrouve dans le feu¨.19

Cette attribution analogue par proportionnalité de tous ces termes abstraits qui désignent des perfections qui n’existent en l’homme que par participation amoindrie, d’une manière qui est limitée par sa nature qu’il tient d’une Cause première où cette perfection existe en plénitude, Denys l’appelle aussi attribution par imitation, mais d’une imitation qui ne peut jamais être parfaite  de manière à égaler l’excellence du modèle. C’est pourquoi Saint-Thomas dit en le commentant [Commentaire des Noms Divins, ch. 1X, l. 111, n. 834] qu’on peut dire de la créature en un sens qu’elle est semblable à Dieu et en un autre sens qu’elle ne lui est pas semblable : ¨semblable parce c’est seulement dans les limites de sa nature qu’elle imite Dieu qui n’est pas parfaitement imitable; non semblable parce que l’effet possède moins de perfection que la cause20

L’homme (et la nature dans son ensemble) est une faible imitation ou image de Dieu comme l’œuvre d’art est une faible imitation de l’art car dans les deux cas on a affaire à des causes et des effets analogues entre lesquels le rapport est tel que l’effet est en défaut par rapport à sa cause qui ne peut être égalée, comme la chaleur du corps chaud est en défaut par rapport à la chaleur du Soleil dont elle participe. Et c’est pourquoi encore, dans ces cas, on peut dire que l’effet est semblable dans une certaine mesure à sa cause, comme l’image est semblable à l’homme dont elle est l’image, mais non pas que la cause est semblable à son effet (par exemple que l’homme est semblable à son image), ce qui n’est possible que dans les cas où l’imitation est parfaite, c’est-à-dire lorsque les causes et les effets sont univoques, comme lorsqu’on dit d’un père qu’il est semblable à son fils dans le même sens où l’on dit que le fils est semblable à son père, puisque tous les deux participent également d’une même forme, d’une même nature.

On peut donc entendre le terme de participation de deux manières; d’une manière univoque dans le sens où deux individus participent également, c’est-à-dire suivant la même signification, d’une même forme, d’une même espèce, ou lorsque deux espèces participent également d’un même genre, comme l’homme et le cheval participent également du genre animal. Mais on peut l’entendre d’une manière analogue, dans le sens où, de deux réalités recevant une même attribution, dont la seconde dépend de la première qui est d’un genre différent ou n’appartient à aucun genre, les deux la reçoivent inégalement, la première recevant cette attribution essentiellement, ¨per prius¨ et à titre de cause et la seconde par participation et secondairement. On peut penser que le même terme sera attribué d’une manière encore plus analogue, plus inégalement encore que s’il est attribué essentiellement dans un cas, par image dans l’autre. Il y a par exemple la chaleur du Soleil d’une part, la chaleur de la Terre d’autre part et enfin la sécheresse du sol et le réchauffement des mers qui en résultent. On pourrait dire que cette sécheresse et ce réchauffement sont aussi des participations de la chaleur du Soleil, mais davantage dans le sens de traces ou de vestiges que dans celui d’une image de la chaleur du Soleil.

Pour en revenir aux expressions déjà connues, il y a du semblable par univocité et du semblable par analogie. Tout n’est pas semblable absolument. Autrement, tout serait tout absolument, la cause serait l’effet et inversement, ce qui est manifestement impossible. À la leçon 14 du commentaire du De Causis, le Docteur distingue les manières suivant lesquelles un  effet existe dans sa cause : il est vrai que les effets préexistent dans la cause, mais conformément à la puissance de la cause, c’est-à-dire suivant une modalité supérieure, comme dans un modèle, ainsi que nous l’avons souligné plus haut; inversement, la cause existe dans ses effets mais suivant une modalité inférieure, non plus comme elle existe en elle-même, mais au contraire comme ¨iconice¨, c’est-à-dire par participation, on pourrait dire aussi par imitation, par image. Cette considération s’applique aussi à un même attribut qu’on retrouverait à la fois dans la cause et dans l’effet. Tout comme la chaleur ne se présente pas avec la même excellence dans le Soleil et dans le corps chaud, de même la lumière reflétée par la Lune n’est qu’une faible image de celle du Soleil qui en est le modèle. La chaleur du corps chaud est ¨iconice¨ celle du Soleil tout comme la lumière de la Lune est une participation de la lumière du Soleil. De même, la bonté de la créature est comme une image, une participation de la Bonté de Dieu qui en est le modèle.

Dans l’ensemble de l’Univers, il y a des réalités qui sont davantage des images de la Cause première alors que d’autres en sont davantage des vestiges puisque, étant plus éloignées de leur origine, elles possèdent moins d’être. Leur attribuer le bien et la beauté se fera donc bien davantage d’une manière analogue. Lors des nuits de pleine lune, il fait à ce point clair dans les forêts qu’on y distingue nettement l’ombre des arbres. Cette clarté participe d’une même forme, par l’intermédiaire de la clarté de la Lune, à savoir de la clarté du Soleil, mais non suivant le même concept ni selon sa plénitude. Il s’agit en quelque sorte, pourrait-on dire, d’un vestige de la clarté du Soleil.

9 : La nature ou la quiddité d’une part, l’existence d’autre part.

Avançons de quelques pas encore dans la considération de l’attribution analogue par proportionnalité prise au sens propre et non en un sens métaphorique. La sagesse, la bonté, etc., s’attribuent proprement à la fois à Dieu et à l’homme, mais différemment. Pour manifester cette différence, il faut d’abord établir une distinction. Il y a deux aspects à considérer dans les choses : leur nature et leur existence. Or, si une même nature peut se retrouver en plusieurs choses, une même existence ne se retrouve que dans une seule chose, et nous avons vu que c’est sous le rapport de la nature commune que se fait l’attribution univoque, non sous celui de l’être ou de l’existence : félin, attribué à deux chats différents, est un terme univoque car il renvoie pour les deux à une même signification, une même intention : la nature féline.  

