SOMME THÉOLOGIQUE
SAINT THOMAS D’AQUIN
Docteur de l'Église
SUPPLÉMENT À LA SOMME THÉOLOGIQUE
Pénitence ‒ Extrême onction ‒ Ordre
‒ Mariage ‒ Fins dernières
Mise à disposition sur le site des œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin http://docteurangelique.free.fr (© Édition numérique 2004) |
Saint Thomas d’Aquin n’a jamais terminé sa Somme de théologie. Surpris
par une apparition du Christ alors qu’il célébrait la messe, il n’a jamais
voulu reprendre sa dictée. Il meurt trois mois plus tard. Ce Supplément n’est
donc pas directement de sa maturité. Il est une compilation effectuée après sa
mort par son secrétaire particulier, Frère Réginald de Piperno, à partir d’œuvres de
jeunesse du Maître, son Commentaire des Sentences de Pierre Lombard.
Il manque : 1° Les derniers sacrements ;
2° L’Église ; 3° Les fins dernières de l’homme ; 4° La théologie fondamentale.
TABLE DES MATIÈRES
QUESTION 1 ‒ LA
NATURE DE LA CONTRITION
Article 2 ‒ La contrition est-elle un acte de vertu
?
Article 3 ‒ L’attrition peut-elle devenir
contrition ?
QUESTION 2 ‒
L’OBJET DE LA CONTRITION
Article 2 ‒ Devons-nous avoir la contrition du
péché originel ?
Article 3 ‒ Devons-nous avoir la contrition de tout
péché actuel ?
Article 4 ‒ Devons-nous avoir la contrition de nos
péchés futurs ?
Article 5 ‒ Devons-nous avoir la contrition du
péché d’autrui ?
Article 6 ‒ La contrition de chaque péché mortel en
particulier est-elle requise ?
QUESTION 3 ‒ L’INTENSITÉ
DE LA CONTRITION
Article 1 ‒ La contrition est-elle la plus grande
douleur qui puisse être dans la nature ?
Article 2 ‒ La douleur de contrition peut-elle être
excessive ?
Article 3 ‒ Devons-nous avoir plus de douleur d’un
péché que d’un autre ?
QUESTION 4 ‒ LE
TEMPS DE LA CONTRITION
Article 1 ‒ La contrition doit-elle durer toute la
vie ?
Article 2 ‒ Est-il bon de continuellement pleurer
le péché ?
Article 3 ‒ Les âmes, après cette vie, ont-elles
encore la contrition de leurs péchés ?
QUESTION 5 ‒
L’EFFET DE LA CONTRITION
Article 1 ‒ La rémission du péché est-elle l’effet
de la contrition ?
Article 2 ‒ La contrition peut-elle enlever toute
dette de peine ?
Article 3 ‒ Une faible contrition suffit-elle à la
rémission de grands péchés ?
QUESTION 6 ‒
NÉCESSITÉ DE LA CONFESSION
Article 1 ‒ La confession est-elle nécessaire au
salut ?
Article 2 ‒ La confession est-elle de droit naturel
?
Article 3 ‒ La confession est-elle obligatoire pour
tous ?
Article 4 ‒ Est-il permis de confesser un péché
qu’on n’a pas commis ?
Article 5 ‒ Le pécheur est-il tenu de se confesser
immédiatement ?
Article 6 ‒ Est-il possible qu’un pécheur soit
dispensé de se confesser ?
QUESTION 7 ‒ LES
ÉLÉMENTS ESSENTIELS DE LA CONFESSION
Article 1 ‒ Saint Augustin donne-t-il une bonne
définition de la confession ?
Article 2 ‒ La confession est-elle un acte de vertu
?
Article 3 ‒ La confession est-elle un acte de la
vertu de pénitence ?
QUESTION 8 ‒ LE
MINISTRE DE LA CONFESSION
Article 1 ‒ Est-il nécessaire de se confesser à un
prêtre ?
Article 2 ‒ Est-il permis, en certains cas, de se
confesser à d’autres qu’à des prêtres ?
Article 4 ‒ Est-il nécessaire qu’on se confesse à
son propre prêtre ?
Article 6 ‒ Tout prêtre peut-il absoudre un
pénitent à l’article de la mort ?
Article 7 ‒ La peine temporelle à imposer doit-elle
être proportionnée à la gravité de la faute ?
QUESTION 9 ‒ LES
QUALITÉS DE LA CONFESSION
Article 1 ‒ La confession peut-elle être informe ?
Article 2 ‒ La confession doit-elle être intégrale
?
Article 3 ‒ La confession peut-elle se faire par
intermédiaire ou par écrit ?
Article 4 ‒ La confession exige-t-elle les seize
conditions que les Docteurs lui assignent ?
QUESTION 10 ‒
L’EFFET DE LA CONFESSION
Article 1 ‒ Est-ce que la confession nous libère de
la mort du péché ?
Article 2 ‒ La confession nous libère-t-elle en
quelque façon de la peine du péché ?
Article 3 ‒ La confession ouvre-t-elle le paradis ?
Article 4 ‒ La confession donne-t-elle l’espérance
du salut ?
Article 5 ‒ Une confession par formule générale
suffit-elle à effacer les péchés mortels oubliés ?
QUESTION 11 ‒ LE
SECRET DE LA CONFESSION
Article 3 ‒ Le prêtre est-il seul tenu au secret de
la confession ?
QUESTION 12 ‒ LA
NATURE DE LA SATISFACTION
Article 1 ‒ La satisfaction est-elle une vertu ou
un acte de vertu ?
Article 2 ‒ La satisfaction est-elle un acte de
justice ?
QUESTION 13 ‒ LA
POSSIBILITÉ DE LA SATISFACTION_
Article 1 ‒ L'homme peut-il offrir satisfaction à
Dieu ?
Article 2 ‒ Peut-on satisfaire pour autrui ?
QUESTION 14 ‒
LES QUALITÉS DE LA SATISFACTION_
Article 1 ‒ Peut-on satisfaire pour un seul péché
séparément ?
Article 2 ‒ Peut-on, sans être en état de charité,
satisfaire pour des péchés déjà remis ?
QUESTION 15 ‒
LES OEUVRES DE SATISFACTION
Article 1 ‒ Les oeuvres satisfactoires
doivent-elles être pénales ?
Article 2 ‒ Les peines de la vie présente
sont-elles satisfactoires ?
QUESTION 16 ‒
LES SUJETS DU SACREMENT DE PÉNITENCE
Article 1 ‒ La pénitence peut-elle se trouver dans
les innocents ?
Article 2 ‒ La pénitence se trouve-t-elle chez les
saints glorifiés ?
Article 3 ‒ Le bon ange ou le mauvais ange
sont-ils, eux aussi, capables de pénitence ?
QUESTION 17 ‒ LE
POUVOIR DES CLEFS
Article 1 ‒ Doit-il y avoir des clefs dans l’Église
?
Article 2 ‒ La clef est-elle un pouvoir de lier ou
de délier ?
Article 3 ‒ Y a-t-il deux clefs ou une seule ?
QUESTION 18 ‒
L’EFFET DES CLEFS
Article 1 ‒ Le pouvoir des clefs s’étend-il jusqu’à
la rémission de la faute ?
Article 2 ‒ Le prêtre peut-il remettre la peine due
au péché ?
Article 3 ‒ Le prêtre peut-il lier par le pouvoir
des clefs ?
Article 4 ‒ Le prêtre peut-il à volonté lier ou
délier ?
QUESTION 19 ‒
LES MINISTRES DU POUVOIR DES CLEFS
Article 1 ‒ Les prêtres de l’Ancienne Loi
avaient-ils le pouvoir des clefs ?
Article 2 ‒ Le Christ a-t-il eu le pouvoir des
clefs ?
Article 3 ‒ Les prêtres seuls ont-ils le pouvoir
des clefs ?
Article 4 ‒ Les saints, qui ne sont pas prêtres,
ont-ils aussi le pouvoir des clefs ?
Article 5 ‒ Les mauvais prêtres ont-ils l’usage des
clefs ?
QUESTION 20 ‒
CEUX SUR LESQUELS PEUT S’EXERCER LE POUVOIR DES CLEFS
Article 1 ‒ Le prêtre peut-il exercer sur tout
homme le pouvoir des clefs qu’il détient ?
Article 2 ‒ Le prêtre peut-il toujours absoudre son
sujet ?
Article 3 ‒ Peut-on exercer le pouvoir des clefs
sur son supérieur ?
QUESTION 21 ‒
L’EXCOMMUNICATION
Article 2 ‒ L’Église doit-elle excommunier
quelqu’un ?
Article 3 ‒ Peut-on être excommunié pour un dommage
temporel qu'on aurait causé ?
Article 4 ‒ Une excommunication portée injustement
a-t-elle quelque effet ?
QUESTION 22 ‒
CEUX QUI PEUVENT EXCOMMUNIER ET CEUX QUI PEUVENT ÊTRE L’OBJET D’UNE
EXCOMMUNICATION
Article 1 ‒ Tout prêtre a-t-il le pouvoir
d’excommunier ?
Article 2 ‒ Celui qui n’est pas prêtre peut-il
porter une excommunication ?
Article 3 ‒ Celui qui est excommunié ou suspens
peut-il à son pour excommunier ?
Article 4 ‒ Peut-on s’excommunier soi-même, ou
excommunier son égal, ou bien son supérieur ?
Article 6 ‒ Celui qui est déjà l’objet d’une
excommunication peut-il être excommunié à nouveau ?
QUESTION 23 ‒
LES RAPPORTS QUE L’ON PEUT AVOIR AVEC LES EXCOMMUNIÉS
Article 1 ‒ Est-il permis d’avoir des rapports avec
un excommunié au plan purement matériel ?
Article 2 ‒ Celui qui communique avec un excommunié
encourt-il une excommunication ?
QUESTION 24 ‒
L’ABSOLUTION DE L’EXCOMMUNICATION
Article 1 ‒ Tout prêtre peut-il absoudre de
l'excommunication celui qui lui est soumis ?
Article 2 ‒ Quelqu’un peut-il être absous contre sa
volonté ?
Article 3 ‒ Peut-on être absous d’une
excommunication sans l’être de toutes les autres ?
Article 1 ‒ L’indulgence peut-elle remettre quelque
chose de la peine satisfactoire ?
Article 2 ‒ Les indulgences valent-elles autant
qu’il est dit dans leur énoncé ?
Article 3 ‒ Convient-il d’accorder des indulgences
pour des choses temporelles ?
QUESTION 26 ‒
CEUX QUI PEUVENT ACCORDER DES INDULGENCES
Article 1 ‒ Un curé peut-il accorder des
indulgences ?
Article 2 ‒ Un diacre ou quelqu’un qui n’est pas
prêtre peut-il accorder des indulgences ?
Article 3 ‒ Un évêque peut-il accorder des
indulgences ?
Article 4 ‒ Celui qui est en état de péché mortel
peut-il accorder des indulgences ?
QUESTION 27 ‒
CEUX À QUI LES INDULGENCES PEUVENT PROFITER
Article 1 ‒ Les indulgences peuvent-elles profiter
à ceux qui sont en état de péché mortel ?
Article 2 ‒ Les indulgences peuvent-elles profiter
aux religieux ?
Article 4 ‒ Une indulgence peut-elle profiter à
celui qui l’a établie ?
QUESTION 28 ‒ LA
PÉNITENCE SOLENNELLE
Article 1 ‒ Certaine pénitence doit-elle être
rendue publique ou solennelle ?
Article 2 ‒ La pénitence solennelle peut-elle se
réitérer ?
Article 3 ‒ Le rite de la pénitence solennelle
est-il convenable ?
QUESTION 29 ‒ LE
SACREMENT DE L’EXTRÊME ONCTION_
Article 1 ‒ L’extrême-onction est-elle un sacrement
?
Article 2 ‒ L’extrême-onction n’est-elle qu’un seul
sacrement ?
Article 3 ‒ Ce sacrement a-t-il été institué par le
Christ ?
Article 4 ‒ L’huile d’olive est-elle la matière qui
convient pour ce sacrement ?
Article 5 ‒ Est-il nécessaire que l’huile soit
consacrée ?
Article 6 ‒ Faut-il que la matière de ce sacrement
soit consacrée par l’évêque ?
Article 7 ‒ Ce sacrement a-t-il une forme
quelconque ?
Article 9 ‒ La formule dont on vient de parler
est-elle la forme qui convient pour ce sacrement ?
QUESTION 30 ‒
L’EFFET DU SACREMENT DE L’EXTRÊME-ONCTION
Article 1 ‒ L’extrême-onction procure-t-elle la
rémission des péchés ?
Article 2 ‒ La guérison corporelle est-elle un
effet de ce sacrement ?
Article 3 ‒ Ce sacrement imprime-un caractère ?
QUESTION 31 ‒ LE
MINISTRE DU SACREMENT DE L’EXTRÊME-ONCTION
Article 1 ‒ Si même un laïc peut conférer ce
sacrement ?
Article 2 ‒ Les diacres peuvent-ils conférer ce
sacrement ?
Article 3 ‒ Si l’évêque seul peut conférer ce
sacrement ?
QUESTION 32 ‒ À
QUI CE SACREMENT DOIT-IL ÊTRE CONFÉRÉ, ET EN QUELLE PARTIE DU CORPS ?
Article 1 ‒ Doit-on donner aussi ce sacrement à
ceux qui se portent bien ?
Article 2 ‒ Ce sacrement doit-il être donné en
n’importe quelle maladie ?
Article 3 ‒ Doit-on donner ce sacrement aux tous et
à ceux qui sont dépourvus de raison ?
Article 4 ‒ Doit-on donner ce sacrement aux enfants
?
Article 5 ‒ Faut-il dans ce sacrement faire des
onctions sur tout le corps ?
QUESTION 33 ‒ LA
RÉITÉRATION DE L’EXTRÊME-ONCTION
Article 1 ‒ Ce sacrement doit-il être réitéré ?
Article 2 ‒ Doit-on réitérer ce sacrement au cours
d’une même maladie ?
QUESTION 34 ‒ LE
SACREMENT DE L’ORDRE ‒ SA NATURE ‒ SES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS
Article 1 ‒ Doit-il y avoir un Ordre dans l’Église
?
Article 2 ‒ La définition de l’ordre que donne le
Maître des Sentences est-elle bonne ?
Article 3 ‒ L’Ordre est-il un sacrement ?
Article 4 ‒ La forme de ce sacrement est-elle
convenablement exprimée ?
Article 5 ‒ Y a-t-il une matière du sacrement de
l’ordre ?
QUESTION 35 ‒
L’EFFET DU SACREMENT DE L’ORDRE_
Article 1 ‒ Le sacrement de l’Ordre confère-t-il la
grâce sanctifiante ?
Article 2 ‒ Tous les ordres donnent-ils un
caractère ?
Article 3 ‒ Le caractère de l’Ordre présuppose-t-il
le caractère baptismal ?
Article 4 ‒ Le caractère de l’Ordre présuppose-t-il
nécessairement le caractère de la confirmation ?
Article 5 ‒ Le caractère d’un Ordre présuppose-t-il
nécessairement celui d’un autre Ordre ?
QUESTION 36 ‒
LES QUALITÉS REQUISES CHEZ CEUX QUI DOIVENT ÊTRE ORDONNÉS
Article 1 ‒ La sainteté de vie est-elle requise
chez ceux qui doivent recevoir les ordres ?
Article 2 ‒ La science de toute l’Écriture est-elle
requise chez l’ordinand ?
Article 3 ‒ Suffit-il d’avoir une vie pleine de
mérite pour être ordonné ?
Article 4 ‒ Commet-il un péché, celui qui confère
les ordres à des hommes qui en sont indignes ?
QUESTION 37 ‒ LA
DISTINCTION DES ORDRES, DE LEURS ACTES ET DU CARACTÈRE QU’ILS IMPRIMENT
Article 1 ‒ Doit-on distinguer plusieurs Ordres ?
Article 2 ‒ Compte-t-on sept Ordres ?
Article 3 ‒ Doit-on distinguer les Ordres en sacrés
et en non sacrés ?
Article 4 ‒ Le Livre
des Sentences assigne-t-il justement sa fonction à chaque Ordre ?
Article 5 ‒ Le caractère sacerdotal s’imprime-t-il
à la porrection du calice ?
QUESTION 38 ‒
CEUX QUI CONFÈRENT CE SACREMENT_
Article 1 ‒ L’évêque est-il l’unique ministre de ce
sacrement ?
Article 2 ‒ Les hérétiques et les excommuniés
peuvent-ils conférer les Ordres ?
QUESTION 39 ‒
LES EMPÊCHEMENTS A LA RÉCEPTION DE CE SACREMENT
Article 1 ‒ Le sexe féminin est-il un empêchement à
la réception du sacrement de l’Ordre ?
Article 3 ‒ Le servage est-il un empêchement à la
réception des Ordres ?
Article 4 ‒ L’homicide est-il un motif d’écarter
quelqu’un des Ordres ?
Article 5 ‒ La naissance illégitime peut-elle être
un empêchement à la réception de l’Ordre ?
Article 6 ‒ Un défaut corporel est-il un
empêchement à la réception de l’Ordre ?
QUESTION 40 ‒
QUESTIONS ANNEXES AU SACREMENT DE L’ORDRE
Article 1 ‒ Les clercs doivent-ils porter la
tonsure ?
Article 2 ‒ La tonsure est-elle un Ordre ?
Article 3 ‒ Le fait de recevoir la tonsure
entraîne-t-il la renonciation aux biens temporels ?
Article 4 ‒ Doit-il y avoir un pouvoir épiscopal
supérieur à l’Ordre sacerdotal ?
Article 5 ‒ L’épiscopat est-il un Ordre ?
Article 6 ‒ Dans l’Église, peut-il se trouver
quelqu’un qui soit supérieur aux évêques ?
Article 7 ‒ Convenait-il que dans l’Église soient
assignés des vêtements pour les ministres ?
QUESTION 41 ‒ LE
MARIAGE, INSTITUTION NATURELLE_
Article 1 ‒ Le mariage est-il de droit naturel ?
Article 2 ‒ Le mariage est-il obligatoire ?
Article 3 ‒ L’acte conjugal est-il licite ?
Article 4 ‒ L’acte conjugal est-il méritoire ?
QUESTION 42 ‒ LE
SACREMENT DE MARIAGE
Article 1 ‒ Le mariage est-il un sacrement ?
Article 2 ‒ N’aurait-on pas dû instituer ce
sacrement avant le péché ?
Article 3 ‒ Le mariage confère-t-il la grâce ?
Article 4 ‒ L’union charnelle est-elle nécessaire
au mariage ?
QUESTION 43 ‒ LE
MARIAGE ET LES FIANÇAILLES
Article 1 ‒ Les fiançailles consistent-elles dans
la promesse d’un mariage futur ?
Article 2 ‒ convenait-il de fixer l'âge de sept ans
pour le contrat de fiançailles ?
Article 3 ‒ Les fiançailles peuvent-elles être
rompues ?
QUESTION 44 ‒ LA
DÉFINITION DU MARIAGE
Article 1 ‒ Le mariage est-il une alliance ?
Article 2 ‒ Le mariage porte-t-il le nom qui lui
convient ?
Article 3 ‒ Le Maître des Sentences a-t-il bien
défini le mariage ?
QUESTION 45 ‒ LE
CONSENTEMENT MATRIMONIAL
Article 1 ‒ Le consentement est-il la cause
efficiente du mariage ?
Article 2 ‒ Est-il nécessaire d’exprimer le
consentement de vive voix ?
Article 3 ‒ Le consentement, exprime sous forme de
promesse pour l’avenir, est-il cause du mariage ?
Article 5 ‒ Suffit-il de consentir en secret au
mariage immédiat pour être marié ?
QUESTION 46 ‒ LE
CONSENTEMENT SUIVI D’UN SERMENT OU DE RELATIONS SEXUELLES
Article 1 ‒ Y a-t-il mariage quand, à la promesse
de le contracter, on ajoute un serment ?
QUESTION 47 ‒ LE
CONSENTEMENT FORCÉ ET LE CONSENTEMENT SOUS CONDITION
Article 1 ‒ Le consentement forcé est-il possible ?
Article 2 ‒ La crainte peut-elle forcer la volonté
de homme résolu ?
Article 3 ‒ Le consentement forcé rend-il le
mariage nul ?
Article 5 ‒ Le mariage est-il valide quand le
consentement a été donné sous condition ?
Article 6 ‒ Un père peut-il imposer le mariage à
son enfant ?
QUESTION 48 ‒
L’OBJET DU CONSENTEMENT
Article 1 ‒ Le consentement qui constitue le
mariage a-t-il pour objet l’union charnelle ?
Article 2 ‒ Y a-t-il mariage quand le consentement
a été motivé par un but déshonnête ?
QUESTION 49 ‒
LES BIENS DU MARIAGE
Article 1 ‒ Le mariage doit-il être justifié par
les biens qu’il procure ?
Article 2 ‒ La fidélité, l’enfant, le sacrement,
sont-ils les seuls biens du mariage ?
Article 3 ‒ Le sacrement est-il le bien principal
du mariage ?
Article 4 ‒ Les biens du mariage justifient-ils
l’acte conjugal ?
Article 5 ‒ Sans les biens du mariage, l’acte
conjugal peut-il se justifier ?
QUESTION 50 ‒
LES EMPÊCHEMENTS DE MARIAGE
Article unique ‒ Convient-il d’assigner des
empêchements au mariage ?
QUESTION 51 ‒
L’EMPÊCHEMENT D’ERREUR
Article 1 ‒ convient-il de considérer l’erreur
comme un empêchement de mariage ?
Article 2 ‒ Toute erreur empêche-t-elle le mariage
?
QUESTION 52 ‒
L’EMPÊCHEMENT DE CONDITION SERVILE
Article 1 ‒ La condition servile est-elle un
empêchement de mariage ?
Article 2 ‒ Un serf peut-il contracter mariage sans
le consentement de son maître ?
Article 3 ‒ Un homme peut-il se vendre comme serf
après son mariage ?
Article 4 ‒ Les enfants doivent-ils hériter de la
condition du père ?
QUESTION 53 ‒
LES EMPÊCHEMENTS DU VOEU ET DE L’ORDRE
Article 1 ‒ Le voeu simple entraîne-t-il
nécessairement la rupture du mariage ?
Article 2 ‒ Le voeu solennel rompt-il le mariage ?
Article 3 ‒ L’Ordre est-il un empêchement de
mariage ?
Article 4 ‒ Après le mariage, peut-on recevoir un
Ordre sacré ?
QUESTION 54 ‒
L’EMPÊCHEMENT DE CONSANGUINITÉ_
Article 1 ‒ La définition de la consanguinité
est-elle empêchement au mariage ?
Article 2 ‒ Peut-on diviser la consanguinité par
degrés et par lignes ?
Article 3 ‒ La parenté est-elle un empêchement de
droit naturel ?
QUESTION 55 ‒
L’EMPÊCHEMENT D’AFFINITÉ
Article 1 ‒ Le mariage est-il cause d’affinité ?
Article 3 ‒ L’affinité provient-elle de relations
illicites ?
Article 4 ‒ L’affinité résulte-t-elle des
fiançailles ?
Article 5 ‒ L’affinité peut-elle se multiplier par
elle-même ?
Article 6 ‒ L’affinité est-elle un empêchement de
mariage ?
Article 7 ‒ L'affinité a-t-elle, par elle-même des
degrés ?
Article 8 ‒ Les degrés d’affinité s’étendent-ils
aussi loin que les degrés de consanguinité ?
Article 9 ‒ Doit-on toujours rompre le mariage
contracté entre parents et alliés ?
QUESTION 56 ‒
L’EMPÊCHEMENT DE PARENTÉ SPIRITUELLE
Article 1 ‒ La parenté spirituelle est-elle un
empêchement au mariage ?
Article 2 ‒ Contracte-t-on la parenté spirituelle
par le baptême seulement ?
Article 3 ‒ Y a-t-il parenté spirituelle entre le
baptisé et son parrain ou sa marraine ?
Article 4 ‒ La parenté spirituelle se transmet-elle
de l’époux à l’épouse ?
QUESTION 57 ‒ LA
PARENTÉ LÉGALE, EFFET DE L’ADOPTION
Article 1 ‒ La définition de l’adoption est-elle
exacte ?
Article 2 ‒ L’adoption entraîne-t-elle un lien qui
empêche le mariage ?
Article 3 ‒ Ce lien spécial de parenté
n’existe-t-il qu’entre l’adoptant et l’adopté ?
QUESTION 58 ‒
LES EMPÊCHEMENTS D’IMPUISSANCE, DE MALÉFICE, DE FOLIE, D’INCESTE, D’ÂGE
Article 1 ‒ L'impuissance est-elle un empêchement
de mariage ?
Article 2 ‒ Le maléfice est-il un empêchement de
mariage ?
Article 3 ‒ La démence est-elle un empêchement de
mariage ?
Article 4 ‒ L’inceste commis avec la soeur de
l’épouse annule-t-il le mariage ?
Article 5 ‒ Le défaut d’âge est-il un empêchement
de mariage ?
QUESTION 59 ‒
L’EMPÊCHEMENT DE DISPARITÉ DE CULTE
Article 1 ‒ Un fidèle peut-il contracter mariage
avec un infidèle ?
Article 2 ‒ Le mariage des infidèles est-il un vrai
mariage ?
Article 6 ‒ Les autres vices rompent-ils le mariage
comme celui de l’infidélité ?
QUESTION 60 ‒ LE
MEURTRE DE L’ÉPOUSE
Article 1 ‒ Un homme peut-il tuer sa femme surprise
dans l’acte d’adultère ?
Article 2 ‒ Le meurtre de l’épouse est-il un
empêchement de mariage ?
QUESTION 61 ‒
L’EMPÊCHEMENT DE VOEU SOLENNEL
Article 1 ‒ Un mari peut-il renvoyer sa femme pour
cause de fornication ?
Article 2 ‒ Le mari est-il obligé de renvoyer sa femme
coupable de fornication ?
Article 3 ‒ Le mari peut-il, de sa propre autorité,
renvoyer sa femme en cas de fornication ?
Article 4 ‒ Peut-on mettre le mari et la femme sur
le pied de l’égalité dans la cause de divorce ?
Article 5 ‒ Après la séparation, l’homme peut-il
épouser une autre femme ?
Article 6 ‒ Après la séparation, le mari et la
femme peuvent-ils se réconcilier ?
QUESTION 63 ‒
LES SECONDES NOCES
Article 1 ‒ Les secondes noces sont-elles permises
?
Article 2 ‒ Le second mariage est-il un sacrement ?
QUESTION 64 ‒
ANNEXE 1 : LE DEVOIR CONJUGAL
Article 2 ‒ Le mari est-il tenu de rendre le devoir
à son épouse lorsqu'elle ne le demande pas ?
Article 3 ‒ Le mari et la femme jouissent-ils des
mêmes droits pour l’acte du mariage ?
Article 5 ‒ Est-il défendu de demander le devoir
conjugal les jours de fêtes ?
Article 6 ‒ commet-on un péché mortel en demandant
le devoir conjugal un jour de fête ?
Article 7 ‒ Y a-t-il obligation de rendre le devoir
conjugal un jour de fête ?
QUESTION 65 ‒
ANNEXE 2 : LA POLYGAMIE
Article 1 ‒ La polygamie est-elle contraire à la
loi naturelle ?
Article 2 ‒ La polygamie a-t-elle pu parfois être
permise ?
Article 3 ‒ La loi naturelle interdit-elle d’avoir
une concubine ?
Article 4 ‒ Est-ce un péché mortel que d’avoir
rapport avec une concubine ?
Article 5 ‒ A-t-il été parfois permis d’avoir une
concubine ?
QUESTION 66 ‒ LA
BIGAMIE ET DE L’IRRÉGULARITÉ QUI EN RÉSULTE
Article 3 ‒ Encourt-on l’irrégularité en épousant
une femme qui a perdu sa virginité ?
Article 4 ‒ L'irrégularité de bigamie est-elle
détruite par le baptême ?
Article 5 ‒ Est-il permis de dispenser un bigame de
son irrégularité ?
QUESTION 67 ‒
ANNEXE 3 : LA LETTRE DE DIVORCE_
Article 1 ‒ L’indissolubilité du mariage est-elle
de droit naturel ?
Article 2 ‒ La répudiation de l’épouse a-t-elle pu
être permise par dispense ?
Article 3 ‒ La loi de Moïse permettait-elle la
répudiation de l’épouse ?
Article 4 ‒ L’épouse renvoyée pouvait-elle prendre
un autre mari ?
Article 5 ‒ Le mari pouvait-il reprendre l’épouse
qu’il avait renvoyée ?
Article 6 ‒ La haine de l’épouse était-elle la
cause de son renvoi ?
Article 7 ‒ Les causes du renvoi devaient-elles
être inscrites dans la lettre de divorce ?
QUESTION 68 ‒
ANNEXE 4 : LES ENFANTS ILLÉGITIMES
Article 1 ‒ Les enfants qui naissent en dehors d’un
vrai mariage sont-ils illégitimes ?
Article 2 ‒ Les enfants illégitimes doivent-ils
subir un dommage par suite de leur illégitimité ?
Article 3 ‒ Peut-on légitimer un enfant illégitime
?
LES FINS DERNIÈRES
‒ L’AU-DELÀ
QUESTION 69 ‒ LA
DEMEURE DES ÂMES APRÈS LA MORT_
Article 1 ‒ Y a-t-il certaines demeures assignées
aux âmes après la mort ?
Article 2 ‒ Y a-t-il des âmes qui aillent au Ciel
ou en enfer aussitôt après la mort ?
Article 3 ‒ Les âmes qui sont au Ciel ou en enfer
peuvent-elles en sortir ?
Article 4 ‒ Cette expression "le sein
d’Abraham" désigne-t-elle un limbe de l’enfer ?
Article 5 ‒ Le limbe des Patriarches est-il la
autre chose que l’enfer des damnés ?
Article 6 ‒ Le limbe des enfants est-il le même que
celui des Patriarches ?
Article 7 ‒ Faut-il distinguer cinq demeures, ni
plus ni moins ?
Article 1 ‒ Les puissances sensibles
demeurent-elles dans l’âme séparée ?
Article 2 ‒ Les actes des puissances sensibles
demeurent-ils dans l’âme séparée ?
Article 3 ‒ L’âme se peut-elle souffrir d’un feu
corporel ?
QUESTION 70 bis
‒ LA CONDITION DES ÂMES EN ÉTAT DE PÉCHÉ ORIGINEL
Article 1
‒ Le péché originel mérite-t-il par lui-même la peine du sens ?
Article 2 ‒ La peine du dam fait-elle souffrir
l’âme des enfants morts sans baptême ?
QUESTION 70 ter
‒ LE PURGATOIRE
Article 1 ‒ Y a-t-il un purgatoire après cette vie
?
Article 2 ‒ Est-ce dans le même lieu que les âmes
sont purifiées et les damnés punis ?
Article 3 ‒ Les souffrances du purgatoire
surpassent-elles toutes celles d’ici-bas ?
Article 4 ‒ Les souffrances du purgatoire
sont-elles volontaires ?
Article 5 ‒ Les âmes du purgatoire sont-elles tourmentées
par les démons ?
Article 6 ‒ Le péché véniel comme péché, est-il
expié par les souffrances du purgatoire ?
Article 7 ‒ Les flammes du purgatoire
libèrent-elles de la peine due au péché ?
Article 8 ‒ Les âmes du purgatoire sont-elles
délivrées plus vite les unes que les autres ?
QUESTION 71 ‒
LES SUFFRAGES POUR LES DÉFUNTS
Article 1 ‒ Les suffrages d’un fidèle peuvent-ils
être utiles à un autre ?
Article 2 ‒ Les morts peuvent-ils être aidés par
les oeuvres des vivants ?
Article 3 ‒ Les suffrages des pécheurs sont-ils
utiles aux défunts ?
Article 4 ‒ Les suffrages des vivants pour les
défunts sont-ils utiles à leurs auteurs ?
Article 5 ‒ Les suffrages sont-ils utiles aux
damnés ?
Article 6 ‒ Les suffrages sont-ils utiles aux âmes
du purgatoire ?
Article 7
‒ Les suffrages sont-ils utiles aux enfants morts sans baptême ?
Article 8 ‒ Les suffrages sont-ils utiles de
quelque manière aux âmes qui sont au Ciel ?
Article 10 ‒ Les indulgences accordées par l’Église
sont-elles utiles aux défunts ?
Article 11 ‒ Les cérémonies des obsèques sont-elles
utiles aux défunts ?
QUESTION 72 ‒ LA
PRIÈRE DES SAINTS QUI SONT AU CIEL
Article 1 ‒ Les saints connaissent-ils les prières
que nous leur adressons ?
Article 2 ‒ Devons-nous demander aux saints de
prier pour nous ?
Article 3 ‒ Les prières des saints en notre faveur
sont-elles toujours exaucées ?
QUESTION 73 ‒
LES SIGNES PRÉCURSEURS DU JUGEMENT
Article 1 ‒ Y aura-t-il des si précurseurs de
l’avènement du Souverain Juge ?
Article 2 ‒ Le soleil et la lune doivent-ils
réellement cesser de briller, à l’époque du Jugement ?
Article 3 ‒ A l’avènement du Seigneur, les vertus
des cieux seront-elles ébranlées ?
QUESTION 74 ‒ LA
CONFLAGRATION DE L’UNIVERS À LA FIN DES TEMPS
Article 1 ‒ Le monde doit-il être purifié ?
Article 2 ‒ Cette purification se fera-t-elle par
le feu ?
Article 3 ‒ Ce feu sera-t-il de même nature que
celui qui est l’un des quatre éléments ?
Article 4 ‒ Ce feu purifiera-t-il aussi les cieux
supérieurs ?
Article 5 ‒ Ce feu doit-il consumer les autres
éléments ?
Article 6 ‒ Tous les éléments seront-ils purifiés
par ce feu ?
Article 7 ‒ La dernière conflagration suivra-t-elle
le Jugement ?
Article 8 ‒ Ce feu produira-t-il sur les hommes les
effets indiques par le Maître des Sentences ?
Article 9 ‒ Ce feu engloutira-t-il les réprouvés ?
Article 1 ‒ La résurrection des corps doit-elle
avoir lieu ?
Article 2 ‒ Tous les hommes ressusciteront-ils ?
Article 3 ‒ La résurrection est-elle naturelle ?
QUESTION 76 ‒ LA
CAUSE DE LA RÉSURRECTION
Article 1 ‒ La résurrection du Christ est-elle la
cause de la nôtre ?
Article 2 ‒ La voix de la trompette sera-t-elle la
cause de notre résurrection ?
Article 3 ‒ Les anges coopéreront-ils à la
résurrection ?
QUESTION 77 ‒ LE
TEMPS ET LE MODE DE LA RÉSURRECTION
Article 2 ‒ Le temps de la résurrection est-il
caché ?
Article 3 ‒ La résurrection aura-t-elle lieu
pendant la nuit ?
Article 4 ‒ La résurrection sera-t-elle instantanée
?
QUESTION 78 ‒ LE
POINT DE DÉPART DE LA RÉSURRECTION
Article 1
‒ La mort sera-t-elle pour tous les hommes le point de départ de la
résurrection ?
Article 2 ‒ Tous les hommes ressusciteront-ils de
leurs cendres ?
QUESTION 79 ‒
L’ÉTAT DES RESSUSCITÉS ET D’ABORD LEUR IDENTITÉ
Article 1 ‒ L’âme reprendra-t-elle le même corps ?
Article 2 ‒ L’homme ressuscité sera-t-il le même
homme ?
QUESTION 80 ‒
L’INTÉGRITÉ DU CORPS RESSUSCITÉ_
Article 1 ‒ Tous les membres du corps humain
ressusciteront-ils ?
Article 2 ‒ Les cheveux et les ongles
ressusciteront-ils ?
Article 3 ‒ Les humeurs du corps humain
ressusciteront-elles ?
Article 4 ‒ Tout ce qui, dans le corps, fut
vraiment humain ressuscitera-t-il ?
Article 5 ‒ Tous les éléments matériels qui ont
fait partie du corps ressusciteront-ils ?
QUESTION 81 ‒ LA
QUALITÉ DU CORPS DES RESSUSCITÉS
Article 1 ‒ Tous les ressuscités auront-ils le même
âge, celui de la pleine jeunesse ?
Article 2 ‒ Tous les ressuscités auront-ils la même
taille ?
Article 3 ‒ Tous les ressuscités auront-ils le même
sexe, le sexe masculin ?
Article 4 ‒ Les ressuscités exerceront-ils les deux
principales fonctions de la vie animale ?
QUESTION 82 ‒
L’ÉTAT CORPOREL DES ÉLUS
Article 1 ‒ Le corps des élus sera-t-il impassible
?
Article 2 ‒ L’impassibilité sera-t-elle en tous les
élus ?
Article 3 ‒ L’impassibilité empêchera-t-elle
l’activité des sens ?
Article 4 ‒ Tous les sens des élus exerceront-ils
leurs fonctions ?
QUESTION 83 ‒ LA
SUBTILITÉ DU CORPS DES ÉLUS
Article 1 ‒ La subtilité est-elle une propriété du
corps glorieux ?
Article 3 ‒ Deux corps peuvent-ils, par miracle,
occuper le même lieu ?
Article 4 ‒ Deux corps glorieux peuvent-ils occuper
le même lieu ?
Article 6 ‒ Lu subtilité rend-elle palpable le
corps glorieux ?
QUESTION 84 ‒
L’AGILITÉ DU CORPS DES ÉLUS
Article 1 ‒ Le corps des élus sera-t-il doué d’agilité
?
Article 2 ‒ Les élus feront-ils usage de leur
agilité ?
Article 3 ‒ Leur mouvement sera-t-il instantané ?
QUESTION 85 ‒ LA
CLARTÉ DU CORPS DES ÉLUS
Article 1 ‒ La clarté est-elle une prérogative du
corps glorieux ?
Article 2 ‒ La clarté du corps glorieux peut-elle
être vue par un oeil non glorifié ?
Article 3 ‒ Le corps glorieux est-il nécessairement
vu par un oeil non glorifié ?
QUESTION 86 ‒
L’ÉTAT CORPOREL DES DAMNÉS
Article 1 ‒ Les damnés ressusciteront-ils avec
leurs difformités corporelles ?
Article 2 ‒ Le corps des damnés sera-t-il
incorruptible ?
Article 3 ‒ Le corps des damnés sera-t-il
impassible ?
Article 1 ‒ Chaque homme connaîtra-t-il, après la
résurrection, les péchés qu’il a commis ?
Article 2 ‒ Chacun pourra-t-il lire dans la
conscience d’autrui tout ce qu’elle renferme ?
QUESTION 88 ‒ LE
JUGEMENT GÉNÉRAL, SA DATE ET SON LIEU
Article 1 ‒ Le jugement général aura-t-il lieu ?
Article 2 ‒ Ce jugement aura-t-il lieu oralement ?
Article 3 ‒ La date du jugement général est-elle inconnue
?
Article 4 ‒ Le jugement aura-t-il lieu dans la
vallée de Josaphat ?
QUESTION 89 ‒
JUGES ET JUGÉS AU JUGEMENT GÉNÉRAL
Article 1 ‒ Y a-t-il des hommes qui jugeront avec
le Christ ?
Article 2 ‒ Le pouvoir judiciaire appartient-il à la
pauvreté volontaire ?
Article 3 ‒ Les anges doivent-ils juger ?
Article 4 ‒ Les démons exécuteront-ils la sentence
du juge à l’égard des damnés ?
Article 5 ‒ Tous les hommes comparaîtront-il en
jugement ?
Article 6 ‒ Les bons seront-ils jugés en ce dernier
jugement ?
Article 7 ‒ Les méchants seront-ils jugés ?
Article 8 ‒ Les anges seront-ils jugés au jugement
dernier ?
QUESTION 90 ‒ LA
FORME SOUS LAQUELLE LE JUGE VIENDRA
Article 1 ‒ Le Christ nous jugera-t-il sous la forme
de son humanité ?
Article 2 ‒ Le Christ au jugement apparaîtra-t-il
sous la forme de son humanité glorieuse ?
Article 3 ‒ La divinité peut-elle être vue sans
jouissance par les méchants ?
QUESTION 91 ‒
L’ÉTAT DU MONDE APRÈS LE JUGEMENT
Article 1 ‒ Le monde sera-t-il renouvelé ?
Article 2 ‒ Le mouvement des corps célestes
cessera-t-il ?
Article 3 ‒ La clarté des corps célestes
sera-t-elle augmentée en cette rénovation ?
Article 4 ‒ Les éléments seront-ils renouvelés par
la réception d’une clarté ?
Article 5 ‒ Les plantes et les animaux
demeureront-ils dans cette rénovation ?
QUESTION 92 ‒ LA
VISION DE L’ESSENCE DIVINE
Article 1 ‒ L'intelligence humaine peut-elle
parvenir à voir Dieu en son essence ?
Article 2 ‒ Les saints, après la résurrection,
verront-ils Dieu avec les yeux du corps ?
Article 3 ‒ Les saints en voyant Dieu voient-ils
tout ce que Dieu voit ?
QUESTION 93 ‒ LA
BÉATITUDE DES SAINTS ET LEURS DEMEURES
Article 1 ‒ La béatitude des saints sera-t-elle
plus grande après le jugement qu’auparavant ?
Article 2 ‒ Les degrés de béatitude doivent-ils
être appelés demeures ?
Article 3 ‒ Les diverses demeures se
distinguent-elles selon les degrés de charité ?
QUESTION 94 ‒ LE
COMPORTEMENT DES SAINTS ENVERS LES DAMNÉS
Article 1 ‒ Les saints dans le Ciel verront-ils les
souffrances des damnés ?
Article 2 ‒ Les bienheureux ont-ils de la
compassion pour les souffrances des damnés ?
Article 3 ‒ Les bienheureux se réjouiront-ils des
peines des impies ?
QUESTION 95 ‒
LES DOTS DES BIENHEUREUX
Article 1 ‒ Doit-on attribuer des dots aux hommes
bienheureux ?
Article 2 ‒ La dot est-elle la même chose que la
béatitude ?
Article 3 ‒ Convient-il au Christ d’avoir des dots
?
Article 4 ‒ Les anges ont-ils des dots ?
Article 5 ‒ Convient-il d’attribuer à l’âme trois
dots ?
Article 2 ‒ L’auréole digère-t-elle du fruit ?
Article 3 ‒ Le fruit est-il réservé à la vertu de
continence ?
Article 4 ‒ Convient-il d’assigner trois couronnes
aux trois parties de la partie de la continence ?
Article 5 ‒ Une auréole est-elle due à la virginité
?
Article 6 ‒ Une auréole est-elle due aux martyrs ?
Article 7 ‒ Les docteurs ont-ils droit à une
auréole ?
Article 8 ‒ Une auréole est-elle due au Christ ?
Article 9 ‒ Une auréole est-elle due aux anges ?
Article 10 ‒ Le corps aussi a-t-il droit à une
auréole ?
Article 12 ‒ L’auréole des vierges est-elle
supérieure aux autres ?
Article 13 ‒ Un bienheureux possède-t-il plus qu’un
autre une auréole ?
QUESTION 97 ‒ LE
CHÂTIMENT DES DAMNÉS
Article 1 ‒ Les damnés, en enfer, ne souffrent-ils
que de la peine du feu ?
Article 2 ‒ Le ver des damnés est-il corporel ?
Article 3 ‒ Les pleurs des damnés sont-ils corporels
?
Article 4 ‒ Les damnés sont-ils en des ténèbres
physiques ?
Article 5 ‒ Le feu de l’enter est-il physique ?
Article 6 ‒ Le feu de l’enfer est-il de même nature
que le nôtre ?
Article 7 ‒ Le feu de l’enfer est-il souterrain ?
QUESTION 98 ‒ LA
VOLONTÉ ET L’INTELLIGENCE DES DAMNÉS
Article 1 ‒ Tout vouloir des damnés est-il mauvais
?
Article 2 ‒ Les damnés se repentent-ils du mal
qu’ils ont accompli ?
Article 3 ‒ Les damnés voudraient-ils, d’une
volonté droite et délibérée, ne pas exister ?
Article 4 ‒ Les damnés voudraient-ils la damnation
des non damnés ?
Article 5 ‒ Les damnés haïront-ils Dieu ?
Article 6 ‒ Les damnés déméritent-ils encore ?
Article 7 ‒ Les damnés peuvent-ils se servir des
connaissances acquises en ce monde ?
Article 8 ‒ Les damnés penseront-ils parfois à Dieu
?
Article 9 ‒ Les damnés voient-ils la gloire des
bienheureux ?
QUESTION 99 ‒ LA
MISÉRICORDE ET LA JUSTICE DE DIEU À L’ÉGARD DES DAMNÉS
Article 1 ‒ Est-ce la justice divine qui inflige
aux pécheurs une peine éternelle ?
Article 3 ‒ La miséricorde divine supporte-t-elle
que les hommes soient punis éternellement ?
Article 4 ‒ La miséricorde divine mettra-t-elle fin
au châtiment des chrétiens damnés ?
Nous avons
maintenant à traiter de chacune des parties de la pénitence :
1° De la
contrition ;
2° De la
confession ;
3° De la
satisfaction.
Nous allons
étudier les trois parties intégrantes de la pénitence (contrition, confession
et satisfaction). Au sujet de la contrition, cinq questions se posent :
- 1° Qu’est-elle
?
- 2° Quel doit
être son objet ?
- 3° Quelle doit
être son intensité ?
- 4° Quelle doit
être sa durée ?
- 5° Quel est
son effet ?
Quant au premier
point, il y a trois doutes à discuter : - 1. La définition ordinairement donnée
de la contrition lui convient-elle ? - 2. La contrition est-elle un acte de
vertu ? - 3. L’attrition peut-elle devenir contrition ?
Objections :
1. Il semble que
la contrition ne soit pas "une
douleur voulue de nos péchés jointe à la résolution de nous confesser et de
donner satisfaction" comme quelques-uns la définissent, car, ainsi que
le dit saint Augustin : "La douleur a pour objet les choses qui nous
arrivent contrairement à notre volonté". Or il n’en va pas ainsi des
péchés. Donc la contrition n’est pas une douleur de nos péchés.
2. La contrition
nous est donnée par Dieu, mais ce qui nous est donné ne dépend pas de notre
volonté ; donc la contrition n’est pas une douleur voulue.
3. La satisfaction
et la confession sont nécessaires à la rémission de la peine qui n’a pas été
remise dans la contrition. Mais parfois il arrive que toute la peine soit
remise par la contrition. Il n’est donc pas toujours nécessaire que le pénitent
contrit ait la résolution de se confesser et de donner satisfaction.
Cependant :
La proposition
contestée est bien la définition même de la contrition.
Conclusion :
Comme le dit le
livre de l’Ecclésiastique : "Le commencement de tout péché est
l’orgueil" par lequel l’homme, s’attachant à son propre sentiment, se
soustrait aux ordres de Dieu. Il faut donc que ce qui détruit le péché arrache
l’homme à son propre sentiment. Or, de celui qui reste persévéramment attaché à
son propre sentiment, on dit par métaphore qu’il est inflexible et dur. De là
vient qu’on dit quelqu’un brisé, quand il est arraché à son propre sentiment.
Mais entre le brisement et l’émiettement ou le broyage, dans les choses
matérielles auxquelles on emprunte ces images pour les choses spirituelles, il
y a de la différence. On dit brisé ce qui est partagé en gros morceaux et l’on
dit émiettée ou broyée la matière solide qui a été réduite en parties tout à
fait minimes. Or comme la rémission du péché exige que l’homme abandonne
complètement toute cette affection pour le péché que son propre sentiment
retenait à la manière d’une solide continuité, l’acte par lequel le péché est
remis s’appelle métaphoriquement contrition.
Dans cette
contrition, il y a plusieurs éléments à considérer, d’abord la substance de
l’acte, puis son mode d’activité, son principe et ses effets. Selon ces
diverses considérations, on a donné différentes définitions de la contrition.
Celle que nous
avons citée vise la substance même de l’acte. Cet acte est à la fois acte de
vertu et partie du sacrement de pénitence. La définition précitée nous manifeste
donc son caractère d’acte vertueux en indiquant son genre, "une
douleur", son objet, pour nos péchés, et l’acte d’élection requis pour
l’acte vertueux, une douleur voulue. Elle nous le montre aussi comme partie du sacrement,
en mentionnant sa relation avec les autres parties, quand elle dit : jointe à
la résolution de nous confesser, etc.
On trouve aussi
une autre définition de la contrition, qui la définit en tant qu’elle est
simplement acte de vertu, mais ajoute à cette définition, la mention de la différence
spécifique qui fait, de la contrition, un acte de la vertu spéciale de
pénitence. Elle dit en effet que la contrition est "une douleur volontaire du péché, par laquelle le pénitent châtie
en lui-même ce qu’il regrette d’avoir commis". La mention du châtiment
détermine le caractère spécifiquement pénitentiel de la contrition.
Voici une autre
définition donnée par saint Isidore de Séville : "La contrition est une componction et une humilité d’esprit
accompagnée de larmes et venant du souvenir du péché et de la crainte du
jugement". Cette définition indique la raison du nom de la contrition,
en ce qu’elle la dit : "humilité d’esprit" car de même que l’orgueil
fait qu’une âme s’attache avec raideur à son propre sentiment, ainsi cette âme
contrite s’humilie-t-elle en se détachant de son propre sentiment. Le mode
extérieur de la contrition est aussi mentionné dans les mots :
"accompagnée de larmes" et son principe, indiqué dans les paroles
finales : venant du souvenir du péché et de la crainte du jugement.
Une autre
définition tirée des paroles mêmes de saint Augustin, mentionne l’effet de la
confession : "La contrition est une
douleur qui remet le péché".
En voici encore
une autre tirée textuellement de saint Grégoire le Grand : "La contrition est une humilité d’esprit anéantissant le péché
entre l’espérance et la crainte." Cette définition nous donne la
raison du nom de contrition, en disant : humilité d’esprit. L’effet de la
contrition, en disant "anéantissant le péché" et son origine, en
ajoutant : entre l’espérance et la crainte. Elle ne dit pas seulement la cause
principale qui est la crainte, mais aussi la cause simultanée qui est
l’espérance, sans laquelle la crainte pourrait conduire au désespoir.
Solutions :
1. Bien que les
péchés aient été volontaires au moment où il nous est arrivé de les commettre,
ils ne sont plus volontaires dès que nous en avons la contrition, mais
accidents contraires à notre volonté, non pas il est vrai à la volonté que nous
avons eue quand nous les voulions, mais à celle que nous avons présentement et
par laquelle nous voudrions que ces 1 n’aient jamais existé.
2. La contrition
est de Dieu seul, quant à la forme qui l’anime, mais quant à la substance de
l’acte, elle est à la fois du libre arbitre et de Dieu qui opère dans toutes
nos oeuvres de nature et de volonté.
3. Bien que toute
la peine puisse être remise par la contrition, la confession et la satisfaction,
restent cependant nécessaires, soit parce que l’homme ne peut pas être certain
que la contrition ait été suffisante pour tout effacer, soit aussi parce que la
confession et la satisfaction sont de précepte. On deviendrait donc
transgresseur du précepte, en refusant de se confesser et de satisfaire.
Objections :
1. La contrition
ne semble pas être un acte de vertu. Les passions en effet ne sont pas des
actes de vertu car "elles ne nous méritent ni louanges, ni reproches"
comme dit Aristote. Or la douleur est une passion. La contrition étant donc une
douleur, il ne semble pas qu’elle soit un acte de vertu.
2. Les mots
contrition et attrition viennent également du latin "tritum" broyé. Mais, de l’aveu de tous,
l’attrition n’est pas un acte de vertu, donc la contrition non plus.
Cependant :
Rien n’est
méritoire que l’acte de vertu. Or la contrition est un acte méritoire, donc
aussi un acte de vertu.
Conclusion :
La contrition, à
nous en tenir au sens propre de son nom, ne signifie pas un acte de vertu, mais
une passion corporelle. Ce n’est pas cependant de sa signification nominale,
qu’il est ici question, c’est de la réalité que vise la signification
métaphorique du nom. Or, de même que l’enflure de la volonté propre, qui nous
fait commettre le mal, comporte par elle-même un désordre qui est génériquement
un mal, ainsi le fait d’annihiler, de broyer cette volonté propre comporte-t-il
une réparation qui est génériquement un bien. Car il y a là une détestation de
la propre volonté par laquelle le péché a été commis. La contrition, qui
signifie cette annihilation de la volonté propre, comporte donc une certaine
droiture de volonté. C’est pour cela qu’elle est un acte de vertu, de cette
vertu qui a pour objet propre la détestation et la destruction du péché, à savoir
de la pénitence, comme on le voit par ce qui a été dit dans la Distinction du IVème Livre
des Sentences.
Solutions :
1. Dans la
contrition, il y a une double douleur du péché. L’une, qui est dans la
sensibilité, est une passion, mais n’est pas essentiellement la contrition, en
tant qu’acte de vertu ; elle est plutôt son effet. De même que la pénitence
inflige au corps une peine extérieure en compensation de l’offense que nous
avons commise contre Dieu en nous servant de nos membres, ainsi inflige-t-elle la
peine de la susdite douleur au concupiscible qui, lui aussi, a coopéré au
péché. Cette douleur peut cependant appartenir à la contrition, en tant que la
contrition est partie du sacrement, car les sacrements, de par leur nature de
signes, ne sont pas constitués seulement par des actes intérieurs, mais aussi
par des actes extérieurs et des choses sensibles.
Il y a, dans la
volonté, une autre douleur, qui n’est pas autre chose que le déplaisir d’un mal
et qui est ainsi nommée en tant qu’on peut appliquer aux affections de la
volonté, les noms des passions, comme on l’a dit dans le IIIème Livre des Sentences, dist. 26. C’est à ce titre que la contrition est
essentiellement une douleur, en même temps qu’un acte de la vertu de pénitence.
2. L’attrition
marque une étape vers la contrition parfaite. C’est ainsi que dans les choses
corporelles on dit : brisées, attrita, les
choses qui sont déjà en morceaux, mais pas encore tout à fait en poussière. On
les dit broyées, contrita, lorsque
toutes les parties sont si bien écrasées que la division en est poussée à
l’extrême. L’attrition signifie donc, dans les choses spirituelles, un certain
déplaisir des péchés commis, qui est encore imparfait, tandis qu’il est parfait
dans la contrition.
Objections :
1. Il semble bien
que l’attrition puisse devenir contrition. La contrition, en effet, diffère de
l’attrition, comme la réalité, qui a sa forme, de celle qui ne l’a pas encore.
Or la foi passe de l’état de foi sans forme, à celui de foi animée par sa
forme. Donc l’attrition peut devenir contrition.
2. La matière
reçoit sa perfection, quand disparaît la privation (du bien que comporte cette
perfection). Or la douleur est, pour la grâce, ce qu’est la matière pour la
forme, puisque c’est la grâce qui donne à la douleur son efficacité spirituelle.
La douleur qui, tant qu’existait le péché, était d’abord sans forme c’est-à-dire
privée de la grâce, reçoit donc, dès que le péché a disparu, la parfaite information
de la grâce, et nous revenons ainsi à la même conclusion que dans l’objection
précédente.
Cependant :
De deux choses
qui ont des principes différents, l’une ne peut pas devenir l’autre. Or le
principe de l’attrition est la crainte servile, celui de la contrition, la
crainte filiale ; l’attrition ne peut donc pas devenir contrition.
Conclusion :
Sur cette
question, il y a deux opinions : Certains théologiens disent que l’attrition
devient contrition comme la foi sans forme devient foi vivifiée par sa forme.
Mais c’est là, semble-t-il, une impossibilité. La disposition habituelle de foi
qui n’a pas encore sa forme, peut bien, à la vérité, la recevoir ; mais jamais
l’acte même d’une foi sans forme ne peut devenir l’acte d’une foi vivifiée par
sa forme ; car l’acte de foi privé de forme passe et n’est plus, quand vient la
charité. Or l’attrition et la contrition ne signifient pas une disposition
habituelle, mais seulement un acte. De plus, les dispositions habituelles des
vertus infuses, qui appartiennent à la volonté, ne peuvent pas exister sans
leur forme, puisqu’elles suivent la charité. D’où il sait qu’avant l’infusion
de la grâce, on n’a pas dans l’âme cette disposition habituelle d’où sortira
l’acte de contrition, quand la grâce sera là. L’attrition ne peut donc d’aucune
façon devenir contrition. C’est ce que soutient la seconde opinion
Solutions :
1. Il n’y a point
parité entre la foi et la contrition, comme nous l’avons dit (dans la
conclusion).
2. C’est la même
matière qui reçoit la forme dont elle était privée, quand il s’agit d’une
matière qui demeure au moment où la perfection qui lui arrive en chasse la
privation. Mais la douleur de l’acte de contrition, qui était sans forme, est
un acte passé, quand la charité arrive et ne peut donc plus en recevoir sa
forme.
Ou bien il faut
faire cette autre réponse. La matière ne recevant pas son essence, de la forme,
comme l’acte la reçoit de la disposition habituelle qui détermine sa forme, il
n’y a pas d’inconvénient à ce qu’une matière reçoive une nouvelle forme qu’elle
n’avait pas auparavant. Mais quand il s’agit d’un acte, c’est aussi impossible
qu’il est impossible à une réalité individuelle, de recevoir l’être d’un
principe dont elle ne l’avait d’abord pas reçu, car une réalité n’est amenée à
l’être qu’une seule fois.
Ayant maintenant
à traiter de l’objet de la contrition, nous avons six questions à résoudre
L’homme doit-il avoir la contrition : - 1. Des peines du péché ? - 2. Du péché
originel ? - 3. De tout péché actuel commis par lui-même ? - 4. Du péché actuel
qu’il commettra à l’avenir ? - 5. Du péché commis par d’autres ? - 6. De chaque
péché mortel en particulier ?
Objections :
1. Il semble bien
que l’homme doive avoir la contrition des peines du péché et non seulement de
la faute. Saint Augustin dit, en effet, dans le livre De Paenitentia : "Personne ne désire la vie
éternelle, s’il ne regrette pas cette vie mortelle". Or la mortalité de
notre vie est une peine. C’est donc que le pénitent doit regretter aussi les
peines du péché.
2. Nous avons dit
(IVème Livre des Sentences,
Dist. 16, c. 1), d’après les textes de saint
Augustin, que le pénitent doit regretter de s’être privé de vertu. Or cette
privation de vertu est une peine. La contrition est donc une douleur qui a
aussi les peines pour objet.
Cependant :
Nul ne garde ce
dont il gémit. Or le pénitent, d’après la signification même de son nom, garde
sa peine. Il ne la regrette donc pas et la contrition, qui est une douleur
pénitentielle, n’a point pour objet la peine du péché.
Conclusion :
L’idée de
contrition implique l’émiettement de quelque chose de dur et d’entier. Or ce
bloc et cette dureté se trouvent dans le mal de faute, parce que la volonté,
qui en est cause dans celui qui agit mal, s’entête en ses déterminations, sans
vouloir céder aux préceptes de la loi. C’est pourquoi le déplaisir de ce mal
s’appelle métaphoriquement contrition. Mais cette métaphore ne peut pas s’appliquer
au mal de peine, parce que la peine dit simplement une diminution de bien.
C’est pourquoi les maux de peine peuvent être sujets de douleur, mais non de
contrition.
Solutions :
1. D’après saint
Augustin, on doit regretter cette vie mortelle, non pas précisément parce
qu’elle est mortelle, à moins que le regret ne soit pris au sens large de
douleur quelconque, mais à cause des péchés auxquels nous conduit l’infirmité
de cette vie.
2. Cette douleur,
qui nous fait regretter la perte de la vertu par le péché, n’est pas
essentiellement la contrition elle-même, mais son principe. De même, en effet,
qu’on est amené à désirer quelque chose à cause du bien qu’on en attend, ainsi
est-on amené à regretter quelque chose, à cause du mal qui s’en est suivi.
Objections :
1. Il semble que
nous devions avoir la contrition du péché originel. Si nous devons avoir la
contrition du péché actuel, ce n’est pas à cause de son acte en tant qu’il est
une certaine réalité, mais à cause de sa difformité, car l’acte, dans sa
substance, est un bien et vient de Dieu. Or le péché originel implique une
difformité tout comme le péché actuel. Il peut donc être, lui aussi, objet de
contrition.
2. Par le péché
originel, l’homme a été détourné de Dieu, puisque sa peine était la privation
de la vision divine. Or nous devons tous regretter d’avoir été séparés de Dieu.
L’homme doit donc regretter le péché originel et par conséquent en avoir la
contrition.
Cependant :
Le remède doit
être proportionné à la maladie. Or c’est sans acte de notre volonté, que nous
avons contracté le péché originel. L’acte de volonté, qu’est la contrition,
n’est donc pas requis pour que nous en soyons purifiés.
Conclusion :
La contrition,
avons-nous dit, est une douleur qui vise et, d'une certaine façon, brise la
dureté de la volonté. Elle ne peut donc avoir pour objet que les péchés qui
proviennent en nous, de la dureté de notre volonté. Et comme le péché originel
n’est pas entré en nous par un acte de notre volonté, mais a été contracté à
raison de l’origine de notre nature viciée, nous ne Pouvons pas en avoir la
contrition proprement dite, mais seulement du déplaisir et de la douleur.
Solutions :
1. La contrition
n’a pas pour objet, dans le péché, la seule substance de l’acte qui, à ce
titre, n’a pas raison de mal, ni la seule difformité, car la difformité n’a pas
en elle-même raison de faute, et peut être quelquefois simplement une peine.
Mais on doit avoir la contrition du péché, en tant que la double difformité (de
faute et de peine) qu’il implique, provient d’un acte de volonté. Comme cela ne
se trouve pas dans le péché originel, il n’est pas objet de contrition.
On doit répondre
de même à la seconde objection, car c’est de l’aversion volontaire, qu’on doit
avoir la contrition.
Objections :
1. Il semble que
nous ne devions pas avoir la contrition de tous les péchés actuels que nous
avons commis. En effet, les contraires sont guéris par leurs contraires. Or
certains péchés, comme ceux d’acédie et d’envie, sont des péchés de tristesse.
Leur remède doit donc être dans la joie et non point dans la tristesse qu’est
la contrition.
2. La contrition
est un acte de volonté qui ne peut avoir pour objet ce qui ne tombe pas sous
notre connaissance. Or il y a des péchés dont nous n’avons plus la
connaissance, comme les péchés oubliés. Nous n’en pouvons donc pas avoir la
contrition.
3. La contrition
volontaire efface les péchés qui sont commis par la volonté. Or l’ignorance
supprime le volontaire, comme le montre Aristote. Nous n’avons donc pas à nous
repentir de ce qui nous arrive par ignorance.
4. Nous n’avons
pas à nous repentir des péchés que la contrition n’enlève pas. Or la contrition
n’enlève pas certains péchés, tels les péchés véniels, qui demeurent après la
grâce de la contrition. Nous n’avons donc pas à nous repentir de tous nos
péchés passés.
Cependant :
1. La pénitence
est le remède de tous les péchés actuels. Or il n’y a pas de pénitence sans la
contrition qui en est la première partie. C’est donc que nous devons avoir la
contrition de tous nos péchés.
2. D’ailleurs
aucun péché n'est remis à moins qu’on en soit justifié. Or pour la
justification, il faut la contrition, comme on l’a déjà dit. C’est donc de tout
péché, qu’il nous faut avoir la contrition.
Conclusion :
Toute faute
actuelle vient de ce que notre volonté ne cède pas à la pression la loi de
Dieu, soit en transgressant ses défenses soit en omettant ce qu’elle commande,
soit agissant en dehors de ses directions. Or le dur est précisément ce qui a
la puissance de ne pas se laisser impressionner facilement. Il y a donc dans
tout péché actuel, une certaine dureté de la volonté. C’est pour cela que, si
le péché doit guérir, il ne peut l’être que par une contrition qui broie la
volonté.
Solutions :
1. Ainsi que nous
venons de le voir, la contrition est le contraire du péché, en tant qu’il
procède d’une élection volontaire refusant de suivre la direction impérative de
la loi divine, et non pas en tant qu’il est acte matériel. C’est ce qu’il y a
de volontaire qui est précisément l’objet de l’élection. Mais l’élection
volontaire n’a pas seulement pour objet les actes des autres facultés que la
volonté emploie à ses propres fins, mais aussi l’acte propre de la volonté elle-même,
car la volonté veut vouloir telle ou telle chose. C’est ainsi que la volonté
peut vouloir cette douleur ou tristesse qui se trouve dans le péché d’envie ou
d’autres de même genre, douleur de la sensibilité ou de la volonté elle-même.
Voilà pourquoi la douleur de la contrition s’oppose à ces péchés.
2. On peut oublier
une chose de deux façons. L’oubli peut être tel que le souvenir en soit
complètement effacé de la mémoire. Tout effort pour le rappeler est alors
inutile. Il peut au contraire n’être que partiel, comme lorsque nous nous
rappelons avoir entendu parler d’une chose dont nous avons retenu le genre,
mais dont nous ne savons plus l’espèce. Alors nous cherchons à préciser ce
souvenir.
Ces deux sortes
d’oubli se retrouvent, quand il s’agit du péché. Parfois nous en avons gardé un
souvenir confus, mais nous n’en avons plus de souvenir précis. Nous devons
alors nous efforcer de retrouver ce souvenir précis du péché, car nous devons
avoir la contrition de chaque péché mortel en particulier. Si l’on n’arrive pas
à préciser ce souvenir, il suffit d’avoir la contrition de ce péché comme on le
connaît. On doit alors gémir non seulement sur le péché, mais encore sur cet
oubli qui provient de la négligence.
Cependant si le
souvenir d’un péché a complètement disparu de la mémoire, l’impuissance de
faire la réparation qui serait strictement due nous en excuse et il nous suffit
alors d’avoir la contrition générale de tout ce en quoi nous avons offensé
Dieu. Mais quand cette impuissance disparaît, comme lorsque le souvenir de ce
péché se réveille, nous sommes tenus alors d’en faire acte spécial de
contrition. C’est ainsi que le pauvre, excusé par son impuissance de payer ses
dettes, y est tenu dès qu’il le pourra.
3. Si l’ignorance
supprimait tout à fait la volonté de mal agir, nous serions excusés et il n’y
aurait pas de péché. Mais parfois l’ignorance ne supprime pas complètement le
volontaire et alors elle n’excuse pas complètement du péché ; elle en diminue
seulement la gravité, auquel cas l’homme doit avoir la contrition du péché
ainsi commis par ignorance.
4. Le péché véniel
peut rester, après que nous avons eu la contrition d’un péché mortel, mais non
pas après la contrition de ce péché véniel. C’est pourquoi nous devons avoir la
contrition des péchés véniels, de la même façon que nous en devons faire
pénitence, comme on l’a dit précédemment.
Objections :
1. Il semble que
nous devions avoir aussi la contrition de nos péchés futurs. La contrition est
en effet un acte du libre arbitre. Or le libre arbitre a beaucoup plus à faire
futur qu’au passé, puisque l’élection qui est un acte du libre arbitre, a pour
objet les futurs contingents, comme il est dit au IIIème livre des Éthiques. On doit donc avoir
la contrition des péchés futurs plus que des péchés passés.
2. Le péché
s’aggrave de ses conséquences : d’où ce dire de saint Jérôme, que la peine
d’Arius n’est pas encore déterminée, parce qu’il est encore possible que son
hérésie fasse de nouvelles victimes, dont la ruine augmentera sa peine. Il faut
dire autant de celui qui est reconnu homicide par sentence judiciaire, même
avant que mort celui qu’il a frappé, si la blessure est mortelle. Or dans le
temps qui s’écoule entre le péché et ses conséquences, le pécheur doit avoir la
contrition de son péché, par conséquent non seulement de la gravité qu’il a en
fonction de l’acte passé, mais aussi de celle que doit lui donner l’avenir et
c’est ainsi que la contrition s’intéresse à l’avenir.
Cependant :
La contrition
est une partie de la pénitence. Or la pénitence a toujours pour objet des faits
passés, donc aussi la contrition, qu’on ne saurait avoir d’un péché futur.
Conclusion :
Dans toutes les
associations ordonnées de moteurs et de mobiles, le moteur inférieur a son mouvement propre en plus duquel il suit le mouvement
du moteur supérieur, comme on le voit dans le mouvement des planètes qui, en
plus de leur mouvement propre, suivent le mouvement du premier monde. Or dans
toutes les vertus, le premier moteur est la prudence qu’on appelle la
conductrice des vertus. Toute vertu morale a donc, en plus de son mouvement
propre, quelque chose du mouvement de la prudence. D’où la pénitence, qui est
une vertu morale, étant partie de la justice, suit, elle aussi, le mouvement de
la prudence tout en ayant son acte propre.
Mais on acte
propre s’exerce sur son objet propre qui est le péché déjà commis. Cet acte propre
et principal, qui est la contrition, a donc seulement pour objet spécial le
péché passé. C’est par voie de conséquence et en tant qu’à son acte propre se
joint quelque chose de celui de la prudence, que la pénitence s’intéresse à
l’avenir.
Mais ce n'est
pas en vertu de son activité proprement spécifique, qu’elle s’occupe de cet
avenir. Voilà pourquoi celui qui a la contrition regrette le péché passé et
prend garde au futur. Mais on ne dit pas qu’il a la contrition du péché futur,
on dit plutôt qu’il se met en garde, ce qui est une partie de la prudence
s’ajoutant à l’acte propre de la contrition.
Solutions :
1. On dit que le
libre arbitre a pour objet les futurs contingents, en tant qu’il s’agit d’actes
et non pas de l’objet de ces actes. L’homme peut en effet délibérer, avec son
libre arbitre, sur des choses passées et nécessaires, l’acte de sa délibération
restant cependant, en tant qu’objet du libre arbitre, un futur contingent.
C’est ainsi que l’acte de contrition est un contingent en tant qu’il est objet
du libre arbitre, alors que son objet, à lui, peut être le passé.
2. Ces
conséquences, qui aggravent le péché, étaient déjà dans son acte, comme dans
leur cause ; cet acte a donc eu toute sa gravité au moment où il a été commis,
l’effet qui s’en suit n’ajoute rien à la gravité essentielle de la faute elle-même,
bien qu’il ajoute quelque chose à la peine accidentelle de cette faute, en tant
que le pécheur aura, en enfer, de plus nombreuses raisons de regretter les maux
plus nombreux qui auront été la conséquence de son péché. Voilà ce que veut
dire saint Jérôme. On ne doit donc avoir la contrition que des péchés passés.
Objections :
1. Il semble que
nous devrions avoir la contrition du péché d’autrui. On ne demande pas pardon,
si ce n’est du péché dont on a la contrition. Or au Psaume (18, 13), on demande
pardon des péchés d’autrui : "Des péchés d’autrui, donne le pardon à ton
serviteur". Nous devons donc avoir la contrition des péchés d’autrui.
2. La charité nous
fait un devoir d’aimer notre prochain comme nous-mêmes. Or à cause de cet amour
de nous-mêmes, nous pleurons nos maux et désirons le bien. Etant donc tenus de
désirer pour le prochain les mêmes biens de grâce que nous désirons pour nous,
nous devrions, semble-t-il, pleurer ses péchés comme les nôtres. Mais la
contrition n’est pas autre chose que le douloureux regret du péché. Nous devons
donc avoir la contrition des péchés d’autrui.
Cependant :
La contrition
est un acte de la vertu de pénitence. Or personne ne fait pénitence que de ce
qu’il a fait lui-même. Personne donc n’a la contrition des péchés d’autrui.
Conclusion :
Ce qui est broyé
par la contrition est le même vouloir qui était auparavant dur et entier. Il
faut donc que la contrition du péché soit dans le même vouloir que raidissait
auparavant la dureté du péché. Il n’y a donc pas de contrition des péchés
d’autrui.
Solutions :
1. Le prophète
demande qu’on lui pardonne les péchés d’autrui, en tant que celui qui est
associé aux pécheurs peut contracter quelqu’impureté
par l’assentiment qu’il leur donne, ainsi qu’il est écrit au psaume (17, 27) :
"Avec le pervers, tu deviens pervers".
2. Nous devons
pleurer les péchés des autres, mais nous n’avons pas à en éveiller en nous la
contrition, car toute douleur du péché passé n'est pas de la contrition.
Objections :
1. Il semble que
la contrition de chaque péché mortel en particulier ne soit pas requise. Dans
la justification, en effet, le mouvement de contrition est instantané. Or l’homme
ne peut pas, en un instant, se remettre en mémoire chacun de ses péchés en
particulier.
2. Nous devons
avoir la contrition de nos péchés en tant qu’ils nous détournent de Dieu, car
la contrition n’est pas exigée, quand nous allons à la créature, sans nous
détourner de Dieu. Or tous les péchés mortels se ressemblent du côté de
l’aversion. Il suffit donc de leur opposer une seule et même contrition.
3. Les péchés
mortels actuels se ressemblent plus entre eux que le péché actuel et
l’originel. Or un seul baptême efface tous les péchés actuels et le péché
originel. Donc une seule contrition générale efface tous les péchés mortels.
Cependant :
1. Des maladies
différentes, il faut des remèdes différents, car "ce qui guérit l’oeil ne
guérit pas le talon", comme dit saint Jérôme dans son commentaire sur ce
passage de Marc (9, 27) : "Ce genre de démon ne peut s’en aller que dans
le jeûne et la prière". Or la contrition est un remède particulier pour un
péché mortel en particulier. Il ne suffit donc pas d’une contrition commune
pour tous les péchés.
2. D’ailleurs, la
contrition se manifeste par la confession. Or il faut confesser chaque péché
mortel, donc aussi avoir la contrition de chacun de ces péchés.
Conclusion :
On peut
considérer la contrition sous deux aspects, dans son principe et dans son terme
; et j’appelle principe de la contrition, la pensée que quelqu’un donne à son
péché, pour le regretter, sinon avec une douleur de contrition, du moins avec
une douleur d’attrition. La contrition est à son terme, quand la grâce donne à
cette douleur, sa forme. S’il s’agit donc du principe de la contrition, ce
mouvement de contrition doit porter sur chacun des péchés dont on a le
souvenir, mais quant au terme de la contrition, il suffit qu’on ait une
contrition commune de tous ses péchés, car ce mouvement agit en vertu de toutes
les dispositions précédentes.
Solutions :
1. L’exposé de
notre conclusion donne réponse à la première objection.
2. Si tous les
péchés se ressemblent quant au mouvement d’aversion, ils diffèrent cependant
quant à la cause et au mode de cette aversion et quant au degré d’éloignement à
l’égard de Dieu, et ces différences viennent de la diversité du mouvement de
conversion au bien créé.
3. Le baptême agit
en vertu du mérite du Christ, dont la vertu infinie s’étend à la rémission de
tous les péchés. C’est pourquoi un seul baptême suffit contre tous les péchés.
Mais, dans la contrition, il faut qu’au mérite du Christ se joigne notre acte à
nous et que cet acte, par conséquent, réponde à chaque péché en particulier,
puisqu’il n’a pas une vertu infinie pour la contrition.
Ou bien il faut
dire que le baptême est une génération spirituelle, tandis que la pénitence,
quant à la contrition et à ses autres parties, n’est qu’une guérison
spirituelle qui agit par manière de Changement d’accident. Or il est évident
que la génération corporelle d’un être, génération qui implique la corruption
de l’être précédent, fait disparaître tous les accidents de l’être détruit, qui
étaient contraires à ceux de l’être produit. Le changement accidentel, au
contraire, ne fait disparaître que le seul accident contraire à l’accident
nouveau qui est le terme de cette altération. C’est ainsi qu’un seul baptême
efface tous les péchés par la vie nouvelle qu’il engendre ; tandis que la
pénitence n’efface que chacun des péchés sur lesquels elle porte. C’est
pourquoi chacun d’eux doit être l’objet de la contrition et de la confession.
Au sujet de
l’intensité de la contrition dont nous devons parler maintenant trois questions
se posent : - 1. La douleur de la contrition est-elle la plus grande qui puisse
être dans la nature ? - 2. Peut-elle être excessive ? - 3. Doit-elle être plus
grande pour un péché que pour l’autre ?
Objections :
1. Il semble bien
que la contrition ne soit pas la plus grande douleur qui puisse être dans la
nature. La douleur est le sentiment d’une lésion. Mais certaines lésions sont
plus vivement senties que la lésion du péché, telle, celle d’une blessure. La
contrition n’est donc pas la plus grande douleur.
2. Nous devons
juger de la cause par son effet. Or l’effet de la douleur, ce sont les larmes ;
et puisqu’il arrive qu’un homme cependant contrit ne verse pas les larmes que
lui font verser la mort d’un ami, une blessure ou quelque peine de ce genre,
c’est que la contrition ne paraît pas être la plus grande des douleurs.
3. Plus une
qualité reste mêlée à son contraire, moins elle est intense. Or la douleur de
la contrition est mélangée de beaucoup de joie, car l’homme contrit se réjouit
de sa libération du péché, de l’espérance de son pardon et de beaucoup de
choses de ce genre. Il n’a donc qu’un minimum de douleur.
4. La douleur de
la contrition est un certain déplaisir. Mais il y a beaucoup de choses qui déplaisent
plus à l’homme contrit que ses péchés passés ; car il ne voudrait pas souffrir la
peine de l’enfer, plutôt que de pécher, ni avoir souffert, ou souffrir toutes
les peines temporelles. Autrement on trouverait bien peu d’hommes contrits. La
douleur de contrition n’est donc pas la plus grande des douleurs.
Cependant :
1. D’après saint Augustin
: "Toute douleur est fondée sur l’amour". Or l’amour de charité, sur
lequel est fondée la douleur de contrition, est le plus grand des amours. La
douleur de contrition doit donc être, elle aussi, la plus grande des douleurs.
2. D’ailleurs, la
douleur a pour objet le mal. Si donc le mal est plus grand, plus grande doit
être la douleur. Or la faute est un plus grand mal que la peine. Cette douleur
de la faute, qu’est la contrition, doit donc surpasser toute autre douleur.
Conclusion :
Il y a, dans la
contrition, une double douleur. L’une, qui est essentiellement la contrition,
affecte la volonté et n’est pas autre chose qu’un déplaisir du péché passé.
Cette douleur, dans la contrition, surpasse toutes les autres douleurs ; car
plus une chose nous plaît, plus son contraire nous déplaît. Or la fin dernière
nous plaît par-dessus tout, puisque c’est pour cette fin dernière, que nous
désirons tout le reste. D’où le péché, qui nous détourne de cette fin dernière,
doit nous déplaire par-dessus tout.
Il y a, dans la
sensibilité, une autre douleur qui vient de cette première douleur de volonté,
soit par une conséquence naturelle et nécessaire, en tant que les facultés
inférieures suivent le mouvement des supérieures, soit par élection de volonté,
en tant que le pénitent excite en lui cette douleur pour pleurer ses péchés.
Mais il n’est pas nécessaire que cette douleur de sensibilité, de quelque façon
qu’elle soit produite, soit la plus grande des douleurs ; car les facultés
inférieures sont plus fortement émues par leurs objets propres, que par le
retentissement du mouvement des facultés supérieures. C’est pourquoi, plus
l’opération des facultés supérieures se rapproche des
objets des facultés inférieures, plus ces dernières suivent le mouvement des
premières. Il s’ensuit que la douleur provenant d’une lésion sensible est plus
grande dans la sensibilité que celle qui peut s’éveiller sous le retentissement
de la douleur de raison. De même la douleur excitée dans la sensibilité par une
délibération rationnelle sur des choses corporelles est plus grande que celle
provenant de la raison considérant les choses spirituelles. En conséquence, la
douleur de la sensibilité provenant du déplaisir que la raison conçoit du péché
n’est pas une douleur plus grande que les autres douleurs qui affectent cette
même sensibilité. Il en va de même de la douleur volontairement excitée, soit
parce que la faculté inférieure n’obéit pas parfaitement à la faculté
supérieure, en sorte que l’intensité et la qualité de la passion dans l’appétit
inférieur soient exactement ce qu’ordonne l’appétit supérieur, soit aussi parce
que les passions voulues par la raison, dans les actes de vertu, gardent une
certaine mesure que ne garde pas et que dépasse la douleur qui ne dépend pas de
la vertu.
Solutions :
1. De même que la
douleur sensible a pour objet la sensation de la lésion, ainsi la douleur
intérieure a-t-elle pour objet la connaissance de quelque chose de nuisible.
C’est pourquoi la lésion du péché, bien qu’elle ne soit pas perçue par le sens
extérieur, est perçue comme souverainement grande par le sens intérieur de la
raison.
2. Les
modifications de notre état corporel dépendent immédiatement des passions de la
sensibilité, et, seulement par leur intermédiaire, des affections de la
volonté. De là vient que la douleur de sensibilité ou même le simple mal
sensible font couler les larmes corporelles, plus vite que la douleur
spirituelle.
3. La joie, que le
pénitent a de sa douleur, ne diminue pas son déplaisir du péché, parce qu’elle
n’est pas contraire à ce déplaisir. Bien plus, elle l’augmente en tant que
toute opération s’intensifie par le plaisir qui lui est attaché, comme le dit
Aristote dans les Éthiques, Livre 10.
C’est ainsi que celui qui prend plaisir à l’étude d’une science, l’apprend mieux.
De même celui qui se réjouit de son déplaisir, sent ce déplaisir augmenter.
Mais il peut arriver que cette joie tempère la douleur, en débordant de la
raison sur la sensibilité.
4. Le degré de
déplaisir qu’on a d’une chose, doit correspondre au degré de la malice de cette
chose. Or la malice du péché mortel se mesure à la dignité de celui qu’il
outrage et au mal qu’il fait à celui qui pèche. De plus, l’homme devant aimer
Dieu plus que lui-même, il doit, dans sa faute, haïr l’offense de Dieu plus que
le mal que cette faute lui fait à lui-même.
Mais c’est
surtout en le séparant de Dieu, que la faute nuit au pécheur, et, de ce point
de vue, cette séparation d’avec Dieu, qui est une peine, doit plus déplaire que
la faute elle-même en tant qu’elle nous cause ce mal, parce que ce qui nous est
odieux à cause d’une autre chose, nous est moins odieux que cette autre chose.
Toutefois cette peine de la séparation doit nous être moins odieuse que la
faute elle-même, en tant qu’elle est offense de Dieu.
Mais entre
toutes les peines de la malice du péché, il y a une gradation mesurée par la
gravité du dommage qu’elles nous causent. D’où, le plus grand dommage étant
celui qui nous prive du plus grand bien, la plus grande des peines est la
séparation d’avec Dieu.
Il y a aussi une
autre mesure de malice accidentelle qu’il nous faut considérer dans cette
question du déplaisir du péché, c’est celle qui vient de la différence entre le
présent et le passé. Ce qui est passé n’est plus, d’où la diminution de sa
raison de malice ou de bonté. De là vient que l’homme a plus horreur d’un mal à
souffrir dans le présent ou dans l’avenir, que d’un mal passé. C’est pourquoi
il n’y a pas, dans l’âme, de passion correspondant directement au mal passé,
comme la douleur répond au mal présent ou futur. Il s’ensuit que, de deux maux
passés, le plus odieux pour l’esprit est celui dont l’effet se fait sentir
davantage dans le présent ou inspire plus de crainte pour l’avenir, même si,
dans le passé, c’était le moindre mal. De plus, l’effet de la faute précédente
est parfois moins vivement perçu que l’effet de la peine passée, soit parce que
la faute est plus parfaitement guérie que certaine peine, soit parce qu’un mal
corporel est plus manifeste qu’un mal spirituel. Il s’en suit que même un homme
bien disposé sent parfois en lui plus d’horreur de la peine précédente, que de
la faute précédente, bien qu’il soit prêt à souffrir cette même peine, plutôt
que de commettre cette même faute.
Il faut aussi
considérer, dans cette comparaison de la faute et de la peine, que certaines
peines, comme la séparation d’avec Dieu, impliquent inséparablement une offense
de Dieu et que d’autres, comme la peine de l’enfer, ont aussi, en plus, le
caractère de peines perpétuelles. De la peine qui implique une offense de Dieu,
on doit donc se garder de la même façon que de la faute. Quant à celle qui
ajoute à cela un caractère de perpétuité, on doit la fuir absolument plus que
la faute. Si cependant on sépare de ces peines leur caractère d’offense et que
l’on regarde seulement ce qu’elles ont de pénal, elles ont alors moins de
malice que la faute en tant qu’elle est offense de Dieu, et, pour cela, doivent
causer moins de déplaisir.
On doit savoir
aussi, que, bien que telle doive être la disposition du pécheur contrit, il ne
faut pas le tenter à ce sujet, car l’homme ne peut pas facilement mesurer ses
affections et quelquefois ce qui lui déplaît le moins paraît lui déplaire le
plus, parce qu’il s’agit d’une chose plus voisine du dommage sensible qui nous
est plus connu.
Objections :
1. Il semble que
la douleur de contrition ne puisse pas être excessive. Aucune douleur en effet
ne peut être plus immodérée que celle qui détruit le sujet qu’elle affecte. Or
la douleur de la contrition est louable, quand elle est si grande, qu’elle
amène la mort ou la maladie. Voici en effet ce que dit saint Anselme :
"Plaise à Dieu que les entrailles de mon âme soient tellement pénétrées de
componction, que la moelle de mon corps en soit desséchée", et saint
Augustin dit "qu’il mérite de pleurer jusqu’à en devenir aveugle".
C’est donc que la douleur de contrition ne peut être excessive.
2. La douleur de
contrition procède de l’amour de charité. Or l’amour de charité ne peut pas être
excessif, donc la douleur non plus.
Cependant :
Toute vertu
morale est sujette à la corruption par excès ou par défaut. Or la contrition
est un acte de vertu morale, à savoir de la pénitence qui est partie de la
justice. Donc il peut y avoir excès dans la douleur du péché.
Conclusion :
La contrition,
du côté de la douleur qui est dans la raison, c’est-à-dire du déplaisir que
nous avons du péché, en tant qu’il est offense de Dieu, ne peut pas être
excessive, pas plus que ne peut être excessif l’amour de charité dont
l’intensité fait celle de ce déplaisir. Mais quant à la douleur sensible, elle
peut être excessive, comme peut l’être toute mortification corporelle.
En tout ceci, on
doit prendre, pour mesure, la conservation du sujet qu’affecte la contrition et
d’un bon état habituel qui suffise aux occupations obligatoires du pénitent.
C’est pourquoi l’Epître aux Romains nous dit : "Que votre service soit
raisonnable".
Solutions :
1. Saint Anselme
désirait que l’ardeur de la dévotion desséchât les moelles de son corps, non
pas quant à la moelle matérielle de la nature corporelle, mais quant aux désirs
et concupiscences de ce corps. Quant à saint Augustin, il se jugeait vraiment
digne de perdre les yeux du corps, à cause de ses péchés, Car tout pécheur mérite
la mort corporelle et non seulement l’éternelle, mais il n’avait nul désir de
s’enlever la vue.
2. La raison
donnée dans cette objection se rapporte à la douleur qui est dans la raison.
Quant à la raison du celle s’applique à la douleur de sensibilité.
Objections :
1. Il semble que
nous ne devrions pas avoir plus de douleur d’un péché que d’un autre. Saint
Jérôme loue sainte Paule de ce qu’elle pleurait les plus petits péchés tout
comme les grands. C’est donc que nous ne devons pas pleurer un péché plus qu’un
autre.
2. Le mouvement de
contrition est instantané. Or un seul mouvement ne peut pas avoir en même temps
divers degrés d’intensité. La contrition ne doit donc pas être plus grande pour
un péché que pour un autre.
3. C’est surtout
en tant que le péché nous détourne de Dieu, qu’on en a la contrition. Or, en ce
mouvement d’aversion, tous les péchés se ressemblent, puisque tous enlèvent la
grâce qui unit l’âme à Dieu. On doit donc avoir égale contrition de tous les
péchés mortels.
Cependant :
1. On dit dans le
Deutéronome : "A la mesure du péché, sera la mesure des coups". Or
c’est dans la contrition, que s’établit la proportion des coups avec le péché,
puisque la contrition implique la résolution de satisfaire. La contrition doit
donc être plus grande pour un péché que pour l’autre.
2. D’ailleurs,
l’homme doit avoir la contrition de ce qu’il devait éviter. Or si l’homme se
trouvait dans l’alternative de faire l’un ou l’autre de deux péchés, il devrait
éviter le plus grave, plutôt que l’autre. Ainsi donc doit-il de même avoir plus
de contrition d’un péché, que d’un autre.
Conclusion :
De la contrition
nous pouvons parler de deux façons :
- 1° en tant
qu’elle correspond à chaque péché pris en particulier. Ainsi considérée, la
douleur de contrition, en tant qu’elle est douleur de volonté, doit être plus
grande pour un péché plus grave, parce que la raison de cette douleur,
l’offense de Dieu, est plus grande dans un péché que dans l’autre, un acte plus
désordonné offensant Dieu davantage. De même aussi la douleur de sensibilité,
en tant qu’elle est volontairement excitée comme expiation du péché, doit être
plus grande pour un plus grand péché qui mérite une plus grande peine. Cependant
le degré de cette même douleur, en tant qu’elle résulte de l’impression de
l’appétit supérieur sur l’inférieur, dépend de la disposition de la sensibilité
à recevoir l’impression de la volonté et non pas de la gravité du péché.
- 2° La
contrition peut être considérée en tant qu’elle porte sur tous les péchés en
même temps, comme dans l’acte de la justification. Cette contrition générale
elle-même, ou bien procède d’une considération distincte de chaque péché,
auquel cas, son acte bien qu’il soit un, contient virtuellement cette
distinction des péchés ; ou bien elle implique au moins la volonté de penser à
chacun des péchés et par conséquent une disposition habituelle à regretter l’un
plus que l’autre.
Solutions :
1. Sainte Paule
n’est pas louée de ce qu’elle pleurait également tous les péchés, mais de ce
qu’elle pleurait de petits péchés autant que d’autres en auraient pleuré de
grands. Quant à elle-même, elle eût pleuré beaucoup plus encore des fautes plus
graves.
2. Dans cet acte
instantané de contrition, bien qu’on ne puisse pas trouver actuellement la
distinction d’intention portant sur chacun des différents péchés, on l’y trouve
virtuellement, comme on l’a dit dans la conclusion. On l’y trouve aussi d’une
autre façon, en tant que chaque péché a une certaine
relation avec l’offense de Dieu qui, dans cette contrition générale, est
l’objet du regret du coeur contrit. Celui qui aime un tout, aime en puissance
ses parties, bien qu’il ne les aime pas en acte, et de cet amour en puissance,
il les aime plus ou moins selon la relation qu’elles ont avec le tout. C’est
ainsi que celui qui aime une communauté, aime chacun de ses membres, mais plus
ou moins, selon les relations de chacun avec le bien de la communauté. De même,
celui qui regrette d’avoir offensé Dieu, a un regret implicitement différent de
ses différents péchés, selon que, par eux, il a plus ou moins offensé Dieu.
3. Bien que tout
péché mortel nous détourne de Dieu en nous enlevant la grâce, cependant l’un
nous éloigne de Dieu plus que l’autre, en tant que son désordre est plus en
désaccord que celui de l’autre péché, avec l’ordre de la divine bonté.
Ayant maintenant
à traiter du temps de la contrition, nous nous poserons trois questions : - 1.
La contrition doit-elle durer toute la vie ? - 2. Est-il expédient de pleurer
continuellement le péché ? - 3. Est-ce qu’après cette vie, les âmes séparées
ont encore la contrition de leurs péchés ?
Objections :
1. Il semble que
la contrition ne doive pas durer tout le temps de cette vie. Il en est de la
douleur du péché commis, comme de sa honte. Or la honte du péché ne dure pas
toute la vie, car ainsi que le dit saint Ambroise de Milan : "Il n’a plus
de quoi rougir, celui auquel le péché a été remis". Il semble donc qu’il
en faille dire autant de cette douleur qu’est la contrition.
2. Saint Jean (4,
18) nous dit que "la charité chasse la crainte, parce que la crainte a
quelque chose de pénal" ; or la douleur aussi a quelque chose de pénal. La
douleur de contrition ne peut donc pas demeurer, quand vient l’état de charité
parfaite.
3. La douleur,
ayant pour objet propre le mal présent, ne peut avoir pour objet le passé, que
si quelque chose du péché passé demeure dans le présent. Or on peut arriver
quelquefois, en cette vie, à un état où il ne reste plus rien du péché passé,
ni disposition mauvaise, ni faute, ni dette d’aucune sorte. On n’a donc plus
alors à pleurer ce péché.
4. L’Epître aux
Romains (8, 28) nous dit que "tout sert au bien de ceux qui aiment
Dieu," même leurs péchés, ajoute la Glose. Il ne faut donc plus pleurer le
péché après sa rémission.
5. La contrition
est une partie de la pénitence correspondant à cette autre partie qu’est la
satisfaction. Or la satisfaction ne doit pas durer toujours, donc non plus la
contrition.
Cependant :
1. Saint Augustin
nous dit, dans le Livre De pœnitentia : "Dès que la douleur cesse, la
pénitence fait défaut et où manque la pénitence, rien ne reste du pardon".
Il semble donc que, devant ne pas perdre le pardon qui nous a été concédé, nous
devions toujours pleurer le péché.
2. D’ailleurs, on
nous dit dans l’Ecclésiastique "Au sujet du péché pardonné, ne sois pas
sans crainte". L’homme doit donc avoir toujours la douleur des péchés,
pour en avoir le pardon.
Conclusion :
Dans la
contrition, comme on l’a dit, il y a une double douleur, une douleur de raison
qui est la détestation du péché qu’on a commis, et une douleur de sensibilité
qui est la conséquence de la première. Ces deux douleurs doivent durer, tant
que dure l’état de la vie présente. Car tant qu’un voyageur est en chemin, il regrette
les obstacles qui empêchent ou retardent son arrivée au terme. Or le retard que
le péché passé a mis à la course de notre vie vers Dieu demeure, puisque nous
ne pouvons pas retrouver ce temps du péché qui aurait dû être employé à courir.
Il faut donc que, pendant tout le cours de cette vie, la contrition demeure en
tant qu’elle est une détestation du péché.
De même elle
doit demeurer en tant que douleur sensible voulue comme peine, par la volonté.
L’homme, en effet, ayant mérité, en péchant, une peine éternelle, et péché
contre un Dieu éternel, doit du moins en garder la douleur pendant toute son
éternité d’homme, c’est-à-dire pendant toute la vie d’ici-bas, quand la peine
éternelle a été commuée en peine temporelle. C’est pourquoi Hugues de Saint-Victor
nous dit : "Dieu déliant l’homme de la faute et de la peine éternelle, le
lie du lien d’une perpétuelle détestation du péché".
Solutions :
1. La confusion
n’a pour objet que ce qu’il y a de turpitude dans le péché ; une fois le péché
remis quant à la faute, il n’y a plus lieu d’en avoir honte ; mais il y a place
encore pour la douleur qui n’a pas seulement pour objet ce qu’il y a de honteux
dans la faute, mais aussi ce qu’elle a de nuisible.
2. La crainte
servile, que la charité chasse, est en opposition avec la charité, à raison de
sa servilité qui s’inquiète surtout de la peine. La douleur de contrition, au
contraire, a sa cause dans la charité, comme on l’a
dit. Il n’y a donc point parité.
3. Même quand, par
la pénitence, le pécheur revient à son ancien état de grâce et se libère de
toute dette de peine, il ne revient jamais à la dignité première de son
innocence et par conséquent, il reste toujours en lui quelque chose de son
péché passé.
4. De même que
l’homme ne doit jamais faire le mal pour qu’en advienne le bien, ainsi ne doit-il
jamais se réjouir du mal à cause des biens qui, à l’occasion de ce mal, lui
sont arrivés par la grâce de Dieu et l’action de la Providence. Ce ne sont pas
les péchés qui ont été la cause de ces biens, ils leur ont plutôt fait obstacle
; cette cause est en la divine Providence et c’est de son action que l’homme
doit se réjouir, tout en pleurant ses péchés.
5. La satisfaction
a pour objet une peine limitée qui doit être infligée pour le péché ; elle peut
donc avoir un terme au-delà duquel on n’a plus à satisfaire. Cette peine répond
principalement au mouvement de conversion d’où la faute à son caractère fini. La
douleur de contrition, au contraire, répond au mouvement d’aversion d’où la
faute reçoit un certain caractère d’infini. De là vient que la contrition doit
toujours durer et il n’y a rien d’irrationnel ce qu’elle demeure, alors que la
satisfaction est terminée.
Objections :
1. Il semble qu’il
ne soit pas bon de pleurer continuellement le péché. Il est en effet bon
parfois de se réjouir, comme on le voit par cette parole de saint Paul aux
Philippiens : "Réjouissez-vous dans le Seigneur, toujours", parole
que la glose ordinaire commente en disant qu'"il est nécessaire de se
réjouir". Or il n’est pas possible de se réjouir et de pleurer en même
temps. Donc il n’est pas bon de pleurer continuellement le péché
2. La tristesse
perpétuelle est mauvaise, d’où l’Ecclésiastique, après avoir dit : "Chasse
loin de toi la tristesse", ajoute : "Car la tristesse tue beaucoup de
gens et n’a aucune utilité". C’est ce que dit expressément aussi Aristote.
On ne doit donc pas pleurer son péché plus qu’il ne faut pour que ce péché soit
effacé. Mais aussitôt après la première tristesse de contrition, le péché est
effacé. Il n’est donc pas bon de pleurer plus longtemps.
3. Saint Bernard
nous dit : "La douleur est bonne, si elle n’est pas continuelle, car il
faut mêler le miel à l’absinthe". Il semble donc qu’il ne soit pas bon
d’avoir une douleur continuelle.
Cependant :
Voici ce que dit
saint Augustin : "Que le pénitent pleure toujours et se réjouisse de sa
douleur".
D’ailleurs il
nous est bon d’exercer continuellement, autant que possible, les actes dans
lesquels consiste la béatitude. Or la douleur du péché est un de ces actes,
comme on le voit par cette parole du Seigneur : "Bienheureux ceux qui
pleurent". Il nous est donc bon d’entretenir continuellement notre douleur
autant que possible.
Conclusion :
Un des
caractères reconnus des actes de vertu, c’est que ces actes ne peuvent pas être
vertueux à l’excès ou insuffisamment, comme le prouve Aristote. D’où, la
contrition étant un acte de la vertu de pénitence, en tant qu’elle est un
certain déplaisir dans la volonté, on ne peut pas trop en avoir ni quant à
l’intensité, ni quant à sa durée, sauf au temps où cet acte de vertu
empêcherait l’acte d’une autre vertu plus nécessaire à ce même moment. D’où il
suit que plus un homme peut se tenir continuellement en ces actes de déplaisir,
mieux il s’en trouve, pourvu qu’il vaque en temps voulu aux actes des autres
vertus, selon qu’il en a le devoir.
Les passions, au
contraire, peuvent être excessives ou insuffisantes et quant à l’intensité et
quant à la durée. C’est pourquoi la douleur de sensibilité, que la volonté
provoque librement (dans l’acte de contrition), doit être modérée dans sa
durée, comme elle doit être modérée dans son intensité, de peur que l’homme ne
tombe dans le désespoir, la pusillanimité ou autres défauts de même genre.
Solutions :
1. La douleur de
contrition empêche la joie mondaine, mais non pas la joie de Dieu, car cette
douleur est elle-même matière de joie spirituelle.
2. Cette parole de
l’Ecclésiastique s’applique à la tristesse mondaine et celle d’Aristote à la
tristesse de sensibilité, dont il faut user modérément, dans la mesure où elle
est utile à la fin pour laquelle on la provoque.
3. Saint Bernard
parle de la douleur de sensibilité.
Objections :
1. Il semble que,
même après cette vie, les âmes gardent la contrition de leurs péchés. C’est,
l’amour de charité qui cause le déplaisir du péché. Or dans les âmes, après
cette vie, la charité demeure et comme acte et tomme disposition habituelle,
puisque "la charité jamais ne disparaît", comme le dit saint Paul.
Les âmes gardent donc ce déplaisir du péché commis, qu’est essentiellement la
contrition.
2. La faute est
plus à regretter que la peine. Or les âmes du purgatoire gémissent sur leur peine
sensible et le retard de leur glorification. A plus forte raison, doivent-elles
gémir sur la faute qu’elles ont commises.
3. La peine du
purgatoire est satisfaction pour le péché. Or la satisfaction reçoit son
efficacité de la contrition. C’est donc que la contrition persiste après cette
vie.
Cependant :
1. La contrition
est une partie du sacrement de pénitence. Or il n’y a plus de sacrement après
cette vie ; donc plus de contrition.
2. De plus, la
contrition peut être si grande qu’elle efface et la faute et la peine. Si donc
les âmes du purgatoire pouvaient encore avoir la contrition, il leur serait
possible d’obtenir, par la vertu de cette contrition, la rémission de leur dette
de peine et de se délivrer ainsi de la peine du sens, ce qui est faux.
Conclusion :
Dans la
contrition, il y a trois choses à considérer :
- 1° le principe
générique de la contrition, qui est la douleur ;
- 2° la forme de
la contrition, car elle est un acte de vertu informé par la grâce ;
- 3°
l’efficacité de la contrition, car elle est un acte méritoire, sacramentel et,
d’une certaine façon, satisfactoire.
Les âmes qui,
après cette vie, sont reçues dans la patrie, ne peuvent avoir la contrition, puisque
la plénitude de leur joie en exclut toute douleur. Les damnés, qui sont en
enfer, n’ont également aucune contrition, parce que, tout en ayant la douleur,
ils n’ont pas la grâce qui donne à cette douleur sa forme de contrition. Quant
aux âmes qui sont en purgatoire, elle son grâce donne sa forme, mais qui n’est
pas méritoire, parce qu’elles ne sont plus en l’état où l’on mérite. C’est en
cette vie seulement que peuvent se trouver réunis ces trois éléments de la
contrition.
Solutions :
1. La charité ne
cause cette douleur, que dans ceux qui sont capables de douleur. Or la
plénitude de joie des bienheureux leur enlève toute capacité d’éprouver de la
douleur. C’est pourquoi, tout en ayant la charité, ils n’ont plus de
contrition.
2. Les âmes, en
purgatoire, pleurent leurs péchés. ; Mais cette douleur n’est plus une vraie
contrition, parce qu’il lui manque l’efficacité de la contrition.
3. Cette peine,
que souffrent les âmes du Purgatoire, ne peut pas être appelée satisfaction
proprement dite, car, pour cette satisfaction, il faut un acte méritoire. Mais
on appelle satisfaction au sens large, tout acquit de dette pénale.
Nous devons
maintenant considérer l’effet de la contrition, et cette considération soulève
trois questions : - 1. La rémission du péché est-elle l'effet de la contrition
? - 2. La contrition peut-elle enlever toute dette de peine ? - 3. Une faible
contrition suffit-elle à effacer de grands péchés ?
Objections :
1. Il semble que
la rémission du péché ne soit pas l’effet de la contrition. Dieu seul remet les
péchés. Or de la contrition nous sommes cause nous-mêmes d’une certaine façon,
puisqu’elle est notre acte. La contrition n’est donc pas cause de la rémission.
2. La contrition
est un acte de vertu. Or la vertu ne vient qu’après la rémission des péchés,
car la vertu et la faute ne se trouvent pas simultanément dans l’âme. La
contrition n'est donc pas la cause de la rémission du péché.
3. Rien, si ce
n’est la faute, ne nous empêche de recevoir l’eucharistie Or le pécheur contrit
ne doit pas aller à la communion avant de s’être confessé. C’est donc qu’il n’a
pas encore obtenu la rémission de sa faute.
Cependant :
1. Voici ce que nous
dit la Glose au sujet de ce verset du psaume 50 : "Le vrai sacrifice pour
Dieu, c’est l’esprit contrit... La contrition du coeur est le sacrifice qui
nous délie de nos péchés".
2. De plus, la
vertu et le vice sont en telles relations, que les mêmes causes qui corrompent
l’un engendrent l’autre, comme dit Aristote. Or ç’est l’amour désordonné, dans
le coeur, qui nous fait commettre le péché. Ce sera donc la douleur causée par
l’amour ordonné de charité, qui nous déliera du péché, et c’est ainsi que la contrition
efface le péché.
Conclusion :
La contrition
peut être considérée de deux façons, ou comme partie du sacrement, ou comme
acte de vertu, et, des deux façons, elle est cause de la rémission du péché,
mais pas de la même manière :
- 1° En tant que
partie du sacrement, elle opère la rémission du péché, par manière de cause
instrumentale, comme on l’a vu pour les autres sacrements.
- 2° Mais, en
tant qu’acte de vertu, elle opère comme cause matérielle de la rémission du
péché, étant une disposition qui appelle nécessairement la justification. La
disposition, en effet, se ramène à la cause matérielle, s’il s’agit d’une
disposition qui prépare une matière à la réception de la forme. Il en va tout
autrement de la disposition de l’agent à l’action ; celle-ci se ramène à la
cause efficiente.
Solutions :
1. Dieu seul est
cause efficiente principale de la rémission du péché. Mais il peut y avoir, de
notre part, une causalité dispositive et même aussi sacramentelle, puisque les
formes des sacrements sont des paroles que nous prononçons et qui ont la
puissance instrumentale d’introduire en nous la grâce qui remet les péchés.
2. La rémission
d’un péché précède, d’une certaine manière, la vertu et l’infusion de la grâce,
et d’une autre manière les suit ; et en tant qu’elle les suit, l’acte de la
vertu peut avoir une certaine causalité dans la rémission du péché.
3. La distribution
de l’eucharistie est confiée aux ministres de l’Église, et c’est pour cette
raison que le pécheur ne doit pas se présenter à la communion, avant la
rémission de son péché par les ministres de l’Église, bien que, devant Dieu, sa
faute lui soit déjà remise.
Objections :
1. Il semble bien
que la contrition ne puisse pas enlever toute dette de peine. Cette libération
de la dette de peine est le but de la satisfaction et de la confession. Or
personne n’arrive à être si parfaitement contrit, qu'il ne doive encore se
confesser et satisfaire. C’est donc que la contrition n’est jamais si grande,
qu’elle supprime toute notre dette.
2. Dans la
pénitence, il doit y avoir une certaine compensation de la peine que méritait
la faute. Or certaines fautes se commettent avec les membres du corps, et comme
il faut que pour la juste compensation de la peine, le pécheur "ait à
souffrir de ce par quoi il a péché", il semble que la contrition ne puisse
jamais nous libérer de la peine de telles fautes.
3. La douleur de
contrition est quelque chose de fini. Or c’est une peine infinie qui est due à
certains péchés, à savoir, aux péchés mortels. Jamais donc la contrition ne
peut être si grande, qu’elle emporte toute la peine.
Cependant :
1. Dieu agrée plus
le sentiment du coeur, que l’acte extérieur. Or par les actes extérieurs,
l’homme est libéré de la faute et de la peine. Il doit donc en être de même de
ce sentiment du coeur qu’est la contrition. Nous en avons d’ailleurs un exemple
dans le bon larron auquel Notre Seigneur a dit pour un seul acte de pénitence
"Aujourd’hui, tu seras avec moi en paradis".
2. Quant à la
question de savoir si la dette de peine est toujours totalement enlevée par la
contrition, elle a été traitée à propos de la pénitence.
Conclusion :
L’intensité de
la contrition peut être considérée de deux façons :
- 1° du côté de
la charité qui cause ce déplaisir et cet acte de charité peut avoir une telle
intensité que la contrition qui en est la conséquence, mérite non seulement le
pardon de la faute, mais aussi la libération de toute peine ;
- 2° du côté de
la douleur sensible qu’excite la volonté dans la contrition, et cette douleur
étant elle-même une peine, elle peut être si grande qu’elle suffise à effacer à
la fois la faute et sa dette de peine.
Solutions :
1. Le pénitent ne
peut jamais être certain que sa contrition soit suffisante pour la rémission de
la faute et de la peine et, par conséquent, il est tenu de se confesser et de
satisfaire. Il y est d’autant plus tenu que la contrition n’est pas vraie, si
elle n’inclut pas la résolution de se confesser, résolution qui doit aboutir à
une confession effective, à raison aussi du précepte obligeant à la confession.
2. De même que la
joie intérieure rayonne jusqu’aux parties extérieures du corps, ainsi la
douleur intérieure a-t-elle son retentissement jusque dans les membres du
corps, selon cette parole des Proverbes (17, 22) : "L’esprit triste
dessèche les os".
3. La douleur de
la contrition est, il est vrai, finie quant à son
intensité, comme aussi est finie la peine due au péché mortel. Mais elle a une
vertu infinie, de par la charité qui lui donne sa forme et, à ce titre, elle a
suffisamment de valeur pour effacer la faute et la dette de peine.
Objections :
1. Il semble
qu’une faible contrition ne suffise pas à la rémission de grands péchés. La
contrition, en effet, est une médecine. Or une médecine corporelle qui guérit
une légère maladie, ne suffit pas à en guérir une plus grave. Donc un minimum
de contrition ne suffit pas à effacer de très grands péchés.
2. Comme nous
l’avons dit précédemment, on doit avoir une plus grande contrition des péchés
qui sont plus graves. Or la contrition n'efface pas les péchés, si elle n’est
pas ce qu’elle doit être. Donc un minimum de contrition ne saurait effacer tous
les péchés.
Cependant :
La grâce
sanctifiante, à n’importe quel degré, efface tout péché mortel, parce que grâce
sanctifiante et péché mortel sont incompatibles. Or toute contrition est
vivifiée par la grâce sanctifiante. Si petite qu’elle soit, elle efface donc
toute faute.
Conclusion :
Dans la
contrition, comme nous l’avons souvent dit, il y a une double douleur :
- 1° Il y tout
d’abord une douleur de raison qui est le regret du péché commis et cette
douleur peut être si faible qu’elle ne suffise pas à constituer une vraie
contrition. Ce serait le cas si le pénitent regrettait moins son péché, qu’il
ne doit regretter d'être séparé de sa fin dernière. C’est ainsi que l’amour de
Dieu peut être si faible qu’il n’y en ait pas assez pour constituer le
véritable amour de charité.
- 2° Il y a
aussi dans la contrition une autre douleur, la douleur de sensibilité. La
faiblesse de cette douleur n’empêche pas la vraie contrition, parce qu’elle
n’est pas essentielle à la contrition ; elle y est jointe comme par accident
et, de plus, elle n’est pas pleinement en notre pouvoir. Il faut donc dire que,
si faible que soit la douleur, pourvu que ce soit une douleur de vraie contrition,
elle efface toute faute.
Solutions :
1. Les médecines
spirituelles reçoivent une efficacité infinie de la vertu infinie qui opère en
elles. C’est pourquoi la même médecine, qui suffit à la guérison d’un moindre
péché, suffit aussi à la guérison d’un grand péché. On le voit par le baptême
qui efface grands et petits péchés. Ainsi en va-t-il de la contrition pourvu
qu’elle ait ce qu’exige une vraie contrition.
2. Il est
inévitable que le même pénitent regrette selon que ces péchés sont plus ou
moins en opposition avec l’amour qui cause la douleur. Si toutefois un autre
pénitent n’a, pour un péché plus grand, qu’une douleur égale à celle du premier
pour un moindre péché, elle suffirait encore au pardon de la faute.
Nous devons
maintenant traiter de la confession :
1° De sa
nécessité ;
2° De sa nature
;
3° De son
ministre ;
4° Des qualités
qu’elle requiert ;
5° De son effet
;
6° De son
secret.
Sur le premier
point, six questions se posent : - 1. La confession est-elle nécessaire au
salut ? - 2. Est-elle de droit naturel ? - 3. Tous sont-ils tenus à la
confession ? - 4. Est-il permis de confesser un péché qu’on n’a pas commis ? - 5.
Est-on tenu de se confesser aussitôt après le péché ? - 6. Est-il possible
qu’un pécheur soit dispensé de confesser ses péchés un confesseur ?
Objections :
1. Il semble que
la confession ne soit pas nécessaire au salut. Le sacrement de pénitence est en
effet ordonné à la rémission de la faute. Or cette rémission est suffisamment
assurée par l’infusion de la grâce. Il n’est donc pas nécessaire de se
confesser pour faire pénitence du péché.
2. Certains
pécheurs ont reçu le pardon de leurs péchés, sans que l’Écriture nous dise
qu’ils se soient confessés, tels saint Pierre, sainte Marie Madeleine et saint
Paul. Mais la grâce de la rémission des péchés n’est pas moins efficace
aujourd’hui qu’elle ne l’était alors. Donc, maintenant encore, il n’est pas de
nécessité de salut que le pénitent se confesse.
3. C’est pour le
péché qui nous vient d’autrui que nous devons recevoir d’autrui le remède.
Quant au péché actuel que chacun commet de son propre mouvement, c’est de nous-même
seulement que nous pouvons tirer le remède. Or c’est ce péché qui est l’objet
de la pénitence. Elle ne requiert donc pas nécessairement la confession.
4. La confession
est exigée dans le jugement pour qu’on inflige une peine proportionnée à la
faute, mais le pénitent peut, de lui-même, s’infliger une peine plus grande que
celle qui lui serait infligée par un autre. Il semble donc bien que la
confession ne soit pas de nécessité de salut.
Cependant :
1. Boèce nous dit
: "Si tu veux le secours du médecin, il te faut lui découvrir ton
mal". Or il est de nécessité de salut que l’homme reçoive du médecin le
remède à ses péchés et, par conséquent aussi, qu’il découvre son mal par la
confession.
2. De plus, dans
le jugement séculier, le même homme ne peut pas être juge, accusateur et
coupable Or le jugement spirituel est encore mieux ordonné. Donc le pécheur,
qui est le coupable, ne peut pas être son propre juge, mais doit être jugé par
un autre et par conséquent se confesser.
Conclusion :
La passion du
Christ, sans la vertu de laquelle, ni le péché originel, ni l’actuel ne sont
remis, opère en nous par les sacrements que nous recevons et auxquels elle
donne leur efficacité. C’est pourquoi la rémission du péché actuel et du péché
originel exige l’action d’un sacrement de l’Église réellement reçu, ou du moins
désiré, quand la nécessité des circonstances et non point le mépris exclut la
réception réelle du sacrement. Par conséquent, les sacrements, qui ont pour
objet la rémission d’une faute incompatible avec le salut, sont de nécessité de
salut, et de même que le baptême, qui efface le péché originel, est de
nécessité de salut, ainsi en va-t-il du sacrement de pénitence. Celui qui
demande le baptême se soumet aux ministres de l’Église auxquels appartient la
dispensation du sacrement ; ainsi celui qui confesse son péché se soumet-il au
ministre de l’Église pour en recevoir la rémission par le sacrement de
pénitence que lui donne le ministre. Mais ce ministre ne peut pas donner de
remède approprié sans la connaissance du péché, et c’est par la confession du
pécheur qu’il obtient cette connaissance. Voilà pourquoi la confession est de
nécessité de salut pour celui qui est tombé dans le péché mortel actuel.
Solutions :
1. L’infusion de
la grâce suffit à la rémission de la faute et cependant après cette rémission,
le pécheur reste encore débiteur d’une peine temporelle. Mais c’est par le
moyen des sacrements que nous devons obtenir l’infusion de la grâce. Avant de
les avoir reçus en acte ou en désir, personne n’obtient la grâce, comme on le
voit par le baptême, auquel la confession doit être assimilée. De plus, la
honte de la confession, la vertu du pouvoir des clefs auquel le pénitent se
soumet, la pénitence qui lui est imposée par le prêtre en proportion de la
gravité des péchés confessés, concourent à l’expiation de la peine temporelle.
Ce n’est cependant pas en tant que moyen de rémission pour la peine du péché,
que la confession est de nécessité de salut. Cette peine, à laquelle e pénitent
reste obligé après le pardon de sa faute, n’est qu’une peine temporelle. On
peut donc, sans la payer en la vie d’ici-bas, rester dans la voie du salut.
Mais la confession est de nécessité de salut, parce qu’elle concourt, de la
façon que nous avons dite, à la rémission de la faute elle-même.
2. Il est possible
que les pécheurs précités aient confessé leurs péchés, bien que l’Écriture n’en
dise rien, car il y a eu beaucoup de faits qui n’ont pas été consignés dans l’Écriture.
D’ailleurs le Christ a, en matière sacramentelle, un pouvoir d’excellence qui
lui a permis de donner la grâce du sacrement sans les actes requis pour le sacrement.
3. Le péché que
nous recevons d’autrui, à savoir le péché originel, peut être guéri par un
remède purement extérieur, comme c’est le cas pour les petits enfants baptisés.
Quant au péché actuel, que chacun commet de son propre mouvement, il ne peut
être expié sans que celui qui a péché coopère à cette expiation. Cependant le
pécheur ne peut pas, de lui-même, suffire à l’expiation, comme il a suffi au
péché ; car si le péché est quelque chose de fini du côté du mouvement de
conversion par lequel le pécheur se replie sur lui-même, il a quelque chose
d’infini du côté du mouvement d’aversion à l’égard de Dieu. A ce titre, le
principe de la rémission doit être extérieur au pécheur, "car ce qui est
au terme d’une génération est au principe du vouloir de cette génération"
comme dit Aristote. C’est ainsi que le péché actuel, lui aussi, doit recevoir
son remède d’autrui.
4. La pénitence,
qui est imposée dans la satisfaction, pour l’expiation de la peine du péché,
n’est jamais suffisante par sa propre quantité ; c’est de la vertu
sacramentelle et en tant que partie du sacrement qu’elle reçoit sa suffisance.
Il faut donc qu’elle soit imposée parles dispensateurs des sacrements, et par
conséquent nécessairement précédée de la confession.
Objections :
1. Il semble bien
que la confession soit de droit naturel. Adam et Caïn n’étaient tenus qu’aux
obligations de droit naturel. Or on leur reproche de n’avoir pas confessé leur
péché. C’est donc que la confession est de droit naturel.
2. Les préceptes
de l’ancienne Loi, qui sont restés dans la nouvelle, sont de droit naturel. Or
la confession était déjà de précepte dans l’ancienne Loi puisqu’il est dit dans
Isaïe (43, 26) : "Si tu as quelque chose à dire, parle toi-même, afin que
tu sois justifié". Elle est donc de droit naturel.
3. Job n’était
soumis qu’à la loi naturelle. Or lui-même confessait ses péchés, comme on le
voit par ce qu’il dit (31, 33) : "Je n’ai point caché, comme l’homme, mon
péché". La confession est donc de droit naturel.
Cependant :
1. Saint Isidore
de Séville nous dit que le droit naturel est le même pour tous. Mais la
confession ne se trouve pas de la même façon chez tous les hommes. Donc elle
n’est pas de droit naturel.
2. De plus, la
confession se fait à celui qui a le pouvoir des clefs. Or le pouvoir des clefs
n’est pas dans l’Église une institution de droit naturel, et donc non plus la
confession.
Conclusion :
Les sacrements
sont des protestations de foi et doivent être par conséquent proportionnés à la
foi. Or la foi est au-dessus de notre connaissance de raison naturelle et par
conséquent les sacrements sont au-dessus des inti mations de la raison
naturelle. D’ailleurs le droit naturel est celui qui n’a pas son origine dans l’opinion,
mais qu’une force innée nous intime en notre intérieur, comme dit Cicéron.
C’est pourquoi les sacrements ne sont pas de droit naturel, mais de droit
divin. Ce droit divin est quelquefois dit naturel en tant que ce qui est imposé
à chaque être par son Créateur, lui est naturel. Cependant le naturel
proprement dit est ce qui résulte des principes mêmes de la nature. Or au-dessus
de la nature sont les effets que Dieu se réserve d’opérer lui-même, soit par le
ministère de la nature, soit dans les oeuvres miraculeuses, soit dans la
révélation des mystères, soit dans l’institution des sacrements. Ainsi la
confession, qui est de nécessité sacramentelle, n’est pas de droit naturel,
mais de droit divin.
Solutions :
1. Adam est blâmé
de ce qu’il n’a pas reconnu son péché devant Dieu, car la confession à Dieu,
par la reconnaissance du péché, est de droit naturel. Mais la confession dont
il est maintenant question, est la confession faite à l’homme. On peut dire
aussi que la confession est de droit naturel, dans le cas où le coupable, mis
en jugement, est interrogé par le juge, car alors le pécheur ne doit pas mentir
pour excuser son péché ou le nier. C’est de cela qu’Adam et Caïn sont blâmés.
Mais la confession qu’on fait spontanément à un homme, pour obtenir de Dieu le
pardon de ses péchés n’est pas de droit naturel.
2. Les préceptes
naturels restent les mêmes dans la loi de Moïse et dans la Loi Nouvelle. La
confession, au contraire, bien qu’elle existât d’une certaine façon dans la loi
de Moïse, ne s’y faisait pas de la même manière que dans la loi nouvelle ou
dans la loi naturelle. La loi naturelle ne demandait au pécheur que de
reconnaître intérieur devant Dieu, son péché. Dans la loi de Moïse, le pécheur
devait déclarer publiquement son péché par quelque signe extérieur, comme par
l’offrande de l’hostie pour le péché, par laquelle les hommes, eux aussi,
pouvaient savoir qu’il avait péché. Mais il n’avait pas à manifester quel péché
spécial il avait commis, ni les circonstances de ce péché, comme il doit le faire
dans la Loi Nouvelle.
3. Job parle de
cette dissimulation du péché qui est le fait du coupable surpris en faute et
niant ou excusant son péché, comme on peut le voir par la Glose.
Objections :
1. Il semble bien
que la confession ne soit pas obligatoire pour tous. "La pénitence est une
seconde planche après le naufrage" comme dit saint Jérôme. Mais il en est
qui ne font pas naufrage après le baptême. A ceux-là, la pénitence ne convient
pas, ni par conséquent la confession qui est une partie de la pénitence.
2. A n’importe
quel tribunal, c’est devant un juge que doit se faire la confession de la
faute. Or il est des hommes qui n’ont pas de juge humain au-dessus d’eux. Ceux-là
ne sont donc pas tenus à la confession.
3. Il en est qui
n’ont que des péchés véniels. Or on n’est pas tenu à la confession des péchés
véniels. C’est donc que tout le monde n’est pas obligé à se confesser.
Cependant :
1. La confession
est, au même titre que la contrition et la satisfaction, une des parties de la
pénitence. Or tous sont tenus à la contrition et à la satisfaction ; donc aussi
à la confession.
2. D’ailleurs
cette obligation est manifeste depuis le décret sur la pénitence ou il est dit
que "tous les fidèles de l’un et l’autre sexe, dès qu’ils sont arrivés à
l’âge de discrétion, sont tenus de confesser leurs péchés".
Conclusion :
Nous sommes
tenus de deux façons à la confession :
- 1° Nous y
sommes obligés d’abord de droit divin, en tant qu’elle est médecine morale et,
à ce titre, ceux-là seuls y sont tenus qui ont commis le péché mortel après le
baptême.
- 2° Nous y
sommes obligés aussi par le droit positif, et, de cette façon, tous les fidèles
y sont obligés en vertu de la loi portée par le concile général tenu sous le
pape Innocent III. Cette loi a pour but, soit d’obliger chaque fidèle à se
reconnaître pécheur car "tous ont péché et ont besoin de la grâce de
Dieu", soit d’assurer une plus grande révérence à l’égard de la communion,
soit de donner aux recteurs des églises le moyen de connaître leurs sujets, et
d’empêcher que le loup ne se cache dans le troupeau.
Solutions :
1. Bien que
l’homme puisse éviter en cette vie mortelle le naufrage du péché mortel après
le baptême, il ne peut pas éviter les péchés véniels qui le disposent au
naufrage et auxquels la pénitence doit aussi porter remède. La pénitence et par
conséquent la confession ont donc encore leur utilité, même pour ceux qui ne
pèchent pas mortellement.
2. Il n’est
personne qui n’ait pour juge le Christ auquel on doit se confesser par
l’intermédiaire de celui qui en tient la place. Bien que le confesseur soit
inférieur au prélat pénitent en tant que celui-ci est prélat, il lui est
supérieur en tant que le prélat est pécheur et le confesseur ministre du
Christ.
3. Ce n’est pas en
vertu de l’obligation même du sacrement, mais en vertu de la loi de l’Église,
qu’on est tenu à se confesser, quand on n’a que des péchés véniels.
Ou bien on peut
dire, avec certains théologiens, que la Décrétale précitée n’oblige à la
confession que ceux qui ont des péchés mortels. Cela ressortirait de ce qu’elle
déclare qu’on doit confesser tous ses péchés, ce qui ne peut s’entendre des
péchés véniels, puisque personne ne peut les confesser tous. D’après cette
opinion, celui qui n’a pas de péché mortel n’est pas tenu à la confession des
véniels. Il lui suffit, pour accomplir le précepte de l’Église, de se présenter
au prêtre et de déclarer qu’il n’a conscience d’aucun péché mortel, ce qui lui
tient lieu de confession.
Objections :
1. Il semble qu’il
soit permis de confesser un péché qu’on n’a pas commis. Saint Grégoire le Grand
dit en effet que "c’est le fait des bonnes âmes de voir des fautes où il
n’y en a pas". C’est donc à une bonne âme qu’il appartient de confesser
des fautes qu’elle n’a pas commises.
2. Celui qui, par
humilité, s’estime pire qu’un autre qui est manifestement pécheur, doit être
loué de ce sentiment. Or il lui est permis de confesser, de bouche, ce qu’il a
dans son coeur et par conséquent de dire ses péchés plus graves qu’ils ne sont
en réalité.
3. Il arrive
parfois que le pénitent doute si tel péché est mortel ou véniel et en pareil
cas il doit, semble-t-il, le confesser comme s’il était mortel. On doit donc
quelquefois confesser un péché qu’on n’a pas commis.
4. La satisfaction
se règle d’après la confession. Or on peut satisfaire pour des péchés qu’on n’a
pas commis, donc aussi les confesser.
Cependant :
1. Quiconque dit
avoir fait ce qu’il n’a pas fait, commet un mensonge. Mais personne ne doit
mentir en confession, puisque tout mensonge est un péché. Donc personne ne doit
confesser un péché qu’il n’a pas commis.
2. De plus, aux
tribunaux extérieurs, on ne doit pas charger l’accusé d’un crime qui ne peut
pas être prouvé par des témoignages valables. Or le témoin, au tribunal de la
pénitence, c’est la conscience. Un pénitent ne doit donc pas s’accuser d’un
péché dont il n’a pas conscience.
Conclusion :
Par la
confession, le pénitent doit se manifester au confesseur. Or celui qui, parlant
au confesseur, s’attribue soit en bien, soit en mal, autre chose que ce qu’il a
dans sa conscience, ne se manifeste pas au prêtre, mais bien plus se dissimule,
et par conséquent ne fait pas la confession requise. Pour que cette confession
ait les qualités voulues, il faut que le coeur soit d’accord avec la bouche, en
sorte que la bouche n’accuse que ce qui est dans la conscience.
Solutions :
1. Reconnaître une
faute où il n’y en a pas peut s’entendre de deux façons : ou bien on l’entend
d’une méprise, quant à la substance de l’acte, auquel cas la proposition de
l’objectant n’est pas vraie ; ce n’est pas le fait d’une bonne âme, mais d’une
âme induite en erreur, de penser qu’elle a commis un acte qu’elle n’a pas
commis. Ou bien il s’agit des conditions de l’acte, et ainsi se vérifie ce que
dit saint Grégoire le Grand, que le juste craint qu’il n’y ait de sa part
quelque défaut dans un acte qui est bon en soi. C’est ainsi que Job (9, 28) disait
: "Je craignais pour toutes mes oeuvres". Et, en conséquence, il
appartient à une bonne âme de manifester cette crainte qu’elle a dans le coeur.
2. Ce que nous
venons de dire donne la solution de la seconde objection. Le juste, qui est
vraiment humble, ne s’estime pas pire en s’attribuant des actes qui sont pires
par leur genre moral, mais parce qu’il craint que dans ce qu’il paraît faire de
bien, il pèche par orgueil plus gravement que le pécheur manifeste.
3. Celui qui doute
si tel péché est mortel, est obligé de le confesser, s’il reste en doute ; car
celui qui fait ou omet quelque chose, doutant s’il y a matière à péché mortel,
pèche mortellement en s’exposant au péril de péché mortel. Or il s’expose au
même péril, celui qui doutant si un péché est mortel, néglige de le confesser. Il
ne doit cependant pas affirmer sans restriction que ce péché est mortel, mais
exposer son doute et attendre le jugement du prêtre auquel il appartient de
juger entre lèpre et lèpre.
4. En satisfaisant
pour un péché qu’il n’a pas commis, l’homme ne ment pas comme lorsqu’il
confesse un péché qu’il ne croit pas avoir commis. Il ne ment pas non plus et
ne pèche pas, s’il s’accuse d’un péché qu’il n’a pas fait, croyant l’avoir commis,
pourvu qu’il parle selon le témoignage de sa conscience.
Objections :
1. il semble qu’on
soit tenu de se confesser immédiatement. Voici en effet ce que dit Hugues de
Saint-Victor : "S’il n’y a pas de nécessité qui motive un délai, rien
n’excuse du mépris". Or chacun est tenu d’éviter le mépris et par
conséquent de se confesser dès qu’il le peut.
2. Nous sommes
tous tenus de faire plus pour nous débarrasser d’une maladie spirituelle que
nous ne ferions pour nous guérir d’une maladie corporelle. Or ce n’est jamais
sans détriment pour sa santé, qu’un malade tarde à faire venir le médecin. Il
semble donc que ce ne soit pas sans détriment pour son salut, qu’un pécheur ne
confesse pas aussitôt son péché à un prêtre, quand il en a un à sa disposition.
3. On doit payer
de suite les dettes qui n’ont pas de date fixée pour leur échéance. Or il n’y a
pas de date fixée pour la confession que le pécheur doit faire à Dieu. Donc il
doit se confesser immédiatement.
Cependant :
1. Dans la
décrétale précitée, on fixe en même temps une date pour la confession et la
réception de la Sainte eucharistie. Or on ne pèche pas en ne recevant pas la
Sainte eucharistie avant le temps ainsi déterminé par le droit. On ne pèche
donc pas non plus en ne se confessant pas avant cette même date.
2. De plus,
quiconque omet ce à quoi il est obligé par le précepte pèche mortellement. Si
donc quelqu’un ne se confessait pas, dès qu’il a un prêtre à sa disposition, il
pècherait mortellement, s’il était tenu de se confesser immédiatement, et de
même le lendemain et ainsi de suite, On commettrait ainsi beaucoup de péchés
mortels pour un seul délai de pénitence, ce qui ne paraît pas raisonnable.
Conclusion :
Puisque la
résolution de se confesser est attachée à la contrition, on est tenu de prendre
cette résolution, quand on est tenu à la contrition à savoir quand les péchés
reviennent en mémoire, surtout quand on se trouve en péril de mort ou en
quelque circonstance où, sans la rémission du péché précédent, on encourt un
nouveau péché. C’est ainsi qu’un prêtre obligé de célébrer la messe est tenu de
se confesser, s’il a un prêtre à sa disposition ou du moins de faire un acte de
contrition, avec résolution de se confesser dès qu’il aura un confesseur, si
pour le moment il n’en a pas.
Quant à la
réalisation de cette volonté de se confesser, on peut y être obligé de deux
façons.
- On y est
obligé premièrement par accident à cause d’une autre obligation, quand on est
tenu à une action qu’on ne peut faire sans péché à moins de s’être confessé.
C’est ainsi qu’on est tenu de se confesser quand on doit recevoir la sainte eucharistie,
personne ne devant se présenter à la communion après un péché mortel, sans
s’être confessé, si l’on a un confesseur à sa disposition et s’il n’y a pas
urgente nécessité de communier. De là vient l’obligation que l’Église a imposée
à tous les fidèles de se confesser au moins une fois l’an. Ayant porté cette
loi que tous les fidèles se présenteraient, au moins une fois l’an, à la
communion, au temps de Pâques, elle oblige tous les fidèles à se confesser
avant cette communion.
On peut encore
être obligé de se confesser à raison d’une obligation qui vient de la nature
même de la confession. Sous ce rapport, il en est de la confession comme du
baptême, quant au délai qu’on peut y apporter et pour la même raison, l’un et
l’autre sacrement étant de même nécessité. Un catéchumène n’est pas tenu de
recevoir le baptême aussitôt qu’il a pris la résolution de se faire baptiser,
en sorte qu’il pèche mortellement s’il ne reçoit pas tout de suite le baptême.
Il n’y a pas non plus de limite de temps, au-delà de laquelle le délai du
baptême peut être péché mortel ou non, selon les circonstances, et on doit en
juger d’après la cause du délai. Comme le dit Aristote, une volonté ne retarde
l’exécution de ce qu’elle veut vraiment, que pour une cause raisonnable. Si
donc la cause du délai du baptême implique un péché mortel, comme dans le cas
où cette cause serait le mépris du baptême ou quelque motif de ce genre, le
délai sera péché mortel, autrement non. Ainsi en va-t-il de la confession qui
n’est pas de plus grande nécessité que le baptême.
L’homme étant
tenu de poser en cette vie les actes qui sont de nécessité de salut, il sera obligé,
d’une obligation qu’on peut dire résultant de la nature même du sacrement, à se
confesser, comme à recevoir le baptême, dès qu’il se trouvera en péril de mort.
C’est pour cela que saint Jacques prescrit en même temps de se confesser et de
recevoir l’Extrême-Onction. Elle paraît donc probable, l’opinion de ceux qui
disent qu’on n’est pas tenu à se confesser tout de suite, même s’il y a péril à
différer la confession.
- D’autres
théologiens prétendent au contraire que le pécheur contrit est tenu de se
confesser immédiatement, s’il en a la facilité, ainsi que le
demande la droite raison. On ne saurait objecter que la décrétale détermine un
délai en prescrivant la confession une fois l’an, car l’Église n’a pas
l’intention de favoriser ainsi le retard de la confession, mais seulement de
défendre la négligence d’un retard plus grand. D’où cette décrétale
n’excuserait pas de la faute du retard au for intérieur, mais seulement de la
peine au for extérieur en sorte que le pécheur ne soit pas privé de la sépulture
due aux fidèles, s’il était surpris par la mort avant le temps fixé par la
décrétale. Mais cette opinion paraît trop dure. Les préceptes affirmatifs
n’obligent pas à leur accomplissement immédiat, mais en certains temps
déterminés et non pas du seul fait que nous pouvons les accomplir sans grande
gêne. Autrement, quand quelqu’un ne donnerait pas de son superflu, dès qu’il
rencontrerait un pauvre, il pècherait mortellement ; ce qui est faux, car il
n’y a péché mortel qu’au temps de l’urgente nécessité du pauvre. Il n’y a donc
pas nécessairement péché mortel, du seul fait qu’on ne se confesse pas quand on
en a la facilité, même si ce n’est pas pour attendre un temps où l’on aura
encore plus de facilité, mais seulement quand le temps nous met dans une nécessité
urgente de nous confesser. Et ce n’est pas en vertu de l’indulgence de l’Église,
que nous ne sommes pas tenus à nous confesser immédiatement, mais en
conséquence de la nature du précepte de la confession, qui est un précepte
affirmatif. C’est pourquoi, avant la loi de l’Église, on y était moins tenu.
- Il y a aussi
des théologiens qui disent que les séculiers ne sont pas tenus de se confesser
avant le temps du carême qui est pour eux le temps de la pénitence, mais que
les religieux sont toujours tenus de se confesser immédiatement, parce que tout
le temps est pour eux temps de pénitence. Mais il n’en est rien, car les
religieux ne sont pas tenus à d’autres choses que les autres hommes, si ce
n’est à celles auxquelles ils se sont obligés par voeu et la confession n’en
est pas.
Solutions :
1. Hugues de Saint-Victor
parle ici de ceux qui meurent sans recevoir le sacrement de pénitence.
2. Il n’y a pas
nécessité de salut pour le corps à faire venir immédiatement le médecin, si ce
n’est quand la nécessité de soigner le mal devient tout à fait urgente, ainsi
en va-t-il de la maladie spirituelle.
3. Retenir le bien
d’un autre contre sa volonté est une chose contraire à un précepte négatif qui
oblige toujours et à tout instant ; c’est pour cela qu’on est toujours obligé
de restituer sans délai. Mais il en va tout autrement d’un précepte affirmatif
; celui-ci oblige toujours, mais non pas à tout instant et par conséquent on
n’est pas tenu de l’accomplir tout de suite.
Objections :
1. Il semble
possible qu’un pécheur soit dispensé de confesser ses péchés à un autre homme.
Des préceptes de droit positif, les prélats de l’Église peuvent dispenser. Or
le précepte de la confession est de droit positif. Donc il est possible que
quelqu’un soit dispensé de se confesser.
2. De ce qui est
d’institution humaine, l’homme peut dispenser. Mais la confession n’a pas été
instituée par Dieu, mais par l’homme, au témoignage de cette parole de l’Écriture
(Jc 5, 16) : "Confessez l’un à l’autre vos
péchés". Or le pape a le pouvoir de dispenser de tout ce qui a été
institué par les apôtres, comme on le voit pour la bigamie. Il peut donc
dispenser quelqu’un de la confession.
Cependant :
La pénitence,
dont la confession est une partie, est un sacrement nécessaire tout comme le
baptême. Or, personne ne pouvant dispenser du baptême, personne ne pourra non
plus dispenser de la confession.
Conclusion :
Les ministres de
l’Église ne sont institués que dans une Église déjà divinement fondée. C’est
pourquoi l’opération des ministres présuppose la fondation de l’Église, comme
l’oeuvre de la nature présuppose l’oeuvre de la création. Or l’Église est
fondée sur la foi et les sacrements. Il n’appartient donc pas aux ministres de l’Église
de poser de nouveaux articles de foi, d’écarter ceux qui sont déjà promulgués,
d’instituer de nouveaux sacrements ou de supprimer ceux qui ont été institués ;
tout cela relève du pouvoir d’excellence qui n’est dû qu’au Christ, fondement
de l’Église. C’est pourquoi, de même que le pape ne peut donner une dispense
qui permette au catéchumène de faire son salut sans le baptême, ainsi ne peut-il
pas donner dispense de la confession, de telle sorte que le pécheur puisse se
sauver sans satisfaire à l’obligation qui résulte de la nature même du sacrement
de pénitence. Mais il peut dispenser de la confession, en tant qu’elle nous est
imposée par un précepte de l’Église et permettre qu’un pénitent diffère sa
confession au-delà du temps fixé par la loi ecclésiastique.
Solutions :
1. Les préceptes
de droit divin positif n’obligent pas moins que ceux de droit naturel et, de
même qu’on ne peut pas dispenser en matière de droit naturel, on ne le peut pas
non plus en matière de droit divin positif.
2. Le précepte de
la confession n’a pas été tout d’abord institué par un homme, bien qu’il ait
été promulgué par saint Jacques (5, 16) ; mais il est d’institution divine. On
ne lit pas, il est vrai, dans l’Écriture, une mention expresse de cette
institution ; mais elle y est annoncée en figure, dans la confession que
faisaient, de leurs péchés, à saint Jean-Baptiste, ceux qui se préparaient par
son baptême, à la grâce du Christ, et aussi dans le fait que Notre Seigneur a
envoyé les lépreux se montrer aux prêtres qui, bien que n’étant pas prêtres du
Nouveau Testament, en figuraient cependant le sacerdoce.
Il nous faut
considérer maintenant ce qu’est la confession dans son essence. Trois questions
se posent à ce sujet : - 1. Saint Augustin a-t-il bien défini la confession ? -
2. Est-elle un acte de vertu ? - 3. Est-elle un acte de la vertu de pénitence ?
Objections :
1. Saint Augustin
ne semble pas donner une bonne définition de la confession quand il dit : "La confession est la manifestation
d’une maladie cachée, motivée par l’espoir du pardon". La maladie, que
doit combattre la confession, est le péché. Or le péché est quelquefois manifeste.
Donc on ne doit pas appeler cachée la maladie dont la confession est le remède.
2. Le principe de
la pénitence est la crainte. Or la confession est partie de la pénitence. Saint
Augustin n’aurait donc pas dû donner comme cause à la confession, l’espérance,
mais bien plutôt la crainte.
3. Ce qui est, dit
sous le secret n’est pas manifesté, mais plutôt scellé. Or le péché que l’on
confesse est dit sous le sceau du secret. Le péché n’est donc pas manifesté
dans la confession, mais plutôt mis sous secret.
4. On trouve
d’autres définitions différentes de celle de saint Augustin. Saint Grégoire le
Grand nous dit que "la confession des péchés est l’acte par lequel on en
découvre et ouvre la blessure". Certains théologiens disent que la
confession est "la déclaration des péchés faite devant un prêtre
conformément à la loi". D’autres enfin la définissent ainsi : "La
confession est une accusation sacramentelle du pécheur, qui est déjà
satisfaction par la confusion qu’elle cause et par la vertu du pouvoir
ecclésiastique des clefs, et qui oblige à l’accomplissement de la pénitence
imposée". Il semble donc bien que la définition précitée de saint
Augustin, ne contenant pas tous les éléments des autres définitions, ne soit
pas suffisante.
Conclusion :
Dans l’acte de
la confession, il y a plusieurs choses à considérer :
- 1° La
substance même de l’acte constitutif de ce genre d’action qui est une certaine
manifestation ;
- 2° L’objet de
cette manifestation, à savoir le péché ;
- 3° La personne
à qui elle se fait, le prêtre ;
- 4° Sa cause
finale, l’espoir du pardon ;
- 5° Son effet,
l’absolution d’une partie de la peine et l’obligation de payer l’autre partie.
Dans la première
définition, celle de saint Augustin, on fait mention de la substance de l’acte
dans le mot "manifestation", de l’objet de la confession, dans
l’expression "maladie cachée", et de sa cause, quand on dit :
"dans l’espoir du pardon". Les autres définitions mentionnent
quelques-uns des cinq points distingués plus haut, comme il apparaît à
quiconque les considère.
Solutions :
1. Bien que le
prêtre puisse quelquefois savoir, en tant qu’homme, le péché du pénitent, il ne
le sait pas comme vicaire du Christ. C’est ainsi que le juge peut savoir
quelquefois, comme homme, ce qu’il ignore comme juge. C’est au vicaire du
Christ que se fait la manifestation. Ou bien il faut dire que l’acte extérieur
étant manifeste, son principe, l’acte intérieur, reste cependant secret et
qu’en conséquence il faut manifester cet acte intérieur.
2. La confession
présuppose la charité par laquelle on devient vivant, comme il est dit dans le
texte même du Livre des Sentences.
Mais c’est dans la contrition qu’est donnée la charité, tandis que la crainte
servile, qui est sans espérance, précède la charité. Or celui qui a la charité
est beaucoup plus sensible à l’espérance qu’à la crainte. Voilà pourquoi on
donne comme cause de la confession, plutôt l’espérance que la crainte.
3. En toute
confession, le péché est découvert au prêtre et mis, pour les autres, sous le
secret de la confession.
4. Il n’est pas
nécessaire, dans une définition, de mentionner tout ce qui concourt à l’intégrité
de la chose définie. C’est pourquoi l’on trouve certaines définitions ou
analyses parlant d’une cause et d’autres en mentionnant une autre.
Objections :
1. Il semble que
la confession ne soit pas un acte de vertu. Tout acte de vertu est de droit
naturel, car "c’est la nature qui nous donne l’aptitude aux vertus"
comme dit le Philosophe (Aristote). Or la confession n’est pas de droit
naturel. Elle n’est donc pas un acte de vertu.
2. L’acte de vertu
convient plus à l’innocent qu’au pécheur. Or cette confession des péchés dont
nous parlons ne petit pas convenir à l’innocent. Elle n’est donc pas un acte de
vertu.
3. La grâce, qui
est dans les sacrements, diffère d'une certaine façon de la grâce qui est dans
les vertus et les dons. Or la confession est partie d’un sacrement. Elle n’est
donc pas un acte de vertu.
Cependant :
1. Les préceptes
de la loi ont pour objet les actes des vertus. Or la confession est objet de
précepte. Donc elle est un acte de vertu.
2. D’ailleurs,
nous ne méritons que par nos actes de vertu. Or la confession est méritoire,
"puisqu’elle ouvre le Ciel" comme dit le texte du Maître. Il semble
donc bien qu’elle soit acte de vertu.
Conclusion :
Pour qu’un acte
soit dit acte de vertu, il suffit qu’il implique, en ce qui le constitue, quelqu’élément appartenant à la vertu. Or la confession,
bien qu’elle n’ait pas tout ce que requiert la vertu implique, en fonction de
son nom, la manifestation de ce que nous gardons dans notre conscience, mettant
ainsi d’accord la bouche et le coeur. Car si quelqu’un déclare de bouche ce
qu’il n’a point dans le coeur, ce n’est plus une confession, mais une fiction.
Or c’est bien à la vertu qu’il appartient de faire que quelqu’un confesse de
bouche ce qu’il a dans le coeur, La confession est donc quelque chose de
génériquement bon, un acte de vertu qui peut cependant devenir pratiquement
mauvais, s’il n’est pas revêtu des autres circonstances que requiert l’acte
bon.
Solutions :
1. La raison
naturelle nous incline en général à faire, de la manière qui convient, comme et
quand il le faut, l’aveu de ce que nous devons confesser, et c’est ainsi que la
confession est de droit naturel. Mais la détermination des circonstances, du
quand et du comment, de ce qu’il faut confesser et de la personne à qui l’aveu
doit être fait, tout cela est d’institution de droit divin, dans la confession
dont nous parlons. D’où il apparaît que le droit naturel nous incline à la
confession, moyennant les déterminations du droit divin, quant aux
circonstances. Ainsi en va-t-il de toutes les choses de droit positif.
2. Bien que
l’innocent puisse avoir, à l’état de disposition habituelle, cette vertu qui a
pour objet l’aveu du péché commis, il ne peut pas en avoir l’acte tant que dure
son innocence. Voilà pourquoi cette confession des péchés dont nous parlons, ne
convient pas à l’innocent, bien qu’elle soit acte de vertu.
3. Bien que la grâce
des sacrements ne soit pas celle des vertus, ces deux sortes de grâces ne sont pas
contraires, mais seulement différentes. Il n’y a donc pas d’inconvénient à ce
que le même acte soit acte de vertu, en tant qu’il procède du libre arbitre
animé par la grâce, et sacrement ou partie du sacrement, en tant qu’il est
remède employé contre le péché.
Objections :
1. Il semble que
la confession ne soit pas un acte de la vertu de pénitence, car un acte relève
de la vertu qui en est cause. Or la confession a pour cause l’espérance du
pardon, comme nous le montre la définition qui en a été donnée. Il semble donc
qu’elle soit un acte d’espérance et non pas un acte de pénitence.
2. La honte relève
de la tempérance. Or c’est par la honte que la confession opère son effet,
comme on le voit par la définition donnée plus haut. Elle est donc un acte de
tempérance et non pas de pénitence.
3. L’acte de
pénitence s’appuie surtout sur la divine miséricorde, tandis que la confession
s’appuie sur la divine sagesse, à cause de la sincérité qu’elle requiert ; elle
n’est donc pas un acte de pénitence.
4. C’est l’article
de la foi au jugement qui nous meut à la pénitence, à cause de la crainte d’où
vient la pénitence, tandis que c’est l’article de la foi à la vie éternelle qui
nous fait aller à confesse, à cause de l’espérance du pardon. La confession
n’est donc pas un acte de pénitence.
5. C’est à la
vertu de sincérité qu’il appartient de faire que quelqu’un se montre tel qu’il
est. Or voilà précisément ce que fait celui qui se confesse. La confession est
donc bien un acte de cette vertu qu’on appelle sincérité et non pas de la
pénitence.
Cependant :
La pénitence a
pour objet la destruction du péché. Or C’est là précisément l’objet de la
confession, qui est donc bien un acte de la pénitence.
Conclusion :
En matière de
vertu, il faut considérer que dans le cas où, à l’objet d’une vertu, s’ajoute
une nouvelle exigence de bien et de difficulté, l’acte requiert une vertu
spéciale. C’est ainsi que les grandes dépenses relèvent de la magnificence,
tandis que l’ordinaire des dépenses modestes et des dons est gouverné par la
libéralité, comme on le voit aux Ier et Vème Livres des Éthiques. De même la
confession du vrai, bien qu’elle appartienne complètement à la vertu de
sincérité, commence à relever aussi d’une autre vertu, quand s’y ajoute quelque
nouvelle raison de bien. Voilà pourquoi le Philosophe (Aristote) dit que la
confession faite devant les tribunaux n’appartient pas à la vertu de justice,
mais plutôt à celle de sincérité. De même la confession des bienfaits de Dieu,
dans les divines louanges, n’appartient pas à la vertu de sincérité, mais à
celle qui règle le culte d’adoration. Ainsi en est-il de la confession des
péchés faite pour obtenir leur rémission ; elle a pour principe immédiat la
vertu de pénitence et non pas celle de sincérité, comme le disent quelques-uns,
mais elle peut être commandée par beaucoup de vertus, en tant que l’acte de la
confession peut être employé au service de la fin de ces vertus.
Solutions :
1. L’espérance est
cause de la confession, non pas comme principe immédiat mais comme cause
impérante.
2. La honte n’est
pas donnée, dans cette définition, comme une cause de la confession, car, de
par son effet naturel, elle est plutôt un obstacle à l’acte de la confession.
Mais elle agit comme cause concomitante pour notre libération de la peine du
péché, en tant que la honte elle-même est déjà une certaine peine. C’est ainsi
que les clefs de l’Église sont, elles aussi, causes
concomitantes de la confession, pour ce même effet.
3. C’est en vertu
d’une certaine accommodation, que les trois parties de la pénitence sont ainsi
appropriées aux trois attributs des personnes divines en sorte que la
contrition réponde à la miséricorde et à la bonté, parce qu’elle est douleur du
mal ; la confession, à la sagesse, parce qu’elle est manifestation de la vérité
; et la satisfaction, à la puissance, à cause du labeur de cette satisfaction.
Et comme la contrition est la première partie de la pénitence donnant aux
autres parties leur efficacité, on juge de l’ensemble du sacrement comme de la
contrition.
4. Comme la
confession procède plus de l’espérance que de la crainte, ainsi qu’on l’a dit,
elle s’appuie beaucoup plus sur l’article de la vie éternelle qui donne à
l’espérance son objet, que sur l’article du jugement, dont la crainte se préoccupe,
bien qu’il faille dire le contraire de la pénitence, à cause de la contrition.
5. La réponse à la
cinquième objection se trouve dans l’exposé de la conclusion.
Au sujet du
ministre de la confession dont nous avons maintenant à parler, sept questions
se posent : - 1° Est-il nécessaire de se confesser à un prêtre ? - 2. Est-il
permis en certains cas, de se confesser à d’autres qu’à des prêtres ? - 3. Est-ce
qu’en dehors du cas de nécessité, quelqu’un qui n’est pas prêtre, peut entendre
la confession des fautes vénielles ? - 4. Est-il nécessaire qu’un homme se
confesse à son propre prêtre ? - 5. Peut-il le faire en vertu d’un privilège ou
du mandat d’un supérieur ? - 6. Est-ce que le pénitent, au dernier instant de
sa vie, peut être absous par n’importe quel prêtre ? - 7. Est-ce que la peine
temporelle à imposer doit être proportionnée à la faute ?
Objections :
1. Il semble qu’il
ne soit pas nécessaire de se confesser à un prêtre. Nous ne sommes obligés à la
confession qu’à raison de son institution divine Mais, dans le texte sacré (Jc 5, 16) cette divine institution nous est proposée
"Confessez l’un à l’autre vos péchés", il n’est fait aucune mention
du prêtre. Il n’est donc pas obligatoire de se confesser au prêtre.
2. La pénitence
est un sacrement aussi nécessaire que le baptême. Or, à cause de cette
nécessité, tout homme peut être ministre du baptême, donc aussi de la pénitence
; et comme c’est au ministre qu’on doit se confesser, il suffit de se confesser
à n’importe qui.
3. La confession
est nécessaire à cause de la détermination de la mesure de satisfaction à
imposer au pénitent. Or tel homme qui n’est pas prêtre pourrait déterminer plus
sagement que beaucoup de prêtres la mesure de la satisfaction. Il n’est donc
point nécessaire que la confession se fasse à un prêtre.
4. La confession a
été instituée dans l’Église, pour que les recteurs des paroisses
"connaissent le visage de leurs brebis". Or quelquefois ces recteurs
ou prélats ne sont pas prêtres. La confession ne doit donc pas se faire
toujours à un prêtre.
Cependant :
1. L’absolution du
pénitent à cause de laquelle se fait la confession, n’est donnée que par des
prêtres auxquels a été confié le pouvoir des clefs. C’est donc aux prêtres que
doit se faire la confession.
2. D’ailleurs la
confession est préfigurée dans la résurrection de Lazare. Or c’est seulement
aux disciples que Notre Seigneur a commandé de délier Lazare, comme on le lit
en saint Jean, 11. C’est donc aux prêtres qu’il faut se confesser.
Conclusion :
La grâce, qui
est donnée dans les sacrements, descend de la tête, dans les membres. Celui-là
seul est donc ministre des sacrements qui a pouvoir ministériel sur le vrai
corps du Christ. Or cela n’appartient qu’au prêtre qui peut aussi consacrer l’eucharistie.
La grâce étant donc conférée dans le sacrement de pénitence, le prêtre seul en
est le ministre, et c’est en conséquence à lui seul, que doit se faire la
confession sacramentelle, puisqu’elle doit être faite à un ministre de l’Église.
Solutions :
1. La parole de
saint Jacques présuppose l’institution divine. Elle n’a été dite qu’après que
la confession aux prêtres a été divinement instituée, quand le pouvoir de
remettre les péchés leur a été donné en la personne des apôtres, comme on le
voit en saint Jean (20, 22). Il faut donc entendre d’une confession à faire aux
prêtres, l’avertissement de saint Jacques.
2. Le baptême est
un sacrement plus nécessaire que la pénitence quant à ses deux parties de la
confession et de l’absolution. Quelquefois en effet le baptême ne peut pas être
omis sans péril pour le salut éternel, comme on le voit dans le cas des enfants
qui n’ont pas l’usage de la raison. Il n’en va pas de même de la confession et
de l’absolution qui ne se donnent qu’aux adultes chez lesquels la contrition
avec la résolution de se confesser et le désir de l’absolution peuvent suffire
à libérer de la mort éternelle. Il n’y a donc pas similitude sur ce point entre
le baptême et la confession.
3. On ne doit pas
considérer seulement, dans la satisfaction, la quantité de la peine, mais
encore sa vertu expiatrice en tant qu’elle est partie du sacrement. C’est à ce
dernier titre, qu’elle requiert que dispensateur des sacrements, bien que la
quantité de la peine puisse être déterminée par un autre que par un prêtre.
4. Connaître le
visage de la brebis peut être nécessaire pour deux motifs. Cette connaissance
peut être d’abord nécessaire pour sa bonne mise en place dans le troupeau du
Christ ; c’est à ce titre que la connaissance du visage des brebis relève de la
charge et de la sollicitude pastorale et il arrive parfois que cette charge
incombe à des clercs qui ne sont pas prêtres. Mais elle est encore nécessaire à
celui qui doit donner à la brebis la médecine de salut qui lui convient. C’est
à ce titre que la connaissance du visage de la brebis est due au prêtre à qui
il appartient de donner le remède du salut, le sacrement d’eucharistie et les
autres sacrements. Cette connaissance est une des fins de la confession.
Objections :
1. Il semble qu’en
aucun cas il ne soit permis de se confesser à d’autres qu’à des prêtres. La
confession, d’après la définition donnée précédemment, est une accusation
sacramentelle. Or la dispensation d’un sacrement n’appartient qu’à celui qui
est ministre du sacrement. En conséquence, le ministre propre du sacrement de
pénitence étant le prêtre, il semble qu’on ne doive jamais se confesser à aucun
autre.
2. En tout
jugement, la confession se fait pour obtenir une sentence. Or, au for
contentieux, la sentence portée par celui qui n’est pas le juge de l’accusé est
nulle et, en conséquence, on ne doit faire d’aveu qu’au juge. Mais, au for de la conscience, il n’y a pas d’autre juge que le
prêtre qui a pouvoir de lier et de délier. On ne doit donc pas se confesser à
d’autres.
3. Le baptême,
parce qu’il peut être donné par tout le monde, ne doit pas être renouvelé par
un prêtre, s’il a été donné par un laïque, même sans nécessité. Or si quelqu’un
se confesse à un laïque en cas de nécessité, il est tenu de renouveler sa
confession au prêtre, s’il sort de ce danger. C’est donc que la confession ne
doit pas être faite à un laïque.
Cependant :
Le Maître des
Sentences dit le contraire : "Il faut chercher un prêtre sage et discret
qui puisse juger avec autorité. S’il fait défaut, on doit se confesser son
compagnon".
Conclusion :
La pénitence est
un sacrement nécessaire comme le baptême. Or le baptême, parce qu’il est sacrement
nécessaire, a deux sortes de ministres, un ministre qui a charge officielle de
baptiser, à savoir le prêtre et un autre ministre auquel l’administration du
baptême est confiée en cas de nécessité. Il en est de même de la pénitence. Le
ministre officiel auquel on doit faire la confession est le prêtre. Mais en cas
de nécessité, un laïque peut remplacer le prêtre et entendre la confession.
Solutions :
1. Le sacrement de
pénitence n’est pas seulement constitué par ce qui vient du ministre avec
l’absolution et l’imposition de la pénitence mais aussi par ce qui vient de
celui qui reçoit le sacrement, et ces actes du pénitent, comme la contrition et
la confession, sont aussi de l’essence du sacrement. Pour ce qui est de la
satisfaction, elle a son principe dans l’acte du ministre qui l’impose et
s’achève par l’acte du pénitent qui l’accomplit. La plénitude du sacrement
requiert le concours du ministre et du pénitent, quand cela est possible. Mais
quand il y a pressante nécessité, le pénitent doit poser les actes qui lui
appartiennent, c’est-à-dire un acte de contrition et se confesser à qui il
peut. Si ce confesseur ne peut point parfaire le sacrement, en donnant
l’absolution qui est l’acte réservé au prêtre, le souverain prêtre supplée et
cette confession faite à un laïque, à défaut de prêtre, est encore d’une
certaine façon sacramentelle, bien qu’elle ne soit pas un sacrement complet,
parce qu’il lui manque ce qui doit venir du prêtre.
2. Bien que le
laïque ne soit pas juge de celui dont il entend la confession, cependant par
raison de nécessité, il reçoit vraiment pouvoir de juger le pénitent qui se
soumet à lui en lui faisant sa confession, à défaut du prêtre désiré.
3. Par les sacrements,
l’homme ne doit pas seulement se réconcilier avec Dieu, mais encore avec
l'Eg1ise. Or il ne peut se réconcilier avec l’Église que la sanctification de
l’Église arrive jusqu’à lui. Dans le baptême, la sanctification de l’Église
arrive à l’homme par la matière de signe extérieur sanctifiée par "la
parole de vie" prononcée selon la formule de l’Église quelque
soit celui qui donne le baptême. Voilà pourquoi le baptême une fois reçu ne
doit pas être renouvelé, quel que soit celui qui l’a donné. Dans la pénitence,
au contraire, la sanctification de l’Église ne parvient à l’homme que par le
ministre, parce qu’il n’y a pas, dans ce sacrement, de matière corporelle
extérieurement employée pour conférer, en vertu de sa consécration, une grâce
invisible. En conséquence, celui qui, s’étant confessé à un laïque, en cas de
nécessité, a obtenu son pardon de Dieu, parce qu’il a réalisé comme il a pu sa
résolution de se confesser selon l’ordre de Dieu, n’est pas encore réconcilié
avec l’Église, de telle sorte qu’il puisse être admis aux sacrements de l’Église,
avant d’avoir été absous par un prêtre. Il en est de son cas comme du cas de
celui qui, n’étant baptisé que du baptême de désir, n’est pas admis à la sainte
communion. Il faut donc qu’il se confesse de nouveau à un prêtre, quand il en
aura la facilité, étant donné surtout que le sacrement n’a pas été parfait,
comme on l’a, dit, et qu’il doit l’être, pour qu’on reçoive l’effet plénier du sacrement
complet et qu’on accomplisse la loi qui prescrit de recevoir le sacrement de pénitence.
Objections :
1. Il semble qu’en
dehors du cas de nécessité, on ne puisse pas, sans être prêtre, entendre la
confession des péchés véniels. L’administration du sacrement ne doit être
confiée au laïque qu’en cas de nécessité Or la confession des péchés véniels
n’est pas de nécessité. Un laïque n’a donc jamais charge de l’entendre.
2. L’Extrême
onction a pour fin la rémission des péchés véniels, tout comme la pénitence. Or
elle ne peut pas être donnée par un laïque, comme on le voit par la parole de
saint Jacques (5, 14). On ne peut donc pas non plus se confesser à un laïque.
Cependant :
Le texte du
Maître des Sentences cite le témoignage de saint Bède le Vénérable pour
l’opinion contraire.
Conclusion :
Le péché véniel
ne nous sépare ni de Dieu, ni de l’Église. Nous n’avons donc pas besoin, pour
son pardon, de recevoir à nouveau la grâce sanctifiante, ni d’être réconciliés
avec l’Église, et en conséquence il n’est pas requis que nous confessions à un
prêtre nos péchés véniels. Or comme la confession faite à un laïque est elle-même
quelque chose de sacramentel, bien qu’elle ne soit pas un sacrement achevé, et
comme elle est aussi un acte procédant de la charité, elle est du genre de ces
actes qui, de par leur nature, sont moyens de rémission du péché véniel, ainsi
qu’il en va de l’acte de se frapper la poitrine, et de l’aspersion de l’eau
bénite.
Solutions :
1. La rémission
des péchés véniels n’exige pas la réception d’un sacrement. Les sacramentaux,
l’eau bénite ou autre rite de ce genre y suffisent.
2. L’Extrême
onction pas plus qu’aucun autre sacrement n’a comme objet direct et principal
la rémission des péchés véniels.
Objections :
1. Il semble qu’il
ne soit pas nécessaire de se confesser à son propre prêtre. Saint Grégoire le
Grand, en effet, nous dit : "Par autorité apostolique et par devoir de
piété, nous avons établi qu’aux prêtres moines représentant les apôtres, il
serait permis de prêcher, de baptiser, de donner la communion, de prier pour
les pécheurs, d’imposer la pénitence et d’absoudre les péchés", Or les
moines ne sont les propres prêtres de personne, puisqu’ils n’ont pas charge
d’âme ; et comme c’est pour l’absolution que se fait la confession, il semble
donc qu’elle se fasse à un Prêtre quelconque.
2. Le prêtre est
ministre de la pénitence, comme de l’eucharistie. Or, n’importe quel prêtre
pouvant consacrer l’eucharistie, tout prêtre peut aussi administrer le sacrement
de pénitence et en conséquence, il n’est pas nécessaire que la confession se
fasse au propre prêtre.
3. Ce qui nous est
imposé de façon déterminée n’est plus laissé à notre choix. Or c’est à nous
qu’est confié le choix d’un confesseur discret, comme on le voit par ces
paroles de saint Augustin : "Que celui qui veut confesser ses péchés pour
trouver la grâce, cherche un prêtre qui sache absoudre et lier". Il ne
semble donc pas nécessaire que l’on se confesse à son propre prêtre.
4. Il y en a qui
n’ont pas de propre prêtre, n’ayant pas de supérieur, tels le pape et les
prélats. Ils sont cependant tenus de se confesser. C’est donc que l’homme n’est
pas toujours obligé de se confesser, à son propre prêtre.
5. "Ce qui a
été institué pour la charité ne doit pas devenir une arme contre la
charité", nous dit saint Bernard. Or la confession, qui a été instituée
pour la charité serait une arme contre la charité, si l’on était tenu de se
confesser à son propre prêtre, par exemple, dans les cas suivants : si le
pénitent sait que son prêtre est hérétique, ou qu’il sollicite ses pénitents au
péché, ou qu’il est fragile, incliné lui-même à commettre les péchés qu’on lui
accuse, ou s’il pense que ce confesseur révèlera probablement les péchés
confessés, ou si c’est contre ce confesseur qu’a été commis le péché qu’on doit
accuser. Il semble donc que l’on ne doive pas toujours se confesser à son
propre prêtre.
6. En ce qui est
nécessaire au salut, il ne faut pas mettre les hommes à l’étroit, de peur de
leur fermer la voie du salut. Or il semble que ce soit une obligation fort étroite de n’avoir qu’un homme auquel on doive
nécessairement se confesser. Pareille obligation pourrait éloigner de la
confession beaucoup d’hommes, soit par crainte, soit par honte, soit pour quelqu’autre motif de ce genre, et la confession étant de
nécessité de salut, on ne doit pas, semble-t-il, imposer aux fidèles cette
étroite obligation de la confession au propre prêtre.
Cependant :
1. Il y a un
décret du pape Innocent III prescrivant "que tous les fidèles de l’un et
l’autre sexe se confessent une fois par an à leur propre prêtre".
2. D’ailleurs, le
prêtre est, pour sa paroisse, ce que l’évêque est pour son diocèse, Or, d’après
les règlements canoniques, il n’est pas permis à un évêque d’exercer son office
épiscopal dans le diocèse d’un autre évêque. Il n’est donc pas permis non plus
à un prêtre d’entendre la confession du paroissien d’un autre prêtre.
Conclusion :
Dans les autres sacrements,
celui qui les demande n’a pas autre chose à faire qu’à recevoir, comme on le
voit par le baptême et les sacrements de même genre. L’activité du sujet n’est
requise que pour la perception du fruit du sacrement dans celui qui, en
possession de son libre arbitre, doit écarter l’obstacle du mensonge du péché.
Dans le sacrement de pénitence, au contraire, les actes de celui qui s’approche
du saint Tribunal appartiennent à la substance même du sacrement. La
contrition, la confession, qui sont parties du sacrement de pénitence, sont des
actes du pénitent. Or nos actes ayant leurs principes en nous-mêmes, ne peuvent
dépendre d’un autre (et devenir ainsi sacramentels) que si cet autre nous les
commande. Il faut donc que celui qui est constitué ministre du sacrement soit
qualifié pour pouvoir nous commander. Or celui-là seul peut nous commander qui
a sur nous juridiction. Ce sacrement requiert donc, de toute nécessité, que son
ministre ait non seulement le pouvoir d’Ordre, mais aussi celui de 1a juridiction.
En conséquence, celui qui n’est pas prêtre ne peut pas conférer le sacrement,
ainsi celui qui n’a pas juridiction ne le peut-il pas non plus. C’est pour cela
que le confesseur doit être le propre prêtre du pénitent, tout, comme il doit
être prêtre ; car le prêtre ne donnant l’absolution qu’en nous obligeant à
faire quelque chose, celui-là seul peut absoudre dont le commandement peut nous
obliger.
Solutions :
1. Saint Grégoire
le Grand parle ici des moines qui ont juridiction, en tant que chargés du soin
d’une paroisse et dont quelques-uns disaient, qu’étant moines, ils ne pouvaient
pas absoudre, ni imposer des pénitences, ce qui est faux.
2. Le sacrement d’eucharistie
ne requiert pas que son ministre ait pouvoir sur un autre homme, tandis qu’il
en va tout autrement de la pénitence, ainsi qu’on l’a dit. C’est, pourquoi l’on
ne peut conclure de l’un à l’autre. Et cependant il n’est pas (toujours) permis
de recevoir la Sainte eucharistie d’une autre main que de celle de son propre
prêtre, bien que la communion reçue d’un autre prêtre soit un vrai sacrement.
3. Le choix d’un
prêtre discret n’est pas abandonné à notre arbitraire, mais il nous est concédé
par le supérieur pour le cas où le propre prêtre serait moins apte à nous
présenter le salutaire remède du péché.
4. Parce que les
prélats sont chargés d’administrer les sacrements, ce qu’ils ne doivent faire
qu’en état de pureté, le droit leur a concédé le pouvoir de se choisir leurs
propres prêtres confesseurs qui, sur ce point, deviennent leurs supérieurs.
C’est ainsi qu’un médecin est soigné par un autre médecin, non pas en tant que
médecin, mais comme malade.
5. Dans ces cas où
le pénitent craint que la confession faite à son propre prêtre ne le mette lui-même
ou le prêtre, en péril, il doit recourir au supérieur et demander la permission
de se confesser à un autre. S’il ne peut avoir cette permission, il faut juger
de son cas comme du cas de celui qui n’a pas de confesseur à sa disposition ;
mieux vaut qu’il choisisse un laïque auquel il fera sa confession. Il n’y a
pas, en pareil cas, transgression du précepte de l’Église, car les préceptes du
droit positif ne dépassent pas l’intention de celui qui les fait, intention qui
est là fin du précepte, la charité, au témoignage de saint Paul. Il n’y a pas
non plus en cela violation des droits du prêtre, car celui-ci mérite de perdre
son privilège, quand il abuse du pouvoir qui lui a été accordé.
6. L’obligation de
se confesser à son propre prêtre ne rend pas trop étroite la voie du salut,
mais la fait suffisamment large. Cependant ce serait un péché pour le prêtre de
ne pas se montrer facile à donner la permission de se confesser à d’autres.
Beaucoup en effet sont si faibles qu’ils mourraient sans confession plutôt que
de se confesser à tel prêtre déterminé. C’est pourquoi ceux qui sont trop
préoccupés de connaître, par la confession, les consciences de leurs sujets,
tendent "un lacet" de damnation à beaucoup
d’âmes et par conséquent à eux-mêmes.
Objections :
1. Il semble que
personne ne puisse se confesser à un autre qu’à son propre prêtre, même en
vertu d’un privilège ou du mandat d’un supérieur. Aucun privilège ne peut être
accordé au préjudice du droit d’un tiers. Or ce serait au préjudice des droits
du propre prêtre, qu’une de ses ouailles se confesserait à un autre prêtre.
Cette liberté ne peut donc être obtenue, ni par privilège, ni par permission ou
mandat d’un supérieur.
2. Ce qui s’oppose
à l’accomplissement d’un ordre divin, ne peut être concédé par mandat ou
privilège d’aucun homme. Or c’est un ordre divin que les recteurs des églises
"apprennent à connaître le visage de leurs brebis" (Prov. 27, 23) et c’est y mettre obstacle que de laisser
d’autres prêtres entendre les confessions de ces brebis. Cela ne peut donc être
autorisé par privilège au mandat d’aucun homme.
3. Le confesseur
est le propre juge de celui dont il entend la confession, autrement il ne
pourrait ni lier, ni délier. Mais il ne peut pas y avoir pour un seul homme
plusieurs propres prêtres ou juges, car alors cet homme serait tenu d’obéir à
plusieurs supérieurs, ce qui deviendrait impossible, au cas où ceux-ci
commanderaient des choses contraires ou qui ne soient pas possibles en même
temps. On ne peut donc se confesser à d’autres qu’à son propre prêtre, même en
vertu de la permission d’un supérieur.
4. C’est faire
injure au sacrement ou tout du moins poser un acte inutile, que renouveler le sacrement
sur une même matière. Mais celui qui s’est confessé à un autre prêtre doit
renouveler sa confession à son propre prêtre, si celui-ci le demande, puisqu’il
n’est pas délié du devoir d’obéissance qui l’oblige à cette confession. Il ne
peut donc pas être permis de se confesser à un autre qu’à son propre prêtre.
Cependant :
1. Les fonctions,
qui dépendent d’un ordre sacré, peuvent être confiées par celui qui peut les
remplir à quiconque a le même degré d’Ordre. Or un supérieur, tel l’évêque,
peut entendre la confession de celui qui est paroissien d’un simple curé,
puisque parfois il se réserve certains cas, à raison de son autorité
supérieure. Il peut donc confier à un autre prêtre le service qu’il exerce par
lui-même.
2. D’ailleurs, ce
que peut l’inférieur, le supérieur le peut aussi. Or le simple prêtre peut
donner à son paroissien la permission de se confesser un autre prêtre, à plus
forte raison son supérieur le peut-il.
3. Enfin,
l’autorité que le prêtre a sur le peuple, il la tient de l’évêque, et c’est en
vertu de cette autorité, qu’il peut entendre les confessions. La même
délégation d’autorité aura la même valeur pour un autre prêtre auquel l’évêque
la concédera.
Conclusion :
Un prêtre peut
être empêché d’entendre les confessions pour deux raisons :
- 1° par défaut
de juridiction ;
- 2° à cause
d’un empêchement lui interdisant l’exercice de son ordre, comme serait
l’excommunication, la dégradation ou quelque peine de ce genre. Mais quiconque
a juridiction peut confier à un délégué l’exercice de cette juridiction. En
conséquence, si c’est par défaut de juridiction, qu’un prêtre ne peut pas
entendre la confession d’un pénitent, il peut recevoir la juridiction dont il a
besoin pour confesser et absoudre, de celui qui a juridiction immédiate sur ce
pénitent, soit du curé, soit de l’évêque, soit du Pape. Si, au contraire, c’est
à cause d’un empêchement à l’exercice de son ordre que le prêtre ne peut pas
confesser, ce pouvoir peut lui être rendu par celui qui peut enlever l’empêchement.
Solutions :
1. On ne porte
préjudice à quelqu’un, qu’en lui enlevant ce qui lui a été donné dans son
propre intérêt. Or le pouvoir de juridiction n’est confié à aucun homme en vue
de son propre intérêt, mais pour l’utilité du peuple et l’honneur de Dieu. Si
donc des prélats supérieurs jugent qu’il est bon pour le salut du peuple et
l’honneur de Dieu, de confier à d’autres l’exercice de certains actes de
juridiction, ils ne portent aucun préjudice aux prélats inférieurs, si ce n’est
à ceux "qui cherchent leur propre intérêt et non point celui de Jésus-Christ
" et qui conduisent le troupeau, "non pour le faire paître, mais pour
s’en faire nourrir"
2. Le recteur
d’une église doit apprendre à connaître le visage de ses brebis de deux façons
:
- 1° Il doit
tout d’abord considérer leur tenue extérieure avec cette sollicitude qui doit
le faire veiller au troupeau qui lui est confié ; et pour cette connaissance,
il ne doit pas s’en rapporter à ce que lui dit sa brebis, mais chercher à
obtenir, autant qu’il le peut, une connaissance certaine du fait extérieur.
- 2° L’autre
connaissance lui arrive par les aveux de la confession ; et, quant à cette
connaissance, il ne peut pas obtenir une certitude plus grande que celle que
peut lui donner la foi à la parole de son pénitent, puisque c’est la conscience
de ce pénitent qu’il s’agit de secourir. En conséquence, au for
de la confession, on doit croire au témoignage humain du pénitent, soit qu’il
s’excuse, soit qu’il s’accuse, règle qui ne vaut pas au for extérieur. Il
suffit donc, pour cette connaissance du for intérieur, que le supérieur croie à
son sujet lui disant qu’il s’est confessé à un autre prêtre ayant pouvoir de
l’absoudre.
D’où l’on voit
qu’une connaissance de ce genre n'est pas empêchée par le privilège concédé à
un autre prêtre pour l’audition des confessions.
3. Il y aurait
inconvénient à ce qu’un même peuple eût à obéir à deux autorités égales, mais
si les autorités ne sont pas égales, il n’y a plus d’inconvénient. En vertu de
ce principe, le curé, l’évêque et le pape ont autorité immédiate sur le même
peuple, et chacun d’eux peut déléguer à un autre l’exercice de sa propre
juridiction. Mais si c’est un supérieur de degré plus élevé qui délègue, il
peut le faire de deux façons. Il peut faire du délégué, son vicaire, et c’est
ainsi que le pape et l’évêque constituent leurs pénitenciers. De tels vicaires
ont plus de pouvoir que les prélats inférieurs ; le pénitencier papal a plus de
pouvoir que l’évêque, le pénitencier épiscopal en a plus que le prêtre de
paroisse, et leur autorité s’impose davantage à leurs pénitents. Autres sont
les délégués donnés comme coadjuteurs au prêtre de paroisse. Le coadjuteur
étant mis au service de celui auquel on l’a donné comme aide, n’a qu’une
autorité secondaire et en conséquence le pénitent n’est pas aussi tenu de lui
obéir qu’au propre prêtre.
4. Personne n’est
tenu de confesser des péchés qu’il n’a pas. Si donc on s’est confessé à un
pénitencier épiscopal, ou à un autre prêtre délégué aux confessions par
l’évêque, les péchés étant remis devant Dieu et devant l’Église, on n’est plus
tenu de les confesser à son propre prêtre, quelles que soient ses demandes. Cependant
à cause de la loi de l’Église qui nous demande de nous confesser une fois l’an
à notre propre prêtre, celui qui s’est déjà confessé à un autre doit se
comporter comme celui qui n’a que des péchés véniels. Il doit, ou confesser
simplement des péchés véniels, comme le disent certains théologiens, ou bien
déclarer simplement qu’il n’a pas de péché mortel, et le prêtre est tenu de le
croire, au for intérieur. Si même il était encore tenu de se confesser, sa
première confession n’aurait pas été inutile, car la remise de la peine du
péché est d’autant plus complète qu’on répète plus souvent sa confession à
différents prêtres, soit à cause de la honte de l’aveu qui est comptée comme
peine satisfactoire, soit à raison de la vertu des clefs dans l’absolution.
D’où il pourrait arriver qu’un pénitent répétât assez souvent sa confession
pour être délivré de toute peille. Cette répétition ne fait pas injure au sacrement,
quand il ne s’agit pas d’un sacrement imprimant un caractère, ou consacrant une
chose matérielle, ce qu’on n’a pas dans la pénitence. Il est donc bon que celui
qui entend une confession par délégation de l’autorité épiscopale, invite son
pénitent à se confesser au propre prêtre, mais en cas de refus, il doit tout de
même l’absoudre.
Objections :
1. Il ne semble
pas que tout prêtre puisse absoudre un pénitent à l’article de la mort. Pour
donner l’absolution, il faut une juridiction ; or le prêtre n’acquiert pas
juridiction sur le pénitent, du fait que celui-ci est à l’agonie ; il ne peut
donc pas l’absoudre.
2. Celui qui
reçoit le baptême d’un autre que de son propre prêtre, à l’article de la mort,
n’a pas à se faire rebaptiser par son curé. Si donc tout prêtre pouvait
absoudre à l’article de la mort de n’importe quel péché, le pénitent ne devrait
pas, en cas de guérison, se confesser de nouveau à son propre prêtre ; ce qui
est faux, car alors ce prêtre n’aurait pas la connaissance du visage de sa
brebis.
3. A l’article de
la mort, le laïque a la permission de baptiser tout comme le prêtre étranger.
Mais le laïque ne peut jamais absoudre ; le prêtre ne le peut donc pas non plus
pour celui qui n’est pas son sujet.
Cependant :
La nécessité
spirituelle est plus exigeante que celle du corps. Or, en cas d’extrême
nécessité, on peut subvenir aux besoins de son corps en se servant du bien des
autres, même contre la volonté des légitimes propriétaires. On peut donc aussi,
à l’article de la mort, pour subvenir à une nécessité spirituelle, donner
l’absolution, sans être le propre prêtre du pénitent. C’est d’ailleurs ce que
demandent les témoignages cités par le Maître des Sentences.
Conclusion :
Tout prêtre,
pour ce qui est du pouvoir des clefs, a puissance sur tous les fidèles et quant
à tous les péchés sans distinction. S’il ne peut pas absoudre de tous les
péchés, c’est parce que, de par une loi de l’Église, il n’a qu’une juridiction
limitée ou n’en a pas du tout. Mais comme la nécessité n’a pas de loi, si le
cas de nécessité se présente, la loi de l’Église n’empêche plus que le prêtre
absolve même sacramentellement, dès lors qu’il a la puissance des clefs, et
cette absolution du prêtre étranger vaut autant que celle du propre prêtre. Et
non seulement tout prêtre peut alors absoudre du péché, mais il peut absoudre
aussi de l’excommunication, quel que soit celui qui l’a portée, car cette absolution
relève aussi de la juridiction dont la limite vient d’une loi ecclésiastique.
Solutions :
1. On peut se
servir de la juridiction d’un autre ; avec son consentement, puisqu’il peut en
déléguer l’exercice. En conséquence, du fait que l’Église accepte que tout
prêtre puisse absoudre à l’article de la mort, on a, pour ce cas, l’usage de la
juridiction, bien qu’on n’ait pas la juridiction elle-même.
2. Ce pénitent n’a
pas à recourir à son propre prêtre pour se faire absoudre à nouveau des péchés
dont il a reçu l’absolution à l’article de la mort, mais seulement pour lui
faire connaître qu’il est absous. De même, une fois absous de
l’excommunication, il n’a pas à demander une seconde fois l’absolution au juge
qui avait pouvoir de l’absoudre, mais à lui offrir satisfaction.
3. C’est de la
sanctification de sa matière, que le baptême reçoit son efficacité ; voilà
pourquoi on reçoit le sacrement, quel que soit celui qui le confère. Mais c’est
la consécration du ministre qui donne au sacrement de pénitence sa vertu. De là
vient que celui qui se confesse à un laïque, bien qu’il fasse de son côté tout
ce qu’il peut pour la confession sacramentelle, n’obtient cependant pas
l’absolution sacramentelle. Cette confession lui vaut donc une diminution de
peine, de par le mérite et la peine de la confession, mais il n’obtient pas
cette diminution de peine qui vient de la vertu 1es clefs ; en conséquence il
doit de nouveau se confesser à un prêtre, et celui qui meurt, s’étant confessé
à un laïque, recevra, après cette vie, une peine plus grande que s’il s’était
confessé à un prêtre.
Objections :
1. Il semble que
la peine temporelle, dont la dette demeure après la pénitence, ne doive pas
être mesurée d’après la gravité de la faute. Elle se mesure en effet au degré
de plaisir qu’on a pris au péché, comme on le voit par l’Apocalypse (18, 7) : "Donnez-lui
autant de tourments et de larmes qu’il s’est donné de gloire et de jouissances".
Or il arrive quelquefois qu’il y a faute moins grave où il y a plus grande
jouissance, car, nous dit saint Grégoire le Grand, "les péchés de la chair
ont plus de jouissances que ceux de l’esprit et moins de culpabilité". La
peine n’est donc pas mesurée au degré de la faute.
2. L’obligation
d’expier qu’entraîne le péché mortel est la même dans la loi nouvelle que dans
l’ancienne loi. Or, dans l’ancienne loi, on devait une pénitence de sept jours
pour le péché, c’est-à-dire qu’on était tenu pour impur pendant sept jours,
pour un seul péché mortel. Si donc sous la loi du nouveau Testament, on impose
une pénitence de sept ans pour un seul péché mortel, c’est que la gravité de la
peine n’est pas, semble-t-il, mesurée à la gravité de la faute.
3. Le péché d’homicide
chez un laïque est plus grand que le péché de fornication dans un prêtre, car
la qualification mauvaise que l’acte reçoit de l’espèce du péché pèse plus
lourdement que celle qui lui vient de la condition personnelle du pécheur. Or,
d’après les canons, on impose sept ans de pénitence à un laïque pour l’homicide
et dix ans à un prêtre pour la fornication. C’est donc que la peine n’est pas
mesurée à la gravité de la faute.
4. Très grand
péché est celui que l’on commet contre le corps du Christ car le péché est
d’autant plus grave que plus grand est celui contre lequel on pèche. Or pour
avoir répandu le sang du Christ contenu dans le sacrement de l’autel, on n’a
qu’une pénitence de quarante jours ou un peu plus, tandis que pour une simple
fornication, les canons imposent une pénitence de sept ans. La gravité de la
peine ne répond donc pas à la gravité de la faute.
Cependant :
1. On lit dans
Isaïe (27, 8) : "En exacte mesure quand elle aura été humiliée, je la
jugerai". La gravité de la sentence et de la punition du péché répond donc
à la gravité de la faute.
2. D’ailleurs,
c’est par la peine infligée, que l’on est ramené à l’égalité exigée par la
justice. Or il n’en serait pas ainsi, si la gravité de la faute et celle de la
peine n’étaient pas en correspondance.
Conclusion :
La peine, après
le pardon de la faute, est exigée pour deux motifs, pour l’acquit de la dette
du péché et comme remède. On peut donc, dans la fixation de la peine,
considérer ces deux points de vue :
- 1° A
considérer d’abord la dette de peine, il faut dire que la gravité de la peine
correspond en principe à la gravité de la faute, avant que celle-ci ne soit
atteinte par le bienfait de la rémission. Mais selon qu’est plus ou moins
grande la mesure de rémission apportée par le premier des actes qui sont, de
par leur nature, ordonnés à la remise de la peine, il en reste moins à expier
par les autres. Plus la contrition a remis de peine, moins il en reste à
remettre par la confession.
- 2° En second
lieu, il faut considérer la peine en tant qu’elle est remède pour celui qui a
péché ou pour les autres. De ce chef, on peut imposer quelquefois une pénitence
plus grave pour un moindre péché, soit parce qu’il est plus difficile de
résister à la mauvaise inclination de tel pécheur que de tel autre, et c’est
ainsi que pour la fornication, on impose à un jeune homme une peine plus grave
qu’à un vieillard, bien qu’il soit moins coupable ; soit parce que le péché est
plus dangereux, comme c’est le cas pour le prêtre ; soit parce que la multitude
est très inclinée à ce péché et que la peine imposée à celui qui l’a commis en
détournera les autres.
Il faut donc
tenir compte de l’un et l’autre point de vue, quand on doit fixer la peine au
tribunal de la pénitence et par conséquent ne pas toujours imposer une peine
plus grave pour un péché plus grave. Il n’y a d’ailleurs que la peine du
purgatoire qui soit exclusivement expiatrice, puisqu’il n’y a plus de
possibilité de pécher à l’avenir ; et c’est pourquoi Cette peine ne sera
mesurée qu’à la gravité du péché, en tenant compte cependant de la mesure
d’expiation déjà donnée par la contrition, la confession et l’absolution ; car
en tous ces actes, il y a déjà une certaine rémission de la peine, ce dont le
prêtre doit tenir compte dans l’imposition de la pénitence.
Solutions :
1. En ces paroles
de l’Apocalypse, il est question de deux éléments du côté de la faute, de
glorification et de délices ou jouissance. Le premier
relève de cette exaltation du moi qui fait que le pécheur résiste à Dieu. Le
second appartient à la mauvaise jouissance qu’apporte le péché. Or, bien que la
jouissance puisse être moindre dans une faute plus grave, l’exaltation du moi y
est toujours plus grande. La raison donnée dans l’objection est donc sans
valeur concluante.
2. Cette pénitence
de sept jours n’était pas une expiation de la peine due au péché, et le pécheur
qui serait mort après ces sept jours aurait encore été puni au Purgatoire, mais
c’était une expiation de l’irrégularité, comme tous les sacrifices légaux
pouvaient la donner. Néanmoins il reste vrai que, toutes choses égales
d’ailleurs, le péché de l’homme est plus grave dans la loi Nouvelle que dans
l’Ancienne, à cause de la sanctification plus grande reçue au baptême et des
bienfaits meilleurs offerts par Dieu au genre humain. Nous en avons le clair
témoignage dans ces paroles de l’Epître aux Hébreux (10, 29) : "Combien
plus graves, pensez-vous, seront les supplices mérités par celui qui aura foulé
aux pieds le Fils de Dieu et en sera venu à profaner le sang du Testament dans
lequel il a été sanctifié ?"
Il n’est
d’ailleurs pas vrai qu’il soit de règle universelle d’exiger une pénitence de
sept ans pour n’importe quel péché mortel ; c’est là une sorte de règle commune
convenant à la plupart des cas, mais qu’on ne doit pas toujours appliquer, si
l’on considère la diversité des péchés et celle des circonstances dans
lesquelles se trouve le pénitent.
3. Les péchés de
l’évêque et du prêtre sont plus dangereux pour eux et pour les autres. C’est
pourquoi les saints canons ont plus souci de retirer du péché le prêtre que les
autres, et infligent une peine plus grande en tant qu’elle est remède au péché,
bien que parfois elle n’en mérite pas tant, au point de vue de la dette de
peine, et que Dieu n’en exige pas autant en Purgatoire.
4. Il faut
entendre cette peine, de l’expiation d’un accident involontaire. Si en effet le
pénitent avait volontairement répandu le sang du Christ il eut encouru une
peine beaucoup plus grave.
Après avoir
parlé du ministre du sacrement de pénitence, nous avons à traiter des qualités
de la confession. Quatre questions se posent : - 1. La confession peut-elle
être informe ? - 2. Doit-elle être intégrale ? - 3. Peut-elle être faite par
intermédiaire ou par écrit ? - 4. Doit-elle vraiment avoir toutes les qualités
demandées par les docteurs en théologie ?
Objections :
1. Il semble que
la confession ne puisse pas être informe. L’Ecclésiastique (17, 26) nous dit en
effet : "Pour un mort, qui est comme n’existant pas, plus de confession
possible". Or celui qui n’a pas la charité est un mort, puisque la charité
est elle-même la vie de l’âme. Sans la charité, il ne peut donc point y avoir
de confession.
2. La confession
est partie de la pénitence, au même titre que la contrition et la satisfaction.
Or il ne peut jamais y avoir de contrition et de satisfaction en dehors de la
charité et donc non plus de confession.
3. Dans la
confession, le coeur doit être d’accord avec la bouche, comme le demande le nom
même de confession. Or celui qui reste actuellement attaché au péché n’a point
le coeur d’accord avec la bouche, puisqu’il retient en son coeur le péché que
sa bouche condamne. Il n’y a plus là de vraie confession.