Thomas d’Aquin souligne cette distinction dans son Commentaire sur le Livre des Sentences [L. 1, dist. XXXV, art. 1V, corpus] : ¨La possession de l’humanité ne manifeste pas la même existence chez deux hommes différents¨21; ou bien, pour le dire autrement, la même nature humaine existe inégalement chez deux hommes différents. Nous pouvons déjà tirer de là comme conséquence que s’il arrivait que le terme attribué signifie l’être ou l’existence, il ne pourrait l’être par univocité pour cette raison qu’une existence est propre à un individu. Ce dernier énoncé s’applique par exemple dans le cas où, chez les agents non-univoques, ce qui reçoit l’attribution est d’une part la cause, d’autre part l’effet. Même si la forme présente dans la cause et celle qu’on retrouve dans l’effet ont une même définition, si néanmoins ces formes possèdent une existence différente dans l’une et dans l’autre, le terme ne pourra leur être attribué par univocité.

Saint-Thomas [De Potentia, qu. 7, art. 7, corpus] présente un bel exemple manifestant cette distinction :¨ Bien que la définition de la maison soit la même dans le cas où elle existe dans une matière et dans celui où elle existe dans l’esprit de l’artisan, car l’une est la cause de l’autre, cependant le terme de maison ne s’attribue pas aux deux de manière univoque, pour cette raison que la forme de la maison possède une existence matérielle dans la matière, une existence immatérielle dans l’esprit de l’artisan22 Si l’attribution univoque est empêchée par un terme qui signifie des intentions différentes et renvoie à des formes d’existence différentes, on peut soupçonner que ces deux motifs peuvent jouer un rôle soit séparément, soit simultanément dans l’attribution analogue.

10 : Une attribution doublement analogue.

Le point qui suit n’ajoute pas substantiellement à ce que nous avons déjà avancé. Il peut sembler une pure répétition. Il a surtout pour but de manifester davantage les conditions d’une attribution analogue, en l’opposant à l’attribution univoque, avant d’en tirer une conclusion principale. Dans la Summa contra Gentiles (Ch. XXX11), notre Docteur présente deux conditions qui fondent l’attribution univoque à une cause et à son effet et dont l’absence entraîne l’attribution d’un terme analogue; voici la première, déjà présentée dans le passage du De Potentia présenté au point 8 (citation 17) : ¨…rien ne peut s’attribuer à la fois à Dieu et aux autres êtres par univocité car l’effet qui ne reçoit pas la forme selon une espèce semblable à celle par laquelle l’agent agit ne peut recevoir le nom tiré de cette forme selon une attribution univoque : en effet, ce n’est pas de manière univoque que le feu du soleil et celui qui est engendré par le soleil sont dits chauds. Or les formes des choses dont Dieu est la cause ne peuvent parvenir à égaler l’espèce de la puissance divine parce qu’elles reçoivent dans la division et partiellement ce qui se retrouve en Dieu dans la simplicité et la totalité…¨23. La première condition de l’attribution univoque, c’est que la même forme soit attribuée selon la même intention, la même espèce ; or la bonté attribuée à l’homme est un accident, plus précisément une qualité qui détermine et délimite la substance de l’homme et qui est susceptible de plus ou de moins; chez Dieu, la bonté signifie son essence qui n’est limitée par aucun genre.   

La deuxième condition de l’attribution univoque fait suite à la distinction faite au point précédent sur l’essence et l’existence : c’est qu’une même forme, même si elle présente une même intention dans la cause et dans l’effet, doit aussi manifester un même mode d’existence dans les deux cas : ¨Si un effet atteint la même espèce que sa cause, l’attribution univoque ne s’ensuit pour les deux que si cet effet ne reçoit la même espèce ou la même forme selon le même mode d’existence; en effet, ce n’est pas par univocité que le terme maison s’attribue à celle qui existe dans l’art et à celle qui existe dans une matière, pour cette raison que la forme de la maison ne possède pas une même existence dans les deux cas. Or, les êtres autres que Dieu, même s’ils possédaient une forme absolument semblable à celle de Dieu, ne la posséderaient pas selon le même mode d’existence car il n’y a rien en Dieu qui ne soit pas son existence même…¨24

Comme on le voit dans cette citation, Thomas d’Aquin reprend l’exemple de la maison présenté plus haut dans le De Potentia pour manifester la deuxième condition de l’attribution univoque d’un même terme à une cause et à son effet : un même mode d’existence. Un père et son fils reçoivent le terme d’homme par univocité car non seulement la définition, l’intention, est la même dans les deux cas, mais de plus leur mode d’existence est le même. Cette dernière condition ne se retrouve plus quant au terme de maison attribué à celle qui est dans la matière et à celle qui est dans l’esprit du constructeur; le terme maison sera-t-il attribué à l’une et à l’autre par pure homonymie, de manière équivoque? Certainement pas puisque les deux maisons ne sont pas étrangères, sans proportion, je dirais sans analogie entre elles : l’une est la cause de l’autre, même s’il s’agit d’une causalité non-univoque.

Au point où nous en sommes, à l’inverse, il ne reste plus qu’un pas à franchir pour conclure que lorsqu’un même terme est attribué à une multiplicité de sujets en renvoyant à des significations différentes et en impliquant des modes d’existence différents, ces mêmes sujets se trouvant dans une relation de cause à effet, alors ce même terme s’attribuera doublement par analogie.  Rappelons l’exemple présenté plus haut au point 8 : la bonté est attribuée à l’homme et à Dieu. Chez l’un, la bonté signifie une qualité, chez l’autre non seulement qu’il est cause de la bonté de l’homme, mais son essence même : intentions différentes; de plus, chez l’un la bonté existe de plusieurs manières, partiellement, susceptible de plus et de moins alors que chez l’autre elle existe dans la simplicité, l’unité, la totalité : modes d’existence différents. C’est pourquoi ce même terme, bon, dit à la fois de Dieu et de la créature, est analogue sous deux rapports : il est doublement analogue. 

Parler d’une attribution doublement analogue, est-ce là une manière de parler qui est conforme au verbe et à l’intention des auteurs auxquels nous nous référons? Pour le vérifier, consultons ce passage du Commentaire du Livre des Sentences [L. 1, dist. X1X, ch. V, art. 11, ad. 1]. Saint-Thomas y dit qu’une attribution analogue peut se faire de trois manières : soit premièrement selon l’intention ou le concept seulement, deuxièmement selon l’existence ou l’être seulement et non selon l’intention, troisièmement selon les deux, quant à l’intention et à l’être, c’est-à-dire quant à la signification et l’existence. Et il illustre par un exemple chacun des cas. Il y a attribution par analogie quant à l’intention seulement comme lorsqu’on attribue l’intention de la santé à plusieurs ¨per prius et per posterius¨, en priorité et secondairement,  d’après des définitions différentes par rapport à quelque chose d’un, comme nous l’avons vu au début, mais non d’après des existences différentes puisque la santé n’existe que chez l’animal comme sujet de la santé.

La deuxième modalité d’attribution analogue, quant à l’être seulement alors que l’intention est la même, est illustrée à cet endroit par la notion de corporéité; en effet, tous les corps se voient également attribuer le terme de corps par une même définition mais ne possèdent pas la même existence selon qu’ils sont vivants ou non; de même la maison, exemple présenté plus haut, a la même définition selon qu’elle se trouve dans la matière et dans l’esprit de l’artisan, mais elle existe différemment dans l’une, à savoir matériellement, alors qu’elle existe dans l’autre de façon immatérielle.

La troisième modalité, celle où il n’y a parité ni quant à l’intention ni quant à l’existence, est celle qui nous intéresse le plus; voici ce qu’en dit Saint-Thomas dans ce passage du Commentaire que nous venons de désigner : ¨Il y a aussi attribution par analogie à la fois selon l’intention et selon l’existence et il en est ainsi quand il n’y a parité ni dans une intention commune, ni dans l’existence, comme lorsque l’être se dit à la fois de la substance et de l’accident et dans des cas comme celui-ci il faut que la nature commune qui est attribuée possède une existence dans chacun des sujets auxquels elle est attribuée, mais différente d’après la notion d’une plus ou moins grande perfection. Et je dis que c’est de la même manière que la vérité, la bonté et les termes de cette sorte se disent par analogie de Dieu et de la créature. Il résulte de là qu’il faut que tous ces attributs existent en Dieu selon son existence et dans les créatures sous la notion d’une plus ou moins grande perfection.¨25

Rappelons-nous ce que nous avons dit plus haut : à chaque fois que l’attribution se fait par un terme qui signifie l’être, l’attribution se fait par analogie, même à des sujets qui ont une même nature à laquelle correspond une même définition, une même intention pour prendre le terme présenté dans la citation qui précède. Il s’ensuit alors que dans le cas où en plus il n’y aura pas parité d’intention, l’attribution de l’être sera doublement analogue, comme c’est le cas lorsque l’être est attribué à la fois à la substance et à l’accident, intentions distinctes car l’intention de l’être, attribuée à la substance, signifie l’être par soi, par essence, tandis que pour l’accident, elle signifie l’être dans un autre, l’être sous un certain rapport par opposition à l’être ¨simpliciter¨.

Il en est de même des termes qui, quant à la signification pour laquelle ils ont été imposés, n’impliquent aucun défaut ni aucune dépendance à l’égard de la matière quant à leur existence, comme la bonté, la sagesse, etc., et qui s’attribuent à la fois à Dieu et à la créature. L’intention de bonté par exemple signifie chez Dieu son essence, à savoir son existence qui n’est limitée par aucun genre tandis que chez la créature la bonté signifie un accident, plus précisément une qualité qui détermine une substance, qualité qui se trouve aussi à être limitée par la nature même qu’elle détermine. Il suit de là que la bonté existe chez Dieu dans sa plénitude et sa simplicité tandis qu’elle existe chez la créature d’une manière partielle, limitée, dans la composition et la division; dans un cas, il s’agit d’une bonté par soi, si je peux m’exprimer ainsi tandis que chez la créature il s’agit d’une bonté participée. Ici, la disparité est extrême, plus encore qu’entre la substance et les accidents, car Dieu dépasse infiniment la créature. D’où tout ce qui est attribué à la fois à Dieu et à la créature se dit d’eux de manière analogue à la fois quant à l’être et à l’intention.

C’est ce mode d’existence propre à Dieu présenté par Saint-Thomas dans son Commentaire sur les Noms Divins [ch. 1X, l. 111, n. 832], qui est responsable de cette conséquence soulignée plus tôt au point 8 lorsque nous avons développé la notion de participation : ¨ Ceux qui ont traité de Dieu disent que, selon qu’on le considère dans son être même, Dieu existe au-dessus de toute réalité et qu’il n’est semblable à rien d’autre mais qu’il donne sa ressemblance à ceux qui se tournent vers Lui dans la mesure où ils le peuvent, selon leurs capacités, mais non pas de telle manière qu’ils pourraient l’imiter parfaitement, car Lui-même transcende toute définition et toute distinction, c’est-à-dire les limites de toutes les natures, et Il est au-dessus de tout discours…¨26 D’où il suit que l’homme n’est bon que par imitation, d’une imitation imparfaite, ou par participation de la bonté de Dieu vers laquelle il se tourne, tout comme l’image de l’homme est dite semblable à l’homme selon qu’elle en est une imitation imparfaite. Il n’y a en effet imitation parfaite, comme nous l’avons dit plus haut, que dans le cas des agents qui sont univoques par rapport à leurs effets et pour lesquels on peut dire que la ressemblance est convertible dans l’égalité : le chien qui est engendré est semblable à celui qui l’engendre et inversement.