Cependant :
Chacun est tenu
à la confession des péchés mortels. Or si quelqu’un s’est confessé, étant en
état de péché mortel, il n’est plus tenu de confesser à nouveau les mêmes
péchés ; autrement nul ne saurait jamais s’il s’est vraiment confessé, puisque
nous ne savons jamais si nous sommes en charité. Il n’est donc pas nécessaire à
la confession, qu’elle soit vivifiée par la charité.
Conclusion :
La confession
est à la fois acte de vertu et partie du sacrement de pénitence.
- Comme acte de
vertu, elle est acte méritoire au sens propre du mot, et, sous ce rapport, la
confession n’a pas sa valeur sans la charité, qui est le principe du mérite.
- Mais en tant
que partie du sacrement, elle présente le pénitent au prêtre qui a le pouvoir
des clefs de l’Église et qui, par la confession, prend connaissance de la
conscience du pénitent ; et cet acte sacramentel de la confession peut être
posé même par celui qui n’a pas la contrition, puisqu’il peut découvrir ses
péchés au prêtre et se soumettre aux clefs de l’Église. Bien qu’en pareil cas,
il ne reçoive pas le fruit de l’absolution, il pourra commencer de le recevoir,
dès que cessera l’obstacle de ses mauvaises dispositions, comme il en arrive
des autres sacrements.
Par conséquent,
celui qui se présente au saint Tribunal en mauvaises dispositions, n’est pas
tenu, dans la suite, de renouveler sa confession, mais seulement de confesser
ses mauvaises dispositions.
Solutions :
1. Ce témoignage
de l’Ecclésiastique doit s’entendre du fruit à retirer de la confession, fruit
que personne ne peut recevoir, sans avoir la charité.
2. La contrition
et la satisfaction s’adressent à Dieu, la confession à l’homme ; voilà pourquoi
l’union à Dieu par la charité est essentielle pour la contrition et la
satisfaction, mais non pas à la confession.
3. Celui qui
raconte les péchés qu’il a sur la conscience dit la vérité ; et, à ce titre, il
y a bien accord entre le coeur et la voix ou les paroles quant à la substance
de la confession, quoiqu’il y ait désaccord au sujet du bien final de la
confession que le coeur n’accepte pas.
Objections :
1. Il semble que
la confession ne doive pas être obligatoirement intégrale, en ce sens qu’il
faille confesser tous ses péchés à un seul prêtre. C’est la honte de l’aveu qui
vaut pour la diminution de la peine du péché. Mais plus sont nombreux les
prêtres auxquels on se confesse, plus on éprouve de confusion. Plus fructueuse
est donc la confession, si l’on partage entre plusieurs prêtres l’aveu de ses
fautes.
2. La confession
est nécessaire dans la pénitence pour que le jugement du prêtre détermine la
peine satisfactoire du péché. Mais la peine imposée par des prêtres différents
pour les différents péchés qu’on leur a confessés, peut être suffisante. Il
n’est donc pas obligatoire de confesser tous ses péchés à un seul prêtre.
3. Il peut arriver
qu’après la confession faite et la satisfaction accomplie, l’on se rappelle
quelque péché mortel qu’on a oublié au moment de la confession, et qu’on ne
puisse plus avoir à sa dis position le propre prêtre auquel on s’était d’abord
confessé. On pourra donc bien confesser séparément ce péché à un autre prêtre
et ainsi partager la confession des péchés entre plusieurs prêtres.
4. La confession
des péchés ne doit se faire aux prêtres qu’en vue de l’absolution. Mais quelquefois
le prêtre qui entend la confession ne peut absoudre que de certains péchés et
pas de tous. Il n’est donc pas obligatoire, au moins en pareil cas, de faire
une confession intégrale.
Cependant :
L’hypocrisie est
un obstacle à la pénitence, mais "c’est l’hypocrisie qui fait partager la
confession entre plusieurs prêtres", comme dit saint Augustin. La
confession doit donc être intégrale. D’ailleurs la confession est une partie de
la pénitence ; or la pénitence doit être intégrale et donc aussi la confession.
Conclusion :
Pour les soins
médicaux du corps, le médecin ne doit pas seulement connaître la maladie contre
laquelle il doit donner des remèdes, mais toutes les particularités du
tempérament du malade, car une maladie s’aggrave du fait qu’une autre y est
jointe et tel remède qui convient à l’une peut aggraver l’autre. Il en va de
même des péchés ; un péché devient plus grave quand un autre s’y joint et tel
remède, qui convient à tel péché, peut donner aliment à un autre, quand l’âme
est infectée de vices contraires, comme l’enseigne saint Grégoire le Grand dans
son Pastoral. Il est donc de toute
nécessité pour la confession que l’on confesse tous les péchés dont on se
souvient ; sinon ce n’est plus une confession, mais un simulacre de confession.
Solutions :
1. Bien que la
honte soit davantage renouvelée quand on partage la confession de ses péchés
entre divers confesseurs, cependant toutes ces confusions réunies n’égalent pas
la confusion unique qu’aurait donnée la confession simultanée de tous les
péchés au même confesseur. Un péché pris à part ne montre pas autant la
mauvaise disposition du pécheur, que s’il est considéré joint à plusieurs
autres. On peut tomber en effet par ignorance ou par faiblesse dans un péché
isolé ; mais le grand nombre des péchés manifeste ou la malice du pécheur ou sa
grande corruption.
2. En pareil cas,
la peine imposée par les différents confesseurs ne serait pas suffisante, car
chaque confesseur considérant séparément le péché qu’on lui avoue ne verrait
pas l’aggravation que ce péché reçoit de celui auquel il est joint ; et parfois
la pénitence donnée pour un péché pourrait servir d’excitant à un autre.
D’ailleurs le confesseur tient la place de Dieu et la confession qu’on lui fait
doit avoir les qualités de la contrition qu’on présente à Dieu. En conséquence,
de même qu’il n’y aurait pas de vraie contrition, si l’on ne se repentait pas
de tous les péchés dont on se souvient, ainsi n’y aurait-il pas de vraie
confession, si l’on ne se confessait pas de tout ce qui nous revient en
mémoire.
3. Certains
prétendent que celui qui se souvient d’un péché oublié dans une confession
précédente doit répéter intégralement sa confession, surtout s’il ne peut plus
s’adresser au même confesseur auquel il a dit tous ses autres péchés, en sorte
qu’un seul et même prêtre connaisse toute l’étendue de sa culpabilité. Mais
cela ne paraît pas nécessaire. Le péché tient sa gravité tout à la fois de sa
propre nature et de l’adjonction d’autres péchés ; la gravité que les péchés
déjà confessés ont par eux-mêmes a déjà été manifestée. Pour que le prêtre
estime l’une et l’autre gravité du péché oublié dans la confession précédente,
il suffit que le pénitent confesse explicitement ce péché et déclare les autres
en général en disant simplement qu’il a oublié ce péché, alors qu’il en
confessait beaucoup d’autres.
4. Même si le
confesseur ne peut pas absoudre de tous les péchés, le pénitent reste cependant
tenu de les confesser tous, afin que le prêtre apprécie la gravité de toute la
culpabilité et qu’après avoir donné l’absolution des péchés qu’il peut
absoudre, il renvoie le pénitent au supérieur.
Objections :
1. Il semble qu’il
soit possible de se confesser par intermédiaire ou par écrit. La nécessité de
la confession a pour raison la manifestation de la conscience du pénitent au
prêtre. Mais on peut, par intermédiaire ou par écrit, manifester sa conscience
au prêtre, et par conséquent faire de cette manière une confession suffisante.
2. Il en est qui
ne sont pas compris de leurs propres prêtres à cause de la diversité des
langues et ces gens ne peuvent se confesser que par intermédiaire. Il n’est
donc pas nécessaire au sacrement qu’on parle soi-même pour se confesser et il
semble que si l’on s’est confessé par un intermédiaire, quel qu’il soit, cela
suffit au salut.
3. Le sacrement
exige qu’on se confesse à son propre prêtre. Mais le propre prêtre est parfois
absent et le pénitent, qui ne peut lui parler personnellement, peut lui
manifester sa conscience par écrit. Il semble donc qu’il doive alors lui
envoyer sa confession par écrit.
Cependant :
1. La confession
des péchés doit se faire comme la confession de foi ; or la confession de foi
doit se faire oralement, comme on le voit par l’épître aux Romains 10 ; et donc
aussi la confession des péchés.
2. D’ailleurs, au
péché personnel il faut une pénitence personnelle. Mais la confession est une
partie de la pénitence. Le pécheur doit donc la faire
de sa propre bouche.
Conclusion :
La confession
n’est pas seulement un acte de vertu, elle est aussi partie du sacrement ; à
l’acte de vertu, tout mode de confession suffirait, même le moins difficile.
Mais le sacrement a son acte déterminé, comme les autres sacrements ont leur matière
déterminée ; et de même que dans le baptême, la matière employée pour signifier
l’ablution intérieure est celle qui est le plus habituellement employée aux
ablutions extérieures ; ainsi pour la manifestation de conscience qui fait
partie de l’acte du sacrement de pénitence, doit-on prendre ordinairement notre
mode le plus usuel de manifestation de pensée, la parole personnelle. Les
autres manières ne viennent qu’en supplément de celle-ci.
Solutions :
1. De même que
dans le baptême il ne suffit pas d’une ablution quelconque, mais il faut que
cette ablution soit faite avec une matière déterminée, ainsi dans la pénitence
ne suffit-il pas de manifester ses péchés d’une façon quel conque, mais cette
manifestation a son acte déterminé.
2. Pour celui qui
ne peut parler, la confession par écrit, par signe et par interprète est
suffisante, parce qu’on n’exige pas de l’homme plus qu’il ne peut. Si l’on ne
peut et l’on ne doit être baptisé que dans l’eau, c’est que l’eau est une
matière qui nous est extérieure et nous est administrée par un autre. L’acte de
la confession au contraire nous est intérieur et vient de nous. Voilà pourquoi,
ne pouvant pas nous confesser de la manière indiquée, nous devons le faire
comme nous pouvons.
3. En l’absence du
propre prêtre, la confession peut se faire même à un laïque ; elle n’a donc pas
à être faite par écrit ; car l’acte même de la confession est plus exigé que la
qualité de la personne à laquelle se fait la confession.
Objections :
1. Il semble que
ne soient pas requises les seize conditions assignées à la confession par les
docteurs et énumérées dans les vers suivants :
"Que la
confession soit simple, humble, pure et sincère,
Fréquente,
nette, discrète, faite de bon coeur et avec confusion,
Intégrale,
secrète, dite avec larmes et non retardée,
Courageuse,
accusatrice et en disposition d’obéissance"
En effet, la
sincérité, la simplicité, la force sont par elles-mêmes des vertus et ne
doivent donc pas être présentées comme de simples conditions de la confession.
2. La pureté
exclut le mélange et pareillement la simplicité exclut le mélange et la
composition. L’une des deux conditions est donc superflue.
3. On n’est tenu
de confesser qu’une fois le péché commis une seule fois. Si donc l’homme ne
réitère pas son péché, sa pénitence n’a pas à être fréquente.
4. La confession
se fait en vue de la satisfaction ; mais la satisfaction est quelquefois
publique. La confession ne doit donc pas être secrète.
5. On n’exige pas
de nous ce qui n’est pas en notre pouvoir. Or les larmes ne sont pas en notre
pouvoir. Elles ne sont donc pas requises du pénitent.
Conclusion :
Des conditions
énumérées, quelques-unes sont de nécessité pour la confession et d’autres
seulement de perfection. Celles qui sont de nécessité lui appartiennent, ou
bien en tant qu’elle est acte de vertu, ou en tant qu’elle est partie du sacrement.
[I) Un acte volontaire]
Au premier titre,
elles sont exigées, ou par la raison de vertu en général, ou par celle de la
vertu spéciale de pénitence, ou par la constitution même de l’acte, de la
confession. La vertu en général ainsi que le dit Aristote requiert quatre
conditions :
- La première
est qu’on sache ce qu’on fait et, à ce titre, on dit que la confession doit
être 1° discrète, puisque la prudence est requise en tout acte de vertu.
Cette discrétion nous fait insister davantage sur les fautes plus graves.
- La seconde
condition est que la confession soit faite 2°
par libre élection, car les actes de vertu doivent se faire volontiers ;
c’est à ce titre qu’on demande que la confession se fasse de bon coeur.
- La troisième
condition demande que la fin de l’acte soit bonne, et c’est ainsi que la
confession doit être 3° pure, faite avec une intention droite.
- La quatrième
condition est que la volonté vertueuse ne se laisse pas détourner de son acte
et, sous ce rapport, la confession doit être 4° courageuse, afin que
par honte elle ne trahisse pas la vérité.
[II. Un acte de contrition]
Mais la
confession est un acte spécial de la vertu de pénitence qui prend son origine
dans la turpitude du péché ; c’est pourquoi on doit la faire 5° avec
confusion et non pas en se vantant de ses péchés avec un sentiment mêlé de
crainte mondaine.
- Deuxièmement
elle doit nous conduire à la douleur du péché commis et c’est ainsi qu’elle
doit être 6° accompagnée de larmes.
- Troisièmement,
elle doit aboutir à ce que le pénitent se méprise lui-même et c’est ainsi
qu’elle doit être 7° humble, le
pénitent confessant qu’il est misérable et faible.
[III. Un acte de confession]
Enfin la nature
même de l’acte de la confession exige qu’elle soit une manifestation. Or cette
manifestation peut être empêchée de quatre façons :
- par le
mensonge et c’est pourquoi l’on dit que la confession doit être 8° sincère, c’est-à-dire vraie ;
- par
l’obscurité des paroles, obscurité qu’exclut une 9° confession nette, ne s’embarrassant point dans l’obscurité des
mots ;
- par la multiplication
des paroles, et c’est ainsi que la confession doit être 10° simple, ne dire que
ce qui intéresse la gravité des péchés ;
- par la
réticence qui retranche quelque chose de ce qu’on doit manifester et c’est par
opposition à ce défaut que la confession est dite 11° intégrale.
[IV. Une absolution sacerdotale]
Pour ce qui est
de la confession en tant qu’elle est partie du sacrement, elle doit tenir
compte du jugement du prêtre qui est ministre du sacrement et, à ce titre, elle
doit être 12° accusatrice de la part du pénitent, faite en disposition 13° d’obéissance au confesseur, et 14° secrète, étant donné la condition particulière de ce tribunal
particulier où s’agitent les secrets de la conscience.
[V. Un acte de ferveur]
C’est seulement
affaire de perfection que la confession soit 15° fréquente et 16° non retardée, c’est-à-dire suivant, sans délai, la faute.
Solutions :
1. Il n’y a pas
d’opposition à ce que la condition d’une vertu se retrouve dans l’acte d’une
autre vertu, soit parce que celle-ci est commandée par la première, soit parce
que le juste milieu qui fait l’objet principal d’une vertu, peut se retrouver
en participation dans les autres vertus.
2. La pureté de la
confession en exclut la perversité d’intention dont l’homme est purifié ; la
simplicité en écarte ce qui est étranger à l’accusation des péchés.
3. La fréquence
n’est pas de nécessité, mais de perfection.
4. C’est à cause
du scandale de ceux qui pourraient être portés au mal par l’audition des
péchés, que la confession ne doit pas se faire en public, mais en secret. Quant
à la pénitence de la satisfaction, elle n’a pas le même caractère de scandale,
car des oeuvres satisfactoires similaires se font pour des fautes légères ou
même en dehors de toute faute.
5. Il s’agit ici des
larmes du coeur.
Nous avons
maintenant à traiter de l’effet de la confession. A ce sujet, cinq questions se
posent : - 1. La confession nous délivre-t-elle de la mort du péché ? - 2. Nous
délivre-t-elle, d’une certaine façon, de la peine du péché ? - 3. Nous ouvre-t-elle
le paradis ? - 4. Nous donne-t-elle l’espérance du salut ? - 5. La confession
générale efface-t-elle les péchés mortels oubliés ?
Objections :
1. La confession
ne semble pas nous libérer de la mort du péché. Elle suit la contrition. Or la
contrition suffit à effacer la faute. C’est donc que la confession ne nous
libère pas de la mort du péché.
2. Tout comme le
péché mortel, le péché véniel aussi est une faute. Or par la confession, ce qui
était mortel devient véniel, comme nous le dit le Maître des Sentences. La
confession ne remet donc pas la faute, mais change la culpabilité en une autre
culpabilité.
Cependant :
La confession
est partie du sacrement de pénitence. Or le sacrement de pénitence nous libère
de la faute ; donc aussi la confession.
Conclusion :
C’est dans la
confession, que la pénitence, en tant que sacrement, trouve son principal
achèvement, parce que c’est par elle que l’homme se soumet aux ministres de l’Église,
dispensateurs des sacrements. La contrition inclut le désir de la confession et
la satisfaction est déterminée par le jugement du prêtre auquel se fait la
confession. Enfin la grâce par laquelle se fait la rémission des péchés étant
donnée dans le sacrement de pénitence, tout comme dans le baptême, la
confession, par la vertu de l’absolution qui s’y joint, remet la faute, comme
le baptême.
Le baptême nous
délivre de la mort du péché, non seulement en tant qu’il est reçu de fait, mais
encore en tant qu’on en a le désir, comme on le voit chez ceux qui arrivent au
baptême déjà sanctifiés, alors qu’un catéchumène se présentant au baptême sans
mettre d’obstacle à la grâce, recevrait de la collation même du sacrement, la
grâce qui lui remettrait ses péchés, s’ils n’avaient pas été remis auparavant.
Il faut en dire autant de la confession jointe à l’absolution. En tant que son
désir était déjà dans le pénitent, elle l’a délivré de la faute, puis la grâce
est augmentée dans l’acte même de la confession et de l’absolution. Les péchés
seraient aussi remis si le pénitent, sans mettre obstacle à la grâce, n’avait
pas eu jusque-là une douleur suffisante de ses péchés. C’est pourquoi, de même
qu’on dit du baptême, qu’il nous délivre de la mort, ainsi doit-on en dire
autant de la confession.
Solutions :
1. Le désir de la
confession est inclus dans la contrition et par conséquent il délivre les
pénitents de leur culpabilité de la même façon que le désir du baptême le fait
pour ceux qui doivent être baptisés.
2. Le mot véniel
ne représente pas ici une culpabilité, mais une dette de peine facile à expier.
D’où l’on ne peut pas conclure à un changement de culpabilité en culpabilité ;
la culpabilité a complètement disparu. Un péché peut être véniel de trois
façons :
- 1° par son
genre moral, telle la parole oiseuse ;
- 2° à raison de
sa cause, c’est-à-dire parce qu’il a en lui une cause de pardon, comme le péché
de faiblesse ;
- 3° à raison
d’un fait qui lui est extérieur, comme c’est le cas ici, puisque c’est par la
confession qu’il arrive qu’un homme obtienne le pardon d’une faute passée.
Objections :
1. Il semble que
la confession ne nous libère en aucune façon de la peine due au péché Cette
peine ne peut être qu’éternelle ou temporelle. Or la peine éternelle est remise
par la contrition, la temporelle par la satisfaction. La confession ne remet
donc rien, en fait de peine.
2. La volonté est
réputée pour le fait, comme le dit le Maître des Sentences. Mais celui qui a la
contrition, a pris la résolution de se confesser. Cette volonté lui a donc valu
autant que s’il s’était confessé, en sorte que sa confession postérieure ne lui
vaut plus aucune remise de peine.
Cependant :
Il est pénible
de se confesser. Or la peine due au péché est expiée par toutes les oeuvres qui
sont pénibles, donc par la confession.
Conclusion :
C’est à double
titre, que la confession, jointe à l’absolution, a la vertu de nous libérer de
la peine :
- 1° Premièrement,
elle nous libère en vertu même de l’absolution et, à ce titre, du seul fait qu’elle
est désirée, elle nous délivre de la peine éternelle, comme aussi de la faute.
Libéré de cette peine qui est vindicative et supprime toute vie de grâce,
l’homme reste encore débiteur d’une peine temporelle médicinale, destinée à le
purifier et à le faire progresser. Cette peine, qui doit être soufferte en
purgatoire par ceux-là même qui ont été libérés de la peine de l’enfer, n'est
pas solvable en cette vie par les seules forces du pénitent. Mais, par la vertu
des clefs, elle est diminuée de telle sorte qu’elle devient proportionnée aux
forces du pénitent qui peut dès lors se purifier en cette vie par la
satisfaction.
- 2° Deuxièmement,
la confession diminue la dette de peine en vertu même de la nature de son acte
auquel est jointe la peine de la honte et de là vient que plus on se confesse
souvent de ses péchés, plus on diminue sa dette de peine.
Solutions :
1. La réponse a
été donnée dans la conclusion.
2. La volonté
n’est pas réputée pour le fait quand il s’agit d’actes, ayant leur cause en
dehors de nous, par exemple du baptême. Désirer le baptême ne vaut pas autant
que le recevoir en fait. C’est dans les actes dépendant complètement de nous,
que la volonté est réputée pour le fait. Encore ne vaut-elle que pour la
récompense essentielle et non pour la rémission de la peine et autres
rétributions qui appartiennent au mérite accidentel et secondaire. C’est
pourquoi celui qui est confessé et absout sera moins puni en purgatoire que
celui qui n’a eu que la contrition.
Objections :
1. Il semble que
la confession n’ouvre pas le paradis. Différents sont les effets des différents
sacrements. Or l’ouverture du paradis est un effet du baptême, et donc pas de
la confession.
2. On ne peut
entrer en lieu clos avant que ce lieu soit ouvert. Or le mourant peut entrer en
paradis avant la confession. Ce n’est donc pas la confession qui ouvre le paradis.
Cependant :
La confession
soumet aux clefs de l’Église. Or c’est par ces clefs que le paradis est ouvert,
et donc aussi par la confession.
Conclusion :
C’est par la
faute et la dette de peine que le paradis nous est fermé ; et comme la
confession écarte ces obstacles, ainsi qu’on le voit par ce qui précède, on dit
avec raison qu’elle ouvre le paradis.
Solutions :
1. Bien que le
baptême et la pénitence soient des sacrements différents, ils agissent
cependant en vertu de la même passion du Christ par laquelle l’entrée du paradis
a été ouverte.
2. Avant le désir
de la confession, le paradis était fermé à celui qui était en état de péché
mortel et bien qu’il soit ouvert par la contrition incluant le désir de la
confession, même avant que la confession soit faite, l’obstacle de la dette de
peine n’est pas complètement écarté, avant la confession et la satisfaction.
Objections :
1. Il ne semble
pas qu’on puisse dire que la confession nous donne l’espérance du salut. Cette
espérance nous vient de tous nos actes méritoires. Elle n’est donc pas un effet
propre de la confession.
2. C’est par la
tribulation que nous arrivons à l’espérance, comme nous le dit l’épître aux
Romains. Or c’est dans la satisfaction qu’on a surtout à supporter la
tribulation. C’est donc à la satisfaction plus qu’à la confession, qu’il
appartient de nous donner l’espérance du salut.
Cependant :
La confession
rend l’homme plus humble et plus doux comme dit le Maître des Sentences ; or
c’est précisément par cela que l’on reçoit l’espérance du salut. La confession
a donc pour effet de nous donner cette espérance.
Conclusion :
L’espérance de
la rémission de nos péchés ne nous vient que par le Christ, et puisque, par la
confession, l’homme se soumet aux clefs de l’Église qui tiennent leur vertu de
la passion du Christ, on dit avec raison que la confession nous donne
l’espérance du salut.
Solutions :
1. Ce n’est pas
principalement de nos actes, mais de la grâce du Rédempteur que peut nous venir l’espérance du salut. Or la confession agit
en vertu de la grâce du Rédempteur. Elle nous donne donc l’espérance du salut,
non seulement en tant qu’acte méritoire, mais aussi comme partie du sacrement.
2. La tribulation
nous donne l’espérance du salut par l’expérience de ce qu’est notre propre
force et par l’expiation de la peine due au péché ; et la confession fait la
même chose, de la manière que nous avons dite.
Objections :
1. Il semble
qu’une confession par formule générale ne suffise pas à effacer les péchés
mortels oubliés. Le péché effacé par la confession ne doit plus être
obligatoirement confessé. Si donc les péchés oubliés étaient remis par une
confession à formule générale, il ne serait pas nécessaire de les confesser
quand ils reviennent en mémoire.
2. Quiconque n’a
conscience d’aucun péché, ou bien n’a pas de péché, ou les a oubliés. Si donc
la confession générale remet les péchés oubliés, tous ceux qui n’ont conscience
d’aucun péché mortel peuvent être certains d’être libérés de tout péché mortel,
toutes les fois qu’ils disent leur Confiteor, ce qui est contraire au
témoignage de l’Apôtre : "Je n’ai rien sur la conscience, mais je ne suis
pas pour autant justifié".
3. Personne ne
doit tirer avantage de sa négligence. Or ce ne peut être sans négligence qu’on
oublie un péché mortel avant qu’il soit remis. Il ne faut donc pas que, de
cette négligence, on retire l’avantage de se faire remettre ce péché, sans
confession spéciale.
4. Ce que le
pénitent ignore complètement est beaucoup plus loin de sa conscience que ce
qu’il a oublié. Or les péchés commis par ignorance ne sont pas remis par une
confession à formule générale, autrement les hérétiques qui ne reconnaissent
pas certains péchés dans lesquels ils vivent, et certaines âmes simples
seraient absoutes de leurs fautes par une confession à formule générale : ce
qui est faux. La confession à formule générale n’efface donc pas les péchés
oubliés.
Cependant :
1. Le psalmiste
nous dit : "Approchez-vous du Seigneur et recevez sa lumière, et vos
visages ne seront pas couverts de confusion". Or celui qui confesse tous
les péchés qu’il connaît, s’approche de Dieu autant qu’il le peut. On ne peut
lui demander davantage. Il n’aura donc point la confusion d’être repoussé, mais
obtiendra son pardon.
2. D’ailleurs
celui qui se confesse obtient son pardon à moins que sa pénitence ne soit
qu’une fiction. Or celui qui confesse tous les péchés qui lui reviennent en
mémoire, mais en a oublié quelques-uns, n’est pas pour autant en état de
pénitence feinte parce que son ignorance de fait, qui est purement passive,
l’excuse du péché. Il obtient donc son pardon et ainsi les péchés oubliés sont
remis, car il serait impie d’espérer un pardon partagé.
Conclusion :
La confession,
pour être opérante, présuppose la contrition ; elle est donc ordonnée
directement à la rémission de la peine qu’elle obtient en vertu de la confusion
qu’elle comporte et du pouvoir des clefs auxquelles le pénitent se soumet. Il
arrive cependant quelquefois que, par la contrition précédente, un péché a été
effacé, soit par un acte général de contrition, si l’on ne s’en est pas
souvenu, soit par un acte, spécial et qu’au moment de la confession on oublie
ce péché. La confession sacramentelle est alors opérante par sa formule
générale, pour la rémission de la peine, en vertu du pouvoir des clefs
auxquelles le pénitent se soumet sans poser de sa part aucun obstacle à leur
efficacité. Mais la part de diminution de peine, qui vient de la confusion
accompagnant la confession, ne se réalise pas pour le péché dont on n’a pas
rougi spécialement devant le prêtre.
Solutions :
1. La confession
sacramentelle ne requiert pas seulement l’absolution, mais aussi le jugement du
prêtre imposant la satisfaction. C’est pourquoi le pénitent, même s’il a reçu
l’absolution, est tenu de confesser le péché oublié, afin de suppléer à ce qui
a manqué à la confession sacramentelle.
2. La confession,
pour être opérante, présuppose toujours la contrition. Or personne ne peut
savoir s’il a une vraie contrition, pas plus qu’on ne peut savoir avec
certitude si l’on est pleinement en état de grâce. On ne peut donc pas savoir
avec certitude si, par la formule générale de la confession, le péché oublié a
été remis, bien qu’on puisse en avoir la probabilité par certains signes.
3. Ce pénitent ne
retire aucun avantage de sa négligence, car il n’obtient pas une rémission
aussi plénière que celle qu’il aurait obtenue par la confession spéciale de ce
péché. De plus, son mérite n’est pas aussi grand, et il est tenu de confesser
spécialement ce péché quand il s’en souviendra.
4. L’ignorance du
droit n’excuse pas, car elle est elle-même un péché ; il n’y a que l’ignorance
du fait qui puisse excuser. D’où, si l’on ne confesse pas des péchés que, par
ignorance du droit divin, l’on ne reconnaît pas comme péchés, on n’est pas
excusé du péché de pénitence fictive. Au contraire on en serait excusé, si
l’erreur provenait de l’ignorance de quelque circonstance particulière ; comme
si un homme faisait l’acte du mariage avec la femme d’un autre qu’il croit être
la sienne. Or l’oubli d’un acte peccamineux est une ignorance de fait. Elle
excuse donc de ce péché de pénitence fictive en confession, qui empêche le
fruit de l’absolution et de la confession.
Après avoir
traité des effets de la confession, nous devons maintenant étudier sa loi du
secret. A ce sujet, cinq questions se posent : - 1. Est-on tenu en toute
circonstance de cacher ce qu’on sait sous le secret de la confession ? - 2. Le
secret de la confession s’étend-il à d’autres choses qu’à celles qui sont
l’objet de la confession ? - 3. Le prêtre est-il le seul qui soit tenu au
secret ? - 4. Le prêtre peut-il, avec la permission du pénitent, parler à un
autre de ce qu’il sait, sous le secret de la confession ? - 5. Est-il encore
tenu de le cacher quand il le sait aussi d’ailleurs ?
Objections :
1. Il semble que
le prêtre ne soit pas tenu en toutes circonstances de cacher les péchés qu’il a
connus sous le secret de la confession. En effet, comme le dit saint Bernard : "Ce
qui a été institué en faveur de la charité, ne doit pas lui être
contraire". Or, en certains cas, garder le secret de la confession serait
contraire à la charité, comme, par exemple, si l’on connaissait par la
confession un hérétique qu’on ne peut pas décider à cesser de corrompre le
peuple, ou un empêchement d’affinité entre personnes qui veulent se marier. En
pareils cas, on doit révéler ce qu’on sait par la confession.
2. Ce qui est
seulement de précepte ecclésiastique ne doit plus être nécessairement observé
quand l’observation de ce précepte devient contraire à un ordre de l’Église. Or
la loi du secret de la confession est seulement de droit ecclésiastique. Si
donc l’Église prescrit qu’on lui dise ce qu’on sait de tel péché, celui qui le
sait par la confession doit le dire.
3. On doit veiller
à sa propre conscience, plus qu’à la renommée d’autrui, car il y a un ordre
dans la charité. Or il peut arriver que pour garder le secret d’un péché, on
doive agir contre sa conscience, C’est le cas de celui qui, cité comme témoin
pour un péché qu’il sait par la confession, doit jurer de dire la vérité, ou
bien de l’Abbé qui, sachant par la confession le péché d’un prieur, son sujet,
en péril de succomber à l’occasion de péché que lui donnera le priorat, si on
le lui laisse, est tenu d’enlever à ce prieur la dignité de la charge pastorale
et ne peut le faire sans paraître dévoiler le secret de la confession. Il
semble donc bien que, dans certains cas, il soit permis de dire ce qu’on a
entendu en confession.
4. Un prêtre peut
acquérir, par la confession, la conviction que on pénitent est indigne de la
prélature. Or comme chacun est tenu de s’opposer à la promotion des indignes,
dans la mesure où il a lui-même à intervenir, il paraîtra, en s’opposant à
cette promotion, donner quelque soupçon du péché confessé et ainsi révéler
d’une certaine façon la confession. Il semble donc bien qu’on doive faire
quelquefois cette révélation.
Cependant :
1. Voici ce que
nous dit le décret "De pœnitentia et remissione" : "Que le prêtre se garde
de trahir par parole ou signe ou de quelque façon que ce soit, le pécheur quel
qu’il soit".
2. D’ailleurs le
confesseur doit imiter Dieu dont il est le ministre. Or Dieu ne révèle pas,
mais couvre les péchés qui sont manifestés par la confession. Le prêtre ne doit
donc pas non plus les révéler.
Conclusion :
Dans les sacrements,
les cérémonies extérieures sont les signes de ce qui se passe à l’intérieur et
la confession par laquelle on se soumet au jugement du prêtre est le signe de
la confession intérieure par laquelle on se soumet à Dieu. Or Dieu couvre le
péché de celui qui se soumet ainsi par la pénitence, et cela aussi doit être
symbolisé dans les actes du sacrement de pénitence. En conséquence, il est de
nécessité sacramentelle que la faute confessée ne soit pas révélée et celui qui
la révèle commet le péché de violation de sacrement. En dehors de cette raison
foncière, il y a des raisons d’utilité à cette loi du secret de la confession :
grâce à lui, on va plus facilement à la confession et l’on y confesse aussi
plus simplement ses péchés.
Solutions :
1. Certains
théologiens prétendent que le confesseur n’est tenu au secret que pour les
péchés dont le pénitent promet de se corriger ; et qu’il peut révéler les
autres à qui peut se servir de cette révélation pour l’utilité du pénitent et
ne peut pas lui nuire. Mais cette opinion paraît erronée, étant contraire à la
vérité du sacrement. De même, en effet, que le baptême reste un sacrement, sans
que rien soit changé à ses éléments essentiels de sacrement, du fait que le
baptisé le reçoit avec des dispositions fictives, ainsi la confession reste-t-elle
sacramentelle, même quand celui qui se confesse ne se propose pas de se
corriger. En conséquence, nonobstant ces mauvaises dispositions, le secret doit
être gardé. Ce secret n'est pas contraire à la charité, car la charité n’exige
pas que l’on porte remède à un péché qu’on ignore. Or ce que l’on sait sous le
secret de la confession est comme ignoré, car on ne le sait pas en tant
qu’homme, mais en tant que représentant de Dieu. Cependant on doit, dans les
cas précités, apporter quelque remède, autant qu’on le peut sans péril de
révélation des péchés confessés, comme par exemple en donnant un avertissement
aux pénitents et en apportant tout son soin à ce que les autres ne soient pas
corrompus par l’hérésie. On peut même dire au prélat qu’il veille avec plus de
sollicitude sur son troupeau, sans pourtant lui rien dire qui, par signe ou parole,
trahisse le pénitent.
2. La loi du
secret de la confession découle de la nature même du sacrement. En conséquence,
de même que le précepte de la confession sacramentelle est de droit divin et
qu’aucune ordonnance ou dispense humaine ne peut nous libérer de son
obligation, ainsi aucune autorité humaine ne peut-elle nous permettre ou nous
forcer de révéler le secret de la confession. Si donc on recevait, même sous
peine d’excommunication latœ sententiae, l’ordre de dire ce qu’on sait d’un péché
connu par la confession, on ne doit pas le dire, car on doit penser que
l’intention de celui qui commande est de ne demander que ce que l’on sait en
tant qu’homme. Or ce n’est pas en tant qu’homme qu’on a cette connaissance.
Même si l’on était interrogé explicitement au sujet de la confession, on ne
devrait pas répondre, et à cause de ce refus, on n’encourrait pas
l’excommunication, car c’est en tant qu’homme seulement qu’on est sujet du
supérieur et ce n’est pas en tant qu’homme, c’est en tant que ministre de Dieu,
qu’on Sait les péchés confessés.
3. C’est en tant
qu’homme, qu’on est cité comme témoin. Par conséquent on peut, sans blesser sa
conscience, jurer qu’on ne sait pas ce qu’on sait seulement comme représentant
de Dieu. De même le prélat peut, sans blesser sa conscience, laisser impuni un
péché qu’il connaît seulement comme représentant de Dieu ou ne pas y appliquer
de remède parce qu’il n’est tenu d’y remédier qu’à la façon dont le péché lui
est déféré. Aux péchés qui lui sont déférés au for de
la pénitence, il doit remédier autant qu’il peut, dans ce même for intérieur.
L’Abbé, dans le cas précité, doit donc presser son pénitent de renoncer à son
priorat. Si le pénitent refuse, l’Abbé pourra le décharger du priorat, s’il
trouve l’occasion de le faire de telle façon que soit évité tout soupçon de
révélation du secret de la confession.
Objections :
1. Il semble que
le secret de la confession s’étende à d’autres choses qu’à l’objet même de la
confession. Les péchés seuls sont en effet l’objet de la confession. Or il
arrive parfois que le pénitent raconte beaucoup d’autres choses qui
n’appartiennent pas à l’objet de la confession. Ces choses étant dites au
prêtre, comme si on les disait à Dieu, il semble qu’elles tombent aussi sous la
loi du secret de la confession.
2. Il arrive aussi
qu’on fasse une confidence et qu’elle soit reçue sous le secret de la
confession. Ce secret peut donc s’étendre à des choses qui ne sont point objet
de confession.
Cependant :
Le secret de la
confession est une obligation liée à la confession sacramentelle. Or ce qui est
lié à un sacrement ne s’étend pas au-delà de ce sacrement. Le secret de la
confession ne s’étend donc qu’aux aveux qui sont l’objet de la confession
sacramentelle.
Conclusion :
Le secret de la
confession ne s’étend directement qu’aux aveux qui sont l’objet même de la
confession sacramentelle. Mais certaines choses, qui ne sont pas l’objet de la
confession sacramentelle, peuvent tomber sous le secret de la confession, en
tant que leur révélation pourrait dénoncer le pécheur ou le péché. Néanmoins il
faut éviter avec le plus grand soin ces indiscrétions, tant à cause du scandale
qu’à raison de l’inclination que leur habitude peut développer en nous.
Solutions
:
1. La conclusion
donne la réponse à la première objection.
2. Il ne faut pas
se prêter facilement à recevoir des confidences à cette condition. Si cependant
on l’a fait, on est tenu par sa promesse, à garder le secret de la même façon
que si l’on avait reçu la confidence en confession, bien qu’on ne l’ait pas
reçue sous le secret sacramentel.
Objections :
1. Il semble que
le prêtre ne soit pas le seul à être tenu au secret de la confession. On se
confesse quelquefois au prêtre par interprète, en cas de nécessité. Mais alors,
semble-t-il, l’interprète est tenu au secret. Quelqu’un qui n’est pas prêtre
peut donc être tenu au secret de la confession.
2. En cas de
nécessité, on peut quelquefois se confesser un laïque qui est alors tenu de
garder le secret des péchés confessés, puisqu’on les lui a dits comme à Dieu.
Il n’y a donc pas que le prêtre, qui soit tenu au secret de la confession.
3. Si quelqu’un se
donne faussement comme prêtre, pour explorer par le moyen de cette fraude, la
conscience d’autrui il pèche, lui aussi, semble-t-il, s’il révèle ce qu’on lui
a dit en confession. Le prêtre n’est donc pas le seul qui soit tenu au secret
de la confession.
Cependant :
1. Le prêtre seul
est ministre du sacrement de pénitence. Or le secret de la confession est une
chose annexe au sacrement. Le prêtre seul est donc tenu au secret de la
confession.
2. D’ailleurs, on
est tenu à garder secrets ces aveux de la confession, parce qu’on ne les a pas
reçus comme homme, mais comme représentant de Dieu. Or le prêtre seul est
ministre de Dieu ; lui seul est donc aussi tenu à ce secret.
Conclusion :
Le secret de la
confession est une obligation du prêtre en tant qu’il est ministre du sacrement.
Ce n’est pas autre chose que le devoir de garder le secret des péchés
confessés, devoir correspondant au pouvoir d’absoudre en vertu des clefs.
Cependant comme on peut sans être prêtre avoir, en cas de nécessité, quelque
part à l’exercice du pouvoir des clefs, on participe de même en pareil cas à
l’obligation du secret sacramentel et l’on est tenu de le garder, bien qu’à
proprement parler, il n’y ait pas secret sacramentel pour celui qui n’est pas
prêtre.
Solutions
:
1. 2. 3. On
voit par ce que nous venons de dire ce qu’il faut répondre aux objections.
Objections :
1. Il semble que,
même avec la permission du pénitent, le prêtre ne puisse pas révéler à d’autres
le péché qu’il connaît sous le secret de la confession. Ce que le supérieur ne
peut pas, l’inférieur ne le peut pas non plus. Or le pape lui-même ne pourrait
pas donner au confesseur la permission de révéler un péché connu par la
confession. Le pénitent ne le peut donc pas non plus.
2. Une obligation
instituée pour le bien commun de l’Église ne peut pas être annulée par
l’arbitraire d’une unique volonté. Or le secret de la confession a été institué
pour le bien de toute l’Église, pour qu’on aille avec plus de confiance à la
confession. Le pénitent ne peut donc pas donner au prêtre la permission de le
révéler.
3. La possibilité
de cette permission serait, semble-t-il, "un manteau de malice" pour
les mauvais prêtres qui pourraient prétendre l’avoir reçue et ainsi violer impunément
le secret, ce qui serait un abus. Il semble donc que le pénitent ne puisse pas
donner pareille permission.
4. Celui auquel le
confesseur ainsi autorisé révélera ce péché ne sera pas tenu au secret de la
confession et pourra par conséquent publier un péché déjà pardonné, ce qui est
inadmissible. Le pénitent ne peut donc pas donner cette permission.
Cependant :
1. Avec le
consentement du pénitent, un supérieur peut envoyer ce pénitent à un prêtre
inférieur avec des lettres explicatives. C’est donc que, du consentement du
pénitent, le confesseur peut dire à un autre le péché confessé.
2. D’ailleurs, on
peut faire par un autre ce qu’on peut faire par soi-même, Or le pénitent peut,
par lui-même, révéler le péché qu’il a commis ; il peut donc aussi le faire par
son confesseur.
Conclusion :
Il y a deux
raisons pour lesquelles le prêtre est tenu au secret de la confession :
- 1° La première
et la principale est que ce secret est de l’essence même du sacrement, le
confesseur ne connaissant le péché que par la connaissance de Dieu dont il
tient la place, comme confesseur.
- 2° La seconde
est qu’on doit éviter le scandale. Mais le pénitent peut faire que le
confesseur qui ne savait le péché confessé que de connaissance divine, le sache
aussi de connaissance humaine, et c’est ce qu’il fait en donnant la permission
d’en parler. Le confesseur en pareil cas, ne viole pas le sceau de la
confession en parlant de ce péché, mais il doit alors prendre des précautions
pour ne pas scandaliser, en donnant à penser qu’il viole le secret sacramentel.
Solutions :
1. Le Pape ne peut
pas donner pareille permission, parce qu’il ne peut pas faire que le prêtre
sache, de connaissance humaine, le péché confessé ; ce que le pénitent peut
faire.
2. L’obligation
instituée pour le bien commun n’est pas annulée en pareil cas, puisqu’il n’y a
pas violation du secret de la confession pour un péché connu d’autre façon.
3. De ce fait, il
n’y a pas d’impunité assurée aux mauvais prêtres, parce qu’ils doivent, s’ils
sont accusés, prouver que le pénitent leur a donné la permission de parler de
ses péchés.
4. Celui qui vient
à connaître un péché par la révélation qu’un pénitent a permise à son
confesseur, participe à un acte du ministère sacerdotal et se trouve dans un
cas semblable à celui de l’interprète, à moins que le pénitent ne veuille lui
donner pleine et libre connaissance de ce péché.
Objections :
1. Il semble que
le prêtre ne puisse pas dire ce qu’il sait à la fois par la confession et par quelqu’autre source d’information. La violation du secret
de la confession n’est que la révélation du péché qu’on a entendu en
confession. Si donc le confesseur révèle le péché qu’il a entendu en
confession, même s’il le sait aussi par ailleurs, il semble violer le secret de
la confession.
2. Quiconque
entend la confession d’un pécheur est tenu envers ce pénitent au secret de la
confession. Mais quand on a promis à quelqu’un de garder pour soi sa
confidence, on est tenu de garder ce secret, même si l’on en est informé par
ailleurs. Ainsi donc doit-on tenir secret ce qu’on a entendu en confession,
même si on le sait d’ailleurs.
3. De deux choses,
la plus forte entraîne l’autre après elle ; or la connaissance divine du péché
a plus de droits et de dignité que sa connaissance humaine, à laquelle par
conséquent elle impose ses conditions. Le confesseur ne peut donc pas révéler
ce que son mode divin de connaissance lui impose de tenir secret.
4. Le secret de la
confession a été institué pour éviter le scandale et la publicité qui
éloigneraient les hommes de la confession. Or si l’on pouvait dire ce que l’on
a entendu en confession, même après l’avoir appris d’ailleurs, il y aurait
néanmoins scandale. On ne peut donc le dire en aucun cas.
Cependant :
1. Personne, si ce
n’est le prélat qui oblige par son précepte, ne peut imposer à autrui une
obligation nouvelle. Or celui qui avait été témoin oculaire d’un péché n’était
pas obligé de le tenir secret. Donc le pénitent qui lui confesse ce péché,
n’étant pas son prélat, ne peut pas l’obliger au secret, du seul fait de la
confession.
2. D’ailleurs il
pourrait y avoir en cela un obstacle à l’exercice de la justice de l’Église. Le
pécheur menacé d’une sentence d’excommunication pour un péché dont il a été
convaincu en jugement, irait confesser ce péché à celui qui doit porter la
sentence et échapperait ainsi à l’excommunication. Or il est de précepte que la
justice ait libre cours. On n’est donc pas tenu au secret, pour ce qu’on a
entendu en confession, quand on en a connaissance par ailleurs.
Conclusion :
Sur cette
question, il y a trois opinions :
- 1° Quelques-uns
prétendent qu’on ne peut jamais dire ce qu’on a entendu en confession même si
on l’a su par ailleurs, soit avant, soit après la confession.
- 2° D’autres
pensent que la confession nous enlève la faculté de dire ce que nous savions
déjà du péché confessé, mais non ce que nous en apprenons après la confession.
L’une et l’autre opinion exagérant les exigences du secret de la confession,
font tort à la vérité et à l’observation de la justice. Il se pourrait que
quelqu’un fût plus incliné au péché s’il ne craignait pas d’être accusé par son
confesseur au cas où il commettrait à nouveau, devant lui, le péché déjà
confessé. De même, la justice pourrait avoir grandement à souffrir, si l’on ne
pouvait plus parler de ce qu’on a vu touchant un péché, dont on avait
auparavant reçu l’aveu en confession. On ne doit pas non plus s’embarrasser de
l’opinion de ceux qui demandent que le prêtre proteste ne pas avoir reçu sous
le sceau du secret ce qu’il va dire ; car il ne pourrait faire cette
protestation qu’après qu’on lui aurait dit le péché et en ces conditions, si
cette protestation suffisait pour permettre de révéler le péché confessé,
chaque prêtre pourrait, en la faisant, révéler, comme il le voudrait, ce qu’on
lui aurait confessé.
- 3° C’est
pourquoi une troisième opinion plus commune affirme que l’on n'est pas tenu de
garder le secret de ce qu’on a appris d’ailleurs et de science humaine, soit
avant, soit après la confession ; car on peut dire : "Je sais cela parce
que je l’ai vu". On est cependant tenu de ne pas révéler ce que l’on sait
de science divine et l’on ne peut pas dire : "J’ai appris cela en confession".
Cependant pour éviter le scandale, on doit s’abstenir de parler de pareil
sujet, à moins d’urgente nécessité.
Solutions :
1. Quand quelqu'un
dit avoir vu ce qu’il a entendu en confession, il ne révèle que par
concomitance, ce qu’on lui a dit au confessionnal ; de même que celui qui sait
quelque chose par l’ouïe et par la vue tout à la fois, ne révèle pas à
proprement parler ce qu’il a vu, mais ne le manifeste que par concomitance,
s’il dit l’avoir entendu ; il dit bien les choses qu’il a entendues, c’est par
concomitance qu’elles sont en même temps choses vues. En pareil cas, il n’y a
pas violation du secret de la confession.
2. Le confesseur
n’est pas tenu de s’abstenir de toute révélation du péché confessé ; mais
seulement de la manifestation de la connaissance qu’il en a par le
confessionnal. En aucun cas, il ne doit dire l’avoir appris en confession.
3. Cet axiome
s’entend de deux choses qui sont en opposition. Mais la connaissance qu’un
confesseur a comme représentant de Dieu et celle qu’il a comme homme n’étant
pas des choses opposées, la raison objectée n’est pas concluante.
4. On ne doit pas,
pour éviter le péché, manquer à la justice, car la vérité ne doit pas être
trahie, pour cause de scandale. En conséquence, on ne doit pas omettre, par
crainte de scandale, la manifestation d’une faute entendue en confession, quand
on la sait d’ailleurs, si ce silence met en péril la justice ; mais on est tenu
de faire le possible pour éviter le scandale.
Après la
confession, vient la satisfaction dont nous étudierons :
- 1° La nature ;
- 2° La
possibilité ;
- 3° Les
qualités ;
- 4° Les moyens,
ce que l’homme peut faire pour réparer l’offense faite à Dieu.
Touchant le
premier point, trois questions se posent : - 1. La satisfaction est-elle une
vertu ou un acte de vertu ? - 2. Est-elle un acte de justice ? - 3. La
définition de la satisfaction, telle que la donne le Maître des Sentences, est-elle
satisfaisante ?
Objections :
1. Il semble que
la satisfaction ne soit ni une vertu, ni un acte de vertu. Tout acte de vertu
est méritoire. Or la satisfaction n’est pas méritoire, semble-t-il, puisque le
mérite suppose un acte spontané, tandis que la satisfaction répond à une dette.
La satisfaction n’est donc pas un acte de vertu.
2. Tout acte de
vertu est volontaire. Or la satisfaction se fait parfois contre la volonté de
celui auquel elle est imposée, comme lorsqu’on est puni par le juge pour une
offense envers autrui. La satisfaction n’est donc pas un acte de vertu.
3. "En vertu
morale, le principal est l’élection", nous dit le Philosophe (Aristote, Ethiques 8, 13). Or la satisfaction ne
se fait point par un acte d’élection, mais elle s’occupe principalement
d’oeuvres extérieures. Elle n’est donc pas un acte de vertu.
Cependant :
La satisfaction
relève de la pénitence. Or la pénitence-est une vertu. C’est donc que la
satisfaction est un acte de vertu.
D’ailleurs aucun
acte, en dehors des actes de vertu, n’a d’efficacité pour effacer le péché ;
car le contraire est détruit par son contraire Or par la satisfaction, le péché
est complètement réduit, à rien. La satisfaction est donc un acte de vertu.
Conclusion :
Un acte peut
être dit de deux façons acte de vertu :
- 1° Il peut
être dit d’abord acte de vertu matériellement. C’est ainsi qu’un acte qui
n’implique ni malice, ni défaut de circonstance requise, peut être dit acte de
vertu, parce que la vertu peut employer à sa propre fin un tel acte, comme
l’acte de marcher, de parler, ou d’autres de même genre.
- 2° Il peut
aussi être dit acte de vertu, formellement, quand il implique en sa propre
dénomination le principe formel de la vertu. C’est ainsi que l’acte de souffrir
courageusement est dit acte de force. Or le principe formel de chaque vertu
morale est le juste milieu. Tout acte qui implique un juste milieu est donc dit
formellement acte de vertu. Mais l’égalité est un juste milieu impliqué dans le
nom même de satisfaction, puisqu’une chose n’est dite satisfaisante, qu’à
raison de sa proportion d’égalité à quelque chose. Il est donc constant que la
satisfaction est formellement aussi un acte de vertu.
Solutions :
1. Bien que
satisfaire soit en soi une chose due, cependant cet acte est spontané, en tant
que celui qui satisfait s’est acquitté volontairement, faisant ainsi de
nécessité vertu. C’est parce que la nécessité de l’acte dû contrarie la
volonté, que le mérite est diminué ; d’où il suit que si la volonté accepte de
bon coeur cette nécessité, la raison de mérite ne disparaît pas.
2. L’acte de vertu
n’exige pas le volontaire dans celui qui en subit l’effet, mais dans celui qui
le pose et dont il est l’acte. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que la
satisfaction soit volontaire dans le patient sur lequel le juge exerce la
vengeance (de l’ordre social offensé), il suffit qu’elle soit volontaire dans
le juge qui pose cet acte de satisfaction.
3. Le principal,
dans la vertu, peut s’entendre de deux façons. On l’entend d’abord de ce qui
constitue la vertu en tant que vertu et, de cette façon, les éléments
essentiels de l’acte vertueux ou ceux qui en approchent le plus ont priorité de
principe dans la vertu. C’est ainsi que l’acte d’élection et les actes intérieurs
sont les actes principaux de la vertu en tant que vertu.
Mais le
principal de la vertu peut s’entendre d’autre façon, de ce qui fait qu’une
vertu est telle vertu et, de cette façon, la priorité de principe, dans la
vertu, appartient à ce qui donne à l’acte intérieur sa détermination. Ce
principe déterminant se trouve, pour certaines vertus, dans les actes
extérieurs, parce que l’acte d’élection, qui est commun à toutes les vertus,
devient l’acte propre d’une vertu spéciale, en tant qu’il a pour objet tel acte
extérieur. C’est ainsi que les actes extérieurs, dans certaines vertus, ont
priorité de principe et c’est le cas de la satisfaction.
Objections :
1. Il semble que
la satisfaction ne soit pas un acte de justice. Elle a, en effet, pour but de
réconcilier le pécheur avec celui qu’il a offensé. Or la réconciliation étant
un acte d’amour, relève de la charité. La satisfaction est donc un acte de
charité et non pas de justice.
2. Les causes de
nos péchés sont les passions de notre âme, par lesquelles nous sommes excités
au mal. Or la justice, d’après Aristote, n’a point pour objet nos passions,
mais nos opérations. D’où il suit que la satisfaction, ayant pour but
d’extirper les causes de nos péchés, comme le dit le Maître des Sentences, ne
semble pas être un acte de justice.
3. Se garder pour
l’avenir n’est pas un acte de justice, mais plutôt de la vertu de prudence,
dont une des fonctions est de nous faire prendre nos précautions. Or c’est
précisément ce que doit faire la satisfaction, car c’est à elle qu’il revient
de ne pas laisser entrer dans notre âme les suggestions du péché. La
satisfaction, n’est donc pas un acte de justice.
Cependant :
1. Nulle autre
vertu que la justice ne tient compte de cette raison spéciale qu’est le dû. Or
la satisfaction rend à Dieu son dû d’honneur, comme dit saint Anselme. Elle est
donc un acte de justice.
2. De plus, nulle
autre vertu que la justice n’a pour objet d’établir l’égalité entre des choses
extérieures au moi. Or c’est précisément ce que fait la satisfaction, qui
établit l’égalité entre la pénitence et l’offense précédente. La satisfaction
est donc un acte de justice.
Conclusion :
D’après le
Philosophe (Aristote, Ethiques, 5, 3),
le juste milieu de la justice s’entend de l’égalisation dans une relation de
proportionnalité. Or c’est précisément cette égalisation qu’implique le nom
même de satisfaction, puisque l’adverbe satis, assez, exprime une
égalité de proportion. Il est donc constant que la satisfaction est
formellement un acte de justice. Mais, d’après le Philosophe (Aristote, Ethiques, 5, 5), l’acte de justice est
une égalisation de soi-même à autrui, comme la restitution de ce qu’on doit à
autrui, ou d’autrui à autrui, comme la justice que le juge établit entre deux
plaideurs. Dans le premier cas, l’égalité se trouve constituée dans celui-là
même qui pose l’acte de justice ; dans le second cas, l’égalité se trouve dans
ceux qui si la juste sentence. Et comme la satisfaction exprime une égalité
dans celui qui la pose, elle signifie un acte de justice qui est, à proprement
parler, une égalisation de soi-même à autrui.
Mais la juste
égalisation de soi-même à autrui peut se faire, ou dans nos relations
personnelles d’agent et de patient, ou dans nos biens extérieurs, de même qu’on
fait injure à autrui, ou en lui sous trayant quelque bien, ou en blessant, par
quelque action, ses droits personnels. Et comme un des usages des choses
extérieures est de les donner, l’acte de justice, qui établit l’égalité dans
les biens extérieurs, est à proprement parler l’acte de rendre qui est dû. Or
satisfaire signifie manifestement une certaine égalité à mettre dans nos actes,
bien que parfois nous rendions une chose pour une autre.
De plus, comme
on n’égalise que des choses inégales, la satisfaction présuppose dans nos
actions une certaine inégalité qui constitue l’offense. Elle dépend donc de
cette offense précédente. Mais aucune partie de la justice n’a pour matière
l’offense précédente, si ce n’est la justice vindicative. Cette justice
vindicative établit, en toute hypothèse, l’égalité dans celui qui subit ce qui
est juste ; soit que ce soit le même qui fasse et subisse la justice, comme
lorsqu’on s’impose à soi-même une peine, soit que le patient soit distinct de
l’agent, comme lorsque le juge punit un autre homme, l’un et l’autre ayant
affaire à la justice vindicative. Il en va de même de la pénitence qui établit
l’égalité dans celui-là seul qui la fait, puisque c’est le pénitent lui-même
qui "tient sa peine", en sorte que la pénitence est, d’une certaine
façon, une espèce de justice vindicative. Nous voyons par là
que la satisfaction, qui établit dans celui qui la fait une égalité par rapport
à l’offense précédente, est une oeuvre de justice, quant à cette partie de son
opération qu’on appelle pénitence.
Solutions :
1. La
satisfaction, comme on le voit par ce que nous avons dit, est une compensation
de l’injure faite à l’offensé. De même donc que l’injure tendait immédiatement
à briser l’égalité de la justice et, par voie de conséquence, à établir
l’inégalité opposée à l’amitié, ainsi la satisfaction nous ramène-t-elle
directement à l’égalité de la justice et, par voie de conséquence, à l'égalité
de l'amitié. Et comme un acte procède immédiatement de la disposition habituelle
dont il a la fin pour objet immédiat et ne procède que par l'intermédiaire du commandement,
de celle dont il n'attend la fin que par voie de conséquence, la satisfaction
procède immédiatement de la justice, mais impérativement de la charité.
2. Bien que la
justice ait pour objet principal les opérations, elle a aussi un certain
retentissement sur les passions, en tant qu’elles sont causes des opérations.
C’est pourquoi, de même que la justice retient la colère pour l’empêcher de
faire tort à autrui et la concupiscence de peur qu’elle ne mène à l’adultère,
ainsi la satisfaction peut-elle extirper les causes de nos péchés.
3. La prudence
intervient dans les actes de chaque vertu morale, car c’est la prudence qui
achève de leur donner le formel de la vertu, puisque c’est elle qui détermine
le juste milieu dans toutes les vertus morales, ainsi qu’on le voit par la
définition même de la vertu, dans le second livre
des Éthiques, 2, 6.
Objections :
1. Il semble que
la définition de la satisfaction telle que la donne le Maître des Sentences
citant saint Augustin, soit critiquable ; car saint Augustin dit que
satisfaire, "c’est extirper les causes des péchés et ne plus donner entrée
à leurs suggestions". Or c’est le foyer de la concupiscence qui est la
cause du péché actuel et nous ne pouvons pas, ici-bas, éteindre ce foyer. C’est
donc que satisfaire n'est pas extirper les causes du péché.
2. La cause du
péché a plus de force que le péché. Or l’homme ne peut point, par ses propres
forces, extirper le péché, donc bien moins encore les causes du péché ; et nous
revenons ainsi à la conclusion de l’objection précédente.
3. La satisfaction
étant une partie de la pénitence regarde le passé et non l’avenir. Or ne plus
donner entrée aux suggestions des péchés est affaire de l’avenir. Il n’en doit
donc pas être question, dans une définition de la satisfaction.
4. - La
satisfaction est ainsi appelée par rapport à l’offense passée. Or la définition
donnée ne fait nulle mention de cette offense. Elle est donc mal formulée.
5. Saint Anselme
donne cette autre définition : "Satisfaire, c’est rendre à Dieu son dû
d’honneur". Ici, nulle mention de ce que dit la définition de saint
Augustin. L’une ou l’autre de ces définitions est donc mal donnée.
6. L’innocent
peut, lui aussi, rendre à Dieu son dû d’honneur. Or satisfaire n’est pas un
acte qui convienne à l’innocent. Donc la définition de saint Anselme est, elle
aussi, mal formulée.
Conclusion :
La justice ne
tend pas seulement à faire disparaître l’inégalité précédente en châtiant la
faute passée, mais aussi à garder l’égalité pour l’avenir, car, d’après le
Philosophe (Aristote, Ethique 2, 3),
"les peines sont des remèdes". La satisfaction, qui est l’acte de la
justice infligeant une peine, est donc une médecine qui tout à la fois guérit
les plaies des fautes passées et préserve des futures. L’homme, qui satisfait,
donne donc compensation pour le passé et se garde pour l’avenir.
D’où la
possibilité d’une double définition pour la satisfaction :
- 1° L’une
regarde la faute passée que la satisfaction guérit par la compensation. Ainsi
dit-on que la satisfaction est une compensation, selon l’égalité de la justice,
pour l’injure faite précédemment. La même idée se retrouve dans la définition
de saint Anselme disant que "satisfaire,
c’est rendre son dû d’honneur, en considération de la dette qui suit la faute commise."
- 2° On peut
aussi définir la satisfaction d’une autre manière, en tant qu’elle nous
préserve des fautes futures et c’est ce que fait la définition précitée de
saint Augustin : "extirper les
causes des péchés et ne plus donner entrée à leurs suggestions". La
préservation d’une maladie du corps s’obtient par la suppression des causes
dont cette maladie peut être la conséquence. Une fois ces causes enlevées, la
maladie n’est plus possible. Il n’en va pas de même en fait de la maladie
spirituelle, parce que notre libre arbitre n’est jamais nécessité, si bien que
sous l’impulsion des causes du péché, il peut l’éviter, bien que difficilement,
et il peut aussi le commettre, ces mêmes causes étant éloignées. Voilà pourquoi
deux points sont touchés dans la définition de la satisfaction, à savoir
premièrement l’extirpation des causes du péché, et deuxièmement la résistance
du libre arbitre au péché proprement dit.
Solutions :
1. Il faut
entendre le texte, de toutes les causes prochaines du péché, qui sont de deux
sortes, les intérieures et les extérieures. Aux intérieures, appartiennent
l’inclination passionnelle qui vient de l’habitude ou de l’impression laissée
par l’acte du péché et ces mauvaises influences qu’on appelle les restes du
péché. Les extérieures sont les occasions de péché qui nous viennent du dehors,
comme le jeu, les mauvaises compagnies et autres dangers de même genre. Voilà
les causes que nous pouvons supprimer, dès cette vie, par la satisfaction, bien
que le foyer de concupiscence qui est la cause éloignée du péché actuel, ne
puisse pas, en cette vie, être totalement enlevé par la satisfaction, mais
seulement diminué.
2. La cause du mal
ou de la privation, dans la mesure où le mal a une cause, n’est pas autre chose
qu’un bien défectueux. Or le bien étant plus facile à supprimer qu’à
constituer, il est plus facile de supprimer les causes du mal ou de la
privation que d’écarter le mal lui-même, ce qui ne peut se faire que par la
production du bien. Il est plus facile de supprimer les causes de la cécité que
d’écarter la cécité elle-même (en rendant la vue). Encore faut-il noter que les
causes précitées du péché n’en sont pas à elles seules des causes suffisantes,
puisque le péché n’en découle pas nécessairement. Elles n’en sont que des
causes occasionnelles. De plus, la satisfaction ne se fait pas sans le secours
de Dieu, puisqu’il ne peut y avoir satisfaction sans la charité, comme nous le
dirons plus loin.
3. Bien que la
pénitence, dans l’intention première de son institution, regarde surtout le
passé, cependant par voie de conséquence, elle regarde l’avenir en tant qu’elle
est un remède de préservation et il en va de même de la satisfaction.
4. Saint Augustin
définit la satisfaction en tant qu’elle se fait à Dieu à qui en réalité l’on ne
peut rien soustraire, bien que le pécheur s’efforce de le faire autant qu’il le
peut. En conséquence, dans une satisfaction faite à Dieu, l’amendement du
pécheur pour l’avenir est bien plus important que la compensation pour le
passé. C’est pour cela que saint Augustin définit la satisfaction en vue de
l’avenir.
Néanmoins, notre
mise en garde contre les péchés futurs nous montre ce qu’est la compensation
offerte pour les péchés passés, cette compensation ayant le même objet, mais
procédant par mode inverse. Pensant en effet au passé, nous détestons, à cause
de nos péchés, les causes de ces péchés, et c’est par la détestation du péché
que nous commençons. Dans notre mise en garde pour l’avenir, nous commençons au
contraire par les causes, afin d’éviter facilement les péchés eux-mêmes.
5. Il n’y a rien
de choquant à ce que diverses définitions soient données d’un même objet, selon
les divers éléments qui s’y trouvent réunis. C’est le cas des définitions
contestées, comme on le voit par ce qui a été dit dans la conclusion.
6. Il s’agit ici
de la dette que nous avons envers Dieu à raison de la faute commise, dette qui
est l’objet de la pénitence, comme on l’a dit dans l’article précédent.
Sachant ce qu’est
la satisfaction, voyons maintenant si elle est possible. Au sujet de cette
possibilité, deux questions se posent : - 1. L’homme peut-il offrir
satisfaction à Dieu ? - 2. Peut-on satisfaire pour autrui ?
Objections :
1. Il semble que
l’homme ne puisse pas offrir satisfaction à Dieu. La satisfaction doit égaler
l’offense, comme on l’a dit dans la question précédente. Mais l’offense commise
contre Dieu est infinie puisque sa gravité se mesure à la dignité de l’offensé,
l’offense envers le prince étant plus grave qu’envers toute autre personne. Il
semble donc bien que l’homme, dont l’action ne peut pas être infinie, ne puisse
pas offrir satisfaction à Dieu.
2. Le serviteur
qui n’a rien sauf ce que son maître lui a donné, ne peut pas offrir de
compensation pour une dette contractée envers le maître. Or nous sommes les
serviteurs de Dieu et nous tenons de lui tout ce que nous avons de bien. Il
semble donc que nous ne puissions pas offrir à Dieu satisfaction, puisque cette
satisfaction est une compensation de l’offense passée.
3. Celui dont tout
le bien ne suffit pas à l’acquit d’une de ses dettes, ne peut pas offrir
satisfaction pour une autre. Or tout ce que l’homme a d’être, de pouvoir et de
biens ne suffit pas à payer le bienfait de sa création, d’où cette parole
d’Isaïe (40, 16) : "Tous les cèdres du Liban ne suffiront pas à
l’holocauste." L’homme ne peut donc d’aucune façon offrir satisfaction
pour l’offense qu’il a commise.
4. L’homme doit
dépenser tout son temps au service de Dieu. Mais le temps perdu, ne peut pas se
retrouver et c’est ce qui fait la gravité de la perte du temps, comme le dit
Sénèque. L’homme ne peut donc pas offrir de compensation pour le temps perdu et
nous en revenons toujours à la même conclusion.
5. Le péché mortel
actuel est plus grave que le péché originel. Mais personne n’a pu offrir
satisfaction pour le péché originel ; si ce n’est un Homme-Dieu ; il en est
donc de même pour le péché actuel.
Cependant :
Ainsi que l’a
écrit saint Jérôme : "Qu’il soit anathème, celui qui dit que Dieu nous
prescrit quelque chose d’impossible!" Or la satisfaction est de précepte (Lc 3, 8) : "'Faites de dignes fruits de
pénitence." Il est donc possible d’offrir satisfaction à Dieu.
D’ailleurs Dieu
est plus miséricordieux que l’homme ; or il est possible d’offrir satisfaction
à l’homme et donc aussi à Dieu. Enfin, il y a satisfaction quand la peine est
égale à la faute, puisque la justice s’identifie avec le contrapassum
(avec l’égalisation du dommage subi au dommage causé), comme l’on dit les
Pythagoriciens. Or il arrive qu’on s’impose une peine égale à la jouissance
prise dans le péché. Il arrive donc qu’on puisse offrir à Dieu satisfaction.
Conclusion :
L’homme devient
le débiteur de Dieu à double titre, à raison des bienfaits reçus et à raison
des péchés commis. L’action de grâces, l’adoration et les autres prières de
même genre ont pour objet la dette que nous créent les bienfaits reçus de Dieu
; la satisfaction acquitte la dette contractée par le péché que nous avons
commis.
A la vérité, les
honneurs que nous rendons ainsi à nos parents et à Dieu ne peuvent pas être en
équivalence avec ce que nous devons, au témoignage même du Philosophe (Ethiques 8, 14), mais il suffit que l’on
rende ce qu’on peut, car l’amitié n’exige pas l’équivalence, mais le possible.
Il y a d’ailleurs encore en cela une certaine égalité, une égalité de
proportionnalité, car entre ce que nous devons à Dieu et Dieu lui-même, il y a
la même proportion qu’entre le tout de ce que nous pouvons et ce même Dieu.
C’est ainsi qu’est conservé le formel de la justice.
Il en va de même
de la satisfaction. L’homme ne peut pas offrir satisfaction à Dieu, si le "satis" (le mot latin signifie
"assez") implique une
égalité absolue de valeur ; mais il le peut si la satisfaction n’implique
qu’une égalité de proportion, et puisque cela suffit pour qu’il y ait justice,
cela suffit aussi pour qu’il y ait satisfaction.
Solutions :
1. De même que
l’offense eu une certaine infinité à cause de l’infini de la divine majesté,
ainsi la satisfaction reçoit-elle aussi une certaine infinité de l’infini de la
divine miséricorde, en tant que cette satisfaction est informée par la grâce
qui fait agréer la compensation possible à l’homme.
Certains
théologiens prétendent cependant que l’offense est infinie du côté de notre
séparation d’avec Dieu et qu’en tant que telle, elle nous est pardonnée sans
compensation, mais qu’elle est finie quant à son mouvement de conversion vers
la créature et que, pour ce désordre, nous pouvons satisfaire. Cette
distinction est sans valeur, car la satisfaction ne correspond au péché qu’en
tant qu’il est offense de Dieu et ce n'est pas par son mouvement de conversion
au créé, mais par celui d’aversion, que le péché est offense de Dieu.
D’autres
reconnaissent que le péché, même quant à son mouvement d’aversion, peut être
réparé par la satisfaction, en vertu du mérite du Christ qui a été, d’une
certaine manière, infini. Mais ceci revient à ce que nous avons tout d’abord
répondu, puisque par la foi au Médiateur la grâce est donnée aux croyants, et
fût-elle donnée d’une autre façon, la satisfaction suffirait encore, de la
manière que nous avons dite tout d’abord.
2. L’homme fait à
l’image de Dieu a une certaine part de liberté, en tant que, par son libre
arbitre, il est le maître de ses actes, et, parce qu’il agit librement, il peut
offrir à Dieu satisfaction ; car, bien qu’il soit chose de Dieu, en tant qu’il
tient l’être de Dieu, il a reçu, avec la liberté, le privilège d’être son
propre maître, ce qui n’est plus le fait de l’esclave ;
3. La raison
donnée aboutit à la conclusion que la satisfaction offerte à Dieu ne peut
jamais être équivalente, mais non point qu’elle ne peut pas être suffisante.
Bien que l’homme doive à Dieu le tout de ce qu’il peut, cependant il n’est pas
obligé, de nécessité de salut (sous peine de péché mortel) à faire tout ce
qu’il peut, car il lui est impossible, dans l’état de cette vie présente, de
dépenser au service d’une seule fin, toute la puissance de son activité, alors
qu’il lui faut étendre sa sollicitude à beaucoup de
choses diverses. Mais il y a une mesure d’oeuvres absolument requise, à savoir
l’accomplissement des préceptes, au-delà de laquelle l’homme peut faire des
oeuvres de surérogation qui sont satisfactoires.
4. Bien que
l’homme ne puisse pas récupérer le temps perdu, il peut cependant utiliser
l’avenir pour compenser ce qu’il aurait dû faire dans le passé, puisqu’il n’est
pas tenu, d’obligation stricte, de faire tout ce qu’il peut, comme on l’a dit
dans la réponse à l’objection précédente.
5. Le péché
originel, bien qu’il soit moins péché que le péché actuel, est cependant un mal
plus grave parce qu’il est une infection de la nature elle-même ; c’est pour
cela qu’il ne peut pas, comme le péché actuel, être expié par une satisfaction
purement humaine.
Objections :
1. Il semble qu’on
ne puisse pas prendre sur soi la peine satisfactoire due par un autre. La
satisfaction, en effet, exige une oeuvre méritoire, or l’on ne peut ni mériter,
ni démériter pour autrui, puisqu’il est écrit (Ps 61, 13) : "Vous rendrez
à chacun selon ses oeuvres". On ne peut donc pas satisfaire pour autrui.
2. La satisfaction
est une partie de la pénitence, comme la contrition et la confession. Or on ne
peut pas avoir la contrition pour autrui et donc non plus satisfaire.
3. En priant pour
autrui, on mérite aussi pour soi. Si donc on satisfait pour autrui, on
satisfait aussi pour soi-même et ainsi celui qui satisfait pour autrui ne doit
plus d’autre satisfaction pour ses propres péchés.
4. Si l’on peut
satisfaire l’un pour l’autre, dès lors que quelqu’un a pris sur lui la dette de
peine d’un autre, celui-ci est aussitôt libéré de sa dette et par conséquent
s’en ira directement au Ciel, s’il meurt après que toute sa dette de peine a
été ainsi prise à charge par un autre ; ou bien si lui aussi doit encore être
puni, il y aura double peine pour le même péché, celle de celui qui a commencé
de satisfaire et celle de celui qui est puni en purgatoire.
Cependant :
On lit dans
l’Epître aux Galates (Gal 6, 2) : "Aidez-vous mutuellement à porter vos
fardeaux". Il semble donc qu’on puisse porter, pour un autre, le fardeau
de la pénitence qui lui a été imposée.
D’ailleurs la
charité est plus puissante auprès de Dieu qu’auprès des hommes. Or auprès des
hommes, on peut, par amitié, payer la dette d’un autre ; à plus forte raison le
peut-On au jugement de Dieu.
Conclusion :
La peine
satisfactoire a deux buts, l’acquit d’une dette et le remède qui nous fait
éviter le péché.
- 1° En tant
qu’elle doit donner un remède contre le
renouvellement du péché, la satisfaction d’un pénitent ne peut pas servir à
un autre, le jeûne de l’un ne dompte pas la chair de l’autre ; de même les
bonnes actions du premier ne donnent pas au second l’habitude de bien agir, si
ce n’est par accident, à savoir en tant que les bonnes actions de celui qui
satisfait peuvent mériter à celui pour lequel il satisfait une augmentation de
grâce qui soit un remède très efficace pour lui faire éviter le péché. Mais
alors cet effet est produit par manière de mérite plus que par manière de
satisfaction.
- 2° Au
contraire, s’il s’agit de l’acquit d’une
dette, un homme peut satisfaire pour un autre, à la condition qu’il soit en
état de charité, en sorte que ses oeuvres soient satisfactoires. Et il n’est
pas nécessaire que celui qui satisfait pour un autre supporte une peine plus
grave que celle qui serait imposée au principal débiteur, comme certains le
disent, mus par cette raison que la satisfaction personnelle du coupable serait
plus efficace que celle d’un autre. C’est la charité surtout qui donne à la
peine sa vertu satisfactoire, et comme la charité, dans celui qui satisfait
pour un autre, paraît plus grande que s’il satisfaisait pour lui-même, la peine
que la justice lui demande est moindre que celle exigée du débiteur principal.
De là vient
qu’on lit dans les Vies des Pères du
désert, qu’un frère ayant été amené par la charité à faire la pénitence
d’un autre pour un péché que lui-même n’avait pas commis, cette charité a
obtenu la rémission du péché à celui qui l’avait commis.
Il n’est pas
exigé non plus, pour l’acquit de la dette, que celui pour lequel se fait la
satisfaction, ne puisse pas lui-même satisfaire, car même s’il le peut, il peut
être libéré de sa dette, par la satisfaction d’un autre.
Mais cette
impuissance est requise, s’il s’agit d’une peine satisfactoire, en tant qu’elle
est remède. C’est pourquoi l’on ne doit pas permettre à quelqu’un de faire
pénitence pour un autre, à moins que ce principal débiteur n’ait des défauts
corporels qui le rendent incapable de supporter cette pénitence ou une
faiblesse spirituelle qui le rende peu disposé à supporter la pénitence.
Solutions :
1. La récompense
essentielle est mesurée aux dispositions de l’élu dont la capacité de vision
divine conditionne la plénitude de cette vision. En conséquence, les
dispositions d’une âme n’étant point modifiées par l’acte méritoire d’une
autre, cet acte ne lui mérite pas de récompense essentielle, à moins qu’il
n’ait une valeur infinie, comme c’est le cas pour le Christ dont le mérite
suffit à conduire, par le baptême, les enfants à la vie éternelle. Quant à la
peine temporelle due au pêché, après la rémission de la faute, elle n’est pas
mesurée aux dispositions de celui auquel elle est due, puisque parfois une âme
meilleure peut avoir encouru une dette de peine plus grande et par conséquent
sa rémission peut être méritée par un autre que le débiteur principal. L’acte
de satisfaction devient alors l’acte de celui pour lequel on satisfait, à
raison de la charité par laquelle (Gal 3, 28) "nous ne sommes tous qu’un
dans le Christ."
2. La contrition a
pour objet la faute elle-même qui relève des bonnes ou mauvaises dispositions
du sujet de la contrition et c’est pourquoi la contrition d’un pénitent ne
libère pas un autre de sa faute. Il en va de même de la confession par laquelle
l’homme se soumet à l’action des sacrements de l’Église. Un homme ne peut
recevoir un sacrement à la place d’un autre, parce que, dans le sacrement, la
grâce est donnée à celui qui le reçoit et non pas à un autre. On ne peut donc
pas assimiler la satisfaction à la contrition et à la confession.
3. Dans l’acquit
de la dette pour le péché, c’est la quantité de la peine expiatrice qui compte
; dans le mérite, au contraire, c’est son principe radical, la charité. C’est
pourquoi celui qui, en vertu de la charité, mérite pour un autre, au moins d’un
mérite de convenance, mérite plus encore pour lui-même ; mais celui qui
satisfait pour un autre, ne satisfait pas pour lui-même, parce que la quantité
de peine ne suffit pas pour l’un et l’autre péché ; cependant en offrant
satisfaction pour un autre, il mérite quelque chose de mieux que la remise
d’une peine, il mérite la vie éternelle.
4. Si lui-même s’était
obligé à quelque pénitence, il ne serait pas dégagé de sa dette avant de
l’avoir acquittée et en conséquence il devrait souffrir cette peine aussi
longtemps que l’autre aurait dû le faire pour satisfaire à cette dette ; s’il
ne le fait pas, l’un et l’autre sont débiteurs de cette peine, l’un pour le
péché commis, l’autre pour l’omission de la satisfaction promise, sans qu’il
s’en suive qu’un seul péché soit deux fois puni.
Ayant établi la
possibilité de la satisfaction, nous avons maintenant à parler des qualités de
la satisfaction. A ce sujet, cinq questions se posent : - 1. Peut-on satisfaire
pour un seul péché séparément ? - 2. Celui qui, ayant eu d’abord la contrition
de tous ses péchés, retombe ensuite dans un de ces péchés, peut-il, sans être
en état de charité, satisfaire pour les autres péchés qui lui ont été remis par
la contrition ? - 3. La satisfaction faite en état de péché commence-t-elle à
prendre quelque valeur, quand l’homme a recouvré sa charité ? - 4. Les oeuvres
faites en dehors de l’état de charité méritent-elles quelque bien ? - 5. Ces
mêmes oeuvres ont-elles quelque valeur pour l’adoucissement des peines de
l’enfer ?
Objections :
1. Il semble qu’on
puisse satisfaire pour un seul péché séparément. De plusieurs choses qui n’ont
pas ensemble de connexion, l’une peut être enlevée séparément. Or les péchés
n’ont pas ensemble de connexion. Autrement celui qui aurait un péché les aurait
tous. Ils peuvent donc être expiés chacun séparément, par la satisfaction.
2. Dieu est plus
miséricordieux que l’homme. Or l’homme accepte le paiement séparé d’une dette.
Dieu donc accepte, lui aussi, la satisfaction faite pour un seul péché séparément.
3. Satisfaire
c’est, au dire du Maître des Sentences, "extirper les causes des péchés et
ne plus accorder entrée à leurs suggestions". Or cela peut se faire pour
un péché séparément. On peut refréner la luxure en développant l’avarice. C’est
donc qu’un péché peut être expié séparément par la satisfaction.
Cependant :
1. Au témoignage
d’Isaïe (58, 4-5), le jeûne de ceux qui jeûnaient pour se disputer et se
quereller n’était pas agréé de Dieu, bien que le jeûne soit une oeuvre
satisfactoire. Or on ne peut satisfaire que par des oeuvres agréées de Dieu. Il
ne le peut donc pas, celui qui a quelque péché sur la conscience.
2. D’ailleurs la
satisfaction est un remède qui guérit nos fautes passées et nous préserve des
futures, comme nous l’avons dit. Les péchés ne peuvent pas être évités sans la
grâce. Il s’en suit que tout péché enlevant la grâce, on ne peut pas satisfaire
pour un seul séparément.
Conclusion :
Certains
théologiens ont prétendu qu’on pouvait satisfaire pour un seul péché
séparément, comme le dit le texte du Maître des Sentences. Mais cela ne peut
être. Puisque la satisfaction doit faire disparaître l’offense précédente, il
faut qu’elle ait les conditions requises à cet effet. Or l'offense ne disparaît
qu’avec le rétablissement de l’amitié, et tant qu’il reste un obstacle à ce
rétablissement de l’amitié, il ne peut pas y avoir de satisfaction, même entre
humains. En conséquence, tout péché mettant obstacle à l’amitié de charité qui
unit l’homme à Dieu, il est impossible que l’homme satisfaction pour un seul
péché en en retenant un autre, pas plus que celui-là ne donnerait satisfaction,
qui, tout en se prosternant pour demander à son frère pardon du soufflet qu’il
lui a donné, lui en donnerait en même temps un pareil.
Solutions :
1. Les péchés n’ayant
pas de connexion entre eux, dans un principe positif commun, on peut encourir
la culpabilité de l’un, sans encourir celle des autres. Mais le principe de
rémission de tous les péchés est une seule et même chose et par conséquent il y
a connexion entre les rémissions des différents péchés, eu sorte qu’il ne peut
pas y avoir satisfaction pour l’un sans satisfaction pour les autres.
2. Dans les dettes
en matière de bien extérieur, il n’y a qu’une inégalité, celle qui est opposée
à la justice, du fait que l’un retient le bien de l’autre et par conséquent le
rétablissement de l’ordre n’exige que le rétablissement de l’égalité de
justice, ce qui peut se faire pour une dette séparément. Mais quand il s’agit
d’offense, il n’y a pas seulement une inégalité contraire à la justice, il y en
a une autre contraire à l’amitié. En conséquence, pour la réparation de
l’offense par la satisfaction, il faut non seulement le rétablissement de
l’égalité de justice par la compensation d’une peine proportionnée, mais-encore
le rétablissement de l’égalité d’amitié, ce qui ne peut se faire tant que reste
un obstacle à l’amitié.
3. "Le poids
d’un seul péché nous entraîne à d’autres fautes" comme dit saint Grégoire
le Grand. Celui-là donc, qui retient un péché, n’extirpe pas suffisamment les
causes des autres.
Objections :
1. Il semble que
celui qui a eu une fois la contrition de tous ses péchés et qui est retombé
ensuite dans le péché, puisse, bien que n’étant plus en état de charité,
satisfaire pour les autres péchés qui lui ont été remis par la contrition.
Daniel (4, 24) dit en effet à Nabuchodonosor : "Rachète tes péchés par
l’aumône". Or Nabuchodonosor était alors pécheur, comme le prouve la
punition qui lui a Été ensuite infligée. C’est donc qu’on peut satisfaire, bien
qu’en état de péché.
2. "Personne
ne sait s’il est digne d’amour ou de haine" (Eccl.
9, 1). Si donc la satisfaction n’était possible qu’à celui qui est en état de
charité, personne ne saurait s’il a satisfait ou non, ce qui est inadmissible.
3. C’est
l’intention qu’a l’homme au principe de son acte, qui donne à l’acte tout
entier sa forme. Or le pénitent (dans le cas proposé) était en état de charité
au début de sa pénitence ; toute la satisfaction qui suit aura donc son
efficacité en vertu de la charité : qui vivifiait son intention première.
4. La satisfaction
consiste en une certaine adéquation de la peine avec la faute. Or cette
adéquation peut se faire dans celui-là même qui n’a pas la charité et par
conséquent aussi la satisfaction.
Cependant :
1. "C’est la
charité qui couvre toutes les fautes" (Pr 10, 12). Or la vertu propre de
la satisfaction est d’effacer les péchés. Donc elle n’a pas sa vertu, sans la
charité.
2. De plus, la
principale oeuvre de satisfaction est l’aumône. Or l’aumône faite sans la
charité n’a aucune valeur, comme on le voit par ces paroles de saint Paul (1 Co
13, 3) : "Si je distribue tous mes biens en nourriture pour les pauvres,
mais que je n’aie pas la charité, cela ne me sert de rien". Elle est donc
aussi sans valeur, la satisfaction faite en état de péché mortel.
Conclusion :
Certains
théologiens ont dit que si quelqu’un retombait dans le péché avant d’avoir
accompli la satisfaction qu’il devait pour tous les péchés remis par sa
précédente contrition, et accomplissait sa pénitence en état de péché, cette
satisfaction lui serait comptée de telle sorte que, s’il mourait dans ce péché,
il ne serait pas puni en enfer pour les péchés réparés par cette satisfaction.
Mais cela ne peut être. Il faut, dans la satisfaction, qu’une fois l’amitié
rétablie, l’égalité de justice, dont le contraire supprime l’amitié, soit aussi
rétablie, comme le dit le Philosophe (Aristote, Ethiques 9, 1). Or l’égalité, dans la satisfaction qu’on donne à
Dieu, ne se mesure pas à l’équivalence objective, mais à l’acceptation de Dieu.
Il faut donc que, même après la rémission de l’offense par la contrition, les
oeuvres satisfactoires soient agréées de Dieu, qualité qu’elles reçoivent de la
charité. Il s’ensuit que les oeuvres faites sans la charité ne sont pas
satisfactoires.
Solutions :
1. Le conseil de
Daniel doit s’entendre en ce sens que Nabuchodonosor devait cesser de pécher,
se repentir et, en ces dispositions, satisfaire par l’aumône.
2. De même que
l’homme ne sait pas avec certitude s’il est digne d’amour ou de haine, ainsi ne
sait-il pas avec certitude, s’il a pleinement
satisfait. C’est pourquoi l’Ecclésiastique (5, 5) nous dit : "Du péché
pardonné, ne sois pas sans crainte". Il n’est pas exigé cependant qu’à
cause de cette crainte, on recommence sa pénitence, si l’on n’a pas conscience
d’être en état de péché mortel. Car bien que par la pénitence ainsi faite, on
ne paie pas sa dette de peine, on ne devient cependant pas coupable d’omission
de pénitence négligée, tout comme celui qui vient à la communion, sans
conscience d’un péché mortel dont il est réellement coupable, ne fait pas de
communion sacrilège.
3. Cette première
intention de charité ayant été interrompue par le péché ne donne plus aucune
vertu satisfactoire aux oeuvres faites en état de péché.
4. Il ne peut plus
se faire d’adéquation suffisante, ni de par l’acceptation divine, ni de par
l’équivalence objective. La raison donnée n’est donc pas concluante.
Objections :
1. Il semble que
la charité rentrant en notre âme donne de la valeur à la satisfaction qui l’a
précédée. Commentant ce passage du Lévitique (5, 25) : "Si ton frère
devient pauvre, etc.", la Glose nous dit : "Les fruits d’une bonne
vie doivent se compter dès le temps du péché". Or ces fruits ne seraient
pas comptés, s’ils ne recevaient pas quelque efficacité de la charité qui leur
est postérieure ; c’est donc qu’ils ont pris de la valeur quand l’âme a
récupéré la charité.
2. De même que
l’efficacité de la satisfaction est empêchée par le péché, ainsi l’efficacité
du baptême est-elle empêchée par des dispositions fictives. Or le baptême
retrouve sa valeur quand la fiction fait place à la vérité. La satisfaction la
retrouvera donc aussi, quand disparaîtra le péché.
3. Quand on a
imposé des jeûnes à un pénitent, comme satisfaction pour les péchés commis, et
qu’il les fait en état de péché, on ne l’oblige pas à les recommencer,
lorsqu’il se confesse à nouveau. Il faudrait cependant les lui imposer une
seconde fois, si les premiers jeûnes ne comptaient pas pour la satisfaction.
C’est donc que les oeuvres satisfactoires faites en état de péché deviennent efficaces
quand ensuite le pécheur fait pénitence.
Cependant :
1. Les oeuvres
faites sans la charité n’étaient pas satisfactoires, parce qu’elles étaient
oeuvres mortes. Or les oeuvres mortes ne deviennent pas vivantes par la
pénitence et donc non plus satisfactoires.
2. D’ailleurs la
charité n’anime que les actes qui en procèdent d’une certaine façon. Or les
oeuvres ne peuvent être agréées de Dieu et, par là,
satisfactoires que si elles sont animées par la charité. En conséquence, les
oeuvres faites en état de péché ne procédant d’aucune manière de la charité et
n’en pouvant d’ailleurs pas procéder ; ne peuvent d’aucune façon compter pour
satisfactoires.
Conclusion :
Certains
théologiens ont prétendu que les oeuvres faites en état de charité et appelées oeuvres
vives sont méritoires de la vie éternelle et satisfactoires pour la rémission
de la peine et que les oeuvres faites en dehors de la charité sont suffisamment
vivifiées par la charité subséquente, pour qu’elles puissent être
satisfactoires, bien qu’elles ne deviennent pas méritoires de la vie éternelle.
Mais cela ne peut pas être, car la valeur satisfactoire, comme la valeur
méritoire des oeuvres faites en état de charité, procèdent l’une et l’autre du
même principe, de ce que ces oeuvres sont agréées de Dieu. D’où il suit que la
charité, qui survient, ne pouvant pas faire agréer les oeuvres quant à la
valeur méritoire, ne le peut pas non plus quant à la valeur satisfactoire.
Solutions :
1. Il ne faut pas
entendre ces paroles du temps où le pénitent vivait en plein dans le péché,
mais du temps où il a cessé de pécher, du dernier jour de sa vie de pécheur, ou
bien de l’instant où, ayant eu la contrition de son péché, il a aussitôt
commencé à faire beaucoup de bonnes oeuvres, même avant sa confession.
On peut dire
aussi que la contrition diminue d’autant plus la peine, qu’elle est plus grande
et qu’en multipliant ses bonnes oeuvres, le pécheur, même en état de péché, se
dispose mieux à la grâce de la contrition. Il est donc probable que, ce
faisant, il diminue sa dette de peine (en se préparant une contrition
meilleure), ce dont le confesseur devra discrètement tenir compte, lui imposant
une moindre pénitence, puisqu’il le trouve mieux disposé.
2. Le baptême
imprime dans l’âme un caractère, ce que ne fait pas la satisfaction. La charité
rentrant dans l’âme en chasse l’hypocrisie et le péché et fait que le baptême
obtienne son effet, ce qu’elle ne peut pas faire pour la satisfaction.
D’ailleurs la justification du baptême, oeuvre de Dieu et non de l’homme, se
fait ex opere operato
et ne peut pas être mortifiée de la même façon que la satisfaction qui est
oeuvre de l’homme.
3. Il y a des
satisfactions qui laissent un effet durable dans celui qui les fait, même après
que leur acte a été posé. C’est ainsi que le jeûne laisse au corps un certain
affaiblissement, que l’aumône laisse un vide dans la bourse et que d’autres
oeuvres ont pareillement des effets durables. De telles satisfactions, même
faites en état de péché, n’ont pas à être renouvelées, car la pénitence peut
faire qu’elles soient agréées de Dieu à raison de leur effet qui demeure. Mais
les satisfactions qui ne laissent pas d’effet durable dans le pénitent, une
fois l’acte passé, comme la prière et autres pratiques de même genre, doivent
être renouvelées. Quant à l’acte intérieur qui passe tout entier, il ne peut
pas être vivifié et-doit être renouvelé.
Objections :
1. Il semble que
les oeuvres faites en dehors de l’état de charité méritent quelque bien, au
moins quelque bien temporel. La peine, en effet est, pour l’acte mauvais, ce
qu’est la récompense pour le bon. Or aucun mal ne reste impuni auprès d’un Dieu
juste juge ; donc aussi nul bien ne restera sans récompense et par conséquent
les satisfactions précitées méritent quelque chose.
2. La récompense
n’est donnée qu’au mérite. Or les oeuvres faites en dehors de l’état de charité
sont récompensées, puisqu’il est dit de ceux qui font leurs bonnes oeuvres pour
la gloire humaine, "qu’ils ont reçu leur récompense" (Mt 6, 2-5).
C’est donc que ces oeuvres ont quelque mérite.
3. Deux pécheurs,
dont l’un fait beaucoup d’actions bonnes par leur objet et leurs circonstances,
l’autre n’en faisant aucune, ne sont pas à égale proximité de Dieu pour en
recevoir ses dons ; autrement on n’aurait pas à conseiller au pécheur de faire
de bonnes actions. Or plus on s’approche de Dieu plus on reçoit de ses dons. Le
pécheur, par les bonnes oeuvres qu’il fait, mérite donc quelque bien auprès de
Dieu.
Cependant :
1. Saint Augustin
dit que "le pécheur n’est pas digne du pain qu’il mange". C’est donc
qu’il ne peut rien mériter auprès de Dieu.
2. D’ailleurs,
celui qui n’est rien ne peut rien mériter. Or le pécheur n’ayant pas la charité
n’est rien, quant à l’être spirituel, comme le dit saint Paul dans la Ière
Epître aux Corinthiens (13, 2). Il ne peut donc rien mériter.
Conclusion :
On appelle
mérite, à proprement parler, l’action qui fait qu’on doit en justice donner
quelque chose à celui qui l’a posée. Mais le mot justice se dit de deux façons,
premièrement, au sens propre, quand il s’applique à un droit strict de la part
de celui qui reçoit quelque chose ; deuxièmement au sens analogique, quand il
ne signifie qu’une convenance de la part de celui qui donne ; car il est
parfois convenable qu’on donne ce qui n’est pas strictement dû à celui qui
reçoit le don. C’est ainsi qu’on appelle justice ce qui convient à la divine
bonté, selon cette parole de saint Anselme que "Dieu est juste quand il
épargne les pécheurs, parce que cela lui convient". D’après cette distinction,
il y a deux sortes de mérite :
- 1° celui d’un
acte qui donne à son auteur un droit strict à une récompense c’est le mérite de
juste équivalence, de condigno :
- 2°
celui en vertu duquel le distributeur de récompenses doit, d’après les
convenances de sa situation, donner quelque chose : c’est le mérite de
convenance, de congruo. Or tout ce qui est don
gratuit ne peut être réclamé comme dû au sens propre du mot, tant qu’on n’est
pas en amitié avec celui qui donne, puisque la première raison du don est
l’amour ; et tous les biens du temps et de l’éternité nous venant de la
libéralité divine, personne ne peut prétendre avoir le droit de n'en recevoir
aucun, si ce n’est dans l’état de charité avec Dieu. Les oeuvres faites en
dehors de l’état de charité ne méritent donc de condigno
ni bien éternel, ni bien temporel.
Mais comme il
convient à la bonté de Dieu de donner quelque perfection à toutes les bonnes
dispositions qu’elle rencontre, on dit que les oeuvres faites ainsi en dehors
de la charité méritent de congruo quelque
récompense. A ce titre, elles peuvent nous valoir trois sortes de bien : un
succès temporel, une disposition à la grâce, une habitude de bonnes oeuvres.
Cependant comme ce mérite n’est pas un mérite au sens propre du mot, il faut
plutôt dénier qu’accorder une valeur méritoire aux oeuvres de ce genre.
Solutions :
1. Comme le dit le
Philosophe (Aristote, Ethiques 8, 14),
le fils, quoi qu’il fasse, ne peut jamais rendre à son père l’équivalent de ce
qu’il en a reçu et par conséquent, le père n’est jamais le débiteur de son
fils. Encore moins l’homme peut-il rendre à Dieu une équivalence qui fasse de
Dieu son débiteur. Par conséquent aucune de nos oeuvres ne peut être méritoire
de par sa propre valeur ; mais elle devient méritoire de par la charité qui met
en commun tous les biens des amis. D’où il suit que, si bonne que soit une
oeuvre faite en dehors de la charité, elle ne saurait donner à l’homme un droit
strict de recevoir quelque chose de Dieu.
Quant à l’oeuvre
mauvaise, elle mérite la peine équivalente à la gravité de sa malice, car les
maux ne sont pas, comme les biens, des dons de Dieu. En conséquence, bien que
l’oeuvre mauvaise mérite sa peine de condigno,
l’oeuvre bonne faite en dehors de la charité ne mérite pas ex condigno sa récompense.
Les raisons
données dans la seconde et troisième difficulté valent pour le mérite de congruo.
2 et 3. Quant
aux deux raisons données dans le Cependant, elles s’appliquent au mérite de condigno.
Objections :
1. Il semble que
ces oeuvres n’aient aucune valeur pour l’adoucissement des peines de l’enfer.
La gravité de la faute mesure, en enfer, la gravité de la peine. Or les oeuvres
faites en dehors de la charité ne diminuent en rien la gravité, du péché et
donc non plus les peines de l’enfer.
2. Les peines de
l’enfer, infinies en durée, sont d’intensité finie. Mais tout ce qui est fini peut
être épuisé par des retranchements finis. Si donc les oeuvres faites en dehors
de la charité pouvaient retrancher quelque chose à la peine due pour le péché,
il pourrait arriver que ces oeuvres fussent assez multipliées pour supprimer
totalement la peine de l’enfer, ce qui est faux.
3. Les suffrages
de l’Église sont plus efficaces que les oeuvres faites en dehors de la charité.
Or, comme le dit saint Augustin : "Les suffrages de l’Église ne sont
d’aucun secours aux damnés en enfer". Encore bien moins par conséquent les
peines de l’enfer peuvent-elles être adoucies par des oeuvres faites en dehors
de la charité.
Cependant :
1. C’est le même
saint Augustin qui nous dit : "Ceux qui bénéficient de ces suffrages en
reçoivent la pleine rémission de leur peine ou un adoucissement à leur
damnation".
2. D’ailleurs il
est encore mieux de faire le bien que de quitter le mal. Or quitter le mal fait
éviter la peine même à ceux qui n’ont pas la charité. A plus forte raison,
l’éviteront-ils en faisant le bien.
Conclusion :
La diminution
des peines de l’enfer peut s’entendre de deux façons, et d’abord en ce sens que
le damné serait libéré d’une peine qu’il avait méritée. De cette façon-là,
personne n’est libéré d’aucune peine, à moins d’être
absous de la faute elle-même, car les effets ne diminuent pas et ne
disparaissent pas tant que leur cause n’est pas diminuée ou supprimée. Les
oeuvres faites en dehors de la charité ne pouvant ni diminuer, ni supprimer la
faute, ne peuvent donc pas adoucir de cette façon les peines de l’enfer.
Quant à la
diminution ou au délai de la peine temporelle, ces oeuvres les méritent de la
même façon qu’elles méritent des biens temporels, comme on le voit par le cas
d’Achab (3 Rois 21, 27). Certains théologiens prétendent que ces actes diminuent
la peine de l’enfer, non pas en retranchant quelque chose de ce qui constitue
la peine elle-même, mais en fortifiant le patient de telle sorte qu’il puisse
la supporter plus facilement. Mais c’est impossible. Le sujet ne peut être
fortifié que par une diminution de sa passibilité. Or c’est la faute qui est la
mesure de cette passibilité et par conséquent, sans diminution de la faute, le
patient ne peut pas être fortifié.
D’autres disent
que la peine est diminuée quant au ver (au remords) de la conscience, mais non
point quant à la peine du feu. Mais cette distinction est, elle aussi, sans
valeur, car la peine du remords de la conscience est tout aussi bien que la
peine du feu, proportionnée à la faute ; c’est la même mesure pour l’une et
l’autre peine.
Solutions :
1. 2. 3. Par
ce que nous venons de dire, on voit comment doivent se résoudre les objections.
Mais
l’adoucissement peut s’entendre d’autre façon, en ce sens que le pécheur soit
empêché de mériter une aggravation de peine ; et c’est de cette façon que les
oeuvres faites en dehors de la charité diminuent les peines de l’enfer.
Premièrement, l’homme, en les faisant, évite la culpabilité du péché
d’omission. Deuxièmement, les oeuvres de ce genre disposent l’homme au bien, en
sorte que les péchés qu’il commet, sont faits avec moins de mépris de la loi
bien plus, elles le préservent de beaucoup de péchés.
Après avoir
parlé des exigences d’une vraie satisfaction, nous nous poserons trois
questions au sujet des oeuvres par lesquelles se fait la satisfaction : - 1.
Les oeuvres satisfactoires doivent-elles être pénales ? - 2. Les peines que
Dieu nous inflige en cette vie, sont-elles satisfactoires ? - 3. Est-ce une
bonne énumération des oeuvres satisfactoires de dire qu’elles se ramènent à
trois catégories : l’aumône, le jeûne et la prière ?
Objections :
1. Il semble que
la satisfaction ne doive pas se faire par des oeuvres pénales. La satisfaction
doit être une compensation pour l’offense de Dieu. Or il semble qu’il n’y ait
aucune compensation dans des oeuvres pénales, "Dieu ne se délectant pas
dans nos peines", comme on le dit dans le livre de Tobie (3, 22). Les
oeuvres satisfactoires ne doivent donc pas être pénales.
2. Plus une oeuvre
procède de la charité, moins elle est pénale, puisque la charité exclut la peine,
comme le dit saint Jean (4, 18). Si donc il fallait que les oeuvres
satisfactoires fussent pénales, plus elles procéderaient de la charité, moins
elles seraient pénales, ce qui est faux.
3. Satisfaire,
c’est, au dire de saint Anselme, "rendre à Dieu son dû d’honneur",
mais cela peut se faire autrement que par des oeuvres pénales. C’est donc que
la satisfaction ne requiert pas des oeuvres pénales.
Cependant :
1. Saint Grégoire
le Grand nous dit : "Il est juste que le pécheur s’inflige, par la
pénitence, d’autant plus de peine qu’il s’est fait, par sa faute, de plus
grands dommages".
2. D’ailleurs la
satisfaction doit guérir parfaitement la blessure du péché. Or les remèdes aux
péchés sont des peines, comme le dit le Philosophe (Aristote, Ethiques 2, 3). Il faut donc que la
satisfaction se fasse par des oeuvres pénales.
Conclusion :
La satisfaction
regarde à la fois l’offense passée, pour laquelle elle offre compensation et
les fautes possibles de l’avenir dont elle nous préserve. A ce double titre, elle
requiert des oeuvres pénales.
La compensation
d’une offense implique une égalisation à établir entre l’offensant et
l’offensé. En matière de justice humaine, cette égalisation s’obtient par la
soustraction d’un bienfait à celui qui a plus que son dû, au profit de celui
auquel l’offense avait enlevé quelque chose. Or, quoique du côté de Dieu, rien
du bien divin ne puisse être enlevé, le pécheur Cependant, comme nous l’avons
dit, s’efforce, autant qu’il est en son pouvoir, d’enlever quelque chose à Dieu.
Il faut donc, pour qu’il y ait compensation, que la satisfaction enlève quelque
chose au pécheur, au profit de l’honneur de Dieu. Mais l’oeuvre bonne, en tant
qu’oeuvre bonne, n’enlève rien à celui qui la fait ; elle ajoute plutôt à sa
perfection ; celui-ci ne peut donc subir une soustraction de bien, pour
l’oeuvre bonne, que si cette oeuvre est pénale. Il faut donc, pour qu’une
oeuvre soit satisfactoire, qu’elle soit bonne, afin d’honorer Dieu et qu’elle
soit pénale afin de soustraire au pécheur quelque bien.
De même l’oeuvre
satisfactoire doit être pénale en tant que préservative des fautes futures, car
on revient plus difficilement aux péchés pour lesquels on a souffert quelque
peine. De là vient, qu’au témoignage du Philosophe, les remèdes aux péchés sont
des peines.
Solutions :
1. Bien que Dieu
ne se délecte pas dans les peines en tant que peines, il y prend plaisir en
tant qu’elles sont justes et peuvent être ainsi satisfactoires.
2. Il en est de la
pénalité dans la satisfaction, comme de la difficulté dans le mérite. La
diminution de la difficulté, qui tient à l’acte même, toutes choses égales
d’ailleurs, diminue le mérite ; mais quand cette diminution tient à la
générosité de la volonté qui vient de la charité, au lieu de diminuer le
mérite, elle l’augmente. Ainsi en va-t-il de la diminution de la difficulté,
quand elle vient de la générosité de la volonté, oeuvre de la charité, elle ne
diminue pas l’efficacité de la satisfaction, au contraire elle l’augmente.
3. L’honneur dû
pour le péché est la compensation de l’offense qui ne peut se faire sans une
peine du pécheur. C’est de ce dû, que doit s’entendre la parole de saint
Anselme.
Objections :
1. Il semble que
les peines dont Dieu nous punit en cette vie ne puissent pas être
satisfactoires. Rien ne peut être satisfactoire que ce qui est méritoire, comme
on le voit par ce que nous avons dit. Mais nous ne méritons que par les choses
qui dépendent de nous ; et comme les châtiments, que Dieu nous inflige, ne
dépendent pas de nous, il semble donc qu’ils ne puissent pas être
satisfactoires.
2. La satisfaction
est le privilège des bons. Or ces châtiments temporels sont aussi infligés aux
méchants et c’est à eux principalement qu’ils sont dus. Ils ne peuvent donc pas
être satisfactoires.
3. La satisfaction
se fait pour les péchés passés. Or ces châtiments sont parfois infligés à des
gens qui n’ont pas de péché, comme on le voit par l’exemple de Job (1, 11). Il
semble donc qu’ils ne soient pas satisfactoires.
Cependant :
1. Voici, en sens
contraire, ce que dit l’épître aux Romains (5, 3-4) : "La tribulation
opère la patience, et la patience éprouve" c’est-à-dire : "purifie du
péché" comme le dit la Glose. C’est donc que les châtiments de cette vie
nous purifient de nos péchés et sont satisfactoires.
2. D’ailleurs, au
témoignage de saint Ambroise de Milan (sur le Ps 118, 18) : "La peine est
satisfactoire, même quand manque la croyance, c’est-à-dire la conscience du
péché."
Conclusion :
La compensation
de l’offense passée peut avoir sa cause dans l’offensant ou être imposée par un
autre. Quand elle est imposée par un autre, elle a plutôt le caractère de peine
vindicative, que celui de satisfaction. Quand elle procède de l’offensant lui-même,
elle devient satisfaction. Si donc le patient, auquel Dieu inflige des
châtiments, les fait siens de quelque façon, ils
reçoivent le caractère de satisfaction. Or il les fait siens en tant qu’il les
accepte pour la purification de ses péchés, les utilisant en patience. Si, au
contraire, il proteste, avec impatience, contre ces châtiments, il ne les fait
siens d’aucune façon et ils n’ont, en conséquence, aucun caractère de
satisfaction, mais seulement celui de peine vindicative.
Solutions :
1. Bien que ces châtiments
ne soient pas eux-mêmes en notre pouvoir, il dépend de nous de nous en servir
en patience ; c’est ainsi que faisant de nécessité vertu, nous pouvons les
rendre méritoires et satisfactoires.
2. "Le même
feu qui fait briller l’or fait fumer la paille" nous dit saint Grégoire
(saint Augustin dans La Cité de Dieu).
C’est ainsi que les mêmes châtiments purifient les bons et rendent les mauvais
plus coupables par impatience. C’est pourquoi les châtiments ne sont
satisfaction que pour les bons, bien qu’ils soient communs aux bons et aux
méchants.
3. Les châtiments
sont toujours en relation avec une faute passée, mais parfois avec une faute de
nature et non pas avec une faute personnelle. Si, en effet, il n’y avait pas de
faute dans la nature humaine, il n’y aurait pas eu de ces épreuves temporelles.
Mais à cause de la faute originelle de nature, Dieu inflige des peines
temporelles à certaines personnes sans qu’elles aient été personnellement en
faute, pour leur donner le mérite de la vertu et les garder du péché futur. Ces
deux éléments sont nécessaires à l’oeuvre satisfactoire. Elle doit être une
oeuvre méritoire pour rendre honneur à Dieu, et une oeuvre gardienne de la
vertu, pour qu’elle nous préserve des péchés futurs.
Objections :
1. Il semble que
les oeuvres satisfactoires soient mal énumérées, quand on dit qu’il y en a
trois l’aumône, le jeûne et la prière. En effet, toute oeuvre satisfactoire
doit être pénale. Or la prière n’apporte pas la peine, mais la joie,
puisqu’elle est un remède à la tristesse de la peine. D’où cette parole de
saint Jacques (5, 13) : "Quelqu’un de vous est-il triste ? Qu’il prie ; a-t-il
l’âme en paix ? Qu’il chante". La prière ne doit donc pas être comptée
parmi les oeuvres satisfactoires.
2. Tout péché est
péché de la chair ou de l’esprit. Saint Jérôme commentant la parole de saint
Marc (9, 29) : "Ce genre de démon n’est chassé que par la prière et le
jeûne," nous dit : "Le jeûne guérit les pestes du corps ; la prière
les pestes de l’esprit". Il ne doit donc pas y avoir d’autre oeuvre
satisfactoire.
3. La satisfaction
est nécessaire pour la purification de nos péchés. Or l’aumône nous purifie de tous
nos péchés, comme le dit saint Luc (11, 41) : "Donnez l’aumône et tout ce
qui est en vous sera pur". Les deux autres oeuvres sont donc superflues.
Cependant :
1. Il semble au
contraire qu’il doive y avoir plus de trois sortes d’oeuvres satisfactoires.
Les contraires sont guéris par leurs contraires. Or il y a plus de trois genres
de péchés. On doit donc compter aussi plus de trois genres d’oeuvres
satisfactoires.
2. D’ailleurs on
impose aussi comme satisfactions, des pèlerinages et des disciplines ou
flagellations qui ne rentrent dans aucun des genres énumérés. L’énumération est
donc insuffisante.
Conclusion :
La satisfaction
doit être telle, qu’elle nous enlève quelque chose au profit de l’honneur de
Dieu. Or nous n’avons que trois genres de biens, ceux de l’âme, ceux du corps
et ceux de la fortune ou biens extérieurs. Nous nous enlevons quelque chose des
biens de la fortune par l’aumône, et des biens du corps par le jeûne. Quant aux
biens de l’âme, nous ne devons pas nous les enlever en touchant à leur essence
ou en les diminuant, puisque c’est par eux que nous sommes agréables à Dieu,
mais en les soumettant totalement à Dieu, ce qui se fait par la prière.
Cette
énumération est justifiée aussi du point de vue de l’action de la satisfaction
sur les causes du péché qu’elle extirpe. Ces racines du péché sont au nombre de
trois, d’après saint Jean (1 Jn 2, 16) : "La
concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l’orgueil de la
vie". Le jeûne combat la concupiscence de la chair ; l’aumône, la concupiscence
des yeux ; et la prière, l’orgueil de la vie, comme le dit saint Augustin
commentant saint Matthieu.
Elle s’harmonise
aussi très bien avec cet autre caractère de la satisfaction, qui est de fermer
l’entrée de notre âme aux suggestions du péché. Tout péché en effet est commis
contre Dieu, contre le prochain ou contre nous-mêmes. Aux premiers s’oppose la
prière, aux seconds l’aumône, aux troisièmes le jeûne.
Solutions :
1. Quelques-uns
distinguent deux sortes de prière : celle des contemplatifs dont "la
conversation est dans les cieux", qui ne serait pas satisfactoire, parce
que tout entière de jouissance ; et celle du gémissement pour le péché, qui
serait pénible et partie de la satisfaction. Mais il vaut mieux dire que toute
prière est satisfactoire, parce que, bien qu’elle apporte suavité à l’esprit,
elle inclut une certaine affliction de la chair, car, nous dit saint Grégoire
le Grand : "Tandis que grandit en nous la force de l’amour intérieur, la
force de la chair en est certainement affaiblie". C’est ce que signifie
l’histoire du nerf de la jambe de Jacob, paralysé à la suite de la lutte avec
l’ange.
2. Il y a deux
sortes de péchés de la chair. Les uns, comme la gourmandise et la luxure,
s’achèvent dans la jouissance même de la chair. Les autres se commettent dans
les choses qui sont au service de la chair, bien que leur jouissance soit
plutôt dans l’âme et non dans la chair, comme les péchés d’avarice. Ce sont,
donc là des péchés mixtes, à la fois spirituels et charnels, et ils ont aussi
besoin d’une satisfaction appropriée qui est l’aumône.
3. Bien que
chacune de ces trois sortes d’oeuvres satisfactoires soit, en vertu d’une
certaine convenance, appropriée à chaque sorte de péchés, puisqu’il convient
que chacun soit puni par où il a péché, et que la satisfaction frappe à la
racine le péché commis, cependant chacune de ces oeuvres satisfactoires peut
valoir pour n’importe quel péché. C’est pourquoi, à celui qui ne peut pas
accomplir telle oeuvre satisfactoire on en impose une autre et principalement
l’aumône qui peut remplacer les autres oeuvres satisfactoires, en tant qu’on
achète d’une certaine façon par l’aumône la valeur des oeuvres satisfactoires
de celui auquel on fait l’aumône. On ne peut donc pas conclure du fait que
l’aumône purifie ainsi de tout péché, que les autres satisfactions sont
superflues.
4. Bien qu’il y
ait beaucoup d’espèces différentes de péchés, toutes se rattachent à ces trois
racines ou trois genres de péchés auxquels correspondent les trois genres
d’oeuvres satisfactoires dont nous avons parlé.
5. Tout ce qui est
affliction du corps se rattache au jeûne ; tout ce qu’on dépense au service du
prochain a le caractère d’aumône et tout culte rendu à Dieu rentre sous le
concept de prière ; c’est pourquoi aussi, une seule et même oeuvre peut être
satisfactoire à plusieurs titres.
Ayant achevé
d’étudier les parties du sacrement de pénitence, nous devons nous demander qui
peut le recevoir, et nous poser à ce sujet trois questions : - 1. La pénitence
peut-elle se trouver dans les âmes innocentes ? - 2. Dans les saints glorifiés
? - 3. Dans les anges bons ou mauvais ?
Objections :
1. Il ne semble
pas que la pénitence puisse se trouver dans les âmes innocentes. Faire
pénitence, c’est pleurer les péchés qu’on a commis. Or les innocents n’ont
commis aucun mal. Il n’y a donc pas en eux de pénitence.
2. Le nom même de
pénitence implique l’idée de peine. Or les innocents ne méritent aucune peine.
Il n’y a donc pas, chez eux, de pénitence.
3. La pénitence se
confond avec la justice vindicative. Mais chez tous ceux qui vivent dans
l’innocence, la justice vindicative n’a pas à s’exercer, et donc non plus la
pénitence qui, en conséquence, n’existe pas chez les innocents.
Cependant :
1. Toutes les
vertus nous sont infusées en même temps. Or la pénitence est une vertu. Lorsque
donc, au baptême, les autres vertus sont infusées, la pénitence est, elle
aussi, infusée avec elles.
2. D’ailleurs,
celui qui n’a jamais été malade corporellement, est encore dit guérissable. Or
de même que la guérison actuelle de la blessure du péché ne se fait que par un
acte de pénitence, ainsi personne n’est-il guérissable qu’en vertu de sa
disposition habituelle à la pénitence. Celui-là donc qui n’a jamais eu l’infirmité
du péché à la disposition habituelle de la pénitence.
Conclusion :
La disposition
habituelle tient le milieu entre la puissance et l’acte. Si donc la puissance à
l’acte est supprimée, la disposition habituelle disparaît, elle aussi ; mais il
n’en va pas de même si c’est l’acte qui est supprimé, parce que le conséquent
disparaît si l’on supprime l’antécédent, mais non réciproquement. Or l’acte
disparaît quand disparaît sa matière, parce qu’il ne peut pas exister sans la
matière sur laquelle il s’exerce. Il s’ensuit que la disposition habituelle
d’une vertu peut se rencontrer dans un homme qui n’a pas matière à l’exercer,
mais qui peut l’avoir et ainsi avoir à poser l’acte. C’est ainsi qu’un homme
peut avoir la disposition habituelle à la magnificence, sans en avoir l’acte,
n’ayant pas les grandes richesses qui sont la matière de la magnificence, mais
pouvant les avoir. Les innocents ne peuvent donc pas avoir l’acte de la
pénitence dans l’état d’innocence, puisqu’ils n’ont pas les péchés qui en sont
la matière, mais ils peuvent en avoir la disposition habituelle, puisque le
péché leur est possible ; et ils ont cette disposition habituelle, dès qu’ils
ont la grâce, puisque toutes les vertus sont données en même temps.
Solutions :
1. Bien que
n’ayant pas commis le péché, les innocents restent capables de le commettre et
peuvent, à ce titre, avoir la disposition habituelle de la pénitence. Cependant
cette disposition habituelle ne passera pas à l’acte, si ce n’est pour des
péchés véniels, parce que les péchés mortels la suppriment. Elle n’est
cependant pas inutile, étant la perfection d’une faculté naturelle.
2. Bien qu’ils
n’aient actuellement aucune dette de peine, ils sont exposés à des actes qui
leur en méritent.
3. Dès lors que la
possibilité de péché demeure, il y a encore place pour la disposition
habituelle de la justice vindicative, bien qu’elle ne doive point passer à
l’acte, tant qu’il n’y a pas de péché en acte.
Objections :
1. Il semble que
les saints du Ciel n’aient pas de pénitence. "Les bienheureux, nous dit saint
Grégoire le Grand, se souviennent de leurs péchés, comme nous-mêmes, une fois
guéris, nous nous souvenons, sans douleur, de nos maladies." Or la
pénitence est une douleur du coeur. Les saints du Ciel n’ont donc pas de
pénitence.
2. Les saints du Ciel
ressemblent au Christ. Or il n’y a eu, dans le Christ ni pénitence, ni foi, la
foi étant le principe de la pénitence. Donc pas de pénitence dans les saints du
Ciel.
3. Vaine est la
disposition habituelle qui ne passe jamais à l’acte. Mais les saints du Ciel
n’auront jamais d’acte de pénitence, car alors ils auraient quelque désir
contrarié. Ils n’auront donc pas non plus de disposition habituelle de
pénitence.
Cependant :
1. La pénitence
est une partie de la vertu de justice. Or "la justice doit durer à
perpétuité et demeurer immortelle au Ciel" (Sg
1, 15) ; donc aussi la pénitence.
2. D’ailleurs,
dans les Vies des Pères du désert, on
lit qu’un Père a dit qu’Abraham se repentira de n’avoir pas fait plus de bien.
Or l’homme doit se repentir du mal commis, plus que de l’omission d’un bien
auquel il n’était pas tenu, car c’est d’un bien de ce genre que parlait le
Père. Il y aura donc, au Ciel, une pénitence des péchés commis ici-bas.
Conclusion :
Les vertus
cardinales auront encore leur place dans la vie du Ciel, mais avec les actes
que comporte le bien final auquel elles nous conduisent. La vertu de pénitence
étant donc partie de la vertu de justice qui est une vertu cardinale, quiconque
l’aura eue en cette vie, la gardera dans l’autre. Seulement, au lieu de l’acte
qu’elle exerce en ce monde, elle en aura un autre, l’action de grâces rendue à
Dieu pour la miséricorde qui pardonne le péché.
Solutions :
1. Ce texte prouve
que les saints n’ont pas le même acte de pénitence que nous, et c’est ce que
nous concédons.
2. Le Christ n’a
pas pu pécher ; et par conséquent la matière de la vertu de pénitence lui a
totalement manqué, non seulement en acte, mais encore en puissance, ce qui
différencie son cas de celui des autres.
3. Le repentir, au
sens propre du mot, signifiant notre acte de pénitence de la vie présente, ne
se trouvera pas au Ciel ; mais sa disposition habituelle ne sera cependant pas
vaine, parce qu’elle aura un autre acte.
1. 2. Nous
concédons ce que nous dit le Cependant mais sans accorder ce que prétend
l’objection suivante, que l’acte de pénitence sera le même au Ciel qu’ici-bas.
A cette instance nous répondons qu’au Ciel, notre volonté sera tout-à-fait
conforme à celle de Dieu. En conséquence, de même que la volonté de Dieu veut,
de volonté antécédente, mais non pas de volonté conséquente, l’existence de
tout bien et l’exclusion de tout mal, ainsi en est-il des bienheureux. C’est
cette volonté antécédente que ce saint Père appelait improprement pénitence.
Objections :
1. Il semble que
l’ange bon ou mauvais soit capable de pénitence. La crainte est le commencement
de la pénitence. Or il y a de la crainte dans les anges : "Les démons
croient et tremblent" (Jc 2, 19). Il y a donc
aussi en eux de la pénitence.
2. Le Philosophe (Ethiques 9, 4) dit que les méchants sont
remplis de regret et que c’est là leur plus grande peine. Or les démons sont
les plus dépravés des êtres et rien ne leur manque de ce qui est peine. Ils
peuvent donc se repentir.
3. Une chose est
plus facilement mue selon sa nature, que contre sa nature. L’eau portée à un
degré de chaleur contraire à sa température naturelle retombe d’elle-même à son
degré naturel. Or les anges peuvent être entraînés au péché qui est contre leur
commune nature. A plus forte raison peuvent-ils être rappelés au bien qui est
selon leur nature. Or c’est ce que fait la pénitence. Ils sont donc capables de
pénitence.
4. D’après saint
Jean Damascène, on doit juger de l’état des anges comme de celui des âmes
séparées. Or, au dire de certains théologiens, la pénitence peut se trouver
dans les âmes séparées, aussi bien que dans les bienheureux du Ciel. C’est donc
qu’elle peut se trouver dans les anges.
Cependant :
1. Par la
pénitence, l’homme obtient le pardon du péché qu’il a commis. Or cela est
impossible aux anges. C’est donc qu’ils ne sont pas capables de pénitence.
2. D’ailleurs
saint Jean Damascène nous dit (De la foi orth, 2, 3) : "C’est l’infirmité du corps qui vaut
à l’homme l’usage de la pénitence". Or les anges ne sont pas dans un
corps. Il ne peut donc pas y avoir en eux de pénitence.
Conclusion :
La pénitence, en
nous, peut se prendre dans un double sens. On peut en parler d’abord en tant
qu’elle est une passion. Ainsi entendue, elle n’est qu’une tristesse ou douleur
du péché commis. Bien qu’en tant que passion, elle ne soit que dans le
concupiscible, il y a cependant dans la volonté, un acte qu’on appelle
pénitence par analogie avec cette passion et qui nous porte à détester ce que
nous avons fait.
On peut entendre
la pénitence d’une autre façon, en tant qu’elle est vertu. L’acte de la
pénitence ainsi entendue est une détestation du péché commis, jointe au ferme
propos de le corriger, et commandée par l’intention d’expier ce péché et
d’apaiser Dieu pour l’offense qui lui a été faite. Cette détestation du mal
nous convient à raison de notre ordonnance naturelle au bien, et comme, dans
aucune créature, cette ordonnance ou inclination au bien n’est totalement
supprimée, il s’ensuit que, même dans les damnés, se retrouve cette détestation
du mal et par conséquent la pénitence passion ou un acte semblable qui permet
au livre de la Sagesse (5, 3) de dire : "Faisant pénitence au dedans d’eux-mêmes".
Cette pénitence n’étant pas une disposition habituelle, mais une passion ou un
acte, ne peut pas se trouver dans les anges bienheureux qui n’ont pas commis de
péché, mais elle existe chez les mauvais anges, dont la condition est semblable
à celle des âmes damnées, car selon saint Jean Damascène : "Ce que la mort
est pour l’homme, la chute pour les anges". Seulement le péché de l’ange
est irrémissible et comme le péché, en tant que rémissible et expiable, est la
matière propre de la vertu de pénitence, cette matière n’étant pas à la
disposition des anges, ils n’ont pas la faculté de passer l’acte de pénitence
proprement dit et par conséquent n’ont pas non plus la disposition habituelle
correspondante. Les anges ne peuvent donc pas recevoir la vertu de pénitence.
Solutions :
1. La crainte
engendre un certain mouvement de pénitence, mais qui n’est pas la vertu.
2. Même réponse
pour la seconde objection.
3. Tout ce qui est
mouvement naturel dans les anges est bon et les incline au bien ; mais leur
libre arbitre est obstiné dans le mal ; et comme les mouvements de la vertu et
du vice dépendent surtout du libre arbitre et non de la nature, il s’ensuit que
la bonne inclination de leur nature n’entraîne pas nécessairement chez eux la
vertu ou la possibilité de la vertu.
4. Les saints
anges et les âmes des saints ne sont pas dans la même condition à l’égard de la
pénitence. Il y a eu ou il a pu y avoir des péchés rémissibles dans les âmes
des saints, mais non pas dans les anges. Ainsi, bien que la condition de ces
bienheureux soit semblable, quant à l’état présent, elle ne l’est pas quant à
l’état passé qui est l’objet direct de la pénitence.
Ayant achevé ce
qui concernait le pénitent, nous avons maintenant à considérer le pouvoir des
ministres du sacrement de pénitence, pouvoir qui relève du pouvoir des clefs.
Nous verrons d’abord ce qu’est ce pouvoir des clefs, puis nous traiterons de
l’excommunication et des indulgences qui sont des choses annexes au pouvoir des
clefs.
Quant au pouvoir
lui-même, nous avons quatre points à considérer traitant :
- 1° De son
entité ou essence et de son usage ;
- 2° De ses
effets ;
- 3° De ses
ministres ;
- 4° De ceux sur
lesquels il peut s’exercer.
Au sujet du
premier point, trois questions se posent : - 1. Doit-il y avoir des clefs dans
l’Église ? - 2. Ces clefs sont-elles un pouvoir de lier ou de délier ; - 3. Y a-t-il
deux clefs ou une seule ?
Objections :
1. Il semble qu’il
ne doive pas y avoir de clefs dans l’Église. On n’a pas besoin de clefs pour
entrer dans une maison dont la porte est ouverte. Or l’Apocalypse (4, 1) nous dit
: "J’ai vu et voici qu’au Ciel une porte est ouverte", porte qui est
le Christ disant de lui-même (Jn 10, 7): "Je
suis la porte". Pour l’entrée au Ciel, l'Église n’a donc pas besoin de
clefs.
2. La clef sert à
ouvrir et à fermer ; mais cela n’appartient qu’au Christ "qui ouvre et
personne ne ferme, qui ferme et personne n’ouvre" (Ap
3, 7). L’Église n’a donc pas de clefs dans les mains de ses ministres.
3. A qui le Ciel
est fermé, l’enfer est ouvert, et réciproquement. D’où quiconque a les clefs du
Ciel, a celles de l’enfer. Mais on ne dit pas que l'Église
a les clefs de l’enfer. Elle n’a donc pas non plus celles du Ciel.
Cependant :
1. On lit dans
saint Matthieu (16, 19), cette parole de Jésus à Pierre : "Je te donnerai
les clefs du royaume des Cieux", etc.
2. D’ailleurs,
tout dispensateur doit avoir les clefs de ce qu’il distribue ; or d’après saint
Paul (1 Co 4, 1), les ministres de l’Église sont "les dispensateurs des
divins mystères". Ils doivent donc en avoir les clefs.
Conclusion :
Dans les choses
matérielles, la clef est l’instrument qui sert à l’ouverture de la porte. Or la
porte du royaume nous est fermée, en tant que le péché est une souillure et en
tant qu’il nous mérite une peine. C’est pourquoi le pouvoir, qui écarte cet
obstacle, est appelé clef. Ce pouvoir appartient à la divine Trinité par droit
d’autorité et c’est la raison pour laquelle certains disent qu’elle a la clef
d’autorité : Mais ce même pouvoir d’écarter l’obstacle du péché appartient au
Christ-Homme par le mérite de la passion qui est dite ouvrir la porte du Ciel ;
et c’est ainsi que quelques-uns attribuent au Christ les clefs d’excellence.
Or, du côté du
Christ endormi sur la croix, ont coulé les sacrements qui appartiennent à la
constitution même de l’Église et c’est ainsi que, dans les sacrements de l’Église,
demeure l’efficacité de la passion du Christ. Voilà comment les ministres de l’Église,
qui sont les dispensateurs des sacrements, ont reçu un certain pouvoir
d’écarter cet obstacle du péché, non point par leur propre vertu, mais par la
vertu de Dieu et de la passion du Christ. C’est ce pouvoir qu’on appelle
métaphoriquement clef de l’Église et
qui est une clef de service.
Solutions :
1. La porte du Ciel
est, de son côté, toujours ouverte ; mais on la dit fermée pour celui qui ne
peut pas y entrer, à raison d’un obstacle qui vient de lui-même. L’obstacle,
qui existait pour toute la nature humaine en raison du péché originel, a été
écarté par la passion du Christ et c’est pour cela qu’après la passion, Jean a
vu la porte du Ciel ouverte. Mais encore maintenant elle est chaque jour fermée
à tel ou tel individu, soit à cause du péché originel qu’il a contracté en
naissant, soit à cause du péché actuel qu’il a commis personnellement. Voilà
pourquoi nous avons besoin des sacrements et des clefs de l’Église.
2. Cette parole
s’entend de la fermeture définitive des Limbes où personne ne descend plus et
de cette ouverture du paradis qui consiste en ce que le Christ a écarté, par sa
passion, l’obstacle qui s’opposait à l’entrée de la nature humaine.
3. La clef de
l’enfer, qui l’ouvre et le ferme, est le pouvoir de conférer la grâce qui ouvre
l’enfer en faisant sortir l’homme du péché, porte de l’enfer, et qui le ferme
en empêchant l’homme soutenu par la grâce de tomber dans le péché. Or ce
pouvoir de conférer la grâce n’appartient qu’à Dieu seul qui, par conséquent, a
gardé pour lui seul la clef de l’enfer. Mais la clef du royaume est encore le
pouvoir de remettre la dette de peine temporelle qui demeure après le pardon,
et empêche le pénitent d’entrer dans le royaume. Voilà pourquoi on peut plutôt
confier à des hommes la clef du royaume que celle de l’enfer, car ce n’est pas
la même chose, comme on le voit par ce que nous venons de dire. Un pénitent
peut être tiré de l’enfer par la rémission de la peine éternelle, sans être
immédiatement introduit dans le royaume, à cause de la dette de peine
temporelle qui lui reste à payer.
Ou bien il faut
dire, comme certains le font, que la clef du Ciel est la même que celle de
l’enfer, puisque du fait que l’un est fermé, l’autre est ouvert, et qu’on a
retenu la dénomination la plus digne.
Objections :
1. Il semble que
la clef ne soit pas ce pouvoir de lier
et de délier par lequel "le
juge ecclésiastique doit recevoir les dignes et exclure du royaume les
indignes", ainsi que le disent le texte du Maître des Sentences et la
glose de saint Jérôme sur le texte de saint Matthieu. Le pouvoir spirituel
conféré dans le sacrement est la même chose que le caractère sacramentel. Mais
la clef et le caractère ne semblent pas être une même chose ; car l’homme est
mis en relation avec Dieu par le caractère et avec les sujets par la clef. La
clef n’est donc pas un pouvoir.
2. On réserve le
nom de juge ecclésiastique à celui qui a pouvoir de juridiction, pouvoir qui
n’est pas conféré en même temps que l’Ordre. Les clefs au contraire sont
données dans la collation même de l’Ordre. On ne doit donc pas faire mention du
juge ecclésiastique dans la définition des clefs.
3. On n’a besoin
d’aucune puissance active pour obtenir l’actualité de ce qu’on a de soi-même.
Or du fait même qu’un homme est digne du royaume, il y est admis. Le pouvoir
des clefs n’a donc pas à recevoir au royaume ceux qui en sont dignes.
4. Les pécheurs
sont indignes du royaume et cependant l’Église prie pour que les pécheurs
arrivent au royaume. Elle n’en exclut donc pas les indignes, mais, pour sa
part, les admet plutôt autant qu’elle le peut.
5. Dans toutes les
séries ordonnées d’agents, la fin dernière relève de l’agent principal et non
point de la cause instrumentale. Or c’est Dieu qui est l’agent principal du
salut de l’homme. C’est donc à lui qu’il appartient d’admettre au royaume, ce
qui est la fin dernière, et non pas au prêtre qui a les clefs et qui n’est
qu’un instrument ou ministre.
Conclusion :
D’après le
Philosophe (Aristote, De anima 2, 4)
: "Les puissances se définissent par leurs actes". D’où la clef étant
une certaine puissance, elle doit se définir par son acte ou son usage et la
mention de cet acte doit exprimer l’objet qui le spécifie, ainsi que le mode
d’agir qui montre que cette puissance est ordonnée. Or la puissance spirituelle
n’a pas pour acte d’ouvrir simplement le Ciel, puisqu’il est déjà ouvert, comme
on l’a dit dans l’article précédent, mais de l’ouvrir pour tel individu, ce qui
ne peut se faire de façon ordonnée, que si l’on estime l’idonéité de celui
auquel on doit ouvrir le Ciel. Voilà pourquoi ; dans la définition précitée de
la clef, on nous donne d’abord le genre de la réalité à définir, c’est-à-dire
la puissance, puis le sujet de cette puissance, à savoir le juge
ecclésiastique, puis l’acte, l’exclusion ou l’admission, par analogie avec les
deux actes de la clef matérielle qui ouvre ou ferme. L’objet de cet acte est
indiqué par la mention du royaume, et son mode, par les mots dignes et
indignes, car on doit estimer la dignité ou l’indignité de ceux sur lesquels
l’acte s’exerce.
Solutions :
1. Pour obtenir
deux effets dont l’un est cause de l’autre, il n’est besoin que d’une seule
puissance, c’est ainsi que, dans le feu, la chaleur suffit à chauffer et à
dissoudre. Or toute grâce et tout pardon dans le corps mystique du Christ
dérivant de la tête, il semble qu’il y ait identité essentielle entre le pouvoir
en vertu duquel le prêtre consacre et celui qui lui permet de lier et de
délier, quand il a juridiction. Entre ces deux pouvoirs, il n’y a qu’une
distinction de raison, en tant qu’ils se rapportent à des effets différents,
comme il n’y a qu’une distinction de raison entre les deux puissances qu’a le
feu, de chauffer et de liquéfier. Et comme le caractère sacerdotal n’est pas
autre chose que le pouvoir d’exercer l’acte principal de cet ordre (si
toutefois l’on tient l’opinion qui identifie le caractère et le pouvoir
spirituel), le caractère sacramentel, le pouvoir de consacrer et le pouvoir des
clefs sont essentiellement une seule et même chose et il n’y a entre eux qu’une
distinction de raison.
2. Tout pouvoir
spirituel étant conféré avec une consécration, la clef est donnée avec 1 mais
l’exécution de l’acte de la clef demande une matière appropriée qui est le
peuple soumis au prêtre en vertu de la juridiction. Sans la juridiction, le
prêtre a donc les clefs, mais il n’a pas l’acte des clefs. Or la clef étant
définie par son acte, on doit donc, dans la définition de la clef, faire
quelque mention de la juridiction.
3. On peut. donc
être digne de quelque chose, de deux façons, ou bien en ce sens qu’on a droit à
cette chose et c’est ainsi que tout homme digne du Ciel a déjà le Ciel ouvert,
ou bien de telle façon qu’on a en soi une certaine convenance à recevoir cette
même chose, et ce sont les titulaires de cette seconde de dignité, auxquels le Ciel
n’est pas encore complètement ouvert, que le pouvoir des clefs reçoit.
4. De même que
Dieu endurcit, non pas en versant la malice dans le coeur, mais en n’y mettant
pas la grâce, ainsi dit-on que le prêtre exclut du royaume, non pas en posant
un obstacle à l’entrée dans le royaume, mais en n’écartant pas l’obstacle
existant, car il ne peut pas l’écarter, si ne l’écarte d’abord. Voilà pourquoi
l’on prie Dieu d’absoudre lui-même, afin que l’absolution du prêtre puisse
avoir lieu.
5. L’acte du
prêtre n’a pas pour objet immédiat le royaume, mais les sacrements par lesquels
l’homme arrive au royaume.
Objections :
1. Il semble qu’il
n’y ait pas deux clefs, mais une seule. Pour une seule serrure, il ne faut
qu’une clef. Or la serrure, que la clef de l’Église doit ouvrir, c’est le
péché. Contre le seul péché, l’Église n’a donc pas besoin de deux clefs.
2. Les clefs sont
données dans la collation de l’ordre sacerdotal. Or le prêtre ne reçoit pas
toujours la science infuse, mais doit quelquefois acquérir cette science qui manque
à certains prêtres et qu’on trouve dans certaines personnes qui n’ont pas reçu
la prêtrise. La science n’est donc pas une clef, et ainsi il n’y en a qu’une,
le pouvoir de juger.
3. Le pouvoir que
le prêtre a sur le corps mystique du Christ est corrélatif à celui qu’il a sur
le vrai corps du Christ. Or le pouvoir de consacrer le corps du Christ est un
seul pouvoir. La clef qui donne pouvoir sur le corps mystique du Christ est
donc unique.
Cependant :
1. Il semble qu’il
y ait même plus de deux clefs ; la volonté est requise pour un acte humain
aussi bien que la science et la puissance. Or la science du discernement est
représentée par une clef, la puissance de juger l’est de même ; la volonté
d’absoudre devrait donc être aussi appelée clef.
2. D’ailleurs, la
rémission du péché est l’oeuvre de toute la Trinité. Or c’est par les clefs que
le prêtre est ministre de la rémission des péchés. Il doit donc avoir trois
clefs pour représenter figurativement la Trinité.
Conclusion :
Dans tout acte
qui requiert un sujet idoine, deux choses sont nécessaires à celui qui doit
poser cet acte. Il doit d’abord juger de
la capacité du sujet, puis accomplir l’acte. Voilà pourquoi, même dans
l’acte de justice par lequel on rend à quelqu’un ce qu’il mérite, il faut un
jugement discernant si celui auquel on rend quelque chose le mérite. Pour l’une
et l’autre fonction, il faut une certaine autorité ou puissance. Nous ne
pouvons donner que ce qui est en notre pouvoir et nous ne pouvons prononcer de
jugement, si nous n’avons le pouvoir d’en imposer l’exécution. Le jugement en
effet est la détermination d’un cas individuel, qui se fait spéculativement par
la force irrésistible des premiers principes, et se réalise pratiquement en
vertu de la puissance impérative que détient le juge. Or l’acte des clefs
requérant l’idonéité du sujet sur lequel il s’exerce, puisque par les clefs le
juge ecclésiastique reçoit les dignes et exclut les indignes, comme le montre
sa définition, il s’ensuit que le juge a besoin d’un jugement de discrétion qui
discerne l’idonéité du sujet, dans l’acte-même de son admission au pardon. Pour
ces deux fonctions, discernement et
prononcé de la sentence, il faut également un pouvoir ou autorité. C’est à
cause de ce double pouvoir, qu’on distingue deux clefs, dont l’une symbolise le
discernement de l’idonéité du sujet qu’on doit absoudre, et dont l’autre figure
l’absolution elle-même. Ces deux clefs ne se distinguent pas quant à l'essence
même de l’autorité qui leur appartient en vertu d’un même office, mais on les
distingue par comparaison avec leurs deux actes dont l’un présuppose l’autre.
Solutions :
1. Il n’y a qu’une
clef pour l’ouverture immédiate d’une seule serrure, mais cela n’empêche pas
que cette clef soit une seconde clef, dont l’acte doive être préparé par celui
d’une première. Ainsi en est-il dans le cas qui nous est proposé. La clef, qui
représente le pouvoir de lier et de délier et qui ouvre immédiatement la
serrure du péché, est une seconde clef ; la première est celle de la science
qui montre à qui cette serrure du péché doit être ouverte.
2. Pour la clef de
la science, il y a deux opinions :
- 1° Les uns ont
dit que la science, en tant que disposition habituelle acquise ou infuse, est
appelée ici clef, non point comme clef principale, mais comme étant au service
d’une autre clef, en sorte qu’en l’absence de cette clef principale, elle ne
porte plus elle-même le nom de clef, comme c’est le cas pour la science d’un
lettré qui n’est pas prêtre. Et si même quelquefois cette clef préparatoire
manque à certains prêtres qui n’ont ni science acquise, ni science infuse les mettant
à même d’absoudre ou de lier, ils se servent cependant pour l’exercice de cette
fonction, d’un flair naturel qu’ils appellent claviola,
petite clef ; d’où il apparaît que l’Ordre, sans donner la science, fait que la
science soit une clef, ce qu’elle n’était pas avant la réception de l’Ordre.
Telle paraît avoir été l’opinion du Maître des Sentences. Mais cela ne semble
pas concorder avec les paroles de l'évangile qui promettent que les clefs
seront données à Pierre, ce qui implique que, dans l’Ordre, on reçoit deux
clefs et non pas seulement une.
- 2° Il y a donc
une autre opinion d’après laquelle la clef n’est pas la science en tant que
disposition habituelle, mais l’autorité d’exercer l’acte de la science. Cette
autorité peut se trouver sans la science, comme aussi la science, sans
l’autorité, ainsi qu’on le voit, même dans les juges séculiers ; car tel juge
séculier a l’autorité de juger, sans avoir la science du droit, alors que tel
autre homme, au contraire, a cette science du droit, sans avoir l’autorité de
juger. Et comme l’acte de juger, auquel on est tenu en vertu de la charge de
juge une fois acceptée, et non pas en conséquence d’une simple disposition
habituelle de science, ne peut pas être bien exercé si l’on n’a pas en même
temps la science et l’autorité, on ne peut pas, sans péché, accepter l’autorité
de juger n’ayant pas la science requise. Par contre, on peut très bien, sans
péché, avoir la science sans l’autorité.
3. L’acte unique
auquel est ordonné le pouvoir de consacrer est d’autre genre que celui des
clefs et par conséquent ce pouvoir ne fait pas nombre avec celui des clefs, et
n’est pas multiple comme le pouvoir des clefs qui s’applique à des actes de
différentes sortes, tout en étant un quant à l’essence même de son autorité ou
puissance, comme on l’a dit.
Solutions aux arguments en
sens contraire :
1. Le vouloir
dépend de la liberté de chacun et, par conséquent, n’exige pas d’autorité.
Voilà pourquoi la volonté n’est pas considérée comme une clef.
2. La Trinité
toute entière remet les péchés comme si elle n’était qu’une seule personne.
Voilà pourquoi il n’est pas requis que le prêtre, pour être ministre de la
Trinité, ait trois clefs, étant donné surtout que la volonté, représentant
l’Esprit-Saint, ne comporte pas de clef, comme on l’a dit.
Ayant dit ce
qu’étaient les clefs nous avons maintenant à parler de leur effet. Quatre
questions se posent : - 1. Le pouvoir des clefs s’étend-il jusqu’à la rémission
de la faute ? - 2. Le prêtre peut-il remettre la peine du péché ? - 3. Peut-il
lier en vertu du pouvoir des clefs ? - 4. Peut-il délier ou lier arbitrairement
?
Objections :
1. Il semble que
le pouvoir des clefs s’étende jusqu’à la rémission de la faute. Jésus a dit aux
disciples (Jn 20, 23) : "Les péchés seront remis à ceux à
qui vous les aurez remis". Or ces paroles ne signifient pas une simple
manifestation de pardon déjà obtenu, comme le dit le texte du Maître des
Sentences ; car alors le prêtre du Nouveau Testament n’aurait pas un pouvoir
plus grand que celui de l’Ancien Testament. Il exerce donc un pouvoir qui
s’étend à la rémission de la faute.
2. La grâce donnée
dans la pénitence a pour objet la rémission du péché. Or c’est en vertu des
clefs, que le prêtre est dispensateur de ce sacrement. En conséquence, la grâce
ne s’opposant pas au péché à raison de la peine (qu’il mérite), mais de la
faute (qu’il est en lui-même), il semble que ce soit bien la rémission de la
faute, que le prêtre opère en vertu des clefs.
3. Le prêtre
reçoit de sa consécration une vertu plus grande que celle que le baptême reçoit
de la sanctification de l’eau baptismale. Or l’eau du baptême reçoit une telle
vertu "qu’en touchant le corps, elle lave le coeur" comme dit saint
Augustin. A plus forte raison le prêtre reçoit-il, dans sa consécration, un
pouvoir tel qu’il puisse laver le coeur de la souillure de la faute.
Cependant :
1. Le Maître des
Sentences a dit que Dieu n’a pas conféré au ministre le pouvoir de coopérer
avec lui à la purification intérieure. C’est donc que le pouvoir des clefs ne
s’étend pas à la rémission de la faute elle-même.
2. D’ailleurs, le
péché n’est remis que par l’Esprit-Saint. Or, comme l’a dit le Maître des
Sentences, il n’appartient à aucun homme de donner l’Esprit Saint et donc aussi
de remettre la faute même du péché.
Conclusion :
"Les sacrements,
d’après Hugues de Saint-Victor, contiennent, en vertu de leur sanctification,
une grâce invisible". Or parfois le sacrement exige de toute nécessité
cette sorte de sanctification tout à la fois dans sa matière et dans son
ministre, comme pour la confirmation, auquel cas la vertu du sacrement se
trouve conjointement dans l’un et l’autre élément du sacrement. Quelquefois, au
contraire, le sacrement n’exige nécessairement que la sanctification de la
matière, comme dans le baptême qui n’a pas de ministre déterminé nécessairement
requis. La vertu sacramentelle se trouve alors tout entière dans la matière.
Parfois enfin le sacrement n’exige nécessairement que la consécration ou
sanctification du ministre, sans aucune consécration de la matière et toute la
vertu sacramentelle réside alors dans le ministre, comme c’est le cas pour la
pénitence. Il s’ensuit que le pouvoir des clefs, qui est dans le prêtre, est
dans le même rapport avec l’effet du sacrement de pénitence que la vertu
contenue dans l’eau du baptême avec l’effet du baptême.
Or le baptême et
le sacrement de pénitence se ressemblent d’une certaine façon quant à leur
effet, car l’un et l’autre ont peur objet de combattre directement le péché, ce
qui n’est pas le cas des autres sacrements. Mais cependant ils diffèrent en
ceci, que les actes du pénitent étant la quasi-matière du sacrement de
pénitence, celui-ci ne peut se donner qu’aux adultes et exige d’eux une
préparation pour qu’ils reçoivent l’effet du sacrement, tandis que le baptême
se donne non seulement aux adultes, mais aussi aux enfants et aux autres
individus humains privés de l’usage de la raison. Il s’ensuit que, par le
baptême, la grâce et la rémission des péchés sont données aux enfants, sans
qu’ils aient à se préparer, mais non pas aux adultes auxquels on demande une
préparation qui écarte de leur âme le mensonge du péché. Or il peut arriver que
cette préparation soit suffisante pour la réception de la grâce, avant le temps
de la réception du baptême, mais non pas avant le désir du baptême, dès qu’il y
a eu manifestation de la vérité chrétienne. D’autres fois, cette préparation ne
précède pas le baptême, mais accompagne sa réception, auquel cas c’est la
réception actuelle du baptême qui confère la grâce et la rémission de la faute.
Par le sacrement de pénitence, au contraire, la grâce n’est jamais donnée sans
une préparation qui accompagne ou précède la réception du sacrement. La vertu
des clefs concourt donc à la rémission de la faute, tout comme l’eau du
baptême, soit par son être intentionnel dans le désir du pénitent, soit par son
exercice actuel.
Mais de même que
le baptême agit simplement comme instrument et non point comme agent principal,
disposant à la grâce qui remet la faute et n’étendant pas sa causalité, même
instrumentalement, jusqu’à créer la réception même de la grâce ; ainsi en va-t-il
du pouvoir des clefs. C’est donc Dieu seul qui remet par lui-même la faute et
c’est par sa vertu que le baptême agit instrumentalement comme un instrument
inanimé et le prêtre comme cet instrument animé qu’est le serviteur, d’après le
Philosophe (Aristote, Ethiques 8, 11),
et par conséquent comme ministre.
Il est donc
évident que le pouvoir des clefs a, d’une certaine façon, pour objet la
rémission de la faute, non pas en la causant, mais en y disposant. D’où, si le
pénitent n’était point parfaitement disposé, avant l'absolution, à recevoir la
grâce, il la recevrait dans l’acte même de la confession et de la confession
sacramentelle, à la condition de n’y point mettre obstacle. Car, si le pouvoir
des clefs n’avait d’aucune façon pour objet la rémission de la faute, mais
seulement la rémission de la peine, comme certains le disent, le désir de
recevoir l’effet des clefs ne serait pas exigé pour cette rémission de la
faute, pas plus que le désir de recevoir les autres sacrements qui n’ont pas
pour objet le pardon même du péché, mais la rémission de la peine. Mais ce qui
fait voir que le pouvoir des clefs n’a pas la rémission de la faute comme objet
immédiat, c’est que son usage requiert toujours une préparation de la part de
celui qui reçoit le sacrement, et l’on verrait la même chose dans le baptême
s’il n’était jamais donné qu’aux adultes.
Solutions :
1. Comme le dit le
texte du Maître des Sentences, le pouvoir de remettre les péchés a été confié
aux prêtres, non point pour qu’ils remettent les péchés par leur vertu
personnelle, ce qui est le propre de Dieu, mais pour qu’ils manifestent comme
ministres l’opération de Dieu remettant le péché. Or cela peut se faire de
trois façons :
- 1° Ils peuvent
montrer que cette rémission n’est pas accordée pour le présent et la promettre
pour l’avenir, sans y concourir en rien, et c’est ainsi que les sacrements de
l’Ancienne Loi signifiaient l’opération de Dieu. L’action du prêtre de l’Ancien
Testament était purement significative et nullement opérative ;
- 2° Le prêtre
peut manifester la rémission présente de la faute, sans y coopérer, c’est
ainsi, disent certains théologiens, que les sacrements de la Loi Nouvelle
signifieraient la collation de la grâce donnée par Dieu dans la collation même
du sacrement, sans qu’il y ait, dans le sacrement, aucune vertu coopérant à
cette collation de la grâce. D’après cette opinion, le pouvoir des clefs, lui
aussi, ne ferait que montrer l’opération divine remettant la faute dans la
collation même du sacrement ;
- 3° Le prêtre
peut manifester l’opération de Dieu remettant présentement la faute, et en même
temps y concourir par une opération instrumentale dispositive. Ainsi donc,
d’après cette seconde opinion qui est la plus communément soutenue, les sacrements
de la Nouvelle Loi manifestent la purification accomplie par l’opération de
Dieu, et le prêtre du Nouveau Testament a pour fonction, lui aussi, de montrer
les coupables absous. Mais le fait que la faute soit déjà remise avant
l’absolution n’est pas plus une objection contre la causalité dispositive des
clefs de l’Église, pour la rémission de la faute, que contre la causalité
dispositive du baptême, en tant que baptême, dans celui qui est déjà sanctifié
avant d’être baptisé.
2. Ni le sacrement
de pénitence, ni le sacrement de baptême n’atteignent directement la grâce et
la rémission de la faute par leur opération qui est purement dispositive ; d’où
l’on voit ce qu’il faut répondre à la troisième difficulté.
3. Les autres
objections montrent que le pouvoir des clefs n’opère pas directement la
rémission de la faute, ce qu’il faut concéder.
Objections :
1. Il semble que
le prêtre ne puisse pas remettre la peine due au péché. Cette peine est double
: éternelle et temporelle. Or, même après l’absolution du prêtre, le pénitent
reste obligé à une peine temporelle qu’il doit acquitter en purgatoire ou en ce
monde. C’est donc que le prêtre ne remet d’aucune façon la peine.
2. Le prêtre ne
peut porter préjudice à la justice divine. Or c’est d’après la divine justice
qu’a été fixée la peine que les pénitents doivent subir. Le prêtre ne peut donc
rien en remettre.
3. Celui qui a
commis un petit péché n’est pas moins capable de recevoir l’effet des clefs que
celui qui en a commis un plus grand. Si donc l’action sacramentelle du prêtre
sur le grand péché peut remettre quelque chose de la peine qui lui est due, il
est possible qu’il y ait un péché assez petit pour ne pas mériter plus de
peine, que celle qui a été remise au sujet du grand péché. Toute la peine de ce
petit péché pourrait donc être remise, ce qui est faux.
4. Toute la peine
temporelle due au péché est de même nature. Si donc la première absolution en
remet quelque chose, une seconde absolution du même péché pourra en remettre
quelque chose aussi, et ainsi l’absolution pourra être suffisamment répétée
pour que la peine tout entière soit remise, puisque la seconde absolution n’est
pas de moindre efficacité que la première. De cette façon le péché resterait
tout-à-fait impuni, ce qui ne convient pas.
Cependant :
1. Les clefs sont
un pouvoir de lier et de délier. Or le prêtre peut enjoindre une peine
temporelle. Il peut donc aussi en absoudre.
2. D’ailleurs le
prêtre, selon que le dit le texte du Maître des Sentences, ne peut pas remettre
le péché quant à la faute et par conséquent, pour la même raison, quant à la
peine éternelle. Si donc il ne peut pas remettre la peine temporelle, il n’a
aucun pouvoir de rémission, ce qui est contraire aux paroles de l’Evangile (Jn 20, 23).
Conclusion :
Il faut juger de
l’effet accompli par l’exercice actuel du pouvoir des clefs sur celui qui avait
auparavant la contrition, comme de l’effet du baptême donné à celui qui a déjà
la grâce. Celui qui, par la foi et la contrition précédant le baptême, a déjà
obtenu la grâce de la rémission de ses péchés, obtient, dans l’acte de la
réception du baptême, l’absolution complète de toute sa dette de peine, en
devenant participant de la passion du Christ. Il en va de même de celui qui,
par la contrition, a déjà obtenu la rémission de son péché quant à la faute et
par conséquent quant à sa dette de peine éternelle remise avec la faute en
vertu des clefs qui tiennent leur efficacité de la passion du Christ ; il
obtient (dans la réception actuelle du sacrement de pénitence) une augmentation
de grâce et une remise de la peine temporelle, dont la dette demeure après la
rémission de la faute. Cette remise n’est pas totale, comme dans le baptême,
mais seulement partielle. C’est que, dans le baptême, l’homme est régénéré à
l’image de la passion du Christ, dont il reçoit totalement l’efficacité
suffisante pour effacer toute dette de peine, en sorte que rien ne lui reste de
la peine due au péché actuel précédent. On ne doit en effet imputer une peine à
quelqu’un, que pour ce qu’il a fait lui-même ; or, dans le baptême, l’homme
recevant une nouvelle vie devient, par la grâce baptismale, un nouvel homme, et
par conséquent il ne reste rien en lui de la dette due pour le péché précédent.
Dans la
pénitence, au contraire, il n’y a pas changement introduisant une vie nouvelle,
car la pénitence n’est pas une régénération, mais une guérison. Voilà pourquoi
ce n’est pas toute la peine qui est remise par la vertu des clefs opérant dans
le sacrement de pénitence, mais seulement une partie de la peine temporelle
dont on reste chargé après avoir été absous de la peine éternelle. On n’est pas
seulement déchargé de la peine de la confession, comme quelques-uns le disent,
car alors la confession et l’absolution sacramentelles ne seraient pour nous
qu’une charge, ce qui ne convient pas aux sacrements de la Loi Nouvelle, mais
on obtient remise partielle de cette peine qu’on doit souffrir en purgatoire,
en sorte que celui qui meurt après avoir reçu l’absolution et avant d’avoir
accompli sa pénitence est moins puni en purgatoire que s’il mourait avant
l’absolution.
Solutions :
1. Le prêtre ne
remet pas la peine temporelle en entier, mais seulement en partie et le
pénitent reste encore obligé à une peine satisfactoire.
2. La passion du Christ
a été une satisfaction suffisante pour les péchés du monde entier (1 Jn 2, 2). C’est donc sans préjudice de la justice divine,
qu’une partie de la dette de peine peut être remise, en tant que l’effet de la
passion du Christ arrive jusqu’au pénitent, par les sacrements de l’Église.
3. Il faut que,
pour tout péché, reste une peine satisfactoire qui serve de remède contre le
péché. C’est pourquoi, bien que par la vertu de l’absolution, il y ait eu
rémission d’une certaine quantité de la dette de peine pour un grand péché, il
n’est pas nécessaire qu’une quantité égale de peine soit remise pour chaque
péché, car, en ces conditions, il pourrait y avoir quelque péché qui n’aurait
plus de dette de peine ; mais, par la vertu des clefs c’est une partie proportionnelle
de la peine de chaque péché qui est remise.
4. Certains
théologiens prétendent que, par la vertu des clefs, la première absolution
remet tout ce qui peut être remis de dette de peine et que cependant la
confession répétée a une certaine valeur à raison de l’instruction meilleure du
pénitent, de sa plus grande sécurité, de la prière du prêtre confesseur et du
mérite de la confession qu’elle renouvelle.
Mais cela ne
semble pas vrai. Si les raisons alléguées pouvaient motiver une répétition de
la confession, elles ne motiveraient pas une seconde absolution, surtout pour
celui qui n’a aucune raison spéciale de douter de la valeur de la première
absolution, car alors il pourra douter de la seconde, aussi bien que de la
première. C’est ainsi que nous voyons que le sacrement d’Extrême Onction n’est
pas renouvelé dans la même maladie, parce qu’il produit tout son effet dès la
première fois. D’ailleurs le pouvoir des clefs ne serait pas requis dans le
confesseur pour la seconde confession, si ce pouvoir n’avait pas d’emploi.
Voilà pourquoi
d’autres disent que, même dans la seconde absolution, il y a une diminution de
peine, en vertu des clefs, parce que cette seconde absolution confère une
augmentation de grâce. Or plus la grâce augmente, plus l’impureté qui reste du
péché précédent diminue et moins il nous reste à payer de peine purificatrice.
C’est pourquoi, déjà dans la première absolution, la diminution de peine, par
la vertu des clefs, est plus ou moins grande, selon que le pénitent se dispose
plus ou moins à la grâce ; il est même possible qu’il soit si bien disposé, que
par la vertu de la contrition, toute dette de peine soit enlevée, comme nous
l’avons dit précédemment. Il n’y a donc pas non plus d’inconvénient à ce qu’une
fréquente confession enlève également toute la peine, en sorte qu’il, ne reste
plus de peine spéciale pour un péché complètement expié par la peine du Christ.
Objections :
1. semble que, par
le pouvoir des clefs, le prêtre ne puisse pas lier. La vertu sacramentelle a
pour objet de combattre le péché, à la façon d’un remède. Or lier n’est pas un
remède au péché, mais plutôt une aggravation du mal. Le prêtre ne peut donc pas
lier par le pouvoir des clefs qui est une vertu sacramentelle.
2. De même
qu’ouvrir ou absoudre, c’est écarter un obstacle, lier c’est en poser un. Or
l’obstacle au royaume, c’est le péché qui ne peut pas nous être imposé par
autrui, puisqu’on ne pèche que volontairement. Le prêtre ne peut donc pas lier.
3. Les clefs
reçoivent leur efficacité de la Passion du Christ. Or lier n’est pas un effet
de la Passion. Le prêtre ne peut donc pas lier en vertu du pouvoir des clefs.
Cependant :
1. On lit dans
saint Matthieu (16, 19) : "Tout ce que tu lieras sur la terre, sera lié
aussi dans les cieux".
2. D’ailleurs, les
pouvoirs exercés par la raison sont toujours à deux fins opposées. Or le
pouvoir des clefs est un pouvoir exercé par la raison, puisqu’il implique un
acte de discernement. Il est donc à deux fins opposées et s’il peut délier, il
peut aussi lier.
Conclusion :
L’opération du
prêtre, dans l’usage des clefs, est conforme à l’opération de Dieu dont il est
le ministre. L’opération de Dieu s’exerce à la fois sur la faute et sur la
peine. Elle s’exerce sur la faute directement pour délier et indirectement pour
lier, en tant que Dieu est dit endurcir le pécheur, en
ne lui donnant plus la grâce, mais elle s’exerce sur la peine directement, soit
pour délier, soit pour lier, en tant que Dieu remet ou inflige une peine. Il en
va de même du prêtre. Bien qu’en déliant par l’absolution, en vertu des clefs,
il exerce pour le pardon de la faute, une opération qui a pour objet la
rémission de la faute à la façon que nous avons dite, il n’exerce aucune
opération sur la faute, pour lier, à moins qu’on ne dise qu’il lie en
n’accordant pas l’absolution et en montrant que les pécheurs restent liés.
Quant à la peine, il a sur elle pouvoir de lier et de délier. Il délie de la
peine qu’il remet et il lie le pénitent quant à ce qui reste de peine. Cette
fonction de lier qu’on lui attribue peut s’en tendre de deux façons : ou bien
en vue de la peine satisfactoire en général et ainsi entendue elle ne lie pas à
proprement parler, si ce n’est en tant que le confesseur n’absout pas, mais
montre le pénitent lié ; ou bien en vue de telle ou telle peine déterminée et
alors il lie à cette peine, en l’imposant.
Solutions :
1. Ce reste de
peine auquel le confesseur oblige est un remède purifiant l’impureté du péché.
2. L’obstacle à
l’entrée au royaume n’est pas seulement le péché, mais aussi la peine, dont
nous avons dit comment le prêtre l’imposait.
3. La Passion du
Christ elle-même nous oblige à une certaine peine, qui nous rend conformes au
Christ.
Objections :
1. Il semble que
le prêtre puisse à volonté lier et délier. Saint Jérôme nous dit en effet : "Les
saints canons ne déterminent pas pour chaque péché la mesure de pénitence, de
telle façon qu’ils disent comment il faut expier chacun d’eux, mais plutôt ils
décrètent qu’on doit laisser cette détermination à la volonté d’un prêtre
intelligent". Il semble donc bien que le prêtre puisse à volonté lier et
délier.
2. Le Seigneur a
loué le mauvais intendant de l’Evangile, de ce qu’il avait agi prudemment parce
qu’il avait fait remise de leurs dettes aux débiteurs de son maître. Or le
Seigneur est bien plus incliné à la miséricorde que n’importe quel maître
temporel. Il semble donc que le prêtre sera d’autant plus louable qu’il fera
plus large remise de peine.
3. Toute action du
Christ est pour nous une leçon. Or lui-même n’a imposé aucune peine à certains
pécheurs et ne leur a demandé que l’amendement de leur vie, comme on le voit
pour la femme adultère (Jn 8, 11). Il semble donc que
le prêtre, qui est vicaire du Christ, puisse, lui aussi, remettre à volonté la
totalité ou une partie de la peine.
Cependant :
1. Saint Grégoire VII
nous dit : "Nous déclarons fausse la pénitence qui n’est pas imposée selon
la qualité du péché d’après l’autorité des Saints Pères". Il semble donc
que cela ne soit pas laissé complètement à la volonté du prêtre.
2. D’ailleurs,
l’exercice du pouvoir des clefs requiert de la discrétion. Or, si le prêtre
pouvait arbitrairement remettre ou imposer des peines, selon sa propre volonté,
il n’y aurait pas de discrétion requise, puisqu’il ne pourrait jamais y avoir
d’indiscrétion. Cela n’est donc pas laissé à l’arbitraire du prêtre.
Conclusion :
Le prêtre agit,
dans l’usage des clefs, comme instrument et ministre de Dieu. Or aucun
instrument n’a d’acte efficace que selon la motion de l’agent principal. Voilà
pourquoi saint Denys le pseudo-aréopagite nous dit que "les prêtres
doivent se servir des vertus hiérarchiques, sous l’impulsion de la
divinité". C’est pour signifier cette dépendance que, dans saint Matthieu,
Jésus fait mention de la révélation de sa divinité faite à Pierre (Mt 16, 17),
avant de lui donner le pouvoir des clefs. Dans saint Jean (20, 22), le don fait
aux apôtres du pouvoir de rémission est précédé du don de l’Esprit Saint par
lequel "les fils de Dieu sont mis en activité". Si donc un prêtre
avait la présomption de se servir de son pouvoir, en dehors de ce mode divin
d’agir, son acte n’aurait pas d’efficacité, comme le dit saint Denys le
pseudo-aréopagite et de plus, se détournant de l’ordre divin, il encourrait une
faute.
Les peines
satisfactoires à infliger, étant des médecines, doivent être administrées comme
les médecines indiquées par les recettes médicales. Celles-ci ne conviennent
pas également à tous, mais doivent être diversifiées selon la volonté du
médecin suivant, non pas sa propre volonté, mais les directions de la science
médicale. Ainsi en va-t-il des peines satisfactoires déterminées par les canons
pénitentiels. Elles ne conviennent pas à tous, mais elles doivent être
diversifiées selon la volonté du prêtre réglée par une inspiration divine. De
même que le médecin s’abstient prudemment de donner un remède dont l’efficacité
suffirait à guérir la maladie, par crainte que ce remède ne mette le malade en
plus grand péril, à cause de la faiblesse de sa constitution, ainsi arrive-t-il
que le prêtre mû par un instinct divin, n’impose pas au pénitent toute la peine
qui lui serait due pour un péché, de peur que le malade désespéré par la
gravité de la peine, ne renonce à toute pénitence.
Solutions :
1. Cette volonté
doit être réglée par un instinct divin.
2. L’intendant est
précisément loué de ce qu’il a agi prudemment. Il faut donc user de discrétion
dans la remise de la peine due au péché.
3. C’est à raison
de son pouvoir d’excellence sur les sacrements, que le Christ pouvait, de sa
propre autorité, remettre la peine totalement ou partiellement, comme il
voulait. Mais il n’en va pas de même de ceux qui opèrent seulement comme
ministres.
Ayant dit ce
qu’étaient le pouvoir des clefs et ses effets, nous devons traiter maintenant
de ses ministres et de son usage, et nous poser, à ce sujet les six questions
suivantes : - 1. Le prêtre de l’Ancienne Loi avait-il le pouvoir des clefs ? - 2.
Le Christ a-t-il eu ce pouvoir ? - 3. Les prêtres sont-ils seuls à l’avoir ? - 4.
N’est-il pas aussi donné aux saints qui ne sont pas prêtres ? - 5. L’usage
qu’en font les mauvais prêtres a-t-il quelqu’efficacité
? - 6. Cet usage reste-t-il aux mains des schismatiques, des hérétiques, des
excommuniés des prêtres suspens ou frappés de la peine de dégradation ?
Objections :
1. Il semble que
les prêtres de l’Ancienne Loi avaient eu le pouvoir des clefs. Ce pouvoir est
une suite de l’Ordre sacerdotal. Mais les prêtres ont reçu l’Ordre qui
permettait de les appeler prêtres. Ils ont donc aussi reçu le pouvoir des
clefs.
2. Comme le dit le
Maître des Sentences (4, 18), il y a deux clefs, qui sont la science du
discernement et le pouvoir judiciaire. Or les prêtres de l’Ancienne Loi avaient
autorité pour l’une et l’autre de ces deux fonctions, et par conséquent avaient
les deux clefs.
3. Les prêtres de
l’Ancienne Loi avaient, sur le reste du peuple, un pouvoir qui devait se
distinguer du pouvoir royal, et par conséquent n’être pas temporel, mais
spirituel. Or c’est là précisément le pouvoir des clefs. Donc ils avaient ce
pouvoir.
Cependant :
1. Les clefs
doivent ouvrir le royaume des Cieux qui n’a pas pu être ouvert avant la Passion
du Christ. Le prêtre de l’Ancienne Loi n’a donc pas eu le pouvoir des clefs.
2. D’ailleurs, les
sacrements de l’Ancienne Loi ne conféraient pas la grâce. Or l’entrée du
royaume céleste ne pouvait s’ouvrir que par la grâce. Il ne pouvait donc pas
être ouvert par les sacrements de l’Ancienne Loi, et le prêtre, qui les
administrait, n’avait pas les clefs du royaume des Cieux.
Conclusion :
Certains
théologiens ont prétendu que, dans l’Ancienne Loi, il y avait déjà des clefs du
royaume aux mains des prêtres, puisqu’ils avaient charge d’imposer des peines
pour les délits des fidèles, comme on le lit dans le Lévitique. Seulement ce
pouvoir des clefs était incomplet, tandis que le Christ l’a remis complet aux
prêtres de la Nouvelle Loi. Mais cette opinion semble aller contre la pensée de
saint Paul dans l’Epître aux Hébreux (9, 11-12) où le sacerdoce du Christ est
préféré au sacerdoce légal "en ce que le Christ est Pontife des biens
futurs, introduisant par son propre sang, dans le tabernacle du Ciel et non
point dans le tabernacle fait de mains d’homme où le sacerdoce de l’Ancienne Loi
introduisait, par le sang des boucs et des taureaux". Ces paroles nous
montrent que le pouvoir du sacerdoce ancien ne s’étendait pas aux choses
célestes, mais seulement à leurs figures. Il faut donc dire, avec les autres
théologiens, que les prêtres de l’Ancienne Loi n’avaient pas le pouvoir des
clefs, mais qu’en eux se trouvaient, précédant la réalité, la figure du pouvoir
des clefs.
Solutions :
1. Les clefs du
royaume du Ciel vont avec le sacerdoce qui introduit l’homme au Ciel ; or tel
n’était pas le sacerdoce lévitique qui, en conséquence, n’avait pas les clefs
du Ciel, mais seulement celles du tabernacle.
2. Les prêtres de
l’Ancienne Loi avaient bien le pouvoir de discerner et de juger, mais pour
introduire l’homme qu’ils jugeaient, dans les figures des choses célestes et
non pas dans les biens célestes eux-mêmes.
3. Ils n’avaient
pas de pouvoir vraiment spirituel, parce que les sacrements de la Loi
purifiaient l’homme, non pas de ses fautes, mais seulement de ses
irrégularités, afin qu’ainsi purifié il pût entrer au tabernacle fait de mains
d’homme.
Objections :
1. Il semble que
le Christ n’ait pas eu le pouvoir des clefs. Ce pouvoir est en effet attaché au
caractère que donne le sacrement d’Ordre. Or le Christ n’a pas eu ce caractère,
et donc non plus le pouvoir des clefs.
2. Le Christ a,
sur les sacrements, un pouvoir d’excellence qui lui permet d’obtenir l’effet du
sacrement, sans l’emploi des éléments du sacrement dont le pouvoir des clefs
fait partie. Il n’avait donc pas besoin de ce pouvoir dont la possession lui
eût été inutile.
Cependant :
Il est dit du
Christ dans l’Apocalypse (3, 7) : "Voici celui qui a la clef de David,
etc.".
Conclusion :
La puissance
productrice d’un effet ne se trouve pas de la même façon dans l’instrument et
dans la cause principale, mais elle se trouve, à un degré plus parfait, dans la
cause principale agissant par elle-même. Or le pouvoir des clefs, tel que nous
l’avons, tout comme la vertu des autres sacrements n’est que cause
instrumentale. Dans le Christ, au contraire, il se trouve à l’état de principe
relevant d’une cause agissant par elle-même pour notre salut, par manière
d’autorité en tant que le Christ est Dieu, par manière de mérite en tant qu’il
est homme. Mais le pouvoir des clefs exprime, dans son idée même, le pouvoir
d’ouvrir et de fermer, soit comme agent principal, soit comme ministre. Voilà
pourquoi il faut reconnaître aussi au Christ des clefs, mais possédées d’une
façon plus haute que ne les peut avoir son ministre ; d’où cette conclusion :
que le Christ a le pouvoir d’excellence quant aux
clefs.
Solutions :
1. Le caractère
est essentiellement quelque chose de dérivé, voilà pourquoi le pouvoir des
clefs, qui nous vient du Christ par dérivation, suit le caractère qui nous
conforme au Christ. Ce pouvoir, dans le Christ, n'est pas une conséquence du
caractère, mais de la forme principale, (de la grâce d’union hypostatique).
2. La clef qu’a
eue le Christ n’était pas sacramentelle, mais principe de la clef
sacramentelle.
Objections :
1. Il semble que
les prêtres ne soient pas les seuls qui aient le pouvoir-des clefs. Saint Isidore
de Séville nous dit que "les clercs ordonnés portiers ont à juger entre
les bons et les mauvais, à recevoir les dignes et à repousser les
indignes". Or c’est la définition même du pouvoir des clefs, comme on le
voit par ce que nous avons dit précédemment (suppl. 17, 2). Ce ne sont donc pas
seulement les prêtres, mais aussi les portiers qui ont le pouvoir des clefs.
2. Les clefs sont
données aux prêtres, au moment où ils reçoivent de Dieu, par l’onction sainte,
leur autorité. Or les rois, eux aussi, reçoivent de Dieu leur autorité sur le
peuple fidèle et sont sanctifiés par l’onction. Ce ne sont donc pas seulement
les prêtres qui ont les clefs.
3. Le sacerdoce
est un ordre qui ne peut appartenir qu’à une personne individuelle. Or il
semble que la personne morale de toute une congrégation ait quelquefois le
pouvoir des clefs, car certains chapitres peuvent prononcer l’excommunication,
ce qui relève du pouvoir des clefs. Ce ne sont donc pas seulement les prêtres
qui ont les clefs.
4. La femme ne
peut pas recevoir l’Ordre sacerdotal, parce que, d’après saint Paul (1 Co 14,
34-35), il ne lui convient pas d’enseigner dans les églises. Or certaines
femmes semblent avoir les clefs ; telles les abbesses qui ont un pouvoir
spirituel sur leurs sujettes. Ce ne sont donc pas seulement les prêtres qui ont
les clefs.
Cependant :
1. Saint Ambroise
de Milan nous dit : "Ce droit de lier, et de délier n’a été accordé qu’aux
prêtres seulement."
2. D’ailleurs le
pouvoir des clefs fait, de son détenteur, un intermédiaire entre le peuple et
Dieu. Or cela ne convient qu’aux prêtres "qui ont la charge officielle des
relations de l’homme avec Dieu, afin d’offrir les dons et les sacrifices pour
les péchés", comme dit l’Epître aux Hébreux (5, 1). Les prêtres sont donc
seuls à avoir le pouvoir des clefs.
Conclusion :
Il y a deux
clefs. Le pouvoir de l’une s’étend, sans intermédiaire, jusqu’au Ciel lui-même,
écartant, par la rémission des péchés, les obstacles qui ferment l’entrée du Ciel
; c’est la clef de l’Ordre, que seuls les prêtres peuvent avoir, parce qu’eux
seuls sont chargés directement des relations du peuple avec Dieu.
L’autre clef est
celle dont le pouvoir ne s’étend pas directement jusqu’au Ciel lui-même, mais
n’y atteint que par l’intermédiaire de l’Église militante par laquelle on va au
Ciel. Elle exclut le pécheur, de la société de l’Église ou l’y admet par
l’excommunication ou l’absolution ; c’est ce qu’on appelle la clef de la
juridiction, au for contentieux. En conséquence, cette clef peut appartenir
aussi à des hommes qui ne soient pas prêtres, comme aux archidiacres, aux
prélats élus et autres personnes qui peuvent excommunier. Seulement cette clef
n’est pas à proprement parler la clef du Ciel, mais un pouvoir qui nous y
dispose.
Solutions :
1. Les clercs
portiers ont la clef pour garder ce que contient le temple matériel, et ils ont
à juger de ceux qu’il faut admettre à l’église ou en écarter, non pas en
discernant par leur propre autorité les dignes des indignes, mais en exécution
du jugement des prêtres, en sorte qu’ils paraissent être les exécuteurs du
pouvoir sacerdotal.
2. Les rois n’ont
aucun pouvoir sur les choses spirituelles ; ils ne reçoivent donc pas la clef
du royaume des Cieux, mais seulement une autorité sur le temporel qui, elle
aussi, ne peut être que de Dieu, comme on le voit par l’épître aux Romains (13,
1). L’onction royale ne leur confère non plus aucun ordre sacré, mais signifie
que l’excellence de leur pouvoir descend du Christ, afin qu’eux-mêmes règnent
dans la soumission au Christ, sur le peuple chrétien.
3. De même que
dans l’ordre politique le pouvoir est parfois remis à un seul juge, comme dans
la monarchie, ou à une collectivité d’officiers hiérarchisés ou même d’égale
autorité, ainsi, dans l’ordre spirituel, la juridiction peut-elle appartenir,
soit à un seul, comme à l’évêque, soit à une collectivité comme au chapitre.
Les membres de cette collectivité ont alors la clef de la juridiction, mais n’ont
pas collectivement la clef de l’Ordre.
4. La femme,
d’après saint Paul, est, de par sa condition dans l’état de sujétion. Elle ne
peut donc avoir aucune juridiction-spirituelle, parce que, d’après le
Philosophe (Aristote, Ethiques 8, 10),
c’est corruption des bonnes manières, que la seigneurie arrive à une femme.
C’est pourquoi la femme n’a ni la clef de l’ordre, ni celle de la juridiction.
On lui confie seulement quelqu’usage du pouvoir des
clefs, comme la correction des femmes qui lui sont sujettes, à raison du péril
qui pourrait résulter de la cohabitation de supérieurs hommes avec des femmes.
Objections :
1. Il semble que
les saints, qui ne sont pas prêtres, aient aussi le pouvoir des clefs. L’action
de lier ou de délier qui se fait par les clefs, tient son efficacité du mérite
de la passion du Christ. Mais ceux-là surtout se conforment à la passion du
Christ qui, par la pénitence et les autres vertus, marchent à la suite du
Christ souffrant. Il semble donc que, sans avoir l’ordre sacerdotal, ils
puissent lier et délier.
2. On lit dans
l’Epître aux Hébreux (7, 7) : "Il va sans contredit que le plus petit est
béni par le meilleur". Or, dans l’ordre spirituel, d’après saint Augustin,
"c’est être plus grand, que d’être meilleur". Les meilleurs, c’est-à-dire
ceux qui ont plus de charité peuvent donc bénir les autres en les absolvant.
Ainsi revient notre précédente conclusion.
Cependant :
D’après le
Philosophe (Aristote, Du Sommeil et de
l'éveil, 1), "qui a la puissance, a
l’action", or la clef, qui est une puissance spirituelle, n’appartient
qu’aux prêtres. Son usage ne peut donc convenir qu’aux prêtres.
Conclusion :
L’agent
principal et l’agent instrumental diffèrent en ce que l’agent instrumental
n’introduit pas dans l’effet sa propre ressemblance, tandis que l’agent
principal l’y imprime. Ce qui constitue donc l’agent principal, c’est qu’il a
une forme qu’il peut faire passer dans un autre, être ; ce n'est pas le fait
qu’un agent principal l’applique à la production d’un effet. Le Christ étant
donc, dans l’acte du pouvoir des clefs l’agent principal, par son autorité en
tant que Dieu, et par son mérite en tant qu’homme, c’est en vertu de la
plénitude de sa divine bonté et de la perfection de sa grâce, qu’il peut poser
l’acte du pouvoir des clefs. Nul autre homme ne peut être agent principal dans
cette action des clefs, ne pouvant pas donner à d’autres la grâce qui remet les
péchés, ni la mériter suffisamment. En conséquence, celui qui reçoit l’effet
des clefs, n’est pas assimilé à celui qui se sert des clefs, mais au Christ.
Voilà pourquoi un homme, quel que soit le degré de grâce qu’il ait atteint, ne
peut pas arriver à produire l'effet des clefs, à moins d’être devenu ministre
du Christ, par la réception de l’Ordre.
Solutions :
1. De même qu’il
n’est pas requis qu’entre l’instrument et l’effet il y ait similitude de
convenance dans une même forme, mais qu’il suffit d’une similitude de
proportion de l’instrument à l’effet, ainsi la première similitude n’est-elle
pas requise entre l’instrument et l’agent principal. Or c’est cette première
similitude qu’ont les saints avec le Christ souffrant et elle ne leur confère
pas l’usage des clefs.
2. Bien qu’un
homme pur ne puisse pas mériter ex condigno la
grâce à un autre, ses mérites peuvent cependant coopérer au salut d’un autre.
Il y a donc deux sortes de bénédiction : Il y en a une qui est donnée par
l’homme en tant qu’individualité humaine et en vertu du mérite de son action
personnelle. Cette bénédiction peut être donnée par tout saint, dans lequel le
Christ habite par sa grâce et elle requiert une supériorité de celui qui bénit,
en tant que tel, sur l’inférieur qu’il bénit. Mais il y a une autre bénédiction
que l’homme donne en qualité de cause instrumentale appliquant à quelqu’un la
bénédiction que nous vaut le mérite du Christ ; celle-là requiert la
supériorité de l’Ordre et non point celle de la vertu.
Objections :
1. Il semble que
les mauvais prêtres n’aient pas l’usage des clefs. Dans le récit de saint Jean
(20, 23), la tradition de l’usage des clefs aux apôtres est précédée du don du
Saint Esprit. Or les mauvais prêtres n’ont pas le Saint Esprit. Donc ils n’ont
pas non plus l’usage des clefs.
2. Aucun roi sage
ne confie à son ennemi la dispensation des biens de son trésor. Mais l’usage
des clefs consiste dans la dispensation des biens du trésor du Roi céleste, qui
est la Sagesse même. Les mauvais, qui sont ses ennemis par le péché, n’ont donc
point l’usage des clefs.
3. Saint Augustin
nous dit que "Dieu donne le sacrement de la grâce par les mauvais, mais
qu’il ne donne la grâce elle-même que par lui-même et par ses saints, et, en
conséquence, il ne remet les péchés que par lui-même ou par les membres de la
colombe." Or la rémission des péchés est l’usage des clefs, que ne peuvent
donc pas avoir les pécheurs, ceux-ci n’étant pas membres de la colombe.
4. L’intercession
d’un mauvais prêtre n’a aucune efficacité pour réconcilier les pécheurs, car,
au témoignage de saint Grégoire le Grand : "L’envoi d’un intercesseur
déplaisant ne fait qu’exciter à de pires dispositions l’esprit de celui qui
était déjà irrité". Or l’usage des clefs se fait en vertu d’une certaine
intercession, comme le montre la forme de l’absolution. Les mauvais prêtres
n’ont donc pas l’usage efficace des clefs.
Cependant :
1. Personne ne
peut savoir d’un autre si celui-ci est en état de grâce. Si donc nul ne pouvait
se servir des clefs pour l’absolution, à moins d’être en état de grâce,
personne ne saurait s’il est absous, ce qui est un inconvénient considérable.
2. D’ailleurs,
l’iniquité du ministre ne peut pas supprimer la libéralité du maître. Or le
prêtre n’est que ministre. Il ne peut donc point, par sa malice, supprimer le
don que Dieu nous fait passer par lui.
Conclusion :
De même que la
participation à la forme qu’on doit introduire dans l’effet ne constitue pas
l’agent instrumental, ainsi son absence n’enlève-t-elle pas l’usage de
l’instrument. Voilà pourquoi l’homme, qui n’est qu’agent instrumental dans
l’usage des clefs, n’est cependant d’aucune façon privé de l’usage des clefs,
si privé qu’il soit par le péché, de la grâce qui remet les péchés.
Solutions :
1. Le don du Saint
Esprit est exigé pour l’usage des clefs, non point parce que sans ce don, cet
usage est impossible, mais parce que sans lui, le prêtre se sert de façon
inconvenante du pouvoir des clefs, bien que le pénitent, qui se soumet alors
aux clefs, en obtienne l’effet.
2. C’est parce que
le roi terrestre peut être fraudé et trompé dans la dispensation de son trésor,
qu’il ne le confie pas à son ennemi Mais le Roi céleste ne peut être atteint
par la fraude, Car tout sert à son honneur, même le mauvais usage que quelques-uns
font des clefs, parce qu’il sait tirer le bien du mal et se servir des méchants
pour faire beaucoup de bonnes choses. La comparaison donnée est donc sans
valeur.
3. Saint Augustin
parle de la rémission des péchés à laquelle les saints coopèrent, non pas en
vertu des clefs, mais en la méritant d’un mérite de convenance, de congruo. Voilà pourquoi il dit que Dieu, qui se sert
des méchants pour administrer les sacrements, parmi lesquels il faut compter
l’usage des clefs, se sert des membres de la colombe, c’est-à-dire des saints,
pour remettre les péchés, en tant qu’il accorde cette rémission à leurs
intercessions. On peut dire aussi que par membres de la colombe, il entend tous
ceux qui ne sont pas séparés de l’Église. Ceux en effet qui reçoivent les sacrements,
des membres de l’Église, obtiennent la grâce. Ceux qui, au contraire, les
reçoivent de ministres séparés de l’Église, pèchent dans cet acte même et ne
reçoivent donc pas la grâce, sauf quand il s’agit du baptême qu’on peut
demander, en cas de nécessité, même à un excommunié.
4. La prière
d’intercession que le mauvais prêtre fait en son nom personnel n’a aucune
efficacité ; mais celle qu’il fait comme ministre de l’Église est efficace en
vertu des mérites du Christ. La règle est cependant que l’intercession du
prêtre ait l’une et l’autre efficacité pour le bien du peuple qui lui est
soumis.
Objections :
1. Il semble que
les schismatiques, hérétiques, excommuniés et les prêtres suspens ou frappés de
dégradation aient encore l’usage des clefs. Le pouvoir des clefs dépend de
l’Ordre, comme le pouvoir de consacrer. Or les prêtres susdits ne peuvent pas
perdre le pouvoir de consacrer, puisque ce qu’ils consacrent est vraiment
consacré, bien qu’ils pèchent en consacrant. Ils ne
peuvent donc pas non plus perdre l’usage des clefs.
2. Toute puissance
spirituelle active possédée par celui qui a l’usage du libre arbitre peut
passer à l’acte au gré de celui qui la possède. Or la puissance des clefs
demeure encore dans les prêtres susdits ; autrement, comme elle ne se donne
qu’avec l’Ordre, il faudrait les réordonner quand ils reviennent à l’Église. Il
s’en suit que cette puissance étant une puissance active, ils peuvent en poser
l’acte à volonté.
3. La faute plus
que la peine s’oppose à une grâce spirituelle. Or l’excommunication, la
suspense et la dégradation ne sont que des peines. Si donc le péché ne fait pas
perdre à un prêtre l’usage des clefs, il semble que ces peines ne le lui
enlèveront pas non plus.
Cependant :
1. Saint Augustin
nous dit que "c’est la charité de l'Église qui remet les péchés". Or
la charité est ce qui fait l’union de l’Église. Si donc les prêtres précités
sont séparés de l’union de l’Église, ils n’ont pas, semble-t-il, l’usage des
clefs pour la rémission des péchés.
2. D’ailleurs
personne ne peut être absous du péché en péchant. Or celui qui demande l’absolution
aux prêtres suspendus pèche en violant ainsi un précepte de l’Église. Il ne
peut donc pas être réellement absous par eux de son péché et nous revenons
ainsi à notre précédente conclusion.
Conclusion :
Tous les prêtres
précités gardent le pouvoir des clefs quant à son essence, mais ils sont
empêchés de s’en servir par défaut de matière sur laquelle il puisse s’exercer.
L’usage des clefs requiert, en effet, de celui qui s’en sert, une supériorité
sur celui au bénéfice duquel il l’emploie, car ainsi qu’on l’a dit, la matière
propre sur laquelle s’exerce l’usage des clefs, c’est l’homme sujet. Mais comme
c’est l’Église qui règle la sujétion d’un fidèle à un autre fidèle, les prélats
de l’Église peuvent aussi soustraire au pouvoir d’un supérieur, celui qui était
son sujet. Quand donc l’Église enlève leurs sujets aux prêtres hérétiques,
schismatiques et autres qui se trouvent dans des cas analogues, soit qu’elle
retire toute juridiction, soit qu’elle la limite à certains actes, ces prêtres
ne peuvent plus se servir des clefs pour les cas où la juridiction leur a été
retirée.
Solutions :
1. La matière sur
laquelle agit le pouvoir du prêtre est, dans l’eucharistie, non pas l’homme,
mais le pain de blé, et, dans le baptême, l’homme sans qualification spéciale. En
conséquence, de même que l’hérétique ne pourrait pas consacrer, si on lui
retirait tout pain de froment, ainsi le prélat ne pourra-t-il plus absoudre, si
on lui retire la prélature (qui lui donnait des sujets). Il pourra cependant
encore consacrer et baptiser, bien que pour sa propre condamnation.
2. La proposition
de l’objectant est vraie, quand la matière ne manque pas, comme dans le cas
dont il s’agit ici.
3. La faute
n’enlève pas la matière (de l’usage des clefs), comme le font certaines peines.
Ce n’est donc pas, en tant que contraire à l’effet à produire, que la peine
l’empêche, mais pour la raison que nous avons dite.
Ayant vu qui
pouvait être ministre du pouvoir des clefs, il nous reste à parler de ceux sur
lesquels ce pouvoir peut s’exercer. Nous le ferons en trois questions : - 1. Le
prêtre peut-il exercer sur tout homme le pouvoir des clefs qu’il détient ? - 2.
Un prêtre peut-il toujours absoudre son sujet ? - 3. Peut-on exercer le pouvoir
des clefs sur son supérieur ?
Objections :
1. Il semble que
le prêtre puisse se servir pour tout homme du pouvoir des clefs qu’il détient.
Ce pouvoir est donné aux prêtres en vertu de la divine autorité qui a dit (Jn 20, 22-23) : "Recevez l’Esprit Saint, les péchés
seront remis à qui vous les remettrez". Or cette parole a été dite, sans
aucune détermination. Les prêtres, qui ont le pouvoir des clefs, sans
détermination, peuvent donc s’en servir indifféremment pour n’importe qui.