11. Les critères de l’ordre d’attribution du terme analogue.

Rappelons cette citation tirée de la Somme théologique [1a, qu. 13, art. 6, c.] présentée dans le point Nous savons que toujours, à l’égard des noms qu’on attribue par analogie à plusieurs êtres, il y a nécessité que ces noms soient attribués en la dépendance d’un même terme commun et par rapport à lui. C’est pourquoi ce terme doit figurer dans la définition de tous les autres. Et…il y a nécessité que ce nom soit attribué per prius (antérieurement) à celui des termes de l’analogie qui figure dans la définition de tous les autres, et per posterius (à titre secondaire) aux suivants, par ordre, selon qu’ils se rapprochent plus ou moins du premier¨27. Cet énoncé est vrai pour toutes les formes d’attribution par analogie que nous avons examinées, que ce soit lorsque les termes qui reçoivent cette attribution présentent une proportion ou un rapport déterminé entre eux directement (comme c’est le cas pour la substance et l’accident qui reçoivent l’attribution de l’être) ou indirectement en relation avec un terme qui est autre (comme c’est le cas pour la diète et l’urine qui sont dits sains dans des rapports différents relativement à la santé de l’animal), ou encore lorsque les termes qui reçoivent l’attribution analogue, loin de présenter une proportion déterminée, sont à ce point éloignés l’un de l’autre qu’il ne peut y avoir entre les deux qu’une similitude de proportion, une analogie de proportionnalité, comme c’est le cas pour le bien qui est attribué à la fois à Dieu et à l’homme mais à Dieu ¨per prius¨, c’est-à-dire premièrement. Dans ce dernier cas cependant, comme nous l’avons souligné dans un point précédent (point 6, page 10), le terme premier n’a pas à entrer dans la définition des autres termes pour la raison que nous y avons indiquée.

On pourrait à partir de là penser qu’à chaque fois qu’un des sujets qui reçoivent l’attribution renvoie à une cause, ce dernier est le premier à recevoir l’attribution. En un sens c’est bien le cas mais en un autre, ce ne l’est plus. Il y a une autre nuance à faire, nuance qui a rapport avec la distinction que nous avons établie plus haut au point 7 au sujet de ces deux aspects du nom qui sont sa signification et sa manière de signifier. Ce sont ces deux critères qui permettent de déterminer l’ordre d’attribution du terme analogue qui pourra varier selon l’un ou l’autre de ces critères. Dans certains cas, en effet, l’ordre d’attribution par analogie est le même à la fois quant à la chose ou à la nature signifiée par le nom et quant à sa manière de la signifier. Par exemple, la substance est antérieure à l’accident à la fois quant à la nature signifiée par le nom, quant à la chose, parce qu’elle en est la cause, et par la manière de le signifier parce que la substance entre dans la définition de l’accident : en effet, l’accident se définit comme ce qui existe dans un autre, à savoir dans une substance. On nomme les choses comme on les connaît et c’est pourquoi, comme l’accident n’est connu en tant qu’accident que par la substance, ainsi c’est par elle qu’il est signifié ou défini. Ici, l’ordre est le même sous les deux rapports.

Mais il y a des cas où ce qui est premier par nature, quant à la chose (en tant que cause), n’est pas connu en premier par la raison et ne sera donc pas premier à recevoir l’attribution selon le deuxième critère qui est la manière de signifier, comme dans tous les cas où la cause ne peut être connue que par ses effets et ne peut donc être dénommée qu’à partir d’eux. Un exemple nous en est donné dans le Contra Gentiles [L. 1, ch. XXX1V] : ¨Par exemple, la puissance de guérison qui est dans les remèdes est antérieure par nature à la santé qui est dans l’animal, comme la cause est antérieure à son effet. Mais parce que nous connaissons cette puissance par son effet, c’est pourquoi encore nous la nommons à partir de son effet; et il en résulte que le remède est premier dans l’ordre de la chose, mais on dit de l’animal qu’il est le premier à être sain d’après la définition du nom28

Aristote, dans sa Métaphysique [T. 11, L. X11, ch. 10, p. 706] utilise une similitude pour manifester le rapport de Dieu à la créature, de la cause à son effet analogue; Dieu, dit-il, est à l’univers ce que le général est à son armée : ¨Il nous faut examiner aussi de laquelle des deux manières que voici la nature du Tout possède le Bien et le Souverain Bien : est-ce comme quelque chose de séparé, existant en soi et par soi? Est-ce comme l’ordre même du Tout? Ne serait-ce pas plutôt des deux manières à la fois, comme dans une armée? En effet, le bien de l’armée est dans son ordre, et le général qui la commande est aussi son bien, et même à un plus haut degré, car ce n’est pas le général qui existe en vue de l’ordre, mais c’est l’ordre qui existe grâce au général.¨29 Ce seul passage mériterait à lui seul un ample développement, mais nous allons le considérer uniquement sous l’angle de notre propos.

La similitude de l’armée éclaire bien l’intention du Philosophe : le bien de l’armée est son ordre, mais son général est bien davantage son bien car c’est lui qui détermine l’ordre de l’armée en fonction de la fin qu’il vise : la gloire de la victoire. L’ordre de l’armée n’existe pas pour lui-même mais en vue de la victoire visée par le général. Or la fin est une cause et la première des causes. Donc le général, plutôt que l’ordre de l’armée, est premier à recevoir l’attribution du bien selon le premier critère que nous avons posé : l’ordre de nature, ce qui est signifié par le terme bien appliqué au général. Aristote veut établir que le rapport est le même entre Dieu et le Tout, c’est-à-dire l’Univers : l’ordre de l’univers est certes un bien pour l’univers, mais Dieu (le Souverain Bien, le Bien en soi et par soi) l’est davantage car il en est la fin. Dieu n’existe pas pour conserver l’ordre de l’Univers qui serait la fin, le Bien en soi, mais c’est plutôt l’inverse qui est vrai : l’Univers existe pour manifester la bienveillance de Dieu qui a pour fin en le créant de le faire participer à sa Gloire.

Mais quant au deuxième critère d’attribution, la manière de signifier dans la définition par la raison, Dieu n’est plus le premier à être qualifié de bien car il n’est pas le premier à être connu comme bien : en effet, même si le bien est premier par nature en Dieu, c’est à partir du bien qu’il y a dans les créatures que la raison peut remonter au Bien qu’il y a dans la Cause première et c’est secondairement que Dieu en reçoit la signification du nom. D’où l’on dit de Lui qu’il est nommé à partir de ses effets. On pourrait dire la même chose de l’art qui peut se dire à la fois de l’artiste et de son œuvre. L’art est par nature présent dans l’artiste et secondairement dans ses œuvres comme dans ses effets, mais nous ne connaissons l’art de Michel-Ange, lequel ne peut être perçu en lui-même, que par son expression dans ses œuvres artistiques et c’est pourquoi nous ne pourrons dénommer son art et qualifier ou signifier son style qu’à partir de l’art que nous pourrons observer dans ses œuvres, ses effets. L’ordre d’attribution du terme analogue tient donc à deux aspects bien distincts du nom, à savoir la chose signifiée d’une part, notre manière de connaître et de nommer d’autre part.

Un autre exemple permettra de mettre cette distinction davantage en lumière. À la question de savoir si l’universel possède plus ou moins d’être que le particulier, Saint-Thomas, dans son Commentaire aux Seconds Analytiques d’Aristote [L. 1, l. XXXV11, nn. 328-330], répond que tout dépend du rapport sous lequel on se place pour en juger; il dit que si l’universel s’attribue à plusieurs selon une même définition et non par pure homonymie, alors l’universel, quant à ce  qu’il relève de la raison, c’est-à-dire quant à la science et à la démonstration, ne sera pas moins de l’être que le particulier mais davantage car il est incorruptible alors que le particulier est corruptible. On peut même ajouter qu’en ce sens, l’universel mérite que l’être lui soit attribué antérieurement au particulier car comme la substance par rapport à l’accident, il entre dans la définition du particulier : l’isocèle se définit en effet comme étant un triangle. Alors, pour revenir à une expression connue, l’être s’attribue ¨per prius¨ à l’universel, ¨per posterius¨ au particulier sous le rapport de ce qui relève de la raison.

Mais il y a un autre rapport sous lequel on peut examiner l’universel et le particulier pour en déterminer l’ordre d’attribution de l’être, et c’est celui de la subsistance naturelle, ainsi que le souligne Saint-Thomas lorsqu’il commente Aristote dans l’œuvre que nous venons de citer : ¨Ainsi donc, quant à ce qui relève de la raison, l’universel est davantage de l’être que le particulier. Mais quant à la subsistance naturelle, les particuliers, qu’on appelle substances premières et principales, sont davantage des êtres30 Sous ce rapport, l’universel ne possède de l’être que secondairement et non pas par lui-même, c’est-à-dire seulement dans la raison qui le tire des cas particuliers qui existent par eux-mêmes dans la nature.

L’universel ne peut être la cause de l’existence du particulier dans la nature puisqu’il n’y existe pas d’une manière séparée; c’est même en un sens plutôt l’inverse qui est vrai puisque c’est à partir de l’examen des cas particuliers existant dans la nature que la raison dégage l’universel. Donc, quant à l’existence naturelle, l’universel se voit attribuer l’être en second, postérieurement au particulier; mais en tant que connu par la raison, c’est l’universel qui est la cause de la connaissance du particulier puisqu’il entre dans sa définition, puisque c’est par l’universel que le particulier devient connu en tant que particulier.

D’après Platon qui voyait l’universel comme possédant une existence séparément des particuliers et comme en étant la cause, l’universel était antérieur au particulier à la fois selon la nature parce qu’il en était la cause et selon la connaissance parce que tout ce qui est particulier est aussi défini en dépendance de l’universel. Dans la vision réaliste d’Aristote cependant c’est dans un ordre inverse que l’universel se voit attribuer l’être selon la nature et selon la connaissance ou la raison. C’est la même distinction sur laquelle insiste Saint-Thomas dans le De Veritate [q. 1, art. 2, c.] : ¨Pour les termes qui se disent de plusieurs selon l’avant et l’après, il n’est pas toujours nécessaire que ce qui reçoit en premier l’attribution du terme commun soit celui qui tient lieu de cause par rapport aux autres qui font partie de cette multiplicité, mais il faut qu’il soit celui dans lequel se retrouve la définition complète de ce terme commun; par exemple, ¨sain¨ se dit en priorité de l’animal dans lequel se retrouve en premier la définition parfaite de la santé, bien que le remède soit dit ¨sain¨ en tant que cause productrice de la santé¨31. Ce passage est très similaire à celui tiré du Contra Gentiles [L. 1, ch. XXX1V] présenté plus haut. Il y a ce qui est premier par nature, selon un ordre de nature, comme c’est le cas pour ce qui tient lieu de cause, et ce qui est premier selon l’ordre de la raison. Le remède est premier par nature comme cause de la santé de l’animal mais ce n’est pas en lui que se trouve la santé en tant que connue par la raison, mais dans l’animal comme sujet; c’est dans l’animal qu’on retrouve la notion, la définition complète de la santé, et c’est pourquoi c’est le terme qui doit recevoir en premier, selon ce critère qui est la manière de signifier, l’attribution de ¨sain¨, terme qu’on retrouvera dans la définition de tous les autres termes.

J’aimerais compléter ce point avec un autre passage d’Aristote [Physique, L. 2, ch. 1, 192b) dans lequel il définit la nature : ¨La nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident¨ 32 Si on examine cette définition, on voit bien que la nature est ici définie comme étant un principe, une cause. À ce titre, puisqu’une cause ou un principe est antérieur par nature à ses effets, c’est à ce principe qu’il faut attribuer en premier le terme nature selon le premier critère que nous avons présenté : l’ordre de nature.