2. La clef
matérielle qui ouvre une serrure, ouvre toutes les serrures de même forme. Or
tout péché de qui que ce soit pose toujours un obstacle de même nature à
l’entrée au Ciel. Si donc un prêtre peut, par le pouvoir des clefs, absoudre un
homme, il pourra le faire pour n’importe quel autre.
3. Le sacerdoce du
Nouveau Testament est plus parfait que celui de l’Ancien Testament. Or le
prêtre de l’Ancien Testament pouvait se servir indifféremment, pour n’importe
qui, du pouvoir qu’il avait de discerner entre lèpre et lèpre (Deut 17, 8). A plus forte raison le prêtre du Nouveau
Testament peut-il se servir de son pouvoir pour tous indifféremment.
Cependant :
1. On dit, dans le
supplément du Décret de Gratien :
"Qu’il ne soit permis à aucun prêtre d’absoudre ou de lier le paroissien
d’un autre".
2. D’ailleurs il
doit y avoir un meilleur ordre dans les jugements spirituels que dans les
temporels. Or, dans l’ordre temporel, n’importe quel juge ne peut pas juger
n’importe qui. L’usage des clefs étant donc un jugement, n’importe quel prêtre
ne peut pas se servir de son pouvoir des clefs pour n’importe qui.
Conclusion :
Les actions qui
s’exercent sur les réalités individuelles ne conviennent pas à tous de la même
façon. De même qu’en plus des règles générales de la médecine, il faut des
médecins qui appliquent comme il convient ces règles générales à chaque malade
et à chaque maladie en particulier, ainsi faut-il qu’en tout gouvernement il y
ait, en plus de celui qui fait les lois en général, des hommes qui les
appliquent, comme il convient, à chaque individu. Voilà pourquoi, même dans les
hiérarchies célestes, sous les Puissances
qui président indistinctement, il y a des
Principautés qui commandent à chaque province et, sous ces Principautés, des Anges députés à la garde de chaque homme individuellement, comme on
le voit par ce qui a été dit au traité des anges (Ia
pars, Q. 108). Ainsi doit-il en être dans le gouvernement de l’Église
militante. Il lui faut un chef qui gouverne toute l’Église indistinctement, et,
sous lui, d’autres chefs qui reçoivent une autorité distincte à exercer sur des
groupes divers. Or il faut, pour l’usage des clefs, une certaine puissance
d’autorité ecclésiastique grâce à laquelle celui pour lequel on se sert des
clefs devient la matière propre de cet acte d’autorité. Celui-là donc qui a
pouvoir sur tous indistinctement peut se servir des clefs pour tous. Quant à
ceux qui, sous sa direction, ont des parts distinctes de pouvoir, ils ne
peuvent pas faire usage des clefs pour n’importe qui, mais seulement pour ceux
qui sont de leur ressort, sauf en cas de nécessité, où les sacrements ne
doivent être refusés à personne.
Solutions :
1. Pour absoudre
du péché, il faut un double pouvoir, un pouvoir d’Ordre et un pouvoir de
juridiction. Le premier pouvoir est donné à tous les prêtres également, mais
pas le second. C’est pourquoi, dans saint Jean (20, 22-23), la parole du
Seigneur donnant à tous les apôtres sans distinction le pouvoir de remettre les
péchés s’entend du pouvoir d’Ordre. De là vient que les paroles dites à cette
occasion sont répétées à tous les prêtres au moment de l’ordination. Mais
Pierre a reçu en particulier le pouvoir de remettre les péchés (Mt 16, 19), afin que l’on comprenne qu’il a par-dessus
les autres, un pouvoir de juridiction. Le pouvoir d’Ordre, considéré en lui-même,
s’étend à tous ceux qui doivent être absous. Voilà pourquoi le Seigneur dit
indistinctement (Jn 20, 23) : "Ceux dont vous remettrez les
péchés..." entendant bien que l’usage de ce pouvoir devait être soumis :
aux règlements de Pierre, dont le pouvoir est présupposé.
2. La clef
matérielle ne peut ouvrir que sa propre serrure, comme la vertu active ne peut
agir que sur sa propre matière. Or c’est la juridiction qui donne au pouvoir
d’Ordre des sujets qui sont la matière propre de ce pouvoir. On ne peut donc
pas se servir des clefs pour celui sur lequel on n’a pas reçu juridiction.
3. Le peuple
d’Israël ne formait qu’un seul peuple et n’avait qu’un temple. De là vient
qu’il n’y avait pas alors à distinguer différentes juridictions sacerdotales,
comme on le fait maintenant dans l’Église où se trouvent réunis des peuples
divers et des nations différentes.
Objections :
1. Il semble qu’un
prêtre ne puisse pas toujours absoudre son sujet. Saint Augustin nous dit en
effet : "Nul prêtre ne doit exercer son office, à moins d’être indemne des
péchés qu’il juge dans les autres". Or il arrive parfois que le prêtre est
complice du crime qu’a commis son sujet ; comme dans le cas où il a commis le
péché avec une femme soumise à sa juridiction. Il semble donc bien qu’il ne
puisse pas toujours exercer sur ses sujets le pouvoir des clefs.
2. Le pouvoir des
clefs apporte un remède à toutes nos défectuosités morales. Or il arrive
parfois qu’à certains péchés, est annexée une irrégularité ou une sentence
d’excommunication, dont un simple prêtre ne peut pas absoudre. Il semble donc
qu’il ne puisse pas se servir du pouvoir des clefs sur ceux qui sont ainsi
liés.
3. Le pouvoir
judiciaire de notre sacerdoce est figuré par celui du sacerdoce de l’Ancien
Testament. Or, d’après la Loi, la compétence des juges inférieurs n’était pas
universelle et ils devaient, en certains cas, recourir aux supérieurs, ainsi
qu’il est dit dans l’Exode (24, 14) : "Si quelque discussion s’élève entre
vous, vous en référerez à eux (à Aaron et à Hur)". Il semble donc que le
prêtre (du Nouveau Testament) ne puisse pas, non plus absoudre son sujet des
péchés les plus graves et qu’il doive les renvoyer au supérieur.
Cependant :
À qui est confié
le principal, est confié aussi l’accessoire. Or ce sont les prêtres qui ont
charge de distribuer à leurs sujets la sainte eucharistie qui est la raison de
l’absolution de tous les péchés quels qu’ils soient. Le pouvoir des clefs en
tant que tel permet donc au prêtre d’absoudre son sujet, de toutes sortes de
péchés. D’ailleurs la grâce efface tout péché, si petite qu’elle soit. Or le
prêtre dispense les sacrements par lesquels la grâce est donnée. Il a donc,
dans le pouvoir des clefs, de quoi absoudre de tous les péchés.
Conclusion :
Le pouvoir
d’Ordre, en tant que tel, vaut pour la rémission de tous les péchés. Mais parce
que l’usage de ce pouvoir requiert une juridiction qui descend des supérieurs
aux inférieurs, le supérieur peut se réserver certains cas dont il ne confie
pas le jugement à son inférieur. En dehors de cette réserve, le simple prêtre
ayant juridiction peut absoudre de n’importe quel péché.
Il y a cependant
cinq cas dans lesquels le simple prêtre doit renvoyer le pénitent au supérieur
:
- 1° Quand il y
a lieu d’imposer une pénitence publique, car l’évêque est le ministre de cette
pénitence solennelle ;
- 2° Quand il
s’agit d’excommuniés dont le simple prêtre ne peut pas absoudre, parce que
l’excommunication a été portée par un supérieur ;
- 3° Quand le
prêtre se trouve en face d’une irrégularité, dont la dispense est réservée au
Supérieur ;
- 4° Quand il
s’agit d’incendiaires ;
- 5° Quand la
coutume de certains diocèses réserve l’absolution de certains crimes énormes à
l’évêque, pour en inspirer l’horreur, car la coutume, en pareil cas, donne ou
enlève le pouvoir de juridiction.
Solutions :
1. En pareil cas,
le prêtre ne devrait pas entendre la confession de la femme avec laquelle il a
péché ; elle ne devrait pas se confesser à lui, mais elle devrait demander la
permission d’aller à un autre confesseur ou s’il refuse cette permission,
recourir au supérieur, tant à cause du péril, qu’à raison de la moindre honte
de la confession faite au complice. Si cependant le prêtre absolvait sa
complice, elle serait absoute, car ce que dit saint Augustin, que le confesseur
ne doit pas être coupable de ce même crime, doit s’entendre d’une exclusion de
convenance et non d’une exclusion nécessaire à la validité du sacrement.
2. La pénitence
libère de toutes les défectuosités qui sont des fautes, mais pas de toutes
celles qui sont des peines, car après avoir fait pénitence d’un homicide, on
reste en état d’irrégularité. Le prêtre peut alors absoudre du crime lui-même,
mais pour la rémission de la peine, il doit renvoyer au supérieur, sauf pour la
peine d’excommunication, dont l’absolution doit précéder l’absolution du péché
; car, tant que quelqu’un est excommunié, il ne peut recevoir aucun sacrement
de l’Église.
3. La raison
donnée vaut quant aux péchés pour lesquels les supérieurs se réservent le
pouvoir de juridiction.
Objections :
1. Il semble qu’on
ne puisse pas exercer le pouvoir des clefs sur son supérieur. Tout acte
sacramentel exige la matière qui lui est propre. Or, comme on l’a dit (Suppl 19, 12), l’exercice du pouvoir des
clefs a pour matière propre une personne sujette. Le prêtre ne peut donc pas
s’en servir pour une personne qui n’est pas sujette.
2. L’Église
militante imite l’Église triomphante. Or, dans l’Église du Ciel, l’ange
inférieur jamais ne purifie, illumine ou perfectionne un ange supérieur. Un
prêtre inférieur ne peut donc pas non plus exercer, sur son Supérieur, l’action
hiérarchique de l’absolution.
3. Les jugements
de la pénitence doivent être mieux ordonnés que ceux du for extérieur. Mais, au
for extérieur, un inférieur ne peut ni excommunier, ni absoudre un supérieur.
Il semble donc qu’il ne le puisse pas non plus, au for intérieur de la
pénitence.
Cependant :
1. Le prélat, lui
aussi, est plongé dans l’infirmité et il peut lui arriver de pécher. Or le
remède au péché est dans le pouvoir des clefs. Ne pouvant donc pas se servir
lui-même de ce pouvoir, parce qu’il ne peut pas être en même temps juge et
coupable, il doit pouvoir, semble-t-il, bénéficier de l’usage des clefs exercé
sur lui par son inférieur.
2. D’ailleurs
l’absolution qui se fait par la vertu des clefs, prépare à la réception de l’eucharistie.
Or l’inférieur peut donner l’eucharistie au supérieur qui la lui demande. Il peut
donc aussi se servir de son Pouvoir des clefs, pour le supérieur qui s’y
soumet.
Conclusion :
Le pouvoir des
clefs vaut par lui-même pour tous les hommes, ainsi qu’on l’a dit précédemment.
Qu’un prêtre ne puisse s'en servir pour telle ou telle personne, cela vient de
ce qu’une limite spéciale a été posée à son pouvoir. Celui-là donc qui a limité
le pouvoir, peut aussi l’étendre à qui il veut et par conséquent donner pouvoir
sur soi-même, bien qu’il ne puisse pas se servir lui-même, pour soi-même du pouvoir
des clefs, parce que le pouvoir des clefs requiert comme matière une personne
dépendante et par conséquent distincte de celle qui l’exerce puisqu’on ne peut
pas être son propre sujet.
Solutions :
1. Bien qu’un
évêque soit, absolument parlant, le supérieur du prêtre qui l’absout, il lui
est cependant inférieur en tant qu’il se soumet à lui comme pécheur.
2. Il ne peut pas
y avoir, dans les anges, de ces défectuosités accidentelles à raison desquelles
les supérieurs soient soumis aux inférieurs, comme cela se présente pour
l’homme. La comparaison ne vaut donc pas.
3. Le jugement
extérieur est d’ordre social humain, tandis que celui de la confession est
d’ordre divin. Or auprès de Dieu on devient inférieur du seul fait qu’on pèche,
sans que pour autant l’on soit abaissé dans l’ordre des prélatures humaines.
C’est pourquoi, dans le jugement extérieur, de même que personne ne peut porter
contre soi-même une sentence d’excommunication, ainsi ne peut-on pas confier à
un autre la charge de prononcer cette excommunication. Au for
de la conscience, au contraire, on peut se faire absoudre par un autre, en lui
confiant le pouvoir dont on ne peut pas se servir pour soi-même.
Ou bien l’on
peut dire que l’absolution au for de la confession
relève principalement du pouvoir des clefs et seulement par voie de
conséquence, du pouvoir de juridiction ; tandis que l’excommunication dépend
totalement de la juridiction. Or tous sont égaux quant au pouvoir d’Ordre, mais
non point quant à la juridiction. Il n’y a donc pas similitude entre les deux
absolutions.
Après le pouvoir
des clés il faut étudier l’excommunication. Seront à considérer :
- 1° La
définition de l’excommunication, sa convenance et sa cause ;
- 2° Ceux qui
peuvent porter une excommunication et ceux qui peuvent en être le sujet ;
- 3° Les
rapports que l’on peut avoir avec les excommuniés ;
- 4° Enfin,
l’absolution de l’excommunication.
Sur le premier
point quatre questions se posent : - 1. Définit-on comme il convient
l’excommunication ? - 2. L’Église doit-elle excommunier quelqu’un ? - 3. Peut-on
être excommunié pour un dommage temporel qu’on aurait causé ? - 4. Une
excommunication portée injustement a-t-elle quelque effet ?
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car les suffrages de l'Église profitent à ceux pour qui ils sont faits. Or
l’Église prie pour ceux qui sont en dehors d’elle, comme les hérétiques et les
païens. Elle prie donc aussi pour les excommuniés qui sont dans le même cas.
Ses suffrages peuvent donc aussi leur profiter.
2. On ne perd son
droit aux suffrages de l’Église que par une faute. Or l’excommunication n’est
pas une faute, mais une peine. Elle n’exclut donc pas des suffrages communs de
l’Église.
3. Les fruits de
l’Église semblent bien n’être rien d’autre que ses suffrages ; ils ne peuvent
en effet s’entendre des avantages temporels qui ne sont point ôtés aux
excommuniés. C’est donc une erreur de les nommer ici tous deux.
4.
L’excommunication mineure est une forme d’excommunication. Or elle ne prive pas
des suffrages de l’Église. La définition alléguée n’est donc pas bonne.
Conclusion :
Celui qui est
agrégé par le baptême à l’Église est admis à deux choses : 1° à la communion
des fidèles et 2° à la participation des sacrements, et la seconde de ces
choses suppose la première, vu que pour participer aux sacrements, les fidèles
sont aussi en communication. On peut donc être retranché par excommunication de
l’Église de deux manières :
- 1° par
exclusion de la participation aux sacrements seulement, et c’est ce qu’on
appelle l’excommunication mineure ;
- 2° par
exclusion de l’un et l’autre des biens susdits, et c’est l’excommunication
majeure, qui est définie ici.
La troisième
hypothèse, savoir que l’on soit exclu de la communion des fidèles, sans l’être
de la participation aux sacrements, est hors de cause, les fidèles étant, comme
on vient de le dire, mis en communication dans les sacrements.
Mais il y a pour
les fidèles deux modes de communication dans les biens spirituels, comme les
prières faites les uns pour les autres et les réunions où l’on reçoit les sacrements
; dans les actions temporelles, supposé qu’elles soient légitimes. Actions
légitimes et communions permises qui sont comprises dans ces vers : "Si
quelqu’un est fait anathème pour ses délits : bouche, prier, salut, communion
table, que tout cela lui soit refusé." "Bouche", c’est-à-dire
qu’on ne donne pas de baisers ; "prier", qu’on ne prie pas avec les
excommuniés ; "salut", qu’on ne les salue pas ;
"communion", qu’on n’ait pas de communication avec eux dans les sacrements
; "table", qu’on ne mange pas avec eux.
La définition
qui précède comporte donc dans ces mots "quant à ses fruits", la
privation des sacrements ; et en ceux-ci, "et aux suffrages communs de
l’Église", celle de la communion des fidèles. Il existe une autre
définition qui est relative à l’exclusion des deux genres d’actes :
"L’excommunication est la séparation de toute communion licite et de toute
action légitime."
Solutions :
1. On prie
effectivement pour les infidèles, mais ceux-ci ne perçoivent le fruit de ces
prières que s’ils se convertissent à la foi. On peut prier de même pour les
excommuniés, mais pas dans les prières faites pour les membres de l’Église ;
ils n’en perçoivent d’ailleurs aucun fruit tant qu’ils demeurent excommuniés ;
en réalité, on prie pour que leur soit donné un esprit de pénitence, en sorte
qu’ils soient absous de l’excommunication.
2. Les suffrages
acquittés par quelqu’un ne profitent à un autre qu’autant qu’ils se prolongent
en lui. Or l’action de l’un peut se prolonger en un autre de deux façons :
- 1° En vertu de
la charité qui unit tous les fidèles, en sorte qu’ils soient uns en Dieu, selon
la parole du Psaume (118, 63) : "Uni que je suis à tous ceux qui le
craignent." L’excommunication n’interrompt point cette communication. L’on
ne peut en effet être excommunié de façon juste que pour une faute mortelle,
qui déjà a séparé de la charité, même si l’on n’était pas excommunié. Quant à
une excommunication injuste, elle ne peut ôter à personne la charité, puisque
Celle-ci est de ces biens majeurs dont personne ne peut être dépouillé contre
sa volonté ;
- 2° En vertu de
l’intention même de celui qui fait les suffrages, laquelle porte sur ceux pour
qui ils se font. L’excommunication cette fois interrompt cette communication,
car l’Église par la sentence de l’excommunication sépare ceux qui en sont
frappés de la société des fidèles pour lesquels elle adresse ses suffrages : et
c’est ainsi que les suffrages faits pour toute l’Église ne leur profitent pas.
En outre, aucune prière ne peut être faite au nom de l’Église pour eux par les
fidèles, quoiqu’à titre privé on puisse ordonner des suffrages à leur
conversion.
3. Les fruits
spirituels de l’Église ne proviennent pas seulement des suffrages, mais aussi
de la réception des sacrements et du commerce des fidèles.
4. L’excommunication
mineure n’est pas une excommunication au sens plein du mot. Il n’est donc pas
nécessaire que la définition de l’excommunication s’applique à elle dans sa
totalité, mais seulement de façon partielle.
Objections :
1. Il semble
qu’elle ne devrait point le faire, car l’excommunication est une espèce de
malédiction. Or l’Apôtre, dans l’Epître aux Romains (12, 14), nous défend de
maudire. L’Église ne doit donc pas excommunier.
2. L’Église
militante doit imiter l’Église triomphante. Or "l’archange Michel, lit-on
dans l’Épître de Jude 9, lorsqu’il disputait avec le diable au sujet du corps
de Moïse, n’osa porter contre lui aucun jugement outrageant, mais dit : Que le
Seigneur te condamne!" Pareillement l’Église militante ne doit maudire et
excommunier personne.
3. On ne doit
livrer aux mains de l’ennemi que celui dont le cas est tout à fait désespéré.
Or l’excommunication livre celui qu’elle frappe entre les mains de Satan, comme
le montre la Première aux Corinthiens (5, 5). Puis donc qu’en cette vie, il n’y
a lieu de désespérer de personne, l’Église ne doit non
plus excommunier personne.
Cependant :
1. L’Apôtre, dans
la Première aux Corinthiens (5, 5), ordonne d’excommunier quelqu’un : "On
n'entend parler que d'inconduite parmi vous, et d'une inconduite telle qu'il
n'en existe pas même chez les païens ; c'est à ce point que l'un de vous vit
avec la femme de son père ! (…) Il faut qu'au nom du Seigneur Jésus, nous
livrions cet individu à Satan pour la perte de sa chair, afin que l'esprit soit
sauvé au Jour du Seigneur."
2. De même il est
dit en saint Matthieu (18, 17) de celui qui refuse d’écouter l’Église :
"Qu’il soit pour toi comme le païen ou le publicain." Or les païens
sont hors de l’Église. Donc ceux qui dédaignent d’écouter l’Église doivent être
rejetés hors de son sein par l’excommunication.
Conclusion :
Le jugement de
l’Église doit être conforme au jugement de Dieu. Or Dieu punit les pécheurs de
plusieurs façons, en vue de les ramener au bien : tantôt en les châtiant par
des fléaux ; tantôt en abandonnant l’homme à 1ui-même afin qu’étant privé des
secours grâce auxquels il était préservé du mal, il reconnaisse sa faiblesse et
revienne humble à Dieu, dont il s’était écarté orgueilleux. Or par la sentence
de l’excommunication l’Église imite sous ces deux rapports le jugement de Dieu.
Car, en séparant de la communauté des fidèles, "pour le faire rougir",
celui qu’elle frappe, elle imite le jugement de Dieu corrigeant par des fléaux.
Tandis qu’en privant des suffrages et autres biens spirituels, elle imite le
jugement par lequel Dieu abandonne l’homme à lui-même, pour que, prenant
conscience, par la voie de l’humilité, de son état, il fasse retour à Dieu.
Solutions :
1. Il peut y avoir
deux sortes de malédiction. L’une qui n’a d’autre fin que le mal qu’elle
prononce ou qu’elle dit, et une telle forme de malédiction est absolument
interdite. L’autre qui ordonne au bien de celui qui est maudit le mal qu’on lui
souhaite. Dans ce dernier sens la malédiction peut être licite et salutaire :
aussi bien le médecin fait-il parfois un certain mal au malade, une incision
par exemple, pour le guérir de sa maladie.
2. Le diable n’est
pas susceptible de correction, et par conséquent d’aucun des biens qui pourrait résulter de la peine d’excommunication.
3. Du fait que
l’on est privé des suffrages de l’Église on encourt un triple préjudice,
correspondant au triple avantage que l’on retire de ses suffrages :
- 1° Ceux-ci
tout d’abord procurent l’augmentation de la grâce chez ceux qui la possèdent
déjà, ou du mérite en vue de l’acquérir pour ceux qui ne l’ont pas de ce point
de vue, le Maître des Sentences dit que par l’excommunication "la grâce de
Dieu est retirée".
- 2° Les
suffrages de l’Église servent en deuxième lieu à la sauvegarde de la vertu et
sous ce rapport le même auteur dit que par l’excommunication "la
protection est ôtée" ; non pas que ceux qui en sont frappés soient
absolument soustrait à la providence de Dieu, mais ils sont privés de cette
protection plus spéciale par laquelle Celui-ci garde ses enfants.
- 3° Enfin,
les suffrages de l’Église sont une aide pour se défendre de l’ennemi. Sous ce
dernier rapport, toujours le Maître des Sentences dit : "qu’un plus grand
pouvoir est donné au diable d’agir contre lui", tant spirituellement que
corporellement. C’est pourquoi, dans l’Église primitive, alors qu’il convenait
que les hommes soient amenés à la foi par des signes, de même que le don de
l’Esprit était manifesté par un signe visible, l’excommunication apparaissait
dans les violences corporelles infligées par le démon. Rien n’interdit en effet
que celui qui n’est pas dans un cas désespéré soit livré à l’ennemi, vu qu’il
ne lui est pas livré comme s’il devait être damné, mais pour être corrigé,
l’Église ayant le pouvoir de l’arracher à ses mains quand elle le voudra.
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car la peine ne peut pas excéder la faute. Or la peine de l’excommunication est
la privation d’un bien spirituel, qui l’emporte sur tous les biens temporels.
Personne donc ne doit être excommunié pour une affaire de ce genre.
2. "Nous ne
devons rendre à personne le mal pour le mal", a prescrit l’Apôtre (Rm 12, 17). Or ce serait rendre le mal pour le mal que
d’excommunier pour un tel dommage. Cela ne doit donc pas se faire.
Cependant :
Pierre a
condamné de mort Ananie et Saphire
pour fraude sur le prix du champ (Act 5, 1-10). Il est donc aussi permis à
l’Église d’excommunier pour des dommages temporels.
Conclusion :
Par
l’excommunication le juge ecclésiastique exclut en quelque sorte l’excommunié
du Royaume. Comme par ailleurs il ne doit en exclure que les indignes, ainsi
qu’on a pu le voir par la définition du pouvoir des clés, et que personne n’est
rendu indigne que si, par le péché mortel, il a perdu la charité laquelle est
la voie qui conduit au Royaume, il suit en conséquence que personne ne doit
être excommunié, sinon pour des péchés mortels. Et puisqu’on pèche mortellement
et qu’on agit contre la charité en causant un dommage au prochain dans son
corps ou dans ses biens matériels, il faut conclure que, pour un tel dommage,
l’Église peut excommunier. Cependant, comme l’excommunication est la plus grave
des peines, et que, au dire d’Aristote (Ethiques
2, 3, 4), "les peines sont des médecines", et, d’autre part,
qu’il est d’un sage médecin de commencer par les médecines les plus légères et
les moins dangereuses, pour toutes ces raisons l’excommunication ne doit être
infligée à quelqu’un, même s’il y a péché mortel, que s’il s’est rendu
contumace, soit en ne se présentant pas au jugement, soit en se retirant sans
permission avant que le jugement soit terminé, soit en ne se soumettant pas à
la décision prise. Si en effet, après avoir reçu un avertissement, il refuse
d’obéir, il est alors réputé contumace, et doit être excommunié par le juge,
qui ne dispose plus de rien d’autre pour agir contre lui.
Solutions :
1. La quantité
d’une faute ne se mesure pas d’après le tort qui a été fait, mais d’après la
volonté que l’on a eue, en agissant contre la charité. Si donc la peine de
l’excommunication dépasse le dommage causé, elle n’excède pas pour cela la
quantité de la faute.
2. En corrigeant
quelqu’un par une peine, on ne lui rend pas le mal, mais le bien, car "les
peines sont des médecines", ainsi qu’on vient de le dire.
Objections :
1. Il semble bien
qu’elle n’en a aucun, car, de son fait, "la protection et la grâce de Dieu
sont retirées ; or de tels biens ne peuvent être retirés de façon injuste ; une
excommunication portée injustement n’a donc aucun effet.
2. C’est, au dire
de saint Jérôme, "sévérité de pharisiens" que de croire réellement
lié ou délié celui qui a été lié ou délié de façon injuste. Mais la sévérité de
telles gens était orgueilleuse et erronée. Une excommunication injuste n’a donc
aucun effet.
Cependant :
Saint Grégoire
le Grand (Homélie 26) soutient que "les préceptes d’un pasteur, qu’ils
soient justes ou injustes, sont à redouter". Or il n’y aurait pas lieu de
les redouter si, même étant injustes, ils ne portaient préjudice. Donc...
Conclusion :
Une
excommunication peut être réputée injuste à deux points de vue différents :
- 1° Du côté de
celui qui excommunie, par exemple s’il le fait par haine ou sous le coup de la
colère ; l’excommunication, en ce cas, n’en a pas moins son effet, quoique
celui qui la porte pèche, car si celui-ci agit de façon injuste, celui qui est
frappé l’est justement ; en elle-même, soit que le motif qui l’a fait porter ne
soit pas valable, soit que la sentence soit prononcée en dehors des règles du
droit. En ce dernier cas, si l’erreur de la sentence est telle qu’elle la rende
invalide, l’excommunication elle-même est de nul effet, car, à vrai dire, il
n’y a plus d’excommunication. Si au contraire l’erreur ne va pas jusqu’à
annuler la sentence, l’excommunication alors a son
effet, et celui qu’elle frappe est tenu d’obéir humblement, ce qui lui sera
compté comme mérite ; ou bien il doit demander d’être absous à celui qui l’a
excommunié ; ou encore il doit recourir au juge de rang plus élevé. S’il vient
à mépriser la sentence, il pèche mortellement.
- 2° Il peut
arriver que, du point de vue de celui qui excommunie, la cause soit régulière,
mais qu’elle ne le soit pas du côté de celui qui est frappé : si quelqu’un, par
exemple, est excommunié dans un jugement qui paraît fondé, pour un crime qu’il
n’a pas commis. S’il supporte cela avec humilité, le mérite de son humilité
compense alors le dommage de l’excommunication.
Solutions :
1. Quoiqu’on ne
puisse perdre injustement la grâce de Dieu, on peut perdre, de cette façon, ce
qui de notre part y dispose par exemple, si on supprime à quelqu’un
l’enseignement religieux qui lui est, dû. C’est de cette manière que
l’excommunication est dite ici "retirer la grâce de Dieu", comme on
peut le voir par ce qui a été dit.
2. Saint Jérôme
veut parler des fautes et non des peines, celles-ci pouvant être infligées,
même de façon injuste, par ceux qui président aux églises.
Il faut voir à
présent qui peut excommunier et qui peut être excommunié. Six questions se
posent ici : - 1. Tout prêtre a-t-il le pouvoir d’excommunier ? - 2. Quelqu’un
qui n’est pas prêtre peut-il porter une excommunication ? - 3. Celui qui est
excommunié ou suspens peut-il excommunier à son tour ? - 4. Peut-on
s’excommunier soi-même, ou excommunier son égal, ou bien son supérieur ? - 5.
Une collectivité peut-elle être excommuniée comme telle ? - 6. Celui qui est
déjà excommunié peut-il être excommunié de nouveau ?
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
car l’excommunication est un acte qui relève du pouvoir des clés ; or n’importe
quel prêtre a ce pouvoir ; il peut donc excommunier.
2. Absoudre et
lier au for de la pénitence est quelque chose de plus
que de le faire au for judiciaire. Or tout prêtre peut absoudre et lier au for de la pénitence ceux qui sont soumis à sa juridiction.
Il peut donc aussi les excommunier.
Cependant :
Les actions qui
entraînent les dangers les plus menaçants doivent être réservées à ceux qui
sont d’un rang plus élevé. Or la peine d’excommunication est pleine de périls,
à moins qu’elle ne soit portée avec mesure. Il ne convient donc pas qu’elle
soit confiée à n’importe quel prêtre.
Conclusion :
Dans le for de
la conscience tout se passe entre l’homme et Dieu ; au lieu qu’au for du jugement extérieur la cause se traite d’homme à
homme. C’est pourquoi l’absolution ou l’acte de lier qui engage un homme vis-à-vis
de Dieu seulement relève du for de la pénitence, tandis que celle qui engage un
homme par rapport aux autres hommes relève du for public du jugement extérieur.
Donc, puisqu’elle a pour effet de séparer celui qu’elle frappe de la communion
des fidèles, l’excommunication appartient au for extérieur. Il s’ensuit que
ceux-là seuls peuvent excommunier qui ont juridiction en ce domaine ; de sorte
que les évêques seuls, et, selon l’opinion la plus commune, les supérieurs
majeurs peuvent exercer ce pouvoir de leur propre autorité. Quant aux curés,
ils ne peuvent le faire qu’en vertu d’une commission qu’ils auraient reçue, ou
bien, en des cas déterminés, comme le vol, la rapine ou autres pareils, pour
lesquels le droit leur accorde cette faculté. Certains ont prétendu cependant
que même les curés peuvent excommunier. L’opinion précédente est néanmoins plus
fondée.
Solutions :
1.
L’excommunication n’est pas directement un acte du pouvoir des clés, mais elle
se rapporte plutôt au jugement extérieur. Comme cependant la sentence
d’excommunication a quelque rapport avec l’entrée dans le Royaume (du fait que
l’Église militante est la voie qui conduit à l’Église triomphante), on peut
aussi qualifier de clé la juridiction en vertu de laquelle on peut excommunier.
C’est de ce point de vue que certains distinguent "la clé de
l’ordre", qu’ont tous les prêtres, et "la clé de juridiction au for
judiciaire", que seuls possèdent ceux qui sont juges en ce domaine. Dieu
cependant a donné ces deux clés à Pierre (cf. Matthieu 16, 19), et c’est par
son intermédiaire qu’elles ont passé à ceux qui les possèdent toutes deux.
2. Les curés ont
bien juridiction sur ceux qui leur sont soumis au for
de la conscience, mais ils ne l’ont pas au for judiciaire : ils ne peuvent en
effet être cités devant eux en affaires contentieuses. Ainsi ne peuvent-ils
excommunier, mais seulement absoudre au for de la
pénitence. Toutefois, bien que ce dernier tribunal soit plus digne, une
solennité plus grande doit être apportée aux affaires judiciaires, vu qu’il n’y
a pas seulement à y satisfaire à Dieu, mais aussi aux hommes.
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car l’excommunication est un acte qui relève du pouvoir des clés, comme il est
dit au Vème livre des
Sentences. N’ayant pas ce pouvoir, ceux qui ne sont pas prêtres ne peuvent
donc excommunier.
2.
L’excommunication exige plus que l’absolution faite au for
de la pénitence. Or celui qui n’est pas prêtre ne peut absoudre en ce domaine.
Par conséquent, il ne peut non plus excommunier.
Cependant :
C’est un fait que
les archidiacres, les légats et ceux qui sont élus à une charge peuvent
excommunier, alors qu’ils ne sont pas toujours prêtres ; ce pouvoir n’est donc
pas réservé aux seuls prêtres.
Conclusion :
Les sacrements
où la grâce est conférée ne peuvent être administrés que par des prêtres ; eux
seuls peuvent donc absoudre et lier au for de la
pénitence. Mais l’excommunication n’a pas un rapport direct avec la grâce :
elle ne la concerne que par voie de conséquence, en tant qu’elle prive des
suffrages de l’Église, lesquels ont pour effet de disposer à la grâce ou de
conserver dans la grâce. C’est pourquoi même ceux qui ne sont pas prêtres
peuvent excommunier, pourvu qu’ils aient juridiction au for contentieux.
Solutions :
1. Bien qu’ils
n’aient pas la clé de l’ordre, ceux qui ne sont pas prêtres ont celle de
juridiction.
2. Les deux
pouvoirs en cause sont réciproquement en rapport de supériorité et
d’infériorité. C’est pourquoi l’un d’eux peut convenir à quelqu’un auquel
l’autre ne convient pas.
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
car il ne perd ni l’ordre ni la juridiction : qu’il vienne en effet à être
absous, et on ne le réordonne pas, et on ne lui redonne pas à nouveau sa charge.
Or l’excommunication ne requiert que l’ordre ou la juridiction. Même celui qui
est excommunié ou suspens peut donc excommunier à son tour.
2. C’est une chose
plus grande de consacrer le corps du Christ que d’excommunier ; or les
excommuniés peuvent encore consacrer ; ils peuvent donc aussi excommunier.
Cependant :
Celui dont le
corps est lié ne peut lui-même lier les autres. Or un lien spirituel est plus
fort qu’un lien corporel. Puis donc que l’excommunication est un lien
spirituel, celui qui est excommunié ne peut en excommunier un autre.
Conclusion :
L’usage de la
juridiction implique un rapport à quelqu’un d’autre. Puis donc qu’il est séparé
de la communion des fidèles, un excommunié se trouve, de ce fait, privé de
l’usage de la juridiction. Et comme l’excommunication relève de ce pouvoir, il
ne peut non plus excommunier.
Il en va de même
pour celui qui est suspens de juridiction. Celui en effet qui n’est suspens que
d’ordre n’a pas le pouvoir d’exercer ce qui relève de l’ordre, mais il peut
encore exercer ce qui est de juridiction : le contraire se produisant, s’il est
suspens de juridiction et non d’ordre. Mais s’il est suspens des deux façons,
l’un et l’autre des pouvoirs lui est ôté.
Solutions :
1. Bien que celui
qui est en cause ne perde pas la juridiction, il perd le droit d’en user.
2. Consacrer est
un effet du pouvoir du caractère qui est indélébile. Quiconque a le caractère
de l’ordre peut donc toujours consacrer, bien que ce ne lui soit pas toujours
permis.
Il en est
autrement de l’excommunication, car elle fait suite à la juridiction qui peut
être ôtée et liée.
Objections :
1. Il semble bien
que ce soit possible. Un ange de Dieu n’est-il pas plus grand que saint Paul,
ainsi qu’il apparaît en saint Matthieu (11, 11) : "Celui qui est le plus
petit dans le Royaume des Cieux est plus grand que le plus grand des enfants
des femmes." Or saint Paul a excommunié un ange du Ciel, comme on le voit
par l’Épître aux Galates (1, 8). Par conséquent un homme peut excommunier son
supérieur.
2. Il arrive qu’un
prêtre lance une excommunication générale pour un vol ou autre chose semblable.
Or il peut se faire qu’il en soit lui-même l’auteur, ou que ce soit son supérieur,
ou encore son égal. Donc on peut s’excommunier soi-même, ou excommunier son
supérieur, ou encore son égal.
3. On peut
absoudre au for de la pénitence son supérieur ou son
égal ; ainsi en est-il lorsque les évêques se confessent à leurs subordonnés,
ou qu’un prêtre confesse à un autre ses péchés véniels. Il semble donc qu’on
puisse excommunier son supérieur ou son égal.
Cependant :
L’excommunication
est un acte de juridiction ; or on ne peut avoir de juridiction sur soi-même,
puisqu’on ne peut être tout à la fois prévenu et juge en une même cause. Pas
davantage on n’a juridiction sur son supérieur ou sur son égal. Donc on ne peut
excommunier, ni son supérieur, ni son égal, ni soi-même.
Conclusion :
Comme celui qui
a juridiction se trouve placé, du fait qu’il est son juge, dans un état de
supériorité par rapport à celui sur lequel il a juridiction, il s’ensuit que
personne ne peut avoir juridiction sur soi-même ou sur son supérieur, ou sur
son égal, et par conséquent ne peut excommunier ni son supérieur, ni son égal,
ni soi-même.
Solutions :
1. Saint Paul
s’exprime ici de façon hypothétique : au cas où "l’on admettrait qu’un
ange a péché", ce qui entraînerait qu’il ne serait plus supérieur à
l’apôtre mais inférieur. Rien n’empêche en effet que dans les propositions
conditionnelles où les antécédents sont impossibles, les conséquents le soient
également.
2. Dans le cas
présupposé personne n’est excommunié, vu "qu’un égal n’a point autorité
sur son égal".
3. L’acte
d’absoudre ou de lier au for de la confession n’est
relatif qu’à Dieu, vis-à-vis duquel quelqu’un de supérieur à un autre lui est
rendu inférieur par son péché ; tandis que l’excommunication ne concerne que le
for extérieur judiciaire, domaine où l’on ne perd pas sa supériorité du fait
que l’on pèche. Les mêmes raisons ne sont donc pas valables dans les deux cas.
Toutefois il est aussi impossible de s’absoudre soi-même au for
de la confession, et l’on ne peut absoudre un supérieur ou un égal qu’en vertu
d’une commission que l’on aurait reçue. C’est possible cependant pour les
péchés véniels, car tout sacrement qui confère la grâce est apte à procurer la
rémission de ces sortes de péchés. Celle-ci est ainsi consécutive au pouvoir
d’ordre.
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
car il peut se faire que les membres d’une collectivité soient tous associés
dans une oeuvre mauvaise ; or on doit porter une excommunication contre celui
qui persiste en une telle oeuvre ; on peut donc porter une excommunication
contre toute une collectivité.
2. Ce qu’il y a de
plus grave dans l’excommunication, c’est le fait d’être exclu des sacrements de
l’Église ; or il arrive qu’une cité tout entière soit interdite des services
divins. Une collectivité peut donc aussi être excommuniée.
Cependant :
La Glose de
saint Augustin sur saint Matthieu (13, 29) dit que "l’on ne doit
excommunier ni un souverain, ni une multitude".
Conclusion :
On ne doit être
excommunié que pour un péché mortel. Or un péché consiste dans un acte, et
d’ordinaire un acte n’est pas attribuable à toute une communauté, mais à des
individus particuliers. Il en résulte que l’on peut excommunier tel ou tel
membre d’une communauté, mais pas la communauté tout entière.
Et s’il arrive
qu’un acte engage toute une collectivité comme lorsqu’une multitude de gens
traînent un navire qu’aucun ne peut seul mettre en mouvement, il ne paraît pas
probable qu’il y ait alors une telle unanimité dans le consentement au mal que
personne n’y soit opposé. De même donc "qu’il n’appartient pas à Dieu qui
juge le Ciel et la terre entière de condamner le juste avec l’impie",
comme il est dit dans la Genèse (18, 25), ainsi l’Église, qui doit imiter le
jugement de Dieu, a-t-elle réglé sagement qu’une collectivité ne serait pas
excommuniée comme telle, "de peur qu’en ramassant l’ivraie on n’arrache en
même temps le blé".
Solutions :
1. La solution de
la première difficulté est manifeste par ce qui précède.
2. La peine de
suspense n’est pas aussi grave que celle d’excommunication, vu que ceux qui
sont suspens ne sont pas privés, comme ceux qui sont excommuniés, des suffrages
de l’Église. Ainsi peut-il arriver que quelqu’un, même s’il n’a pas péché lui-même,
soit frappé de suspense, comme lorsque tout un royaume se voit interdit à cause
du péché du roi. Il n’y a donc pas de parité entre l’excommunication et la
suspense.
Objections :
1. Non, semble-t-il.
L’Apôtre n’a-t-il pas dit dans la Première aux Corinthiens (5, 12) : "Qu’ai-je
à faire de juger ceux du dehors ?" Mais ceux qui sont excommuniés sont
déjà hors de l’Église. L’Église n’a donc pas à les juger, ni en conséquence à
les excommunier de nouveau.
2.
L’excommunication est une certaine exclusion des sacrements et de la communion
des fidèles. Or lorsqu’on a été privé d’un bien, on ne peut l’être une nouvelle
fois. Celui qui a été excommunié ne peut donc être excommunié à nouveau.
Cependant :
L’excommunication
est à la fois une certaine peine et un remède. Or les peines aussi bien que les
remèdes sont réitérés quand il le faut. L’excommunication peut donc aussi être
réitérée.
Conclusion :
Celui qui a été
excommunié une fois peut l’être à nouveau, soit par réitération de la même
excommunication, afin qu’ayant une confusion plus grande il renonce ainsi à son
péché, soit pour d’autres motifs. Et, dans ce cas, il y a autant
d’excommunications principales qu’il y a de motifs à être excommunié.
Solutions :
1. L’Apôtre parle
ici des païens et autres infidèles qui n’ont point le caractère qui agrégerait
au peuple de Dieu. Mais, comme le caractère du baptême, en vertu duquel on
appartient à ce peuple, est indélébile, celui qui est baptisé demeure toujours
en quelque façon de l’Église, et celle-ci par conséquent est toujours en droit
de le juger.
2. Bien qu’une
privation ne soit pas susceptible de plus et de moins en elle-même, elle peut
l’être du point de vue de sa cause ; et sous ce rapport une excommunication
peut être réitérée. Quant à celui qui a été excommunié plusieurs fois, il se
trouve plus écarté des suffrages de l’Église que celui qui ne l’a été qu’une
fois.
Il convient que
l’on s’interroge maintenant sur les rapports que l’on peut avoir avec les excommuniés.
Trois questions se posent à ce sujet : - 1. Est-il permis d’avoir des rapports
avec un excommunié pour des affaires purement matérielles ? - 2. Celui qui
communique avec un excommunié encourt-il une excommunication ? - 3. Y a-t-il
toujours péché mortel à communiquer avec un excommunié quand ce n’est pas
permis ?
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
car l’excommunication dépend du pouvoir des clés, qui ne s’étend que sur le
spirituel. Donc l’excommunication ne saurait interdire à quelqu’un de
communiquer avec un autre dans les choses matérielles.
2. "Ce qui a
été établi en vue de la charité ne s’oppose pas à la charité. Or, du fait du
précepte de la charité, nous sommes tenus de venir en aide à nos ennemis. Ce
qui ne peut se faire si l’on n’a quelques rapports avec eux. C’est donc qu’il
est permis à quelqu’un d’entrer en rapports avec un excommunié pour des
affaires temporelles.
Cependant :
Il est dit dans
la Première aux Corinthiens (5, 11) : "Il ne faut pas prendre de repas
avec un tel homme."
Conclusion :
Il y a deux
sortes d’excommunication :
- 1°
l’excommunication mineure, qui exclut seulement de la participation aux sacrements,
mais pas de la communion des fidèles. Il est permis d’entrer en communication
avec celui qui en est frappé, mais pas de lui procurer les sacrements ;
- 2°
l’excommunication majeure, qui exclut à la fois des sacrements de l’Église et
de la communion des fidèles. Il est défendu de communiquer avec celui qui en
est l’objet. Toutefois, comme l’Église a établi l’excommunication pour la
guérison et non pour la perte, certains cas demeurent exceptés, dans cette
interdiction générale, où la communication reste permise, savoir quand le salut
y est intéressé. On peut alors converser licitement avec un excommunié, même
sur d’autres sujets, si par là on a l’espoir de faire accepter les paroles du
salut avec plus de facilité, grâce à la familiarité de l’entretien.
Il faut aussi
excepter certaines personnes, spécialement tenues de pourvoir aux besoins de
l’excommunié ; comme "épouse, fils, serf rural, domestique". Par
"fils", on doit entendre ici ceux qui ne sont pas émancipés ;
autrement ils sont tenus d’éviter leur père ; quant aux autres, il faut
comprendre qu’il leur est permis de communiquer avec un excommunié, s’ils ont
contracté avec lui des liens de soumission avant l’excommunication, mais pas
après. Certains comprennent, à l’inverse, qu’il est permis aux supérieurs de
communiquer avec leurs inférieurs. Mais d’autres sont d’avis contraire. Pour le
moins il faut admettre qu’ils doivent communiquer avec leurs inférieurs dans
les choses où ils ont des obligations vis-à-vis d’eux ; car si les inférieurs
sont tenus d’obéir à leurs supérieurs, ceux-ci ne sont pas moins tenus de
pourvoir aux besoins de leurs inférieurs. Il y a encore d’autres cas
d’exception : tel celui où "l’on ignore l’excommunication" ; ou celui
"de pèlerins voyageurs en des pays où il y a des excommuniés " : ils
peuvent licitement "leur faire des achats", ou "en recevoir
l’aumône" ; ou encore le cas où l’on voit un excommunié dans la nécessité
: on est alors tenu en vertu du précepte de la charité de pourvoir à son
besoin.
Tous ces cas
sont contenus dans ce vers : "utilement, loi, humblement, chose ignorée,
nécessité" ; "utilement" s’entendant des paroles de salut,
"loi" du mariage, "humblement" de la sujétion ; le reste
est clair.
Solutions :
1. Les choses
matérielles sont ordonnées aux spirituelles. Et par conséquent le pouvoir qui a
le spirituel pour objet peut s’étendre aussi aux choses matérielles ; tout
comme "l’art qui a la fin pour objet commande aux arts qui s’occupent des
moyens".
2. Au cas où l’on
est tenu par devoir de charité de communiquer avec un excommunié, la communion
n’est pas interdite, comme le montre ce qui précède.
Objections :
1. Non, semble-t-il.
Un infidèle est en effet plus éloigné de l’Église qu’un excommunié. Or celui
qui est en rapports avec un infidèle ou un juif n’est pas excommunié pour cela.
Par conséquent celui qui communique avec un chrétien excommunié ne l’est pas
non plus.
2. Si l’on est
excommunié pour avoir des rapports avec un excommunié, pour la même raison on
le sera du fait que l’on communique avec quelqu’un qui lui-même est en rapports
avec un excommunié, et ainsi à l’infini, ce qui parce que l’on a des rapports
avec un excommunié.
Cependant :
Celui qui est
excommunié est mis en dehors de la communion ; par conséquent celui qui
communique avec lui s’écarte de la communion de l’Église : ainsi semble-t-il
qu’il est excommunié lui-même.
Conclusion :
L’excommunication
peut être portée contre quelqu’un de deux manières :
- 1° Ou bien de
façon qu’il soit spécifié qu’il est excommunié avec tous ceux qui entreront en
communication avec lui ; il n’est alors pas douteux que quiconque entre en
rapports avec une telle personne n’encoure lui-même une excommunication majeure
;
- 2° Ou bien il
est excommunié purement et simplement. En ce cas, ou l’on participe au délit
lui-même par conseil, aide ou encouragement, et de nouveau l’on encourt une
excommunication majeure ; ou il n’est question que de rapports d’un autre
ordre, paroles, baisers, communauté de table, pour lesquels celui qui participe
n’est frappé que d’une excommunication mineure.
Solutions :
1. L’Église n’a
pas le même souci de la correction des infidèles que de celle des fidèles qui
sont confiés à sa charge. C’est pourquoi elle n’écarte pas de la communion des
infidèles, comme elle le fait de la communion des fidèles qu’elle excommunie,
sur lesquels elle a un certain pouvoir.
2. Il est permis
d’avoir des rapports avec celui qui est l’objet d’une excommunication mineure ;
ainsi l’excommunication ne passe pas à une troisième personne.
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
car il est répondu dans une certaine décrétale qu’il ne faut pas, par crainte
de la mort, communiquer avec un excommunié, vu que l’on doit plutôt subir la
mort que pécher mortellement ; or cette raison serait de nulle valeur s’il n’y
avait pas péché mortel à communiquer avec un excommunié.
2. C’est pécher
mortellement que d’agir contrairement à un précepte de l’Église. Or l’Église
interdit toute communication avec un excommunié. Par conséquent, c’est pécher
mortellement que d’avoir des communications de ce genre.
3. Personne n’est
privé de la réception de l’eucharistie pour un péché véniel. Or c’est ce qui
arrive pour celui qui communique avec un excommunié en des cas où ce n’est pas
permis, vu qu’il encourt de ce fait une excommunication mineure. Donc, il y a
péché mortel à communiquer avec un excommunié dans la condition susdite.
4. Personne ne
peut être frappé d’excommunication majeure, sinon pour un péché mortel. Or,
selon le droit, on peut encourir une telle censure, pour la seule raison que
l’on communique avec un excommunié. Il y a donc péché mortel à le faire.
Cependant :
1. On ne peut
absoudre quelqu’un d’un péché mortel que si l’on a juridiction sur lui ; or
n’importe quel prêtre peut absoudre de la participation avec des excommuniés ;
celle-ci n’est donc pas un péché mortel.
2. "La
pénitence doit se mesurer à la faute" ; or pour la participation avec les
excommuniés on n’a pas coutume d’imposer la peine due au péché mortel, mais
plutôt celle qui correspond au péché véniel ; ce n’est donc pas un péché
mortel.
Conclusion :
Certains pensent
que chaque fois que l’on entre en rapports avec un excommunié, soit par paroles,
soit d’une des manières défendues qui a été spécifiée, on pèche mortellement,
sauf dans les cas prévus par le droit. Mais comme il paraît bien dur d’admettre
qu’on pèche mortellement pour une parole légère adressée à un excommunié, et
qu’ainsi ceux qui excommunieraient jetteraient à un grand nombre le filet de la
damnation, qui retomberait sur eux, pour cette raison d’autres croient plus
probable qu’il n’y a pas toujours péché mortel en cette communication, mais
seulement quand on prend part soi-même au crime, ou quand il s’agit de choses
saintes, ou quand il y a mépris de l’Église.
Solutions :
1. La décrétale
dont il s’agit concerne le cas de participation dans les choses saintes. - Ou
bien il faut dire que la raison alléguée vaut pareillement pour le péché mortel
et pour le péché véniel sous le rapport où le second comme le premier ne peut
être un acte bon. Ainsi, comme on doit plutôt accepter la mort que pécher
mortellement, de même doit-on faire pour le péché véniel ; l’obligation ayant
alors la même portée que celle qui défend un tel péché.
2. Un précepte de
l’Église concerne directement les choses spirituelles, et par voie de
conséquence les actes permis. Celui donc qui communique avec un excommunié dans
les choses saintes agit contre le précepte et pèche mortellement ; tandis que
celui qui entre en rapports avec lui dans d’autres domaines agit en dehors du
précepte, et il pèche véniellement.
3. On peut être
écarté de l’eucharistie, même sans avoir commis aucune faute, comme on le voit
dans les suspenses ou interdits ; il peut se faire en effet que de telles
peines soient infligées à l’un en raison de la faute d’un autre dont il subit
alors la punition.
4. Bien qu’il n’y
ait qu’un péché véniel à communiquer avec un excommunié, il y a péché mortel à
le faire avec pertinacité ; en raison de quoi on peut être excommunié
légalement.
Trois questions
se posent à ce sujet : - 1. Tout prêtre peut-il absoudre de l’excommunication
celui qui lui est soumis ? - 2. Quelqu’un peut-il être absous de
l’excommunication malgré lui ? - 3. Peut-on être absous de l’excommunication
sans l’être d’une autre ?
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
car le lien du péché est plus fort que celui de l’excommunication. Or tout
prêtre peut absoudre du péché celui qui lui est soumis. A bien plus forte
raison donc peut-il l’absoudre de l’excommunication.
2. Si l’on ôte la
cause, l’effet est également supprimé. Mais l’excommunication a pour cause le
péché mortel. Comme donc n’importe quel prêtre peut absoudre de ce péché, il
pourra de même absoudre de l’excommunication.
Cependant :
C’est au même
pouvoir qu’il revient d’excommunier et d’absoudre de l’excommunication. Or les
prêtres de rang inférieur ne peuvent excommunier ceux qui leur sont soumis. Ils
ne peuvent donc non plus les absoudre de l’excommunication.
Conclusion :
Quiconque a le
pouvoir d’absoudre du péché de communication avec un excommunié a aussi celui
d’absoudre de l’excommunication mineure. Quant à l’excommunication majeure, ou
elle est portée par un juge, et c’est alors celui qui l’a portée ou son
supérieur qui peut en absoudre ; ou elle est encourue à ce cas, un évêque ou
même un prêtre peut en absoudre, à l’exception des six cas que l’auteur du
droit, c’est-à-dire le pape, s’est réservé
- 1° le cas de
celui qui a porté la main sur un clerc ou un religieux ;
- 2° de celui
qui a incendié une église, et a été cité ;
- 3° de celui
qui a fracturé une église, et a également été cité ;
- 4° de celui
qui sciemment communique dans les choses saintes avec ceux que le pape a
nommément excommuniés ;
- 5° du
falsificateur des lettres apostoliques ;
- 6° de celui
qui participe à des crimes avec ceux qui sont excommuniés.
Il ne peut être
absous que par celui qui a porté l’excommunication, même s’il ne lui est pas
soumis, à moins qu’en raison de la difficulté qu’il y a à le joindre il ne soit
absous par l’évêque ou par son propre prêtre, caution ayant été donnée par
serment qu’il se soumettra aux décisions du juge qui a porté la sentence.
Le premier des
cas énumérés comporte à son tour huit exceptions :
- 1° l’article
de la mort, où l’on peut être absous de toute excommunication par n’importe
quel prêtre ;
- 2° le cas où
celui qui frappe est le portier de quelque grand personnage, et n’a agi ni par
haine, ni de propos délibéré ;
- 3° où il est
une femme ;
- 4° Où il est
un esclave, dont l’absence causerait dommage à son maître, supposé innocent ;
- 5° où c’est un
religieux qui a frappé un autre religieux, l’emportement n’ayant point été
excessif ;
- 6° où c’est un
pauvre ;
- 7° où c’est un
impubère, un vieillard ou un malade ;
- 8° où il a des
inimitiés graves.
Il y a même
d’autres cas où celui qui frappe un clerc n’encourt pas d’excommunication :
- 1° s’il a
frappé pour motif disciplinaire, comme il arrive à un maître ou à un supérieur
;
- 2° s’il l’a
fait pour s’amuser ;
- 3° s’il a
surpris celui qu’il frappe commettant un acte honteux avec sa femme, sa mère,
sa soeur ou sa fille ;
- 4° s’il
repousse sur le moment même la violence par la violence ;
- 5° s’il ne
sait pas que c’est un clerc ;
- 6° s’il vient
à le rencontrer dans l’apostasie, après que la troisième admonition lui a été
faite ;
- 7° s’il s’agit
d’un clerc qui s’adonne à des actes tout à fait contraires à son état : par
exemple s’il se fait soldat, ou s’il passe à la bigamie.
Solutions :
1. Quoique le lien
du péché soit plus fort absolument parlant que l’excommunication, sous un
certain rapport le lien de l’excommunication l’emporte, à savoir en tant qu’il
oblige non seulement à l’égard de Dieu, mais aussi à la face de l’Église. C’est
pourquoi la juridiction au for externe est exigée pour absoudre de
l’excommunication, ce qui n’a pas lieu pour l’absolution du péché ; on n’exige
pas non plus en ce cas la caution du serment, comme on le fait pour
l’absolution de l’excommunication, car, au dire de l’Apôtre (He 12, 16),
"c’est par le serment que l’on met un terme aux disputes entre les
hommes".
2. Comme celui qui
est excommunié ne peut avoir part aux sacrements de l’Église, le prêtre ne peut
l’absoudre de sa faute que s’il a été d’abord relevé de son excommunication.
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car l’on ne confie pas des biens spirituels à quelqu’un contre sa volonté ; or
l’absolution de l’excommunication est un bien spirituel ; on ne peut donc
l’accorder à quelqu’un malgré lui.
2. Une cause
d’excommunication est la contumace. Mais si quelqu’un, par mépris de
l’excommunication, refuse d’être absous, il est évidemment contumace au plus
haut degré. Par conséquent il ne peut être absous.
Cependant :
On peut bien infliger
une excommunication à quelqu’un contre sa volonté. Mais ce qui arrive contre la
volonté peut aussi être retiré contre la volonté, comme c’est manifeste pour
les biens de la fortune. L’excommunication peut donc être ôtée à quelqu’un
malgré lui.
Conclusion :
Le mal de la
faute et le mal de la peine diffèrent en ceci que le principe du péché est en
nous, parce que tout péché est volontaire, alors que le principe de la peine
peut être en dehors de nous. Il n’est pas requis en effet pour une peine qu’elle
soit volontaire, il est même plutôt de sa nature d’être contre la volonté. En
conséquence, comme les péchés ne sont commis que par la volonté, ainsi ne sont-ils
pas remis à quelqu’un contre sa volonté ; au lieu que, s’il s’agit de
l’excommunication, comme elle peut être portée contre quelqu’un malgré lui, de
même peut-elle lui être retirée malgré lui.
Solutions :
1. Ce qui est dit
vaut pour les biens spirituels qui existent dans notre volonté, comme sont les
vertus, que l’on ne peut perdre si on ne le veut pas. La science, en effet,
bien qu’elle soit un bien spirituel, peut être perdue par la maladie chez celui-là
même qui ne le veut pas. La raison alléguée ne s’applique donc pas ici.
2. Même si la
contumace persiste, on peut remettre, en usant de discrétion, une
excommunication portée justement, au cas où il apparaîtrait que cela peut
contribuer au salut de celui que l’on a excommunié pour sa guérison.
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car un effet doit être proportionné à sa cause. Or la cause de
l’excommunication est le péché. Donc, comme on ne peut être absous d’un péché
sans l’être à la fois de tous les autres, cela ne peut se faire non plus pour
l’excommunication.
2. L’absolution de
l’excommunication se fait dans l’Église. Or celui qui demeure retenu dans les
liens d’une excommunication est hors de l’Église. Par conséquent, tant que
subsiste une excommunication, il ne peut pas être absous d’une autre.
Cependant :
L’excommunication
est une peine ; or on peut être libéré d’une peine sans l’être d’une autre ;
par conséquent on peut être absous d’une excommunication alors qu’une autre
reste.
Conclusion :
Il n’y a pas de
connexion en une même personne entre les excommunications : ainsi peut-on se
trouver absous de l’une tandis que l’autre reste. Mais il faut observer à ce
sujet qu’il peut se faire que quelqu’un soit frappé de plusieurs
excommunications par un même juge. Dans ce cas, lorsqu’il est absous de l’une
d’elles, il est censé l’être aussi des autres, à moins que le contraire ne soit
spécifié.
Mais il arrive
aussi qu’on soit excommunié par plusieurs juges. Si alors on est absous d’une
excommunication, on ne l’est pas pour cela d’une autre, à moins que les autres
juges, à la demande de celui qui a absous, ne confirment la sentence ; ou bien
encore que tous confient à un seul le soin d’absoudre.
Solutions :
1. Tous les péchés
sont connexes dans l’aversion de la volonté à l’égard de Dieu, aversion qui
rend impossible la rémission des péchés ; c’est pourquoi un péché ne peut être
remis sans l’autre. Les excommunications au contraire n’ont pas une telle
connexion ; en outre l’absolution de l’excommunication n’est pas empêchée par
la contrariété de la volonté. La raison alléguée n’est donc pas concluante.
2. Comme celui
dont on parle était hors de l’Église pour plusieurs causes, il est possible que
la séparation d’avec celle-ci soit abolie pour une de ces causes, tout en
demeurant pour une autre.
Il faut
maintenant traiter des indulgences :
- 1° Des
indulgences considérées en elles-mêmes ;
- 2° De ceux qui
les confèrent ;
- 3° De ceux qui
les reçoivent.
Sur le premier
point trois questions se posent : - 1. L’indulgence peut-elle remettre quelque
chose de la peine satisfactoire ? - 2. Les indulgences ont-elles autant de
valeur qu’il est proclamé dans leur énoncé ? - 3. Convient-il d’accorder une
indulgence pour un secours temporel ?
Objections :
1. Non, semble-t-il.
A propos de ces paroles de la seconde à Timothée (2, 13) : "Il ne peut se
renier lui-même", la Glose dit en effet : "Ce qu’Il ferait s’il
n’accomplissait pas ce qu’il a décrété". Or Lui-même dit dans le
Deutéronome (25, 2) : "Le nombre des coups sera proportionné au
délit." Aucune partie de la peine satisfactoire qui est taxée suivant la
gravité de la faute ne peut donc être remise.
2. Un inférieur ne
peut dispenser des obligations imposées par le supérieur. Or, lorsqu’il absout
de la faute, Dieu oblige à une peine temporelle, comme le dit Hugues de Saint-Victor.
Par conséquent aucun homme ne peut absoudre de cette peine en en remettant
quelque chose.
3. Il appartient
au pouvoir d’excellence de procurer sans les sacrements les effets mêmes des sacrements.
Or personne, sauf le Christ, ne possède ce pouvoir d’excellence en matière de sacrements.
Donc, puisque la satisfaction est une partie du sacrement ayant efficacité pour
remettre la peine qui est due, il semble qu’aucun homme, simplement homme, ne
puisse remettre la dette de cette peine indépendamment de la satisfaction.
4. Aucun pouvoir
n’est conféré aux ministres de l’Église "en vue de la ruine, mais pour
l’édification". Or il serait ruineux que la satisfaction soit supprimée,
vu que, nous offrant un remède, elle est faite pour notre utilité. C’est donc
que le pouvoir des ministres de l’Église ne s’étend pas jusque-là.
Cependant :
1. Sur cette
parole de la seconde aux Corinthiens (2, 10) : "Si j’ai pardonné pour
autant que j’ai eu à pardonner, c’est par amour pour vous, en la Personne du
Christ ", la Glose dit : "c’est-à-dire, comme si le Christ lui-même
avait pardonné". Or le Christ pouvait remettre la peine du péché sans
aucune satisfaction, comme on le voit en saint Jean (8, 11) pour la femme
adultère. Donc saint Paul l’a pu lui aussi. Et par conséquent le pape, qui n’a
pas dans l’Église un pouvoir moindre que celui dont jouissait saint Paul, le
peut également.
2. L’Église universelle
ne peut tomber dans l’erreur puisque (He 5, 7) : "Celui qui a été exaucé
en tout en raison de sa piété" a dit à Pierre, sur la confession duquel
l’Église a été fondée : "J’ai prié pour toi Pierre, afin que ta foi ne
défaille pas (Lc 22, 32)." Or l’Église
universelle approuve les indulgences et en établit. Les indulgences ne sont
donc pas sans valeur.
Conclusion :
Tout le monde
admet que les indulgences ont une certaine valeur : ce serait en effet une
impiété de prétendre que l’Église a des pratiques vaines. Mais certains croient
que les indulgences ne peuvent rien pour la rémission de la peine que l’on
mériterait, selon le jugement de Dieu, au purgatoire, mais qu’elles ont
seulement efficacité pour remettre de l’obligation à une peine imposée par un prêtre
à un pénitent, ou de celle qui s’imposerait à lui du fait des prescriptions du
droit.
Mais cette
opinion ne paraît pas vraie. Tout d’abord elle est formellement contraire au
privilège accordé à Pierre, que "ce qu’il délierait sur la terre serait délié
au Ciel". D’où il ressort que ce qui est remis au for
de l’Église l’est également au for de la justice
divine.
- En outre,
l’Église, en accordant de telles indulgences, nuirait plus qu’elle ne viendrait
en aide, car, en absolvant des pénitences infligées, elle abandonnerait à des
peines plus graves, à savoir celles du purgatoire.
C’est pourquoi
il convient plutôt de dire que les indulgences ont une efficacité, tant vis-à-vis
du for de l’Église que devant le jugement de Dieu, pour la rémission de la peine
qui reste due après la contrition, l’absolution et la confession, que cette
peine ait été enjointe ou non. La raison doit en être cherchée dans l’unité du
Corps mystique dont beaucoup de membres ont surpassé en oeuvres de pénitence la
mesure de leurs dettes propres, et de plus ont supporté avec patience une
multitude de tribulations injustes, qui auraient pu expier la multitude des
peines dont ils auraient pu être redevables. Ainsi l’abondance de leurs mérites
est-elle si grande qu’elle l’emporte sur la totalité de la peine due en ce jour
par les vivants. En outre, et c’est la raison principale, il y a le mérite du
Christ, lequel, bien qu’il opère par la voie des sacrements, n’est pas, quant à
son efficacité, renfermé en eux, mais dépasse en son infinité tout ce qu’ils
pourraient produire.
Mais nous avons
vu qu’il est possible à l’un de satisfaire pour un autre. D’autre part, les
saints, en qui se rencontre cette surabondance d’oeuvres satisfactoires, ne les
ont pas accomplies pour tel ou tel en particulier, qui aurait une dette à
remettre, sans quoi ceux-ci se trouveraient absous indépendamment de toute
indulgence, mais ils les ont accomplies globalement pour toute l’Église, selon
ce que dit l’Apôtre (Col 1, 24) : "Je complète dans ma chair ce qui manque
aux souffrances du Christ pour son corps qui est l’Église." C’est ainsi
que les mérites en question sont communs à toute l’Église. Mais ce qui
appartient en commun à une collectivité est distribué à chacun de ses membres
au jugement de celui qui est à sa tête. Par conséquent, de même que quelqu’un
peut obtenir rémission de sa peine si un autre satisfait spécialement pour lui,
ainsi en est-il également si la satisfaction d’un autre lui est allouée par
celui qui en a le pouvoir.
Solutions :
1. La rémission faite
par le moyen des indulgences ne supprime pas la quantité de peine due pour la
faute, puisque pour le péché de l’un un autre a de son propre gré supporté la
peine.
2. Celui qui est
bénéficiaire d’indulgences n’est pas à proprement parler absous de la peine
qu’il doit, mais il lui est donné de quoi l’acquitter.
3. L’effet de
l’absolution sacramentelle est la diminution de la dette, et un tel effet n’est
pas procuré par les indulgences. Mais celui qui établit des indulgences
acquitte la peine, pour celui qui la devait, au moyen des biens qui sont
communs à toute l’Église, comme il a été dit.
4. La grâce est un
remède plus efficace contre le péché que l’application à nos oeuvres. Puis donc
que l’impression éprouvée par celui qui reçoit les indulgences, en raison de la
cause qui les motive, le dispose à la grâce, il faut reconnaître qu’elles aussi
procurent un remède pour éviter les péchés. Ce n’est donc pas détruire que de
donner des indulgences, à moins qu’on ne le fasse de façon désordonnée.
Toutefois il est
bon de conseiller à ceux qui sont les bénéficiaires d’indulgences de ne point
s’abstenir pour cela des oeuvres de pénitence prescrites, afin qu’ils en
reçoivent aussi quelque remède, bien qu’ils n’aient plus de peine à acquitter ;
d’autant qu’ils pourraient avoir de plus grandes dettes qu’ils ne seraient
portés à le croire.
Objections :
1. Il semble que
les indulgences n’ont pas autant de valeur qu’il est dit dans leur énoncé, car
elles n’ont d’effet qu’en vertu du pouvoir des clés. Or celui qui est détenteur
de ce pouvoir ne peut, lorsqu’il en use, remettre qu’une quantité déterminée de
la peine du péché, compte tenu de la grandeur du péché et de la contrition du
pénitent. Puis donc que les indulgences sont données au gré de celui qui les
établit, il ne semble pas qu’elles puissent avoir la valeur exprimée dans leur
énoncé.
2. Par
l’obligation de la peine un homme se trouve retardé dans cette entrée en
possession de la gloire qui doit être l’objet suprême de ses désirs. Mais si
les indulgences ont autant d’effet qu’il est dit dans leur énoncé, quelqu’un
pourrait, en en faisant le tour, obtenir en peu de temps l’exemption de toute
dette de peine temporelle. Il semble donc qu’on devrait, laissant là toutes les
autres oeuvres, se consacrer entièrement à les acquérir.
3. Parfois on
proclame cette indulgence : celui qui contribue à l’érection de la fabrique de
telle église obtiendra rémission du tiers de la peine due à ses péchés. Il
arrive alors, si l’on admet que les indulgences ont autant de valeur qu’il est
dit dans leur énoncé, que celui qui donne un denier, puis un deuxième denier,
et ensuite un troisième, obtiendra pleine rémission de toute la peine due, ce
qui paraît absurde.
4. On donne aussi
cette indulgence quiconque visitera telle église obtiendra sept années de
rémission de dette. Si donc une indulgence a autant d’effet qu’il est proclamé,
il se produit que celui qui demeure à côté de l’église, ou encore les clercs de
cette église, qui y vont tous les jours, obtiendront autant que celui qui vient
de loin, ce qui paraît injuste. Bien plus, semble-t-il, ils obtiendront
l’indulgence plusieurs fois dans la même journée s’ils font plusieurs visites.
5. Il semble qu’il
revient au même de remettre à quelqu’un une peine au-delà de la juste mesure et
de la lui remettre sans "cause", vu que, pour ce qui est en surplus,
il n’y a pas de compensation. Or celui qui établit une indulgence ne peut
remettre sans 'cause', totalement ou partiellement, une peine, par exemple si
le pape disait à quelqu’un "Je te remets toute la peine due pour tes
péchés. "Il semble donc qu’il ne peut davantage remettre quelque chose au-delà
d’une juste mesure. Mais les indulgences sont la plupart du temps proclamées au-delà
d’une telle mesure. Elles n’ont donc pas toute la valeur qui est proclamée.
Cependant :
1. Il est écrit au
livre de Job (13, 7) : "Dieu a-t-il besoin de nos mensonges, pour que nous
défendions sa cause par des paroles trompeuses ?" L’Église ne ment donc
pas lorsqu’elle publie des indulgences. Celles-ci ont donc autant de valeur
qu’il est dit dans leur énoncé.
2. En outre saint Paul
dit dans la Première aux Corinthiens (15, 14) : "Si notre prédication est
vaine, vaine est aussi notre foi." Quiconque, en conséquence, dit quelque
chose de faux dans sa prédication, évacue, pour autant qu’elle est en lui, sa
foi, et ainsi pèche mortellement. Si donc les indulgences n’ont pas la valeur
qu’elles proclament, tous ceux qui en prêchent pèchent mortellement, ce qui est
une absurdité.
Conclusion :
Sur ce point, il
y a des opinions multiples. Certains prétendent que les indulgences n’ont pas
autant de valeur qu’elles proclament, et qu’elles n’ont d’effet pour chacun
qu’à proportion de sa foi et de sa dévotion. Et ils ajoutent que l’Église
s’exprime comme elle le fait à leur sujet pour amener, par le moyen d’une
pieuse fraude, les hommes à bien faire ; tout comme une mère incite son enfant
à marcher en lui promettant un fruit. Mais cette opinion est très dangereuse,
car, ainsi que saint Augustin le dit dans une lettre à saint Jérôme : "Que
l’on convainque de fausseté la Sainte Écriture en quelque point, et c’en est
fait de son autorité ; de même si l’on pouvait surprendre quelque chose de faux
dans la prédication de l’Église, son enseignement se trouverait sans autorité
pour confirmer dans la foi."
C’est pourquoi
d’autres ont dit qu’elles ont la valeur qu’elles proclament, selon la juste
estimation, non de celui qui donne l’indulgence, lequel attache trop de prix à
ce qu’il donne, ni de celui qui la reçoit, qui pourrait ne l’apprécier pas
assez, mais selon qu’elle est fixée de façon équitable au jugement des gens de
bien, compte tenu de la condition de la personne, ainsi que de l’utilité et du
besoin de l’Église ; celle-ci étant à certaines époques dans une nécessité plus
grande qu’à d’autres. Mais il semble bien que cette opinion aussi ne tient pas.
Tout d’abord parce qu’alors les indulgences n’auraient pas de valeur pour la
rémission, mais plutôt pour une sorte de commutation de la peine. En outre, la
prédication de l’Église ne serait pas excusée de mensonge, attendu qu’une
indulgence peut être proclamée bien au-dessus de ce qu’une juste estimation
pourrait le requérir, compte tenu de toutes les conditions précitées lorsque,
par exemple, le pape donne une indulgence de sept années à celui qui visite une
église ; des indulgences semblables ayant été instituées également par saint Grégoire
pour les Stations de Rome.
D’autres disent
en conséquence que la quantité de rémission dans les indulgences ne doit pas
être mesurée seulement d’après la dévotion de celui qui les reçoit, comme le
voulait la première opinion, ni d’après la quantité de ce qui est donné, comme
le prétendait la seconde, mais d’après la 'cause' pour laquelle l’indulgence
est donnée, et en raison de laquelle on est réputé digne de la recevoir. En
sorte que, selon que l’on accède à cette cause, on obtient en totalité ou en
partie la rémission de l’indulgence. Mais, dans cette conception, la pratique
de l’Église ne se trouve pas plus justifiée, car il arrive que, pour une même
cause, elle fixe une plus grande indulgence.
Ainsi, toutes
choses étant égales, tantôt est accordée une année d’indulgences pour ceux qui
visitent une église, tantôt quarante jours, selon que le pape aura voulu faire
grâce en instituant l’indulgence. La quantité de rémission ne doit donc pas
être appréciée d’après le motif qui rend digne d’indulgence.
Il est donc
préférable de soutenir que la quantité de l’effet est en dépendance de celle de
la cause. Or, dans les indulgences, la cause de la rémission de la peine n’est
autre chose que la surabondance des mérites de l’Église, laquelle est
suffisante pour expier la totalité de la peine. Ainsi, cette cause effective de
la rémission n’est ni la dévotion, ni la peine, ni les offrandes de celui qui
reçoit l’indulgence, pas plus que la 'cause' pour laquelle elle est donnée. Ce
n’est donc à rien de cela qu’il convient de proportionner la quantité de la
rémission, mais aux mérites de l’Église qui sont toujours surabondants. De la
sorte, selon que ces mérites sont appliqués à tel ou tel, celui-ci reçoit la
rémission de la peine. Mais pour que cela se fasse est requise l’autorité
capable de disposer de ce trésor ; et, en outre, il est nécessaire qu’il y ait
une union entre celui à qui la dispensation est faite et celui qui avait
mérité, union que réalise la charité ; il faut enfin un motif de cette
largesse, tel que soit respectée l’intention de ceux qui ont accompli les
oeuvres méritoires. Or ils les ont faites pour l’honneur de Dieu et pour
l’utilité de l’Église. Toute 'cause' en conséquence qui est à l’honneur de Dieu
et pour l’utilité de l’Église est un motif suffisant pour établir des
indulgences.
Ainsi donc, il
faut reconnaître avec les tenants de cette opinion que les indulgences ont
purement et simplement la valeur qu’elles proclament, pourvu qu’il y ait : chez
celui qui les accorde l’autorité pour le faire, chez celui qui les reçoit la
charité, et, du point de vue de la 'cause', la piété, qui comprend l’honneur de
Dieu et l’utilité du prochain.
Et en ceci il
n’y a pas, comme certains le prétendent, "un élargissement excessif du
tribunal de la miséricorde divine", et il n’est pas dérogé à sa justice,
car aucune partie de la peine ne se trouve supprimée, mais la peine de l’un est
comptée pour un autre.
Solutions :
1. Il y a deux
clés distinctes, celle d’ordre et celle de juridiction (Voir Suppl 19, 3). La
clef d’ordre est quelque chose de sacramentel, et, comme les effets des sacrements
ne sont pas déterminés par l’homme, mais par Dieu, le prêtre ne peut pas fixer
la quantité de peine qu’il remet, au for de la
confession, par l’entremise de la clé d’ordre : il en est remis selon que Dieu
aura disposé. Au contraire, la clé de juridiction n'est pas d’ordre sacramentel
et son effet est soumis à la libre disposition de l’homme. Et l’effet de cette
clé est la rémission qui se fait par le moyen des indulgences, vu que cette
rémission ne se fait pas par la dispensation des sacrements, mais par celle des
biens communs de l’Église ; c’est ainsi que les légats qui ne sont pas prêtres
peuvent aussi accorder des indulgences. Et c’est pourquoi il appartient à celui
qui confère une indulgence de fixer lui-même la quantité de peine qu’il remet. Si
cependant la remise de peine est faite de façon déraisonnable, en sorte que
quasi pour rien les hommes seraient détournés des oeuvres de pénitence, il
pèche en agissant ainsi ; l’intéressé toutefois n’en gagne pas moins
l’indulgence dans sa totalité.
2. Si les
indulgences ont une grande valeur pour la rémission de la peine, les autres
oeuvres de satisfaction sont plus méritoires par rapport à la récompense
essentielle, qui elle-même est infiniment meilleure que la remise de la peine
temporelle.
3. Quand une
indulgence est donnée en termes indéterminés quiconque viendra en aide à une
fabrique d’église, etc., il faut entendre qu’il s’agit d’une aide proportionnée
aux facultés de celui qui l’offre, en sorte que celui-ci bénéficie plus ou
moins de l’indulgence, selon qu’il réalise cette condition. C’est pourquoi un
pauvre qui donne un seul denier gagne déjà l’indulgence entière ; mais pas un
riche, pour lequel il est inconvenant de donner si peu pour une oeuvre aussi
pieuse ; comme on ne dirait pas d’un roi qu’il vient au secours de quelqu’un
s’il lui donne une obole.
4. Ceux qui
demeurent auprès de l’église, comme les prêtres et les clercs qui y sont
attachés, gagnent autant d’indulgences que ceux qui viendraient de loin
puisque, ainsi qu’on l’a dit, la rémission n’est pas proportionnée au labeur,
mais aux mérites qui sont dispensés. Toutefois celui qui peine plus acquiert
plus de mérites.
Ceci ne vaut
d’ailleurs que pour les indulgences données sans distinctions, car il arrive
qu’une distinction soit faite : par exemple, lorsque dans des absolutions
générales le pape accorde cinq années à ceux qui passent la mer, trois années à
ceux qui franchissent les montagnes, et une année aux autres.
Cependant on ne
gagne pas autant de fois une indulgence qu’on aura fait
de visites, pendant le temps prescrit. Il peut se faire en effet qu’elle soit
donnée pour un temps déterminé ; par exemple, s’il est déclaré : "Celui
qui visitera telle église, jusqu’à telle époque, aura tant d’indulgences",
cela doit s’entendre "une fois seulement". Par contre, si pour une
certaine église il y a une indulgence à perpétuité, comme par exemple une
indulgence de quarante jours pour l’église Saint-Pierre, on gagne l’indulgence
autant de fois qu’on visite l’église.
5. La 'cause'
fixée pour une indulgence n’est pas établie pour servir de mesure à la
rémission de la peine, mais à cette fin que l’intention de ceux dont les
mérites sont communiqués puissent atteindre le bénéficiaire. Or le bien de l’un
se prolonge en un autre de deux manières. En premier lieu, par la charité et de
ce point de vue quiconque a la charité participe, même sans indulgences, à tous
les biens qui peuvent se faire. En second lieu, par l’intention de celui qui
fait le bien : c’est de cette façon que, par l’entremise des indulgences,
lorsqu’une 'cause' valable est posée, l’intention de celui qui a oeuvré pour l’utilité de l’Église peut atteindre tel ou
tel.
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car la rémission des péchés est chose spirituelle ; or, il y a simonie à donner
du spirituel pour du temporel ; cela ne doit donc pas se faire.
2. Les choses
spirituelles sont plus nécessaires que les temporelles ; or, on ne voit pas
qu’on accorde des indulgences pour des choses spirituelles ; donc, on doit bien
moins encore en accorder pour des temporelles.
Cependant :
La pratique
générale de l’Église est d’accorder des indulgences pour des pèlerinages et des
aumônes.
Conclusion :
Les biens
temporels sont ordonnés aux spirituels, puisque nous devons user des premiers
en vue des seconds. Par conséquent il n’est pas possible d’accorder des
indulgences pour des biens purement temporels, mais seulement pour des biens
temporels ordonnés aux spirituels : comme, par exemple, la répression des
ennemis de l’Église qui troublent sa paix, ou encore la construction d’églises
ou de ponts, ou d’autres aumônes. Il est clair qu’il n’y a point-là de simonie,
vu qu’on ne donne pas un bien spirituel pour un temporel.
Solutions :
1. La première
solution est manifeste.
2. On peut, et ce
n’est pas sans exemple, accorder des indulgences pour des biens purement
spirituels : ainsi quiconque prie pour le roi de France a dix jours
d’indulgences, accordés par le pape Innocent IV. De même ceux qui prêchent la
croisade bénéficient parfois de la même indulgence que ceux qui prennent la
croix.
Il faut
maintenant voir quels sont ceux qui peuvent accorder des indulgences. Quatre
questions se posent à ce sujet : - 1. Un curé peut-il accorder des indulgences
? - 2. Un diacre ou un non-prêtre... ? - 3. Un évêque... ? - 4. Quelqu’un qui
est en état de péché mortel... ?
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
car les indulgences tirent leur efficacité de l’abondance des mérites de l’Église.
Or, il n’existe aucune communauté de fidèles où il n’y ait une certaine
abondance de mérites. Tout prêtre, en conséquence, du moment qu’un certain
peuple lui est soumis, peut accorder des indulgences, et il en va de même pour
les prélats.
2. Un prélat est
le représentant de son peuple, comme un homme en particulier se représente lui-même.
Or, n’importe quel homme peut faire part à un autre de ses biens, en
satisfaisant pour lui. Par conséquent un prélat peut, lui aussi, faire part des
biens du peuple qui lui est confié, de sorte qu’il paraît avoir le pouvoir
d’accorder des indulgences.
Cependant :
Excommunier est
un acte moins important qu’accorder des indulgences ; or c’est une chose qu’un
curé n’a pas le pouvoir de faire ; il n’a donc pas non plus celui d’accorder
des indulgences.
Conclusion :
Les indulgences
ont leur effet selon que les oeuvres satisfactoires de l’un sont comptées au
bénéfice d’un autre, non seulement en vertu de la charité, mais aussi en raison
de l’intention de celui qui satisfait, laquelle est dirigée de quelque façon
vers le second. Or l’intention de quelqu’un peut être dirigée vers un autre de
trois façons : particulièrement, en général, ou d’une manière spéciale :
- 1° Il y a intention particulière lorsque
quelqu’un satisfait nommément pour un autre : de cette façon, n’importe qui
peut faire part à un autre de ses oeuvres. L’intention est appliquée d’une
manière spéciale lorsque, par exemple, on prie pour sa communauté, ses
familiers, ses bienfaiteurs, et qu’on rapporte à cette fin ses oeuvres satisfactoires.
Celui qui préside à la communauté peut alors faire part à quelqu’un d’autre des
oeuvres ainsi accomplies, en appliquant l’intention des membres de la
communauté à tel en particulier.
- 2° Il y a intention générale enfin quand on
ordonne ses oeuvres au bien commun en général. Celui qui préside
universellement à l’Église peut faire part de ces oeuvres en appliquant
l’intention susdite à celui-ci ou à celui-là. Mais comme chaque homme est
partie d’une communauté, et chaque communauté partie de l’Église, il se fait
que dans l’intention du bien privé est incluse celle du bien de la communauté
et celle du bien de toute l’Église. En sorte que celui qui préside à l’Église a
le pouvoir de faire part de ce qui appartient à la communauté et à telle
personne en particulier, et celui qui préside à la communauté, de ce qui
appartient à telle personne, l’inverse ne pouvant avoir lieu.
- 3° [D’une manière spéciale] : Cependant n’est
dénommée indulgence ni la première communication de biens, ni la deuxième, mais
seulement la troisième, et ceci pour deux raisons :
- Parce que dans
les deux premières communications, tout en étant absous par rapport à Dieu de
l’obligation de la peine, on ne l’est pas de l’obligation d’accomplir la
satisfaction imposée en vertu du précepte de l’Église ; tandis que par la
troisième communication on l’est aussi de cette dette ;
- Parce qu’en
une seule personne, ou en une seule communauté il n’y a pas une réserve telle
de mérites qu’elle puisse lui suffire ainsi qu’à tous les autres. En conséquence
quelqu’un n’est absous totalement de la peine qu’il doit, que si on a satisfait
déterminément pour lui autant qu’il devait. Par contre, dans l’Église tout
entière, il y a un trésor inépuisable de mérites, surtout en raison des mérites
du Christ. Seul, donc, celui qui est préposé à l’Église a le pouvoir d’accorder
des indulgences.
Mais comme
l’Église est la "société des fidèles", et qu’il y a deux sortes de
sociétés humaines : la société domestique (ceux qui sont d’une même famille),
et la société politique (ceux qui appartiennent à un même peuple), il se fait
que l’Église est assimilée à la société politique (car le peuple lui-même est
dit l’Église), tandis que les diverses communautés ou paroisses du même diocèse
sont assimilées à des rassemblements en diverses familles ou en divers offices.
De tout ceci il résulte que seul l’évêque a proprement le titre de prélat de l’Église,
et que seul il en reçoit, comme s’il en était l’époux, l’anneau de l’Église ;
ainsi est-il seul à avoir un pouvoir plénier dans la dispensation des sacrements
et juridiction au for contentieux, comme personne publique, les autres n’ayant
ces pouvoirs qu’autant qu’ils leur sont communiqués par eux. Quant aux prêtres
qui président aux communautés de fidèles. Curés, ils ne sont pas proprement et
simplement des prélats, mais des coadjuteurs (d’où vient que l’évêque dit dans
la consécration des prêtres : "Plus nous sommes faibles, et plus nous
avons besoin de ces auxiliaires".
C’est pourquoi
aussi ils ne peuvent dispenser tous les sacrements. Ni les curés donc, ni les
abbés ou autres prélats de ce rang ne peuvent accorder d’indulgences.
1. 2. La
réponse aux difficultés est évidente.
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car la rémission des péchés est l’effet du pouvoir des clés, dont le prêtre est
le seul détenteur. Lui seul peut donc accorder des indulgences.
2. Il y a une plus
complète rémission de peine dans les indulgences qu’au for
de la pénitence. Or celui qui n’est pas prêtre n’a pas le pouvoir dans le
second cas, il ne l’a donc pas non plus dans le premier.
Cependant :
La dispensation
du trésor de l’Église est confiée à celui même auquel est commis son
gouvernement ; or, il arrive que celui-ci soit commis à quelqu’un qui n’est pas
prêtre ; un tel homme a donc aussi le pouvoir d’accorder des indulgences,
puisque celles-ci tiennent leur efficace de la dispensation du trésor en
question.
Conclusion :
Le pouvoir
d’accorder des indulgences est attaché à la juridiction, comme nous l’avons dit
plus haut (Suppl 25, 2, 1). Puis donc que les diacres et
ceux qui ne sont pas prêtres peuvent avoir juridiction, soit qu’elle leur ait
été commise, comme pour les légats, soit à titre ordinaire, comme pour ceux qui
sont élus, il faut reconnaître qu’ils peuvent aussi accorder des indulgences,
bien qu’ils ne puissent absoudre au for de la
pénitence, ce qui relève de l’ordre.
1. 2. La
solution des objections est manifeste : L’octroi des indulgences relève de la
clé de juridiction et non de la clé d’ordre.
Objections :
1. Il semble qu’il
ne le puisse lui non plus, car le trésor de l’Église est commun à l’Église
entière ; or, ce qui est en cette condition ne peut être disposé que par celui
qui préside à toute l’Église ; donc, le pape seul peut accorder des
indulgences.
2. Personne ne
peut remettre les peines statuées par le droit, sinon celui qui a le pouvoir
d’établir le droit. Or, les peines satisfactoires sont fixées, pour les péchés,
par le droit. Par conséquent de telles peines ne peuvent être remises que par
le pape, par qui le droit a été établi.
Cependant :
Selon la coutume
de l’Église les évêques confèrent des indulgences.
Conclusion :
Le pape a la
plénitude du pouvoir pontifical, comme le roi dans tout son royaume. Quant aux
évêques, ils sont établis "pour partager ses sollicitudes", comme des
juges préposés à chaque Cité ; d’où vient qu’ils sont les seuls que le pape
appelle dans ses lettres "frères", tandis qu’il appelle les autres
"fils". En conséquence, le pouvoir d’accorder des indulgences réside
en sa plénitude dans le pape, qui peut en établir comme il veut, pourvu qu’il y
ait une 'cause' légitime. Dans les évêques ce pouvoir n’existe que d’une façon
limitée, selon que le pape aura disposé ; dans ces limites ils peuvent donc
accorder des indulgences, mais pas au-delà.
1 et 2. La
solution des objections est manifeste.
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car un ruisseau dans lequel la source ne se déverse pas, ne peut lui-même rien
donner ; or la source de la grâce, c’est-à-dire le Saint Esprit, ne se déverse
pas dans un prélat en état de péché mortel. Celui-ci ne peut donc pas donner
aux autres, en accordant des indulgences.
2. Accorder des
indulgences est quelque chose de plus qu’en recevoir ; mais celui qui est en
état de péché mortel n’en reçoit pas, comme on le dira plus loin. Par
conséquent il ne peut non plus en accorder.
Cependant :
Les indulgences
sont établies en vertu du pouvoir conféré aux prélats de l’Église. Or le péché
mortel n’ôte pas ce pouvoir, mais seulement la bonté. Celui qui est en état de
péché mortel peut donc accorder des indulgences.
Conclusion :
Accorder des
indulgences est un acte de juridiction. Or on ne perd pas la juridiction par le
péché. Par conséquent les indulgences ont même valeur, qu’elles soient
accordées par celui qui est en état de péché mortel, ou par le plus saint des
hommes, puisque, en les accordant, on ne remet pas la peine en vertu de ses
propres mérites, mais par les mérites renfermés dans les trésors de l’Église.
Solutions :
1. Le prélat qui,
étant en état de péché mortel, accorde des indulgences ne déverse rien qui
vienne de sou propre fonds. Il n’est donc pas nécessaire qu’il reçoive quelque
chose de la source, pour que les indulgences soient valables.
2. Accorder des
indulgences est quelque chose de plus qu’en recevoir, quant au pouvoir requis,
mais, pour le profit qu’on en retire, c’est moindre.
Il reste à
parler de ceux à qui les indulgences peuvent profiter. Quatre questions se
posent ici : - 1. Les indulgences peuvent-elles profiter à ceux qui sont en
état de péché mortel ? - 2. Aux religieux ? - 3. À ceux qui n’accomplissent pas
ce qui est prescrit pour les gagner ? - 4. À celui même qui accorde
l’indulgence ?
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
puisque quelqu’un peut mériter pour un autre, même s’il est en état de péché
mortel, la grâce et beaucoup d’autres biens. Or les indulgences ont efficacité
du fait que les mérites des saints sont appliqués à tel en particulier. Elles
produisent donc leur effet en ceux qui sont en état de péché mortel.
2. Plus une misère
est grande, et plus la miséricorde a lieu de s’exercer. Or celui qui est en
état de péché mortel est dans la plus profonde misère. C’est donc à celui-là
surtout qu’il convient de faire miséricorde au moyen des indulgences.
Cependant :
Un membre mort
ne reçoit pas l’influx des autres membres qui sont vivants. Mais celui qui est
en état de péché mortel est comme un membre mort. Par conséquent, il ne reçoit
pas par les indulgences l’influx qui provient des mérites des membres vivants.
Conclusion :
Certains ont
prétendu que les indulgences profitent à ceux qui sont en état de péché mortel,
non, à vrai dire, pour la rémission de leur peine, puisque la peine ne peut
être remise à personne, que sa faute n’ait été pardonnée. Il est impossible en
effet que celui qui n’a pas obtenu par l’action de Dieu la rémission de sa
faute, obtienne du ministre de l’Église la rémission de sa peine, par les
indulgences ou au for de la pénitence, mais elles
profitent à ceux qui sont en cet état pour acquérir la grâce.
Mais ceci ne
paraît pas être vrai. Bien que les mérites communiqués par les indulgences
puissent en effet servir à mériter la grâce, ce n’est cependant pas dans ce but
qu’ils sont dispensés, mais de façon déterminée pour la rémission de la peine.
C’est pourquoi, dans toutes les indulgences on fait mention "de ceux qui
sont vraiment contrits et confessés".
Si cependant la
collation de l’indulgence était faite de cette manière : "Je te fais part
des mérites de l’Église entière", ou "de telle communauté", ou
"de telle personne en particulier", elles pourraient alors servir
pour mériter quelque chose, à celui qui est en état de péché mortel, ainsi que
le veut l’opinion précédente.
Solutions :
1. La solution de
la première difficulté est manifeste.
2. Bien que celui
qui est en état de péché mortel soit dans une plus grande misère, il est aussi
moins en état de recevoir.
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car il ne convient pas de suppléer pour ceux dont l’abondance sert à suppléer
pour les autres. Or c’est de la surabondance des oeuvres de satisfaction des
religieux qu’il est suppléé pour les autres par les indulgences. Il ne convient
donc pas que l’on supplée pour les religieux par le moyen de celles-ci.
2. Rien ne doit se
faire dans l’Église qui puisse amener le relâchement de la vie religieuse.
Mais, si les indulgences profitaient aux religieux, il y aurait là une occasion
de relâchement pour la discipline régulière, car les religieux s’affaireraient
plus qu’il ne faut aux indulgences, et négligeraient d'accomplir les pénitences
qui leur ont été imposées au chapitre. C’est donc qu’elles ne profitent pas aux
religieux.
Cependant :
Nul ne peut
retirer un dommage d’un bien ; or l’état religieux est bon ; par conséquent les
religieux n’encourent pas ce dommage de ne pouvoir profiter des indulgences.
Conclusion :
Les indulgences
ont valeur aussi bien pour les religieux que pour les séculiers, pourvu qu’ils
aient la charité et qu’ils accomplissent ce qui est prescrit pour les gagner.
Les religieux ne sont en effet pas moins aptes à être secourus par les mérites
des autres que les séculiers.
Solutions :
1. Bien qu’il soit
dans un état de perfection, un religieux ne peut cependant pas vivre sans
péché. S’il vient donc à mériter une peine pour quelque péché qu’il aurait
commis, il peut en être délivré par une indulgence. Il n’y a pas d’empêchement
en effet à ce que celui qui, absolument parlant, surabonde, soit parfois et à
certains égards dépourvu, et ait ainsi besoin d’un secours de surcroît. Ainsi
est-il dit dans l’Épître aux Galates (6, 2) : "Portez les fardeaux les uns
des autres."
2. Les indulgences
ne doivent pas avoir pour effet le relâchement de la discipline régulière, car
le religieux mérite plus, quant à la récompense de la vie éternelle, en
observant les pratiques de sa religion, qu’en poursuivant les indulgences ;
quoiqu’il mérite moins quant à la rémission de la peine, laquelle est un bien
de moindre valeur. En outre, les peines imposées au chapitre ne se trouvent pas
remises par les indulgences, car le chapitre tient plutôt d’un tribunal
judiciaire que d’un tribunal pénitentiel ; et si bien que même ceux qui ne sont
pas prêtres tiennent chapitre. Mais c’est de la peine imposée ou due pour le
péché au for pénitentiel dont il est absous.
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
car à celui qui est dans l’impuissance de faire une chose "la volonté est
réputée pour le fait". Or on institue parfois une indulgence pour une
aumône à faire, condition qu’un pauvre ne peut évidemment remplir, ce qu’il
ferait cependant volontiers. L’indulgence en question a donc valeur pour lui.
2. L’on peut
satisfaire pour un autre. Or, tout comme la satisfaction, l’indulgence procure
la rémission de la peine. Donc l’on peut gagner une indulgence pour un autre,
qui ainsi en profite sans avoir fait ce qui est prescrit pour la recevoir.
Cependant :
Quand on ôte la
cause, l’effet se trouve retiré. Par conséquent, si on ne fait pas ce pourquoi
l’indulgence est donnée, et qui est la 'cause' de l’indulgence, celle-ci n’est
pas obtenue.
Conclusion :
On ne peut
obtenir ce qui est donné sous une certaine condition que si cette condition se
trouve réalisée. Comme donc l’indulgence est donnée sous la condition que l’on
fait une certaine chose ou que l’on donne une certaine chose, si cela n’est pas
accompli l’indulgence n’est pas obtenue.
Solutions :
1. Ceci doit
s’entendre de la récompense essentielle, mais non pas de la récompense
accidentelle, telle la rémission de la peine ou autre chose semblable.
2. N’importe qui
peut appliquer par son intention ses oeuvres propres à qui il veut ; ainsi peut-il
satisfaire pour qui il lui plaît. Mais l’indulgence ne peut être appliquée à un
autre que suivant l’intention de celui qui l’accorde. C’est pourquoi lorsque ce
dernier en fait l’appli cation à celui qui fait ou donne telle ou telle chose,
celui qui remplit ces conditions ne peut lui-même transférer à un autre cette
intention. Toutefois, si l’indulgence était accordée de cette manière :
"celui qui fera, ou pour qui l’on fera telle chose, aura tant
d’indulgences", elle profiterait en ce cas à celui pour qui on aurait
accompli ce qui est prescrit. Mais ; alors même, ce n’est pas celui qui
accomplit l’oeuvre prescrite qui donnerait à l’autre l’indulgence, mais celui
qui l’a établie sous telle condition.
Objections :
1. Non, semble-t-il.
Établir une indulgence est en effet un acte de juridiction. Mais nul ne peut
exercer vis-à-vis de soi ce qui relève de la juridiction. Aucune personne ne
peut donc avoir part à une indulgence qu’elle a elle-même établie.
2. S’il en était
ainsi, celui qui établit une indulgence pourrait, pour une oeuvre minime, se
remettre à lui-même la peine de tous ses péchés, et ainsi pécher impunément, ce
qui paraît malsonnant.
3. Il appartient à
un même pouvoir d’établir des indulgences et d’excommunier. Mais on ne peut
s’excommunier soi-même. Par conséquent on ne peut non plus avoir part à une
indulgence que l’on a soi-même établie.
Cependant :
La condition de
celui qui établit des indulgences serait moins bonne que celle des autres, s’il
ne pouvait user pour lui-même du trésor de l’Église qu’il dispense aux autres.
Conclusion :
Une indulgence
doit être accordée pour une certaine 'cause', de sorte que par son entremise on
soit amené à accomplir des actes qui soient utiles à l'Église et procurent
l’honneur de Dieu. Mais un prélat, à qui est confié la charge du bien de l’Église
et de l’honneur divin, n’a pas de raison de s’exciter lui-même à ces tâches. Il
ne peut donc établir d’indulgences à son profit. Toutefois il peut user de
celles qu’il a établie pour les autres, vu que pour ceux-ci il y avait motif à
le faire.
Solutions :
1. On ne peut
accomplir un acte de juridiction sur soi-même. Mais un prélat peut tirer profit
pour lui-même des biens, tant temporels que spirituels, qu’il accorde aux
autres en vertu de la juridiction ; comme un prêtre prend pour lui-même l’eucharistie
qu’il donne aux autres. Un évêque peut donc aussi tirer bénéfice des suffrages
de l’Église qu’il dispense aux autres, lesquels ont pour effet immédiat la
rémission de la peine par les indulgences ; mais ceci n’est pas affaire de
juridiction.
2. La solution est
claire par ce qui précède.
3.
L’excommunication se porte par mode de sentence, ce que personne ne peut faire
vis-à-vis de soi-même, vu qu’en un jugement on ne peut être à la fois juge et
prévenu. L’indulgence par contre est donnée, non par mode de sentence, mais
sous forme d’une certaine dispense, que rien n’empêche de se faire à soi-même.
Il faut
maintenant envisager la solennité de la pénitence. Trois questions se posent à
ce sujet : - 1. Certaine pénitence peut-elle être rendu publique ou solennelle
? - 2. La pénitence solennelle peut-elle être réitérée ? - 3. Du rite de la
pénitence solennelle.
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car il n’est pas permis à un prêtre, même s’il est sous le coup de la crainte,
de faire connaître le péché de quelqu’un, quand bien même ce péché serait
public. Or la pénitence solennelle a pour effet de faire connaître les péchés.
Elle ne doit donc pas être pratiquée.
2. Un jugement
doit avoir la forme qui convient au tribunal où il est porté. Or la pénitence
est une sorte de jugement qui se prononce dans le secret. Elle ne doit donc pas
être rendue publique ou solennelle.
3. "La
pénitence, au dire de saint Ambroise de Milan, élimine parfaitement tous les
défauts." Or la solennisation de la pénitence a un effet contraire,
puisqu’elle entrave le pénitent dans de multiples empêchements : un laïque ne
peut ainsi, après qu’elle lui a été imposée, accéder à la cléricature, ni un
clerc à un ordre supérieur. Il ne faut donc pas que la pénitence soit rendue
solennelle.
Cependant :
1. La pénitence
est un certain sacrement ; or, en tout sacrement on apporte une certaine
solennité ; par conséquent, on doit le faire aussi dans la pénitence.
2. Un remède doit
correspondre à la maladie. Mais il est des péchés publics qui en entraînent
beaucoup par leur exemple à pécher. Par conséquent la pénitence, qui est le
remède de ces péchés, doit être aussi publique et solennelle, ce qui sera pour
un grand nombre un sujet d’édification.
Conclusion :
Certaines
pénitences doivent être rendues publiques pour quatre raisons :
- 1° Pour que le
péché public ait un remède public ;
- 2° Parce que
celui qui a commis un crime très grave est aussi digne en ce monde de la plus
grande confusion ;
- 3° Afin que
ces pénitences soient pour les autres un sujet de crainte ;
- 4° À titre
d’exemple de pénitence ; de sorte que ceux qui sont dans des péchés graves ne
désespèrent point.
Solutions :
1. Un prêtre,
lorsqu’il enjoint une pénitence de ce genre, ne révèle rien de la confession,
quand bien même on vient à soupçonner que celui qui en est l’objet a commis un
très grand péché. Une faute, en effet, n’est pas connue avec certitude du fait
de l’accomplissement d’une peine, puisque aussi bien on peut faire pénitence
pour un autre. Ainsi lit-on dans les Vies
des Pères, qu’un certain personnage, pour inciter son compagnon à la
pénitence, accomplit celle-ci avec lui. Si, d’ailleurs, le péché est public,
c’est le pénitent lui-même qui, en accomplissant sa pénitence, révèle la
confession qu’il a faite.
2. La pénitence
solennelle demeure secrète dans son injonction ; de même, en effet, que l’on se
confesse secrètement, on reçoit aussi sa pénitence dans le secret. C’est
l’exécution qui devient publique. Mais il n’y a pas d’inconvénient à cela.
3. Bien qu’elle
supprime tous les défauts en rétablissant dans la grâce précédente, la
pénitence ne restitue cependant pas la dignité antérieure. C’est pourquoi on ne
rend pas le voile aux femmes qui ont fait pénitence pour un péché de
fornication, car elles n’ont pas récupéré la dignité de la virginité. De même
un pécheur qui a accompli une pénitence publique ne retrouve pas cependant
l’honorabilité qui lui permettrait d’accéder à la cléricature ; et l’évêque qui
l’ordonnerait dans ces conditions doit être privé du pouvoir d’ordonner, à
moins que le besoin de l’Église ne l’exige, ou qu’il y ait une coutume en ce
sens. En ce cas, celui qui a fait une telle pénitence peut être admis par
dispense aux ordres mineurs, mais pas aux ordres majeurs :
- 1° À cause de
la dignité de ces derniers ;
- 2° Par crainte
d’une rechute de sa part ;
- 3° À cause du
scandale à éviter, scandale que le souvenir des péchés antérieurs pourrait
occasionner dans le peuple ;
- 4° Parce que,
son péché ayant été public, il n’oserait pas lui-même corriger
les autres.
1. 2. 3. La
solution des objections est manifeste.
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
car les sacrements qui n’impriment pas de caractère se réitèrent avec leur
solennité, comme on le voit pour l’eucharistie, l’extrême-onction et d’autres.
Donc elle peut se réitérer avec sa forme solennelle.
2. La pénitence
est rendue solennelle en raison de la gravité du péché et de sa notoriété. Or
il peut se faire qu’après avoir accompli la pénitence on commette des péchés
semblables ou même de plus grands. Donc il faut réitérer la pénitence
solennelle.
Cependant :
La pénitence
solennelle signifie le rejet du premier homme du paradis ; mais ce rejet n’a eu
lieu qu’une fois ; par conséquent la pénitence solennelle ne peut également se
faire qu’une fois.
Conclusion :
La pénitence
solennelle ne doit pas se réitérer pour trois raisons :
- 1° De peur
qu’ainsi elle ne se trouve dévaluée ;
- 2° À cause de
sa signification ;
- 3° Parce que la
solennisation de la pénitence est comme une profession de garder
perpétuellement la pénitence, de sorte que la réitération répugne à la
solennité. Toutefois, celui qui a fait pénitence solennelle n’est pas exclu de
toute pénitence, s’il vient à pécher à nouveau ; mais
une pénitence solennelle ne doit pas lui être enjointe de nouveau.
Solutions :
1. Dans les sacrements
qui se réitèrent avec leur solennité, il n’y a pas répugnance entre ces deux
conditions, comme c’est ici le cas. Il n’y a donc pas de parité.
2. Bien qu’en
raison du délit on serait en ce cas redevable de la même pénitence, la
réitération de la solennité ne convient pas, pour les raisons qui ont été
dites.
Objections :
1. Il semble que
la pénitence solennelle ne doit pas être imposée à des femmes. La raison en est
qu’un homme à qui on impose une telle pénitence doit se raser la chevelure.
Mais cela ne convient pas à une femme, comme on le voit par la Première aux
Corinthiens (11, 5). Par conséquent, une femme ne doit pas faire de pénitence
solennelle.
2. Il semble, d’un
autre côté, qu’elle doit pouvoir être imposée à des clercs. On l’impose en
effet en raison de la gravité d’une faute. Or, un même péché est plus grave
s’il est commis par un clerc que s’il l’est par un laïc. Donc la pénitence
solennelle doit être imposée aux clercs plus encore qu’aux laïcs.
3. Il semble aussi
qu’elle puisse être imposée par n’importe quel prêtre. C’est en effet à celui
qui a le pouvoir des clés qu’il revient d’absoudre au for
de la pénitence ; or, un simple prêtre possède ce pouvoir ; il peut donc être
le ministre de cette pénitence.
Conclusion :
Toute pénitence
solennelle est publique, l’inverse n’étant pas vrai. Voici en effet comment se
pratique la pénitence solennelle. Au début du carême, ceux qui sont astreints à
cette pénitence se présentent avec leurs prêtres aux évêques de leurs Cités
devant la porte de l’église, revêtus d’un sac, pieds nus, le visage tourné vers
la terre, la chevelure rasée. Une fois introduits dans l’église, l’évêque
récite pour eux avec tout son clergé les sept psaumes de la pénitence ; après
quoi, les ayant aspergés d’eau bénite, il leur impose la main, puis il leur met
de la cendre sur la tête, couvre leur cou d’un silice,
et leur signifie, avec larmes, que, comme Adam a été chassé du paradis, ils
sont eux-mêmes rejetés de l’Église. Il ordonne alors à ses ministres de les
pousser au-dehors de l’église, tandis que les prêtres les accompagnent avec les
paroles du répons : "A la sueur de ton front..." Chaque année, le
jour de la Cène du Seigneur, ils sont ramenés par leurs prêtres à l’église où
ils demeurent jusqu’à l’octave de Pâques, sans toutefois communier, ni recevoir
la paix. Et l’on fera ainsi chaque année, tant que l’entrée de l’Église leur
demeure interdite. Quant à la réconciliation définitive, elle est réservée à
l’évêque, à qui seul il appartient d’imposer la pénitence solennelle.
La pénitence
solennelle peut être imposée également aux hommes et aux femmes, mais pas aux
clercs, à cause du scandale. On ne doit l’imposer que pour une faute qui
"aurait mis en émoi toute la ville".
Quant à la
pénitence publique, non solennelle, qui se fait aussi à la face de l’Église,
mais sans la solennité qui vient d’être dite, tel un pèlerinage au loin, avec
le bâton de pèlerin, elle peut se réitérer, et un simple prêtre peut l’imposer
; elle peut aussi être imposée à un clerc.
On a parfois
donné à la pénitence solennelle la dénomination de publique ; ce qui explique
que certaines autorités s’expriment diversement à son sujet.
Solutions :
1. La femme porte
une chevelure en signe de sujétion, mais pas l’homme. Ainsi ne convient-il pas
que, dans la pénitence, la chevelure d’une femme soit rasée, comme pour un
homme.
2. Bien que pour
une même faute un clerc pèche plus gravement qu’un laïc, on ne lui enjoint
cependant pas de pénitence solennelle, de peur que l'ordre ne vienne à être
méprisé. C’est donc à l’ordre que l’on a égard ici et non à la personne.
3. Les péchés les
plus graves demandent, pour être guéris, les plus grandes précautions. C’est
pourquoi l’injonction de la pénitence solennelle, qui ne se fait que pour les
péchés les plus graves, est réservée à l’évêque seul.
Après la
pénitence, il faut étudier le sacrement de l’extrême-onction. Cinq points
devront seront examinés :
- 1° Ce qui est
essentiel à ce sacrement et son institution ;
- 2° Son effet ;
- 3° Son
ministre ;
- 4° Ceux à qui
il doit être conféré, et en quelle partie de leur corps ;
- 5° Sa
réitération.
Sur le premier
point neuf questions se posent : - 1. L’extrême-onction est-elle un sacrement ?
- 2. N’est-elle qu’un seul sacrement ? - 3. Ce sacrement a-t-il été institué le
Christ ? - 4. L’huile d’olive est-elle la matière qui lui convient ? - 5. Faut-il
qu'elle soit consacrée ? - 6. La matière de ce sacrement doit-elle être
consacrée par l’évêque ? - 7. L’extrême-onction a-t-elle une forme quelconque ?
- 8. La forme de ce sacrement doit-elle s’exprimer dans une formule de prière
déprécative ? - 9. La formule dont il vient d’être question est-elle la forme
qui convient à ce sacrement ?
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car on emploie de l’huile pour les catéchumènes comme pour les malades. Or
l’onction que l’on fait aux premiers n’est pas un sacrement. L’extrême-onction
faite avec de l’huile aux malades n’en est donc pas un non plus.
2. Les sacrements
de la loi ancienne ont été les signes de ceux de la loi nouvelle. Mais il n’y a
pas eu de figure de l’extrême-onction dans la loi ancienne. L’extrême-onction
n’est donc pas un sacrement de la loi nouvelle.
3. Un sacrement,
au dire de saint Denys le pseudo-aréopagite, a pour fin, soit de
"purifier", "soit d'illuminer", soit de "rendre
parfait". Or l’extrême-onction n’est pas employée pour purifier ou
illuminer, vu que ces effets ne sont attribués qu’au baptême ; pas davantage
elle n’est faite pour rendre parfait, car, selon le même auteur, ceci revient à
la confirmation et à l’eucharistie. Elle n’est donc pas un sacrement.
Cependant :
1. Les sacrements
de l’Église remédient de façon suffisante aux défauts des hommes dans toutes
les situations où ils se trouvent ; or il n’y a pour ceux qui quittent cette
vie d’autres secours que l’extrême-onction ; elle est donc un sacrement.
2. En outre, les sacrements
ne sont autre chose que des sortes de remèdes spirituels, or l’extrême-onction
est quelque chose de ce genre puisque, comme l’affirme saint Jacques (5, 15),
elle est efficace pour la rémission des péchés ; elle est donc un sacrement.
Conclusion :
Parmi les
opérations visibles opérées par l’Église, certaines sont des sacrements, comme
le baptême, d’autres des sacramentaux, comme l’exorcisme, et il y a entre ces
deux espèces de choses cette différence qu’est appelée sacrement l’action de l'Église
qui atteint effectivement l’effet qui a été visé principalement dans l’acte
d’administration, tandis que le sacramental correspond à une action de l’Église
qui, bien qu’elle n’atteigne pas à cet effet, a tout de même un certain ordre à
l’action principale. Or l’effet qui est visé dans l’administration des sacrements
est la guérison de la maladie du péché : "Tout son fruit, lit-on dans Isaïe
(27, 6), est que le péché soit ôté." Puis donc que l’extrême-onction
parvient à cet effet, comme le montrent les paroles de saint Jacques (5, 14-15),
et qu’elle ne se trouve pas ordonnée à un autre sacrement, comme si elle lui
était annexée, il est clair qu’elle n’est pas un sacramental mais un sacrement.
Solutions :
1. L’huile dont
sont oints les catéchumènes ne va pas jusqu’à produire par son application la
rémission des péchés, car ceci revient au baptême, mais elle dispose en quelque
façon à ce sacrement ; cette onction n’est donc pas un sacrement comme l’extrême-onction.
2. Ce sacrement
dispose de façon immédiate l’homme à l’état de gloire, puisqu’il est donné à
ceux qui quittent leur corps. Mais comme dans la loi ancienne le temps de
parvenir à la gloire n’était pas encore révolu, attendu que "cette loi n’a
amené personne à l’état parfait" (He 7, 19), l’extrême-onction n’avait pas
alors à être figurée par quelque sacrement qui lui correspondît, comme par une
figure de même genre ; bien qu’elle ait été figurée en quelque manière de façon
lointaine par toutes les guérisons dont il est fait mention dans la loi
ancienne.
3. Saint Denys le
pseudo-aréopagite n’a pas fait mention de l’extrême-onction, non plus que de la
pénitence et du mariage, parce qu’il n’entendait traiter des sacrements que
pour autant qu’ils nous font connaître la disposition ordonnée des hiérarchies
ecclésiastiques, en ce qui regarde les ministres, leurs actions, et ceux qui en
sont les bénéficiaires. Toutefois comme par l’extrême-onction on reçoit la
grâce de la rémission des péchés, il n’est pas douteux que ce sacrement n’ait
comme le baptême une vertu illuminatrice et purificatrice, bien que ce ne soit
pas avec la même plénitude.
Objections :
1. Il semble que
non. L’unité d’une chose provient en effet de sa matière et de sa forme, vu que
c’est d’un même principe qu’elle tient son être et son unité. Or la forme de ce
sacrement se réitère plusieurs fois, même en une même occurrence, et
pareillement sa matière est appliquée plusieurs fois à celui qui est oint,
selon ses divers membres. L’extrême-onction n’est donc pas qu’un seul sacrement.
2. C’est l’onction
elle-même qui est le sacrement ; il serait en effet ridicule de dire que c’est
l’huile ; mais il y a plusieurs onctions ; donc, pareillement, il y a plusieurs
sacrements.
3. Un sacrement
unique doit être conféré de façon complète par un seul ministre. Or il peut se
faire que l’extrême-onction ne puisse être conférée ainsi, au cas par exemple
où le prêtre viendrait à mourir après avoir fait la première onction, un autre
prêtre devant intervenir alors pour continuer. L’extrême-onction n’est donc pas
qu’un seul sacrement.
Cependant :
1. L’onction se
rapporte à ce sacrement comme l’immersion au baptême ; or, plusieurs immersions
ne constituent qu’un seul sacrement de baptême ; de même plusieurs onctions
sont-elles un unique sacrement.
2. En outre, s’il
n’y avait pas un unique sacrement, il ne serait pas nécessaire, pour que le sacrement
fût parfait, qu’une fois la première onction accomplie on procède à une
seconde, car n’importe quel sacrement a par soi un être parfait. Mais il n’en
va pas ainsi. L’extrême-onction est donc un seul sacrement.
Conclusion :
En rigueur de termes
une chose peut être dite numériquement une en trois sens différents :
- 1° comme
l’indivisible qui n’est multiple ni en acte, ni en puissance, tel le point et
l’unité ;
- 2° comme le
continu qui est bien un en acte, mais multiple en puissance, telle la ligne ;
- 3° comme une
réalité parfaite constituée de plusieurs parties, telle une maison qui est
d’une certaine manière multiple en acte, mais dont les diverses parties
constituent une unité.
C’est de cette
dernière manière que chacun des sacrements est dit un, c’est-à-dire pour autant
que la pluralité des éléments qui le constituent est unifiée pour signifier ou
causer une même chose. Car un sacrement cause en signifiant. En conséquence :
lorsqu’une seule action suffit pour que l’on ait une signification parfaite,
l’unité du sacrement se réalise en cette seule action, comme on le voit pour la
confirmation ; lorsque la signification du sacrement peut être obtenue aussi
bien par une action que par plusieurs, le sacrement peut alors être accompli
dans une seule et dans plusieurs actions : ainsi le baptême en une et en trois
immersions, l’ablution que signifie ce sacrement pouvant en effet être figurée
par une immersion et par plusieurs ; lorsqu’enfin la signification parfaite du sacrement
ne peut être obtenue que par plusieurs actions, plusieurs sont alors
nécessaires pour la perfection du sacrement : c’est ce qui a lieu dans l’eucharistie
où la réfection corporelle qui est le signe de la réfection spirituelle ne peut
être réalisée que par la nourriture et par la boisson. Il en est de même pour
l’extrême-onction, car la guérison des blessures intérieures ne peut être
signifiée de façon adéquate que par l’application du remède aux divers
principes d’où viennent les blessures. C’est pourquoi plusieurs actions sont
requises pour la perfection de ce sacrement.
Solutions :
1. L’unité
parfaite d’un tout n’est pas détruite par la diversité de la matière ou de la
forme qui est en ses parties. Ainsi est-il évident que la matière de la chair
et des os dont un homme est constitué n’est pas la même, ni non plus la forme.
Il en va de même pour l'eucharistie et pour 1 extrême-onction la pluralité de
la matière et de la forme n’y détruit pas l’unité du sacrement.
2. Bien
qu’absolument parlant, dans l’extrême-onction, les actions soient multiples,
ces actions s’unissent cependant dans une seule action parfaite qui est
l’onction de tous les sens extérieurs, en lesquels la maladie intérieure a sa
source.
3. Quoique dans l’eucharistie,
un prêtre venant à mourir après la consécration du pain, un autre puisse
procéder à la consécration du vin, soit en reprenant là où le premier s’est
arrêté, soit en recommençant depuis le début sur une autre matière : pour
l’extrême-onction il n’est pas permis de reprendre au début, mais on doit
toujours continuer l’action entreprise, car il en serait de même d’une onction
répétée sur un même membre que d’une double consécration de la même hostie, ce
qui ne doit jamais se faire. Cependant la pluralité des ministres ne détruit
pas l’unité de ce sacrement, parce qu’ils n’agissent que comme des instruments
le fait qu’un ouvrier change de marteau ne compromet en effet pas l’unité de
l’oeuvre.
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car l’Évangile fait mention des sacrements qui ont été institués par le Christ,
comme l’eucharistie et le baptême ; or il n’y est pas question de l’extrême-onction
celle-ci n’a donc pas été instituée par le Christ.
2. Le Maître des
Sentences a dit de façon expresse en son 4ème livre (4, 23) que ce sacrement
a été institué par les apôtres. Le Christ ne l’a donc pas institué en personne.
3. Le sacrement de
l’eucharistie, qu’il avait institué, le Christ l’a aussi produit par lui-même ;
or il n’a conféré à personne le sacrement de l’extrême-onction ; c’est donc
qu’il ne l’a pas lui-même institué.
Cependant :
1. Les sacrements
de la loi nouvelle sont plus dignes que ceux de la loi ancienne ; or ceux-ci
ont tous eu Dieu pour auteur ; à plus forte raison donc les sacrements de la
loi nouvelle ont-ils été institués par le Christ lui-même.
2. En outre, c’est
à la même personne qu’il revient d’instituer et d’abolir ce qui avait été
établi. Or l’Église qui a dans les successeurs des apôtres la même autorité que
ceux-ci avaient eue ne peut abolir le sacrement de l’extrême-onction. C’est
donc que ce sacrement n’a pas été institué par les apôtres mais par le Christ.
Conclusion :
Il y a à ce
sujet deux opinions. Pour certains le Christ n’a pas institué ce sacrement par
lui-même, pas plus que la confirmation, mais il a confié aux apôtres le soin de
le faire : ces deux sacrements ne pouvaient en effet, en raison de la plénitude
de la grâce qu’ils confèrent, être institués avant que la mission la plus
plénière de l’Esprit Saint ait été accomplie. Aussi sont-ils à ce point sacrements
de la loi nouvelle qu’ils n’ont pas eu de figure dans la loi ancienne. Mais
cette explication n’est pas convaincante. De même en effet que le Christ avait
promis, avant sa passion, la mission plénière du Saint Esprit, il aurait aussi
bien pu instituer un tel sacrement.
C’est pourquoi
d’autres affirment que le Christ a institué par lui-même tous les sacrements,
mais qu’il n’en a promulgué en personne que certains, ceux qui sont les plus
difficiles à croire, laissant la charge aux apôtres d’en promulguer d’autres,
comme l’extrême-onction et la confirmation. Cette dernière opinion a le plus de
probabilité, car les sacrements appartiennent au fondement de la loi, en sorte
qu’il revient au Législateur même de les instituer. De plus, ils ont de par
leur institution une efficacité qu’ils ne peuvent tenir que de Dieu.
Solutions :
1. Le Seigneur a
fait et dit beaucoup de choses qui ne sont pas contenues dans les Évangiles (Jn 21, 25). Les évangélistes ont été préoccupés de
rapporter surtout ce qui est de nécessité de salut et ce qui regarde
l’organisation de l’Église. C’est pourquoi ils ont raconté l’institution faite
par le Christ du baptême, de la pénitence, de l’eucharistie et de l’ordre,
plutôt que celle du sacrement de l’extrême-onction, lequel n’est ni de
nécessité de salut, ni n’intéresse l’organisation de l’Église ou la distinction
de ses membres. Il est toutefois fait mention de l’onction de l’huile dans
l’Evangile de saint Marc (6, 13), là où il est dit que "les apôtres
oignaient d’huile les malades".
2. Pierre Lombard
a dit que ce sacrement a été institué par les apôtres, parce que c’est dans
leur enseignement que son institution nous a été promulguée.
3. Le Christ n’a
produit aucun sacrement, sauf celui qu’il a reçu lui-même à titre d’exemple.
Mais il ne convenait pas qu’il reçoive la pénitence et l’extrême-onction, car
il était sans péché ; il n’a donc pas produit de tels sacrements.
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car l’extrême-onction dispose immédiatement à l’incorruptibilité ; mais celle-ci
est signifiée par le baume que l’on met dans le chrême ; le chrême serait donc
une matière plus convenable pour ce sacrement.
2. L’extrême-onction
est une médication spirituelle ; mais une telle médication se trouve vivifiée
par 1'apposition du vin, comme le montre en saint Luc la parabole du blessé :
le vin serait donc une matière qui conviendrait mieux pour ce sacrement.
3. A un grand
péril doit correspondre un remède commun. Or l’huile n’est pas un remède de ce
genre, vu qu’on ne la trouve pas partout. Il semble donc, puisque ce sacrement
est conféré à ceux qui, quittant ce monde, se trouvent être dans le péril le
plus grand, que l’huile d’olive ne soit pas la matière qui convient.
Cependant :
1. Dans le texte
de saint Jacques (5, 14), l’huile est assignée comme matière de ce sacrement ;
or on ne parle d’huile, au sens propre, que pour l’huile d’olive ; c’est donc
cette huile qui est la matière de l’extrême-onction.
2. La guérison
spirituelle se trouve signifiée par l’onction d’huile, comme c’est manifeste
chez Isaïe (1, 6), à l’endroit où il est dit : "plaie ouverte, que l’on
n’a point soignée par un remède, ni adoucie avec l’huile." L’huile est
donc la matière qui convient pour ce sacrement.
Conclusion :
La médication
spirituelle que l’on applique à la fin de la vie doit être à la fois parfaite,
puisqu’après elle il n’y en a point d’autre, et douce, pour que l’espérance, si
nécessaire à ceux qui s’en vont, ne soit pas brisée, mais réchauffée. Or
l’huile est adoucissante, et pénètre jusqu’au plus intime, et en outre elle se
diffuse. Pour toutes ces raisons elle est bien la matière qui convient pour ce sacrement.
Mais comme c’est à la liqueur de l’olivier que l’on donne principalement le nom
d’huile, vu que les autres liqueurs ne reçoivent ce nom qu’en tant qu’elles lui
ressemblent, il revient aussi à l’huile d’olive d’être prise comme matière pour
l’extrême-onction.
Solutions :
1.
L’incorruptibilité de la gloire est une "réalité" qui n’est pas
contenue dans ce sacrement, et il n’est pas nécessaire que la signification de
la matière lui corresponde ; ainsi ne convient-il pas que le baume soit pris
ici comme matière : par son odeur il évoque en effet la "bonté de la
réputation", dont ceux qui quittent cette vie n’ont que faire ; c’est de
la "pureté de conscience" seulement dont ils ont besoin, laquelle est
signifiée par l’huile.
2. Le vin guérit
par sa morsure, l’huile au contraire en adoucissant : la médication par le vin
convient donc plutôt à la pénitence qu’à ce sacrement.
3. Bien qu’elle ne
vienne pas partout, l’huile d’olive peut aisément être transportée en tous
lieux. De plus ce sacrement n’est pas nécessaire au point que ceux qui quittent
cette vie ne puissent être sauvés sans lui.
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car ce sacrement comporte dans son administration une sanctification qui est
produite par la forme des paroles ; une autre qui porterait sur sa matière
serait donc superflue.
2. Les sacrements
ont leur efficacité et leur signification dans leur matière. Mais la
signification de l’effet de ce sacrement convient à l’huile en raison d’une
propriété naturelle ; quant à son efficacité, il la tient de l’institution
divine. Une sanctification de la matière n’est donc pas nécessaire.
3. Le baptême est
un sacrement plus parfait que l’extrême-onction. Or, dans le baptême, une
sanctification préalable de la matière n’est pas requise par le sacrement : pas
davantage, donc, dans l’extrême-onction.
Cependant :
Pour toutes les
autres onctions, on n’emploie qu’une matière préalablement consacrée. Donc,
puisque ce sacrement consiste en une certaine onction, il faut que sa matière
soit aussi consacrée.
Conclusion :
Quelques-uns
prétendent que l’huile pure et simple est la matière de ce sacrement, et que
celui-ci se trouve parachevé dans la consécration de l’huile faite par
l’évêque. Mais cette opinion apparaît manifestement fausse, d’après ce qui a
été dit de l’eucharistie, où l’on a montré que ce dernier sacrement est le seul
sacrement qui consiste dans la consécration de sa matière.
Nous disons donc
que l’extrême-onction consiste dans l’onction elle-même, comme le baptême
consiste dans l’ablution, et que sa matière est l’huile sanctifiée. Qu’il y ait
besoin dans ce sacrement et dans quelques autres d’une matière sanctifiée peut se
justifier par trois raisons :
- 1° Toute
l’efficacité des sacrements procède du Christ, de telle sorte que ceux dont il
a lui-même fait usage tiennent leur efficacité de cet usage même qu’il en a
fait : ainsi "a-t-il conféré aux eaux la vertu régénératrice par le
contact même de sa chair" ; mais il n’a pas fait usage de l’extrême-onction,
ni d’aucune onction corporelle c’est pourquoi la sanctification de la matière
est requise dans toutes les onctions.
- 2° Une autre
raison est la plénitude de grâce qui est conférée, et qui a pour effet, non
seulement d’ôter le péché, mais aussi les "restes" du péché et la
maladie corporelle.
- 3° Enfin, il y
a lieu de remarquer que l’effet corporel du sacrement, à savoir la guérison,
n’est pas causé par les propriétés naturelles de la matière ; ainsi convient-il
que cette efficacité lui soit conférée par une sanctification.
Solutions :
1. La première
sanctification dans l’extrême-onction porte sur la matière elle-même, tandis
que la seconde concerne plutôt son usage, selon qu’elle produit son effet en acte.
Ni l’une ni l’autre n’est donc superflue ; aussi bien voit-on qu’un outil tient
son efficacité de l’ouvrier, et dans sa fabrication, et quand on l’utilise.
2. L’efficacité
qui résulte de l’institution du sacrement est appliquée à cette matière par la sanctification
en cause.
3. La solution est
évidente par ce qui a été dit.
Objections :
1. Non, semble-t-il.
La consécration de la matière est en effet plus digne dans le sacrement de l’eucharistie
que dans celui-ci. Or, dans l’eucharistie, un prêtre peut consacrer la matière
; il doit donc pouvoir le faire également ici.
2. Dans les
ouvrages matériels un art de rang plus élevé ne prépare jamais les matériaux
pour un art moins élevé, car, ainsi qu’il est dit aux Physiques (2 Phy. 2, 10), celui qui utilise la matière
est plus digne que celui qui la prépare. Mais l’évêque est au-dessus du prêtre
; ce n’est donc pas à lui qu’il revient de préparer la matière dans un sacrement
que le prêtre dispense. Or, comme on le dira plus loin (Q. 31, 3), c’est le
prêtre qui administre l’extrême-onction. C’est pourquoi, dans ce sacrement, la
consécration de la matière ne revient pas à l’évêque.
Cependant :
Il se trouve que
pour les autres onctions la matière est consacrée par l’évêque il doit donc en
être de même ici.
Conclusion :
Le ministre d’un
sacrement ne produit pas l’effet de ce sacrement par sa vertu propre, à titre
d’agent principal, mais par l’efficacité du sacrement même qu’il dispense. Or
cette efficacité procède d’abord du Christ d’où elle descend, par ordre, dans les
autres à savoir dans le peuple par l’intermédiaire des ministres qui dispensent
les sacrements, et dans les ministres inférieurs par celui des ministres
supérieurs qui sanctifient la matière. C’est pourquoi dans tous les sacrements
qui réclament une matière sanctifiée, la première sanctification de la matière
se fait par l’évêque, tandis que son usage est parfait par le prêtre ainsi est-il
rendu manifeste que le pouvoir du prêtre est dérivé de celui de l’évêque, selon
cette parole du psaume (132, 2) : "Comme une huile excellente sur la tête,
qui, d’abord, descend sur la barbe, et, ensuite, jusqu’au col de la
tunique.".
Solutions :
1. Le sacrement de
l’eucharistie consiste dans la sanctification même de sa matière, et non dans
son usage ; c’est pourquoi, à proprement parler, ce qui est matière en ce sacrement
n’est pas quelque chose de consacré. D’où vient qu’une sanctification préalable
de cette matière par l’évêque n’est pas requise. Mais il faut que l’autel et
les autres choses de ce genre soient sanctifiés, comme le prêtre lui-même ; et
ceci ne peut avoir lieu que par l’évêque. En sorte que, même en ce sacrement,
il est manifesté que le pouvoir du prêtre est dérivé de celui de l’évêque,
comme le dit saint Denys le pseudo-aréopagite. Ainsi donc, le prêtre peut faire
cette consécration de la matière qui est en elle-même le sacrement, mais non
point celle qui est ordonnée comme un certain sacramental au sacrement, lequel
consiste alors dans l’usage des fidèles. La raison en est que relativement au
Corps véritable du Christ aucun ordre n’est au-dessus du sacerdoce, tandis que
par rapport à son Corps mystique l’ordre épiscopal est au-dessus de l’ordre
sacerdotal, comme on le dira plus loin (Q. 40, 4).
2. La matière d’un
sacrement n’est pas une matière en laquelle quelque chose serait fait par celui
qui l’utilise, comme dans les arts mécaniques, mais une matière en vertu de
laquelle quelque chose se fait ; ainsi reçoit-elle quelque chose de la nature
de la cause efficiente, en tant qu’elle est un certain instrument de
l’opération divine. Il faut donc qu’une telle vertu de la matière provienne
d’un art ou d’un pouvoir supérieur, car, dans les causes efficientes, plus un
agent est de rang élevé, plus il est parfait, tandis que dans les causes
purement matérielles, plus une matière a la priorité, plus elle est imparfaite.
Objections :
1. Il semble qu’il
n’en est rien. L’efficacité d’un sacrement provient en effet de son
institution, et aussi de sa forme il convient donc que la forme soit transmise
par celui qui a institué le sacrement. Or, on ne voit pas que la forme de
l’extrême-onction ait été transmise par le Christ ou par les apôtres. Ce sacrement
n’a donc pas de forme.
2. Ce qui
appartient à l’essence d’un sacrement est observé de la même façon par tous. Or
rien ne tient plus à l’essence d’un sacrement, s’il a une forme, que cette
forme elle-même. Puis donc que dans l’extrême-onction il n’y a pas de forme
communément observée, vu que tous n’emploient pas les mêmes paroles, il semble
bien que ce sacrement n’ait pas de forme.
3. Dans le baptême
une forme n’est requise que pour la sanctification de sa matière, qui est
"l’eau sanctifiée par la parole de vie, pour effacer les péchés ".
Mais, dans l’extrême-onction, la matière a été sanctifiée d’avance ; par
conséquent aucune forme de paroles n’y est requise.
Cependant :
1. Au dire du
Maître des Sentences, tout sacrement de la loi nouvelle consiste en
"réalités" et en "paroles". Mais les paroles sont la forme
du sacrement. Puis donc que l’extrême-onction est un sacrement de la loi nouvelle,
elle doit avoir une forme.
2. C’est aussi ce
que montre le rite pratiqué dans l’Église universelle, qui emploie
effectivement certaines paroles dans la collation de ce sacrement.
Conclusion :
Il y en a qui
ont prétendu qu’aucune forme n’était nécessaire pour l’extrême-onction. Mais
ceci semble porter atteinte à l’effet de ce sacrement, car n’importe quel sacrement
produit son effet en le signifiant. Or la signification de la matière ne se
trouve déterminée à un certain effet qu’en vertu de la forme des paroles, vu
que la matière peut avoir rapport à plusieurs choses. C’est pourquoi il doit y
avoir dans tous les sacrements de la loi nouvelle, qui "produisent ce
qu’ils signifient", des "réalités" et des "paroles".
En outre saint Jacques (5, 15) paraît bien concentrer toute la vertu de ce sacrement
dans la formule de la prière, qui est effectivement la forme de ce sacrement,
comme on le dira. Pour ces raisons, l’opinion précédente semble être téméraire
et erronée. Nous conclurons donc, ce qui est d’ailleurs l’opinion commune, que
l’extrême-onction a, comme les autres sacrements, une forme déterminée.
Solutions :
1. La Sainte Écriture
est proposée universellement à tous. C’est pourquoi la forme du sacrement de
baptême, qui peut être conféré par tous, doit s’y trouver comprise. De même
celle de l’eucharistie, car elle exprime la foi dans ce sacrement, qui est de
nécessité de salut. Quant aux formes des autres sacrements, on ne les rencontre
pas dans l’Écriture, mais l’Église les tient de la tradition des apôtres, qui
les ont reçues du Seigneur, selon la parole de saint Paul dans la première
épître aux Corinthiens (11, 23) : "Pour moi, j’ai reçu du Seigneur ce que
je vous ai transmis".
2. Les paroles,
qui sont de l’essence même de la forme, sont dites par tous ; mais les autres,
qui contribuent seulement à sa perfection, ne sont pas universellement
observées.
3. La matière du
baptême possède une sanctification propre, en vertu du contact qu’elle a eue
avec la chair du Sauveur ; mais par la forme des paroles elle reçoit une
sanctification qui sanctifie en acte. De même dans l’extrême-onction, après que
la matière de ce sacrement a été sanctifiée pour elle-même, est requise, dans
l’usage, une sanctification, grâce à laquelle la matière en cause sanctifie en
acte.
Objections :
1. Il semble que
la première manière de faire soit celle qui convient. Les sacrements de la loi
nouvelle ont un effet certain. Or la certitude de l’effet n’est exprimée dans
la forme des sacrements que par une formule à l’indicatif, ainsi dit-on :
"Ceci est mon corps", ou "Je te baptise". La forme de
l’extrême-onction doit donc être une formule à l’indicatif.
2. Dans les formes
des sacrements doit être exprimée l’intention du ministre, qui est requise pour
leur intégrité. Mais l’intention de conférer un sacrement ne saurait être
exprimée que par une formule à l’indicatif. Donc...
3. Dans quelques Églises,
lorsque l’on confère le sacrement de l’extrême-onction, on prononce ces paroles
: "J’oins ces yeux de l’huile sanctifiée, au nom du Père, etc.", ce
qui s’accorde bien avec les formes usitées pour les autres sacrements. Donc il
semble que ce soit dans ces paroles que consiste la forme de l’extrême-onction.
Cependant :
1. La forme d’un sacrement
doit être observée par tous. Or les paroles que l’on vient de dire ne sont pas
usitées dans toutes les Églises, alors que l’on emploie de façon commune la
formule déprécative, à savoir[2]
: "Que par cette sainte onction et
sa très précieuse miséricorde le Seigneur te pardonne tous les péchés que tu as
commis par la vue, etc." La forme de ce sacrement consiste donc dans
une formule déprécative.
2. Ceci en outre
paraît découler des paroles de saint Jacques qui attribue l’efficacité de ce sacrement
à la prière : "La prière de foi, dit-il en effet, guérira le malade."
Puis donc que l’efficacité d’un sacrement lui vient de sa forme, il semble bien
que la forme de l’extrême-onction soit la formule de prière susdite.
Conclusion :
C’est la formule
déprécative qui est la forme de l’extrême-onction, comme le montre le texte de
saint Jacques, et ainsi qu’il ressort de l’usage de l’Église romaine, qui
n’emploie pas d’autres paroles dans la collation de ce sacrement. On peut en
donner plusieurs raisons :
- 1° Tout
d’abord, celui qui reçoit ce sacrement est destitué de ses forces propres :
ainsi a-t-il besoin d’être secouru par nos prières.
- 2° En deuxième
lieu, ce sacrement est donné à ceux qui, quittant cette vie, cessent déjà de
relever de la juridiction de l’Église, pour ne plus reposer que dans la main de
Dieu seul c’est pourquoi on les lui recommande par une prière.
- 3° Enfin,
l’extrême-onction n’a pas d’effet qui suive nécessairement l’action du ministre,
lorsqu’a été accompli exactement tout ce qui est requis par le sacrement :
comme le caractère dans le baptême et la confirmation, la transsubstantiation
dans l’eucharistie, la rémission des péchés dans la pénitence, sous réserve
qu’il y ait contrition, celle-ci étant de l’essence du sacrement de pénitence
alors qu’elle n’est pas de l’essence de l’extrême-onction. C’est pourquoi, dans
l’extrême-onction, il ne peut y avoir de formule au mode indicatif, comme pour
les autres sacrements nommés.
Solutions :
1. De soi,
l’extrême-onction a, comme les sacrements précédents, un effet certain, mais
cet effet peut être empêché par la disposition feinte de celui qui le reçoit
même s’il se soumet au sacrement d’intention, en sorte qu’aucun effet ne suit.
Le cas de l’extrême-onction ne peut donc être assimilé à celui des autres sacrements
qui sont toujours suivis d’un certain effet.
2. L’intention du
ministre est exprimée de façon suffisante par l’acte même qui est indiqué dans
la forme : à savoir, "par cette sainte onction..."
3. Les paroles au
mode indicatif que quelques-uns disent avant la formule déprécative ne sont pas
la forme de ce sacrement ; elles en sont comme des dispositions, en tant
qu’elles déterminent l’intention du ministre.
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car on trouve mention de la matière dans la forme des autres sacrements, de la
confirmation par exemple ; or il n’en est pas question dans les paroles
susdites l’extrême-onction ; elles ne sont donc pas une forme convenable.
2. Dans les autres
sacrements comme dans celui-ci, l’effet vient en nous par la miséricorde divine
; or il n’en est point fait mention dans la forme des autres sacrements, mais
plutôt de la Trinité ou de la passion : il devrait donc en être de même ici.
3. La lettre du [Maître
des Sentences] fait mention d’un double effet pour l’extrême-onction. Mais un
seul est indiqué dans les paroles susdites, la rémission des péchés, et il n’y
est pas question de la guérison corporelle à laquelle saint Jacques ordonne
cependant la prière de foi (Jc 5, 15) : "La
prière de foi, dit-il en effet, guérira le malade." La forme en question
ne convient donc pas.
Conclusion :
La formule dont
on a parlé est bien la forme qui convient à ce sacrement, car elle fait mention
à la fois : du sacrement, quand on dit : "cette sainte onction" ; de
ce qui agit dans le sacrement, à savoir "la divine miséricorde" ; de
son effet, enfin, "la rémission des péchés".
Solutions :
1. La matière de
l’extrême-onction peut s’apercevoir dans l’acte même de l’onction ; tandis que
celle de la confirmation n’apparaît pas dans l’acte qu’exprime sa forme. Le cas
n’est donc pas le même.
2. La miséricorde
fait face à la misère. Puis donc que ce sacrement se donne à celui qui est dans
un état de misère, à savoir l’état de maladie, il y est fait mention de la
miséricorde, plutôt que dans les autres sacrements.
3. La forme doit
exprimer l’effet principal, et qui est toujours produit en vertu du sacrement,
à moins qu’il n’y ait un empêchement en celui qui le reçoit. Or cet effet
principal n'est pas ici la santé corporelle, comme le montre ce qui précède,
bien qu’elle suive quelquefois : et c’est pourquoi saint Jacques (5, 15) attribue
ce dernier effet à la prière, qui est la forme du sacrement.
Il faut étudier
maintenant l’effet de ce sacrement. Trois questions se posent ici : - 1.
L’extrême-onction procure-t-elle la rémission des péchés ? - 2. A-t-elle pour
effet la guérison corporelle ? - 3. Imprime-t-elle un caractère ?
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car lorsqu’un effet peut être obtenu par l’action d’un seul, l’intervention
d’un autre n’est pas requise. Or celui qui reçoit l’extrême-onction doit aussi
recevoir le sacrement de pénitence pour la rémission de ses péchés. Ceux-ci ne
sont donc pas remis par l’extrême-onction.
2. Il n’y a dans
le péché que trois choses, à savoir la tache de l’âme, l’obligation à la peine
et les défectuosités qui en sont les "restes". Or, par l’extrême-onction,
le péché n’est pas remis quant à la tache de l’âme, sans qu’il y ait
contrition, laquelle y suffit, même sans onction ; pas davantage il n’est remis
quant à l’obligation de la peine, car si le malade vient à guérir il sera tenu
d’accomplir la satisfaction qui lui aura été imposée ; enfin il n’est pas remis
non plus quant aux défectuosités subséquentes, puisque les dispositions
laissées par les actes antérieurs persistent, comme il apparaît de façon
manifeste après guérison. D’aucun point de vue donc l’extrême-onction ne remet
les péchés.
3. La rémission
des péchés a lieu instantanément et non de façon successive. Or l’extrême-onction
n’est pas acquise d’un seul coup, puisqu’il faut plusieurs onctions. Elle ne
remet donc pas les péchés.
Cependant :
1. Saint Jacques (5,
15) dit : "S’il a des péchés, ils lui seront pardonnés."
2. De plus, tout sacrement
de la loi nouvelle confère la grâce. Or la grâce produit en nous la rémission
des péchés. Donc, puisqu’elle est un sacrement de la loi nouvelle, l’extrême-onction
procure aussi la rémission des péchés.
Conclusion :
Chacun des sacrements
a été institué principalement en vue d’un seul effet, bien qu’il puisse encore
en produire d’autres par voie de conséquence. Et comme un sacrement produit
cela même qu’il signifie, c’est à partir de sa signification qu’il convient
d’en déterminer l’effet principal. Or ce sacrement est administré par mode de
médicament, comme le baptême par mode d’ablution. Ainsi, un remède étant fait
pour chasser la maladie, est-ce principalement pour guérir la maladie du péché
que l’extrême-onction a été instituée : en sorte que, comme le baptême est une
sorte de régénération spirituelle, et la pénitence une sorte de résurrection du
même ordre, ce sacrement pour sa part peut être considéré comme une sorte de
guérison ou de cure spirituelle. Mais les soins donnés au corps présupposent
évidemment la vie corporelle chez ceux à qui ils sont donnés ; de même
également une médication spirituelle suppose la vie spirituelle. L’extrême-onction
n’est donc pas donnée contre les défauts qui détruisent cette vie, c’est-à-dire
contre le péché originel et le péché mortel, mais contre ceux qui affaiblissent
spirituellement l’homme, en sorte qu’il n’a plus toute la vigueur nécessaire
pour accomplir les actes de la vie de la grâce ou de la gloire. Or ces défauts
ne sont pas autre chose qu’une certaine faiblesse ou débilité que laisse en
nous après lui le péché tant actuel qu’originel : c’est contre cette faiblesse
que l’homme se trouve affermi par l’extrême-onction.
Mais comme cet
effet fortifiant est produit par la grâce, et que la grâce ne peut se trouver
associée au péché, il s’ensuit que, si ce sacrement trouve en face de lui un
péché mortel ou véniel, il l’ôte, par voie de conséquence, quant à la coulpe,
si du moins celui qui le reçoit n’y met point d’empêchement ; ce qui a lieu
aussi pour l’eucharistie et la confirmation, comme nous l’avons dit (IIIa Q. 72, a. 7, ad 2). C’est pourquoi saint Jacques (5,
15) ne mentionne que conditionnellement la rémission des péchés : "S’il a
des péchés, dit-il, ils lui seront pardonnés", quant à la coulpe. Ainsi
l’extrême-onction ne détruit pas toujours le péché, pour la raison qu’elle n’en
trouve pas toujours ; mais elle subvient toujours à cet état de faiblesse que
quelques-uns appellent "les restes
du péché".
Certains
prétendent que ce sacrement a été institué principalement contre le péché
véniel, dont il est vrai que l’on ne peut être parfaitement guéri tant que l’on
est en cette vie c’est ainsi que le sacrement de ceux qui la quittent serait
dirigé spécialement contre le péché véniel. Mais cette opinion ne paraît pas
fondée, car la pénitence suffit à détruire, quant à la coulpe, les péchés
véniels, même en cette vie. Que de tels péchés ne puissent être évités à
nouveau, une fois la pénitence accomplie, n’ôte pas à la pénitence précédente
l’effet qu’elle a eu. En outre, il faut dire que ceci tient à la faiblesse à
laquelle il a été fait allusion.
L’effet
principal de ce sacrement est donc la rémission des péchés, "quant aux
restes du péché", et aussi, par voie de conséquence, "quant à la
coulpe", s’il s’en rencontre une.
Solutions :
1. Bien que
l’effet principal d’un sacrement puisse être obtenu sans qu’il soit effectivement
reçu, ou sans aucun sacrement, ou, à titre de conséquence, par un autre sacrement,
jamais cet effet ne peut être obtenu sans le désir du sacrement en question.
Puis donc que la pénitence est instituée principalement contre le péché actuel,
il s’ensuit que tout autre sacrement détruisant ce péché par voie de
conséquence n’exclut pas la nécessité de la pénitence.
2. L’extrême-onction
remet de quelque façon le péché sous les trois rapports mentionnés. Bien que le
péché ne soit en effet pas remis sans contrition, quant à la tache dont il
marque l’âme, ce sacrement, par la grâce qu’il communique, transforme en
contrition le mouvement du libre arbitre qui s’oppose au péché, comme cela peut
se produire aussi dans l’eucharistie et la confirmation.
De même l’extrême-onction
diminue l’obligation à la peine temporelle, mais par voie de conséquences, en
remédiant à l’état de faiblesse : celui qui est fort porte en effet la même
peine avec plus d’aisance que celui qui est faible. Il ne faut donc pas que
pour cette raison soit diminuée la pénitence prescrite. Dans les "restes
du péché" enfin, il ne faut pas voir ici les dispositions laissées par les
actes qui sont des "habitus" commençants, mais une certaine faiblesse
spirituelle inhérente à l’âme elle-même : que cette faiblesse vienne à être
supprimée, même si les habitus ou dispositions précédentes demeurent, l’âme ne
pourra plus être inclinée au péché comme auparavant.
3. Lorsque
plusieurs actions sont ordonnées à produire un seul effet, la dernière joue le
rôle de forme par rapport à toutes celles qui précèdent, et agit par leur
vertu. Ainsi est-ce dans la dernière onction que la grâce qui assure son effet
à ce sacrement est infusée dans l’âme.
Objections :
1. Il semble que
non. Un sacrement est un remède spirituel. Mais un remède de cet ordre est fait
pour rétablir la santé spirituelle, comme un remède corporel est ordonné à
guérir le corps. La santé corporelle n’est donc pas l’effet de ce sacrement.
2. Un sacrement a
toujours son effet chez celui qui s’en approche sans feinte. Or il arrive que
celui qui reçoit ce sacrement ne soit pas corporellement guéri, quelle que soit
la ferveur apportée à cet acte. La guérison corporelle n’est donc pas un effet
de ce sacrement.
3. L’efficacité de
ce sacrement nous est connue par le ch. 5 de l’Épître de saint Jacques (5, 15).
Or, en cet endroit, la guérison n’est pas présentée comme un effet de l’onction
mais de la prière : "La prière de foi, y lit-on, guérira le malade."
C’est donc que la guérison du corps n’est pas un effet de l’extrême-onction.
Cependant :
1. Un acte de
l’Église a plus d’efficacité après la passion du Christ qu’avant. Or, dès avant
cette passion, ceux que les apôtres oignaient d’huile guérissaient, comme il
apparaît en saint Marc. Donc maintenant encore cet acte a pour effet la
guérison du corps.
2. En outre, les sacrements
opèrent en signifiant. Or le baptême, par l’ablution corporelle qu’il produit à
l’extérieur, signifie et opère la purification de l’âme : de même, l’extrême-onction,
par la guérison corporelle qu’elle produit à l’extérieur, signifie et opère la
guérison spirituelle.
Conclusion :
Comme le baptême
purifie spirituellement l’âme de ses taches spirituelles par l’ablution
corporelle, ainsi ce sacrement guérit-il intérieurement l’âme par le remède
sacramentel extérieur ; et de même que l’ablution du baptême a pour effet le
lavage du corps, car il comporte aussi une purification de cet ordre, l’extrême-onction
pareillement a les effets d’un traitement médical
appliqué au corps, à savoir sa guérison. Il y a cependant une différence, car
l’ablution corporelle nettoie le corps en raison même des propriétés naturelles
de l’eau, et par conséquent a toujours cet effet, tandis que l’extrême-onction
ne procure pas la guérison corporelle par le fait des propriétés naturelles de
la matière employée ; mais par la vertu divine, qui opère toujours de façon
raisonnable. Et comme la raison, lorsqu’elle agit, ne produit jamais un effet
secondaire qu’autant que cet effet peut concourir à l’effet principal, il suit
ici que la guérison corporelle n’est pas toujours produite par le sacrement,
mais seulement lorsqu’elle est utile à la guérison de l’âme. En ce cas elle a
toujours lieu, du moins s’il n’y a pas d’empêchement de la part de celui qui
reçoit le sacrement.
Solutions :
1. L’objection
prouve seulement que la guérison corporelle n’est pas l’effet principal de ce sacrement,
ce qui est exact.
2. La solution est
rendue manifeste par ce qui a été dit.
3. La prière dont
parle saint Jacques est la forme du sacrement, comme on le précisera plus loin.
Ainsi donc ce sacrement, comme sa forme elle-même, est efficace, de soi, pour
la guérison du corps.
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
car le caractère est un signe distinctif. Mais on distingue celui qui est
baptisé de celui qui ne l’est pas ; il doit donc en être de même pour celui qui
a reçu l’onction et celui qui ne l’a pas reçue. Par conséquent, comme le
baptême, l’extrême-onction imprime un caractère.
2. Les sacrements
d’ordre et de confirmation comportent comme celui-ci une onction ; or, chez
eux, il y a impression d’un caractère, donc aussi dans l’extrême-onction.
3. En tout
sacrement on rencontre : ce qui est "réalité seulement", ce qui est
"signe seulement", enfin ce qui est "signe et réalité". Or,
ici, on ne peut découvrir rien d’autre qui corresponde à la troisième de ces
choses, sinon le caractère. Il y a donc dans l’extrême-onction impression d’un
caractère.
Cependant :
1. Jamais on ne
réitère un sacrement qui imprime un caractère ; or l’extrême-onction peut être
réitérée, comme on le dira (Q. 33, 1). C’est donc qu’elle n’imprime aucun
caractère.
2. En outre, la
distinction qui résulte du caractère sacramentel n’a de sens que pour l’Église
d’ici-bas ; or l’extrême-onction est conférée à celui même qui la quitte ; il
n’y a donc pas de raison pour qu’elle imprime en lui un caractère.
Conclusion :
Il n’y a impression
d’un caractère que dans les sacrements qui députent un homme à quelque action
sacrée. Or l’extrême-onction n’a valeur que de remède, et elle n’habilite
personne à produire ou à recevoir quelque chose de ce genre : c’est donc
qu’elle n’imprime aucun caractère.
Solutions :
1. Le caractère
établit une distinction des états, relativement aux actions qu’il y a à
pratiquer dans l’Église. Or un homme n’est pas ainsi distingué des autres du
fait qu’il a reçu l’extrême-onction.
2. L’onction qui
est faite dans l’ordre et la confirmation est une consécration, en vertu de
laquelle l’homme se voit député à des réalités d’ordre sacral. Au contraire, la
présente onction a valeur de remède : ce n’est donc pas pareil.
3. Dans ce sacrement,
ce qui est "réalité et signe" n’est pas un caractère, mais consiste
en une certaine dévotion intérieure, qui est une onction spirituelle.
Parlons
maintenant de l’administration de ce sacrement. Nous nous demanderons : - 1. Si
un laïc peut donner l’extrême-onction ? - 2. Si un diacre peut le faire ? - 3.
Si l’évêque seul peut conférer ce sacrement ?
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
puisqu’au dire de saint Jacques c’est la prière qui rend ce sacrement efficace.
Or il peut se faire que la prière d’un laïc soit agréée de Dieu tout aussi bien
que celle d’un prêtre. Un laïc peut donc conférer ce sacrement.
2. On rapporte que
certains Pères en Egypte faisaient porter de l’huile aux malades et que ceux-ci
guérissaient ; pareillement que sainte Geneviève oignait d’huile les malades.
C’est donc que ce sacrement peut être conféré même par des laïcs
Cependant :
Ce sacrement
procure la rémission des péchés ; or ceci n’est pas au pouvoir des laïcs,
donc...
Conclusion :
Saint Denys le
pseudo-aréopagite affirme au Livre de la
Hiérarchie ecclésiastique que certains exercent les actes hiérarchiques, et
que d’autres ne font que les recevoir ; or ce sont précisément les laïcs.
L’administration d’aucun des sacrements ne peut donc leur revenir d’office ; et
s’ils peuvent baptiser, en cas de nécessité, c’est en vertu d’une dispense que
Dieu leur accorde, pour que personne ne soit privé de la possibilité d’être
spirituellement régénéré.
Solutions :
1. Ce n’est pas en
son nom propre que le prêtre dit la formule de prière de l’extrême-onction, car
alors il pourrait ne pas être exaucé, puisqu’il peut se faire qu’il soit un
pécheur. Mais il la dit au nom de l’Église entière, au nom de laquelle il peut
prier en sa qualité de personne publique ; ce qu’un laïc, qui est une personne
privée, ne peut faire.
2. Les onctions
dont il est question ici n’avaient pas valeur sacramentelle. Si donc elles
avaient une efficacité pour la guérison du corps, c’était en raison de la
dévotion de ceux sur qui elles étaient faites, et des mérites de ceux qui les
faisaient ou de ceux qui avaient envoyé l’huile, par une "grâce de
guérison ", et non en vertu d’une grâce sacramentelle.
Objections :
1. Oui, cela
paraît possible. Toujours selon saint Denys le pseudo-aréopagite, les diacres
ont en effet un pouvoir de "purification". Or ce sacrement n’a été
institué que pour purifier des infirmités, tant de l’âme que du corps. Les
diacres peuvent donc donner l’extrême-onction.
2. Le sacrement de
baptême est plus digne que celui-ci. Or les diacres peuvent baptiser, comme
nous le voyons dans le cas de saint Laurent. Par conséquent ils peuvent donner
l’extrême-onction.
Cependant :
Saint Jacques (5,
14) dit : "Qu’il appelle les presbytres de l’Église !"
Conclusion :
Le diacre a
seulement le pouvoir de "purifier", et non celui
d'"illuminer". Puis donc que l’illumination est produite par la
grâce, le diacre ne peut donner en vertu de son office aucun des sacrements qui
confère la grâce ; et donc pas celui-ci, vu qu’il est en ce cas.
Solutions :
1. C’est en vertu
de l’illumination produite par la grâce que ce sacrement purifie. Il
n’appartient donc pas au diacre de l’administrer.
2. Ce sacrement
n’est pas d’absolue nécessité. Aussi la charge de l’administrer n’a pas été
commise à tous dans le cas de nécessité, mais seulement à ceux à qui cela
revient de par leur office. D’ailleurs il n’appartient pas non plus aux diacres
de baptiser à ce titre.
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
car ce sacrement s’administre au moyen d’onctions, tout comme la confirmation ;
or l’évêque seul peut confirmer ; donc seul aussi il peut donner l’extrême-onction.
2. Qui ne peut le
moins ne peut le plus. Mais l’usage d’une matière sanctifiée est plus digne que
l’acte par lequel on la sanctifie, vu qu’il est la fin de cet acte. Puis donc
que le prêtre n’a pas le pouvoir de sanctifier la matière, il ne peut non plus
en avoir l’usage.
Cependant :
Au témoignage de
saint Jacques (5, 15), le ministre de ce sacrement doit être appelé auprès de
celui qui est dans le cas de le recevoir. Mais un évêque ne peut aller à tous
les malades de son diocèse. C’est donc qu’il n’est pas le seul à pouvoir
conférer ce sacrement.
Conclusion :
Selon saint
Denys le pseudo-aréopagite, la fonction de l’évêque consiste proprement à
"rendre parfait", comme celle du prêtre à "illuminer". Est
donc réservée aux évêques la collation des sacrements qui mettent ceux qui les
reçoivent dans un état de perfection au-dessus des autres. Or ce n’est pas le cas
pour ce sacrement, vu qu’il est donné à tous. Il peut donc être administré par
les simples prêtres.
Solutions :
1. La
confirmation, comme on l’a dit (IIIa Q. 72, a. 5),
imprime un caractère grâce auquel l’homme se trouve placé dans un état de
perfection. Mais ceci n’a pas lieu dans ce sacrement. Le cas n’est donc pas
pareil.
2. Bien que dans
l’ordre des causes finales faire usage d’une matière consacrée soit plus digne
que la sanctifier, dans celui des causes efficientes, c’est cette dernière
action qui l’emporte, car l’usage dépend de la même personne comme de sa cause
active. C’est pourquoi sanctifier requiert une vertu active de degré plus élevé
que faire usage.
Il faut voir
maintenant à qui le sacrement de l’extrême-onction doit être conféré, et en
quelle partie du corps. Sept points sont à éclaircir : - 1. L’extrême-onction
doit-elle être conférée à ceux qui se portent bien ? - 2. Doit-elle être donnée
dans n’importe quelle maladie ? - 3. Faut-il la donner aux fous et à ceux qui
sont dépourvus de raison ? – 4. Faut-il la donner aux enfants ? - 5. Convient-il
de faire des onctions sur tout le corps ? - 6. A-t-on fixé de façon convenable
les parties du corps sur lesquelles les onctions doivent être faites ? - 7.
Ceux qui sont mutilés doivent-ils recevoir les onctions qui correspondent aux
parties mutilées de leurs corps ?
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
car en ce sacrement la guérison de l’âme est un effet plus important que celle
du corps. Or les sains de corps ont aussi besoin d’être guéris en leur âme.
Donc on doit leur donner aussi ce sacrement.
2. Ce sacrement
est pour ceux qui quittent cette vie, comme le baptême est pour ceux qui y font
leur entrée. Or on donne le baptême à tous ceux qui sont en cette dernière
condition ; ainsi doit-on donner l’extrême-onction à tous ceux qui sont dans le
premier cas. Mais il arrive parfois que ceux qui sont proches de leur fin
soient bien portants, par exemple ceux à qui l’on va trancher la tête. Pourquoi
ne leur donnerait-on pas l’extrême-onction ?
Cependant :
Saint Jacques (5,
14) a dit : "Quelqu’un parmi vous est-il malade..." : donc ce sacrement
ne convient qu’aux malades
Conclusion :
L’extrême-onction,
nous l’avons dit, est un certain traitement des maux spirituels qui se trouve
signifié par un certain traitement des maux corporels. Par conséquent il n’y a
pas lieu de conférer ce sacrement à ceux auxquels cette médication corporelle
est sans objet, c’est-à-dire à ceux qui se portent bien
Solutions :
1. Bien que la
santé de l’âme soit l’effet principal de ce sacrement, il est nécessaire
cependant que la santé spirituelle soit signifiée par un traitement appliqué au
corps, même si la guérison corporelle ne doit pas suivre. C’est pourquoi la
santé de l’âme ne peut être donnée dans ce sacrement qu’à ceux qui sont dans la
condition d’être soignés dans leur corps, c’est-à-dire aux malades. Comme,
pareillement, ne peut recevoir le baptême que celui qui est susceptible
d’ablution corporelle, ce qui n’est pas le cas pour l’enfant qui est encore
dans le sein de sa mère.
2. Le baptême lui
aussi n’est que pour ceux qui, entrant dans la vie, peuvent recevoir une
ablution en leur corps ; de même l’extrême-onction ne convient qu’à ceux qui,
alors qu’ils quittent cette vie, sont dans le cas d’être l’objet d’un
traitement médical.
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
l’extrême-onction doit être donnée en n’importe quelle maladie, car, là où
saint Jacques (5, 14-15) nous parle de ce sacrement, il n’est pas précisé de
quelle maladie il s’agit. L’extrême-onction doit donc être donnée à tous les
malades.
2. Plus un remède a de dignité, plus il doit être d’application
générale. Or l’extrême-onction est plus digne qu’un remède destiné au corps.
Puis donc qu’un remède de ce genre se donne à tous les malades, il semble qu’il
doit en aller de même pour ce sacrement.
Cependant :
Ce sacrement est
appelé par tous "l’extrême-onction". Mais les maladies ne réduisent
pas toutes à la dernière extrémité ; il en est même, à en croire Aristote (De la brièveté de la vie, 1), qui
allongent la vie. Il ne convient donc pas que ce sacrement soit donné à tous
les malades.
Conclusion :
L’extrême-onction
est le dernier remède que l’Église puisse donner, et qui dispose en quelque
façon immédiatement à la gloire. C’est pourquoi on ne doit la donner qu’aux
malades qui sont dans la condition de ceux qui s’en vont de ce monde, atteints
qu’ils sont d’une maladie mortelle, et en péril de mort.
Solutions :
1. N’importe
quelle maladie, si elle s’aggrave, peut amener la mort. A ne considérer donc
que le genre de maladie, on doit admettre que pour toutes on peut donner
l’extrême-onction ; c’est pourquoi l’apôtre ne parle d’aucune maladie en
particulier. Mais si l’on considère l’intensité de la maladie et l’état du
malade, il faut affirmer que l’extrême-onction ne doit pas toujours être donnée
aux malades.
2. Un remède
corporel a pour principal effet la guérison du corps dont ont besoin tous les
malades, en quelque état qu’ils se trouvent. Au lieu que l’extrême-onction a
pour principal effet cette guérison particulière qui est nécessaire à ceux qui
quittent cette vie et font route vers la gloire. Ce n’est donc pas pareil.
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
car ces sortes d’infirmités sont des plus dangereuses, et mettent bien vite en
péril de mort. Mais à tout danger on doit apporter un remède. C’est pourquoi ce
sacrement, qui a été établi pour porter remède à l’infirmité humaine, doit être
conféré à ceux qui sont en ce cas.
2. Le baptême est
un sacrement plus digne que celui-ci ; or, comme il a été dit (IIIa, 68, 12), on baptise les fous ; il faut donc aussi
leur donner l’extrême-onction.
Cependant :
Ce sacrement ne
doit être donné qu’à ceux qui sont en état de le recevoir en connaissance de
cause ; mais ce n’est pas le cas des fous et de ceux qui sont dépourvus de sens
; par conséquent il ne faut pas leur donner l’extrême-onction.
Conclusion :
Pour que ce sacrement
soit reçu avec fruit, comptent pour beaucoup et la dévotion de celui qui le
reçoit, et le mérite personnel de celui qui le confère, et le mérite général de
toute l’Église : le mode déprécatif de la forme de ce sacrement le montre bien.
C’est pourquoi on ne doit pas le conférer à ceux qui sont incapables de le
recevoir en connaissance de cause et avec dévotion ; et surtout pas aux fous ou
aux déments, qui pourraient manquer de révérence au sacrement par quel que
incongruité, sauf s’ils ont des moments de lucidité, où ils puissent comprendre
: ce qu’ils reçoivent : alors le sacrement peut leur être donné.
Solutions :
1. Bien que de
tels gens puissent être en danger de mort, un remède qui suppose une dévotion
personnelle ne peut leur être appliqué. Il ne faut donc pas leur donner
l’extrême-onction.
2. Le baptême ne
requiert pas de notre part un mouvement de libre-arbitre, vu qu’il est donné
principalement contre le péché originel qui n’est pas guéri en nous du fait de
ce pouvoir. L’extrême-onction au contraire demande un tel mouvement : le cas
n’est donc pas pareil. - En outre, le baptême est de nécessité de salut, mais
pas ce sacrement.
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
puisque les enfants peuvent avoir les mêmes maladies que les adultes. Or, à
mêmes maladies, mêmes remèdes. C’est pourquoi ce sacrement doit être donné aux
enfants, tout comme aux adultes.
2. Ce sacrement,
on l’a dit plus haut, a pour destination de purifier des "restes" du
péché, tant originel qu’actuel. Or il y a dans les enfants les
"restes" du péché originel. Donc ce sacrement doit leur être conféré.
Cependant :
Ce sacrement ne
doit pas être donné à ceux auxquels la forme du sacrement ne saurait convenir.
Mais la forme de l’extrême-onction ne s’applique pas aux enfants, puisqu’ils
n’ont péché, ni "par la vue", ni "par l’ouïe", ainsi qu’on
le dit dans la prière qui est la forme du sacrement. Celui-ci donc ne doit pas
leur être donné.
Conclusion :
Ce sacrement
exige de la part de celui qui le reçoit une dévotion actuelle, tout comme l’eucharistie
; et comme celle-ci ne doit pas être donnée aux enfants, de même en est-il de
l’extrême-onction.
Solutions :
1. Chez les
enfants les maladies ne sont pas causées par le péché actuel, comme chez les
adultes. Or ce sacrement se donne principalement contre les maladies qui ont
pour cause ce péché et en sont comme des "restes".
2. L’extrême-onction
ne se donne contre les "restes" du péché originel que pour autant que
ces "restes" sont en quelque sorte fortifiés
par des péchés actuels. C’est donc principalement contre les péchés actuels
qu’il est donné, comme le montrent les paroles mêmes de sa forme. Or chez les
enfants il n’y a pas de tels péchés.
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
puisque, comme le dit saint Augustin (De
la Trinité 6, 6) : "L’âme tout entière est dans tout le corps".
Mais ce sacrement se donne principalement pour la guérison de l’âme. C’est donc
sur tout le Corps qu’il faut faire des onctions.
2. Le remède doit
être appliqué là où est le mal. Or il arrive que celui-ci soit généralisé, et
soit ainsi dans tout le corps, comme c’est le cas pour la fièvre. Il faut alors
faire des onctions partout.
3. Tout le corps,
dans le baptême, est plongé dans l’eau. Ici, de même, il doit être tout entier
oint d’huile.
Cependant :
Le rite
universel de l’Église veut que l’infirme ne soit oint qu’en certaines parties
de son corps.
Conclusion :
L’extrême-onction
s’administre comme un traitement médical. Or, en de tels soins, il n’est pas
nécessaire qu’on applique le remède au corps tout entier, mais seulement à
celles de ses parties où est la racine du mal. Pareillement, il n’y a lieu de
faire l’onction sacramentelle qu’aux parties du corps où se trouve la racine de
nos infirmités spirituelles.
Solutions :
1. Bien que l’âme
soit tout entière, quant à son essence, en chaque partie du corps, elle n’y est
pas quant à ses puissances, lesquelles sont justement les racines des actes
peccamineux. Il faut donc que les onctions soient faites en ces parties mêmes
du corps où les diverses puissances ont leur siège.
2. On n’applique
pas toujours le remède là où est le mal, mais plus convenablement à sa racine.
3. Le baptême a
lieu par mode d’ablution. Or un lavage du corps n’ôte les taches que là où on
le fait ; et c’est pourquoi le baptême est appliqué à tout le corps. Mais il en
va autrement de l’extrême-onction, pour la raison qui a été dite.
Objections :
1. Il ne convenait
pas, semble-t-il, que les onctions soient faites au malade sur ces parties,
savoir : sur les yeux, les narines, les oreilles, les lèvres, les mains, les
pieds, car un médecin avisé soigne le mal dans sa racine. Or c’est "du
coeur que sortent les pensées qui souillent l’homme", comme il est dit en
saint Matthieu (15, 19-20). L’onction doit donc se faire sur la poitrine.
2. La pureté de
l’esprit n’est pas moins nécessaire à ceux qui quittent cette vie qu’à ceux qui
y font leur entrée. Or ces derniers sont oints de chrême, par le prêtre, sur le
sommet de la tête, en signe de pureté de l’esprit. Donc ceux qui quittent cette
vie doivent également être oints, dans ce sacrement, sur le sommet de la tête.
3. On doit
appliquer un remède là où le mal a le plus de violence. Or c’est dans les reins
que pour les hommes sévissent principalement les maladies de l’âme, comme c’est
dans le nombril pour les femmes, suivant cette parole de Job (40, 2) : "Sa
puissance est dans ses reins", et à nous en tenir à l’exposition de saint Grégoire.
C’est donc là que l’onction doit être faite.
4. Comme on pèche
avec les pieds, on pèche aussi avec les autres membres du corps. Si donc des
onctions sont faites aux pieds, il doit en être fait également sur les autres
membres.
Conclusion :
Les principes du
péché en nous sont les mêmes que ceux des actes, car le péché consiste en un
acte. Or il y a en nous trois principes d’action l’un
qui a pour fonction de diriger, à savoir la puissance cognitive, un deuxième
qui commande, la puissance affective, un troisième enfin qui exécute, la
puissance motrice. Mais nous savons que toute notre connaissance a son origine
dans les sens. Et comme l’onction doit être appliquée là où est en nous
l’origine première du péché, c’est en conséquence sur les organes des sens que
se font les onctions, c’est-à-dire sur les yeux pour la vue, sur les oreilles
pour l’ouïe, sur les narines pour l’odorat, sur la bouche pour le goût, sur les
mains pour le tact, lequel a son siège principal dans la chair, des doigts. En
rapport avec la puissance appétitive certains pratiquent aussi l’onction des
reins, et, pour la puissance motrice, celle des pieds qui sont les principaux
organes du mouvement. Comme le premier des principes susdits est la puissance
cognitive, l’onction qui est faite sur les cinq sens est observée par tous,
comme étant de nécessité du sacrement ; mais il en est qui ne gardent pas les
autres, tandis que certains conservent celle des pieds et pas celle des reins ;
la raison en est que les puissances appétitives et motrices ne sont que des
principes secondaires de nos actes.
Solutions :
1. Les pensées ne
sortent du coeur que par l’intermédiaire de certaines imaginations qui sont
"des mouvements produits par les sens", comme il est dit au livre De l’Ame. Ce n’est donc pas le coeur,
mais les organes des sens, qui sont les racines premières de notre
connaissance, à moins qu’on ne considère le coeur comme le principe de tout le
corps ; mais c’est là une racine éloignée.
2. Ceux qui
entrent en ce monde doivent acquérir la pureté, tandis que ceux qui en sortent
ont à lui rendre son éclat ; il convient donc que ces derniers reçoivent les
onctions sur les parties du corps d’où les souillures de l’âme ont pu provenir.
3. Quelques-uns
pratiquent l’onction des reins parce que c’est en cet endroit du corps que
réside surtout l’appétit concupiscible ; mais, comme on l’a remarqué, la puissance
appétitive n’est pas la racine première de nos actes.
4. Les membres du
corps qui servent d’instrument au péché sont les pieds, les mains et la langue,
auxquels déjà l’onction est faite ; ce sont aussi les organes génitaux : mais
tant en raison de leur ignominie que de la dignité du sacrement, il ne convient
pas d’y faire d’onction.
Objections :
1. Il semble que
non. De même en effet que ce sacrement suppose en celui qui le reçoit une
condition déterminée, à savoir qu’il soit malade, ainsi requiert-il une partie
déterminée de son corps. Mais celui qui n’est pas malade ne peut pas recevoir
d’onction. Celui qui n’a pas cette partie du corps sur laquelle l’onction doit
être faite ne le peut donc pas non plus.
2. Un aveugle de
naissance ne peut pas pécher par la vue. Or dans l’onction faite sur les yeux
on mentionne "le péché accompli par la vue". Une telle onction ne
devrait donc pas être faite à un infirme de ce genre ; et de même pour les cas
similaires.
Cependant :
Un défaut du
corps n’est pas un empêchement pour un autre sacrement il ne doit donc pas en
être un ici. Or toutes les onctions sont de nécessité
pour celui-ci. Par conséquent il faut les faire toutes aux mutilés.
Conclusion :
Les mutilés
doivent recevoir les onctions le plus près possible des parties de leur corps
où normalement elles auraient dû être appliquées. Car, bien qu’ils soient
privés de certains membres, ils ont cependant les puissances de l’âme qui leur
correspondent ; du moins les ont-ils dans leur racine. Ainsi peuvent-ils pécher
intérieurement par ce qui a rapport à ces membres, quoiqu’ils ne puissent
pécher extérieurement.
1 et 2. La
solution des objections est ainsi manifeste.
A ce sujet, deux
questions se posent : - 1. Ce sacrement doit-il être réitéré ? - 2. Doit-il
être réitéré au cours d’une même maladie ?
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car l’onction faite sur un homme est plus digne que celle que l’on fait sur une
pierre. Or, on ne réitère pas l’onction d’un autel, sauf s’il a été brisé. Par
conséquent l’onction ultime, qui a été faite sur un homme, ne doit pas, elle
non plus, être réitérée.
2. Après le
dernier, il n’y a plus rien. Or l’onction dont nous parlons est dite
"dernière". Il n’y a donc pas lieu de la réitérer.
Cependant :
Ce sacrement est
une sorte de traitement spirituel administré par mode de soins corporels ; or,
on réitère de tels soins ; par conséquent ce sacrement lui aussi doit être
réitéré.
Conclusion :
Aucun sacrement
ayant un effet qui doit demeurer toujours ne doit être réitéré : en agissant
autrement on manifesterait en effet que le sacrement a été impuissant à produire
son effet, ce qui serait lui faire injure. Mais un sacrement qui a un effet
seulement temporaire peut, lui, être réitéré, sans qu’il lui soit fait injure,
de telle sorte que l’effet perdu revive. Puis donc que la santé du corps et de
l’âme, qui sont les effets de l’extrême-onction, peuvent être perdus après avoir été produits par le sacrement, il faut
conclure que l’extrême-onction peut être réitérée, sans qu’il lui soit fait
injure.
Solutions :
1. L’onction faite
sur la pierre est ordonnée à la consécration de l’autel lui-même, et cette
consécration subsiste aussi longtemps que l’autel demeure. On ne peut donc la
réitérer. Mais l’onction dont il est question ici n’a pas pour fin la
consécration de l’homme, puisqu’elle n’imprime en lui aucun caractère. Ce n’est
donc pas pareil.
2. Ce que l’on
estime communément être dernier ne l’est pas toujours en réalité. C’est ainsi
que ce sacrement est appelé l’extrême-onction, parce qu’il ne doit être donné
qu’à ceux dont, selon l’estimation commune, la mort est prochaine.
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car pour une maladie, c’est assez d’un remède. Or ce sacrement est une sorte de
remède spirituel. Il n’y a donc pas à le réitérer dans la même maladie.
2. Si les Onctions
pouvaient être réitérées dans une même maladie, il se ferait qu’un malade
pourrait être oint à longueur de journée, ce qui est une absurdité.
Cependant :
Une maladie se
prolonge quelquefois après qu’on a reçu l’extrême-onction, de sorte qu’on contracte
à nouveau de ces "restes des péchés" contre lesquels ce sacrement a
été principalement établi. Il convient donc, en ce cas, de renouveler les
onctions.
Conclusion :
Ce sacrement n’a
pas rapport seulement au genre de la maladie, mais à sa gravité, vu qu’il ne
peut être donné qu’à ceux que l’on estime être proches
de la mort. Mais certaines maladies ne sont pas de longue durée. Que l’on
vienne en ce cas à donner l’extrême-onction lorsqu’il y a danger de mort, le
malade qui est en cet état ne pourra en sortir que par guérison, et il n’y a
pas lieu alors de réitérer le sacrement. Et s’il y a une récidive du mal, ce
sera en réalité une autre maladie, pour laquelle on pourra de nouveau procéder
à une onction. Mais il y a aussi des maladies qui durent longtemps, comme
l’hectique, l’hydropisie et autres pareilles. En celles-là on ne doit faire
d’onctions que si la maladie paraît mettre la vie en danger. Supposé maintenant
que le malade arrive à sortir de cet état, tout en conservant la même
infirmité, et qu’ultérieurement il soit de nouveau en danger de mort on peut de
nouveau l’extrémiser, car on se trouve en une autre phase de la maladie, bien
qu’absolument parlant, ce ne soit pas une autre maladie.
1 et 2. La
solution des objections est ainsi rendue évidente.
Après l’étude du
sacrement de l’Extrême onction, nous abordons celle du sacrement de l’Ordre :
- 1° De l’Ordre
en général ;
- 2° Puis de la
distinction des ordres, des ministres de l’Ordre, de ce qui fait obstacle à la
réception des ordres ;
- 3° Enfin de
questions annexes au sacrement de l’Ordre.
Au sujet de
l’Ordre en général, trois points sont à considérer :
- 1° Sa nature
et ses éléments constitutifs.
- 2° Son effet ;
- 3° Les sujets
qui le reçoivent.
Cinq questions
se posent au sujet du premier point : - 1. Doit-il y avoir un ordre dans
l’Église ? - 2. La définition de l’ordre est-elle bonne ? - 3. L’Ordre est-il
un sacrement ? - 4. Sa forme est-elle convenablement exprimée ? - 5. Ce sacrement
a-t-il une matière ?
Objections :
1. Il ne le semble
pas : l’ordre en effet comporte une sujétion et une supériorité. Mais la
sujétion paraît incompatible avec "la liberté à laquelle nous avons été
appelés par le Christ" (Gal 4, 31).
2. Celui qui est
ordonné devient le supérieur d’un autre. Mais dans l’Église, chacun doit, selon
saint Paul (Phil 2, 3), s’estimer inférieur aux autres, "les jugeant
supérieurs à lui".
3. On admet bien
un "ordre" pour les anges en raison de la distinction que créent
entre eux les biens de la nature et de la grâce. Mais pour les hommes la nature
est la même chez tous. Quant aux dons de la grâce, qui les possède le plus
abondamment, nul ne le sait.
Cependant :
1. Il est dit dans
l’épître aux Romains (13, 1) : "Ce qui vient de Dieu est ordonné"
Mais l’Église est de Dieu : il l’a édifiée par son sang. Il doit donc y avoir
un ordre dans l’Église.
2. Puis, l’Église
représente l’état intermédiaire entre l’état de nature et l’état de gloire.
Dans la nature il y a un ordre : certaines créatures sont supérieures à
d’autres. Dans la gloire il en est de même comme le prouve la hiérarchie
angélique.
Conclusion :
Entre ses
oeuvres et lui, Dieu a voulu pousser la ressemblance aussi loin que possible,
pour les faire parfaites et pouvoir, par elles, être connu. Afin donc de
manifester dans ses oeuvres non seulement les perfections de son essence, mais
celles de son action sur les créatures, il a imposé à tout être cette loi de
nature : les êtres inférieurs seront conduits à leur perfection par des êtres
intermédiaires ; ceux-ci à leur tour par des êtres supérieurs ; tel est
l’enseignement de saint Denys le pseudo-aréopagite (Hier. Eccl. 4, 3). Pour que cette
harmonie ne manquât pas à l’Église, il établit un ordre en elle : certains
dispenseraient les sacrements aux autres, en cela imitant Dieu à leur manière,
collaborant en quelque sorte avec Dieu : ainsi dans le corps vivant certains
organes ont aussi une influence sur les autres.
Solutions :
1. La sujétion de
l’esclavage est assurément incompatible avec la liberté ; elle se réalise
lorsque celui qui commande utilise ses subordonnés à son profit. Et ce n’est
pas cette soumission qu’exige l’ordre : le chef doit chercher le salut de ses
subordonnés, non son intérêt propre.
2. Chacun doit se
croire inférieur aux autres en mérite, mais non de par la charge qu’il exerce :
les ordres sont comme des charges.
3. Ce n’est
qu’accidentellement que l’ordre, chez les anges, est établi selon la
distinction de leur nature ; c’est dans la mesure où cette distinction de
nature est le fondement d’une distinction dans la grâce. Essentiellement c’est
la diversité dans la grâce qui fait la hiérarchie angélique. Les ordres des
anges, en effet, dépendent de leur participation aux biens divins et de leur
communion à la gloire, gloire qui se mesure à la grâce dont elle est comme la
fin et d’une certaine manière l’effet. Les ordres de l’église militante, au
contraire, dépendent de la participation et de la communion aux sacrements qui
sont cause de la grâce et, en un sens, la précèdent. Aussi nos ordres ne
supposent-ils pas nécessairement la grâce sanctifiante, mais seulement le
pouvoir de dispenser les sacrements. C’est pourquoi l’ordre ne provient pas
d’une distinction dans la grâce sanctifiante mais d’une différence de pouvoirs.
Objections :
1. La définition
que donne le Maître des Sentences ne semble pas contenir : "L’ordre est un signe par lequel l’Église confère un pouvoir
spirituel à celui qui est ordonné". Mais la partie ne peut être donnée
comme genre par rapport au tout. Or, le "caractère" (qui équivaut au
mot "signe", d’après la suite de la définition) est une partie de
l’ordre, qui n’est ni seulement réalité, ni seulement signe, mais à la fois
réalité et signe. Donc on ne peut poser le mot "signe" comme le genre
dans lequel rentre l’ordre.
2. Le sacrement de
l’ordre imprime un caractère : de même le sacrement du baptême. Pourtant on ne
parle pas de caractère dans la définition du baptême.
3. Le baptême
donne bien aussi un pouvoir spirituel pour approcher des sacrements. Et il est
aussi un "signe", étant lui-même un sacrement. La définition donnée
convient donc aussi bien au baptême qu’à l’Ordre.
4. L’ordre
représente une relation réelle en l’un et l’autre des extrêmes qu’il atteint,
le supérieur et le subordonné. Le subordonné a donc l’ordre aussi bien que le
supérieur. Pourtant il n’a aucun pouvoir qui lui donne la primauté,
contrairement à ce que laisse entendre la définition dont on parle : "L’ordre
est une collation de pouvoir".
Conclusion :
La définition du
Maître convient à l’ordre en tant qu’il est un sacrement de l'Église. Elle
indique bien deux éléments un signe extérieur, un effet intérieur.
Solutions :
1. Le mot "signe"
n’indique pas ici un caractère intérieur, mais bien l’action extérieure qui est
le signe du pouvoir intérieur et sa
cause. Et c’est ainsi qu’il faut entendre le mot caractère dans l’autre
définition.
Mais il n’y
aurait pas d’inconvénient à entendre par "signe" le caractère
intérieur. Car ces trois éléments ne sont pas à proprement parler parties
intégrales du sacrement : la réalité pure n’est pas de l’essence du sacrement ;
le signe est transitoire, on dit pourtant que le sacrement demeure. D’où l’on
doit conclure que le caractère intérieur constitue essentiellement et
principalement le sacrement de l’Ordre.
2. Le baptême
confère bien le pouvoir spirituel de recevoir les autres sacrements, et c’est
en raison de ce pouvoir qu’il imprime un caractère. Mais ce n’est pas là son
principal effet qui est la purification de l’âme. Cette purification
justifierait l’institution du baptême même à cause de la première raison
alléguée. L'ordre au contraire implique principalement le pouvoir : aussi le
caractère, qui est un pouvoir spirituel, entre-t-il dans sa définition et non
dans celle du baptême.
3. Le baptême
confère une puissance spirituelle pour recevoir (les sacrements). De ce fait,
cette puissance est en quelque sorte une puissance passive. Le pouvoir, au
contraire, implique une puissance active, à laquelle est jointe une certaine
prééminence ; aussi cette définition ne convient-elle pas au baptême.
4. Le mot
"ordre" se prend en deux sens tantôt il signifie la relation elle-même,
et l’ordre ainsi compris se retrouve en effet dans l’inférieur et dans le
supérieur, comme le veut l’objection ; mais ce n’est pas le sens qu’il faut
comprendre ici. Tantôt il signifie le degré de la hiérarchie qui constitue
l’ordre entendu de la première manière. Et comme la nature de l’ordre pris
comme relation se réalise d’abord là où s’affirme une supériorité, l’ordre
désigne ce degré où la supériorité découle du pouvoir spirituel.
Objections :
1. Le sacrement,
selon Hugues de Saint-Victor, est "quelque chose de matériel".
L’ordre ne désigne rien de ce genre, mais plutôt une relation, car l’ordre est
une part de pouvoir, selon saint Isidore de Séville.
2. Il n’y a pas de
sacrements dans l’Église triomphante, mais l’ordre y existe, chez les anges.
3. Comme la
dignité spirituelle qu’est l’Ordre, la dignité temporelle est conférée par une
consécration. Par exemple, on sacre les rois. Pourtant le pouvoir des rois
n’est pas un sacrement. Le pouvoir de l’Ordre ne l’est donc pas davantage.
Cependant :
1. Tout le monde
s’accorde pour ranger l’Ordre parmi les sept sacrements de l’Église.
2. De plus, ce qui
donne à un autre une perfection, la possède lui-même à plus forte raison. Or,
par l’Ordre, un homme devient dispensateur des autres sacrements. Donc l’ordre
a plus de raison d’être un sacrement que les autres sacrements.
Conclusion :
Un sacrement
n’est autre qu’une sanctification procurée à l’homme dans un signe sensible :
mais quand il reçoit l’ordre, l’homme est consacré par des signes visibles.
L’ordre est donc un sacrement.
Solutions :
1. Le mot "Ordre",
à vrai dire, ne signifie rien de matériel. Mais la collation de l’Ordre ne va
pas sans quelque élément matériel.
2. Les pouvoirs
doivent correspondre aux actes en vue desquels ils sont conférés. La
communication des biens divins, fin du pouvoir spirituel, n’est pas réalisée
chez les anges comme chez les hommes par des signes sensibles. Aussi la
puissance spirituelle qu’est un ordre n’est-elle pas conférée aux anges comme
aux hommes, sous un symbolisme matériel. Chez l’homme donc l’ordre est un sacrement,
non chez l’ange.
3. Toute
bénédiction ou consécration reçue par les hommes n’est pas un sacrement. Les
moines et les abbés reçoivent bien une bénédiction qui n’est pas un sacrement.
L’onction des rois ne l’est pas davantage. Ce genre de bénédictions ne dispose
pas à l’administration des sacrements, comme le sacrement de l’ordre.
Objections :
1. La forme du sacrement
ne semble pas être convenablement exprimée par Pierre Lombard. Les sacrements
tiennent en effet leur efficacité de leur forme. Mais cette efficacité est un
effet de la vertu divine qui par eux mystérieusement réalise l’oeuvre du salut.
Dans la forme du sacrement de l’ordre il devrait donc être fait mention de
cette vertu divine par l’invocation de la Trinité, comme dans les autres sacrements.
2. Commander est
le fait de qui détient l’autorité. Mais celui qui dispense les sacrements n’est
pas le dépositaire de l’autorité. Il n’est qu’un ministre. Il ne devrait donc
pas se servir de formules impératives "Faites..." "recevez..." ou de toute autre expression de ce genre.
3. La forme du sacrement
ne doit exprimer que ce qui est essentiel au sacrement. Mais l’usage du pouvoir
reçu n’est pas essentiel au sacrement de l’Ordre, n’en étant qu’une
conséquence. Il ne devrait donc pas être mentionné dans la forme de ce sacrement.
4. Tous les sacrements
préparent l’âme à la récompense de l’éternité. Mais dans la forme des autres sacrements
il n’est pas fait mention de cette récompense. Il en devrait être ainsi pour la
forme du sacrement de l’ordre. Et l’on dit pourtant : "Tu auras part à la
récompense si...".