Cependant, si on poursuit l’examen de cette définition, on voit bien du même coup la manière dont ce principe est signifié ou défini : il l’est en effet au moyen de ce dont il est le principe, à savoir par ses effets, c’est-à-dire par le mouvement et le repos pour la chose etc. Donc ce même principe, non plus considéré dans un ordre de nature pris séparément, mais en tant que connu par la raison quant à la manière dont il est signifié dans sa définition, est second dans l’ordre de raison puisqu’il se trouve à être défini par ses effets. Or, nous avons vu dans les exemples précédents que lorsqu’un terme est défini par un autre, cet autre est premier par la raison. Par conséquent, il faudra attribuer le terme nature au principe universel lui-même en premier selon l’ordre de nature, puis à des principes plus particuliers comme l’instinct et enfin aux opérations naturelles elles-mêmes; mais suivant le critère de l’ordre de la raison, il faudra au contraire l’attribuer dans l’ordre inverse, c’est-à-dire premièrement au mouvement et aux choses naturelles, à leurs opérations, à leurs propriétés, à des principes particuliers et enfin à la nature comme principe universel.

Ces considérations permettent de mieux saisir la différence qu’il y a entre les termes qui sont attribués par analogie et ceux qui le sont par métaphore ou de manière symbolique. Le terme analogue peut être premier ou second quant à l’imposition du nom, mais toujours premier quant à la chose, lorsqu’il est attribué à Dieu ou à une réalité qui tient lieu de cause, parce que sa signification n’est pas liée à la matière, comme c’est le cas pour le terme de bien ou de sagesse. Le terme métaphorique, quant à lui, est toujours premier quant à la signification ou l’imposition à une réalité naturelle (comme le terme lion à l’égard de l’animal), mais il ne peut jamais être premier quant à la chose dans son attribution à une réalité immatérielle puisqu’il implique la présence d’une matière dans sa signification. C’est pourquoi les termes de cette sorte ne peuvent être attribués à Dieu que par métaphore et non par analogie.

 

12. Le fondement naturel de l’attribution par analogie.

L’attribution par analogie est-elle simplement le  fruit de l’arbitraire, comme on pourrait croire que c’est le cas pour les termes homonymes, le résultat de pures conventions entre logiciens, ou bien plutôt la conséquence attendue d’une manière naturelle de connaître qui s’enracine elle-même, pourrait-on dire dans un ordre de nature? N’aurait-il pas été préférable de choisir un nom distinct pour chacun des rapports qu’exprime une signification distincte d’un même terme attribué à des sujets différents? L’utilisation d’un même terme pour exprimer des concepts différents ne risque-t-il pas de provoquer une confusion à l’égard de ces mêmes concepts?

Si les mots et notre manière de nommer ne sont que les signes de nos concepts et de notre façon de connaître et qu’il existe un mode naturel de connaître pour l’intelligence humaine, nous devrons reconnaître que l’attribution par analogie ne fait que témoigner d’une manière de connaître qui nous est naturelle. C’est ce que nous allons tenter de montrer.

IL y a deux raisons qui appuient cette façon d’attribuer par analogie, c’est-à-dire celle qui ne se fonde ni sur une définition commune, comme dans l’attribution univoque, ni sur le hasard, comme dans l’attribution par pure homonymie : premièrement la nature des choses elle-même, deuxièmement notre façon de les connaître. Tout d’abord, l’univers est un tout dont les parties, loin d’être étrangères les unes aux autres, non seulement manifestent un ordre, une hiérarchie entre elles ainsi que l’a souligné plus tôt Aristote dans sa Métaphysique, mais aussi des similitudes, des relations, des familiarités, des rapports qui suffisent déjà en eux-mêmes à justifier en quelque sorte l’attribution d’un même nom, même si elles sont de genres différents. Il y a une interdépendance qui relie les êtres naturels les plus différents de nature : c’est cette interdépendance, ces relations, ces liens de coexistence qui peuvent expliquer un nom commun, parce que ces réalités différentes se rapportent de manière différente à quelque chose de commun.

Il y a aussi notre manière de connaître qui justifie ce type d’attribution. Nous ne progressons vers l’inconnu qu’en nous appuyant sur le connu, chaque nouveau pas s’appuyant sur celui qui précède. Si nous découvrions en une chose une propriété qui contribue en quelque sorte à la santé du genre animal, cette propriété suffirait peut-être à qualifier cette chose de saine par rapport à cette fin, comme on peut aussi appeler sain un environnement, un air, des habitudes de vie, des activités, etc. L’urine, la diète, le remède, l’exercice physique etc. ont peu en commun au premier abord, mais ils sont tous en relation avec la santé de l’animal et c’est pourquoi ils peuvent tous être dits sains. Nous ne nous satisfaisons pas de connaître une chose séparément; nous la comparons avec les autres déjà connues pour découvrir les relations qu’elle tisse avec elles : relations de cause à effet, de signe à signifié, de sujet à objet, etc.

L’inconnu ne nous devient connu qu’en le comparant à ce qui nous est déjà connu : voilà  notre mode naturel de connaître. C’est parce que je sais que la santé est une disposition corporelle favorable à la vie de l’animal que, voyant par la suite que tel type d’aliment contribue à entretenir cette santé et même à l’augmenter, j’apprends que ce type d’aliment a une relation étroite avec la santé et lui attribue le terme sain, tout comme je le fais avec l’urine dont j’ai vu qu’elle en est le signe. Prenons  un autre exemple, celui de l’amour.

Parfois, le même nom se justifie par un rapport à une même chose qui peut paraître ténu en lui-même. Par exemple, le désir et la joie peuvent tous deux recevoir le nom d’amour : nous disons en effet des amants qui s’embrassent qu’ils s’aiment, tout comme nous le disons aussi de celui qui recherche sa bien-aimée même si dans le désir le bien qui attire est absent alors que dans la joie il est présent. Mais je crois bien que nous pouvons dire du désir qu’il est le signe de l’amour plutôt que l’amour lui-même car le désir est bien un mouvement intérieur par lequel nous cherchons à nous approcher et même à posséder ce par quoi nous sommes déjà préalablement attirés. Le mouvement intérieur du désir présuppose donc un autre mouvement intérieur, un premier mouvement dans lequel on ressent comme une complaisance face à un objet, complaisance bien souvent involontaire, qui se présente inopinément sans qu’on l’ait demandée et à laquelle on peut aussi bien décider ne pas donner suite par le désir.