Conclusion :
Le sacrement de
l’Ordre consiste avant tout dans la remise d’un pouvoir. Or le pouvoir est
transmis par le pouvoir, comme le semblable par le semblable ; car l’effet
procède d’une cause semblable à lui. En outre la nature d’un pouvoir se révèle
par son exercice, car les puissances se révèlent par leurs actes. Aussi dans la
forme de l’ordre on exprime l’exercice de ce pouvoir par l’acte qui est
commandé, et la transmission de pouvoir s’exprime par le mode impératif.
Solutions :
1. Les autres sacrements
n’ont pas principalement à produire des effets semblables au pouvoir qui les
dispense. Tandis que l’ordre comporte comme une communication univoque du
pouvoir. Voilà pourquoi si pour les autres sacrements on mentionne la puissance
divine, à laquelle l’effet du sacrement est assimilé, on ne le fait pas pour
l’Ordre.
2. Il est vrai que
le ministre du sacrement de l’Ordre, l’évêque, n’a pas d’autorité sur les rites
qui confèrent ce sacrement. Mais une certaine autorité lui appartient à l’égard
du pouvoir de l’ordre qu’il transmet, dans la mesure où ce pouvoir dérive du
sien.
3. L’exercice du
pouvoir d’ordre est bien l’effet de ce pouvoir pris comme cause efficiente. Et
ainsi il n’entre pas dans la définition de l’Ordre. Mais cet exercice, d’un
certain point de vue, a raison de cause finale ; et, sous cet aspect, il peut
être un élément de cette définition.
4. [Solution non
donnée par le manuscrit]
Objections :
1. Dans tout sacrement
qui comporte une matière, c’est en cette matière que réside la vertu opérative
du sacrement. Mais aucune vertu sanctifiante ne semble attachée aux objets
matériels employés dans le sacrement de l’ordre : clefs, chandeliers, etc. Il
n’a donc pas de matière.
2. Dans ce sacrement,
selon le texte de Pierre Lombard, comme dans la confirmation, la grâce aux sept
dons est conférée dans sa plénitude. Mais la matière qui servira à la
confirmation doit être sanctifiée au préalable. Et les objets matériels dont on
se sert pour le sacrement de l’ordre ne sont pas sanctifiés. Il semble donc
qu’ils ne constituent pas la matière du sacrement.
3. Dans tout sacrement
qui comporte une matière, cette matière doit être touchée par celui qui reçoit
le sacrement. Mais, au dire de certains, il ne serait pas essentiel au sacrement
que les objets matériels soient touchés par celui qui reçoit le sacrement. Il
suffirait qu’ils lui soient présentés. D’où les éléments précités ne sont pas
la matière de ce sacrement.
Cependant :
1. Tout sacrement
"comporte des objets matériels, des paroles". Les objets constituent
la matière du sacrement.
2. En outre, il
est requis plus de conditions pour pouvoir administrer les sacrements que pour
les recevoir. Mais le baptême qui donne le pouvoir de recevoir les sacrements
exige une matière ; à plus forte raison l’ordre, qui donne le pouvoir de les
administrer.
Conclusion :
La matière, qui
est l’élément extérieur des sacrements, signifie que la vertu qui agit dans ces
sacrements provient tout entière de l’extérieur. Or, l’effet propre du sacrement
de l’ordre, le caractère, ne provient pas d’une action de celui qui le reçoit,
comme l’effet du sacrement de pénitence ; il est le résultat d’une causalité
extérieure : l’ordre requiert donc une matière. Ce n’est pas toutefois à la
façon des autres sacrements qui ont une matière. Car pour ceux-ci, ce qu’ils
confèrent ne vient que de Dieu et nullement du ministre qui les dispense. Pour
l’ordre, ce qui est transmis, le pouvoir spirituel, vient aussi de celui qui
administre le sacrement, comme un pouvoir imparfait dérivant d’un pouvoir
parfait. Aussi l’efficacité des autres sacrements réside-t-elle surtout dans la
matière, qui signifie la vertu divine et la contient, grâce à l’action
sanctificatrice exercée sur elle par le ministre du sacrement ; tandis que
l’efficacité de l’ordre réside en premier lieu dans celui qui administre ce sacrement.
Le rôle de la matière alors est de délimiter, plutôt que de causer, le pouvoir
transmis partiellement par celui qui en possède la plénitude. Ce qui le montre,
c’est que la matière est empruntée à l’exercice du pouvoir transmis.
Solutions :
1. Cet exposé
suffit à rendre compte de la première difficulté.
2. Si la matière
des autres sacrements doit être sanctifiée, c’est en raison de la vertu qu’elle
contient. Il n’en est pas de même pour la matière du sacrement de l’ordre.
3. Cette opinion
est fondée sur ce qui vient d’être dit. Le pouvoir de l’ordre est transmis par
le ministre du sacrement, et non par la matière. Aussi la présentation de
l’objet matériel semble être plus essentielle au sacrement que son
attouchement. Il faut d’ailleurs convenir que les paroles qui sont la forme du sacrement,
paraissent signifier que l’attouchement de la matière est essentiel au sacrement
"Reçois" tel ou tel objet.
Au sujet de
l’effet du sacrement de l’ordre, plusieurs questions se présentent à l’esprit :
- 1. Le sacrement de l’ordre confère-t-il la grâce ? - 2. Y a-t-il impression
d’un caractère ? - 3. Le caractère de l’Ordre présuppose-t-il le caractère
baptismal ? - 4. Présuppose-t-il le caractère de la confirmation ? - 5. Le
caractère d’un Ordre présuppose-t-il le caractère d’un autre Ordre ?
Objections :
1. On dit
communément que le but du sacrement de l’Ordre est de combattre l’ignorance.
Mais la grâce sanctifiante n’est pas donnée contre l’ignorance, comme la grâce
"gratuitement donnée" : la grâce sanctifiante est plutôt d’ordre
affectif.
2. L’Ordre implique
une distinction. Or les membres de l'Église ne se distinguent pas d’après la
grâce sanctifiante, mais d’après les grâces "gratuitement données",
là où il y a "diversité de dons" (1 Co 12, 4).
3. Nulle cause ne
présuppose son effet. Mais en celui qui va recevoir les ordres sacrés, ne faut-il
pas supposer la grâce, qui le rend digne de les recevoir ? Cette grâce ne peut
donc être donnée par le sacrement.
Cependant :
Les sacrements
de la loi nouvelle réalisent ce qu’ils signifient. Or, le nombre sept qu’on
trouve dans le sacrement de l’Ordre, n’est-il pas le symbole des sept dons du
Saint Esprit, d’après le Livre des
Sentences ? Ainsi les dons du Saint Esprit, qui ne vont pas sans la grâce
sanctifiante, sont reçus dans le sacrement de l’Ordre.
Puis, l’Ordre
est un sacrement de la loi nouvelle. Or ces sacrements, selon leur définition,
sont causes de la grâce.
Conclusion :
"Les
oeuvres de Dieu sont parfaites" (Dt 32, 4). Si
Dieu confère un pouvoir à quelque créature, il lui donne ce qui est nécessaire
pour exercer convenablement ce pouvoir. On le voit même dans l’ordre naturel :
l’animal est doué d’organes qui rendent possible aux facultés de son âme leur
exercice normal, à moins de déficience du côté de la matière.
Mais si la grâce
sanctifiante est nécessaire à quiconque veut recevoir dignement les sacrements,
elle l’est de même à quiconque doit les distribuer dignement. Le baptême, qui
permet de recevoir les sacrements, confère la grâce sanctifiante ; ainsi l’Ordre
qui donne le pouvoir de les dispenser.
Solutions :
1. Ce n’est pas
une personne, mais toute l’Église que l’Ordre a pour but de guérir. Aussi, dire
que l’Ordre est l’antidote de l’ignorance ne signifie pas que celui qui reçoit
ce sacrement est par là même délivré de l’ignorance,
mais qu’il est préposé pour délivrer de l’ignorance la foule des fidèles.
2. Il est vrai que
les dons de la grâce sanctifiante sont communs à tous les membres de l’Église,
et, de ce fait, ne peuvent établir de distinction entre eux. Mais les dons qui,
eux, établissent cette distinction, nul ne peut les recevoir dignement s’il n’a
la charité, et la charité ne se conçoit pas sans la grâce sanctifiante.
3. Pour exercer
convenablement le ministère de l’Ordre ce n’est pas seulement une vertu
quelconque qui est requise, mais bien une vertu éminente. Ceux qui reçoivent le
sacrement de l’Ordre sont, de ce fait, établis au-dessus du peuple ; ils
doivent donc aussi être les premiers par le mérite de leur sainteté. En ce
sens, il faut supposer chez les ordinands la grâce, qui leur mérite d’être
comptés au nombre des fidèles du Christ, mais, en recevant l’Ordre, ils
reçoivent un don de grâce plus abondant, qui les rend capables de plus grandes
oeuvres.
Objections :
1. Le caractère de
l’Ordre est un pouvoir spirituel. Or certains ordres n’ont d’autre but que
l’exercice de fonctions matérielles : l’Ordre des portiers ou des acolytes par
exemple. En ces ordres du moins on ne peut donc parler de caractère.
2. Tout caractère
est indélébile : celui qui en est revêtu est par là même placé dans un certain
état qu’il ne peut plus quitter. Mais il est certains ordres qu’on peut quitter
licitement pour revenir à l’état laïc. Tous les ordres n’impriment donc pas un
caractère.
3. Le caractère
sacramentel dispose l’homme à recevoir ou à donner quelque chose de sacré. Or,
pour recevoir les sacrements le caractère du baptême suffit. Pour en être le
dispensateur, il faut être dans l’Ordre sacerdotal. Donc les autres ordres
n’impriment pas de caractère.
Cependant :
1. Tout sacrement
qui n’imprime pas un caractère peut être reçu plus d’une fois ; or aucun Ordre
ne peut être reçu plus d’une fois.
2. En outre, le
caractère est une marque distinctive. Or dans tout Ordre on trouve un signe
distinctif.
Conclusion :
Trois opinions
sont en présence :
- 1° Les uns ont
dit que l’Ordre sacerdotal seul imprimait un caractère. Ce qui est inexact car
les fonctions de diacre ne peuvent être légitimement exercées que par un
diacre. Le diacre possède donc un certain pouvoir spirituel que les autres
n’ont pas dans l’administration des sacrements.
- 2° Aussi
d’autres ont-ils prétendu que les ordres sacrés impriment bien un caractère, à
l’exception pourtant des ordres mineurs. Ce qui ne peut se soutenir, car celui
qui reçoit un Ordre, quel qu’il soit, est établi au-dessus des autres, et
possède un certain pouvoir ordonné à l’administration des sacrements.
- 3° Il reste
donc que le caractère, étant une marque distinctive, doit se retrouver dans
tous les ordres. La preuve en est d’ailleurs que les ordres subsistent toujours
et ne peuvent être reçus plus d’une fois. Telle est la troisième opinion qui
est la plus commune.
Solutions :
1. Tout Ordre donne
un pouvoir d'agir soit sur le sacrement lui-même, soit du moins en relation
avec l’administration des sacrements. C’est ainsi que les portiers ont pour
fonction d’admettre les fidèles à assister aux mystères divins : et de même des
autres ordres. Tous supposent donc un pouvoir spirituel.
2. Le retour pour
un clerc à l’état laïc ne supprime pas en lui le caractère, qui demeure. La
preuve en est que s’il rentre dans le clergé, il n’a pas à recevoir de nouveau
l’Ordre qu’il a déjà reçu une fois.
3. Cette
difficulté s’éclaircit par la première explication.
Objections :
1. Il semble que
le caractère de l’Ordre ne présuppose pas le caractère baptismal. Le caractère
de l’Ordre donne le pouvoir d’administrer les sacrements ; celui du baptême, de
les recevoir. Or, une puissance active ne présuppose pas nécessairement de
puissance passive, mais peut exister sans elle, comme c’est le cas de Dieu.
2. Un homme peut
bien ne pas être baptisé, qui croit l’avoir été. Mais alors, s’il se présente
aux ordres, il ne recevra pas le caractère de l’Ordre, si ce caractère
présuppose celui du baptême. Ainsi ses actes : consécration, absolution, seront
nuls, et l’Église sera trompée, ce qu’on ne saurait admettre.
Cependant :
Le baptême est
la porte des sacrements. L’Ordre, un sacrement, présuppose donc le baptême.
Conclusion :
On ne reçoit que
ce qu’on est capable de recevoir, Or, c’est le caractère du baptême qui rend
capable de recevoir les sacrements. Celui donc qui ne l’a pas, ne peut pas
recevoir les autres sacrements. Ainsi le caractère de l’Ordre suppose celui du
baptême.
Solutions :
1. Dans un sujet
qui a par lui-même une puissance active, celle-ci ne suppose pas de puissance
passive. Mais pour celui qui reçoit d’un autre la puissance active, il faut
nécessairement une puissance passive pour la recevoir.
2. Si cet homme
est promu au sacerdoce, il n’est pas prêtre. Il ne peut ni consacrer, ni
absoudre au tribunal de la pénitence selon le droit canon il doit être baptisé,
puis ordonné de nouveau. Et s’il est promu à l’épiscopat, ceux qu’il ordonne ne
reçoivent pas les ordres. Mais on peut légitimement croire pour ce qui est des
effets derniers des sacrements, que le Souverain Prêtre suppléerait à cette
déficience, et ne permettrait pas que ce mal soit caché au point de provoquer
quelque danger pour l’Église.
Objections :
1. Dans toute
série ordonnée, les éléments intermédiaires présupposent ceux qui les précèdent,
comme ceux qui les suivent les supposent eux-mêmes. Or, le caractère de la
confirmation présuppose celui du baptême, qui est le premier. Donc le caractère
de l’Ordre présuppose, comme intermédiaire, celui de la confirmation.
2. Ceux qui ont
mission de confirmer les autres doivent les premiers à être forts. Or, ceux qui
reçoivent le sacrement de l’Ordre ont à confirmer les autres. Ils doivent donc,
eux surtout, avoir reçu le sacrement de confirmation.
Cependant :
Les Apôtres ont
reçu le pouvoir de l’Ordre avant l’Ascension, quand il leur a été dit (Jn 20, 22) : "Recevez le Saint Esprit". Et ce
n’est qu’après l’Ascension qu’ils furent confirmés, par la venue du Saint
Esprit.
Conclusion :
Dans le sujet
qui reçoit le sacrement de l’Ordre, certaines dispositions sont requises pour
le recevoir validement, d’autres pour le recevoir dignement. La validité du sacrement
suppose chez celui qui va recevoir les ordres l’aptitude à être ordonné, que
lui a donnée le baptême. Ainsi la validité même du sacrement dépend du
caractère baptismal, de telle sorte que sans lui le sacrement de l’Ordre ne
peut être reçu. Mais la convenance réclame chez l’ordinand toutes les
perfections susceptibles de le rendre digne de remplir des fonctions sacrées
l’une de ces perfections est justement d’avoir été confirmé. Si donc le
caractère de l’Ordre suppose le caractère de la confirmation, c’est pour une
raison de convenance, non pour une raison de nécessité.
Solutions :
1. Entre le
caractère de la confirmation et celui de l’Ordre, il n’y a pas le même rapport
qu’entre le caractère baptismal et celui de la confirmation. C’est le caractère
baptismal qui rend capable de recevoir le sacrement de confirmation ; mais ce
n’est pas le caractère de la confirmation qui rend apte à recevoir le sacrement
de l’Ordre. Le même raisonnement ne vaut donc pas.
2. Il s’agit ici
d’une simple raison de convenance.
Objections :
1. Le rapport est
plus intime deux ordres, qu'entre l’Ordre et un autre sacrement. Or, le
caractère de l’Ordre présuppose le caractère d’un autre sacrement, le baptême.
A plus forte raison le caractère d’un Ordre présuppose-t-il celui d’un autre Ordre.
2. Les ordres sont
comme des degrés. Mais nul ne peut atteindre les degrés supérieurs sans avoir
franchi les degrés inférieurs. Nul ne peut donc recevoir le caractère d’un Ordre
sans avoir reçu celui du précédent.
Cependant :
Si l’on omet
dans le sacrement une condition nécessaire à la validité, le sacrement doit
être renouvelé. Or, celui qui reçoit un Ordre sans avoir reçu le précédent, n’a
pas à être ordonné de nouveau : on lui confère simplement l’Ordre qu’il n’avait
pas. L’Ordre précédent n’est donc pas absolument nécessaire pour le suivant.
Conclusion :
La réception des
ordres inférieurs n’est pas requise pour que soient valides les ordres
supérieurs ; les pouvoirs sont distincts ; de soi l’un n’exige pas l’autre dans
un même sujet. C’est pourquoi, dans l’Église primitive, on ordonnait des
prêtres qui n’avaient pas reçu les ordres inférieurs. Ils pouvaient cependant
en exercer toutes les fonctions : car tout pouvoir inférieur est inclus dans un
pouvoir qui lui est supérieur : la perfection de la sensibilité dans celle de
l’intelligence, le pouvoir du gouverneur en celui du roi.
Dans la suite,
l’Église décida que celui-là ne pourrait prétendre aux ordres supérieurs, qui
d’abord ne se fut humilié en des fonctions
inférieures. Ainsi, pour ceux qui sont ordonnés sans qu’il soit tenu compte de
la succession normale des ordres, selon les lois de l’Église, on ne renouvelle
pas l’Ordre qu’ils ont déjà reçu. On leur confère seulement les ordres
précédents qui ne leur ont pas été donnés.
Solutions :
1. S’il s’agit de
la ressemblance dans une même espèce, deux ordres ont entre eux un rapport plus
intime que l’Ordre et le baptême. Mais s’il s’agit de la relation de puissance
à acte, le rapport est alors plus étroit entre le baptême et l’Ordre qu’entre
deux ordres différents. Le baptême donne à l’homme une puissance passive de
recevoir l’Ordre : alors qu’un Ordre n’en donne pas, à l’égard d’un Ordre
supérieur.
2. Les ordres ne
sont pas comme des degrés que l’on rencontre dans une même action ou dans un
même mouvement, de telle sorte qu’il soit nécessaire de passer par les premiers
pour parvenir aux derniers. Les ordres sont des degrés établis entre des êtres
différents, l’ange et l’homme par exemple : il n’est pas besoin que l’ange,
avant d’être ange, soit homme. De même il y a des degrés entre la tête et les
membres d’un corps, sans qu’il soit besoin que la tête, avant d’être tête, ait
été pied. Il en va de même pour ce qui nous occupe.
Nous avons à
traiter maintenant des qualités de ceux qui sont promus aux ordres. Cinq
questions se posent : - 1. La sainteté de vie est-elle requise en eux ? - 2. La
connaissance de toute l’Écriture sainte est-elle également requise ? - 3.
Suffit-il d’avoir une vie pleine de mérites, pour mériter d’être ordonné ? - 4.
Commet-il un péché, celui qui confère les ordres à des hommes qui en sont
indignes ? - 5. Quelqu’un en état de péché peut-il exercer, sans pécher, les
fonctions de l’Ordre qu’il a reçu ?
Objections :
1. L’Ordre prépare
ceux qui en bénéficient, à l’administration des sacrements. Mais les sacrements
peuvent être administrés par les pécheurs comme par les justes.
2. Le service dont
Dieu est l’objet dans les sacrements ne dépasse point le niveau d’un service
corporel. Mais Notre Seigneur n’a point écarté de ce service la pécheresse,
perdue d’honneur. Pareillement, les pécheurs ne doivent pas être écartés du
service des sacrements.
3. Toute grâce
porte avec elle un remède contre le péché. Or, on ne doit pas refuser à ceux
qui sont en état de péché un remède qui peut les guérir. Et le sacrement de l’Ordre
donne la grâce. Il semble donc bien que ce sacrement doive être conféré même à
des pécheurs.
Cependant :
1. "Tout
homme de la race d’Aaron qui sera souillé, n’offrira pas le pain à son Dieu, ne
remplira pas les fonctions sacerdotales" (Lv 21,
17-18). Par souillure, il faut entendre ici, selon la Glose, "toute espèce
de vice". Celui donc qui est pris en quelque vice ne doit pas être accepté
pour le ministère de l’Ordre.
2. Saint Jérôme
dit à son tour : "Non seulement les évêques, les prêtres et les diacres
doivent avoir grandement soin, par leurs paroles et leurs exemples, d’entraîner
tout le peuple dont ils sont chefs, mais aussi les clercs des ordres
inférieurs, et, sans exception, tous ceux qui servent en la maison de Dieu ;
car il est tout à fait nuisible à l’Église de Dieu que les laïcs soient
meilleurs que les clercs".
Conclusion :
Saint Denys le
pseudo-aréopagite écrit : "Ce sont les essences les plus pures, les plus
lumineuses, étincelantes de la splendeur du soleil, qui à leur tour, à la
ressemblance du soleil, embrasent les autres corps de la clarté dont elles
resplendissent. Ainsi dans le monde divin, nul ne doit prétendre au rôle de
chef, si sa vie n’est pas tout entière informée de divin, s’il n’est pas
totalement à la ressemblance de Dieu ". Or, tout Ordre fait de celui qui
le reçoit un chef dans le domaine des choses de Dieu. Celui-là donc pèche
mortellement, par présomption, qui avance aux ordres, avec la conscience d’un
péché mortel. La sainteté de vie est donc requise, pour satisfaire au précepte.
Toutefois, la validité du sacrement n’en dépend pas : si un pécheur est
ordonné, il reçoit l’Ordre, mais commet un nouveau péché.
Solutions :
1. Les sacrements
qu’administre un pécheur, sont vraiment des sacrements. De même l’Ordre qu’il
reçoit est un sacrement : c’est indignement qu’il administre, c’est indignement
qu’il reçoit.
2. Cet acte était
uniquement celui d’une oeuvre corporelle que les pécheurs peuvent légitimement
accomplir. Il en est autrement du ministère spirituel auquel sont voués ceux
qui reçoivent les ordres, et par lequel ils sont constitués médiateurs entre
Dieu et le peuple. Aussi doivent-ils briller par la pureté de leur conscience
en face de Dieu, et, en face des hommes, par leur bonne renommée.
3. Certains
remèdes supposent un tempérament vigoureux, sans lequel ils deviennent un
danger. D’autres peuvent être donnés à des natures plus faibles. Il en est de
même dans l’ordre spirituel certains sacrements sont des remèdes qui guérissent
du péché, ceux-là doivent être donnés aux pécheurs, le baptême, la pénitence.
D’autres, ayant pour but d’apporter un perfectionnement de la grâce, supposent
un sujet que la grâce a déjà rendu fort.
Objections :
1. "De la
bouche du prêtre on demande la loi" (1 Pierre 3, 15). Le prêtre doit donc
posséder la science de toute la loi.
2. Saint Pierre
écrit : "Soyez toujours prêts à répondre à quiconque vous demande raison
de la foi et de l’espérance qui sont en vous". Mais rendre raison de la
foi et de l’espérance est le fait de ceux qui ont une connaissance parfaite des
saintes Écritures. Donc ceux qui sont promus aux ordres et c’est à eux que
s’adressent les paroles de l’apôtre- doivent posséder cette science.
3. Nul ne lit
convenablement ce qu’il ne comprend pas. "Lire sans comprendre, c’est lire
sans profit", disait Caton. Mais la fonction du lecteur, qui représente un
des derniers ordres, consiste à lire l’Ancien Testament, comme le dit le texte
de Pierre Lombard. Le lecteur doit donc connaître tout l’Ancien Testament. A
plus forte raison ceux qui reçoivent des ordres plus importants.
Cependant :
1. Beaucoup
d’hommes et même dans bien des ordres religieux, sont promus au sacerdoce sans
presque rien connaître des saintes Lettres.
2. De plus, on lit
dans les Vies des Pères, que des moines
simples, mais dont la vie était toute sainte, étaient promus au sacerdoce.
Conclusion :
Tout acte
humain, qui doit être dans l’ordre, doit être dirigé par la raison. Par
conséquent, pour remplir les fonctions de son ordre, l’homme doit, en fait de science,
avoir au moins ce qui lui est nécessaire pour pouvoir se diriger dans
l’exercice de cet Ordre. C’est ce minimum de science qui est requis chez celui
qui doit recevoir les Ordres, ce n’est pas une connaissance universelle de
toute la sainte Écriture. Cette science sera plus ou moins vaste selon que le
ministère sera plus ou moins étendu : ceux qui sont placés à la tête des autres
du fait qu’ils ont charge d’âmes, ont à connaître ce qui a trait à
l’enseignement concernant la foi et les moeurs. Les autres doivent au moins
connaître ce qui concerne les fonctions de leur ordre.
Solutions :
1. Le prêtre a
deux fonctions :
- 1° L’une,
principale, a pour objet le corps réel du Christ ; l’autre, secondaire, le
corps mystique du Christ. Cette seconde fonction dépend de la première et non
réciproquement. Ainsi plusieurs sont promus au sacerdoce, à qui n’est confiée
que la première fonction ; les religieux, par exemple, qui n’ont pas charge
d’âmes, On n’attend pas la loi de leur bouche, on leur demande seulement de
consacrer. Aussi leur suffit la science requise pour l’observation du rite dans
la confection du sacrement.
- 2° D’autres
sont appelés à remplir cette autre fonction, dont le corps mystique du Christ
est l’objet. Le peuple attend la loi de leur bouche. Aussi doivent-ils posséder
la science de cette loi, non pas certes jusqu’en ses dernières subtilités -dans
ce cas, qu’ils recourent à leurs supérieurs- mais en tout ce qui concerne la
croyance et la conduite que le peuple doit avoir. Quant aux prêtres les plus
élevés en dignité, les évêques, ils doivent connaître même les questions qui
dans la Loi font difficulté, et ceci d’autant mieux qu’ils occupent un plus
haut rang.
2. Rendre raison
de sa foi et de son espérance, ce n’est pas prouver leur objet invisible, mais
il suffit de pouvoir en montrer de manière générale la possibilité, ce qui ne
requiert pas une très grande science.
3. Le lecteur
n’est pas chargé de donner au peuple l’intelligence de la sainte Écriture
(c’est la tâche des ordres supérieurs) ; sa fonction est seulement de lire. On
ne réclame donc pas de lui une science telle qu’il puisse comprendre toute l'Écriture,
mais seulement telle qu’il lise correctement. Comme cette science est facile et
à la portée de beaucoup d’esprits, on peut très bien penser que l’ordinand
l’acquerra, s’il ne l’a pas encore, et à plus forte raison si déjà il s’y
adonne.
Objections :
1. Saint Jean Chrysostome
a dit : "Tout prêtre n’est pas saint, mais tout saint est prêtre". Or
le mérite de la vie fait le saint, donc aussi le prêtre et à plus forte raison
les autres ministres
2. Dans l’Ordre de
la nature, les êtres occupent un rang d’autant plus élevé qu’ils se rapprochent
plus de Dieu et participent davantage à sa bonté ; ainsi l’affirme saint Denys
le pseudo-aréopagite. Or, par sa sainteté et sa science l’homme se rapproche de
Dieu et reçoit davantage de sa bonté. Donc c’est par là aussi qu’il est
constitué dans l’Ordre.
Cependant :
La sainteté une
fois acquise peut se perdre, tandis que l’Ordre une fois reçu est inamissible.
L’Ordre ne consiste donc pas dans le mérite même de la sainteté.
Conclusion :
La cause doit
être proportionnée à son effet. Le Christ, de qui la grâce descend sur tous les
hommes, doit posséder en lui la plénitude de la grâce ; de même les ministres
de l’Église, qui ne peuvent donner la grâce, mais seulement les sacrements de
la grâce, ne sont pas constitués dans la hiérarchie de l’Ordre par le seul fait
qu’ils ont la grâce, mais parce qu’ils reçoivent un sacrement de la grâce.
Solutions :
1. Saint Jean Chrysostome
prend le nom de "sacerdos" (=
prêtre) en son sens étymologique "sacra dans" (qui donne les choses
saintes). A ce point de vue, tout juste est prêtre en tant qu’il donne à son
prochain le secours de ses saints mérites ; mais tel n’est pas le sens usité de
ce nom : il désigne en effet celui qui donne les choses saintes par
l’administration des sacrements.
2. Dans la nature,
un être se situe au-dessus des autres dans la mesure où il peut, par sa propre
forme, agir sur eux ; l’excellence de sa forme fait donc sa supériorité. Mais
les ministres de l’Église ne sont point mis à la tête des fidèles pour
communiquer quelque bien par la vertu de leur propre sainteté (ceci est le
privilège de Dieu) ; ils sont des ministres, en quelque sorte des instruments
de la vie qui découle de la tête dans les membres. Aussi la hiérarchie de l’Ordre
ne ressemble point de soi à celle de la nature ; cependant il conviendrait
qu’il y eût une certaine ressemblance.
Objections :
1. L’évêque a
besoin d’auxiliaires charges des fonctions moins élevées. Or, il n’en pourrait
trouver un nombre suffisant, s’il exigeait d’eux cet ensemble de qualités
décrit par les Pères. Il est donc excusable, s’il en ordonne quelques-uns qui
n’aient pas toutes ces qualités.
2. L’Église a
besoin de ministres non seulement pour la dispensation des biens spirituels,
mais encore pour la gestion des biens temporels. Or, parfois, sans la science
ou la sainteté, quelqu’un peut être capable de cette gestion, en raison, soit
de son crédit dans le monde, soit de sa compétence naturelle. Il semble donc
qu’un tel homme puisse être ordonné sans péché.
3. Chacun est
tenu, autant qu’il lui est possible, d’éviter le péché. Si donc un évêque
péchait en ordonnant des indignes, il devrait, pour s’assurer de la dignité de
ceux qui accèdent aux ordres, apporter tous ses soins à un examen consciencieux
de leur vie et de leur science. Or, telle n’est pas la pratique générale.
Cependant :
Le mal est plus
grand d’appeler des sujets indignes aux mystères sacrés, que de ne point les
corriger s’ils sont déjà promus. Or, Héli pécha gravement en ne reprenant pas
ses fils de leur péché, aussi "tombant de son siège à la renverse il
mourut" (1 Rois 4, 18). La promotion de sujets indignes n’est donc pas
sans péché. De plus, dans l’Église, les intérêts spirituels priment les
intérêts temporels. Or, il pécherait gravement, celui qui compromettrait
sciemment les intérêts temporels de l'Église ; à plus forte raison pécherait
celui qui compromettrait les intérêts spirituels. Tel serait le cas de celui
qui appellerait aux ordres des sujets indignes, car, saint Grégoire l’affirme :
"Celui dont la vie s’est mérité le mépris n’est pas loin de l’attirer sur
son enseignement", et de même sur les biens spirituels dont il est le
dispensateur. Celui donc qui promeut des sujets indignes pèche mortellement.
Conclusion :
Le Seigneur a
tracé le portrait du serviteur fidèle qui a été établi "sur les gens de la
maison, pour distribuer à chacun sa mesure de froment" (Lc 12, 42). Celui-là est donc coupable d’infidélité, qui
donne à quelqu’un des biens divins plus qu’il ne lui revient : ainsi fait celui
qui appelle aux ordres des sujets indignes. Sa faute est donc grave, infidèle
qu’il est à son souverain Maître faute d'autant plus grave qu’elle est
préjudiciable à l’Église et à l’honneur divin, que les bons ministres
s’efforcent d’assurer. Ne serait-il pas de même infidèle à son maître de la
terre, celui qui enrôlerait à son service des gens incapables ?
Solutions :
1. Dieu
n’abandonnera jamais son Église au point qu’on ne puisse trouver des ministres
qualifiés en nombre suffisant pour pourvoir aux nécessités des fidèles, si l’on
appelle les sujets qui en sont dignes et si l’on écarte les indignes. Et dans
l’hypothèse où l’on n’en pourrait trouver un nombre égal à celui de maintenant,
"mieux vaudrait un petit nombre de bons ministres qu’un plus grand nombre
de ministres mauvais".
2. Les biens
temporels ne peuvent être recherchés qu’en vue des biens spirituels ; par
conséquent, tout intérêt temporel doit être écarté, tout avantage méprisé, pour
promouvoir le bien spirituel.
3. Il est à tout
le moins requis que l’évêque ordonnateur ne connaisse rien de contraire à la
sainteté de celui qu’il appelle aux ordres ; mais de plus, il doit, avec la
sollicitude que comporte l’importance de l’Ordre ou de l’office à conférer,
s’assurer des qualités des ordinands, tout au moins en recourant au témoignage
d’autrui. L’Apôtre l’écrivait à Timothée (1 Tm 5, 22)
: "N’impose pas trop vite les mains à personne".
Objections :
1. Celui-là pèche
qui n’exerce pas son Ordre alors que son office l’y oblige. Si donc en
l’exerçant il péchait, il ne pourrait éviter le péché ; ce qui est
inadmissible.
2. De plus, la
dispense est un élargissement du droit ; par conséquent, même si d’après le
droit il était illicite pour cet homme d’exercer un Ordre reçu, par dispense
cet exercice pourrait lui être concédé.
3. Quiconque
participe au péché grave d’un autre, pèche gravement. Si donc par l’exercice de
son Ordre, le pécheur péchait gravement, de même pécherait gravement celui qui
reçoit de lui quelque bien divin ou le lui demande : ce qui semble absurde.
4. Enfin, si par
l’exercice de son Ordre, il péchait, chacun des actes propres à ses fonctions
serait un péché grave ; et puisque une seule fonction implique des actes
multiples, multiples seraient les fautes mortelles ; ce qui semble bien sévère.
Cependant :
1. Saint Denys le
pseudo-aréopagite a écrit dans sa lettre
à Démophile : "Il paraît bien présomptueux
(celui qui n’est pas en état de grâce) d’accomplir les fonctions sacerdotales ;
il n’a ni crainte ni honte de traiter les divins mystères malgré son indignité
; croit-il que Dieu ignore ce que lui-même sait de lui ? Pense-t-il tromper
celui qu’il appelle faussement du nom de Père ? Il ose, à l’exemple du Christ,
prononcer sur les divins symboles (je ne dis pas les prières) mais d’immondes
blasphèmes". Ce prêtre est donc un blasphémateur et un menteur, qui
accomplit indignement les fonctions de son Ordre, aussi pèche-t-il gravement ;
et pécherait pareillement quiconque exercerait indignement la fonction de son Ordre.
2. En outre, la
réception d’un Ordre exige la sainteté pour que le sujet soit capable de
l’exercer. Or, déjà il pèche gravement celui qui avance aux ordres en état de
péché mortel, à plus forte raison pèche-t-il à chaque fois qu’il en accomplit
les fonctions.
Conclusion :
La loi prescrit
d'"accomplir saintement ce qui est saint" (Dt
16, 20). Or, celui qui remplit indignement les fonctions de son Ordre, traite
sans respect ce qui est saint ; il agit contre le précepte de la loi, et par là
pèche gravement. Et sans conteste celui qui exerce un ministère sacré en état
de péché mortel, l’exerce indignement. Il est donc évident qu’il commet un
péché grave.
Solutions :
1. Celui-ci n’est
pas à ce point perplexe qu’il soit placé devant la nécessité de pécher ; il
peut ou quitter son péché ou résigner l’office qui lui impose l’obligation
d’exercer son Ordre.
2. Le droit
naturel n’admet pas de dispense, et il est de droit naturel que l’homme traite
saintement ce qui est saint ; nul n’en peut dispenser.
3. Tant qu’un
ministre de l’Église qui est en état de péché grave est maintenu par l’Église
en ses fonctions, c’est de lui que ses sujets doivent recevoir les sacrements :
en pareille matière ils lui sont soumis. Cependant en dehors du cas de
nécessité, il ne serait pas prudent de l’engager à exercer l’une de ses
fonctions, si on le savait en état de péché grave ; cette science pourtant ne
peut être ferme puisque la purification d’un homme par la grâce de Dieu est
instantanée.
4. Chaque fois
qu’un homme, en état de péché grave, agit comme ministre de l’Église, il pèche
gravement, et cela autant de fois qu’il réitère son acte. Saint Denys le
pseudo-aréopagite l’affirme : "Aux impurs, point n’est permis de toucher
les symboles", c’est-à-dire les signes sacramentels. Par conséquent, ceux-ci
pèchent gravement dans l’exercice de leurs fonctions, qui touchent aux choses
saintes.
Il en serait
autrement, si dans un cas de nécessité, ou dans un cas où cela est permis même
aux laïques, ils accomplissaient un acte sacré : par exemple baptiser en cas de
nécessité, ou recueillir le corps du Christ jeté à terre.
Nous devons
maintenant nous occuper de la distinction des Ordres, de leurs actes et du
caractère qu’ils impriment.
Cinq questions
se posent : - 1. Doit-on distinguer plusieurs Ordres ? - 2. Combien ? - 3. Doit-on
diviser les Ordres en sacrés et en non sacrés ? - 4. Le Livre des Sentences assigne-t-il justement leurs fonctions à chacun
d’eux ? - 5. À quel moment les caractères des ordres sont-ils imprimés ?
Objections :
1. Plus une vertu
est parfaite, moins elle est multipliée. Or, ce sacrement surpasse les autres
en dignité, puisqu’il confère à ceux qui le reçoivent une supériorité sur les
fidèles. Or, les autres sacrements ne se divisent pas en plusieurs parties dont
chacune porte le nom du tout, celui-ci ne doit donc pas davantage se diviser en
plusieurs ordres.
2. Dans
l’hypothèse d’une division, ce serait ou la division du tout en ses parties
intégrales, ou la division du tout en ses parties subjectives. Or, ce ne peut
être la première : les parties ne pourraient porter le nom du tout. Donc ce
doit être la division du tout en ses parties subjectives. Mais celles-ci
prennent au pluriel la dénomination du genre tant éloigné que prochain ; ainsi
un homme et un âne sont plusieurs animaux, et plusieurs corps animés.
Pareillement, le sacerdoce et le diaconat, de même qu’ils sont deux ordres,
sont deux sacrements, puisque le sacrement tient lieu de genre par rapport aux
ordres.
3. D’après le
Philosophe (Aristote), le régime dans lequel un seul est préposé au bien
commun, est plus parfait que le régime aristocratique, où les divers emplois
sont occupés par des individus différents. Or, le gouvernement de l'Église doit
être le plus parfait de tous. Par conséquent, dans l’Église la distinction des
actes ne devrait point entraîner celle des ordres, et
tout le pouvoir devrait être concentré en un seul, et ainsi il ne devrait
exister qu’un ordre.
Cependant :
1. L’Église est le
corps mystique du Christ, semblable au corps naturel d’après l’Apôtre (Rm 12, 4-5). Or, dans le corps naturel, les membres ont des
fonctions diverses. De même dans l’Église doivent exister des ordres divers.
2. De plus, le
ministère du Nouveau Testament l’emporte en dignité sur celui de l’Ancien. Or,
dans l’Ancien Testament (2 Co 3, 7), non seulement les prêtres, mais encore
leurs ministres, les lévites, recevaient une consécration. De même, dans le
Nouveau Testament, non seulement les prêtres doivent être consacrés par le sacrement
de l’ordre, mais encore leurs ministres. Ainsi la pluralité des ordres
s’impose.
Conclusion :
La pluralité des
ordres a été introduite dans l’Église pour trois raisons :
- 1° Pour
manifester la sagesse de Dieu qui éclate surtout dans la multiplicité
harmonieuse des choses, soit dans l’ordre naturel, soit dans l’ordre
surnaturel. C’est ce que symbolise cet épisode de la Reine de Saba (1 Rois 10,
4-5), qui, "devant l’ordonnance du service de Salomon, fut hors d’elle-même",
ravie d’admiration devant cette sagesse.
- 2° Pour
soulager la faiblesse humaine : un seul ne peut satisfaire, sans grande
surcharge, aux exigences des divins mystères ; c’est pourquoi on distingue
divers ordres pour diverses fonctions : ainsi le Seigneur donna à Moïse, pour
le seconder, soixante-dix vieillards (Nb 11, 16-17).
- 3° Pour ouvrir
plus large aux hommes la voie de la perfection un plus grand nombre étant ainsi
préposés aux divers offices, tous coopérateurs de
Dieu, vocation divine au plus haut point, affirme saint Denys le
pseudo-aréopagite.
Solutions :
1. Les autres sacrements
sont administrés en vue de certains effets à recevoir ; mais ce sacrement est
conféré surtout en vue d’actes à produire. C’est pourquoi la diversité des
actes réclame une diversité parallèle dans le sacrement de l’ordre les
puissances se distinguent d’après les actes.
2. La division de
l’ordre n’est pas celle d’un tout intégral en ses parties, ni celle d’un tout
universel, mais celle d’un tout potentiel ; telle est la nature de ce tout que
l’une de ses divisions réalise pleinement sa définition, les autres n’en sont
que des participations. C’est le cas de ce sacrement, dont la plénitude est
dans un seul ordre, le sacerdoce ; les autres n’en sont qu’une participation.
Ceci nous est signifié par ces paroles de Dieu à Moïse (Nb 11, 17) : "Je
prendrai de l’esprit qui est sur toi et je le mettrai sur eux, afin qu’ils
portent avec toi la charge du peuple". Ainsi tous les ordres ne sont-ils
qu’un sacrement.
3. Dans un
royaume, si la plénitude du pouvoir réside dans le roi, les pouvoirs des
ministres, qui sont des participations de l’autorité royale, ne sont pas
exclus. Il en est de même dans l’ordre. Dans l’aristocratie au contraire, la
plénitude du pouvoir n’est en aucun des membres du pouvoir, mais en leur
collectivité.
Objections :
1. Les Ordres de
l’Église sont établis en vue des fonctions hiérarchiques. Or, celles-ci sont
seulement au nombre de trois purifier, illuminer, perfectionner, division d’après
laquelle saint Denys le pseudo-aréopagite distingue trois Ordres (Hier Eccl. 5,
1, 6).
2. Tous les sacrements
ont efficacité et autorité de par l’institution du Christ ou au moins de ses
apôtres. Or, l’enseignement du Christ et des apôtres ne mentionne que les
prêtres et les diacres.
3. Le sacrement de
l’Ordre constitue son bénéficiaire dispensateur des autres sacrements. Or, ceux-ci
ne sont qu’au nombre de six. On ne doit donc compter que six Ordres.
Cependant :
1. Par contre, il
semble que l’on en doive compter plus de sept ; en effet, plus une vertu est
parfaite, moins elle est susceptible d’être multipliée. Or, la puissance
hiérarchique revêt, chez les anges, une modalité supérieure à la nôtre, comme
l’affirme saint Denys le pseudo-aréopagite (Hier
Eccl. 1, 1, 4). Puisque la hiérarchie angélique
compte neuf Ordres, on devrait en compter autant et même plus dans l’Église.
2. De plus, les
prophéties des psaumes l’emportent sur les autres prophéties. Or, pour lire
celles-ci dans l'Église un Ordre a été institué, le lectorat. Donc pour la
récitation des psaumes un autre Ordre devrait exister, d’autant que le
psalmiste, dans la hiérarchie des Ordres, occupe le second rang après le
portier, selon le Décret de Gratien.
Conclusion :
Pour déterminer
le nombre des Ordres, quelques-uns essayent un rapprochement entre ces Ordres
et les grâces gratuitement données dont il est parlé dans la première épître
aux Corinthiens (12, 4). D’après eux, la "parole de sagesse" convient
à l’Évêque, dont l’office est d’ordonner les autres : ce qui relève de la
sagesse ; la "parole de science" au prêtre, qui doit posséder la clef
de la science ; la "foi" au diacre qui prêche l’évangile ; le
"don des miracles" au sous-diacre, qui se voue aux oeuvres de
perfection par le voeu de continence ; l'"interprétation des langues"
à l’acolyte, comme le symbolise la lumière qu’il porte ; le "don des
guérisons" à l’exorciste ; le "don des langues" au psalmiste ;
la "prophétie" au lecteur ; le "discernement des esprits"
au portier, qui exclut les uns, admet les autres. Mais cette opinion est
insoutenable : car les grâces gratuitement données ne sont pas accordées au
même sujet, tandis que les Ordres peuvent être conférés au même individu : on
lit en effet dans cette épître, "il y a diversité de dons". En outre,
dans cette énumération apparaissent des fonctions qui ne sont pas des Ordres, à
savoir l’épiscopat et le psalmistat.
C’est pourquoi
d’autres assimilent l’Ordre à la hiérarchie céleste dans laquelle les Ordres se
distinguent d’après une triple fonction : purifier, illuminer, perfectionner.
Ils avancent en effet que le portier purifie extérieurement du fait qu’il
sépare, même matériellement, les bons d’avec les mauvais ; l’acolyte, au
contraire, purifie intérieurement : par la lumière qu’il porte, il signifie
qu’il dissipe les ténèbres intérieures ; tandis que l’exorciste purifie de
l’une et de l’autre manière : il chasse le démon qu’il confond et dans l’intime
des coeurs et en public. Quant à l’illumination, oeuvre d’enseignement, elle se
départit entre les lecteurs pour l’enseignement des prophètes, les sous-diacres
pour l’enseignement des apôtres, les diacres pour l’enseignement de l’Évangile.
La perfection, s’il s’agit de perfection commune, effet de la pénitence, du
baptême et des autres sacrements qui leur ressemblent, est assurée par le
prêtre ; s’il s’agit de perfection éminente, elle est réservée à l’évêque,
telle la consécration des prêtres et des vierges ; enfin à son degré le plus
haut, elle est l’oeuvre du Souverain Pontife, en qui réside la plénitude de
l’autorité. Mais cette explication ne vaut pas : tant parce que les Ordres de
la hiérarchie céleste ne se distinguent pas d’après ces fonctions
hiérarchiques, dont chacune convient à chacun des Ordres ; tant parce que,
d’après saint Denys le pseudo-aréopagite (Hier
Eccl. 5, 1, 5), perfectionner appartient
seulement aux évêques, illuminer aux prêtres, mais purifier à tous les
ministres.
Aussi d’autres
établissent-ils un rapport entre les Ordres et les sept dons au sacerdoce
correspond le don de sagesse qui nous nourrit du pain de vie et d’intelligence,
comme le prêtre nous restaure par le pain céleste ; au portier, la crainte, qui
nous sépare des mauvais ; et pareillement les Ordres intermédiaires répondent
aux dons intermédiaires. Cette solution est nulle encore, car en chacun des Ordres
est accordée la grâce septiforme.
Il faut donc en
proposer une autre. Le sacrement de l’Ordre a pour fin le sacrement de l’eucharistie,
le sacrement des sacrements, selon l’expression de saint Denys le
pseudo-aréopagite (Hier Eccl. 3, 1). Comme le temple, l’autel, les vases et les
vêtements, les ministres de l’eucharistie ont besoin d’une consécration.
Cette
consécration est le sacrement de l’Ordre. On trouvera donc la distinction des Ordres
dans leur rapport avec l’eucharistie : le pouvoir d’Ordre en effet a pour
objet, ou la consécration de l’eucharistie elle-même, ou quelque fonction
relative au sacrement d’eucharistie :
- 1° Dans le
premier cas, c’est l’Ordre des prêtres
: aussi à leur ordination reçoivent-ils le calice avec le vin et la patène avec
le pain, recevant le pouvoir de consacrer le corps et le sang du Christ.
D’autre part la coopération des ministres a pour objet, soit le sacrement lui-même,
soit ceux qui le reçoivent.
- 2° Dans le premier
cas elle se présente sous trois aspects : d’abord, le ministère proprement dit
par lequel le ministre prête son concours au prêtre dans la dispensation du sacrement,
mais non dans sa consécration, réservée au prêtre seul : tel est l’office du diacre. D’où l’on peut lire
dans les Sentences qu’il appartient au diacre d’assister les prêtres en tout ce
qui concerne les sacrements du Christ c’est pourquoi le diacre lui-même
distribue le sang du Christ.
- 3° Puis, le
ministère dont la fonction est de préparer la matière du sacrement dans les
vases sacrés destinés à la contenir c’est l’office
des sous-diacres. Aussi les Sentences disent-elles que les sous-diacres
portent les vases du corps et du sang du Seigneur et placent sur l’autel les
offrandes ; c’est pourquoi, à leur ordination, ils reçoivent le calice, mais
vide, de la main de l’évêque.
- 4° Enfin, le
ministère dont le rôle est de présenter la matière du sacrement celui de l’acolyte. Comme le notent les
Sentences, il garnit les burettes de vin et d’eau ; à son ordination il reçoit
une burette vide.
Le ministère
établi en vue de la préparation de ceux qui doivent s’approcher du sacrement de
l’eucharistie, ne peut s’exercer que sur ceux qui ne sont pas purs ; ceux qui
sont purs sont dignes déjà des sacrements. Or saint Denys le pseudo-aréopagite
compte trois sortes d’impurs :
- 5° Les uns
qui, refusant de croire, sont totalement infidèles ; et ceux-ci doivent être
absolument écartés de l’assistance aux mystères et de l’assemblée des fidèles :
ce soin appartient au portier.
- 6° D’autres
veulent croire, mais ils ne sont point instruits, ce sont les catéchumènes ; à
leur enseignement est préposé l’Ordre
des lecteurs ; c’est pourquoi ceux-ci sont chargés de leur lire les
premiers rudiments de la foi, à savoir l’Ancien Testament.
- 7° D’autres
enfin sont des fidèles instruits de leur foi, mais paralysés par le pouvoir du
démon, ce sont les énergumènes, pour lesquels est institué l’Ordre des exorcistes. Telle est la raison du nombre et de la
hiérarchie des Ordres.
Solutions :
1. Saint Denys le
pseudo-aréopagite (Hier Eccl. 3, 3, 6) parle des Ordres, non comme sacrements,
mais en tant qu’ordonnés aux fonctions hiérarchiques. En raison de celles-ci,
il distingue trois Ordres le premier, l’épiscopat, les possède toutes les trois
; le second, le sacerdoce, en exerce deux ; enfin le troisième, le diaconat,
qu’on appelle aussi Ordre des "ministres", en exerce une seule la
purification ; sous ce dernier sont compris tous les Ordres subalternes. Mais
les Ordres sont des sacrements du fait de leur connexion avec le plus grand des
sacrements, c’est donc de ce point de vue qu’il faut chercher le nombre des Ordres
2. Dans la
primitive Église, à cause du petit nombre des ministres, tous les ministères
inférieurs étaient confiés aux diacres, comme il ressort de l’affirmation de saint
Denys le pseudo-aréopagite (Hier Eccl. 3, 2) : "Des ministres se tiennent aux
portes du temple qui sont fermées ; d’autres remplissent quelque autre fonction
de leur Ordre ; d’autres enfin apportent aux prêtres sur l’autel le pain sacré
et le calice de bénédiction ". Tous ces pouvoirs, nommés dans l’article,
n’en existaient pas moins, mais ils étaient implicitement contenus en celui du
diacre. A travers les temps, le culte divin s’est amplifié, et ce que l’Église
possédait implicitement en un Ordre, elle l’a distribué en plusieurs. En ce
sens, le Maître des Sentences a pu dire que l’Église a institué d’autres Ordres.
3. Le sacrement d’eucharistie
est le but premier des Ordres. De cette relation naît celle des Ordres avec les
autres sacrements, car ceux-ci dérivent eux-mêmes de ce que contient
l’eucharistie ; aussi ne doit-on pas distinguer ces Ordres d’après les sacrements.
4. Les anges
diffèrent spécifiquement, de là se trouvent en eux des participations diverses
aux dons de Dieu, c’est pourquoi on les distingue en diverses hiérarchies. Mais
les Ordres forment une seule manière de communier aux dons divins, propre à
leur espèce, à savoir par les similitudes sensibles. Chez les anges on ne peut
donc distinguer les Ordres en les comparant à quelque sacrement
comme chez nous ; le seul principe de division, ce sont les fonctions
hiérarchiques que chacun des Ordres exerce sur celui qui lui est inférieur.
Sous cet aspect nos Ordres ont une ressemblance avec les leurs : notre
hiérarchie se compose en effet de trois Ordres, distingués les uns des autres
d’après les trois fonctions hiérarchiques, de même que, parmi les anges, chaque
hiérarchie a son action propre.
5. Le psalmistat
n’est pas un Ordre mais un office annexé à un Ordre : le chant des psaumes vaut
au psalmiste le nom de chantre. Mais ce nom ne désigne pas un Ordre spécial le
chant est commun à tout le choeur ; cette fonction n’a pas de rapport
particulier avec l’eucharistie ; le psalmistat est un office, qui est parfois
compté parmi les Ordres, au sens large du mot.
Objections :
1. Tous les Ordres
sont des sacrements, or tous les sacrements sont sacrés
2. Par les Ordres
de l’Église, l’homme n’est voué qu’au service divin. Or, tout service divin est
sacré. Tous les Ordres sont donc sacrés.
Cependant :
Les Ordres
sacrés empêchent de contracter mariage, et annulent le mariage déjà contracté.
Or, les quatre Ordres inférieurs n’ont pas ce double effet. Ce ne sont donc pas
des Ordres sacrés.
Conclusion :
Un Ordre est
appelé sacré, - soit en raison de sa nature : et sous cet aspect tout Ordre est
sacré puisqu’il est un sacrement ; - soit en raison de la matière de son acte :
cet Ordre est alors sacré, dont l’acte s’exerce sur une matière consacrée. De
ce point de vue, on ne compte que trois Ordres sacrés, savoir le sacerdoce, le
diaconat dont les actes ont pour objet le corps du Christ et le sang consacré,
enfin le sous-diaconat, dont l’acte a pour objet les vases consacrés. C’est
pourquoi la continence leur est imposée afin que soient purs ceux qui touchent
aux choses saintes.
1. 2. Cette
doctrine résout les difficultés opposées.
Objections :
1. L’absolution
prépare l’âme à recevoir le corps du Christ. Mais préparer à recevoir le sacrement
est une fonction des Ordres inférieurs, c’est donc faussement que l’absolution
du péché est comptée parmi les actes sacerdotaux.
2. L’homme est
directement formé à la ressemblance de Dieu par le baptême, en recevant le
caractère qui le façonne. Or, prier et offrir les oblations sont des actes dont
Dieu est la fin immédiate. Tout baptisé, et non seulement le prêtre, peut
accomplir ces actes.
3. A divers Ordres
correspondent diverses fonctions. Or apporter les oblations à l’autel, lire
l’épître, sont les fonctions du sous-diacre, et pareillement porter la croix
devant le pape. Donc ces fonctions ne doivent pas être attribuées au diacre.
4. L’Ancien et le
Nouveau Testaments contiennent la même vérité. Or, lire l’Ancien Testament est
la fonction des lecteurs. Il leur appartient donc également et non aux diacres,
de lire le Nouveau Testament.
5. Les apôtres ne
prêchèrent rien autre que l’Evangile du Christ (Rm 1,
1). Or, il est confié aux sous-diacres de proposer la doctrine apostolique ; de
même, peuvent-ils proposer celle de l’évangile.
6. D’après saint
Denys le pseudo-aréopagite (Hier Eccl. 5, 7), ce qui ressortit à un Ordre supérieur ne
doit pas relever d’un Ordre inférieur. Or présenter les burettes est une
fonction des sous-diacres. Elle ne doit pas être assignée aux acolytes.
7. Les fonctions
spirituelles l’emportent sur les matérielles. Or la fonction de l’acolyte est
seulement matérielle. Donc à l’exorciste, inférieur à l’acolyte, n’est pas
confié l’office spirituel de chasser les démons.
8. Les réalités
qui ont entre elles un étroit rapport doivent être unies. Or, entre la lecture
de l’Ancien Testament et celle du Nouveau Testament, réservée aux ministres
supérieurs, existe un rapport très étroit. La lecture de l’Ancien Testament ne
doit donc pas être la fonction du lecteur, mais plutôt celle de l’acolyte,
d’autant plus que la lumière matérielle qu’il porte symbolise la lumière
spirituelle de la doctrine.
9. A toute
fonction d’Ordre convient une vertu spéciale, dont jouissent exclusivement ceux
qui ont reçu cet Ordre. Or, pour ouvrir et fermer les portes, les portiers
n’ont pas un pouvoir autre que celui des autres hommes. Cette fonction ne peut
donc leur être assignée en propre.
Conclusion :
Puisque la
consécration conférée par le sacrement de l’Ordre est en vue du sacrement de l’eucharistie,
comme on l’a déjà prouvé, cette fonction, en chaque Ordre, est la principale
qui se rapporte plus immédiatement au sacrement de l’eucharistie. Pour la même
raison, la supériorité d’un Ordre sur un autre provient de ce que sa fonction
est ordonnée de plus près au sacrement de l’eucharistie. Mais vers ce sacrement
beaucoup de choses convergent, à cause de sa suprême dignité ; ainsi est-il
acceptable que chaque Ordre, outre sa fonction principale, en compte plusieurs
autres, et d’autant plus qu’il est plus élevé, car plus haut est un pouvoir,
plus large est son domaine.
Solutions :
1. Double est la
préparation de ceux qui reçoivent le sacrement : l’une éloignée, oeuvre des
ministres ; l’autre prochaine, qui les rend aptes à la réception immédiate des sacrements,
et relève des prêtres. Pareillement, dans l’Ordre de la nature, la matière tient
du même agent et sa dernière disposition à la forme et sa forme. Et puisque la
disposition ultime à la communion eucharistie que consiste à être purifié du
péché, le prêtre est le ministre propre de tous les sacrements dont le but
principal est cette purification : le baptême, la pénitence et l’extrême-onction.
2. Les actes dont
Dieu est la fin immédiate sont de deux sortes : les uns émanent seulement d’une
personne privée, telles les prières personnelles, les voeux et autres oeuvres
semblables, tout baptisé peut produire pareils actes. Les autres émanent de
toute l’Église : seul le prêtre peut dans ce cas produire un acte dont Dieu est
la fin immédiate : car seul peut représenter toute l’Église celui qui consacre
l’eucharistie, sacrement de l’Église universelle.
3. Les oblations
apportées par le peuple sont offertes par le prêtre. Ainsi sont-elles l’objet
d’un double ministère : l’un du côté du peuple, celui du sous-diacre qui reçoit
les oblations du peuple et les place sur l’autel ou les présente au diacre.
L’autre du côté du prêtre et cet acte relève du diacre qui présente ces oblats
au prêtre. C’est là le principal acte des deux Ordres, et c’est par là que le
diaconat a la supériorité. Quant à la lecture de l’épître, elle n’est pas
l’acte du diacre, si ce n’est comme l’acte d’un Ordre subalterne appartient à
un Ordre supérieur. Il en est de même de la fonction du cruciféraire. Ces
attributions sont fixées d’ailleurs par les coutumes d’églises particulières,
car pour ces fonctions secondaires, rien ne s’oppose à la diversité des
coutumes.
4. L’enseignement
appartient à la préparation éloignée de ceux qui s’approchent du sacrement,
c’est pourquoi il est commis aux ministres. Mais l’enseignement de l’Ancien
Testament est encore préparation plus éloignée que celui du Nouveau car il
n’instruit de ce sacrement qu’au moyen de symboles. C’est pourquoi
l’enseignement du Nouveau Testament est confié aux ministres supérieurs, celui
de l’Ancien aux ministres inférieurs. De plus la doctrine du Nouveau Testament,
que le Seigneur a livrée lui-même, est plus parfaite que les développements
qu’en ont donnés les apôtres. Aussi l’Évangile est-il confié aux diacres,
l’épître aux sous-diacres.
5. La cinquième
difficulté est par là même résolue.
6. Les acolytes
ont pouvoir seulement sur la burette et non sur son contenu, tandis que le sous-diacre
a pouvoir sur ce contenu, puisqu’il met l’eau et le
vin dans le calice, et verse encore l’eau sur les mains du prêtre. Le diacre,
comme le sous-diacre, a pouvoir sur le calice, non sur son contenu, sur lequel
le prêtre seul a pouvoir.
Donc, de même qu’à son ordination, le sous-diacre reçoit le calice vide, tandis
qu’au prêtre le calice est présenté garni de vin, de même l’acolyte reçoit vide
la burette, qui est présentée pleine au sous-diacre. Ainsi entre les Ordres
apparaît une certaine connexion.
7. Les fonctions
matérielles de l’acolyte touchent de plus près à celles des Ordres sacrés, que
la fonction de l’exorciste, bien que celle-ci soit d’une certaine manière
spirituelle. Les acolytes en effet ont pouvoir sur les vases qui contiennent la
matière du sacrement, à savoir le vin qui, à cause de son état liquide, doit
être renfermé en quelque vase. Telle est la raison de la supériorité de
l’acolytat sur les autres Ordres mineurs.
8. Les fonctions
des acolytes se rapprochent davantage des fonctions principales des ministres
supérieurs, que celles des autres Ordres mineurs ; c’est évident. De même pour
leurs fonctions secondaires qui ont pour but de préparer le peuple, en
l’enseignant ; car l’acolyte, qui porte la lumière, symbolise manifestement
l’enseignement du Nouveau Testament, tandis que le lecteur, par sa lecture, le
figure d’une autre manière : aussi l’acolyte est-il supérieur. Il faut dire de
même de l’exorciste l’analogie établie entre la fonction du lecteur et la
fonction secondaire du diacre et du sous-diacre a son
parallèle, si l’on compare la fonction de l’exorciste à cette fonction
secondaire du prêtre, lier ou délier, grâce à laquelle l’homme est totalement
libéré de la servitude du démon. Ainsi est mise en pleine lumière la parfaite
ordonnance hiérarchique de l’Ordre le prêtre, assisté seulement par les trois Ordres
supérieurs dans l’exercice de sa fonction principale, la consécration du corps
du Christ, tandis qu’en l’exercice de sa fonction secondaire, lier ou délier,
il reçoit le concours des Ordres supérieurs ou inférieurs.
9. Quelques-uns
croient que par l’ordination est conférée au portier, pour qu’il écarte les
profanes de l’entrée du temple, quelque vertu divine semblable à celle qui fut
dans le Christ chassant les vendeurs du temple. Mais pareille vertu appartient
davantage à la grâce gratuitement donnée qu’à la grâce sacramentelle. C’est
pourquoi nous dirons que par le pouvoir qu’il reçoit, il est officiellement
préposé à cette fonction ; les autres peuvent également la remplir, mais non en
vertu d’un mandat. Il en est de même pour toutes les fonctions des Ordres
mineurs qui peuvent être remplies par tous, bien qu’ils ne jouissent d’aucun
titre pour cela ; ainsi dans une maison non consacrée peut-on célébrer la
messe, bien que sa consécration destine spécialement l’église à cet acte du
culte.
Objections :
1. La consécration
du prêtre se fait par une onction comme la confirmation. Or, dans la
confirmation, le caractère est imprimé au moment de l’onction. Ainsi doit-il
être du caractère sacerdotal.
2. Le Seigneur a
donné à ses disciples le pouvoir sacerdotal quand il a dit : "Recevez le
Saint Esprit, ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis,
etc.". Or, le Saint Esprit est donné par l’imposition des mains. Le
caractère de l’Ordre est donc pareillement imprimé à l’imposition des mains.
3. Comme on
consacre les ministres, ainsi consacre-t-on leurs vêtements. Or, ceux-ci sont
consacrés uniquement par une bénédiction. La consécration sacerdotale est donc
accomplie par la bénédiction épiscopale.
4. Avec le calice
est donné au prêtre le vêtement sacerdotal ; si un caractère est imprimé à la
porrection du calice, il en est de même à celle de la chasuble. Ainsi le prêtre
recevrait deux caractères : ce qui est faux.
5. L’Ordre du
diaconat ressemble davantage à celui du prêtre que l’Ordre du sous-diacre. Or,
si le caractère sacerdotal était imprimé à la porrection du calice, le sous-diacre
ressemblerait plus au prêtre que le diacre ; le sous-diacre en effet reçoit le
caractère à la porrection du calice, ce qui n’est pas pour le diacre.
6. L’union de
l’acolytat avec la fonction sacerdotale provient davantage de son pouvoir sur
les burettes, que de celui dont les chandeliers sont l’objet. Or le caractère
est imprimé en l’acolyte quand il reçoit le chandelier plutôt qu’au moment où
il reçoit la burette ; son nom d’acolyte désigne en effet l’action de porter un
cierge. Donc le caractère sacerdotal n’est pas imprimé à la porrection du
calice.
Cependant :
L’acte principal
de l’Ordre sacerdotal est la consécration du Corps du Christ. Or, à cet effet
le pouvoir est donné au prêtre par la porrection du calice. Donc, à ce moment
le caractère est imprimé.
Conclusion :
On l’a déjà
noté, il appartient au même agent de donner à la matière une forme et la
dernière disposition à cette forme. Ainsi l’évêque, dans la collation des Ordres,
fait deux choses il prépare les ordinands à la réception de l’Ordre, et leur
confère le pouvoir d’Ordre. Il les prépare d’abord, et en les instruisant de
leur office propre, et en agissant sur eux pour les rendre capables de recevoir
le pouvoir. Cette action revêt une triple forme, la bénédiction, l’imposition
des mains et l’onction. Par la bénédiction, les ordinands sont députés au
service divin, aussi la bénédiction est-elle donnée à tous. Par l’imposition des
mains est donnée la plénitude de la grâce qui prépare aux grandes fonctions ;
aussi est-elle réservée aux diacres et aux prêtres, auxquels il appartient de
dispenser les sacrements, ceux-ci à titre principal, ceux-là à titre
ministériel. Enfin, par l’onction, les ordinands sont consacrés afin qu’ils
puissent toucher le sacrement ; cette onction est faite seulement aux prêtres,
qui touchent de leurs propres mains le corps du Christ, de même que sont oints
le calice qui contient le sang, et la patène qui porte le corps. Quant à la
collation du pouvoir, elle s’opère au moment de la porrection aux ordinands
d’un instrument qui appartient à leur fonction. Puisque l’acte principal du
prêtre est la consécration du corps et du sang du Christ, le caractère sacerdotal
est imprimé à la porrection du calice, accompagnée de la forme verbale.
Solutions :
1. La confirmation
ne confère aucun pouvoir d’action sur une matière extérieure, aussi le
caractère de ce sacrement n’est-il pas imprimé à la porrection d’un objet, mais
à la seule imposition de la main, et à l’onction. Il en est autrement de l’Ordre
sacerdotal, c’est pourquoi on ne peut l’assimiler à la confirmation.
2. Le Seigneur a
confié à ses disciples la fonction principale du pouvoir sacerdotal, avant sa
passion, à la cène quand il leur a dit : "Recevez et mangez" (1 Co
11, 24), ajoutant : "Faites ceci en mémoire de moi". Mais après sa
résurrection, il leur en commit la fonction secondaire, qui consiste à lier et
à délier.
3. Pour les
vêtements, aucune autre consécration n’est requise que celle qui les destine au
culte divin ; la bénédiction leur suffit, mais il n’en est pas de même des
ordinands.
4. Le vêtement
sacerdotal ne symbolise pas le pouvoir conféré au prêtre, mais la perfection
des dispositions exigées pour l’exercice de ce pouvoir. C’est pourquoi aucun
caractère n’est imprimé ni au prêtre ni aux autres ministres quand on leur
remet un ornement.
5. Le pouvoir du
diacre est mitoyen entre celui du sous-diacre et du prêtre. Le pouvoir du
prêtre en effet a pour objet immédiat le corps du Christ, celui du sous-diacre,
seulement les vases sacrés, le pouvoir du diacre s’exerce sur le corps du
Christ contenu dans les vases. Il ne lui appartient donc pas de toucher le
corps du Christ, mais de le porter sur la patène, et de distribuer le sang
contenu dans le calice. La fonction principale de ce pouvoir ne peut donc être
symbolisée, soit par l’unique porrection du vase, soit par celle de la matière,
seule est donc signifiée sa fonction secondaire, par la porrection du livre des
Évangiles ; mais en cette fonction est incluse la première, aussi le caractère
est-il imprimé à la porrection du livre.
6. Présenter la
burette est pour l’acolyte une fonction plus importante que porter le
chandelier, bien qu’il tienne son nom de cette fonction secondaire plus
apparente et plus spécialement attribuée à cet Ordre. C’est pourquoi l’acolyte
reçoit le caractère à la porrection de la burette en vertu des paroles
prononcées par l’évêque.
Nous devons
traiter maintenant de ceux qui confèrent ce sacrement. Deux questions sont à
examiner : - 1. L’évêque est-il l’unique ministre de ce sacrement ? - 2. Un
hérétique ou un excommunié peut-il conférer ce sacrement ?
Objections :
1. L’imposition
des mains a une certaine causalité pour la consécration sacerdotale. Or, non
seulement l’évêque, mais aussi les prêtres présents imposent les mains aux
prêtres ordonnés.
2. Le pouvoir d’Ordre
est conféré à chacun quand lui est présenté l’instrument appartenant à la
fonction de l’Ordre qu’il reçoit. Or l’archidiacre présente au sous-diacre la
burette et l’eau, le voile et le manuterge ; de même à l’acolyte le chandelier,
le cierge et la burette vide. Ce n’est donc pas l’évêque seul qui confère le sacrement
de l’Ordre.
3. Ce qui
ressortit à un Ordre ne peut être confié à qui n’a pas cet Ordre. Or, il est
concédé à quelques-uns qui ne sont pas évêques, tels les prêtres-cardinaux, de
conférer les Ordres mineurs.
4. Quiconque est
chargé du principal, l’est également de l’accessoire. Or, le sacrement de l’Ordre
est vis-à-vis de l’eucharistie comme l’accessoire vis-à-vis du principal. Puis
donc que le prêtre consacre l’eucharistie, il peut de même conférer les Ordres.
5. La différence
est plus profonde entre un prêtre et un diacre qu’entre un évêque et un autre
évêque ; or un évêque peut consacrer un évêque ; donc un prêtre peut ordonner
un diacre.
Cependant :
1. La députation
des ministres au culte divin par l’ordination l’emporte sur celle des vases
sacrés. Or la consécration des vases est réservée à l’évêque, donc à fortiori
la consécration des ministres.
2. De plus, le sacrement
de l’Ordre est plus excellent que celui de confirmation. Or, seul l’évêque
confirme. Donc, à plus forte raison, seul il confère le sacrement de l’Ordre.
3. En outre, les
vierges, par la bénédiction, ne sont pas constituées comme ceux qui sont
ordonnés, dans la hiérarchie du pouvoir spirituel. Or, bénir les vierges
appartient seulement à l’évêque. A plus forte raison seul peut-il ordonner.
Conclusion :
Le rapport du
pouvoir épiscopal au pouvoir des Ordres inférieurs est semblable à celui de la
politique qui poursuit le bien commun, aux arts et aux vertus subalternes dont
l’objet est le bien particulier. La politique donne leur loi aux arts
inférieurs, c’est-à-dire en désigne les dépositaires, en détermine l’étendue et
le mode d’exercice. C’est pourquoi il appartient à l’évêque d’appeler les sujets
à tous les divins ministères. C’est pourquoi seul il confirme aux confirmés est
en effet confié, comme un mandat, de confesser la foi ; - seul encore il bénit
les vierges, qui sont la figure de l’Église, épouse du Christ, dont il porte
principalement le souci ; de même il consacre ceux qui doivent être préposés
aux fonctions des Ordres, et leur détermine, par la consécration qu’il en fait,
les vases dont ils doivent user. Ainsi celui qui détient la plénitude du
pouvoir, le roi, départit dans la cité les offices temporels.
Solutions :
1. L’imposition
des mains ne confère pas le caractère sacerdotal, mais la grâce qui rend les
ministres aptes à remplir la fonction de leur Ordre. Or, ceux qui sont promus
au sacerdoce ont besoin d’une grâce surabondante, aussi les prêtres leur
imposent-ils les mains avec l’évêque, tandis que seul l’évêque les impose aux
diacres.
2. L’archidiacre
étant comme le chef du ministère lévitique, remet aux divers ministres les
instruments de leur fonction par exemple, le cierge, avec lequel, en le portant
à l'Evangile, l’acolyte accomplit son service envers le diacre ; la burette,
moyen de son service envers le sous-diacre ; au sous-diacre, de même, il remet
les objets nécessaires au service des Ordres supérieurs. La fonction principale
du sous-diacre n’est pourtant pas le service de ces objets, mais un service qui
a trait à la matière du sacrement ; c’est pourquoi il reçoit le caractère au
moment où le calice lui est présenté par l’évêque. Quant à l’acolyte, il reçoit
le caractère par les paroles de l’évêque à la remise que fait l’archidiacre des
instruments susdits ; encore s’agit-il de la remise de la burette plutôt que du
chandelier. On ne peut donc conclure que l’archidiacre confère l’Ordre.
3. Le pape, en qui
réside la plénitude du pouvoir pontifical, peut concéder à un sujet qui n’est
pas évêque, les pouvoirs qui relèvent de la dignité épiscopale, pourvu que ceux-ci
n’aient pas pour objet immédiat le vrai corps du Christ. Par délégation du
Souverain Pontife, un simple prêtre peut donc conférer les Ordres mineurs,
ainsi que confirmer, ce que personne ne pourrait cependant sans être prêtre ;
et de même, un prêtre ne peut conférer les Ordres majeurs qui sont en rapport
direct avec le corps du Christ, pour la consécration duquel le pouvoir du pape
n’est pas supérieur à celui du simple prêtre.
4. Bien que le sacrement
de l’eucharistie soit le plus excellent des sacrements, il n’établit pas
quelqu’un dans une fonction, comme le sacrement de l’Ordre. Il n’y a donc pas
parité entre eux.
5. Pour
communiquer à un autre de ce que l’on a, la proximité ne suffit point, mais est
encore requise une plénitude de pouvoir. Puisque le prêtre ne possède pas comme
l’évêque cette plénitude de pouvoir dans les fonctions hiérarchiques, il ne
peut donc ordonner des diacres malgré la proximité du sacerdoce et du diaconat.
Objections :
1. Conférer les Ordres
est une fonction supérieure à celle d’absoudre ou de lier. Or l’hérétique ne
peut ni absoudre ni lier. Donc, il ne peut non plus conférer les Ordres.
2. Le prêtre
retranché de l’Église peut consacrer, car en lui demeure indélébile le
caractère qui fonde ce pouvoir. Or l’évêque ne reçoit aucun caractère lors de
sa promotion. Il n’est donc pas nécessaire que le pouvoir épiscopal subsiste en
lui après sa séparation de l’Église.
3. De plus, qui
est exclu d’une société ne peut en répartir les fonctions. Or, les Ordres sont
des fonctions de l’Église.
4. En outre, les sacrements
tiennent leur efficacité de la passion du Christ. Or, un hérétique n’est en
contact avec la passion du Christ, ni par sa propre foi, puisqu’il est
infidèle, ni par celle de l’Église, puisqu’il en est séparé. Il ne peut donc
conférer le sacrement de l’Ordre.
5. Enfin, la
collation de l’Ordre comporte une bénédiction. Or, un hérétique ne peut bénir,
bien plus sa bénédiction se tourne en malédiction comme l’affirment les textes
cités par Pierre Lombard.
Cependant :
1. Un évêque tombé
dans l’hérésie, après sa réconciliation n’est pas de nouveau consacré. Il n’a
donc point perdu son pouvoir antérieur de conférer les Ordres.
2. De plus, le
pouvoir de conférer les Ordres est supérieur à celui des Ordres eux-mêmes. Or
celui-ci ne se perd point du fait de l’hérésie ou d’autre péché semblable. Il
en sera donc pareillement de celui-là.
3. En outre, comme
le ministre du baptême, le ministre de l’ordination ne remplit qu’un ministère
extérieur, puisque c’est Dieu qui agit en l’intime de l’âme. Or, du fait qu’il
est séparé de l’Église, nul ne perd le pouvoir de baptiser ; pareillement, le
ministre de l’ordination ne perd point son pouvoir.
Conclusion :
Sur ce point, le
Maître des Sentences cite quatre opinions :
- 1° D’après
certains théologiens, tant qu’un hérétique est toléré par l’Église, il garde le
pouvoir de conférer les Ordres, mais il le perd dès qu’il est retranché de l’Église
; il en va pareillement des évêques dégradés et des autres dont le cas est
analogue. Telle est la première opinion. Mais elle est inexacte. En effet, un
pouvoir conféré par une consécration, en aucun cas ne peut être enlevé, de même
que ne saurait être annulée la consécration : l’autel ou le chrême une fois
consacrés, le sont toujours. Donc, puisque le pouvoir épiscopal est l’effet
d’une consécration, il demeure toujours, quel que soit le péché de l’évêque,
fût-il même séparé de l’Église.
- 2° D’autres
soutiennent donc que, bien que retranchés de l’Église, ceux qui reçurent dans
l’Église le pouvoir épiscopal, conservent ce pouvoir d’ordonner des sujets et
de les promouvoir, mais ces hommes ainsi promus ne jouissent pas de pareil
pouvoir. C’est la quatrième opinion, également erronée. Si ceux qui furent
promus à l’intérieur de l’Église conservent le pouvoir qu’ils ont reçu, en
l’exerçant ils opèrent, en toute évidence, une vraie consécration ; ils
confèrent donc tout le pouvoir qui est l’effet de cette consécration ; ainsi
ceux qui sont ordonnés ou promus par eux, possèdent le même pouvoir qu’eux-mêmes.
- 3° D’autres
ont en conséquence affirmé que même les évêques retranchés de l’Église peuvent
conférer les Ordres et les autres sacrements avec leurs effets, en premier le sacrement,
et en second la grâce, pourvu qu’ils respectent la forme et l’intention
requises. Telle est la seconde opinion, insoutenable encore, car celui-là
pèche, qui participe aux sacrements avec un hérétique exclu de l’Église ; il
s’approche donc du sacrement en de mauvaises dispositions et il ne peut
recevoir la grâce, à moins peut-être qu’il ne s’agisse du baptême en cas de
nécessité. – 4° C’est pourquoi les autres théologiens disent que les évêques hérétiques
ou excommuniés confèrent vraiment les sacrements, mais par ces sacrements ils
ne communiquent pas la grâce, non en raison de l’inefficacité des sacrements,
mais à cause des péchés de ceux qui par eux les reçoivent malgré la défense de
l’Église. C’est la troisième opinion, la vraie.
Solutions :
1. L’effet de
l’absolution n’est autre que la rémission des péchés, oeuvre de la grâce ; en
conséquence l’hérétique ne peut absoudre, de même qu’il ne peut communiquer la
grâce dans les sacrements. D’autre part l’absolution suppose la juridiction,
que n’a pas celui qui est retranché de l’Église.
2. A son sacre,
l’évêque reçoit un pouvoir inamissible, qui pourtant ne peut être appelé un
caractère, car ce pouvoir ne l’ordonne pas directement à Dieu, mais au corps
mystique du Christ. Cependant comme le caractère, il est indélébile et se
communique par une consécration.
3. Ceux qui sont
promus par des hérétiques reçoivent l’Ordre, non le pouvoir de l’exercer, de
telle sorte qu’ils ne peuvent licitement en accomplir les fonctions ;
l’objection nous en donne le motif.
4. Les hérétiques
communient à la passion du Christ par la foi de l’Église ; si par leur âme, en
effet, ils ne lui appartiennent pas, cependant par le rite de l’Église qu’ils
observent, ils se rattachent à elle d’une certaine façon.
5. La raison
exposée dans l’objection a trait à l’effet ultérieur des sacrements, dont parle
la troisième opinion exposée dans la conclusion.
Il nous reste à
étudier les empêchements à la réception de ce sacrement. Six questions sont à
résoudre : Est-ce des empêchements à la réception de ce sacrement que : - 1. Le
sexe féminin ? - 2. La privation de l’usage de la raison ? - 3. La servitude ? -
4. L’homicide ? - 5. La naissance illégitime ? - 6. Des défauts corporels ?
Objections :
1. La fonction du
prophète est plus excellente que celle du prêtre ; le
prophète est en effet l’intermédiaire entre Dieu et les prêtres, comme le
prêtre l’est entre Dieu et le peuple. Or la fonction prophétique fut parfois
accordée aux femmes (2 Rois 22, 14). A plus forte raison la fonction
sacerdotale peut donc leur être confiée.
2. Comme l’Ordre,
la prélature, le martyre, l’état religieux comportent une certaine perfection.
Or, la prélature est confiée aux femmes dans le Nouveau Testament, tel est le
cas des abbesses, comme elle le fut dans l’Ancien, ainsi qu’on le lit, dans les
Juges, de Déborah qui exerça sur Israël l’office de juge (Juges 4, 4). De même
leur conviennent le martyre et l’état religieux. Donc pareillement l’Ordre de
l’Église.
3. Le pouvoir de
l’Ordre réside dans l’âme ; or le sexe ne touche pas à l’âme. La diversité des
sexes ne peut donc pas fonder une distinction dans la réception de l’Ordre.
Cependant :
1. L’Apôtre écrit
à Timothée (2, 12) : "Je ne permets pas à la femme d’enseigner dans l’Église,
ni de faire la loi à l’homme".
2. En outre, on
exige préalablement des ordinands, qu’ils soient tonsurés, non toutefois sous
peine de nullité du sacrement. Or la rasure ou la tonsure ne convient pas aux
femmes, ainsi qu’il ressort de la première épître aux Corinthiens (11, 6).
Conclusion :
La nature du sacrement
suppose, dans le sujet qui le reçoit, des conditions telles, qu’à leur défaut
nul ne saurait recevoir ni le sacrement, ni son effet. D’autres conditions sont
imposées, non par la nature du sacrement, mais par quelque loi dont le but est
d’honorer le sacrement ; qui ne les possède reçoit le sacrement, mais non son
effet. Notre conclusion est que le sexe masculin appartient non seulement au
second groupe des conditions requises pour la réception des Ordres, mais aussi
au premier. Si donc une femme était l’objet de toutes les cérémonies
d’ordination, elle ne recevrait pourtant pas l’Ordre, car, le sacrement étant
un signe, les actes posés pour la confection du sacrement ne doivent pas
uniquement produire la réalité sacramentelle, mais encore la signifier ; ainsi
de l’extrême-onction a-t-on dit que son sujet doit être malade, afin que par là soit signifié son besoin de guérison. Or, le sexe
féminin ne peut signifier quelque supériorité de rang, car la femme est en état
de sujétion. Elle ne peut donc recevoir le sacrement de l’Ordre.
De ce que le
Droit fait mention de diaconesses et de prêtresses, quelques auteurs ont
prétendu que le sexe masculin était une condition imposée par une loi, non par
la nature du sacrement. Mais dans ces passages est appelée "diaconesse"
la femme qui remplit quelque fonction diaconale, à savoir, la lecture de
l’homélie à l’Église ; "prêtresse", une veuve car "prêtre"
en effet signifie "ancien".
Solutions :
1. La prophétie
n’est pas un sacrement mais un don de Dieu. Elle n’implique donc point de
symbolisme mais seulement une réalité. Or, dans la réalité de l’âme, rien ne
distingue la femme de l’homme ; une femme est parfois meilleure en son âme que
beaucoup d’hommes. Aussi peut-elle recevoir le don de prophétie et d’autres
dons semblables, mais non le sacrement de l’Ordre.
2 et 3. On
répond par là à la deuxième et à la troisième
difficulté. Disons pourtant que les abbesses ne jouissent pas d’un pouvoir
ordinaire, mais d’un pouvoir délégué, en raison du danger résultant d’une
cohabitation d’hommes et de femmes. Quant à Déborah, elle n’exerçait qu’un
pouvoir temporel et non sacerdotal, comme maintenant encore le peuvent faire
les femmes.
Objections :
1. Les saints
canons ont marqué un âge déterminé pour la réception des Ordres. Cela ne serait
pas, si les enfants pouvaient recevoir le sacrement de l’Ordre.
2. Le sacrement de
l’Ordre est plus excellent que celui du mariage. Or les enfants et ceux qui
sont privés de l’usage de la raison ne peuvent contracter mariage. Ils ne
peuvent pas non plus être promus aux Ordres.
3. A qui
appartient la puissance, à celui-là appartient l’acte (Aristote, Du sommeil et de la veille, 1). Or tout
acte d’Ordre requiert l’usage de la raison. Le pouvoir le requiert donc aussi.
Cependant :
1. On permet
parfois d’exercer un Ordre à celui qui a été ordonné avant l’âge de discrétion,
sans le soumettre à une réordination, ce qui ne serait pas, si l’ordination
n’avait pas été valide. L’enfant peut donc recevoir les Ordres.
2. En outre, les
enfants peuvent recevoir les autres sacrements qui impriment un caractère, le
baptême et la confirmation ; de même peuvent-ils recevoir les Ordres.
Conclusion :
L’enfance et les
infirmités qui privent de l’usage de la raison sont un obstacle à l’action.
C’est pourquoi, tous les sacrements qui requièrent l’action de ceux qui les
reçoivent, tels la pénitence, le mariage et autres du même genre, ne peuvent
être conférés aux hommes qui sont en pareils états. Mais les puissances
infuses, comme les puissances naturelles, sont antérieures à leurs actes, à la
différence des puissances acquises qui sont un effet des actes ; et puisque
l’absence d’une réalité ultérieure ne nuit pas à une réalité antérieure, il
suit que tous les sacrements dont la nature ne requiert pas d’acte de la part
de leur sujet, et par lesquels un pouvoir spirituel est conféré, peuvent être
reçus par les enfants et les hommes privés de l’usage de la raison.
Avec cette
réserve que l’honneur dû à la dignité du sacrement impose, pour l’admission aux
Ordres mineurs âge de discrétion, ce qui n’est exigé par aucune loi ni par la
nature du sacrement. Par conséquent, en face d’une nécessité et dans
l’espérance d’un profit spirituel, des enfants peuvent être sans péché promus
aux Ordres mineurs avant l’âge de discrétion ; réellement ils reçoivent l’Ordre,
et quoiqu’ils ne soient pas encore capables de remplir les fonctions qui leur
sont confiées, ils s’en rendront capables par l’accoutumance. Quant aux Ordres
majeurs, l’usage de la raison est requis, et par déférence pour le sacrement,
et par nécessité de précepte à cause du voeu de continence qui leur est annexé,
et de leur fonction dont les sacrements sont l’objet immédiat. Mais pour
l’épiscopat, où pouvoir est reçu sur le corps mystique, sa collation suppose un
acte de la part de celui qui est chargé de la sollicitude pastorale : ainsi la
nature même de la consécration épiscopale exige en lui l’usage de la raison.
Certains auteurs
prétendent que tous les Ordres exigent de par leur nature l’usage de la raison,
mais ni la raison ni l’autorité ne justifient leur opinion.
Solutions :
1. Tout ce qui est
nécessaire de par une loi, ne l’est pas, ainsi qu’on vient de l’exposer, de par
la nature du sacrement.
2. Le mariage est
l’effet du consentement, qui ne peut être sans l’usage de la raison. Mais, dans
la réception de l’Ordre, aucun acte n’est requis de la part du sujet ; ceci
apparaît du fait que dans l’ordination pareil acte n’est aucunement mentionné.
On ne saurait donc pas assimiler ces deux sacrements.
3. En effet, un
pouvoir et son acte relèvent du même sujet. Cependant le pouvoir peut précéder
son usage, tel le libre arbitre le cas exposé dans la difficulté est analogue.
Objections :
1. La sujétion
corporelle n’est pas incompatible avec la prélature spirituelle. Or, la
sujétion que comporte le servage n’est que corporelle. Elle ne peut donc être
un empêchement à la prélature spirituelle communiquée par l’Ordre.
2. De plus, ce qui
est une occasion d’humilité ne doit pas être un empêchement à la réception d’un
sacrement. Or, tel est le servage, aussi l’Apôtre (1 Co 7, 21) conseille-t-il
de tirer profit de cet état qui ne doit donc pas être un empêchement à la
promotion à l’Ordre.
3. En outre, il
est plus indigne de vendre un clerc comme esclave que de promouvoir un esclave
à la cléricature. Or, on peut licitement vendre un clerc comme esclave : saint Paulin,
évêque de Nole, se vendit ainsi, comme en témoigne
saint Grégoire dans Les Dialogues.
Cependant :
1. Il semble que
le servage est incompatible avec la nature du sacrement. La femme en effet ne
peut recevoir le sacrement de l’Ordre en raison de son état de sujétion. Or,
plus grande est la sujétion du serf, car la femme
n’est pas servante de l’homme, aussi n’a-t-elle pas été créée des pieds de
l’homme. Comme elle, le serf ne peut donc pas recevoir le sacrement.
2. Enfin,
quiconque a reçu un Ordre est tenu d’en remplir les fonctions. Or, on ne peut à
la fois servir un maître temporel et accomplir un ministère spirituel. Il
semble donc que le serf ne peut recevoir le sacrement de l’Ordre, car le droit
du maître doit être conservé indemne.
Conclusion :
Dans la réception
de l’Ordre l’homme est voué au service divin. Or nul ne peut donner à un autre
ce qui n’est pas sien ; c’est pourquoi le serf, qui
ne s’appartient pas, ne saurait être élevé aux Ordres. Si pourtant il est
ordonné, l’ordination est valide. La liberté, en effet, n’est pas exigée par la
nature du sacrement mais seulement par une loi, puisque son défaut n’enlève pas
le pouvoir, mais seulement son exercice. Cette remarque vaut pour tous ceux qui
sont engagés en quelques liens, en des dettes par exemple, ou autre chose
Solutions :
1. La réception du
pouvoir spirituel impose l’obligation de certaines oeuvres matérielles, pour
autant la sujétion corporelle lui est un empêchement.
2. Beaucoup
d’autres occasions d’humiliation se présentent, qui ne sont aucunement une
entrave au ministère. La raison alléguée est donc sans valeur.
3. Le bienheureux
Paulin de Nole a agi dans le débordement de la
charité, conduit par l’Esprit de Dieu. L’événement l’a prouvé : son esclavage
valut à beaucoup des membres de son troupeau d’être délivrés de la servitude.
Mais on ne peut de ce fait tirer quelque conclusion : "Où est l’esprit du
Seigneur, là est la liberté." (2 Co 3, 17)
Solutions aux arguments Cependant :
1. Le symbolisme
sacramentel tient sa valeur des ressemblances naturelles. Or, la femme est par
sa nature dans un état de sujétion, non le serf : le cas n’est donc pas
semblable.
2. Si le serf est
ordonné au su du maître et sans réclamation de sa part, de ce fait il est
affranchi. Si c’est à l’insu du maître, l’évêque et celui qui a présenté, s’ils
connaissaient son état de serf, sont tenus de payer au maître le double de son
prix ; toutefois si le serf possède un pécule, il doit se racheter lui-même.
Sans cette indemnité, il retombe sous le pouvoir de son maître, bien que par là
il ne puisse pas exercer l’Ordre reçu.
Objections :
1. Nos Ordres
tiennent leur origine du ministère des Lévites (Ex 32, 26). Or, les Lévites
consacrèrent leurs mains en versant le sang de leurs frères. Donc, dans le
Nouveau Testament, nul ne doit être écarté des Ordres pour avoir répandu le
sang.
2. De plus, un
acte de vertu ne peut être un empêchement à la réception d’un sacrement. Or,
parfois c’est justice de répandre le sang : c’est le cas du juge qui pécherait
en raison de sa fonction s’il ne prenait cette responsabilité. Là ne se trouve
donc aucun motif de l’écarter des sacrements.
3. En outre, la
peine n’est due qu’à la faute. Or un homicide peut être commis sans faute en
cas de légitime défense, par exemple, ou par hasard. Dans ces cas, la peine
d’irrégularité n’est donc pas encourue.
Cependant :
Plusieurs
décrets du droit et la coutume de l’Église sont contraires à ces raisons.
Conclusion :
Tous les Ordres
sont en vue du sacrement de l’eucharistie qui est le sacrement de la paix à
nous procurée par l’effusion du sang du Christ. Or, le crime d’homicide est à
l’opposé de la paix ; et les homicides ressemblent plutôt aux bourreaux du
Christ qu’au Christ tué, modèle de tous les ministres de l’eucharistie. Pour
ces raisons, la loi interdit qu’un homicide soit promu aux Ordres, bien que
cela ne soit pas exigé par la nature du sacrement.
Solutions :
1. La loi ancienne
portait la peine du sang, non la nouvelle. La comparaison ne vaut donc pas
entre les ministres de la Loi ancienne et ceux de la nouvelle : celle-ci est
"un joug suave et un fardeau léger" (Mt 11, 30).
2. L’irrégularité
n’est pas encourue du seul fait du péché ; mais surtout en raison de
l’inhabilité de la personne à administrer le sacrement de l’eucharistie. Le
juge donc et tous ceux qui prennent part à une condamnation à mort, sont
irréguliers car l’effusion du sang ne convient pas aux ministres de ce sacrement.
3. Nul ne fait que
ce dont il est cause ; pour l’homme, ce qui est volontaire. Aussi celui qui, à
son insu, et par hasard, tue un homme, n’est pas appelé homicide, et il
n’encourt pas d’irrégularité, à moins de s’être permis quelque manœuvre
illicite, ou de n’avoir pas apporté une attention suffisante, car alors son
acte est en quelque manière volontaire. Mais s’il n’encourt pas l’irrégularité,
ce n’est pas du fait qu’il n’a pas péché, car une irrégularité peut être
encourue sans péché. Celui-là donc qui commet un homicide en se défendant, ne
pèche point ; et pourtant il est irrégulier.
Objections :
1. "Le fils
ne doit pas porter l’iniquité de son père" (Ez
18, 20). Or, il la porterait, si l’illégitimité de sa naissance lui était un
empêchement à la réception des Ordres.
2. De plus, un
empêchement naît beaucoup plus des propres déficiences du sujet que de celles
d’autrui. Or, la fornication personnelle n’est pas toujours un empêchement à la
réception des Ordres, donc pas davantage celle du père.
Cependant :
On lit dans le
Deutéronome (23, 2) : "Le fruit d’une union illicite n’entrera pas dans
l’assemblée de Yahvé jusqu’à la dixième génération". A plus forte raison
doit-il être écarté des Ordres.
Conclusion :
Ceux qui sont
promus aux Ordres sont constitués en dignité au-dessus des autres. Il convient
donc que leur personne soit entourée d’un certain éclat la loi le requiert, non
la nature du sacrement : leur réputation doit être intacte, leurs moeurs
intègres, ils ne doivent pas être sous le coup d’une pénitence publique. Or,
cet éclat est diminué chez un homme par la flétrissure de sa naissance, c’est
pourquoi sont exclus des Ordres, à moins d’une dispense, ceux qui sont nés d’un
commerce illégitime ; et cette dispense est accordée d’autant plus difficilement
que leur origine est plus déshonorée.
Solutions :
1. L’irrégularité
n’est pas une peine due au péché. Les fils illégitimes ne portent donc pas
l’iniquité de leur père du fait de leur irrégularité.
2. Une faute
personnelle peut être effacée par la pénitence et par l’acte de la vertu
opposée. Il n’en est pas de même d’un défaut qui vient de la nature ; on ne
peut donc raisonner pareillement sur un acte coupable et une origine
déshonorée.
Objections :
1.
"L’affliction ne doit pas être ajoutée à l’affliction ". Nul ne doit
donc être exclu des Ordres parce qu’il est affligé de quelque défaut corporel.
2. Les fonctions
de l’Ordre exigent bien plutôt l’intégrité du jugement que l’intégrité
corporelle. Or, on peut être ordonné avant l’âge de raison. On peut donc l’être
malgré quelque défaut du corps.
Cependant :
Dans l’ancienne
loi ceux qui souffraient de quelque défaut corporel étaient écartés du
ministère. A plus forte raison en doit-il être ainsi sous la loi nouvelle. En
ce qui concerne la bigamie, nous y reviendrons dans le traité du mariage.
Conclusion :
Quelqu’un est
inhabile à recevoir les Ordres soit parce qu’il n’en peut remplir les
fonctions, soit parce qu’un certain éclat personnel lui fait défaut. Ceux donc
qui sont affligés de quelque défaut corporel sont écartés des Ordres si ce
défaut est tel qu’il dépare notablement leur personne (tel un nez coupé), ou
fasse courir quelque risque dans l’accomplissement des fonctions
ministérielles. En tout autre cas, un défaut corporel n’est pas un empêchement.
D’ailleurs l’intégrité corporelle n’est requise que par la loi et non par la
nature du sacrement.
1. et 2. Cet
exposé de doctrine donne la solution aux difficultés.
Il nous reste à
étudier quelques questions annexes au sacrement de l’Ordre, qui sont au nombre
de sept : - 1. Les clercs doivent-ils porter les cheveux rasés en forme de
couronne, ainsi que la tonsure ? - 2. La tonsure est-elle un Ordre ? - 3. Le
fait d’être tonsuré entraîne-t-il la renonciation aux biens temporels ? - 4.
Doit-il y avoir un pouvoir épiscopal supérieur au sacerdoce ? - 5. L’épiscopat
est-il un Ordre ? - 6. Dans l’Église existe-t-il une autorité supérieure aux
évêques ? - 7. Convenait-il, dans l’Église, d’établir une forme de vêtement
pour les ministres ?
Objections :
1. Le Seigneur ne
menace-t-il pas de la captivité et de l’exil ceux qui se font raser la tête ?
On lit dans le Deutéronome (32, 42) : "Mes ennemis, la tête nue, iront en
captivité", et dans Jérémie (49, 32) : "Je les disperserai à tous les
vents, ces hommes aux têtes rasées". Comme la liberté convient aux
ministres du Christ plus que la servitude, ils ne doivent donc porter ni rasure
ni tonsure.
2. La vérité doit
correspondre à la figure. Or, la couronne a été figurée dans l’ancienne loi par
la tonsure des Nazaréens. Ceux-ci n’étant pas députés au ministère des autels,
les ministres de l’Église ne doivent donc porter ni tonsure ni rasure. Ce qui
est confirmé par cet autre fait, que la rasure est imposée aux religieux
convers qui ne sont pas ministres de l’autel.
3. Les cheveux
sont le symbole des superfluités, parce qu’ils sont le produit d’humeurs
superflues. Or les ministres de l’autel doivent répudier toute superfluité.
Aussi doivent-ils se faire raser tous les cheveux, non se les faire couper en
forme de couronne.
Cependant :
1. Selon saint Grégoire
le Grand : "Servir Dieu c’est régner". Or la couronne est le signe
distinctif de la royauté. Elle convient donc à ceux qui sont voués au divin
ministère.
2. D’ailleurs, au
dire de saint Paul, les cheveux "sont donnés pour servir de voile".
Or les ministres de Dieu ne doivent pas dissimuler les sentiments de leur
coeur. Il convient donc qu’ils portent la rasure en forme de couronne.
Conclusion :
La rasure et la
tonsure en forme de couronne conviennent aux ministres des autels en raison de
leur forme. La couronne est le symbole de la royauté, et, par sa forme
circulaire, de la perfection. Or ceux qui sont voués au service de Dieu sont
revêtus d’une dignité royale et sont tenus à une grande perfection de vertu.
Elles leur
conviennent aussi en raison de l’ablation des cheveux : à la partie supérieure
de la tête, par la rasure indiquant que leur esprit ne doit pas être distrait
de la contemplation des vérités divines par les occupations temporelles ; à la
partie inférieure par la tonsure, pour signifier que leurs sens ne doivent plus
être retenus par les plaisirs temporels.
Solutions :
1. Les menaces
divines s’adressent à ceux qui se rasaient la tête dans le but de se consacrer
au service des idoles.
2. Les pratiques
de l’Ancien Testament étaient une représentation imparfaite de celles du
Nouveau. Aussi tout ce qui est propre aux ministres de la nouvelle Loi était
figuré non seulement par les obligations des lévites, mais par tous ceux qui se
vouaient à une vie plus parfaite. Tels étaient les Nazaréens qui, en se
dépouillant de leur chevelure, affichaient leur mépris des biens temporels.
Leurs cheveux n’étaient point coupés en forme de couronne, mais totalement
rasés, car le temps n’était pas encore du sacerdoce royal et parfait.
De même, parce
qu’ils ont renoncé au monde les frères convers portent les cheveux coupés.
Cependant ils n’ont pas la tonsure, privilège de ceux qui sont consacrés aux
divins ministères, lesquels exigent la contemplation des choses divines.
3. Il ne faut pas
seulement symboliser le mépris des biens de la terre, mais encore la dignité
royale, par la forme de couronne. Le clerc ne doit donc pas raser toute sa
chevelure, ce qui par ailleurs pour lui serait messéant.
Objections :
1. A chaque
pratique corporelle de l’Église est corrélatif un effet spirituel. Or la
tonsure est un symbole matériel adopté par l’Église. Il semble donc qu’à ce
symbole corresponde intérieurement la réalité signifiée. Ainsi à la tonsure est
imprimé un caractère ; la tonsure est un Ordre.
2. Comme la
confirmation et les autres Ordres, la tonsure est conférée seulement par
l’évêque. Or, à la confirmation et dans les autres Ordres, un caractère est
imprimé. Il en est donc de même à la tonsure ; nous retrouvons par là notre
première conclusion.
3. L’Ordre
implique un certain degré de dignité. Or le clerc, du seul fait de sa
cléricature, est établi en un degré supérieur au peuple. Donc la tonsure qui
est l’entrée dans la cléricature, est un Ordre.
Cependant :
1. Aucun Ordre
n’est conféré en dehors de la célébration de la messe. Or, la tonsure est
donnée même hors de la messe.
2. De plus, dans
la collation d’un Ordre il est fait mention du pouvoir conféré, ce qui n’est
pas dans la tonsure.
Conclusion :
Les ministres de
l’Église sont séparés du peuple pour s’adonner au culte divin. Dans ce culte,
l’exercice de certaines fonctions dépend de pouvoirs spéciaux, dont la collation
est le but de l’Ordre ; d’autres actes sont communs à tout le corps des
ministres, tel le chant des divines louanges ; ceux-ci ne supposent aucun
pouvoir d’Ordre, mais seulement une députation à tel ou tel office ; tel est
l’effet de la tonsure. La tonsure n’est donc pas un Ordre, mais une préparation
à l’Ordre.
Solutions :
1. A la tonsure
est corrélative une réalité intérieure, comme l’est à son signe une réalité
signifiée. Mais cette réalité n’est pas un pouvoir spirituel. A la tonsure
n’est donc pas imprimé de caractère ; elle n’est pas un Ordre.
2. Quoique nul
caractère ne soit imprimé par la tonsure, par elle pourtant l’homme est voué au
culte divin. C’est pourquoi pareille députation relève du premier ministre,
l’évêque, qui bénit aussi les vêtements, les vases et les autres objets,
destinés au culte divin.
3. Du fait de la
cléricature, le clerc est supérieur au laïc ; il ne possède pourtant pas un
pouvoir plus ample, ce qui est requis pour l’Ordre.
Objections :
1. Les tonsurés, à
la cérémonie de la tonsure, prononcent ces mots (Ps 15, 5) : "Le Seigneur
est la part de mon héritage". Or, remarque saint Jérôme (Sur Eph 52, 5) : "Le Seigneur refuse d’être la part de
notre héritage en concurrence avec les biens temporels".
2. La justice des
ministres du Nouveau Testament doit dépasser celle des ministres de l’Ancien
Testament (Mt 5, 20). Or les ministres de l’Ancien Testament, les lévites, ne
reçurent pas, comme leurs frères, une part à l’héritage d’Israël (Nb 18, 20).
3. D’après Hugues
de Saint-Victor un clerc doit être entretenu aux frais de l’Église ; ce qui ne
devrait pas être, si ce clerc gardait son patrimoine.
Cependant :
1. Jérémie (1, 1) était
de l’Ordre sacerdotal. Il avait pourtant des possessions par droit d’héritage.
Les clercs peuvent donc conserver leurs biens patrimoniaux.
2. De plus, s’ils
ne le pouvaient, on ne verrait plus la différence entre les religieux et les
clercs séculiers.
Conclusion :
Du fait qu’ils
reçoivent la tonsure, les clercs ne renoncent pas à leur patrimoine ni aux
autres biens temporels. La possession des biens terrestres n’est pas en effet
contraire au culte divin auquel les clercs sont voués, mais seulement l’excès
de sollicitude par rapport à ces biens, saint Grégoire le Grand l’affirme : "Est
criminel l’attachement à la fortune, non la fortune".
Solutions :
1. Le Seigneur
refuse d’être part d’héritage en ce sens qu’il serait aimé à l’égal des autres
biens, au point que l’on place sa fin en Dieu et dans les biens terrestres ;
cependant il ne refuse pas d’être cette part pour ceux que la possession des
biens ne détourne pas du culte divin.
2. Dans l’Ancien
Testament, les lévites avaient droit à l’héritage paternel. Mais ils n’eurent
point part avec les autres tribus, car ils devaient vivre dispersés au milieu
d’elles, ce qui eût été impossible si, comme les autres, ils avaient reçu une
portion déterminée de terre.
3. Si les clercs, promus
aux Ordres sacrés, sont dans l’indigence, l’évêque qui les a promus est tenu de
subvenir à leurs besoins ; autrement, nulle obligation ; mais les clercs sont
tenus, en vertu de l’Ordre reçu, de servir l’Église. L’affirmation d’Hugues de
Saint-Victor doit s’entendre de ceux qui n’ont pas de quoi vivre.
Objections :
1. Comme le
rappellent les Sentences, l’Ordre sacerdotal découle d’Aaron. Or, dans
l’ancienne Loi, "nul n’était au-dessus d’Aaron". Pareillement, dans
la nouvelle Loi, aucun pouvoir n’est supérieur au pouvoir sacerdotal.
2. Les pouvoirs se
hiérarchisent d’après leurs actes. Or aucun acte sacré ne dépasse en excellence
la consécration du corps du Christ, acte du pouvoir sacerdotal. Donc le pouvoir
épiscopal ne peut être supérieur au pouvoir sacerdotal.
3. Le prêtre, dans
son offrande, est dans l’Église la figure du Christ qui s’offrit au Père pour
nous. Or, dans l’Église, nul n’est plus grand que le Christ, puisqu’il est la
tête de l’Église. Ainsi nous retrouvons la conclusion précédente.
Cependant :
1. Un pouvoir est
d’autant plus grand qu’il est plus étendu. Or le pouvoir sacerdotal, selon saint
Denys le pseudo-aréopagite, ne s’exerce que pour purifier et illuminer, tandis
que le pouvoir épiscopal s’exerce encore pour perfectionner.
2. De plus, la
hiérarchie des divins ministères doit être plus parfaite que celle de
l’administration humaine. Or, le bon Ordre de celle-ci exige qu’à la tête de
chaque département soit préposé un chef, tel le général à l’armée. De même un
chef doit être préposé aux prêtres : l’évêque. Ainsi le pouvoir épiscopal est
supérieur au pouvoir sacerdotal.
Conclusion :
Le prêtre exerce
une double fonction l’une principale, consacrer le vrai corps du Christ ;
l’autre secondaire, préparer le peuple à la réception de ce sacrement. Le
pouvoir du prêtre concernant la première fonction ne dépend d’aucun autre, si
ce n’est du pouvoir divin ; tandis que pour la seconde fonction le prêtre
dépend d’un pouvoir supérieur humain. Tout pouvoir en effet dont l’exercice est
lié à certaines conditions relève du pouvoir qui pose ces conditions. Or le
prêtre ne peut ni absoudre ni lier à moins d’avoir la juridiction qui lui
soumet ceux qu’il absout. Il peut au contraire consacrer toute matière
déterminée par le Christ ; nulle autre exigence n’est apportée par la nature du
sacrement, bien qu’une raison de convenance présuppose un acte épis copal pour
la consécration de l’autel et la bénédiction des vêtements. On voit ainsi qu’au-dessus
du pouvoir sacerdotal, considéré dans sa fonction secondaire non dans sa
fonction principale, est requis le pouvoir épiscopal.
Solutions :
1. Aaron était
prêtre et pontife, c’est-à-dire "prince des prêtres". Le pouvoir
sacerdotal prit origine en lui en tant que, prêtre, il offrait les sacrifices :
ce qui était permis même à des prêtres inférieurs ; mais non en tant que,
pontife, lui revenaient des pouvoirs spéciaux, telle l’entrée une fois chaque
année dans le Saint des Saints, à nul autre permise.
2. Nul pouvoir
n’est en effet supérieur à celui du prêtre consécrateur de l’eucharistie ; il
n’en va plus de même dans l’exercice de son autre fonction.
3. Comme Dieu est
l’archétype en qui préexistent les perfections de tous les êtres de la nature,
ainsi le Christ fut l’exemplaire de tous les ministères ecclésiastiques ; aussi
chaque ministre de l’Église est-il sous quelque aspect la figure du Christ,
comme le dit Pierre Lombard ; celui-là est supérieur aux autres qui représente
une plus grande perfection du Christ. Le prêtre est la figure du Christ en tant
que par lui-même il a rempli certains ministères, l’évêque en tant que le
Christ a institué d’autres ministres et fondé l’Église. Dès lors il appartient
à l’évêque de vouer les personnes et les choses au culte divin, régissant
ainsi, de quelque manière comme le Christ, le culte divin ; ce qui lui vaut à
titre spécial d’être appelé, comme le Christ, l’époux de l’Église.
Objections :
1. Saint Denys le
pseudo-aréopagite distingue trois Ordres dans la hiérarchie ecclésiastique (5,
1, 6) : l’évêque, le prêtre et le ministre. Dans les Sentences, il est de même
parlé de l’Ordre des évêques divisé en quatre classes.
2. L’Ordre n’est
rien autre qu’un certain degré dans le pouvoir de dispenser les biens
spirituels. Or les évêques peuvent administrer des sacrements, tels que la
confirmation et l’Ordre, pour lesquels les prêtres n’ont aucun pouvoir. L’épiscopat
est donc un Ordre distinct du sacerdoce.
3. Dans l’Église,
on ne distingue que le pouvoir d’Ordre et le pouvoir de juridiction. Or les
fonctions, réservées au pouvoir épiscopal, ne ressortissent pas au pouvoir de
juridiction, autrement elles pourraient être confiées à un sujet qui ne serait
pas évêque : ce qui est faux. Elles relèvent donc du pouvoir d’Ordre. Ainsi
l’évêque a un caractère d’Ordre que n’a point un simple prêtre. On peut donc
conclure que l’épiscopat est un Ordre.
Cependant :
1. Pour la
réception valide du sacrement, un Ordre ne dépend pas du précédent. Mais le
pouvoir épiscopal dépend du pouvoir sacerdotal au point que nul ne le peut
recevoir s’il ne possède déjà celui-ci. L’épiscopat n’est donc pas un Ordre.
2. En outre, les Ordres
majeurs ne sont conférés que les samedis. Or les sacres d’évêque ont lieu le
dimanche. L’épiscopat n’est donc pas un Ordre.
Conclusion :
Le nom d’Ordre
peut désigner deux réalités :
- 1° Le sacrement
; en ce sens, tout Ordre converge vers le sacrement d’eucharistie. Et puisque
l’évêque n’a pas, vis-à-vis de ce sacrement, un pouvoir supérieur à celui du
prêtre, à ce point de vue l’épiscopat n’est pas un Ordre.
- 2. Un office
duquel relève un groupe d’actions sacrées ; en ce sens, puisque l’évêque a un pouvoir
supérieur à celui du prêtre vis-à-vis des actions hiérarchiques dont le corps
mystique est l’objet, l’épiscopat est un Ordre. C’est dans ce sens que les
autorités alléguées ont parlé.
Solutions :
1. La première
difficulté est par là résolue.
2. L’Ordre, sacrement
qui imprime un caractère, a une relation particulière avec le sacrement d’eucharistie
dans lequel est contenu le Christ, puisque par le caractère nous sommes
configurés au Christ. Aussi, bien que le sacre confère à l’évêque un pouvoir
spirituel vis-à-vis de certains sacrements, ce pouvoir n’a pourtant pas raison
de caractère. C’est pourquoi l’épiscopat n’est pas un Ordre, si par ce mot on
désigne le sacrement.
3. Le pouvoir
épiscopal est non seulement un pouvoir de juridiction, mais aussi un pouvoir d’Ordre,
dans le sens générique du mot, expliqué dans la conclusion.
Objections :
1. Tous les
évêques sont les successeurs des apôtres. Or le pouvoir concédé à l’un d’entre
eux, à Pierre, selon Matthieu 16, 19, a été concédé à tous, selon Jean 20, 23.
Tous les évêques sont donc égaux, aucun n’est supérieur aux autres.
2. Le rite de
l’Église doit davantage ressembler à celui des juifs qu’à celui des païens. Or,
le rang de la dignité épiscopale et la supériorité d’un évêque sur l’autre sont
empruntés aux païens, comme l’affirment les Sentences ; dans l’Ancienne Loi
elle n’existait pas. Dans l'Église, un évêque ne doit donc pas être au-dessus
des autres.
3. Un pouvoir
supérieur ne peut être conféré par un pouvoir inférieur, ni un égal par un égal
: "sans contredit, c’est l’inférieur qui est béni par le supérieur" (He
7, 7) ; ainsi un prêtre ne consacre pas un évêque, pas plus qu’il n’ordonne un
autre prêtre, tandis que l’évêque ordonne le prêtre. Or un évêque peut
promouvoir tout évêque ; puisque même l’évêque d’Ostie consacre le pape. Donc
la dignité épiscopale est égale en tous ; aucun évêque ne doit être inférieur à
un autre, ainsi qu’il est dit dans le texte de Pierre Lombard.
Cependant :
1. On lit dans les
actes du Concile de Constantinople : "Nous confessons, conformément aux Écritures
et aux définitions des canons, que le très saint évêque de l’antique Rome est
le premier et le plus grand des évêques, et après lui vient l’évêque de
Constantinople". Il est donc un évêque au-dessus des autres.
2. De plus, le
bienheureux Cyrille, évêque d’Alexandrie, dit : "Demeurons les membres de
notre tête, le trône apostolique des Pontifes romains, à qui nous devons
demander ce qu’il faut croire et tenir, le vénérant, nous confiant en lui de
préférence aux autres ; car c’est à lui de reprendre, corriger, statuer,
disposer, absoudre ou lier au nom de Celui qui l’a établi ; à nul autre Celui-ci
n’a concédé la plénitude de son pouvoir, il n’en a gratifié que le trône
apostolique que tous révèrent, conformément à l’institution divine, et auquel
les princes de ce monde obéissent comme à Notre Seigneur Jésus-Christ."
Donc les évêques sont, de droit divin, les sujets de l’un d’entre eux.
Conclusion :
Des autorités
diverses dont le but est unique supposent une autorité générale qui commande
aux particulières : il est dit en effet au premier livre des Éthiques (1, 4) : l’Ordre à établir dans les virtualités
et les actes est celui de leurs fins. Or, le bien commun est plus divin que le
bien particulier ; ainsi au-dessus du pouvoir qui assure le bien particulier
doit-il en être un autre, pouvoir universel dont l’objet est le bien commun,
sans quoi les pouvoirs particuliers ne convergeraient pas vers l’unité. Puisque
donc l’Église est un seul corps, il est nécessaire au maintien de cette unité
que soit un pouvoir suprême pour toute l’Église au-dessus du pouvoir épiscopal
qui régit chaque Église particulière ; ce pouvoir est celui du pape. C’est
pourquoi ceux qui nient ce pouvoir sont appelés schismatiques, ils brisent
l’unité de l’Église. Entre le simple évêque et le pape existent d’autres degrés
intermédiaires d’autorité qui correspondent aux différents degrés d’unité,
selon lesquels une communauté ou un groupe en inclut d’autres ainsi la province
inclut la cité, le royaume la province, le monde entier le royaume.
Solutions :
1. Quoique le
pouvoir de lier et de délier ait été conféré en général à tous les apôtres,
cependant pour marquer une hiérarchie dans ce pouvoir, il fut d’abord donné à
Pierre seul, ce qui signifie que ce pouvoir doit descendre de lui sur les
autres ; pour ce même motif il lui fut dit à lui particulièrement
"confirme tes frères" (Lc 22, 32) ; de
même, "pais mes brebis" (Jn 21, 16) ; c’est-à-dire,
explique saint Jean Chrysostome : "Sois à ma place le chef et la tête de
tes frères, afin qu’ils te reconnaissent comme mon vicaire, prêchent et
affirment par toute la terre la suprématie de ton trône".
2. La religion
juive n’était pas répandue en diverses nations et provinces mais dans un seul
peuple, aussi n’était-il point nécessaire de distinguer d’autres pontifes sous
celui en qui résidait le pouvoir principal. Tandis que la forme religieuse de
l’Église, comme celle des gentils, est destinée à toutes les nations ; il
convenait donc qu’en ce point la hiérarchie de l’Église ressemblât davantage à
celle des païens qu’à celle des juifs.
3. Le pouvoir de
l’évêque dépasse celui du prêtre comme un pouvoir d’un autre genre, tandis que
le pouvoir du pape dépasse celui de l’évêque comme un pouvoir du même genre.
C’est pourquoi tout acte hiérarchique que le pape peut accomplir dans
l’administration des sacrements, est susceptible d’être exercé par l’évêque,
mais une fonction propre à l’évêque dans l’administration des sacrements ne
peut être remplie par un prêtre. Donc en ce qui ressortit à l’Ordre épiscopal,
tous les évêques sont égaux, aussi tout évêque peut en consacrer un autre.
Objections :
1. Les ministres
du Nouveau Testament sont plus tenus à la chasteté que les ministres de
l’Ancien. Or, parmi les vêtements de ceux-ci on comptait le vêtement de
dessous, symbole de chasteté ; a fortiori
le faudrait-il retrouver parmi les vêtements des ministres du Nouveau
Testament.
2. Le sacerdoce du
Nouveau Testament est plus digne que celui de l’Ancien. Or les prêtres de
l’Ancien Testament portaient la mitre, symbole de dignité. Pareillement les
prêtres de la Nouvelle Loi devraient-ils la porter.
3. Le prêtre est
plus rapproché que l’évêque des Ordres ministériels. Or les évêques portent les
vêtements des ministres la dalmatique et la tunique, vêtements du diacre et du
sous-diacre. A fortiori les simples
prêtres devraient-ils s’en revêtir.
4. Dans l’Ancienne
Loi, le Pontife portait l’éphod, figure du fardeau de l’Évangile, comme
l’explique saint Bède le Vénérable. Or ce fardeau incombe surtout à nos
pontifes. Ils doivent donc porter l’éphod.
5. Sur le rational
des pontifes de l’Ancienne Loi étaient écrits ces mots : "Doctrine et
Vérité". Or la vérité est surtout manifestée en la Nouvelle Loi ; nos
pontifes devraient donc porter cet ornement.
6. La lame d’or
sur laquelle était inscrit le très auguste nom de Dieu était le plus digne des
ornements de l’Ancienne Loi ; il eût donc été d’une extrême convenance d’en
transporter l’usage dans la Nouvelle Loi.
7. Les insignes
des ministres de l’Église sont le symbole de leur pouvoir. Or le pouvoir d’un
archevêque n’est pas d’un autre genre que celui d’un évêque. L’archevêque ne
devrait donc pas revêtir le pallium dont les évêques n’ont pas l’usage.
8. La plénitude du
pouvoir appartient au Pontife Romain. Or, celui-ci n’a pas la crosse.
Pareillement les autres évêques ne devraient-ils point en avoir.
Conclusion :
Les vêtements
des ministres symbolisent les dispositions requises en eux pour traiter les
choses divines. Quelques-unes de ces dispositions sont exigées chez tous les
ministres ; d’autres le sont chez les ministres supérieurs, qui sont moins
nécessaires chez les inférieurs ; c’est pourquoi certains vêtements sont
communs à tous les ministres tandis que d’autres sont réservés aux ministres
supérieurs.
A tous les
ministres donc convient l’amict, qui recouvre les épaules, symbole de la force
dans l'accomplissement des divins offices auxquels ils sont voués ; de même
l’aube qui figure la pureté de la vie, et le cordon qui signifie la répression
de la chair.
Le sous-diacre
porte en outre le manipule, ce qui symbolise la purification des moindres
souillures, car le manipule est comme un linge servant à essuyer le visage ;
les sous-diacres sont en effet les premiers admis aux ministères sacrés. Les
sous-diacres sont encore revêtus d’une tunique étroite, figure de la doctrine
du Christ ; dans l’Ancienne Loi à cette tunique étaient suspendues des clochettes.
Les sous-diacres, en effet, sont initiés à l’enseignement de la doctrine de la
Loi Nouvelle.
Le diacre porte
de plus une étole sur l’épaule gauche, pour rappeler que l’objet de ses
fonctions ce sont les sacrements eux-mêmes, et la dalmatique (vêtement large,
ainsi nommé parce que l’usage en commença en Dalmatie) pour faire entendre
qu’il est initié à la dispensation des sacrements ; lui-même en effet distribue
le précieux sang, or la largesse doit présider a
toute dispensation.
Quant au prêtre
il porte l’étole sur les deux épaules en signe de la plénitude du pouvoir qui
lui est concédé, non comme à un ministre subalterne, dans la dispensation des sacrements
; aussi son étole descend-elle jusqu’aux pieds. Il revêt également la chasuble,
symbole de charité, puisqu’il consacre le sacrement de charité, l’eucharistie.
Les évêques
portent neuf ornements de plus que les prêtres ; les sandales, les bas, la
ceinture, la tunique, la dalmatique, la mitre, les gants, l’anneau et la crosse
; car ils ont neuf pouvoirs de plus que ceux-ci : l’ordination des clercs, la
bénédiction des vierges, la consécration des pontifes, l’imposition des mains,
la dédicace des églises, la déposition des clercs, la célébration des synodes,
la confection du chrême, la consécration des vêtements et des vases. - Ou bien
disons que les sandales symbolisent la rectitude des démarches ; les bas qui
couvrent les pieds, le mépris des biens terrestres ; la ceinture qui fixe
l’étole sur l’aube, l’amour de la vertu ; la tunique, la persévérance on lit
que Joseph était vêtu d’une tunique qui lui descendait jusqu’aux talons ; or
les talons sont le symbole de l’extrémité de la vie - ; la dalmatique symbolise
la libéralité dans les oeuvres de miséricorde ; les gants, la prudence dans
l’action ; la mitre, la science des deux Testaments, aussi est-elle à deux
cornes ; la crosse, la sollicitude pastorale qui ramène les errants (ce que
figure la courbure du sommet), soutient les faibles (ce que signifie la tige),
et stimule les tièdes (ce qu’exprime la pointe inférieure) ; d’où ce vers : "Recueille
les errants, soutiens les infirmes, aiguillonne les paresseux".
L’anneau
symbolise les mystères de la foi qui unit l’Église au Christ : les évêques sont
les époux de l’Église, tenant la place du Christ.
Enfin les
archevêques portent le pallium en signe de leur pouvoir privilégié ; cet
ornement rappelle le collier d’or qu’on avait coutume de donner à ceux qui
avaient vaillamment combattu.
Solutions :
1. La continence
n’était prescrite aux ministres de l’Ancienne Loi qu’au temps de l’exercice de
leur ministère ; et pour rappeler cette chasteté temporaire, ils portaient le
vêtement de dessous dans l’offrande des sacrifices. Mais les ministres du
Nouveau Testament sont astreints à la chasteté perpétuelle ; l’assimilation que
fait la difficulté ne vaut donc pas.
2. La mitre
n’était pas un signe de dignité ; c’était une coiffure quelconque, ainsi que
l’explique saint Jérôme dans une lettre à Fabiola (Epist.,
64 : P. L, 22, 614) ; tandis que la tiare, symbole de dignité, était réservée
aux pontifes, comme maintenant la mitre.
3. Le pouvoir des
ministres est en l’évêque comme en sa source, non dans le prêtre car il ne peut
conférer les Ordres ; il convient donc mieux à l’évêque qu’au prêtre de faire
usage de leurs vêtements.
4. Au lieu de
l’éphod, nos pontifes portent l’étole dont le symbolisme est le même.
5. Le pallium a de
même remplacé le rational.
6. Au lieu de
cette lame, notre pontife porte la croix comme l’interprète le pape Innocent
III. Les bas remplacent de même les vêtements de dessous ; l’aube, la robe de
lin ; la ceinture, celle du grand prêtre ; la tunique, la longue robe ;
l’amict, l’éphod ; le pallium, le rational ; la mitre, la tiare.
7. Quoique le
pouvoir de l’archevêque ne soit pas d’un autre genre que celui des évêques, il
est pourtant plus étendu, perfection signifiée par le pallium qui l’entoure de
tout côté.
8. Le pontife
romain ne se sert pas de la crosse, car saint Pierre envoya la sienne pour
exciter un de ses disciples qui devint dans la suite évêque de Trèves ; c’est
pourquoi encore dans ce diocèse de Trèves, le pape fait usage de la crosse, ce
qu’il ne fait nulle part ailleurs. On pourrait encore avancer que ne pas user
de la crosse symbolise un pouvoir non limité ; la courbure de la crosse suggère
en effet l’idée de limite.
Nous nous
proposons ici d’étudier le mariage et nous traiterons :
- 1° De son
institution naturelle ;
- 2° De son
institution sacramentelle ;
- 3° De sa nature
spéciale et particulière.
Au sujet du
premier point nous nous poserons quatre questions : - 1. Le mariage est-il de
droit naturel ? - 2. Est-il obligatoire ? - 3. L’acte conjugal est-il licite ? -
4. Peut-il être méritoire ?
Objections :
1. Ce que la
nature enseigne aux animaux est de droit naturel. Or les animaux pratiquent
l’union passagère des sexes et non pas l’union permanente du mariage. Ce
dernier n’est donc pas de droit naturel.
2. Si, d’autre
part, le mariage était de droit naturel, on l’aurait contracté à toutes les
époques de l’histoire de l’humanité. Mais à certaines périodes de la
civilisation, on ne connaissait pas le mariage. Comme le disait Cicéron :
"Les hommes de l’antiquité étaient des sauvages, personne ne connaissait
ses propres enfants, on ignorait l’union stable du mariage". Celui-ci
n’est donc pas de droit naturel.
3. D’ailleurs, ce
qui est de droit naturel ne varie pas. Or le mariage s’est modifié puisque la
législation matrimoniale diffère selon les peuples. Il n’est donc pas de droit
naturel.
4. Les moyens dont
la nature peut se passer pour aboutir à son but ne sont pas de droit naturel.
Or, le but visé par la nature dans le mariage consiste dans la propagation de
l’espèce au moyen de la procréation. Mais celle-ci peut très bien avoir lieu en
dehors du mariage, comme il arrive dans la fornication. Le mariage n’est donc
pas une institution de la nature.
Cependant :
Il est dit au
commencement du Digeste : "Du
droit naturel tire son origine l’union de l’homme et de la femme que nous
appelons mariage".
En outre
Aristote déclare dans les Éthiques (8,
12) : "Si l’homme est naturellement social, il est encore plus
naturellement fait pour le mariage". Or, c’est la loi naturelle qui rend
l’homme social, aussi fera-t-elle de lui un être enclin au mariage. Le mariage
est donc de droit naturel.
Conclusion :
Il y a deux
sortes de réalités naturelles :
- 1° Les
premières sont les effets qui dérivent nécessairement des principes d’une nature,
par exemple, s’élever dans l’air est naturel au feu. A cette catégorie
n’appartient pas le mariage, pas plus d’ailleurs que tout ce qui requiert
l’intervention du libre arbitre.
- 2° Le second
groupe de réalités naturelles se compose des inclinations de notre nature mais
que réalise notre libre arbitre : sont naturels de cette façon les actes de
vertu. Le mariage est aussi naturel de cette manière et pour une double raison
: l’instinct de la nature incline d’abord l’homme vers la fin principale du mariage,
l’enfant et son éducation complète, car la venue de l’enfant n’est pas le seul
bien désiré de la nature : ce bien est aussi son éducation et son acheminement
jusqu’à l’état d’homme parfait, c’est-à-dire, l’état d’homme vertueux. A cette
fin, en effet, dit Aristote (Éthiques
8, 12), nous recevons trois choses de nos parents : l’existence, la nourriture,
l’éducation. La conclusion suit : un enfant ne peut recevoir l’éducation et
l’instruction familiale que s’il a des parents certains et connus, ce qui ne se
produirait pas si aucun lien obligatoire ne liait, l’un à l’autre, l’homme et
la femme. Or c’est en cela que consiste le mariage.
La nature pousse
encore l’homme et la femme vers le mariage, parce qu’elle les invite à
rechercher la fin secondaire du mariage, c’est-à-dire, les services mutuels que
se rendent les époux dans la société domestique. De même que la nature et la
raison invitent les hommes à se réunir, un seul ne pouvant pas s’assurer tout
ce qui est nécessaire à sa vie, et c’est pour cela que l’homme est dit
naturellement social, de même la nature invite l’homme à s’associer avec la
femme par le mariage, car, dans les oeuvres indispensables à l’existence, il y
a des travaux qui ne peuvent être convenablement accomplis que par les hommes,
et il y en a d’autres qui ne peuvent être entrepris que par les femmes. Telles
sont les deux raisons alléguées par Aristote en faveur de notre thèse.
Solutions :
1. La nature a mis
dans l’homme des inclinations de deux sortes : les unes lui conviennent en raison,
de son caractère animal et ces instincts lui sont innés comme à tous les
animaux. D’autres inclinations conviennent à l’homme seul, à cause de ce qui
différencie sa nature : la nature humaine, en effet, déborde le cadre du genre
animal, car elle est raisonnable ; ainsi en est-il dans le domaine des actes de
prudence et de tempérance. Si, d’autre part, le caractère animal se retrouve
dans tous les animaux, ce n’est pas de la même façon ; les attraits de l’animal
ne seront donc pas partout identiques mais différents selon le caractère de
chacun.
Vers le mariage
envisagé sous son second aspect, l’homme se sentira naturellement attiré, à
cause de ce qui le distingue de l’animal. Aussi Aristote, en donnant cette
raison, place l’homme au-dessus de tous les animaux.
- Vers le
mariage, considéré au contraire sous son premier aspect, l’homme sera attiré
parce qu’il appartient au genre animal ainsi, dit Aristote, la procréation est
commune à tous les animaux. Mais cet instinct ne revêt pas la même forme chez
tous. Il y a, en effet, des animaux dont les petits, aussitôt nés, peuvent
suffisamment trouver leur nourriture, ou bien, dont la mère seule peut pour
voir à l’entretien de la vie ; chez eux point d’association stable entre le
mâle et la femelle. Que si le secours des parents est nécessaire pendant un peu
plus de temps, l’association dure encore pendant ce temps, comme cela se
produit pour certains oiseaux. Mais l’homme, lui, a besoin de ses parents
pendant une longue période de sa vie. Aussi l’union matrimoniale ne peut-elle
consister que dans une association très intime entre tel homme et telle femme
bien déterminés. C’est aussi de ce côté que porte l’attrait dont la cause est
la nature animale.
2. Le mot de
Cicéron peut se vérifier pour les origines particulières et immédiates d’une
race donnée et qui la différencient d’une autre race car ce vers quoi nous
incline la nature, ne se réa lise pas toujours et partout. Mais cet état de
choses ne s’applique pas à l’origine primitive de tout le genre humain. La Sainte
Écriture nous atteste, en effet, qu’il y a eu de vrais mariages au début de
l’humanité.
3. Selon le mot du
Philosophe (Éthiques 7, 14), la
nature humaine n’est pas immuable, à la différence de la nature divine ; aussi
selon les divers états et conditions des hommes, le droit naturel peut-il
varier. Par contre les choses divines et le droit divin ne varient pas.
4. La nature ne
recherche pas seulement la naissance des enfants, mais aussi leur éducation
parfaite : ceci exige l’association permanente du mariage.
Objections :
1. Comme
autrefois, le mariage est encore obligatoire, car une loi dure jusqu’à sa
révocation. Or, Dieu, en instituant le mariage, l’a déclaré obligatoire et ne
paraît pas avoir abrogé sa loi : au contraire, semble-t-il, le Christ l’a
confirmée en disant (Mt 19, 6) : "Ce que Dieu a uni, l’homme ne doit pas
le séparer".
2. Les préceptes
de droit naturel obligent en tout temps. Le mariage, étant de droit naturel,
reste donc obligatoire.
3. Le bien de
l’espèce humaine est supérieur au bien de l’individu, car, comme le dit
Aristote, "le bien du peuple est plus divin que le bien d’un seul
homme". Mais le précepte qui impose à l’homme de veiller à la conservation
de sa vie et donc de se nourrir dure encore ; à plus forte raison, le précepte
qui lui fait un devoir de propager l’espèce humaine par le mariage.
4. Une obligation
subsiste autant que demeure le motif qui la justifie. Mais l’obligation de contracter
mariage, telle qu’elle astreignait les anciens, avait pour raison d’être le
besoin d’éviter un arrêt dans la propagation de la race humaine. Or, ceci
pourrait encore se produire, si chacun était libre de se marier. Le mariage est
donc obligatoire.
Cependant :
1. Saint Paul
écrit (1 Co 7, 38) : "Celui qui ne marie pas sa fille fait mieux" que
celui qui la marie. Contracter mariage n’est donc pas obligatoire.
2. En outre, la
transgression d’un précepte ne mérite aucune récompense. Mais ne récompense-t-on
pas les vierges par une auréole spéciale ? Il n’y a donc pas de précepte qui
contraigne l’homme au mariage.
Conclusion :
La nature nous
porte vers deux sortes de biens :
- 1° Les uns
sont nécessaires à la perfection de l’individu ; chacun est alors obligé de les
rechercher, puisque les perfections naturelles doivent être communes à tous les
hommes.
- 2° Les seconds
sont nécessaires à la société : ces biens sont nombreux et se contrarient les
uns les autres ; chacun n’est donc pas tenu de les poursuivre tous en même
temps ; sinon, chaque homme devrait s’adonner à la fois à l’agriculture, à la
construction et aux autres métiers indispensables à la société humaine : pour
obéir à la nature, il suffit que chacun remplisse l’un des emplois nécessaires
à tout le groupe.
Or il est
nécessaire au bien commun de toute la société humaine que certains hommes se
consacrent à la contemplation, et celle-ci, par ailleurs, n’a pas de plus grand
obstacle que le mariage. L’inclination naturelle qui pousse au mariage n’a donc
pas force de loi, même au dire des philosophes. Aussi Théophraste disait qu’il
ne convient pas au sage de prendre femme.
Solutions :
1. L’ancien
précepte de se marier n’a pas été révoqué, mais il n’oblige plus tous les
hommes pour la raison donnée : il ne les obligeait tous qu’à l’époque où, en
raison de leur petit nombre, les hommes avaient le devoir de propager l’espèce
humaine par la génération.
2 et 3. Les solutions
à la deuxième et à la troisième objection se trouvent contenues dans ce qui
précède.
4. La nature
humaine, prise en général, comporte, on vient de le dire, toutes les
inclinations aux diverses fonctions sociales ; mais, dès qu’elle
s’individualise chez tel ou tel homme, elle incline de préférence celui-ci à
telle fonction, celui-là à telle autre, selon les différents individus. De
cette variété de tempéraments jointe à l’action de la providence qui dirige
toutes choses, il s’en suit que certains préfèrent tel métier à tel autre, par
exemple, le métier d’agriculteur. Pour la même raison, les uns choisiront le
mariage, les autres la vie contemplative : il n’en résulte donc aucune menace
pour la société.
Objections :
1. L’acte conjugal
semble bien être toujours un péché. Saint Paul (1 Co 7, 9) dit en effet : "Que
ceux qui sont mariés, soient comme ne l’étant pas". Or, ceux qui ne sont
pas mariés, n’accomplissent pas l’acte conjugal. Ceux qui se marient pèchent
donc en l’accomplissant.
2. Isaïe (59, 2),
s’adressant aux Juifs, leur dit : "Vos iniquités ont mis une séparation
entre Dieu et vous". Mais l’acte conjugal sépare aussi l’homme de Dieu,
car, dans l’Exode (19, 15), on raconte que Moïse, pour préparer le peuple à la
descente de Yahvé, lui enjoignit de ne s’approcher d’aucune femme. Saint Jérôme
dit aussi que l’Esprit Saint ne touchait pas le coeur des prophètes quand ces
derniers accomplissaient les devoirs du mariage. L’acte conjugal est donc un
péché.
3. Un acte qui, de
lui-même, est indécent, ne peut jamais devenir un acte bon. Or à l’acte conjugal
se joint toujours le mouvement de la passion charnelle qui est un acte
indécent. Il est donc toujours défendu de l’accomplir.
4. On ne cherche
des excuses qu’au péché. Mais l’acte matrimonial a besoin d’être excusé par les
biens du mariage, comme l’enseigne le Maître des Sentences (4, 26). C’est donc
un péché.
5. Le même verdict
doit s’appliquer aux choses semblables. Or le commerce charnel du mariage ne
ressemble-t-il pas à celui de l’adultère, puisque le résultat est le même, c’est-à-dire,
la propagation de l’espèce humaine ? L’adultère étant un péché, l’acte conjugal
le sera aussi.
6. L’excès de la
passion est un manque de vertu. Mais l’acte du mariage entraîne une telle
sensation de plaisir que la raison, principale qualité de l’homme, s’en trouve
abolie : Aristote dit, en effet, qu’il est impossible à l’homme de comprendre
quelque chose dans une telle situation. L’acte matrimonial est donc toujours un
péché.
Cependant :
1. Saint Paul
déclare (1 Co 7, 28 ; 36) : "Si une jeune fille se marie, elle ne pèche
pas" et encore (1 Tm 5, 14) : "Je veux que les jeunes veuves se
marient et aient des enfants". Or, on ne peut pas avoir d’enfants sans
accomplir l’union charnelle. L’acte conjugal n’est donc pas un péché : sinon,
l’Apôtre ne l’aurait pas prescrit.
2. En outre aucun
précepte n’oblige au péché. Or, l’acte du mariage est l’objet d’un précepte,
car "l’homme doit rendre à son épouse le devoir conjugal", disait
saint Paul (1 Co 7, 3). Il n’y a donc là aucun péché.
Conclusion :
Si nous
supposons que la nature corporelle a été créée bonne par Dieu, les moyens qui
sont destinés à la conserver et auxquels incline d’ailleurs son être même, ne
sauraient être universellement mauvais. Or, l’attrait qui porte à la
procréation des enfants est une inclination naturelle et cette procréation est
nécessaire à la conservation de l’espèce. On ne peut donc pas dire que l’acte
de génération de l’enfant est mauvais de toute façon, à tel point qu’il ne
puisse être accompli dans une juste mesure et devenir ainsi vertueux ; à moins
d’admettre l’opinion insensée de ceux qui prétendaient que les choses
corruptibles ont été créées par un dieu mauvais : de là, peut-être, est venue
cette théorie que le texte des Sentences
rapporte, et c’est la plus pernicieuse des hérésies.
Solutions :
1. L’Apôtre, dans
le texte cité, n’a pas interdit l’usage du mariage, pas plus qu’il n’a défendu
l’usage de la propriété, quand il a dit : "Que ceux qui usent de ce monde,
soient comme n’en usant pas". Dans ces deux cas, il en règle la jouissance
et c’est ce que montre sa manière de parler. Il ne dit pas en effet :
"Qu’ils n’en usent pas ou qu’ils n’en aient pas" mais ceci :
"Qu’ils soient comme n’en usant pas ou comme n’en ayant pas".
2. Nous nous
unissons à Dieu de deux manières : par l’état de grâce et par l’acte de
contemplation et d’amour. Ce qui brise la première union est toujours un péché
; mais ce qui fait obstacle à l’union contemplative et affective n’est pas de
soi un péché, car il y a des occupations bonnes qui, ayant pour objet les
choses de ce monde, distraient l’âme et la rendent incapable de s’unir au même
instant à Dieu ; et c’est ce qui se produit dans l’union charnelle dont le
plaisir intense empêche l’âme de s’élever vers Dieu. Pour cette raison, ceux
dont l’office consistait à s’adonner à la contemplation des choses divines ou à
remplir des fonctions sacrées devaient s’abstenir de rapports avec leurs épouses.
Pour cela encore, l’Esprit Saint n’agissait pas sur l’intelligence des
prophètes pour leur révéler les secrets divins, quand les prophètes usaient du
mariage.
3. Le mouvement de
la chair qui accompagne toujours l’acte du mariage engendre une honte non pas
coupable, mais pénale : cette peine provient du péché originel, car, à la suite
de ce dernier, les puissances inférieures et les membres du corps n’obéissent
plus à la raison. Il ne s’ensuit donc pas que l’acte du mariage soit un péché.
4. On n’excuse, à
proprement parler, que ce qui semble être un mal sans l’être vraiment, ou, n’en
est pas si grand qu’il le paraît ; car il y a des circonstances qui enlèvent
toute culpabilité et d’autres qui l’atténuent seulement. Or l’acte du mariage,
en raison de la passion déréglée qui s’y attache, a toutes les apparences d’un
acte désordonné : voilà pourquoi les biens du mariage lui enlèvent toute
culpabilité ; de cette façon, il n’est plus un péché.
5. En vérité,
l’acte du mariage et de l’adultère est bien le même matériellement, mais
combien différent au point de vue moral, en raison d’une circonstance notable :
dans un cas on accomplit cet acte avec son épouse, dans le second avec une
autre femme. N’en est-il pas de même dans l’homicide ? Tuer un homme par violence
ou le tuer justement sont des actes différents au point de vue moral, bien que
ce soient les mêmes au point de vue matériel. Ainsi l’un est-il permis et
l’autre défendu.
6. L’excès de la
passion opposé à la vertu, non seulement supprime l’exercice de la raison, mais
détruit tout Ordre rationnel : ce que ne fait pas le plaisir intense de l’acte
matrimonial ; il est vrai qu’alors l’homme ne peut exercer sa raison, mais son
action est conforme à l’Ordre rationnel.
Objections :
1. Il semble que
non. Saint Jean Chrysostome dit, en effet (Hom 1 sur
Mt) : "Bien que le mariage n’attire point de châtiments sur ceux qui en
usent, il ne leur procure cependant aucune récompense". Mais la récompense
est due au mérite. L’acte conjugal n’est donc pas méritoire.
2. On ne mérite
point de louanges quand on renonce à une chose méritoire. Or, on loue ceux qui
conservent la virginité et renoncent au mariage. L’acte conjugal n’est donc pas
méritoire.
3. Celui qui use
d’une indulgence, utilise un bienfait reçu et n’a aucun mérite. Or, celui qui
use du mariage agit de cette façon. Il n’a donc aucun mérite.
4. Le mérite
consiste dans l’effort comme la vertu. Or, aucun effort n’est requis pour
accomplir l’acte du mariage, car, au contraire, on n’y ressent que le plaisir.
Ce n’est donc pas méritoire.
5. Ce que l’on ne
peut pas faire sans commettre un péché véniel ne sera jamais méritoire, car on
ne peut à la fois mériter une récompense et une punition. Or, l’acte conjugal
n’est-il pas toujours un péché véniel, puisque le premier mouvement vers une
délectation de ce genre est péché véniel ?
Cependant :
1. Accomplir un
acte obligatoire est méritoire si on le fait par charité. Or l’acte du mariage
est obligatoire puisque saint Paul déclare (1 Co 7, 3) : "L’homme doit
rendre à son épouse ce qu’il lui doit".
2. En outre, tout
acte de vertu est méritoire. Or l’acte conjugal est un acte de la vertu de
justice, et on l’appelle, en effet, le paiement d’un dû. Il est donc méritoire.
Conclusion :
Aucun des actes
qui procèdent de la volonté délibérée n’est indifférent, comme on l’a dit
ailleurs. L’acte du mariage sera donc toujours ou peccamineux ou méritoire en
celui qui possède la grâce. Par suite, accomplir l’acte conjugal sous l’inspiration
de la vertu de justice, pour payer son dû, ou de la vertu de religion, pour
mettre au monde des êtres destinés à rendre un culte à Dieu, sera une chose
méritoire. Mais ce serait un péché véniel que d’accomplir cet acte pour le
plaisir, tout en demeurant dans les limites du mariage et en ne désirant
d’autre femme que son épouse. Par contre, transgresser les limites permises et
être prêt par exemple à accomplir le même acte avec toute autre femme, c’est
commettre un péché mortel. Tout mouvement de la nature réglé par la raison est
un acte de vertu. S’il est désordonné, c’est un acte de concupiscence.
Solutions :
1. Le mérite qui
donne droit à la récompense essentielle du Ciel a pour source la charité, mais
le mérite qui donne droit à une récompense surérogatoire est fondé sur la
difficulté de l’action à accomplir. Le mariage n’est pas méritoire de cette
dernière façon, mais il l’est de la première.
2. L’homme peut
mériter en accomplissant une bonne action de moindre valeur, aussi bien qu’en
recherchant un bien supérieur : ainsi l’homme qui se détache des biens
inférieurs pour en poursuivre de plus grands mérite d’être loué, car il
abandonne une oeuvre moins méritoire pour une autre qui l’est davantage.
3. Une permission
peut avoir pour objet un moindre mal : ainsi l’acte du mariage. Si on
l’accomplit pour le plaisir, en restant dans les limites du mariage, c’est un
péché véniel. Si on l’accomplit par vertu, c’est un acte méritoire ; en ce
dernier cas, il ne s’agit pas à proprement parler d’indulgence, à moins que
l’on entende par là la permission d’accomplir une
action bonne mais de moindre valeur : c’est bien plutôt une concession. Il n’y
a aucun inconvénient à ce que celui qui use de cette permission ait droit à une
récompense, puisque le bon usage des bienfaits de la Providence est une action
méritoire.
4. Le mérite qui
donne droit à une récompense supplémentaire correspond à la difficulté de
l’acte, mais le mérite qui donne droit à la récompense essentielle consiste
dans la difficulté à maintenir dans l’Ordre le moyen qui conduit à cette fin
ainsi en est-il pour le mérite de l’acte conjugal.
5. Le premier
mouvement de la passion que l’on appelle péché véniel est celui qui se porte
vers un plaisir désordonné, ce qui n'est pas le cas pour l’acte matrimonial.
Considérons
maintenant le mariage sous son aspect sacramentel. A ce sujet, nous nous
poserons quatre questions : - 1. Le mariage est-il un sacrement ? - 2. Devait-il
être institué avant le péché ? - 3. Confère-t-il la grâce ? - 4. L’acte sexuel
fait-il partie intégrante du mariage ?
Objections :
1. Le mariage ne
semble pas être un sacrement, car tout sacrement de la loi nouvelle exige la
présence d’une forme essentielle. Or la bénédiction liturgique donnée par le
prêtre n’est pas essentielle au mariage. Ce dernier n’est donc pas un sacrement.
2. D’autre part,
selon Hugues de Saint-Victor, un sacrement exige une réalité matérielle. Mais
le mariage n’a pour matière rien de semblable. Ce n’est donc pas un sacrement.
3. Les sacrements
tirent leur efficacité de la Passion du Christ. Mais, dans le mariage, l’homme
ne se conforme nullement à la Passion douloureuse du Christ, car il y trouve du
plaisir. Le mariage n’est donc pas un sacrement.
4. Tout sacrement
de la loi nouvelle produit ce qu’il signifie. Or, le mariage ne produit pas
l’union du Christ et de son Église et pourtant il en est le signe. Il n’est
donc pas un sacrement.
5. Les autres sacrements
contiennent un élément auquel on a donné le nom de réalité et signe à la fois.
Or, on ne trouve rien d’équivalent dans le mariage, puisqu’il n’imprime aucun
caractère sinon il ne serait pas réitéré. Il n’est donc pas un sacrement.
Cependant :
1. Saint Paul (Eph 5, 32) déclare : "Ce sacrement est grand". Le
mariage est donc un sacrement.
2. D’autre part,
tout sacrement est le signe d’une chose sacrée. Mais le mariage est un signe de
ce genre. Il est donc un sacrement.
Conclusion :
Les sacrements
sont des remèdes destinés à sanctifier l’homme et à le guérir du péché, et ces
remèdes sont symbolisés par des signes sensibles. Or, le mariage remplit ces
conditions. On doit donc le ranger parmi les sacrements.
Solutions :
1. La forme du
mariage consiste dans les paroles prononcées par les époux pour exprimer leur
consentement et non pas dans la bénédiction du prêtre : celle-ci est un
sacramental.
2. Le sacrement de
mariage exige la coopération de celui qui le reçoit, comme le sacrement de
pénitence. D’ailleurs la pénitence n’a pour matière que les actes extérieurs du
pénitent, car ces actes tiennent lieu de réalité matérielle. De même en est-il
pour la matière du mariage.
3. Dans le
mariage, en effet, l’homme ne se conforme pas à la Passion du Christ en
souffrant comme lui, mais il s’y conforme par l’amour, car c’est, par amour que
le Christ a souffert pour s’unir à l’Église, son épouse.
4. L’union du
Christ et de l’Église n’est pas la réalité contenue dont le sacrement serait la
cause, mais la réalité que le sacrement signifie sans la contenir et la
produire aucun des sacrements, d’ailleurs, n’a cette union pour effet. Il y a
cependant une autre chose que contient, signifie et produit ce sacrement, comme
on va le dire. Le Maître des Sentences parlait de la seule réalité qui n’est
pas l’effet du sacrement, parce qu’il pensait, comme d’autres, que le mariage
n’était pas cause d’une réalité que celui-ci puisse contenir.
5. Le sacrement de
mariage renferme, lui aussi, ces trois éléments. Les signes sensibles
seulement, ce sont les actes extérieurs ; ce qui devient réalité. Réalité et
signe à la fois, est le lien contracté par l’homme et la femme du fait de ces
actes extérieurs. Puis la dernière réalité contenue et produite est l’effet de
ce sacrement. Enfin, la réalité non contenue ou non produite est celle que
désigne le Maître des Sentences (Dist 26).
Objections :
1. L’institution
du mariage ne devait pas précéder le péché. Pourquoi instituer ce qui est de
droit naturel ? Or le mariage est de droit naturel. Son institution n’avait
donc pas de raison d’être.
2. Les sacrements
sont comme des remèdes destinés à la guérison du péché. Mais on ne donne des
remèdes qu’aux malades. L’institution du mariage devait donc suivre le péché
3. Une même
institution n’a besoin d’être établie qu’une seule fois. Mais le mariage a été
institué après le péché, comme le rapporte le texte du Maître. Il ne le fut
donc pas avant le péché.
4. C’est Dieu qui
a institué les sacrements. Or, les paroles qui concernent le mariage et qui
furent prononcées avant le péché, ne furent pas dites par Dieu, mais par Adam.
Quant aux mots proférés par Dieu lui-même (Gn 2, 28)
: "Croissez et multipliez-vous", ils furent aussi adressés aux
animaux pour lesquels, en vérité, il n’y a pas de mariage.
5. Le mariage est
un des sacrements de la loi nouvelle. Or, ces sacrements furent institués par
le Christ. Le mariage ne fut donc pas institué avant le péché.
Cependant :
1. On lit ceci
dans saint Matthieu (19, 4) : "N’avez-vous pas lu que le Créateur, au
commencement, les fit homme et femme ?"
2. En outre, le
mariage est ordonné à la procréation des enfants. Mais, avant le péché, n’était-il
pas nécessaire que l’homme ait des enfants ? Le mariage devait donc être institué
avant le péché.
Conclusion :
Si l’instinct
naturel pousse l’homme à se marier, c’est en vue d’un bien. Mais ce bien a
varié selon les diverses situations de l’homme. Par suite, aux différentes
modalités de ce bien, ont pourvu les nombreuses institutions qui eurent lieu
dans l’histoire. Ainsi le mariage, sous sa forme de moyen destiné à la
procréation des enfants, fut institué avant le péché, car cette procréation
était nécessaire, alors même que le péché n’existait pas. Sous sa forme de
remède contre la blessure du péché, le mariage a été institué après la faute, à
l’époque où la loi naturelle existait seule. La loi de Moïse ensuite a établi
les conditions que doivent remplir les sujets du mariage. Enfin, sous sa forme
de symbole représentatif de l’union du Christ et de son Église, le mariage a
été institué au temps de la loi nouvelle et devint ainsi un sacrement de la
nouvelle alliance. Quant aux autres utilités du mariage, telles que l’amitié et
les services mutuels entre époux, tout cela relève de l’institution des lois
civiles.
Mais puisque le sacrement
est, de sa nature, un signe et un remède, le mariage est un sacrement en raison
des institutions intermédiaires dont il a été l’objet. Du fait de sa première
institution il était seulement établi comme une fonction naturelle, en vertu de
la dernière il joue le rôle d’office social.
Solutions :
1. Ce qui est de
droit naturel a besoin d’être promulgué quant aux détails de son application.
Celle-ci peut varier selon les diverses situations humaines : ainsi le droit
naturel exige que les malfaiteurs soient punis, mais l’application de telle
peine à telle faute relève du droit positif.
2. Le mariage n’a
pas seulement été institué comme un remède au péché, mais surtout comme une
fonction de la nature. Il a donc été institué avant le péché, mais il ne
servait pas de préservatif contre ce dernier.
3. Puisqu’il est
nécessaire de réglementer le mariage de diverses manières, aucun inconvénient
ne s’oppose à ce qu’il ait été l’objet de diverses institutions : chacune de
celles-ci a pour objet un aspect différent du mariage.
4. Dieu institua
le mariage avant le péché en formant le corps de la femme avec une côte d’Adam
: il destinait ainsi la femme à servir d’aide au premier homme. Il dit aussi à
tous deux (Gn 2, 28) : "Croissez et multipliez-vous".
En vérité, il adressa cette même parole aux animaux mais ces derniers n’étaient
point faits pour obéir à ce commandement de la même façon que les hommes. C’est
aussi sous l’inspiration divine qu’Adam prononça les mots cités : il comprenait
que le mariage venait de Dieu.
5. Sous sa forme
de sacrement de la Loi nouvelle, en effet, le mariage ne fut pas institué avant
le Christ.
Objections :
1. Le mariage ne
confère pas la grâce, car, selon Hugues de Saint-Victor, les sacrements
produisent une grâce invisible parce qu’ils sanctifient. Or, le mariage n’a pas
pour but essentiel de produire une sanctification. Il ne confère donc pas de
grâce.
2. Tout sacrement,
cause de la grâce, ne la donne qu’en raison de sa matière et de sa forme. Or,
les actes qui sont la matière de ce sacrement ne sont pas la cause de la grâce
: dire le contraire serait tomber dans l’hérésie de
Pélage qui prétendait voir dans nos actions des causes de la grâce. D’autre
part, les paroles expressives du consentement ne sont pas encore cause de la
grâce, car elles n’opèrent aucune sanctification. Le mariage ne confère donc
aucune grâce.
3. La grâce
destinée à guérir la maladie du péché est nécessaire à tous ceux qui en
souffrent. Or tous les hommes subissent cette infirmité de la concupiscence. Si
donc le mariage donne la grâce qui guérit cette plaie de la concupiscence, tous
les hommes devraient se marier, et insensé serait alors celui qui s’en
abstiendrait.
4. On ne soigne
pas une maladie avec un remède qui l’aggrave. Mais le mariage augmente la
passion de la concupiscence : comme le dit en effet Aristote (Éthiques 3, 12), la concupiscence est
insatiable et devient plus exigeante quand on lui obéit. Le mariage ne confère
donc aucune grâce pour réprimer la concupiscence.
Cependant :
1. La définition
et la chose définie sont convertibles. Or, dans la définition des sacrements,
on déclare qu’ils sont causes de la grâce. Le mariage étant un sacrement,
devient donc cause de la grâce.
2. En outre,
d’après saint Augustin, le mariage sert de remède aux malades. Remède, le
mariage doit donc être efficace pour refréner les mouvements de la concupiscence.
Or seule, la grâce peut réprimer la concupiscence. Elle est donc un effet du
mariage.
Conclusion :
A cette
question, on a répondu de trois manières différentes :
- 1° Selon
certains, le mariage ne serait pas du tout cause de la grâce, il n’en serait
que le signe. Mais cela est impossible ; sinon le mariage ne l’emporterait en
aucune façon sur les sacrements de l’ancienne loi et on n’aurait aucune raison
de le compter parmi les sacrements de la nouvelle alliance. S’il offre un
remède à la concupiscence en la satisfaisant en vue de prévenir le danger fatal
d’une trop grande continence, il le faisait déjà dans l’ancienne loi en vertu
de la nature même de l’acte conjugal.
- 2° Une seconde
opinion prétend que le mariage confère une grâce destinée à supprimer le mal
car ce qui est péché hors du mariage ne l’est plus dans le mariage. Mais ce ne
serait pas assez dire, car il en était ainsi dans l’ancienne loi. Le mariage
arrêterait-il le mal, en ce sens qu’il maintiendrait la passion dans les limites
tracées par les biens du mariage, sans que cette grâce confère quelque secours
pour bien user du mariage ? Ceci serait pareillement insoutenable, car la
grâce, qui éloigne du péché, excite en même temps à bien agir, comme la chaleur
diminue le froid et à la fois réchauffe.
- 3° Selon une
troisième opinion, le mariage contracté dans la religion du Christ est institué
pour donner la grâce qui facilitera l’accomplissement des devoirs du mariage.
Et cette opinion est la plus probable. Quand Dieu, en effet, donne un pouvoir
ou une faculté, il donne en même temps les secours nécessaires au bon emploi de
ce pouvoir : à toutes les facultés de l’âme, par exemple, correspondent les
divers membres du corps qui leur servent de moyens d’action. Or, le mariage, de
par son institution divine, confère à l’homme le droit de se servir de son
épouse pour donner la vie à des enfants, il lui donne en même temps la grâce
sans laquelle il ne pourrait le faire honnêtement. On disait plus haut quelque
chose d’analogue à propos du pouvoir d’Ordre. Cette grâce donnée est donc la
dernière réalité contenue et produite par le sacrement.
Solutions :
1. L’eau du
baptême peut purifier le coeur en coulant sur le corps, grâce au contact du
Christ ; de même le mariage peut produire son effet grâce à la passion du
Christ, symbole de l’union conjugale et non pas à cause d’une intervention
liturgique du prêtre.
2. Il en est bien
du mariage comme du baptême : l’eau que l’on verse en prononçant la formule n’a
pas pour effet immédiat le don de la grâce mais le caractère. Ici, de même, les
actes extérieurs et les paroles qui sont la manifestation du consentement ont
pour effet immédiat un certain lien qui est le sacrement de mariage ; et ce
lien, en vertu de l’institution divine, est une disposition qui entraîne la
réception de la grâce.
3. La raison
alléguée aurait sa valeur si on ne pouvait employer contre la concupiscence
morbide un remède plus efficace que le mariage. Mais ce remède existe ; il
consiste dans les exercices spirituels, la mortification de la chair et c’est
celui dont se servent ceux qui n’usent pas du mariage.
4. On peut
remédier à la concupiscence de deux manières :
- 1° D’abord en
agissant sur la passion elle-même afin de l’atteindre dans sa racine et c’est
ce que fait le mariage au moyen de la grâce qu’il donne.
- 2° En second
lieu, en agissant sur l’acte charnel et cela d’une double façon : ou bien l’on
fera en sorte que l’action dont la concupiscence sera l’instigation visible, ne
soit pas déshonnête et ceci se produit grâce aux biens du mariage qui
légitiment la passion charnelle. Ou bien on évite l’acte dont on aurait à
rougir, et ceci est le résultat naturel des relations conjugales, car du fait
que la concupiscence y trouve sa satisfaction, elle n’excite plus à d’autres actions
mauvaises. Aussi l’Apôtre saint Paul disait (1 Co 7, 9) : "Il vaut mieux
se marier que de brûler".
Il est vrai que
les actions conformes aux désirs de la concupiscence sont de nature à rendre
celle-ci plus exigeante. Néanmoins, modérées par la raison, elles refrènent la
passion de la chair, car des actes semblables font naître des dispositions et
des manières d’être semblables.
Objections :
1. Il semble que
oui. Au moment de l’institution du mariage, il fut établi que l’homme et la
femme seraient deux en une seule chair (Gn 2, 24).
Mais l’union charnelle peut seule réaliser ce but. Le mariage ne peut donc être
parfait sans l’union des corps.
2. Ce qui donne au
sacrement sa signification lui est nécessaire, comme on l’a déjà dit. Mais
c’est grâce à l’union charnelle que le sacrement de mariage devient un signe,
comme le dit le texte du Maître. Cette union est donc une partie intégrante du
mariage.
3. Ce sacrement a
pour but la conservation de l’espèce. Mais la conservation de l’espèce ne peut
avoir lieu s’il n’y a pas d’union charnelle. Cette union est donc nécessaire au
sacrement.
4. Le mariage est
un sacrement parce qu’il est un remède destiné à refréner la concupiscence. De
ce remède parle saint Paul en disant (1 Co 7, 9) : "Il vaut mieux se
marier que de brûler". Or ce remède ne produira son effet qu’en ceux qui s’unissent
dans la chair. L’union charnelle fait donc partie intégrante du mariage.
Cependant :
1. Le mariage
existait dans le paradis où il n’y avait pas d’union charnelle. Celle-ci n’est
donc pas essentielle au mariage.
2. En outre, le sacrement,
comme son nom le suggère, sanctifie. Mais le mariage sans union charnelle
sanctifie davantage, comme le dit le Maître des Sentences (Dist
26). Cette union n’est donc pas nécessaire au sacrement.
Conclusion :
Une chose peut
être parfaite de deux façons dans sa nature et c’est sa perfection essentielle,
dans son opération et c’est sa perfection complémentaire. Or, l’union charnelle
est une action : on use du mariage, celui-ci donnant le pouvoir de réaliser
cette union. L’union des corps apporte donc au mariage sa perfection
complémentaire, mais non sa perfection essentielle.
Solutions :
1. Adam parlait de
l’intégrité du mariage quant aux deux perfections on reconnaît en effet une
chose à son action.
2. Il est
nécessaire que le sacrement signifie la chose qu’il contient. L’union charnelle
ne signifie pas cette réalité, mais plutôt la chose non contenue, comme on l’a
déjà dit (Art 1, ad 4, 5).
3. Une chose ne
peut aboutir à sa fin que par son opération propre. Le fait que le mariage
atteint son but par l’union charnelle seule montre donc que celle-ci lui donne
la perfection complémentaire et non la première.
4. Avant qu’il n’y
ait union charnelle, le mariage est déjà un remède à cause de la grâce qu’il
donne, mais il ne l’est pas encore matériellement. Cela lui viendra de sa
perfection complémentaire.
Il nous reste
encore à étudier la nature spéciale du mariage. Ceci nous oblige à considérer :
- 1° Les
fiançailles ;
- 2° La
définition du mariage ;
- 3° Sa cause
efficiente ou le consentement ;
- 4° Les biens
du mariage ;
- 5° Les
empêchements ;
- 6° Les
secondes noces ;
- 7° Les
conséquences du mariage.
Au sujet des
fiançailles nous nous demanderons : - 1. Que sont les fiançailles ? - 2. Qui
peut les contracter ? - 3. Peut-on les rompre ?
Objections :
1. Le pape Nicolas
Ier a mal défini les fiançailles en les appelant
la promesse d’un prochain mariage. Saint Isidore de Séville dit en effet :
"Ce n’est pas la promesse qui fait le fiancé, mais l’engagement qu’il
prend et les gages qu’il donne". Or fiancé vient de fiançailles. Celles-ci
ne doivent donc pas être appelées une promesse.
2. On impose
l’accomplissement d’une promesse à qui l’a faite. Or, l’Église n’oblige pas les
fiancés à contracter mariage. Les fiançailles ne sont donc pas une promesse.
3. D’ailleurs,
elles sont souvent plus qu’une simple promesse on y joint un serment et
l’échange des arrhes. On ne doit donc pas les définir par ce seul mot de
promesse.
4. Le mariage doit
être libre et sans conditions. Or, on contracte quelquefois les fiançailles
sous condition et à charge de percevoir une somme d’argent en cas de rupture.
Il ne convient donc pas d’appeler les fiançailles une promesse de mariage.
5. Saint Jacques
(4, 13) blâme les promesses de choses futures. Les sacrements, d’autre part,
exigent qu’on ne fasse rien de blâmable à leur occasion. On ne doit donc pas
faire des promesses de mariage.
6. On n’appelle
fiancés que ceux qui contractent des fiançailles. Or, selon le Maître des Sentences,
on appelle aussi fiancés ceux qui célèbrent leur mariage. Les fiançailles ne
sont donc pas toujours la promesse d’un mariage prochain.
Conclusion :
Consentir à
l’union conjugale par des engagements pris pour l’avenir, ce n’est pas contracter,
mais promettre le mariage. Cette promesse est appelée fiançailles, mot qui
vient du verbe fiancer, c’est-à-dire donner sa parole. Comme le dit saint
Isidore de Séville, avant que les publications de mariage ne fussent en usage,
les personnes qui voulaient se marier ensemble donnaient des cautions,
s’engageaient ainsi à contracter mariage et présentaient des témoins garants de
leur fidélité.
Cette promesse
se fait de deux façons :
- 1° D’une
manière absolue ou sous conditions. D’une manière absolue, cette promesse peut
se traduire sous quatre formes : par un simple engagement, lorsqu’on dit, par
exemple : "Je t’accepte pour ma future épouse" et réciproquement. En
second lieu, par des arrhes de fiançailles, argent ou dons analogues. En
troisième lieu, par la remise d’un anneau d’alliance. Enfin, par un serment.
- 2° Quand elle
se fait sous conditions, celles-ci sont de diverses natures : ou bien elles
sont honnêtes, ce qui arrive quand on dit : "Je t’accepte, si cela plaît à
mes parents", en ce cas, la condition étant réalisée, la promesse oblige ;
sinon, elle ne vaut plus. Ou bien les conditions sont déshonnêtes. Si elles
sont alors contraires aux biens du mariage, par exemple, lorsqu’on dit :
"Je t’accepte à condition que tu me procures du poison pour devenir
stérile", les fiançailles sont nulles. Si elles ne sont pas contraires aux
biens du mariage, quand on dit, par exemple : "Je t’accepte si tu consens
à voler avec moi", la promesse tient, mais la condition ne doit pas être
remplie.
Solutions :
1. Les cérémonies
des fiançailles et les dons que se font réciproquement les fiancés sont une
confirmation de la promesse. Voilà pourquoi on appelle fiançailles cette
promesse : on indique ainsi ce qu’il y a de plus parfait en elles.
2. En vertu de la
promesse, chacun des fiancés est obligé de contracter mariage et pèche
mortellement s’il ne le fait pas, à moins que ne se soit produit un empêchement
légitime. Conformément à ce principe, l’Église oblige les fiancés à se marier,
et impose une pénitence en cas de faute. Cependant au for contentieux, aucune
contrainte n’a lieu parce que les mariages imposés par la force tournent
ordinairement mal. - A moins peut-être que ne soit intervenu un serment. Alors,
disent les uns, on doit imposer le mariage. D’autres sont d’un avis contraire,
en raison du motif qui vient d’être allégué et surtout par crainte du conjugicide.
3. Ce qu’on ajoute
à la promesse ne fait que la confirmer. Les gages ne sont donc pas autre chose
que la promesse.
4. Une condition
apposée ne supprime pas la liberté du mariage. Car si cette condition est
déshonnête, on doit la rejeter. Si elle est honnête, de deux choses l’une, ou
bien son objet est légitime, comme celui-ci : "Je vous épouserai si mes
parents y consentent" : une telle condition, loin de détruire la liberté
des fiançailles, en accroît l’honnêteté. Ou bien son objet est utile, quand on
dit, par exemple : "Je contracterai avec vous, si vous me donnez tant
d’argent". Ce n’est pas alors une condition vénale mise au consentement,
c’est plutôt une promesse de dot qui n’entrave nullement la liberté du mariage.
Enfin la
condition consiste parfois dans le paiement d’une somme d’argent considérée
comme une amende : or, cette condition n’a pas de valeur, car on doit
sauvegarder la liberté du mariage, et on ne peut imposer la sanction à celui
qui refuse de contracter mariage.
5. Saint Jacques (4, 15) n’entendait pas interdire les
promesses pour l’avenir, mais défendait que l’on en fasse comme si on était
certain de vivre toujours. Aussi, demandait-il qu’on ajoute cette clause : s’il
plaît à Dieu. Il n’est pas nécessaire de le dire expressément, il suffit de le
penser dans son coeur.
6. On peut
considérer deux choses dans le mariage : le lien matrimonial et l’acte
conjugal. C’est la promesse de consentir plus tard au lien du mariage qui a
fait donner à ceux qui font cette promesse le nom de fiancés : les fiançailles
sont, en effet, un contrat consenti par des paroles dites au temps futur. Et
c’est la promesse du second qui fait donner le nom d’époux à ceux qui
contractent mariage par des paroles dites au temps présent ils promettent alors
d’accomplir l’acte matrimonial. Cependant la première promesse est appelée plus
justement fiançailles, et c’est un sacramental qui fait partie du mariage, comme
les exorcismes sont des sacramentaux faisant partie du baptême.
Objections :
1. Il semble que
l’âge de sept ans n’est pas requis pour que l’on puisse contracter des
fiançailles. En effet, un contrat qui peut être passé entre personnes
interposées ne requiert pas l’âge de discrétion. Or les fiançailles peuvent
être promises par les parents à l’insu des deux fiancés. Les fiançailles
peuvent donc se célébrer aussi bien avant qu’après l’âge de sept ans.
2. L’usage de la
raison est nécessaire pour que l’on puisse contracter des fiançailles, comme il
est nécessaire pour que l’on puisse commettre un péché mortel. Or, ainsi que le
raconte saint Grégoire le Grand, un jeune enfant mourut subitement pour avoir
commis le péché de blasphème. On peut donc contracter les fiançailles avant
l’âge de sept ans.
3. Les fiançailles
préparent au mariage. Mais l’âge requis pour le mariage n’est pas le même pour
un garçon et pour une fille. On ne doit donc pas fixer pour eux deux le même
âge de sept ans comme condition des fiançailles.
4. C’est à l’âge
où l’on se sent de l’attrait pour le mariage futur que l’on peut contracter des
fiançailles. Or les signes de cet attrait apparaissent souvent chez des enfants
qui n’ont pas encore l’âge de sept ans. On peut donc se fiancer avant cet âge.
5. Si des enfants
se fiancent avant l’âge de sept ans et essaient de se marier avant l’âge de
puberté, en prenant des engagements immédiats, on les considère simplement
comme des fiancés. Mais ce n’est pas en vertu du second contrat, car à ce moment-là
ils n’ont plus l’intention de se fiancer, mais de se marier. C’est donc le
premier contrat qui a été celui de fiançailles. On peut donc le faire avant
l’âge de sept ans.
6. Lorsque
plusieurs personnes entreprennent une oeuvre commune, ce que l’une n’apporte
point, l’autre le donne : ainsi en est-il de ceux qui tirent un bateau. Or, le
contrat de fiançailles est l’oeuvre commune des fiancés : si donc l’un d’eux a
déjà l’âge de puberté, il peut se fiancer avec un enfant même âgé de moins de sept
ans, car le défaut d’âge de l’un est compensé par l’excès d’âge de l’autre.
7. Quand certains
enfants qui n’ont pas l’âge de puberté mais en approchent, contractent mariage
par des engagements immédiats, on regarde ce contrat comme un vrai mariage. Pour
la même raison, on devra tenir pour fiançailles l’engagement qu’ils prendront
pour le mariage à venir et qu’ils contracteront un peu avant l’âge de sept ans.
Conclusion :
L’âge de sept
ans est fixé par le droit comme condition des fiançailles et cela est assez
raisonnable. Les fiançailles sont des promesses pour l’avenir : ceux qui les
contractent doivent donc être capables de faire ces promesses, et pour cela
capables de prévoir prudemment l’avenir. Or, cette prévoyance exige un certain
développement de la raison. Selon la remarque du Philosophe, on peut distinguer
trois étapes dans ce développement : pendant la première, l’enfant ni ne
comprend, ni ne peut comprendre, même aidé par autrui ; pendant la seconde,
l’homme est capable de comprendre, grâce aux leçons d’autrui, sans toutefois se
suffire à lui-même pour apprendre ; à la troisième, l’homme est en mesure de
comprendre et de réfléchir par lui-même. Durant la première étape,
l’intelligence se développe mais avec lenteur, à mesure que s’apaisent les
mouvements et les variations d’humeur : cette étape dure sept ans, et pendant
ce temps l’enfant est inapte à faire aucun contrat et à célébrer des
fiançailles. Il arrive à la seconde étape à la fin de ces sept ans : aussi
bien, envoie-t-on les enfants de cet âge à l’école. Sept ans encore et l’homme
commence la troisième étape, s’il s’agit du moins des obligations personnelles
qu’il peut assumer, car dans ce domaine sa raison naturelle se développe plus
vite. Mais s’il s’agit d’oeuvres extérieures, il n’arrive à bien raisonner qu’à
la fin du troisième septennat. Avant donc que ne s’achève le premier septennat,
l’homme ne peut s’engager par aucun contrat. A la fin de ce premier septennat,
il commence alors à pouvoir faire des promesses pour l’avenir, surtout pour ce
vers quoi sa raison l’incline davantage. Mais il ne peut s’engager pour
toujours car sa volonté n’est pas encore assez ferme. A cette époque il peut
donc contracter des fiançailles. A la fin du second septennat, il est alors
capable d’assumer des obligations personnelles, d’entrer en religion, par
exemple, de se marier. Enfin ce n’est qu’après le troisième septennat qu’il
peut contracter des obligations altruistes. Aussi, selon les lois civiles,
n’est-ce qu’après l’âge de vingt-cinq ans que l’homme peut disposer de ses
biens.
Solutions :
1. Si les fiancés
n’ont pas encore l’âge de puberté et si leurs fiançailles ont été conclues par
des tiers, l’un et l’autre, ou l’un seulement peuvent réclamer. Il n’y a donc
rien de définitif, à tel point qu’aucune affinité n’en résulte. Aussi, les
fiançailles contractées par d’autres personnes que les fiancés n’ont de valeur
que si les intéressés parvenus à l’âge voulu ne se récusent point : leur
silence montrera qu’ils consentent à ce que d’autres ont fait en leur nom.
2. Selon certains
auteurs, l’enfant dont parle saint Grégoire le Grand ne fut pas damné et ne fut
pas coupable de péché mortel, mais son père vit ce spectacle dans une vision
destinée à l’attrister, lui qui avait péché pour n’avoir pas corrigé son enfant.
Or cette explication contredit positivement la pensée de saint Grégoire le
Grand dont voici les paroles : "Ce n’est pas un petit pécheur que le père
a élevé pour le feu de l’enfer, en négligeant de veiller sur l’âme de son petit
enfant".
Disons donc ceci
: pour qu’il y ait péché mortel, il suffit que l’on consente à un acte
immédiat. Mais, en contractant fiançailles, on acquiesce à un acte futur Or,
pour prévoir l’avenir il faut avoir une plus grande dose de jugement que pour
consentir à une démarche présente. L’homme peut donc pécher mortellement avant
qu’il ne soit capable de prendre des engagements pour l’avenir.
3. Au moment de
contracter mariage, les époux doivent avoir non seulement l’esprit suffisamment
mûr, mais encore les aptitudes physiques nécessaires pour être à l’âge où l’on
peut transmettre la vie. Or, à douze ans, la jeune fille peut être apte à
l’acte de la génération et, à la fin du second septennat, le jeune homme
acquiert la même aptitude, comme le dit Aristote (Hist
des Animaux 5, 14). Mais l'âge de discrétion suffisant pour contracter
fiançailles est le même pour tous deux : voilà pourquoi on fixe à tous deux le
même âge pour les fiançailles et un âge différent pour le mariage.
4. Ce goût pour le
mariage chez les enfants âgés de moins de sept ans ne provient pas d’une
connaissance parfaite, car ils ne sont pas encore pleinement capables d’être
instruits, mais plutôt d’une inclination naturelle et non du jugement. Aussi
bien un tel goût ne suffit pas pour qu’ils puissent contracter des fiançailles.
5. Dans le cas
allégué, les personnes en question ne contractent pas mariage par un second
contrat, mais ratifient leurs premières promesses qui reçoivent donc une
confirmation du fait du second contrat.
6. Ceux qui tirent
un bateau agissent comme s’ils ne faisaient qu’un : aussi l’un supplée ce qui
manque à l’autre. Mais les fiancés, eux, agissent comme des personnes
distinctes, car les fiançailles sont un contrat passé entre deux parties. Les
conditions nécessaires au contrat doivent donc se vérifier des deux côtés. Le
manque de dispositions de l’un ne peut alors être suppléé par l’autre.
7. Si les fiancés
approchent de l’âge de sept ans, le contrat de fiançailles est valide, car,
selon Aristote (Physique 2, 5), ce
qui manque en petite quantité n’est compté pour rien.
L’époque où l’on
approche suffisamment de l’âge voulu est fixée par certains aux six mois qui
précèdent. Mais il vaut mieux l’évaluer chaque fois, selon les dispositions des
contractants, car, chez certains, l’usage de la raison est plus précoce que
chez d’autres.
Objections :
1. Les
fiançailles, semble-t-il, ne peuvent pas être rompues par l’entrée en religion
de l’un des fiancés. Si on promet à quelqu’un une somme d’argent, on ne peut
plus engager cette même somme ailleurs. Or le fiancé a promis son corps à sa
future épouse, il ne peut donc plus l’offrir à Dieu en entrant en religion.
2. Le départ de
l’un des fiancés pour un pays lointain ne semble pas être non plus une cause de
rupture des fiançailles. Dans le doute, en effet, il faut toujours choisir le
parti le plus sûr. Or il est plus sûr d’attendre l’absent. Les fiançailles ne
doivent donc pas être rompues.
3. La maladie de
l’un des deux fiancés ne suffit pas d’autre part pour légitimer la rupture. Car
on ne doit punir personne pour cause de maladie. Or l’homme qui tombe malade
serait puni si on le privait du droit de s’unir à la fiancée qui a déjà
contracté avec lui les fiançailles. On ne peut donc pas rompre celles-ci sous
prétexte d’infirmité corporelle.
4. Ce n’est pas
non plus l’affinité qui est de nature à rompre les fiançailles, dans le cas où
le fiancé aurait eu des relations illicites avec la soeur de sa fiancée. Celle-ci
serait alors punie à cause du péché de son fiancé. Mais cela ne paraît pas
juste.
5. Les fiancés ne
peuvent pas non plus se dispenser mutuellement de leurs obligations. Car la
rupture des fiançailles une fois contractées serait preuve de trop grande
légèreté. Or, l’Église ne peut pas permettre de tels abus. Il n’y a donc pas de
rupture possible.
6. On ne peut
davantage rompre les fiançailles à cause de la fornication de l’un des fiancés.
Ceux-ci ne se sont donné aucun droit sur le corps l’un de l’autre. Aucun d’eux
ne commet alors une injustice en péchant par fornication. Cette faute n’est
donc pas un motif suffisant pour rompre les fiançailles.
7. Les engagements
que contracterait l’un des fiancés avec un tiers pour le moment présent,
n’annuleraient pas non plus les fiançailles. Une seconde vente, en effet, ne
révoque pas la première. Le second contrat n’annule donc pas le premier.
8. Le défaut d’âge
ne peut pas non plus être cause de rupture ce qui n’existe pas encore ne peut
être dissous. Mais contractées avant l’âge requis, les ançail1es sont nulles.
Elles ne peuvent donc être dissoutes.
Conclusion :
Dans tous les
cas cités, les fiançailles sont rompues et pour diverses raisons. Elles le sont
d’abord de droit dans le cas où le fiancé entre en religion, et dans le cas où
l’un des deux contracte mariage et s’y engage de suite
avec un tiers. Dans les autres cas elles doivent être rompues selon l’esprit de
l’Église.
Solutions :
1. Une telle
promesse ne tient plus par suite de la mort spirituelle au monde, car cette
promesse aussi, comme on l’a dit, n’était elle-même que spirituelle.
2. Ce doute se
trouve résolu dès lors que l’une des parties ne comparaît pas au moment fixé
pour le mariage. Si donc l’autre partie n’est pas responsable de l’insuccès du
mariage, elle peut sans commettre de faute se marier avec une autre personne.
Mais si, par sa faute, elle a contribué à ne pas faire aboutir le mariage, elle
doit réparer la faute commise par la rupture de sa promesse ou de son serment,
si elle avait prêté serment ; elle peut alors, si elle le veut, épouser une
autre personne, après que l’Église aura prononcé la sentence de rupture.
3. Si l’un des
fiancés est atteint, avant de se marier, d’une maladie grave qui le réduit à un
état de faiblesse extrême (épilepsie, paralysie), ou qui le rend difforme
(amputation du nez, privation de la vue), ou autre accident de ce genre, ou
bien s’il s’agit d’une maladie qui peut nuire au bien des enfants, comme la
lèpre qui est habituellement héréditaire, les fiançailles peuvent être rompues,
de peur que les fiancés ne se déplaisent et que le mariage fait en de telles
conditions n’ait un résultat fâcheux. Il ne s’ensuit pas qu’ici une affliction
fasse encourir une punition, mais elle entraîne un dommage, ce qui n’est pas
injuste.
4. Si le fiancé a
eu des relations charnelles avec la soeur de la fiancée ou réciproquement, il
faut rompre les fiançailles. Le fait sera tenu comme certain, si la nouvelle
s’en répand, car il s’agit d’éviter le scandale. Une cause dont l’effet est à
venir, peut ne pas aboutir, non seulement en raison d’un obstacle présent, mais
aussi en raison d’obstacles futurs. L’affinité qui existe au moment des
fiançailles les rend inaptes, en les invalidant, à produire leur effet qui est
de conduire au mariage ; de même l’affinité qui se produit après les
fiançailles empêche celles-ci d’aboutir au mariage. D’ailleurs cette rupture ne
fait aucun tort à la partie innocente, mais lui est plutôt avantageuse, car
elle la libère d’un lien contracté avec une personne coupable devant Dieu du
péché de fornication.
5. Selon quelques
auteurs, le cas invoqué de dispense mutuelle ne peut pas se réaliser. Mais une
décrétale du pape Innocent III prouve le contraire, car elle dit expressément :
"Si on peut être indulgent et user de tolérance vis-à-vis de ceux qui,
après avoir, pris des engagements de fidélité réciproque, se rendent ensuite
leur parole, on peut l’être aussi et faire de même vis-à-vis de ceux qui
contractent fiançailles et se dispensent ensuite mutuellement du devoir d’y
être fidèles".
Les mêmes auteurs
répondent que l’Église use ici de tolérance pour éviter un plus grand mal,
plutôt qu’elle n’en fait un point de droit. Or, une pareille explication ne
s’accorde pas avec l’exemple allégué par la Décrétale. Il faut donc conclure
que revenir sur des promesses n’est pas toujours preuve de légèreté, car nos
prévisions sont incertaines, comme le dit le livre de la Sagesse.
6. Les fiancés, il
est vrai, ne se sont pas donné de droits réciproques sur leurs corps, mais
leurs fautes peuvent les rendre suspects l’un à l’autre et leur faire
soupçonner qu’ils ne seront pas fidèles dans l’avenir. En rompant les
fiançailles, ils se mettront donc en garde l’un contre l’autre.
7. Cette raison
serait valable si le contrat de fiançailles et le contrat de mariage étaient de
même nature : or, il n’en est pas ainsi. Le second contrat, celui de mariage,
est plus fort que le premier et peut donc le rompre.
8. Si les
fiançailles conclues avant l’âge requis ne sont pas de vraies fiançailles,
elles en ont pourtant les apparences. Aussi, afin de n’avoir pas l’air de les
approuver, une fois parvenus à l’âge requis, les fiancés doivent ; pour le bon
exemple, demander au juge ecclésiastique de prononcer la rupture de leurs
fiançailles.
Il faut définir
le mariage. A ce sujet on peut se demander trois choses : - 1. Le mariage est-il
une union ? - 2. Porte-t-il le nom qui lui convient ? - 3. Sa définition est-elle
exacte ?
Objections :
1. Il semble que
non. Le lien qui réunit deux choses se distingue de leur union comme la cause
se distingue de l’effet. Or, le mariage est un lien spécial que contractent
ceux qui se sont épousés. Il n’est donc pas une sorte d’union.
2. Tout sacrement
est signe sensible. Mais aucune relation n’est chose sensible. Le mariage,
étant un sacrement, ne rentre donc pas dans la catégorie des relations, ni par
suite dans celle des unions.
3. L’union est une
relation d’équivalence, comme l’égalité. Or, comme l’a remarqué Avicenne (Metaphys 3, 10), la relation d’égalité n’est pas la même
numériquement dans chacun des termes comparés. Ainsi en sera-t-il de l’union.
Si donc le mariage était alors une sorte d’union, les deux époux ne contracteraient
pas le même et unique mariage.
Cependant :
1. La relation est
un rapport mutuel entre deux êtres. Or, le mariage consiste dans un rapport
mutuel entre deux personnes : le mari est nommé époux de la femme, la femme épouse
du mari. Le mariage rentre donc dans la catégorie des relations et n’est
pas autre chose qu’une union.
2. En outre, pour
ne faire qu’un, deux êtres n’ont pas d’autre moyen que de s’unir ensemble. Or,
il en est ainsi dans le mariage, car selon les mots de la Genèse (2, 24) :
"Ils sont deux dans une seule chair", Le mariage est donc une espèce
d’union.
Conclusion :
L’alliance ou l'union
implique une certaine association. Partout ou des êtres s’associent, il y a
donc une certaine union. Mais des êtres qui se destinent à un même but, on dit
qu’ils sont associés. Ainsi, on appelle compagnons d’armes ou associés de
commerce tous ceux qui se réunissent pour former une milice ou pour faire des
affaires. Or contracter mariage, c’est se destiner à poursuivre le même but, la
génération ou l’éducation des enfants et à vivre de la même vie familiale. Il
en résulte donc que le mariage consiste en une sorte d’union entre deux êtres
appelés mari et femme. Association en vue d’une même fin, voilà donc le
mariage. Quant à l’union des corps et des âmes, elle est une conséquence du
mariage.
Solutions :
1. Le mariage est
ce lien qui unit les époux formellement et non par mode d’efficience. Il ne
doit donc pas s’identifier avec autre chose que l’union des époux.
2. Si la relation
n’est pas un objet perceptible au sens, ses causes peuvent être perçues par les
sens. D’ailleurs, ce qui est réalité et signe à la fois dans les sacrements
n’est pas nécessairement sensible : or c’est, précisément, l’union en question
qui joue ce rôle dans le sacrement de mariage. Mais les paroles expressives du
consentement, qui sont seulement signes en même temps que causes de l’union,
sont perceptibles aux sens.
3. Toute relation
a une cause et un sujet : ainsi la relation de ressemblance a comme cause une
qualité et comme sujets les réalités qui sont semblables. Suivant l’un ou
l’autre de ces points de vue, la relation apparaît une ou multiple. Quand il
s’agit de ressemblance, la qualité qui cause la ressemblance n’est pas
numériquement la même mais spécifiquement identique dans les deux êtres
semblables ; d’autre part, les sujets qui se ressemblent sont numériquement
deux. Il en est de même pour la relation d’égalité : l’égalité et la
ressemblance sont donc de toutes manières numériquement distinctes dans les
deux réalités semblables ou égales. Or cette relation qu’est le mariage est une
en chacun de ceux qu’elle unit, grâce à sa cause, car elle a pour but une même
et commune génération. Mais du côté des contractants elle est numériquement
différente. Elle est donc à la fois une et multiple. Envisagée dans sa multiplicité,
c’est-à-dire dans ses sujets, elle est désignée par les noms de mari et e considérée
dans son unité, elle prend le nom de mariage.
Objections :
1. Ce nom ne lui
convient pas, semble-t-il. On doit, en effet, désigner les choses par ce
qu’elles renferment de plus digne. Or, dans la famille, le père est supérieur à
la mère. Leur union doit donc emprunter son nom plutôt au père.
2. Ce qui est
essentiel à une chose doit servir à la désigner, car, selon Aristote (Metaphys 4) :
"Les éléments indiqués par le nom entrent dans la définition". Or la
cérémonie des noces n’est pas essentielle au contraire. On ne doit donc pas
donner à ce dernier le nom de noces.
3. L’espèce ne
peut pas prendre le nom qui appartient au genre. Mais l’union est un genre dont
le mariage est une espèce. On ne doit donc pas appeler le mariage union
conjugale.
Cependant :
L’usage et le
langage universel justifient cette appellation.
Conclusion :
Dans le mariage
il faut distinguer son essence, sa cause, son effet. Son essence, c’est
l’union, aussi l’appelle-t-on union conjugale.
Sa cause, c’est
la cérémonie des épousailles ; on leur donne le nom de noces, puisque le mot de
nuptice (noces) vient du verbe nubere, couvrir, et que dans la cérémonie nuptiale
on met un voile sur la tête des époux.
L’effet du
mariage est la procréation des enfants, on emploie alors le nom de mariage (matrimo nium) parce
que, comme le dit saint Augustin : "La femme ne doit pas se marier sinon
pour devenir mère". On peut dire encore que ce mot de mariage (matrimonium) signifie la fonction de : la mère (mains
munium), car c’est à la femme surtout qu’incombe
le devoir du mariage, c’est-à-dire l’éducation de l’enfant.
- Ou bien on
l’appelle mariage (matnimonium) parce qu’il
protège la mère (matrem muniens)
; celle-ci, en effet trouve un défenseur, un protecteur, en son mari.
- Ou bien ce mot
peut signifier avertissement de la mère (matrem monens), c’est-à-dire avertissement de ne pas quitter
son époux pour s’unir à un antre.
- Ou bien on
l’appelle mariage, c’est-à-dire matière d’un seul (materia
unius) parce que l’union a pour résultat matériel
une famille unique, comme si le mot de matrimonium
venait de Monos
et de materia.
- Enfin saint
Isidore de Séville dit que ce mot de mariage vient des deux mots mère et né (matre,
nato, matrimonium)
parce que dans le mariage la femme devient la mère d’un nouveau-né.
Solutions :
1. Si le père est
supérieur à la mère, les devoirs de la mère près de l’enfant sont cependant
plus importants. On peut dire aussi que la femme a été créée principalement
pour aider l’homme à donner aux enfants les soins nécessaires, mais non l’homme
pour aider la femme. Dans ce qui distingue le mariage, la mère a donc une plus
grande importance que le père.
2. On arrive
quelquefois à connaître les essences des choses par le moyen de leurs
accidents. Aussi peut les dénommer d’après ces accidents, puisque le nom a pour
but de les faire connaître.
3. L’espèce
conserve parfois à cause de son imperfection le nom du genre auquel elle
appartient : elle vérifie alors complètement la définition du genre mais
n’ajoute rien qui dénote une perfection particulière le propre accidentel par
exemple, conserve le nom du propre prédicamental.
Cela peut provenir encore de la perfection de l’espèce : car une espèce, à la
différence d’une autre, peut réaliser parfaitement l’idée générique. Ainsi
l’animal tire son nom de l’âme, que contient le corps animé, genre de l’animal.
Mais l’animation des êtres animés, en dehors des animaux, n’est pas parfaite.
Il en est de même dans le mariage l’union de l’homme et de la femme réalise
l’union la plus grande qui soit, car c’est l’union des âmes et des corps. Aussi
lui donne-t-on ce nom d’union.
Objections :
1. Il semble que
le Maître des Sentences (Dist 27) définit mal le
mariage en l’appelant : "Union
maritale entre personnes légitimes et qui maintient entre elles une même
manière de vivre". Pour dire ce qu’est le mari, il faut définir le
mariage, car le mari est l’homme uni à la femme par le mariage. Mais pour
définir le mariage, on dit union maritale. Il y a donc, semble-t-il, un cercle
vicieux.
2. Dans le
mariage, si l’homme devient le mari de la femme, celle-ci devient aussi
l’épouse de l’homme. Pourquoi appeler alors le mariage union maritale et se
servir d’un terme dérivé du mot mari, plutôt que du mot épouse.
3. La manière de
vivre se rapporte aux moeurs d’un chacun. Mais les gens mariés ont souvent des
moeurs différentes. Il ne faut donc pas ajouter à la définition ces mots
"qui maintient entre époux une même manière de vivre".
4. On peut lire
encore d’autres définitions du mariage. Selon Hugues de Saint-Victor : "Le mariage consiste dans le consentement
légitime à l’union conjugale de deux personnes aptes à le donner."
Selon d’autres : "Le mariage est le
partage d’une vie commune et une société de droit divin et humain." On
demande en quoi diffèrent ces définitions.
Conclusion :
Comme on vient
de le dire, il faut considérer trois choses dans le mariage : 1° sa cause ; 2° son
caractère essentiel ; 3° son effet. Aussi bien a-t-on donné trois définitions
correspondantes :
- 1° Hugues de
Saint-Victor, en effet, a défini le mariage par sa cause, c’est-à-dire, le consentement, et cette définition
est claire.
- 2° La
définition du Maître des Sentences indique le caractère essentiel du mariage, l’union. Puis, elle énonce les sujets
particuliers qui le contractent, par ces mots : entre personnes légitimes. Elle
indique aussi la différence spécifique de cette union par le mot maritale, car
le mariage, sorte d’union contractée en vue d’un but déterminé, se distingue
des autres espèces par sa fin et celle-ci dépend du mari. Elle énonce encore la
force de cette union qui est indissoluble, au moyen des mots maintient entre
les époux une même manière de vivre.
- 3° La
troisième définition indique l’effet du mariage, c’est-à-dire, la "communauté de vie" dans
la famille. Et comme toute société est l’objet de lois qui réglementent sa
nature, on énonce quelles sont les lois qui régissent la société des époux, en
ajoutant "de droit divin et humain". Au contraire, les autres
sociétés, comme celles des gens d’affaires, des soldats, sont l’objet des lois
humaines seules.
Solutions :
1. Comme cela se
produit quelquefois, les caractères principaux qui devraient entrer dans la
définition ne sont pas mentionnés ; aussi, pour définir, énonce-t-on les
éléments qui, logiquement viennent en second lieu, mais que nous connaissons
mieux ainsi dans la définition de la qualité, on emploie l’adjectif quel, comme
le fait Aristote quand il définit la qualité "ce qui permet de dire quels
nous sommes". De même, dans la définition du mariage, on parle d’union
maritale ; et cela signifie que le mariage est une association ayant pour but
de réaliser ce que le mari a le devoir d’accomplir ; on ne pouvait exprimer
cela en un seul mot.
2. Comme nous
l’avons dit, cette manière de parler indique la fin du mariage, et comme, selon
le mot de l’Apôtre (1 Co 11, 9) : "Ce n’est pas l’homme qui a été créé
pour la femme, mais la femme pour l’homme", il fallait expliquer cette
particularité en nommant l’homme plutôt que la femme.
3. Il en est de la
vie conjugale comme de la vie civile : ce n’est pas l’acte particulier de tel
ou tel individu qui intéresse la vie civile, mais ce qui touche aux intérêts
communs ; ainsi la vie conjugale implique-t-elle toujours une même vie commune
ce qui n’empêche pas les époux d’accomplir différemment les actes qui les concernent
individuellement.
4. La réponse à la
quatrième difficulté se trouve dans ce qui précède.
La suite du
traité nous amène à parler du consentement. Il faut d’abord considérer :
I. Le
consentement en lui-même ;
II. Le
consentement donné sous serment, ou ratifié par l’acte sexuel ;
III. Le
consentement qui est donné par force ou sous condition ;
IV. L’objet du
consentement.
Au sujet du
consentement en lui-même, cinq questions demandent une réponse : - 1. Le
consentement est-il la cause efficiente du mariage ? - 2. Est-il nécessaire de
l’exprimer de vive voix ? - 3. Consentir, sous forme de promesses, pour
l’avenir, est-ce contracter mariage ? - 4. Le consentement exprimé de vive voix
suffit-il quand le consentement intérieur fait défaut ? - 5. Le consentement
donné en secret sous la forme d’un engagement immédiat fait-il contracter le
mariage ?
Objections :
1. Il semble que
non. Les sacrements ne dépendent pas, en effet, de la volonté humaine, mais de
l’institution divine. Or le consentement est un acte de la volonté humaine. Il
n’est donc ni la cause du mariage, ni la cause des autres sacrements.
2. Rien n’est
cause de soi-même. Mais le mariage s’identifie avec le consentement, puisque
celui-ci symbolise l’union du Christ et de son Église (Eph
5, 32). Le consentement n’est donc pas la causé efficiente du mariage.
3. Un effet unique
ne sort que d’une cause unique. Or, le mariage entre deux personnes consiste,
comme on l’a dit, en une relation unique ; Au contraire les consentements des
deux personnes sont deux choses différentes et se rapportent à des sujets
différents, car, si l’un des consentements est donné à l’homme, l’autre est
donné à la femme. Le consentement mutuel n’est donc pas la cause du mariage.
Cependant :
1. Saint Jean
Chrysostome écrit : "Ce ne sont pas les relations charnelles qui font le
mariage, mais l’union volontaire".
2. En outre, on ne
peut user de ce dont autrui dispose librement sans le consentement de celui-ci.
Mais, dans le mariage, chacun des époux, comme le dit l’Apôtre (1 Co 7, 4),
reçoit le droit d’user du corps de l’autre, alors qu’auparavant chacun d’eux
pouvait librement disposer du sien. Le consentement est donc la cause du
mariage.
Conclusion :
Tous les sacrements
produisent un effet spirituel par l’entremise d’une action matérielle qui en
est le signe : ainsi, grâce à l’ablution corporelle, le baptême opère la
purification spirituelle de l’âme. Or le mariage consiste en une union
spirituelle, car c’est un sacrement ; il a aussi pour effet un lien matériel,
puisqu’il est une institution naturelle nécessaire à la vie sociale. Il
atteindra donc toujours, la vertu divine aidant, son but spirituel grâce à son
effet matériel. Or, les associations par contrat, dans la vie matérielle, ont
pour cause le consentement mutuel des parties. L’union matrimoniale se formera
donc nécessairement de cette façon.
Solutions :
1. La cause
première des sacrements est la vertu divine qui se sert d’eux comme
d’instruments de salut, mais les causes secondes instrumentales sont les
actions matérielles instituées par Dieu et douées d’une réelle efficacité.
2. On l’a déjà
montré, le mariage ne consiste pas dans le consentement comme tel, mais dans
l’union de deux personnes qui se proposent une même fin. Le consentement a donc
cette union pour effet. D’autre part, il ne représente pas, à proprement
parler, l’union du Christ et de son Église, mais plutôt la volonté du Christ
qui a voulu réaliser cette union.
3. Si le mariage
est un en raison de l’objet de l’association, il est aussi multiple en raison
des deux conjoints. De même, les consentements des deux époux ne font qu’un
puisqu’ils ont le même but, mais ils sont aussi multiples parce qu’ils sont
donnés par des personnes différentes. Enfin, le consentement de l’épouse ne
porte pas précisément sur l’homme mais sur l’union avec cet homme, de même que
le consentement de l’homme a pour objet l’union avec la femme,
Objections :
1. Ce n’est pas
nécessaire. L’homme qui se marie se soumet en effet au pouvoir d’autrui, comme
celui qui prononce un voeu. Mais un voeu oblige devant Dieu, bien qu’on ne
l’exprime pas de vive voix. De même le consentement sans paroles rendra le
mariage obligatoire.
2. Le mariage peut
avoir lieu entre deux personnes incapables de se dire l’une à l’autre de vive
voix qu’elles consentent, comme entre des muets ou des gens de nationalité
différente. Il n’est donc pas nécessaire que l’on manifeste en paroles le
consentement.
3. Si on néglige
une condition de validité pour quelque raison que ce soit, le sacrement est nul
; Or il arrive que le mariage soit valide, sans qu’il y ait eu des paroles
prononcées : ainsi en est-il pour une jeune fille qui se tait par pudeur, quand
ses parents la remettent entre les mains de son époux. La prononciation des
mots n’est donc pas nécessaire au consentement.
Cependant :
1. Le mariage est
un sacrement. Mais tout sacrement exige la présence d’un signe sensible. Le
mariage requiert donc des paroles exprimant le consentement.
2. En outre, le
mariage est un contrat entre l’homme et la femme. Or, tout contrat exige que
les parties se manifestent extérieurement la nature de leurs obligations
réciproques. Le mariage doit donc se faire par un consentement exprimé de vive
voix.
Conclusion :
Nous savons, par
ce qui précède, que l’union conjugale revêt la forme d’un engagement
obligatoire, semblable aux contrats de la vie matérielle. Or il ne peut y avoir
contrat de cette sorte sans que les parties se fassent connaître mutuellement
et verbalement leurs desseins. Il faudra donc, pour la même raison, exprimer de
vive voix le consentement matri monial. Ainsi la manifestation verbale du
consentement jouera dans le mariage le même rôle que l’ablution extérieure dans
le baptême.
Solutions :
1. L’obligation du
voeu n’est pas sacramentelle, mais spirituelle. Il n’est donc pas nécessaire
que le voeu, pour avoir force obligatoire, soit fait à la manière d’un contrat.
Cela est cependant requis pour le mariage.
2. Si certaines
personnes ne peuvent pas faire connaître de vive voix leurs désirs, elles
peuvent le faire par des gestes. Et ces gestes tiennent lieu de paroles.
3. Comme le fait
remarquer Hugues de Saint-Victor : "Les époux doivent consentir au don
réciproque qu’ils se font et se donner de plein gré : la preuve de ce fait sera
l’absence du refus de s’unir". Dans le cas proposé on considère les signes
donnés par les parents comme donnés aussi par la jeune fille : la preuve
suffisante de son adhésion, c’est qu’elle n’y contredit pas.
Objections :
1. Exprimé de
cette façon, le consentement sera cause du mariage, semble-t-il. Car ce que le
présent est au présent, l’avenir l’est à l’avenir. Or, du consentement donné
sous forme d’engagement immédiat résulte le mariage immédiat. Donné sous forme
de promesse pour l’avenir, le consentement aura donc pour effet le mariage
futur.
2. Dans le
mariage, comme dans les autres contrats civils, on accepte les obligations en
manifestant son consentement. Mais il est indifférent que les parties de ces
autres contrats prennent des engagements immédiats ou futurs. Ceux qui
contractent mariage pourront donc faire l’un ou l’autre.
3. Par les voeux
de religion, l’homme contracte un mariage spirituel avec Dieu. Mais les voeux
de religion sont des promesses qui engagent l’avenir et ont force obligatoire.
De même, le mariage pourra se faire sous la forme de promesse pour l’avenir.
Cependant :
1. Celui qui
consent à prendre dans l’avenir telle femme pour épouse et s’engage ensuite
présentement avec telle autre, est obligé de conserver cette dernière : c’est
le droit qui le veut. Or, il n’en serait pas de la sorte si l’union acceptée
pour l’avenir avait été un vrai mariage, car celui qui est lié à une femme, ne
peut du vivant de celle-ci, s’unir à une autre. Le consentement exprimé par un
engagement pour l’avenir ne peut donc avoir le mariage pour effet.
2. En outre, celui
qui promet de faire une chose ne l’accomplit pas encore. Or celui qui consent
au mariage par un engagement pour l’avenir, promet qu’il contractera mariage
avec une certaine personne. Il ne le contracte donc pas présentement.
Conclusion :
Ces causes que
sont les sacrements sont des signes efficaces : ils produisent ce qu’ils
signifient. Or, exprimer son consentement sous forme d’engagement pour
l’avenir, ce n’est pas faire entendre que l’on contracte mariage, mais que l’on
promet de se marier. Une telle forme du consentement n’entraîne donc pas le
mariage, mais c’est un accord que l’on appelle fiançailles.
Solutions :
1. Quand le
consentement revêt la forme d’un engagement immédiat, celui qui s’engage
s’exprime au présent, son consentement vise le moment même où il s’engage. Mais
quand il accepte de consentir à un engagement pour l’avenir, il exprime bien
présentement ses promesses, mais ne veut les réaliser que plus tard, Il ne
s’engage donc pas à agir immédiatement. Il existe donc une différence entre les
deux manières de faire.
2. De même en est-il
pour les autres contrats en parlant au futur, on ne transmet pas des droits sur
l’objet du contrat. On dit seulement alors "je te donnerai". On ne
cède ses droits que si on s’y engage immédiatement.
3. Dans la
profession, ce qu’on promet pour l’avenir, c’est la fidélité aux obligations du
mariage spirituel, c’est-à-dire l’obéissance ou l’observation de la règle, mais
non pas le mariage spirituel. Si l’on ne s’engage à réaliser un mariage
spirituel que dans l’avenir, le mariage spirituel n’existe pas encore, car de
ce fait on ne devient pas moine, on promet seulement de l’être.
Objections :
1. Quand il n’y a
pas consentement intérieur, les paroles extérieures suffisent à nouer le
mariage. Il est juste, en effet que la fraude et la ruse tournent au détriment
de ceux qui osent s’en servir ; d’ailleurs le droit l’exige. Or, celui-là use
de fraude qui déclare consentir alors qu’il ne le fait pas dans son coeur. Il
ne peut donc profiter de ce fait pour se libérer de l’obligation que lui impose
le mariage.
2. Le seul moyen
de faire connaître le consentement intérieur est de le manifester au dehors. Et
si cette expression ne suffisait pas, si les deux époux devaient encore
consentir dans leur coeur, aucun d’eux ne pourrait savoir si l’autre est
vraiment son conjoint. Ils seraient donc coupables de fornication chaque fois
qu’ils useraient du mariage.
3. Quand un homme
a consenti ouvertement à prendre présentement une femme, on le force, sous
peine d’excommunication, à la conserver comme épouse, même s’il prétend n’avoir
pas consenti intérieurement, et bien qu’il ait épousé ensuite une autre femme,
en y consentant cette fois vraiment. Or on n’agirait pas ainsi envers lui, si
le consentement ultérieur était nécessaire au mariage. Il ne l’est donc pas.
Cependant :
1. Le pape
Innocent III, dans une décrétale, répond ainsi à la question présente : "Sans
le consentement tout le reste ne vaut rien pour établir l’union
conjugale".
2. D’autre part,
l’intention est une condition nécessaire à la validité des sacrements. Or,
celui qui ne consent pas intérieurement au mariage n’a pas l’intention de le
contracter. Il n’y a donc pas mariage.
Conclusion :
Les paroles
expressives du consentement remplissent, dans le mariage, le même rôle que
l’ablution extérieure dans le baptême. Or, on ne recevrait pas le baptême si,
tout en se soumettant à l’ablution extérieure, on se proposait non pas de
recevoir le sacrement, mais de se divertir ou de tromper. De même, la
manifestation extérieure du consentement sans l’acquiescement intérieur ne
suffit pas à nouer le mariage.
Solutions :
1. Il faut ici
considérer deux choses en premier lieu, le défaut de consentement que l’homme
revendique au for de sa conscience pour ne pas
contracter le lien conjugal, mais dont il ne peut se prévaloir devant le for
extérieur de l’Église, qui juge les faits selon les témoignages allégués. En
second lieu, la fausseté des paroles dont le coupable ne bénéficie ni au for de la pénitence ni au for externe de l’Église, car il
est puni pour cela en l’une et l’autre de ces juridictions.
2. Si le
consentement intérieur de l’un des deux époux fait défaut, le mariage n’existe
ni d’un côté ni de l’autre, car point de mariage sans union réciproque. On peut
cependant regarder comme probable l’absence de fraude, à moins de preuve
évidente, car on doit se fier à la loyauté de quelqu’un jusqu’à preuve du
contraire. Aussi bien, celui qui n’a pas usé de fraude est-il excusable en
raison de son ignorance.
3. Dans le cas
proposé, l’Église contraint l’homme à demeurer avec sa première épouse, car
elle juge selon les apparences et elle ne commet pas d’erreur injuste, mais une
erreur de fait. Mais l’homme doit supporter d’être excommunié plutôt que de
reprendre sa première épouse, ou bien alors fuir dans des régions lointaines.
Objections :
1. Cela ne suffit
point. Ce que possède une personne, en effet, ne peut devenir la propriété
d’autrui sans le consentement de la première. Or un père possède des droits sur
sa fille. Une jeune fille ne peut donc se marier et se soumettre au pouvoir de
son mari sans l’adhésion de son père. Consentir en secret même au mariage
immédiat ne suffit donc pas pour contracter mariage.
2. Le mariage
ressemble à la pénitence, car il exige comme condition essentielle un acte
personnel de notre part. Or, le sacrement de pénitence requiert l’intervention
des ministres de l’Église, dispensateurs des choses saintes. Le mariage ne peut
donc se faire secrètement sans la bénédiction sacerdotale.
3. Le baptême peut
être privé ou solennel, car l’Église n’interdit pas qu’on l’administre en
secret. Mais l’Église interdit les mariages clandestins. On ne peut donc
contracter mariage secrètement.
4. Les parents au
second degré ne peuvent se marier ensemble puisque l’Église le leur défend. Or,
l’Église s’oppose de la même façon aux mariages clandestins. Ces derniers ne
peuvent donc être valides.
Cependant :
1. La cause une
fois posée, l’effet suit. Or la cause efficiente du mariage est le consentement
donné au mariage immédiat. Que ce consentement soit secret ou public, le
mariage s’ensuivra donc toujours.
2. D’autre part,
quand la vraie matière et la forme des sacrements sont présentes, le sacrement
produit son effet. Or le mariage même secret est pourvu de la forme requise
puisqu’on a prononcé les paroles du consentement à l’union immédiate, et de la
matière idoine puisque les personnes légitimes sont présentes. Il y a donc
mariage valide.
Conclusion :
Il en est du
mariage comme des autres sacrements certaines cérémonies leur sont
essentielles, tandis que d’autres ne font qu’ajouter une plus grande solennité.
L’absence des secondes n’empêche point la validité du sacrement, bien qu’il y
ait faute à les omettre. Or, ici, le consentement donné à l’union présente
entre personnes capables de se marier réalise le mariage. Ce sont là, en effet,
les deux conditions essentielles, car tout le reste contribue à la solennité du
sacrement et consiste seulement en des cérémonies de convenance dont l’omission
ne nuit pas à la validité du mariage. Toutefois les personnes qui
contracteraient union sans les accomplir commettraient une faute, à moins
d’excuse légitime.
Solutions :
1. Une jeune fille
n’est pas soumise à son père à la façon d’une esclave, à tel point qu’elle ne
puisse disposer elle-même de son corps elle dépend en réalité de son père quant
à son éducation. Conservant donc sa liberté, elle peut se soumettre à un tiers
sans le consentement paternel ; de même un jeune homme et une jeune fille
peuvent entrer en religion sans le gré de leurs parents, car ils peuvent
disposer d’eux-mêmes.
2. Nos actes
personnels sont essentiels au sacrement de pénitence, mais ne suffisent pas à
produire l’effet immédiat du sacrement, à savoir l’absolution des péchés :
aussi est-il nécessaire que le prêtre intervienne pour compléter le sacrement.
Dans le mariage, nos actes personnels suffisent à créer le lien qui est l’effet
immédiat du sacrement, car toute personne peut
s’engager vis-à-vis d’une autre. La bénédiction du prêtre n’est donc pas
requise comme condition essentielle du sacrement.
3. On ne peut pas
recevoir le baptême d’une personne autre que le prêtre, sinon en cas de
nécessité. Mais le mariage n’est pas un sacrement que l’on doive nécessairement
recevoir. Les deux cas sont donc différents.
Les mariages
clandestins, d’autre part, sont interdits en raison des graves inconvénients
qui en sont habituellement la conséquence ; car ici, une partie trompe souvent
l’autre. En outre, les conjoints convolent fréquemment à d’autres noces en se
repentant d’avoir agi avec précipitation. Ces mariages ont encore beaucoup
d’autres inconvénients, et ont enfin quelque chose de répugnant.
4. Les mariages
clandestins ne sont pas interdits parce que les conditions essentielles du
contrat font défaut, ce qui arrive au contraire pour les mariages entre
personnes inaptes, car celles-ci ne représentent pas la matière exigée par ce sacrement.
Il n’y a donc pas parité entre les deux cas.
La suite de
notre étude nous amène à considérer les cas où le consentement est suivi d’un
serment ou de l’acte sexuel. A ce propos, deux questions à résoudre : - 1. Y a-t-il
mariage quand, à la promesse de le contracter, on ajoute un serment ? - 2. Les
relations charnelles qui suivent une promesse de mariage incluent-elles le
mariage en fait ?
Objections :
1. Il semble que
oui. Aucun homme, en effet, ne peut s’obliger à désobéir au droit divin. Or
celui-ci exige que l’on reste fidèle à ses serments, car il est dit dans saint
Matthieu (5, 33) : "Vous vous acquitterez de vos serments envers le
Seigneur". Aucune obligation nouvelle ne peut donc dispenser d’accomplir
le serment déjà prêté. Aussi l’homme qui consent à prendre dans l’avenir telle femme pour épouse, et qui confirme cette promesse par
serment, aura beau se marier avec une autre femme en la prenant aussitôt pour
épouse, il devra néanmoins observer le serment antérieur. Or cela ne serait pas
possible si ce serment n’avait eu le mariage pour effet. Consentir à se marier
dans l’avenir et ajouter un serment, c’est donc conclure le mariage.
2. La véracité
divine l’emporte sur la véracité humaine. Mais faire un serment, c’est appuyer
sa parole sur la véracité divine. Si donc les mots qui expriment le
consentement au mariage immédiat et qui ne sont que de la vérité humaine, ont
le mariage pour effet, à plus forte raison les paroles que l’on exprime pour
consentir au mariage futur et que l’on confirme par serment auront elles le
même résultat.
3. Selon l’Apôtre
(He 6, 16), le serment met fin à toute discussion. Dans les jugements on doit
toujours s’en rapporter à un serment plus qu’à une simple affirmation. Si donc
un homme affirme simplement qu’il consent à prendre immédiatement une personne
pour épouse, alors qu’auparavant il avait promis sous serment d’en prendre une
autre dans l’avenir, le juge ecclésiastique doit le forcer, semble-t-il, à
demeurer avec la première et non pas à prendre la seconde.
4. Les simples
promesses, comme telles, ont les fiançailles pour effet. Mais le serment qui
s’y ajouterait ne peut pas rester inutile. Il doit donc produire quelque chose
de plus ferme que les fiançailles. Or, au-dessus des fiançailles, il n’y a que
le mariage. Les promesses faites avec serment ont donc le mariage pour effet.
Cependant :
1. Ce qui est à
venir, n’est pas encore. Or, malgré le serment, les promesses signifient que le
consentement est promis pour l’avenir. Le mariage n’existe donc pas encore.
2. Quand, d’autre
part, le mariage est conclu, aucun autre consentement n’a besoin d’être
échangé. Or, après le serment, on donne un nouveau consentement et le mariage
s’ensuit, sinon il serait inutile de jurer qu’on le contractera. Ce n’est donc
pas au moment du serment que se réalise le mariage.
Conclusion :
On prête serment
pour confirmer ses dires. Le serment atteste donc la vérité des paroles énoncées
mais n’en change pas le sens. Or, la promesse de consentir dans l’avenir ne
signifie pas que le mariage est conclu, car, ce que l’on promet, on ne
l’accomplit pas encore. Ajouter un serment cette promesse, ce ne sera donc pas
encore contracter mariage, comme le remarque le Maître des Sentences (Dist 28, 1).
Solutions :
1. Le droit divin
impose la fidélité après un serment licite mais non après un serment illicite.
Quand, après le serment licite, survient une obligation nouvelle qui rend celui-là
illicite, ce n’est pas désobéir au droit divin que de ne pas l’exécuter. Il en
est ainsi dans le cas proposé. Le serment est, en effet, illicite, quand la
promesse l’est aussi. Or promettre le bien d’autrui est interdit. Par
conséquent le fait de céder de suite à une épouse les droits conjugaux rend
illicite, pour celui qui les avait promis à une autre, l’exécution du serment
prononcé.
2. La vérité
divine est la plus efficace pour confirmer ce dont on la prend à témoin.
3. La réponse à la
troisième difficulté est la même que la précédente.
4. Le serment ne
fait pas naître une obligation nouvelle mais confirme celle qui existe déjà.
Dès lors, c’est commettre un plus grand péché que de ne pas l’accomplir.
Objections :
1. Les relations
charnelles qui suivent les fiançailles semblent nouer le mariage. Consentir en
actes, c’est, en vérité, acquiescer plus qu’on ne le ferait en paroles. Mais
celui qui a des rapports charnels consent en actes à l’exécution de sa
promesse. Si donc le mariage existe dès qu’il y a consentement verbal à l’union
immédiate, à plus forte raison résultera-t-il de l’union charnelle.
2. Le consentement
au mariage n’a pas besoin d’être exprimé : il suffit qu’on puisse le présumer.
Or il n’y a pas de présomption plus claire du consentement que les relations
charnelles. Elles ont donc le mariage pour effet.
3. Toute relation
charnelle entretenue en dehors du mariage est péché : or une femme ne pèche
pas, semble-t-il, en ayant des rapports charnels avec son fiancé. Ces rapports
incluent donc le mariage.
4. Un péché ne
peut être remis qu’après restitution du bien dérobé. Or, à la femme séduite
sous prétexte de mariage, l’homme ne peut rendre le bien dérobé qu’en
l’épousant immédiatement. Si donc, à la suite des relations entretenues avec
cette femme, il en épouse une autre et contracte aussitôt mariage avec elle, il
est tenu, semble-t-il, de reprendre la première. Il n’en serait pas ainsi, s’il
n’y avait eu mariage avec celle-ci. Les rapports charnels qui suivent la
promesse auront donc le mariage pour effet.
Cependant :
1. Le pape Nicolas
Ier déclare : "Si le consentement au mariage fait défaut,
toutes les autres démarches, même les relations charnelles, qui s’y joindront,
seront sans valeur".
2. En outre ce qui
est postérieur à une chose n’en est pas la cause. Or les relations charnelles
suivent le mariage, comme l’effet, sa cause. Elfes ne sont donc pas le mariage.
Conclusion :
On peut parler
du mariage de deux manières :
- 1° En premier
lieu, au point de vue de la conscience : à ce point de vue, l’union charnelle
ne peut vraiment pas nouer le mariage entre deux fiancés, si le consentement
intérieur fait défaut. En l’absence du consentement intérieur, des engagements
même immédiats n’auraient pas le mariage pour effet.
- 2° En second
lieu, on peut parler du mariage selon la manière dont l’Église en juge. Or, ce
sont les gestes extérieurs qui servent de base au jugement de for externe. Mais
il n’y a pas d’expression plus significative du consentement que les rapports
charnels. Aussi l’Église déclare dans son jugement que ces rapports postérieurs
aux fiançailles incluent le mariage, à moins qu’il n’y ait eu des preuves
évidentes de fraude ou de dol.
Solutions :
1. Accomplir
l’acte sexuel ; c’est, il est vrai, consentir en fait aux véritables rapports
conjugaux, mais ce n’est pas consentir au mariage, sauf selon l’interprétation
juridique.
2. Cette
présomption ne change pas la réalité des choses, mais le jugement que l’on
porte sur elles.
3. Quand la
fiancée accepte les rapports charnels parce qu’elle suppose en son fiancé le
désir de consommer le mariage, elle est excusable de péché. A moins que des
preuves évidentes ne manifestent un mensonge, ce qui se produirait si tous deux
étaient de condition très inégale au point de vue du rang social ou au point de
vue de la fortune, ou si un autre signe certain manifestait la tromperie. Mais
le fiancé, lui, commet un péché : il pèche d’abord en se livrant à la
fornication ; ensuite et davantage en usant de fraude.
4. Si le fiancé a
déshonoré sa fiancée, il doit la prendre pour femme et la préférer à toute
autre, pourvu que la fiancée soit de rang égal ou de condition plus élevée.
Mais s’il a déjà contracté mariage avec une autre, il est devenu incapable de
satisfaire à cette obligation. Il lui suffit alors de pourvoir à l’avenir de sa
fiancée. Cependant disent certains, il n’est pas même tenu à cela, quand il est
de condition beaucoup plus élevée ou quand il y a eu des signes certains de
tromperie, car on peut supposer avec probabilité que la fiancée n’a pas été
trompée mais a feint de l’être.
Parlons
maintenant du consentement forcé et du consentement donné sous condition. A ce
sujet, nous nous poserons six questions : - 1. Le consentement forcé est-il
possible ? - 2. Y a-t-il une forme de violence que puisse subir un homme résolu
? - 3. Le consentement forcé rend-il le mariage valide ? - 4. Le mariage est-il
valide pour le conjoint qui a obtenu de force le consentement de l’autre ? - 5.
Le consentement donné sous condition rend-il le mariage valide ? - 6. Un père
peut-il forcer son enfant à contracter mariage ?
Objections :
1. On ne peut
exiger de force le consentement. La contrainte, en effet, ne peut avoir raison
du libre arbitre, comme on l’a dit ailleurs. Or, le consentement est un acte du
libre arbitre. Il ne peut donc être obtenu de force.
2. Selon le
Philosophe (Aristote, Éthiques 3, 1),
la violence ou la contrainte est ce dont la cause se trouve hors du patient
mais qui n’y coopère d’aucune façon. Or, tout consentement a
sa cause dans le patient. On ne peut donc pas être forcé à consentir.
3. Tout péché
s’achève dans le consentement. Mais ce qui est cause du péché ne peut être
effet de la violence, puisque selon saint Augustin : "nul ne pèche par un
acte impossible à éviter". Or, les juristes l’enseignent, la violence consiste
dans la poussée irrésistible d’un être plus puissant. Le consentement ne peut
donc être contraint ou forcé.
4.
Assujettissement s’oppose à liberté. Mais la violence est un assujettissement,
car, comme le dit Cicéron, "la violence est une force impétueuse qui
assujettit un être à des liens étrangers". La violence ne peut donc
s’exercer sur le libre arbitre. Elle ne peut donc pas non plus forcer le
consentement, acte de liberté.
Cependant :
1. Ce qui ne peut
pas être n’est pas un empêchement. Or la violence qui force le consentement est
un empêchement de mariage, comme l’indique le texte des Sentences (Dist 29, 1). Le consentement peut donc être forcé.
2. D’autre part,
le mariage revêt la forme d’un contrat. Mais, dans les contrats, la volonté
peut subir une contrainte. Aussi le législateur exige-t-il qu’en l’occurrence
on remette les choses en leur premier état, car "il ne ratifie pas les
actes accomplis par force ou par crainte". Le consentement du mariage peut
donc être un consentement forcé.
Conclusion :
La violence
s’exerce de deux manières elle peut d’abord imposer une nécessité absolue.
Aristote l’appelle alors violence pure elle consiste, par exemple, à pousser
brutalement quelqu’un pour le faire avancer. D’une autre manière, elle n’impose
qu’une nécessité relative. Aristote la nomme alors violence mixte c’est ainsi
que le navigateur jette ses marchandises à la mer pour ne pas couler. Et dans
ce cas de violence, l’acte accompli considéré dans l’abstrait, n’est pas
volontaire. Cependant étant donné les circonstances, au moment de son
exécution, il est bel et bien volontaire. Et comme tout acte ne se réalise que
"dans ses conditions particulières", celui-ci a été simplement
volontaire et partiellement involontaire. Le consentement de la volonté peut
subir cette violence relative, mais non pas la première, la violence pure.
Cette violence mixte, d’ailleurs, ayant pour cause la peur de quelque danger
imminent, se confond avec la crainte qui ébranle en quelque sorte la volonté.
Or, le législateur,
lui, ne considère pas seulement les actes intérieurs, mais surtout les actes
extérieurs ; aussi entend-il par ce mot de violence la violence pure, qu’il
distingue de la crainte. Au contraire, on ne parle ici que du consentement
intérieur qui ne peut subir cette violence ou force que l’on distingue de la
crainte. Dans la question présente, la violence et la crainte sont donc
identiques. Et les juristes définissent ainsi la crainte : "le trouble de
l’esprit provoqué par un danger présent ou futur"
Solutions :
1. 2. 3. 4. Les
réponses aux difficultés sont contenues dans ce qui précède. Les premières
difficultés parlaient de la violence pure, les autres de la violence mixte. La
crainte peut-elle forcer la volonté de l’homme résolu ?
Objections :
1. Il semble que
non. Un homme résolu est en effet celui qui ne se trouble pas devant le danger.
Or, la crainte consiste précisément "dans le trouble de l’âme en face d’un
danger imminent". Elle ne peut donc forcer la volonté de l’homme résolu.
2. La mort est le
plus terrible de tous les maux, d’après Aristote (Éthiques 3, 6), et comme le plus parfait objet de terreur. Or, les
hommes résolus ne se troublent pas devant la mort, car l’homme courageux
affronte même le danger de mourir. Aucune crainte ne peut donc forcer la
volonté de l’homme résolu.
3. De tous les
dangers, c’est celui du déshonneur que les vertueux redoutent le plus. Or, on
ne considère pas la crainte du déshonneur comme capable d’influencer un homme
résolu, car, comme le dit la loi, "la crainte du déshonneur n’est pas
mentionnée dans le décret intitulé : Les actes dont la crainte est la
cause". Aucune autre crainte ne peut donc forcer la volonté de l’homme
résolu.
4. La crainte
n’excuse pas de péché celui qui la subit, car elle l’incite à promettre ce
qu’il ne veut pas accomplir elle le fait donc mentir. Or ce n’est pas avoir du
courage que de commettre même un petit péché sous l’empire de la crainte.
Aucune espèce de crainte ne peut donc forcer la volonté de l’homme résolu.
Cependant :
Abraham et Isaac
eurent de la fermeté et pourtant la crainte les fit agir par crainte, en effet,
ils prétendirent que leurs épouses étaient leurs soeurs. La crainte peut donc
forcer la volonté de l’homme ferme et résolu.
Partout aussi la
crainte astreignante va de pair avec la violence relative. Or n’importe quel
homme peut subir cette violence et jettera, par exemple, ses marchandises à la
mer au moment de la tempête. La crainte peut donc forcer la volonté de l’homme
résolu.
Conclusion :
La crainte force
la volonté de quelqu’un lorsque celui-ci agit par contrainte, c’est-à-dire,
accomplit un acte qu’il ne voudrait pas faire, pour éviter un mal qui lui fait
peur. Mais, en cette circonstance, l’homme résolu diffère de celui qui ne l’est
pas sur deux points : d’abord relativement à l’importance du danger qui le fait
craindre. L’homme résolu, en effet, grâce à son jugement droit, sait ce qu’il
faut omettre ou accomplir en face de tel danger. Or, on doit toujours choisir le moindre mal ou le plus grand bien. Aussi
un tel homme supportera-t-il malgré lui un moindre mal par crainte d’un plus
grand ; la crainte ne lui fera jamais commettre un plus grand mal pour en
éviter un moindre. L’homme inconstant, au contraire, se sentira forcé de faire
un plus grand mal par crainte d’un mal plus petit : par exemple, il commettra
un péché par peur d’une peine physique. A l’opposé, l’homme opiniâtre ne pourra
pas même être contraint de supporter ou de faire un moindre mal pour en éviter
un plus grand. L’homme résolu tient donc le juste milieu entre l’inconstant et
l’opiniâtre.
L’homme résolu
et l’homme inconstant diffèrent encore dans la manière d’apprécier le danger
imminent. Le premier ne se laisse influencer que par des événements estimés
graves et susceptibles de se réaliser, le second est ému par des riens :
"L’impie prend la fuite quand personne ne le poursuit", lit-on dans
les Proverbes (28, 1).
Solutions :
1. L’homme résolu
ou celui qui a la vertu de force, d’après Aristote (Éthiques 3, 7), est un intrépide, non pas qu’il ne craigne rien ;
mais, ce qui ne mérite aucune crainte ne lui en inspire point. Il ne craint
aussi qu’au moment où il le faut.
2. Le plus grand
de tous les maux c’est le péché. Rien ne peut donc contraindre à le commettre
l’homme résolu : il doit plutôt mourir que de se résigner à une mauvaise
action, comme le dit d’ailleurs Aristote (Éthiques
3, 1). Quant aux maux corporels, il y en a de moindres et il y en a de plus
grands. Plus importants sont ceux qui atteignent les personnes, comme la mort,
les blessures, la honte d’un affront, la servitude. Aussi amènent-ils l’homme
courageux à subir d’autres dommages corporels dont la liste est contenue dans
ce vers : Déshonneur ou situation, blessures, mort violente. Peu importe que
ces maux atteignent sa personne ou bien son épouse, ses enfants, ou d’autres
parmi ses proches.
3. Si le
déshonneur est le plus grand dommage que l’on puisse subir, il est facile
toutefois d’empêcher qu’il se produise. Aussi, les juristes ne considèrent pas
la crainte du déshonneur comme capable d’influencer un homme résolu.
4. La crainte ne
force pas à mentir l’homme résolu, car celui-ci veut tenir ses promesses. Mais
il se décide ensuite à demander la restitution, ou s’il a promis de ne pas la
demander, il dénonce au juge la violence qui lui est faite. En toute hypothèse,
il ne peut s’engager à omettre cette dénonciation ce serait contraire à la
vertu de justice et on ne peut forcer personne à agir ainsi, c’est-à-dire à
faire un acte injuste.
Objections :
1. Non, car le
consentement est une condition du mariage au même titre que l’intention dans le
sacrement de baptême. Or, celui que l’on force à recevoir le baptême le reçoit
validement. De même, celui qui, par crainte, consent au mariage en contracte
les obligations.
2. Un acte
accompli sous l’influence de la violence relative est plus volontaire
qu’involontaire, comme le déclare Aristote (Éthiques
3, 1). Or on ne peut pas forcer le consentement d’une manière absolue.
Celui-ci reste donc quelque peu volontaire. Le mariage est donc encore
librement consenti.
3. On doit
vraisemblablement conseiller de rester marié à celui qui a consenti au mariage
malgré lui ; car faire une promesse et ne pas la tenir est faire un acte
apparemment déshonnête, et saint Paul (1 Thess 5, 22)
veut que l’on s’abstienne de toute action de ce genre. Mais il n’en serait pas
de la sorte si le consentement forcé rendait nul le mariage. Il ne l’annule
donc pas.
Cependant :
1. Une décrétale
déclare : "Comme la crainte et la violence détruisent le consentement
quand elles interviennent, on doit éviter dans les contrats bilatéraux, tout ce
qui peut les produire." Or le mariage exige le consentement mutuel des
parties. Celui-ci ne peut donc être obtenu de force.
2. Le mariage
signifie aussi l’union que le Christ a contractée avec son Église dans la
liberté de l’amour. Il ne peut donc être l’effet d’un consentement forcé.
Conclusion :
Le lien du
mariage est un lien perpétuel. Tout ce qui empêche donc le lien d’être
perpétuel annule le mariage. Or la crainte qui vient forcer la volonté de
l’homme résolu enlève au contrat sa perpétuité, puisqu’il peut en demander la
résiliation. Une telle crainte, à la différence des autres, annulera donc le
mariage. On considère en effet l’homme résolu comme un vertueux, et c’est
pourquoi sa conduite sert de règle dans toutes les actions humaines, comme le
dit Aristote (Éthiques 3, 4).
Cependant selon
certains, le consentement une fois donné, même de force, le mariage est valide
devant Dieu au for interne, mais non pas devant l’Église qui, elle, suppose que
le consentement intérieur a fait défaut pour laisser place à la crainte. Or,
cette explication ne vaut rien. L’Église, en effet, ne doit soupçonner personne
de péché, sans en avoir la preuve. Or celui qui a prétendu consentir et n’a pas
consenti a commis un péché. Aussi, l’Église suppose plutôt qu’il a consenti ;
mais elle estime d’autre part que ce consentement extorqué n’est pas suffisant
pour donner lieu à un vrai mariage.
Solutions :
1. Dans le
baptême, l’intention de recevoir le sacrement n’est pas la cause efficiente de
ce dernier, mais une des raisons qui a motivé la démarche du baptisé. Dans le
mariage, au contraire, le consentement est la cause efficiente du sacrement. La
comparaison ne porte donc pas.
2. Pour contracter
mariage, il ne suffit pas de le vouloir d’une façon quelconque, mais en toute
liberté ; car le mariage doit rester indissoluble. Par suite, la violence est
un empêchement au mariage.
3. En pareille
circonstance, on ne doit pas toujours conseiller de demeurer dans le mariage :
on ne doit le faire que dans les cas où la rupture ferait craindre un danger.
Rompre le mariage ne serait pas d’ailleurs Un péché, car manquer à une promesse
faite malgré soi n’est pas un acte d’apparence déshonnête.
Objections :
1. Quand le
consentement a été obtenu de force, le conjoint qui a forcé l’autre à consentir
est vraiment marié. Le mariage, en effet, est le signe de l’union des esprits.
Mais l’union spirituelle qui est l’effet de la charité peut avoir pour objet
une personne dépourvue de charité. Le mariage peut donc être contracté même avec
celui qui refuse de consentir.
2. Si la personne
que l’on a contrainte à donner son consentement consent ensuite, le mariage
sera valide. Or ce consentement n’engage pas celui qui avait forcé cette
personne à consentir. Celui-là était donc déjà marié en vertu du consentement
précédemment donné.
Cependant :
Le mariage est
une relation qui établit l’égalité entre deux personnes. Or pareille relation
affecte également l’une et l’autre personne. Si pour l’une il y a empêchement,
le mariage ne pourra donc pas exister du côté de l’autre.
Conclusion :
Le mariage
consiste en une relation d’un genre spécial. Mais une relation entre deux êtres
ne peut exister pour l’un sans exister aussi pour l’autre. Aussi, tout ce qui
sera un obstacle au mariage pour l’un le sera aussi pour l’autre il est
d’ailleurs impossible à un homme d’être le mari d’une femme qui ne soit pas son
épouse, et une femme ne peut être épouse sans avoir un mari, de même qu’il n’y
a pas de mère sans enfants. Aussi, dit-on communément qu’il n’y a pas de
mariage boiteux.
Solutions
:
1. Si une personne
peut en aimer une autre qui ne l’aime pas, l’union entre deux personnes ne peut
exister sans amour réciproque. Par suite, comme le dit Aristote (Éthiques 8, 2) : "L’amitié, qui
unit les personnes d’une façon particulière, exige l’affection mutuelle."
2. Quand la
personne forcée à consentir donne ensuite de plein gré son consentement, le
mariage ne devient valide que si l’autre conjoint continue de consentir
pleinement. Si au contraire celui-ci se désistait, il n’y aurait pas mariage.
Objections :
1. On n’affirme
pas d’une façon absolue ce que l’on déclare soumettre à une condition. Or, le
consentement au mariage doit être exprimé d’une façon absolue. La condition
apposée au consentement rend donc nul le mariage.
2. L’existence du
mariage doit être certaine. Mais affirmer une chose sous condition, c’est la
donner comme douteuse. Un pareil consentement n’a donc pas le mariage pour
effet.
Cependant :
L’obligation qui
naît des autres contrats peut être subordonnée à une condition ; et
l’obligation suit lorsque la condition est réalisée. Puisque le mariage est un
contrat, il peut donc être conclu par un consentement donné sous condition.
Conclusion :
La condition
apposée au consentement peut avoir pour objet un événement présent ou un
événement futur. Porte-t-elle sur le présent, si elle n’est pas contraire aux
biens du mariage, qu’elle soit honnête ou non, le mariage est valide lorsque la
condition est remplie ; il est nul dans le cas contraire. Mais une condition
contraire aux biens du mariage le rend nul.
Si la condition
porte sur l’avenir, de deux choses l’une, ou bien le fait se produira
nécessairement comme, le lever du soleil pour le lendemain le mariage est alors
valide, car de tels événements sont déjà présents dans leur cause. Ou bien, la
réalité est incertaine, comme le don d’une somme d’argent, ou l’approbation des
parents. Un consentement donné à de telles conditions doit sous forme de
promesse pour l’avenir. Il n’a donc pas le mariage, pour effet.
Solutions :
1 et 2. Cette
distinction résout les difficultés.
Objections :
1. Il le peut,
semble-t-il. Saint Paul dit, en effet, dans l’épître aux Colossiens (3, 20) :
"Enfants, obéissez en tout à vos parents". Les enfants doivent donc
obéir aussi en cette circonstance.
2. Isaac enjoignit
à Jacob de ne pas prendre pour épouse une fille de Canaan (Gn
28, 1). Il ne lui aurait pas donné cet Ordre s’il n’en avait pas eu le droit.
Un fils est donc tenu d’obéir à son père sur ce point.
3. On ne doit rien
promettre et surtout avec serment au nom de ceux que l’on ne pourra contraindre
à exécuter la promesse. Or, les parents font au nom de leurs enfants des
promesses de mariage et les font même sous serment. Ils peuvent donc imposer à
leurs enfants l’exécution de ces promesses.
4. Le Pape, père
spirituel, peut imposer un mariage spirituel, c'est-à-dire, l’acceptation de
l’épiscopat. Un père selon la chair peut donc imposer à son enfant le mariage
charnel.
Cependant :
1. Un fils peut
entrer en religion sans commettre de péché, quand son père lui impose de se
marier. Il n’est donc pas obligé d’obéir à son père sur ce point.
2. Si par ailleurs
un fils devait obéir en cette occasion, les parents pourraient fiancer leurs
enfants malgré eux et les fiançailles seraient valides. Or cela est contraire
au droit. En pareil cas, les enfants ne doivent donc pas obéissance.
Conclusion :
Le mariage
ressemblant à une sorte de servitude perpétuelle, un père ne peut forcer son
fils à lui obéir et à contracter mariage, car le fils est une personne libre
par sa condition.
Ce que peut
faire le père c’est de persuader son enfant par justes motifs d’agir de la
sorte. La valeur que prendront ces raisons pour le fils montrera la valeur des
avis de son père. Si les motifs imposent le mariage et en montrent la nécessité
ou le bien fondé, le précepte du père aura la même force : sinon, il ne vaudra
pas.
Solutions :
1. Le mot de
l’Apôtre ne s’applique pas aux circonstances où l’enfant devient libre comme
son père. Or l’une de ces circonstances est précisément le mariage, par lequel
le fils va devenir père à son tour.
2. Jacob devait
obéir à Isaac pour d’autres raisons, c’est-à-dire à cause de la dépravation des
femmes de Canaan, et de la disparition prochaine de la race de Canaan sur la
terre promise à la postérité des patriarches. Isaac avait donc le droit
d’imposer le mariage.
3. Les parents ne
promettent et ne prêtent serment que sous condition, à savoir si cela plaît à
leurs enfants. Ils doivent alors s’efforcer de faire consentir leurs enfants,
en y mettant de la bonne foi.
4. Certains
prétendent que le pape ne peut imposer l’épiscopat à personne, car, pour être
évêque, il faut y consentir en toute liberté. Mais si cela était vrai, la
hiérarchie ecclésiastique disparaîtrait ; Supposé, en effet, qu’on ne puisse
obliger quelqu’un à prendre le gouvernement de l’Église, l’Église ne pourrait
plus subsister, car les plus capables de la diriger refuseraient de le faire à
moins qu’on ne les y force.
Il n’y a donc
point de ressemblance entre les deux situations : le mariage spirituel n’est
pas une servitude corporelle comme l’union charnelle. Mais il consiste en une
fonction nécessaire à la société : "Qu’on nous regarde comme des
ministres", dit l’Apôtre (1 Co 4, 1).
Il faut examiner
l’objet du consentement. A ce sujet, deux questions se posent : - 1. Le
consentement qui constitue le mariage a-t-il pour objet l’union charnelle ? - 2.
Le mariage est-il l’effet du consentement donné pour un motif déshonnête ?
Objections :
1. Le consentement
efficace au mariage est le consentement à l’union charnelle. Saint Jérôme dit
en effet : "Ceux qui ont fait le voeu de virginité se damnent non
seulement en se mariant, mais encore en voulant se marier". Or il n’y
aurait là rien de condamnable, si la chose n’était pas contraire à la
virginité. Mais le mariage ne s’oppose à la virginité qu’en raison de l’union
sexuelle. Le consentement de la volonté tel que le comporte le mariage, porte
donc sur l’union charnelle.
2. Tous les
rapports entre mari et femme peuvent être licites entre frère et soeur à
l’exception d’un seul, l’acte sexuel. Puisque le frère et la soeur ne peuvent
échanger le consentement matrimonial, ce dernier a donc pour objet l’union
charnelle.
3. Si la femme dit
à l’homme : "Je consens à vous prendre, à condition que vous n’ayez aucune
relation charnelle avec moi", le consentement matrimonial n’existe pas,
car cette condition est contraire à la substance du consentement. Or il n’en
serait pas ainsi si le consentement ne portait sur l’union sexuelle. Celle-ci
est donc l’objet du consentement.
4. En toute chose
l’acte initial correspond à l’acte final. Mais la consommation du mariage
consiste dans l’union charnelle. Le consentement, acte initial, a donc pour
objet les rapports charnels.
Cependant :
1. On ne peut
consentir à l’oeuvre de chair et rester vierge d’esprit et de corps. Mais,
après avoir consenti au mariage, saint Jean l’Evangéliste est resté vierge
d’esprit et de corps. Il n’a donc pas consenti à l’oeuvre de la chair.
2. D’autre part,
l’effet correspond toujours à sa cause. Or le consentement est la cause du mariage.
Si donc l’union charnelle n’est pas essentielle au mariage, le consentement,
cause du mariage, ne sera pas nécessairement un consentement à l’union
charnelle.
Conclusion :
Le consentement
pour réaliser le mariage doit avoir pour objet ce en quoi consiste le mariage,
car la volonté ne réalise vraiment que ce qu’elle entend accomplir. Le rapport
de l’acte charnel avec le consentement sera donc le même que le rapport de
l’acte charnel avec le mariage. Or, nous l’avons déjà dit, le mariage ne
consiste pas essentiellement dans les relations charnelles, il consiste plutôt
en une association de l’homme et de la femme, ordonnée à l’union sexuelle et à
tout ce qui en résulte pour eux deux, étant donné qu’ils reçoivent l’un sur
l’autre des droits à l’acte conjugal. Et cette association est appelée union
conjugale. On avait donc raison de le dire, consentir au mariage, c’est consentir
d’une façon implicite aux relations charnelles, mais non d’une manière
expresse, c’est-à-dire, et il n’y a en effet que cette seule façon de le
comprendre, de la manière dont l’effet est implicitement contenu dans sa cause,
car le droit de réaliser l’union de la chair, objet du consentement, est la
cause des relations sexuelles, de même que le droit d’user d’une chose est la
cause de l’usage qu’on en fait.
Solutions :
1. Si on mérite
d’être damné en consentant au mariage, après avoir fait le voeu de virginité,
c’est parce que l’on donne à autrui le pouvoir d’accomplir un acte illicite, de
même que l’on pèche en permettant à autrui de prendre un dépôt confié et non
pas seulement en lui livrant le dépôt On a traite ailleurs du consentement de
la Sainte Vierge.
2. Le frère et la
soeur ne peuvent avoir le droit de réaliser entre eux l’union charnelle, pas
plus que celle-ci ne peut leur être permise.
L’argument n’est donc pas concluant.
3. Cette condition
expresse s’oppose non seulement à l’acte du mariage, mais encore à la
possibilité de l’accomplir. Elle est donc contraire au mariage.
4. L’acte initial
du mariage a le même rapport avec le mariage consommé que l’habitude ou la
puissance avec l’action qui en est l’effet.
Les raisons
alléguées en sens contraire prouvent seulement que l’on ne consent pas d’une
façon expresse à l’union charnelle dans le mariage. Et ceci est vrai.
Objections :
1. Ce n’est pas
contracter mariage que de consentir à épouser une personne pour une fin
malhonnête. Une seule chose n’a qu’une seule raison l'être. Or le mariage est
un sacrement un. On ne peut donc le contracter qu’en se proposant la fin que
Dieu lui a assignée, c’est-à-dire, la procréation de l’enfant.
2. L’union
conjugale a été instituée par Dieu, comme le rapporte le texte de saint
Matthieu (19, 6) : "Ce que Dieu a uni, l’homme ne doit pas le séparer".
Mais l’union contractée pour des motifs déshonnêtes ne vient pas de Dieu. Ce
n’est donc pas un vrai mariage.
3. Les autres sacrements
ne sont valides que si l’on se conforme à l’intention de l’Église. Mais dans le
sacrement de mariage, l’Église ne poursuit pas des fins déshonnêtes. Consentir
pour des motifs honteux n’est donc pas contracter mariage.
4. Boèce l’a dit :
"Ce dont la fin est bonne est bon". Mais le mariage est toujours un
bien. Il n’y aura donc pas mariage si on contracte pour une fin déshonnête.
5. Le mariage
signifie l’union du Christ et de son Église. Or celle-ci n’a rien de
malhonnête. On ne peut donc pas contracter mariage pour un but déshonnête.
Cependant :
Celui qui
baptise avec l’intention de réaliser un gain baptise validement ; de même,
celui qui contracte mariage pour gagner de l’argent contracte validement.
Cette vérité est
encore prouvée par les exemples et les arguments d’autorité cités dans le
texte.
Conclusion :
On peut
distinguer deux fins dans le mariage une fin essentielle et une fin
accidentelle :
- 1° La première
est le but auquel le mariage est destiné : cette fin est toujours bonne et
consiste dans la procréation des enfants et la préservation du péché de
fornication.
- 2° La fin
accidentelle est celle que se proposent les époux, en contractant mariage. Mais
ce que l’on recherche à propos du mariage ne peut être que l’une de ses
conséquences, et comme, d’autre part, les conséquences ne modifient pas la
nature de la cause, mais que la cause modifie la nature des conséquences, le
mariage ne sera pas un bien ou un mal selon la fin accidentelle que se
proposeront les époux, mais ce seront ces derniers qui seront bons ou mauvais,
car ils feront de cette fin le but essentiel de leur union. Et comme les causes
accidentelles sont en nombre immense, on pourra poursuivre, dans le mariage,
une multitude de buts secondaires dont les uns seront honnêtes et les autres ne
le seront pas.
Solutions :
1. Sans doute une
réalité n’est l’effet que d’une seule cause essentielle et principale. Mais une
réalité destinée à une fin essentielle et principale peut servir à plusieurs
autres buts secondaires essentiels, et à une infinité de buts accidentels.
2. On peut
considérer dans l’union conjugale la relation même qui constitue le mariage ;
et celle-ci, venant de Dieu, est toujours un bien, quel que soit le motif du
mariage. On peut aussi envisager l’acte accompli par les deux époux : quelquefois
c’est une mauvaise action qui ne vient pas de Dieu à proprement parler. Il ne
répugne pas d’ailleurs qu’un effet vienne à la fois de Dieu et d’une cause
mauvaise : ainsi, l’enfant né de l’adultère. L’effet ne provient pas de sa
cause parce que celle-ci est mauvaise, mais parce qu’elle est bonne en partie ;
ce bien a Dieu pour auteur, quoique tout ne vienne
pas de Dieu.
3. L’intention
qu’a l’Église d’administrer le sacrement est nécessaire à la validité de tout sacrement
; sans cette intention il n’y a pas de sacrement. Mais l’intention que se
propose l’Église en cherchant un avantage spirituel dans l’administration du sacrement
est utile au sacrement et non nécessaire. Si donc on n’a pas cette intention,
le sacrement reste valide. C’est commettre une faute cependant que de ne pas
l’avoir. Ce serait, par exemple, une faute de donner le baptême sans vouloir
chercher la purification de l’âme, que l’Église se propose de faire. De même,
en voulant contracter mariage pour un autre but que celui qui est proposé par
l’Église, on contracte néanmoins un mariage valide.
4. Cette fin
mauvaise n’est pas la fin du mariage, mais le but recherché par les époux.
5. Le symbole de
l’union du Christ avec son Église est l’union conjugale, mais non l’action que
font les conjoints quand ils se marient. L’argument n’a donc pas de valeur.
Reste à
considérer les biens du mariage. A ce propos, il faudra répondre à six
questions : - 1. Certains biens sont-ils nécessaires pour justifier le mariage
? - 2. L’énumération de ces biens est-elle suffisante ? - 3. Le bien du sacrement
est-il le premier parmi les autres ? - 4. Ces biens excusent-ils de péché
l’acte conjugal ? - 5. A défaut de ces biens, l’acte conjugal est-il légitime ?
- 6. À défaut de ces biens, l’acte conjugal est-il un péché mortel ?
Objections :
1. Il est dans l’Ordre
de la nature que la conservation de l’individu se fasse et se réalise par la
nutrition, de même que la propagation de l’espèce se réalise par le mariage ; ceci
est d’autant plus dans l’Ordre que le bien de l’espèce est meilleur et plus
digne que le bien de l’individu. Or la nutrition n’a pas à se justifier, pas
davantage donc le mariage.
2. Selon Aristote
(Éthiques 8, 12), l’amitié entre mari
et femme est une amitié naturelle qui est à la fois honnête, utile et agréable.
Or, on n’a pas besoin de justifier ce qui est honnête. On ne doit donc pas
assigner au mariage des biens qui l’excuseraient.
3. Le mariage a
été institué comme un remède au péché et comme une fonction de la nature. A ce
dernier titre, le mariage n’a nul besoin d’être justifié, sinon il aurait dû
l’être au paradis, ce qui n’a pas eu lieu, puisque, selon le mot de saint
Augustin : "Le mariage était alors honorable et le lit nuptial sans
tache". De même en est-il du mariage, remède au péché, car il n’est pas
nécessaire de le justifier plus que les autres sacrements qui ont été institués
aussi pour remédier au péché.
4. Les actions qui
peuvent être vertueuses s’accomplissent toutes sous l’influence des vertus. Si
le mariage peut être vertueux, il n’a donc besoin pour le devenir que des
vertus de l’âme. On ne doit donc pas alléguer des biens qui justifient le
mariage, pas plus qu’on ne doit en désigner pour justifier les actes accomplis
sous l’in fluence des vertus.
Cependant :
1. Partout où
intervient une permission indulgente, il faut une excuse qui la justifie. Or,
c’est en vertu d’une permission indulgente, comme le dit saint Paul (1 Co 7, 6),
qu’en raison de la faiblesse humaine, on autorise le mariage. Le mariage a donc
besoin de motifs qui le justifient.
2. En outre, les
relations charnelles du mariage sont au point de vue naturel de même espèce que
celles de la fornication. Or, les relations du concubinage ont d’elles-mêmes un
caractère honteux. Pour que le mariage n’ait pas ce caractère, il faut que
certains motifs le rendent honnête et le mettent dans une autre catégorie
d’actes moraux.
Conclusion :
Aucun homme sage
ne doit consentir à supporter un dommage, quand celui-ci n’est pas compensé par
un bien égal ou meilleur. Le choix d’un parti qui aura nécessairement un
inconvénient quelconque doit donc être justifié par la présence d’un bien qui
rétablira l’équilibre en rendant raisonnable et honnête le parti choisi. Or,
l’union de l’homme et de la femme cause du tort à la raison, car, d’un côté la
délectation sensuelle est si véhémente que la raison absorbée par le plaisir ne
peut plus comprendre quoi que ce soit, et d’un autre côté, "les
tribulations inévitables de la chair" (1 Co 7, 28) accablent les époux de
soucis matériels. Aussi, le choix du mariage ne peut devenir raisonnable que
moyennant la compensation de certains avantages qui rendront vertueuse pareille
union, et tels sont les biens du mariage qui rendent celui-ci légitime et honnête.
Solutions :
1. Le plaisir de
l’acte de nutrition est loin d’être aussi intense que le plaisir de l’acte du
mariage et il paralyse beaucoup moins la raison, car si la force génératrice
par laquelle se transmet le péché originel est dépravée et corrompue, la force
de nutrition qui ne le transmet pas est corrompue, il est vrai, mais non
dépravée. D’autre part, chacun a un plus vif sentiment personnel de ses besoins
individuels que de ceux de l’espèce. Aussi pour se décider à manger et subvenir
ainsi aux besoins personnels, il suffit d’en ressentir le désir. Mais pour
stimuler l’acte destine à subvenir aux besoins de l’espèce, la Providence a
joint à celui-ci une sensation de plaisir qui pousse même les animaux à
l’accomplir, bien qu’ils ne soient pas corrompus par le péché originel. Les
deux cas ne sont donc pas semblables.
2. Ces biens qui
justifient le mariage lui sont essentiels. S’ils sont nécessaires, ce n’est
donc pas parce qu’ils seraient des motifs d’Ordre externe qui viendraient
rendre le mariage vertueux, mais parce qu’ils sont des éléments essentiels et
les causes de l’honnêteté que le mariage possède de par sa nature.
3. Du fait que le
mariage est fonction de la nature et remède au péché, il vérifie la définition
de l’utile et de l’honnête. Mais ces deux qualités lui conviennent en raison
des biens qu’il possède et qui le rendent apte à remplir sa fonction naturelle
et à servir de remède à la concupiscence.
4. La rectitude de
l’acte vertueux provient à la fois de la vertu qui en est la cause et des
circonstances qui en sont les conditions formelles. Or les biens du mariage
jouent vis-à-vis du mariage le même rôle que les circonstances vis-à-vis de
l’acte vertueux grâce à elles, le mariage peut donc être un acte de vertu.
Objections :
1. Il ne suffit
pas de compter la fidélité, l’enfant, le sacrement parmi les biens du mariage,
comme l’a fait le Maître des Sentences. Le mariage, en effet, n’a pas seulement
pour but la procréation et l’éducation de l’enfant, mais encore la
collaboration des époux dans la vie commune grâce au partage des travaux, ainsi
que le dit Aristote dans les Éthiques (8,
12). Puisqu’on met l’enfant parmi les biens du mariage, il faut mettre aussi
l’association dans le travail.
2. L’union du
Christ et de son Église, dont le mariage est le signe, se fait par la charité.
Parmi les biens du mariage, on devrait donc compter la charité de préférence à
la fidélité.
3. Le mariage qui
défend aux époux d'avoir des relations charnelles avec une autre personne leur
impose encore à tous deux l’accomplissement du devoir conjugal. Mais la
première obligation se rapporte à la fidélité, comme le fait remarquer le
Maître des Sentences. Puis donc que les époux sont encore tenus au devoir conjugal,
on devrait mentionner aussi la justice parmi les biens du mariage.
4. Le mariage, qui
symbolise l’union du Christ et de son l'Église et qui, par suite, exige
l’indissolubilité, doit posséder pour la même raison l’unité, afin d’être
l’union d’un seul et d’une seule. Or le sacrement, que l’on compte parmi les
biens, se réfère à l’indissolubilité. On devrait donc ajouter un autre bien qui
se réfère à l’unité.
5. D’autre part,
les biens énumérés semblent trop nombreux. Une seule vertu, en effet, suffit à
rendre vertueuse une seule action. Mais la fidélité est une vertu. Il est donc
inutile d’ajouter les deux autres biens pour justifier le mariage.
6. De même un acte
est utile et vertueux pour des raisons différentes, car l’utile et l’honnête
sont deux espèces de bien. Or, c’est à cause de l’enfant que le mariage est
utile. L’enfant ne doit donc pas être un des biens qui rendent le mariage
vertueux.
7. Enfin rien ne
peut être à soi-même sa propriété ou sa condition. Mais les biens sont les
conditions du mariage. Comme alors le mariage est de lui-même un sacrement, on
ne peut donc regarder le sacrement comme un bien du mariage.
Conclusion :
Le mariage est à
la fois fonction naturelle et sacrement de l’Église. Institution naturelle, il
est soumis à deux conditions comme tout acte de vertu ; selon la première,
celui qui agit doit avoir l’intention de réaliser la fin voulue, et voilà
pourquoi on mentionne l’enfant parmi les biens du mariage. La seconde condition
doit se vérifier dans l’acte lui-même qui sera une bonne action s’il porte sur
une matière légitime. Tel est le rôle de la fidélité selon laquelle l’homme
entretient des relations avec son épouse et non pas avec une autre femme.
Enfin, étant un sacrement, le mariage est une bonne chose, et le mot de sacrement
signifie cet autre bien.
Solutions :
1. Le mot enfant
désigne non seulement sa procréation mais encore son éducation l’oeuvre commune
de l’homme et de la femme qui sont unis conjugalement s’étend à ces deux choses
puisque les parents thésaurisent naturellement pour leurs enfants, comme le dit
saint Paul (2 Co 12, 14). C’est ainsi que dans le bien des enfants, fin
principale du mariage, se trouve inclus le bien de la vie commune, but
secondaire de l’union matrimoniale.
2. La fidélité
n’est pas ici la vertu théologale de foi mais une vertu particulière
ressortissant à la justice on l’appelle ainsi parce qu’elle consiste à faire
"les choses dites" pour rester fidèle aux promesses. Le mariage
étant, en effet, une sorte de contrat, renferme une promesse qui lie tel homme
à telle épouse.
3. Par cette
promesse, les époux s’engagent à ne pas avoir de relations charnelles avec une
tierce personne et à se rendre l’un à l’autre le devoir conjugal. Cette
dernière obligation est aussi essentielle, puisqu’elle est la conséquence du
don réciproque des époux. Les deux engagements rentrent donc dans le devoir de
fidélité. Mais le texte des Sentences n’a mentionné que l’engagement qui, au
premier abord, est moins évident.
4. Par le mot
"sacrement" il faut entendre non seulement l’indissolubilité, mais
aussi toutes les conséquences qui résultent de ce que le mariage signifie
l’union du Christ et de son Église. On peut dire encore que l’unité en question
est un des aspects de la fidélité comme l’indissolubilité est un des aspects du
sacrement.
5. La fidélité
dont on parle ici n’est pas une vertu spéciale mais une condition de la vertu,
c’est-à-dire la condition qui justifie le nom de fidélité donné à cette vertu
spéciale qui est une des espèces de la justice.
6. L’usage modéré
d’un bien utile est honnête ou vertueux non parce qu’il est utile, mais parce
qu’il est raisonnable : c’est la raison qui règle l’emploi d’une Chose. De
même, la destination d’une chose à un but utile peut la rendre bonne et
vertueuse quand la raison en règlera l’usage d’une manière convenable. Ainsi en
est-il pour le mariage il est utile puisqu’il a pour but la procréation des
enfants, el néanmoins il est un bien honnête parce qu’il a été convenablement réglé
pour atteindre cette fin.
7. Selon
l’explication du Maître des Sentences, on n’appelle pas ici du nom de sacrement
le mariage en tant que tel, mais son indissolubilité qui est signe de la même
réalité que le mariage. Ou bien on peut dire que le mariage est de fait un sacrement,
mais que pour lui ce n’est pas la même chose d’être un mariage et d’être un sacrement,
car il n’a pas été seulement institué pour être le signe d’une chose sacrée,
mais aussi pour remplir une fonction naturelle. La qualité de sacrement est
donc comme une condition qui s’ajoute aux éléments que possédait le mariage et
qui le rendaient vertueux. Par suite, on nomme la sacramentalité parmi les
biens qui justifient le mariage. Quand on parle de ce troisième bien, c’est-à-dire
du sacrement, on entend non seulement son indissolubilité mais tout ce qui lui
donne sa signification.
Objections :
1. Il ne l’est
pas, car c'est la fin "qui est partout la chose la plus importante"
(Aristote, Topic
6, 8). Or, l’enfant est la fin du mariage. L’enfant est donc le principal bien
du mariage.
2. Parmi les
éléments qui distinguent l’espèce, la différence l’emporte sur le genre parce
qu’elle le complète, de même que la forme prévaut sur la matière dans
l’organisation d’un être de la nature. Or la qualité de sacrement appartient au
mariage en raison de son genre ; l’enfant et la fidélité, en raison de sa
différence, c’est-à-dire, parce qu’il est tel sacrement. Ces deux biens sont
donc plus importants que le bien du sacrement.
3. Il peut y avoir
mariage sans qu’il y ait des enfants et sans que les époux soient fidèles ; de
même, l’union peut ne pas être indissoluble. Ainsi en est-il, par exemple,
quand un époux entre en religion, avant de consommer le mariage. Pour ce motif
encore, le sacrement n’est donc pas le bien principal du mariage.
4. L’effet ne peut
être plus important que la cause. Or le consentement, cause du mariage, est
souvent de courte durée. Le mariage peut alors être rompu, l’indissolubilité
n’est donc pas toujours une propriété du mariage.
5. Les sacrements
dont l’effet est indélébile impriment un caractère. Mais le mariage ne confère
pas de caractère. Il n’est donc pas absolument indissoluble. De même alors
qu’il peut se réaliser sans qu’il y ait des enfants, il peut exister aussi sans
être sacrement. Il faut donc conclure comme précédemment.
Cependant :
1. Ce qui entre
dans la définition d’une réalité lui est absolument essentiel. Or
l’indissolubilité, propriété du sacrement, fait partie de la définition déjà
donnée du mariage, mais non l’enfant ni la fidélité. Le sacrement est donc le
bien principal du mariage.
2. D’autre part,
la puissance divine qui agit dans les sacrements est plus efficace que la
puissance humaine. Or l’enfant et la fidélité sont les biens du mariage en
tarit qu’institution naturelle, le sacrement est le bien du mariage parce que
celui-ci est d’institution divine. Le sacrement l’emporte donc sur les deux
autres biens.
Conclusion :
Une réalité peut
l’emporter sur une autre pour l’un des deux motifs suivants : parce qu’elle est
plus essentielle, ou parce qu’elle est plus excellente. A ce dernier point de
vue, le sacrement est plus important que les deux autres biens, car il est
propriété du mariage en tant que celui-ci est signe de la grâce, et les deux
autres biens appartiennent au mariage parce que celui-ci est institution
naturelle. Or, la perfection de la grâce est plus excellente que la perfection
de la nature. Mais si une réalité est plus importante parce que plus
essentielle, il faut faire une distinction. On peut, en effet, considérer la
fidélité et l’enfant sous un double rapport : en eux-mêmes d’abord, et ils sont
alors la conséquence du mariage, car user du mariage, c’est être fécond et
fidèle aux engagements. Par contre, au mariage même, car du fait que les époux
se sont donnés par le contrat conjugal et pour toujours des droits l’un sur
l’autre, il s’ensuit qu’ils ne peuvent plus se séparer. Aussi le mariage ne se
réalise jamais sans l’indissolubilité, alors qu’il peut exister sans qu’il y
ait enfant et fidélité, car l’existence et l’usage d’une chose sont
indépendants l’un de l’autre. Sous ce rapport, le sacrement est donc plus
important que la fidélité et l’enfant.
Cependant on
peut encore envisager la fidélité et l’enfant sous un autre rapport, dans leurs
intentions ; par "enfant" on entendra l’intention d’en avoir et par
"fidélité" l’intention de rester fidèle. Ces deux intentions
accompagnent nécessairement le mariage, parce qu’elles sont comprises dans le
contrat matrimonial des deux époux, à tel point que celui qui formulerait dans
ce contrat une intention contraire aux deux précédentes ne ferait pas un vrai
mariage. Sous ce rapport, l’enfant devient donc la chose la plus essentielle du
mariage, la fidélité vient ensuite, et enfin le sacrement : de même, pour
l’homme, la nature humaine est plus essentielle que la grâce, bien que la grâce
soit plus excellente.
Solutions :
1. Dans l’ordre de
l’intention, la fin vient en premier lieu, mais dans l’ordre d’exécution, elle
se réalise au dernier instant. De même en est-il pour l’enfant vis-à-vis des
autres biens du mariage. Ce bien de l’enfant obtient le premier rang à un point
de vue, mais non pas à tous.
2. Le sacrement
proposé comme troisième bien convient au mariage, en raison différence
spécifique de celui-ci : on emploie, en effet, le mot de sacrement parce que le
mariage imite d’une façon spéciale la chose sacrée dont il est le signe.
3. Saint Augustin
considère les noces comme des biens humains : aussi, après la résurrection, les
hommes n’auront-ils plus d’épouses ni les femmes de maris, comme il est dit
dans saint Matthieu (22, 30). Le lien conjugal ne durera donc point au delà de la vie terrestre. Si on l’appelle indissoluble,
c’est qu’il ne peut être brisé en cette vie. La mort peut cependant en rompre
le lien, qu’il s’agisse de la mort corporelle pour l’union charnelle, ou qu’il
s’agisse de la mort spirituelle pour la seule union spirituelle.
4. Le
consentement, cause du mariage, ne dure pas toujours d’une façon matérielle,
c’est-à-dire n’est pas toujours substantiellement le même acte, car il peut
cesser, et un acte contraire peut survenir. Mais le consentement formel est
perpétuel, parce qu’il a pour objet l’indissolubilité du lien : sinon, il n’y
aurait pas mariage, car consentir à une union temporaire n’est pas contracter
mariage. On appelle formel ce consentement parce qu’un acte reçoit sa forme de
l’objet sur lequel il porte. Et l’indissolubilité a ainsi pour cause le
consentement.
5. Les sacrements
qui produisent le caractère confèrent le pouvoir d’accomplir des actes
spirituels, mais le mariage donne le pouvoir d’accomplir des actes corporels.
Aussi en raison du pouvoir qu’il donne à chacun des époux vis-à-vis de l’autre,
ressemble-t-il aux sacrements qui confèrent le caractère : de là vient son
indissolubilité, comme le déclare le Maître des Sentences (Dist
31). Il diffère cependant des autres sacrements en ce que le pouvoir conféré a
pour objet des actes corporels ; aussi n’imprime-t-il aucun caractère
spirituel.
Objections :
1. Les biens du
mariage ne justifient pas l’acte conjugal. Celui qui consent, en effet, à
souffrir un grand dommage pour un moindre bien commet une faute, car cette
manière de faire n’est pas raisonnable. Or le bien de la raison, que diminue
l’acte conjugal, est plus important que les trois autres biens : ces derniers
ne suffisent donc pas à excuser l’acte conjugal.
2. Quand on
associe le bien au mal, tout devient mauvais au point de vue moral : car une
seule circonstance mauvaise rend un acte mauvais et une circonstance bonne ne
suffit pas à le rendre bon. Or, l’acte conjugal est intrinsèquement mauvais,
sinon on n’aurait pas besoin de le justifier. Les biens allégués ne suffisent
donc pas à le rendre bon.
3. Partout où il y
a excès dans la passion, il y a vice moral. Les biens du mariage, qui ne
peuvent empêcher l’excès de délectation de l’acte conjugal, ne peuvent donc pas
excuser et justifier celui-ci.
4. On ne rougit
pudiquement que d’actes honteux, ainsi que le remarque saint
Jean Damascène. Or, malgré les biens du mariage, on rougit de l’acte conjugal.
Les biens ne peuvent donc le justifier.
Cependant :
1. L’acte conjugal
ne diffère du péché de fornication que grâce aux biens du mariage. Si ces
derniers ne suffisaient pas à justifier l’acte conjugal, le mariage resterait
toujours illicite, et on a dit pourtant le contraire précédemment.
2. D’autre part
les biens du mariage sont comme les circonstances obligatoires de l’acte
conjugal. Or de telles circonstances suffisent pour rendre un acte bon. Les
biens énumérés peuvent donc justifier le mariage et faire qu’il ne soit pas un
péché.
Conclusion :
On peut
justifier un acte de deux façons : d’abord on peut excuser celui qui
l’accomplit, alors même que l’action serait mauvaise, ou bien ne pas le rendre
totalement responsable de la faute commise : l’ignorance excuse ainsi du péché
soit totalement soit en partie.
Ensuite l’action
elle-même peut trouver une justification en elle-même, si bien qu’elle ne sera
pas une faute ; c’est de cette dernière façon que l’acte conjugal trouve dans
les biens du mariage sa justification. Or les mêmes motifs qui empêchent une
action d’être moralement mauvaise la rendent bonne, car il n’y a pas d’actes
indifférents, comme on l’a déjà dit. Mais un acte humain peut être bon pour
l’une des deux taisons sui vantes : ou bien parce qu’il est vertueux ; ce qui
le justifie est alors la cause dont il provient. Tel est le rôle de la fidélité
et de l’enfant vis-à-vis de l’acte conjugal. Ou bien un acte peut être bon en
raison d’un sacrement qui le rend non seulement bon mais saint. L’acte conjugal
devient ainsi un acte bon à cause du lien indissoluble qui unit les époux et
qui fait du mariage le symbole de l’union du Christ et de son Église. Les biens
du mariage justifient donc suffisamment l’acte conjugal.
Solutions :
1. L’acte du
mariage nuit à la raison non pas en portant préjudice à la faculté de l’âme,
mais en empêchant celle-ci de fonctionner. D’ailleurs un acte plus parfait en
son genre peut être interrompu sans inconvénient pour un acte moins bon. Cette
manière d’agir n’est pas un péché. Ainsi fait le contemplatif qui interrompt sa
contemplation pour vaquer à la vie active.
2. La raison
alléguée serait juste si le mal inséparable de l’acte conjugal était le mal du
péché. Mais dans l’état actuel de l’humanité, ce mal n’est pas le mal du péché,
ni le mal de la peine qui consiste dans la révolte de la concupiscence contre
la raison. L’argument n’est donc pas concluant.
3. L’excès de passion,
cause du vice, ne se mesure pas à l’intensité quantitative de la passion, mais
au rapport de celle-ci avec la raison. On ne regarde alors comme immodérée que
la passion qui dépasse les limites raisonnables. Or, quoique très intense
matériellement, la délectation de l’acte du mariage ne dépasse pas les limites
que la raison lui impose antérieurement, bien qu’en vérité la raison soit
impuissante à le modérer au moment où il s’accomplit.
4. Cette honte qui
se joint toujours à l’acte matrimonial et qui en fait rougir est une peine et
non pas une faute, car tout défaut inspire naturellement à l’homme un sentiment
de honte.
Objections :
1. L’acte conjugal
peut, semble-t-il, se justifier même sans la présence des biens du mariage.
Celui qui obéit uniquement à la nature pour accomplir l’acte conjugal ne paraît
se proposer aucun des biens matrimoniaux qui appartiennent, en effet, ou à l’Ordre
de la grâce, ou à l’Ordre de la vertu. Or il semble qu’on ne pèche pas en
suivant uniquement le penchant naturel pour accomplir l’acte en question, car
rien de naturel n’est mauvais, puisque le mal est "en dehors de la nature
et de l’Ordre", comme le remarque saint Denys le pseudo-aréopagite. L’acte
du mariage peut donc être légitime sans les biens énumérés.
2. Celui qui
s’unit à son épouse pour éviter la fornication ne paraît avoir en vue aucun
bien matrimonial. Or celui-là ne pèche pas, semble-t-il, car, comme le dit
saint Paul (1 Co 7, 2), le mariage a été permis à l’humanité infirme pour la
détourner de la fornication. L’acte conjugal n’a donc pas besoin des biens du
mariage pour se justifier.
3. Celui qui use
de son bien à son gré ne blesse pas la justice et ne pèche pas, à ce qu’il
paraît. Or, dans le mariage, l’épouse devient le bien de son mari et le mari le
bien de l’épouse. Ils ne commettront donc aucune faute quand, selon leur gré,
ils useront de leurs droits réciproques sous l’impulsion du plaisir.
4. Un acte bon en
lui-même ne peut devenir mauvais qu’en raison de la mauvaise intention qu’on y
apporte. Or l’acte du mariage, accompli entre mari et épouse, est un acte bon
en son genre. Il ne deviendra mauvais que si on l’accomplit avec une mauvaise
intention. Or on peut remplir le devoir conjugal avec une bonne intention mais
sans se proposer l’un des biens du mariage ainsi on peut le remplir pour
conserver sa santé ou la recouvrer. Les biens du mariage ne sont donc pas
nécessaires pour justifier l’acte conjugal.
Cependant :
1. Supprimer la
cause c’est supprimer l’effet. Or les causes qui justifient l’acte conjugal
sont les biens du mariage. Si ces derniers font défaut, l’acte conjugal ne peut
donc se justifier.
2. En outre, cet
acte ne diffère de la fornication que par les biens du mariage. Or l’acte
sexuel de la fornication est toujours mauvais. Si on ne se propose donc pas les
biens du mariage, on commettra toujours un péché en accomplissant l’acte
conjugal.
Conclusion :
De même que les
biens énumérés rendent le mariage honnête et saint, parce qu’ils forment son
cortège habituel, de même font-ils de l’acte conjugal un acte légitime, lorsqu’on
les poursuit avec une intention actuelle. Du moins en est-il ainsi des deux
biens qui se réfèrent à l’acte conjugal. Par suite, les époux qui entretiennent
des relations charnelles pour avoir des enfants ou pour accomplir leur devoir
conjugal, c’est-à-dire pour être fidèles, sont absolument exempts de faute. Le
troisième bien, lui, ne concerne pas l’usage du mariage, mais, comme on l’a
dit, le mariage lui-même. Il rend donc vertueuse l’union conjugale mais non
l’acte du mariage. Pour que celui-ci ne soit pas alors un péché, il ne suffit
pas que les époux veuillent donner à leur union sa signification spirituelle.
Restent donc
deux raisons pour lesquelles les époux peuvent accomplir l’oeuvre de chair :
avoir des enfants ou rendre le devoir conjugal. Les époux qui agiront autrement
commettront un péché, au moins un péché véniel.
Solutions :
1. Considéré comme
bien du sacrement, l’enfant exige plus que ne le veut le bien poursuivi par la
nature. Celle-ci, en effet, recherche la génération des enfants pour conserver
le bien de l’espèce. Mais le bien du sacrement suppose que l’enfant sera dirigé
en outre vers - sa fin dernière qui est Dieu. Si donc on a naturellement
l’intention d’avoir des enfants, on doit encore avoir l’intention, soit
actuelle, soit habituelle de chercher le bien des enfants comme l’exige le sacrement
: sinon on s’arrêterait à l’Ordre naturel, ce qui serait un péché. Par conséquent
obéir uniquement à la nature pour accomplir l’acte du mariage n’excuse pas tout
à fait de péché, à moins que l’on ne dirige ce désir naturel, d’une façon
actuelle ou habituelle, à un but ultérieur, c’est-à-dire, à la génération des
enfants, telle que le réclame le bien du sacrement. Il ne s’ensuit pas que
l’inclination naturelle soit mauvaise ; mais elle est imparfaite quand elle
n’est pas ordonnée ultérieurement à l’un des biens du mariage.
2. Rendre le
devoir conjugal pour préserver le conjoint de la fornication n’est pas un
péché, car c’est s’acquitter du devoir conjugal. Mais
l’accomplir pour ne pas s’exposer soi-même à la fornication, c’est faire une
chose superflue et commettre un péché véniel. Le mariage n’a été institué pour
ce but que par indulgence, et l’indulgence suppose l’existence des péchés
véniels.
3. Une seule
circonstance bonne ne suffit pas à rendre un acte bon. Ainsi l’usage d’un bien
personnel n’est pas nécessairement bon, quelle que soit la façon dont on en
use. Il faut encore que l’on en use de la bonne manière, dans les circonstances
voulues.
4. S’il n’y a pas
de mal en soi à chercher la conservation de la santé, cette recherche peut
cependant devenir mauvaise, si l’on prend des moyens que leur nature ne destine
pas à produire cet effet. Il en serait ainsi pour quelqu’un qui chercherait
uniquement dans le baptême la santé du corps. Il en est de même ici pour l’usage
du mariage.
Objections :
1. L’homme qui
dans les relations avec son épouse ne se propose aucun bien du mariage, mais le
seul plaisir, pèche mortellement. Saint Jérôme dit, en effet, et sa parole est
citée dans les Sentences (Dist 31) : "Il faut
condamner la recherche, auprès des épouses, des plaisirs que l’on ressent dans
les embrassements des courtisanes". Or le péché mortel seul est
condamnable. Avoir des relations charnelles avec l’épouse pour le seul plaisir,
c’est donc commettre toujours un péché mortel.
2. Consentir à la
délectation sexuelle est un péché mortel. Or celui qui par plaisir accomplit
l’oeuvre de chair avec son épouse consent à la délectation charnelle. Il pèche
donc mortellement.
3. Celui qui
n’ordonne pas à Dieu l’usage de la créature s’arrête dans la jouissance qu’il
en retire et commet un péché mortel. Mais celui qui fréquente son épouse pour le
seul plaisir n’ordonne pas à Dieu cet usage. Il pèche donc mortellement.
4. On ne doit être
excommunié que pour un péché mortel. Or, on interdit l’entrée de l’église à
celui qui entretient des relations conjugales pour le seul plaisir, comme on
l’interdit aux excommuniés. Celui-là pèche donc mortellement.
Cependant :
1. Saint Augustin
considère de telles relations comme un de ces péchés quotidiens dont on
s’accuse dans le "Notre Père". Or, ces péchés ne sont pas mortels. De
telles relations ne le sont donc pas.
2. En outre
prendre de la nourriture pour le seul plaisir n’est pas pécher mortellement. De
même, accomplir l’acte sexuel avec son épouse uniquement pour satisfaire la
concupiscence, n’est pas pécher gravement.
Conclusion :
On a prétendu
que l’accomplissement de l’acte conjugal est péché mortel, chaque fois que le
motif principal en est le plaisir. Mais si le plaisir n’est qu’un motif
accessoire, il y a péché véniel. Par suite, celui qui accomplirait l’acte en
dédaignant le plaisir et en n’ayant pour celui-ci que de la répugnance ne
commettrait aucun péché véniel. Ainsi, disait-on, rechercher la jouissance dans
l’acte conjugal, c’est pécher mortellement, accepter le plaisir quand il se
présente, est péché véniel, le mépriser c’est la perfection.
Mais cela ne
peut être vrai. Selon Aristote (Éthiques 10,
3), en effet, on doit juger de la moralité du plaisir selon la moralité de
l’acte qui en est la cause. Le plaisir goûté dans une bonne action est bon, le
plaisir trouvé dans un acte mauvais est mauvais. Puisque l’acte conjugal n’est
pas un acte mauvais par lui-même, la recherche du plaisir qui l’accompagne ne
sera pas toujours un péché mortel.
Il faut alors
dire ceci : l’époux qui cherche le plaisir plus que ne le permettent les lois
du mariage, au point, par exemple, de ne pas considérer dans sa femme la
qualité d’épouse mais de voir simplement en elle une femme quelconque et au
point d’être prêt à faire de même avec elle, si elle n’était pas sa femme, cet
époux pèche mortellement. Un tel homme peut être appelé l’amant passionné de
son épouse, car la passion le pousse au delà des
biens du mariage. Rechercher au contraire le plaisir, mais sans enfreindre les
lois du mariage, c’est-à-dire, ne le chercher avec personne d’autre que son
épouse, est seulement péché véniel.
Solutions :
1. Un mari cherche
dans les relations avec son épouse les plaisirs que l’on trouve dans les
relations avec les courtisanes, quand il n’attend rien d’autre d’elle que ce
que l’on attend d’une courtisane.
2. Consentir au
plaisir de l’acte sexuel, quand ce plaisir est péché mortel, c’est commettre un
péché mortel. Mais tel n’est pas le plaisir qui accompagne l’acte conjugal.
3. L’homme qui
n’offre pas à Dieu le plaisir dont il jouit présentement, ne place pas pour
autant sa fin dernière dans le plaisir, sinon il le rechercherait indifféremment
partout où il pourrait le trouver. Il ne s’ensuit donc pas qu’il jouisse de la
créature pour elle-même, mais il en use pour lui-même, et lui-même vit
habituellement pour Dieu, bien qu’actuellement il n’y pense pas.
4. On ne parle pas
ainsi, comme si l’homme méritait l’excommunication à cause de son péché, mais
parce que cet homme s’est rendu inapte aux fonctions spirituelles, étant devenu
tout charnel par ses plaisirs voluptueux.
Nous devons
parler ici des empêchements de mariage. Nous en parlerons d’abord d’une façon
générale, puis de chacun d’eux en particulier.
Objections :
1. Il ne convient
pas de le faire : le mariage, en effet, prend rang parmi les sacrements. Or on
n’assigne aucun empêchement aux autres sacrements. On ne doit donc pas en
assigner au mariage.
2. En outre, moins
une chose est parfaite, moins nombreux sont les obstacles qu’il convient de
mettre à sa réalisation. Or le mariage est le moins parfait des sacrements. On
ne doit donc mettre au mariage aucun empêchement, ou n’en mettre qu’un très
petit nombre.
3. Partout où se
trouve une infirmité, il est nécessaire de placer aussi le remède destiné à la
guérir. Or tous les hommes sont atteints par la concupiscence, que le mariage
est destiné à guérir, puisqu’il a été permis pour cette raison. Il ne doit donc
exister aucun empêchement susceptible de rendre une personne tout à fait inapte
au mariage,
4. On appelle
illégitime ce qui est contre la loi. Mais les empêchements illégitimes, que
l’on assigne au mariage, ne sont point illégitimes parce qu’ils sont contraires
à la loi naturelle, car on ne les a pas établis de la même façon à chaque étape
de l’histoire du genre humain l’étendue de l’empêchement de consanguinité, par
exemple, a été plus grande à certaines époques qu’à d’autres. Quant à la loi
humaine, elle ne peut stipuler des empêchements au mariage, puisque celui-ci
n’a pas été institué par les hommes, mais par Dieu comme les autres sacrements.
On ne doit donc pas stipuler pour le sacrement de mariage des empêchements
particuliers qui rendent certaines personnes incapables de se marier.
5. Ce qui est
légal diffère de ce qui est illégal, comme ce qui est conforme à la loi diffère
de ce qui s’oppose à la loi : entre les deux, il n’y a pas de milieu pas plus
qu’entre l’affirmation et la négation. On ne peut donc pas trouver des
empêchements au mariage qui établiraient certaines personnes entre celles qui
peuvent se marier et celles qui ne peuvent pas se marier.
6. L’union de
l’homme et de la femme n’est permise que dans le mariage. Mais toute union qui
se ferait d’une manière illicite doit être dissoute. Si donc quelque obstacle
s’oppose à ce que le mariage se fasse, il annulera de ce fait le mariage une
fois conclu. On ne doit donc pas assigner au mariage des empêchements qui
seraient prohibants et non dirimants.
7. Aucun obstacle
ne peut enlever à une réalité les éléments qui font partie de sa définition. Or
l’indissolubilité fait partie de la définition du mariage. Il ne peut donc pas
y avoir d’empêchements qui annulent le mariage contracté.
Cependant :
1. Les
empêchements doivent être en nombre illimité. Le mariage, en effet, est une
bonne chose. Or le mal peut se glisser dans une chose bonne d’une infinité de
manières, comme le remarque saint Denys le pseudo-aréopagite. Il y a donc un
nombre infini d’empêchements.
2. En outre, les
empêchements de mariage ont pour origine les situations particulières. Or ces
situations varient à l’infini. Les empêchements de mariage seront donc infinis
eux aussi.
Conclusion :
Le mariage,
comme les autres sacrements, se compose de diverses réalités ; les unes lui
sont essentielles, les autres ne font que le rendre plus solennel. Mais la
suppression de ce qui n’est pas essentiel à un sacrement n’empêche pas celui-ci
d’être valide. Aussi, les empêchements qui s’opposent à la solennité du sacrement
de mariage ne le rendent pas invalide. On dira donc que de tels empêchements
interdisent la célébration du mariage, mais ne l’annulent pas, une fois
contracté. Ainsi en est-il du veto de
l’Église et du temps prohibé. D’où l’adage : "Le veto de l’Église et le temps prohibé s’opposent à la célébration du
mariage, mais laissent subsister l’union contractée."
Au contraire,
les empêchements qui suppriment une condition essentielle du mariage ont pour
effet de le rendre nul. Non seulement ils s’opposent à la célébration du
mariage mais ils diriment celui qui a été déjà célébré. Ces empêchements sont
énumérés dans la proposition suivante : "L’erreur, la condition, le voeu,
la parenté, le crime, la disparité de culte, l’Ordre, le lien, l’honnêteté,
l’affinité ; l’impuissance sont des obstacles qui empêchent les associations
conjugales de se créer, ou les brisent si elles sont déjà contractées."
Cette
énumération peut s’expliquer ainsi : les empêchements au mariage peuvent
provenir soit du contrat, soit des parties contractantes. Le contrat d’abord
est l’effet du consentement volontaire : or celui-ci n’existe pas en cas 1. d’ignorance et de 2. violence. On
obtient ainsi deux empêchements, celui de la violence, c’est-à-dire de la
contrainte, et celui de l’erreur causée par l’ignorance. De ces deux obstacles
a parlé le Maître des Sentences quand il a traité de la cause du mariage.
Quant aux
empêchements qui concernent les parties contractantes, on les distingue de la
façon suivante : ou bien ils sont absolus, ou bien ils sont relatifs à telle ou
telle personne.
Les empêchements
absolus s’opposent à l’accomplissement de l’acte conjugal : ils se rencontrent
en deux circonstances :
- 1° Quand, en
fait, l’acte ne peut s’accomplir, soit parce qu’il est physiquement impossible
et c’est l’empêchement 3. d’impuissance, soit parce qu’on ne jouit plus du
droit de l’accomplir, et c’est l’empêchement de 4. servitude ou de condition.
- 2° Quand
l’acte conjugal est devenu illicite : ainsi en est-il pour celui qui est obligé
de garder la continence. On peut être astreint à la continence de deux façons :
en raison d’une charge, et c’est l’empêchement 5. d’Ordre, ou en raison d’une
promesse, et c’est l’empêchement de 6.
voeu.
Les empêchements
relatifs à telle ou telle personne peuvent provenir :
- 1° d’un engagement
pris vis-à-vis d’une autre personne : ainsi le mari, lié à son épouse, ne peut
plus se marier avec une autre, et c’est 7.
l’empêchement de lien ;
- 2° d’une
inadaptation de situation entre deux personnes ; premièrement les situations
sont trop distantes, et c’est la 8. disparité de culte ; secondement elles sont trop
proches, soit à cause des personnes elles-mêmes, et c’est la 9. parenté ; soit à cause d’une
troisième personne unie à l’une des deux par le mariage, et c’est 10. l’affinité ; soit à cause d’une
troisième personne unie à l’une des deux par les fiançailles et c’est 11. l’honnêteté publique ;
- 3° de l’union
illégitime qui a précédé, et c’est l’empêchement de crime pour 12. adultère.
Solutions :
1. Les autres sacrements
peuvent aussi ne pas produire leurs effets, dans le cas où l’on omet, par
exemple, une cérémonie essentielle ou nécessaire à la solennité. Toutefois on
assigne des empêchements au mariage plutôt qu’aux autres sacrements pour trois
raisons :
- 1° Parce que
le mariage consiste dans l’union de deux personnes : il peut donc rencontrer
plus d’obstacles que les autres sacrements qui ne concernent qu’une seule
personne.
- 2° Parce que
le mariage a sa cause en nous et en Dieu, tandis que
la cause des autres sacrements n’est qu’en Dieu. Il est vrai que la pénitence a
aussi en quelque manière sa cause en nous c’est pourquoi le Maître des
Sentences assigne à ce sacrement quelques empêchements comme l’hypocrisie, la
moquerie et d’autres de ce genre.
- 3° Parce que
les autres sacrements sont l’objet d’un précepte ou d’un conseil, comme cela
arrive pour des biens plus parfaits, mais le mariage est l’objet d’une
permission indulgente, car c’est un bien d’un Ordre inférieur. Et précisément,
pour que l’on s’élève plus haut, on a mis au mariage des obstacles plus
nombreux qu’aux autres sacrements.
2. Les réalités
les plus parfaites peuvent rencontrer un plus grand nombre d’obstacles parce
qu’elles exigent plus de conditions. Mais s’il arrive qu’un bien imparfait
requière pour son obtention de nombreuses conditions, les empêchements se
multiplient aussi en proportion : le mariage est précisément dans ce cas.
3. L’argument
serait concluant, s’il n’existait pas d’autres remèdes plus efficaces pour
guérir la maladie de la concupiscence : or il y en a.
4. Certaines
personnes sont regardées comme inhabiles à contracter mariage parce qu’elles
sont en opposition avec la loi qui l’a établi. Or le mariage, institution
naturelle, est régi par la loi naturelle ; sacrement, il est régi par le droit
divin ; fonction sociale, il est régi par la loi civile. Chacune de ces lois
peut rendre une personne inhabile à contracter mariage. Il n’en est pas de même
des autres sacrements qui ne sont que sacrements. D’autre part, la loi
naturelle reçoit des précisions différentes selon les diverses situations de
l’humanité, et le droit positif varie suivant les diverses conditions des
hommes et selon les différentes époques. Par suite, le Maître des Sentences (Dist 34, 1) montre comment, à diverses époques, différentes
personnes furent inhabiles à contracter mariage.
5. Les
prohibitions de la loi peuvent être universelles ou relatives à certains cas
seulement. Il y a donc un milieu entre l’opposition complète et la conformité
totale à la loi, qui ne sont pas deux contraires comme l’affirmation et la
négation : c’est la conformité et l’opposition à la loi sous un aspect
seulement. Certaines personnes peuvent donc tenir le milieu entre celles qui
sont capables de contracter mariage et celles qui en sont incapables.
6. Les empêchements
qui ne sont pas dirimants sont un obstacle au contrat matrimonial non parce
qu’ils le rendent impossible, mais parce qu’ils le rendent illicite. Les époux
qui s’unissent malgré ces empêchements font un mariage valide mais commettent
une faute. De même le prêtre qui consacre sans être à jeun commet une faute de
désobéissance à la loi de l’Église, mais le sacrement reste valide, car le
jeûne du ministre n’est pas nécessaire à l’existence du sacrement.
7. Quand on dit
que les empêchements cités diriment le mariage, cela ne signifie pas qu’ils
annulent un mariage valide, mais qu’ils sont cause de nullité pour le mariage
qui, de fait, a été contracté contrairement au droit. Au contraire, un
empêchement dirimant qui survient après le mariage validement contracté ne peut
annuler celui-ci.
Solutions aux arguments Cependant :
1. Les obstacles
qui peuvent nuire par hasard à un bien sont infinis, comme toutes les causes
accidentelles. Mais les causes qui de soi peuvent empêcher la réalisation d’un
bien comme le mariage sont prévues et déterminées au même titre que les causes
qui le réalisent. Car les circonstances qui provoquent la naissance d’un être
et celles qui amènent sa destruction sont opposées les unes aux autres, ou, si
ce sont les mêmes, elles agissent en sens contraire.
2. Il est vrai que
les conditions dans lesquelles se trouvent les personnes individuelles sont en
nombre infini, si on les considère séparément. Mais si on les envisage à un
point de vue général, on peut les ramener à un certain nombre. C’est ce que
font la médecine et les arts pratiques dont l’objet est l’individuel.
Parlons
maintenant de chacun des empêchements de mariage. Et d’abord de l’empêchement
d’erreur. A ce propos deux questions se posent : - 1. L’erreur, de sa nature,
empêche-t-elle le mariage ? - 2. Quelle espèce d’erreur produit cet effet ?
Objections :
1. On ne peut pas
mettre l’erreur au nombre des empêchements de mariage. Le consentement, cause
efficiente du mariage, subit, en effet, les mêmes vicissitudes que le
volontaire. Or, le volontaire, selon Aristote, ne subsiste plus dans le cas
d’ignorance. Mais l’ignorance et l’erreur sont deux choses différentes, car
l’ignorance est l’absence de toute connaissance et l’erreur est la présence
d’une idée fausse puisqu’elle consiste, selon saint Augustin, à considérer
comme vraies des choses qui sont fausses. Ce n’est donc pas l’erreur, mais
l’ignorance que l’on doit mettre au nombre des empêchements de mariage.
2. Une chose
empêche naturellement le mariage quand elle répugne aux biens du mariage. Or,
l’erreur n’est pas contraire aux biens du mariage. Par sa nature, elle
n’empêche donc point le mariage.
3. Le mariage
exige le consentement, de la même façon que le baptême exige l’intention. Mais
si quelqu’un baptise Jean en croyant que c’est Pierre, le baptême reste
néanmoins valide. Pour la même raison, l’erreur ne nuit pas à la validité du
mariage.
4. Lia et Jacob
contractèrent un vrai mariage. Or, il y eut erreur. Celle-ci n’empêche donc
point le mariage.
Cependant :
1. On lit dans le Digeste : "Quoi de plus
contraire au consentement que l’erreur ?" Puisque le consentement est
nécessaire au mariage, l’erreur annule donc le mariage.
2. En outre, le
consentement désigne quelque chose de volontaire. Or l’erreur empêche un acte
d’être volontaire, car, selon Aristote (Éthiques
3, 1), saint Grégoire de Nysse et saint Jean
Damascène, l’acte volontaire est l’acte de celui qui connaît les contingences
particulières de l’action qu’il exécute, ce qui ne s’applique pas dans le cas
de l’erreur. Celle-ci est donc un empêchement de mariage.
Conclusion :
Tout ce qui
entrave une cause entrave également son effet. Or le consentement est la cause
du mariage, comme on l’a déjà dit (Q. 45, 1). Tout ce qui annulera le
consentement annulera donc le mariage. Mais le consentement est un acte de
volonté qui présuppose un acte d’intelligence. Si celui-ci manque, l’acte de
volonté fait également défaut. Par suite, dans le cas de l’erreur qui empêche
de savoir, le consentement volontaire fait défaut et le mariage n’existe pas.
L’erreur peut donc, de par le droit naturel, annuler le mariage.
Solutions :
1. L’ignorance
diffère à proprement parler de l’erreur, car l’ignorance consiste dans le
manque total de connaissance : tandis que l’erreur implique un faux jugement de
la raison à propos d’une réalité. Mais, peu importe qu’il y ait ignorance ou
erreur, l’acte volontaire fait défaut dans l’une et dans l’autre hypothèse.
L’ignorance, en effet, ne pourrait pas entraver l’acte volontaire si une erreur
ne se joignait à elle, puisque l’intervention de la volonté suit toujours une
appréciation ou un jugement sur l’objet d’une action projetée. Si donc il y a
ignorance, il y aura aussi erreur. Mais on ne mentionne que l’erreur comme
empêchement parce qu’elle est la cause immédiate du défaut de consentement.
2. Si l’erreur de
sa nature n’est pas contraire au mariage lui-même, elle ne se concilie pas cependant
avec la cause du mariage.
3. Le caractère du
baptême a pour cause propre non pas l’intention du ministre mais le rite
matériel accompli extérieurement. L’intention ne fait qu’adapter le rite à son
effet spécial. Le lien conjugal, au contraire, est l’effet direct du
consentement. Les deux cas ne se ressemblent donc point.
4. Comme le
remarque le Maître des Sentences, le mariage de Jacob et de Lia ne résulta
point des relations charnelles qu’ils entretinrent par erreur mais du
consentement qu’ils échangèrent ensuite. Toutefois, ils furent excusables de
péché, comme le dit le Maître au même endroit.
Objections :
1. Oui, semble-t-il
: l’erreur sur la condition et l’erreur sur la personne ne sont pas les seules
qui empêchent le mariage, ainsi que le dit le Maître des Sentences (Dist 30, 1). Ce qui convient, en effet, à une réalité en
raison de sa nature qui convient dans tous les cas. Or, l’erreur a ceci de
particulier qu’elle est un empêchement de mariage, comme on l’a dit : toute
erreur empêchera donc le mariage.
2. Si l’erreur, en
tant que telle, est un obstacle au mariage, à plus forte raison en sera-t-il
ainsi d’une erreur grave. Or l’erreur au sujet des vérités de foi, et dont sont
victimes les hérétiques qui ne croient pas au sacrement de mariage, est plus
grave que l’erreur sur la personne. Elle empêchera donc le mariage.
3. L’erreur annule
le mariage pour cette seule raison qu’elle supprime le volontaire. Or,
l’ignorance d’une circonstance quelconque produit le même effet (Éthiques 3, 1). Parmi les empêchements
de mariage, il ne faut donc pas seulement compter l’erreur sur la condition et
l’erreur sur la personne.
4. La condition
d’esclave est un accident qui affecte la personne ; de même en est-il des
qualités physiques et spirituelles. Mais l’erreur sur la condition est un
empêchement. L’erreur sur la qualité ou la fortune en sera donc un aussi.
5. Si la condition
d’une personne dépend de l’état d’esclavage ou de liberté, en lequel elle se trouve,
elle dépend encore de sa noblesse ou de sa situation modeste, de la
considération dont elle jouit ou dont elle ne jouit plus. Mais l’erreur sur la
qualité d’esclave ou de personne libre est un empêchement. L’erreur sur les
autres qualités en sera donc un aussi.
6. Comme la
condition d’esclave, la disparité de culte et l’impuissance sont des
empêchements. Puisque l’erreur sur la condition est un obstacle au mariage, on
devrait aussi considérer comme tel l’erreur sur la disparité du culte et sur
l’impuissance.
Cependant :
1. Il semble
qu’aucune erreur, même sur la personne, n’empêche le mariage. Il en est en
effet du mariage comme de l’achat qui est un contrat. Or dans les contrats
d’achat et de vente, la vente ne sera pas annulée parce qu’à la place d’une
pièce d’or, on aura donné une autre pièce d’or de même valeur. De la même
façon, le mariage ne deviendra pas nul, parce que l’on aura épousé une femme
pour une autre.
2. De plus,
supposons le cas où après un long temps de mariage passé dans cette erreur, les
époux aient mis au monde de nombreux fils et filles. La séparation des époux
amènerait des conséquences très graves. L’erreur du début n’a donc pas annulé
le mariage.
3. Il peut encore
arriver qu’on présente à une femme le frère de celui auquel elle entendait
donner son consentement et que des relations charnelles s’établissent entre
eux. En toute vrai semblance, la femme ne peut alors retourner à celui avec
lequel elle entendait se marier, mais doit rester avec le frère de celui-ci.
L’erreur sur la personne n’empêche donc pas le mariage.
Conclusion :
De même que
l’erreur en causant un acte involontaire peut excuser de la faute, de même elle
peut nuire à la valeur du mariage. Mais toute erreur n’excuse pas de péché :
elle ne le fera que si elle porte sur la présence ou l’absence de certaines
circonstances, c’est-à-dire de celles qui rendent un acte bon ou mauvais. Si en
effet je frappe le père d’un enfant avec une canne ferrée, croyant ne tenir
qu’une canne de bois, je ne suis pas complètement excusable, bien que je le
sois en partie. Mais si voulant frapper un enfant pour le corriger, je frappe
par erreur son père, je suis entièrement excusable, à condition que ce soit
tout à fait par mégarde. Ainsi l’erreur pour annuler le mariage devra porter sur
la présence ou l’absence des conditions essentielles au mariage. Or le mariage
exige deux conditions qu’il y ait d’abord deux personnes qui s’unissent et
ensuite qu’elles se donnent l’une à l’autre le droit de réaliser la fin du
mariage. Mais la première condition ne se vérifie pas quand il y a erreur sur
la personne. La seconde non plus quand il y a erreur sur la condition, car un
esclave ne peut, sans le consentement de son maître, conférer à d’autres les
droits de son maître sur lui. Ainsi l’erreur sur la personne et l’erreur sur la
condition sont les deux seuls empêchements au mariage.
Solutions :
1. L’erreur est un
obstacle au mariage non en raison de sa nature, mais à cause des conditions sur
lesquelles elle porte et qui sont essentielles au mariage.
2. L’infidèle, qui
fait erreur sur le mariage, ne se trompe que sur les conséquences du mariage, à
savoir si c’est un sacrement ou s’il est licite. Une telle erreur ne nuit pas à
la validité du mariage, de même que l’erreur d’un baptisé ne nuit pas à la
réception du caractère, s’il a l’intention de recevoir ce que l’Église lui
donne peu importe qu’il n’y croie point.
3. L’involontaire
qui excuse le péché ne résulte pas de l’ignorance de toute espèce de
circonstance. L’argument n’est donc pas concluant.
4. La différence
de fortune, la diversité des qualités ne portent pas atteinte aux caractères
essentiels du mariage, comme le fait la condition servile. La parité n’existe
donc pas.
5. L’erreur portant
sur la noblesse n’annule pas plus le mariage que l’erreur portant sur les
qualités et pour la même raison mais si l’erreur sur la noblesse ou la dignité
du conjoint retombe sur la personne, elle devient alors empêchement de mariage.
Si donc la femme consent à épouser telle personne déterminée, l’erreur sur la
noblesse de celle-ci n’annule pas le mariage. Quand, au contraire, la femme
avait l’intention d’épouser précisément le fils du roi, quel qu’il soit
individuellement et qu’on lui présente une autre personne, il y a erreur sur
l’identité de personne et le mariage est nul.
6. L’erreur
touchant les autres empêchements dirimants qui rendent certaines personnes
incapables de se marier annule également le mariage. Le droit ne fait pas
mention de cette erreur, parce que, qu’elle existe ou non, les empêchements produisent
toujours leurs effets. Qu’une femme, par exemple, contracte mariage avec un
sous-diacre, à son escient ou non, le mariage sera nul. Quant à la condition
d’esclave elle n’est pas un empêchement si on la connaît. Ce n’est donc point
le même cas.
7. La monnaie dans
les contrats joue le rôle de mesure universelle et non pas de matière à échange
(Éthiques 5, 5). Si l’on ne donne pas
alors les pièces de monnaie attendues mais d’autres équivalentes, le contrat
reste valide. Mais s’il y avait erreur sur la matière, objet du contrat, ce
dernier serait nul, ce qui arriverait par exemple si on vendait un âne au lieu
d’un cheval. Ainsi en est-il du cas proposé.
8. Dans les
circonstances alléguées, il n’y aura mariage que si la femme renouvelle son
consentement, quel que soit le temps pendant lequel les conjoints ont vécu
ensemble.
9. Si l’épouse n’a
pas donné son consentement au premier des frères, elle peut rester avec le
second qu’elle a accepté par erreur et elle ne pourra pas reprendre la vie
commune avec le premier, surtout si elle a eu des relations charnelles avec le
second. Mais si elle avait vraiment donné son consentement au premier, elle ne
peut pas, du vivant de celui-ci, demeurer avec le second. Elle peut alors soit
quitter ce dernier sans plus, soit accepter la vie commune avec le premier en
tout cas l’ignorance du fait excuse du péché. La solution serait la même, si,
après la consommation du mariage, la femme était trompée par le frère de son
mari et avait des relations avec lui. La fraude d’autrui ne peut pas causer de
préjudice à sa victime.
Il faut
considérer maintenant l’empêchement de condition servile. A ce sujet nous nous
poserons quatre questions : - 1. La condition servile est-elle un empêchement
de mariage ? - 2. Un serf peut-il contracter mariage sans le consentement de
son maître ?- 3. Un homme marié peut-il devenir serf sans le consentement de
son épouse ? - 4. Les enfants doivent-ils suivre la condition du père ou celle
de la mère ?
Objections :
1. La condition
servile n’est pas un empêchement. Un empêchement de mariage, en effet, est
toujours un obstacle au mariage. Or la condition servile n’a rien en elle qui
s’oppose au mariage ; autrement les serfs ne pourraient pas se marier entre
eux. La condition servile n’est donc pas un empêchement de mariage.
2. Ce qui est
contraire à la nature ne peut empêcher ce qui est conforme à la nature. Or le
servage est contraire à la nature, car comme le dit saint Grégoire le Grand :
"L’homme agit contrairement à la nature quand il veut être le maître d’un
autre" ; de plus, d’après la Genèse, Dieu a voulu que l’homme établisse sa
domination sur les poissons de la mer et les autres animaux, mais non sur
l’homme. Le servage ne peut donc être un empêchement au mariage qui est une
chose naturelle.
3. Si la condition
servile est un empêchement, cela peut venir ou bien du droit naturel, ou bien
du droit positif. Mais cela ne vient pas du droit naturel, puisque, selon le
droit naturel, tous les hommes sont égaux, Comme le dit saint Grégoire le Grand
; au commencement du Digeste, il est dit aussi que le servage n’est pas de
droit naturel. Cicéron, d’autre part, montre que le droit positif dérive du
droit naturel. D’aucune façon, par conséquent, le servage n’est empêchement de
mariage.
4. Un empêchement
de mariage produit son effet, qu’on le connaisse ou qu’on l’ignore : ainsi en
est-il de l’empêchement de parenté. Or quand un des deux contractants connaît
la condition servile de l’autre, il n’y a pas d’empêchement. De par sa nature,
le servage n’est donc pas un obstacle au mariage on ne devrait donc pas le
considérer comme un empêchement distinct des autres.
5. On peut se
tromper sur la condition servile d’une personne, en la croyant libre alors
qu’elle est serve, comme on peut se tromper sur la liberté d’une autre en la
croyant esclave alors qu’elle est libre. Or on ne considère pas la liberté
comme un empêchement de mariage : on ne devrait donc pas non plus considérer
l’état servile comme en étant un.
6. La maladie de
la lèpre rend la société conjugale bien plus insupportable que le servage et
elle est un plus grand obstacle au bien des enfants. Or la lèpre n’est pas un
empêchement au mariage. La condition servile n’en est donc pas un non plus.
Cependant :
1. Le droit
déclare, au sujet du mariage des serfs, que l’erreur touchant la condition
servile est un empêchement au mariage et une cause de nullité pour le mariage
déjà contracté.
2. D’autre part le
mariage, étant une chose honorable, peut être recherché
pour lui-même ; le servage, au contraire, est une chose qui, de soi, doit être
évitée. Il est donc contraire au mariage et devient ainsi un empêchement.
Conclusion :
Dans le contrat
de mariage, chacun des époux s’engage à rendre à l’autre le devoir conjugal. Si
donc l’un des contractants est incapable de remplir son engagement et que
l’autre l’ignore, Cette ignorance annule le contrat. Or de même que
l’impuissance met dans l’incapacité absolue de rendre le devoir, de même le
servage rend le serf incapable de rendre le devoir à son gré. Dès lors, comme
l’impuissance qui est un empêchement quand on l’ignore mais non pas quand on la
connaît, la condition servile est un empêchement si l’autre l’ignore et n’en
est pas s’il la connaît.
Solutions :
1. Le servage est
d’abord contraire au mariage à cause de l’acte conjugal auquel on s’oblige en
se mariant, car l’esclave ne peut pas le rendre à son gré. Le servage est
encore contraire au mariage à cause des enfants dont le bien est compromis
puisqu’ils se trouvent dans une situation pire en raison de la condition
servile de leurs parents. Mais, comme chacun peut renoncer à jouir de son droit
et consentir à subir un dommage personnel, le mariage sera valide quand un
époux connaîtra la condition servile de l’autre époux.
De même, étant
donné que l’obligation de rendre le devoir est la même pour chaque époux, et
que l’un des deux ne peut pas obliger l’autre plus qu’il n’y est obligé lui-même,
un esclave contractant mariage avec une personne de condition servile mais
qu’il croit libre, fera un mariage valide.
La condition
servile ne devient donc empêchement de mariage que dans le cas où elle est
ignorée de l’autre partie et peu importe que celle-ci soit personne libre.
Voilà pourquoi rien ne s’oppose à ce que les serfs se marient entre eux et à ce
qu’un homme libre épouse une personne serve.
2. Une chose peut
être contraire à la nature parce qu’elle s’oppose à l’intention première de la
nature, tout en étant conforme à l’intention seconde de celle-ci : ainsi toute
corruption, tout défaut, la vieillesse, d’après Aristote, sont contraires à
l’intention première de la nature, puisque celle-ci tend à produire l’être et à
le conduire à sa perfection. Mais elles ne sont pas contraires à l’intention
seconde de la nature ; car quand la nature ne peut pas maintenir l’existence
dans un être, elle la conserve dans un autre qui naît de la corruption du
premier : de même, quand la nature ne peut plus pousser une chose à une plus
grande perfection, elle la conduit à une moindre perfection : par exemple,
quand elle ne peut pas produire un mâle, elle fait naître une femelle qui,
selon l’expression d’Aristote, est un mâle diminué. Nous disons la même chose
du servage : elle est contraire à la première intention de la nature, mais non
pas à la seconde, car la raison naturelle pousse chacun à être bon et c’est une
tendance naturelle. Mais si quelqu’un a péché, la nature demande aussi qu’il
soit puni, et c’est ainsi que la servitude s’est introduite en punition du
péché. Il n’y a d’ailleurs aucun inconvénient à ce qu’une chose naturelle soit
empêchée par une autre contraire à la nature : ainsi
l’impuissance, contraire à la nature, comme nous l’avons dit, est un
empêchement au mariage.
3. Le droit
naturel exige qu’on soit puni quand on a péché, et que personne ne soit puni
sans avoir péché. Mais c’est au droit positif de préciser la peine et de la
proportionner à la qualité de la personne et à la grandeur de la faute. Ainsi
la servitude qui est une peine déterminée est donc, comme telle, de droit
positif, et elle dérive du droit naturel, comme le déterminé de l’indéterminé.
C’est également en vertu du droit positif que la servitude est un empêchement
de mariage, quand elle est ignorée, afin que personne ne soit puni sans l’avoir
mérité, car c’est une peine pour la femme d’avoir un mari esclave et
réciproquement.
4. Il y a des
empêchements qui rendent le mariage illicite : or ce n’est pas notre volonté
qui rend une chose licite ou illicite mais la loi à laquelle la volonté doit se
soumettre. C’est le mariage ne dépend pas, en ce qui concerne certains
empêchements, de leur connaissance ou de leur ignorance qui rend l’acte
involontaire : à cette catégorie d’empêchements appartiennent le voeu,
l’affinité, et autres du même genre. Mais il y a aussi des empêchements qui
s’opposent à la réalisation du devoir conjugal dans le mariage. Et comme il
dépend de notre volonté de dispenser les autres de leurs devoirs vis-à-vis de
nous, de tels empêchements n’annulent pas le mariage quand ils sont connus, ils
l’annulent seulement quand l’ignorance supprime le volontaire. Tels sont les
empêchements de condition servile et d’impuissance. Comme ils causent par eux-mêmes
un obstacle au mariage, on les considère comme des empêchements spéciaux à côté
de celui d’erreur. Par contre, le changement de la personne ne crée pas un
empêchement spécial à côté de celui d’erreur : car ici la personne substituée
ne devient un obstacle au mariage qu’en raison de l’intention de l’autre partie
contractante.
5. La liberté
d’une personne ne s’oppose pas à ce qu’elle rende le devoir conjugal : si on
ignore sa condition de personne libre, il n’y a donc pas empêchement
6. La lèpre
n’empêche pas le mariage en ce qui regarde son acte premier les lépreux, en
effet, peuvent librement rendre le devoir conjugal, bien qu’il puisse en
résulter des effets dommageables. C’est pourquoi la lèpre n’empêche pas le
mariage comme la condition servile.
Objections :
1. Il ne le peut
pas, car il n’est pas permis de disposer du bien d’autrui sans que celui-ci n’y
consente. Mais le serf est "le bien de son maître" (Aristote, Polit 1, 2. Il ne peut donc pas
contracter mariage et donner son corps à l’épouse sans le consentement du
maître.
2. Le serf doit
obéir à son maître. Or le maître peut lui défendre de consentir au mariage. Le
premier ne peut donc se marier sans que le second n’y consente.
3. Une fois marié,
le serf doit rendre le devoir à son épouse, en vertu du précepte divin. Or il
peut se faire que le maître impose à son serf un service au moment où l’épouse
réclame le droit conjugal le serf ne pourra donc pas rendre ce service s’il
veut satisfaire son épouse. Si donc un serf n’avait pas besoin du consentement
de son maître pour contracter mariage, celui-ci serait privé d’un service
auquel il a droit : ce qui ne doit pas être.
4. Un seigneur
peut vendre son serf dans des régions éloignées où l’épouse ne pourra pas le
suivre, soit en raison d’une maladie, soit à cause d’un danger pour sa foi,
comme si, par exemple, son mari était livré à des infidèles, soit en raison du
refus du maître, parce qu’elle est elle-même esclave. Il en résultera donc que
le mariage sera dissous, ce qui répugne. Un serf ne petit donc pas contracter
mariage sans le consentement de son maître.
5. L'obligation
par laquelle un homme s’engage au service de Dieu lui est plus favorable que
celle qu’il s’impose en se donnant à son épouse. Or un serf ne peut ni entrer,
en religion, ni recevoir les Ordres sans le consentement de son maître. Encore
moins peut-il s’engager dans le lien du mariage sans le consentement du maître.
Cependant :
1. Saint Paul,
dans l’Epître aux Galates (3, 28), dit : "En Jésus-Christ, il n’y a plus
ni esclave, ni homme libre". Les serfs jouissent donc de la même liberté
que les hommes libres pour contracter mariage dans la religion de Jésus-Christ.
2. En outre la
servitude est de droit positif, tandis que le mariage est à la fois de droit
naturel et de droit divin. Puisque le droit, positif ne déroge ni au droit
naturel, ni au droit divin, un serf pourra donc contracter mariage sans le
consentement de son maître.
Conclusion :
Le droit positif
découle du droit naturel ; par conséquent le servage qui est de droit positif
ne peut déroger à ce qui est de droit naturel. De même donc que la nature, qui
tend à conserver l’individu, travaille aussi à conserver l’espèce par la
génération, le serf non assujetti à son maître au point de ne pouvoir librement
dormir et manger et pourvoir aussi aux besoins du corps, sans quoi la nature ne
pourrait se conserver, n’est pas non plus soumis à son maître de telle sorte
qu’il ne puisse pas librement contracter mariage même à l’insu ou contre le gré
de son maître.
Solutions :
1. Le serf est la
propriété de son maître dans le domaine des choses qui s’ajoutent à la nature,
car quant aux choses naturelles, tous les hommes sont égaux. Et donc dans le
domaine des actes naturels, l’esclave peut céder, par un contrat de mariage,
ses droits sur son corps à une autre personne et malgré son maître.
2. Le serf est
tenu d’obéir aux Ordres que le maître a le droit de lui donner ; mais comme le
maître ne peut lui défendre de manger, de dormir, il ne peut non plus lui
défendre de contracter mariage le législateur doit, en effet, veiller à la
manière dont on exerce ses droits. Par suite le serf ne serait pas obligé
d’obéir au maître qui lui défendrait de se marier.
3. Le serf qui a
contracté mariage du consentement de son maître doit, en de pareilles
circonstances, omettre de servir le maître qui l’appelle, et rendre à son
épouse le devoir conjugal, car du fait que son maître lui a permis de
contracter mariage, on doit supposer qu’il lui a permis de remplir tous les
devoirs du mariage. Quand, au contraire, l’esclave s’est marié à l’insu ou
contre le gré de son maître, il ne doit pas rendre le devoir conjugal, mais
plutôt obéir, s’il ne peut concilier les deux choses.
Cependant, une
telle situation, il ne faut pas perdre de vue comme dans toute action humaine
beaucoup de circonstances particulières, comme le danger auquel est exposée
l’épouse du côté de la chasteté, l’empêchement que l’accomplissement du devoir
conjugal apportera à l’exécution des Ordres donnés et autres circonstances du
même genre après les avoir examinées, on pourra voir à qui le serf doit d’abord
obéir, à son maître ou à son épouse.
4. En pareil cas,
le maître ne doit absolument pas vendre son esclave dans des conditions telles
que les devoirs du mariage deviennent impossibles, surtout s’il peut vendre son
esclave en tout lieu et à un juste prix.
5. Celui qui entre
en religion ou reçoit les Ordres se consacre au culte divin pour toute sa vie ;
un époux, lui, n’est pas toujours obligé de rendre le devoir à son épouse mais
au temps opportun les deux situations ne sont donc pas semblables. En outre
l’entrée en religion ou la réception des Ordres comporte des obligations qui se
surajoutent aux obligations naturelles et sont, par le fait même, du ressort du
maître. Mais le droit de ce dernier ne s’étend pas aux obligations naturelles
contractées par le mariage. Le serf ne pourrait donc faire voeu de continence
sans le consentement de son maître.
Objections :
1. Cela est
impossible, semble-t-il. On ne doit pas, en effet, ratifier ce qui se fait en
fraude et au préjudice d’un tiers. Or un époux qui se vend comme esclave le
fait quelquefois par fraude pour se libérer du mariage, et en tout cas il agit
au détriment de son épouse. Un tel marché ne doit donc pas être valide.
2. Deux
institutions qui jouissent de la faveur du droit prévalent sur une troisième
qui n’a pas cet avantage. Or le mariage et la liberté jouissent de la faveur du
droit, tandis que le servage, qui leur est contraire, n’a pas ce privilège. Le
servage contracté après mariage est donc absolument nul.
3. Dans le
mariage, l’homme et la femme sont sur le même plan d’égalité. Or l’épouse ne
peut pas se vendre en servage contre le gré de son mari ; de même le mari ne
peut pas le faire sans le consentement de son épouse.
4. Ce qui dans l’Ordre
naturel peut empêcher une chose de se produire est capable aussi de la
détruire. Or le servage du mari, quand la femme l’ignore, est un empêchement au
mariage. Le servage, survenant après le mariage, pourrait donc aussi le
détruire, ce qui paraît inadmissible.
Cependant :
1. Chacun peut
donner à autrui ce qui lui appartient en propre. Or l’homme s’appartient à lui-même,
puisqu’il est libre. Il peut donc céder à d’autres ses droits sur lui-même.
2. Un serf, d’autre part, peut prendre femme contre le gré de son
maître, ainsi qu’on l’a déjà dit ; pour la même raison, un homme peut se
soumettre à un seigneur contre le gré de sa femme.
Conclusion :
Le mari ne
dépend de son épouse qu’en ce qui concerne l'acte naturel du mariage, en face
duquel les deux époux sont sur un plan d’égalité et avec lequel
l’assujettissement du servage n’a pas de rapport. Aussi, un homme peut se
vendre comme serf contre le gré de son épouse. Il ne s’ensuit pas que le
mariage soit rompu, car aucun empêchement survenant après le mariage ne peut
l’annuler, comme on l’a dit plus haut (Q 50, 1, 7).
Solutions :
1. La fraude peut
bien nuire à celui qui la commet, mais elle ne peut pas porter préjudice à un
autre. Si donc un mari se vend comme serf, sans en avertir son épouse, il en
supportera le dommage en perdant cet inestimable bien de la liberté. Mais il
n’en résultera aucun préjudice pour l’épouse, car l’époux ne sera pas dispensé
de rendre le devoir conjugal quand la femme le demandera et de remplir toutes
les obligations du mariage. Les Ordres de son maître ne pourront pas l’en
affranchir.
2. Il y a bien
réelle opposition entre le mariage et le servage, mais c’est le mariage qui
doit porter préjudice à la servitude, puisque le serf doit rendre le devoir
conjugal à son épouse, alors même que son maître n’y consent pas.
3. Par rapport à
l’acte conjugal et aux obligations naturelles, que l’assujettissement du
servage ne saurait modifier, l’homme et la femme doivent être considérés comme
égaux ; cependant quand il s’agit du gouvernement domestique et des autres
choses semblables qui ne sont plus naturelles, l’homme est le chef de la femme
et doit la corriger ; mais la réciproque n’est pas vraie. L’épouse ne peut donc
s’engager dans le servage, quand son mari n’y consent pas.
4. Cet argument
vaut pour le cas des êtres corruptibles et, même encore là, beaucoup
d’obstacles peuvent empêcher un être d’exister alors qu’ils ne suffisent plus
pour le détruire quand il existe. Pour les êtres perpétuels il peut arriver
qu’un obstacle les empêche d’exister, mais celui-ci ne peut pas faire qu’ils
cessent d’exister. C’est le cas de l’âme raisonnable. C’est aussi celui du
mariage, car il est un lien perpétuel tant que dure la vie présente.
Objections :
1. Il semble que
oui. Un être, en effet, reçoit sa dénomination de son principe le plus élevé en
dignité. Or, dans la génération, le père est supérieur à la mère. Les enfants
doivent donc suivre la condition du père.
2. L’être d’une
chose dépend plus de sa forme que de sa matière. Or, comme l’a observé Aristote
(Générat. Animaux 1, 2), le père dans la
génération donne la forme et la mère donne la matière. L’enfant doit donc
suivre la condition du père plutôt que celle de la mère.
3. Un être doit
suivre de préférence celui auquel il ressemble le plus. Or le fils ressemble
plus au père et la fille plus à la mère. Le fils au moins doit donc suivre la
condition du père et la fille la c de la mère.
4. La Sainte Écriture
n’établit pas les généalogies par les femmes mais par les hommes. L’enfant doit
donc suivre le père plutôt que la mère.
Cependant :
Si l’on sème
dans le terrain d’autrui, les fruits appartiennent au propriétaire du sol. C’est
ce qui arrive dans les rapports entre homme et femme.
On constate que
les animaux produits par le croisement d’espèces diverses suivent plutôt la
condition de la femelle que du mâle : ainsi un mulet né d’une jument et d’un
âne ressemble beaucoup plus aux juments que celui qui naît d’une ânesse et d’un
cheval. Il doit donc en être de même pour les hommes.
Conclusion :
Selon les lois
civiles, l’enfant suit la condition de sa mère. Cela est raisonnable, car, si
l’enfant reçoit de son père son complément formel, il reçoit cependant de sa
mère sa substance corporelle. Or le servage affecte le corps, puisque le serf, en travaillant, devient comme l’instrument de son
maître. L’enfant suit donc la mère en ce qui concerne la condition de liberté
et de servitude ; quant à la dignité de la personne qui provient de la forme de
l’être, l’enfant suit son père : ainsi pour les honneurs, les fonctions
civiles, les héritages et autres choses du même genre. Sur ce point le droit
civil est d’accord avec le droit canon et la loi de Moïse (Ex 21, 4).
Mais, dans les
pays qui ne sont pas régis par le droit civil, l’enfant hérite de la condition
la moins favorable : si donc le père est serf, les enfants le seront aussi,
bien que la mère soit une personne libre. Cependant il n’en est pas de même
lorsqu’après le mariage le père se livre comme serf malgré son épouse ou
réciproquement. Si les deux époux sont de condition servile et qu'ils relèvent
chacun d’un maître différent, les maîtres se partageront les enfants, s’il y en
a plusieurs, ou s’il n’y en a qu’un, un des seigneurs paiera à l’autre une
indemnité et prendra l’enfant à son service. Il ne semble pas pourtant qu’une
telle coutume puisse être aussi raisonnable que la décision qui se fonde sur le
conseil expérimenté de nombreux sages.
D’ailleurs,
c’est un fait constaté même dans l’Ordre naturel, une chose reçue revêt la
condition de l’être qui la reçoit, non de celui qui la donne. Il semble donc
raisonnable que l’enfant suive la condition de la mère qui l’a reçu et qui l’a
porté dans son sein.
Solutions :
1. Si le père est
supérieur à la mère, c’est la mère pourtant qui donne à l’enfant son corps
auquel s’attache la condition servile.
2. En ce qui
touche aux caractères de l’espèce, le fils ressemble plus au père qu’à la mère,
Quand il s’agit des conditions matérielles, il ressemble plus à la mère qu’au
père, car chaque être tire de sa forme son être spécifique, mais les conditions
matérielles lui viennent de la matière.
3. Le fils
ressemble à son père par sa forme et cette forme est pour lui comme pour son
père le complément de son être. L’argument est donc en dehors de la question.
4. Dans les
généalogies de la Sainte Écriture et selon la coutume générale, les enfants
reçoivent plutôt le nom de leur père que celui de leur mère, parce que
l’honneur qu’ils héritent leur vient plutôt du père que de la mère. Mais pour
la condition servile, les enfants suivent de préférence leur mère.
A propos de ces
deux empêchements il faut répondre aux quatre questions suivantes : - 1. Le
voeu simple annule-t-il le mariage ? - 2. Le voeu solennel produit-il le même
effet ? - 3. L’Ordre est-il un empêchement de mariage ? - 4. Peut-on recevoir
les Ordres sacrés après avoir contracté mariage ?
Objections :
1. Le voeu simple
a nécessairement pour effet la rupture du mariage. Un lien plus fort l’emporte
sur un lien plus faible. Or le vœu crée un lien plus fort que le lien du mariage
: car, dans le mariage, on s’engage vis-à-vis de l’homme, tandis que dans le
voeu on s’engage vis-à-vis de Dieu. L’obligation du voeu nuit donc à
l’obligation du mariage.
2. Les lois
divines ne le cèdent point aux lois de l’Église. Or les lois de l’Église ont
une vigueur telle que leur transgression annule le mariage de ceux qui y
désobéissent : ainsi en est-il pour ceux qui épousent des parents malgré le
degré de parenté fixé par l’Église. Puisque la loi divine impose l’observation
des voeux, l’union contractée malgré un voeu sera donc nulle.
3. Tout homme
marié peut avoir des relations sexuelles sans commettre de faute. Mais celui
qui a prononcé le voeu simple de chasteté ne peut jamais user du mariage sans
pécher. Le voeu simple annule donc le mariage. La mineure se prouve ainsi : se
marier après le voeu simple de chasteté, c’est pécher mortellement, car, selon
saint Augustin : "Les personnes qui ont fait voeu de virginité encourent
la damnation non seulement quand elles se marient, mais aussi quand elles se
proposent de le faire". Or l’usage du mariage est la seule chose qui rende
l’union conjugale contraire au voeu de chasteté. Si ce voeu existe, en effet,
le premier acte sexuel est un péché mortel et, pour la même raison les actes
suivants en sont un, car un premier péché ne peut excuser les péchés
subséquents.
4. En vérité, les
deux époux doivent jouir des mêmes droits, principalement dans l’usage du
mariage. Mais le conjoint qui a fait le voeu simple de continence ne peut
jamais sans commettre de faute demander le devoir conjugal, car ce serait agir
à l’encontre du voeu qui l’oblige à garder la chasteté : pas davantage ne peut-il
sans péché rendre à l’autre le devoir conjugal.
Cependant :
Le pape
Alexandre III déclare : "Le vœu simple est un empêchement, mais n’annule
pas le mariage".
Conclusion :
On cesse d’être
le maître d’une chose quand celle-ci devient la propriété d’autrui. Or une
promesse ne transfère pas la propriété de la chose promise au bénéficiaire de
la promesse. Dès lors que l’on a promis une chose, on ne cesse donc pas d’en
être le maître. Le voeu simple n’étant ainsi que la simple promesse faite à
Dieu d’observer la chasteté, l’homme qui l’a prononcé reste maître de son
corps. Il peut donc en disposer en faveur de son épouse et c’est en ce don que
consiste l’indissoluble sacrement de mariage. Le voeu simple reste donc un
obstacle au mariage, puisque celui qui se marie après l’avoir prononcé, commet
une faute, mais il n’annule pas le mariage, car celui-ci est un vrai contrat.
Solutions :
1. Le voeu, en
vérité, est un lien plus fort que le lien conjugal, étant donné celui auquel la
promesse est faite et ce à quoi elle oblige car si le mariage lie l’homme à la
femme et impose le devoir conjugal, le voeu lie l’homme à Dieu et exige la continence.
Mais, étant donnée la manière dont tout cela oblige, le lien matrimonial
l’emporte sur le voeu simple, car l’homme qui se marie cède immédiatement ses
droits à son épouse, tandis que l’homme qui émet le voeu simple ne cède rien
immédiatement. Or, celui qui conserve ses droits jouit de la situation la
meilleure. L’obligation du voeu simple est la même que celle des fiançailles.
Aussi le voeu simple entraîne-t-il la rupture des fiançailles.
2. La loi qui
défend aux personnes parentes de se marier entre elles. Elle annule le mariage,
non parce qu’elle est divine ou ecclésiastique, mais parce qu’elle rend le
corps de la parente inapte à passer au pouvoir de son allié. Or, la loi qui
défend le mariage après le voeu simple n’a pas cet effet. L’argument ne prouve
donc rien puisqu’il donne pour cause ce qui n’en est pas une.
3. Toute personne
qui, après avoir fait le voeu simple de chasteté, contracte mariage, ne peut
user de celui-ci sans pécher mortellement, car avant la consommation du
mariage, elle conserve le pouvoir d’accomplir son voeu. Une fois le mariage
consommé, il lui est devenu impossible de refuser sans commettre un péché le
devoir conjugal à l’époux qui l’exige, et elle s’est mise dans cette situation
par sa faute. Aussi bien l’obligation du voeu ne s’étendra pas jusque-là, comme
on pourrait le conclure de ce qui précède. Mais cette personne doit réparer par
la pénitence la transgression de son voeu.
4. Celui qui a
fait voeu de chasteté est obligé de l’observer même après le mariage, de la meilleure
manière possible. Si l’épouse meurt, il doit donc vivre dans la continence
parfaite. Etant donné toutefois que le lien matrimonial n’impose pas
l’obligation de demander le devoir conjugal, l’époux qui a prononcé le voeu ne
peut, il est vrai, demander cette satisfaction sans pécher, mais il peut, sans
pécher, rendre le devoir à l’épouse qui le demande, une fois qu’il s’y est
d’ailleurs obligé en consommant le mariage. Peu importe que l’épouse demande le
de conjugal expressément ou implicitement, ce qui arrive, par exemple, quand la
pudeur la retient et que l’époux devine son désir ; celui-ci peut toujours sans
pécher, satisfaire ce désir, surtout s’il craint pour sa vertu. Qu’on n’objecte
pas que les époux ont des droits égaux vis-à-vis de l’acte conjugal : chacun
peut renoncer à ce qui lui revient de droit.
Certains
prétendent que l’époux peut aussi bien demander le devoir que le rendre, afin
de ne pas faire du mariage une charge trop lourde pour l’épouse qui devrait
demander toujours le devoir. Mais cela revient à dire que l’époux peut rendre
le devoir à son épouse, chaque fois que celle-ci le demande implicitement.
Objections :
1. Il faut
répondre non, semble-t-il ; car, selon les Décrétales, le voeu simple n'oblige
pas moins devant Dieu que le voeu solennel. Et la validité ou la nullité du
mariage ne dépendent que du bon plaisir divin. Puisque le voeu simple ne rompt
pas le mariage, le voeu solennel ne pourra donc pas le rompre non plus.
2. D’autre part,
la solennité ne donne pas autant de force au voeu simple que le serment. Or,
même confirmé par un serment, le voeu simple ne dissout pas le mariage une fois
contracté. Le voeu solennel ne produira donc pas non plus cet effet.
3. Enfin, le voeu
solennel ne possède rien que ne puisse avoir aussi le voeu simple. Ainsi le
voeu simple, tout comme le voeu solennel, peut être public, et par suite être
cause d’un scandale. En outre l’Église pourrait et devrait même décréter que le
voeu simple dirime le mariage pour empêcher un grand nombre de fautes. Pour la
même raison que le voeu simple, le voeu solennel n’annule donc pas le mariage.
Cependant :
Le mariage
spirituel que l’on contracte avec Dieu par le voeu solennel est beaucoup plus
digne que le mariage charnel. Or celui-ci rend nul le mariage que l’on
viendrait à contracter dans la suite. Le voeu solennel produit donc le même
résultat.
La preuve de ce
fait peut encore se tirer de nombreux arguments d’autorités, cités dans le
texte parallèle du Livre des Sentences (Dist 38).
Conclusion :
On admet
communément que le voeu solennel qui empêche de contracter mariage le rend nul
si on le contracte. Selon certains, la raison en est le scandale qui s’en
suivrait. Mais il n’en est rien. Le voeu simple, en effet, peut aussi donner
lieu au scandale lorsqu’on l’a émis publiquement. De plus le scandale n’est pas
une raison suffisante pour briser le lien indissoluble qui constitue la
véritable vie conjugale.
D’autres donnent
comme motif la loi de l’Église. Mais ce motif ne suffit point ; car autrement
l’Église pourrait tout aussi bien décréter le contraire, ce qui ne paraît pas
exact.
Il faut donc
dire ceci avec d’autres théologiens : le voeu solennel, de par sa nature, rend
nul le mariage contracté, car celui qui le prononce ne jouit plus du droit de
disposer de son corps, puisqu’il en a fait don à Dieu en s’engageant à la
chasteté perpétuelle. Il ne peut donc plus donner son corps à une épouse en
contractant mariage avec elle. Et puisque le mariage qui suit le voeu solennel
est nul, on dit que le voeu solennel dirime le mariage déjà contracté.
Solutions :
1. Le voeu simple
est considéré comme ayant la même force obligatoire que le Voeu solennel devant
Dieu, quand il s’agit des rapports avec Lui, telle la séparation de Dieu
produite par le péché mortel ; car la transgression du voeu simple, comme celle
du voeu solennel, est péché mortel, bien qu’il soit plus grave d’enfreindre le
voeu solennel. Cette comparaison, d’ailleurs, vaut seulement pour le genre de
culpabilité, non pour le degré précis de cette culpabilité. Mais, en face du
mariage par lequel les époux se lient entre eux, les deux voeux n’ont pas la
même force oblige même au point de vue générique, car le voeu solennel entraîne
des devoirs que n’impose pas le voeu simple.
2. Le serment a
plus de force que le voeu en raison du motif pour lequel il oblige. Mais le
voeu solennel oblige d’une manière plus immédiate, car il consiste dans le don
de ce que l’on promet. Le serment n’a pas cet effet. L’argument ne vaut donc
point.
3. En prononçant
un voeu solennel, l’homme livre à Dieu son propre corps, ce qu’il ne fait point
par le voeu simple. L’argument se fonde donc sur une raison insuffisante.
Objections :
1. Il ne le paraît
point, car seules les choses qui se contrarient sont incompatibles. Or l’Ordre
et le mariage ne se contrarient nullement, car ce sont deux sacrements
distincts. L’Ordre n’est donc pas un empêchement de mariage.
2. Le sacrement
d’Ordre est le même pour nous et pour l’Église Orientale. Mais, dans l’Église
Orientale, il n’est pas un empêchement de mariage. Il n’en est donc pas non
plus dans l’Église Occidentale.
3. Le mariage
signifie l’union du Christ et de son Église. Or ce symbolisme sera surtout mis
en relief par le mariage des ministres du Christ, c’est-à-dire, de ceux qui
sont ordonnés. L’Ordre n’exige donc pas que l’on ne puisse se marier.
4. Tous les Ordres
préparent aux fonctions spirituelles. Le sacrement d’Ordre ne peut donc devenir
un empêchement de mariage que pour une raison spirituelle ; mais alors chacun
des Ordres sera un obstacle au mariage, ce qui est contraire à la doctrine de
l’Église.
5. Après
l’ordination, les clercs peuvent recevoir des bénéfices ecclésiastiques et
jouir des privilèges cléricaux. Si, comme le disent les juristes, l’Ordre est
un empêchement au mariage parce que les clercs mariés ne peuvent pas posséder
de bénéfices d’Église ni jouir des privilèges accordés aux clercs, chacun des Ordres
sera un empêchement. Or ceci est faux, comme le déclare une décrétale du pape Alexandre
III. Aucun Ordre n’empêche donc le mariage.
Cependant :
1. On lit dans les Décrets : "Les clercs sous-diacres
ou promus à des Ordres supérieurs et connus comme étant mariés, doivent être
contraints à renvoyer leurs épouses". Or, il ne devrait pas en être ainsi,
si le mariage avait été valide.
2. D’autre part,
le voeu de continence interdit le mariage à celui qui l’a prononcé. Mais la
réception de certains Ordres entraîne avec elle le voeu de continence. Ces Ordres
sont donc un empêchement de mariage.
Conclusion :
Des raisons de
convenance exigent que les Ordres sacrés, à cause de leur nature, soient un
empêchement au mariage. Car les clercs investis de ces Ordres touchent les
vases sacrés et administrent les sacrements : la décence leur demande donc de
rester purs en gardant la continence. Pourtant c’est en vertu d’une loi de l’Église
que le sacrement d’Ordre constitue, en fait, un empêchement au mariage.
Toutefois les Latins et les Grecs ont légiféré sur ce point d’une façon
différente. Chez les Grecs, l’Ordre est la seule cause de l’empêchement ; chez
les Latins il s’y ajoute le voeu de continence que l’on forme lors de la réception
des Ordres sacrés ; celui qui ne prononcerait pas ce voeu serait cependant
censé l’avoir émis par le seul fait qu’il aurait reçu l’Ordre selon le rite de
l’Église occidentale. Aussi bien, chez les Grecs et chez les autres Orientaux,
l’Ordre sacré s’oppose à ce que l’on contracte ensuite mariage mais non pas à
l’usage du mariage. Les Orientaux peuvent donc user du mariage qui a précédé
leur ordination mais ne peuvent plus en contracter un nouveau. Les Occidentaux,
eux, ne peuvent ni se marier, ni user du mariage : à moins qu’un époux, à
l’insu de son épouse ou contre le gré de celle-ci ait reçu un Ordre sacré, car
son épouse ne doit pas subir un préjudice du fait de son mari. On a dit plus
haut la différence qui existe aujourd’hui et qui existait dans l’Église
primitive entre les Ordres sacrés et les Ordres non sacrés.
Solutions :
1. L’Ordre sacré
n’est pas incompatible avec le mariage considéré comme sacrement, mais avec
l’acte du mariage, qui est un obstacle à l’accomplissement des fonctions
sacrées.
2. L’argument
repose sur une erreur : partout, en effet, l’Ordre est un empêchement au
mariage, bien que, partout, sa réception ne soit pas accompagnée de l’émission
d’un voeu.
3. Les clercs dans
les Ordres sacrés représentent le Christ en accomplissant des fonctions
beaucoup plus nobles que celles des gens mariés, ainsi qu’on l’a montré dans le
traité de l’Ordre. L’argument ne vaut donc pas.
4. Les clercs
minorés peuvent contracter mariage malgré l’Ordre reçu, car les Ordres mineurs
qui établissent les ordinands dans des fonctions spirituelles ne leur donnent
pas toutefois, comme les Ordres majeurs, le pouvoir immédiat de toucher les
choses sacrées. Mais selon les lois de l’Église Occidentale, on ne peut à la
fois user du mariage et remplir une fonction d’un Ordre mineur, car on doit
observer une grande dignité dans les charges ecclésiastiques. Aussi, le
détenteur d’un bénéfice ecclésiastique étant obligé de remplir les fonctions de
son Ordre et jouissant pour cette raison des privilèges cléricaux, les clercs
mariés de rite latin sont privés de ces avantages.
5. La solution de
la dernière difficulté ressort de ce qui précède.
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car les liens spirituels sont plus forts que les liens matériels. Un homme
marié recevrait-il le sacrement d’Ordre, son épouse en subirait alors un
préjudice, car elle ne pourrait plus exiger l’accomplissement du devoir
conjugal, puisque l’Ordre est un lien spirituel et le mariage, un lien
matériel. On ne peut donc pas, semble.-t-il, recevoir un Ordre sacré après le
mariage consommé.
2. Une fois le
mariage consommé, aucun des époux ne peut faire le voeu de continence sans le
consentement de l’autre. Mais la réception d’un Ordre sacré entraîne
l’obligation du voeu de continence. Si donc un époux recevait un Ordre sacré,
malgré son épouse, celle-ci serait alors contrainte de garder la continence
puisqu’elle ne pourrait pas se remarier du vivant de son époux.
3. Un époux a
encore besoin du consentement de son épouse pour prier, ne fût-ce que
momentanément, comme il est dit dans l’épître aux Corinthiens (1 Co 7, 5). Mais
les Orientaux qui ont reçu les Ordres sacrés doivent observer la continence
pendant le temps de leur ministère. Ils ne peuvent donc recevoir les Ordres
sans le consentement de leurs épouses. A plus forte raison, les Latins.
4. L’époux et
l’épouse sont astreints aux mêmes obligations. Or le prêtre grec ne peut se
remarier après le décès de son épouse. La veuve du prêtre défunt ne le pourrait
donc pas non plus. Cependant on ne peut refuser à cette veuve le droit de se
remarier à cause d’une ancienne démarche de son mari disparu. Le mari ne peut
donc recevoir les Ordres après son mariage.
5. Le mariage
s’oppose à la réception de l’Ordre autant que l’Ordre s’oppose à la réception
du sacrement de mariage. Mais l’Ordre reçu avant le mariage est un empêchement
de mariage. Le mariage contracté avant la réception de l’Ordre sera donc aussi
un empêchement à l’Ordre.
Cependant :
1. Les religieux
sont tenus de garder la continence comme les clercs investis des Ordres sacrés.
Or, après son mariage, un homme peut entrer en religion, soit parce que son
épouse est défunte, soit parce que celle-ci y consent. Cet homme peut donc
recevoir aussi le sacrement d’Ordre.
2. D’autre part,
après le mariage, on peut devenir serviteur des hommes. Pourquoi ne pourrait-on
pas devenir serviteur de Dieu, en recevant le sacrement d’Ordre ?
Conclusion :
Le mariage ne
s’oppose pas à ce qu’on reçoive ensuite un Ordre sacré, car un homme marié qui
accéderait aux Ordres contre le gré de son épouse, recevrait néanmoins le
caractère sacramentel ; il ne pourrait pas cependant exercer son Ordre. Mais,
en recevant l’Ordre avec le consentement de son épouse ou après le décès de
celle-ci, il recevrait le sacrement et aurait le droit d’exercer l’Ordre.
Solutions :
1. Les liens créés
par l’Ordre brisent le lien matrimonial, du côté de celui qui a reçu l’Ordre,
sous le rapport du devoir conjugal, car à ce point de vue il y a opposition
entre Ordre et Mariage ; en effet, celui qui a reçu l’Ordre ne peut plus
demander le devoir conjugal à son épouse et celle-ci n’est pas obligée de le
rendre. Mais le lien matrimonial n’est pas rompu du côté de l’épouse puisque
son mari est tenu de lui rendre le devoir conjugal, s’il ne peut pas obtenir
qu’elle observe la continence.
2. L’épouse qui
sciemment permet à son époux de recevoir un Ordre sacré doit faire le voeu de
continence perpétuelle, mais son époux ferait-il profession solennelle, elle
n’est pas obligée d’entrer en religion, si elle ne craint point d’exposer au
danger sa vertu de chasteté. Il en sera autrement si son époux n’a fait qu’un
voeu simple. En outre, rien ne l’oblige à faire le voeu de continence, quand
son mari s’est engagé dans les Ordres malgré elle, car aucun préjudice ne doit
lui survenir du fait d’un tel engagement.
3. Malgré
l’opinion contraire, il faut regarder comme plus probable l’existence du devoir
imposé aux Grecs de ne pas recevoir les Ordres sacrés sans le consentement de
leurs épouses, car celles-ci seraient privées de leur droit au devoir conjugal
les jours où leurs époux exerceraient le ministère. Le droit ne permet pas
d’ailleurs qu’on leur inflige cette privation quand leurs époux ont reçu les Ordres
malgré elles ou à leur insu.
4. Quand l’épouse
d’un grec consent à voir son mari recevoir un Ordre sacré, elle contracte
l’obligation de ne plus jamais se remarier ; s’il en était autrement le sens
symbolique du mariage ne serait pas respecté. Or ce sens doit être surtout
conservé dans le mariage d’un prêtre. Mais quand son mari a été ordonné malgré
elle, l’épouse n’est pas astreinte à cette obligation.
5. Le mariage a
pour cause le consentement des contractants il n’en est pas de même pour l’Ordre
dont la cause sacramentelle est déterminée par Dieu. Aussi bien, l’Ordre qui
précède le mariage peut empêcher ce dernier d’être valide tandis que le mariage
ne peut pas faire que l’Ordre soit invalide : l’efficacité des sacrements est
infaillible, alors que les actes humains peuvent rencontrer des empêchements.
Considérons à
présent l’empêchement de consanguinité. A ce propos, nous nous poserons les
questions suivantes : - 1. La consanguinité a-t-elle été bien définie ? - 2.
Peut-on la diviser par degrés et par lignes ? - 3. L’empêchement de parenté
annule-t-il le mariage, de droit naturel ? - 4. L’Église pouvait-elle fixer les
degrés de parenté qui empêchent le mariage ?
Objections :
1. On ne peut pas
approuver la définition suivante de la consanguinité : C’est un lien que des personnes de même origine contractent en vertu de
la génération charnelle. Tous les hommes, en effet, descendent par la
génération charnelle du même ancêtre, c’est-à-dire d’Adam. Si la définition
précédente était correcte, tous les hommes seraient parents entre eux, ce qui
est faux.
2. Un lien ne peut
exister qu’entre ceux qui se ressemblent, puisque le lien les unit. Or ceux qui
descendent du même ancêtre n’ont pas plus de ressemblances entre eux qu’ils
n’en ont avec les autres hommes : puisque s’ils ont même espèce, ils diffèrent
entre eux par des caractères individuels, comme les autres hommes. La
consanguinité n’est donc pas un lien.
3. La génération
charnelle comme le dit Aristote (La
génération des animaux 1, 18) provient d’un excédent de substance
nutritive. Or ce superflu nutritif a bien plus de rapports avec la nourriture elle-même
qu’avec la personne qui la consomme, car il est de même substance que cette
nourriture. Dira-t-on qu’un lien de consanguinité se crée entre l’enfant qui
naît du superflu nutritif et la nourriture qui a été consommée par ses
engendrants ? Aucun lien ne rattache donc plus l’enfant et ses engendrants.
4. Comme le
rapporte la Genèse (29, 14), Laban dit à Jacob : "Tu es mes os et ma
chair" car ils étaient parents entre eux. Une telle parenté devrait donc
s’appeler charnelle plutôt que consanguine.
5. La génération
charnelle est commune aux hommes et aux animaux. Or elle n’établit pas entre
les animaux un lien de consanguinité. Elle n’en établit donc point non plus
parmi les hommes.
Conclusion :
Toute amitié,
comme le remarque Aristote dans le livre des Éthiques (8, 2), consiste en une sorte de vie commune. Et puisque
l’amitié est un lien ou une manière de s’unir, on appellera du nom de lien la vie commune cause de l’amitié.
Aussi bien c’est du genre de vie commune que l’on tirera le nom qui désignera ceux
qu'elle lie quasi réciproquement : ainsi on appelle concitoyens ceux qui ont le
même genre de vie politique, et compagnons d’armes, ceux qui se réunissent dans
le métier militaire. De même, on donne le nom de consanguins à ceux qu’unit une
vie commune naturelle. Dans la définition précédente, le mot lien désigne le genre de la
consanguinité ; les mots personnes de
même origine se rapportent aux sujets de ce lien, puisque c’est entre elles
que ce dernier existe ; enfin, les mots génération
charnelle désignent le principe de ce lien.
Solutions :
1. La puissance
active n’a pas la même perfection dans l’instrument que dans l’agent principal.
Et comme tout moteur, qui est lui-même mobile, est un instrument, la puissance
du premier moteur, à quelque genre qu’il appartienne, en passant par beaucoup
d’intermédiaires, finit par s’épuiser et aboutit à un être qui, lui, ne peut
plus mouvoir les autres, mais se contente d’être mû. Quand il s’agit de
transmettre la vie, celui qui la donne non seulement transmet les caractères
spécifiques, mais encore les qualités individuelles de son être, et telle est
la raison pour laquelle le fils ressemble à son père, même dans ses traits
accidentels et non pas seulement dans ses caractères spécifiques. Cependant les
traits particuliers du père ne se communiquent pas au fils avec la même
perfection qu’ils sont dans le père. Encore moins s’il s’agit du petit-fils, de
sorte que la ressemblance finit par disparaître. Et voilà comment l’influence
de celui qui transmet la vie diminue peu à peu au point de n’avoir plus
d’effet. La consanguinité, consistant en ce que beaucoup de personnes
procèdent, par voie de propagation, de la même puissance active de génération,
disparaît peu à peu, comme le dit saint Isidore de Séville. Quand on définit la
consanguinité, il ne faut donc pas mentionner l’ancêtre le plus éloigné mais le
plus proche, c’est-à-dire, celui dont l’influence active se fait sentir dans
ses descendants.
2. On l’a déjà
dit, les consanguins ne se ressemblent pas seulement en ce qu’ils ont la même
nature humaine, mais par des traits individuels qui leur viennent de la vie
qu’ils ont reçue d’un même individu et qui s’est transmise à plusieurs aussi
arrive-t-il que le fils ressemble non seulement à son père mais encore à son
grand père et même à des parents éloignés, comme le dit Aristote (La génération des animaux 4, 3).
3. La ressemblance
vient plutôt de la forme qui donne d’être en acte au sens philosophique, que de
la matière en vertu de laquelle on est en puissance le charbon de bois, par
exemple, a plus d’affinité avec le feu qu’avec l’arbre d’où le bois a été tiré.
De même l’aliment une fois assimilé par l’organisme grâce à la force de
nutrition ressemble plus à l’être qui s’en est nourri qu’à la matière qui a
servi de nourriture.
L’argument
serait concluant si on admettait l’opinion de certains philosophes selon
lesquels la substance d’un être vient de sa matière tandis que toutes les
formes sont des accidents, mais cette opinion est fausse.
4. Ce qui se
transforme immédiatement en semence c’est le sang, comme on l’a prouvé ailleurs
(La génération des animaux 1, 19).
Aussi le nom de consanguinité convient-il mieux que le mot de parenté charnelle
au lien contracté par la génération, et l’on dit qu’un parent est la chair de
l’autre, parce que le sang devenu semence chez l’homme ou menstrues chez la
femme est os et chair en puissance.
5. Selon certains,
la raison pour laquelle les hommes et non pas les animaux contractent des liens
de parenté serait la suivante : tous les caractères de la nature humaine que
l’on rencontre dans tel ou tel homme se seraient déjà trouvés chez le premier
homme ; or ceci ne se réalise pas chez les animaux. Mais s’il en était ainsi la
parenté ne pourrait jamais s’étendre et nous avons déjà réfuté ailleurs cette
opinion.
Voici au
contraire la seule explication de ce fait : les animaux, à la différence des
hommes, ne s’unissent pas pour contracter une amitié et propager ainsi la vie
en plusieurs êtres, à partir d’une origine unique et prochaine.
Objections :
1. Cela ne
convient pas. On définit, en effet, la ligne de consanguinité une série qui
contient plusieurs degrés de personnes unies par le sang, issues du même
parent. D’autre part, la consanguinité n’est pas autre chose que la collection
de ces personnes. La ligne de consanguinité équivaut donc à la consanguinité.
Or rien ne se distingue de soi. Il ne convient donc pas de diviser la
consanguinité en lignes de parenté.
2. Les divisions
d’un genre commun ne peuvent entrer dans sa définition. Or la descendance fait
partie de la définition précédente de la consanguinité. Celle-ci ne peut donc
pas être divisée en ligne ascendante, descendante, collatérale.
3. On définit la
ligne : l’intervalle qui sépare deux points. Or deux points ne font qu’un degré
; la ligne n’a donc elle-même qu’un seul degré. Par suite, cela revient au même
de diviser la consanguinité en lignes et en degrés.
4. Par définition,
le degré est le rapport entre personnes éloignées qui fait connaître à quelle
distance elles sont l’une de l’autre. Mais puisque la consanguinité consiste
dans un certain rapprochement, la distance qui sépare les personnes semble donc
être le contraire plutôt qu’une partie de la consanguinité. On ne doit donc pas
diviser cette dernière en degrés.
5. Si la
consanguinité se divise en degrés qui serviront de moyens pour la faire
connaître, les personnes qui seront distantes d’une autre au même degré devront
être parentes entre elles de la même façon. Or ceci est faux, car le grand
oncle paternel et le petit neveu de la même personne sont ses parents au même
degré et cependant ils ne sont pas parents de la même façon, comme le déclarent
les Décrets. Il n’est donc pas correct de diviser en degrés la consanguinité.
6. Dans les séries
échelonnées des êtres, ajouter quelque chose à l’un d’entre eux, c’est le
placer à un autre degré ainsi l’addition de l’unité à un nombre en produit un
différent. Or, si à côté d’une personne on en met une autre, cela ne changera
pas toujours le degré de parenté si à côté du père on met l’oncle paternel, le
degré de consanguinité ne change pas entre eux. La division de la consanguinité
par degrés n’est donc pas bonne.
7. Entre deux
proches parents existe toujours la même parenté, puisque les deux extrêmes sont
toujours à égale distance l’un de l’autre. Or le degré de parenté n’est pas le
même des deux côtés, car un des parents peut l’être au troisième degré et
l’autre au quatrième. Les degrés ne suffisent donc pas pour faire connaître les
relations de parenté.
Conclusion :
La
consanguinité, a-t-on dit, est un lien contracté par une communication
naturelle, en vertu de la génération charnelle, moyen par lequel se propage la
nature. Or Aristote (Éthiques, 8, 12),
distingue trois espèces de communication ainsi comprises :
- 1° Celle qui
existe entre une cause et son effet et c’est la parenté du père au fils :
aussi, ajoute-t-il, les pères aiment leurs enfants comme quelque chose d’eux-mêmes.
- 2° Celle qui
consiste dans la relation de l’effet à sa cause, et telle est la relation du
fils au père : aussi, dit encore le Philosophe (Aristote), les enfants aiment
leurs pères comme leur devant l’existence.
- 3° Celle qui
consiste dans le rapport mutuel de deux effets d’une même cause par exemple, dit
encore Aristote au même endroit, les frères qui naissent des mêmes parents.
Puisque le
mouvement du point fait donc la ligne et que le père en transmettant la vie se
met comme en mouvement vers son fils, les trois communications que nous avons
distinguées donnent naissance à trois lignes, la première à la ligne
descendante, la seconde à la ligne ascendante, la troisième à la ligne
collatérale.
En outre comme
le mouvement transmis par la génération ne s’arrête pas à un terme mais continue
de progresser, il arrive que le père se relie à un autre père, le fils à un
autre fils et ainsi de suite à chacune de ces diverses progressions, on
avancera donc par divers degrés dans la même ligne. Mais, d’autre part, le
degré où s’échelonne une chose fait partie de la nature de cette chose ; il ne
pourra donc pas y avoir degrés de proche parenté là où la proximité n’existe
pas. Par conséquent l’identité et la trop grande distance suppriment la
consanguinité. Aucune personne n’est ainsi parente avec elle-même, de même
qu’elle ne ressemble point à elle-même. Aucune personne ne fait donc par elle-même
un degré, mais il faut pour cela la comparer à une autre personne.
Cependant la
manière de compter les degrés varie selon les lignes : Dans la ligne ascendante
et descendante, un degré existe entre deux personnes, quand l’une est née de
l’autre. Ainsi, selon la manière de compter employée par le droit canonique et
le droit civil, la première personne qui se rencontre dans la série des
générations, soit en montant, soit en descendant, se trouve être distante d’une
autre, de Pierre, par exemple, au premier degré. Ainsi en est-il du père et du
fils ; la personne qui vient ensuite est au second degré, par exemple le grand-père
et le petit-fils ; et ainsi de suite.
Quand il s’agit
de la ligne collatérale, le lien de consanguinité entre deux personnes ne vient
pas de ce que l’une est née de l’autre mais de ce qu’elles tiennent toutes deux
leur origine d’une même troisième. Pour compter les degrés dans cette ligne, il
faut donc comparer les personnes au premier parent d’où elles sont issues. Mais
ici la manière de compter varie, selon qu’il s’agit du droit canonique ou du
droit civil. Le droit civil compte les degrés à la fois dans les deux lignes de
descendance du parent commun ; le droit canon ne compte que les degrés d’une
seule ligne, c’est-à-dire, de la ligne où les degrés sont plus nombreux. Ainsi,
selon le droit civil, le frère et la soeur ou deux frères sont entre eux au
second degré, parce que chacun d’eux est distant d’un degré de l’ancêtre
commun. De même, les enfants de deux frères sont parents au quatrième degré.
Mais, selon le droit canonique, les deux frères sont entre eux au premier
degré, car l’un et l’autre ne sont éloignés du parent commun que d’un degré ;
le fils de l’un des deux frères est parent de l’autre frère au second degré,
puisqu’ils sont éloignés d’autant de l’ancêtre commun. Voilà pourquoi selon le
mode de computation canonique, autant il y a de degrés entre une personne et
l’un de ses ancêtres, autant il y en a entre elle et les autres descendants
collatéraux de ce même ancêtre et jamais moins ; car ce qui est cause d’une
qualité la possède lui-même au maximum. Par suite, bien que les descendants
d’un parent aient des liens avec un autre descendant de même origine mais d’une
autre ligne, ils ne peuvent pas être plus proches de lui que ne l’est le parent
commun. Cependant une personne peut être plus éloignée d’une autre qu’elle ne
l’est du parent commun dont toutes deux descendent, parce que la seconde est à
une plus grande distance que la première de l’ancêtre commun. Il faut, en
effet, compter les degrés de parenté selon la plus grande distance.
Solutions :
1. L’argument
repose sur une erreur la consanguinité n’est pas une série de personnes mais la
relation spéciale des personnes entre elles, et la série de celles-ci forme la
ligne de consanguinité.
2. La descendance,
en prenant ce mot en un sens général, signifie n’importe quelle ligne de
parenté, car toute génération charnelle d’où naît la consanguinité est une
sorte de descendance. Mais la descendance qui désigne la série des personnes
issues de telle autre forme la ligne descendante.
3. On peut
entendre le mot de "ligne" de deux manières. Au sens propre du mot,
la ligne est une dimension, première espèce de la quantité continue. Ainsi la
ligne droite ne comprend que les deux points en acte qui la terminent, mais
elle en renferme une infinité en puissance et si on détermine un autre point en
acte sur cette ligne, la ligne est divisée et cette division produit deux
lignes. Quelquefois le mot "ligne" signifie des choses rangées les
unes à la suite des autres ou les unes à côté des autres. On place alors la
ligne ainsi comprise, avec la figure, dans la catégorie des nombres, puisqu’un
nombre se compose d’unités ajoutées les unes aux autres. Chaque unité ajoutée
indique alors un degré différent la ligne ainsi entendue. Il en est de même de
la ligne de consanguinité. Une seule ligne contient donc plusieurs degrés.
4. La ressemblance
n’existe pas là où il n’y a aucune diversité ; il n’y a pas non plus de parenté
là où il n’y a aucune distance. Toute distance n’est donc pas contraire à la
consanguinité, mais celle-là seulement qui exclut tout rapprochement de
parenté.
5. De même que la
blancheur peut augmenter de deux façons, soit que la couleur devienne plus
vive, soit que la surface blanche devienne plus grande, de même la
consanguinité peut être dite plus ou moins grande pour deux raisons soit parce
que les relations de consanguinité sont plus intimes, soit parce que celles-ci
sont plus étendues dans ce dernier cas l’étendue de la consanguinité se mesure
au nombre de personnes qu’elle unit du fait de la génération et c’est de cette
deuxième manière que l’on distingue des degrés dans la consanguinité. Mais de
deux personnes qui sont parentes au même degré vis-à-vis d’une troisième, l’une
peut être plus intimement parente de cette troisième au premier sens du mot
"consanguinité". Ainsi le père et le frère d’une personne sont
parents de cette personne au premier degré, puisque ni d’un côté ni de l’autre,
il n’y a d’intermédiaire. Mais si on se place au point de vue de l’intimité, le
père est plus proche parent de cette personne puisque le frère n’est parent à
celle-ci que parce qu’il est issu du même père qu’elle. Par conséquent, plus
l’on se rapproche de l’ancêtre commun, d’où naît la parenté, plus intime est la
parenté, quoiqu’elle ne se présente pas au degré le plus rapproché. Ainsi le
grand-oncle d’une personne est plus intime avec elle que le petit neveu quoique
tous les deux aient le même degré de parenté avec elle.
6. Le père et
l’oncle sont parents au même degré de l’ancêtre commun, car chacun d’eux se
tient à un degré de l’aïeul. Cependant vis-à-vis de la personne dont on cherche
la parenté, ils ne sont plus au même degré, car le père est au premier degré,
mais l’oncle ne peut l’être qu’au second, puisque l’aïeul est parent à ce degré
de la dite personne.
7. Deux personnes
sont toujours distantes l’une de l’autre, d’un même nombre de degrés, bien
qu’elles puissent être à une inégale distance de leur parent commun.
Objections :
1. Il ne semble
pas. Car aucune femme ne peut avoir avec un homme une relation de parenté plus
étroite que celle d’Eve vis à vis d’Adam qui parlait ainsi de son épouse (Gn 2, 23) : "Voici l’os de mes os et la chair de ma
chair". Or Adam et Eve vivaient dans l’état du mariage. Aucune parenté
n’est donc un empêchement de droit naturel.
2. La loi naturelle
est la même pour tous. Or, chez les barbares, on peut contracter mariage avec
une personne de sa parenté. La consanguinité n’est donc pas un empêchement de
droit naturel.
3. Comme le dit le
Digeste, est de droit naturel ce que la nature enseigne aux animaux. Or, les
animaux s’unissent même à leur mère. La nature n’enseigne donc pas que le
mariage soit interdit à une personne à cause des relations de parenté.
4. N’est
empêchement au mariage que ce qui nuit aux biens qui lui sont propres. Or la
consanguinité ne contrarie aucun des biens du mariage. Elle n’est donc pas un
empêchement.
5. L’union entre
deux êtres est d’autant plus facile et plus ferme qu’ils sont plus proches l’un
de l’autre et se ressemblent davantage. La parenté qui rapproche les personnes
n’est donc pas un obstacle, mais contribue, au contraire, au succès de l’union
conjugale.
Cependant :
1. Ce qui nuit au
bien de l’enfant est un empêchement au mariage de par la loi naturelle. Or la
consanguinité des parents est nuisible à l’enfant, car, selon la parole de
saint Grégoire : "Nous savons par expérience que les enfants nés de
pareilles unions ne peuvent se développer". La consanguinité est donc un
empêchement de droit naturel.
2. Ce qui, d’autre
part, était obligatoire aux origines de l’humanité est de droit naturel. Or, à
l’origine, obligation était faite à l’homme de se marier avec d’autres que le
père et la mère car il était dit dans la Genèse (2, 24) : "L’homme
quittera son père et sa mère", et il ne peut s’agir ici de la simple
cohabitation : il faut donc entendre ces mots de l’union conjugale. La
consanguinité est donc un empêchement de droit naturel.
Conclusion :
Ce qui compromet
la fin du mariage, voilà ce qui est contraire à la loi naturelle du mariage.
Mais la fin primordiale du mariage est avant tout le bien de l’enfant. Sans
doute, l’union entre consanguins, comme entre le père et sa fille, ou, entre le
fils et sa mère, compromet ce bien de l’enfant, mais ne le fait pas disparaître
totalement : une fille peut avoir un enfant de son père et, de concert avec ce
dernier, assurer la nourriture et l’éducation de son fils. Mais il ne convient
pas que cela soit ainsi. N’est-ce point un désordre qu’une fille devienne par
le mariage l’associée de son père dans la procréation et l’éducation des
enfants, alors qu’elle a le devoir de rester sous la tutelle de son père qui
lui a donné la vie ? La loi naturelle défend donc au père et à la mère de
contracter de tels mariages. Elle le défend davantage à la mère qu’au père, car
le mariage de la mère avec son fils déroge plus au respect dû aux parents que
le mariage du père avec sa fille : l’épouse, en effet, doit obéissance à son
mari et il répugne que la mère soit soumise à son fils.
Ajoutons encore
ceci : la fin secondaire du mariage consiste dans l’apaisement de la
concupiscence. Or cette fin serait frustrée si chacun pouvait épouser sa
parente. Les passions de la chair pourraient se donner libre carrière si on
n’interdisait pas le mariage aux personnes que les liens de famille obligent à
vivre ensemble dans la même maison. Aussi bien la loi divine interdit-elle le
mariage non seulement au père et à la mère, mais encore aux autres parents qui
doivent habiter ensemble et auxquels incombe le devoir de se témoigner les uns
aux autres des marques de respect et c’est précisément cette raison que donne
le Lévitique (19, 36) où nous lisons : "Ne faites pas honte à telle ou
telle personne, parce que c’est votre propre honte".
D’autre part, le
mariage est accidentellement destiné à favoriser l’association des personnes et
l’extension des rapports d’amitié. L’homme, en effet, entretient avec les
parents de sa femme les mêmes rapports amicaux qu’avec les siens. Or, ce serait
restreindre l’étendue de ces relations d’amitié que de contracter mariage avec
des personnes de la parenté. Aucune nouvelle amitié ne résulterait, en effet,
de cette union conjugale. C’est pourquoi selon les lois humaines et les canons
de l’Église, les personnes parentes à certains degrés ne peuvent se marier
entre elles. De tout ce qui précède on peut donc conclure que la consanguinité
est suivant les degrés un empêchement de droit naturel, ou un empêchement de
droit divin, ou un empêchement de droit positif.
Solutions :
1. Eve, issue
d’Adam, n’était pas cependant sa fille, car elle n’est pas sortie d’Adam par
voie de génération, mais par une action divine. Dieu aurait pu faire sortir
aussi bien un cheval de la côte d’Adam. Le rapport naturel qui existait entre
Adam et Eve est donc moins intime que celui qui existe entre un père et sa fille,
Adam n’a pas été la cause naturelle d’Eve, comme l’est un père de sa fille.
2. Les barbares
pratiquent, il est vrai, la promiscuité ; ils ne le font pas en vertu de la loi
naturelle mais à cause des passions exagérées de la chair qui obscurcissent la
loi naturelle dans leur conscience.
3. L’union du mâle
et de la femelle est appelée naturelle, car elle procède d’un instinct donné
par la nature. Or, sur ce point les instincts sont très divers suivant les
animaux et leurs genres de vie. Comme l’union charnelle avec les parents déroge
au respect qui leur est dû, la nature, qui inculque aux parents la sollicitude
nécessaire aux besoins de leur progéniture, inspire aux petits de la même façon
le respect pour leurs parents. En revanche, la nature n’apprend à aucune espèce
d’animaux à garder continuellement cette sollicitude pour leurs petits, ou ce
respect pour leur père et leur mère. L’homme seul fait exception. Chez les
autres animaux cette sollicitude et ce respect durent en fait plus ou moins
longtemps, selon que le père et la mère sont plus ou moins nécessaires à leurs
petits et réciproquement. De là vient que certains animaux ont en horreur tout
rapport charnel avec leur mère, aussi longtemps qu’ils sont capables de la
reconnaître et de la tenir pour telle Aristote (Hist des animaux, 9, 47) cite
comme exemples de ce fait le chameau et le cheval. Et comme les hommes
pratiquent naturellement et plus parfaitement que les autres animaux les moeurs
les plus honnêtes que l’on rencontre chez ces derniers, les hommes ont
instinctivement horreur de tout commerce charnel non seulement avec leurs mères
mais même avec leurs filles, ce qui répugnerait moins à la nature. La
génération charnelle ne crée donc pas chez les animaux des liens de
consanguinité, comme elle le fait chez les hommes, ainsi qu’on l’a dit. On ne
peut donc pas raisonner de la même façon dans les deux cas.
4. On l’a déjà
remarqué, la parenté des époux nuit aux biens du mariage. L’argument repose
donc sur une erreur. Sans aucun inconvénient, un lien en peut en empêcher un
autre ; de même que là où il y a identité, il n’y a pas ressemblance les liens
de parenté peuvent donc être un obstacle aux liens du mariage.
Objections :
1. L’Église ne le
pouvait pas. Dans saint Matthieu (19, 6), on lit en effet : "L’homme ne
doit pas séparer ceux que Dieu a unis". Or, Dieu a uni par le mariage des
personnes parentes entre elles à un degré inférieur au quatrième, puisque la
loi divine ne défend pas à de telles personnes de s’unir. La loi positive ne
doit donc pas les séparer.
2. Le mariage est
un sacrement comme le baptême. Or, l’Église ne peut pas empêcher celui qui
s’approche du baptême de recevoir le caractère baptismal si la loi divine l’en
reconnaît capable. L’Église ne peut donc pas non plus interdire le sacrement de
mariage aux époux qui n’ont aucun empêchement de droit divin à le recevoir.
3. Le droit
positif ne peut pas supprimer ou étendre ce qui est de droit naturel. Or, la
consanguinité est un lien naturel qui, de lui-même, constitue un obstacle au
mariage. L’Église ne peut donc pas décréter que telles personnes pourront ou ne
pourront pas s’unir en mariage, de même qu’elle ne peut pas faire que ces
personnes soient parentes ou ne le soient pas.
4. Toute loi positive
doit avoir un but raisonnable, car elle ne procède du droit naturel que si elle
est motivée par une juste raison. Or les motifs mis en avant pour justifier le
nombre de degrés auxquels s’étend l’empêchement paraissent tout à fait
déraisonnables, car ils n’ont aucun rapport avec leurs effets. Ainsi, dit-on,
la consanguinité est un empêchement jusqu’au quatrième degré à cause des quatre
éléments, jusqu’au sixième à cause des six âges du monde, jusqu’au septième en
raison des sept jours de la semaine qui est l’abrégé du temps entier. Une telle
prohibition ne peut donc acquérir force de loi.
5. Les mêmes causes
produisent les mêmes effets. Or, les raisons qui justifient l’empêchement de
consanguinité, c’est-à-dire, le bien de l’enfant, la modération des passions
sensuelles, la plus grande extension des rapports d’amitié, valent pour toutes
les époques. Les degrés de parenté qui sont un empêchement au mariage, auraient
donc dû rester toujours les mêmes. En réalité, il n’en a pas été ainsi, car
aujourd’hui il y a empêchement jusqu’au quatrième degré, et autre fois la
prohibition s’étendait jusqu’au septième.
6. Un seul et même
mariage ne peut appartenir à deux genres différents et être à la fois un sacrement
et une liaison illégitime. N’en serait-il pas ainsi si l’Église avait le
pouvoir de changer le nombre de degrés auxquels s’étend l’empêchement ? Quand,
en effet, l’Église défendait le mariage aux parents au cinquième degré, une
telle union devenait illégitime ; mais quand l’Église retira sa défense, cette
union devenait vraiment un sacrement. Inversement, il pourrait arriver que l’Église
dans l’avenir interdise le mariage entre parents à certains degrés, alors que
ces derniers peuvent aujourd’hui s’unir entre eux. Etendra-t-on le pouvoir de
l’Église jusque-là ?
7. La loi humaine
doit imiter la loi divine : or, dans l’Ancien Testament où la loi divine était
promulguée, les degrés de l’empêchement n’étaient pas les mêmes dans la ligne
ascendante que dans la ligne de descendance. La loi mosaïque, en effet,
défendait à un homme d’épouser la soeur de son père mais non pas la fille de
son frère. Actuellement, aucun empêchement ne devrait donc exister pour les
neveux et les oncles. Notre Seigneur a dit à ses apôtres "Qui vous écoute,
m’écoute". La loi ecclésiastique est donc aussi impérieuse que la loi
divine. Or, l'Église a défendu et permis, selon les circonstances, de
contracter mariage dans certains degrés de parenté où l’ancienne loi ne
l’empêchait point. L’empêchement s’étend donc à ces degrés.
Cependant :
1. Notre Seigneur
a dit à ses Apôtres (Lc 10, 16) : "Qui vous
écoute m'écoute". La loi ecclésiastique est donc aussi impérieuse que la
Loi divine. Or l'Eglise a défendu et permis, selon les circonstances, de
contracter mariage dans certains degrés de parenté où l'ancienne loi ne
l'empêchait pas. L'empêchement s'étend donc à ces degrés.
2. D'autre part,
la loi ecclésiastique règle actuellement les mariages des chrétiens, tout comme
les lois civiles réglaient autrefois les mariages des païens. Or, l’ancien
droit civil précisait le nombre de degrés ou commençait l’empêchement. Le droit
ecclésiastique peut donc faire de même aujourd’hui.
Conclusion :
Selon les
époques, l’empêchement de consanguinité s’est étendu à divers degrés. A
l’origine du genre humain, il n’était défendu d’épouser que son père et sa mère
: le petit nombre des hommes et la nécessité de pourvoir à la propagation de
l’espèce humaine justifiait cette exception, car il ne fallait exclure que les
personnes incapables d’atteindre la fin principale du mariage qui est le bien
de l’enfant.
Puis, une fois
accru le nombre des hommes, la loi de Moïse, qui commençait à réprimer les
passions de la chair, excepta un plus grand nombre de personnes. Ainsi, selon
Rabbi Moïse, le mariage était interdit à tous les membres de la même famille
qui devaient habiter ensemble ; sinon la possibilité pour elles d’entretenir
des relations charnelles aurait amené un grand débordement des passions
mauvaises. Mais aux personnes parentes à d’autres degrés, la loi ancienne
permettait et, bien plus, imposait même le mariage ainsi, par exemple, chaque
homme devait prendre pour femme une de ses parentes, afin d’éviter la confusion
des héritages, car à ce moment-là, le culte divin se propageait par hérédité.
Vint alors la
loi nouvelle, loi de l’Esprit (Rm 8, 2) et loi
d’amour l’empêchement s’étendit à plusieurs autres degrés de parenté, car
désormais la grâce spirituelle et non plus la descendance charnelle servit de
moyen de propagation et de multiplication pour le culte de Dieu. Les hommes
eurent alors le devoir de s’abstenir davantage des oeuvres charnelles pour
vaquer plus souvent aux occupations spirituelles et pour faire rayonner
davantage la charité.
Aussi bien, dans
l’Église naissante, l’empêchement s’étendait jusqu’aux degrés les plus éloignés
de la consanguinité afin de laisser libre cours à l’amitié naturelle qui naît
de la consanguinité et de l’affinité. Avec raison on l’étendit jusqu’au
septième degré au-delà, en effet, le souvenir d’une origine commune se serait
perdu facilement. Ce nombre correspondait aussi à la grâce septiforme de
l’Esprit Saint.
En ces derniers
temps, par contre, l’Église restreignit l’interdiction au quatrième degré
étendre la défense à des degrés plus lointains devenait inutile et dangereux.
C’était vraiment inutile car à cause du refroidissement général de la charité
(Mt 24, 12), on ne manifestait pas plus d’amitié aux parents éloignés qu’aux
étrangers ; c’était aussi dangereux, car en raison de leurs passions plus vives
et de leur plus grande négligence, les hommes ne respectaient plus suffisamment
un aussi grand nombre de proches : la défense de contracter mariage dans des
degrés plus éloignés aurait été pour beaucoup le "piège de la
damnation".
Des raisons de
convenance, d’autre part, ont justifié la restriction de l’empêchement au
quatrième degré. Les hommes en effet, continuent à vivre jusqu’à la quatrième
génération, si bien que le souvenir de leur parenté ne leur échappe point. Dieu
ne menace-t-il pas aussi de punir les péchés des parents jusqu’à la
"troisième et quatrième génération" ? En outre, la parenté n’étant
autre chose que l’identité de sang, à chaque génération, le sang se mêle à un
nouveau sang étranger, et devient de plus en plus différent de ce qu’il était.
Puisque chacun des quatre éléments que renferme le sang se mêle d’autant mieux
qu’il est plus subtil, dans le premier mélange, l’identité de sang disparaît
quant au premier élément le plus subtil de tous ; à la seconde génération
disparaît le second élément, à la suivante, le troisième, à la quatrième
génération le quatrième élément. Ainsi l’union charnelle peut convenablement se
faire à nouveau après la quatrième génération.
Solutions :
1. Dieu ne peut
unir ni ceux qui se marient en désobéissant à la loi divine, ni ceux qui
contractent mariage contrairement à la loi ecclésiastique, douée de la même
force obligatoire.
2. Le mariage
n’est pas seulement un sacrement mais aussi une institution sociale. Les
ministres de l’Église ont donc dès lors plus de pouvoir sur lui que sur le
baptême qui n’est qu’un sacrement, car à la façon des contrats et des
institutions humaines régies par les lois humaines, les contrats et
institutions spirituelles sont l’objet des lois ecclésiastiques.
3. Les liens de
parenté sont, il est vrai, des liens naturels, mais il n’est pas naturel que la
parenté empêche le mariage, sauf quand il s’agit d’un certain degré, comme on
l’a dit. Aussi l’Église, dans sa législation ne fait pas que certaines
personnes deviennent ou ne deviennent pas parentes, car celles qui le sont le
restent toujours au même degré. L’Église plutôt décrète que les mariages seront
ou ne seront pas licites, quand les époux sont parents à certains degrés et ces
degrés varient selon les époques.
4. Quand on
allègue des raisons de symbolisme, on veut plutôt montrer l’adaptation et la
convenance de la loi qu’en indiquer les causes et en prouver la nécessité.
5. On l’a dit dans
l’article, les motifs d’interdire le mariage dans certains degrés de parenté ne
sont pas les mêmes. Ce qu’il est donc utile d’accorder à une époque, il peut
être avantageux de l’interdire à une autre.
6. Les lois n’ont
pas effet rétroactif mais règlent l’avenir. Si donc on en venait un jour à
étendre l’empêchement au cinquième degré, alors qu’aujourd’hui il ne s’étend
pas si loin, on ne devrait pas séparer les époux parents au cinquième degré,
car aucun empêchement postérieur au mariage ne peut l’annuler et la loi de l’Église
ne pourrait rendre illégitime une union vraiment valide. De même, si l’on
permettait dans l’avenir à certains parents de s’unir entre eux, alors qu’ils
ne peuvent le faire actuellement, la loi de l’Église ne ferait pas de leur
union un mariage légitime en raison du premier contrat, car les époux
pourraient se séparer, s’ils le voulaient, mais ils pourraient contracter un
nouveau mariage et ce serait alors une autre union.
7. En interdisant
le mariage aux parents selon certains degrés, l’Église tient compte des lois de
l’amour. Or, il y a autant de raisons d’aimer le neveu que l’oncle ; il y en a
plutôt davantage, car un fils touche de plus près son père que le père son
fils, ainsi que l’observe Aristote (Éthiques
8, 12). L’Église interdit donc le mariage aux neveux aussi bien qu’aux oncles.
Mais la loi
ancienne, dans ses interdictions, tenait surtout compte de la cohabitation et
défendait le mariage à des personnes qui, vivant ensemble, entretenaient plus
facilement des relations. Or la nièce habitait plus fréquemment avec son oncle
que ne le faisait la tante avec son neveu, car la fille ne fait qu’un avec son
père elle tient tout de lui. La soeur, elle, n’est pas aussi unie à son frère,
car elle n’est pas de lui, mais tous deux viennent du même père. La raison
d’écarter la tante du mariage ne valait donc pas pour la nièce.
Etudions
maintenant l’empêchement d’affinité. A son propos nous nous poserons onze
questions : - 1. Le mariage est-il cause d’affinité ? - 2. L’affinité subsiste-t-elle
après la mort du mari ou de l’épouse ? - 3. L’affinité naît-elle à la suite de
relations coupables ? – 4. Les fiançailles produisent-elles l’affinité ? - 5.
L’affinité est-elle cause d’une nouvelle affinité ? - 6. Est-elle un
empêchement de mariage ? - 7. Comporte-t-elle par elle-même des degrés ? - 8.
L’affinité s’étend-elle aussi loin que la consanguinité ? - 9. Faut-il toujours
séparer les époux consanguins et parents par affinité ? - 10. Pour dirimer un
tel mariage, faut-il procéder par voie d’accusation ? - 11. Doit-on appeler des
témoins dans cette cause ?
Objections :
1. L’affinité ne
résulte pas, semble-t-il, du mariage d’un parent. Car celui qui donne à un
autre une qualité, la possède à un degré supérieur. Or l’épouse n’est unie à la
parenté de son mari qu’à cause de celui-ci. Puisqu’elle ne contracte pas
affinité avec son époux, elle n’en contractera pas davantage avec les parents
de ce dernier.
2. Quand deux
êtres sont indépendants, s’unir à l’un ce n’est pas s’unir à l’autre. Or les
parents sont indépendants les uns des autres. Du fait qu’elle se lie à un
homme, une femme ne contracte donc pas nécessairement affinité avec les parents
de cet homme.
3. Les relations
entre personnes naissent de leur union entre elles. Or aucune union ne se fait
entre les parents consanguins d’un époux, du fait que celui-ci se marie. Aucune
relation d’affinité ne se crée donc entre eux.
Cependant :
Le mari et
l’épouse ne font plus qu’une seule chair. Puisque le mari reste uni à tous ses
parents par la chair, avec eux aussi la femme s’unira d’une façon semblable.
D’autre part,
les textes cités dans les Sentences prouvent la même chose.