Le désir ne peut exister sans l’amour car ce qu’on désire est forcément ce que l’on aime, mais l’amour, pris comme première attirance, peut exister sans le désir. Il y a un ordre entre les deux passions : l’amour est premier et le désir est second car il se fonde sur lui par nature. C’est ce premier mouvement intérieur, cette attirance initiale qu’on peut même parfois chercher à rejeter parce qu’elle dérange notre tranquillité et qu’on subit en quelque sorte parce qu’elle échappe en quelque sorte à notre contrôle, que nous devons appeler amour en priorité, ainsi que nous allons le montrer.

Par ailleurs, les deux amants, qui sont l’un pour l’autre réciproquement l’objet de leur amour, s’appellent mutuellement de ce nom : mon amour. Ce nom, amour, c’est avec justesse qu’ils se l’attribuent car l’objet même de l’amour, c’est le bien dont la nature est d’attirer car il a raison de fin : c’est pourquoi ils se donnent aussi mutuellement le nom de bien-aimé. Mais ce nom peut aussi s’attribuer à l’amant en tant qu’amant, c’est-à-dire en tant qu’il est le sujet qui subit l’attirance du bien. L’amant est en effet celui qui est en amour : cela signifie qu’il n’est plus lui-même, il est dans un état autre, il ne s’appartient déjà plus parce qu’il est attiré hors de lui par ce bien auquel il sent bien qu’il est appelé en quelque sorte à s’assimiler. L’amant peut bien par la suite faire intervenir activement sa volonté et décider de suivre ou non cet amour, mais au départ, ce premier mouvement est subi, ressenti passivement. C’est l’objet de l’amour qui tient un rôle actif : c’est lui qui attire; au contraire, c’est le sujet de l’amour, celui qui le ressent, qui tient un rôle passif : c’est lui qui est attiré.

La joie, le désir, le premier mouvement d’attirance, l’objet de l’amour, à savoir le bien qui attire, le sujet de l’amour, à savoir ce qui est attiré par ce bien, tout cela peut être appelé amour, mais sous des rapports différents à un même terme premier qu’on doit retrouver dans tous les autres auxquels on attribue l’amour : ce mouvement intérieur par lequel on se sent attiré par un bien. Qu’est-ce que la joie, sinon le repos dans le bien par lequel on est attiré et qui est maintenant possédé? Ce premier mouvement est le terme qui entre dans la signification, la définition de tous les autres termes recevant l’attribution du terme amour. C’est parce que je fais l’expérience ou que je connais que l’amour est cette première attirance que je peux ensuite attribuer ce même terme à ce qui entretient une relation étroite avec lui, à ce qui est amour sous un certain rapport, dans une certaine proportion, en un certain sens. Au final, l’attribution analogue nous est naturelle parce qu’il existe déjà des relations naturelles entre les choses et que, pouvant connaître les unes par les autres qui sont plus connues, nous pouvons aussi attribuer le même terme à un sujet qui, bien qu’il se rapporte différemment au terme commun et premier à recevoir cette attribution, garde une relation étroite avec lui.  

Devant une chose, un phénomène, l’enfant se demande naturellement pourquoi. On ne lui apprend pas à poser des questions. Cela n’est pas le fruit d’un apprentissage. Ce trait peut certes être éduqué et formé mais au départ il vient naturellement. Pourquoi : ce seul mot exprime le désir de connaître la ou les causes. L’homme, regardant un ruisseau, se demande naturellement ce qu’il y a en amont, quelle en est la source et où elle se trouve; il se demande aussi ce qu’il y a en aval, où est la rivière et la mer. Il est un explorateur de l’univers. Il a la capacité de s’arrêter, de considérer aussi ce qu’il fait, de s’interroger sur lui-même et ses actes : pourquoi devrais-je agir ainsi et où cela me conduira-t-il si je le fais, quelles en seront les conséquences? Il est aussi l’explorateur de sa propre vie et peut faire un retour sur sa vie, ses actes, sa propre pensée.

Le ruisseau lui-même ne revient pas sur son cours : il suit nécessairement la pente du terrain et le cours qu’il prend n’est pas choisi. L’homme, avant même de poser telle action, peut en considérer et en mesurer à la fois les causes et les conséquences. Il est comme un ruisseau à rebours, comme un fleuve sujet à marées, car son intelligence cherche à remonter vers les causes pour mieux redescendre aux effets appropriés à ces causes. Cette disposition peut certes être raffermie ou atrophiée par l’éducation mais elle n’en est pas moins naturelle. Jean-Henri Fabre, avec sa justesse et son élégance habituelles, nous rappelle cette vérité au livre 7 de ses Souvenirs Entomologiques, dans ce chapitre intitulé La Mare : ¨Seul des vivants, l’homme a l’appétit du savoir; seul il interroge le mystère des choses. Du moindre d’entre nous s’élèvent des pourquoi, noble tourment inconnu de la bête33

13. Épilogue.

Voici donc terminé, avec ses limites et ses imperfections, cet exposé sur le terme analogue, c’est-à-dire le terme attribué par analogie. Peut-être le lecteur pourra-t-il en recevoir quelques lumières  qui le guideront dans la présentation d’un exposé plus complet et plus clair sur le même sujet. Thomas d’Aquin est un saint et en tant que tel il participe de la Sainteté première. Or la Sainteté elle-même est aussi, tout en restant une, la Bienveillance en soi. C’est pourquoi Saint-Thomas regardera ce petit exposé avec indulgence, sachant comme il est difficile à notre intelligence de s’élever à la Lumière, elle dont la vision, un peu comme celle du hibou, peine à s’aventurer au-delà des faibles ombres de la nuit.