Conclusion :
Une certaine
amitié naturelle naît d’une vie commune matérielle. Cette communauté de vie,
selon Aristote (Éthiques 8, 12), peut
provenir de deux sources : d’une part de la vie transmise par la chair, et
d’autre part de l’union contractée en vue de la génération de la chair. Aussi,
comme le remarque encore Aristote, l’amitié du mari pour son épouse est-elle
une amitié naturelle. L’union des époux crée donc des liens spéciaux d’amitié,
comme ils en contractent avec ceux à qui ils transmettent la vie. Il y a
cependant cette différence : la personne liée à celle qui l’a engendrée, tel le
fils à son père, fait partie de la même lignée et hérite du même sang ; aussi
les liens du fils avec les parents de son père sont semblables aux liens du
père avec ses ancêtres, et ce sont des liens de consanguinité ; mais le degré
varie selon que le fils est plus ou moins éloigné du même ancêtre. Au contraire
une personne unie à une autre par le même mariage ne fait pas partie de la même
lignée, mais s’y rattache par un lien extérieur : ce lien, d’un genre spécial,
s’appelle l’affinité et c’est ce que signifie ce vers : "Dans le mariage,
l’union change d’espèce, dans la génération, elle change de degré". En
effet, une personne née d’une autre contracte la même parenté, mais à un autre
degré ; une personne qui se marie contracte, elle, une parenté d’un autre
genre.
Solutions :
1. La cause,
supérieure à l’effet, ne porte pas nécessairement le même nom que celui-ci ;
car ce qui se trouve dans l’effet peut ne pas se trouver dans la cause sous la
même forme, mais s’y rencontrer sous une forme supérieure, et par suite la
cause et son effet ne doivent pas s’appeler du même nom et se définir de la
même façon ainsi en est-il pour toutes les causes que la philosophie nomme
équivoques. En vertu de ce principe, l’union réciproque des époux, supérieure à
l’union de l’épouse avec les parents de son mari ne doit pas s’appeler affinité
mais mariage qui est une sorte d’unité ; de même que l’homme est identique à
lui-même mais non son propre parent.
2. Les parents par
consanguinité sont à la fois indépendants les uns des autres et unis les uns
aux autres. A cause de cette union mutuelle, une personne qui s’unit à l’un
d’eux s’unit en quelque sorte à toutes les autres. Mais étant donnée leur indépendance
et leur distance, une personne liée à l’un d’eux d’une certaine façon ou un
certain degré, peut être parente d’une autre d’une manière différente ou à un
autre degré.
3. La relation
naît quelquefois du mouvement des deux extrêmes ainsi en est-il pour la
paternité et la filiation cette relation est alors réelle dans chacun des deux
termes.
Quelquefois
aussi, la relation est l’effet du mou-veinent d’un seul des deux extrêmes et
cela peut se produire d’une double façon la relation peut provenir d’abord du
seul mouvement de l’un de deux êtres sans qu’il n’y ait mouvement
correspondant, soit antérieur, soit concomitant, chez l’autre. Ainsi en est-il
des relations entre le Créateur et la créature, entre les choses sensibles et
les facultés sensibles, entre la science et son objet. Et alors, la relation
est réelle dans l’un des extrêmes et de raison seulement dans l’autre, En
second lieu, une relation peut provenir du mou-veinent de l’un des deux
extrêmes, tandis que l’autre ne se meut pas simultanément, mais s’est déjà mû
précédemment ainsi deux hommes deviennent égaux par la taille quand l’un
grandit sans que l’autre croisse ou diminue, celui-ci étant déjà parvenu à sa
taille actuelle par suite d’une croissance antérieure. Les relations de cette
espèce ont un fondement réel dans chacun des extrêmes. Ainsi en est-il de la
consanguinité et de l’affinité, car si la relation de fraternité qui s’établit
entre un enfant nouveau-né et un homme déjà avancé en âge vient à se former
sans que ce dernier ait changé, celui-ci avait changé auparavant, c’est-à-dire
en venant lui-même au monde, et c’est alors le mouvement d’un autre qui crée en
lui une telle relation. De même du fait qu’un homme par sa naissance doit son
origine au même ancêtre qu’un autre homme marié, une relation d’affinité
s’établira entre lui et l’épouse de cet homme marié, sans qu’elle n'ait subi
aucun changement.
Objections :
1. Non, semble-t-il,
car la disparition de la cause entraîne celle de l’effet. Or le mariage qui a
produit l’affinité cesse à la mort du mari, puisqu’alors, selon l’expression de
saint Paul "l’épouse est affranchie de la loi qui l’assujettissait à son
époux". L’affinité n’existe donc plus.
2. La
consanguinité, elle aussi, est la cause de l’affinité. Mais à la mort de
l’époux, plus de consanguinité entre lui et ses parents. De même, il n’y a plus
d’affinité entre la femme et les consanguins de son mari.
Cependant :
L’affinité est
un effet de la consanguinité. Or celle-ci est un lien perpétuel qui dure aussi
longtemps que les personnes parentes par affinité. L’affinité subsistera donc
toujours et ne disparaîtra pas, une fois le mariage dissous par la mort de l’un
des époux.
Conclusion :
Une relation
cesse d’exister de deux manières par suite de la disparition du sujet ou par
suite de la disparition de sa cause. Ainsi, il n’y a plus de ressemblance entre
deux êtres quand l’un d’eux vient à mourir, ou quand disparaît la qualité en
laquelle ils se ressemblaient. Or, parmi les relations, les unes ont pour cause
l’action, d’autres la passion d’autres le mouvement. Dans cette dernière
catégorie de relations, les unes proviennent du mouvement actuel d’un être,
telle la relation entre le moteur et le mobile ; les autres, de l’aptitude des
êtres à se mouvoir ou à être mû, telle la relation entre un motif et un mobile,
entre un maître et son esclave. Enfin d’autres relations proviennent d’un
mouvement qui s’est déjà produit, ainsi en est-il de la relation entre le père
et le fils qui sont unis non parce que la génération existe encore, mais parce
que celle-ci a eu lieu auparavant.
Or si l’aptitude
au mouvement passe, si l’impulsion au mouvement passe aussi, le fait d’avoir
subi le mouvement subsiste toujours, car ce qui a existé ne cesse pas d’avoir
existé. Aussi la paternité et la filiation sont des relations qui ne cessent
pas d’exister, quand bien même leur cause disparaîtrait ; elles ne peuvent
cesser que si leur sujet, c’est-à-dire l’un des deux extrêmes vient à
disparaître. De même pour l’affinité, qui provient non de l'union actuelle des
conjoints mais du fait de leur union passée. Elle ne disparaît donc point tant
que vivent les personnes entre lesquelles elle s’est établie, alors même que
viendrait à mourir la personne à cause de laquelle l’affinité a été contractée.
Solutions :
1. Le mariage
n’est pas seulement cause d’affinité parce qu’il unit actuellement les époux,
mais aussi parce qu’il les a unis d’abord dans le passé.
2. Ce n’est pas la
consanguinité qui est la cause prochaine de l’affinité, mais l’union avec les
consanguins du mari et non seulement l’union actuelle, mais l’union contractée
autrefois. L’argument n’est donc pas concluant.
Objections :
1. Les relations
illicites ne produisent pas l’affinité, car celle-ci est une chose honnête. Or,
ce qui est honnête ne peut provenir de moeurs déshonnêtes. Les relations
illicites ne produisent donc pas l’affinité.
2. L’affinité ne
peut se trouver là où existe la consanguinité, puisque par affinité on entend
"le rapprochement que produit l’union charnelle entre certaines personnes
sans qu’il y ait parenté". Or si les relations illicites entraînaient
l’affinité, une personne pourrait la contracter avec ses parents et avec elle-même
et cela se produirait, par exemple, si un homme avait des relations
incestueuses avec sa parente. L’affinité ne provient donc pas de relations
illicites.
3. Les relations
charnelles illicites peuvent être ou conformes à la nature ou contre nature. Or
le droit dit expressément que les actions contre nature n’engendrent pas
l’affinité. Celle ne résulte donc pas non plus de relations illicites conformes
à la nature.
Cependant :
1. Saint Paul déclare
dans l’Epître aux Corinthiens (1 Co 6, 16) : "Celui qui s’unit à une
prostituée devient un même corps avec elle". Or telle est la raison pour
laquelle le mariage produit l’affinité. Pour le même motif celle-ci résultera
de relations coupables.
2. L’union
sexuelle est la cause de l’affinité comme le prouve la définition suivante
"L’affinité est la relation que fait naître l’acte charnel entre certaines
personnes sans qu’il y ait parenté". Or l’acte charnel s’accomplit aussi
dans les relations illicites. Celles-ci sont donc causes d’affinité.
Conclusion :
Comme le prouve
Aristote dans le Livre des Éthiques (8,
12), l’union de l’homme et de la femme est appelée union naturelle
principalement en raison de la procréation de l’enfant, et secondairement à
cause des charges communes des époux. Or la procréation est l’effet du mariage
parce que celui-ci est une union charnelle et les charges communes résultent du
mariage parce que celui-ci est une association établie en vue d'une vie
commune. Le premier effet peut provenir après toute union charnelle tandis que
le second résultat peut faire défaut. L’affinité qui provient de l’union
charnelle est donc aussi produite par la fornication qui est également une
union charnelle.
Solutions :
1. Il y a dans la
fornication quelque chose de naturel et de commun à l’union conjugale d’où
l’affinité qui en résulte. Il y aussi dans la fornication quelque chose de
désordonné et qui la met en opposition avec le mariage ; or ce motif ne
contribue nullement à produire l’affinité. L’affinité reste donc toujours chose
honnête, alors même que sa cause ne l’est pas tout à fait.
2. Deux relations
opposées peuvent se trouver dans le même sujet en raison de causes différentes.
L’affinité et la consanguinité peuvent donc exister simultanément entre deux
personnes, non pas seulement en raison de relations illicites, mais aussi en
vertu de relations licites. Cela arrive, par exemple, quand un parent du côté
du père épouse une des parentes du côté de la mère. Quand on dit dans la
définition de l’affinité qu’il n’y a pas de parenté, il faut donc sous-entendre
en tant que telle. Il ne s’ensuit pas qu’un homme qui commet un inceste
contracte affinité avec lui-même, car l’affinité et la consanguinité, comme la
ressemblance, supposent deux termes distincts.
3. Les relations
contre nature ne comportent pas d’union qui produise la génération. De telles
relations n’engendrent donc pas l’affinité.
Objections :
1. Aucune affinité
ne peut résulter des fiançailles. L’affinité en effet, est un lieu perpétuel.
Or les fiançailles sont quelquefois rompues. Elles ne peuvent donc pas être
cause d’affinité.
2. Un homme qui
impose violence à une femme et ne réussit pas à consommer l’acte, ne contracte
pas avec celle-ci l’empêchement d’affinité. Il est plus près cependant de
l’union du mariage que celui qui a contracté les fiançailles. Celles-ci ne
produisent donc pas l’affinité.
3. Les fiançailles
ne sont que la promesse d’un mariage. Or il arrive quelquefois que l’on promet
le mariage sans contracter pour cela l’affinité. Ainsi en est-il pour des
enfants fiancés avant l’âge de sept ans ou pour un homme qui a promis à une
femme de l’épouser un jour alors qu’il est incapable d’accomplir le devoir
conjugal ; ainsi en est-il encore des fiançailles entre deux personnes qui ne
peuvent pas se marier par suite d’un voeu ou d’une autre cause. Les fiançailles
ne peuvent donc pas être source d’affinité.
Cependant :
Le pape
Alexandre défendit à une femme d’épouser le frère de l’homme auquel elle avait
été fiancée. Cette interdiction n’aurait pas été faite si les fiançailles
n’avaient produit quelque affinité.
Conclusion :
Comme les
fiançailles ne sont pas un vrai mariage mais une préparation au mariage, elles
ne sont donc pas causes d’affinité comme le mariage. Mais il en résulte quelque
chose qui ressemble à l’affinité et qu’on appelle honnêteté publique. Celle-ci est aussi un empêchement dirimant du
mariage, comme l’affinité et la consanguinité et aux mêmes degrés. On définit
ainsi l’honnêteté publique : "Une
parenté qui provient des fiançailles et qui a été instituée par l’Église pour
une raison de convenance". Tels sont donc le motif de cette
appellation et la justification de cet empêchement l’Église a institué cette
parenté pour cause de convenance.
Solutions :
1. Si les
fiançailles sont la cause de cet empêchement d’affinité qu’on appelle honnêteté publique, ce n’est pas en
vertu de leur nature, mais en raison de leur but qui est le mariage. Le mariage
étant un lien perpétuel, l’affinité en question subsistera donc toujours.
2. C’est par
l’acte conjugal que l’homme et la femme deviennent une seule chair aussi
l’homme aura beau faire violence à la femme et la toucher, s’il n’y a pas acte
conjugal, il n’y aura pas affinité.
Mais le mariage
est cause d’affinité non seulement en raison de l’acte conjugal mais encore en
raison de la vie commune des époux, effet naturel du mariage. Il y a donc
affinité aussitôt après la célébration du mariage et avant sa consommation de
même, les fiançailles produisent quelque chose de semblable à l’affinité, c’est-à-dire
l’honnêteté publique, car par les
fiançailles on s’engage à vivre en commun dans le mariage.
3. Tous les
empêchements qui annulent les fiançailles font que les promesses de mariage ne
sont cause d’aucune affinité. Si donc celui qui n’a pas l’âge requis, ou qui a
prononcé le vœu solennel de continence, ou qui est lié par un empêchement
semblable contracte fiançailles, il n’en résulte aucune affinité, ni autre
chose de semblable puisque les fiançailles sont nulles.
Mais si un
mineur incapable d’accomplir l’acte du mariage ou rendu tel par un maléfice, et
supposé que l’empêchement soit perpétuel, contractait fiançailles avant sa
puberté et après sa septième année avec une jeune fille adulte, il y aurait
empêchement d’honnêteté publique ;
pour tant l’empêchement ne pourrait pas encore produire son effet, car, en tout
état de cause, un enfant de cet âge reste incapable d’accomplir l’acte du
mariage.
Objections :
1. Il peut y avoir
une multiplication de l’affinité par elle-même. Le pape Jules disait : "On
ne peut pas épouser la veuve de l’un des parents de l’épouse à laquelle on
survit". Cette décision est contenue dans le Décret, et dans le chapitre suivant, il est encore dit que
"les femmes de deux cousins ne peuvent pas épouser l’une après l’autre le
même homme". Or ces prohibitions ne sont fondées que sur l’affinité
provenant de l’union avec une personne parente par affinité. L’affinité se
multiplie donc par elle-même.
2. La parenté
résulte des rapports charnels aussi bien que de la génération, puisqu’on compte
de la même manière les degrés d’affinité et ceux de consanguinité. Or la
consanguinité produit l’affinité. Celle-ci peut donc être aussi la cause d’une
autre affinité.
3. Deux choses
identiques à une troisième sont identiques entre elles. Mais l’épouse contracte
la même parenté avec tous les parents de son époux. Tous les parents de l’époux
se relient alors de la même façon à tous les alliés de la femme. L’affinité se
multiplie donc par elle-même.
Cependant :
1. Si l’affinité
engendrait l’affinité, un homme qui aurait eu des rapports charnels avec deux
femmes ne pourrait épouser ni l’une ni l’autre, car, dans ce cas toutes deux
seraient devenues alliées. Or cela est faux. L’affinité ne se multiplie donc
pas par elle-même.
2. Si cela était
encore vrai, un homme qui épouserait une veuve, deviendrait l’allié de tous les
parents du premier mari de cette femme. Or cela est impossible, car, s’il en
était ainsi, cet homme deviendrait surtout le parent du mari défunt. L’affinité
n’engendre donc pas une nouvelle affinité.
3. De plus, la
consanguinité est un lien plus fort que l’affinité. Or il n’y a pas d’affinité
entre les consanguins de l’épouse d’une part et les consanguins du mari d’autre
part. A plus forte raison il n’y a pas d’affinité entre les alliés de l’épouse
d’une part et les alliés du mari d’autre part. Il faut donc en déduire la même conclusion
que précédemment.
Conclusion :
Un être procède
d’un autre de l’une des deux formes suivantes : ou bien il est de même espèce,
comme l’homme qui naît d’un autre homme. Ou bien il est d’une espèce
différente, et, en ce cas d’une espèce toujours inférieure, comme le montrent
les effets des causes équivoques. Dans le premier cas l’espèce conserve son
identité chaque fois que la production se répète ainsi un homme qui naît d’un
autre homme par voie de génération, engendrera lui-même un autre homme et ainsi
de suite. Dans le second cas, où l’on se trouve en présence d’une autre espèce
dès le commencement, il y aura aussi une autre espèce chaque fois que la
production se répétera : ainsi le mouvement du point aboutit non pas à un autre
point mais à la ligne ; de même la ligne en mouvement ne produit pas une ligne
mais une surface, et la surface donne un corps. Au-delà, il ne peut plus se
produire un changement du même Ordre.
Au sujet de la
parenté nous constatons alors que le lien de parenté peut se produire de deux
façons. D’abord par la génération charnelle d’où résulte toujours la même
espèce de parenté. Le lien de parenté peut provenir aussi de l’union conjugale,
qui donne naissance dès le commencement à une autre espèce de parenté : en
effet, la femme d’un parent par consanguinité ne devient pas parente par
consanguinité mais par affinité. Si donc ce second mode se reproduit, il ne
sera plus cause d’affinité mais d’une autre espèce de parenté. Une personne qui
épouse le parent par alliance d’une autre personne ne devient pas l’alliée de
cette autre personne, mais contracte une autre parenté qu’on appelle affinité
du second genre. Et un homme qui épouse une femme liée avec d’autres par cette
affinité du second genre ne contractera pas avec les autres cette même affinité
mais une troisième espèce, car le mariage change l’espèce de la parenté tandis
que la génération change seulement le degré, comme il est dit dans ce dicton
Une personne
mariée change de parenté. Une personne engendrée change de degré. Autrefois ces
deux dernières espèces d’affinité étaient des empêchements de mariage plutôt à
cause de l’honnêteté publique qu’en
raison de l’affinité, car ces deux
genres d’alliance ne sont pas de vrais rapports d’affinité mais la parenté que
font naître les fiançailles. Mais cette ancienne interdiction a cessé et il ne
reste comme empêchement que l’affinité de première espèce seule, qui est
l’affinité réelle.
Solutions :
1. Le parent de
l’épouse est lié avec le mari par la première espèce d’affinité et la femme de
ce parent par la seconde espèce d’affinité. Après la mort de ce parent, la
veuve ne pourra pas être épousée par le mari de son alliée à cause de la
seconde espèce d’affinité. De même quand un homme épouse une veuve, le parent
du premier mari de cette femme, qui avait avec le premier mari une affinité de
première espèce, contracte avec le second mari une affinité de seconde espèce,
et l’épouse du parent du premier mari qui avait avec ce dernier la seconde
espèce d’affinité devient alliée du deuxième mari par la troisième espèce
d’affinité. Comme cette troisième espèce donnait lieu à une interdiction plutôt
à cause de l’honnêteté qu’en raison de l’affinité, le canon cité déclarait : "L’honnêteté
publique empêche que les épouses de deux cousins se marient ensuite l’une après
l’autre avec le même homme". Mais cette interdiction n’existe plus
désormais.
2. Si l’acte
charnel est cause d’union, cette union n’est pas du même genre que celle qui
provient de la génération.
3. L’épouse
contracte avec les parents de son mari une parenté de même degré, mais non pas
de même espèce.
On a donné plus
haut des raisons qui semblent montrer que l’affinité au contraire n’entraîne
aucun lien : il faut donc y répondre afin de prou ver au moins que l’ancienne
interdiction de l’Église n’était pas déraisonnable.
4. La femme ne
contracte pas avec l’homme auquel elle s’unit par l’acte sexuel une affinité de
première espèce, comme le prouve ce qui précède. Avec une autre femme que ce
même homme aurait connue, elle ne contracte donc pas non plus une affinité de
seconde espèce. Si cet homme alors épouse une de ces deux femmes, l’autre ne
devient pas pour autant son alliée par l’affinité de troisième espèce. Aussi
bien l’ancienne législation ne s’opposait pas à ce que le même homme épousât
successivement deux femmes avec lesquelles il avait eu des relations
charnelles.
5. Puisque le mari
ne contracte pas d’affinité de première espèce avec son épouse, il ne devient
pas non plus l’allié du second mari de cette femme par l’affinité de seconde
espèce. L’argument n’est donc pas concluant.
6. Une personne ne
peut m’être unie par l’intermédiaire d’une autre qu’autant qu’elle est unie
celle-ci. Aucune personne n’a donc avec moi des relations de parenté par
l’intermédiaire d’une femme qui est mon alliée que s’il y a un lien quelconque
entre elle et cette femme. Ce lien ne peut être que le lien de la génération ou
le lien du mariage. Et dans les deux cas, selon l’ancien droit, il y avait
parenté entre elle et moi par l’intermédiaire de cette femme, car son fils,
alors même qu’il naîtrait d’un autre mari devient mon allié par la même espèce
d’affinité, quoiqu’à un autre degré, selon la règle donnée plus haut ; de même
son second mari devient encore mon allié par une autre espèce d’affinité. Les
autres parents de cette femme ne sont pas unis à son mari, mais c’est elle qui
leur est unie, par exemple le père et la mère dont elle procède, ou les frères
avec qui elle a le même principe de vie. Le frère de mon parent par alliance ou
bien son père ne contracte donc avec moi aucune espèce d’affinité.
Objections :
1. L’affinité
n’est pas un empêchement de mariage. N’est empêchement, en effet, que ce qui
est contraire au mariage. Mais l’affinité ne contrarie pas le mariage,
puisqu’elle en est l’effet. Elle n’est donc pas un empêchement.
2. A son mariage,
l’épouse devient le bien de son mari. Or les héritiers du mari défunt reçoivent
en héritage tous les biens de ce dernier. Ils peuvent donc prendre son épouse
bien qu’elle soit leur alliée par affinité. Par suite l’affinité n’est pas un
empêchement de mariage.
Cependant :
Le Lévitique (18,
8) dit : "Vous ne découvrirez pas la honte de l’épouse de votre
père". Or, cette épouse n’est parente que par alliance. L’affinité est
donc un empêchement de mariage.
Conclusion :
Pour la même
raison que la consanguinité, l’affinité antécédente est un obstacle au mariage,
et une cause de nullité pour le mariage que l’on aurait déjà contracté. Les
alliés par affinité doivent, en effet, habiter nécessairement ensemble, comme
les parents par consanguinité : entre les premiers, comme entre les seconds se
forment donc des liens d’amitié. Mais si l’affinité se produit, une fois que le
mariage est contracté, elle ne peut pas annuler ce dernier, comme on l’a déjà
dit.
Solutions :
1. L’affinité ne
contrarie point le mariage qui l’a fait naître, mais le mariage que l’on
voudrait contracter ensuite avec une personne alliée un tel mariage
empêcherait, en effet, les liens de famille de s’étendre plus loin, et ne
mettrait pas un frein aux passions de la chair, comme doit le faire tout
mariage.
2. Les biens dont
l’homme est propriétaire ne sont pas une seule et même chose avec lui, tandis
que l’épouse est "une même chair" avec son mari. La consanguinité,
empêchant l’union avec le mari, empêchera aussi l’union avec l’épouse du mari.
Objections :
1. Oui, semble-t-il.
Toute parenté comporte par elle-même des degrés. L’affinité, sorte de parenté,
aura donc des degrés différents de ceux de la consanguinité, dont elle est la
conséquence.
2. On lit dans les
Sentences "Les enfants d’un second mariage ne peuvent s’unir aux alliés du
premier mari". Or il n’en serait pas ainsi, si les fils de parents par
alliance ne devenaient pas aussi alliés entre eux. L’affinité a donc par elle-même
des degrés comme la consanguinité.
Cependant :
L’affinité est
une conséquence de la consanguinité. Tous les degrés de la première
correspondront donc aux degrés de la seconde. L’affinité ne se comportera donc
pas d’une façon spéciale.
Conclusion :
On établit les
espèces d’une chose en prenant comme principe de division ce qui est essentiel
au genre et non pas ce qui est accidentel. On divise ainsi le genre animal en
animal raisonnable et animal irraisonnable, et non pas en animal noir et blanc.
Or la génération charnelle est essentielle à la consanguinité, car les liens de
parenté se nouent à cause d’elle. L’affinité, elle, ne se rattache à la
génération que par l’intermédiaire de la consanguinité d’où elle provient. Et
puisque les degrés de parenté dépendent du nombre de générations, la division
en degrés s’établira d’abord et immédiatement dans la consanguinité, et, par
son intermédiaire seulement, dans l’affinité. Pour compter les degrés
d’affinité, il faut donc suivre cette règle générale autant de degrés de
consanguinité me séparent d’un époux, autant de degrés d’affinité me séparent
de son épouse.
Solutions :
1. Pour calculer
les degrés de parenté, il faut prendre pour échelle la ligne ascendante et la ligne
descendante. Or on ne peut mesurer les degrés d’affinité de cette façon qu’en
recourant d’abord à la consanguinité. L’affinité ne se compte donc pas d’une
autre façon que la consanguinité.
2. Selon l’ancien
droit, les enfants nés d’un second mariage ne pouvaient pas, pour Cause
d’affinité, se marier avec les parents du premier époux. Mais ce n’était là
qu’une affinité secondaire et non la vraie. En outre, cette interdiction était
justifiée par une raison d’honnêteté publique et non par l’affinité. Aussi a-t-elle
été supprimée.
Objections :
1. Les degrés
d’affinité ne s’étendent pas aussi loin que les autres. Les relations
d’affinité sont, en effet, moins étroites que les relations de consanguinité,
puisque l’affinité vient de la consanguinité, mais en diffère selon son espèce,
comme l’effet d’une cause équivoque. Or plus un lien est fort, plus il dure
longtemps. Les liens d’affinité ne durent donc pas assez longtemps pour
s’étendre à des degrés aussi nombreux que ceux de la consanguinité.
2. La loi humaine
doit se conformer à la loi divine : or la loi divine étendait l’empêchement de
mariage à certains degrés de consanguinité, alors qu’aux degrés correspondants
l’empêchement d’affinité n’existait plus : un homme pouvait ainsi épouser la
veuve de son frère, tandis qu’il ne pouvait se marier avec sa propre soeur.
Aujourd’hui donc on ne doit pas donner à l’empêchement d’affinité la même
étendue qu’à l’empêchement de consanguinité.
Cependant :
Telle personne
est mon alliée, parce qu’elle est l’épouse de mon parent. Quel que soit donc le
degré de parenté qui existe entre son mari et moi, la femme sera toujours mon
alliée au degré correspondant. Les degrés d’affinité s’étendent donc aussi loin
que les degrés de consanguinité.
Conclusion :
Dès lors qu’on
se fonde sur les degrés de consanguinité pour calculer les degrés d’affinité,
il y aura toujours corrélation entre les uns et les autres. Mais en raison de
la moins grande force des liens d’affinité, on accordait autrefois et on
accorde encore aujourd’hui plus facilement la dispense de l’empêchement
d’affinité à des degrés éloignés que la dispense de l’empêchement de
consanguinité à ces mêmes degrés.
Solutions :
1. Cette
infériorité des liens d’affinité par rapport aux liens de consanguinité change
l’espèce de parenté, mais non le degré.
2. Selon la loi
divine un homme ne pouvait épouser la veuve de son frère que dans une seule
circonstance : à savoir quand ce dernier était mort sans laisser d’enfants,
pour que la postérité de son frère ne s’éteignît point et parce qu’à cette
époque le culte religieux se transmettait de père en fils. Mais il n’en est
plus de même aujourd’hui. Dans le cas allégué, d’ailleurs, le frère n’épousait
pas pour ainsi dire sa belle-sœur en son propre nom, mais comme pour suppléer à
l’absence de son frère.
Objections :
1. Il ne faut pas
toujours rompre le mariage que des parents ou alliés ont contracté entre eux.
"Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni" lit-on dans l’Evangile
(Mt 19, 6). Puis donc que Dieu est censé faire ce que fait l’Église et que
celle-ci parfois unit sans le savoir parents et alliés ensemble, on ne doit pas
ensuite rompre cette union, si on vient à découvrir l’empêchement.
2. Le lien
matrimonial est plus privilégié que le lien de propriété. Or il arrive qu’on acquière
par une longue prescription la propriété d’une chose dont on n’avait pas le
droit de jouir. La longue durée peut donc convalider le mariage, quand bien
même il aurait été nul au commencement. Il faut juger de la même manière les
cas semblables. Supposé donc que l’on doive rompre le mariage des parents entre
eux, et supposé le cas où deux frères auraient épousé les deux soeurs, la
rupture de l’un des deux mariages pour cause de parenté entraînerait la rupture
de l’autre, ce qui ne paraît pas juste. On ne doit donc pas rompre le mariage
sous prétexte d’affinité ou de consanguinité.
Cependant :
Les empêchements
de consanguinité et d’affinité s’opposent à ce que l’on contracte mariage et le
rendent nul, s’il est déjà contracté. Si donc l’existence des liens de parenté
ou d’alliance est certaine, on doit séparer les époux, même une fois mariés.
Conclusion :
Toute oeuvre de
chair en dehors d’un vrai mariage est péché mortel et un mal que l’Église
s’efforce de prévenir par tous les moyens. A l’Église incombe donc le devoir de
séparer ceux qui ne sont pas mariés légitimement et principalement les parents
par consanguinité ou par alliance, qui, d’ailleurs, en entretenant des
relations charnelles les uns avec les autres, commettent toujours un inceste.
Solutions :
1. L’Église, il
est vrai, brille par les dons et l’autorité qu’elle a
reçus de Dieu, mais elle est une société composée d’hommes et peut être sujette
aux déficiences humaines dans ses entreprises, sans que Dieu en soit incriminé.
Quand un mariage est contracté devant l’Église qui en ignore l’empêchement, ce
mariage ne devient pas indissoluble de par le commandement divin ; c’est une
union contractée contrairement à la loi divine à cause d’une erreur humaine.
Cette erreur excuse du péché, tant qu’elle subsiste. Mais quand elle est
découverte, l’Église est obligée de séparer les époux qui se sont ainsi mariés.
2. Aucune
prescription ne peut donner force de loi à des faits dont l’accomplissement
entraîne un péché. Le pape Innocent III dit, en effet : "Loin de diminuer
le péché, la longueur du temps l’aggrave". Rien ne sert donc d’invoquer
les prérogatives dont jouit le mariage, car il ne pouvait avoir lieu entre
personnes inhabiles à contracter.
3. Un fait
accompli entre certaines personnes ne peut porter préjudice à d’autres devant
le tribunal contentieux. Quand un frère ne peut conserver comme épouse une des
deux sœurs à cause d’un empêchement de consanguinité’, l’Église ne rompt pas
pour cela le mariage de l’autre frère, car il n’en est pas question devant le
for ecclésiastique. Mais au for de la conscience, il
ne faut pas non plus que cet autre frère se croie obligé de renvoyer son épouse
à cause du même fait. Les accusations portées contre la validité d’un mariage
sont souvent inspirées par la malveillance et prouvées par de faux témoins. Cet
homme n’est donc pas tenu de se former la conscience d’après ce qui s’est passé
pour le mariage de son frère. Cependant une distinction s’impose ici : ou bien
il connaît d’une façon certaine l’empêchement, ou bien il le soupçonne, ou bien
il l’ignore. Dans le premier cas, il ne doit ni exiger ni rendre le devoir
conjugal ; dans le second cas il doit le rendre mais non l’exiger ; dans le
troisième cas il peut et le rendre et l’exiger.
Objections :
1. On ne doit pas
procéder par voie d’accusation pour faire rompre un mariage entre alliés et
parents. L’accusation, en effet, est précédée de l’inscription par laquelle on
s’engage à subir la peine du talion si on échoue dans la preuve. Or, cette
procédure n’est pas obligatoire quand il s’agit de la rupture du mariage. Il
n’y a donc pas lieu de procéder par accusation.
2. Dans les causes
matrimoniales on entend seulement les parents, comme le déclare le texte des
Sentences. Or quand il s’agit des accusations on entend aussi les étrangers. On
ne procède donc pas par voie d’accusation dans les causes d’annulation de
mariage.
3. Si l’on devait
procéder par voie d’accusation dans le mariage il faudrait le faire au moment
où la rupture est moins difficile, c’est-à-dire au moment où les fiançailles
seules existent. Mais on n’attaque pas à ce moment le mariage. On ne devra donc
pas procéder par voie d’accusation dans la suite.
4. Il n’est pas
interdit de faire une accusation parce qu’on ne l’a pas présentée
immédiatement. Mais c’est ce qui a lieu pour le mariage, car si la personne qui
l’attaque a d’abord gardé le silence au moment du contrat de mariage, elle ne
peut plus l’accuser ensuite comme étant devenue suspecte. On ne procède donc
pas par accusation.
Cependant :
On peut diriger
une accusation contre tout ce qui est illicite. Or le mariage entre alliés et
parents est illicite. On peut donc attaquer la valeur du mariage.
Conclusion :
L’accusation a
été instituée que l’on ne traite pas comme un innocent l’homme coupable. Or de
même qu’en raison de faits ignorés un homme peut être considéré comme innocent
alors qu’il est coupable, en raison de circonstances inconnues, un fait peut
être regardé comme licite alors qu’il est illicite. Si donc on peut mettre un
homme en accusation on peut aussi attaquer un fait. C’est ainsi qu’on attaque
un mariage quand, par suite d’un empêchement ignoré, on le croyait légitime
alors qu’il ne l’était pas.
Solutions :
1. L’obligation de
subir la peine du talion n’a sa raison d’être que dans les procès où l’on
accuse une personne d’un crime commis, car il s’agit de la faire punir. Dans
les procès où l’on attaque au contraire la valeur d’un fait, on ne cherche pas
à faire punir celui qui l’a accompli mais à empêcher une action illicite. Aussi
celui qui attaque la valeur d’un mariage ne s’oblige pas d’avance à subir une
peine. L’accusation doit cependant être faite, soit verbalement soit par écrit,
de manière à faire connaître la personne qui accuse, le mariage qui est attaqué
et le motif pour lequel on l’attaque.
2. Les étrangers
ne peuvent pas connaître les liens de consanguinité sinon par les parents qui,
selon toute probabilité, connaissent mieux que quiconque les liens de parenté.
Si donc les parents gardent le silence, il y a lieu de soupçonner que
l’étranger agit par malveillance, à moins qu’il n’ait voulu faire appel au
témoignage des parents. On rejettera donc son accusation si les parents se
taisent, et s’il ne peut en tirer aucune preuve. En principe, on ne repousse
pas l’accusation venant des parents eux-mêmes, si proches qu’ils soient, quand
cette accusation repose sur l’existence d’un empêchement perpétuel qui s’oppose
à la célébration du mariage et qui annule celui qui a déjà été contracté. Mais
quand on accuse le mariage et qu’on allègue comme raison qu’il n’a pas encore
été célébré, on ne doit pas recevoir la déposition des parents, sauf si l’un
des partis est dans une situation plus inférieure et plus modeste ; dans ce cas
on peut, en effet, raisonnablement présumer que les parents plus pauvres
verraient volontiers la célébration du mariage.
3. S’il n’y a pas
encore mariage mais seulement fiançailles, on ne peut pas procéder par
accusation, car on n’attaque point ce qui n’est pas. Mais on peut dénoncer
l’empêchement, afin que le mariage ne puisse pas se faire.
4. Parfois on
admet et parfois on rejette la déposition d’une personne qui a d’abord gardé le
silence et qui veut ensuite attaquer le mariage. Tel est, en effet, le sens de
la Décrétale : "S’il se présente, après la célébration du mariage, un
accusateur, qui avait d’abord gardé le silence, au moment de la proclamation
habituelle des bans à l’église, on peut se demander si on doit admettre - son
accusation. Nous pensons qu’il faut distinguer deux cas : Si, au moment où se
faisait la publication, celui qui attaque le mariage était hors du diocèse, ou
s’il n’a pas pu connaître la proclamation, soit parce qu’à ce moment il était
gravement malade, ou parce qu’il n’avait pas l’usage de ses facultés, ou parce
que son jeune âge ne lui permettait pas de comprendre ces choses, ou à cause
d’un autre obstacle, on doit alors entendre son accusation. Dans le cas
contraire, il faut le repousser comme suspect, à moins qu’il ne jure avoir appris
trop tard l’empêchement qu’il dénonce et affirme aussi agir sans malice".
Objections :
1. On ne doit pas
procéder à l’audition de témoins, comme on le fait dans les autres causes. Là,
en effet, on n’admet comme témoins que les personnes au de tout soupçon. Mais
ici on n’admet pas les étrangers, bien qu’ils soient au-dessus de tout soupçon.
On ne doit donc admettre aucun témoin.
2. On refuse le
témoignage des personnes suspectes de haine, ou d’attachement particulier. Or
on peut soupçonner les parents surtout de partialité pour une des parties et de
haine pour l’autre. On ne doit donc pas recevoir leur déposition.
3. Le mariage
jouit de la faveur du droit plus que les autres causes qui portent sur des
choses purement matérielles. Or ici, on ne peut pas être en même temps témoin
et accusateur. De même pour le mariage. En pareille cause, on ne peut donc
procéder à l’audition de témoins.
Cependant :
On appelle des
témoins dans un procès pour fournir au juge les moyens de se former une
certitude sur des choses douteuses. Or le juge a besoin de cette certitude
aussi bien dans les causes matrimoniales que dans les autres, car il ne doit
pas se hâter de rendre un verdict dans une question encore obscure. Ici comme ailleurs,
il faut donc entendre des témoins.
Conclusion :
Ici comme
ailleurs, en effet, les dépositions des témoins doivent faire apparaître la
vérité. Mais, comme le remarquent les juristes, de nombreuses règles
particulières peuvent être appliquées dans ces procès : ainsi, la même personne
peut être à la fois accusateur et témoin ; on omet le serment de ne pas dire de
calomnie, car il s’agit d’une cause qui est presque spirituelle ; les parents
sont admis comme témoins ; on ne suit pas exactement la procédure judiciaire,
car, après la dénonciation on peut punir de l’excommunication l’accusé
contumace, bien que le litige ne soit pas encore commencé ; le témoignage sur
ouï dire est accepté ; les témoins peuvent être appelés après que la liste en a
été publiée. Tout cela se fait pour empêcher que des personnes commettent une
faute en contractant mariage.
Ainsi se
trouvent résolues les difficultés.
A propos de cet
empêchement de parenté spirituelle nous nous poserons cinq questions : - 1. La
parenté spirituelle est-elle un empêchement de mariage ? - 2. Comment naît
cette parenté ? - 3. Entre qui naît-elle ? - 4. Se transmet-elle de l’époux à
l’épouse ? - 5. Se transmet-elle aux enfants du parrain ?
Objections :
1. Il ne le paraît
point, car parmi les empêchements, on compte seulement les obstacles à l’un des
biens du mariage. Or la parenté spirituelle ne contrarie aucun des biens du
mariage. Elle n’est donc pas un empêchement au mariage.
2. Un empêchement
perpétuel ne Saurait subsister simultanément avec le mariage. Or il y a des cas
où on rencontre à la fois parenté spirituelle et mariage : c’est le cas d’un
père qui baptise son enfant en cas de nécessité et qui contracte alors parenté
spirituelle avec son épouse. Cependant le mariage n’est pas rompu pour cela. La
parenté spirituelle n’est donc pas un empêchement au mariage.
3. L’union des
esprits ne se fait pas dans la chair. Or, le mariage est l’union dans la chair,
tandis que la parenté spirituelle est l’union des esprits : celle-ci ne peut
donc devenir un empêchement de mariage.
4. Les contraires
ne produisent pas les mêmes effets. Or la parenté spirituelle semble être
contraire à la disparité de culte, car elle est un lien que l’on contracte en
administrant un sacrement ou en y participant d’intention. Or la disparité de
culte, elle, consiste dans la privation d’un sacrement, comme on l’a déjà dit.
Puisque la disparité de culte est un empêchement au mariage, la parenté
spirituelle n’en sera donc pas un.
Cependant :
1. Plus un lien est saint, plus il est inébranlable. Mais les liens spirituels
sont plus sanctifiants que les liens matériels. Puisque les liens de parenté
charnelle sont un empêchement au mariage, les liens de parenté spirituelle le
seront donc eux aussi.
2. Dans le
mariage, d’autre part, l’union des âmes est bien plus importante que l’union
des corps et précède d’ailleurs celle-ci. A plus forte raison, la parenté
spirituelle sera un plus grand empêchement que ne l’est la parenté charnelle.
Conclusion :
Comme la
génération charnelle donne à l’homme la vie naturelle, les sacrements lui
donnent la vie spirituelle de la grâce. Et de même que les liens de parenté
contractés par un homme, au moment de sa naissance, lui sont naturels, car
c’est un effet de la nature, de même les liens spirituels, contractés au moment
où il reçoit les sacrements, deviennent pour lui des liens naturels en quelque
sorte, car il est membre de l’Église. Puis donc que la parenté naturelle est un
empêchement de mariage, la parenté spirituelle en sera un également, de par la
loi de l’Église.
A propos de cette
parenté spirituelle, il faut cependant distinguer plusieurs cas, car celle-ci
peut précéder le mariage, ou survenir ensuite. Dans le premier cas, elle est un
obstacle au mariage futur et annule le mariage déjà célébré. Dans le second
cas, elle ne brise pas le lien conjugal : mais la moralité de l’acte conjugal
dépend de plusieurs circonstances qu’il faut énumérer. Si la parenté
spirituelle est survenue dans un cas de nécessité, ce qui se produit quand un mari
baptise son épouse en danger de mort, elle n’interdit l’acte conjugal ni au mari
ni à la femme. La parenté spirituelle est-elle survenue en dehors du cas de
nécessité, et les époux ignoraient-ils cet effet, il en advient alors comme
dans le cas précédent à condition toutefois que le responsable ait agi avec
toute l’attention nécessaire. - L’un des époux a-t-il agi en connaissance de
cause sans qu’il y ait nécessité ? Celui-là ne peut plus demander à l’autre le
devoir conjugal. Mais il doit le rendre, car sa faute ne peut faire tort à
l’autre.
Solutions :
1. Si la parenté
spirituelle ne lèse pas les liens premiers du mariage, elle nuit à l’un des
liens secondaires, c’est-à-dire à l’extension de l’amitié. La parenté
spirituelle, par elle-même, est, en effet, un motif suffisant d’entretenir des
relations amicales. Mais le mariage doit devenir une source de rapports
familiaux et amicaux avec de nouvelles personnes.
2. Le lien
matrimonial est indissoluble et aucun empêchement postérieur ne peut le rompre.
Voilà pourquoi le mariage peut subsister simultanément avec un empêchement.
Mais le cas est tout autre quand l’empêchement existait déjà avant la
célébration du mariage.
3. Le mariage ne
produit pas seulement l’union des corps, mais aussi l’union des âmes. La
parenté spirituelle est donc un empêchement sans avoir besoin pour cela de se
transformer en parenté charnelle.
4. Aucun
inconvénient ne s’oppose à ce que deux contraires soient contraires à une même
troisième ainsi ce qui est grand et ce qui est petit diffèrent de ce qui est
équivalent. De même, la disparité de culte et la parenté spirituelle s’opposent
à la célébration du mariage la première met une trop grande différence entre
les époux, la seconde une trop grande parenté ce sont donc deux empêchements.
Objections :
1. C’est par le
baptême seul. Entre la parenté spirituelle et la régénération spirituelle
existe le même rapport qu’entre la parenté naturelle et la génération
charnelle. Or seul le baptême est sacrement de régénération spirituelle. Le
baptême seul sera donc cause de parenté spirituelle, comme la naissance
physique seule est cause de parenté naturelle.
2. La
confirmation, comme le sacrement d’Ordre, confère un caractère. Mais la
réception de l’Ordre n’entraîne pas de parenté spirituelle. La confirmation
n’en entraînera donc pas non plus. Reste donc le baptême seul.
3. Les sacrements
l’emportent sur les sacramentaux. Or certains sacrements ne sont pas cause de
parenté spirituelle, telle l’extrême-onction. A plus forte raison, un
sacramental comme l’instruction catéchistique ne peut-il produire cet effet,
malgré les dires de certains.
4. Parmi les
sacramentaux du baptême, on ne compte pas seulement l’instruction du
catéchisme, mais encore beaucoup d’autres aucune raison n’oblige à voir dans
cette catéchèse plutôt que dans les autres sacramentaux une cause de parenté
spirituelle.
5. La prière fait progresser
dans le bien avec autant d’efficacité que l’enseignement du catéchisme. Or la
prière n’a pas pour effet la parenté spirituelle. Le catéchisme n’aura pas cet
effet non plus.
6. La doctrine
prêchée aux baptisés a une valeur égale à celle prêchée aux non baptisés. Or
dans le premier cas il n’y a aucune parenté spirituelle. Il n’y en aura pas non
plus dans le second cas.
Cependant :
1. Saint Paul dit
aux Corinthiens (1 Co 4, 15) : "Je vous ai engendrés en Jésus-Christ par
l’Evangile" une telle régénération spirituelle fait naître évidemment la
parenté spirituelle. Celle-ci provient donc non seulement du baptême, mais
encore de la prédication de l’Evangile et de l’enseignement de la religion.
2. Puisque,
d’autre part, la pénitence efface le péché actuel, ressemblant ainsi au baptême
qui détruit le péché originel, la pénitence sera source de parenté spirituelle
comme le sacrement de baptême.
3. Enfin on donne
le nom de père à celui qu’on a pour parent. Or on donne le nom de père
spirituel à celui qui administre le sacrement de pénitence, à celui qui
enseigne, à celui qui exerce la charge pastorale. En dehors du baptême et de la
confirmation, beaucoup d’autres institutions sont donc cause de parenté
spirituelle.
Conclusion :
Trois opinions
ont été émises sur cette question :
- 1° D’après
certains, la régénération spirituelle, effet de la grâce septiforme de l’Esprit
Saint, est aussi le résultat de sept cérémonies, à commencer par l’absorption
du sel béni, jusqu’à la confirmation donnée par l’évêque, et chacune de ces
cérémonies entraîne la parenté spirituelle. Mais cette opinion ne paraît pas
raisonnable. Car la parenté naturelle ne naît qu’après l’acte de génération
complètement achevé de même il n’y a affinité qu’après l’acte conjugal de
l’homme et de la femme, susceptible de provoquer la génération charnelle. Or la
régénération spirituelle ne peut provenir que d’un sacrement. Il est donc de
toute convenance que les sacrements seuls soient causes de parenté spirituelle.
- 2° D’autres
alors disent ceci : la parenté spirituelle n’est l’effet que de trois sacrements
: le catéchisme, le baptême, et la confirmation. En vérité, parler ainsi c’est
ne pas comprendre le sens des mots qu’on emploie, car l’enseignement
catéchistique n’est pas un sacrement mais un sacramental.
- 3° Enfin, pour
d’autres, la parenté spirituelle n’est l’effet que de deux sacrements : le
baptême et la confirmation et c’est l’opinion la plus commune. Cependant
certains prétendent que l’instruction catéchistique est un empêchement de
moindre valeur parce qu’il est un empêchement prohibant, mais non dirimant.
Solutions :
1. La naissance
physique comprend deux étapes dont la première s’accomplit dans le sein
maternel où séjourne l’être conçu, si faible qu’il ne peut vivre au dehors sans
danger : à cette étape correspond le baptême ou régénération spirituelle de
celui qui doit être encore protégé dans le sein de l’Église. La seconde étape
commence quand le nouveau-né sort du sein de sa mère : celui qui était déjà
dans le sein maternel a acquis les forces suffisantes pour pouvoir être exposé
sans danger aux périls extérieurs capables de le détruire. A cette seconde
étape correspond la confirmation, grâce à laquelle l’homme plein de forces est
appelé à confesser publiquement le nom du Christ. Il convient donc que ces deux
sacrements soient causes de parenté spirituelle.
2. Le sacrement
d’Ordre ne consiste pas en une régénération mais dans la transmission d’un
pouvoir. C’est pourquoi la femme ne reçoit pas ce sacrement. Il ne peut donc en
résulter aucun empêchement pour le mariage : aussi ne tient-on aucun compte de
cette parenté.
3. L’assistance au
catéchisme équivaut à une certaine promesse de baptême, à la façon dont les
fiançailles sont une promesse de contracter mariage. De même donc que les
fiançailles entraînent certains liens de parenté, de même en sera-t-il du
catéchisme, qui deviendra un empêchement de mariage, au moins prohibant, comme
disent certains. Rien de semblable pour les autres sacrements.
4. Les cérémonies
du baptême autres que le catéchisme n’entraînent pas
une profession de foi il n’y a donc pas lieu d’en tenir compte.
5. 6. La
même réponse est à faire à la cinquième difficulté à propos de la prière et à
la sixième à propos de la prédication.
Solutions aux arguments Cependant
1. Les
enseignements que saint Paul donnait sur la foi aux Corinthiens prenaient la
forme d’instructions catéchistiques : aussi cette prédication avait un rapport
étroit avec le sacrement de la régénération spirituelle.
2. Le sacrement de
pénitence n’est pas cause, à proprement parler, de parenté spirituelle. Le fils
d’un prêtre peut donc contracter mariage avec la pénitente de son père, sinon
le fils du curé de la paroisse ne trouverait pas dans la paroisse une seule
personne avec laquelle il puisse se marier. Il ne sert de rien de prétendre que
la pénitence efface le péché actuel : ceci a lieu, en effet, non par manière de
régénération, mais par manière de guérison.
Cependant le sacrement
de pénitence entraîne aussi certains liens entre la femme et son confesseur,
liens semblables à ceux de la parenté spirituelle. Aussi le péché de la chair
commis entre le prêtre et sa pénitente serait-il aussi grave que le péché
commis entre parrain et filleule. En raison de cette grande intimité
spirituelle entre confesseur et pénitent, des pénalités très sévères ont été
édictées pour éloigner les péchés de cette nature.
3. Le père
spirituel reçoit ce nom par analogie avec le père naturel. Or le père selon la
chair, dit Aristote (Éthiques 8, 11),
donne trois choses à ses enfants : l’existence, la nourriture, l’instruction ;
de même celui qui donne au fils spirituel l’une de ces trois choses sera appelé
père spirituel. Pourtant une personne n’a de parenté spirituelle avec son père
spirituel que dans la mesure où celui-ci ressemble au père selon la chair,
lequel est l’auteur de la génération physique, cause de l’existence.
Ce même principe
peut aussi servir de réponse à la difficulté précédente.
Objections :
1. Il n’y en a
pas. L’enfant qui vient à naître contracte un lien de parenté avec celui-là
seul qui l’a engendré dans la chair et non avec la personne qui le reçoit au
moment de la naissance ; pour la même raison, il n’y a pas de parenté
spirituelle entre le baptisé et le parrain ou la marraine qui le reçoivent au
sortir des fonts baptismaux.
2. Saint Denys le
pseudo-aréopagite appelle "anadoque" celui qui reçoit le
baptisé au sortir des fonts baptismaux et lui assigne comme fonction
l’instruction de l’enfant. Or l’enseignement n’entraîne pas de parenté
spirituelle, comme on l’a déjà dit Celle-ci ne s’établit donc pas entre l’anadoque
et le baptisé.
3. Il peut arriver
qu’une personne qui n’est pas encore baptisée reçoive un baptisé au sortir de
la piscine baptismale. Il n’y a pas de parenté spirituelle dans ce cas,
puisqu’un non baptisé ne peut contracter aucun lien spirituel. Il ne suffit
donc pas de recevoir quelqu’un au sortir des fonts baptismaux pour contracter
avec lui la parenté spirituelle.
Cependant :
La définition de
la parenté spirituelle donnée plus haut et les textes cités dans les Sentences
(Dist 42) disent le contraire.
Conclusion :
Il en est de la
régénération spirituelle comme de la génération physique si par la génération
physique un enfant naît d’une mère et d’un père, par la régénération
spirituelle un enfant naît de Dieu qui devient son père et de l’Église qui
devient sa mère. Et comme celui qui confère le sacrement représente la personne
divine, dont il est l’instrument et le ministre, de même celui qui reçoit
l’enfant au sortir des fonts ou le tient pendant la confirmation représente l’Église.
Un lien de parenté spirituelle s’établit donc entre le baptisé d’une part et
d’autre part le ministre, le parrain ou la marraine.
Solutions :
1. Non seulement
le père duquel est né l’enfant est uni à celui-ci par des liens charnels, mais
la mère l’est aussi, puisqu’elle a donné son corps et a porté l’enfant dans son
sein. De même l’anadoque ou le parrain qui, au nom de toute l’Église,
présente et reçoit le baptisé ou le tient pendant la confirmation contracte
avec ce dernier un lien de parenté spirituelle.
2. Il contracte ce
lien non pas à cause de l’enseignement religieux qu’il donne, mais à cause de
sa coopération à la régénération spirituelle.
3. Le non baptisé
ne peut tenir un néophyte sur les fonts car, n’étant pas membre de l’Église, il
ne peut pas la représenter et accomplir cette fonction. Toutefois il peut
baptiser car il est une créature de Dieu et peut donc le représenter, comme le
représente celui qui baptise. Il ne contracte pas cependant la parenté
spirituelle car il est privé de cette vie spirituelle qui anime l’homme
aussitôt après son baptême.
Objections :
1. La parenté
spirituelle ne se transmet pas de l’époux à l’épouse. L’union spirituelle et
l’union corporelle sont des unions différentes et appartiennent à des genres
divers. La parenté spirituelle ne passe donc pas du mari à la femme à cause de
leur union dans la chair.
2. Le parrain et
la marraine collaborent bien plus à la régénération spirituelle qui entraîne la
parenté spirituelle que le mari remplissant l’office de parrain et l’épouse de
celui-ci. Or il n’y a pas de parenté spirituelle entre parrain et marraine. Il
ne suffit donc pas que le mari soit parrain d’une personne pour que son épouse
contracte avec elle une parenté spirituelle.
3. Il peut arriver
que le mari soit baptisé et que l’épouse ne le soit pas. Ainsi en est-il quand
un époux infidèle se convertit à la vraie foi sans que son épouse fasse de
même. Or la parenté spirituelle ne peut se communiquer à un non-baptisé. Elle
ne se transmet donc pas toujours du mari à l’épouse.
4. Le mari et
l'épouse peuvent recevoir en semble une personne au sortir des fonts
baptismaux. Si la parenté spirituelle passait du mari à l’épouse, il arriverait
que chacun d’eux serait ou bien deux fois père
spirituel ou deux fois mère spirituelle de la même personne, ce qui ne se peut.
Cependant :
Les liens
spirituels se communiquent plus facilement que les liens corporels. Or la
consanguinité de l’époux passe à l’épouse par l’affinité. A plus forte raison
la parenté spirituelle se communiquera-t-elle aussi.
Conclusion :
Une personne
peut nouer des relations de compaternité avec une
autre de deux façons : ou bien à cause d’un acte accompli par cette autre
personne, quand celle-ci baptise ou présente au baptême l’enfant de la
première. Dans ce cas la parenté spirituelle ne passe pas du mari à l’épouse, à
moins que l’enfant ne soit le fils de celle-ci, car, dans ce cas, l’épouse contracte
directement la parenté spirituelle aussi bien que son mari. La compaternité peut naître aussi à cause d’une action
personnelle de celui qui devient compère. Ceci a lieu quand une personne reçoit
au sortir des fonts l’enfant d’un autre. La parenté spirituelle passe alors du
mari à l’épouse, si le mariage est consommé ; dans le cas contraire, elle ne se
communique pas, car les deux époux ne sont pas encore devenus une seule chair
quand elle se communique, c’est par une sorte d’affinité. Pour la même raison
la parenté spirituelle se transmet à toute femme avec laquelle l’homme a eu un
commerce charnel, bien qu’elle ne soit pas son épouse.
On exprime cela
dans le dicton suivant : "La femme qui a tenu mon enfant au baptême, ou
celle dont l’enfant a été tenu par mon épouse est ma commère et ne peut devenir
mon épouse. Si une femme a tenu l’enfant de mon épouse qui n’est pas le mien,
elle pourra devenir ma femme après la mort de mon épouse."
Solutions :
1. L’union
spirituelle et l’union corporelle appartiennent à des genres divers ; ce sont
deux choses différentes, mais il ne s’ensuit pas que l’une ne puisse pas être
la cause de l’autre : de deux choses qui appartiennent à des genres différents,
l’une peut être cause de l’autre soit par elle-même, soit par accident.
2. Le père et la
mère spirituels d’une même personne ne sont unis qu’accidentellement dans la
régénération spirituelle : un des deux seul suffirait. Ils ne contractent donc
pas une parenté spirituelle qui les empêcherait de s’unir en mariage ; d’où le
dicton : "Toujours un des deux compères est le père spirituel et l’autre
est le père charnel ; cette règle est infaillible". Or, dans le mariage,
les deux époux ne font qu’une seule chair. Il n’y a donc pas parité.
3. Si l’épouse
n’est pas baptisée, la parenté spirituelle ne lui sera pas communiquée, parce
qu’elle n’est pas susceptible de la recevoir et non pas parce que la parenté
spirituelle ne peut pas se transmettre du mari à l’épouse par le mariage.
4. Puisque le père
et la mère spirituels ne contractent aucune parenté spirituelle, rien ne
s’oppose à ce que deux époux reçoivent au sortir des fonts la même personne. Il
ne répugne pas non plus que l’épouse devienne à des titres divers la mère
spirituelle d’une même personne ; ne peut-elle pas aussi être l’alliée et la
parente de la même personne par les liens de la chair ?
Objections :
1. La parenté
spirituelle ne passe pas du père spirituel à ses fils selon la chair. Elle n’a
pas, en effet, de degrés. Or elle aurait des degrés si elle passait du père au
fils, puisque la personne engendrée, comme on l’a vu, change le degré. Elle ne
passe donc pas aux fils selon la chair.
2. Le père est
avec son fils au même degré que le frère avec son frère. Si donc la parenté
spirituelle passe du père au fils, elle se communiquera pour la même raison du
frère à son frère, ce qui est faux.
Cependant :
Les autorités
citées par le Maître des Sentences prouvent le contraire.
Conclusion :
Comme le dit
Aristote dans les Éthiques, le fils
est quelque chose du père mais la réciproque n’est pas vraie. La parenté
spirituelle se communiquera donc du père à son fils selon la chair, mais non
réciproquement. Il ressort donc qu’il y a trois sortes de liens spirituels : le
premier, qui est la parenté spirituelle, rattache le fils spirituel à son père
spirituel. Le second est la compaternité qui crée un
lien entre le père spirituel d’une personne et le père charnel de celle-ci. Le
troisième est la fraternité spirituelle et elle existe entre les fils
spirituels et les fils selon la chair du même père. Ces trois parentés sont un
empêchement de mariage et une cause de nullité pour le mariage déjà contracté.
Solutions :
1. Une personne
née d’une autre par la génération charnelle est distante d’un degré de plus de
la personne parente dans la même espèce de parenté, mais reste au même degré
avec Celle qui lui est parente d’une autre façon ainsi le fils est avec
l’épouse de son père au même degré que son père lui-même, mais la parenté est
d’une autre espèce. Or la parenté spirituelle est d’une autre espèce que la
parenté charnelle le fils spirituel n’est donc pas avec le fils charnel de son
père spirituel au même degré que le fils par nature avec son père par
l’intermédiaire duquel le premier participe à la parenté spirituelle ce, qui
prouve que la parenté spirituelle n’a pas nécessairement des degrés.
2. Le frère n’est
pas quelque chose du frère comme le fils est quelque chose du père : l’épouse,
elle, est quelque chose du mari puisqu’elle est devenue une même chair avec
lui. La parenté spirituelle ne se transmet donc pas du frère au frère et peu
importe qu’il soit né avant ou après que la fraternité spirituelle ait pu se
produire.
Considérons
maintenant la parenté légale, effet de l’adoption. Nous nous poserons à ce
sujet trois questions : - 1. La définition de l’adoption est-elle exacte ? - 2.
L’adoption fait-elle naître un lien qui empêche le mariage ? - 3. Entre quelles
personnes cet empêchement existe-t-il ?
Objections :
1. Il semble
inexact de dire : "L’adoption
consiste à prendre légitimement pour fils, petit-fils, et ainsi de suite une
personne étrangère." Un enfant doit, en effet, rester soumis à son
père. Or il arrive quelquefois que l’adopté ne passe pas effectivement sous
l’autorité de l’adoptant. On ne prend donc pas toujours pour fils celui qu’on
adopte.
2. "Les
parents, dit l’Apôtre, doivent s’enrichir pour leurs enfants". Or le père
adoptif n’est pas toujours obligé de le faire puisque son héritage ne revient
pas toujours au fils adopté. L’adoption ne consiste donc pas à prendre
quelqu’un pour enfant.
3. L’adoption, qui
consiste à prendre un étranger pour enfant, ressemble à la génération physique,
dont l’effet naturel est la naissance de l’enfant. L’homme, naturellement
capable d’avoir des enfants, pourrait donc en adopter aussi. Or cela est faux,
car celui qui n’est pas majeur, l’homme âgé de moins de vingt-cinq ans, par
exemple, et la femme ne peuvent adopter personne, alors qu’ils peuvent avoir
des enfants. On ne doit donc pas dire que l’adoption consiste à prendre
quelqu’un pour enfant.
4. L’adoption
semble nécessaire pour suppléer à l’absence de fils par nature. Or l’homme
impuissant, comme le mutilé, l’anormal, seront toujours incapables d’avoir
naturellement des enfants. Ils devraient donc avoir plus que les autres le
droit d’adopter. Or ils ne l’ont pas. L’adoption ne consiste donc pas à prendre
un étranger pour enfant.
5. Dans la parenté
spirituelle, grâce à laquelle on prend quelqu’un pour fils sans lui avoir donné
la vie, l’âge est de nulle importance. Un homme plus âgé peut devenir le père
d’un plus jeune et réciproquement, car un jeune homme peut baptiser un
vieillard et inversement le vieillard baptiser un jeune homme. Si l’adoption
consiste alors à prendre pour enfant un étranger auquel on n’a pas donné la
vie, un jeune homme pourrait adopter un vieillard et un vieillard adopter un
jeune homme. Or il n’en est rien. Nous revenons donc à la même conclusion que précédemment.
6. Entre
l’adoptant et les adoptés, il n’y a aucune différence de degrés. Tout adopté
est donc fils. Impossible alors de dire que l’on peut adopter quelqu’un comme
petit-fils.
7. L’adoption a
pour cause l’affection : aussi dit-on que Dieu par amour nous a adoptés pour
ses enfants. Mais on doit préférer ses parents aux étrangers. On ne doit donc
pas adopter des étrangers mais les parents d’abord.
Conclusion :
L’art imite la
nature et corrige les défauts que la nature a laissés dans les choses. Aussi,
de même que l’homme se donne des enfants grâce à la génération naturelle, il
peut aussi grâce au droit positif, qui est l’art du bien et de l’équité,
prendre un étranger pour enfant et le considérer comme son fils par nature, afin
de remplacer les enfants qu’il a perdus, car c’est là le but de l’adoption.
Toute appropriation, d’autre part, comporte un point de départ, de telle sorte
que celui qui s’approprie est autre que ce qui est approprié. Il faut donc que
la personne qui est adoptée pour fils soit une personne étrangère.
Comme la
génération physique dont le résultat est la forme, fin de la génération et dont
le point de départ est la forme opposée, la génération légale a donc pour
résultat un fils ou un petit-fils et pour point de départ une personne
étrangère. Il s’ensuit que la définition donnée énonce le genre de l’adoption
par ces mots "prendre légalement" ; le point de départ "une
personne étrangère" et le résultat : "fils ou petit-fils"
Solutions :
1. La filiation
adoptive imite d’une certaine façon la filiation naturelle. Aussi peut-on
distinguer deux espèces d’adoption :
- 1° La première
imite parfaitement la filiation naturelle ; elle se nomme adrogation
et fait passer l’adopté sous l’autorité de l’adoptant. La personne ainsi
adoptée succède au père adoptif ab intestat, et celui-ci ne peut la priver du
quart de l’héritage, à moins qu’elle n’ait commis une faute. On ne peut adopter
de cette manière qu’une personne qui est libre d’elle-même, c’est-à-dire qui
n’a plus de père, ou qui est émancipée si son père vit encore. Cette adoption
exige l’intervention du prince.
- 2° La seconde
espèce d’adoption est une imitation imparfaite de la filiation naturelle ; elle
se nomme simple adoption et ne fait pas passer l’adopté sous l’autorité de
l’adoptant. Loin d’être l’adoption parfaite, elle est plutôt une étape
préparatoire à celle-ci. Il est permis d’adopter ainsi une personne qui ne peut
pas encore disposer d’elle-même ; l’intervention du prince n’est pas
nécessaire, l’autorité du magistrat suffit. Dans ce cas l’adopté ne succède pas
à l’adoptant dans ses biens, et celui-ci n’est pas obligé de lui laisser une
partie de sa fortune, par testament, mais il peut le faire, s’il le veut
2. Il faut faire
ici la même réponse qu’à la première difficulté.
3. La génération
physique a pour but la reproduction de l’espèce tous ceux qui possèdent les
qualités complètes de l’espèce peuvent donc avoir naturellement des enfants.
L’adoption, elle, est destinée à la transmission de l’héritage ont alors le
droit d’adopter ceux-là seuls qui peuvent dis poser de leurs biens par
héritage. Aussi, ceux qui sont incapables de disposer d’eux-mêmes, ou qui sont
âgés de moins de vingt-cinq ans, ne peuvent adopter qu’avec une permission
spéciale du prince
4. Toute personne
qui, par suite d’un empêchement perpétuel, est incapable d’avoir des enfants,
ne peut transmettre à des descendants son héritage. Pour cette raison, ses
biens doivent revenir à ceux que le droit de parenté appelle à la succession.
Une telle personne n’a donc pas plus le pouvoir d’adopter que le pouvoir
d’engendrer. D’autre part, on regrette bien plus la perte des enfants que le
fait de n’en avoir jamais eu. Ceux qui ne peuvent pas avoir d’enfants n’ont
donc pas besoin d’être consolés de la perte des enfants, comme ceux qui en ont
eus et qui les ont perdus, ou comme ceux qui auraient pu en avoir, mais qui
n’en ont pas à cause d’un empêchement accidentel.
5. On contracte
parenté spirituelle au moyen du sacrement qui fait renaître les fidèles en Jésus-Christ.
Or, devant le Christ, il n’y a plus de différence entre l’homme et la femme,
l’esclave et l’homme libre (Gal 3, 28), le jeune homme et le vieillard. Tout
homme peut donc indifféremment devenir le parrain d’un autre. Quant à
l’adoption elle doit assurer la transmission de l’héritage et faire passer
l’adopté sous la tutelle de l’adoptant. Or il ne convient pas que le plus âgé
dépende du plus jeune dans l’administration des biens de la famille. Un jeune
homme ne peut donc pas adopter une personne plus âgée. Au contraire la loi
exige que l’adopté soit suffisamment plus jeune que l’adoptant au point qu’il
en pourrait être le fils par nature.
6. Il arrive que
l’on perde des petits-fils comme l’on perd des fils. L’adoption ayant été
instituée pour consoler les parents de la perte de leurs enfants, une personne
peut donc être adoptée aussi bien à la place du fils qu’à la place du petit-fils
et ainsi de suite.
7. Le droit de
succéder revient aux parents en raison de leur parenté. Il ne convient donc pas
que la succession leur arrive par voie d’adoption. Mais si on adopte un parent
qui n’a pas le droit d’hériter, on ne l’adopte pas à titre de parent, mais à
titre d’étranger, en regard de l’héritage des biens de l’adoptant.
Objections :
1. L’adoption,
semble-t-il, ne fait naître aucun lien qui soit un empêchement au mariage. Le
soin des âmes est une fonction plus noble que le soin des corps. Or ceux qui
ont charge d’âmes ne contractent point de parenté avec ceux dont ils sont
responsables ; sinon, le curé de la paroisse deviendrait parent de tous ses
paroissiens et aucun de ceux-ci ne pourrait épouser le fils du curé. Cela ne se
produit donc pas non plus après l’adoption qui fait passer l’adopté sous la
direction de l’adoptant.
2. La relation de
bienfaiteur à protégé n’entraîne pas entre eux deux un lien de parenté. Or
l’adoption n’est que l’octroi d’un bienfait. Elle ne produit donc aucun lien de
parenté.
3. Un père procure
surtout à son fils trois choses, comme le dit Aristote (Éthiques 8, 12), la vie, la nourriture, l’éducation. La succession
dans l’héritage ne vient qu’ensuite. Or on peut pourvoir à l’entretien et à
l’éducation de quelqu’un sans contracter pour cela des liens de parenté avec
lui sinon, les nourrices, les pédagogues, les maîtres deviendraient parents de
ceux dont ils s’occupent, ce qui est faux. De même, l’adoption, ou le fait de
succéder à quelqu’un comme héritier, n’entraîne pas des liens de parenté.
4. Les sacrements
de l’Église ne sont pas soumis aux lois humaines. Or le mariage est un sacrement
de l’Église. L’adoption, instituée par une loi humaine, ne peut donc créer
aucun lien qui soit empêchement de mariage.
Cependant :
La parenté est
un empêchement de mariage. Or, de l’adoption résulte une certaine parenté, à
savoir, une parenté légale puisque celle-ci se définit "une parenté
provenant de l’adoption". L’adoption entraîne donc un lien qui met
obstacle au mariage.
On peut déduire
aussi la même conclusion des textes cités dans les Sentences (Dist 42).
Conclusion :
La loi divine
interdit aux personnes qui habitent nécessairement ensemble de contracter
mariage entre elles, car, comme le remarque Maimonide, la permission de s’unir
dans la chair, favoriserait chez ces personnes la concupiscence que le mariage
est destiné à réprimer. Or le fils par adoption habite dans la maison de son
père adoptif, tout comme l’enfant par nature. Aussi les lois humaines leur
interdisent de contracter mariage ensemble. L’Église approuve cette
interdiction. La parenté légale est donc un empêchement de mariage
Solutions :
1. 2. 3. Ce qui
précède fournit la réponse aux trois premières difficultés, car la charge
d’âmes, les relations de bienfaisance, l’instruction n’exigent pas une
cohabitation telle qu’elle puisse exciter la concupiscence. Il n’en résulte
donc aucun lien qui soit un empêchement de mariage.
4. La loi humaine
ne suffirait pas à établir un empêchement de mariage si l’Église n’intervenait
pas pour la sanctionner de sa propre autorité.
Objections :
1. Seuls le père
qui adopte et le fils adoptif contractent, semble-t-il, ce lien de parenté.
Celui-ci, en effet, devrait surtout unir le père par adoption et la mère
naturelle de l’enfant adopté. Or aucune parenté légale n’existe entre ces deux
personnes ; elle n’existera donc pas entre d’autres personnes, mais seulement
entre celle qui adopte et l’adopté.
2. Les liens de
parenté qui empêchent le mariage sont des empêchements perpétuels. Or il n’y a
pas d’empêchement perpétuel entre le fils adoptif et la fille naturelle de
l’adoptant, puisqu’ils peuvent contracter mariage à la mort du père ou au
moment de l’émancipation du fils adoptif : il n’y avait donc entre eux aucun
lien de parenté qui empêchait le mariage.
3. La parenté
spirituelle ne passe pas à une personne incapable soit de présenter quelqu’un à
un sacrement soit de le recevoir elle-même c’est ainsi que les non baptisés ne
la contractent pas. Or la femme est incapable d’adopter, comme on l’a déjà
remarqué. La parenté légale ne passe donc pas du mari à l’épouse.
4. La parenté
spirituelle l’emporte sur la parenté légale. Or la première ne se transmet pas
au petit-fils. La seconde ne se communiquera donc pas non plus à celui-ci.
Cependant :
1. La parenté
légale touche de plus près à l’union charnelle ou à la propagation de la chair
que ne le fait la parenté spirituelle. Mais celle-ci se transmet à des
personnes autres que le fils spirituel. La parenté légale se communiquera donc
de la même façon.
2. En outre, les
textes cités dans les Sentences (Dist 42) appuient la
même conclusion.
Conclusion :
Il y a trois
sortes de parenté légale :
- 1° La
première, qui suit la ligne de descendance, existe entre l’adoptant d’une part,
et, d’autre part, le fils adoptif, le fils de ce dernier, le petit-fils et
ainsi de suite.
- 2° La seconde
existe entre le fils par adoption et le fils par nature.
- 3° La
troisième, qui imite d’une certaine façon l’affinité, existe entre le père
adoptif et l’épouse du fils adopté, ou, inversement, entre le fils adoptif et
l’épouse du père adoptant.
La première et
la troisième parenté sont un empêchement perpétuel au mariage. La seconde ne
l’est pas, à moins que l’enfant adopté ne soit encore sous la tutelle de son
père adoptif. Lors donc que le père par adoption est mort ou que le fils
adoptif est émancipé, celui-ci peut épouser la fille par nature de l’adoptant
Solutions :
1. A la différence
de l’adoption, le baptême ne soustrait pas l’enfant au pouvoir de son père
naturel. L’enfant reste donc, à la fois, fils du père que la nature lui a
donné, et fils spirituel de son parrain. Il n’en est pas ainsi du fils adoptif.
Par conséquent, le père par adoption ne contracte ni avec la mère, ni avec le
père naturels de l’adopté un lien analogue à la parenté spirituelle.
2. C’est à cause
de la cohabitation que la parenté légale est un empêchement de mariage. Mais
quand disparaît la nécessité de cohabiter aucun inconvénient ne s’oppose à ce
que le lien cesse d’exister, par exemple, quand l’adopté n’est plus soumis à
son père adoptif. Pourtant le père adoptif et son épouse conservent toujours
une certaine autorité sur le fils par adoption et sa femme, Aussi un lien
subsiste-t-il entre eux.
3. La femme, elle-même,
peut adopter, en vertu d’une concession du législateur. Dans ce cas, elle
contracte donc la parenté légale. D’autre part, si la parenté spirituelle ne se
communique pas à un non baptisé, cela ne vient pas de ce que celui-ci est
incapable de présenter une personne à un sacrement, mais de ce qu’il ne peut
recevoir aucune réalité spirituelle.
4. La parenté
spirituelle ne place pas l’enfant SOUS l’autorité et la tutelle du père
spirituel, comme cela se produit par la parenté légale. Tout ce qui appartient,
en effet, au fils adopté relève nécessairement de l’autorité du père adoptif.
Lors donc qu’un homme a été adopté, ses enfants et ses petits-enfants sont
adoptés par le fait même.
Il y a lieu de
considérer maintenant ensemble cinq empêchements de mariage l’impuissance, le
maléfice, la folie, l’inceste et le défaut d’âge. Nous nous poserons à ce sujet
cinq questions - 1. L’impuissance est-elle un empêchement de mariage ? - 2. Le
maléfice en est-il un ? - 3. La folie en est-elle un aussi ? - 4. En est-il de
même de l’inceste ? - 5. En est-il de même du défaut d’âge ?
Objections :
1. Elle n’en est
pas un, car l’oeuvre de chair n’est pas essentielle au mariage, puisque les
époux observant la continence à la suite d’un voeu honorent le mariage mieux
que les autres. Or l’impuissance n’empêche qu’une seule chose dans le mariage,
l’union charnelle. L’impuissance n’est donc pas un empêchement dirimant au
mariage.
2. L’impuissance,
d’autre part, n’est pas seule à empêcher la génération une excessive passion en
fait autant. Mais une passion excessive n’est pas empêchement de mariage.
L’impuissance ne saurait donc l’être.
3. Tous les
vieillards sont impuissants et cependant ce n'est pas pour eux empêchement au
mariage. L’impuissance ne saurait donc en être un.
4. La femme qui connaît
l’impuissance de son époux, au moment où elle se marie avec lui, fait un
mariage valide. Par elle-même, l’impuissance n’empêche donc pas le mariage.
5. L’impuissance
peut être relative : tel qui est impuissant avec une vierge, ne le sera pas
avec une femme déflorée. Tel autre aura besoin de la beauté féminine pour
stimuler son désir. L’impuissance est donc relative : comment serait-elle un
empêchement absolu ?
6. C’est aussi un
fait général que la passion sexuelle est moins vive chez la femme que chez
l’homme. Or cela n’empêche pas que les femmes puissent se marier. Pourquoi en
serait-il autrement pour les hommes ?
Cependant :
1. D’après le
Droit, de même que l’enfant incapable d’accomplir le devoir conjugal, est
inapte au mariage, de même les impuissants seront considérés comme radicalement
inaptes à contracter mariage. Rentrent dans cette catégorie tous ceux qui sont
frappés d’impuissance.
2. De plus
personne ne peut s’obliger à l’impossible. Or le mariage oblige à l’oeuvre de
chair et les époux se font un don réciproque de leur corps. Il en résulte donc
que l’impuissant ne pourra contracter mariage.
Conclusion :
Il en est du
mariage comme de tout contrat où, en aucun cas, l’obligation ne peut valoir si
l’une des parties contractantes s’engage à ce qu’elle est incapable de faire ou
de donner ; le contrat de mariage ne vaudra donc pas si l’un des deux conjoints
ne peut accomplir le devoir conjugal. Cet empêchement est appelé impuissance,
d’un terme général.
Cette
impuissance peut être d’origine interne et naturelle ou être d’origine externe
et accidentelle, par exemple dans le cas de quelque maléfice, ainsi qu’on le
dira plus loin.
L’impuissance,
effet d’une cause naturelle, peut être double ou bien elle est temporaire et
donc curable soit médicalement, soit avec le temps, et elle ne rend pas nul le
mariage ; ou bien elle est définitive et dirime le mariage, à ce point qu’elle
fait disparaître, chez celui qui en est affligé, tout espoir de se marier,
l’autre conjoint demeurant libre d’épouser qui il veut, dans le Seigneur bien
entendu.
Pour reconnaître
si l’impuissance est définitive ou non, l’Église a fixé un délai de trois ans,
qui seront un temps d’épreuve. Si après trois années, au cours desquelles les
époux se seront fidèlement appliqués au devoir conjugal, le mariage n’a pu être
consommé, l’Église l’annule.
Mais il peut
arriver que l’Église se trompe parce que trois ans ne suffisent pas toujours à
établir le caractère définitif d’une impuissance. Si donc celui qui fut l’objet
d’empêchement par impuissance a pu, dans la suite, avoir des relations avec
succès, soit avec une autre femme, soit avec la sienne, l’Église revalide le
premier mariage et annule le second, même contracté avec sa permission
Solutions :
1. Si l’acte
sexuel n’est pas essentiel au mariage, le pouvoir de l’accomplir est cependant
une des conditions requises, puisque chacun des deux époux donne à l’autre le
droit d’accomplir cet acte.
2. Un excès de
passion sera difficilement un empêchement définitif. On le considérerait
cependant ainsi après trois années d’essai. Toutefois, comme l’impuissance est,
bien davantage et bien plus fréquemment, cause d’empêchement par l’obstacle
qu’elle apporte à la génération, c’est elle qui est envisagée ici. D’ailleurs,
c’est bien à elle que tout défaut naturel se ramène.
3. Impuissants
parfois à engendrer, les vieillards ne le sont pas toujours pour accomplir
l’acte sexuel. Aussi le mariage leur est-il permis comme remède à la
concupiscence bien qu’ils ne puissent pas le contracter en vue de la fin pour
laquelle il a été institué par la nature.
4. C’est un
principe général de tout contrat : celui qui est incapable d’en acquitter une
clause ne saurait être tenu pour capable de s’y engager. Or cette incapacité
peut être de deux sortes :
- 1° Une
incapacité de droit ; si le droit s’oppose au contrat, cela suffit pour annuler
tout engagement, quelque connaissance qu’en ait l’autre partie.
- 2° Une
incapacité de fait ; si l’autre partie, tout en connaissant cet obstacle,
accepte le contrat, elle prouve par là même que la fin qu’elle y cherche est
tout autre et le contrat vaut dans le cas contraire, il est nul.
Or l’impuissance
cause bien chez l’homme cette incapacité réelle de s’acquitter de son devoir.
Son cas est le même que celui de la condition servile en raison de laquelle
l’homme n’est pas libre de satisfaire à ce même devoir. Dans les deux cas il y
a empêchement, mais il faut que le conjoint ignore l’incapacité de l’autre. Par
contre un empêchement de droit, tel que la consanguinité, annule toujours le mariage,
que le conjoint en ait ou non connaissance. Pour cette raison le Maître des
Sentences (Dist 34, 1) déclare que l’impuissance et
la servitude ne rendent pas les personnes "absolument incapables de se
marier"
5. L’impuissance
relative n’est pas un empêchement naturel et définitif. Si un homme est capable
de relations avec une femme déflorée et non avec une vierge, il est possible de
faire appel à une intervention chirurgicale et d’assurer ainsi l’acte conjugal.
Il n’y a rien ici qui aille contre le mariage, puisqu’il s’agit non de plaisir
mais d’une infirmité à guérir.
La répugnance
dont une femme est l’objet n’est pas une cause naturelle d’impuissance mais une
cause accidentelle et extrinsèque ; dès lors le cas est à juger comme le
maléfice dont nous allons parler
6. L’homme est
actif et la femme passive dans la génération. Aussi le pouvoir de donner la vie
est bien plus nécessaire à l’homme qu’à la femme. L’impuissance qui rend
l’homme incapable d’accomplir l’acte générateur ne produirait pas la même incapacité
chez la femme. Mais il peut y avoir chez celle-ci un empêchement naturel
provenant d’une autre cause à savoir l’impénétrabilité physique. On en jugera
alors comme de l’impuissance chez l’homme.
Objections :
1. Ce n’en est pas
un. Les maléfices sont l’oeuvre des démons. Mais les démons n’ont pas plus le
pouvoir d’empêcher l’acte du mariage qu’ils n’ont celui d’empêcher les autres
actions du corps. Cela est hors de leur prise, sinon ils sèmeraient le désordre
complet dans le monde, en empêchant, par exemple, la nutrition, la marche, et
autres actions de ce genre. Leurs maléfices ne peuvent donc mettre obstacle au
mariage.
2. L’oeuvre de
Dieu est plus forte que l’oeuvre du diable. Le maléfice, oeuvre diabolique, ne
peut donc faire obstacle à l’oeuvre divine du mariage.
3. Seuls, les
empêchements perpétuels sont des empêchements dirimants du mariage. Mais le
maléfice ne peut devenir un obstacle perpétuel, car, le diable n’ayant de
pouvoir que sur les pécheurs, le maléfice n’existera plus, une fois le péché
enlevé. D’autres maléfices pourront encore le faire disparaître ou bien les
exorcismes de l’Église destinés à entraver la puissance des démons. Le maléfice
n’est donc pas un empêchement.
4. L’acte charnel
ne devient impossible que si l’homme ne peut plus user du pouvoir d’engendrer.
Or l’homme conserve ce pouvoir vis-à-vis de n’importe quelle femme. Le maléfice
n’est donc un empêchement à l’union de l’homme avec telle ou telle femme que
s’il l’est par rapport à toutes les femmes.
Cependant :
1. D’après le
décret de Gratien : "Les sorts ou maléfices empêchent le mariage" et
encore "si on ne réussit pas à les guérir, on pourra séparer les
époux".
2. D’autre part
les démons sont plus puissants que les hommes. Il est dit en effet dans le
livre de Job "Léviathan n’a pas son égal sur la terre". Mais par la
castration, par la boisson, on peut rendre quelqu’un impuissant et incapable de
contracter mariage. A plus forte raison, le démon peut-il empêcher le mariage.
Conclusion :
Certains ont
prétendu qu’il n’y a pas de maléfices dans le monde et que cela existe
seulement dans l’imagination des hommes qui attribuent à des maléfices les
effets naturels dont ils ignorent la cause.
C’est contredire
les témoignages des saints qui affirment le pouvoir des démons sur le corps et
sur l’imagination des hommes avec la permission de Dieu. Les magiciens, grâce
aux démons, peuvent donc faire des prodiges.
L’opinion
susdite provient d’un manque de foi ou de l’incrédulité. On croit, en effet,
que les démons n’existent que dans l’esprit du peuple ; ceux qui ont des
mouvements de frayeur les attribuent au démon et quand l’imagination vivement
impressionnée éveille dans les sens des représentations du démon, tel qu’ils se
le figurent, ils sont persuadés qu’ils voient le démon lui-même.
Or cette
explication est incompatible avec la vraie foi qui nous enseigne la chute des
mauvais anges, devenus les démons, et qui nous affirme que la nature subtile
des démons les rend capables de faire beaucoup de choses impossibles pour nous.
Et on appelle magiciens les hommes qui excitent les démons à produire ces
effets.
D’autres
affirment que les maléfices peuvent empêcher l’union charnelle mais non d’une
manière perpétuelle, et que ce n’est donc pas un empêchement dirimant du
mariage contracté.
D’après eux, les
textes juridiques affirmant le contraire sont abrogés. Cependant on leur oppose
l’expérience et le droit nouveau conforme à l’ancien.
Il faut donc
distinguer deux cas : ou bien l’impuissance due au maléfice est perpétuelle et
elle dirime alors le mariage, ou bien elle ne l’est pas et par suite elle
n’annule point le mariage. Pour savoir alors si elle est perpétuelle ou non, l’Église
a fixé un délai de trois ans, comme pour l’empêchement d’impuissance.
Le maléfice
diffère cependant de l’impuissance. Car l’homme impuissant l’est aussi bien vis-à-vis
d’une femme que vis-à-vis d’une autre : l’annulation de son mariage ne lui
permettra donc pas de se marier avec une autre. Par contre, l’homme victime
d’un maléfice peut être impuissant vis-à-vis d’une femme et non vis-à-vis d’une
autre. Voilà pourquoi lorsque le juge ecclésiastique annule le mariage, chacun
des deux époux est libre de chercher un autre conjoint.
Solutions :
1. La tache du péché originel, qui nous rend esclaves vis-à-vis
du démon, nous est transmise par la génération. Avec la permission divine, le
démon peut dès lors exercer son pouvoir malfaisant sur l’acte de la génération
plus efficacement que sur les autres. De même la vertu malfaisante des démons
se révèle davantage dans les serpents que dans les autres animaux, parce que le
démon a pris la forme d’un serpent pour tromper la femme.
2. Ce n’est
qu’avec la permission de Dieu que le diable peut nuire à une oeuvre divine et
non pas parce qu’il serait plus puissant que Dieu, au point de pouvoir détruire
l’ouvrage divin grâce à la violence.
3. Un maléfice est
perpétuel quand aucun secours humain n’est assez fort pour le faire dis
paraître. En vérité, Dieu pourrait y remédier en arrêtant le démon ; le démon
pourrait aussi le faire cesser en se désistant de son pouvoir. Il n’est pas
toujours possible, en effet, de remédier à un maléfice par un autre, et les
magiciens le savent bien. Alors même qu’on pourrait le faire, on tiendrait
cependant le maléfice pour perpétuel, car il n’est jamais permis d’invoquer le
secours du démon par un autre maléfice.
De même un
pécheur qui par le péché s’est soumis au pouvoir du démon, n’est pas
nécessairement délivré, une fois le péché enlevé, car la faute peut disparaître
et la peine subsister.
De même encore
les exorcismes de l’Église ne réussissent pas toujours à éloigner le diable et
à faire cesser les châtiments corporels, car la justice divine peut exiger le
contraire. Cependant ces exorcismes sont toujours efficaces pour écarter les
attaques du démon contre lesquelles ils ont été institués.
4. Un maléfice
peut frapper un homme d’impuissance tantôt vis-à-vis de toutes les femmes,
tantôt vis-à-vis d’une seule, car le démon agit comme il le veut et non pas par
contrainte naturelle. L’empêchement qui provient du maléfice peut être aussi
l’effet d’une impression faite par le démon sur l’imagination d’un homme, de
telle sorte que les désirs charnels de celui-ci se portent vers telle femme et
non pas vers telle autre.
Objections :
1. Non, car le
mariage spirituel que l’on contracte au baptême est bien supérieur au mariage
charnel. Or les déments peuvent recevoir le baptême. Ils peuvent donc contracter
mariage.
2. L’impuissance
est un obstacle au mariage, parce qu’elle rend l’acte charnel impossible. Or la
démence ne produit pas cet effet. Elle n’est donc pas un empêchement.
3. Seul dirime le
mariage l’empêchement qui est perpétuel. Mais il n’est pas possible de savoir
si la démence empêchera toujours le mariage. Elle n’annule donc pas le mariage.
4. Dans la liste
précédente où sont énumérés chacun des empêchements perpétuels on ne trouve pas
le nom de la démence. Elle n’en est donc pas un.
Cependant :
1. La démence,
plus que l’erreur, supprime l’exercice des facultés mentales. Or, l’erreur est
un empêchement au mariage. Donc, à plus forte raison, la démence.
2. D’autre part,
les fous ne peuvent faire aucun contrat. Or le mariage est une sorte de contrat.
Les fous ne peuvent donc pas se marier.
Conclusion :
La folie peut
précéder ou suivre le mariage. Si elle survient après le mariage, celui-ci
reste valide. Si elle précède le mariage, de deux choses l’une : ou bien le
dément a des intervalles lucides, ou bien il n’en a pas. S’il en a, encore
qu’il soit préférable pour lui de ne pas se marier dans ces moments de
lucidité, car il est incapable de bien élever ses enfants, le mariage qu’il
contractera sera cependant valide. S’il n’a point de moments de lucidité, ou
s’il se marie alors qu’il n’a plus sa raison, le mariage sera nul, car le
consentement n’aura pas été valide en raison du défaut d’intelligence
Solutions :
1. L’usage de la
raison n’est pas une condition requise au baptême, mais est nécessaire pour le
contrat de mariage. La parité n’existe pas. Cependant on a parlé plus haut de
la manière dont on doit baptiser les déments.
2. La folie est un
empêchement de mariage à cause du consentement requis et non pas parce que la
folie empêche l’acte conjugal, ce que fait l’impuissance. Le Maître des
Sentences (Dist 34) traite au même endroit de ces
deux empêchements, parce que tous deux sont un défaut naturel.
3. Tout obstacle
momentané au consentement, annule tout à fait le mariage. Un obstacle à
l’accomplissement de l’acte conjugal au contraire n’annulera le mariage que
s’il est perpétuel.
4. L'empêchement
de folie se ramène à l'empêchement d’erreur ; ici et là, le défaut de
consentement provient de la même source, c’est-à-dire de l’absence de
consentement.
Objections :
1. L’inceste
n’annule pas le mariage. On ne doit pas, en effet, punir une épouse à cause du
péché de son mari. Mais celle-ci serait punie si le mariage était rompu.
L’inceste n’est donc pas cause de nullité.
2. L’homme qui a
des relations charnelles avec sa propre parenté commet une plus grande faute
que celui qui fait de même avec la parente de son épouse. Or dans le premier
cas, le mariage reste valide malgré la faute. Il en est donc de même dans le
second cas.
3. Si le mariage
devait être rompu en punition du péché, on devrait aussi annuler l’union de
l’incestueux, devenu veuf, avec une autre femme. Or cela n’a pas lieu.
4. Cet empêchement
ne figure pas parmi ceux qui ont été énumérés précédemment. Ce n’en est donc
pas un.
Cependant :
1. Le conjoint qui
a des relations charnelles avec la soeur de sa femme contracte affinité avec
son épouse elle-même. Mais l’affinité est un empêchement dirimant. L’inceste en
question en est donc un aussi.
2. D’autre part :
"On est puni par ou on a péché" (Sg 11, 17).
Or l’incestueux a péché contre les lois du mariage. Sa punition consistera donc
dans la privation du mariage.
Conclusion :
Quand un homme
marié a eu des relations charnelles avec la soeur ou une autre parente de sa
femme, avant la célébration de son mariage, même après les fiançailles, il faut
le séparer de son épouse à cause de l’affinité qu’il a contractée ; mais si
l’inceste a été postérieur à la célébration et à la consommation du mariage, on
ne devra pas séparer les époux. Cependant le mari n’aura plus le droit de
demander le devoir conjugal et ne pourra pas le demander sans pécher. Il sera
néanmoins obligé de le rendre, si l’épouse le lui demande, car l’épouse ne peut
être punie par la faute de son conjoint.
Après la mort de
son épouse, l’incestueux ne pourra plus prétendre à un nouveau mariage, à moins
qu’on lui accorde une dispense à cause de sa faiblesse et de crainte qu’il ne
contracte des relations mauvaises. S’il se marie de nouveau sans dispense, il
désobéit aux lois de l'Église et commet une faute ; mais on ne devra pas pour
cela annuler son mariage
Solutions :
1 à 4. Ce que
nous venons de dire répond aux difficultés. On range l’inceste parmi les
empêchements de mariage, non pas à cause du péché dont il est la cause, mais en
raison de l’affinité qui en résulte. On n’avait donc pas besoin d’en faire
mention spéciale dans la liste des empêchements, car il se trouve inclus dans
l’empêchement d’affinité.
Objections :
1. Le défaut d’âge
n’est pas un obstacle au mariage. Les lois civiles, en effet, imposent un
tuteur à l’enfant jusqu’à la vingt-cinq année ; jusque-là, semble-t-il,
l’enfant n’a donc pas un jugement assez sûr pour consentir à un mariage. C’est
à cette époque que l’on devrait donc fixer le moment où l’enfant peut se
marier. Or il peut le faire avant cette date. Le défaut d’âge n’empêche donc
pas le mariage.
2. Le lien du
mariage est un lien perpétuel, comme le lien de la profession religieuse. Or,
selon une nouvelle décrétale, on ne peut faire profession avant d’avoir atteint
l’âge de quatorze ans. Si le défaut d’âge était un empêchement au mariage, on
ne pourrait donc pas non plus se marier avant ce moment.
3. Le consentement
de l’homme au mariage est le même que le consentement de la femme. Or la femme
peut consentir dès l’âge de 14 ans. L’homme le peut donc également.
4. L’impuissance
n’est un empêchement que si elle est perpétuelle et ignorée de l’autre partie.
Le défaut d’âge, lui, n’est ni perpétuel, ni ignoré. Il n’est donc pas un
empêchement.
5. Le défaut d’âge
n’est pas nommé dans la liste des empêchements. Ce n’en est donc pas un.
Cependant :
D’après une
décrétale : "L’enfant incapable de rendre le devoir conjugal est inapte au
mariage". Or avant l’âge de 14 ans la plupart des enfants sont incapables
de remplir cette obligation, comme l’a remarqué Aristote (Hist des animaux 7, 1). Celui-ci disait encore : "Toutes les
choses naturelles ont des limites tant dans leur grandeur que dans leur
accroissement". Or le mariage est une réalité naturelle. Il doit donc y
avoir un temps déterminé en deçà duquel on ne peut pas se marier.
Conclusion :
Le mariage, qui
est une sorte de contrat, est l’objet d’une législation positive comme tous les
autres contrats. Or le droit romain et le droit canonique exigent que l’on ne
contracte pas mariage avant d’avoir atteint l’âge de discrétion, âge auquel les
contractants peuvent réfléchir sérieusement au mariage et s’acquitter du devoir
conjugal. Sinon, le mariage doit être rompu. Or cet âge est ordinairement celui
de 14 ans pour les garçons et de 12 ans pour les filles.
Cependant les
lois positives sont basées sur les faits généraux. Si donc on acquiert
l’aptitude requise au mariage avant l’âge légal, parce que la précocité
naturelle supplée au défaut d’âge, le mariage reste indissoluble. Aussi l’union
que les époux auront contractée avant l’âge de puberté et auront consommée
avant ce délai restera néanmoins indissoluble
Solutions :
1. On a besoin
d’un jugement moins vigoureux pour délibérer sur des actes conformes aux
inclinations naturelles que pour le faire sur d’autres actions. Aussi peut-on
être suffisamment raisonnable pour réfléchir et consentir au mariage avant de pouvoir
s’engager à des donations en faveur d’autrui sans l’intervention du tuteur.
2. Il faut
répondre de même à la seconde difficulté, car les voeux de religion obligent à
des actes qui dépassent les forces de la nature et qui sont plus difficiles à
accomplir que les devoirs du mariage.
3. La femme
parvient plus tôt que l’homme à l’âge de puberté, comme le dit Aristote (La gen. des
animaux 4, 6). Il y a donc une différence entre eux deux.
4. Envisagé à ce
point de vue, le défaut d’âge est un empêchement non seulement à cause de
l’impuissance physique, mais encore à cause du défaut de jugement celui-ci
n’est pas assez mûr pour que l’on puisse consentir à un engagement perpétuel.
5. L’empêchement
d’âge, se ramène à celui de l’erreur comme l’empêchement de démence dans les
deux cas, l’homme n’a pas encore le plein usage de son libre arbitre.
Au sujet de
l’empêchement de disparité de culte, nous nous poserons six questions : - 1. Un
fidèle peut-il contracter mariage avec un infidèle ? - 2. Le mariage des
infidèles entre eux est un vrai mariage ? 3. Un époux converti à la vraie foi
peut-il demeurer avec son épouse qui refuse de se convertir ? - 4. Peut-il
renvoyer cette épouse infidèle ? - 5. Après le renvoi, peut-il en épouser une
autre ? - 6. Outre le péché d’infidélité, y a-t-il d’autres péchés qui
permettent à un homme de renvoyer son épouse ?
Objections :
1. Rien ne l’en
empêche. Joseph a contracté mariage avec une Egyptienne et Esther devint
l’épouse d’Assuérus. Dans les deux cas il y avait disparité de culte, puisque
l’un des époux était un fidèle et l’autre un infidèle. La différence de culte,
antérieure au mariage, n’est donc pas un empêchement.
2. La loi ancienne
et la loi nouvelle nous enseignent la même foi. Or la première permet tait le
mariage entre fidèle et infidèle, comme on le lit dans le Deutéronome (21, 10) :
"Quand tu sortiras pour combattre, si tu vois parmi les captifs une femme
de belle figure, et qu’épris d’amour tu veuilles l’épouser, tu l’amèneras dans
ta maison, tu iras vers elle et elle deviendra ta femme". La loi nouvelle
le permet donc aussi.
3. Les fiançailles
sont la préparation du mariage. Or les fidèles peuvent contracter fiançailles
avec les infidèles dont la conversion future sera posée comme condition du
contrat. Ils peuvent donc contracter mariage avec eux sous la même condition.
4. Tout
empêchement de mariage contrecarre en quelque sorte le mariage. Or l’infidélité
ne s’oppose pas au mariage, puisque celui-ci est une fonction naturelle, et que
la foi est en dehors des lois de la nature. La disparité de culte n’est donc
pas un empêchement.
5. La disparité de
religion peut exister aussi entre deux baptisés dont l’un, par exemple, est
devenu hérétique après son baptême. Or si cet hérétique contracte avec un
fidèle, le mariage est pourtant valide. La disparité de culte n’est donc pas un
empêchement de mariage.
Cependant :
1. Saint Paul
disait aux Corinthiens (2 Co 6, 14) : "Qu’a de commun la lumière avec les
ténèbres" ? Tout est commun, au contraire, entre mari et femme. Celui qui
vit dans la lumière de foi ne peut donc épouser celle qui se trouve dans les
ténèbres de l’infidélité.
2. D’autre part,
on lit ceci dans le prophète Malachie (2, 11) : "Judas profane ce qui est
consacré à Yahvé car il a aimé et épousé la fille d’un dieu étranger". Il
ne pouvait donc pas contracter mariage avec elle. La disparité de culte est
donc un empêchement.
Conclusion :
Le but principal
du mariage consiste à élever les enfants dans le culte de Dieu. Comme cette
éducation est l’oeuvre commune du père et de la mère, tous deux voudront élever
leurs enfants dans le service du Dieu auquel adhère leur foi. Mais s’ils ne
professent pas la même religion, ils poursuivront chacun un but opposé. Il ne
pourra donc pas y avoir entre eux de véritable mariage. Aussi la disparité de
cuite, quand elle précède le mariage est un empêchement.
Solutions :
1. L’ancienne loi
permettait aux Israélites de contracter mariage avec certains infidèles mais
leur défendait de le faire avec certains autres. Il leur était particulièrement
interdit de se marier avec les infidèles qui habitaient le pays de Canaan pour
les raisons suivantes le Seigneur avait d’abord demandé qu’on les fasse
disparaître à cause de leur obstination ; d’autre part, les époux et les
enfants couraient ici un plus grand danger de perversion idolâtrique, car les
Israélites étaient plus disposés à adopter les rites et les moeurs de ces
infidèles, avec qui ils avaient des rapports. Au contraire, l’union à d’autres
infidèles était permise, car le danger de passer à l’idolâtrie était ici moins
pressant. Aussi, Joseph, Moïse, Esther ont-ils pu épouser des infidèles.
Mais la loi
nouvelle, propagée dans le monde entier, défend de contracter mariage avec
n’importe quel infidèle et pour les mêmes raisons. La disparité de culte qui
précède le mariage est donc un empêchement et une cause de nullité.
2. Cette
disposition de la loi deutéronomique concernait ou bien les étrangers que l’on
pouvait épouser ou bien les captives qui voulaient se convertir à la vraie foi
et au culte divin.
3. Les conditions
présentes régissent le présent comme les conditions futures l’avenir. Au moment
même de la célébration du mariage, la profession du même culte est donc
présentement requise chez les deux contractants. De même au moment des
fiançailles, le mariage étant promis pour l’avenir, il suffit de promettre
comme condition future de professer la même foi.
4. La disparité de
culte s’oppose au mariage, comme on l’a déjà dit, parce qu’elle nuit au bien
principal du mariage, au bien des enfants.
5. Le mariage est
un sacrement ; la validité du sacrement exige donc que les deux époux soient
dans la même situation vis-à-vis du sacrement de la foi, c’est-à-dire du
baptême, plutôt que vis-à-vis de la foi intérieure. Aussi appelle-t-on cet
empêchement non pas disparité de foi, mais disparité de culte ; le culte
concerne, comme on l’a dit, le service extérieur. Ainsi le fidèle qui contracte
mariage avec une femme baptisée mais hérétique contracte un mariage valide.
Mais il commet une faute, s’il la connaît comme hérétique ; il commettrait la
même faute s’il épousait une excommuniée. Cependant le mariage ne devrait pas
être rompu pour cela. Inversement un catéchumène qui a embrassé la vraie foi
mais qui n’est pas encore baptisé ferait un mariage nul, s’il se mariait avec
une chrétienne baptisée
Objections :
1. Entre
infidèles, il ne peut y avoir un vrai mariage. Le mariage est, en effet, un sacrement
de l’Église. Or le baptême est la porte des sacrements. Les infidèles qui ne
sont pas baptisés ne peuvent donc pas recevoir le sacrement de mariage, comme
ils ne peuvent pas recevoir les autres sacrements.
2. Deux maux
ensemble font échec au bien avec plus de force qu’un seul. Or l’infidélité d’un
seul époux nuit déjà au bien du mariage ; à plus forte raison, l’infidélité des
deux conjoints. Le mariage ne peut donc pas exister entre deux infidèles.
3. La disparité de
culte peut exister aussi bien entre deux infidèles qu’entre un fidèle d’une
part et un infidèle d’autre part. Ainsi existe-t-elle entre un juif et un
païen. Or la disparité de culte est un empêchement de mariage. Il y aura donc
au moins un cas où le mariage ne pourra exister et ce sera le cas de deux
infidèles appartenant à une religion différente.
4. Dans le mariage
doit régner une vraie pudeur. Mais, selon le mot de saint Augustin, cité par le
Maître des Sentences : "Entre un infidèle et son épouse il ne saurait y
avoir de vraie pudeur". Ce n’est donc pas un vrai mariage.
5. Dans le mariage
vrai, l’acte charnel est exempt de faute. Or cela ne peut avoir lieu dans
l’union contractée par les infidèles, car selon la parole de Saint Paul (Rm 14, 23) : "Toute la vie des infidèles est une vie
de péché". Entre eux il ne peut donc y avoir un vrai mariage.
Cependant :
1. Il est dit dans
l'Epître aux Corinthiens (1 Co 7, 12) : "Si un frère a comme épouse une
infidèle etc.". Or qui dit épouse dit mariage. L’union des infidèles entre
eux est donc un vrai mariage.
2. D’autre part,
quand un état de choses disparaît, ne disparaît pas pour autant l’état de
choses qu’il supposait. Or le mariage, institution naturelle, existait en tant
que tel, avant le temps de la loi nouvelle qui est la loi de grâce dont la foi
est le principe. L’infidélité n’empêche donc pas que l’union conjugale entre
infidèles ne soit un vrai mariage.
Conclusion :
Le mariage a
comme but principal le bien de l’enfant. Il ne s’agit pas seulement ici de la
naissance de l’enfant, car cela peut se réaliser en dehors du mariage, mais
encore de son éducation jusqu’à son complet achèvement car toute cause tend à
conduire son effet jusqu’à Son état le plus parfait. Or l’enfant dit parvenir à
deux perfections différentes la perfection naturelle tant du corps que de
l’âme, que l’enfant atteindra en suivant la loi naturelle, et la perfection de
la grâce. La première perfection est matérielle et imparfaite au regard de la
seconde. Aussi étant donné que les institutions correspondent au but auquel
elles sont destinées, le mariage qui procure aux enfants la perfection
naturelle restera matériel et imparfait vis-à-vis de celui qui se propose de
donner aux enfants la perfection surnaturelle. Or les mariages entre infidèles
et les mariages entre fidèles ont ceci de commun qu’ils procurent à l’enfant la
perfection naturelle. Seuls, les seconds peuvent assurer la perfection
surnaturelle. Un vrai mariage peut donc exister entre infidèles mais il
n’atteint pas sa dernière perfection comme le mariage entre chrétiens
Solutions :
1. Le mariage
n’est pas seulement un sacrement mais il est aussi une institution naturelle.
Si les infidèles ne peuvent donc recevoir le sacrement de mariage tel que le
confèrent les ministres de l’Église, ils contractent cependant le mariage tel
que celui-ci a été institué par la nature. On peut même soutenir que le mariage
des infidèles est un sacrement en puissance bien qu’il ne le soit pas
actuellement parce qu’il n’est pas contracté dans la foi de l’Église.
2. Ce qui fait de
la disparité de culte un empêchement, ce n’est pas l’infidélité, mais la
diversité des croyances, car cette diversité nuit non seulement à l’éducation
surnaturelle et parfaite de l’enfant, mais encore à son éducation naturelle,
puisque les parents dirigeront l’enfant vers des buts différents, ce qui ne se
produit pas quand les parents sont tous deux infidèles.
3. Les infidèles
contractent le mariage tel qu’il a été institué par la nature. Mais
l’application des lois naturelles peut être précisée par les lois positives. Si
donc certaines lois positives inter disent à des infidèles d’épouser les
infidèles d’un autre rite, la disparité de culte deviendra un empêchement à
leur mariage. Le droit divin, en effet, ne leur interdit pas de se marier entre
eux, car, devant Dieu, peu importe la façon dont on est infidèle, quand on est
en dehors de la grâce. De même l’Église ne les empêche point de se marier entre
eux, car l’Église ne juge point "ceux qui vivent en dehors d’elle" (1
Co 5, 12).
4. La pudeur et
les autres vertus des infidèles ne sont pas de vraies vertus, car elles ne sont
pas des moyens d’atteindre la vraie béatitude. On n’appelle pas, en effet, vin
véritable le liquide qui n’a pas les propriétés du vin.
5. L’infidèle ne
commet pas une faute en entre tenant des relations conjugales avec sa femme,
s’il rend à celle-ci le devoir conjugal pour avoir des enfants ou pour lui
témoigner la fidélité qu’il lui doit : ce sont là des actes de la vertu de
justice et de cette vertu de tempérance grâce à laquelle on observe les
conditions requises dans les plaisirs du toucher ; de même l’infidèle ne pèche
point en pratiquant les vertus politiques. On n’appelle pas d’ailleurs péché
toute la vie des infidèles parce que toutes leurs actions sont des péchés, mais
parce qu’ils ne peuvent être délivrés de la servitude du péché par aucun de
leurs actes.
Objections :
1. Un époux
converti à la vraie foi ne peut pas conserver sa femme qui refuse de se
convertir. Devant un même danger, en effet, on doit prendre les mêmes
précautions. Or en raison du danger de perversion dans la foi, un fidèle ne
peut épouser un infidèle. Mais ce même danger subsiste quand un fidèle demeure
avec l’épouse infidèle qu’il avait avant sa conversion : En outre, le danger
est plus grand ici, car les néophytes perdent plus facilement la foi que les
personnes élevées dans la foi. Un époux converti ne peut donc demeurer avec sa
femme infidèle.
2. Selon le Décret
(28, Q 1) : "L’infidèle ne peut pas rester l’associé d’une épouse qui a
déjà embrassé la foi chrétienne". Un fidèle doit donc renvoyer son épouse
infidèle.
3. Le mariage des
chrétiens entre eux est plus parfait que le mariage entre infidèles. Or si des
fidèles contractent mariage malgré le degré de parenté qui les unit et malgré
la défense de l’Église, l’Église annule leur mariage. De même pour les
infidèles. Un époux devenu chrétien ne peut donc conserver sa femme infidèle,
au moins dans un cas lorsqu’il l’a épousée alors qu’il était infidèle et qu’il
lui était parent au degré prévu par l’empêchement de parenté.
4. Un infidèle
peut avoir plusieurs épouses conformément aux dispositions de la loi qui le
concerne. Lui permettre de conserver les femmes qu’il a épousées durant le
temps de son infidélité, serait lui permettre d’avoir plusieurs épouses même
après sa conversion.
5. Il peut arriver
que l’infidèle après avoir renvoyé une première épouse, en prenne une seconde
et se convertisse pendant son mariage avec celle-ci. Au moins dans ce cas, on
ne peut pas le laisser demeurer avec sa seconde épouse après sa conversion.
Cependant :
1. L’apôtre saint
Paul (1 Co 7, 12) conseille au fidèle de rester avec son épouse. D’autre part,
aucun empêchement survenant après le mariage ne peut le rendre nul.
2. Or les deux
infidèles avaient contracté un mariage valide. La conversion de l’un d’eux ne
rend donc pas nul ce dernier. Ils peuvent donc demeurer ensemble.
Conclusion :
La vertu de foi
des époux ne porte pas préjudice au mariage, mais au contraire le rend plus
parfait. Puisque les infidèles, ainsi qu’on l’a montré, contractent un vrai
mariage, la conversion de l’un d’eux à la vraie foi ne brise pas pour autant le
lien matrimonial. Mais si parfois le lien subsiste, la vie conjugale de
cohabitation et de devoir mutuel est rompue. A ce point de vue l’infidélité et
l’adultère ont des effets semblables, car dans les deux cas, le bien de
l’enfant est compromis. Aussi de même qu’un époux a le pouvoir de renvoyer ou
de conserver l’épouse adultère, de même il a le droit de renvoyer ou de garder
la femme infidèle. En effet, l’homme qui n’a rien à se reprocher peut rester
avec l’épouse adultère dans l’espoir de la corriger (cependant il ne pourrait
pas le faire si son épouse s’obstinait dans sa faute, car il aurait l’air de
favoriser ce vice honteux). Toutefois il a le droit de la renvoyer, même s’il
lui reste un espoir de la corriger. De la même manière, l’époux converti peut
conserver l’épouse infidèle dans l’espoir de la convertir, quand il ne la voit
pas obstinée dans l’infidélité. Il fait bien en restant avec elle, quoiqu’il
n’y soit pas tenu c’est le conseil de saint Paul.
Solutions :
1. Il est plus
facile d’empêcher une oeuvre de s’accomplir que de la détruire quand elle a été
faite. Aussi compte-t-on un grand nombre d’empêchements qui s’opposent à la
célébration du mariage mais qui ne peuvent annuler le mariage une fois
contracté. Ainsi en est-il pour l’affinité. Le cas est le même pour la
disparité de culte.
2. Dans l’Église
primitive, au temps des Apôtres, les conversions à la vraie foi s’opéraient
indistinctement chez les juifs et chez les païens. Un époux chrétien pouvait
donc espérer avec probabilité la conversion de son épouse, alors même que-celle-ci
ne promettait pas de le faire. Mais, dans la suite des temps, les Juifs se
montrèrent plus obstinés que les Gentils ; ceux-ci, en effet, continuaient à se
convertir, comme il en advint à l’époque des martyrs, durant le règne de
l’empereur Constantin et dans le temps qui suivit. Il était donc dangereux pour
un chrétien de demeurer avec une infidèle de religion juive : il ne pouvait pas
espérer la voir se convertir, tandis qu’il pouvait nourrir cet espoir pour une
épouse païenne. Il était donc permis à l’époux converti de conserver une épouse
païenne mais non une épouse juive, à moins que celle-ci ne promît de se
convertir. Et c’est ce que déclare le canon allégué. Aujourd’hui, au contraire,
juifs et païens conservent la même attitude : tous s’obstinent dans
l’incroyance. Par conséquent, l’époux chrétien ne peut plus habiter avec une
femme infidèle, qu’elle soit païenne ou juive, à moins qu’elle ne veuille se
convertir.
3. Les infidèles
non baptisés ne sont pas soumis aux lois de l’Église, mais doivent obéir aux
lois divines. Si donc deux infidèles unis par des liens de parenté contractent
mariage entre eux, alors que la loi divine le leur défendait en raison de leur
degré de parenté, ils ne pourront pas rester mariés, et peu importe que l’un
d’eux ou tous deux se convertissent. S’ils se sont mariés, tout en étant
parents à un degré défendu par les lois de l’Église, ils pourront rester
mariés, s’ils se convertissent tous les deux, ou bien si l’un se convertit et
puisse espérer la conversion de l’autre
4. La polygamie
est contraire à la loi naturelle à laquelle les infidèles eux-mêmes doivent se
soumettre. Dans ce cas, l’infidèle ne contracte de vrai mariage qu’avec sa
première femme. S’il se convertit et que toutes ses épouses suivent son
exemple, il peut demeurer avec la première mais il doit renvoyer toutes les
autres. Mais si sa première épouse refuse de se convertir et que l’une des
autres accepte de le faire, l’époux a le droit de contracter un nouveau mariage
avec cette dernière, comme il a le droit de se marier avec une autre. Nous
reparlerons plus loin de cette question
5. Le renvoi de l’épouse
est contraire à la loi naturelle. Un infidèle n’a donc pas le droit de renvoyer
sa femme. Mais s’il se convertit après avoir renvoyé son épouse et en avoir
pris une autre, sa situation est semblable à celle de l’homme qui avait
plusieurs femmes. Il doit reprendre la première qu’il avait chassée, quand
celle-ci promet de se convertir, et renvoyer les autres.
Objections :
1. L’époux
converti ne peut pas, semble-t-il, renvoyer son épouse infidèle, quand celle-ci
consent à habiter avec lui "sans offenser Dieu". Entre mari et femme
existe un lien plus étroit qu’entre maître et serviteur. Or un esclave qui se
convertit ne devient pas affranchi pour cela, ainsi que l’enseigne saint Paul
(1 Co 7, 21). L’époux converti ne peut donc pas renvoyer son épouse infidèle.
2. Personne ne
peut faire du tort à autrui à moins qu’autrui n’y consente. Or l’épouse
infidèle avait des droits sur son mari non chrétien. Si donc du fait de la
conversion de son époux, la femme pouvait subir un préjudice, celui de son renvoi,
il s’ensuivrait que le mari n’aurait pas plus le droit de se convertir sans le
consentement de son épouse qu’il n’a celui de recevoir les Ordres ou de faire
voeu de continence malgré sa femme.
3. L’esclave ou
l’homme libre qui contracte mariage sciemment avec une esclave ne peut pas la
renvoyer en prétextant la différence des situations. De même, quand celui qui
épouse une infidèle la sait infidèle, il ne peut pas la renvoyer pour cause
d’infidélité.
4. Un père doit
veiller au salut de ses enfants. S’il se séparait alors de son épouse infidèle,
les enfants communs resteraient à la mère en vertu de cet adage : "Les
fruits reviennent à celui qui les a produits", et leur salut serait alors
en péril. L’époux ne peut donc renvoyer sa femme infidèle.
5. Un homme
adultère ne peut pas renvoyer sa femme elle aussi adultère, alors même qu’il
aurait fait pénitence de son crime. Si donc l’infidèle et l’adultère sont
soumis aux mêmes lois, un infidèle ne pourra pas renvoyer son épouse infidèle,
même après sa conversion.
Cependant :
1. L’Apôtre saint
Paul enseigne le contraire (1 Co 7, 15).
2. En outre,
l’adultère spirituel est plus grave que l’adultère charnel. Or ce dernier donne
à l’homme le droit d’abandonner sa femme et de ne plus habiter avec elle. A
plus forte raison, l’homme aura-t-il ce droit dans le cas de l’infidélité qui
est un adultère spirituel.
Conclusion :
Les devoirs et
les avantages de l’homme varient selon son genre de vie. Aussi celui qui
renonce à son ancienne manière de vivre n’est plus tenu à ses obligations
antérieures. Selon ce principe, une personne, qui a fait un voeu quand elle
était dans le monde, n’est plus tenue de l’accomplir, quand elle meurt au
monde, en embrassant la vie religieuse. Or l’époux qui se présente au baptême
est régénéré dans le Christ, et renonce à sa vie passée, en vertu de cet adage
: la génération d’un être entraîne la disparition d’un autre. Il est donc
libéré de l’obligation qui lui incombait de rendre le devoir à son épouse et
n’est pas obligé de cohabiter avec elle, quand elle ne veut pas se convertir.
Il y a cependant un cas où il reste libre de demeurer avec elle, comme on vient
de le voir dans l’article précédent. L’époux converti est comme le religieux
qui peut accomplir les voeux prononcés dans le monde, à condition qu’ils ne
soient pas contraires à la règle, mais qui n’y est pas obligé
Solutions :
1. La condition
d’esclave ne répugne pas à l’état de perfection chrétienne celle-ci n’exige-t-elle
pas une très grande humilité ? Au contraire, l’état du mariage déroge quelque
peu à la perfection chrétienne, car ceux qui observent la continence sont dans
un état plus parfait. Il n’y a donc pas similitude entre les deux états.
En outre, chacun
des époux n’est pas soumis à son conjoint comme sa propriété, tandis que l’esclave
est la propriété du maître : en réalité, chaque conjoint forme avec l’autre une
sorte de société, et cette association ne peut pas convenablement exister entre
infidèle et fidèle, comme le remarque saint Paul (2 Co 6, 14). Il ne faut donc
pas assimiler l’épouse à l’esclave.
2. L’épouse n’a de
droits sur le corps de son mari que durant le temps où son mari conserve le
genre de vie qu’il avait au moment de son mariage, car "après la mort de
l’époux, dit saint Paul (Rm 7, 2), la femme est
affranchie de la loi vis-à-vis de son époux". Si donc le mari, après avoir
renoncé au passé et embrassé un autre état de vie, s’éloigne de son épouse, il
ne fait à celle-ci aucun tort.
Quant à l’entrée
en religion, elle est une mort spirituelle et non pas une mort corporelle une
fois le mariage consommé, l’époux ne peut donc pas entrer en religion sans le
consentement de son épouse, mais il peut le faire avant la consommation du
mariage, car à ce moment l’union des époux n’est encore que spirituelle. Par
contre celui qui reçoit le baptême meurt aussi à la vie du corps, car "il
est enseveli avec le Christ dans la mort" (Rm 6,
4). Il n’est donc plus obligé de rendre le devoir conjugal même après le
mariage consommé.
Ou bien, peut-on
dire, l’épouse subit un dommage par sa faute puisqu’elle refuse de se
convertir.
3. La disparité de
culte rend une personne tout à fait inhabile à contracter mariage : il n’en est
pas ainsi de l’état de servitude qui ne produit cet effet que dans le cas
d’ignorance. On ne peut donc pas raisonner de la même façon pour une infidèle
et pour une esclave.
4. En cas de
séparation des époux, si l’enfant est parvenu à l’âge de discrétion, il peut
suivre à son gré le père ou la mère. S’il est encore trop jeune c’est à son
père chrétien qu’on devra le confier, bien qu’il ait encore besoin des secours
de sa mère pour son éducation.
5. L’époux
adultère qui fait pénitence n’embrasse pas un autre état de vie, ce que fait
l’infidèle une fois baptisé. On ne peut donc pas rai sonner de la même façon.
Objections :
1. Il ne le peut
pas, car le mariage est indissoluble et le renvoi de l’épouse contraire à la
loi naturelle. Or l’union des deux infidèles étant un vrai mariage est
absolument indissoluble et, tant que subsiste le lien conjugal, un époux ne
peut contracter mariage avec une autre femme. Le chrétien séparé de sa femme
infidèle ne peut donc en épouser une autre.
2. Un crime commis
après le mariage ne le rompt point. Or quand l’épouse
infidèle consent à la vie commune sans vouloir offenser Dieu, le lien conjugal
subsiste et l’époux ne peut pas faire un nouveau mariage. Et donc le péché de
l’épouse, qui ne veut pas demeurer avec son mari sans offenser le Créateur, ne
pourra pas rompre le lien matrimonial et permettre à l’époux de prendre une
autre femme.
3. Mari et femme
sont égaux en ce qui touche le lien du mariage. Puisqu’il n’est pas permis à
l’épouse infidèle de se remarier du vivant de son premier mari, on ne doit pas
permettre non plus à l’époux chrétien de contracter un nouveau mariage.
4. Le droit
favorise davantage le voeu de chasteté que le contrat matrimonial. Or,
vraisemblablement, l’époux chrétien ne peut émettre ce voeu sans le
consentement de sa femme, car celle-ci serait frustrée de ses droits conjugaux
quand elle viendrait à se convertir. A plus forte raison est-il défendu à
l’époux de prendre une autre femme.
5. L’enfant qui
demeure dans l’infidélité, après la conversion de son père, ne jouit plus de
ses droits à l’héritage paternel. S’il se convertit, il les recouvre alors,
même si l’héritage était devenu la propriété d’un autre. D’une façon analogue,
l’épouse infidèle qui se convertirait devrait pouvoir reprendre son mari, même
si celui-ci avait épousé une autre femme. Or cela serait impossible si le
second mariage était valide. L’époux ne peut donc pas contracter mariage avec
une autre femme.
Cependant :
1. Le mariage
n’est ratifié que par le sacrement de baptême. Or le mariage qui n’est pas
ratifié peut être dissous. Une fois le lien rompu, l’époux peut donc prendre
une autre femme.
2. En outre, un
époux ne doit pas demeurer avec une femme infidèle, si celle-ci refuse de
continuer la vie commune sans offenser le Créateur. S’il ne pouvait pas alors
se remarier, il devrait donc observer la continence, ce qui ne semble pas à
propos, car s’il en était ainsi, la conversion aurait pour lui un inconvénient.
Conclusion :
Quand l’un des
deux époux se convertit et que l’autre reste dans l’infidélité, deux cas
peuvent se présenter :
- 1° L’époux
infidèle consent à vivre la vie commune sans offenser Dieu, c’est-à-dire sans
provoquer l’autre à l’infidélité ; l’époux chrétien peut cependant se séparer
de son conjoint infidèle, mais, en ce cas, il ne peut pas se remarier.
- 2° Le conjoint
infidèle n’accepte la vie commune qu’avec la volonté d’offenser le Créateur, se
mettant à proférer des blasphèmes et refusant d’entendre prononcer le nom du
Christ, cherchant ainsi à faire tomber son conjoint dans l’infidélité, l’époux
chrétien peut alors, après la séparation, contracter un nouveau mariage
Solutions :
1. Le mariage
entre infidèles est un mariage imparfait, comme on l’a déjà dit. Entre fidèles,
il est parfait et donc plus stable. Or un lien plus fort brise le lien moins
fort qui lui résiste. Voilà pourquoi le second mariage contracté dans la
religion du Christ rompt celui qui est contracté dans l’infidélité. Le mariage
des infidèles n’est donc pas tout à fait ferme ni pleinement ratifié, mais il
aura ces qualités grâce à la religion chrétienne
2. Le crime de
l’épouse qui refuse de continuer la vie commune sans offenser le Créateur,
affranchit l’époux de cette espèce de servitude qui le retenait près de sa
femme et qui l’empêchait de se remarier du vivant de celle-ci. Mais cette faute
ne rompt pas le mariage, car si l’épouse se convertissait et cessait ses
blasphèmes avant le second mariage de son mari, celui-ci lui serait rendu. Le
premier mariage n’est dissous que par le second et l’époux chrétien ne peut se
remarier avant d’avoir été délivré de la servitude vis-à-vis de son épouse et
par la faute de celle-ci
3. Après le second
mariage du conjoint fidèle, le premier mariage est rompu des deux côtés, parce
que les liens du mariage ne sont pas unilatéraux tandis que les effets peuvent
l’être. Aussi l’interdiction de se remarier faite à la femme infidèle est
plutôt une punition qu’une conséquence du mariage précédent. Mais si elle se
convertit ensuite, on peut l’autoriser par voie de dispense à se remarier, si son
mari a contracté un second mariage.
4. Si, après la
conversion de l’époux, on peut espérer avec quelque probabilité que l’épousé se
convertisse à son tour, l’époux ne doit pas prononcer le voeu de continence, ni
contracter un nouveau mariage : car l’épouse se convertirait alors plus
difficilement, en se voyant privée de son mari. Si, au contraire, rien ne fait
espérer cette conversion, l’époux peut recevoir les Ordres sacrés, ou entrer en
religion après avoir préalablement invité sa femme à se convertir. Dans le cas
où l’épouse se convertirait après que son mari aurait reçu les Ordres sacrés,
elle ne pourra pas exiger le retour de celui-ci, mais devra s’imputer à elle-même
cette privation qui sera la peine du retard apporté à sa conversion.
5. Les liens de
père à fils ne sont pas rompus par la différence de religion, les rapports
matri moniaux le sont. Il n’y a donc point de parité entre l’héritier et
l’épouse.
Objections :
1. Il semble que
oui. L’adultère paraît être plus directement opposé au mariage que
l’infidélité. Or il est un cas où l’infidélité brise le lien du mariage, et
permet d’en contracter un autre. N’en est-il pas de même de l’adultère ?
2. L’infidélité
est une fornication spirituelle et tout péché lui ressemble sur ce point. Si l'infidélité
dissout le mariage parce qu’elle est une fornication spirituelle, les autres
péchés produiront le même résultat.
3. Dans saint
Matthieu (18, 5), il est dit : "Si ta main droite te scandalise, coupe-la et jette-la loin de toi", et selon la Glose,
"par ces expressions : main, oeil droit, on peut entendre les frères,
épouses, proches parents et enfants". Or, à l’occasion de chaque péché,
ceux-ci peuvent devenir pour nous un obstacle au salut. Le mariage pourra donc
être rompu à cause de n’importe quel péché.
4. L’avarice est
une sorte d’idolâtrie, comme le dit saint Paul (Eph
5, 5). Or le mari peut renvoyer son épouse pour cause d’idolâtrie. La même
raison l’autorise donc à le faire pour cause d’avarice, et aussi pour les
autres péchés plus graves.
5. C’est également
l’opinion explicite du Maître des Sentences.
Cependant :
1. Il est dit dans
saint Matthieu (5, 32) : "Celui qui renverra sa femme, hors le cas
d’impudicité, la rend adultère".
2. Si, d’autre
part, cela était vrai, les divorces se multiplieraient tous les jours, car on
rencontre rarement des personnes mariées dont l’une ne tombe pas dans le péché.
Conclusion :
La fornication
corporelle et l’infidélité nuisent d’une façon spéciale aux biens du mariage,
comme on l’a déjà dit. Aussi, possèdent-elles une efficacité spéciale pour
rompre le mariage. Mais il faut savoir que la rupture du mariage peut viser
deux choses :
- 1° Tout
d’abord le lien conjugal. Sous ce rapport le mariage contracté devant l’Église
ne peut être rompu ni par l’infidélité, ni par l’adultère. Mais s’il n’a pas
été contracté devant l’Église, le lien peut être dissous quand, un époux
s’obstinant dans l’infidélité, son conjoint se convertit et contracte un
nouveau mariage. Quant à l’adultère, il ne peut pas rompre le lien conjugal,
sinon un infidèle pourrait renvoyer son épouse adultère et après ce renvoi
épouser une autre femme, ce qui est faux.
- 2° Les devoirs
conjugaux : De cette manière, le mariage peut être rompu par l’infidélité et
l’adultère, mais non par les autres péchés, à moins que l’époux ne veuille se
séparer momentanément de sa femme, afin de la punir, en la privant du bienfait
de sa présence
Solutions :
1. L’adultère va
plus directement que l’infidélité contre le mariage envisagé
comme institution naturelle ; par contre, l’infidélité lui répugne davantage si
on le considère comme sacrement de l’Église car sous cet aspect, le mariage
jouit d’une parfaite indissolubilité, puisqu’il représente l’union
indestructible du Christ et de son Église. Aussi le lien du mariage qui n’est
pas ratifié comme sacrement peut-il être rompu plus facilement par l’infidélité
que par l’adultère.
2. L’âme s’unit
d’abord à Dieu par la foi et devient son épouse, comme le dit Osée (2, 20) : "Je
t’épouserai dans la foi". Pour cela, la Sainte Écriture désigne plus
spécialement, sous le nom de fornication, l’idolâtrie et l’infidélité. Ce n’est
que dans une acception beaucoup plus large qu’on appelle, les autres péchés des
fornications spirituelles.
3. Il faut
entendre le texte de saint Matthieu en ce sens : si la femme devient pour son
mari une occasion très prochaine de péché, à tel point que celui-ci ait des
craintes sérieuses pour son propre salut. En ce cas, le mari est en droit de
cesser la vie commune.
4. On appelle
l’avarice une idolâtrie parce que toutes deux ressemblent à une servitude car
l’avare, comme l’idolâtre, sert plutôt la créature que le Créateur (Rm 1, 25). Mais l’avarice ne ressemble pas à l’idolâtrie,
en ce sens qu’elle serait aussi une infidélité celle-ci est un vice de
l’esprit, celle-là un vice du coeur.
5. Le texte du
Maître des Sentences s’applique aux fiançailles on peut les rompre, en effet, à
la suite d’un crime.
Ou si on
applique ce texte au mariage, on peut l’entendre d’une séparation momentanée
dans la vie commune, ou bien l’appliquer au cas où l’épouse n’accepte de vivre
sous le même toit qu’à la condition de pouvoir pécher et dit par exemple :
"Je ne serai ton épouse que si tu m’apportes les richesses que tu auras
volées". On devrait alors renvoyer cette femme plutôt que de commettre des
vols.
A propos du
meurtre de l’épouse, il convient de poser deux questions : - 1. Le mari peut-il
en certaines circonstances tuer son épouse ? - 2. Le meurtre de l’épouse
devient-il empêchement de mariage ?
Objections :
1. Il semble que
oui. La loi divine, en effet, ordonne de lapider les femmes adultères. Mais
obéir à cette loi n’est pas pécher. Celui qui tue sa propre épouse devenue
adultère ne pèche donc point.
2. Dès lors qu’une
chose est permise par la loi, elle l’est aussi pour celui qui est chargé par la
loi de l’accomplir. Or il est permis à la loi de mettre à mort une femme
adultère ou toute personne punissable de mort. Puisque la loi charge le mari de
tuer son épouse lorsqu’il la surprend en adultère, il lui est donc permis de le
faire.
3. Le mari a plus
de pouvoir sur sa femme adultère que sur le complice de celle-ci. Si ce
complice est un clerc et que l’époux le frappe, il n’y a pas d’excommunication.
L’époux peut donc, semble-t-il, frapper de mort sa femme elle-même, quand il la
surprend en adultère.
4. Un mari a le
devoir de corriger son épouse. Or la correction consiste à infliger une
punition juste. Mais c’est la mort que mérite justement l’adultère, crime
capital. Mettre à mort une épouse adultère semble donc permis à un mari.
Cependant :
1. Le texte des
Sentences (Dist 37) cite ce décret : "L’Église
de Dieu n’est jamais obligée de se conformer aux lois du monde, car elle n’a
d’autre glaive que le glaive spirituel". Celui qui appartenir à l’Église
ne doit donc pas user de la permission que lui donne la loi, c’est-à-dire la
permission de tuer sa femme adultère.
2. D’autre part,
le mari et l’épouse sont égaux. Or la femme n’a pas le droit de tuer son mari
adultère. Le mari n’a donc pas non plus le droit de tuer sa femme dans les
mêmes circonstances.
Conclusion :
Un époux peut
provoquer la mort de son épouse de deux façons :
- 1° En la
faisant comparaître d’abord devant le tribunal civil. Il n’y a aucun doute que
le mari poussé bien entendu par un sentiment de justice et non pas par le désir
de la vengeance ou la haine, peut sans commettre de faute accuser sa femme
d’adultère devant le tribunal séculier et demander qu’on lui applique la peine
de mort prévue par la loi, comme il est permis d’accuser quelqu’un d’homicide
ou d’un autre crime. Toutefois on ne peut porter une telle accusation devant le
tribunal ecclésiastique, car l’Église ne dispose point du glaive matériel,
comme le dit le texte des Sentences.
- 2° En la
frappant lui-même, alors qu’elle n’a pas été accusée en justice. Mais ni les
lois civiles, ni la loi de la conscience n’autorisent l’époux à tuer ainsi sa
femme, quand il ne l’a pas surprise en flagrant délit
d’adultère, si certain que soit d’autre part ce crime.
En réalité, la
loi civile considère comme permis le meurtre de la femme surprise en adultère,
mais elle ne l’impose pas ; en fait, elle ne punit pas ce meurtre, comme elle
punit l’homicide, en raison de l’intensité de la passion qui pousse l’homme à
tuer ainsi son épouse.
L’Église, elle,
n’est pas liée par les lois humaines au point de déclarer le mari excusable de
la peine éternelle ou de la peine temporelle prononcée par le juge
ecclésiastique, sous prétexte qu’il n’a pas été condamné devant le tribunal
séculier. Le mari n’a donc jamais le droit de tuer lui-même son épouse
Solutions :
1. La loi a confié
le soin d’infliger la peine prévue non pas à des simples particuliers, mais à
des personnages officiels investis de ce pouvoir. Le mari n’est pas le juge de
son épouse. Il ne peut donc pas la mettre à mort, mais il peut l’accuser devant
le magistrat.
2. La loi civile
ne donne pas au mari le pouvoir de tuer sa femme, en lui commandant d’en user,
car, s’il en était ainsi, l’homme ne commettrait aucune faute en agissant de la
sorte, comme ne commet aucune faute le bourreau chargé de faire mourir le
voleur condamné à mort. Mais la loi tolère cette manière d’agir en n’infligeant
aucune punition. D’ailleurs elle a mis à l’exercice de cet acte des conditions
difficiles capables de détourner les maris de tels meurtres.
3. La raison
donnée ne prouve pas la licéité du meurtre, mais l’exemption de cette peine
qu’est l’excommunication.
4. Il y a deux
espèces de société la société domestique, la famille par exemple, et la société
politique, la cité et le royaume. Celui qui gouverne la seconde société, tel le
roi ou le juge, peut infliger une peine pour corriger le coupable ou le faire
disparaître, afin d’épurer la société dont il est chargé. Mais le chef de la
première société, le père de famille, n’a le pouvoir d’infliger qu’une
correction qui ne doit pas être plus sévère que ne l’exige l’amendement du
coupable : or la peine de mort dépasse les limites d’une correction. L’homme
qui est-le chef de la femme ne peut donc pas la mettre à mort mais seulement la
corriger.
Objections :
1. Ce n’en est pas
un. L’adultère blesse plus foncièrement la sainteté du mariage que l’homicide.
Or l’adultère n’est pas un empêchement. Le meurtre de l’épouse n’en est donc
pas un non plus.
2. Le meurtre
d’une mère est plus grave que le meurtre d’une épouse, car il n’est jamais
permis de frapper sa mère, tandis que l’on peut parfois châtier son épouse. Or
le parricide n’est pas un empêchement de mariage. Le meurtre de l’épouse n’en
est donc pas un.
3. Un homme pèche
plus gravement en tuant l’épouse d’un autre pour cause d’adultère qu’en mettant
à mort sa propre épouse, car il n’a pas l’excuse d’une passion irrésistible et
il n’a pas le droit de corriger la femme des autres. Or le meurtre de l’épouse
d’un autre n’empêche pas celui qui l’a commis de se marier. Il est donc de même
du meurtre de la propre épouse.
4. Une fois la cause
disparue, l’effet disparaît aussi. Or la pénitence peut effacer le péché
d’homicide. Elle peut donc aussi enlever l’empêchement qui provenait du péché.
Après avoir fait pénitence, un mari qui a tué son épouse a donc le droit de
contracter un autre mariage.
Cependant :
1. Un canon de l’Église
déclare : "Ceux qui auront tué leur épouse devront faire pénitence et ne
pourront plus se remarier".
2. L’homme,
d’autre part, doit être puni par où il a péché. Celui qui met à mort son épouse
doit donc être puni par la défense d’en prendre une autre.
Conclusion :
Le meurtre de
l’épouse est un empêchement de droit ecclésiastique. Mais il peut avoir deux
effets différents :
- 1° Tantôt il
empêche la célébration du mariage projeté, mais n’annule pas le mariage déjà
contracté : c’est le cas de l’époux qui a mis à mort son épouse à cause de
l’adultère ou de la haine qu’il a pour elle. Mais la crainte de le voir manquer
à la continence justifie la dispense que l’Église lui accorde pour un mariage
ultérieur.
- 2° Tantôt le
meurtre de l’épouse annule le mariage déjà contracté ainsi en est-il quand un
mari tue son épouse afin de pouvoir se remarier avec sa complice dans
l’adultère. Il devient alors absolument incapable de contracter avec celle-ci,
et, s’il le fait, le mariage est nul. Mais il ne devient pas pour cela inhabile
à épouser d’autres femmes et s’il se marie en fait avec une autre, il pèche
évidemment par désobéissance aux lois de l’Église : son mariage toutefois ne
devient pas nul de ce fait
Solutions :
1. Dans un certain
cas, l’adultère et l’homicide s’opposent à la célébration du mariage et
annulent celui qui existe déjà, comme on vient de le dire pour le meurtre de
l’épouse, et comme on l’a déjà dit pour l’adultère (Dist
37).
On peut faire
observer encore que le meurtre de l’épouse nuit à la nature du mariage et
l’adultère à la fidélité conjugale. Aussi l’adultère ne répugne-t-il pas plus
au mariage que le meurtre de l’épouse : l’argument repose donc sur une erreur.
2. Absolument
parlant, le meurtre d’une mère est plus grave que celui d’une épouse et plus
contraire à la nature, car l’homme respecte naturellement sa mère. Il est donc
plus dénaturé de tuer sa mère que de tuer son épouse. C’est afin de réprimer
toute tentation de tuer leur épouse que l’Église interdit le mariage à ceux qui
se sont rendus coupables de ce crime.
3. Celui qui tue
la femme d’un autre ne porte pas atteinte à son propre mariage, comme le fait
celui qui donne la mort à sa propre épouse. Le cas n’est donc pas le même.
4. Une fois la
faute effacée, la peine ne doit pas nécessairement disparaître ainsi en est-il
pour l’irrégularité. La pénitence, en effet, ne restitue pas au pécheur sa
dignité première, bien qu’elle puisse lui rendre l’état de grâce (Q 28, 1, 3).
Nous
avons à examiner maintenant les empêchements qui surviennent après le mariage :
- I. Celui qui peut survenir avant sa
consommation, c’est-à-dire le voeu solennel ;
- II. Celui qui suppose la consommation
du mariage ; la fornication
Au sujet du voeu
solennel, trois questions se posent : - 1. Un des époux peut-il, après la consommation
du mariage, entrer en religion contre le gré de l’autre ? - 2. Le peut-il avant
que le mariage ne soit consommé ? - 3. La femme peut-elle se remarier lorsque
son époux est entré en religion avant la consommation du mariage ?
Objections :
1. Il le peut. La
loi divine, en effet, plus que la loi humaine, doit favoriser la vie
spirituelle. Or, la loi humaine permet à l’époux d’agir ainsi. A plus forte
raison la loi divine doit-elle le permettre.
2. Un moindre bien
n’est pas un obstacle à un bien plus grand. Or, l’Apôtre saint Paul (1 Co 7, 8)
nous enseigne que l’état de mariage est moins parfait que l’état religieux. Le
mariage ne doit donc pas être un obstacle à l’entrée en religion.
3. Dans tout Ordre
religieux, on contracte un mariage spirituel. Il est pourtant permis de passer
d’un Ordre religieux à un autre plus sévère. Il est donc également possible,
même contre le gré de l’épouse, de passer de l’union moins sévère du mariage
charnel au mariage plus austère de la profession religieuse.
Cependant :
1. Saint Paul (1
Co 7, 5) ne veut pas que les époux s’abstiennent du mariage, même pour un
temps, afin de se livrer à la prière, si ce n’est d’un commun accord.
2. En outre, on ne
peut porter préjudice à autrui sans son consentement. Or, le voeu de religion
émis par l’un des conjoints porte préjudice à l’autre, puisque chacun d’eux a pouvoir sur le corps de l’autre. L’un des époux ne peut donc
faire profession religieuse sans le consentement de l’autre.
Conclusion :
On ne peut pas
offrir à Dieu ce qui appartient à autrui. Puisque la consommation du mariage a
fait du corps du mari la propriété de l’épouse, celui-ci ne peut plus l’offrir
à Dieu par le voeu de continence sans le consentement de sa femme.
Solutions :
1. La loi humaine
considère le mariage comme une institution naturelle, tandis que la loi divine
le considère comme un sacrement, propriété d’où découle son indissolubilité
absolue. Il n’y a donc pas parité
2. Il n’est pas
impossible qu’un moindre bien en empêche un plus grand, s’il lui est contraire,
puisque le mal lui-même peut faire obstacle au bien.
3. Dans tous les Ordres
religieux, on contracte mariage avec une seule et même personne, le Christ,
bien qu’on assume vis-à-vis de lui plus d’obligations dans un Ordre que dans un
autre, tandis que dans le mariage charnel et celui de la profession religieuse
on ne s’unit pas avec la même personne. Il n’y a donc pas parité
Objections :
1. Il ne peut agir
ainsi. Le sacrement de mariage, en effet, est indissoluble, car il symbolise
l’union permanente du Christ avec son Église. Or, dès avant la consommation, le
mariage contracté par paroles de présent est le véritable sacrement de mariage.
Il ne peut donc être dissous par l’entrée en religion de l’un des époux.
2. Par un consentement
exprimé en paroles et en présence de l'autre, chaque époux donne à l’autre le
droit d’user de son corps. Chacun d’eux peut donc exiger aussitôt le devoir
conjugal, et, dans ce cas, l’autre doit le lui rendre. Aussi l’un des époux ne
peut-il entrer en religion contre le gré de l’autre.
3. Notre Seigneur
a dit (Mt 19, 6) : "Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare
point." Or, l’union qui existe avant la consommation du mariage est
l’oeuvre de Dieu. La volonté humaine ne peut donc pas la briser.
Cependant :
Saint Jérôme
nous dit que saint Jean était déjà marié lorsque le Seigneur l’appela.
Conclusion :
Avant la
consommation du mariage, il n’y a entre les époux qu’une union spirituelle. La
consommation y ajoute un lien charnel. Par conséquent, si la mort physique peut
rompre le mariage consommé, le mariage non consommé est, lui aussi, dissous par
l’entrée en religion, sorte de mort spirituelle, qui fait mourir au monde et
vivre pour Dieu.
Solutions :
1. Avant sa
consommation, le mariage symbolise l’union du Christ et de l’âme par la grâce,
union qui est brisée par une disposition spirituelle contraire, c’est-à-dire
par le péché. Le mariage consommé représente en outre l’union que le Christ a
contractée avec son Église en assumant la nature humaine dans l’unité de
personne, et cette union est absolument indissoluble.
2. Avant l’union
charnelle, les époux ne possèdent pas sur le corps de leur conjoint un droit
tout à fait absolu, mais un droit subordonné à cette condition que l’un d’eux
ne choisira pas un état de vie meilleur. L’union sexuelle achève le transfert
des droits, puisque, par elle, chacun entre en possession corporelle du pouvoir
qu’ils se sont réciproquement donné. Aussi les époux qui n’ont pas encore
accompli l’acte conjugal ne sont-ils pas obligés de se rendre le devoir
aussitôt après la célébration du mariage ; on leur accorde, en effet, un délai
de deux mois, et cela pour trois raisons d’abord, pour qu’ils puissent
réfléchir sur la possibilité d’entrer en religion, puis pour permettre de faire
les préparatifs nécessaires à la solennité des noces ; enfin, pour éviter que
l’épouse ne paraisse d’un moindre prix au mari, si elle lui était donnée avant
qu’un délai ne la lui eût fait désirer
3. Avant la
consommation, l’union conjugale est parfaite dans son être premier, mais non
quant à son acte second, c’est-à-dire son opération propre, qui ressemble à la
possession corporelle, et c’est pourquoi son indissolubilité n’est pas
absolument parfaite
Objections :
1. Il semble que
non. En effet, ce qui est compatible avec le mariage n’en rompt pas le lien.
Or, le lien conjugal subsiste lorsque les époux entrent tous deux en religion.
Si l’un d’eux y entre seul, l’autre n’est donc pas affranchi pour autant du
lien conjugal. Aussi, puisque tant que ce lien subsiste on n’en peut contracter
un autre, la femme dont le mari entre en religion avant la consommation du
mariage ne peut se remarier.
2. Après son
entrée en religion, l’homme peut retourner dans le monde tant qu’il n’a pas
fait profession. Si la femme avait pu se remarier dès l’entrée en religion de
son époux, celui-ci pourrait aussi le faire une fois rentré dans le monde, ce
qui est absurde.
3. Une nouvelle
décrétale exige un délai d’un an entre l’entrée en religion et la profession,
sous peine de nullité. Si l’homme revient dans son foyer après une profession
nulle, sa femme sera obligée de le recevoir. Ni l’entrée en religion, ni la
profession religieuse de l’époux ne donnent donc à la femme la faculté de se
remarier.
Cependant :
On ne peut
obliger personne à la recherche de la perfection. Or la continence est un des
conseils qui conduit à la perfection. La femme n’est donc pas obligée à la
continence du seul fait de l’entrée en religion de son mari. Aussi peut-elle se
remarier.
Conclusion :
De même que la
mort corporelle de l’époux brise le lien conjugal et permet à la femme de se
remarier "avec qui bon lui semble", selon l’expression de saint Paul
(1 Co 7, 30), de même la mort spirituelle de l’époux qui entre en religion
permettra à la femme de contracter un nouveau mariage.
Solutions :
1. Quand chacun
des époux prononce le voeu de continence, aucun d’eux ne renonce au lien
conjugal, et celui-ci subsiste. Mais quand un seul fait ce voeu, alors, autant
qu’il est en lui, il renonce au lien conjugal. Aussi son conjoint en est-il
affranchi.
2. Celui qui entre
en religion n’est considéré comme mort au monde que lorsqu’il a fait
profession. Aussi l’épouse est-elle tenue d’attendre jusqu’à ce moment-là le
retour possible de son mari.
3. Il faut porter
sur la profession émise avant le temps fixé par le droit le même jugement que
sur le voeu simple. Or, si après le voeu simple du mari, la femme n’est pas
tenue de lui rendre le devoir conjugal, elle ne pourrait cependant un autre. Il
en est de même dans le cas présent.
Nous avons à
nous occuper maintenant de l’empêchement qui peut se produire après la
consommation du mariage, c’est-à-dire la fornication : celle-ci est un obstacle
à l’accomplissement de l’acte conjugal, mais laisse subsister le lien matrimonial.
A ce sujet nous
poserons six questions : - 1. Un mari peut-il renvoyer sa femme pour cause de
fornication ? - 2. Est-il tenu de le faire ? - 3 Peut-il prendre sur lui de le
faire ? - 4. Le mari et la femme jouissent-ils des mêmes droits sur ce point ? -
5. Après la séparation doivent-ils s’abstenir de contracter un nouveau mariage
? - 6. Peuvent-ils ensuite se réconcilier ?
Objections :
1. Il ne le peut.
On ne doit pas rendre le mal pour le mal. Or, le mari semblerait agir ainsi en
renvoyant sa femme coupable de fornication. Cela ne lui est donc pas permis.
2. L’adultère des
deux époux est plus grave que celui d’un seul. Or, quand les deux époux
commettent l’adultère, la séparation ne peut avoir lieu pour ce motif. Le péché
d’un seul ne pourra donc pas, lui non plus, motiver la séparation.
3. La fornication
spirituelle et certains autres péchés sont plus graves que l’adultère, et
pourtant ils ne sont pas des motifs suffisants de séparation. L’adultère ne
pourra donc pas autoriser la séparation.
4. Le vice contre
nature est beaucoup plus opposé aux biens du mariage que la fornication, qui se
fait d’une manière naturelle. C’est donc ce vice, plutôt que la fornication,
qui devrait être une cause de séparation.
Cependant :
1. On lit le
contraire dans saint Matthieu (5, 32) (19, 9).
2. D’autre part,
on n’est pas obligé de rester fidèle à celui qui ne l’est pas. Or, l’époux
adultère a manqué de fidélité à son conjoint. Aussi celui-ci a-t-il le droit de
le renvoyer
Conclusion :
Notre Seigneur a
accordé au mari le droit de renvoyer son épouse adultère afin de punir la
partie qui a violé sa foi et de favoriser celle qui l’a gardée, en la dégageant
de l’obligation de rendre le devoir conjugal au conjoint infidèle. On excepte
cependant sept cas où il n’est pas permis de renvoyer sa femme adultère : ce
sont ceux dans lesquels celle-ci est exempte de faute, ou bien les deux époux
sont également coupables :
- 1. Celui où le
mari a commis lui aussi cette faute.
- 2. Celui où il
a lui-même livré son épouse à la prostitution.
- 3. Celui où
une longue absence du mari a pu amener la femme à le croire mort et que, par
suite, elle s’est remariée.
- 4. Celui où un
étranger s’est introduit frauduleusement dans le lit conjugal en se faisant
passer pour le mari.
- 5. La femme a
été victime de la violence.
- 6. L’époux
s’est réconcilié avec sa femme adultère en accomplissant avec elle l’acte
conjugal.
- 7. Les deux
conjoints ayant contracté mariage dans l’infidélité, le mari a donné à sa femme
une lettre de divorce et celle-ci s’est remariée. Si les époux viennent à se
convertir tous les deux, le mari est tenu de recevoir son épouse
Solutions :
1. Le mari commet
une faute si c’est par vengeance qu’il renvoie son épouse. Il est exempt de
tout péché si, craignant de paraître complice, il le fait pour éviter son
propre déshonneur, ou pour corriger son épouse, ou bien encore pour ne pas
laisser d’incertitude sur la légitimité des enfants.
2. La séparation
pour cause d’adultère suppose l’accusation faite par l’un des époux. Or on ne
peut accuser personne d’un crime que l’on a commis soi-même. Aussi les époux
qui ont tous deux commis l’adultère ne pourront-ils se séparer. Cela n’empêche
pas que l’adultère des deux époux ne soit un plus grand péché contre le mariage
que l’adultère d’un seul.
3. La fornication
est directement opposée aux biens du mariage, parce qu’elle rend incertaine la
légitimité des enfants, viole la foi conjugale, fausse le symbolisme du
mariage, puisque l’un des époux se donne à plusieurs. Voilà pourquoi les autres
péchés, même plus graves, ne sont pas des causes de séparation.
Seule parmi eux,
l’infidélité, cette fornication spirituelle, porte aussi atteinte à l’un des
biens du mariage, l’éducation des enfants pour le culte de Dieu, et, de ce
fait, motive également la séparation. Ce n’est pourtant pas de la même façon un
seul acte de fornication autorise la séparation, mais un seul acte d’infidélité
ne suffit pas ; il faut une habitude révélatrice de l’obstination requise pour
qu’il y ait infidélité
4. Le vice contre
nature permet aussi de procéder au renvoi. Il n’en est cependant pas fait
mention, soit parce que c’est une passion qui ne peut être nommée, soit parce
que ce vice se rencontre plus rarement, soit parce qu’il ne rend pas incertaine
la légitimité des enfants comme le fait la fornication.
Objections :
1. Il semble que
le mari ait le devoir de renvoyer sa femme coupable de fornication. Etant le
chef de la femme, il est tenu de la corriger. Or, la séparation de corps a été
établie pour corriger l’épouse coupable. Le mari est donc obligé de se séparer
d’elle.
2. Donner son
assentiment à quelqu’un qui commet un péché mortel, c’est pécher soi-même
mortellement. Or, selon le Maître des Sentences, le mari qui garde son épouse
coupable de fornication semble consentir à ses désordres. Il commet donc une
faute s’il ne la renvoie pas.
3. "Celui qui
s’unit à une prostituée ne fait qu’un seul corps avec elle", nous dit
saint Paul (1 Co 6, 16). Or, ajoute l’Apôtre, on ne peut être en même temps
membre d’une prostituée et membre du Christ. En s’attachant à sa femme coupable
de fornication le mari cesse donc d’être membre du Christ, puisqu’il pèche
mortellement.
4. De même que la
parenté empêche le lien conjugal, la fornication produit la séparation de
corps. Or, le mari qui découvre un lien de parenté avec son épouse pèche
mortellement s’il a avec elle des rapports charnels. Il en sera de même s’il a
des relations avec sa femme, lorsqu’il la sait coupable de fornication.
Cependant :
1. La Glose sur 1
Co 7, 12 nous dit : "Le Seigneur a permis le renvoi de l’épouse pour cause
de fornication". Ce n’est donc pas une obligation.
2. En outre,
chacun peut toujours pardonner l’offense qu’on lui a faite. Or, l’épouse a
offensé son mari en s’adonnant à la fornication. Celui-ci peut donc l’épargner
et ne pas la renvoyer.
Conclusion :
Le renvoi de
l’épouse coupable a été établi pour que cette peine servît à la correction de
son crime. Or, une peine médicinale n’est plus nécessaire lorsque l’amendement
a déjà eu lieu. Si la femme se repent de sa faute, le mari n’est donc plus
obligé de la renvoyer. Mais, si elle ne se repent pas, il doit la punir, car il
semblerait consentir à son péché en ne lui infligeant pas la correction qu’elle
mérite.
Solutions :
1. Le renvoi n’est
pas le seul moyen de corriger l’épouse coupable de fornication : on peut user
aussi des réprimandes et des coups. Si la femme est disposée à se corriger sans
cela, le mari n’est donc pas obligé d’user du renvoi pour obtenir son
amendement.
2. Le mari
semblerait consentir au péché de son épouse s’il la gardait quand elle ne
renonce pas à ses fautes passées ; mais, si elle s’est amendée, ce n’est plus
consentir à sa faute que de la garder.
3. L’épouse
repentante ne mérite plus le nom de prostituée. Aussi, en s’unissant à elle,
l’époux ne devient pas membre d’une prostituée.
On peut dire
également qu’en ayant rapport avec elle, l’époux ne la considère pas comme une
prostituée, mais comme son épouse.
4. Il n’y a pas de
parité entre les deux cas la consanguinité empêche la formation du lien
conjugal, si bien que les rapports sexuels sont illicites ; la fornication, au
contraire, ne rompt pas le lien conjugal : l’acte conjugal reste donc permis,
de soi ; ce n’est que par accident qu’il pourrait devenir illicite, si, en
l’accomplissant, le mari paraissait approuver les désordres de son épouse.
Solutions aux arguments Cependant
5. La dite
permission doit s’entendre comme l’absence d’une défense. Elle ne s’oppose donc
pas au précepte, puisque même ce qui est de précepte n’est pas prohibé
6. En se livrant à
la fornication l’épouse ne pèche pas seulement contre son mari, mais encore
contre elle-même et contre Dieu. Aussi l’époux ne peut-il lui remettre
complètement la peine qu’elle a encourue que si elle s’amende.
Objections :
1. Il ne peut, car
il est permis d’exécuter sans autre jugement la sentence portée par un juge. Or
Dieu, qui est un juste juge, a prononcé cette sentence que le mari pouvait
renvoyer sa femme coupable de fornication. Il n’est donc pas besoin pour cela
d’un autre jugement.
2. On lit dans
l’évangile de saint Mathieu (1, 10) que "Joseph, qui était un homme juste,
pensa à renvoyer secrètement Marie". Il semble donc que le mari peut se
séparer de sa femme sans un jugement de l’Église.
3. Si le mari qui
connaît le crime de sa femme continue à lui rendre le devoir conjugal, il perd
le droit de l’accuser en justice. Le refus du devoir conjugal, inhérent à la
séparation, doit donc précéder le jugement de l’Église.
4. Ce qui n’est
pas susceptible de preuve ne doit pas être déféré au jugement de l’Église. Or,
on ne peut faire la preuve du crime de fornication, puisque, lisons-nous dans
le livre de Job (24, 15) : "L’oeil de l’adultère épie le crépuscule".
Le jugement de l’Église n’est donc pas nécessaire pour effectuer la séparation.
5. Avant
l’accusation, on doit s’engager par écrit à subir la peine du talion si l’on
n’arrive pas à faire la preuve. Or cela est impossible ici, car, quelle que
soit l’issue du procès, le mari atteindra son but, que ce soit lui qui renvoie
son épouse, ou que ce soit elle qui l’abandonne. Cette cause ne doit donc pas
être déférée au tribunal ecclésiastique par voie d’accusation.
6. Le mari a plus
d’obligations envers sa femme qu’envers un étranger. Or, avant de dénoncer à l’Église
le crime d’une personne, même étrangère, on doit la reprendre secrètement,
comme il est dit dans saint Mathieu (18, 15). A plus forte raison un époux ne
peut-il dénoncer à l’Église le crime de son épouse avant de l’avoir secrètement
admonestée.
Cependant :
1. Personne ne
doit se faire justice soi-même. Or, c’est ce que ferait l’époux qui renverrait
sa femme de sa propre autorité. Cela ne doit donc pas se faire.
2. D’autre part,
on ne peut être juge et partie dans la même cause. Or, le mari est partie,
puisqu’il attaque sa femme pour l’offense qu’elle a commise envers lui. Il ne
peut donc être juge, et, par conséquent, il ne doit pas renvoyer sa femme de sa
propre autorité.
Conclusion :
Le mari peut
abandonner sa femme de deux manières :
- 1° Dans le
premier cas, il ne s’agit que d’une séparation de lit, et le mari a le droit de
l’opérer de sa propre autorité, aussitôt connue avec certitude la fornication
de son épouse. Il n’est plus tenu alors au devoir conjugal, à moins que l’Église
ne l’y oblige, et, dans ce cas, il peut le rendre sans se
causer aucun préjudice.
- 2° Dans le
second cas, il s’agit d’une séparation de lit et d’habitation. La femme ne peut
être ainsi renvoyée qu’après jugement de l’Église. Si elle avait été renvoyée
autrement, on doit la contraindre à la cohabitation, à moins que son mari ne
soit en mesure de fournir immédiatement la preuve de sa fornication. C’est à
cette dernière forme de renvoi qu’on donne le nom de divorce. Il faut donc
reconnaître que le divorce ne peut s’opérer qu’en vertu d’un jugement de l’Église
Solutions :
1. Prononcer une
sentence, c’est appliquer la loi générale à un cas particulier. Or le Seigneur
n’a fait que promulguer la loi, à laquelle la sentence du juge doit se
conformer.
2. Saint Joseph
voulait renvoyer la Sainte Vierge, non parce qu’il la soupçonnait de
fornication, mais par respect pour sa sainteté, craignant d’habiter avec elle.
D’ailleurs le
cas n’est pas le même, car à cette époque l’adultère entraînait non seulement
le divorce, mais encore la lapidation, ce qui n’a pas lieu maintenant, quand la
cause est jugée par l’Église
3. La solution est
donnée dans la conclusion.
4. Quelquefois
l’homme qui soupçonne sa femme lui tend des pièges pour pouvoir la surprendre
avec des témoins en flagrant délit d’adultère. S’il réussit, il peut alors
procéder à l’accusation.
En outre, à
défaut de preuves du fait lui-même, il peut y avoir des présomptions très
fortes, et, du moment qu’elles sont établies, la fornication paraît
suffisamment prouvée. C’est le cas, par exemple, si l’on trouve un homme seul
avec une femme seule, à des heures et dans des lieux suspects, et tous deux
sans vêtements
5. Le mari peut
accuser sa femme d’adultère de deux manières devant le juge ecclésiastique,
pour obtenir la séparation de lit, et alors le mari ne doit pas s’inscrire à
l’avance, en s’engageant à subir la loi du talion, car ainsi il atteindrait
toujours son but, comme le montre l’objection. - Devant le juge séculier, pour
obtenir la punition du crime le mari doit alors s’inscrire au préalable, en
s’engageant à subir la peine du talion s’il n’arrive pas à faire la preuve
6. Comme le
déclare la Décrétale en question, il y a trois formes de procès criminel :
- 1. L’inquisition
il faut qu’elle soit précédée de la rumeur publique qui tient lieu
d’accusation.
- 2. L’accusation,
que doit précéder l’inscription.
- 3. La
dénonciation qui ne doit venir qu’après la correction fraternelle. La parole du
Seigneur s’applique au cas où l’on agit par voie de dénonciation, et non à
celui où l’on procède par voie d’accusation. Il ne s’agit plus seulement alors
d’obtenir l’amendement du coupable ; on se propose également de le faire punir,
afin de sauvegarder le bien commun qui péricliterait si la justice venait à
faire défaut.
Objections :
1. Il semble que
non. Le divorce remplace en effet, dans la loi nouvelle, la répudiation qui
existait sous la loi ancienne, comme nous le montre saint Matthieu. Or, le mari
et la femme n’étaient pas mis sur le même pied, puisque le mari pouvait
renvoyer sa femme, tandis que la femme ne pouvait renvoyer son mari. Pour le
divorce non plus, on ne doit donc pas les mettre sur le même pied.
2. La polyandrie
est plus contraire à la loi naturelle que la polygamie ; aussi celle-ci fut-elle
parfois permise, tandis que la première ne l’a jamais été. L’adultère est donc
un péché plus grave chez la femme que chez le mari ; aussi ne peut-on les
mettre sur le pied d’égalité.
3. Plus le tort
fait au prochain est considérable, et plus le péché est grand. Or, la femme
adultère nuit davantage à son mari que l’homme adultère ne nuit à son épouse.
En effet, le péché de la femme rend incertaine la légitimité des enfants,
tandis que celui de l’homme ne produit pas le même inconvénient. Le péché de la
femme est donc plus grand, et, par conséquent, on ne peut mettre les deux époux
sur le pied d’égalité.
4. Le divorce est
établi pour corriger le crime d’adultère. Or, il appartient davantage à l’homme
qui est le chef de la femme, selon l’expression de saint Paul (1 Co 11, 3), de
corriger son épouse, qu’à celle-ci de corriger sou mari. Les deux époux ne
doivent donc pas être mis sur le pied d’égalité par rapport au divorce, mais la
condition du mari doit être meilleure.
Cependant :
1. Il semble que
ce soit la condition de l’épouse qui doive être la meilleure, car plus grande
est la faiblesse du pécheur, et plus sa faute mérite le pardon. Or, les femmes
sont plus faibles que les hommes. Aussi saint Jean Chrysostome déclare-t-il que
"la luxure est la passion propre des femmes", et Aristote (Éthiques 7) dit qu’on ne peut pas, en
rigueur de termes, dire que les femmes soient continentes à cause de leur
inclination à la concupiscence". Les animaux, eux non plus, ne peuvent, en
effet, observer la continence, parce qu’il n’y a rien en eux qui puisse
s’opposer aux convoitises. On doit donc être plus indulgent pour la femme dans
la peine du divorce
2. En outre,
l'homme est établi chef de la femme pour la corriger. Il pèche donc plus
gravement qu’elle et doit être plus sévèrement puni.
Conclusion :
Dans le procès
de divorce, le mari et la femme sont sur un pied d’égalité, en ce sens que ce
qui est licite ou illicite pour l’un l’est également pour l’autre. Cela
n’empêche pas que la cause de séparation soit plus grande chez l’un que chez
l’autre, bien que suffisante chez tous les deux. Le divorce est en effet la
punition de l’adultère, en tant qu’il est opposé aux biens du mariage. Or, en
ce qui concerne le bien de la fidélité, que les époux sont également tenus de
se garder réciproquement, l’adultère de l’un porte aussi gravement atteinte au
mariage que l’adultère de l’autre, et est pour tous deux une cause suffisante
de divorce. Mais si l’on considère le bien des enfants, l’adultère de la femme
est un péché plus grave que celui du mari, et donc un motif plus fort en faveur
du divorce. Chacun d’eux a donc les mêmes obligations, mais le motif de cette
obligation n’a pas la même force des deux côtés. Il n’y a pourtant point en
cela d’injustice, puisqu’il y a chez tous deux une raison suffisante pour
motiver cette peine. C’est un cas analogue à celui de deux coupables condamnés
à la même peine de mort, quoique la faute de l’un soit plus grave que celle de
l’autre.
Solutions :
1. La répudiation
n’était permise que pour éviter l’homicide. Comme ce crime était plus à
redouter chez l’homme que chez la femme, la loi du divorce permettait à celui-ci
de la renvoyer, tandis que la femme n’avait pas le droit de renvoyer son mari.
2 et 3. Les
raisons alléguées se basent sur ce fait que, en raison du bien des enfants,
l’adultère de la femme est un motif plus puissant de divorce que celui du mari.
Il ne s’ensuit pas cependant qu’ils ne soient pas sur un pied d’égalité, comme
nous l’avons montré dans la conclusion.
4. Si l’homme est
le chef de la femme, en ce sens qu’il est chargé de la gouverner, il n’est
cependant pas son juge, pas plus que la femme n’est juge de son mari. Aussi,
dans tout ce qui réclame la procédure judiciaire, l’homme n’a pas plus de
pouvoir sur sa femme que celle-ci n’en a sur son mari.
Solutions aux arguments Cependant
1. Dans
l’adultère, on trouve tout ce qui constitue le péché de simple fornication, et
quelque chose de plus qui aggrave la faute, c’est-à-dire le préjudice causé au
mariage. Si l’on considère donc ce qui est commun à l’adultère et à la
fornication, le péché de l’homme et celui de la femme apparaissent comme ayant
entre eux un rapport de plus et de moins. Les femmes ont en effet le
tempérament plus lymphatique, ce qui fait qu’elles cèdent plus facilement à la
concupiscence, tandis que l’ardeur qui excite la passion est plus intense chez
l’homme. Cependant absolument parlant et toutes choses égales, l’homme qui se
livre à la fornication pèche plus gravement que la femme, car sa raison plus
forte lui permet de mieux dominer tous les mouvements des passions corporelles.
Si l’on
considère, au contraire, l’injure faite au mariage que l’adultère ajoute à la
fornication et qui motive le divorce, le péché de la femme est plus grave que
celui du mari, nous l’avons déjà montré. Comme ce péché est plus grave que la
simple fornication, absolument parlant et toutes choses égales, la femme pèche
plus gravement que l’homme en commettant l’adultère.
2. L’autorité de
l’homme sur la femme est une circonstance aggravante, c’est vrai. Mais il est
une autre circonstance qui aggrave davantage encore le péché, en changeant son
espèce : la violation du mariage fait, en effet, de l’adultère qui introduit
furtivement dans la famille les enfants d’un autre, un péché contre la justice.
Objections :
1. Il semble qu’il
le peut. Personne, en effet, n’est tenu à la continence perpétuelle. Or, nous
avons vu qu’il y a un cas où le mari a l’obligation de renvoyer pour toujours
sa femme coupable de fornication. Dans cette circonstance tout au moins, il
pourra se remarier.
2. On ne doit pas
fournir au pécheur une occasion plus grande de pécher. Or, si l’époux renvoyé
pour cause de fornication n’a pas le droit de chercher une autre union,
l’occasion du péché s’offre davantage à lui. Il n’est pas probable, en effet,
que celui qui n’a pu se contenir dans le mariage le puisse dans la suite. Il
semble donc qu’il lui soit permis de contracter une nouvelle union.
3. L’épouse n’a
pas d’autre obligation envers son mari que la reddition du devoir conjugal et
la cohabitation. Or, le divorce la libère de ces deux obligations. Elle est
donc affranchie de la loi du mari et peut en épouser un autre. Cette raison
vaut également pour le mari.
4. On lit dans
saint Mathieu (5, 32) : "Celui qui renvoie sa femme, si ce n’est pour
adultère, et qui épouse une autre femme, commet un adultère." Il semble
donc que le mari n’est pas adultère s’il épouse une autre femme après avoir
renvoyé la première pour cause de fornication, et par conséquent son second
mariage sera valide.
Cependant :
1. Saint Paul
déclare (1 Co 7, 10-11) : "J’ordonne, non pas moi, mais le Seigneur, que
la femme ne se sépare pas de son mari ; si elle en est séparée, qu’elle reste
sans se remarier."
2. Nul ne doit
d’ailleurs tirer avantage de son péché. Or, s’il était permis à l’épouse
adultère de contracter un nouveau mariage plus conforme à ses désirs, elle
profiterait de sa faute, et ce serait une incitation à l’adultère pour ceux qui
aspirent à une autre union. Il n’est donc permis, ni au mari, ni à l’épouse, de
rechercher un nouveau mariage.
Conclusion :
Rien de ce qui
est postérieur au mariage ne peut le dissoudre. L’adultère ne l’empêche donc
pas d’être un mariage véritable, car, comme le dit saint Augustin : "Le
lien conjugal subsiste tant que vivent les époux, et ni la séparation, ni
l’union avec un autre, ne le peuvent rompre." Aucun époux n’a donc le
droit, du vivant de l’autre, de contracter une nouvelle union.
Solutions :
1. En principe,
personne n’est obligé de garder la continence, bien que, cependant des
circonstances exceptionnelles puissent y contraindre. C’est le cas, par
exemple, lorsque la femme est atteinte d’une maladie incurable qui rend
impossible l’acte conjugal. Il en est de même lorsqu’elle est atteinte d’une
manière irrémédiable de cette maladie spirituelle qu’est la fornication.
2. La honte qui
résulte pour elle du divorce doit empêcher la femme de tomber dans le péché. Si
cela ne suffit pas pour la retenir, c’est un moindre mal qu’elle pèche seule,
que si le mari participe à sa faute.
3. Bien que la
femme, après la séparation, ne soit plus tenue de rendre le devoir conjugal à
son époux adultère, et d’habiter avec lui, le lien conjugal, d’où découlaient
ces deux obligations, subsiste cependant. Aussi ne peut-elle pas contracter une
nouvelle union, du vivant de son mari. Elle peut cependant faire, malgré lui,
le voeu de continence, à moins que l’on ne constate que l’Église a été trompée
par de faux témoins, lorsqu’elle a prononcé la sentence de divorce. Dans ce
cas, quand bien même elle aurait fait profession religieuse, la femme serait
rendue à son mari et devrait lui rendre le devoir conjugal, sans pouvoir
cependant l’exiger elle-même
4. L’exception
mentionnée dans les paroles du Seigneur se rapporte au renvoi de la femme.
L’objection repose donc sur une fausse interprétation.
Objections :
1. Il semble que
non. Le droit contient en effet la règle suivante : "Ce qui a été une fois
bien défini ne doit être rétracté par aucune décision nouvelle." Or, un
jugement de l’Église a prononcé que les époux doivent être séparés ; ils ne
peuvent donc plus se réconcilier.
2. Si la
réconciliation était possible, ce serait surtout, semble-t-il, lorsque son
épouse a fait pénitence, que le mari serait tenu de la recevoir. Or, il n’est
pas tenu de le faire, car dans le jugement, la femme ne peut pas alléguer de sa
pénitence contre son mari qui l’accuse de fornication. La réconciliation est
donc absolument impossible.
3. Si la
réconciliation pouvait avoir lieu, il semble que l’épouse adultère serait
obligée de rejoindre son mari lorsque celui-ci la rappelle. Or, elle n’y est
pas tenue, puisqu’ils ont été séparés par un jugement de l’Église.
4. Si la
réconciliation était possible avec la femme adultère, elle devrait surtout
avoir lieu lorsque, après la séparation, le mari s’est rendu coupable
d’adultère. Or, l’épouse ne peut pas, dans ce cas, le contraindre à la
réconciliation, puisque la séparation a été justement prononcée. Ils ne peuvent
donc se réconcilier en aucune manière.
5. Si le mari dont
l’adultère est resté secret renvoie par un jugement de l’Église son épouse
convaincue du même crime, la séparation ne semble pas juste. Cependant le mari
n’est pas tenu de se réconcilier avec sa femme, puisque celle-ci ne peut
prouver juridiquement l’adultère de son mari. La réconciliation est encore bien
moins possible, lorsque la séparation a été justement prononcée.
Cependant :
1. Saint Paul nous
dit (1 Co 7, 11) : "Si l’épouse se sépare, qu’elle reste sans se remarier,
ou qu’elle se réconcilie avec son mari".
2. Le mari peut ne
pas renvoyer son épouse lorsqu’elle a commis l’adultère. Pour la même raison il
peut donc se réconcilier avec elle après la séparation.
Conclusion :
Lorsque, après la
séparation, la femme a fait pénitence de son péché et s’est amendée, le mari
peut se réconcilier avec elle. Si, au contraire, elle reste incorrigible, et
persiste dans sa faute, il ne doit pas la reprendre, et cela pour la même
raison qui lui interdisait de la garder quand elle refusait de renoncer à sa
mauvaise conduite.
Solutions :
1. La sentence par
laquelle l’Église prononçait la séparation n’obligeait pas à la séparation,
mais autorisait à l’opérer. La réconciliation peut donc se faire sans que la
sentence précédente ait besoin d’être rapportée.
2. Le repentir de
l’épouse doit engager le mari à ne pas accuser son épouse adultère, ou à ne pas
la renvoyer. On ne peut cependant le contraindre à agir ainsi. L’épouse ne peut
pas non plus arguer de son repentir pour repousser l’accusation, car, alors
même que le péché n’existe plus ni quant à l’acte, ni quant à la tache, il reste encore quelque chose de la dette qu’il a
fait contracter. Si cette dette était acquittée vis-à-vis de Dieu, il resterait
encore à subir la peine que doit infliger la justice humaine, car l’homme ne
voit pas, comme Dieu, les dispositions du coeur.
3. Un jugement
rendu en faveur de quelqu’un ne lui porte aucun préjudice. La sentence de
séparation qui a été rendue en faveur du mari ne le prive donc pas du droit de
demander le devoir conjugal ou de rappeler son épouse. Aussi celle-ci est-elle
tenue de rendre le devoir et de revenir à son mari, s’il la rappelle, à moins
qu’avec sa permission elle n’ait prononcé le voeu de continence.
4. En rigueur de
droit, l’adultère commis après la séparation par le mari resté jusque-là
innocent n’est pas suffisant pour qu’on puisse l’obliger à recevoir son épouse
adultère. Cependant d’après les règles de l’équité et en vertu de sa charge, le
juge a le devoir de contraindre le mari à prendre garde au danger de son âme et
au scandale du prochain. La femme, cependant ne peut demander la
réconciliation.
5. Lorsque
l’adultère du mari est secret, cela n’enlève pas à la femme adultère le droit
de plaider contre l’accusation de celui-ci, bien qu’elle ne puisse fournir de
preuves. Le mari commet donc une faute en demandant la séparation, et si, après
la sentence, sa femme demande le devoir conjugal ou la réconciliation, il doit
y consentir.
A ce sujet, deux
questions se posent : - 1. Les secondes noces sont-elles permises ? - 2. Sont-elles
un sacrement ?
Objections :
1. Il semble que
non. Il faut, en effet, juger des choses selon la vérité. Or, d’après saint Jean
Chrysostome : "Prendre un second mari c’est, en vérité, commettre la
fornication". Puisque celle-ci n’est pas permise, les secondes noces ne le
sont pas non plus.
2. Tout ce qui
n’est pas bon n’est pas permis. Or, saint Ambroise de Milan déclare que les
secondes noces ne sont pas bonnes ; elles ne sont donc pas permises.
3. On ne doit
interdire à personne d'assister à ce qui est honnête et licite. Or, le Maître
des Sentences rappelle qu’il est interdit aux prêtres d’assister aux secondes
noces. Elles ne sont donc pas permises.
4. Point de peine
sans péché. Or, ceux qui convolent à de secondes noces subissent la peine de
l’irrégularité. Ces noces ne sont donc pas permises.
Cependant :
1. L’Écriture
rapporte qu’Abraham a contracté un second mariage (Gn
25, 1).
2. Saint Paul nous
dit (1 Tim 5, 14), par ailleurs : "Je veux que les jeunes veuves se
marient et aient des enfants". Les secondes noces sont donc permises.
Conclusion :
Saint Paul nous
enseigne que le lien conjugal ne dure que jusqu’à la mort. Il est donc détruit
lorsque l’un des époux vient à mourir. Par conséquent, le mariage précédent
n’empêche pas l’époux survivant d’en contracter un second. Dès lors, ce ne sont
pas seulement les secondes noces qui sont permises, mais encore les troisièmes,
et les suivantes
Solutions :
1. Saint Jean
Chrysostome parle du motif qui incite quelquefois à contracter un second
mariage, c’est-à-dire de la concupiscence, qui pousse également à commettre la
fornication
2. Lorsqu’on dit
que les secondes noces ne sont pas bonnes, on ne veut pas dire qu’elles ne sont
pas permises, mais simplement qu’elles sont dépourvues de la haute
signification qu’avait le premier mariage, et qui consistait en ce qu’une seule
épouse appartenait à un seul mari, de même que l’Église n’appartient qu’au
Christ.
3. Les hommes
consacrés au service divin doivent éviter non seulement ce qui est illicite,
mais encore tout ce qui peut avoir une apparence déshonnête. Aussi leur interdit-on
d’assister aux secondes noces, qui n’ont plus la même honnêteté que les
premières.
4. L’irrégularité
ne provient pas toujours d’une faute ; elle peut provenir simplement d’un
défaut de "sacrement". La raison invoquée est donc hors de propos.
Objections :
1. Il semble que
le second mariage ne soit pas un sacrement. En effet, réitérer un sacrement,
c’est lui faire injure. Or, on ne doit faire injure à aucun sacrement. Si le
second mariage était un sacrement, on ne pourrait donc pas le réitérer.
2. Tout sacrement
est accompagné d’une bénédiction. Or, on ne bénit pas les secondes noces, comme
le fait remarquer le Maître des Sentences. C’est donc qu’elles ne sont pas un sacrement.
3. Il est
essentiel au sacrement d’être signe. Or, dans les secondes noces ne se vérifie
pas le symbolisme du mariage, puisqu’il n’y a plus union d’un seul époux avec
une seule épouse, à l’image de l’union du Christ avec son Église.
4. Un sacrement ne
peut être un obstacle à la réception d’un autre sacrement. Or les secondes
noces empêchent la réception des Ordres. C’est donc qu’elles ne sont pas un sacrement.
Cependant :
1. L’acte conjugal
n’est pas un péché dans les secondes noces, pas plus que dans les premières.
Or, trois biens justifient l’acte du mariage : la fidélité conjugale, l’enfant
et le sacrement. Le second mariage est donc bien un sacrement.
2. D’autre part,
une seconde union non sacramentelle d’un homme avec une femme ne produit pas
l’irrégularité, comme le prouve la fornication. Or, les secondes noces font
contracter l’irrégularité. Elles sont donc un sacrement.
Conclusion :
Partout où se
trouvent les éléments essentiels d’un sacrement, il y a sacrement véritable.
Or, dans les secondes noces on retrouve tout ce qui est essentiel au sacrement
de mariage : la matière voulue, c’est-à-dire les personnes aptes à contracter
légitimement, et la forme prescrite, c’est-à-dire l’expression du consentement
intérieur par des paroles de présent. Par conséquent, le second mariage est
bien un sacrement, tout comme le premier
Solutions :
1. L’objection ne
vaut que pour les sacrements qui produisent un effet perpétuel, leur
réitération laisserait en effet supposer que la première administration n’a pas
produit d’effet, ce qui serait faire injure à celle-ci. Cela est manifeste pour
tous les sacrements qui impriment un caractère. Quant aux sacrements dont
l’effet n’est pas perpétuel, on peut les réitérer sans irrévérence, tel, par
exemple, le sacrement de pénitence. Puisque la mort brise le lien conjugal,
aucune injure n’est faite au sacrement si la femme se remarie après la mort de
son époux.
2. Considéré en
lui-même, le second mariage est un sacrement parfait ; mais si on le compare au
premier, il y a en lui un défaut de "sacrement". Il n’a, en effet,
qu’un symbolisme imparfait, puisqu’il n’est plus l’union d’un seul homme et
d’une seule femme, à l’image de l’union du Christ avec son Église.
Cela ne vaut,
cependant que si ce mariage est le second pour l’homme et pour la femme, ou
pour la femme seulement. Car si une jeune fille se marie avec un veuf, on lui
donne la bénédiction nuptiale. Dans ce cas, en effet, la signification est
conservée en quelque manière, même si l’on compare ces noces aux premières ;
car, si le Christ n’a qu’une seule Église comme épouse, il possède cependant
plusieurs épouses dans cette unique Église. L’âme humaine, au contraire, ne
peut avoir d’autre époux que le Christ, sinon elle commet la fornication avec
le démon, et cette union ne peut être un mariage spirituel. Aussi quand la
femme se remarie, on ne donne pas la bénédiction nuptiale, à cause du
symbolisme imparfait de ce second mariage
3. Considéré en
lui-même, le second mariage jouit de sa signification parfaite, mais il n’en va
plus de même si on le compare au premier. Aussi le "sacrement" est-il
déficient.
4. Les secondes
noces sont un empêchement à la réception de l’Ordre, non parce qu’elles sont un
sacrement, mais à cause de leur symbolisme déficient.
Nous
avons à examiner maintenant certaines questions annexes au mariage :
- I. Le devoir conjugal ;
- II. La polygamie ;
- III. La bigamie ;
- IV. La lettre de séparation ;
- V. Les enfants illégitimes.
Au sujet du
devoir conjugal, sept questions se posent : - 1. Chacun des époux doit-il
rendre à l’autre le devoir conjugal ? - 2. Doit-il parfois le faire lorsque
l’autre ne le demande pas ? - 3. Le mari et la femme jouissent-ils des mêmes
droits à cet égard ? - 4. Un époux peut-il, sans le consentement de l’autre,
prononcer un voeu qui l’empêche de rendre le devoir conjugal ? - 5. Y a-t-il un
temps où l’on ne puisse demander le devoir ? - 6. Est-ce un péché mortel que de
le demander dans un temps sacré ? - 7. Y a-t-il obligation de le rendre un jour
de fête ?
Objections :
1. Il semble
qu’aucun précepte ne les y oblige. Personne, en effet, n’est écarté de la
réception de l’eucharistie pour avoir rempli un précepte. Or, nous dit saint Jérôme,
celui qui rend à son épouse le devoir conjugal ne peut manger la chair de
l’Agneau. Rendre le devoir conjugal n’est donc l’objet d’aucun précepte.
2. Chacun peut
s’abstenir de ce qui lui est personnellement nuisible. Or, rendre le devoir à
l’époux qui le demande peut parfois être nuisible à l’autre époux, soit parce
qu’il est malade, soit parce qu’il l’a déjà rendu, Il semble donc permis de
refuser le devoir à celui qui le demande.
3. On commet une
faute en se rendant incapable d’accomplir ce qui est l’objet d’un précepte. Par
conséquent, s’il y avait une obligation d’accomplir le devoir conjugal, il y
aurait faute à s’en rendre incapable en jeûnant, ou en affaiblissant son corps
de quelque autre manière, ce qui ne semble point vrai.
4. D’après
Aristote, le mariage a pour but la procréation et l’éducation des enfants,
ainsi que la communauté de vie. Or, la lèpre s’oppose à la réalisation de ces
deux buts maladie contagieuse, elle dispense la femme d’habiter avec son mari
lépreux, et, de plus, elle se transmet fréquemment aux enfants. Il semble donc
que la femme n’est pas obligée de rendre le devoir conjugal à son époux, si
celui-ci est atteint de la lèpre.
Cependant :
1. Chacun des
époux est sous la dépendance de l’autre comme l’esclave sous la dépendance de
son maître, comme il ressort de l’enseignement de saint Paul. Or, l’esclave est
tenu par un précepte de rendre à son maître le devoir de la servitude, car
l’Apôtre déclare "Rendez à chacun ce qui lui est dû, l’impôt à celui
auquel on le doit, etc.". Un précepte oblige donc pareillement chacun des
époux à rendre à l’autre le devoir conjugal
2. L’Apôtre dit
encore (1 Co 7, 2) que le mariage est destiné à éviter la fornication, ce qui
ne pourrait être s’il n’y avait pas obligation de rendre le devoir à celui des
époux qui est pressé par la concupiscence. Rendre le devoir conjugal est donc
de nécessité de précepte.
Conclusion :
Le mariage a été
principalement institué comme un office de nature. Aussi pour l’acte conjugal
faut-il se conformer à l’impulsion de la nature, d’après laquelle la puissance
nutritive ne fournit à la puissance génératrice que l’excédent de ce qui est
nécessaire à la conservation de l’individu. L’ordre naturel demande, en effet,
que chacun se perfectionne d’abord lui-même avant de communiquer à autrui sa
propre perfection. Tel est également l’ordre de la Charité qui perfectionne la
nature. Aussi, puisque le pouvoir de l’épouse sur son mari se limite à ce qui
concerne la puissance génératrice, et ne s’étend aucunement à ce qui se
rapporte à la conservation de l’individu, le mari est tenu de rendre à sa femme
le devoir conjugal pour autant que le demande la génération de l’enfant, en
veillant cependant tout d’abord au bon état de sa santé
Solutions :
1. En accomplissant
un précepte on peut se rendre inapte à remplir une fonction Sacrée : ainsi, le
juge qui prononce une sentence capitale devient irrégulier, bien qu’il
accomplisse son devoir. Il en va de même de celui qui accomplit par devoir
l’acte conjugal il devient inapte à remplir les fonctions sacrées ; non pas que
cet acte soit un péché, mais à cause de son caractère charnel. Aussi, comme le
dit le Maître des Sentences, saint Jérôme, dans le passage allégué, parle-t-il
seulement des ministres de l’Église, et non pas des autres personnes, que l’on
doit laisser à leur propre jugement ; car elles peuvent sans péché se priver
par dévotion du corps du Christ, ou bien au contraire le recevoir
2. L’épouse, avons-nous
dit, n’a de pouvoir sur le corps de son mari qu’autant que le permet la santé
de celui-ci. Si elle exige davantage, ce n’est plus la demande d’une chose due,
mais une injuste exigence ; aussi son mari n’est-il pas tenu de la satisfaire.
3. Si l’homme ne
peut plus rendre le devoir conjugal pour une raison qui découle du mariage, par
exemple, si, l’ayant déjà rendu, il ne peut le faire à nouveau, sa femme n’a
pas le droit de le demander encore ; en le faisant, elle agirait en courtisane
plutôt qu’en épouse. Si l’impuissance du mari provient d’une autre cause, et que
celle-ci soit licite, il n’est pas non plus tenu de rendre le devoir, et sa
femme n’a pas le droit de l’exiger de lui. Si cette cause n’est pas licite,
alors le mari commet une faute. Et si, par suite de son refus, son épouse
commettait un adultère, il en serait responsable en quelque manière. Il doit
donc, autant qu’il le peut, faire en sorte que son épouse reste chaste
4. La lèpre
dissout les fiançailles, mais non le mariage. L’épouse doit donc rendre le
devoir conjugal à son époux, même s’il est atteint par la lèpre, bien qu’elle
ne soit pas obligée de cohabiter avec lui, car l’acte conjugal ne propage pas
aussi rapidement le mal qu’une cohabitation habituelle. Et quand bien même
naîtrait de leurs rapports un enfant malade, il vaut mieux pour lui exister
ainsi que de ne pas exister du tout
Objections :
1. Il n’y est pas
tenu, car un précepte positif n’oblige qu’à un moment déterminé. Or, le moment
déterminé pour la reddition du devoir ne peut être que celui où il est demandé.
Le mari n’est donc pas tenu de le rendre à un autre moment.
2. On doit
toujours présumer de chacun ce qui est le meilleur. Or, il est meilleur, même
pour les époux, de garder la continence que d’user du mariage. A moins donc que
l’épouse ne fasse une demande expresse, le mari doit présumer qu’il lui plaît
de garder la continence. Il n’est donc pas obligé de lui rendre le devoir
conjugal.
3. Comme la femme a pouvoir sur son mari, de même le maître sur son esclave.
Or, l’esclave n’est tenu de servir son maître que lorsque celui-ci lui en donne
l’ordre. Pareillement le mari n’est tenu de rendre à sa femme le devoir
conjugal que lorsque celle-ci l’exige.
4. Quand la femme
exige le devoir, le mari peut parfois l’en détourner par ses prières ; à plus
forte raison peut-il ne pas le lui rendre, si elle ne demande rien.
Cependant :
1. Le devoir
conjugal est pour la femme un remède contre la concupiscence. Or, le médecin
qui a la charge d’un malade est tenu de soigner sa maladie, même si celui-ci ne
le demande pas. Le mari doit donc rendre à sa femme le devoir conjugal même si
elle ne le demande pas
2. Un supérieur
est tenu de corriger les fautes de ses subordonnés même quand ceux-ci s’y
opposent. Or, le devoir conjugal est pour l’homme un moyen d’éviter les fautes
de sa femme. Il doit donc le lui rendre parfois, même si elle n’en fait pas la
demande.
Conclusion :
Il y a deux
façons de demander le devoir conjugal. Parfois, la demande est expresse,
lorsqu’elle est exprimée par des paroles. Parfois, elle n’est qu’interprétative
le mari comprend alors à certains signes que son épouse désire
l’accomplissement du devoir conjugal, mais qu’elle se tait par pudeur. Lorsque
sa femme ne le lui demande pas par des paroles, le mari est donc tenu de lui
rendre le devoir, si quelques signes extérieurs manifestent sa volonté.
Solutions :
1. Le moment
déterminé pour l’accomplissement du devoir conjugal n’est pas seulement celui
où il est demandé, mais aussi celui où certains indices font redouter, s’il
n’est alors rendu, le danger qu’il est destiné à prévenir.
2. Le mari peut
présumer que sa femme désire garder la continence quand il ne voit chez elle
aucun indice du contraire ; mais s’il en voit, cette présomption serait une
sottise.
3. Le maître qui
veut réclamer à son esclave les services que lui doit celui-ci n’est pas retenu
par la pudeur qui empêche l’épouse de demander à son mari le devoir conjugal.
Si cependant le maître ne demandait rien, par ignorance ou pour tout autre
motif, l’esclave serait tenu de remplir sa fonction en cas de danger imminent.
C’est ce qu’on appelle "ne pas servir à l’oeil", comme le demande
l’Apôtre aux esclaves (Eph 6, 6 ; Col 3, 22).
4. Il faut une
cause raisonnable pour que le mari puisse dissuader son épouse de demander le
devoir conjugal, et même en ce cas, à cause du danger auquel il l’expose, il ne
doit pas insister beaucoup pour la détourner de sa demande.
Objections :
1. Ils ne
jouissent pas des mêmes droits. L’agent est, en effet, plus noble que le
patient, nous dit saint Augustin. Or, dans l’acte conjugal, l’homme joue le
rôle actif, tandis que la femme reste passive. Il n’y a donc pas égalité de
droits.
2. La femme n’est
tenue de rendre le devoir conjugal que si son mari le demande. L’homme, au
contraire, nous venons de le voir, doit parfois le rendre même si sa femme ne
le demande pas. Il n’y a donc pas parité.
3. Dans le
mariage, la femme a été faite pour l’homme, puisqu’on lit dans la Genèse (2,
18) : "Faisons-lui une aide semblable à lui". Or, celui pour qui un
autre a été fait, est toujours supérieur à ce dernier.
4. L’acte conjugal
est la fin principale du mariage. Or, dans le mariage, l’homme est le chef de
la femme, nous dit saint Paul (1 Co 11, 3). Les époux ne sont donc pas égaux
dans l’acte conjugal.
Cependant :
1. Saint Paul nous
dit (1 Co 7, 4) : "Le mari n’a plus de droits sur son propre corps",
et il en dit autant de l’épouse. Ils sont donc égaux dans l’acte conjugal.
2. En outre, le
mariage est une relation d’équipollence, puisqu’il est Une union, comme nous
l’avons déjà vu. L’homme et la femme sont donc égaux dans l’acte conjugal.
Conclusion :
Il y a deux
sortes d’égalités, l’égalité de quantité et l’égalité de proportion. La
première existe entre deux quantités de même mesure, par exemple entre deux
longueurs de deux coudées chacune. La seconde, entre deux proportions de même
espèce, par exemple entre le double et le double. Si on parle de la première
égalité, on ne peut pas dire que l’homme et la femme soient égaux dans le
mariage, ni dans l’acte conjugal, où le rôle le plus noble appartient au mari,
ni dans le gouvernement domestique, où l’homme gouverne et la femme obéit. Si
on parle, au contraire, de l’égalité de proportion, alors l’homme et la femme
sont égaux sur ces deux points. De même, en effet, que le mari est tenu envers
son épouse à remplir son rôle, aussi bien dans l’acte conjugal que dans le
gouvernement de la maison, de même la femme est tenue envers son mari à remplir
le sien. Voilà pourquoi le texte des Sentences déclare que les époux sont égaux
pour rendre et demander le devoir conjugal
Solutions :
1. Bien qu’il soit
plus noble d’agir que de pâtir, il y a cependant la même proportion entre le
patient et l’action de pâtir qu’entre l’agent et l’action. Sous ce rapport il y
a donc égalité de proportion entre les deux époux.
2. Cela est
accidentel, car le mari, qui a la part la plus noble dans l’acte conjugal, est
ainsi fait qu’il ne rougit pas autant que la femme de le demander. C’est
pourquoi l’épouse n’a pas la même obligation de rendre le devoir conjugal, si
son mari ne le demande pas, que ce dernier si sa femme ne lui adresse aucune
demande
3. Le texte de la
Genèse montre que les deux époux ne sont pas absolument égaux, mais non pas
qu’il n’y a entre eux aucune égalité de proportion.
4. Si la tête est
le membre principal du corps, elle a cependant un rôle à remplir à l’égard des
autres membres, tout comme ceux-ci à son égard. Il y a donc ici encore égalité
de proportion.
Objections :
1. Il semble
qu’ils le peuvent, car l’obligation du devoir pèse également sur le mari et sur
l’épouse. Or, il est permis au mari, même si son épouse s’y oppose, de prendre
la croix pour aller délivrer la Terre Sainte. L’épouse peut donc le faire
aussi. Puisque ce voeu empêche de rendre le devoir conjugal, l’un des époux
peut donc, sans le consentement de l’autre, faire un voeu qui lui soit
contraire.
2. Pour faire un
voeu, point n’est besoin d’attendre le consentement de qui ne peut le refuser
sans péché. Or, un époux ne peut sans péché s’opposer à ce que son conjoint
prononce le voeu perpétuel ou temporaire de continence, car empêcher le progrès
spirituel, c’est pécher contre le Saint Esprit. L’un des époux peut donc, sans
le consentement de l’autre, prononcer le voeu de continence, soit perpétuel,
soit seulement temporaire.
3. L’acte conjugal
requiert l’accomplissement du devoir, mais aussi sa demande. Or, l’un des époux
peut, sans le consentement de l’autre s’engager par voeu à ne pas demander le
devoir, puisque cela dépend de lui. Pour la même raison, il peut donc faire
voeu de ne pas le rendre.
4. Nul ne peut
être forcé par un ordre de son supérieur à faire ce qu’il ne serait pas permis
de promettre par voeu et d’accomplir, car on ne doit pas obéir dans les choses
illicites. Or, un supérieur pourrait prescrire à un mari de s’abstenir
momentanément de l’acte conjugal, en l’occupant à quelque service. Le mari
pourrait donc, lui aussi, accomplir et promettre par voeu ce qui l’empêcherait
de rendre le devoir conjugal.
Cependant :
1. On lit dans la
première épître de saint Paul aux Corinthiens (1 Co 7, 5) : "Ne vous
refusez pas l’un à l’autre, si ce n’est d’un commun accord et pour un temps,
afin de vaquer à la prière".
2. D’autre part,
personne ne peut faire du bien d’autrui l’objet d’un voeu. Or, le mari n’est
pas le maître de son corps ; il appartient à sa femme. Par conséquent il ne
peut, sans son consentement, faire le voeu perpétuel ou temporaire de
continence.
Conclusion :
Le voeu, comme
son nom l’indique, est un acte de volonté. Il ne peut donc avoir pour objet que
ce qui dépend de notre volonté, ce qui n’est pas le cas de tout ce qui est déjà
l’objet d’une obligation envers autrui. En pareille matière, on ne peut faire
un voeu sans le consentement de celui envers qui on est engagé. Par conséquent,
puisque les époux ont l’obligation réciproque de se rendre le devoir conjugal, ce
qui rend impossible la pratique de la continence, aucun d’eux ne peut faire le
voeu de continence sans le consentement de son conjoint. Faire un tel voeu, ce
serait commettre une faute, et l’époux coupable ne devrait pas accomplir sa
promesse, mais faire pénitence pour l’avoir prononcée indûment.
Solutions :
1. Il est assez
probable qu’il y a obligation pour l’épouse de vouloir garder momentanément la
continence s’il le faut pour subvenir aux besoins de l’Église universelle.
Aussi, pour favoriser les croisades, a-t-il été décidé que le mari pourrait
prendre la croix sans le consentement de sa femme, de même qu’un vassal
pourrait, sans ce consentement, porter les armes pour le seigneur dont il tient
son fief. L’épouse n’est pas pour cela absolument frustrée de son droit, car
elle peut suivre son mari. Il ne faut d’ailleurs pas assimiler l’épouse au
mari, car, puisque le mari doit diriger l’épouse, alors que la réciproque n’est
pas vraie, il y a une obligation plus grande pour la femme de suivre son mari
que pour le mari de suivre sa femme. De plus la chasteté de la femme serait
bien plus en danger que celle du mari dans de pareils voyages, et il en
résulterait moins d’avantages pour l’Église. Aussi la femme ne peut-elle pas
faire ce voeu sans le consentement de son mari
2. Celui des époux
qui ne veut pas consentir au voeu de continence de son conjoint ne commet
aucune faute, car ce refus n’a pas pour but d’empêcher le bien de l’autre, mais
d’éviter un préjudice personnel.
3. Il y a sur ce
point deux opinions. Selon certains, un époux peut se passer du consentement de
l’autre pour faire le voeu de ne pas demander le devoir conjugal, mais non pour
faire celui de ne pas le rendre ; pour le premier, en effet, chacun d’eux ne
dépend que de lui-même, mais il n’en est pas de même pour le second. Cependant
si l’un des époux ne demandait jamais le devoir, le mariage deviendrait trop
onéreux pour le conjoint qui devrait toujours subir la confusion de le demander
; aussi d’autres auteurs enseignent-ils, et leur opinion est plus probable,
qu’aucun des époux ne peut faire un tel voeu sans le consentement de l’autre.
4. De même que le
pouvoir de l’épouse sur le corps de son mari ne porte pas préjudice aux devoirs
de celui-ci envers son propre corps, de même laisse-t-il intacts les devoirs
qu’il a envers son maître. Aussi, de même que l’épouse ne peut demander à son
mari le devoir conjugal lorsque ce serait contraire à sa santé, elle ne le peut
pas davantage lorsque cette exigence l’empêcherait de remplir ses obligations
envers son maître. En dehors de ce cas, le maître ne peut pas l’empêcher de
rendre le devoir conjugal.
Objections :
1. Cela semble
permis. C’est, en effet, quand une maladie s’aggrave qu’il faut lui appliquer
le remède approprié. Or, il peut se faire que la concupiscence devienne plus
violente un jour de fête. Il faut donc alors y apporter remède en demandant le
devoir conjugal.
2. La seule raison
qui s’oppose à la demande du devoir conjugal les jours de fêtes, c’est que ceux-ci
sont consacrés à la prière. Or, il y a ces jours-là des heures fixées pour la
prière. Le reste du temps on peut donc demander le devoir.
Cependant :
Certains lieux
sont sacrés à cause de leur destination sainte ; de même, pour la même raison,
il y a des temps qui sont sacrés. Or, il n’est pas permis de demander le devoir
conjugal dans un lieu sacré ; il ne l’est donc pas davantage un jour sacré.
Conclusion :
Bien qu’il soit
exempt de culpabilité, l’acte conjugal, qui affaiblit la raison par suite du
plaisir charnel qu’il provoque, rend l’homme inapte aux choses spirituelles. Il
n’est donc pas permis de le demander les jours où l’on doit vaquer
principalement aux exercices spirituels
Solutions :
1. Ces jours-là,
on peut employer d’autres moyens pour apaiser la concupiscence, la prière, par
exemple, et beaucoup d’autres pratiques de ce genre, auxquelles ont également
recours ceux qui gardent la continence perpétuelle.
2. Si on n’est pas
obligé de prier à chaque heure du jour de fête, on doit cependant se tenir
toute la journée en état je le faire.
Objections :
1. Il semble que
saint Grégoire le Grand raconte, en effet, qu’une femme qui vint un matin à la
procession, après avoir eu des relations avec son mari pendant la nuit, fut
brusquement saisie du démon. Or, il n’en eût pas été ainsi, si elle n’avait pas
commis un péché mortel.
2. Désobéir à un
précepte divin, c’est pécher mortellement. Or, lorsque les Israélites furent
sur le point de recevoir la loi, le Seigneur leur donna cet ordre (Ex 19, 15) :
"Ne vous approchez pas de vos épouses". A plus forte raison y aurait-il
faute mortelle à s’approcher de son épouse au moment où il faut s’appliquer aux
choses saintes de la loi nouvelle.
Cependant :
Aucune
circonstance n’aggrave le péché à l’infini. Or, la non-convenance du temps est
une circonstance. Elle n’aggrave donc pas le péché à l’infini, jusqu’à rendre
mortel ce qui ne serait qu’une faute vénielle.
Conclusion :
Demander le
devoir conjugal un jour de fête n’est pas une circonstance qui change l’espèce
du péché : elle ne peut donc pas l’aggraver à l’infini. Aussi n’y a-t-il pas
faute mortelle pour le mari ou pour la femme à demander le devoir conjugal un
jour de fête. La faute sera cependant plus grave, si la demande est faite
uniquement en vue du plaisir, que si elle provient de la crainte d’une faute
charnelle
Solutions :
1. La femme dont
parle saint Grégoire le Grand ne fut pas punie pour avoir accompli le devoir
conjugal, mais pour avoir ensuite participé témérairement aux divins offices,
en agissant contre sa conscience.
2. Le texte cité
ne prouve pas qu’il y aurait faute mortelle à avoir des rapports conjugaux,
mais seulement que ce serait inconvenant. La loi ancienne, destinée à des
hommes charnels, contenait beaucoup de préceptes relatifs à la pureté du corps,
dont il n’est plus question dans la loi nouvelle qui est la loi de l’esprit.
Objections :
1. Il semble que
non. L’Apôtre (Rm 1, 32) nous dit en effet que ceux
qui commettent le péché et ceux qui y consentent méritent la même peine. Or,
celui qui rend le devoir conjugal cotisent à la faute de celui qui le demande.
Il pèche donc lui aussi.
2. Un précepte
positif nous oblige à prier, et à consacrer ainsi à la prière un temps
déterminé. On ne doit donc pas rendre le devoir conjugal au moment où l’on est
tenu de prier, pas plus qu’au moment où l’on a l’obligation de rendre à son
maître temporel un service spécial.
Cependant :
Saint Paul dit
aux époux (1 Co 7, 5): "Ne vous refusez pas l’un à l’autre, si ce n’est
d’un commun accord, et pour un temps, etc.". Il y a donc obligation de
rendre le devoir conjugal lorsque l’autre conjoint le demande.
Conclusion :
L’épouse a pouvoir sur le corps de son mari en ce qui regarde l’acte
générateur, et réciproquement. Ils sont donc tenus de se rendre l’un à l’autre
le devoir conjugal en tout temps et à toute heure, en respectant cependant la
décence qui convient en cette matière, car il ne convient pas de le rendre
aussitôt en public
Solutions :
1. Dans cette
circonstance, autant qu’il est en lui, l’époux qui rend le devoir ne consent pas
au péché d’autrui ; il accorde malgré lui, et avec peine, ce qu’exige son
conjoint ; aussi ne commet-il aucune faute. A cause des dangers de la passion
charnelle, la loi divine demande en effet de rendre toujours le devoir à celui
qui le demande, pour ne pas lui donner une occasion de péché.
2. Il n’y a pas
d’heure tellement déterminée pour la prière qu’on ne puisse remplir cette
obligation à un autre moment. L’objection n’est donc pas décisive.
Il nous faut
traiter maintenant de la polygamie. A ce sujet, cinq questions se posent : - 1.
La polygamie est-elle contraire à la loi naturelle ? - 2. A-t-elle été parfois
permise ? - 3. La loi naturelle interdit-elle d’avoir une concubine ? - 4. Est-ce
un péché mortel que d’avoir rapport avec elle ? - 5. A-t-il été parfois permis
d’en avoir une ?
Objections :
1. Il ne le semble
pas. La coutume, en effet ne prescrit pas contre la loi naturelle. Or, selon
saint Augustin, cité par le Maître des Sentences, la polygamie n’était pas un
péché, quand la coutume l’autorisait. La loi naturelle ne défend donc pas
d’avoir plusieurs épouses.
2. Agir contre la
loi naturelle, c’est agir contre un précepte, puisque, comme toute loi écrite,
la loi naturelle se formule en préceptes. Or, le fait d’avoir plusieurs épouses
n’était contraire à aucun précepte, nous dit saint Augustin, car aucune loi ne
le défendait. La polygamie n’est donc pas contraire à la loi naturelle.
3. Le mariage a
pour but principal la procréation des enfants. Or, un homme peut avoir des
enfants de plusieurs femmes. La loi naturelle ne s’oppose donc pas à la
pluralité des épouses.
4. Est de droit
naturel ce que la nature enseigne à tous les animaux, selon la définition
donnée au début du Digeste. Or, la nature n’enseigne pas la monogamie aux
animaux, puisqu’en de nombreuses espèces animales un seul mâle s’unit à
plusieurs femelles. Il n’est donc pas contraire au droit naturel d’avoir
plusieurs épouses.
5. Selon Aristote,
le mâle remplit dans la génération le rôle de l’agent vis-à-vis du patient, ou
celui de l’artisan vis-à-vis de la matière. Or, il n’est aucunement contraire à
l’ordre naturel qu’un principe actif agisse sur plusieurs sujets, ou qu’un
artisan travaille sur diverses matières. Par conséquent, la loi naturelle ne
s’oppose pas à ce qu’un homme ait plusieurs épouses.
Cependant :
1. Ce qui paraît
surtout appartenir au droit naturel, c’est ce que l’homme a reçu au moment de
sa création. Or, à ce moment-là, il a été établi que la femme serait l’épouse
d’un seul homme, car il est dit dans la Genèse : "Ils seront cieux dans
une seule chair". La monogamie est donc bien de droit naturel.
2. Ce serait,
d’autre part, aller contre la loi naturelle que de s’obliger à l’impossible, ou
de donner à quelqu’un ce qu’on a déjà donné à un autre. Or, l’homme qui prend
femme lui donne pouvoir sur son corps, si bien qu’il est obligé de lui rendre
le devoir conjugal lorsqu’elle le demande. La loi naturelle s’oppose donc à ce
qu’il cède ensuite à une autre ce droit sur son corps, car il serait dans
l’impossibilité de leur rendre à toutes deux le devoir conjugal, si elles le
demandaient en même temps.
3. D’ailleurs, la
loi naturelle ne dit-elle pas Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas
que l’on vous fasse à vous-mêmes. Or, le mari ne voudrait à aucun prix que sa
femme eût un autre mari. Il irait donc lui-même à l’encontre de la loi
naturelle en prenant une seconde femme.
4. Enfin, tout ce
qui est contraire à un désir naturel va contre la loi de nature. Or, la
jalousie du mari pour son épouse, et celle de l’épouse pour son mari, sont des
sentiments naturels, puisqu’on les retrouve chez tous. Puis donc que "la
jalousie est un amour qui ne supporte pas le partage de l’objet aimé", il
paraît contraire à la loi naturelle que plusieurs épouses aient un seul mari.
Conclusion :
Il y a dans tous
les êtres de la nature des principes qui leur permettent non seulement
d’exécuter leurs opérations propres, mais encore de les adapter à leur fin, que
ces actions procèdent d’un être en raison de son genre ou en raison de son
espèce : l’aimant, par exemple, a la propriété de se
porter en bas en vertu de son genre, et d’attirer le fer en raison de son
espèce.
Dans les êtres
qui agissent sous l’empire d’une nécessité de nature, les principes d’action
sont les formes elles-mêmes, et les opérations propres qui en procèdent sont
adaptées à leur fin. De même, chez les êtres doués de connaissance, les principes
d’action sont la connaissance et l’appétit. Il faut donc qu’il y ait dans la
puissance cognitive une conception naturelle, et dans la puissance appétitive
une inclination naturelle, grâce auxquelles l’opération qui convient au genre
ou à l’espèce soit adaptée à sa fin.
Parmi les animaux
l’homme a ceci de particulier qu’il connaît la notion de fin et le rapport des
opérations à leur fin. Aussi a-t-il reçu une connaissance naturelle qui le
dirige pour agir convenablement, et qu’on appelle loi naturelle, ou droit
naturel, alors que chez les autres animaux on lui donne le nom d’estimative
naturelle. Les bêtes, en effet, sont poussées par une force naturelle à
accomplir les actions qui leur conviennent, plutôt qu’elles ne sont réglées
comme si elles agissaient de leur propre initiative.
La loi naturelle
n’est donc pas autre chose que la connaissance naturellement donnée à l’homme,
qui lui permet de se diriger pour agir d’une manière qui lui convienne dans
toutes ses actions propres, que ces actions lui appartiennent en raison de son
genre, comme celles d’engendrer, de manger, et autres opérations semblables, ou
en raison de son espèce, comme le raisonnement et les opérations analogues. Par
contre, on appelle contraire à la loi naturelle tout ce qui rend une action
inadaptée à la fin que poursuit la nature dans une opération quelconque.
Cette action
peut ne pas être proportionnée soit à la fin principale, Soit à la fin
secondaire, ce qui, dans un cas comme dans l’autre, peut se réaliser de deux
manières. Dans le premier cas, cela provient d’un obstacle qui rend absolument
impossible la fin poursuivie ainsi, une excessive abondance ou le défaut de
nourriture empêchent la santé corporelle, but principal de la manducation, et
aussi la bonne disposition nécessaire pour gérer ses affaires qui en est la fin
secondaire. Dans le second cas, l’obstacle ne permet d’atteindre que
difficilement ou d’une manière moins convenable la fin principale ou la fin
secondaire. C’est le cas du dérèglement dans la nourriture ; lorsqu’on ne la
prend pas en temps opportun.
Lorsqu’une
action ne convient pas à la fin parce qu’elle empêche absolument la réalisation
de la fin principale, elle est directement interdite par la loi naturelle, en
vertu des premiers principes de cette loi, qui jouent vis-à-vis des actes le
rôle des principes premiers de l’esprit dans le domaine de la spéculation. Si,
au contraire, une action ne convient pas à la fin secondaire de quelque manière
que ce soit, ou même à la fin principale parce que, à cause d’elle, la
réalisation en est plus difficile ou obtenue d’une manière moins convenable,
cette action est interdite, non pas par les premiers préceptes de la loi
naturelle, mais par les préceptes seconds, qui dérivent des premiers, à la
manière dont, dans l’ordre spéculatif, les conclusions tirent leur certitude de
principes évidents par eux-mêmes ; et c’est à ce titre que l’on déclare cette
action contraire à la loi naturelle.
Or, le mariage a
pour fin principale la procréation et l’éducation des enfants. Cette fin
convient à l’homme en raison du genre auquel il appartient. Aussi Aristote
remarque-t-il qu’elle lui est commune avec les autres animaux. C’est pour cela
que l’enfant est rangé parmi les biens du mariage. Aristote remarque, en outre,
que, chez les hommes seuls, le mariage a pour fin secondaire la mise en commun
des travaux nécessaires à la vie. C’est pour cela que les époux se doivent une
fidélité réciproque, qui est un des biens du mariage. Le mariage entre
chrétiens a encore une autre fin, qui est de symboliser l’union du Christ et de
l'Église, et c’est pourquoi le sacrement est également compté parmi les biens
du mariage.
La première fin
convient donc au mariage de l’homme considéré comme animal, la seconde à
l’homme en tant qu’homme, la troisième en tant que chrétien :
- 1° La
pluralité des épouses ne supprime pas complètement, ni même n’empêche en
quelque façon, la fin première du mariage, puisqu’un seul mari suffit pour
féconder plusieurs épouses et élever leurs enfants.
- 2° Par contre,
si elle n’est pas un obstacle absolu à la fin secondaire du mariage, elle en
gêne cependant considérablement la réalisation. La paix peut, en effet,
difficilement régner dans une famille où plusieurs épouses sont unies à un seul
mari, car il ne pourra pas les satisfaire toutes selon leur désir. D’autre
part, la collaboration de plusieurs personnes à une même fonction engendre des
querelles : "Comme les potiers se disputent entre eux", ainsi font
les femmes d’un seul époux.
- 3° Quant à la
troisième fin du mariage, la polygamie la supprime totalement, puisque, comme
le Christ est un, l’Église elle aussi est une.
De tout ce qui
vient d’être dit, il résulte donc que la polygamie est contraire à la loi
naturelle sous un rapport, et ne lui est pas opposée sous un autre.
Solutions :
1. La coutume ne
saurait prévaloir contre la loi naturelle, lorsqu’il s’agit de ses premiers
préceptes qui sont l’équivalent des premiers principes dans l’ordre spéculatif.
Mais s’il s’agit des principes qui en découlent comme des conclusions, la coutume,
au dire de Cicéron, en augmente ou en diminue la portée. C’est à cette dernière
catégorie qu’appartient le précepte de la loi naturelle concernant l’unicité
d’épouse.
2. Comme le dit
Cicéron : "La crainte des lois et la religion ont apporté une sanction aux
choses établies par la nature et confirmées par la coutume". Il est donc
évident que celles des intimations de la loi naturelle qui ne sont que des
conclusions dérivées des premiers principes n’ont de force coactive par manière
de précepte qu’après avoir été sanctionnées par la loi divine et humaine. C’est
ce que veut dire saint Augustin lorsqu’il déclare que les polygames ne
violaient pas les préceptes de la loi, puisqu’aucune loi n’interdisait la
polygamie.
3. La réponse à la
troisième objection ressort de ce qui précède.
4. L’expression
"droit naturel" a plusieurs acceptions. Tout d’abord, on appelle
droit naturel, en raison de son principe, celui qui est établi par la nature.
C’est la définition qu’en donne Cicéron lorsqu’il écrit : "Le droit naturel
est celui qui n’est pas le produit de l’opinion, mais qu’une force innée a mis
en nous".
Dans l’ordre de
la nature, on appelle naturels certains mouvements, non parce qu’ils
proviennent d’un principe intrinsèque, mais parce qu’ils proviennent d’un principe
supérieur jouant le rôle de moteur, C’est ainsi qu’Averroès appelle naturels
les mouvements qui, dans les éléments, proviennent de l’influence des corps
célestes. Pour le même motif, on range dans le droit naturel ce qui est de
droit divin, puisque cela provient de l’action et de l’influence d’un principe
supérieur qui est Dieu. C’est ainsi que l’entend saint Isidore de Séville
lorsqu’il dit que le droit naturel est celui qui est contenu dans la loi et
l’Evangile.
Le droit naturel
peut enfin tirer son nom, non seulement de son principe, mais aussi de la
nature, lorsqu’il a pour objet les choses naturelles. Puisque la nature se
distingue par opposition de la raison qui donne à l’homme sa caractéristique
propre, si l’on prend l’expression de droit naturel dans son sens le plus
strict, on n’appellera pas droit naturel ce qui concerne uniquement les hommes,
alors même que cela serait dicté par la raison naturelle. On réservera ce nom à
ce que-dicte la raison naturelle touchant ce qui est commun à l’homme et aux
autres animaux. On aboutit alors à la définition déjà donnée : le droit naturel
est ce que la nature a appris à tous les animaux.
Quoique la
polygamie ne soit pas contraire au droit naturel entendu dans ce troisième
sens, elle est cependant contraire au droit naturel entendu dans le second
sens, puisque le droit divin l’a prohibée. Elle est également opposée au droit
naturel entendu selon sa première acception, et ce que nous avons dit dans le
corps de l’article le montre bien. La nature, en effet, commande à chaque
animal d’agir de la façon qui convient à son espèce. C’est pour cela que
certains animaux, dont les petits ont besoin pour être élevés des soins
conjugués du mâle et de la femelle, conservent par instinct naturel l’union
d’un seul mâle à une seule femelle, comme on le voit chez la tourterelle, la
colombe et autres animaux semblables.
Mais comme les
arguments apportés en sens contraire semblent prouver que la polygamie est
opposée aux premiers préceptes de la loi naturelle, il faut également leur
apporter une réponse.
5. La nature
humaine a été créée sans aucun défaut. Elle a donc reçu non seulement ce qui
est absolument requis pour l’obtention de la fin principale du mariage, mais
aussi ce qui est nécessaire pour que cette fin puisse être obtenue sans
difficulté. Aussi suffit-il à l’homme, au moment de sa création, d’avoir une
seule épouse.
Solution des arguments Cependant :
1. Par le mariage,
le mari ne donne pas à son épouse un pouvoir absolu sur son corps, mais un pouvoir
limité à ce qu’exige le mariage. Or celui-ci, pour réaliser sa fin principale,
le bien de l’enfant, ne requiert pas qu’à n’importe quel moment le mari rende
le devoir conjugal à la requête de sa femme, mais seulement qu’il le fasse
d’une manière suffisante à provoquer la conception. Envisagé au contraire comme
remède à la concupiscence, et c’est là sa fin secondaire, le mariage exige que
le devoir conjugal soit en tout temps rendu à celui qui le demande. Il est donc
clair que, si l’on considère la fin principale du mariage, le mari qui prend
plusieurs épouses ne s’oblige pas à l’impossible. La polygamie n’est donc pas
contraire aux premiers préceptes de la loi naturelle.
2. Ce précepte de
la loi naturelle : Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu’on vous
fasse à vous-mêmes, doit s’entendre : toutes proportions gardées. Si un
supérieur ne veut pas, en effet, qu’un de ses sujets lui résiste, il ne
s’ensuit pas que lui-même ait l’obligation de ne pas résister à celui-ci. Il ne
résulte donc pas du précepte en question que, si l’époux ne veut pas que sa
femme ait un second mari, lui-même ne puisse avoir une autre épouse. Qu’un
homme ait plusieurs épouses, cela ne va pas contre les premiers préceptes de la
loi naturelle, nous l’avons déjà dit ; mais qu’une femme ait plusieurs maris,
cela leur est opposé. Par là en effet, sous un certain rapport est totalement
supprimé, et, sous un autre est notablement compromis, le bien de l’enfant, fin
principale du mariage. Par bien de l’enfant il faut entendre, en effet, non
seulement sa procréation, mais aussi son éducation. Or, si la polyandrie ne
rend pas la génération complètement impossible, puisque, selon la remarque
d’Aristote, la fécondation est quelquefois suivie d’une superfétation, elle lui
est cependant très nuisible, car il est difficile que ne se produise pas la
corruption des deux fétus, ou tout au moins de l’un deux. Quant à l’éducation,
elle est rendue totalement impossible, car, si une femme avait plusieurs maris,
on ne pourrait plus savoir avec certitude quel est le père de l’enfant, et
cependant les soins du père sont nécessaires pour assurer l’éducation de celui-ci.
C’est pour cela qu’aucune loi ni coutume n’ont jamais autorisé la polyandrie,
tandis qu’elles ont parfois permis la polygamie
3. L’inclination
naturelle dans la faculté appétitive suit la conception naturelle dans la connaissance.
Or, l’union d’un homme avec plusieurs épouses n’est pas aussi opposée à la
conception naturelle que l’union d’une femme avec plusieurs maris. C’est pour
cela que l’épouse n’éprouve pas autant de répugnance à voir son mari appartenir
à d’autres femmes que n’en éprouverait le mari à voir sa femme appartenir à
d’autres hommes. De là vient que, aussi bien chez l’homme que chez les animaux,
on constate une plus grande jalousie du mâle vis-à-vis de la femelle que de la
femelle vis-à-vis du mâle.
Objections :
1. La polygamie
n’a jamais pu être permise. Aristote ne dit-il pas, en effet, que le droit
naturel conserve toujours et partout la même force. Or, nous l’avons vu le
droit naturel interdit la polygamie. Puisque celle-ci n’est pas permise
maintenant, c’est donc qu’elle ne l’a jamais été.
2. Si la polygamie
a parfois été permise, ce n’a pu être que parce qu’elle était légitime en soi,
ou bien par suite d’une dispense. Mais si elle avait été autrefois légitime,
elle le serait encore aujourd’hui. Par ailleurs, il n’est pas possible qu’elle
ait fait l’objet d’une dispense. Comme le dit en effet saint Augustin, Dieu,
auteur de la nature, ne fait rien de contraire aux principes qu’il y a lui-même
inscrits. Puis donc que Dieu a mis dans notre nature qu’une seule femme devait
appartenir à un seul mari, il n’a jamais donné de dispense sur ce point.
3. Quand une chose
devient licite par dispense, ce n’est que pour ceux auxquels est accordée la
dispense. Or, on ne lit dans la loi aucune dispense accordée communément à
tous. Par conséquent, puisque, sous l’ancien Testament, tous ceux qui le
voulaient prenaient plusieurs épouses, sans encourir pour autant aucun blâme de
la Loi ni des Prophètes, il ne semble pas que cela ait été permis en vertu
d’une dispense.
4. Partout où
existe la même cause de dispense, on doit dispenser de la même manière. Or, il
ne peut y avoir d’autre cause de dispense que la multiplication des enfants
pour le culte divin, multiplication qui est encore nécessaire à l’heure
actuelle. Cette dispense durerait donc encore, d’autant plus qu’on ne lit nulle
part qu’elle ait été révoquée.
5. Dans la
dispense, on ne doit pas omettre un plus grand bien pour un moindre bien. Or la
fidélité et le sacrement, qui semblent ne pouvoir subsister dans, le mariage
qui unit un seul homme à plusieurs femmes, sont des biens supérieurs à la
multiplication des enfants. La dispense dont il s’agit n’aurait donc pas dû
être accordée pour favoriser cette multiplication.
Cependant :
1. Saint Paul
déclare (Gal 3, 19) que la loi a été établie à cause des prévaricateurs, afin
de les réprimer. Or la loi ancienne mentionne la polygamie sans faire allusion,
à ce sujet, à aucune prohibition. On lit, par exemple, dans le Deutéronome (21,
15) : "Si un homme a deux femmes, etc.". En ayant deux femmes, on
n’était donc pas prévaricateur. Par conséquent, c’est que cela était permis.
2. On peut
d’ailleurs tirer la même conclusion de l’exemple des patriarches dont
plusieurs, d’après l'Écriture, étaient polygames, et qui furent néanmoins très
agréables à Dieu, tels Jacob, David et plusieurs autres. C’est donc que la
polygamie a été parfois permise.
Conclusion :
Nous venons de
le voir, la polygamie est contraire, non pas aux premiers préceptes de la loi
naturelle, mais aux préceptes secondaires qui sont comme des conclusions
découlant des premiers. Puisque les actes humains varient nécessairement avec
les situations diverses des, personnes, avec les époques comme aussi avec les
autres circonstances, il s’ensuit que ces conclusions ne découlent pas des
premiers préceptes de la loi naturelle d’une manière tellement rigoureuse
qu’elles doivent s’appliquer toujours ; elles ne s’appliqueront que dans la
plupart des cas. Il en est d’ailleurs ainsi de toute la morale, comme nous le
montre Aristote dans ses Éthiques. Aussi quand les circonstances infirment ces
conclusions, on peut licitement passer outre. Cependant, comme il n’est pas
facile de déterminer ces changements de circonstances, il appartient à celui
dont l’autorité donne à la loi toute sa force de permettre de ne pas l’observer
dans les cas auxquels son efficacité ne doit pas s’étendre. C’est à cette
permission qu’on donne le nom de dispense.
Or, la loi qui
prescrit de n’avoir qu’une seule épouse n’est pas une loi humaine, mais une loi
divine ; jamais elle n’a été donnée verbalement ni par écrit, mais elle est
imprimée dans le coeur, comme tout ce qui tient en quelque manière à la loi
naturelle. Aussi Dieu seul a-t-il pu en dispenser, par une inspiration
intérieure. Cette inspiration a été reçue surtout par les patriarches et par
leur exemple elle s’est communiquée aux autres hommes, à l’époque où il fallait
ne pas observer ce précepte de la nature pour favoriser la multiplication des
enfants destinés au culte de Dieu. Toujours, en effet, il faut rechercher la
fin principale avant la fin secondaire. La fin principale du mariage étant le
bien des enfants il a fallu, à l’époque où leur multiplication était
nécessaire, négliger momentanément l’obstacle qui pouvait gêner l’obtention des
fins secondaires, obstacle dont la suppression est précisément, comme nous
l’avons vu, le but de la loi qui interdit la polygamie
Solutions :
1. De sa nature,
le droit naturel a toujours et partout la même puissance. Accidentellement,
cependant, par suite d’un obstacle, il peut subir quelques changements, à telle
ou telle époque, ici ou là, comme le montre Aristote par l’exemple qu’il
emprunte à d’autres choses naturelles toujours et partout la main droite est
naturellement plus habile que la main gauche ; accidentellement il arrive,
cependant que tel ou tel est ambidextre, car notre nature est sujette à ces
variations. Il en est de même pour la justice naturelle, comme l’observe encore
Aristote.
2. Il est dit dans
une décrétale que jamais il ne fut permis d’avoir plusieurs épouses, sans une
dispense donnée par inspiration divine. Cette dispense, cependant n’est pas
contraire aux principes que Dieu a inscrits dans la nature, mais les
transcende, puisque, nous l’avons vu, ces principes ne sont pas destinés à
trouver toujours leur application, mais seulement dans la plupart des cas. De
même ne sont pas contraires à la nature les événements miraculeux qui s’y
produisent parfois en dehors des règles coutumières.
3. Telle la loi,
telle doit être la dispense de la loi. Puisque la loi naturelle n’est pas
promulguée par écrit, mais inscrite dans les coeurs, il n’était donc pas
nécessaire que la dispense des préceptes de la loi naturelle fût donnée par une
loi écrite il suffisait d’une inspiration intérieure.
4. L’avènement du
Christ inaugure l’ère de la plénitude de sa grâce, par laquelle le culte de
Dieu s’est répandu dans toutes les nations par une propagation spirituelle. Il
n’y a donc plus la même raison de dispenser qui existait avant la venue du
Christ, alors que le culte de Dieu se multipliait et se conservait par la
propagation charnelle.
5. En tant que
bien du mariage, l’enfant implique la foi envers Dieu, car si l’enfant est
rangé dans les liens du mariage, c’est parce qu’on envisage son éducation en
vue du culte divin. Or, la foi due à Dieu l’emporte sur la fidélité envers
l’épouse, qui est un des liens du mariage, et sur la signification qui appartient
au sacrement, car cette signification est ordonnée à la connaissance de la foi.
Il n’y a donc aucun inconvénient à ce que, pour assurer le lien de l’enfant, on
cause un préjudice aux deux autres biens.
Ces biens ne
sont d’ailleurs pas supprimés complètement. La fidélité subsiste à l’égard de
plusieurs épouses, et le bien du sacrement subsiste également en quelque façon.
Si, en effet, on ne retrouve plus signifiée l’union du Christ avec l’Église en
tant qu’elle est une, la pluralité des épouses symbolise la hiérarchie des
degrés dans l’Église, hiérarchie qui existe non seulement dans l’Église
militante, mais aussi dans l’Église triomphante. Ainsi les mariages des
polygames représentaient l’union du Christ, non seulement avec l’Église
militante, comme le disent certains, mais aussi avec l’Église triomphante, dans
laquelle se trouvent plusieurs demeures.
Objections :
1. Le concubinage
ne paraît pas contraire à la loi naturelle, car les préceptes cérémoniels ne
font pas partie de cette loi. Or, les Actes des Apôtres (15, 20) placent la
défense de commettre la fornication parmi les préceptes cérémoniels de la loi
imposés momentanément aux païens convertis. La simple fornication, qui consiste
à avoir rapport avec une concubine, n’est donc pas contraire à la loi
naturelle.
2. Comme le dit
Cicéron, le droit positif découle du droit naturel. Or, le droit positif
n’interdit pas la fornication : bien plus, les lois antiques
condamnaient les femmes coupables à être livrées aux lieux de
prostitution. Avoir une concubine n’est donc pas contraire à la loi naturelle.
3. La loi
naturelle ne défend point de donner d’une façon passagère et avec restriction
ce que l’on peut donner d’une manière absolue. Or, une femme non mariée peut
donner pour toujours à un homme célibataire pouvoir sur son corps, en sorte
qu’il puisse en user licitement lorsqu’il lui plaira. La femme n’agit donc pas
contre la loi naturelle si elle donne pouvoir sur son corps pour un temps
limité.
4. Quiconque use
de son bien comme il l’entend ne fait injure à personne. Or, la servante
appartient à son maître. Si donc le maître en use selon son bon plaisir, il ne
fait injure à personne. Avoir une concubine n’est donc pas contraire à la loi
naturelle.
5. Chacun peut
donner à autrui ce qui lui appartient. Or, l’épouse a
pouvoir sur le corps de son mari. Si l’épouse y consent le mari pourra donc,
sans péché, s’unir à une autre femme.
Cependant :
1. Toutes les lois
considèrent les enfants nés d’une concubine comme infâmes. Il n’en serait pas
ainsi, si les rapports qui leur ont donné naissance n’étaient pas naturellement
honteux. Il est donc contraire à la loi naturelle d’avoir une concubine.
2. Le mariage, en
outre, est une institution naturelle. Cela ne serait pas si l’homme pouvait
s’unir à une femme en dehors du mariage sans enfreindre la loi naturelle. Il est
donc contraire à la loi naturelle d’avoir une concubine.
Conclusion :
Une action est
contraire à la loi naturelle quand elle ne convient pas à la fin voulue, soit
parce que l’agent ne l’ordonne pas à cette fin, soit parce qu’elle ne lui est
pas proportionnée. Or, la fin poursuivie par la nature dans l’union charnelle
est la procréation et l’éducation de l'enfant c'est pour que ce bien fut
recherché qu’elle a attaché un plaisir à l’acte charnel, nous dit Constantin.
Quiconque use du commerce charnel pour le plaisir qui y est attaché, sans le
référer à la fin que-la nature a en vue, agit donc contre la nature. Il en va
de même lorsqu’il s’agit de relations sexuelles qui ne sont pas susceptibles
d’être ordonnées à cette fin d’une manière convenable. Comme la plupart du
temps les choses tirent leur nom de ce qui est le meilleur, de même que l’union
matrimoniale a reçu son nom du bien des enfants, ainsi le mot de concubine
exprime cette union dans laquelle l’acte sexuel est recherché pour lui-même.
Quand bien même
par ces rapports de concubinage on se proposerait d’avoir des enfants, cela ne
serait cependant pas convenable au bien de l’enfant, car il faut entendre par
là non seulement la procréation qui lui donne l’existence, mais aussi
l’éducation et l’instruction qui lui assurent la nourriture et la formation ;
ce sont les trois obligations des parents envers leurs enfants, nous dit
Aristote dans les Éthiques. Comme les
parents doivent à l’enfant cette éducation et cette instruction pendant un long
laps de temps, la loi naturelle exige que le père et la mère demeurent
longtemps ensemble, pour subvenir en commun aux besoins de l’enfant. C’est pour
cette raison que les oiseaux qui nourrissent ensemble leurs petits ne rompent
pas l’union commencée au moment de l’accouplement avant que ceux-ci ne soient
complètement élevés. Or, c’est cette obligation de la cohabitation de la femme
avec son mari qui constitue le mariage. Il est donc évident qu’il est contraire
à la loi naturelle d’avoir des rapports charnels avec une femme qui ne vous est
pas unie par les liens du mariage, et que l’on appelle une concubine
Solutions :
1. Chez les
païens, la loi naturelle était obscurcie sur beaucoup de points. Aussi ne
considéraient-ils pas comme une faute les rapports sexuels avec une concubine,
mais, à l’occasion, se livraient à la fornication comme à une chose permise,
ainsi d’ailleurs qu’à d’autres pratiques opposées aux lois cérémonielles des
Juifs, bien que non interdites par la loi naturelle. Aussi les Apôtres ont-ils
inséré la prohibition de la fornication parmi des préceptes cérémoniels à cause
de la différence qui existait sur ces deux points entre les Juifs et les
Gentils
2. La loi dont il
est question provient non pas de l’instinct de la loi naturelle, mais des
ténèbres dans lesquelles étaient tombés les Gentils en ne rendant pas à Dieu la
gloire qui lui est due, comme dit saint Paul dans l’épître aux Romains (1, 21).
Aussi quand la religion chrétienne vint à prévaloir, cette loi fut-elle
abrogée.
3. En certains
cas, il n’y a pas plus d’inconvénient à donner d’une manière absolue à un autre
ce dont on a la propriété, qu’à le donner pour un temps aucune de ces manières
d’agir ne s’oppose alors à la loi naturelle. Il n’en va pas de même dans le cas
présent. Aussi l’argument n’est-il pas concluant.
4. L’injustice est
contraire à la justice. Or, la loi naturelle interdit non seulement
l’injustice, mais aussi ce qui est opposé à toutes les vertus celui qui, par
exemple, mange d’une façon immodérée, agit contrairement à la loi naturelle,
bien que, en usant de ce qui lui appartient, il ne commette d’injustice envers
personne. De plus, si la servante appartient à son maître pour ce qui a trait à
son service, elle ne lui appartient cependant pas à titre de concubine.
Ajoutons que la manière dont chacun use de ce qui lui appartient a une grande
importance. Le concubinaire commet, en effet, une injustice vis-à-vis de
l’enfant qui naîtra de ces rapports, puisque, nous l’avons dit, une pareille
union ne pourvoit pas suffisamment au bien de l’enfant.
5. L’épouse a pouvoir sur le corps de son mari, non pas d’une façon pure
et simple et en toutes choses, mais uniquement en ce qui a trait au mariage.
Elle ne peut donc pas, contrairement au bien du mariage, livrer à une autre le
corps de son mari.
Objections :
1. Il semble
qu’avoir des rapports charnels avec une concubine ne soit pas un péché mortel.
Le mensonge, en effet, est un péché plus grave que la fornication nous en avons
une preuve dans la conduite de Juda qui ne recula pas devant la fornication
avec Thamar et qui, néanmoins, refusa de mentir en disant (Gn
28, 23) : "Elle ne pourra certainement pas m’accuser de mensonge".
Or, le mensonge n’est pas toujours un péché mortel, la fornication non plus,
par conséquent.
2. Le péché mortel
doit être puni de mort. Or, la loi ancienne (Dt 22,
20) ne punissait de mort le concubinage que dans un cas déterminé. C’est donc
que cette action n’est pas un péché mortel.
3. Selon saint Grégoire,
les péchés de la chair sont moins graves que les péchés de l’esprit. Or,
l’orgueil ou l’avarice, péchés de l’esprit, ne sont
pas toujours des péchés mortels, la fornication non plus, par conséquent, qui
est un péché de la chair.
4. Plus la tentation
est grande, moins le péché est grave, car celui-là pèche plus grièvement qui se
laisse vaincre par une tentation plus faible. Or, la concupiscence nous pousse
très fortement aux délectations charnelles. Puisqu’un acte de gourmandise n’est
pas toujours un péché mortel, la fornication ne le sera pas non plus.
Cependant :
1. Seul le péché
mortel exclut du royaume de Dieu. Or, les fornicateurs en sont exclus, nous dit
l’Apôtre (1 Co 6, 9-10). C’est donc que la fornication est un péché mortel.
2. De plus, seuls
les péchés mortels sont appelés crimes. Or, on donne ce nom à la fornication.
Nous lisons, en effet, dans le livre de Tobie (4, 13) : "Garde-toi de toute fornication et qu’en dehors de ton
épouse, ta conscience ne te reproche jamais aucun crime".
Conclusion :
Comme on l’a
déjà vu dans la deuxième partie, sont, de leur espèce, des péchés mortels, les
actions qui brisent le lien d’amitié entre l’homme et Dieu et entre l’homme et
ses semblables, car elles sont opposées aux deux préceptes de la charité, qui
est la vie de l’âme. Par conséquent, puisque les relations concubinaires
détruisent le rapport nécessaire entre parents et enfant que la nature a en vue
dans l’acte sexuel, il est indubitable que, de sa nature, la fornication est un
péché mortel, alors même qu’aucune loi écrite ne l’interdirait
Solutions :
1. Souvent l’homme
qui n’évite pas le péché mortel échappe à un péché véniel auquel il n’est pas
si fortement poussé. C’est ainsi que Juda évita le mensonge, tout en commettant
la fornication. Ce mensonge, cependant eût été pernicieux, puisqu’une injustice
s’en serait suivie si Juda n’avait pas donné ce qu’il avait promis.
2. Le péché mortel
est ainsi nommé, non parce qu’il est puni de la mort temporelle, mais parce
qu’il est puni de la mort éternelle. Aussi les lois ne punissent-elles pas
toujours de mort le vol, qui est un péché mortel, et bien d’autres fautes. Il
en est de même de la fornication.
3. Tous les
mouvements d’orgueil ne sont pas des péchés mortels, ni, non plus, tous les
mouvements de luxure. Les premiers mouvements de luxure, en effet, ainsi que
ceux des passions analogues, sont des péchés véniels, et parfois même il en est
ainsi de l’acte conjugal. Il y a cependant des actes de luxure qui sont des
péchés mortels, alors que certains mouvements d’orgueil ne sont que des péchés
véniels. Dans le passage cité, saint Grégoire le Grand fait porter la
comparaison établie entre les vices sur leur espèce, et non pas sur chaque acte
en particulier.
4. La circonstance
la plus aggravante est celle qui tient de plus près à l’espèce d’un péché.
Aussi, bien que la force du penchant diminue la gravité de la fornication,
celle-ci cependant, à cause de sa matière, reste plus grave qu’un désordre dans
le manger, car elle a pour objet ce qui doit resserrer les liens de la société
humaine. Aussi l’argument n’est-il pas concluant.
Objections :
1. Il semble qu’il
y eut un temps où il était permis d’avoir une concubine. La loi naturelle
prescrit, en effet, tout autant de n’avoir qu’une seule épouse que de ne pas
avoir de concubine. Or, il fut permis pendant un temps d’avoir plusieurs
épouses. Il l’était donc aussi d’avoir une concubine.
2. Une femme ne
peut être à la fois esclave et épouse. Aussi, d’après la loi, dès là qu’un
maître épousait son esclave, du fait même il la rendait libre. Or, l’Écriture
nous rapporte que les plus grands amis de Dieu eurent des rapports charnels
avec leurs esclaves, tels Abraham et Jacob. Celles-ci n’étaient donc pas leurs épouses,
ce qui prouve qu’il fut parfois permis d’avoir des concubines.
3. Le mari ne peut
pas renvoyer la femme qu’il a prise pour épouse, et son fils doit avoir part à
l’héritage. Or, Abraham renvoya Agar et son fils n’eut pas de part à
l’héritage. C’est donc qu’Agar n’était pas l’épouse d’Abraham.
Cependant :
1. Ce qui est
contraire au Décalogue n’a jamais été permis. Or, on ne peut avoir une
concubine sans désobéir à ce précepte du Décalogue (Ex 20, 14) : "Tu ne
commettras pas d’adultère". Celui-ci ne fut donc jamais permis.
2. Saint Ambroise
de Milan dit, en outre, dans son livre sur les patriarches que "ce qui
n’est pas permis à la femme n’est pas non plus permis à l’homme". Or, il
n’a jamais été permis à la femme de délaisser son mari pour avoir des rapports
avec un autre homme. A l’homme non plus, par conséquent, il n’a jamais été
permis d’avoir une concubine.
Conclusion :
Maimonide
prétend qu’avant l’époque de la loi la fornication n’était pas un péché, et il
cite comme preuve les rapports de Juda avec Thamar. Cette raison n’est pas
convaincante. Il n’est pas nécessaire, en effet, d’excuser de péché les fils de
Jacob, puisqu’ils furent accusés auprès de leur père d’un crime détestable et
qu’ils ont consenti au meurtre ou à la vente de Joseph.
Il faut donc
dire que, du moment que la loi naturelle interdit d’avoir une concubine qui ne
vous est pas unie par les liens du mariage, cela ne fut permis en aucun temps,
ni de soi, ni par dispense. Nous l’avons vu, en effet, les rapports sexuels
avec une femme qui n’est pas votre épouse ne sont pas de nature à procurer le
bien de l’enfant, qui est la fin première du mariage. Ils sont donc contraires
aux premiers préceptes de la loi naturelle, qui n’admettent pas de dispense.
Aussi, chaque
fois qu’on lit dans l’Ancien Testament que des personnages qu’il faut excuser
de péché mortel ont eu des concubines, il faut l’entendre de femmes qui leur
étaient réellement unies par les liens du mariage, et auxquelles on donne le
nom de concubines parce qu’elles tenaient à la fois de l’épouse et de la
concubine. En effet, en raison du rapport du mariage avec sa fin principale, le
bien de l’enfant, l’épouse, nous l’avons dit, est unie à son époux par un lien
indissoluble, ou au moins de longue durée, et sur ce point il n’y a pas de
dispense possible. Mais en regard du but secondaire du mariage, c’est-à-dire du
gouvernement de la famille et de la mise en commun des activités, la femme est
unie à son mari comme une compagne. C’est ce qui manquait à celles qu’on
appelle concubines. Sur ce dernier point la dispense était possible, puisqu’il
ne s’agissait que de la fin secondaire du mariage. Sous ce rapport elles
ressemblaient donc aux concubines, et c’est ce qui leur en fit donner le nom
Solutions :
1. La polygamie
n’est pas contraire aux premiers préceptes de la loi naturelle. Il en est
autrement du concubinage. Aussi l’argument n’est-il pas concluant.
2. En vertu de la
dispense qui leur permettait d’avoir plusieurs épouses, les anciens patriarches
avaient dans leurs rapports avec leurs servantes une affection de mari. Elles
étaient, en effet, leurs épouses en regard du but principal du mariage. Elles
ne l’étaient plus, par contre, si l’on considère l’union que réclame la fin
secondaire du mariage. A cette union s’oppose la condition d’esclave, puisqu’on
ne peut être à la fois compagne et esclave
3. Comme nous le
verrons plus loin, afin d’éviter le meurtre de l’épouse, la loi mosaïque
permettait, par dispense, de donner une lettre de séparation. C’est en vertu
d’une dispense ana logue qu’Abraham put chasser Agar, symbolisant par 1à le
mystère dont parle saint Paul dans son épître aux Galates. Si le fils d’Agar
n’eut aucune part à l’héritage d’Abraham, cela également est symbolique, comme
le montre l’Apôtre dans le même passage. Mystérieux également le fait qu’Esaü,
fils d’une femme libre, fut privé de son héritage, comme le montre l’épître aux
Romains. Mystère encore le fait que les fils de Jacob, qu’ils soient nés de
femmes libres ou d’esclaves, eurent tous part à l’héritage paternel. C’est
qu’en effet, nous dit saint Augustin, le baptême engendre des enfants au Christ
aussi bien par l’intermédiaire des bons ministres, symbolisés par les femmes
libres, que par celui des mauvais, représentés par les esclaves.
A ce sujet cinq
questions se posent : - 1. La bigamie qui consiste à avoir eu successivement
deux épouses entraîne-t-elle l’irrégularité ? - 2. Celui qui, en même temps ou
successivement, a eu deux femmes, l’une légitime et l’autre non, encourt-il
l’irrégularité ? - 3. Encourt-on l’irrégularité en épousant une femme qui a
perdu sa virginité ? - 4. Le baptême supprime-t-il l’empêchement de bigamie ? -
5. Est-il permis de dispenser un bigame ?
Objections :
1. Il ne semble
pas. En effet, la multiplicité et l’unité suivent l’être. Par conséquent l’être
et le non-être ne produisent aucune multiplicité. Or, celui qui a
successivement deux femmes, lorsqu’il possède l’une, n’a plus l’autre. Il reste
donc l’époux d’une seule femme, condition exigée par saint Paul (1 Tm 3, 2 ;
Tite 1, 6) pour l’épiscopat.
2. C’est une plus
grande preuve d’incontinence de commettre plusieurs fornications successives
que d’avoir successivement plusieurs femmes. Or, dans le premier cas on
n’encourt pas d’irrégularité ; dans le second non plus, par conséquent.
3. Si la bigamie
produit l’irrégularité, c'est en raison ou du sacrement, ou de l’union
charnelle. Ce ne peut être en raison du sacrement en effet, s’il en était
ainsi, celui qui a contracté mariage par des paroles de présent avec une femme
qui vient à mourir avant qu’il n’ait eu avec elle des rapports conjugaux
deviendrait irrégulier en contractant un nouveau mariage, ce qui est contraire
à une décrétale du pape Innocent III. Ce ne peut être non plus à cause de
l’union charnelle, car alors celui qui a commis la fornication avec plusieurs
femmes serait irrégulier, ce qui est faux. D’aucune façon, par conséquent, la
bigamie ne produit l’irrégularité.
Conclusion :
Par le sacrement
de l’Ordre on est constitué ministre des sacrements. Il faut donc que celui qui
a charge d’administrer aux autres les sacrements ne souffre lui-même d’aucun
défaut relatif aux sacrements. Or, il y a défectuosité dans un sacrement
lorsque celui-ci n’a pas son entière signification. Le sacrement de mariage
symbolisant l’union du Christ avec l’Église, union par conséquent d’un seul
époux avec une unique épouse, il est nécessaire pour la signification parfaite
de ce sacrement que l’époux n’ait qu’une seule femme, et que l’épouse n’ait
qu’un seul mari. Voilà pourquoi la bigamie, qui empêche qu’il en soit ainsi,
produit l’irrégularité.
Il y a quatre
sortes de bigamie. La première suppose le mariage successif avec plusieurs
épouses légitimes. La seconde consiste dans la possession simultanée de
plusieurs femmes, l’une légitime, l’autre non. La troisième se réalise
lorsqu’on a successivement plusieurs femmes, dont une seule est légitime. La
quatrième, lorsqu’on épouse une veuve. Dans tous ces cas on contracte
l’irrégularité.
On donne encore
une autre raison, qui découle de la précédente. Chez ceux qui reçoivent le sacrement
de l’Ordre doit, en effet, resplendir la plus grande spiritualité, soit parce
qu’ils administrent des choses spirituelles, les sacrements, soit parce qu’ils
enseignent une doctrine spirituelle, soit enfin parce que leur vie doit être
occupée de choses spirituelles. Or, il n’y a rien de plus opposé à la
spiritualité que la concupiscence, par laquelle l’homme tout entier devient
charnel. Aussi faut-il que chez eux n’apparaisse aucun signe d’une
concupiscence permanente comme celle qui se manifeste chez les bigames qui
n’ont pas voulu se contenter d’une seule femme. La première raison est pourtant
la meilleure
Solutions :
1. La multiplicité
qui résulte de la possession simultanée de plusieurs femmes est une
multiplicité pure et simple. Elle est donc absolument opposée à la
signification sacramentelle, et c’est pourquoi elle détruit le sacrement lui-même.
La pluralité successive des épouses, au contraire, ne produit qu’une
multiplicité relative. Elle ne détruit donc pas totalement la signification
sacramentelle et ne fait pas disparaître ce qui est essentiel au sacrement elle
en altère seulement la perfection qui est exigée chez les dispensateurs des sacrements.
2. Si les
fornicateurs donnent des marques d’une concupiscence plus grande, celle-ci
n’est cependant pas aussi persistante, puisque la fornication ne crée aucun
lien perpétuel entre ceux qui s’y livrent. Il n’y a donc pas là de défaut dans
le symbolisme sacramentel.
3. Comme nous
l’avons déjà dit, la bigamie produit l’irrégularité parce qu’elle empêche la
signification parfaite du mariage, qui consiste dans l’union des âmes produite
par le consentement, et dans l’union des corps. Ces unions sont requises toutes
deux pour qu’existe la bigamie cause d’irrégularité. La décrétale du pape innocent
III, lorsqu’elle enseigne que le seul consentement donné par paroles de présent
suffit pour produire l’irrégularité, déroge donc à la doctrine enseignée ici
par le Maître des Sentences.
Objections :
1. Il ne semble
pas. Là, en effet, où il n’y a pas de sacrement, il ne peut y avoir défaut de
"sacrement". Or, lorsqu’un homme s’unit irrégulièrement à une femme,
il n’y a pas là de sacrement, puisque cette union ne symbolise pas celle du
Christ avec son Église. Par conséquent, puisque la bigamie ne produit
l’irrégularité qu’à raison du défaut de "sacrement", il ne semble pas
que cette espèce de bigamie produise une irrégularité.
2. L’homme qui a
des rapports charnels avec la femme qu’il épouse de manière irrégulière commet
une fornication s’il n’est pas marié, un adultère s’il a déjà une épouse. Or,
le partage de sa chair entre plusieurs par la fornication ou l’adultère ne
produit pas d’irrégularité ; cette espèce de bigamie non plus, par conséquent.
3. Il arrive
parfois qu’avant de consommer le mariage avec la femme qu’il épouse
légitimement, un homme contracte une union irrégulière avec une autre femme et
ait avec elle des rapports charnels, soit après la mort de la première, soit
même de son vivant. Cet homme a bien contracté mariage avec plusieurs, de droit
ou de fait, et cependant il n’est pas irrégulier, puisqu’il n’a pas divisé sa
chair entre plusieurs. L’espèce de bigamie dont il est ici question ne produit
donc pas l’irrégularité.
Conclusion :
La deuxième et
la troisième espèce de bigamie dont nous avons parlé à l’article précédent
produisent l’irrégularité. Bien que l’une de ces deux unions ne soit pas
sacramentelle, elle a cependant en effet, une certaine ressemblance avec le sacrement.
Nous avons donc là deux modes secondaires de bigamie, le premier étant le
principal comme cause d’irrégularité.
Solutions :
1. Bien que dans
l’union irrégulière il n’y ait pas de sacrement, il y a cependant avec le sacrement
une certaine ressemblance qui n’existe ni dans la fornication, ni dans
l’adultère. On ne peut donc assimiler les deux cas.
2. La réponse à la
deuxième difficulté est par là même évidente.
3. Dans le cas
supposé, l’homme n’est pas considéré comme bigame, parce que le premier mariage
n’a pas eu sa parfaite signification. Cependant s’il est forcé par un jugement
de l’Église de retourner à sa première femme et d’avoir avec elle des rapports
conjugaux, il devient aussitôt irrégulier. Ce n’est pas, en effet, le péché qui
produit l’irrégularité, mais l’imperfection de la signification sacramentelle.
Objections :
1. Il ne semble
pas. En effet, chacun est plus gêné par ses propres déficiences que par celles
d’autrui. Or celui qui contracte mariage ne devient pas irrégulier s’il a perdu
sa virginité ; à plus forte raison, si c’est son épouse qui n’est plus vierge.
2. Il peut arriver
qu’un homme épouse une femme après l’avoir déflorée. Or il ne semble pas que
dans ce cas il devienne irrégulier, puisque ni lui, ni sa femme, n’ont partagé
leur chair entre plusieurs. Il se marie pourtant avec une femme qui n’est plus
vierge. C’est donc que cette espèce de bigamie ne produit pas d’irrégularité.
3. On ne peut
contracter l’irrégularité que par un acte volontaire. Or, c’est parfois sans le
vouloir qu’un homme épouse une femme qui n’est plus vierge. Il peut arriver, en
effet, qu’il la croie vierge, et qu’ensuite, en consommant le mariage, il
s’aperçoive qu’elle a été déflorée. Cette espèce de bigamie ne produit donc pas
toujours l’irrégularité.
4. La corruption
postérieure au mariage est plus condamnable que celle qui le précède. Or si,
après la consommation du mariage, une femme a des rapports charnels avec un
autre que son mari, celui-ci ne devient pas irrégulier ; sinon, il serait puni
pour le péché de sa femme. Il peut même arriver que, connaissant la conduite de
celle-ci, il accède à sa demande du devoir conjugal, avant que l’accusation
d’adultère ne l’ait fait condamner. Il ne semble donc pas que cette espèce de
bigamie produise l’irrégularité.
Cependant :
Saint Grégoire
le Grand écrit : "Nous vous défendons de faire jamais des ordinations
illicites, de laisser accéder aux Ordres sacrés un bigame, un homme qui n’a pas
épousé une vierge, quelqu’un qui ignore les lettres ou a quelque difformité
corporelle, qui a été soumis à la pénitence publique, qui remplit une fonction
curiale ou est soumis à une charge quelconque".
Conclusion :
Dans l’union du
Christ et de l’Église, il y a unité des deux côtés. Aussi y a-t-il déficience
dans la signification sacramentelle lorsque le partage de la chair provient du
mari aussi bien que lorsqu’il provient de la femme. Il y a cependant une
différence il est exigé de l’homme qu’il n’ait pas eu d’autre épouse, mais non
qu’il soit vierge lui-même, tandis que la femme doit avoir conservé sa
virginité.
La raison qu’en
donnent les Décrétistes, c’est que l’évêque
personnifie l’Église militante dont il a la charge, et dans laquelle se
rencontrent de nombreuses souillures. L’épouse, par contre, représente le
Christ, qui est vierge. C’est pour cela qu’on exige que celui qui doit être
promu à l’épiscopat ait épousé une vierge, alors que sa propre virginité n’est
pas requise. Cette explication, pourtant, est expressément contraire à la
parole de l’Apôtre (Eph 5, 25) : "Maris, aimez
vos épouses comme le Christ aime l’Église". Ce passage montre, en effet,
que l’épouse représente l’Église, et le mari le Christ. L’Apôtre dit encore (Eph 5, 23) : "Le mari est le chef de la femme comme le
Christ est le chef de l’Église".
Aussi d’autres
auteurs affirment-ils que l’époux représente le Christ, et l’épouse l’Église
triomphante dans laquelle il n’y a aucune tache (Eph
5, 27). Or, le Christ a eu d’abord la synagogue comme concubine. Aussi la
signification sacramentelle ne perd-elle rien de sa perfection lorsque le mari
a déjà eu une concubine.
Mais cette
explication est parfaitement absurde. De même, en effet, qu’anciens et modernes
n’ont qu’une même foi, ils ne forment qu’une même Église. Par conséquent, ceux
qui servaient Dieu au temps de la synagogue appartiennent à l’unité de l’Église
dans laquelle nous servons Dieu. Cette explication va, d’ailleurs, à l’encontre
de ce que nous lisons dans les prophètes Jérémie 3, Ezéchiel 16 et Osée 2, qui
font mention expresse des épousailles de la synagogue. Elle n’était donc pas
une concubine, mais une épouse véritable. En outre, d’après cette
interprétation, la fornication serait le symbole de cette union, ce qui est
absurde. C’est pourquoi la gentilité, avant d’être épousée par le Christ dans la
foi de l’Église, fut corrompue par le diable qui l’entraîna dans l’idolâtrie.
Il faut donc
dire que c’est une défectuosité dans le sacrement lui-même qui produit
l’irrégularité. Or, la corruption de la chair, en dehors du mariage et
antérieurement à lui, ne produit aucune défectuosité dans le sacrement du côté
du sujet de la corruption, mais uniquement chez l’autre partie. L’acte de celui
qui contracte mariage n’a pas le contractant lui-même pour objet, mais l’autre
partie il est donc spécifié par son terme qui est par rapport à lui comme la
matière du sacrement. De même donc que l’homme devient irrégulier en prenant
pour épouse une femme déflorée, et non pas en contractant mariage après avoir
lui-même perdu sa virginité, la femme, si elle était susceptible de recevoir
les Ordres, encourrait l’irrégularité en épousant un homme qui ne serait plus
vierge, mais non pas si elle avait déjà perdu elle-même sa virginité au moment
du mariage, à moins que cela ne soit le résultat d’un mariage précédent.
Solutions :
1. Ce que nous
venons de dire résout la première objection.
2. Sur ce point,
il y a plusieurs opinions divergentes. Il est plus probable, toutefois, que
l’homme n’est pas irrégulier, car il n’a pas divisé sa chair entre plusieurs.
3. L’irrégularité
n’est pas une peine, mais un défaut de "sacrement". Il n’est donc pas
nécessaire que la bigamie soit toujours volontaire, pour produire
l’irrégularité. Aussi celui qui épouse une femme déflorée, alors qu’il la croit
encore vierge, devient irrégulier en consommant le mariage
4. Si l’épouse
commet l’adultère après la célébration du mariage, son mari ne devient
irrégulier que si, par la suite, il a avec elle de nouveaux rapports charnels ;
sans cela la corruption de l’épouse n’aurait aucun rapport avec l’acte conjugal
du mari. Mais il encourrait l’irrégularité, alors même qu’il serait forcé
juridiquement de lui rendre le devoir, ou que sa propre conscience le
pousserait à le faire sur la demande de l’épouse, avant que celle-ci n’ait été
condamnée pour adultère.
Sur ce point
cependant il y a plusieurs opinions, mais ce que nous avons dit est le plus
probable on ne recherche pas ici, en effet, ce qui est péché ; on ne se
préoccupe que de la signification sacramentelle.
Objections :
1. Il semble que
la bigamie soit détruite par le baptême. Saint Jérôme dit, en effet, que celui-là
n’est pas bigame qui a eu plusieurs femmes avant son baptême, ou bien encore
l’une avant et l’autre après. C’est donc que la bigamie est détruite par le
baptême.
2. Qui fait le
plus fait le moins. Or, le baptême détruit le péché, qui est quelque chose de
bien plus grave que l’irrégularité. Il supprime donc aussi l’irrégularité de
bigamie.
3. Le baptême
supprime toute peine provenant d’un acte. Or, tel est le cas de l’irrégularité
de bigamie. Le bigame est irrégulier parce qu’il ne représente
qu’imparfaitement le Christ. Or, le baptême nous rend pleinement conforme au
Christ. Il supprime donc cette irrégularité.
5. Les sacrements
de la loi nouvelle sont plus efficaces que ceux de la loi ancienne. Or, les sacrements
de la loi ancienne supprimaient les irrégularités, comme le Maître nous l’a
montré au début du Vème Livre
des Sentences.
Par conséquent
le baptême, qui est le plus efficace des sacrements de la loi nouvelle, détruit
l’irrégularité qui provient de la bigamie.
Cependant :
1. Saint Augustin
nous dit : "Ceux-là ont une intelligence plus pénétrante, qui ont pensé
qu’on ne doit pas ordonner celui qui a eu une autre femme alors qu’il était
encore catéchumène ou païen ; ici, en effet, il ne s’agit pas de péché, mais de
signification sacramentelle".
2. Saint Augustin
dit encore "La femme qui a été déflorée alors qu’elle était catéchumène ou
païenne ne peut, après son baptême, recevoir le voile parmi les vierges de
Dieu".
Conclusion :
Le baptême
efface les fautes, mais ne dissout pas les mariages. Aussi, comme le dit saint Augustin,
puisque l’irrégularité provient du mariage lui-même, elle ne peut être détruite
par le baptême
Solutions :
1. L’opinion de
saint Jérôme n’est pas suivie dans ce cas, à moins, peut-être, que nous ne
voulions l’expliquer en disant qu’il envisage une dispense plus facile.
2. Qui fait le
plus ne fait pas nécessairement le moins, s’il n’est pas destiné à produire cet
effet. C’est justement le cas du baptême, qui n’a pas pour but de détruire
l’irrégularité.
3. Cela doit
s’entendre des peines qui sont la conséquence nécessaire d’un péché actuel, non
de celles qui peuvent être infligées. Par le baptême, en effet, on ne retrouve
pas sa virginité perdue, ni non plus l’indivision de sa chair.
4. Le baptême nous
rend conformes au Christ quant à la vertu de l’âme, mais non quant à la
condition de la chair, la seule qui soit envisagée lorsqu’on parle de la
virginité ou de l’indivision de la chair.
5. Ces
irrégularités provenaient de causes légères et non perpétuelles. Aussi
pouvaient-elles être détruites par les sacrements de la loi ancienne qui,
d’ailleurs, étaient destinés à cela, ce qui n’est pas le cas du baptême.
Objections :
1. Il semble que
non, car on lit dans le droit : "Il n’est pas permis de dispenser les
clercs qui, autant qu’ils le pouvaient, ont contracté un second mariage, car
ils sont considérés comme bigames".
2. Il n’est pas
permis de donner une dispense contraire au droit divin. Or, tout ce qu’on lit
dans les livres canoniques est de droit divin. Puisque saint Paul dit (1 Tm 3,
2), dans un livre canonique : "Il faut que l’évêque soit le mari d’une
seule femme", il ne semble donc pas que cette exigence soit susceptible de
dispense.
3. Personne ne
peut accorder de dispense dans ce qui est essentiel au sacrement. Or, l’absence
d’irrégularité est essentielle au sacrement de l’Ordre, puisque sans cela
ferait défaut la signification qui est essentielle au sacrement. On ne peut
donc pas dispenser sur ce point.
4. Ce qui a été
fait raisonnablement ne peut pas raisonnablement être changé. Si donc on peut
raisonnablement accorder la dispense à un bigame, c’est qu’il n’a pas été
raisonnable de lui faire encourir cette irrégularité, ce que l’on ne saurait
admettre.
Cependant :
1. Le pape Lucius
III accorda cette dispense à l’évêque de Palerme qui était bigame.
2. Le pape Martin
dit également : "Le lecteur qui a épousé une veuve doit demeurer lecteur,
ou, si cela est nécessaire, être promu au sous-diaconat, mais on ne doit lui
conférer aucun Ordre supérieur". On peut donc dispenser un bigame au moins
jusqu’au sous-diaconat.
Conclusion :
Ce n’est pas
d’après le droit naturel, mais d’après le droit positif, que la bigamie
entraîne l’irrégularité. De plus, il n’est pas essentiel au sacrement de l’Ordre
que celui qui le reçoit ne soit pas bigame ; ce qui le montre bien, c’est que
le bigame qui accède aux Ordres reçoit le caractère sacramentel. Aussi le pape
peut-il dispenser totalement de cette irrégularité, l’évêque pour les Ordres
mineurs seulement. Quelques auteurs prétendent, en outre, que l’évêque peut
accorder cette dispense même pour les Ordres majeurs, lorsqu’il s’agit de ceux
qui veulent servir Dieu dans l’état religieux, afin de leur éviter des voyages
Solutions :
1. Cette décrétale
montre qu’il y a la même difficulté à accorder cette dispense à ceux qui ont
contracté plusieurs unions irrégulières qu’à ceux dont les mariages successifs
ont été réguliers, mais non que le pape ne possède pas le pouvoir d’accorder
cette dispense.
2. Ce principe est
vrai lorsqu’il s’agit du droit naturel ou de ce qui est essentiel aux sacrements
et à la foi. S’il s’agit, au contraire, d’une chose qui soit d’institution
apostolique, puisque l’Église possède actuellement le même pouvoir d’établir et
d’abroger qu’elle avait à l’origine, la dispense peut être accordée par celui qui
a la primauté dans l’Église.
3. Toute
signification n’est pas essentielle au sacrement, mais seulement celle qui
appartient au rôle du sacrement, et cette signification n’est pas détruite par
l’irrégularité.
4. Dans les cas
particuliers, on ne peut trouver une raison qui convienne également à tous, à
cause de leur diversité. Aussi ce qui a été établi raisonnablement d’une
manière générale, en considérant ce qui arrive ordinairement, peut-il être
supprimé raisonnablement, par dispense, dans un cas particulier.
A ce sujet se
posent sept questions : - 1. L’indissolubilité du mariage est-elle de droit
naturel ? - 2. La répudiation de l’épouse peut-elle être permise par dispense ?
- 3. La loi de Moïse autorisait-elle la répudiation ? - 4. L’épouse renvoyée
pouvait-elle prendre un autre mari ? - 5. Le mari pouvait-il reprendre l’épouse
qu’il avait renvoyée ? - 6. La haine du mari pour son épouse était-elle la
cause du renvoi ? - 7. Les causes du renvoi devaient-elles être mentionnées par
écrit dans la lettre de divorce ?
Objections :
1. Il ne semble
pas. La loi naturelle, en effet, est commune à tous les hommes. Or, à part la
loi du Christ, aucune autre loi n’a interdit de renvoyer son épouse. Ce n’est
donc pas la loi naturelle qui interdit de se séparer de son épouse.
2. Les sacrements
ne sont pas de droit naturel. Or, l’indissolubilité du mariage tient au bien du
sacrement. Elle n’est donc pas de droit naturel.
3. L’union de
l’homme et de la femme par le mariage a pour fin principale la procréation,
l’éducation et l’instruction des enfants. Or, tout ceci prend fin au bout d’un
certain temps. Après ce laps de temps, il est donc permis de renvoyer sa femme
sans porter préjudice à la loi naturelle.
4. Dans le
mariage, on recherche surtout le bien de l’enfant. Or, l’indissolubilité est
contraire à ce bien, car, disent les physiciens, il arrive qu’un homme qui ne
peut avoir d’enfants avec une femme, en pourrait avoir avec une autre, alors
que cette première femme pourrait, elle aussi, avoir des enfants avec un autre
mari. Loin d’appartenir au droit naturel, l’indissolubilité du mariage lui est
donc plutôt contraire.
Cependant :
1. Ce qui
appartient principalement à la loi naturelle, c’est ce que la nature bien
constituée a reçu à son origine. Or, tel est le cas de l’indissolubilité du
mariage, comme nous le voyons dans saint Matthieu (19, 3) : "N'avez-vous pas lu que le Créateur, dès l'origine, les fit
homme et femme, et qu'il a dit : Ainsi donc l'homme quittera son père et sa
mère pour s'attacher à sa femme, et les deux ne feront qu'une seule chair ?
Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Eh bien ! ce
que Dieu a uni, l'homme ne doit point le séparer." Elle est donc de
droit naturel.
2. La loi
naturelle exige, en outre, que l’homme n’aille pas à l’encontre de Dieu. Or,
l’homme serait en quelque sorte en opposition avec Dieu, s’il séparait ceux que
Dieu a unis. Puisque l’indissolubilité du mariage vient de ce que Dieu a uni
les époux, comme on le voit dans saint Matthieu (19, 6), il semble donc qu’elle
soit de droit naturel.
Conclusion :
Dans l’intention
de la nature, le mariage a pour but l’éducation des enfants non seulement
pendant quelque temps, mais pendant toute leur vie. Aussi, d’après la loi
naturelle, les parents doivent-ils amasser des biens pour leurs enfants (2 Co
12, 14), et ceux-ci devenir leurs héritiers. Puisque les enfants sont le bien commun
du mari et de la femme, il faut donc que l’union de ceux-ci subsiste
perpétuellement sans brisure, en vertu du précepte de la loi naturelle.
L’indissolubilité du mariage est donc de droit naturel.
Solutions :
1. Seule la loi du
Christ a conduit le genre humain à sa perfection, en le ramenant à l’état de sa
nouveauté première. Aussi, ni la loi de Moïse, ni aucune loi humaine n’ont pu
abolir tout ce qui était contraire à la loi naturelle. Cela était réservé à la
seule loi de l’esprit et de la vie (Rm 8, 2).
2. Le mariage
jouit de l’indissolubilité parce qu’il est le signe de l’union perpétuelle du
Christ et de l’Église, et aussi parce qu’il est une fonction naturelle ayant
pour but le bien de l’enfant, comme nous l’avons déjà dit. Or, la dissolution
du mariage s’oppose plus directement à son symbolisme qu’au bien de l’enfant,
car elle ne nuit à celui-ci que par voie de conséquence. Aussi
l’indissolubilité du mariage se conçoit-elle plutôt dans le bien du sacrement
que dans le bien de l’enfant, bien qu’on puisse l’envisager dans tous les deux.
En tant qu’appartenant au bien de l’enfant, l’indissolubilité sera donc de
droit naturel, mais non en tant qu’elle appartient au bien du sacrement.
3. La réponse à la
troisième objection ressort de ce qui précède.
4. Le mariage est
principalement ordonné au bien commun en raison de sa fin principale qui est le
bien de l’enfant ; ce qui ne l’empêche pas, vu sa fin secondaire, d’être
également ordonné au bien de celui qui le contracte, puisqu’il est par lui-même
un remède à la concupiscence. Aussi, dans les lois matrimoniales, on se
préoccupe davantage de l’utilité commune que de la convenance particulière. Si
l’indissolubilité du mariage empêche le bien des enfants chez tel individu,
elle est cependant utile au bien des enfants, considéré absolument. Aussi
l’argument n’est-il pas concluant.
Objections :
1. Il ne semble
pas. En effet, ce qui, dans le mariage, est contraire au bien de l’enfant va à
l’encontre des premiers préceptes de la loi naturelle qui n’admettent pas de dispense.
Or, on a vu que c’est le cas du renvoi de l’épouse.
2. La concubine
diffère de l’épouse surtout parce que l’union qui existe avec elle n’est pas
indissoluble. Or, il n’a jamais été possible par dispense d’avoir une
concubine. Il était donc également impossible de répudier son épouse.
3. Les hommes sont
aujourd’hui tout aussi capables qu’autrefois de recevoir des dispenses. Or,
aujourd’hui personne ne peut être autorisé par dispense à renvoyer sa femme. Ce
n’était donc pas possible autrefois.
Cependant :
Nous avons vu
qu’Abraham usa d’Agar comme d’une épouse, et pourtant, en vertu d’un ordre
divin, il la renvoya sans commettre en cela aucune faute. Cela prouve qu’une
dispense peut autoriser un homme à renvoyer son épouse.
Conclusion :
La dispense à l’égard
des préceptes, surtout s’il s’agit de ceux qui appartiennent en quelque manière
à la loi naturelle, est semblable au changement du cours d’une chose de la
nature. Or, celui-ci peut être changé de deux manières :
- 1° Tout
d’abord, par une cause naturelle qui détourne de son cours une autre cause
naturelle c’est ce qui a lieu dans tous les cas, en petit nombre d’ailleurs,
qui arrivent par l’effet du hasard. Un tel changement dans le cours des choses
naturelles ne se produit d’ailleurs pas dans celles qui se réalisent toujours,
mais uniquement dans celles qui se réalisent dans la plupart des cas.
- 2° En second
lieu, sous l’effet d’une cause absolument surnaturelle, comme c’est le cas du
miracle. De cette manière, peut être modifiée non seulement le cours naturel
organisé de manière à se réaliser ordinairement, mais même celui qui l’est de
manière à se réaliser toujours, comme le prouvent l’arrêt du soleil au temps de
Josué, son retour en arrière à l’époque d’Ezéchias, et l’éclipse miraculeuse au
moment de la Passion.
La raison de la
dispense des préceptes de la loi naturelle provient parfois de causes
inférieures. Cette dispense peut alors porter sur les préceptes secondaires de
la loi naturelle, mais non pas sur ses préceptes premiers, car ceux-ci conservent
toujours toute leur force, comme nous l’avons vu pour la polygamie et d’autres
questions analogues. Elle peut également provenir d’une cause supérieure. Une
dispense divine pourra alors avoir pour objet les premiers préceptes de la loi
naturelle eux-mêmes, afin de symboliser ou de manifester quelque mystère divin,
comme on le voit pour le précepte, qui contenait une dispense, fait à Abraham
d’immoler son fils innocent. De telles dispenses, cependant ne sont pas
accordées Communément à tous, mais à quelques individus seulement, comme cela
se produit également pour les miracles.
Si donc
l’indissolubilité du mariage est comprise dans les premiers préceptes de la loi
naturelle, ce n’est que de cette seconde manière qu’elle peut faire l’objet
d’une dispense. Si, au contraire, elle se range parmi les préceptes
secondaires, elle a pu également recevoir une dispense de la première manière.
Il semble qu’elle soit plutôt contenue dans les préceptes secondaires.
L’indissolubilité du mariage, en effet, n’est ordonnée au bien de l’enfant, fin
principale du mariage, que parce que les parents doivent pourvoir aux besoins
des enfants pour toute leur vie, en leur préparant d’une manière convenable ce
qui est nécessaire à leur existence. Or, cette appropriation des choses n’est
pas dans l’intention première de la nature, puisque, d’après elle, tous les
biens sont communs. Le renvoi de l’épouse ne paraît donc pas opposé à
l’intention première de la nature, ni, par conséquent, aux premiers préceptes
de la loi naturelle, mais seulement à ses préceptes secondaires. Il semble donc
susceptible d’être autorisé par la première sorte de dispense
Solutions :
1. Le bien de
l’enfant, tel qu’il est dans l’intention première de la nature, comprend la
procréation, la nutrition et l’éducation jusqu’à ce que l’enfant soit arrivé à
l’âge parfait. Mais le fait de pourvoir à son avenir par la transmission de
l’héritage et des autres biens paraît être seulement dans l’intention
secondaire de la nature.
2. Le concubinage
est opposé au bien de l’enfant si l’on considère ce que la nature a en vue dans
ce bien par son intention première, c’est-à-dire l’éducation et l’instruction,
qui requièrent une longue cohabitation des parents ; ce qui n’a pas lieu pour
la concubine, puisque l’union avec elle n’est que temporaire Il n’y a donc pas
de parité entre les deux cas. Cependant si l’on envisage le second mode de
dispense, la possession d’une concubine peut en faire l’objet, comme le montre
l’exemple d’Osée.
3.
L’indissolubilité, il est vrai, n’appartient qu’à la seconde intention du
mariage, si on le considère comme une institution naturelle, mais il fait
partie de sa première intention en tant que sacrement de l’Église. Aussi,
depuis que le mariage a été institué comme sacrement de l’Église, et tant que durera
cette institution, il ne peut y avoir dispense de son indissolubilité, à moins,
peut-être, qu’il ne s’agisse de la seconde espèce de dispense.
Objections :
1. Il le semble.
C’est, en effet, une manière de consentir que de ne pas empêcher lorsqu’on
pourrait le faire. Or, il n’est pas permis de consentir à une chose illicite.
Puis donc que Moïse n’a pas interdit la répudiation de l’épouse, et qu’en cela
il n’a pas commis de faute, puisque la loi est sainte, nous dit l’épître aux
Romains (7, 12), il semble que cette répudiation a été parfois permise.
2. Les prophètes
ont parlé sous l’inspiration de l’Esprit Saint, lisons-nous dans la deuxième
épître de saint Pierre (1, 21). Or, le prophète Malachie (2, 16) nous dit :
"Si tu hais ton épouse, renvoie-là." Puisque ce qu’inspire l’Esprit
Saint ne peut être illicite, il semble que le renvoi de l’épouse n’a pas
toujours été illicite.
3. D’après saint Jean
Chrysostome : "De même que les apôtres ont permis les secondes noces,
Moïse a autorisé la lettre de divorce." Or, les secondes noces ne sont pas
un péché. Sous la loi de Moïse le renvoi de l’épouse n’en était donc pas un non
plus.
Cependant :
1. Notre Seigneur
nous dit que la lettre de divorce avait été accordée aux Juifs par Moïse à
cause de la dureté de leur coeur. Or, cette dureté de coeur ne les excusait pas
de péché. Ils n’étaient donc pas davantage excusés par la loi sur la lettre de
divorce.
2. En outre, saint
Jean Chrysostome commente ainsi saint Matthieu (19, 8) : "En autorisant la
lettre de divorce, Moïse n’a pas fait connaître ce qu’exige la justice divine,
de telle sorte qu’à ceux qui agissent conformément à la loi leur péché ne parût
plus un péché".
Conclusion :
Il y a deux
opinions sur ce point :
- 1° Les uns
disent que ceux qui, sous la loi ancienne, renvoyaient leurs épouses en leur
donnant une lettre de divorce n’étaient pas excusés de péché, bien qu’ils ne
fussent pas passibles de la peine prévue par la loi. C’est pour cela disent-ils
que Moïse a permis de donner la lettre de divorce. Ils distinguent donc quatre
manières de donner une permission :
- La première
consiste à s’abstenir de commander ainsi quand un bien supérieur n’est pas
commandé, on considère comme permis le bien inférieur. L’Apôtre saint Paul (1
Co 7, 25), par exemple, en n’imposant pas la virginité, a autorisé le mariage.
- La seconde
manière consiste à ne pas défendre : en ce sens on dit que les péchés véniels
sont permis, puisqu’ils ne sont pas interdits.
- Une troisième
manière consiste à ne pas user de contrainte de la sorte, dit-on, Dieu permet
tous les péchés, puisqu’il n’empêche pas de les commettre, alors qu’il pourrait
le faire.
- La quatrième
manière consiste à ne pas punir. C’est de cette manière que la loi autorisait
la lettre de divorce : non pas pour obtenir un plus grand bien, comme c’était
le cas de la dispense autorisant la polygamie, mais pour empêcher un plus grand
mal, le meurtre de l’épouse, auquel les Juifs étaient enclins par suite de la
dépravation de leur appétit irascible. De la même façon, à cause de la
dépravation de leur appétit concupiscible, il leur était permis de pratiquer
l’usure vis-à-vis des étrangers, de peur qu’ils n’agissent ainsi avec leurs
frères. De même, en raison de la mauvaise influence des soupçons sur la raison,
il leur fut permis d’offrir le sacrifice de jalousie, afin qu’un simple soupçon
n’altérât pas leur jugement.
- 2° Cependant puisque
l’ancienne loi, bien que ne conférant pas la grâce, avait été donnée pour faire
connaître le péché, ainsi que les saints Pères l’enseignent communément,
d’autres auteurs pensent que, si les Juifs avaient péché en renvoyant leur
épouse, la loi ou les prophètes auraient dû au moins les en avertir, puisque
Dieu dit à Isaïe (58, 1) : "Fais connaître ses crimes à mon peuple."
Autrement, il semble qu’ils auraient été trop abandonnés, si on ne leur avait
jamais fait connaître les vérités nécessaires au salut qu’ils ignoraient. Or,
c’est ce qu’on ne peut soutenir, puisque l’observance de la loi, lorsqu’elle
était en vigueur, était un acte méritoire de la vie éternelle. Pour cette
raison, disent-ils, le renvoi de l’épouse, bien que mauvais en soi, devenait
licite par une permission divine. Ils appuient leur opinion sur l’autorité de
saint Jean Chrysostome qui nous dit que le législateur enleva an péché sa
culpabilité lorsqu’il permit la répudiation.
Quoique cette
opinion soit probable, la première est cependant plus communément soutenue.
Aussi faut-il répondre aux arguments de l’une et de l’autre
Solutions :
1. Celui qui peut
interdire une chose ne pèche pas s’il s’abstient de porter une défense,
lorsqu’il n’en espère aucun amendement, mais qu’il estime, au contraire, que
cette défense serait l’occasion d’un plus grand mal. C’est ce qui est arrivé à
Moïse : et c’est pourquoi, appuyé sur l’autorité divine, il n’a pas interdit la
lettre de divorce.
2. Les prophètes,
inspirés par l’Esprit Saint, ne disaient pas qu’il fallait renvoyer l’épouse
parce que l’Esprit Saint l’ordonnait ; ils disaient seulement que cela était
permis, pour éviter un plus grand mal.
3. On ne peut
assimiler sous tous les rapports ces deux permissions : elles ne se ressemblent
que par leur motif, car elles avaient toutes deux pour but de prévenir un
désordre honteux.
Solutions aux arguments Cependant :
1. Si la dureté de
coeur n’excuse pas de péché, la permission accordée à cause de cette dureté
excuse cependant. Souvent, en effet, on interdit aux bien-portants ce que l’on
permet aux malades, et ceux-ci cependant ne commettent aucune faute en usant de
la permission qui leur est accordée.
2. On peut omettre
l’accomplissement d’un bien de deux manières :
- 1° Tout
d’abord, pour réaliser un plus grand bien. Dans ce cas, l’omission de l’acte
bon devient vertueux, à cause de son rapport avec le
bien supérieur. Ainsi Jacob a-t-il omis de se conformer à la loi de la
monogamie à cause du bien des enfants.
- 2° On peut
également omettre un acte bon pour éviter un plus grand mal. Si cela se fait de
par l’autorité du supérieur qui a le pouvoir d’accorder la dispense, cette
omission n’entraîne aucune culpabilité, mais elle ne devient pas vertueuse pour
autant. C’est ainsi que, sous la loi de Moïse, on n’observait pas la loi de
l’indissolubilité du mariage, afin d’éviter un plus grand mal, à savoir le
meurtre de l’épouse. C’est ce qui fait dire à saint Jean Chrysostome que Moïse
a enlevé au péché sa culpabilité. S’il restait, en effet, dans la répudiation,
un désordre qui lui fait donner le nom de péché, elle ne faisait cependant
encourir aucune peine, ni temporelle, ni éternelle, puisqu’elle se faisait en
vertu d’une dispense divine, et, de ce chef, était dénuée de toute culpabilité.
C’est pour cela encore que le même saint Jean Chrysostome dit que : "la
répudiation fut autorisée, et que, bien qu’elle fût un mal, elle devint
cependant licite". Les partisans de la première opinion entendent ce texte
en ce sens seulement que la répudiation n’entraînait pas l’obligation à la
peine temporelle.
Objections :
1. Il le semble,
car dans la répudiation l’injustice était plutôt du côté du mari, auteur du
renvoi, que du côté de l’épouse renvoyée. Or, le mari pouvait sans péché
prendre une autre épouse. La femme renvoyée pouvait donc, elle aussi, sans
péché, prendre un autre mari.
2. Saint Augustin
dit, en parlant de la polygamie, que lorsque c’était la coutume, elle n’était
pas un péché. Or, c’était la coutume, sous l’ancienne loi, que l’épouse
répudiée prît un autre mari. Nous en avons la preuve dans ce texte du
Deutéronome (24, 4) : "Lorsque l’épouse sortie de la maison de son mari
aura épousé un autre homme, etc." Elle ne péchait donc pas en prenant un
autre mari.
3. Notre Seigneur
nous montre, dans l’Evangile selon saint Matthieu (5, 20), que la justice du
Nouveau Testament surpasse la justice de l’Ancien Testament. Or, il nous dit
que l’un des points sur lesquels la justice du Nouveau Testament l’emporte sur
celle de l’Ancien c’est que l’épouse répudiée ne prend pas un autre mari ; ce
qui prouve que cela était permis sous l’ancienne loi.
Cependant :
1. Il est dit dans
saint Matthieu (5, 32) : "Celui qui épouse une femme renvoyée, commet un
adultère". Or, l’adultère n’a jamais été permis sous l’ancienne loi.
L’épouse renvoyée ne pouvait donc pas prendre un autre mari.
2. La Deutéronome (24,
4) dit également que la femme renvoyée qui prenait un autre mari était souillée
et en abomination devant le Seigneur. Elle commettait donc une faute en se
remariant.
Conclusion :
- 1° D’après les
tenants de la première opinion (exposée à l’article précédent) la femme
renvoyée commettait une faute en prenant un autre mari, car le premier mariage
n’était pas encore dissous, puisque, nous enseigne l’épître aux Romains (7, 2)
: "La femme est enchaînée sous la loi du mari tant qu’il est vivant."
Elle ne pouvait donc avoir plusieurs maris à la fois.
- 2° D’après la
seconde opinion, de même que, en vertu d’une dispense divine, le mari pouvait
renvoyer son épouse, de même celle-ci pouvait se remarier. L’indissolubilité du
mariage était alors supprimée par la dispense divine ; or, le texte de l’Apôtre
ne s’applique qu’au cas où cette indissolubilité subsiste. Il nous faut donc
répondre aux arguments apportés de part et d’autre.
Solutions :
1. En vertu d’une
dispense divine, il était permis au mari d’avoir plusieurs femmes à la fois.
Aussi, après en avoir renvoyé une, pouvait-il en prendre une autre, même si le
premier mariage n’était pas dissous. A la femme, au contraire, il n’a jamais
été permis d’avoir plusieurs maris. Il n’y a donc pas parité.
2. Dans ce texte
de saint Augustin le mot "mos"
n’est pas pris dans le sens de coutume, mais dans celui d’acte honnête. C’est
en employant ce mot dans le même sens qu’on appelle moral quelqu’un qui est de
bonnes moeurs, et qu’on donne son nom à la philosophie morale.
3. Notre Seigneur
nous montre que la loi nouvelle l’emporte par ses conseils sur la loi ancienne
non seulement par rapport à ce que la loi ancienne rendait licite, mais encore
par rapport à ce qui, bien qu’illicite, était cependant considéré par beaucoup
comme permis, par suite d’une fausse interprétation des préceptes. C’est le
cas, par exemple, de la haine des ennemis, et c’est également celui de la
répudiation.
Solutions aux arguments Cependant :
1. Cette parole de
Notre Seigneur s’applique à l’époque de la loi nouvelle, où la permission
autrefois accordée a été révoquée.
C’est dans ce
même sens qu’il faut entendre saint Jean Chrysostome lorsqu’il dit que :
"Celui qui s’autorise de la loi pour renvoyer son épouse commet quatre
fautes. Aux yeux de Dieu il est homicide", puisque disposé à tuer son
épouse s’il ne la renvoyait pas. "Il la renvoie sans qu’elle ait commis
l’adultère", bien que ce soit le seul cas où la loi évangélique permet de
renvoyer sa femme. "Enfin il la fait tomber dans l’adultère, ainsi que
celui auquel elle s’unit".
2. Il est dit dans
une glose interlinéaire : "Elle est souillée et objet d’abomination au
jugement de celui qui l’a renvoyée auparavant comme souillée". Il ne
s’ensuit donc pas qu’elle le soit réellement.
On peut dire
également qu’elle était souillée, d’une manière analogue à celle qui faisait
donner le nom d’impurs à ceux qui touchaient un mort ou un lépreux : il ne
s’agissait pas, dans ce cas, d’une impureté coupable, mais seulement d’une
irrégularité légale. C’est pour cette raison qu’il n’était pas permis à un
prêtre d’épouser une veuve ou une femme répudiée.
Objections :
1. Il semble que
le mari pouvait reprendre l’épouse qu’il avait renvoyée. Il est permis, en
effet, de réparer le mal qu’on a fait. Or, c’était une mauvaise action que de
renvoyer son épouse. On pouvait donc la réparer en rappelant l’épouse.
2. Il a toujours
été permis d’user d’indulgence envers le pécheur. C’est un précepte moral qui
reste en vigueur sous n’importe quelle loi. Or, en reprenant l’épouse qu’il
avait renvoyée, le mari traitait une pécheresse avec indulgence. Il pouvait
donc le faire.
3. D’après le
Deutéronome (24, 4), la raison qui s’opposait à ce que le mari pût reprendre
son épouse, c’est qu’elle était souillée. Or, une femme renvoyée ne se souille
qu’en épousant un autre homme. Il était donc permis au mari de la reprendre,
tout au moins avant qu’elle en eût épousé un autre.
Cependant :
Le Deutéronome (24,
4) enseigne le contraire : "Son premier mari ne pourra la reprendre."
Conclusion :
La loi relative
à la lettre de divorce permettait deux choses : le renvoi de l’épouse, et
l’union de l’épouse renvoyée avec un autre homme. Elle contenait également deux
prescriptions : la lettre de divorce devait être mise par écrit, et le mari qui
renvoyait sa femme ne pouvait plus la reprendre. D’après les partisans de la
première opinion, cette défense fut portée pour punir la femme qui s’était
remariée et souillée par ce péché. Les partisans de l’autre opinion disent que
cette loi visait à empêcher le mari de renvoyer facilement son épouse,
puisqu’il ne pourrait plus la reprendre dans la suite.
Solutions :
1. C’est pour
empêcher le mal que commettait celui qui renvoyait son épouse qu’il était
défendu au mari de reprendre la femme qu’il avait renvoyée. Telle est la raison
de cette loi divine.
2. Il a toujours
été permis d’user d’indulgence envers le pécheur, en évitant tout sentiment
d’aigreur à son égard, mais non pas en le dispensant de la peine portée par
Dieu.
3. Il y a deux
opinions sur ce point. Certains prétendent que l’épouse renvoyée pouvait se
réconcilier avec son mari, à moins qu’elle n’eût contracté un nouveau mariage.
Dans ce cas, en effet, en punition de l’adultère qu’elle avait volontairement
commis, il lui était interdit de retourner à son premier mari.
Mais, comme la
défense portée par la loi est générale, d’autres enseignent que, dès lors
qu’elle avait été renvoyée, son mari ne pouvait la reprendre, même si elle
n’avait pas contracté un nouveau mariage. La souillure dont parle le
Deutéronome ne s’entend pas, en effet, d’une souillure coupable, mais comme
nous l’avons exposé.
Objections :
1. Il le semble,
car on lit dans Malachie (2, 16) : "Si vous avez de la haine pour votre
épouse, renvoyez-là."
2. On lit dans le
Deutéronome (24, 1) : "Si elle ne trouve pas grâce devant ses yeux parce
qu’elle a quelque chose de repoussant, etc." Il faut donc conclure comme
précédemment.
3. Cependant la
stérilité et la fornication s’opposent davantage au mariage que la haine. Plus
que la haine, par conséquent, ils auraient dû motiver le renvoi.
4. La haine peut
être provoquée par la vertu de celui que l’on hait. Si donc la haine était une
cause suffisante de renvoi, une épouse pourrait être répudiée à cause de sa
vertu, ce qui est absurde.
5. Il est écrit
dans le Deutéronome (22, 13) : "Si un homme, après avoir épousé une femme,
vient à éprouver pour elle de la haine", et qu’il lui impute des choses
déshonorantes antérieures au mariage, sans pouvoir en fournir la preuve,
"il sera châtié, on lui imposera une amende de cent sicles d’argent, et il
ne pourra pas la renvoyer, tant qu’il vivra." La haine du mari n’est donc
pas une raison suffisante de renvoi.
Conclusion :
Comme
l’enseignent communément les Pères, c’est pour éviter le meurtre de l’épouse
que sa répudiation fut autorisée. Or, la cause prochaine de l’homicide est la
haine : aussi la haine est-elle la cause prochaine du renvoi. Mais la haine,
tout comme l’amour, provient d’une autre cause. Il faut donc admettre d’autres
causes éloignées du renvoi, qui ont provoqué la haine.
Or, saint Augustin
nous dit, dans un passage cité par la glose (Deut 22, 13) : "Il
y avait dans la loi des causes nombreuses autorisant le renvoi de l’épouse : le
Christ n’admet que la fornication. Quant aux autres désagréments, il ordonne de
les supporter, en considération de la fidélité et de la chasteté
conjugales." On range parmi ces causes les difformités corporelles, comme
la maladie ou une tare notable, ou des difformités de l’âme, comme l’adultère
ou une autre faute analogue, qui détruisent l’honnêteté des moeurs.
Certains
auteurs, cependant réduisent le nombre de ces causes, en soutenant, avec assez
de probabilité, qu’il n’était permis de renvoyer sa femme que pour une cause
survenue après le mariage. Non pas, d’ailleurs, pour n’importe quelle cause,
mais uniquement pour une cause susceptible d’empêcher le bien de l’enfant ;
soit son bien corporel, comme la stérilité, la lèpre, ou autre chose de ce
genre, soit le bien de son âme, si, par exemple, la femme était de mauvaises
moeurs et que les enfants, vivant habituellement avec elle, seraient ainsi
tentés de l’imiter.
Une glose sur ce
texte du Deutéronome (24, 1) : "Si elle n’a pas trouvé grâce, etc."
semble réduire davantage encore les causes de renvoi, et n’admettre que le
péché, car c’est le péché, dit-elle, qui est désigné ici par le mot de
"chose honteuse". Mais par péché la glose entend non seulement le
désordre moral de l’âme, mais aussi les défauts corporels
Solutions :
1 et 2. Nous
admettons les deux premiers arguments.
3. La stérilité et
les défauts analogues sont des causes de haine, et, par conséquent, des causes
éloignées de renvoi.
4. Absolument
parlant, personne n’est haïssable à cause de sa vertu, car la bonté est une
cause d’amour. L’argument n’est donc pas concluant.
5. C’était pour
punir mari que la loi lui enlevait à perpétuité la possibilité de renvoyer son
épouse dans le cas envisagé ici, aussi bien, d’ailleurs, que dans le cas où il
l’avait déflorée avant son mariage.
Objections :
1. Il semble que
la lettre devait mentionner les causes du renvoi. En écrivant cette lettre, en
effet, le mari se mettait à l’abri de la peine portée par la loi. Or, cela eût
été tout à fait injuste s’il n’avait pas allégué des causes suffisantes de
répudiation. Il fallait donc mentionner ces causes dans la lettre.
2. La lettre
semble n’avoir pas eu d’autre but que de faire connaître les causes du renvoi.
Si ces causes n’étaient pas mentionnées, il était donc parfaitement inutile que
le mari la remît à l’épouse.
3. Le Maître des
Sentences l’affirme explicitement.
Cependant :
Les causes du
renvoi étaient suffisantes, ou bien ne l’étaient pas. Si elles étaient
suffisantes, la femme perdait la possibilité d’un second mariage que la loi lui
permettait. Si, au contraire, elles étaient insuffisantes, elles montraient
l’injustice du renvoi, qui ne pouvait donc avoir lieu. Par conséquent, on
n’inscrivait en aucune manière les causes du renvoi sur la lettre du divorce.
Conclusion :
Les causes du
renvoi n’étaient pas mentionnées dans la lettre d’une manière détaillée, mais
seulement en général, afin de prouver la justice du renvoi. D’après Josèphe, on
agissait ainsi pour que la femme munie d’une lettre de divorce pût se remarier
; autrement on ne la lui aurait pas donnée. Voilà pourquoi, selon le même
auteur, la lettre était ainsi rédigée : "Je promets de ne plus jamais
vivre maritalement avec toi".
Mais, d’après
saint Augustin, on exigeait une lettre "afin que le délai qui en résultait
et les conseils des scribes qui cherchaient à le dissuader, fassent renoncer le
mari à son projet"
1. 2. 3. Ce qui
précède donne la solution des difficultés.
Trois questions
se posent au sujet des enfants illégitimes : - 1. Les enfants qui naissent en
dehors d’un vrai mariage sont-ils illégitimes ? - 2. Les enfants illégitimes
doivent-ils souffrir un dommage par suite de leur illégitimité ? - 3. Peuvent-ils
être légitimés ?
Objections :
1. Ils ne le sont
pas, semble-t-il. On appelle, en effet, légitime, l’enfant né selon la loi. Or,
la naissance de n’importe quel enfant est conforme au moins à la loi naturelle,
qui est la plus forte des lois. Tout enfant est donc légitime.
2. On enseigne
communément que l’enfant légitime est celui qui est né d’un mariage légitime ou
regardé comme tel au for externe ecclésiastique. Or, il arrive parfois qu’un
mariage soit regardé comme légitime au for externe de l’Église, alors qu’un
empêchement, connu d’ailleurs par ceux qui contractent publiquement le mariage,
empêche sa légitimité. Si le mariage se conclut en secret et que les parties
ignorent l’empêchement, il semble également légitime au for externe
ecclésiastique, puisque l’Église ne s’y oppose pas. Les enfants qui naissent en
dehors d’un vrai mariage ne sont donc pas illégitimes.
Cependant :
On appelle
illégitime ce qui est contraire à la loi. Or, ceux qui naissent hors mariage
naissent contrairement à la loi. Ils sont donc illégitimes.
Conclusion :
Les enfants
peuvent se trouver dans quatre conditions :
- 1° Les uns
sont naturels et légitimes ce sont ceux qui naissent d’un légitime mariage.
- 2° Les autres
sont naturels et illégitimes. Ce sont ceux qui naissent à la suite d’une simple
fornication.
- 3° Certains
sont légitimes, mais non naturels, comme les fils adoptifs.
- 4° D’autres,
enfin, ne sont ni légitimes, ni naturels, comme les enfants qui naissent de
l’adultère ou du stupre leur naissance est, en effet, contraire à la loi
positive et à la loi naturelle.
Il faut donc
admettre qu’il y a des enfants illégitimes
Solutions :
1. Bien que les
enfants issus d’un commerce illicite naissent conformément à la nature commune
à l’homme et à tous les animaux, leur naissance est cependant contraire à la
loi naturelle qui est propre à l’homme, puisque la fornication, l’adultère et
autres actions de ce genre sont opposés à la loi naturelle. Aucune loi n’admet
donc la légitimité de ces enfants
2. L’ignorance
excuse de péché le commerce illicite, à moins qu’elle ne soit affectée. Aussi
ceux qui, de bonne foi, contractent mariage devant l’Église, malgré l’existence
d’un empêchement qu’ils ignorent, ne commettent aucune faute, et leurs enfants
ne sont pas illégitimes. Si, au contraire, ils ont connaissance de
l’empêchement, bien que l’Église qui l’ignore n’intervienne pas, ils ne sont
pas exempts de péché, ni leurs enfants de l'illégitimité Si au contraire ils
ignorent l’empêchement et contractent mariage en secret, ils ne jouissent
d’aucune excuse, car leur ignorance paraît affectée
Objections :
1. Il ne semble
pas, car un enfant ne doit pas être puni pour le péché de son père, comme
l’affirme le Seigneur lui-même dans le livre d’Ezéchiel (18, 20). Or, si un
enfant naît d’un commerce illégitime, ce n’est pas lui, mais son père, qui a
commis le péché. L’enfant n’en doit donc subir aucun détriment.
2. La justice
humaine se règle sur la justice divine. Or Dieu distribue les biens naturels
avec une égale largesse aux enfants légitimes et aux enfants illégitimes. Les
lois humaines doivent donc également les mettre sur le même pied.
Cependant :
Il est dit dans
la Genèse (25, 5-6) qu’Abraham donna tous ses biens à Isaac et fit simplement
des présents aux enfants de ses concubines. Et cependant ceux-ci n’étaient pas
nés d’un commerce illicite. A plus forte raison ceux qui naissent de relations
illégitimes doivent-ils subir le dommage qui consiste à ne pas avoir part à
l’héritage paternel.
Conclusion :
On peut subir un
dommage de deux manières :
- 1° Tout
d’abord, en étant privé de ce qui vous est dû : et de cette manière l’enfant
illégitime ne subit aucun dommage.
- 2° Ensuite,
parce qu’on n’a aucun droit sur ce qui, en d’autres circonstances, vous aurait
été dû. De la sorte, le fils illégitime subit un double détriment il est exclu
des actes légitimes, tels que les offices et les dignités, qui exigent chez
ceux qui en sont revêtus une certaine honorabilité ; il est, en outre, exclu de
la succession paternelle.
Les enfants
naturels peuvent cependant recevoir la sixième partie de l’héritage de leurs
parents. Les enfants adultérins ne peuvent rien recevoir, mais le droit naturel
oblige pourtant les parents à leur fournir ce qui est nécessaire à la vie. Il
appartient donc à la sollicitude de l’évêque de forcer les parents à subvenir à
leur entretien
Solutions :
1. Subir un
dommage de la seconde manière n’est pas une peine. Aussi nous ne disons pas que
c’est une peine, pour celui qui n’est pas le fils du roi, de ne pas lui
succéder sur le trône. De même ce n’est pas une peine, pour un fils illégitime,
de n’avoir aucun droit à ce qui appartient aux enfants légitimes.
2. Si le commerce
charnel illicite est contraire à la loi naturelle, ce n’est pas comme acte de
la puissance génératrice, mais parce qu’il procède d’une volonté pervertie.
Aussi l’enfant illégitime ne subit aucun dommage dans ce qui s’acquiert par
l’origine naturelle, mais uniquement dans ce dont la production ou la
possession dépendent de la volonté.
Objections :
1. Cela ne semble
pas possible. La distance est la même, en effet, entre l’enfant légitime et
l’enfant illégitime qu’entre l’enfant illégitime et l’enfant légitime. Or,
l’enfant légitime ne devient jamais illégitime. De même l’enfant illégitime ne
peut-il jamais devenir légitime.
2. C’est
l’illégitimité de l’acte sexuel qui cause l’illégitimité de l’enfant. Or,
l’acte sexuel illégitime ne devient jamais légitime. L’enfant illégitime, lui
non plus, ne peut donc jamais être légitimé.
Cependant :
Ce que la loi
établit, la loi peut le révoquer. Or c’est une loi positive qui a institué
l’illégitimité des enfants. Le fils illégitime peut donc être légitimé par
celui auquel la loi accorde le pouvoir nécessaire.
Conclusion :
La légitimation
d’un enfant illégitime ne consiste pas à faire qu’il soit né de relations
légitimes. Ces relations sont un fait passé, et dès lors qu’elles ont été
illégitimes, elles ne peuvent jamais devenir légitimes. La légitimation consiste
simplement à éviter à l’enfant, par l’autorité de la loi, les dommages que lui
fait subir sa naissance illégitime.
Il y a six façons
de légitimer un enfant. Deux appartiennent au droit canonique :
- 1° Elles se
réalisent quand un homme épouse la femme dont il a eu un enfant illégitime,
pourvu qu’il n’y ait pas eu d’adultère ;
- 2° Ou bien
encore lorsque le pape, par faveur spéciale, accorde cette dispense.
Les quatre
autres manières ont été établies par les lois civiles :
- 3° La première
se vérifie lorsque le père offre son fils naturel à la cour impériale l’enfant
est alors légitimé par le fait même, à cause de la dignité de la cour.
- 4° La seconde,
lorsque le père nomme son fils naturel son légitime héritier, et que celui-ci
offre ensuite le testament à l’empereur.
- 5° La
troisième, lorsqu’il n’existe aucun enfant légitime, et que l’enfant naturel se
met au service du prince.
- 6° La
quatrième, enfin, lorsque le père, dans un acte public, ou dans un acte signé
de trois témoins, donne à son fils la qualification de légitime sans ajouter
celle de naturel
Solutions :
1. On peut sans
injustice faire une grâce à quelqu’un, mais personne ne doit subir de dommage
sans avoir commis de faute. L’enfant illégitime peut donc devenir légitime,
alors que le contraire ne peut avoir lieu. Bien que l’enfant légitime soit
parfois privé de son héritage en punition d’une faute, on ne l’appelle
cependant pas illégitime, car sa naissance a été légitime.
2. L’acte
illégitime a un défaut intrinsèque inséparable qui le
met en opposition avec la loi aussi ne peut-il devenir légitime. Il n’en est
pas de même de l’enfant illégitime qui n’a aucun défaut de cette sorte.
Nous sommes
arrivés à traiter de la résurrection. En effet, après avoir parlé des sacrements
qui délivrent l’homme du péché qui est une mort, il est logique de parler de la
résurrection qui délivre l’homme de la mort qui est une peine.
Ce traité se
divise en trois parties ce qui précède la résurrection, ce qui l’accompagne, ce
qui la suit ; en d’autres termes un certain nombre de choses qui la précèdent,
la résurrection elle-même et ses circonstances, ce qui s’ensuivra.
Dans la première
partie nous aurons à considérer :
- 1° les
demeures assignées aux âmes après la mort ;
- 2° la
condition des âmes séparées de leur corps et la peine que le feu peut leur
infliger ;
- 3° les
suffrages par lesquels les vivants peuvent aider les défunts ;
- 4° les prières
des saints du Ciel ;
- 5° les signes
précurseurs du Jugement général ;
- 6° la
conflagration universelle qui doit précéder l’arrivée du Juge.
La première
question suggère les demandes suivantes : - 1. Y a-t-il certaines demeures
assignées aux âmes après la mort ? - 2. Y vont-elles aussitôt après la mort ? -
3. Peuvent-elles en sortir ? - 4. Cette expression "le sein
d’Abraham" désigne-t-elle un limbe de l’enfer ? - 5. Ce limbe est-il le
même que l’enfer des damnés ? - 6. Le limbe des enfants est-il identique à
celui des Patriarches ? - 7. Est-il nécessaire de distinguer cinq demeures, ni
plus ni moins ?
Objections
1. "L’opinion
commune des sages, dit Boèce, est que les êtres incorporels ne sont pas dans un
lieu". Saint Augustin dit également : "Il est facile de répondre que
c’est seulement par son union avec un corps que l’âme peut se porter vers un
lieu corporel". Il est donc ridicule d’assigner certaines demeures aux
âmes séparées du corps.
2. Ce qui occupe
un lieu déterminé doit avoir plus de rapport avec ce lieu qu’avec tout autre.
Or, les âmes séparées sont indifférentes à tous les lieux ; en effet, on ne
peut pas dire qu’il y a convenance ou répugnance entre elles et certains corps,
puisqu’elles sont absolument soustraites à toutes les conditions corporelles.
3. Après la mort,
les âmes ne reçoivent rien qui ne se rapporte à la récompense ou au châtiment.
Or, un lieu corporel ne peut avoir ce caractère vis-à-vis d’êtres devenus
totalement indépendants des corps.
Cependant :
1. Le ciel empyrée
est un lieu corporel. Et pourtant "lorsqu’il eut été fait, dit saint Bède
le Vénérable, il fut aussitôt rempli par les saints anges". Or les anges
sont incorporels, comme aussi les âmes séparées. On peut donc bien assigner à
celles-ci certaines demeures.
2. La même
affirmation résulte de ce que dit saint Grégoire le Grand de l’âme d’un certain
Paschasius rencontrée dans des thermes par Germain,
évêque de Capoue, et de celle du roi Théodoric, menée en enfer.
Conclusion :
Il est vrai que
les substances spirituelles ne dépendent point d’un corps dans leur être même ;
mais il est vrai aussi que Dieu régit les êtres corporels par l’entremise des
êtres spirituels. Il existe donc entre eux une certaine convenance, en ce sens
que les plus dignes parmi les premiers doivent être confiés aux plus dignes
parmi les seconds. C’est ainsi que les philosophes avaient établi la hiérarchie
des substances incorporelles d’après celle des êtres soumis au mouvement. Aux
âmes séparées on ne saurait sans doute attribuer des corps pour s’y unir ou
pour les mouvoir, mais on peut leur assigner certains lieux corporels
correspondant à leurs degrés de valeur. Ces âmes y sont comme dans un lieu,
selon le mode dont les êtres incorporels peuvent y être ; et dans des lieux
différents, selon qu’elles-mêmes se rapprochent de la Substance première à
laquelle convient le lieu suprême, c’est-à-dire de Dieu dont l’Écriture dit que
le Ciel est sa demeures. Les âmes qui participent parfaitement à la divinité,
nous les mettons donc dans le Ciel ; celles qui en sont empêchées, nous les
plaçons, au contraire, dans un lieu inférieur.
Solutions :
1. Les êtres
incorporels ne sont pas dans un lieu selon le mode normal et expérimental dont
nous disons que c’est une propriété des corps que d’y être. Ils y sont
cependant d’une manière qui leur est spéciale et dont il nous est impossible
d’avoir une connaissance parfaite.
2. Il faut
distinguer deux espèces de convenance et de similitude :
- 1° La première
consiste dans la participation d’une même qualité c’est ainsi qu’il y a
convenance entre les corps chauds ; mais il est impossible qu’il en soit ainsi
entre les être incorporels et les lieux corporels.
- 2° La seconde
consiste dans un certain rapport : c’est ainsi que l’Écriture attribue par
métaphore les qualités des corps aux esprits, donne à Dieu le nom de Soleil,
parce qu’il est le principe de la vie spirituelle comme le soleil l’est de la
vie corporelle. C’est cette convenance qui existe entre certaines âmes et
certains lieux, entre les âmes éclairées par la grâce et les corps lumineux,
entre les âmes obscurcies par le péché et les lieux ténébreux.
3. Les lieux
corporels n’agissent pas sur les âmes séparées de la manière dont ils agissent
sur les corps, par exemple, pour les préserver ; mais les âmes elles-mêmes, du
fait qu’elles connaissent que tel ou tel lieu leur est assigné, en conçoivent
de la joie ou de la tristesse c’est ainsi que leur demeure contribue à leur
récompense ou à châtiment.
Objections :
1. Ces paroles du
Psalmiste (37, 10) : "Encore un peu de temps et le pécheur n’est
plus", suggèrent à la Glose ce commentaire : "Les saints sont
délivrés à la fin du monde ; cependant, après cette vie, tu ne seras pas encore
où seront les saints auxquels il sera dit Venez, les bénis de mon Père".
Mais les saints seront dans le Ciel. Donc, au sortir de cette vie, les saints
ne montent pas immédiatement au Ciel.
2. Saint Augustin
dit : "Dans l’intervalle entre la mort et la résurrection générale, les
âmes habitent des demeures mystérieuses, suivant que chacune a mérité le repos
ou la peine". Or, ces demeures ne sauraient signifier le Ciel et l’enfer
où les âmes seront avec leur corps après la résurrection, car alors la
distinction faite par le saint Docteur entre le temps qui précède la
résurrection et celui qui la suit n’aurait plus de sens.
3. La gloire de
l’âme est supérieure à celle du corps. Or, la gloire corporelle sera donnée à
tous en même temps, afin que la joie de chacun soit comme multipliée par la
joie de tous, comme le dit la Glose. Donc, à plus forte raison, la gloire des
âmes doit-elle être différée jusqu’à la fin du monde où elle sera donnée à tous
en même temps.
4. Le châtiment et
la récompense qui dépendent du jugement ne doivent pas le précéder. Or, le feu
de l’enfer ou le bonheur du paradis seront décernés à tous les hommes par la
sentence du souverain Juge, au dernier jugement. Donc, jusque-là, personne ne
va au Ciel ou en enfer.
Cependant :
1. Saint Paul (2 Co 5, 1) a dit : "Nous savons que si cette
tente, notre demeure terrestre, vient à être détruite, nous avons une maison
qui est l’ouvrage de Dieu, une demeure éternelle qui n’est pas faite de main
d’homme, dans le Ciel". Donc, après la dissolution du corps, l’homme a une
demeure qui l’attend dans le Ciel.
2. Saint Paul (Philippiens 1, 21) dit encore : "J’ai le désir
de partir et d’être avec le Christ". Ce qui suggère à saint Grégoire le
Grand cet argument : "Celui-là donc qui ne doute pas que le Christ ne soit
au Ciel ne saurait nier non plus que l’âme de saint Paul soit au Ciel".
Or, le Christ est au Ciel, c’est un article de foi. Donc il faut affirmer aussi
que les âmes des saints vont au Ciel. - Que certaines âmes aillent en enfer
aussitôt après la mort, saint Luc (16, 22) le déclare : "Le riche mourut
et il fut enseveli dans l’enfer".
Conclusion :
De même que la
gravité ou la légèreté porte les corps au lieu qui est le terme de leur
mouvement, de même le mérite ou le démérite au châtiment qui sont le terme de
leur activité. De même donc que, si rien n’y met obstacle, les corps obéissent
à la gravitation et atteignent le lieu qui leur convient, de même les âmes,
après la rupture du lien corporel qui les retenait ici-bas, reçoivent leur
récompense ou leur châtiment, si rien n’y met obstacle ; obstacle qui peut
venir, par exemple, du péché véniel qui exige une purification et empêche la
récompense d’être immédiate. De plus, comme le lieu qui est assigné à une âme
correspond à la récompense ou au châtiment qu’elle a mérité, aussitôt que cette
âme est séparée du corps, elle est engloutie en enfer ou elle s’envole au Ciel,
à moins, en ce dernier cas, qu’une dette envers la justice divine ne retarde
son envolée en l’obligeant à une purification préalable.
Cette vérité est
proclamée avec évidence par les Écritures canoniques et les ouvrages des saints
Pères : sa négation doit donc être regardée comme hérétique.
Solutions :
1. La Glose
s’explique elle-même : car, après avoir dit : "Tu ne seras pas encore où
seront les saints, etc." elle ajoute : "C’est-à-dire, Tu n’auras pas
la double étole qu’auront les saints lors de la résurrection".
2. Parmi les
demeures mystérieuses dont parle saint Augustin, il faut ranger le Ciel et
l’enfer où il y a des âmes même avant la résurrection. Ce qui distingue le
temps qui précède celle-ci et le temps qui la suit, c’est l’absence ou la
présence du corps, et aussi le fait que certaines demeures qui contiennent
aujourd’hui des âmes n’en contiendront plus après la résurrection.
3. Le corps crée
une espèce de continuité entre tous les hommes ; c’est par lui que se vérifie
cette parole des Actes (17, 26) : "D’un seul homme, Dieu a fait sortir
tout le genre humain". Au contraire, "Dieu a créé chacune des
âmes". La glorification simultanée de toutes les âmes s’impose donc moins
que celle de tous les corps.
De plus, la
gloire du corps est moins essentielle que celle de l’âme. L’ajournement de
celle-ci causerait donc aux saints un préjudice d’autant plus grave, et que ne
suffirait pas à compenser le supplément de joie que chacun recevrait de la joie
de tous.
4. Saint Grégoire
le Grand propose et résout cette même objection. "Si les âmes des saints
sont dès aujourd’hui dans le Ciel, que recevront-ils donc, au jour du Jugement,
comme prix de leurs vertus ?" Et il répond : "Un merveilleux accroissement
jusque-là, leurs âmes seules goûtent le bonheur qui est leur récompense, mais
alors ils jouiront de la béatitude de leur corps, ils seront heureux dans cette
même chair dans laquelle ils ont enduré les douleurs et les tourments pour le
Seigneur." La même distinction s’applique aux damnés.
Objections :
1. "Si les
âmes des morts, dit saint Augustin, s’intéressaient aux affaires des vivants,
(si ces âmes, quand nous les voyons, nous parlaient dans le sommeil), il
s’ensuivrait, pour ne pas citer d’autres personnes, que ma pieuse mère serait
toujours avec moi chaque nuit, elle qui m’a suivi sur terre et sur mer pour
vivre avec moi". Il en conclut que les âmes des morts restent distantes du
monde des vivants. C’est dire qu’elles ne peuvent pas quitter leurs de meures
posthumes.
2. Il est écrit au
livre des Psaumes (26, 4) : "Je voudrais habiter dans la maison du
Seigneur tous les jours de ma vie", c’est-à-dire, ne jamais la quitter. Et
dans celui de Job (7, 9) : "Celui qui descend au schéol ne remontera
plus".
3. Les demeures
sont assignées aux âmes pour leur récompense ou leur punition. Mais aucune âme
ne verra diminuer l’une ou l’autre ; elle restera donc toujours où elle est.
Cependant :
1. Saint Jérôme
apostrophe Vigilantius en ces termes : "Tu
prétends que les âmes des Apôtres et des martyrs, qu’elles soient dans le sein
d’Abraham, dans le lieu du rafraîchissement, ou sous l’autel de Dieu, ne
peuvent pas se rendre présentes à leurs tombeaux, au gré de leur volonté. C’est
ainsi que tu fais la loi à Dieu, que tu charges de liens les Apôtres, les
retenant en prison jusqu’au jour du Jugement et les empêchant d’être avec leur
Seigneur, quoiqu’ils soient de ceux dont il est écrit (Ap
14, 4) : "Ils suivent l’Agneau partout où il ira". Et, puisque
l’Agneau est partout, il faut donc croire que ceux qui sont avec lui sont
partout".
2. Saint Jérôme
argumente encore dans le même sens : "Le diable et les démons parcourent
l’univers entier ; leur prodigieuse mobilité les rend en quelque sorte présents
partout ; et les martyrs, après avoir versé leur sang, resteraient enfermés
sous l’autel mystique, sans pouvoir en sortir ?". Ils le peuvent donc, et
les damnés eux-mêmes ne sauraient être dans une condition pire que celle des
démons.
3. Saint Grégoire
le Grand, de son côté, relate de nombreuses apparitions d’âmes après la mort.
Conclusion :
On peut donner
deux sens à cette expression sortir de l’enfer ou du paradis. En sortir
définitivement, de telle sorte que le paradis ou l’enfer ne soit plus le lieu
de l’âme. En ce sens, aucun de ceux que la sentence irrévocable a faits entrer
au Ciel ou en enfer ne peut en sortir, comme on l’expliquera plus loin.
En sortir pour
un temps. Et ici il faut distinguer ce qui est possible selon l’ordre naturel
ou l’ordre providentiel, car, comme le dit saint Augustin, "autres sont
les limites de la puissance humaine, autres les marques de la puissance divine
; autres sont les faits naturels, autres les faits miraculeux".
Selon l’ordre
naturel, les âmes séparées, renfermées dans les demeures qu’elles ont méritées,
sont complètement dissociées d’avec les vivants. En effet, les hommes qui
vivent dans un corps et qui ne peuvent rien connaître indépendamment des sens
sont incapables d’entrer en rapports immédiats avec ces âmes qui pourtant,
semble-t-il, ne quitteraient leurs demeures que pour lier commerce avec les
vivants.
Mais, selon
l’ordre providentiel, il arrive que des âmes séparées sortent de leurs demeures
et apparaissent aux hommes ; c’est ainsi que saint Augustin raconte que le
martyr saint Félix se montra aux habitants de Noie, alors qu’ils étaient
assiégés par les Barbares. On peut croire la même chose des damnés dont Dieu
permet l’apparition dans le but d’instruire et de terrifier, comme aussi des
âmes du purgatoire qui viennent implorer des suffrages, ainsi que saint
Grégoire le Grand en cite de nombreux exemples. Toutefois, il y a cette
différence entre les saints et les damnés, que les premiers peuvent apparaître
à leur gré. De même, en effet, que les saints, pendant leur vie terrestre,
reçoivent des grâces, dites gratuites, pour réaliser des guérisons et des
prodiges dont le caractère miraculeux suppose une puissance divine et dont ceux
qui n’ont pas reçu de pareilles grâces sont incapables, de même il n’est pas
impossible que l’état de gloire confère aux âmes des saints une certaine
puissance dont ils disposent à leur gré pour se rendre visibles. Quant aux
damnés, ils ne peuvent le faire d’eux-mêmes, mais Dieu le leur permet
quelquefois.
Solutions :
1. Saint Augustin,
comme le contexte le prouve, se place au point de vue de l’ordre naturel. Il ne
s’ensuit pas pourtant, que même si les morts pouvaient apparaître à leur gré,
leurs relations seraient aussi ordinaires que celles des vivants entre eux.
S’ils sont au Ciel, leur union à la volonté divine est telle que rien ne leur
semble permis qu’ils ne voient conforme aux dispositions de la Providence ;
s’ils sont en enfer, ils sont tellement accablés par leurs peines qu’ils
pensent plus à se lamenter sur eux-mêmes qu’à apparaître aux vivants.
2. Il s’agit ici
d’une sortie définitive et non pas seulement d’une sortie temporaire.
3. Le lieu des
âmes fait partie de leur récompense ou de leur châtiment selon qu’elles se réjouissent
ou s’attristent de voir qu’il leur est assigné. Cette joie ou cette tristesse
sont indépendantes de leur présence même en ce lieu ; de même que l’évêque
auquel un siège d’honneur est réservé dans son église ne perd rien pour le
quitter, parce que, même quand il n’y est pas actuellement assis, ce siège lui
revient de droit.
Aux difficultés en sens contraire il
faut répondre :
1. Saint Jérôme
parle de ce que peuvent les Apôtres et les martyrs par une puissance qu’ils
tiennent, non de la nature, mais de leur état glorieux. Quand il ajoute qu’ils
sont partout, cela ne veut pas dire qu’ils soient en plusieurs lieux ou partout
à la fois, mais qu’ils peuvent être où ils le désirent.
2. Il ne faudrait
pas assimiler les âmes des saints ou des damnés aux purs esprits, anges ou
démons. Ceux-ci ont pour mission de vivre parmi les hommes pour les garder ou
les éprouver. On n’en peut pas dire autant des âmes, mais seulement que celles
des saints possèdent, comme un attribut de leur état glorieux, la puissance d’être
où ils le désirent. Et c’est ce que veut dire saint Jérôme.
3. Il arrive que
les âmes des saints ou des damnés soient réellement présentes au lieu de leurs
apparitions ; mais il n’en est point toujours ainsi. Ces apparitions peuvent
avoir lieu, pendant la veille ou le sommeil, par l’opération des bons ou des
mauvais anges, dans le but d’instruire ou de tromper ; comme d’ailleurs saint
Augustin en cite de nombreux exemples : des vivants apparaissent à des vivants
pendant leur sommeil et leur parlent longuement, sans cependant être réellement
présents.
Objections :
1. Saint Augustin
dit : "Je n’ai jamais vu l’Écriture prendre le mot enfer dans un sens
favorable". Par contre, il ajoute "Ne pas prendre dans un sens
favorable le sein d’Abraham et ce lieu de repos où le pauvre fut porté par les
anges, je ne crois pas que personne puisse l’admettre".
2. Dans l’enfer on
ne voit pas Dieu ; mais on voit Dieu dans le sein d’Abraham. "Quel que
soit le lieu qu’on appelle le sein d’Abraham, mon cher Nebridius
y est et il y est vivant... Il n’approche plus son oreille de mes lèvres, mais
il applique les lèvres de son âme à la source que vous êtes, ô mon Dieu, il y
boit la sagesse autant qu’il en a soif et il est heureux, heureux pour
toujours".
3. L’Église ne
demande jamais que personne soit conduit en enfer ; or elle demande que les
anges conduisent les âmes des défunts "dans le sein d’Abraham".
Cependant :
1. On appelle
"sein d’Abraham" le lieu où fut conduite l’âme du mendiant Lazare
(Luc 16, 22). Mais elle fut conduite en enfer, puisque, comme le déclare la
Glose, "l’enfer était la demeure universelle des âmes avant la venue du
Christ".
2. Jacob disait à
ses fils (Gn 42, 38) : "(S’il arrivait malheur à Benjamin),
vous feriez descendre mes cheveux blancs avec douleur dans les enfers".
Jacob savait donc devoir y aller après sa mort. Abraham y alla aussi, et le
sein d’Abraham ne peut que signifier une partie des enfers.
Conclusion :
Le mérite de la
foi est le moyen nécessaire pour les âmes humaines de parvenir au repos après
la mort : "Pour s’approcher de Dieu, il faut croire" (Hb 11, 6). Or, Abraham est le grand exemple de la foi, lui
qui, le premier, se sépara de la multitude incroyante et reçut "le signe
de l’alliance" avec Dieu. C’est pourquoi le repos que les âmes trouvent
après la mort est appelé "le sein d’Abraham".
Cependant, les
âmes des justes n’ont pas toujours joui du même repos. Après la venue du
Christ, c’est la plénitude du repos par la vision béatifique. Auparavant,
c’était le repos par l’absence de toute peine, mais ce n’était pas encore le
repos du désir satisfait, puisque la fin dernière restait encore à atteindre.
Dès lors, l’état des âmes justes, avant la venue de Jésus-Christ, nous apparaît
à la fois comme un repos : en ce sens, c’est le sein d’Abraham ; mais comme un
repos encore incomplet : en ce sens, c’est un limbe des enfers. L’identité de
ces deux lieux, avant la venue du Christ, tenait donc à des circonstances
accidentelles et non à la nature même des choses. Rien n’empêche donc que,
après la venue du Christ, elle ait cessé d’être, puisqu’une union accidentelle
peut être rompue.
Solutions :
1. Le repos
incomplet qui faisait autrefois du sein d’Abraham un limbe des enfers suffit à
expliquer que le premier n’est pas pris dans un sens défavorable, pas plus que
le second dans un sens favorable, quoique les deux eussent alors une certaine
identité.
2. Le sein
d’Abraham désigne le repos des justes de l’ancienne Loi après comme avant la
venue du Christ, mais avec une autre signification. Avant, leur repos était
incomplet par défaut de la Vision béatifique ; c’est pourquoi il était à la
fois le sein d’Abraham et un limbe des enfers. Après, ce repos a reçu sa
plénitude par la vision de Dieu, et ce n’est plus que le sein d’Abraham, dans
lequel l’Église prie Dieu de placer ses fidèles.
3. La réponse
vient d’être donnée, comme aussi l’explication de ces paroles d’une glose sur
la parabole du mauvais riche : "Le sein d’Abraham, c’est le repos des
bienheureux pauvres auxquels appartient le royaume des Cieux".
Objections :
1. Il est dit du
Christ qu’il a "blessé" l’enfer, mais sans le tuer, car il n’a
délivré qu’une partie de ceux qui y étaient détenus. Or, cette expression n’a
de sens que si ceux qu’il a libérés étaient dans l’enfer ou dans une partie de
l’enfer.
2. Un des articles
du Symbole, c’est la descente du Christ en enfer. Or, il n’est descendu qu’au
limbe des patriarches, qui est donc identique à l’enfer.
3. L’âme de Job (17,
16), homme juste et saint, est allée au limbe des Patriarches. Il disait
cependant "Tout ce qui est à moi descendra dans l’enfer le plus
profond".
Cependant :
1. "Il n’y a
pas de rédemption pour ceux qui sont en enfer". Or, les justes de
l’ancienne Loi furent délivrés. Le limbe où étaient leurs âmes n’est donc pas
identique à l’enfer.
2. "Je ne
vois pas, dit saint Augustin, comment on pourrait croire que le lieu de
repos", où fut conduit Lazare, "soit dans l’enfer". Le limbe où
il fut conduit n’est donc pas l’enfer.
Conclusion :
On peut
considérer dans les demeures des âmes après la mort ou leur situation, ou leur
condition qui en fait une récompense ou un châtiment. A ce second point de vue,
il est évident que le limbe des Patriarches et l’enfer des damnés sont
différents, puisque celui-ci est un lieu de tourments, et de tourments
éternels, tandis que celui-là était un lieu de détention temporaire d’où la
souffrance était absente.
Mais, au point
de vue de la situation, il est probable que le limbe des Patriarches occupait
le même lieu que l’enfer, ou un lieu voisin, quoique supérieur. En effet, ceux
qui sont dans les enfers y sont traités d’une manière proportionnée à leurs
fautes ; parmi les damnés eux-mêmes, ceux qui ont le plus gravement péché
occupent un lieu plus profond et plus obscur. D’où il suit que les justes de
l’ancienne Loi, qui n’avaient aucune faute personnelle à expier, occupaient la
partie la plus haute et la moins obscure de ce qu’on appelle les enfers.
Solutions :
1 et 2. A cause
de leur proximité, le Christ est dit avoir blessé l’enfer, être descendu en
enfer, lorsqu’il est allé au limbe des Patriarches pour les délivrer.
3. L’âme de Job
est bien descendue au limbe des Patriarches ; s’il parle de sa très grande profondeur,
c’est seulement par rapport à la situation de tous les enfers sans distinction.
On pourrait dire
encore que cette parole était moins une affirmation que l’expression d’une
crainte, ainsi que saint Augustin le dit de Jacob : "Cette parole : Vous ferez descendre mes cheveux blancs avec
douleur dans les enfers, semble avoir surtout exprimé la crainte que le
trouble excessif causé par la douleur ne le conduisît à l’enfer des pécheurs
plutôt qu’au repos des bienheureux".
Objections :
1. La punition et
le lieu de la punition doivent correspondre à la faute. Or les Patriarches et
les enfants étaient retenus dans les limbes pour la même faute, la faute
originelle. Donc dans le même lieu.
2. "La
punition des enfants morts avec le seul péché originel, dit saint Augustin, est
de toutes la plus légère". Mais tel est aussi le caractère de la punition
subie par les Patriarches dans les limbes.
Cependant :
De même que le
péché actuel est puni d’une peine temporelle en purgatoire et éternelle en
enfer, de même le péché originel l’était d’une peine temporelle dans le limbe
des Patriarches, éternelle dans celui des enfants. Dès lors, puisque le
purgatoire et l’enfer ne sont pas le même lieu, il semble que le limbe des
Patriarches et celui des enfants ne le sont pas non plus.
Conclusion :
Il est hors de
doute que le limbe des Patriarches et celui des enfants étaient différents au
point de vue de la récompense et de la peine : les enfants n’ont pas
l’espérance de la béatitude que les Patriarches possédaient en même temps que
la foi et la grâce. Au point de vue de la situation, on peut croire que celle-ci
était la même, ou encore que le limbe des Patriarches était situé au-dessus de
celui des enfants.
Solutions :
1. La condition
des Patriarches et celle des enfants n’était pas la même par rapport au péché
originel. Chez les premiers, ce péché était expié pour autant qu’il atteint la
personne humaine ; il constituait cependant encore un empêchement du côté de la
nature humaine jusqu’à la satisfaction plénière et universelle du Christ. Chez
les seconds, il demeurait et demeure à l’état de double empêchement, personnel
aussi bien que naturel. C’est pourquoi l’on distingue le limbe des Patriarches
de celui des enfants.
2. Saint Augustin
parle des punitions infligées pour une faute personnelle, et la plus légère de
toutes est celle que mérite le seul péché originel. Mais plus légère encore est
la punition de ceux dont le seul empêchement à l’état glorieux vient de la
nature humaine et non de leur personne, si même on peut appeler ce retard une
punition.
Objections :
1. Les demeures
correspondent au mérite ou au démérite. Or, au mérite correspond une seule
demeure, le paradis. Une seule aussi devrait donc correspondre au démérite ou
péché.
2. C’est dans un
seul et même lieu que, pendant la vie, les hommes méritent ou déméritent. Il
semble donc que, après la mort, une seule et même demeure dût être assignée à
tous.
3. Les lieux où
l’on est puni doivent correspondre aux péchés. Il ne devrait donc y en avoir
que trois, comme il n’y a que trois espèces de péchés : originel, véniel,
mortel.
Cependant :
1. Il faudrait
distinguer d’autres demeures encore, par exemple, l’air ténébreux (2 P 2, 4) qui
est représenté comme la prison des démons.
2. Ou encore, le
paradis terrestre dans lequel Hénoch et Elie ont été transportés.
3. L’âme qui sort
de ce monde avec le péché originel et n’ayant commis que des péchés véniels
doit avoir une demeure à part. En effet, elle ne peut aller ni au Ciel,
puisqu’elle n’a pas la grâce ; ni au limbe des Patriarches, pour la même raison
; ni au limbe des enfants, puisqu’il n’y a pas là de souffrance sensible, due
cependant au péché véniel ; ni au purgatoire, puisqu’on n’y reste pas toujours
; ni en enfer, puisque seul le péché mortel y condamne.
4. Puisque les
demeures correspondent au mérite et au démérite dont il peut y avoir des degrés
infinis, elles doivent donc être, elles aussi, en nombre infini.
5. Les âmes sont
quelquefois punies au lieu même où elles ont péché, c’est-à-dire ici-bas, ce
qui fait encore une demeure, d’autant plus que les pécheurs sont parfois punis
dès cette vie et en ce monde.
6. Aux âmes en
état de grâce, mais avec des fautes vénielles à expier, est assignée une
demeure spéciale, le purgatoire. Aux âmes en état de péché mortel, mais ayant
fait quelques bonnes oeuvres, devrait donc aussi être assignée une demeure
spéciale, distincte de l’enfer.
7. De même que,
avant la venue du Christ, les âmes justes attendaient leur gloire plénière dans
une demeure spéciale ; de même il semble qu’elles devraient dès lors et jusqu’à
la résurrection attendre la gloire de leurs corps dans une demeure autre que le
Ciel.
Conclusion :
Des demeures
distinctes sont assignées aux âmes selon leurs divers états ou conditions.
L’âme unie au corps est ici-bas en état de mériter ; séparée du corps, elle est
en état de recevoir ce qu’elle a mérité, en bien ou en mal.
- 1° Si donc,
après la mort, elle est en état de recevoir, d’une manière définitive, la
récompense du bien qu’elle a fait, c’est le
paradis ;
- 2° la punition
du péché actuel et mortel qu’elle a commis, c’est l’enfer des damnés ;
- 3° la punition
du seul péché originel, c’est le limbe
des enfants.
- 4° S’il est un
empêchement à ce caractère définitif, il peut venir ou de la personne, et c’est
le purgatoire dans lequel les âmes
sont retenues jusqu’à expiation des péchés commis ;
- 5° ou de la
seule nature humaine, et c’est le limbe
des Patriarches où les retenait une humanité pour laquelle le Christ
n’avait pas encore souffert et expié.
Solutions :
1. "Il n’y a
qu’une manière d’être bon, il y en a de multiples d’être mauvais". On peut
donc, sans contradiction, unifier la demeure où le bien est finalement
récompensé et multiplier celles où le mal est puni.
2. Chaque homme
peut mériter et démériter ; cela ne fait donc qu’un seul état et ne suppose
donc aussi qu’une seule et même demeure. Il n’en va plus de même quand il
s’agit de recevoir la récompense ou la punition selon que l’on a mérité ou
démérité.
3. Le péché
originel peut mériter une double punition, selon qu’il
tient à la personne ou seulement à la nature humaine : deux demeures distinctes
doivent donc lui correspondre.
4. L’air n’est pas
le lieu où les démons reçoivent leur punition, mais celui qui semble leur
convenir dans la guerre qu’ils font aux hommes. Leur vraie demeure, c’est
l’enfer.
5. Le paradis
terrestre se rapporte plus à la vie présente qu’à la vie future, la seule dont
il est ici question.
6. C’est là une
hypothèse impossible. A supposer qu’elle soit possible, il faudrait répondre
que cette âme irait en enfer. Si le péché véniel est puni d’une peine
temporelle en purgatoire, c’est qu’il coexiste avec la grâce. Si, au contraire,
il s’ajoute à un péché mortel, qui exclut la grâce, il est puni d’une peine
éternelle en enfer. Dès lors, puisque celui qui meurt avec le péché originel
n’a pas la grâce, il n’est pas déraisonnable de le condamner à une punition
éternelle pour les péchés véniels qu’il a commis.
7. Les divers
degrés dans la récompense ou la punition ne constituent pas divers états, donc
pas davantage diverses demeures.
8. Les lieux
terrestres où il arrive que des âmes séparées expient leurs fautes, ne sont
cependant pas le vrai lieu de leur punition ; Dieu le permet pour nous
instruire et nous inspirer une crainte salutaire du péché.
La punition du
péché en cette vie est étrangère à la question, car elle ne, constitue pas un
état spécial et laisse l’homme en état de mériter ou de démériter, tandis qu’il
s’agit ici des demeures assignées aux âmes en conséquence et comme conclusion
de ce premier état.
9. Le mal ne se
présente jamais à l’état pur et sans mélange de bien, de la façon dont le
souverain bien existe sans aucun mélange de mal. C’est pourquoi, pour atteindre
la béatitude, qui est le souverain bien, il faut être purifié de tout mal, soit
avant de quitter ce monde, soit après, dans un lieu spécial qui est le
purgatoire. Mais, en enfer, une saurait y avoir une absolue privation de bien.
Les deux cas sont donc dissemblables parce que les bonnes oeuvres qu’ils ont
faites sur la terre peuvent valoir aux damnés un certain adoucissement de leur
punition.
10. La gloire de
l’âme constitue la récompense essentielle ; celle du corps, qui en est comme un
rejaillissement, est tout entière contenue dans l’âme comme dans son principe.
Seule la privation de la première constitue donc aussi un état spécial. Le même
lieu, le ciel empyrée, est donc la demeure des âmes séparées de leurs corps
mortels et des âmes réunies à leurs corps glorifiés. Au contraire, les âmes des
Patriarches, avant et après leur glorification, exigeaient des demeures
différentes.
Trois demandes :
- 1. Les puissances sensibles demeurent-elles dans l’âme séparée ? - 2. Les
actes de ces puissances y demeurent-elles ? - 3. L’âme séparée peut-elle
souffrir d’un feu corporel ?
Objections :
1. Saint Augustin
le dit : "L’âme se retire du corps, emportant tout avec elle la
sensibilité, l’imagination, la raison, l’intellection, l’intelligence,
l’appétit concupiscible et l’appétit irascible".
2. Saint Augustin
dit encore : "Nous croyons que seul l’homme possède une âme subsistante
qui, séparée du corps, continue à vivre et garde vivants ses sens et son
intelligence".
3. Les puissances
de l’âme font partie de son essence, ainsi que certains l’affirment, ou, du
moins, lui appartiennent comme des propriétés naturelles. Mais, dans un cas
comme dans l’autre, elles en sont donc inséparables.
Un tout n’est
plus entier s’il lui manque quelque partie. Mais les puissances de l’âme sont
considérées comme des parties de l’âme. Si la mort lui en enlevait quelques-unes,
elle ne serait donc plus entière : ce qui est inadmissible.
5. Les puissances
de l’âme coopèrent au mérite plus que le corps, puisqu’elles sont des principes
d’action, tandis que le corps n’est qu’un instrument. Si donc, à cause de sa
coopération, le corps doit être récompensé avec l’âme, à plus forte raison les
puissances sensibles, que l’âme doit donc garder.
6. Si l’âme, par
sa séparation d’avec le corps, perd ses puissances sensibles, celles-ci tombent
dans le néant, car, étant immatérielles, elles ne peuvent être résorbées dans
une matière. Mais ce qui est annihilé ne saurait retrouver son identité
individuelle. L’âme, à la résurrection, ne récupérerait donc pas les mêmes
puissances sensibles. Or, ce que l’âme est au corps, les puissances le sont aux
parties du corps, par exemple, la puissance visuelle aux yeux. Si ce n’est pas
la même âme qui reprend le corps, l’on n’a plus le même homme ; et, pour la
même raison, si ce n’est pas la même puissance visuelle, on n’a plus les mêmes
yeux, et de même pour les autres parties de l’organisme ce qui fait que l’homme
tout entier n’est plus le même. L’âme ne peut donc perdre ses puissances
sensibles.
7. Si la
disparition du corps faisait disparaître les puissances sensibles de l’âme, il
faudrait aussi que, lorsqu’il s’affaiblit, elles s’affaiblissent du même coup.
Or, il n’en est pas ainsi "Si l’on pouvait rendre à un vieillard des yeux
de jeune homme, dit Aristote, sa vue serait celle d’un jeune homme".
Cependant :
1. "L’homme,
dit saint Augustin, est composé de deux substances : une âme et un corps, une
âme avec sa raison, un corps avec ses sens". Or, les puissances sensitives
dépendent du corps. Donc, dans l’âme séparée du corps, elles ne sont plus.
2. Aristote
parlant de la séparation de l’âme d’avec le corps, s’exprime ainsi : "Il
faut rechercher s’il y a, en dernière analyse, quelque chose de permanent. Ce
n’est pas impossible pour certains êtres, l’âme, par exemple, sinon tout
entière, du moins cette partie qui est l’entendement, car peut-être l’âme tout
entière ne peut avoir cette propriété", c’est-à-dire que ses puissances
sensibles ou végétatives périssent avec le corps.
3. Parlant de
l’intelligence ou entendement, Aristote dit qu’elle est un autre genre d’âme
"et le seul qui puisse être isolé du reste comme l’éternel du périssable.
Quant aux autres parties, il est manifeste qu’elles sont inséparables du corps,
à l’encontre de ce que prétendent certains philosophes", et, par
conséquent, qu’elles ne subsistent plus dans l’âme séparée.
Conclusion :
Cette question a
reçu diverses réponses. Les uns, croyant que toutes les puissances sont dans
l’âme, de la manière dont les couleurs sont dans un corps, disent que l’âme
séparée du corps les emporte toutes avec elle si quelqu’une faisait défaut,
l’âme serait donc changée quant à l’une de ses propriétés naturelles, qui
doivent cependant demeurer invariables aussi longtemps que leur sujet lui-même
demeure.
Cette manière de
voir est erronée. Une puissance, c’est ce qui rend capable d’action ou de
passion, et c’est le même sujet qui agit (ou pâtit) et qui en est capable ; et
c’est à lui qu’il faut donc que la puissance appartienne. Ce qu’Aristote exprime
ainsi "Au même appartiennent puissance et action". Or, il est évident
que certaines opérations, qui ont les puissances de l’âme pour principes, ne
sont pas de l’âme seule, à proprement parler, mais du composé humain,
puisqu’elles s’accomplissent au moyen du corps, par exemple, voir, entendre,
etc. De ces puissances le composé humain est donc le sujet, l’âme en est le
principe actif, de même que la forme est le principe des propriétés de l’être
composé de matière et de forme. Certaines opérations, au contraire, sont
accomplies par l’âme, indépendamment de l’organisme, par exemple, comprendre,
considérer, vouloir ; étant donc propres à l’âme, il s’ensuit que les
puissances dont elles émanent ont l’âme non seulement pour principe, mais
encore pour sujet. Dès lors, puisque sujet et propriétés de meurent ou
disparaissent ensemble, il est nécessaire que l’âme séparée garde les
puissances dont l’action est indépendante de l’organisme, mais qu’elle perde
celles dont l’action en dépend, c’est-à-dire celles qui appartiennent à l’âme
sensitive et à l’âme végétative.
C’est pour cette
raison que certains philosophes ont distingué dans l’âme deux espèces de
puissances sensibles : les unes sont les actes des organes, dérivent de l’âme
dans le corps et disparaissent avec lui ; les autres, principes originels des
précédentes, sont dans l’âme par elles l’âme rend le corps sensible à la
vision, à l’audition, etc., et elles demeurent dans l’âme séparée.
Mais cette
distinction est imaginaire. En effet, c’est de l’âme elle-même, de son essence,
et sans puissances interposées, que dérivent les puissances qui actuent les organes ; de même qu’une forme quelconque, du
fait que, par son essence, elle détermine une matière, est l’origine des
propriétés naturelles de l’être qui résulte de leur union. D’ailleurs, entre
l’âme et ces puissances interposées, il en faudrait interposer d’autres, et
ainsi de suite à l’infini. Si l’on doit s’arrêter quelque part, mieux vaut
s’arrêter au premier pas.
Aussi, d’autres
philosophes ont proposé une autre distinction les puissances sensibles, et les
autres du même ordre, demeurent dans l’âme séparée, non pas formellement, mais
radicalement, à la manière dont les effets sont contenus dans leurs causes ;en d’autres termes, l’âme séparée conserve l’énergie
capable de produire à nouveau ces puissances, si elle est unie au corps, sans
qu’il soit nécessaire de faire de cette énergie quelque chose de surajouté à
l’âme. Cette opinion semble la plus raisonnable.
Solutions :
1. Il faut
entendre cette parole de saint Augustin en ce sens que l’âme emporte avec elle
toutes ses puissances, mais les unes formellement, les autres radicalement.
2. Les sens que
l’âme emporte avec elle, ce ne sont pas les sens extérieurs, mais les sens
intérieurs qui appartiennent à l’entendement, car le mot sensus
désigne aussi bien l’intelligence. Si l’on veut désigner par
là les sens extérieurs, la distinction précédente (sol. 1) donne la
réponse.
3. Les puissances
sensibles ne se rapportent pas à l’âme comme des propriétés naturelles à leur
sujet, mais comme à leur principe.
4. On dit que les
puissances de l’âme en des parties potentielles. Or, un tout composé pareilles
parties, un tout potentiel, a ceci caractéristique que l’énergie totale du
compos existe à l’état parfait dans l’une des parties, cl à l’état imparfait
dans les autres ; l’énergie l’âme, par exemple, est tout entière dans puissance
intellectuelle, partielle dans les autres puissances. L’âme séparée reste donc
entière ne subit aucun amoindrissement, puisqu’elle conserve ses facultés
intellectuelles, encore que puissances sensibles aient cessé d’exister
formellement ; de même que la puissance du roi n’est nullement amoindrie par la
mort du ministre qui détenait une part de la puissance royale.
5. L’homme mérite
par son corps comme une partie essentielle de lui-même. On n’en saurait dire
autant des puissances sensibles qui sont quelque chose d’accidentel.
6. Quand on dit
que les puissances sensibles actuent les organes,
leur donnent leur forme essentielle, il faut entendre que c’est en tant que
puissances de l’âme en qui elles sont et qui est en elles ; leur fonction
propre est de rendre les organes capables de leurs opérations, de même que la
chaleur joue le rôle d’acte par rapport au feu, parce qu’elle le rend capable
de brûler. Dès lors, le feu resterait identique à lui-même, à supposer que sa
chaleur ne le restât pas ; comme l’eau, froide d’abord, puis chauffée, et qui
redevient froide, reste la même, quoique le froid, avant et après, ne soit pas
identiquement le même. Ainsi, les organes corporels conserveront leur identité
individuelle, quoique les puissances sensibles aient perdu la leur.
7. Aristote parle
des puissances sensibles selon qu’elles ont leur racine dans l’âme, comme le
prouve ce qu’il ajoute "On vieillit par le corps et non par l’âme".
En ce sens, le corps n’exerce aucune influence sur les puissances de l’âme, ni
pour les affaiblir, ni pour les faire disparaître.
Objections :
1. Saint Augustin
semble l’affirmer : "L’âme séparée du corps jouit ou souffre, selon
qu’elle l’a mérité, de ces choses", à savoir, l’imagination, l’appétit
concupiscible et irascible, qui sont des puissances sensibles.
2. "Ce n’est
pas le corps qui éprouve la sensation, mais l’âme", dit-il encore.
"Il y a cependant certaines choses que l’âme ressent par elle-même,
indépendamment du corps, comme la crainte, etc.". Elle peut donc aussi les
ressentir, séparée du corps.
3. Voir des images
corporelles, comme dans le rêve, appartient à l’imagination qui est une
puissance sensible. Or, l’âme séparée en est capable. "Je ne vois pas, dit
saint Augustin, pourquoi l’âme aurait une ressemblance de son corps, lorsque,
ce corps étant étendu privé de sentiment, mais sans être mort, elle voit ce
qu’une foule de personnes rendues à la vie, après avoir éprouvé cette sorte de
ravissement, ont raconté qu’elles avaient vu ; je ne vois pas, dis-je, pourquoi
elle ne l’aurait pas, une fois que, par la mort corporelle, elle a complètement
quitté son corps". Or, on ne peut comprendre que l’âme ait une
ressemblance de son corps, sinon parce qu’elle la voit.
C’est pourquoi
saint Augustin venait de dire que ces personnes ravies hors de leurs Sens
corporels, "ont en elles-mêmes une certaine ressemblance de leur corps,
par laquelle elles peuvent être emportées vers des lieux corporels et éprouver
quelque chose de semblable aux images des sens".
4. La mémoire est
une puissance sensible. Or, les âmes séparées ont le souvenir de ce qu’elles
ont fait en ce monde. Abraham disait au mauvais riche (Lc 16, 25) :
"Souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie".
5. L’appétit
concupiscible et l’appétit irascible sont des puissances sensibles. Or, c’est
en eux que se trouvent les passions, joie et tristesse, amour et haine, crainte
et espoir, dont la foi nous commande d’attribuer les actes aux âmes séparées.
Cependant :
1. Ce qui exige
l’union de l'âme et du corps ne saurait demeurer dans l’âme séparée. Or, toutes
les opérations des puissances sensibles exigent cette union, puisque toutes
exercent leur activité par l’entremise d’un organe corporel. Cette activité
doit donc être refusée à l’âme séparée.
2. Aristote dit que
"le corps ayant disparu, l’âme n’a plus ni souvenir ni amour". Et il
en va de même pour tous les actes des puissances sensibles.
Conclusion :
Certains
philosophes distinguent deux espèces d’actes des puissances sensibles : les
uns, extérieurs, avec le concours de l’organisme ; les autres, intérieurs,
produits par l’âme elle-même et dont, à la différence des précédents, elle
demeure capable, même à l’état séparé. Cette opinion semble avoir sa source
chez Platon, d’après lequel l’âme est unie au corps comme une substance
parfaite en elle-même et totalement indépendante de lui, sinon pour le mouvoir,
comme le prouve sa théorie de la transmigration des âmes ou métempsycose.
D’autre part, comme il n’admettait pas que rien pût mouvoir à moins d’être mû,
et comme, pour éviter d’aller à l’infini, le premier moteur doit se mouvoir lui-même,
il concluait que l’âme se meut elle-même. Il y aurait donc en elle un double
mouvement : l’un qu’elle se donne à elle-même, l’autre qu’elle imprime au
corps. Ainsi, l’acte de voir est premièrement dans l’âme elle-même,
secondairement dans l’organe visuel.
Aristote a
réfuté cette opinion et démontré que l’âme ne se meut pas elle-même ; de plus,
que les mouvements, voir, sentir, etc. ne sont nullement en elle, mais dans le
composé humain. Il faut donc conclure que les actes des puissances sensibles ne
demeurent pas dans l’âme séparée, sinon comme dans leur principe éloigné.
Solutions :
1. Certains
auteurs prétendent que l’ouvrage d’où est tiré cette
objection n’est pas de saint Augustin, mais d’un moine cistercien qui l’a
composé avec des textes du saint Docteur, non sans y mêler du sien. Ce livre ne
ferait donc pas autorité.
S’il en était
autrement, il faudrait distinguer la joie et la douleur ne sont pas provoquées
dans l’âme séparée par des actes de l’imagination ou de toute autre puissance
sensible que l’âme produirait dans cet état ; mais par les actes de ces
puissances qu’elle a produits dans l’état d’union avec le corps. En d’autres
termes, il ne s’agit pas, pour l’âme séparée, d’actes sensibles présents, mais
passés.
2. Quand on dit
que l’âme sent au moyen du corps, ce n’est pas que cet acte soit de l’âme elle-même,
mais du composé auquel elle donne le pouvoir de sentir ; c’est ainsi que l’on
dit que la chaleur chauffe.
Quand saint
Augustin ajoute que l’âme éprouve certaines sensations sans corps, il faut entendre
sans l’action d’un corps extérieur, comme il en faut une pour l’exercice des
sens propres ; car la crainte et les autres passions sont toujours accompagnées
au moins d’un mouvement organique intérieur. On pourrait encore répondre que
saint Augustin suit ici l’opinion platonicienne.
3. Dans ce livre
tout entier, ou presque, saint Augustin enquête plutôt qu’il n’affirme. En
effet, il est clair que la condition de l’âme pendant le sommeil est autre que
celle de l’âme séparée. Dans le premier état, elle use de l’organe de
l’imagination, gardienne des images sensibles, ce qui, dans le second, est
impossible.
On peut répondre
encore que les ressemblances des choses se trouvent dans la sensation, dans
l’imagination et aussi dans l’intelligence, quoiqu’à des degrés différents
d’abstraction de la matière et des conditions matérielles. La comparaison de
saint Augustin est donc juste en ceci : de même que l’âme, dans le rêve ou le
ravissement, possède les ressemblances des choses extérieures à l’état
d’images, l’âme séparée les possède à l’état d’idées, mais pas autrement.
4. Le mot mémoire
peut désigner deux choses : une puissance de la sensibilité, selon qu’elle a
pour objet le temps passé. Cette mémoire fait défaut à l’âme séparée ; C’est en
ce sens qu’Aristote dit : "Le corps disparu, l’âme n’a plus le
souvenir". Il peut désigner encore "une partie de l’image" de la
Trinité dans l’âme, et dans la partie intellectuelle de l’âme ; car elle fait
abstraction de toute différence de temps et a pour objet le présent et le futur
aussi bien que le passé. Cette mémoire persiste dans l’âme séparée.
5. Si par l’amour,
la joie, la tristesse, etc. on entend des passions de la sensibilité, elles ne
sont pas dans l’âme séparée, puisque, par définition, elles supposent un
mouvement du coeur et de l’organisme. Si l’on entend des actes de la volonté,
faculté intellectuelle, elles sont dans l’âme séparée ; c’est ainsi que le
plaisir qui, en un sens, est une passion de la sensibilité, comporte un autre
sens suivant lequel Aristote l’attribue à Dieu qui, dit-il, "jouit
toujours d’un plaisir unique et simple".
Objections :
1. Saint Augustin
semble dire que c’est impossible. (Qu. Disp., de Anima, art. 6, ad 7 ; art. 2) :
"Les choses
par lesquelles sont affectées, en bien ou en mal, les âmes sorties corps, ne
sont pas corporelles, mais ressemblent seulement à des choses
corporelles".
2. L’être qui agit
sur un autre lui est toujours supérieur. Or, aucun être corporel ne peut être supérieur
à l’âme séparée, donc agir sur elle.
3. Action et
passion exigent une matière commune à l’agent et au patient. Or il n’y en a pas
pour l’âme séparée qui est esprit et un feu corporel. C’est pourquoi il ne peut
y avoir non plus de transformation réciproque.
4. Si le feu
corporel pouvait agir sur l’âme séparée, celle-ci en recevrait donc quelque
chose, qui serait donc spirituel comme elle-même, et donc une perfection, au
lieu d’une punition.
5. L’âme ne peut
pas davantage "être punie par le feu, du fait qu’elle le voit", comme
semble le dire saint Grégoire le Grand. Car cette vision, en l’absence de tout
organe, ne peut être qu’intellectuelle, et donc agréable, puisque, comme le dit
Aristote, "il n’y pas de tristesse contraire au plaisir de la connaissance".
6. L’âme ne peut
souffrir non plus d’être retenue dans le feu comme elle l’est ici-bas dans son
corps, car elle ne lui est pas unie, comme elle l’est à son corps, pour faire
avec lui un seul être composé de forme et de matière.
7. Toute action
corporelle suppose un contact, qui n’est possible qu’entre deux corps dont les
surfaces peuvent s’unir, mais qui est impossible ici
8. Un être
corporel ne peut agir à distance qu’en agissant sur les intermédiaires. Or, on
ne voit pas comment le feu de l’enfer aurait une telle puissance, ni surtout
qu’il l’exerce de fait, sur les âmes et sur les démons qui ne sont pas toujours
dans l’enfer, et dont cependant la peine doit être ininterrompue, comme l’est
aussi le bonheur des élus.
Cependant :
1. La condition
des âmes séparées est identique à celle des démons par rapport à un feu
matériel. Or, telle est la punition des démons, puisqu’ils souffrent du même
feu dans lequel seront précipités les corps des damnés après la résurrection,
et qui sera donc un feu corporel : "Allez, maudits, au feu éternel qui a
été préparé au démon et à ses anges"(Mt 25, 41). Les âmes séparées peuvent
donc souffrir d’un feu corporel.
2. La punition
doit correspondre à la faute. Or, l’âme s’est faite l’esclave du corps en
cédant à ses convoitises coupables. Il est donc juste qu’elle devienne comme le
souffre-douleur d’une créature matérielle.
3. L’union de la
forme avec la matière est plus intime, donc plus difficile à réaliser, que
celle de l’agent avec le patient. Or, la première est réalisée dans l’union de
l’âme avec le corps. Donc, à plus forte raison, la seconde peut l’être, de
l’âme avec un feu corporel qui agit sur elle pour la faire souffrir.
Conclusion :
Si l’on admet
que le feu de l’enfer n’est ni un feu métaphorique ni un feu imaginaire, mais
un feu réel et corporel, il faut affirmer que l’âme en souffrira, puisque le
Christ dit (Mt 25, 41) : "qu’il a été préparé au démon et à ses
anges," dont la nature est spirituelle comme celle de l’âme elle-même.
Mais les opinions sont divisées sur la manière dont l’âme peut en souffrir.
Certains ont
prétendu que, pour l’âme, voir le feu, c’est souffrir du feu. "Du seul
fait qu’elle le voit, dit saint Grégoire le Grand, l’âme en souffre".
Mais cette
explication semble insuffisante En effet, une chose vue, par cela seul qu’Elie
est vue, est une perfection de celui qui la voit. Ce n’est donc pas ainsi
qu’Elie peut faire souffrir, mais seulement si ce qui est vu apparaît en même
temps comme nuisible. Il faut donc que l’âme non seulement voie le feu, mais
encore voie en lui une cause de souffrance.
D’autres ont
donc pensé que si l’âme ne peut être brûlée par un feu corporel, elle le voit
cependant, et le voit comme un supplice, ce qui suffit à lui causer crainte et
douleur, réalisant ainsi cette parole des Livres Saints (Ps 13, 5) : "Ils
ont tremblé là où il n’y avait pas à trembler". Ce que saint Grégoire le
Grand exprime en ces termes : "L’âme se voit brûler et elle brûle"
pas du feu en réalité, mais seulement en apparence. Sans doute, on peut éprouver
de réels sentiments de crainte ou de douleur pour un motif purement imaginaire,
comme le dit saint Augustin ; cependant, on ne pourrait pas dire, s’il en était
ainsi, que la souffrance de l’âme vient de la réalité même, mais seulement de
l’idée qu’elle s’en fait.
- De plus, cette
souffrance s’éloignerait plus encore de la réalité qu’une souffrance
imaginaire, car celle-ci est causée par des images représentant des choses
réelles, tandis que celle-là serait causée par de fausses idées fabriquées par
l’âme elle-même.
- Enfin, il
n’est guère probable que les âmes séparées ou les démons, à qui la perspicacité
ne fait nullement défaut, puissent croire à la nocivité d’un feu dont ils
n’éprouveraient jamais les effets.
Une nouvelle
opinion admet donc que l’âme peut souffrir en réalité d’un feu corporel.
"Nous pouvons conclure des récits évangéliques, dit saint Grégoire le
Grand, que l'âme souffre du feu non seulement en le voyant, mais en
l’éprouvant". Mais voici l’explication qu’on en donne. Le feu corporel de
l’enfer peut être considéré à un double point de vue : comme une chose
corporelle quel conque, et ainsi il est incapable d’agir sur l’âme ; comme
instrument de la justice divine qui exige et c’est dans l’ordre, que l’âme qui,
par le péché, s’est faite l’esclave des choses corporelles pour jouir, le soit
aussi pour être punie. D’autre part, l’instrument agit non seulement par sa
vertu propre, mais encore par la vertu de celui qui l’emploie. Il n’est donc
pas déraisonnable d’admettre que ce feu vengeur, servant d’instrument à un être
spirituel, puisse agir sur des esprits, comme l’âme et le démon. C’est ainsi
que s’explique la sanctification de l’âme par les sacrements.
Cette opinion
prête encore à la critique. En effet, un instrument n’agit pas seulement par la
vertu que lui communique l’agent principal, mais encore par sa vertu propre et
naturelle ; bien plus, c’est l’usage de celle-ci qui permet à la première de
s’exercer : c’est parce que l’eau du baptême lave le corps qu’elle peut
sanctifier l’âme, c’est parce que la scie coupe le bois qu’elle peut concourir
à la bâtisse. Il est donc nécessaire d’assigner au feu une action sur l’âme,
qui soit en rapport avec sa nature corporelle, pour qu’on puisse en faire
l’instrument de la justice divine sur l’âme pécheresse.
Il faut donc
dire qu’une certaine union est la condition nécessaire pour qu’un corps puisse
naturellement agir sur un esprit, en bien ou en mal, suivant qu’il est écrit :
"Le corps, sujet à la Corruption, appesantit l’âme". Or, un esprit
peut être uni à un corps de deux manières :
- 1° Comme la
forme l’est à la matière, de façon à ne faire qu’un seul et même être composé
des deux. C’est ainsi que l’âme est unie au corps, lui donne la vie, mais aussi
en porte le poids ; mais ce n’est pas ainsi que l’âme ou le démon sont unis au
feu.
- 2° Comme
l’être qui en meut un autre est uni à cet autre, ou comme l’être qui est dans
un lieu est uni à ce lieu, selon le mode dont les êtres incorporels sont dans
un lieu, ce qui signifie que, pour eux, être renfermés
dans un lieu, c’est être dans celui-là et pas dans un autre. Cependant, si un
corps a, par sa nature, le pouvoir de déterminer un lieu à un esprit, il n’a
pas le pouvoir de l’y retenir, de telle sorte que cet esprit y soit comme
attaché, sans possibilité d’aller ailleurs ; car une pareille sujétion est
étrangère à la nature d’un être spirituel. Mais, la justice divine vengeresse
donne au feu corporel qui lui sert d’instrument ce pouvoir de détention ; il
devient par là le châtiment de l’âme, lui interdisant l’exercice de sa volonté,
l’empêchant d’agir où elle veut et comme elle veut.
Saint Grégoire
le Grand parle du feu de l’enfer en termes analogues : "Dès lors que la
Vérité déclare le mauvais riche condamné au feu, quel homme sage pourrait nier
que le feu est la prison des réprouvés ?" Julien, évêque de Tolède, dit de
même : "Si l’âme qui est spirituelle est détenue dans le corps pendant la
vie, pourquoi, après la mort, ne serait-elle pas détenue dans un feu corporel ?"
Et saint Augustin dit aussi que, de même que, dans l’homme, l’âme est unie à un
corps, malgré leur différence de nature, et en conçoit pour lui un violent
amour, de même, unie au feu, comme la victime à son bourreau, elle en conçoit
une indicible horreur.
Pour
l’intelligence complète de la manière dont l’âme peut souffrir d’un feu
corporel, il faut donc réunir toutes les opinions précédentes et dire que, par
sa nature même, le feu peut servir de lieu à un être incorporel ; comme
instrument de la justice divine, non seulement il lui est uni, mais il le
retient captif ; et, par là, en toute vérité, il est
pour lui une cause de souffrance, et cet esprit, voyant dans le feu la cause de
sa souffrance, est tourmenté par le feu. Saint Grégoire le Grand a exposé, l’un
après l’autre, les divers éléments de cette réponse, comme on a pu le voir au
cours de l’article.
Solutions :
1. Ce texte de
saint Augustin n’est pas une réponse définitive ; celle-ci a été donnée par lui
dans la Cité de Dieu, et nous l’avons
citée vers la fin de l’article.
Ou bien saint Augustin
veut dire que la cause prochaine de douleur ou d’affliction pour l’âme est
spirituelle : elle souffre par la connaissance qu’elle a du feu comme cause de
sa souffrance ; tandis que le feu corporel en lui-même n’en est que la cause
éloignée.
2. Quoique, par
nature, l’âme soit supérieure au feu, celui-ci, comme instrument de la justice
divine, est supérieur à l’âme.
3. Aristote et
Boèce parlent de l’action par laquelle un être en rend un autre semblable à lui-même.
Or telle n’est pas l’action du feu sur l’âme. L’objection ne porte donc pas.
4. Le feu n’exerce
sur l’âme pas influence que de la retenir captive.
5. La vision
intellectuelle ne comporte aucune souffrance du fait que quelque chose est vu,
car, à ce point de vue précis, il ne peut y avoir de contrariété entre l’objet
et la faculté. Dans la vision sensible, il peut y avoir contrariété
indirectement, s’il arrive que l’objet, par l’action qu’il exerce pour être vu,
blesse l’organe visuel. Cependant, la vision intellectuelle elle-même peut être
une cause de souffrance, si ce que l’on voit est appréhendé comme un mal, non
pas par le seul fait d’être vu, mais pour tout autre motif. C’est ainsi que la
vision du feu fait souffrir l’âme.
6. La similitude
des deux unions n’est pas absolue, mais seulement relative, ainsi qu’on l’a
expliqué.
7. Entre une âme
et un corps il n’y a pas un contact corporel, mais seulement un certain contact
spirituel, le même qui existe entre le Ciel et l’être spirituel qui en est le
moteur, et qu’Aristote compare à la relation entre deux personnes dont
"l’une seulement contriste l’autre et l’atteint", sans être atteinte
elle-même. Ce contact est suffisant pour agir sur un être.
8. Les esprits
condamnés à l’enfer n’en sortent jamais sans que Dieu le permette pour
instruire ou exercer les élus. Où qu’ils soient, ils voient toujours le feu de
l’enfer comme le châtiment qui leur est destiné, et, puisque cette vue est la
cause de leur souffrance, celle-ci est donc continuelle et causée par ce feu,
de même que des prisonniers, même hors de leur prison, souffrent en quelque
sorte de la prison à laquelle ils sont condamnés. Dès lors, si la gloire des
élus ne subit aucune diminution, ni quant à la récompense essentielle, ni quant
à la récompense accidentelle, lorsqu’ils sont hors du ciel empyrée, qui
constitue une certaine portion de leur gloire, la peine des damnés n’est pas
non plus diminuée lorsque la Providence leur permet de sortir momentanément de
l’enfer. C’est ce que dit la Glose : "Partout où se trouve le démon, dans
l’air ou sous terre, il porte avec lui le supplice de ses flammes".
L’objection suppose que le feu agit directement sur l’âme comme il agirait sur
un corps.
Deux demandes : -
1. Les âmes qui sortent de ce monde avec le seul péché originel doivent-elles
subir la peine du sens ? - 2. Eprouvent-elles une souffrance intérieure,
d’ordre spirituel ?
Objections :
1. Saint Augustin
semble l’affirmer : "Tiens fermement et ne doute nullement que les enfants
morts sans baptême seront punis d’un éternel supplice". Le mot
"supplice" désigne bien la peine du sens.
2. Une faute plus
grave mérite une peine plus grande. Or, le péché originel est plus grave que le
péché véniel : il contient plus d’aversion de Dieu, puisqu’il prive de la grâce
et qu’il est puni d’une peine éternelle, tandis que le péché véniel, compatible
avec la grâce, n’est puni que d’une peine temporelle. Donc, si le péché véniel
mérite la peine du sens, à plus forte raison le péché originel la mérite-t-il.
3. Dans l’autre
monde le péché est puni plus sévèrement qu’en cette vie où s’exerce la
miséricorde divine. Or nous voyons le péché originel puni en cette vie et sans
injustice, par des peines sensibles, comme cela arrive aux enfants. Donc, à
plus forte raison, le sera-t-il dans l’autre vie.
4. Les deux
éléments du péché actuel se retrouvent dans le péché originel à savoir
l’aversion de Dieu qui correspond à la privation de la justice originelle, et
la conversion vers les biens créés qui correspond la concupiscence. Or, ce
second élément est puni par la peine du sens, quand il s’agit du péché actuel.
Donc il doit en être de même pour le péché originel.
5. Après la
résurrection, les corps des enfants seront passibles ou impassibles. Si on les
suppose impassibles, ce ne peut être qu’en vertu de la qualité spéciale qui
rend tels les corps des bienheureux, ou en raison de la justice originelle,
comme dans l’état d’innocence. Dès lors, ou bien les corps des enfants seront
doués de l’impassibilité et seront donc glorieux, et il n’y aura aucune
différence entre baptisés et non-baptisés, ce qui est hérétique ; ou purifiés
du péché d’origine, ils ne seront pas punis pour ce péché, ce qui est également
hérétique. - Si on les suppose passibles : puisque tout être passible subit
nécessairement l’action favorable ou défavorable, des êtres actifs qui sont en
rapport avec lui, la peine du sens ne leur sera donc pas épargnée.
Cependant :
1. Saint Augustin
dit que la peine à laquelle sont condamnés les enfants pour le seul péché
originel "est la plus légère de toutes". Or, il n’en serait pas ainsi
s’ils subissaient la peine du sens, c’est-à-dire le feu de l’enfer, qui est, au
contraire, la plus terrible.
2. L’acuité de la
peine du sens correspond au plaisir de la faute, comme il est dit dans
l’Apocalypse (18, 7) : "Autant elle s’est glorifiée et plongée dans le
luxe, autant etc.". Or, le péché originel ne comporte aucune opération,
donc aucun plaisir, puisque celui-ci dépend de celle-là. Le péché originel ne
mérite donc pas la peine du sens.
Conclusion :
La peine doit
être proportionnée à la faute, selon la parole d’Isaïe (27, 8) : "Avec
mesure, vous l’exilez, vous la châtiez". Or, le défaut héréditaire, qui
porte le nom mérité de faute originelle, ne consiste pas dans la soustraction
ou corruption d’un bien essentiel à la nature humaine, mais d’un bien
additionnel ; de plus, cette faute n’est imputable à une personne que parce
qu’elle possède la nature humaine privée de ce bien dont elle avait été
gratifiée dès l’origine et qu’elle pouvait conserver. Cette personne ne mérite
donc pas d’autre punition que la privation de la fin que le bien perdu était
destiné à atteindre et qui dépasse la nature humaine laissée à ses seules
forces, c’est-à-dire, la vision de Dieu. Ainsi donc, ne pas voir Dieu est la
punition spécifique et unique du péché originel dans l’autre vie. En effet, si
une autre punition, la peine du sens, était alors infligée pour le péché
originel, on serait puni pour une faute que l’on n’a pas commise, puisque la
peine du sens correspond à quelque chose de personnel et atteint la personne
Comme telle. Dès lors, puisque la personne n’a pas agi pour commettre le péché
originel, elle ne doit pas pâtir en punition de ce péché, mais seulement être
privée d’une fin qui dépasse la nature laissée à elle-même. Quant aux autres
perfections et qualités purement naturelles, elles demeurent entières chez ceux
qui subissent la peine du dam pour le seul péché originel.
Solutions :
1. Dans le texte
allégué, le mot "supplice" ne désigne pas la peine du sens, mais
seulement la peine du dam, ou privation de la vision de Dieu ; de même que,
dans l’Écriture, le mot "feu" désigne souvent toute espèce de peine.
2. Le péché
originel est le moindre de tous, parce qu’il est le moins volontaire ; en
effet, il ne l’est pas par la volonté personnelle d’un chacun, mais par celle
du premier père de toute la race humaine. Au contraire, le péché actuel, même
véniel, vient de la volonté de celui en qui il est. Le péché originel doit donc
être puni moins sévèrement que le péché véniel. Le fait que le péché originel
est incompatible avec la grâce ne prouve rien, La privation de la grâce est une
peine et non une faute, à moins qu’elle ne soit volontaire. La même conclusion
demeure : moindre volonté, moindre faute.
Le fait que le
péché véniel est seulement puni d’une peine temporelle n’est pas plus
concluant, car c’est accidentel c’est parce que celui qui meurt en état de
péché véniel meurt aussi en état de grâce que sa punition a un terme. Si, par
impossible, le péché véniel existait sans la grâce, la punition serait
éternelle.
3. La peine du
sens n’est pas absolument la même avant et après la mort. En cette vie, elle
est causée par les agents naturels, et vient, soit de l’intérieur, comme la
fièvre, etc., soit de l’extérieur, comme une brûlure, etc. Au contraire, en
l’autre vie, aucune activité naturelle ne s’exerce plus spontanément mais sous
l’influence de la justice divine, soit pour agir sur l’âme séparée que le feu,
par sa seule vertu naturelle, ne saurait atteindre, soit sur le corps lui-même
après la résurrection : car alors toute activité naturelle aura cessé en même
temps que le mouvement du premier mobile qui est la cause de tous les
mouvements et changements corporels.
4. La douleur
sensible correspond au plaisir sensible que recherche le péché actuel en se
tournant vers les biens créés, plaisir qui n’existe pas dans la concupiscence
habituelle que comporte le péché originel.
5. Les corps des
enfants ne devront pas leur impassibilité à un défaut de passibilité qui leur
soit inhérente, mais au défaut de toute action venue du dehors ; car, après la
résurrection, les corps n’exerceront plus, les uns sur les autres, d’activité
surtout si elle est nuisible, en vertu de leur propre nature, mais seulement
comme instrument de la vengeance divine qui n’aura pas à sévir contre les
enfants. Quant aux corps des élus, la passibilité interne elle-même leur fera
défaut, ce qui leur conférera l’impassibilité qui est une qualité des corps
glorieux et à laquelle les corps des enfants ne sauraient prétendre.
Objections :
1. Saint
Jean Chrysostome semble l’insinuer quand il dit que, chez les damnés, la
privation de Dieu est plus cruelle que la morsure du feu. Les enfants souffrent
donc, eux aussi, de cette privation.
2. Ne pas avoir ce
qu’on voudrait avoir ne va pas sans souffrance. Or, les enfants voudraient voir
Dieu, autrement leur volonté serait perverse, et ils ne le peuvent pas.
3. Dire qu’ils ne
souffrent pas, parce qu’ils savent que cette privation n’est pas une punition,
ne résout pas la difficulté. En effet, être innocent augmente plutôt la
souffrance ; être atteint par erreur dans son corps ou dans ses biens n’empêche
pas d’en souffrir autant et plus.
4. Le démérite
d’Adam est pour les non-baptisés ce qu’est le mérite du Christ pour les
baptisés, c’est-à-dire une cause de souffrance d’avoir perdu la vie éternelle,
au lieu d’être une cause de joie de l’avoir obtenue.
5. Etre séparé
d’un être aimé, c’est souffrir. Or, les enfants ont une connaissance naturelle
de Dieu qu’ils aiment par conséquent d’un amour naturel. Comment pourraient-ils
ne pas souffrir d’être séparés de lui pour toujours ?
Cependant :
1. Cette
souffrance aurait pour cause la faute ou la peine. Si c’était la faute, comme
celle-ci est alors irrémédiable, elle causerait le désespoir, le ver rongeur
des damnés, mais la souffrance qui en résulterait serait loin d’être "la
plus légère de toutes". - Si c’était la peine, qui leur est infligée par
la justice de Dieu, cela supposerait une révolte contre cette justice et une
volonté perverse, ce qui n’est admis par personne. L’âme des enfants n’éprouve
donc aucune souffrance extérieure.
2. La droite
raison n’admet pas que l’on soit troublé par l’inévitable ; d’où Sénèque
conclut à la sérénité du sage. Or, la droite raison, chez les enfants, n’est
déviée par aucun péché actuel. La peine qu’ils éprouvent, et qu’il n’était pas
en leur pouvoir d’éviter, ne leur cause donc aucun trouble intérieur.
Conclusion :
Trois opinions à
ce sujet :
- 1° La première
explique cette absence de souffrance par un manque de lumière, grâce auquel les
enfants ignorent la perte qu’ils ont faite. - Mais il paraît peu probable que
l’âme délivrée du fardeau corporel ignore les choses accessibles à la raison,
sans parler de beaucoup d’autres.
- 2° Une seconde
opinion admet donc que les enfants ont une parfaite connaissance de tout ce qui
peut être connu naturellement ils connaissent Dieu, savent qu’ils sont privés
de le voir et en conçoivent une certaine douleur, mais mitigée du fait que la
faute qu’ils expient ainsi ne vient pas de leur propre volonté.
- Mais, ici
encore, il paraît peu probable que la perte d’un si grand bien, surtout une
perte sans espoir, ne cause qu’une souffrance médiocre, une souffrance qui soit
"la plus légère de toutes".
- De plus, la
même raison vaut pour l’absence de souffrance sensible et pour l’absence de
souffrance spirituelle.
C’est toujours
la jouissance illégitime qui mérite de souffrir, et le péché originel n’en
comporte pas : il est donc exempt de toute souffrance.
- 3° La
troisième opinion admet donc que les enfants ont une parfaite connaissance de
tout ce qui peut être connu naturellement, ils se savent privés de la vie
éternelle et en savent la raison, et, cependant, ils n’en éprouvent aucune
souffrance. C’est ce qu’il faut expliquer.
L’absence d’une
perfection qui le dépasse n’afflige pas celui dont la raison est droite, par
exemple, d’être impuissant à voler comme l’oiseau, de n’être ni roi ni empereur
puisqu’il n'y a aucun droit, mais il devrait s'affliger d’être prive d'un bien
qui lui est proportionné et auquel il est apte. Je dis donc que tous les hommes
ayant l’usage de leur libre arbitre sont capables d’obtenir la vie éternelle,
puisqu’ils peuvent se préparer à la grâce qui en est le moyen. Dès lors, s’ils
y manquent, ils concevront une souveraine douleur d’avoir perdu ce qu’ils
pouvaient posséder. Or, cette capacité a toujours fait défaut aux enfants : la
vie éternelle ne leur était point due de par leur nature dont elle dépasse
totalement les exigences, et, par ailleurs, ils ne pouvaient faire aucun acte
personnel, méritoire d’un si grand bien. Donc, ils ne s’affligent en aucune
façon de ne pas voir Dieu, et, d’autre part, ils se réjouissent d’avoir une
large part au bien dont Dieu est la source et de posséder tous les dons
naturels qu’ils tiennent de lui.
On ne peut pas
non plus leur attribuer une capacité d’obtenir la vie éternelle sinon par leur
action personnelle, du moins par une action étrangère ; on ne peut pas dire
qu’ils auraient pu être baptisés, comme beaucoup d’autres l’ont été, et qui
jouissent ainsi de la vue de Dieu Car, être récompensé pour une action qui
n’est pas personnelle est l’effet d’une grâce toute particulière, que les
enfants ne s’attristent pas plus de n’avoir pas reçue qu’un homme sage ne
s’attriste de n’avoir pas reçu bien des grâces accordées par Dieu à d’autres
hommes.
Solutions :
1. Les enfants
n’ayant pas eu l’usage de leur libre arbitre ni l’aptitude à la vie éternelle
sont donc dans une tout autre condition que ceux qui les ont eus, et qui sont
damnés pour des péchés actuels.
2. Quoique la
volonté puisse avoir pour objet le possible et l’impossible, cependant, celui
dont la volonté n’est ni une simple velléité, ni désordonnée, ne se propose
rien que ce à quoi il peut prétendre. S’il ne l’atteint pas, il en souffre ;
mais il ne souffre pas de ne pas atteindre l’impossible : car la volonté dont
il le veut est plutôt une velléité, c’est-à-dire une volonté non pas absolue,
mais hypothétique : si c’était possible.
3. Tout homme peut
prétendre à la propriété de ses biens, à l’usage de ses membres. Rien donc
d’étonnant s’il souffre de ce qui l’atteint dans les uns ou les autres, quelle
qu’en soit la cause, sa propre faute ou celle d’autrui. L’argument ne porte
donc pas.
4. Le don du
Christ surpasse le péché d’Adam, Il n’est donc pas nécessaire que la proportion
soit égale entre la souffrance des non-baptisés et le bonheur des baptisés.
5. Quoique les
enfants morts sans baptême ne soient pas unis à Dieu dans la gloire, ils ne
sont point totalement séparés de lui. Au contraire, ils lui sont unis par tous
les biens naturels qu’ils tiennent de lui et ainsi il peut être leur joie par
la connaissance naturelle qu’ils ont de Dieu et l’amour naturel qu’ils
éprouvent pour Dieu.
Huit demandes :
- 1. Y a-t-il un purgatoire après cette vie ? - 2. Est-ce dans le même lieu que
les âmes sont purifiées et les damnés punis ? - 3. Les souffrances du
purgatoire surpassent-elles toutes les souffrances d’ici-bas ? - 4. Sont-elles
volontaires ? - 5. Les âmes du purgatoire sont-elles tourmentées par les démons
? - 6. Le péché véniel, comme péché, est-il expié par les souffrances du
purgatoire ? - 7. Les flammes du purgatoire libèrent-elles de la peine due au
péché ? - 8. Les âmes du purgatoire sont-elles délivrées plus vite les unes que
les autres ?
Objections
1. L’Apocalypse (14,
13) semble le nier : "Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur ! Dès
maintenant, dit l’Esprit, qu'ils se reposent de leurs travaux". Ceux qui
meurent dans le Seigneur n’ont donc pas à subir un travail de purification
après cette vie ; pas davantage ceux qui ne meurent pas dans le Seigneur,
puisqu’il n’y a pas, pour eux, de purification possible.