C’est cette même Bienveillance néanmoins qui a déposé en nous cette étincelle et qui veut donc que nous recherchions, même dans la mesure de nos pauvres limites, ces parcelles de la vérité, ces gouttes de lumière dirait Paul Valéry, afin qu’un jour, par cette humble préparation et la grâce de cette même Bienveillance, nous parvenions à la Joie de contempler l’Océan de Lumière. C’est ce qui fait dire à Saint-François de Sales [Œuvres Complètes, Lettre à une Damasoiselle] : ¨ …Dieu, qui est infiniment bon, se contente de nos petites besognes et aggrée la préparation de notre cœur34

La contemplation de l’Univers nous instruit et nous émerveille à la fois : comme l’œuvre de l’artiste nous instruit sur l’intention qui préside à sa création, de même l’examen de la nature nous instruit sur l’intention de l’artiste divin, elle nous parle de Lui, du projet qu’il a pour nous; elle nous émerveille car l’univers est beau et sa beauté est comme un chemin capable de nous conduire à la Beauté dont elle participe; maintenant, nous ressentons un certain émerveillement que notre coeur voudrait certainement plus complet encore et plus durable, et qui n’est qu’une préparation, un appel à l’Émerveillement devant la Beauté inaccessible à la moindre flétrissure. C’est là la seule Beauté qui puisse sauver le monde de sa profonde détresse, celle de l’homme orphelin, de l’homme sans Père, détresse qui est le signe manifeste que c’est pour cette Beauté que notre âme a été modelée, seule nourriture qui puisse véritablement faire vivre notre humanité que nous voyons, plus souvent qu’autrement, en train de s’efforcer de survivre à son enlisement dans ses multiples servitudes.

 

 

Références.

 

1. Saint-Thomas d’Aquin, In duodecim libros Métaphysicorum Aristotelis, Marietti, Turin, 1964.

2. Aristote, La Métaphysique, trad. Tricot, Paris, Librairie philosophique, J. Vrin, 1964.

3. Saint-Thomas d’Aquin, Quaestiones Disputatae, De Veritate, Marietti, Turin, 1953.

4. Saint-Thomas d’Aquin, De principiis Naturae, Édition Léonine, 1972.

5. Saint-Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Dieu, T. 2 trad. fr. H. F. Dondaine, Ed. de la Revue des Jeunes, Desclée & Cie, Paris, 1950.

6. Saint-Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Dieu, T. 2 trad. fr. Sertillanges, Ed. du Cerf, Paris, 1958.

7. Saint-Thomas d’Aquin, In Aristotelis libros De Caelo et Mundo expositio, Taurini, Marietti, 1952.

8. Saint-Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Dieu, T. 2 trad. fr. Sertillanges, Ed. du Cerf, Paris, 1956.

9. Saint-Thomas d’Aquin, In duodecim libros Métaphysicorum Aristotelis, Marietti, Turin, 1964.

10. Saint-Thomas d’Aquin, De Ente et Essentia, Marietti, Turin, 1957.

11. Saint-Thomas d’Aquin, In duodecim libros Métaphysicorum Aristotelis, Marietti, Turin, 1964.

12. Saint-Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles, Forzanii et Socii, Rome, 1894.

13. Saint-Thomas d’Aquin, Quaestiones Disputatae, De Potentia, Marietti, Turin, 1953.

14 Saint-Thomas d’Aquin, Quaestiones Disputatae, De Veritate, Marietti, Turin, 1953.

15. Idem.

16. Idem.

17. Saint-Thomas d’Aquin, Quaestiones Disputatae, De Potentia, Marietti, Turin, 1953.

18. Saint-Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Dieu, T. 2 trad. fr. Sertillanges, Ed. du Cerf, Paris, 1958.

19. Saint-Thomas d’Aquin, Super Librum de Causis, Édition Léonine, 1972.

20. Saint-Thomas d’Aquin, In librum Beati Dionysii De Divinis Nominibus , Marietti, Turin, 1950.     

21. Saint-Thomas d’Aquin, Scriptum Super Libros Sententiarum Magistri Petri Lombardi , Paris, Lethielleux, 1929.

22. Saint-Thomas d’Aquin, Quaestiones Disputatae, De Potentia, Marietti, Turin, 1953

23. Saint-Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles, Forzanii et Socii, Rome, 1894.

24. Idem.

25. Saint-Thomas d’Aquin, Scriptum Super Libros Sententiarum Magistri Petri Lombardi , Paris, Lethielleux, 1929.

26. Saint-Thomas d’Aquin, In librum Beati Dionysii De Divinis Nominibus , Marietti, Turin, 1950

27. Saint-Thomas d’Aquin, Somme Théologique, T. 2, Dieu, Éditions du Cerf, trad, Sertillanges, Desclée & Cie, Paris, 1956.

28. Saint-Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles, Forzanii et Socii, Rome, 1894.

29. Aristote, La Métaphysique, Librairie Philosophique, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1964.

30. Saint-Thomas d’Aquin, In Aristotelis Libros Peri Hermeneias et Posteriorum Analyticorum expositio, Marietti, 1964.

31. Saint-Thomas d’Aquin, Quaestiones Disputatae, De Veritate, Marietti, Turin, 1953.

32. Aristote, Physique, Collection des Universités de France, trad. Henri Carteron, ¨Les Belles Lettres¨, Paris, 1983.

33. Jean-Henri Fabre, Souvenirs entomologiques, Livre 7, septième édition, Delagrave, Paris, 1935.

34. Saint-François de Sales, Œuvres Complètes, Lettres, tome 8, Berche et Tralin, Paris, 1898.

 

 *Les italiques, les soulignés et les caractères gras sont de moi ainsi que les traductions françaises, à l’exception de celles qui sont tirées des éditions françaises (Édition du Cerf, Édition de la Revue des Jeunes) de la Somme Théologique.

 

 

 

 

 

 

 

Serge Pronovost,

Le 23 Octobre 2020.