2. Le rapport est
le même entre la charité et la récompense éternelle, le péché mortel et le
supplice éternel. Or, ceux qui meurent en état de péché mortel vont
immédiatement au supplice éternel. Donc ceux qui meurent en état de grâce vont
tout droit au Ciel.
3. Dieu, qui est
souverainement miséricordieux, est plus prompt à récompenser le bien qu’à punir
le mal, Or, de même que ceux qui sont en état de grâce peuvent avoir commis
certains péchés qui ne méritent pas la peine éternelle, de même ceux qui sont
en état de péché mortel peuvent avoir fait quelque bien qui ne mérite pas la
récompense éternelle. Dès lors, puisque ce bien n’est pas récompensé dans
l’autre vie, ces péchés ne doivent pas être punis non plus.
Cependant :
1. Il est écrit au
deuxième livre des Macchabées (12, 46) :
"C’est une sainte et salutaire pensée que de prier pour les défunts, afin
qu’ils soient délivrés de leurs péchés". Or, ceux qui sont en paradis
n’ont pas besoin de prières, puisqu’ils ne manquent de rien ; ceux qui sont en
enfer n’en ont que faire, puisqu’ils ne peuvent être délivrés de leurs péchés.
Il y a donc, dans l’autre monde, des âmes que retiennent encore leurs péchés,
mais qui peuvent en être délivrées. Ce sont des âmes qui ont la charité, sans
laquelle le péché est irrémissible (Prov 10, 12) :
"L’amour couvre toutes les fautes", Elles ne seront donc pas
condamnées à la mort éternelle (Jn 11, 26) :
"Quiconque vit et croit en moi ne mourra point pour toujours". Mais
elles ne peuvent parvenir à la gloire que purifiées, car rien d’impur ne
saurait y être admis. Donc il y a une purification posthume.
2. Même
affirmation chez saint Grégoire de Nysse :
"Celui qui est dans l’amitié du Christ, et qui n’a pas achevé de se
purifier de ses péchés en ce monde, en sera purifié, au sortir de cette vie,
dans les flammes du purgatoire."
Conclusion :
Des principes
déjà exposés il est facile de conclure à l’existence du purgatoire. S’il est
vrai que la contrition efface la faute, mais ne remet pas totalement la peine
due au péché ; s’il est vrai que les péchés mortels peuvent être pardonnés sans
que les péchés véniels le soient toujours en même temps ; s’il est vrai que la
justice de Dieu exige qu’une peine proportionnée rétablisse l’ordre bouleversé
par le péché : il faut conclure que celui qui meurt, contrit et absous de ses
péchés, mais sans avoir pleinement satisfait pour eux, doit être puni dans
l’autre vie.
Nier le
purgatoire, c’est donc blasphémer contre la justice divine. C’est donc une
erreur, et une erreur contre la foi. C’est pourquoi saint Grégoire de Nysse ajoutait aux paroles citées plus haut : "Nous
l’affirmons comme une vérité dogmatique et nous le croyons".
L’Église
universelle manifeste sa foi par "les prières qu’elle fait pour les
défunts afin qu’ils soient délivrés de leurs péchés", ce qui ne peut
s’entendre que des âmes du purgatoire. Or, résister à l’autorité de l'Église,
c’est être hérétique.
Solutions :
1. Il est ici
question du travail par lequel on mérite et non de celui par lequel on se
purifie.
2. Il n’est pas
nécessaire "au mal" de l’être totalement "tout manque partiel de
bien suffit à le causer" ; au contraire, "le bien ne peut être que
s’il l’est uniquement et parfaitement", selon les principes posés par saint
Denys le pseudo-aréopagite. Un défaut quel conque empêche donc le bien d’être
parfait ; mais la présence d’un certain bien n’empêche pas le mal d’être
parfait, puisque, au contraire, c’est la condition même de son existence. Dès
lors, le péché véniel empêche celui qui est en état de grâce d’atteindre le
bien parfait, la vie éternelle, aussi longtemps qu’il n’en est pas purifié. Par
contre, un certain bien coexistant avec le péché morte] n’empêche pas celui-ci
d’entraîner immédiatement au mal suprême.
3. Celui qui tombe
dans le péché mortel frappe de mort toutes ses bonnes oeuvres antérieures,
comme aussi sont mortes toutes celles qu’il fait en cet état, parce que, en
offensant Dieu, il mérite de perdre tous les biens qu’il tient de Dieu. Celui
donc qui meurt en état de péché mortel n’a droit à aucune récompense ; celui
qui meurt en état de grâce peut avoir à subir une peine, car la charité ne détruit
pas tout le mal qui se trouve dans l’âme, mais seulement le mal qui lui est
incompatible.
Objections :
1. La peine des
damnés est éternelle, puisqu'"ils iront au feu éternel" (Mt 25, 46) ;
le feu du purgatoire ne dure qu’un temps. Ce n’est donc ni le même feu ni le
même lieu.
2. Même conclusion
négative, du fait que le Supplice de l’enfer reçoit différents noms dans l’Écriture,
par exemple (Ps 10, 7) : "Le feu, le soufre, le vent des tempêtes,
etc.", tandis que celui du purgatoire, c’est uniquement le feu.
3. Hugues de Saint-Victor
dit : "Il est probable que les âmes expient aux mêmes lieux où elles ont
péché". Saint Grégoire le Grand raconte que Germain, évêque de Capoue,
rencontra dans les thermes l’âme d’un certain Paschasius
qui faisait là son purgatoire.
Cependant :
1. "Ainsi que
dans le même feu, dit saint Grégoire le Grand : "L’or brille et la paille
fume, ainsi par le même feu le pécheur est brûlé et l’élu purifié". Le
purgatoire et l’enfer ont donc même feu et même lieu.
2. Les âmes des
Patriarches, avant la venue du Christ, occupaient un lieu plus digne que le
purgatoire, puisque la peine du sens n’y existait pas. Cependant, ce lieu était
le même que l’enfer, ou tout proche ; autrement, quand le Christ alla les
visiter, on ne dirait pas qu’il descendit "aux enfers". Donc, à plus
forte raison, en est de même pour le purgatoire.
Conclusion :
L’Écriture ne
dit pas où est situé le purgatoire, et, sur ce point, la raison est dépourvue
d’arguments décisifs Il semble pourtant probable, et mieux d’accord avec les
déclarations des Pères et de nombreuses révélations, que le lieu du purgatoire
est double :
- 1° Selon la
loi commune, c’est un lieu inférieur, contigu à l’enfer, de telle sorte que le
même feu tourmente les damnés et purifie les justes ; mais situé au-dessus de lui,
comme la condition morale des uns et des autres semble l’exiger.
- 2° Par une
disposition particulière de la Providence, certains défunts font leur
purgatoire ici ou là, soit pour instruire les vivants, soit pour les apitoyer
par la vue de leurs souffrances et en obtenir l’adoucissement au moyen des
suffrages de l’Église.
Certains auteurs
prétendent que c’est la loi commune que le lieu du péché soit aussi celui du
purgatoire. Mais cette opinion manque de probabilité, car il se peut que l’on
soit puni en même temps pour des péchés commis en des lieux différents.
D’autres
prétendent que, selon la loi commune, le purgatoire est situé au-dessus de nous
et correspond ainsi à l’état de ces âmes qui sont à mi-chemin entre la terre et
le Ciel. Mais cet argument ne prouve rien. Car elles ne sont pas punies pour ce
qu’il y a en elles de supérieur, mais pour ce qu’il y
a d’inférieur, c’est-à-dire le péché.
Solutions :
1. Le feu du
purgatoire est éternel quant à sa substance ; mais l’action purificatrice qu’il
opère ne dure qu’un temps.
2. Les peines de
l’enfer sont destinées à faire souffrir on leur donne donc les noms de toutes
les choses qui nous font souffrir ; celles du purgatoire ont pour but principal
d’effacer les restes du péché : on leur donne donc le seul nom de feu, parce
que le feu purifie et consume.
3. Il ne s’agit
pas ici de la loi commune, mais de certaines exceptions providentielles.
Objections :
1. Plus un être
est passif, plus la souffrance est vive, s’il a le sentiment de son mal. Or, le
corps est plus passif que l’âme séparée : le feu lui est plus contraire et agit
sur lui plus fortement ; ses souffrances doivent donc aussi être plus grandes.
2. Les souffrances
du purgatoire ont pour objet direct les péchés véniels, qui sont les péchés les
plus légers et doivent donc subir la peine la plus légère, s’il est vrai que (Dt 25, 12) : "le nombre de coups doit être
proportionné à la faute".
3. La dette, qui
résulte de la faute, ne peut s’intensifier qu’avec elle. Mais une faute
pardonnée ne peut plus augmenter. Donc, celui qui a reçu le pardon d’un péché
mortel, pour lequel il n’a pas pleinement satisfait, ne voit pas sa dette
augmenter à la mort. Or, en cette vie, il n’était pas passible de la peine la
plus grave. Donc, la peine qu’il subira dans l’autre vie ne sera pas supérieure
à toutes les peines que l’on peut endurer ici-bas.
Cependant :
1. "Le feu du
purgatoire, dit saint Augustin (Serm 104), fait plus
souffrir que tout ce que nous pouvons éprouver, voir ou imaginer en ce
monde".
2. C’est quand la
souffrance atteint l’être tout entier qu’elle est la plus grande. Or, l’âme
séparée, étant simple, est atteinte dans sa totalité ; il n’en va pas de même
pour le corps. Donc, la souffrance de l’âme séparée est supérieure à toute
souffrance du corps.
Conclusion :
Il y a deux
peines en purgatoire : la peine du dam, l’ajournement de la vue de Dieu ; la
peine du sens, le tourment infligé par le feu. Le moindre degré de l’une comme
de l’autre surpasse la peine la plus grande que l’on puisse endurer ici-bas.
Plus une chose
est désirée, plus son absence est cruelle. Or, au sortir de ce monde, le
souverain bien excite dans les âmes justes le désir le plus intense, parce que
le poids du corps ne l’étouffe plus ; d’autre part, ce désir serait déjà
réalisé, si rien n’était venu y faire obstacle : l’ajournement leur cause donc
la plus grande des souffrances.
De même, comme
ce n’est pas la blessure, mais le sentiment que l’on en a, qui cause la
souffrance, celle-ci est en proportion de la sensibilité c’est pour cette
raison que les parties du corps les plus sensibles éprouvent les souffrances
les plus vives.
Or, toute la
sensibilité du corps vient de l’âme ; il s’ensuit donc nécessairement que, si
l’âme est atteinte directement en elle-même, c’est alors qu’elle souffre le
plus. On a établi plus haut qu’elle peut souffrir d’un feu corporel. Il faut
donc conclure que les souffrances du purgatoire, la peine du sens aussi bien
que la peine du dam, surpassent toutes celles de cette vie.
Certains auteurs
en donnent pour raison que l’âme est seule à éprouver la souffrance tout
entière, puisqu’elle est séparée du corps. Mais cette raison ne vaut rien, car
alors les damnés souffriraient moins après la résurrection, ce qui est faux.
Solutions :
1. L’âme est moins
passive que le corps, mais elle a un sentiment plus vif de ce qui la fait
pâtir, et c’est cela surtout qui cause la souffrance.
2 et 3.
L’acuité des peines du purgatoire vient de la quantité du péché qui est puni
que de la condition de celui qui est puni ce qui fait que la punition du même
péché est plus sévère dans l’autre vie ; de même que le condamné dont la
sensibilité est plus grande souffre plus qu’un autre, sans cependant recevoir
plus de coups, et cependant, sans manquer à la justice, le juge infligera à
tous deux le même nombre de coups pour les mêmes fautes.
Objections :
1. Les âmes du
purgatoire ont une volonté droite. Or, la rectitude de la volonté consiste dans
sa conformité à la volonté divine. Dès lors, puisque Dieu veut qu’elles soient
punies, elles le veulent donc pareillement.
2. Tout homme sage
veut le moyen nécessaire de parvenir à la fin qu’il veut. Or, les âmes du
purgatoire savent que leurs souffrances sont le chemin de la gloire ; elles
veulent donc souffrir.
Cependant :
On ne demande
pas à être délivré d’une peine que l’on subit volontairement. Or, les âmes du
purgatoire demandent leur délivrance, comme saint Grégoire le Grand en cite de
nombreux exemples. Leurs souffrances ne sont donc pas volontaires.
Conclusion :
Une chose peut
être dite volontaire de deux manières :
- 1° D’une
volonté absolue ; ainsi, aucune peine n’est volontaire, puisqu’il est de sa
raison même qu’elle soit contraire à la volonté.
- 2° D’une
volonté conditionnelle ; ainsi une brûlure est volontaire en vue d’une plaie à
guérir. Ici deux cas se présentent. Dans le premier, la peine fait acquérir un
bien, et, à cause de cela, la volonté la recherche, comme dans la satisfaction
; ou encore, l’accepte volontiers et ne veut pas en être privée, comme dans le
martyre. Dans le second, la peine ne mérite pas un bien, mais elle est le moyen
d’y parvenir ainsi en est-il de la mort. Cette peine, la volonté ne la
recherche pas, elle voudrait en être délivrée, mais elle la supporte, et, pour
autant, cette souffrance est dite volontaire. C’est en ce sens que les
souffrances du purgatoire sont volontaires.
Certains auteurs
prétendent qu’elles ne le sont en aucune façon ; car, disent-ils, les âmes du
purgatoire sont tellement absorbées par elles qu’elles ignorent qu’il s’agit
d’une purification et se croient damnées. Cette opinion est erronée ; car si
ces âmes ne savaient pas qu’elles dussent être délivrées, elles ne
solliciteraient pas nos suffrages, comme il leur arrive souvent de le faire.
Solutions :
1 et 2. Elles
viennent d’être données.
Objections :
1. D’après le
Maître des Sentences : "Les âmes ont pour bourreaux dans l’autre monde
ceux-là mêmes qui ont été ici-bas leurs mauvais conseillers", c’est-à-dire,
les démons qui poussent au péché véniel qu’on expie en purgatoire, aussi bien
qu’au péché mortel.
2. Les justes sont
purifiés de leurs péchés non seulement dans l’autre monde, mais dès cette vie.
Or, ici-bas, les démons sont les instruments de cette purification, comme nous
le voyons par l’exemple de Job ; ils font donc de même en purgatoire.
Cependant :
Il serait
injuste que celui qui a triomphé d’un ennemi lui fût soumis après sa victoire.
Mais les âmes du purgatoire ont quitté cette vie en état de grâce, après avoir
triomphé du démon. Celui-ci a donc perdu tout pouvoir sur elles.
Conclusion :
De même que,
après le Jugement, l’éternel châtiment des damnés sera le feu allumé par la
justice divine, de même, jusque-là, c’est elle, et elle seule, qui purifie les
élus, au sortir de ce monde. Elle ne requiert, pour cela, ni le ministère des
démons qui ont été vaincus par eux, ni celui des anges qui ne sauraient
tourmenter aussi cruellement des concitoyens. Il est possible, toutefois, que
ces derniers conduisent les âmes au purgatoire, et que les démons eux-mêmes
soient là, d’abord au moment où elles quittent leur corps, pour voir s’ils
n’ont aucun droit sur elles, et ensuite, pour les regarder souffrir et assouvir
ainsi leur haine.
Mais, en ce
monde, qui est un lieu de combat, les hommes sont frappés et par les mauvais
anges, leurs ennemis, comme nous le voyons par l’exemple de Job, et par les
bons anges, comme saint Denys le pseudo-aréopagite l’affirme en propres termes,
et comme nous le voyons en la personne de Jacob, dont l’ange toucha et démit la
hanche, au cours de la lutte qu’il soutint avec lui.
Solutions :
1 et 2. Elles
viennent d’être données.
Objections :
1. La Glose semble
le nier : "Ce qui n’a pas été amendé en cette vie, c’est en vain qu’on en
demande le pardon après la mort".
2. Tomber dans le
péché et en être délivré sont corrélatifs. Or, l’âme,
après la mort, ne peut plus commettre de péché véniel. Elle ne peut donc pas
davantage en être absoute.
3. Saint Grégoire
le Grand dit que l’âme sera, au Jugement, telle qu’elle est sortie du corps,
car (Eccles. 11, 3) : "L’arbre demeure où il est tombé". Si donc elle
avait le péché véniel, au sortir de ce monde, elle l’aura encore au Jugement,
et le purgatoire ne l’aura point expié.
4. Le péché actuel
n’est effacé que par la contrition. Mais, après cette vie, il n’y a plus de
contrition, qui est un acte méritoire, puisqu’alors on ne peut plus ni mériter
ni démériter, selon le principe posé par saint Jean Damascène : "La mort
est pour les hommes ce que fut la chute pour les anges".
5. La cause du
péché véniel, c’est le foyer de convoitise ; aussi, dans l’état primitif, Adam
n’aurait pu pécher véniellement. Mais la convoitise, dont le foyer, justement
appelé "la loi de la chair" (Rm 7, 18), est
détruit par la mort, n’existe plus dans l’âme séparée. Le péché véniel n’y peut
donc plus être, ni non plus être expié par le feu du purgatoire.
Cependant :
1. Saint Grégoire
le Grand et saint Augustin déclarent que certaines fautes légères sont remises
dans l’autre monde. Or, il ne s’agit pas de la peine qu’elles méritent, car,
sous ce rapport, tous les péchés, même les plus graves sont expiés en
purgatoire. Donc, les péchés véniels, comme péchés, y sont expiés
2. "Le bois,
le foin, le chaume", dont parle saint Paul (1 Co
3, 12), signifient les péchés véniels. Mais, puisque ces choses seront
consumées par le feu, cela signifie donc aussi que les péchés véniels seront
remis dans l’autre monde.
Conclusion :
Certains auteurs
ont prétendu que, dans l’autre monde, aucun péché, comme péché, n’était remis.
Celui qui meurt en état de péché mortel est damné, sans rémission possible. Or,
on ne peut mourir avec e seul péché véniel, car la grâce finale le détruit. En
effet, le péché véniel vient de ce qu’un fidèle, établi sur le Christ comme
fondement, aime avec excès quelque bien temporel, excès qui a sa racine dans la
convoitise. Si la grâce triomphait complètement de celle-ci, comme il en advint
pour la Vierge Marie, le péché véniel serait impossible. Dès lors, puisque, à
la mort, la convoitise est diminuée jusqu’à être réduite à néant, les
puissances de l’âme sont totalement soumises à la grâce, et le péché véniel est
détruit.
Cette opinion
est peu solide et en elle-même et dans sa preuve :
- 1° En elle-même,
car elle contredit les affirmations de l’Evangile et des Pères, qui ne peuvent
s’entendre de la rémission de la seule peine due aux péchés, puisque, sous ce
rapport, tous les péchés, légers ou graves, sont remis dans l’autre monde ;
quoique saint Grégoire le Grand dise que, seuls, les péchés légers le sont.
Répondre que saint Grégoire le Grand mentionne spécialement les fautes légères
pour combattre l’idée que leur punition ne sera pas sévère, est bien insuffisant
car, le fait qu’une punition sera levée en diminue la sévérité plutôt qu’elle
ne l’augmente.
- 2° La preuve
ne vaut pas davantage. En effet, la défaillance corporelle, qui a lieu au terme
de la vie, ne supprime ni ne diminue la convoitise quant à sa racine, mais
seulement quant à son acte, comme on le voit dans les maladies graves. Elle ne
pacifie pas non plus les puissances de l’âme pour les soumettre à la grâce ;
car, cette pacification, cette soumission, consistent dans l’obéissance des
puissances inférieures aux puissances supérieures "qui prennent plaisir à
la loi de Dieu" ; ce qui est impossible en cet état où les unes et les
autres ne peuvent plus produire d’acte, à moins que l’on appelle pacification
l’absence de lutte, comme il arrive dans le sommeil. Mais personne ne dira
jamais que le sommeil diminue la convoitise, pacifie les puissances de l’âme ou
les soumet à la grâce.
En outre,
supposé que cette défaillance corporelle atteignît la convoitise jusque dans sa
racine et soumît à la grâce les puissances de l’âme, cela suffirait bien pour
ne plus commettre de péché véniel, mais cela ne suffirait pas pour expier le
péché véniel déjà commis ; car, un péché actuel, même léger, exige, pour être
remis, non seulement la contrition habituelle, même à un très haut degré, mais
un acte de contrition. Or, il arrive de mourir pendant le sommeil, après s’être
endormi en état de grâce et de péché véniel et sans acte de contrition possible
pour celui-ci. Dira-t-on que, faute de repentir actuel ou intentionnel, spécial
ou général, "le péché véniel devient mortel, du moment qu’on s’y complaît
?" Evidemment non toute complaisance dans le péché véniel ne le rend pas
mortel ; autrement, tout péché véniel serait mortel, puisqu’il plaît, étant
volontaire ; la seule complaisance capable d’opérer ce changement, c’est celle
dont parle saint Augustin, "celle qui est au fond de toute l’humaine
perversité, et qui consiste à jouir des choses dont seul l’usage est
permis". Mais cette complaisance doit être un acte, comme tout péché
mortel est un acte. Or, il peut arriver de commettre un péché véniel, et de ne
plus penser actuellement à le rejeter ou à le garder, mais de penser à tout
autre chose, par exemple, que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux
angles droits, de s’endormir là-dessus et de mourir. La susdite opinion est
donc tout à fait déraisonnable.
Il faut bien lui
en substituer une autre et dire que, si l’on meurt en état de grâce, le péché
véniel est remis, dans l’autre monde, par le feu du purgatoire. En effet, la
souffrance qu’il cause, et qui est volontaire de la manière expliquée plus
haut, reçoit de la grâce le pouvoir d’expier tout péché qui n’est pas
incompatible avec la grâce.
Solutions :
1. La Glose parle
du péché mortel. Sinon, on peut distinguer entre l’amendement effectué et
l’amendement mérité, en ce sens, qu’on peut mériter que les peines du
purgatoire servent à l’amendement dans l’autre monde.
2. Le péché véniel
vient du foyer de convoitise qui, au purgatoire, n’existera plus dans l’âme
séparée. Elle ne pourra donc plus le commettre. Mais la rémission du péché
véniel commis en cette vie vient de la volonté en état de grâce qui, au
purgatoire, existera dans l’âme séparée. Les deux cas sont donc différents.
3. Les péchés
véniels ne changent pas l’état de l’âme, car ils n’enlèvent ni ne diminuent la
charité qui est la mesure de sa valeur surnaturelle. Donc, qu’ils soient commis
ou remis, l’âme demeure la même.
4. Après la mort,
on ne peut plus mériter par rapport à la récompense essentielle. Mais, tant que
l’homme n’est pas au terme, il peut mériter par rapport à quelque chose
d’accidentel ; c’est ainsi que, au purgatoire, il peut y avoir des actes qui
méritent la rémission du péché véniel.
5. Le péché véniel
a son principe dans le foyer de convoitise, mais il a sa consommation dans
l’esprit. Il peut donc y demeurer, même après que le foyer a été détruit.
Objections :
1. On purifie ce
qui est souillé. Mais peine n’est pas synonyme de souillure. Elle ne saurait
donc être effacée par le purgatoire.
2. Le contraire
n’est purifié que par son contraire. Comment la peine du purgatoire pourrait-elle
donc purifier de la peine due au péché ?
3. A propos du feu
dont parle saint Paul (1 Co 3, 15), et qui
consume le bois, le foin, le chaume, symboles des péchés véniels, la Glose dit
: "Ce feu est celui de l’épreuve et de la tribulation, dont il est écrit (Eccles
27, 6) : La fournaise éprouve les vases du potier." L’expiation consiste
donc dans les peines de la vie, surtout dans la mort, la plus grande de toutes,
et non dans le feu du purgatoire.
Cependant :
Les souffrances
du purgatoire sont plus grandes que toutes les souffrances de ce monde. Mais
par celles-ci on peut payer la peine due au péché. A plus forte raison, par
celles du purgatoire.
Conclusion :
Un débiteur
s’acquitte de sa dette en la payant. Or, la dette contractée par le péché n’est
pas autre chose que la peine qu’il mérite. Donc, celui qui subit cette peine
acquitte ainsi sa dette. C’est en ce sens que les souffrances du purgatoire
purifient de la dette du péché.
Solutions :
1. La dette du
péché ne comporte pas de souillure par elle-même, mais par le péché qui en est
la cause.
2. La peine n’est
pas contraire à la peine comme telle, mais comme dette, car, on reste débiteur
tant qu’on n’a pas subi la peine dont on est redevable.
3. Les mêmes
expressions scripturaires peuvent renfermer plusieurs sens. Le "feu"
dont il s’agit ici peut désigner les souffrances de ce monde ou celles de
l’autre monde, qui, les unes et les autres, purifient du péché véniel, tandis
que la mort, comme simple phénomène naturel, y est impuissante, ainsi qu’on l’a
dit.
Objections :
1. Plus grave est
la faute et grande la dette, plus la peine infligée en purgatoire est sévère.
Or, cette même proportion existe entre une faute plus légère et la peine moins
sévère qui la punit. Donc les âmes du purgatoire n’en sont pas délivrées plus
tôt les unes que les autres.
2. Au Ciel et en
enfer, tous les mérites et tous les démérites ne sont pas égaux ; cependant, la
durée est la même. Il doit donc en être ainsi au purgatoire.
Cependant :
Saint Paul
compare les péchés véniels "au bois, au foin et au chaume" (1 Co 3, 12). Or, il est évident que le premier met
plus longtemps à se consumer. Donc, il y a des péchés véniels qui seront punis
plus longtemps que d’autres, en purgatoire.
Conclusion :
Certains péchés
véniels sont plus adhérents, selon que l’âme s’y porte avec plus de penchant et
s’y attache avec plus de force. Or, ce qui imprègne plus profondément exige
aussi plus de temps pour être enlevé. C’est pourquoi certaines âmes du
purgatoire sont tourmentées plus longtemps, dans la mesure où le péché véniel a
pénétré davantage dans leurs affections.
Solutions :
1. La
grandeur de la peine correspond proprement à la grandeur de la faute ; mais sa
durée correspond à la profondeur de pénétration de celle-ci dans l’âme. Il peut
donc arriver qu’au purgatoire certaines âmes souffrent moins vivement mais plus
longtemps, ou inversement.
2. Le péché mortel
qui mérite l’enfer et la charité qui mérite le Ciel sont,
après la mort, enracinés dans l’âme pour jamais. C’est donc pour tous les
damnés et tous les élus la même durée sans fin. Mais il en va autrement du
péché véniel qui est puni en purgatoire.
Quatorze
demandes : - 1. Les suffrages d’un fidèle peuvent-ils être utiles à un autre ? -
2. Les morts peuvent-ils être aidés par les oeuvres des vivants ? - 3. Les
suffrages des pécheurs peuvent-ils être utiles aux défunts ? - 4. Les suffrages
pour les défunts sont-ils utiles à leurs auteurs ? - 5. Sont-ils utiles aux
damnés ? - 6. Aux âmes du purgatoire ? - 7. Aux enfants morts sans baptême ? - 8.
Aux bienheureux ? - 9. Les prières de l’Église, le saint sacrifice et l’aumône
sont-ils utiles aux défunts ? - 10. Les indulgences accordées par l’Église ? - 11.
Les cérémonies des obsèques ? - 12. Les suffrages spécialement destinés à un
défunt sont-ils plus utiles à lui qu’aux autres ? - 13. Les suffrages destinés
à plusieurs sont-ils aussi utiles à chacun que s’ils lui étaient uniquement
destinés ? - 14. Les suffrages communs sont-ils aussi utiles à ceux qui n’en
ont pas d’autres que le sont les suffrages spéciaux et les suffrages communs à
ceux qui bénéficient des uns et des autres ?
Objections :
1. "Ce qu’on
aura semé, dit saint Paul, on le moissonnera" (Galates
6, 7). Mais profiter des suffrages d’un autre, c’est moissonner ce que
l’on n’a pas semé. La réponse semble donc négative.
2. La justice de
Dieu a pour fonction de rendre à chacun selon ses mérites. "Tu rends à
chacun selon ses oeuvres", dit le Psalmiste (62, 12), Mais cette justice
est indéfectible et empêche donc qu’on puisse se prévaloir des oeuvres
d’autrui.
3. Une oeuvre est
méritoire pour la même raison qu’elle est louable, et qui est qu’elle soit
volontaire. Or, une oeuvre étrangère ne nous attire aucune louange ; elle ne
nous confère donc aussi aucun mérite.
4. La justice
divine récompense le bien comme elle punit le mal. Or, personne n’est puni pour
le mal commis par un autre (Ez 18, 20) : "L’âme
qui pèche, c’est elle qui mourra". Le bien n’est donc pas davantage
communicable.
Cependant :
1. Le Psalmiste (118,
63) dit : "J’ai part avec tous ceux qui te craignent", etc.
2. Tous les
fidèles unis par la charité "ne font qu’un seul corps, qui est
l’Église". Mais, dans un même corps, les membres s’aident les uns les
autres.
Conclusion :
Nos actes
peuvent avoir un double effet : l’acquisition d’un état, par exemple, la
béatitude par les oeuvres méritoires ; l’acquisition de quelque chose
d’accessoire à cet état, par exemple, une récompense accidentelle ou la
rémission d’une dette. De plus, nos actes peuvent obtenir ce double effet d’une
double manière par mode de mérite, par mode de prière ; et ces deux modes
diffèrent en ce que le premier repose sur la justice, le second, sur la seule
libéralité de celui que l’on prie.
Il faut donc
répondre que, s’il s’agit d’un état, personne ne peut l’obtenir pour un autre
par mode de mérite, en ce sens qu’il est impossible que, par mes bonnes
oeuvres, un autre mérite la vie éternelle. En effet, l’état de gloire est
accordé à chacun selon sa capacité, selon les dispositions qui proviennent de
ses actes et non de ceux d’autrui ; en notant bien qu’il s’agit des
dispositions qui rendent digne de la récompense.
Mais, par mode
de prière, on le peut, tant que le terme n’est pas atteint ; par exemple, on
peut obtenir pour un autre l’état de grâce. Puisque l’efficacité de la prière
dépend de la libéralité de Dieu que l’on prie, elle peut donc s’étendre à tout
ce que la toute-puissance divine peut réaliser, en harmonie avec l’ordre
providentiel.
S’il s’agit de
quelque chose d’accessoire à un état, on peut l’obtenir pour un autre non
seulement par mode de prière, mais encore par mode de mérite ; et cela, de deux
manières :
- 1° En vertu
d’une communication dans le principe radical de l’oeuvre, qui est la charité
pour les oeuvres méritoires. De là vient que chacun de ceux qui sont unis
ensemble par la charité bénéficie des bonnes oeuvres de tous ; chacun,
cependant, selon l’état où il est : c’est ainsi qu’au Ciel chacun des élus se
réjouit du bonheur de tous les autres. C’est ce qu’exprime l’article du Symbole
: "la communion des saints".
- 2° En vertu de
l’intention de celui qui fait de bonnes oeuvres, et qui les fait spécialement
dans le but qu’elles soient utiles à celui-ci ou à celui-là. Dès lors, ces
oeuvres appartiennent en quelque sorte à ceux pour qui elles ont été faites,
par une espèce de donation. Elles peuvent donc leur servir, soit pour
satisfaire à la justice de Dieu, soit pour toute autre chose qui les laisse
dans l’état où ils sont.
Solutions :
1. La moisson dont
il s’agit ici, c’est la vie éternelle : "Le moissonneur recueille du fruit
pour la vie éternelle" (Jn 4, 36). Or, la vie éternelle n’est accordée qu’en
récompense d’oeuvres personnelles. Si on l’obtient pour un autre, c’est
toujours à la condition qu’il la méritera par ce qu’il fera lui-même : les
prières lui valent la grâce, dont le bon usage lui mérite la vie éternelle.
2. L’oeuvre faite
pour quelqu’un lui appartient ; de même, l’oeuvre faite par celui avec lequel
je suis un, est en quelque sorte mienne. Il n’est donc pas contraire à la
justice de Dieu que quelqu’un bénéficie des bonnes oeuvres de ceux qui lui sont
Unis par la charité ou des bonnes oeuvres faites à son intention. La justice
humaine elle-même permet qu’un homme satisfasse à la place d’un autre.
3. La louange
récompense la manière d’agir c’est "cette relation" de puissance à
acte qu’elle vise. Or, l’oeuvre d’autrui ne met et ne montre en nous-mêmes
aucune disposition à agir bien ou mal : c’est pour cela qu’elle ne nous attire
aucune louange ; sinon indirectement, dans la mesure où nous y avons contribué
par nos conseils, notre assistance, nos encouragements, etc. - Au contraire,
une oeuvre peut être méritoire pour quelqu’un, non pas toujours en proportion
de son état ou de ses dispositions, mais par rapport à quelque chose
d’accessoire.
4. Enlever à
quelqu’un ce qui lui est dû est directement contraire à la justice ; lui donner
ce qui ne lui est pas dû n’est pas contraire, mais supérieur à la justice c’est
de la libéralité. Or, nul ne peut être puni pour les fautes d’autrui qu’en
perdant quelque chose de son bien personnel, ce qui répugne tout autrement que
de gagner quelque chose par les bonnes oeuvres d’autrui.
Objections :
1. Saint Paul dit (2 Co 5, 10) : "Nous tous, il nous faut
comparaître devant le tribunal du Christ, afin que chacun reçoive ce qu’il a
mérité étant dans son corps, selon ses oeuvres". Il semble donc qu’aucune
oeuvre ne puisse être utile à l’âme séparée de son corps par la mort.
2. Même Conclusion
négative suggérée par ce texte de l’Apocalypse (14,
13) : "Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur ! Car leurs
oeuvres les Suivent".
3. Une oeuvre ne
peut aider à avancer que si l’on n’est pas encore au terme. Or, les morts ont
atteint le terme ; car, on peut mettre sur leurs lèvres ces paroles de Job (19,
8) : "Il m’a barré le chemin et je ne puis passer".
4. La condition,
pour aider quelqu’un, c’est d’être en communication avec lui. Or, selon
Aristote, toute communication est coupée entre les morts et les vivants.
Cependant :
1. "C’est une
sainte et salutaire pensée que de prier pour les morts, afin qu’ils soient
délivrés de leurs péchés". Mais cette prière serait inutile, si elle ne
les aidait Les suffrages des vivants sont donc utiles aux morts.
2. "Le
sentiment de l’Église universelle, dit saint Augustin, se manifeste avec une
grande autorité par la coutume qu’a le prêtre, lorsqu’il offre ses prières à
l’autel du Seigneur, de recommander les fidèles trépassés". Cette coutume
date des Apôtres qui, dit saint Jean Damascène, "établirent la pratique de
faire mémoire, au cours des redoutables et vivifiants mystères, de ceux qui
sont morts dans la foi". De son côté, saint Denys le pseudo-aréopagite
signale la prière pour les défunts comme un rite pratiqué dans la primitive
Église, et affirme que les suffrages des vivants sont utiles aux morts. C’est
donc une vérité qu’il faut croire sans la moindre hésitation
Conclusion :
Le lien de la
charité, qui unit entre eux les membres de l’Église, n’embrasse pas seulement
les vivants, mais aussi les morts qui ont quitté ce monde en état de charité ;
car celle-ci ne cesse pas avec la vie, puisque saint Paul l’affirme (1 Co 13, 8) : "La charité ne passera
jamais". De plus, les morts continuent de vivre dans le souvenir des
vivants, qui peuvent ainsi leur appliquer leurs intentions. Dès lors, les
suffrages des vivants peuvent être utiles aux fidèles trépassés aussi bien qu’à
ceux qui sont encore en ce monde, et d’après les mêmes principes : l’union de
charité, la direction d’intention.
Il faut
toutefois se garder de croire que les suffrages des vivants sont capables de
faire passer les défunts de l’état de damnation à l’état de béatitude, ou
réciproquement. Ils peuvent seulement contribuer à la diminution de la peine ou
à quelque autre chose d’analogue, c’est-à-dire d’accessoire à l’état, qui est
définitif.
Solutions :
1. L’âme mérite,
étant dans le corps, que les suffrages lui soient utiles après la mort. L’aide
qu’elle en reçoit vient donc de ce qu’elle a fait, étant dans le corps.
On peut encore,
avec saint Jean Damascène, entendre cette parole de la sentence qui sera rendue
au jugement dernier, où l’âme sera condamnée ou glorifiée à jamais, selon
qu’elle l’aura mérité, étant dans son corps. Jusque-là les suffrages des
vivants peuvent être utiles aux morts.
2. Il s’agit ici
expressément de la récompense éternelle, comme l’indiquent les premiers mots (Ap
14, 13) : "Bienheureux les morts", etc. Sinon, on peut
répondre que les oeuvres faites pour les défunts deviennent en quelque sorte
leurs oeuvres.
3. Il est des âmes
qui, au sortir de cette vie, sont au terme, sans cependant y être tout à fait :
ce sont celles qui n’ont pas encore atteint la récompense définitive. On peut
dire que, absolument parlant, leur chemin est "barré", en ce sens
qu’aucune oeuvre ne peut désormais modifier l’état de damnation ou de salut.
Mais le chemin reste ouvert, en ce sens qu’elles n’ont pas encore atteint la
plénitude du salut ; elles peuvent donc y être aidées, car, à ce point de vue,
elles ne sont pas encore au terme dernier.
4. Aristote parle
des relations de la vie civile, à laquelle les morts sont morts, et qui sont
par là même impossibles entre eux et les vivants ; mais les relations de la vie
spirituelle demeurent : car celle-ci est fondée sur la charité, l’amour de
Dieu, "pour qui sont vivantes les âmes des fidèles trépassés".
Objections :
1. "Dieu
n’exauce point les pécheurs" (Jn 9, 31). Leurs prières ne sont donc point utiles aux
défunts, puisque, s’il en était autrement, Dieu les exaucerait.
2. "Employer
un intercesseur qui déplaît, dit saint Grégoire le Grand, c’est redoubler la
colère et la vengeance". Donc, puisque tout pécheur déplaît à Dieu, ses
suffrages ne l’inclinent pas à la miséricorde.
3. Une oeuvre est
plus utile à celui qui la fait qu’elle ne l’est à d’autres. Or, le pécheur ne
peut rien mériter pour lui-même. Donc, pour les autres, moins encore.
4. Une oeuvre,
pour être méritoire, doit être vivante, c’est-à-dire, "informée par la
charité". Or, toutes les oeuvres des pécheurs sont mortes, et donc,
dépourvues de tout mérite.
Cependant :
1. On ignore qui
est en état de péché, et qui est en état de grâce. Si donc étaient utiles les
suffrages de ceux-là seulement qui sont en état de grâce, on ne saurait à qui
s’adresser en faveur des défunts, et les demandes de suffrages seraient
diminuées d’autant.
2. Saint Augustin
dit que les défunts sont aidés par es suffrages, selon qu’ils l’ont mérité de
leur vivant. La valeur des suffrages dépend donc de la condition du défunt, peu
importe leur provenance.
Conclusion :
Par rapport aux
suffrages des pécheurs, il faut distinguer deux choses l’oeuvre qui est opérée,
par exemple, le sacrifice de la messe or, les sacrements de la religion
chrétienne étant efficaces par eux-mêmes indépendamment de celui qui opère, il
s’ensuit que les suffrages de ce genre sont utiles aux défunts, même s’ils
viennent d’un pécheur ; l’oeuvre Opérante, c’est-à-dire l’opération d’où
procède l’oeuvre opérée, et ici il faut encore distinguer.
Si le pécheur
agit en son nom propre, son action ne peut être méritoire ni pour lui-même ni
pour autrui ; ses suffrages sont donc dénués de toute valeur. Mais il peut agir
au nom d’autre, et cela, de deux manières :
- 1° Il peut
représenter l’Église universelle, par exemple, lorsqu’il célèbre les cérémonies
des obsèques. En ce cas, comme c’est celui au nom ou à la place duquel est faite une action qui est censé la faire, il en résulte que
les suffrages d’un prêtre, même s'il est un pécheur, sont utiles aux défunts.
- 2° Il peut
remplir le rôle d’instrument, auquel l’oeuvre appartient moins qu’elle
n’appartient à l’agent principal. C’est celui-ci qui peut donner à l’action
d’être méritoire, même s’il se sert d’un instrument incapable de mériter ;
ainsi qu’il arrive dans le cas d’un serviteur, qui est en état de péché, et qui
fait une oeuvre de miséricorde sur l’ordre de son maître qui, lui, est en état
de grâce. Dès lors, si quelqu’un, mourant en état de grâce, demande des
suffrages, ou si quelqu’autre, également en état de
grâce, les demande pour Fui, ces suffrages sont utiles à ce défunt, même si
ceux qui les acquittent sont en état de péché. S’ils étaient en état de grâce,
leurs suffrages n’en vaudraient que mieux, puisque la valeur en serait doublée.
Solutions :
1. Le pécheur ne
prie pas toujours en son propre nom, mais au nom d’un autre, et ainsi, sa
prière est digne d’être exaucée. Les pécheurs eux-mêmes sont parfois exaucés,
quand ils demandent quelque chose d’agréable à Dieu. En effet, Dieu ne réserve
pas sa bonté pour les justes, mais il l’étend aux pécheurs, non pas à cause de
leurs mérites, mais à cause de sa miséricorde. Aussi, la Glose dit que
prétendre que Dieu n’exauce pas les pécheurs, c’est parler "sans
l’onction" (Mt 5, 45), et comme quelqu’un qui n’est pas pleinement
illuminé.
2. La prière du
pécheur, en tant que faite par lui, n’est pas agréable à Dieu, mais elle peut
l’être, en tant qu’inspirée par celui au nom ou par ordre de qui il prie.
3. Les suffrages
du pécheur lui sont inutiles, parce qu’il y a en lui un empêchement ; mais ils
peuvent être utiles à d’autres qui ne sont pas dans le même mauvais cas.
4. L’oeuvre du
pécheur, morte en tant qu’elle vient de lui, peut être vivante en tant qu’elle
vient d’un autre.
Les deux arguments du Cependant semblent
exagérer en sens contraire et demandent aussi une réponse :
5. On ne peut
connaître avec certitude l’état spirituel d’une autre personne ; on peut
cependant en juger avec probabilité sur ses actes extérieurs et visibles,
d’après la parole du Maître (Mt 7, 16) : "On reconnaît l’arbre à ses
fruits".
6. Pour être utile
à un défunt, le suffrage doit trouver en lui une capacité, et celle-ci est
acquise par les oeuvres qu’il a faites en cette vie ; c’est ce que dit saint
Augustin. Cependant, il faut encore que l’oeuvre elle-même ait une valeur, qui
ne dépend plus de celui pour qui elle est faite, mais de celui qui la fait ou
qui la prescrit.
Objections :
1. Payer les
dettes d’autrui, ce n’est pas payer les siennes : la justice humaine le dit. Il
en va donc de même pour les suffrages par lesquels on paye la dette contractée
par les défunts envers la justice divine.
2. Ce que l’on
fait, on doit le faire le mieux possible. Or, aider deux personnes à la fois
vaut mieux que d’en aider une seule. Si donc les suffrages payaient à la fois
les dettes du défunt et celles du vivant, il semble que chacun dût faire toutes
les oeuvres satisfactoires pour les défunts et aucune pour lui-même.
3. Si les mêmes
suffrages suffisent à satisfaire pour deux, pourquoi pas pour trois, pour
quatre, pour tous ? Ce qui est absurde.
Cependant :
1. Le Psalmiste
dit (34, 13) : "Ma prière retournait sur mon sein". C’est, par retour
analogue, que les suffrages pour les défunts sont utiles à leurs auteurs.
2. "De même,
dit saint Jean Damascène, que celui qui veut oindre un malade avec les saintes
huiles, y touche le premier avant d’en toucher le patient ; de même, quiconque
travaille au salut du prochain, est utile à lui-même d’abord, et ensuite au
prochain".
Conclusion :
Dans l’oeuvre de
suffrage on peut considérer deux caractères :
- 1° Le
caractère satisfactoire, en tant que le suffrage expie la peine en offrant pour
elle une espèce de compensation. A ce point de vue, le suffrage devient la
propriété du défunt qui en bénéficie, et il sert à payer sa dette à lui,
uniquement. En effet, il s’agit ici de justice, et la justice exige l’égalité.
Or, une oeuvre satisfactoire peut être suffisante à payer une dette et
insuffisante à en payer une autre en même temps, car il est clair que deux
péchés exigent une satisfaction double.
- 2° Le
caractère méritoire, par rapport à la vie éternelle ; c’est la charité, son
inspiratrice, qui le donne au suffrage. Ainsi considéré, celui-ci est utile non
seulement au défunt, mais plus encore au vivant.
Solutions :
1. 2. 3. Elles
viennent d’être données. Les trois premiers arguments visaient le caractère satisfactoire
du suffrage ; les deux autres, au contraire, son caractère méritoire.
Objections :
1. Il est raconté, au 2ème livre des Maccabées (12, 40) que "l’on trouva, sous les tuniques de chacun des morts, des objets idolâtriques, que la loi interdit aux Juifs" ; et, nonobstant, "Judas envoya à Jérusalem la somme de deux mille drachmes pour être employée à un sacrifice expiatoire". Or, ces Juifs avaient péché mortellement en transgressant la loi, ils étaient morts en cet état, ils étaient damnés.
2. Saint Augustin
dit que, "l’utilité des suffrages consiste soit à obtenir pleine rémission
pour les défunts, soit à rendre leur état de damnation plus supportable".
3. "Si, dès
cette vie, dit saint Denys le pseudo-aréopagite, les prières des justes ont une
telle puissance, combien plus, après la mort, pour ceux qui en sont
dignes". D’où l’on peut conclure que les suffrages sont plus utiles aux
morts qu’aux vivants. Mais ils sont utiles à ces derniers, même en état de
péché mortel, puisque l’Église prie tous les jours pour la conversion des pécheurs.
Pourquoi ne le seraient-ils pas aux défunts qui sont dans le même état, c’est-à-dire
aux damnés ?
4. On lit, dans
les Vies des Pères, le fait suivant
que raconte aussi saint Jean Damascène. Saint Macaire rencontra sur son chemin
une tête, et, après avoir fait une prière, il lui demanda à qui elle avait
appartenu ; cette tête répondit : à un prêtre païen qui était en enfer. Et elle
ajouta que, cependant, ce prêtre et d’autres damnés étaient assistés par les
prières de Macaire.
5. Dans le même
sermon, saint Jean Damascène raconte que saint Grégoire le Grand, priant pour
l’âme de Trajan, en tendit une voix qui venait du Ciel "J’ai exaucé ta
prière et j’accorde à Trajan son pardon". "De ce fait, ajoute saint
Jean Damascène, tout l’Orient et tout l’Occident peuvent témoigner". Or,
Trajan était en enfer, "lui qui avait infligé une mort cruelle à tant de
martyrs".
Cependant :
1. "Le
souverain prêtre, dit saint Denys le pseudo-aréopagite, ne prie pas pour les
immondes ; autrement, il s’écarterait de l’ordre providentiel". Un
commentateur ajoute : "Il ne demande pas la rémission pour les pécheurs,
car il ne serait pas exaucé".
2. "C’est
pour la même raison, dit saint Grégoire le Grand, que l’on ne priera pas alors
(après le Jugement) pour les damnés, et que l’on ne prie pas aujourd’hui pour
le démon et ses anges. C’est encore pour cette raison qu’aujourd’hui les saints
ne prient pas pour ceux qui sont morts dans l’infidélité et l’impiété : c’est
qu’ils ne veulent pas que leur prière perde son mérite aux yeux du Juge souverainement
juste".
3. Saint Augustin
dit de même : "A ceux qui meurent sans la foi qui opère par la charité, et
sans ses sacrements, tous les devoirs religieux que leur rendent leurs proches ne
servent de rien".
Conclusion :
Une première
opinion prétend qu’il faut faire à ce sujet deux distinctions :
- 1° L’une, par
rapport au temps : après le Jugement, aucun suffrage ne sera plus utile à aucun
damné ; avant, certains damnés peuvent être aidés par les suffrages de
l’Église.
- 2° L’autre,
par rapport aux personnes il y a des damnés tout à fait mauvais, qui sont morts
sans la foi et sans les sacrements de l’Église, à laquelle ils n’ont appartenu
"ni en fait ni en droit" ; il en est d’autres, moitis mauvais, qui
ont été membres de l’Église, qui ont eu la foi, reçu les sacrements, fait
quelques bonnes oeuvres : aux premiers les suffrages de l'Église ne peuvent
être d’aucune utilité, tandis qu’ils peuvent être utiles aux seconds.
Mais, sur ce
point, un doute venait troubler les tenants de cette opinion. Comme la peine
des damnés, infinie en durée, est finie en intensité, il pourrait donc arriver
que, grâce à la cation des suffrages, elle fût
diminuée peu à peu jusqu’à cesser d’être, ce qui est l’erreur d’Origène.
Diverses explications furent donc proposées.
Le Prévôtin admit que la multiplication des suffrages pouvait
aboutir à la suppression de la peine des damnés, non pas à tout jamais, comme
le disait Origène, mais jusqu’au Jugement : alors, leurs âmes réunies à leurs
corps, rentreraient en enfer sans espoir de pardon.
Mais cette
opinion semble aller contre la divine Providence qui est incompatible avec le
désordre. Or, la faute ne rentre dans l’ordre que par la peine, qui doit donc
durer aussi longtemps que la faute n’est pas expiée. Dès lors, puisque celle des
damnés ne peut pas l’être, leur peine doit durer toujours.
Les disciples de
Gilbert de la Porrée cherchèrent une autre réponse.
La diminution de la peine par le suffrage, dirent-ils, procède comme la
division d’une ligne ; celle-ci, quoique finie, peut être divisée à l’infini,
si la division se fait par parties proportionnelles, c’est-à-dire, si, par
exemple, on prend d’abord le quart de la longueur, puis le quart de ce quart,
et ainsi de suite, en continuant toujours. De même, les premiers suffrages enlèvent
telle quantité de la peine totale, les suivants, une quantité proportionnelle
de la peine qui reste encore, etc.
Mais cette
réponse soulève de nombreuses difficultés :
- 1° La division
à l’infini ne semble pas transportable de la quantité continue à une quantité
spirituelle.
- 2° On ne voit
pas pourquoi les seconds suffrages, de valeur égale aux premiers, diminuent la
peine d’une quantité moindre.
- 3° La peine,
qui ne peut finir qu’avec la faute, ne peut aussi être diminuée qu’avec elle.
- 4° La division
à l’infini ne convient qu’au corps mathématique ; s’il s’agit d’un corps
sensible, on arrive à un point où il perd ce caractère ; après de nombreux
suffrages, la peine serait donc diminuée au point de n’être plus sensible, donc
de n’être plus une peine.
Guillaume
d’Auxerre se plaça donc à un autre point de vue. Les suffrages sont utiles aux
dam nés, dit-il, non pour diminuer ou interrompre leur peine, mais pour leur
donner la force de la supporter ; de même que baigner le visage d’un homme
chargé d’un lourd fardeau, ce n’est pas diminuer celui-ci, mais cependant le
rendre plus facile à porter.
Mais il ne
saurait en être ainsi. Le tourment infligé par le feu de l’enfer est en
proportion de la culpabilité, dit saint Grégoire le Grand. De là vient que les
uns ou les autres sont tourmentés plus ou moins cruellement. Mais, comme la
faute de chacun d’eux demeure toujours égale, la peine elle-même doit donc être
toujours aussi difficile à supporter.
- De plus, cette
opinion est présomptueuse, puisqu’elle est contraire aux affirmations des Pères
; elle est vaine, puisqu’aucune autorité ne l’appuie ; enfin, elle est
irrationnelle. En effet, les damnés ne sont plus rattachés aux vivants par le
lien de la charité qui est l’indispensable condition de l’utilité des suffrages.
De plus, ils sont parvenus au terme ; comme les saints du Ciel, ils ont reçu
définitivement ce que leur vie a mérité. La gloire ou la souffrance du corps,
qui est encore à venir, n’empêche pas d’être au terme, puisque c’est l’âme qui
est le siège essentiel et radical du bonheur des élus et de la misère des
damnés. Il n’y a donc, à ce point de vue, aucune diminution possible ni de la
gloire des uns ni de la peine des autres.
Cependant,
certains auteurs envisagent la question d’une manière qui n’est pas absolument
insoutenable. Les suffrages n’interrompent pas, ne diminuent pas la peine du
sens ; ils épargnent seulement aux damnés les souffrances qu’ils auraient de se
voir tellement oubliés des vivants que personne ne se soucie plus d’eux.
Mais il ne peut
s’agir ici d’une règle générale. Saint Augustin dit, en effet, que "là où
sont les âmes des défunts, elles ne connaissent ni ce qui arrive ni ce qui se
fait sur la terre". Cette parole se vérifie surtout pour les damnés qui
ignorent donc si des suffrages leur sont accordés ; à moins que, par exception,
la Providence ne permette à quelques-uns de le savoir. Mais de ce fait
particulier nous n’avons absolument aucune certitude.
Il est donc plus
sûr de dire sans restriction que les suffrages sont inutiles aux damnés, que
l’Église les exclut de ses prières, comme le déclarent les autorités que nous
avons alléguées.
Solutions :
1. Rien ne prouve
que les objets trouvés sur les soldats de Judas Maccabées fussent un signe de
culte idolâtrique c’étaient les dépouilles des vaincus qu’ils s’étaient
appropriées. Il y avait là pourtant un péché véniel d’avarice ; ils n’étaient
donc pas damnés pour ce péché, et les suffrages pouvaient leur être utiles.
On pourrait dire
encore comme quelques-uns l’ont dit, que, dans le combat, voyant le péril
imminent, ils se repentirent, selon la parole du Psalmiste (Ps 77, 34) :
"Quand Dieu les frappait de mort, ils le cherchaient". C’est une
opinion probable. Un sacrifice peut donc être offert à leur intention.
2. Il s’agit ici
de damnation au sens large, synonyme de condamnation à n’importe quelle peine,
donc, aussi bien à celle du purgatoire, que les suffrages tantôt ne font que
diminuer, tantôt enlèvent tout à fait.
3. Les suffrages
sont plus utiles aux morts qu’aux vivants, parce que les premiers en Ont un
plus grand besoin, étant incapables de s’aider eux-mêmes
comme le peuvent les vivants ; mais ceux-ci ont cet avantage de pouvoir passer
de l’état de péché mortel à l’état de grâce, ce qui est impossible aux morts.
La prière à l’intention des uns et des autres s’inspire donc de motifs
différents.
4. Cette
assistance ne consistait pas en une diminution de peine, mais seulement, comme
le récit en fait foi, en ceci que la prière de saint Macaire obtenait qu’ils
pussent se voir, et cet accomplissement de leur désir leur causait une certaine
joie, plus imaginaire que réelle. C’est ainsi que l’on dit que les démons se
réjouissent des péchés qu’ils font commettre, quoique cela ne diminue en rien
leur peine, pas plus que la joie des bons anges ne l’est par ce que nous
appelons leur compassion pour nos maux.
5. Le fait de
Trajan peut s’interpréter avec une certaine probabilité en ce sens que, rappelé
à la vie par les prières de saint Grégoire le Grand, il obtint la grâce et avec
elle la rémission de ses péchés et, en conséquence, la remise de sa peine.
C’est ce que l’on voit dans tous ces ressuscités par miracle, dont plusieurs
étaient des idolâtres et des damnés. De tous cela, on peut dire qu’ils étaient
en enfer, d’une manière juste et méritée, mais non définitive, puisque, d’après
ses desseins providentiels, Dieu prévoyait leur résurrection et le changement
qui devait en résulter pour eux.
Certains disent
que l’âme de Trajan ne fut pas délivrée de l’enfer à tout jamais, mais
seulement jusqu’au jour du Jugement. Il ne faudrait pourtant pas s’imaginer que
les suffrages ont toujours cet effet, car il faut distinguer la loi générale et
les exceptions particulières ; comme le dit saint Augustin, "autres sont
les limites des forces naturelles, autres les prodiges de la puissance
divine".
Objections :
1. Le purgatoire
fait partie de l’enfer. Or, en enfer il n’y a pas de rédemption". Le
Psalmiste (6, 6) dit aussi "Seigneur, qui vous louera en enfer ?" Les
suffrages sont donc inutiles aux âmes du purgatoire.
2. La peine du
purgatoire est limitée. Si les suffrages l’expient en partie, il pourrait donc
se faire que leur multiplication l’expiât en totalité. Le péché resterait donc
totalement impuni, ce qui semble contraire à la justice divine.
3. Les âmes sont
retenues en purgatoire afin d’y être purifiées et d’entrer ensuite dans le
Royaume. Mais la purification doit porter sur la chose même qui a besoin d’être
purifiée. De ce chef encore, les suffrages sont donc inutiles.
4. Si les suffrages
étaient utiles aux âmes du purgatoire, ils le seraient surtout à celles qui, de
leur vivant, ont donné des ordres à cet effet. Or, cela n’arrive pas toujours.
Supposons un défunt qui a demandé tels et tels suffrages dont l’acquittement
eût suffi à satisfaire pleinement pour ses péchés. Supposons encore que ces
suffrages soient différés jusqu’à ce qu’il ait subi toute sa peine : ces
suffrages ne lui serviront de rien. On ne peut pas admettre qu’ils lui ont
servi avant d’être acquittés ; et, quand ils le sont enfin, lui-même n’en a
plus besoin. Les suffrages sont donc inutiles aux âmes du purgatoire.
Cependant :
1. Saint Augustin
déclare que les suffrages sont utiles à ceux qui ne sont ni tout à fait bons,
ni tout à fait mauvais. Telles sont bien les âmes du purgatoire.
2. Saint Denys le
pseudo-aréopagite dit aussi que "le prêtre de Dieu, quand il prie pour les
défunts, prie pour ceux qui ont vécu saintement, mais auxquels la fragilité
humaine a fait contracter quelques souillures".
Conclusion :
Les peines du
purgatoire ont pour fonction de parfaire la satisfaction pour le péché qui n’a
pas été complète en cette vie. Or, comme on l’a établi, les oeuvres
satisfactoires des uns peuvent servir à d’autres, vivants ou morts. Sans aucun
doute les suffrages des vivants sont donc utiles aux âmes du purgatoire.
Solutions :
1. Il est question
ici de l’enfer des damnés, où il n’y a "pas de rédemption" pour ceux
qui y sont envoyés définitivement,
On peut encore,
comme le fait saint Jean Damascène, entendre ces textes par rapport aux causes
secondes, c’est-à-dire, ici, par rapport à ce qu’ont mérité ceux qui sont ainsi
punis. Mais, si l’on regarde plus haut, la divine miséricorde, qui ne s’arrête
pas à ce que les hommes ont mérité, peut quelquefois en décider autrement, par
égard pour les prières des justes. "Dieu, dit saint Grégoire le Grand, ne
modifie pas son dessein, mais il peut modifier sa sentence". Saint Jean
Damascène en donne pour exemples les Ninivites, Achab et Ezéchias, où l’on voit
la sentence divine changée par la divine miséricorde.
2. On peut
parfaitement admettre que la multiplication des suffrages réduise à néant la
peine du purgatoire. En effet, il ne s’ensuit pas que le péché reste impuni,
puisque les oeuvres satisfactoires faites à l’intention d’un défunt sont
justement regardées comme faites par lui-même.
3. La purification
des âmes au purgatoire n’est pas autre chose que le payement de la dette sans
lequel elles ne peuvent entrer au Ciel. Mais, puisque cette dette peut être
payée par les oeuvres satisfactoires des vivants, la purification des âmes du
purgatoire est opérée du même coup.
4. Les suffrages
tirent leur valeur et de l’oeuvre opérée et de l’oeuvre opérante. J’appelle
oeuvre opérée non seulement les sacrements de l’Église, mais encore tout effet
résultant de l’opération, par exemple, d’une aumône, qui soulage les pauvres et
obtient leurs prières pour un défunt. De même, l’oeuvre opérante peut être
envisagée par rapport à l’agent principal et à l’agent secondaire.
Je dis donc que,
lorsqu’un moribond s’assure des suffrages, il entre en jouissance de leurs
effets, quant à la part qui revient à l’agent principal, même avant leur
acquittement, mais seulement après, pour ce qui est de l’agent secondaire et
des bonnes oeuvres elles-mêmes. Et, s’il arrive à ce défunt d’avoir subi sa
peine tout entière avant l’acquittement indûment retardé des suffrages, ceux-ci
seront donc stériles, mais leur stérilité sera imputable à ceux qui l’auront
causée Il n’est d’ailleurs pas impossible de subir un dommage temporel par la
faute d’autrui, et précisément la peine du purgatoire est temporelle, quoique,
s’il s’agit de la récompense éternelle, nul ne peut en être privé que par sa
propre faute.
Objections :
1. C’est le seul
péché d’autrui qui les retient dans les limbes. Il semble donc tout à fait
convenable qu’ils soient aidés aussi par les suffrages d’autrui.
2. Saint Augustin
dit que les suffrages de l’Église "sont utiles à ceux qui ne sont pas tout
à fait mauvais". Or, les enfants sont de ceux-là, puisque "leur peine
est la plus légère de toutes".
Cependant :
Saint Augustin
déclare que les suffrages sont inutiles à ceux "qui ont quitté ce monde
sans avoir la foi qui opère par la charité".
Conclusion :
Les enfants
morts sans baptême ne sont retenus dans les limbes que parce qu’ils ne sont pas
en état de grâce. Or, les oeuvres des vivants ne peuvent changer l’état des
défunts, surtout pour ce qui constitue l’essentiel de la récompense ou de la
punition Il faut donc conclure à l’inutilité des suffrages pour les enfants
morts sans baptême.
Solutions :
1. Quoique le
péché originel soit une chose par rapport à laquelle on puisse être aidé,
cependant, les âmes des enfants morts sans baptême sont dans un état qui les
empêche de l’être, car, après cette vie, le temps d’obtenir la grâce est passé.
2. Saint Augustin
parle de ceux qui ne sont pas tout à fait mauvais, mais qui sont baptisés,
comme le prouvent les paroles qui précèdent : "Lorsque les sacrifices,
soit celui de l’autel, soit ceux des aumônes, sont offerts pour tous ceux qui
ont été baptisés", etc.
Objections :
1. Nous lisons
dans une oraison de la messe de saint André : "De même que les saints
mystères servent à la gloire de vos saints, de même puissent-ils servir à notre
guérison". Or, le mystère de l’autel est le premier de tous les suffrages.
2. "Les sacrements
réalisent ce qu’ils symbolisent". Or, la troisième partie de l’hostie, qui
est déposée dans le calice, symbolise les âmes bienheureuses.
3. Les élus ne se
réjouissent pas seulement de leur propre bien, mais encore du bien des autres,
ainsi qu’il est dit dans saint Luc (15, 10) : "Il y a de la joie aux anges
de Dieu pour un seul pécheur qui fait pénitence". Les bonnes oeuvres des
vivants procurent donc un accroissement de joie aux âmes qui sont au Ciel.
4. "Si les
païens, dit saint Jean Damascène, brûlent avec les morts ce qui leur
appartenait, combien plus, ô fidèle, dois-tu faire suivre le fidèle défunt de
ce qui était à lui, non pour réduire ces objets en cendres, mais pour les faire
servir à une plus grande gloire si c’est un pécheur qui est mort, afin que la
dette soit payée ; si c’est un juste, afin que la récompense soit donnée".
Cependant :
1. Saint Augustin
dit : "L’Église regarde comme une injustice de prier pour un martyr, aux
prières duquel nous devons nous recommander".
2. On ne peut
aider que celui qui est dans le besoin. Mais les élus ne manquent absolument de
rien. Les suffrages de l'Église ne peuvent donc les aider.
Conclusion :
Par sa nature
même, le suffrage est une assistance, qui ne convient donc en aucune façon à
qui ne manque de rien seul, l’indigent peut être assisté. Dès lors, puisque les
saints du Ciel ne connaissent plus aucune indigence, "enivrés qu’ils sont
des délices de la maison du Seigneur" (Ps 35, 9), ils n’ont que faire des
suffrages.
Solutions :
1. Ces expressions
ne doivent pas s’entendre d’un profit que retireraient les saints de la
célébration de leurs fêtes. Le profit est pour nous qui célébrons plus
solennellement leur gloire ; tout de même que, du fait que nous connaissons et
louons Dieu et que, d’une certaine manière, sa gloire augmente en nous, Dieu
n’y gagne rien, c’est nous qui y gagnons.
2. Sans doute, les
sacrements "réalisent ce qu’ils symbolisent" ; cependant, ils ne réalisent
pas tout ce qu’ils symbolisent : autrement, comme ils symbolisent le Christ, il
faudrait donc dire qu’ils réalisent quelque chose en lui, ce qui est absurde.
Mais, par la vertu du Christ, ils réalisent ce qu’ils signifient dans celui qui
les reçoit. Ainsi donc, le sacrifice offert pour les fidèles défunts n’est pas
utile aux saints, mais, par le mérite des saints qui sont commémorés ou
signifiés dans la célébration, il est utile à ceux pour qui il est offert.
3. Les saints du Ciel
se réjouissent de tous nos biens ; cependant la multiplication de nos joies
n’augmente la leur que matériellement. En effet, l’augmentation essentielle ou
formelle d’un sentiment dépend de la nature même de son objet. Or, l’objet
unique de la joie universelle des saints, c’est Dieu lui-même, et cette joie
est invariable car, si elle ne l’était pas, leur récompense, dans ce qu’elle a
d’essentiel, varierait, puisqu’elle consiste en cette joie même. Dès lors, la
multiplication des biens, dont Dieu est pour eux l’unique raison de se réjouir,
ne leur donne pas nécessairement une joie plus intense, mais seulement plus
étendue. On ne peut donc pas dire non plus que nos bonnes oeuvres les aident.
4. Les suffrages
obtiennent que la récompense soit donnée non pas au juste lui-même, mais à
celui qui les fait.
A moins de dire
qu’ils contribuent à la récompense d’un fidèle défunt dans la mesure où, de son
vivant, il a fait l’acte méritoire de les solliciter.
Objections :
1. Une peine doit
s’expier par une peine. Or, le jeûne est plus pénible que l’aumône ou la
prière. Il est donc aussi un suffrage plus efficace.
2. Ces trois
suffrages énumérés par saint Augustin semblent insuffisants, puisque saint
Grégoire le Grand y ajoute un autre : "Les âmes des défunts, dit-il, sont
délivrées par les oblations des prêtres, les prières des saints, les aumônes de
leurs amis, le jeûne de leurs proches".
3. Le baptême est
le principal des sacrements, surtout par l’effet qu’il produit. Il devrait donc
et on en peut dire autant des autres- être utile aux défunts autant ou même
plus que le sacrement de l’autel.
4. La même
conclusion, pour ce qui est du baptême, n’est-elle pas suggérée par ce texte de
saint Paul (1 Co 15, 29) : "Si les morts ne ressuscitent en aucune
manière, pourquoi (y en a-t-il qui) se font baptiser pour eux ?"
5. Quelle que soit
la messe, c’est le même sacrifice. Si l’on compte parmi les suffrages le
sacrifice et non la messe, il semble que n’importe quelle messe, de la Sainte
Vierge, du Saint Esprit, ou toute autre, soit également utile aux défunts, ce
qui est contraire aux décisions de l’Église qui a institué une messe spéciale à
leur intention.
6. Saint Jean
Damascène enseigne que "les cierges et l’huile", etc., sont offerts à
l’intention des défunts. Il faut donc ajouter ces oblations à celle du
sacrifice de l’autel.
Conclusion :
La condition de
l’utilité des suffrages, c’est l’union de charité et la direction d’intention
entre les vivants et les défunts. Les oeuvres les plus utiles sont donc celles
qui contiennent davantage de l’une ou de l’autre. A la charité se rapporte
principalement le sacrement de l’eucharistie, qui est le sacrement de l'entre
les membres de l’Église, puisqu’il contient celui qui fait l’unité et la
solidité de l’Église tout entière, c’est-à-dire le Christ. L’eucharistie est
donc comme la source ou le lien de la charité. Quant aux effets de celle-ci, le
principal, c’est l’aumône. Si donc on envisage les suffrages au point de vue de
la charité, les deux qui ont le plus de valeur, c’est le sacrifice
eucharistique et l’aumône. D’autre part, si l’on regarde l’intention, la
première place revient à la prière, car, par sa nature même, elle n’est pas
seulement en relation avec celui qui la fait, mais, encore plus directement que
tout autre suffrage, avec celui pour qui elle est faite. C’est pourquoi ces
trois suffrages sont les trois principaux moyens d’assister les défunts, sans
dénier pour autant leur utilité propre à toutes les autres bonnes oeuvres
faites, en état de grâce, à l’intention des âmes du purgatoire.
Solutions :
1. Dans l’oeuvre
satisfactoire faite pour un défunt, et qui ne lui est utile que si elle lui
devient en quelque sorte personnelle, ce qui effectue cette transmission a plus
d’importance que l’oeuvre elle-même ; encore que celle-ci, dans la mesure où
elle est afflictive et donc médicinale, puisse expier davantage les péchés de
celui-là même qui la fait. Les trois suffrages que nous avons dits sont donc
utiles aux défunts plus encore que le jeûne.
2. Le jeûne peut
être utile aux défunts par la charité et la direction d’intention ; mais ces
deux conditions lui sont, pour ainsi dire, extérieures. C’est la raison pour
laquelle saint Augustin ne l’a pas compté parmi les principaux suffrages,
quoique saint Grégoire le Grand l’ait fait.
3. Le baptême est
une naissance, dans l’ordre spirituel. Or, de même que c’est le seul nouveau-né
qui vient au monde, de même, c’est au seul baptisé que le baptême est utile,
par l’oeuvre opérée ; quoique, par l’oeuvre opérante de celui qui donne ou de
celui qui reçoit le baptême, celui-ci, comme toute oeuvre méritoire, puisse
être utile à d’autres. Mais l’eucharistie est le symbole de l’union entre tous
les membres de l’Église ; aussi, en vertu de l’oeuvre opérée elle-même, son
efficacité est communicable ; ce qui n’a pas lieu pour les autres sacrements.
4. La Glose donne
deux interprétations de ce texte de saint Paul (1 Co
15, 29) : "Si les morts ne doivent pas ressusciter, le Christ n’est
pas non plus ressuscité. Pourquoi donc se font-ils baptiser pour eux ? C’est-à-dire
pour leurs péchés, puisque ceux-ci ne sont pas remis, si le Christ n’est pas
ressuscité". L’oeuvre opérée, c’est-à-dire le baptême lui-même ; oeuvre
opérante, c’est-à-dire l’action de donner ou de recevoir le baptême (s’il
s’agit d’adultes). En effet, la résurrection du Christ opère en même temps que
sa Passion, puisqu’elle est, en quelque manière, la cause de notre résurrection
spirituelle.
La seconde
interprétation est celle-ci : "Il y eut des ignorants qui se faisaient
baptiser pour ceux qui étaient morts sans baptême, croyant que cela leur serait
utile". C’est simplement cette erreur que mentionne l’Apôtre.
5. Dans la messe
il n’y a pas seulement le sacrifice, mais encore des prières, c’est-à-dire deux
des trois principaux suffrages énumérés par saint Augustin. Au point de vue du
sacrifice, qui est la partie principale de la messe, celle-ci, quelle qu’elle
soit par ailleurs, a toujours la même valeur pour les défunts. Mais, au point
de vue des prières, plus utile est la messe qui contient des prières spéciales
pour les défunts. Cependant, l’infériorité d’une messe qui n’est pas celle des
morts peut être compensée par la dévotion plus grande de celui qui la célèbre
ou la fait célébrer comme aussi par l’intercession du
Saint dont les suffrages y sont plus spécialement sollicités.
6. Cette oblation
de cierges ou d’huile peut servir aux défunts à titre d’aumône : elle est, en
effet, destinée au culte ou encore à l’usage des fidèles.
Objections :
1. L’affirmative
n’est-elle pas autorisée par la coutume de l’Église de faire prêcher la
croisade et d’accorder à celui qui prend la croix l’indulgence pour lui-même et
deux ou trois et même dix personnes, vivantes ou défuntes.
2. Le mérite de
l’Église tout entière a plus de valeur que celui d’un seul fidèle. Or, un acte
personnel méritoire, par exemple, une aumône peut être utile aux défunts. Donc,
à fortiori, les Indulgences qui représentent les actes méritoires de l’Église,
doivent l’être.
3. Les Indulgences
sont utiles aux membres de l’Église. Or, les âmes du purgatoire appartiennent à
l’Église ; autrement, aucun suffrage ne leur servirait.
Cependant :
1. Une Indulgence
n’est efficace que si elle est accordée pour une cause juste et spécialement
pour une bonne oeuvre utile à l’Église. Or, les défunts ne peuvent plus rien
faire et ne peuvent donc pas mériter d’indulgence.
2. La portée des
Indulgences dépend de celui qui les accorde. Il pourrait donc, à supposer
qu’elles soient utiles aux défunts, accorder à un défunt une Indulgence
équivalente à une expiation totale ; ce qui est absurde.
Conclusion :
Une Indulgence
peut être utile de deux manières :
- 1° Principalement
et directement, à celui qui la reçoit, c’est-à-dire qui accomplit l’oeuvre pour
laquelle elle est accordée, par exemple, un pèlerinage au tombeau d’un saint.
Cette manière est évidemment incompatible avec la condition des défunts.
- 2° Une
indulgence peut être utile secondairement et indirectement à celui en faveur
duquel elle est gagnée par un fidèle qui accomplit l’oeuvre prescrite. Mais
cette utilité dépend de la formule même de l’Indulgence. Si la formule est
celle-ci : "Celui qui fera telle ou telle chose gagnera tant
d’indulgence", l’Indulgence demeure strictement personnelle, car l’Église
seule a le droit d’attribuer les suffrages communs d’où les Indulgences tirent
leur valeur. Si, au contraire, la formule est celle-ci : "Si quelqu’un
fait telle ou telle chose, lui-même, et aussi son père ou un membre quelconque
de sa famille, détenu en purgatoire, recevra tant d’Indulgence",
l’Indulgence n’est plus réservée aux vivants, mais applicable aux défunts. En
effet, puisque l'Église a le pouvoir de faire participer, pendant leur vie, les
fidèles aux mérites communs, source des Indulgences, il n’y a aucune raison de
lui refuser celui de les y faire participer, après leur mort.
Il ne s’ensuit
pourtant pas que le supérieur ecclésiastique peut
délivrer à son gré les âmes du purgatoire, puisque les Indulgences ne sont
efficaces que s’il existe une raison légitime de les accorder.
Objections :
1. Saint Athanase,
patriarche d'Alexandrie, dit : "Quoique l’âme de celui qui est mort
pieusement se soit envolée, ne laisse pas de faire brûler de l’huile et des
cierges à son tombeau ; car ces pratiques, accompagnées de prières, sont
agréables à Dieu et grandement récompensées par lui".
2. Saint Augustin
dit aussi : "Une piété respectueuse rendait les derniers devoirs aux
justes d’autrefois, célébrait leurs obsèques, leur préparait un tombeau ; eux-mêmes,
de leur vivant, exprimaient à leurs fils leur volonté à cet égard". C’est
donc que toutes ces choses ont leur importance et leur utilité pour les
défunts.
3. Quiconque
reçoit une aumône en profite. Mais ensevelir les morts est regardé comme une
espèce d’aumône. "Au témoignage de l’ange Raphaël, Tobie, en donnant la
sépulture aux morts, se concilia la faveur divine".
4. On ne saurait
dire que la dévotion des fidèles soit vaine. Or, par dévotion, certains
désirent être enterrés dans des lieux saints.
5. Dieu est plus
porté à pardonner qu’à punir. Or, "les pécheurs, dit saint Grégoire le
Grand, en se faisant ensevelir dans les églises, ajoutent à leur condamnation
au lieu de contribuer à leur délivrance". Donc, au contraire et à fortiori,
le lieu et les circonstances de leur sépulture sont utiles aux justes.
Cependant :
1. Saint Augustin
déclare que "tout ce que l’on fait pour le corps des défunts ne leur sert
de rien pour la vie éternelle, mais n’est qu’un devoir d’humanité".
2. Saint Grégoire
le Grand parle dans le même sens : "La célébration des funérailles, la
condition de la sépulture, la pompe des obsèques, sont une consolation pour les
vivants plutôt qu’un secours pour les défunts".
3. "Ne
craignez pas, disait Jésus, ceux qui tuent le corps, et qui après cela ne
peuvent rien faire de plus" (Mt 10, 28).
Or, il arrive qu’ils refusent la sépulture à leurs victimes, comme on le
rapporte de certains martyrs de l’Église de Lyon. L’absence de sépulture ne
nuit donc pas aux défunts, et les cérémonies de la sépulture ne leur servent
pas davantage.
Conclusion :
La pratique
d’ensevelir les morts a été motivée par une double utilité :
- 1° L’une pour
les vivants : quant au corps, pour qu’il ne soit ni offensé ni incommodé par la
vue et l’odeur des cadavres ; quant à l’âme, pour affirmer et confirmer la foi
au dogme de la résurrection.
- 2° L’autre
pour les défunts en même temps que l’on voit leurs tombeaux, on évoque leur
souvenir et l’on prie pour eux. C’est même de là que vient le nom de "monument",
d’après saint Augustin monere, avertir, mentem, l’esprit, faire penser à quelqu’un ou à
quelque chose. Les païens se trompaient en croyant que la sépulture était
nécessaire pour assurer aux âmes le repos, qu’ils jugeaient impossible pour
elles, jusqu’à ce que leur corps ait été enseveli ; ce qui est le comble du
ridicule et de l’absurde.
La sépulture
dans un lieu consacré à un saint peut être utile aux défunts, non par l’oeuvre
opérée, mais par l’oeuvre opérante, ce qui signifie que l’utilité ne vient pas
du fait même d’y être enseveli, mais du patronage et de l’intercession du saint
auquel les défunts, ensevelis chez lui, ont été comme confiés, ou encore des
prières plus fréquentes et plus spéciales que les personnes, chargées du soin
de ce sanctuaire, font pour les âmes de ceux dont les corps y reposent.
Ce qui contribue
à la richesse et à l’éclat d’une sépulture est utile aux vivants, comme une
espèce de "consolation" ; mais peut encore être utile aux morts, du
moins indirectement, parce que les spectateurs sont excités à la compassion et
à la prière, ou encore parce qu’une partie des frais est consacrée à soulager
les pauvres ou à orner l’église, la sépulture devenant ainsi une espèce
d’aumône.
Solutions :
1. L’huile et les
cierges apportés aux tombeaux peuvent être utiles aux défunts indirectement,
s’ils sont donnés à l’église ou aux pauvres ; ou encore si on les fait brûler
comme un hommage à Dieu, et s’ils méritent ainsi le nom
d'"holocauste" qui leur est donné.
2. Les Patriarches
s’occupaient de leur sépulture, afin de montrer "que la Providence veille
sur les corps des défunts : non parce qu’ils conservent la moindre conscience,
mais pour affirmer la foi à la résurrection", comme le dit saint Augustin.
C’est aussi pourquoi ils voulurent être ensevelis dans la Terre promise ou ils
croyaient que devait naître et mourir le Christ, dont la résurrection est cause
de la nôtre.
3. Le corps
faisant partie de la nature humaine, il est naturel à l’homme de l’aimer (Eph 5, 29): "Jamais personne n’a haï sa propre
chair". Il lui est naturel aussi de s’inquiéter de ce que deviendra son
cadavre, et s’il prévoyait que celui-ci dût subir quelque indignité, il en
souffrirait. Ceux donc qui aiment quelqu’un, aiment aussi ce qu’il aime et
traitent son cadavre avec affection et respect. En effet, comme le dit saint
Augustin : "Si le vêtement ou l’anneau ou un objet quel conque dont s’est
servi leur père est d’autant plus cher à ses enfants que ceux-ci l’ont aimé lui-même
davantage, il est donc défendu de mépriser ce corps qui nous est plus
étroitement uni que n’importe quel vêtement". Aussi, lorsque, partageant
les sentiments d’un défunt, on rend à son corps les derniers devoirs, ce dont
il est lui-même incapable, c’est vraiment une aumône qu’on lui fait.
4. La dévotion qui
pousse les fidèles à faire ensevelir les corps de leurs chers défunts dans un
sanctuaire n'est pas vaine, parce qu’elle procure à leurs âmes les suffrages du
saint auquel ce sanctuaire est dédié.
5. Etre enseveli
dans un lieu saint ne nuit à un défunt qui fut un impie que s’il a recherché
par vaine gloire cette sépulture dont il était indigne.
Objections :
1. On peut
comparer les suffrages à des lumières. Or, une lumière spirituelle est encore
plus communicable qu’une lumière corporelle ; et cependant celle-ci, un cierge,
par exemple, quand elle est allumée pour quelqu’un, éclaire également tous ceux
qui sont avec lui, quoiqu’elle n’ait pas été allumée pour eux.
2. Les suffrages
"sont utiles aux défunts dans l’autre vie, dit saint Augustin, autant
qu’ils l’ont mérité, pendant qu’ils étaient en cette vie". Or, il y en a
qui l’ont mérité bien plus que ceux-là mêmes auxquels les suffrages sont
destinés. L’utilité des suffrages est donc aussi pour eux.
3. Il y a une
grande disproportion entre les riches et les pauvres, par rapport aux
suffrages. Si donc les nombreux suffrages assurés aux premiers n’étaient pas en
même temps utiles aux seconds, ceux-ci seraient dans une condition
d’infériorité qui semble incompatible avec la promesse évangélique (Luc 6, 20) :
"Bienheureux vous qui êtes pauvres, car le royaume des Cieux est à
vous!"
Cependant :
1. La justice
humaine se modèle sur la justice divine. Or, chez les hommes, celui qui paye la
dette de quelqu’un ne libère que lui. Donc, comme les suffrages sont en quelque
sorte le payement d’une dette, ils sont utiles au seul défunt auquel ils sont
destinés.
2. Les suffrages
sont une satisfaction applicable aux vivants aussi bien qu’aux défunts. Mais,
dans le premier cas, celui à qui ils sont destinés est le seul à en bénéficier.
Il en va donc de même, quand il s’agit des défunts.
Conclusion :
Cette question a
reçu deux réponses :
- 1° Les uns,
parmi lesquels le Prévôtin, ont dit que les suffrages
destinés à un défunt ne lui sont pas plus utiles à lui-même, mais à d’autres
plus dignes. Et ils en donnaient deux exemples celui d’un cierge qu’on allume
pour un riche, et qui n’éclaire pas moins ceux qui sont avec lui, et même
davantage ceux qui ont de meilleurs yeux ; celui d’une lecture faite
spécialement pour quelqu’un, et dont profitent tous les auditeurs autant et
même plus que lui, s’ils ont l’esprit plus ouvert. Et, si on leur objectait la
coutume approuvée par l’Église de prier spécialement pour tel ou tel défunt,
ils répondaient que cette manière d’agir avait pour but d’exciter la dévotion
des fidèles qui sont plus portés aux suffrages particuliers qu’aux suffrages
communs et prient avec plus de ferveur pour leurs parents que pour des
étrangers.
- 2° Au
contraire, d’autres ont dit que les suffrages sont plus utiles aux défunts
auxquels ils sont destinés.
Chacune de ces
deux opinions contient une part de vérité. En effet, l’utilité des suffrages
dépend de deux choses. D’abord, de l’union de charité qui fait que tous les
biens sont communs à tous. A ce point de vue, les suffrages destinés à un
défunt sont cependant plus utiles à un autre en qui la charité est plus grande.
Ainsi considérée, l’utilité des suffrages consiste moins en une diminution de
la peine qu’en une certaine consolation intérieure, qui vient de la joie causée
à celui qui a la charité par les bonnes oeuvres du prochain ; après la mort, en
effet, celles-ci, malgré l’union de charité, ne peuvent plus, comme en cette
vie, nous obtenir la grâce ou l’augmenter en nous.
Elle dépend, en
second lieu, de la direction d’intention, par laquelle les oeuvres
satisfactoires passent d’un vivant à un défunt. A ce point de vue, il est hors
de doute que les suffrages destinés à un défunt lui sont non seulement plus
utiles qu’aux autres, mais ne le sont qu’à lui. La satisfaction, en effet, a
pour but direct et unique la remise de la peine. Ainsi considérés, les
suffrages sont utiles à celui-là surtout auquel ils sont destinés. Sur ce
point, la seconde opinion est plus vraie que la première.
Solutions :
1. Les suffrages
agissent à la façon de la lumière, lorsqu’ils parviennent aux défunts pour leur
apporter une certaine consolation d’autant plus grande que leur charité l’est
aussi. Mais, comme satisfaction transmise à un défunt par l’intention d’un
vivant, ce n’est plus à la lumière qu’il faut comparer les suffrages, mais au
payement d’une dette. Or, il n’y a aucune raison, si l’on paye les dettes de
quelqu’un, pour que celles d’autres personnes soient payées du même coup.
2. Ce mérite
personnel est en même temps conditionnel : ces défunts ont mérité que les
suffrages leur soient utiles, s’il en est qui leur soient destinés ; en
d’autres termes, ils n’ont fait autre chose que de se disposer à les recevoir.
Il est donc clair qu’ils n’ont pas mérité directement d’être secourus par des suffrages,
mais ils se sont seulement, par les mérites acquis de leur vivant, préparés à
en recevoir le fruit. Il ne s’ensuit donc pas que ce mérite soit nul et de nul
effet.
3. Rien n’empêche
que les riches soient plus favorisés que les pauvres, à un certain point de
vue, par exemple, celui de l’expiation. Mais cela n’est rien ou presque rien en
comparaison de la possession du royaume des Cieux, par rapport à laquelle les
pauvres sont les favoris, d’après le texte évangélique lui-même.
Objections
1. Celui pour qui
est faite une lecture n’en perd rien si un autre en profite. Il en va de même
pour les suffrages ; et ainsi, s’ils sont destinés à plusieurs défunts, chacun
en bénéficie autant que s’ils lui étaient uniquement destinés.
2. Selon l’usage
commun de l’Église, nous voyons que, dans une messe célébrée à l’intention
particulière d’un défunt, on ajoute des prières pour d’autres défunts. Cette
pratique n’aurait pas lieu si elle devait tourner au détriment de celui pour
lequel la messe est célébrée. Il faut donc conclure comme ci-dessus.
3. La valeur des
suffrages, des prières surtout, dépend de la puissance divine. Mais le nombre
de ceux par lesquels il accorde son secours est indifférent à Dieu, aussi bien
que le nombre de ceux auxquels il l’accorde. Donc, chacun des défunts pour
lesquels une prière commune est faite en bénéficie tout autant que celui à
l’intention spéciale duquel la même prière serait faite.
Cependant :
1. Mieux vaut
secourir plusieurs personnes qu’une seule. Si donc le suffrage destiné à
plusieurs défunts était aussi utile à chacun que s’il lui était uniquement
destiné, il semble que l’Église n’aurait pas dû instituer des messes ou des
prières à l’intention spéciale d’un défunt, mais que les unes et les autres
dussent toujours être offertes pour tous les défunts, ce qui est évidemment
faux.
2. L’efficacité
d’un suffrage est limitée. Divisé entre plusieurs défunts, il est donc moins
utile à chacun que s’il était attribué en entier à un seul.
Conclusion :
Si l’on
considère dans les suffrages la valeur provenant de la vertu de charité qui
unit tous les membres de l’Église, la réponse est affirmative : les suffrages
destinés à plusieurs défunts donnent à chacun autant que s’ils étaient destinés
à lui seul. Car la charité n’est pas diminuée, mais plutôt augmentée, par la
diffusion de ses bienfaits ; la joie, elle aussi, s’accroît en se communiquant,
comme le dit saint Augustin. Ainsi donc, la bonne oeuvre destinée à plusieurs
défunts réjouit chacun d’eux tout autant que si elle était faite pour lui seul.
Au contraire, si
l’on considère le suffrage comme une satisfaction dont la valeur est transmise
aux défunts par l’intention des vivants, il faut répondre que le suffrage
destiné à un seul défunt lui est plus utile que s’il lui était destiné en même
temps qu’à d’autres : car, en ce cas, la justice divine attribue à chacun une
part seulement de la valeur satisfactoire totale.
On voit par là
que cet article est un corollaire du précédent ; et l’on voit aussi la raison
des suffrages individuels dans l’Église.
Solutions :
1. Les suffrages,
considérés comme satisfaction, ne sont pas utiles en agissant, comme le serait
un enseignement dont l’efficacité, et il en est ainsi de toute action, est
proportionnée aux dispositions de celui qui le reçoit ; ils sont utiles en
acquittant une dette, comme on l’a expliqué. La comparaison est donc
défectueuse.
2. On a dit que
les suffrages destinés à un défunt sont, d’une certaine manière, utiles à
d’autres ; rien n’empêche donc d’ajouter à une messe célébrée pour un défunt
certaines prières pour d’autres défunts ; car on ne prétend point par là détourner à leur profit la valeur satisfactoire du
sacrifice, mais seulement les secourir par ces prières faites à leur intention.
3. Il faut
considérer dans la prière celui qui prie et celui qui est prié : l’effet dépend
de tous les deux. Sans doute le Dieu tout-puissant peut aussi facilement
pardonner à plusieurs qu’à un seul ; mais celui qui prie n’est pas capable, par
une même prière, de satisfaire autant pour plusieurs que pour un seul.
Objections :
1. Dans l’autre
monde, chacun est traité selon ses mérites. Mais, celui à qui aucun suffrage
spécial n’est destiné peut avoir mérité d’être secouru, après sa mort, autant
qu’un autre qui bénéficie de pareils suffrages. Donc les suffrages communs lui
seront, à eux seuls, tout aussi utiles.
2. De tous les
suffrages de l’Église, le principal, c’est l’eucharistie. Mais celle-ci, du
fait qu’elle contient le Christ tout entier, a une efficacité en quelque sorte
infinie. Une seule oblation du sacrifice eucharistique, à l’intention de tous
les défunts, suffit donc à leur délivrance plénière, et ce suffrage commun ne
laisse à désirer le secours d’aucun suffrage particulier.
Cependant :
Deux biens sont
meilleurs qu’un seul. Les suffrages spéciaux ajoutés aux suffrages communs sont
donc plus utiles à un défunt que ces derniers seuls.
Conclusion :
La réponse
dépend de celle qui a été donnée à l’article 12. Si les suffrages destinés à un
défunt en particulier sont utiles à tous sans distinction, tous les suffrages
sont communs ; dès lors, un défunt privé de tout suffrage spécial est secouru,
s’il en est également digne, tout autant que celui auquel des suffrages sont spécialement
destinés. Au contraire, si la valeur des suffrages n’est pas attribuée
indifféremment à tous les défunts, mais d’abord et surtout à ceux qui en sont
les destinataires, il n’est pas douteux que les suffrages spéciaux ajoutés aux
suffrages communs ne soient plus efficaces que ces derniers seulement. C’est
pourquoi le Maître des Sentences signale deux opinions. La première soutient
que les suffrages communs ont pour le pauvre une valeur égale à celle qu’ont
pour le riche les suffrages communs et les suffrages particuliers : ce dernier
a des secours plus nombreux, mais qui ne sont pas plus efficaces. - La seconde
opinion admet que celui à qui sont destinés des suffrages parti culiers reçoit
un pardon plus rapide, mais non pas plus entier, puisque riche et pauvre
seront, en fin de compte, entièrement délivrés.
Solutions :
1. Le secours
apporté par les suffrages ne dépend pas directement et absolument du seul
mérite, mais, pour ainsi dire, conditionnellement, comme on l’a expliqué à la
solution 2 de l’article 12.
2. La puissance du
Christ contenu dans l’eucharistie est infinie, mais son efficacité est orientée
vers le défunt à l’intention duquel le saint sacrifice est offert. Il ne
s’ensuit donc pas nécessairement qu’une seule oblation eucharistique expie
toute la peine des âmes du purgatoire, pas plus qu’elle n’opère, pour un
vivant, la satisfaction totale pour les péchés qu’il a commis : la preuve en
est que plusieurs messes sont parfois imposées en réparation d’un seul péché.
On peut croire
cependant que, par un effet de la divine miséricorde, le surplus des suffrages
particuliers, surabondants pour ceux auxquels ils sont destinés, est appliqué à
d’autres défunts, qui sont privés de tels suffrages et qui ont besoin de
secours. "Parce que Dieu est juste, dit saint Jean Damascène, il n’exige
de la faiblesse que ce qu’elle peut donner ; parce qu’il est sage, il trouve le
moyen de combler les indigences". Et ce moyen, c’est de transférer ce que
les uns ont de trop à d’autres qui n’ont pas assez.
Il s’agit
maintenant de la prière des saints qui sont au Ciel. Trois demandes : - 1.
Connaissent-ils les prières que nous leur adressons ? - 2. Devons-nous leur
demander de prier pour nous ? - 3. Leurs prières en notre faveur sont-elles
toujours exaucées ? La question de savoir s’ils prient pour nous a été déjà
traitée : IIaIIae Q. 83, art. 2.
Objections :
1. "Seigneur,
vous êtes notre père, dit Isaïe (63, 16), car Abraham nous ignore et Israël ne
nous connaît pas". Ce qui fait dire à saint Augustin que "les saints
qui sont morts ignorent ce que font les vivants, ce que font même leurs
enfants". Et il ajoute "Si de tels Patriarches n’ont pas su ce que
faisait le peuple sorti d’eux, comment croire que les morts sont en relation
avec les vivants de façon à savoir ce qui leur arrive, ce qu’ils font, et à les
assister ?" Les saints ne peuvent donc connaître nos prières.
2. Dieu fit dire
au roi Josias (2 R 22, 20) : "Parce que tu as pleuré devant moi, voici que
je te recueillerai auprès de tes pères, et tes yeux ne verront pas tous les
malheurs que je ferai venir sur ce lieu". Mais la mort n’eût pas épargné à
Josias ce douloureux spectacle, s’il en avait eu la connaissance posthume. Les
saints, après leur mort, ignorent donc et nos actes et nos prières.
3. Plus la charité est parfaite, plus elle s’empresse au secours du
prochain. C’est ce que nous voyons que font les saints, lorsqu’ils sont sur la
terre. Mais, après leur mort, leur charité est encore plus grande, et, s’ils
connaissaient ce qui se passe ici-bas, plus grand aussi serait leur
empressement à secourir ceux qui leur sont chers. Or, c’est ce que nous ne
voyons pas. C’est donc qu’ils ignorent et nos actes et nos prières.
4. Les saints du Ciel
contemplent le Verbe, ainsi que les anges dont il est écrit (Mt 18, 10) : "qu’ils
voient sans cesse la face de mon Père". Or, cette vision ne fait pas tout
connaître aux anges, puisque l’une des fonctions des anges supérieurs est
d’apprendre aux anges inférieurs ce qu’ils ignorent. Les saints voient donc le
Verbe, mais ils ne voient en lui ni nos vies ni nos prières.
5. Dieu seul
"voit les coeurs". Mais c’est dans le coeur surtout qu’est la prière.
Dieu est donc seul capable de la voir.
Cependant :
1. Ces paroles de
Job (14, 21) : "Que ses enfants soient honorés, il n’en sait rien ; qu’ils
soient dans l’abaissement, il l’ignore", sont ainsi commentées par saint
Grégoire le Grand : "Il ne faut pas attribuer cette ignorance aux âmes des
saints. Elles dont la vue plonge dans les profondeurs lumineuses du Dieu tout
puissant, il ne faut absolument pas croire que rien de ce qui est en dehors
leur échappe". Ns prières leur sont donc connues.
2. "Toute
créature se rapetisse devant l’âme qui voit le Créateur. A la lumière du Créateur,
tout le créé lui apparaît court". Or, c’est la distance qui semble devoir
empêcher les saints de connaître nos prières et nos vies. Mais cette distance
n’est rien pour eux : saint Grégoire le Grand vient de le dire. Elle n’est donc
pas un obstacle.
3. Si les saints
ne connaissaient pas ce qui se passe ici-bas, ils ne prieraient pas pour nous,
puisqu’ils ignoreraient nos besoins. Or, c’est là l’erreur de Vigilantius, comme l’explique saint Jérôme dans la lettre
qu’il écrivit contre lui.
Conclusion :
L’essence divine
est un moyen suffisant pour connaître toutes choses ; la preuve en est que Dieu
voit tout en se voyant lui-même. Il
ne s’ensuit cependant pas que quiconque voit l’essence divine y voit tout : il
faudrait pour cela la comprendre, la voir dans sa totalité ; de même qu’il faut
saisir toute la virtualité d’un principe pour en apercevoir toutes les
conséquences. Dès lors, comme les âmes des saints ne comprennent pas l’essence
divine, il ne faut donc pas dire qu’ils connaissent tout ce qu’elle contient.
C’est pour la même raison que les anges inférieurs ignorent certaines choses
dont les instruisent les anges supérieurs, quoique tous jouissent de la vision
de Dieu. Mais il est nécessaire que chaque bienheureux voie en Dieu les choses
de ce monde dans la mesure requise à la parfaite béatitude. Or, celle-ci exige
d’"avoir tout ce que l’on veut, sans rien vouloir d’une volonté
déréglée". Mais il est d’une volonté bien réglée que chacun veuille
connaître ce qui le concerne. Les saints, dont la rectitude est parfaite, le
veulent donc, et il faut donc qu’ils le voient dans le Verbe. Or, c’est un
élément de leur gloire que de prêter leur assistance à ceux qui en ont besoin
pour être sauvés ; ainsi deviennent-ils : "les coopérateurs de Dieu, la
plus divine chose qui soit", selon l’expression de saint Denys le
pseudo-aréopagite. Il est donc évident que les saints connaissent ce qui est
exigé pour cet office ; évident, par conséquent, qu’ils voient dans le Verbe
les voeux, les prières, les pratiques pieuses des humains qui implorent leur
secours.
Solutions :
1. Saint Augustin
parle ici de la connaissance naturelle des âmes séparées, dont il faut dire
qu’elle n’est pas obscurcie dans les âmes des saints comme elle l’est dans
celle des pécheurs. Mais il ne parle pas de la connaissance résultant de la
vision du Verbe, connaissance qu’Abraham, à l’époque où Isaïe parlait ainsi de
lui, ne pouvait avoir, puisque, avant la Rédemption, personne ne fut admis à
voir Dieu.
2. Quoique les
saints connaissent les choses d’ici-bas et les épreuves de ceux qui leur furent
chers, il ne faut cependant pas croire qu’ils en souffrent, car la joie de la
béatitude les remplit tellement qu’elle les rend incapables de toute souffrance.
Donc, même s’ils connaissent ces épreuves survenues après leur mort, la mort
elle-même, qui les a devancées, a servi de remède à leur douleur. Mais il se
pourrait que les âmes non glorifiées fussent affligées de ces épreuves, si
elles les connaissaient, l’âme de Josias, par exemple, qui était dans le Limbe
des Patriarches. C’est pour cette raison que saint Augustin s’efforce de
prouver que les âmes des saints ignorent ce qui se passe chez les vivants.
3. Les saints ont
une volonté pleinement conforme à celle de Dieu, même quant à l’objet voulu par
Dieu. Dès lors, tout en gardant leur affection pour leurs proches, ils ne
veulent cependant pas leur porter secours autrement que la justice divine n’en
a disposé. Il faut croire néanmoins que leur intercession auprès de Dieu est
d’un grand secours pour ceux auxquels ils s’intéressent.
4. Quoique ceux
qui voient le Verbe ne voient pas nécessairement toutes choses en lui, ils y
voient cependant tout ce qu’exige la perfection de leur béatitude, ainsi qu’on
l’a dit.
5. Dieu seul
connaît par lui-même les pensées des coeurs ; mais d’autres peuvent les
connaître dans la mesure où elles leur sont révélées, soit par la vision du
Verbe, soit de tout autre manière.
Objections
1. On s’adresse
aux amis de quelqu’un pour une faveur parce qu’on croit l’obtenir plus
facilement qu’en s’adressant à lui-même. Mais Dieu est infiniment plus
miséricordieux que n’importe lequel de ses saints. Il semble donc superflu de
les prendre pour intermédiaires entre Dieu et nous.
2. Nous demandons
aux saints de prier pour nous parce que nous savons leur prière agréable à
Dieu. Mais plus ils sont près de Dieu, plus leur prière lui est agréable. Il
faudrait donc toujours prier les plus grands saints et jamais les autres.
3. Le Christ, même
en tant qu’homme, est appelé "le Saint des saints", et son humanité
lui permet la prière. Néanmoins, nous ne lui demandons jamais de prier pour
nous. Il ne faut donc pas non plus le demander aux autres saints.
4. En prenant les
saints pour intercesseurs auprès de Dieu, nous les chargeons de lui présenter
nos requêtes. Mais à quoi bon ? Puisque toutes choses sont présentes à Dieu.
5. Il est inutile
d’employer un moyen pour atteindre une fin qui en est indépendante. Or, que
nous les priions ou non, les saints prieront ou ne prieront pas pour nous,
selon que nous sommes dignes ou indignes de leurs prières.
Cependant :
1. "Appelle
donc ! Y aura-t-il quelqu’un qui te réponde ? Vers lequel des saints te
tourneras-tu ?" (Job 5, 1) "Notre appel, dit saint Grégoire le Grand,
c’est notre humble prière adressée à Dieu". Quand donc nous voulons prier
Dieu, nous devons nous tourner vers les saints et leur demander de prier pour
nous.
2. Les saints ont
plus de crédit auprès de Dieu après leur mort que pendant leur vie. Mais, de
leur vivant, nous devons les Constituer nos intercesseurs, l’exemple de saint
Paul (Rm 15, 30) : "Je vous exhorte, mes frères, par
Notre Seigneur Jésus-Christ et par la charité du Saint-Esprit, de m’aider par
vos prières auprès de Dieu". A plus forte raison devons-nous demander aux
saints du Ciel le secours de leurs prières.
3. C’est une
coutume générale dans l’Église que d’implorer les saints en récitant leurs
litanies.
Conclusion :
"C’est une
loi établie par Dieu que les êtres les plus éloignés de lui soient ramenés à
lui par les plus proches". Or, les saints du Ciel sont toujours près de
Dieu ; nous, au contraire (2 Co 5, 6) : "Aussi longtemps que nous habitons
dans ce corps, nous sommes loin du Seigneur" ; ils doivent donc nous
servir d’intermédiaires. Ils le sont, lorsque la divine bonté se répand sur
nous par eux ; et notre réponse doit suivre le même chemin. Ainsi donc, de même
que c’est par les suffrages des saints que les bienfaits de Dieu descendent sur
nous, de même, c’est par eux que nous devons remonter à Dieu pour en recevoir
de nouveaux bienfaits. C’est pour cette raison que nous constituons les saints
nos intercesseurs auprès de Dieu et comme nos médiateurs, lorsque nous leur
demandons de prier pour nous.
Solutions :
1. Ce n'est pas
par impuissance que Dieu se sert des causes secondes, mais pour une plus grande
perfection de l’univers et une communication plus variée du bien divin, du fait
que certains êtres reçoivent de Dieu non seulement d’être bons en eux-mêmes,
mais d’être cause que d’autres le soient. De même, le recours aux prières des
saints ne suppose point en Dieu un défaut de miséricorde ; c’est simplement une
application particulière de la loi universelle.
2. Les plus grands
saints ont, auprès de Dieu, plus de crédit que les autres ; il n’est cependant
pas inutile de prier également ceux-ci pour cinq raisons :
- 1° Pour prier
avec la ferveur plus grande qu’excitent en nous certains saints moins haut
placés, et un succès correspondant à cette ferveur.
- 2° Pour
remédier au dégoût qu’engendre la monotonie ; s’adresser à différents saints,
c’est comme un moyen de renouveler, la ferveur.
- 3° Pour
obtenir les secours particuliers dont certains saints semblent avoir le monopole
; par exemple, la guérison de la maladie qu’on appelle "le feu
infernal", en s’adressant à saint Antoine.
- 4° Pour
qu’aucun saint ne soit frustré de l’honneur qui lui est dû.
- 5° Pour que
nos prières soient plus sûrement exaucées, étant recommandées par de plus
nombreux intercesseurs.
3. La prière est
un certain acte, qui, comme tous les actes, appartient au suppôt, à l’individu.
Dès lors, si nous disions "Christ, priez pour nous", sans addition ni
explication, nous semblerions attribuer cette prière à la personne du Christ,
ce qui sentirait le nestorianisme, qui distingue dans le Christ une personne
humaine à côté de la personne divine, ou l’arianisme, qui déclare la personne
du Fils inférieure à celle du Père. Pour éviter ces erreurs, l’Église ne dit
donc pas "Christ, priez pour nous", mais "Christ, écoutez-nous",
ou "ayez pitié de nous".
4. Les saints ne
présentent pas à Dieu nos prières comme pour lui manifester ce qu’il ignore,
mais pour lui demander de les exaucer ; ou encore, pour les confronter avec la
vérité qui est en Dieu et les décrets de la Providence. On se rend digne de la
prière d’un saint par le fait de recourir à lui, en cas de besoin, avec pureté
d’intention. Ce recours n’est donc pas inutile.
Objections :
1. S’il en était
ainsi, les prières qu’ils adressent à Dieu pour eux-mêmes seraient, à plus
forte raison, toujours exaucées. Or, elles ne le sont pas toujours ; d’après l’Apocalypse
(6, 10), aux martyrs qui crient vengeance : "il est répondu de se tenir en
repos encore un peu de temps jusqu’à ce que soit complet le nombre de leurs
frères".
2. Même réponse
négative suggérée par ce texte de Jérémie (15, 1) : "Quand même Moïse et
Samuel se tiendraient devant moi, mon me ne se tournerait pas vers ce
peuple", dit le Seigneur.
3. Les saints sont
"comme les anges de Dieu dans le Ciel" (Mt 22, 30). Mais la prière
des anges n’est pas toujours exaucée. L’ange dit à Daniel (10, 13) : "Je
suis venu à cause de tes paroles, mais le chef du royaume des Perses s’est
opposé à moi pendant vingt et un jours" : c’est-à-dire à l’effet de ma
prière.
4. Obtenir quelque
chose par la prière, c’est en quelque façon le mériter. Or, dans le Ciel, les
Saints ne sont plus en état de mériter.
5. La volonté des
Saints est en parfaite conformité avec celle de Dieu. Ils ne veulent donc que
ce qu’ils savent voulu par Dieu et ils ne demandent donc que ce qu’ils veulent
eux-mêmes et qui est aussi ce qu’ils savent que Dieu veut. Mais ce que Dieu
veut s’accomplirait tout aussi bien sans leurs prières. Celles-ci sont donc de
nul effet.
6. Les prières de
toute la cour céleste, si elles sont efficaces, le sont plus que tous les
suffrages de l’Église de la terre. Mais ceux-ci peuvent s’accroître jusqu’à la
délivrance totale d’une âme du purgatoire. Or, les saints prient non seulement
pour les vivants, mais encore pour les défunts, et, si leurs prières étaient
efficaces pour nous, elles le seraient aussi pour les âmes du purgatoire,
qu’elles délivreraient donc en totalité ; ce qui est faux, car, s’il en était
ainsi, les suffrages de l’Église pour les défunts seraient inutiles.
Cependant :
1. Il est écrit au
livre des Maccabées (2 Mc 15, 14) :
"Celui-ci est l’ami de ses frères, qui prie beaucoup pour le peuple et
pour la ville sainte, Jérémie, le prophète de Dieu". Et les paroles
suivantes montrent l’efficacité de sa prière : "Jérémie, étendant la main
droite, donna à Judas une épée d’or, en disant : Prends cette sainte épée,
c’est un don de Dieu, etc." (2 Mc 15, 15).
2. Saint Jérôme
interpelle ainsi Vigilantius : "Tu prétends,
dans ton méchant petit livre, que c’est pendant notre vie que nous pouvons
prier les uns pour les autres". Et il le réfute en disant : "Si les
Apôtres et les martyrs peuvent prier pour les autres, quand ils sont encore
mortels, quand ils ont encore le souci de prier pour eux-mêmes, combien plus le
peuvent-ils après leurs couronnes, leurs victoires, leurs triomphes ?"
3. C’est la
coutume de l’Église de se recommander fréquemment aux prières des saints.
Conclusion :
On peut dire que
les saints prient pour nous de deux manières par des prières proprement dites,
des désirs qu’ils expriment à Dieu en notre faveur ; par leurs mérites que l’on
peut regarder comme des prières et qui, devant Dieu, ne sont pas seulement une
gloire pour eux-mêmes, mais deviennent des suffrages et comme des prières pour
nous ; c’est en ce sens que le sang du Christ est dit implorer notre pardon.
Les prières des saints, en l’un et l’autre sens et à les considérer en elles-mêmes,
ont le pouvoir d’obtenir ce qu’elles demandent. Mais, s’il s’agit des prières
que sont leurs mérites, il peut y avoir en nous-mêmes un empêchement à recevoir
les grâces qu’elles obtiennent. S’il s’agit de leurs prières proprement dites,
elles sont toujours exaucées, car les saints ne demandent que ce qu’ils veulent
et ils ne veulent que ce que Dieu veut. Or, ce que Dieu veut absolument
s’accomplit toujours ; à moins qu’il ne s’agisse de cette volonté que nous appelons
antécédente, selon laquelle, par exemple, "il veut le salut de tous les
hommes", et qui ne s’accomplit pas toujours. Il n’est donc pas étonnant
que ce que les saints veulent de cette même espèce de volonté ne s’accomplisse
pas non plus toujours.
Solutions :
1. Cette prière
des martyrs, comme le dit la Glose, n’est pas autre chose que leur désir de
voir leur corps glorifié, de jouir de la société des futurs élus, et leur
acquiescement à la justice divine qui punira les méchants.
2. Dieu parle ici
de Moïse et de Samuel tels qu’ils étaient de leur vivant, "alors que, par
leurs prières, ils détournèrent de leur peuple la colère de Dieu". S’ils
avaient vécu au temps de Jérémie, la malice des Juifs aurait réduit leurs
prières à l’impuissance tel est le sens littéral.
3. Ce combat entre
les bons anges ne vient pas de ce qu’ils adressent à Dieu des prières opposées,
mais de ce qu’ils soumettent les mérites opposés des deux parties au jugement
de Dieu dont ils attendent la sentence. C’est le sens donné par saint Grégoire
le Grand à ce texte de Daniel : "Les esprits angéliques préposés aux
nations ne combattent jamais pour l’injustice, mais examinent et apprécient les
actes conformément à la justice. Quand une nation est présentée au tribunal
suprême comme ayant agi bien ou mal, c’est alors que l’ange qui en est le chef
est dit avoir gagné ou perdu la bataille. Mais la volonté suprême du Créateur
remporte toujours la victoire sur eux tous ; car, ils la contemplent toujours
et ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent pas obtenir". Ils ne le
demandent jamais non plus ; c’est pourquoi leurs prières sont toujours
exaucées.
4. Les saints,
lorsqu’ils sont au Ciel, ne peuvent plus mériter pour eux-mêmes, mais ils le
peuvent pour les autres, ou plutôt ils peuvent les aider par le mérite qu’ils
ont acquis pendant leur vie, à savoir, que leurs prières seraient agréées de
Dieu après leur mort.
On pourrait dire
encore que ce n'est pas un seul et même principe qui donne à la prière son
mérite et son efficacité. Le mérite consiste en une certaine proportion entre
un acte et la fin qui lui correspond et qui en est comme le salaire.
L’efficacité de la prière dépend de la libéralité de celui à qui elle est
adressée et qui veut bien accorder parfois ce que l’on n’a pas mérité. Ainsi, les
Saints peuvent n’être pas en état de mériter, mais être cependant en état
d’obtenir.
5. Les saints et
les anges ne veulent que ce qu’ils voient conforme à la volonté de Dieu, et ils
ne demandent jamais que cela. Il ne s’ensuit pas que leur prière soit inutile ;
car, ainsi que le remarque saint Augustin, Dieu peut avoir décrété que les
prédestinés lui devront leur salut ; de telle sorte que Dieu veut que soit
accompli par les prières des saints cela même que les saints voient voulu par
Dieu.
6. Les suffrages
de l’Église consistent en certaines satisfactions accomplies par les vivants au
nom et à la place des défunts dont la dette est ainsi, en tout ou en partie,
payée par d’autres que par eux-mêmes. Mais les saints du Ciel ne sont plus en
état de satisfaire. On ne saurait donc mettre en parallèle leurs prières et les
suffrages de l'Église.
Il s’agit
maintenant des signes précurseurs du Jugement. On demande : - 1. Y aura-t-il
des signes précurseurs de l’avènement du souverain Juge ? - 2. Le soleil et la
lune doivent-ils vraiment cesser de briller ? - 3. Les vertus des cieux seront-elles
ébranlées ?
Objections :
1. La réponse
négative semble imposée par cette parole de saint Paul (1 Thess
5, 3) : "Quand les hommes diront : Paix et sûreté! C’est alors qu’une
ruine soudaine fondra sur eux". En effet, cette paix et cette sûreté
n’existeraient pas, si des signes avant-coureurs venaient semer l’épouvante.
2. Des signes sont
nécessaires quand une chose doit être rendue manifeste. Mais l’avènement du
Seigneur doit être caché (1 Thess 5, 2) : "Le
jour du Seigneur vient ainsi qu’un voleur pendant la nuit".
3. Le premier
avènement de Notre Seigneur fut connu d’avance par les prophètes, et cependant
il ne fut précédé d’aucun signe. A plus forte raison, ainsi en sera-t-il du
second que personne ne connaît.
Cependant :
1. Il est dit en
saint Luc (21, 25) : "Il y aura des signes dans le soleil, dans la lune et
dans les étoiles".
2. Saint Jérôme
énumère quinze signes :
- 1° Les mers se
soulèveront de quinze coudées plus haut que les montagnes ;
- 2° Elles
s’enfonceront dans les abîmes jusqu’à être à peine visibles ;
- 3° Elles reprendront
leur niveau habituel ;
- 4° Tous les
monstres marins se rassembleront, lèveront la tête au-dessus des flots et
mugiront les uns contre les autres, comme s’ils se querellaient ;
- 5° Tous les
oiseaux du Ciel se réuniront dans les champs, gémissant à l’envie, sans manger
ni boire ;
- 6° Des
torrents de feu prendront naissance à l’occident et parcourront le ciel jusqu’à
l’orient ;
- 7° Tous les
astres errants et fixes jetteront des flammes semblables à la crinière ardente
des comètes ;
- 8° Un grand
tremblement de terre renversera tous les animaux ;
- 9° Toutes les
pierres, petites et grandes, se heurteront et se briseront en quatre morceaux ;
- 10° De toutes
les plantes coulera une rosée sanglante ;
- 11° Les
montagnes, collines et édifices seront réduits en poussière ;
- 12° Tous les
animaux sortiront des forêts et des montagnes, hurlant et oubliant de manger ;
- 13° Tous les
tombeaux s’ouvriront pour rendre leurs morts à la vie ;
- 14° Tous les
hommes sortiront de leurs demeures, hébétés, muets, courant çà et là ;
- 15° Ils
mourront tous pour ressusciter en même temps que ceux qui les ont précédés dans
la mort.
Conclusion :
Quand le Christ
viendra juger tous les hommes, il apparaîtra dans sa gloire, comme il convient
à la dignité de sa fonction. Mais celle-ci doit être manifestée par certains
indices capables d’inspirer le respect et la soumission. L’avènement du
souverain Juge sera donc précédé de signes multiples destinés à avertir les
hommes de se préparer au Jugement et à soumettre les coeurs au Juge qui va
venir.
Mais il est
difficile de savoir quels seront ces signes. Ceux que nous lisons dans
l’Evangile, comme le remarque saint Augustin, se rapportent non seulement au
Jugement dernier, mais encore à la destruction de Jérusalem et à cet avènement
continuel par lequel le Christ visite et éprouve son Église. De telle sorte
que, si l’on y réfléchit bien, on pourrait conclure qu’aucun n’est
caractéristique du dernier avènement, comme saint Augustin le dit encore ; car,
les combats, les épouvantes, etc., mentionnés dans l’Evangile, se rencontrent
tout au long de l’humanité. Dira-t-on qu’il y aura comme une recrudescence de
ces phénomènes à la fin du monde ? Mais il est impossible de préciser quel
degré elle doit atteindre pour l’annoncer clairement. Quant aux signes énumérés
par saint Jérôme, il n’affirme point leur réalité ; il dit seulement les avoir
rencontrés dans les annales des Juifs, et l’on doit dire qu’ils paraissent fort
peu vraisemblables.
Solutions :
1. Saint Augustin
dit que, à la fin des temps, les méchants persécuteront les bons ; ceux-ci
craindront donc, tandis que ceux-là seront tranquilles. Ce sont donc les
méchants qui diront : "Paix et sûreté" (1
Th 5, 3), parce qu’ils négligeront les signes annonciateurs du Jugement
; tandis que les bons "sécheront de frayeur, etc.", comme parle saint
Luc (21, 26).
On peut dire
encore que ces signes avant-coureurs sont compris dans le temps et le jour du
Jugement. Avant donc leur apparition et l’effroi qu’ils en éprouveront, les
impies se croiront en paix et en sécurité, en voyant que la fin du monde ne
suit pas immédiatement la mort de l’Antéchrist, ainsi qu’ils se l’étaient
imaginé.
2. Le jour du
Seigneur viendra "comme un voleur" (1 Th 5,
2), parce que la date précise en est inconnue, les signes précurseurs
étant insuffisants à le manifester. Quant aux signes indubitables qui
précéderont immédiatement le Jugement, on peut dire qu’ils font partie de ce
jour même.
3. Quoique les
prophètes connussent d’avance le premier avènement du Christ, cet avènement eut
lieu en secret ; il ne devait donc pas être annoncé par des signes, à la
différence du second, dont la date reste mystérieuse, mais où le Christ viendra
dans sa gloire.
Objections :
1. Raban Maur
déclare que "rien n’empêche de croire qu’alors le soleil, la lune et les
astres seront privés de leur lumière, comme il advint du soleil pendant la
Passion".
2. La lumière des
corps célestes est destinée à la génération des corps terrestres : car c’est
aussi par elle que leur influence s’exerce et non seulement par leur mouvement,
comme le dit Averroès. Mais, cette génération cessant, leur lumière deviendra
inutile.
3. Certains
auteurs disent que les créatures matérielles seront purifiées des qualités qui
sont les principes de leur action. Or, les corps célestes agissent aussi bien
par leur lumière que par leur mouvement, qui doivent
donc disparaître ensemble.
Cependant :
1. Au dire des
astrologues, il ne peut y avoir en même temps éclipse de soleil et éclipse de
lune. Donc l’obscurcissement dont on parle ne peut être réel, comme conséquence
d'une double éclipse.
2. Le même fait ne
peut être à la fois cause d’accroissement et de disparition par rapport à un
même phénomène. Or l’avènement du Seigneur, dit Isaïe (30, 26) : "la
lumière de la lune sera comme la lumière du soleil, et la lumière du soleil
sera sept fois plus grande".
Conclusion :
Si l’on parle du
moment même de l'avènement du Christ il n'est pas croyable que le soleil et la
lune cessent de briller, puisque l’univers entier sera renouvelé lorsque le
Christ apparaîtra et que les saints ressusciteront glorieux. S’il s’agit du
temps qui précédera le Jugement, il est possible que le soleil, la lune et les
astres s’obscurcissent, simultanément ou les uns après les autres, par un
miracle de la puissance divine destiné à frapper de terreur les humains.
Solutions :
1. Il est ici
question du temps qui précédera le Jugement.
2. La lumière des
corps célestes n’a point pour but unique d’agir sur les êtres terrestres, mais
encore d’être pour eux-mêmes un élément de perfection et de beauté. Si donc la
génération cesse sur la terre, il ne s’ensuit pas que la lumière des corps
célestes disparaisse, mais plutôt devra-t-elle devenir plus brillante.
3. L’opinion
d’après laquelle les éléments doivent perdre leurs qualités élémentaires paraît
peu probable. Si on l’admet, il faut faire exception pour la lumière ; en
effet, les autres qualités élémentaires sont contraires entre elles et agissent
par destruction, tandis que la lumière agit comme un principe de règle et
d’harmonie. - Il y a aussi cette différence entre elle et le mouvement des
corps célestes, à savoir, que celui-ci est "l’acte d’un être
imparfait", qui doit donc cesser avec l’état de perfection ; ce qui n’est
pas le cas pour la lumière.
Objections :
1. Ce nom ne peut
désigner que des esprits bienheureux. Or, l’immutabilité est un élément de la
béatitude.
2. L’étonnement a
pour cause l’ignorance. Or, dans les anges il n’y a ni surprise, ni ignorance
"Ceux qui voient Celui qui voit tout, est-il quelque chose qu’ils ne
voient pas ?"
3. "Tous les
anges se tiendront autour du trône" (Ap 7, 11) ;
tous seront présents au Jugement. Mais les Vertus sont un Ordre angélique.
Pourquoi feraient-elles exception ?
Cependant :
1. Il est dit dans
Job (26, 11) : "Les colonnes du Ciel s’ébranlent et s’épouvantent à sa
venue."
2. Et en saint
Matthieu (24, 20) : "Les étoiles tomberont du ciel et les vertus des cieux
seront ébranlées".
Conclusion :
Selon saint
Denys le pseudo-aréopagite, le mot "vertus", employé en parlant des
anges, peut désigner soit un Ordre spécial, dont il fait le second de la seconde
Hiérarchie, tandis que saint Grégoire le Grand en fait le premier de la
Hiérarchie inférieure, soit tous les esprits angéliques sans distinction.
- Le Maître des
Sentences préfère ce second sens et explique le saisissement des anges par la
vue du nouvel état de choses dont l’univers donnera le spectacle.
S’il s’agit des
anges qui composent l’Ordre des "Vertus", le changement qu’on leur
attribue spécialement s’explique par l’effet dont ils sont la cause.
- D’après saint
Grégoire le Grand, ils sont chargés d’opérer les miracles ; or, à la fin du
monde, les miracles seront multipliés.
- Selon saint
Denys le pseudo-aréopagite, et la place qu’il leur assigne, ils ont une
puissance qui n'est pas particularisée ; leur fonction doit donc avoir pour
objet les causes universelles, c’est-à-dire, le mouvement des corps célestes
dont l’influence s’exerce sur les êtres terrestres. Leur nom même de
"Vertus des cieux" semblerait indiquer leur fonction. Or en ce temps
en eux un changement, une cessation d’activité, puisqu’ils n’auront plus à
mouvoir les corps célestes, de même que les fonctions des anges gardiens
n’auront plus de raison d’être.
Solutions :
1. Ce changement
n’affecte en rien leur état ; il se rapporte seulement aux effets produits par
eux et qui peuvent changer sans qu’ils changent eux-mêmes, ou encore, à une
connaissance nouvelle que n’avaient pu leur fournir leurs idées innées. Cette
mobilité de pensées n’empêche pas leur béatitude ; ce qui fait dire à saint
Augustin que "Dieu meut la créature spirituelle dans le temps".
2. L’étonnement a
pour objet les choses qui dépassent notre condition ou nos forces. Ainsi, les
Vertus des cieux s’étonneront de voir la vertu divine opérer de si grands
prodiges qu’elles sont incapables d’imiter et de comprendre ; c’est dans le
même sens que sainte Agnès disait que "la beauté divine est un sujet
d’étonnement pour le soleil et la lune". Cela ne suppose donc pas de
l’ignorance dans les anges, mais seulement une incapacité de comprendre Dieu.
Il s’agit
maintenant de la conflagration de l’univers qui doit avoir lieu à la fin des
temps. On demande : - 1. Le monde doit-il être purifié ? - 2. Purifié par le
feu ? - 3. Par un feu de même nature que celui qui est l’un des quatre éléments
? - 4. Purifiera-t-il tous les cieux supérieurs ? - 5. Consumera-t-il les
autres éléments ? - 6. Purifiera-t-il tous les éléments ? - 7. La conflagration
aura-t-elle lieu avant ou après le Jugement ? - 8. Atteindra-t-elle les hommes ?
- 9. Engloutira-t-elle les réprouvés ?
Objections :
1. Seul, ce qui est
impur a besoin d’être purifié. Mais les créatures de
Dieu ne le sont point : "Ce que Dieu a déclaré pur, ne l’appelle pas
impur".
2. La purification
opérée par la justice divine a pour objet le péché, par exemple, en purgatoire.
Mais il ne saurait y avoir rien de pareil dans les éléments de l’univers.
3. Purifier une
chose, c’est séparer d’elle ce qui lui est étranger et la diminue ; lui enlever
ce qui l’ennoblit, ce n’est plus la purifier, mais l’amoindrir. Or, leur
combinaison rend les éléments composés plus parfaits et plus nobles, puisque la
forme du corps composé est supérieure à celle du corps simple. La purification
de l’univers semble donc inadmissible.
Cependant :
1. Tout
renouvellement exige une certaine purification. Or, les éléments seront
renouvelés : "Je vis un nouveau Ciel et une nouvelle terre, car le premier
Ciel et la première terre avaient disparu" (Ap
21, 1).
2. "La figure
de ce monde passe", dit saint Paul (1 Co 7, 31) ; et la Glose ajoute :
"La beauté de ce monde périra dans la conflagration universelle".
Conclusion :
Puisque le monde
a été fait, à certains égards, pour l’homme, il faut que, lorsque l’homme sera
glorifié dans son corps, les autres êtres corporels soient améliorés, afin que
l’univers devienne un séjour à la fois plus convenable et plus agréable. La
glorification du corps humain exige la disparition des deux choses qui s’y
opposent, à savoir, la corruption et la souillure du péché : "La
corruption ne possédera point l’incorruptibilité" (1 Co 15, 50), et tous
les immondes seront "exclus" de la cité glorieuse. De même, et toute
proportion gardée, faut-il que les éléments cosmiques soient purifiés des
dispositions contraires avant d’être renouvelés et glorifiés.
Sans doute, le
péché ne peut pas, à proprement parler, souiller les choses corporelles ; il
met cependant en elles une espèce de répugnance à un enrichissement spirituel.
Les lieux profanés par certains crimes sont jugés impropres aux cérémonies
religieuses, tant qu’ils n’ont pas été purifiés. D’après ce principe, la partie
de l’univers où vivent les hommes a contracté, à cause de leurs péchés, une
certaine inaptitude à être glorifiée, et donc un besoin de purification. - De
même, les éléments de la partie intermédiaire, par leur contact avec les
nôtres, subissent des influences : corruption, génération, altération, qui les
dégradent et exigent qu’ils soient purifiés, eux aussi, avant d’être renouvelés
et glorifiés.
Solutions :
1. Quand on dit
que toute créature de Dieu est pure, il faut entendre que sa substance ne
contient aucun mélange de mal, au sens des Manichéens qui prétendaient que le
bien et le mal sont deux substances, tantôt séparées, tantôt mêlées. Mais cela
n’exclut pas la possibilité d’un alliage, par lequel une chose, bonne en elle-même,
déprécie cependant celle à laquelle elle s’allie. Cela n’exclut pas non plus la
possibilité du mal pour une créature, mais toujours comme un accident, et jamais
comme une partie essentielle.
2. Quoique les
éléments corporels ne puissent être le sujet du péché, celui-ci leur fait
cependant contracter une certaine inaptitude à recevoir leur glorification.
3. Si l’on
considère dans la forme du corps composé et celle du corps simple, ou élément,
la perfection spécifique, le corps composé est plus excellent ; si l’on y
considère la permanence dans l’être, le corps simple est meilleur ; car, s’il
peut subir l’action d’une cause étrangère à lui, il n’a pas en lui-même, comme
le corps composé, ce mélange d’éléments contraires qui est un principe de
dissolution. Il peut donc être atteint dans l’une de ses parties, mais il est
incorruptible comme un tout, ce qu’on ne peut pas dire du corps composé. Il est
donc plus près de l’état glorieux, dont l’un des attributs est l’incorruption,
que ce dernier, à moins que celui-ci n’ait en lui-même un principe
d’incorruption, comme, par exemple, le corps humain dont la forme (l’âme
humaine) est incorruptible. Quoique le corps composé soit, d’une certaine
manière, plus excellent. Le corps simple, étant un corps, a des parties
quantitatives homogènes ; étant un corps simple, il forme un tout indivisible,
puisqu’il n’est pas composé de plusieurs parties essentielles. Ainsi le corps
simple est meilleur en lui-même que comme partie du corps composé car en celui-ci
il est, pour ainsi dire, en puissance, tandis que, en lui-même, il possède son
ultime perfection.
Objections :
1. Le feu, étant
une partie de l’univers, a besoin, autant que les autres, d’être purifié ; mais
il ne peut pas l’être par lui-même.
2. Aussi bien que
le feu, l’eau sert à purifier, et certaines purifications lui étaient réservées
dans l’ancienne Loi. La purification de l’univers, du moins dans sa totalité,
ne se fera donc pas par le feu.
3. Elle semble
devoir consister à désagréger les parties qui composent l’univers afin de les
rendre plus pures. Mais "cette oeuvre de distinction", à l’origine du
monde, eut pour cause la seule puissance divine ; Anaxagore dit qu’elle est un
acte de l’intelligence qui meut toutes choses. La purification finale sera donc
faite par Dieu lui-même, et non par le feu.
Cependant :
1. La réponse
affirmative est suggérée par un texte des Psaumes (49, 3) qui parle en ces
termes de la fin du monde et du Jugement : "Devant lui est un feu
dévorant, autour de lui se déchaîne la tempête... Il appelle les cieux en haut,
et la terre, pour juger son peuple".
2. Saint Pierre (2
P 3, 12) dit aussi : "Les cieux enflammés se dissoudront, et les éléments
embrasés se fondront".
Conclusion :
La purification
de l’univers est destinée à enlever la souillure résultant du péché, l’impureté
consécutive au mélange des éléments, et à préparer l’état glorieux. Le feu convient
très parfaitement à ce triple effet :
- 1° Il est le
plus noble des éléments, celui dont les propriétés naturelles, par exemple et
surtout la lumière, ressemblent le plus à celles de la gloire.
- 2° L’énergie
de son activité rend un alliage avec lui plus difficile qu’avec tout autre
élément. - 3° La sphère ignée est éloignée du globe terrestre, demeure des
hommes, et ceux-ci emploient le feu moins communément que la terre, l’eau ou
l’air ; il est donc par là même moins contaminé.
Pour ces motifs,
il possède une grande efficacité pour purifier et diviser jusqu’aux parties les
plus subtiles.
Solutions :
1. C’est uni à une
matière étrangère que le feu est employé par l’homme ; uni à la seule matière
qui lui est propre, il n’est pas à notre portée, et c’est en cet état de pureté
originelle qu’il pourra purifier et comme raffiner le feu que nous employons.
2. Le déluge
purifia le monde de la seule souillure du péché, et surtout du péché de
convoitise auquel l’eau convenait bien comme élément purificateur. La
purification finale ayant pour objet et la souillure du péché et l’impureté
provenant du mélange des éléments, le feu paraît lui convenir mieux que l’eau.
Celle-ci est plus apte à amalgamer qu’à désagréger, et donc moins capable de
séparer les éléments pour les purifier. D’autre part, à la fin du monde, devenu
vieux, pour ainsi dire, le grand péché, ce sera la tiédeur : "La charité
d’un grand nombre se refroidira". Il convient donc qu’il soit purifié par
le feu.
Il n’y a rien
qui ne puisse être purifié par le feu. Cependant, certaines choses ne peuvent
l’être sans être consumées, par exemple, les linges, ustensiles en bois, etc.,
dont l’ancienne Loi ordonnait la purification par l’eau. Mais, à la fin du
monde, toutes ces choses doivent être détruites par le feu.
3. Par l’oeuvre de
distinction les choses ont reçu, à l’origine, les formes diverses qui les
distinguent les unes des autres ; ce qui ne pouvait être fait que par l’Auteur
de la nature. Mais la purification finale doit ramener les choses à la pureté
de leur création ; et, en cela, une créature peut servir d’instrument au
Créateur, d’autant mieux que ce sera pour elle un honneur.
Objections :
1. Aucune chose ne
se consume elle-même. Or, la Glose affirme que "ce feu consumera les
quatre éléments".
2. L’opération
manifeste la puissance, et celle-ci, la nature. Or, le feu qui doit purifier
l’univers sera autrement puissant que le nôtre, qui en est incapable. Il sera
donc aussi d’une nature différente.
3. Les choses
corporelles de même espèce ont même mouvement. Or, le feu purificateur ne se
mouvra pas dans un sens unique, comme le nôtre, mais dans tous les sens, afin
d’envelopper et de purifier toutes choses.
Cependant :
1. Saint Augustin
dit : "La figure de ce monde périra par la conflagration des feux de
l’univers".
2. La dernière
purification de l’univers par le feu correspond à la première, à celle du
déluge, qui s’accomplit par l’eau, qui était de même nature que la nôtre. Il en
sera donc de même du feu purificateur.
Conclusion :
Cette question a
reçu trois réponses :
- 1° Certains
ont prétendu que le feu descendra de la sphère ignée, en se multipliant. Le
feu, en effet, s’accroît dans la mesure où il rencontre des matières
inflammables. Il en sera ainsi, surtout à la fin du monde, où sa puissance
triomphera de tous les autres éléments.
Cependant, il
semble que, à la fin du monde, le feu ne doive pas seulement descendre, mais
encore monter, "et atteindre la hauteur des eaux du déluge", dit la
Glose. Il semble donc qu’il prendra naissance dans le lieu intermédiaire.
- 2° On a donc
dit encore que ce feu serait allumé, non loin de la terre, par la concentration
des rayons émanés des corps célestes qui se réfléchiront dans les concavités
des nuages comme dans un miroir ardent. Cette opinion a contre elle que, les
effets des corps célestes dépendant de leur position et de leur aspect, les
astronomes pourraient donc prévoir et prédire le temps de la conflagration
finale, ce qui est contraire aux Écritures.
- 3° C’est
pourquoi, on a dit enfin, avec saint Augustin, que, "de même que le déluge
a été produit par l’inondation des eaux de l’univers, c’est aussi par la
conflagration des feux de l’univers que la figure de ce monde périra".
Cette conflagration résultera de la combinaison de toutes les-causes
supérieures et inférieures capables de produire le feu ; combinaison qui, au
lieu d’être naturelle, sera due à la puissance de Dieu et provoquera un
embrasement universel qui détruira la face de ce monde.
Si l’on
considère ces opinions en elles-mêmes, on voit qu’elles diffèrent quant à
l’origine du feu purificateur, mais qu’elles s’accordent sur sa nature. En
effet, le feu engendré par le soleil ou par quelque agent terrestre ne diffère
du feu à l’état pur, tel qu’il est dans sa sphère, que par un mélange
d’éléments étrangers. Il faudra bien qu’il en soit ainsi, à la fin du monde,
puisque le feu ne saurait purifier une chose sans se l’incorporer en quelque
façon. Il faut donc admettre purement et simplement que le feu purificateur
sera de même nature que le nôtre.
Solutions :
1. Ce feu sera
spécifiquement le même que le nôtre, mais il en différera numériquement. Or,
nous voyons que de deux feux de même espèce, le plus violent supprime l’autre,
en consumant la matière qui alimentait ce dernier. Ainsi en sera-t-il à la fin
du monde.
2. Une puissance
se manifeste par l’opération qu’elle produit, comme elle-même manifeste
l’essence ou nature issue des principes constitutifs d’un être. Au contraire,
une opération qui n’est pas produite par une puissance inhérente à l’être qui
agit ne saurait manifester cette puissance, comme on le voit dans les êtres qui
servent d’instruments. En effet, l’action de l’instrument manifeste surtout la
puissance de celui qui l’emploie, puisqu’elle la manifeste comme premier
principe de l’opération, tandis qu’elle ne montre, dans l’instrument, que la faculté
de recevoir l’influence motrice. De même, une puissance qui ne procède pas des
principes constitutifs d’un être ne manifeste, de la nature de cet être, que la
réceptivité ; par exemple, le pouvoir qu’a l’eau
chaude de chauffer montre seulement qu’elle peut recevoir la chaleur ; ce qui
n’empêche donc pas l’eau chaude d’être de même nature que l’eau froide. De
même, rien n’empêche que le feu qui aura la puissance de purifier l’univers
soit de même nature que le nôtre, puisque cette puissance ne viendra pas de ses
principes essentiels, mais de l’action divine ; peu importe, d’ailleurs,
qu’elle soit en lui une qualité absolue, comme la chaleur dans l’eau chaude, ou
une simple influence transitoire, comme c le cas pour un instrument. Cette
dernière explication semble plus probable, puisque le feu purificateur n’agira
que comme instrument de la puissance divine.
3. Par sa nature
propre, le feu tend seulement à monter ; mais, attaché à la matière combustible
qui lui est nécessaire pour exister en dehors de sa sphère, il occupe le lieu
qu’elle occupe elle-même, On comprend qu’il puisse ainsi tournoyer ou
descendre, surtout comme instrument de la puissance divine.
Objections :
1. Ils font partie
de la création : "Les cieux, dit le Psalmiste (101, 26-27) s’adressant au
Seigneur, sont l’ouvrage de vos mains. Ils périront, mais vous, vous
demeurez". Ils doivent donc être atteints par la conflagration
universelle.
2. "Les cieux
enflammés se dissoudront, dit saint Pierre (2 P 3, 12), et les éléments
embrasés se fondront". Mais les cieux qui se distinguent des éléments sont
les cieux supérieurs auxquels sont fixés les astres. Ils doivent donc, eux
aussi, être purifiés par le feu.
3. Le feu doit
éliminer des êtres corporels tout obstacle à leur glorification. Or, dans le Ciel
supérieur se rencontre un double obstacle. L’un vient du péché, puisque c’est
là que le démon a péché. L’autre vient de leur nature même ; ces paroles de
saint Paul (Rm 8, 22) : "Nous savons que,
jusqu’à ce jour, la création tout entière gémit et souffre des douleurs de
l’enfantement", sont ainsi commentées par la Glose : "Tous les
éléments rem plissent leur fonction avec effort ; ce n’est pas sans effort que
le soleil et la lune agissent dans les espaces qui leur sont assignés".
Leur purification s’impose donc.
Cependant :
1. C’est un
principe aristotélicien que "les corps célestes ne sont pas susceptibles
d’une impression venue du dehors".
2. A propos de ces
paroles de saint Paul (2 Th 1, 8) : "Jésus viendra au milieu d’une flamme
de feu pour faire justice, etc." la Glose dit : "Ce feu, qui
précédera sa venue, s’élèvera dans les airs à la hauteur des eaux du
déluge". Mais ces eaux n’ont point atteint les cieux supérieurs (Gn 7, 20) ; elles ont seulement dépassé de quinze coudées
le sommet des montagnes.
Conclusion :
La purification
finale doit éliminer des êtres corporels ce qui y est contraire à l’état
glorieux, qui sera comme l’apothéose de l’univers. En tous il se rencontre un
obstacle, mais pas le même en tous. Dans les corps inférieurs, c’est quelque
chose d’inhérent à leur substance : car, en se mélangeant les uns avec les
autres, ils ont perdu leur pureté native. Dans les corps célestes, ce n’est
autre chose que le mouvement, qui est un acheminement à la perfection, et
encore, le seul mouvement local, qui n’affecte ni leur substance, quantité ou
qualité, mais leur localisation, c’est-à-dire, quelque chose d’extérieur à leur
être. Le Ciel supérieur n’a donc pas besoin qu’on lui enlève rien de
substantiel, mais seulement qu’on arrête son mouvement ; pas besoin qu’une
action dissolvante s’exerce sur lui, mais seulement que celui qui le meut cesse
d’agir. La purification des corps célestes ne se fera donc ni par le feu ni par
quelque autre créature, mais par un arrêt de leur mouvement, causé par la seule
volonté divine
Solutions :
1. Saint Augustin
remarque qu’il s’agit ici des "cieux aériens", qui doivent être
purifiés par le feu. Si on veut appliquer ce texte aux cieux supérieurs, il
faut répondre qu’ils périront en ce sens que le mouvement qui les anime
aujourd’hui cessera.
2. Saint Pierre
parle, comme il s’en explique lui-même, "des cieux et de la terre qui
furent atteints par le déluge, et que la même parole de Dieu tient en réserve
et garde pour le feu, au jour du Jugement". Il s’agit donc seulement des
cieux aériens.
3. Cet effort,
cette contrainte, que saint Ambroise de Milan attribue aux corps célestes,
n’est autre chose que la variation du mouvement, qui les soumet au temps, et le
défaut de la perfection finale qui doit être un jour la leur. Le péché des
mauvais anges n’a pas non plus souillé le Ciel empyrée dont ils furent
immédiatement chassés.
Objections :
1. "Les
quatre éléments dont se compose l’univers, dit saint Bède le Vénérable, seront
la proie du grand feu. Il ne les consumera pas tous jusqu’à les réduire à
néant, mais deux seulement ; les deux autres seront transformés et rendus plus
parfaits". Ainsi donc, deux éléments au moins seront entièrement détruits.
2. "Le
premier ciel et la première terre avaient disparu, et il n’y avait plus de
mer" (Ap 21, 1). Par Ciel, il faut entendre
l’air, selon saint Augustin. Quant à la mer, ce mot désigne "l’ensemble
des eaux". Ce n’est donc plus seulement deux, mais trois éléments, dont la
destruction sera complète.
3. Le feu ne
purifie une chose, que si elle devient sa matière. Il faudra donc que les autres
éléments deviennent du feu, c’est-à-dire, qu’ils perdent leur propre nature.
4. La forme
(substantielle) du feu est la plus noble que puisse recevoir la matière
élémentaire. Donc, la purification finale, qui doit être une oeuvre de
perfection, devra changer en feu tous les éléments, et totalement.
Cependant :
1. A cette parole
de saint Paul : "La figure de ce monde passe", (1 Co 7, 31), la Glose
ajoute : "C’est sa beauté qui passe, mais non point son être". Or,
l’être même des éléments est nécessaire à la perfection de l’univers. Il ne
sera donc pas détruit par le feu.
2. La purification
finale par le feu ressemblera à celle dont l’eau fut autrefois l’instrument, et
qui n’atteignit pas les éléments dans leur être même.
Conclusion :
Il y a plusieurs
opinions à ce sujet. Certains admettent, pour les quatre éléments, la
permanence de leur matière en même temps que la disparition de ce qu’il peut y
avoir en eux d’imparfait ; mais ils ajoutent que l’air et la terre conserveront
leur forme substantielle, tandis que le feu et l’eau prendront celle du Ciel
ils en porteront le nom, ainsi que l’air que, sous la forme qu’il possède
actuellement et qu’il gardera, nous appelons le Ciel. C’est pour cette raison
que l’Apocalypse (21, 1) ne mentionne que le ciel et la terre : "Je vis un
Ciel nouveau et une terre nouvelle".
Cette opinion
est tout à fait déraisonnable. Elle est antiphilosophique : car on ne saurait
admettre que les corps terrestres sont en puissance à la forme des corps
célestes, puisqu’ils n’ont avec ceux-ci ni matière commune ni qualités
contraires. Elle est antithéologique : car elle enlève à l’univers deux de ses
éléments et par là même son intégrité et sa perfection. Dans le texte précité,
il faut entendre par "Ciel" un cinquième corps, et par
"terre" les quatre éléments, comme il est dit dans le psaume (148, 7-8)
: "De la terre louez le Seigneur,... feu et grêle, neige et glace",
etc.
C’est pourquoi
d’autres disent que les éléments garderont leur substance, mais perdront leurs
qualités actives et passives. Ils admettent aussi que, dans le corps composé,
les éléments conservent leur forme substantielle, sans avoir cependant leurs
qualités propres, qui sont réduites à une moyenne et, par le fait même, ne sont
plus ce qu’elles étaient. Saint Augustin semble avoir dit quelque chose
d’analogue : "Les qualités des éléments corruptibles, qui étaient en
rapport avec nos corps sujets à la corruption, seront entièrement détruites par
cette conflagration du monde, et leur substance jouira de ces qualités qui, par
un merveilleux changement, conviennent à des corps immortels".
Cependant, les
qualités propres des éléments étant causées par leur forme substantielle, il
paraît improbable que, si celle-ci demeure, celles-là puissent être modifiées,
sinon par une action violente et passagère ; comme nous voyons l’eau chaude
reprendre naturellement sa température normale que l’action du feu lui avait
fait perdre, pourvu que cette action n’ait point altéré sa nature.
- De plus ces
qualités sont une perfection secondaire pour les éléments dont elles sont les
attributs caractéristiques, et il n’est pas probable que la transformation
finale enlève aux éléments quelque chose de leur perfection naturelle.
Il faut donc
dire que les éléments conserveront leur substance et leurs qualités propres,
mais seront purifiés des souillures qu’ils ont contractées par les péchés des
hommes, et de l’impureté consécutive à leurs actions et réactions mutuelles,
car celles-ci deviendront impossibles par l’arrêt du premier mobile. C’est ce
que saint Augustin appelle "les qualités des éléments corruptibles",
c’est-à-dire, des manières d’être qui ne leur sont pas naturelles et qui les
rapprochent de la corruption.
Solutions :
1. Ce feu
consumera les quatre éléments en ce sens qu’il les purifiera. "Deux seront
totalement consumés", ne veut pas dire qu’ils seront détruits jusqu’à leur
substance même, mais que leur activité sera réduite davantage. Suivant certains
auteurs, il s’agit du feu et de l’eau qui attaquent le plus violemment les
autres corps par le chaud et le froid, mais qui n’agiront plus ainsi dans le
nouvel état du monde, et sembleront donc d’autant plus différents de ce qu’ils
étaient.
- Selon
d’autres, il s’agit de l’air et de l’eau, à cause des mouvements variés que
leur imprime l’influence des corps célestes. Comme ces perturbations, marées,
vents, etc., n’existeront plus, ces deux éléments sembleront avoir subi une
modification plus profonde.
2. "Il n’y
avait plus de mer". Selon saint Augustin, on peut entendre par là le
siècle présent, comme dans cette autre parole de saint Jean (Ap 20, 13) : "La mer rendit ses morts". Si l’on
prend le mot "mer" au sens littéral, il faut dire que la mer
subsistera quant à la substance de ses eaux, mais celles-ci ne seront plus ni
salées, ni agitées.
3. Ce feu sera
l’instrument de la Providence et de la puissance divine. Il agira donc sur les
autres éléments, non pour les détruire, mais pour les purifier. Il n’est pas
nécessaire que ce qui devient la matière du feu perde sa nature propre ; le fer
incandescent, retiré de la fournaise, revient naturellement à son premier état.
Il en sera ainsi des éléments purifiés par le feu.
4. Dans les
parties d’un tout, il ne faut pas considérer seulement ce qui convient à
chacune isolément, mais encore ce qui leur convient par rapport à l’ensemble.
L’eau, la terre et l’air acquerraient une forme plus excellente, s’ils
devenaient feu ; mais l’univers perdrait de son excellence, si toute la matière
des éléments se transformait en feu.
Objections :
1. Il ne doit
atteindre que la hauteur des eaux du déluge, qui ne s’élevèrent point jusqu’à
la sphère du feu. Cet élément ne sera donc pas purifié.
2. Il n’est pas
certain non plus que l’eau sera purifiée. "Il est hors de doute que l’air
et la terre seront transformés par le feu. Il n’en va pas de même pour l’eau,
car on peut croire qu’elle porte la purification en elle-même".
3. Le lieu de
l’éternelle souillure ne sera jamais purifié, c’est-à-dire l’enfer, qui fait
partie de l’univers. Celui-ci ne sera donc pas purifié en entier.
4. Même difficulté
pour le paradis terrestre qui ne sera pas touché par le feu, pas plus qu’il ne
le fut par le déluge, selon ce que dit saint Bède le Vénérable.
Cependant :
La Glose déjà
citée dit que "le grand feu consumera les quatre éléments" (2 P 3,
10).
Conclusion :
On a prétendu
que ce feu s’élèvera jusqu’au sommet de l’espace qui contient les quatre
éléments, de telle sorte que ceux-ci seront totalement purifiés et de la
souillure du péché qui est montée jusque-là, par exemple la fumée des
sacrifices idolâtriques, et aussi de la corruption qui leur est naturelle,
puisqu’ils sont corruptibles dans toutes leurs parties. Cette opinion est
contraire à l'Écriture. Saint Pierre (2 P 3, 5) déclare que les cieux qui
furent purifiés par l’eau "sont réservés au feu". Saint Augustin dit
aussi que "le même univers qui périt par le déluge, est destiné au
feu". Or, en fait, les eaux du déluge n’ont pas atteint le sommet de l’espace
qui contient les éléments, mais dépassèrent de quinze coudées seulement le
sommet des montagnes. Il est non moins évident que jamais vapeur ou fumée n’est
capable de traverser de part en part la sphère du feu, qui n’a donc pu être
totalement souillée par le péché. Ce feu ne purifiera pas non plus les éléments
de leur corruptibilité en leur enlevant quelque chose d’eux-mêmes, mais en
consumant les impuretés qu’ils ont contractées par leurs mélanges,
principalement sur la terre et jusqu’à la région moyenne de l’air. C’est
d’ailleurs la hauteur probable des eaux du déluge, à en juger par les quinze
coudées dont elles dépassèrent le sommet des montagnes.
Solutions :
1. Elle vient
d’être donnée.
2. L’eau possède
sans doute une vertu purificatrice, mais insuffisante pour préparer à l’état
glorieux.
3. Cette
purification aura surtout pour but d’éloigner toute imperfection de la demeure
des élus. Toutes les souillures seront dirigées vers la demeure des damnés ;
l’enfer ne sera donc pas purifié ; il sera, au contraire, comme le cloaque des
immondices de l’univers.
4. Quoique le
premier péché y ait été commis, le paradis terrestre ne fut pas la demeure des
pécheurs, pas plus que le Ciel empyrée, puisque, de l’un et de l’autre, l’homme
et le démon furent aussitôt chassés. Une purification n’est donc pas nécessaire
Objections :
1. Saint Augustin
le dit : "Quels sont les signes qui doivent arriver à ce Jugement, ou non
loin de là ? Les voici l’arrivée d’Elie de Thesbé, la
conversion des Juifs, la persécution de l’Antéchrist, le jugement du Christ, la
résurrection des morts, la séparation des bons et des méchants, l’embrasement
du monde et son renouvellement".
2. Il le répète :
"Après que les impies auront été jugés et jetés au feu éternel, alors la
figure de ce monde périra dans une conflagration Universelle".
3. Quand le
Seigneur viendra pour juger, il y aura encore des vivants, auquel saint Paul
fait dire "Alors, nous, laissés pour l’avènement du Seigneur, etc.".
Mais cela suppose que le feu n’a pas encore passé, car tous auraient péri.
4. Il est écrit
que le Seigneur jugera l’univers par le feu. La dernière conflagration sera
ainsi l’exécution du Jugement, qu’elle doit donc nécessairement suivre.
Cependant :
1. Le Psalmiste (96,
3) a dit : "Le feu le précédera".
2. "Tout oeil
verra" le Christ-Juge (Ap 1, 7). La résurrection
doit donc précéder le Jugement. Mais elle-même doit être précédée par le feu.
En effet, après la résurrection, les corps des saints seront spirituels et
impassibles, incapables donc d’être purifiés par le feu, qui cependant, saint
Augustin le dit, doit purifier tout ce qui doit l’être.
Conclusion :
La conflagration
du monde, quant à son premier effet, précédera certainement le Jugement. La
résurrection doit-elle même le précéder, puisque même "les fidèles qui
sont morts seront emportés sur les nuées, à la rencontre du Seigneur, dans les
airs" (1 Th 4, 17). Or, c’est en même temps que tous les hommes
ressusciteront, que les saints seront glorifiés dans leur corps "semé dans
l’ignominie et qui ressuscite glorieux" (1 Co 15, 43), et que la création
tout entière sera renouvelée, "affranchie de la servitude de la corruption
pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu" (Rm 8, 21). La conflagration, qui doit préparer cette
rénovation, aura donc son premier effet, la purification de l’univers, avant le
Jugement. C’est ensuite seulement qu’elle aura son second effet,
l’engloutissement des méchants dans l’enfer.
Solutions :
1. Saint Augustin
ne prétend donner ici que son opinion personnelle. Il ajoute, en effet
"Croyons que tout cela doit arriver ; mais comment ? Dans quel ordre ?
C’est ce qu’apprendra l’expérience mieux que la raison humaine. Je pense
cependant que tous ces événements arriveront dans l’ordre que j’ai
exposé".
2. Même réponse.
3. Tous les hommes
mourront et ressusciteront. Saint Paul appelle vivants ceux qui le seront à
l’époque de la dernière conflagration.
4. Le feu ne
suivra la sentence du Juge que pour ce qui regarde la punition des méchants.
Objections :
1. Ces effets sont
les suivants : consumer les méchants, purifier les imparfaits, épargner les
parfaits. Consumer, c’est réduire à néant Mais le feu n’aura point cet effet
sur les corps des méchants qui doivent endurer un supplice éternel.
2. Dira-t-on que
consumer, c’est seulement réduire en cendres ? Mais il en sera ainsi pour les
bons aussi bien que pour les méchants, puisque le Christ seul a ce privilège
que "sa chair ne connaisse pas la corruption" (Actes 2, 27).
3. La souillure du
péché imprègne les éléments qui font partie du corps humain, même chez les
bons, héritiers, comme les autres, du péché originel, plus que les éléments
étrangers. Or ceux-ci doivent être purifiés par le feu. A plus forte raison,
les corps de tous les hommes, bons ou méchants.
4. Tant que dure
cette vie, les éléments agissent indifféremment sur les hommes, qu’ils soient
bons ou méchants. Donc, à la fin du monde, le feu agira également sur tous les
vivants, sans distinction.
5. Cette
conflagration sera l’oeuvre d’un instant. Mais il semble bien que beaucoup
d’hommes auront besoin d’une purification prolongée.
Conclusion :
Dans son action préliminaire
au Jugement, le feu de la conflagration universelle agira à la fois
conformément à sa nature propre et comme instrument de la justice divine. Comme
feu, il produira les mêmes effets sur tous les hommes, bons ou méchants, qu’il
trouvera encore vivants il réduira leurs corps en cendres. Comme instrument, il
produira des effets sensibles différents. Les méchants en subiront toutes les
rigueurs. Les parfaits, qui n’auront rien à purifier, n’en ressentiront aucune
douleur, par un miracle semblable à celui des trois enfants dans la fournaise (Dn 3, 50), bien que, à la différence de ceux-ci, leurs
corps deviennent la proie des flammes. Les bons, qui auront besoin d’être
purifiés, le seront par les souffrances qu’il leur infligera, plus ou moins
vives selon qu’ils l’auront mérité.
- Après le
Jugement, ce feu n’agira que sur les réprouvés ; car tous les élus auront des
corps impassibles.
Solutions :
1. Consumer ne
signifie pas ici réduire à néant, mais réduire en cendres.
2. Les corps des
bons seront réduits en cendres, mais ils n’en ressentiront aucune douleur, pas
plus que les trois enfants dans la fournaise (Dn 3,
50).
3. Les éléments
seront purifiés dans le corps des parfaits, mais sans douleur.
4. Ce feu n’agira
pas seulement par sa vertu naturelle, mais comme instrument de la justice
divine.
5. Il y a trois
raisons pour lesquelles les hommes que le feu trouvera vivants pourront être
purifiés en un instant :
- 1° Les
terreurs et les persécutions des derniers temps auront effacé déjà en grande
partie leurs souillures.
- 2° Ils
subiront leur peine volontairement et en ce monde où la douleur acceptée est
beaucoup plus efficace que les châtiments d’outre-tombe ; comme saint Augustin
le dit des martyrs, chez qui "le tranchant de leurs supplices a enlevé ce
qu’il y avait à émonder".
- 3° Enfin, ce
feu gagnera en intensité ce qu’il perdra en durée.
Objections :
1. La Glose dit :
"Il est écrit qu’il y aura deux feux : l’un qui purifiera les élus et
précédera le Jugement ; l’autre qui tourmentera les réprouvés". Le
premier, le feu de la conflagration universelle, n’est donc pas le même que le
second, qui est celui de l’enfer, et ce n’est pas lui qui engloutira les
réprouvés.
2. Ce feu sera
l’instrument de Dieu pour purifier le monde. Il doit donc avoir part à la même
récompense que les autres éléments, d’autant plus qu’il est le plus excellent
de tous, et ne pas être enfoui dans l’enfer pour y faire souffrir les damnés.
3. Le feu qui doit
engloutir les méchants, c’est le feu de l’enfer. Mais ce feu leur a été préparé
dès l’origine du monde (Mt 25, 41) : "Allez, maudits, au feu éternel, qui
a été préparé pour le diable". Ces paroles d’Isaïe (30, 33) : "Dès
hier, Tophet a été préparé, préparé par le Roi",
sont ainsi interprétées par la Glose "Dès hier, c’est-à-dire, depuis le
commencement ; Tophet, c’est-à-dire, la vallée de la
Géhenne". Au contraire le feu de la dernière conflagration s’allumera par
le concours de tous les feux de l’univers. Ce n’est donc pas le même.
Cependant :
1. Il est écrit au
livre des Psaumes (97, 3) : "(Le feu s’avance devant lui, et) dévore à
l’entour ses adversaires".
2. A ces paroles
de Daniel (7, 10) : "Un fleuve de feu coulait, sortant de devant
lui", la Glose ajoute : "afin d’engloutir les pécheurs dans
l’enfer". Il s’agit bien du feu dont nous parlons, car il doit
"purifier les bons et punir les méchants".
Conclusion :
La purification
et la rénovation de l’univers ont pour but celles de l’humanité et doivent leur
correspondre. Or, la purification de l’humanité se fera par la séparation des
bons d’avec les méchants (Mt 3, 12) : "Sa main tient le van, et il nettoiera son aire ; il amassera le froment dans
son grenier, et il brûlera la paille dans un feu qui ne s’éteint point".
Il en sera de même dans la purification du monde. Les matières viles et
souillées seront rejetées dans l’enfer avec les réprouvés ; tout ce qu’il y
aura de noble et de beau sera réservé pour le glorieux séjour des élus. Le feu
purificateur lui-même subira une séparation analogue. "Ses matières
grossières et brûlantes, dit saint Basile, descendront en enfer pour le supplice
des damnés ; ses parties pures et lumineuses serviront à la gloire des élus
dans les régions supérieures de la création".
Solutions :
1. Le même feu
purifiera les élus et l’univers, quoique quelques-uns disent le contraire. Il
convient, en effet, que ce soit le même feu qui purifie l’univers et l’homme
qui en fait partie. On peut dédoubler ce feu quant à sa fonction, puisqu’il
purifiera les bons et tourmentera les méchants, et même quant à sa substance,
puisque ce n’est pas dans sa totalité que celle-ci sera refoulée en enfer.
2. Ce feu sera
récompensé par la séparation qui sera faite de ses éléments.
3. Après le
Jugement, la gloire des élus et la peine des réprouvés seront toutes les deux
plus grandes. La partie supérieure du inonde brillera d’un plus vif éclat pour
augmenter la gloire des élus, et tout ce qu’il y a de vil
et de grossier dans les créatures sera rejeté en enfer pour y accroître la
misère des damnés. On peut donc admettre qu’un nouveau feu vienne s’ajouter au
feu préparé dès le commencement du monde.
Nous avons à
considérer maintenant la résurrection et les circonstances qui doivent
l’accompagner. Nous étudierons le fait de la résurrection :
- 1° la cause ;
- 2° le temps et
la manière ;
- 3° le point de
départ ;
- 4° l’état des
ressuscités.
La première
question suggère les demandes suivantes : - 1. La résurrection des corps doit-elle
avoir lieu ? - 2. Sera-t-elle universelle ? - 3. Naturelle ou miraculeuse ?
Objections :
1. Job (14, 12) déclare
: "L’homme se couche et ne se réveillera pas tant que subsistera le ciel."
Mais le Ciel subsistera toujours, puisque "la terre" elle-même, au
dire de l’Ecclésiaste, "subsiste toujours". Il n’y a donc pas de
résurrection après la mort.
2. Notre Seigneur
prouve la résurrection par ces paroles de Dieu même (Mc 12, 26) : "Je suis
le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob," et ajoute :
"Or Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants." Mais,
lorsqu’il parlait ainsi, Abraham, Isaac et Jacob ne vivaient plus que par leurs
âmes. Ce ne sont donc pas les corps qui ressusciteront, mais seulement les
âmes.
3. Saint Paul
semble prouver la résurrection par la récompense due aux saints pour leurs
labeurs d’ici-bas (1 Co 15, 19) : "Si nous n’avons d’espérance que pour
cette vie seulement, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes."
Mais une récompense accordée à l’âme seule peut suffire le corps n’est que son
instrument, et l’instrument ne doit pas être récompensé comme celui qui s’en
est servi. La preuve en est que l’âme seule est punie en purgatoire où pourtant
chacune reçoit "ce qu’elle a mérité étant dans son corps. (2 Co 5, 10)"
Il n’est donc pas nécessaire d’admettre une résurrection des corps, mais
seulement des âmes, ce qui veut dire leur passage de la mort du péché et de la
souffrance à la vie de la grâce et de la gloire.
4. Le terme
dernier d’un être marque son apogée ; c’est alors qu’il atteint sa fin. Mais
l’état le plus parfait pour l’âme, c’est d’être séparée du corps elle est plus
semblable à Dieu et aux anges ; plus pure aussi, étant dégagée de tout ce qui
n’est pas elle-même. L’état de séparation d’avec le corps est donc dernier pour
l’âme. Elle ne reprendra donc pas son corps, pas plus que l’homme fait ne
redevient enfant.
5. La mort
corporelle est le châtiment du péché originel, de même que la mort, séparation
de l’âme d’avec Dieu, est le châtiment du péché mortel. Mais, après la sentence
de damnation, le retour à la vie spirituelle est impossible. Il n’y a donc pas
non plus de retour à la vie corporelle, de résurrection.
Cependant :
1. "Je sais,
dit Job (19, 25), que mon Rédempteur est vivant et qu’au dernier jour, je me
relèverai de la terre et de nouveau je serai recouvert de ma peau." il y
aura donc une résurrection des corps.
2. Le don du
Christ surpasse le péché d’Adam. Or, c’est par ce péché que la mort a été
introduite ; car, sans lui, il n’y aurait pas eu de mort. Le don du Christ doit
donc le réparer en rappelant à la vie.
3. Il doit y avoir
conformité entre les membres et la tête. Mais le Christ qui est la tête, vit et
vivra éternellement dans son corps et dans son âme, car "ressuscité des
morts, il ne meurt plus. (Rm 6, 9)" Donc, les
hommes, qui sont ses membres, vivront aussi dans leur corps et dans leur âme.
Il faut donc qu’il y ait une résurrection des corps.
Conclusion :
On affirme ou
l’on nie la résurrection selon que l’on définit différemment la fin dernière de
l’homme. Cette fin dernière, que tous désirent naturellement, c le bonheur. Certains
ont pensé qu’il était possible d’en jouir en cette vie ; dès lors, point
n’était besoin pour eux d’en admettre une autre dans laquelle l’homme
atteindrait sa perfection dernière : ils niaient donc la résurrection.
Mais cette
opinion ne tient guère devant la variété des conditions humaines, la fragilité
de notre organisme, l’imperfection et l’instabilité de la science et de la
vertu, toutes choses qui empêchent le bonheur d’être parfait, comme saint
Augustin le développe aux derniers chapitres de la Cité de Dieu.
Une seconde
opinion admet donc une survie, mais pour l’âme seule, ce qui semble suffisant à
satisfaire le désir du bonheur naturel à l’homme.
Saint Augustin
cite cette parole de Porphyre : "L’âme ne peut être heureuse qu’en fuyant
toute espèce de corps." Donc il n’y aura pas de résurrection.
Cette opinion
n’était pas, chez tous ses tenants, la conclusion des mêmes principes. Certains
hérétiques prétendaient que tous les êtres corporels venaient d’un principe
mauvais, tous les êtres spirituels, d’un principe bon. Le seul moyen, pour
l’âme, d’atteindre sa perfection suprême, c’était donc de quitter
définitivement son corps, afin de pouvoir s’unir à son principe et y trouver sa
béatitude. C’est pourquoi toutes les sectes hérétiques qui professent que c’est
le diable qui a créé ou formé les êtres corporels nient la résurrection des
corps. La fausseté de cette doctrine des deux principes a été établie au
commencement du second Livre des
Sentences.
D’autres ont
prétendu que l’âme, à elle seule, constitue toute la nature humaine, et qu’elle
se sert du corps comme d’un instrument ou qu’elle est en lui comme le pilote
dans le navire. Ainsi, du moment que l’âme seule est béatifiée, le désir du
bonheur, naturel à l’homme, est satisfait, sans qu’il soit besoin d’admettre la
résurrection des corps. Aristote a suffisamment réfuté cette théorie en
démontrant que l’âme est unie au corps comme la forme l’est à la matière.
Il est donc de
toute évidence que, puisque l’homme ne peut trouver le bonheur en cette vie, il
est nécessaire d’affirmer la résurrection.
Solutions :
1. Le Ciel ne
cessera jamais de subsister quant à sa substance, mais seulement quant à
l’influence qu’il exerce sur les transformations des êtres terrestres ; c’est
ce sens qu’il faut donner à la parole de saint Paul (1 Co 7, 30) : "La
figure de ce monde passe."
2. A proprement
parler, l’âme d’Abraham n’est pas Abraham, mais seulement une partie de lui-même
; et ainsi des autres. La vie de son âme ne suffirait donc pas pour qu’Abraham
soit vivant, ou pour que le Dieu d’Abraham soit le Dieu d’un vivant ; il y faut
la vie du composé tout entier, de l’âme et du corps. Cette vie n’existait pas,
à l’état de réalisation, au moment où Dieu prononçait ces paroles ; elle
existait cependant dans la réunion prévue de l’âme et du corps par la
résurrection. Ces paroles de Notre Seigneur sont donc un argument très
ingénieux, non moins qu’efficace, en faveur de la résurrection.
3. L’âme est unie
au corps, non seulement comme l’agent à l’instrument, mais comme la forme à la
matière ; c’est pourquoi l’opération est du composé, et non de l’âme seule. Or,
comme la récompense de l’oeuvre est due à l’ouvrier, c’est l’homme lui-même,
composé d’âme et de corps, qui doit recevoir la récompense de ce qu’il a fait.
Les péchés véniels sont appelés péchés, moins parce qu’ils ont absolument la
nature du péché que parce qu’ils y prédisposent ; de même, les peines du
purgatoire sont moins une punition qu’une purification ; le corps et l’âme sont
purifiés séparément le corps par la mort et la dissolution, l’âme par le feu.
4. Toutes choses
égales d’ailleurs, l’état de l’âme unie au corps est plus parfait, parce
qu’elle est une partie d’un tout et qu’une partie intégrale est faite pour le
tout. Ce qui ne l’empêche pas d’être plus semblable à Dieu, à un certain point
de vue. En effet, absolument parlant, un être ressemble le plus à Dieu, quand
il a tout ce qu’exige sa nature, parce qu’alors il reflète le mieux la divine
perfection. L’organe, qu’on appelle le coeur, est plus semblable à Dieu, qui
est immuable, quand il est en mouvement que lorsqu’il s’arrête, car son
mouvement, c’est sa perfection, son arrêt, c’est sa mort.
5. La mort
corporelle est la conséquence du péché d’Adam qui fut effacé par la mort du
Christ : elle doit donc disparaître, elle aussi ; tandis que la mort
spirituelle est la conséquence d’un péché dont on ne s’est pas repenti, et dont
on ne pourra plus jamais se repentir : elle est donc éternelle.
Objections :
1. La résurrection
n’aura lieu qu’à l’heure du Jugement. Mais il est dit dans les Psaumes (1, 5) :
"Les impies ne ressusciteront pas au Jugement." Tous les hommes ne
ressusciteront donc pas.
2. La même conclusion
négative semble ressortir de ce texte de Daniel (12, 2) qui contient une
certaine restriction : "Beaucoup de ceux qui dorment dans la poussière se
réveilleront."
3. La résurrection
rendra les hommes semblables au Christ ressuscité ; c’est pourquoi l’Apôtre
conclut que, puisque le Christ est ressuscité, nous aussi nous ressusciterons
(1 Co 15, 35). Mais ceux-là seulement doivent devenir semblables au Christ
ressuscité, qui "ont porté son image (Rm 8, 29),"
c’est-à-dire les bons.
4. La remise de la
peine exige la disparition de la faute. Or, la mort corporelle est la peine du
péché originel, qui n’est pas effacé chez tous les hommes. Tous ne
ressusciteront donc pas.
5. C’est par la
grâce du Christ que nous renaissons, et par elle aussi que nous ressusciterons.
Mais les enfants qui meurent dans le sein maternel sont incapables de renaître,
donc de ressusciter.
Cependant :
1. Saint Jean (5,
28) écrit : "Tous ceux qui sont dans le tombeau entendront la voix du Fils
de Dieu, et ceux qui l’auront entendue vivront."
2. De même, saint
Paul (1 Th 4, 16) : "Nous ressusciterons tous, etc."
3. La résurrection
est nécessaire pour que les ressuscités reçoivent la peine ou la récompense
qu’ils ont méritée. Or tous en sont là : les adultes par leur action
personnelle, les enfants, par l’action d’autrui. Tous doivent donc ressusciter.
Conclusion :
Ce qui a sa
raison d’être dans la nature même d’une espèce doit se retrouver également en
tous ceux qui en font partie. Telle est la résurrection : sa raison d’être,
c’est que l’âme séparée du corps est incapable de réaliser la perfection
dernière de l’espèce humaine. Aucune âme ne restera donc éternellement séparée
de son corps. Il est donc nécessaire que tous les hommes ressuscitent, aussi
bien qu’un seul.
Solutions :
1. Il s’agit ici
de la résurrection spirituelle, qui ne sera pas le partage des impies, lorsque
les consciences seront examinées au Jugement. - On pourrait dire encore qu’il
s’agit des impies tout à fait infidèles, qui ne ressusciteront pas pour être
jugés, puisqu'"ils sont déjà jugés".
2. "Beaucoup,
c’est-à-dire, tous," comme l’explique saint Augustin. Cette manière de
parler se rencontre souvent dans l’Écriture.
- Si on l’entend
dans un sens restreint, la restriction pourrait s’appliquer aux enfants morts
sans baptême, qui ressusciteront comme les autres, mais sans "se
réveiller". Au sens propre du mot, puisqu’ils ne doivent ressentir ni la
peine de l’enfer, ni le bonheur du Ciel ; se réveiller, c’est "reprendre
ses sens".
3. En cette vie,
les méchants comme les bons sont conformes au Christ par l’humanité, mais non
par la grâce. Tous aussi lui seront conformés par la vie naturelle qui sera
rendue à tous ; mais les bons seuls lui ressembleront par la gloire.
4. Ceux qui sont
morts avec le péché originel en ont subi la peine en mourant. Quoiqu’ils aient
encore le péché originel, ils peuvent néanmoins ressusciter, car la peine de ce
péché, c’est de mourir plutôt que de rester mort.
5. Nous renaissons
par la grâce du Christ qui nous est donnée ; nous ressuscitons par la grâce qui
lui a fait prendre notre nature et notre ressemblance. Ceux qui meurent dans le
sein maternel, quoique la grâce du Christ ne leur ait pas infusé la vie
surnaturelle, ressusciteront cependant, puisqu’ils ont la même nature humaine
que le Christ, du fait qu’ils possèdent tous les éléments essentiels de cette
nature.
Objections :
1.
"L’universalité, dit saint Jean Damascène, est le caractère de ce qui est
naturel dans les individus qui ont la même nature." Or, la résurrection
doit être universelle ; elle est donc naturelle.
2. "Ceux qui
ne veulent pas croire docilement à la résurrection, dit saint Grégoire le Grand,
devraient en être convaincus par leur raison. L’univers ne nous montre-t-il pas
partout et tous les jours des images de notre résurrection ?" Et il cite
la lumière, dont la disparition est comme une mort, et le retour, comme une
résurrection ; les arbres, qui ne perdent leur verdure que pour la voir
renaître ; les graines qui pourrissent et meurent, mais ensuite germent et
revivent. Or, la raison ne peut apprendre des phénomènes naturels rien que de
naturel. La résurrection l’est donc aussi.
3. Ce qui n’est
pas naturel est l’effet d’une certaine violence, et ne dure pas. Or, ce que la
résurrection aura refait durera éternellement Elle est donc naturelle.
4. L’unique fin à
laquelle tend la nature est ce qu’il y a de plus naturel. Mais cette fin, c’est
la résurrection et la glorification des saints, comme le dit saint Paul.
5. La résurrection
est un mouvement dont le terme est la perpétuelle union de l’âme et du corps,
et un mouvement est naturel, quand son terme l’est aussi. Or, la perpétuelle
union de l’âme et du corps est naturelle : l’âme étant faite pour le corps, il
est naturel à celui-ci d’être toujours vivant par l’âme, comme à l’âme de vivre
toujours en lui. La résurrection sera donc naturelle.
Cependant :
1. "De la
privation à la possession il n’y a pas de retour naturel." Or, la mort est
la privation de la vie. Donc, la résurrection, ou retour à la vie, n’est pas
naturelle.
2. Les êtres d’une
même espèce ont leur origine selon un mode unique et déterminé ; c’est pourquoi
les animaux qui sortent de la pourriture et ceux qui viennent d’un germe
appartiennent toujours à des espèces différentes. Or, le mode naturel à
l’homme, c’est d’être engendré par un autre homme. La résurrection ne sera donc
point naturelle, puisque le procédé sera tout différent.
Conclusion :
On peut
considérer trois espèces de mouvement ou action dans un être par rapport à sa
nature :
- 1° Le
mouvement ou action, dont la nature n’est ni le principe ni le terme, et qui
peut provenir soit d’un principe surnaturel, comme dans la glorification du
corps, soit d’un principe quelconque, comme dans la pierre lancée en l’air par
un mouvement violent et ayant pour terme un repos qui ne l’est pas moins.
- 2° Le
mouvement, dont le principe et le terme sont tous les deux naturels, telle la
pierre qui descend de son propre poids.
- 3° Le
mouvement, dont le terme est naturel, quoique le principe ne le soit pas ; ce
principe est tantôt supérieur à la nature : par exemple, dans la vue
miraculeusement recouvrée, le terme est naturel, mais le miracle ne l’est pas ;
tantôt simplement extérieur, comme dans le forçage des fleurs et des fruits. En
aucun cas, le principe ne saurait être naturel sans que le terme le soit aussi,
parce que les principes naturels sont déterminés à certains effets, au-delà
desquels ils sont inopérants.
- Le mouvement
ou action de la première espèce ne peut en aucune façon être dit naturel ; mais
miraculeux ou violent.
- Celui de la seconde
est absolument naturel.
- Celui de la
troisième ne l’est que relativement au terme naturel auquel il aboutit ; par
ailleurs, il est miraculeux, artificiel, ou violent. Est "naturel", à
proprement parler, "ce qui est selon la nature", c’est-à-dire, l’être
qui possède cette nature et les propriétés qui en découlent. Donc, à moins
d’une restriction, un mouvement ne peut être dit naturel, s’il n’a pas la
nature pour principe.
Quoique le terme
de la résurrection soit naturel, il est impossible que son principe le soit. La
nature, en effet, est "principe de mouvement dans l’être où elle est"
; principe actif, comme dans le déplacement des corps lourds ou légers, les
changements naturels des corps vivants ; principe passif, comme dans la
génération des corps simples. Le principe passif d’une génération naturelle est
une puissance passive naturelle, à laquelle correspond toujours une puissance
active naturelle aussi, peu importe d’ailleurs, quant à la question présente,
que ce principe actif ait pour objet la perfection dernière, c’est-à-dire, la
forme, ou seulement une prédisposition nécessaire, comme pour l’âme humaine,
selon la doctrine catholique, ou même pour toutes les formes, selon l’opinion
de Platon et d’Averroès.
Il n’existe
aucun principe actif naturel de la résurrection, ni pour unir le corps et
l’âme, ni pour préparer cette union, puisque la seule prédisposition qui soit
naturelle, c’est l’évolution du germe humain. Donc, même en admettant qu’il y
ait dans le corps une certaine puissance passive, une inclination quelconque à
sa réunion avec l’âme, elle serait hors de toute proportion avec c qu’exige un
mouvement pour être naturel. Dès lors, absolument parlant, la résurrection est
un miracle ; on ne peut l’appeler naturelle que relativement à son terme, ainsi
qu’on l’a expliqué.
Solutions :
1. Saint Jean
Damascène parle des caractères communs à tous les individus et qui ont leur
nature pour principe. En effet, si, par miracle, tous les hommes devenaient
blancs, ou se trouvaient réunis dans le même lieu comme au temps du déluge,
cela ne ferait ni de la blancheur, ni de cette localisation, des caractères
naturels de l’homme.
2. Les phénomènes
naturels ne peuvent aller jusqu’à démontrer ce qui n’est pas naturel, mais ils
peuvent servir à en persuader ; car la nature est comme un symbole du
surnaturel, par exemple, l’union du corps avec l’âme représente l’union de
l’âme béatifiée avec Dieu. De même, les exemples allégués par saint Paul et saint
Grégoire le Grand servent à nous persuader de la résurrection qui est un article
de foi.
3. Il s’agit ici
d’un mouvement dont le terme est contraire à la nature. Or, il n’en sera point
ainsi dans la résurrection. L’argument ne porte donc pas.
4. L’action de la
nature tout entière est subordonnée à celle de Dieu. Or, de même qu’un art
inférieur tend toujours à une fin que peut seul réaliser l’art supérieur qui
achève l’oeuvre ou se sert de l’oeuvre déjà achevée, de même, la nature, à elle
seule, est impuissante à réaliser la fin dernière à laquelle elle aspire. La
réalisation de cette fin ne petit donc pas être naturelle.
5. S’il ne peut y
avoir de mouvement naturel qui ait pour terme un repos violent, il peut
cependant y avoir un mouvement qui ne soit pas naturel et qui ait pour terme un
repos naturel.
Trois demandes :
- 1. La résurrection du Christ est-elle la cause de la nôtre ? - 2. La voix de
la trompette ? - 3. Les anges ?
Objections :
1. "Poser la
cause, c’est poser l’effet." Mais la résurrection du Christ n’a pas été
aussitôt suivie de celle des autres hommes. Elle n’est donc pas la cause de
notre résurrection.
2. Un effet exige
la préexistence de sa cause. Or, la résurrection aurait eu lieu même si le
Christ n’était pas ressuscité, car Dieu aurait pu sauver les hommes d’une autre
manière. La résurrection du Christ n’est donc pas la cause de la nôtre.
3. Un même
phénomène, commun à tous les êtres d’une même espèce, a une seule et même
cause. Or, la résurrection est commune à tous les hommes. Donc, comme celle du
Christ n’est pas la cause d’elle-même, elle ne l’est pas non plus de la
résurrection des autres hommes.
4. L’effet doit
avoir une certaine ressemblance avec sa cause. Mais la résurrection des
méchants ne ressemblera en rien à celle du Christ. Elle ne l’aura donc point
pour cause.
Cependant :
1. "Dans un
genre quelconque, ce qui est premier est cause de tout le reste." Or, la
résurrection corporelle du Christ le fait appeler "les prémices de ceux
qui dorment" (1 Co 15, 20) ;
"le premier-né d’entre les morts" (Ap 1, 5).
Sa résurrection sera donc la cause de celle des autres hommes.
2. La résurrection
du Christ a plus de rapport avec notre résurrection corporelle qu’avec notre
résurrection spirituelle ou justification. Or, la résurrection du Christ est la
cause de celle-ci : "Il est ressuscité pour notre justification."
Donc elle est la cause de celle-là.
Conclusion :
Le Christ est
appelé le Médiateur entre Dieu et les hommes, en vertu de sa nature humaine ;
aussi est-ce par l’entremise de celle-ci que les dons de Dieu parviennent aux
hommes. L’unique remède à la mort spirituelle, c’est la grâce donnée par Dieu ;
l’unique remède à la mort corporelle, c’est la résurrection opérée par Dieu.
Ainsi, de même que le Christ a reçu de Dieu les prémices de la grâce, et que sa
grâce est cause de la nôtre (Jn 1, 16) : "C’est
de sa plénitude que nous avons tous reçu, et grâce sur grâce" ; de même,
le Christ est le premier ressuscité et sa résurrection est cause de la nôtre.
Comme Dieu, il en est la cause, pour ainsi dire, équivoque ; comme Dieu-homme
ressuscité, il en est la cause prochaine et, en quelque sorte, univoque.
La cause
efficiente univoque produit un effet dont la forme est semblable à la sienne.
Mais il faut distinguer. En certains cas, la forme même, par laquelle l’effet
ressemble à sa cause, est le principe direct de l’action productrice de l’effet
telle la chaleur du feu. En d’autres, ce n’est pas cette forme elle-même, mais
les principes dont elle est issue : par exemple, si un homme blanc engendre un
homme blanc, la blancheur n’est pas le principe actif, mais on peut dire
néanmoins qu’elle est la cause de ce caractère, parce que c’est en vertu des
principes par lesquels il est blanc que le père engendre un fils qui l’est
aussi.
C’est de cette
manière que la résurrection du Christ est cause de la nôtre. Ce qui a
ressuscité le Christ, cause efficiente univoque de notre résurrection, nous
ressuscitera également, et c’est la puissance divine qu’il partage avec son
Père (Rm 8, 11) : "Celui qui a ressuscité Jésus-Christ
d’entre les morts rendra aussi la vie à vos corps mortels."
La résurrection
même du Christ, Homme-Dieu, est pour ainsi dire, la cause instrumentale de la
nôtre. En effet, le Christ agissait divinement en usant de son corps comme d’un
instrument saint Jean Damascène en donne comme exemple le lépreux que Jésus
guérit en le touchant.
Solutions :
1. Une cause
suffisante produit aussitôt son effet direct et immédiat ; mais il en va
autrement de l’effet dont un intermédiaire la sépare : par exemple, la chaleur,
si intense soit-elle, ne se communique pas tout d’un coup, mais peu à peu, en
faisant passer l’objet du froid au chaud, parce que son moyen d’action, c’est
le mouvement. La résurrection du Christ ne cause pas la nôtre directement, mais
moyennant le principe qui l’a causée elle-même, c’est-à-dire, la puissance
divine, qui nous ressuscitera comme elle a ressuscité le Christ. La puissance
divine elle-même agit toujours par le moyen de la volonté divine, qui est en
rapport immédiat avec l’effet à produire. La résurrection des hommes ne devait
donc pas suivre sans délai celle du Christ, mais elle la suivra à l’heure
marquée par la volonté de Dieu.
2. La puissance
divine ne dépend pas de telles ou telles causes secondes au point de ne pouvoir
produire leurs effets sans elles ou au moyen d’autres causes. Elle pourrait,
par exemple, entretenir la vie sur la terre indépendamment des influences
célestes, qui, cependant, selon l’ordre providentiel, eu sont la cause normale.
De même, la divine Providence a voulu que, dans le plan choisi par elle pour
l’humanité, la résurrection du Christ fût la cause de la nôtre. Elle aurait pu
choisir un autre plan, et alors, la cause de notre résurrection eût été celle
que Dieu lui aurait assignée.
3. Cet argument
suppose des êtres de même espèce, ayant tous le même rapport avec la cause
première de tel effet auquel l'espèce tout entière doit participer. Il n’en est
pas de même ici L’humanité du Christ est plus proche que la nôtre de la divinité
dont la puissance est la cause première de la vie. La résurrection du Christ a
donc pour cause immédiate la divinité, qui n’est cause de la nôtre que par
l’intermédiaire du Christ ressuscite
4. La résurrection
de tous, les hommes aura une certaine ressemblance avec celle du Christ par la
vie naturelle, que tous partagèrent avec lui et que tous retrouveront pour ne
plus la perdre. Mais les saints, qui ressemblèrent au Christ par la grâce, lui
ressembleront aussi par la gloire.
Objections :
1. "Croyez,
dit saint Jean Damascène, que la résurrection aura pour causes la volonté, la
puissance, un signe divins." Ces causes étant suffisantes, il n’y a pas
lieu d’en ajouter une autre.
2. A quoi bon la
voix de la trompette, puisque les morts sont incapables de l’entendre ?
3. Si une voix est
cause de la résurrection, ce ne peut être qu’en raison d’une puissance qu’elle
a reçue de Dieu. "Il donnera à sa voix la puissance", dit le Psaume (18,
13) ; et la Glose ajoute "de ressusciter les morts." Mais lorsqu’une
puissance est donnée à un être, même par miracle, l’acte qui s’ensuit n’en est
pas moins naturel ; par exemple, la vision de l’aveugle-né est naturelle,
quoiqu’il ait recouvré la vue par un miracle. La résurrection serait donc
naturelle ; ce qui est faux.
Cependant :
1. "Au son de
la trompette divine, écrit saint Paul, le Seigneur lui-même descendra du Ciel,
et ceux qui sont morts dans le Christ ressusciteront d’abord. (1 Th 4, 15)"
2. "Ceux qui
sont dans les tombeaux, dit saint Jean (5, 25), entendront la voix du Fils de
Dieu, et ceux qui l’auront entendue vivront." Or, cette voix, le Maître
des Sentences l’appelle une trompette.
Conclusion :
La cause doit
être, d’une manière ou d’une autre, jointe à son effet le moteur et le mobile,
l’ouvrier et l’oeuvre, sont ensemble, dit Aristote. Or, le Christ ressuscité
est la cause univoque de notre résurrection, il faut donc qu’il l’opère par
quelque signe sensible.
Certains disent
que ce signe sera la voix même du Christ commandant la résurrection, comme
"il commanda à la mer et calma la tempête. (Mc 4, 39)"
D’autres disent
que ce sera l’apparition du Fils de Dieu dans le monde (Mt 24, 27) :
"Comme l’éclair part de l’orient et brille jusqu’à l’occident, ainsi en
sera-t-il de l’avènement du Fils de l’homme." Ils s’appuient sur
l’autorité de saint Grégoire le Grand, d’après lequel le son de la trompette
signifie simplement la manifestation du Fils de Dieu comme Juge. Cette apparition
est appelée sa "voix," en tant qu’elle aura la puissance d’un
commandement ; car aussitôt la nature entière s’empressera de refaire les corps
des hommes. Aussi l’Apôtre, quand il décrit l’avènement du Christ, parle-t-il
d’un "ordre donné".
Cette voix,
quelle qu’elle soit d’ailleurs, est appelée parfois "un cri", comme
celui du héraut qui cite à comparaître.
- Ailleurs elle
est appelée le son de "la trompette", soit à cause de son éclat, soit
par comparaison avec ce qui se passa sous l’Ancien Testament : la trompette
annonçait l’assemblée, excitait au combat, conviait aux fêtes ; de même, les
ressuscités seront convoqués au grand conseil du Jugement, au combat que
"l’univers livrera aux insensés", à la célébration de la fête
éternelle.
Solutions :
1. Saint Jean
Damascène mentionne trois choses : la volonté divine qui commande, la puissance
qui exécute, la facilité de l’exécution qu’il exprime par le mot
"signe", par une comparaison empruntée aux actions humaines. Une
chose semble facile, quand une parole suffit pour qu’elle soit faite ; mais,
combien plus, lorsque, sans même ouvrir la bouche, au premier signe de notre
volonté, celle-ci est exécutée par ceux qui en sont chargés. Le signe fait par
nous est cause de l’exécution, parce que c’est l’expression de notre volonté.
Le signe fait par Dieu, dont l’exécution sera la résurrection, sera le signal
donné par lui, auquel toute la nature obéira en ressuscitant les morts. Ce
signal est identique à "la voix de la trompette" (1 Co 15, 52), comme on le voit par ce qui a été dit.
2. Il en sera de
cette voix, quelle qu’elle soit, comme des paroles qui sont la forme des sacrements
et qui ont le pouvoir de sanctifier, non parce qu’elles sont entendues, mais
parce qu’elles sont proférées ; de même encore, la voix réveille le dormeur par
le mouvement de l’air dont elle frappe son oreille et non par la connaissance
qu’il en a, puisque celle-ci suit le réveil et n’en est donc pas la cause.
3. Cet argument
porterait si la puissance donnée à cette voix était un être achevé, car alors
ce qui viendrait d’elle aurait pour principe une puissance devenue naturelle.
Mais il n’en sera pas ainsi, et la puissance qu’elle aura sera semblable à
celle des paroles sacramentelles.
Objections :
1. La résurrection
est l’oeuvre d’une puissance plus grande que la génération. Or, en celle-ci,
l’âme est unie au corps sans le ministère des anges. Il en sera donc de même
pour la résurrection.
2. Si certains
anges devaient y coopérer, ce seraient les Vertus, qui ont pour fonction
d’opérer les miracles. Or, mention est faite des Archanges. C’est donc
qu’aucune coopération ne sera requise.
Cependant :
"Le
Seigneur descendra du Ciel à la voix de l’Archange, et les morts
ressusciteront." (1 Th 4, 16)
Conclusion :
"De même,
dit saint Augustin, que les corps plus grossiers et inférieurs sont régis,
d’après certaines lois, par ceux qui sont plus subtils et plus puissants, de
même Dieu gouverne tous les corps par les esprits doués de la vie
raisonnable." saint Grégoire le Grand dit aussi quelque chose de
semblable. D’où il suit que Dieu se sert du ministère des anges pour tout ce
qui regarde le monde matériel. Or, la résurrection comporte quelque chose de
matériel, à savoir, la collection des cendres destinées à la reconstruction des
corps humains. Dieu en chargera ses anges. Mais c’est sans leur ministère qu’il
réunira à leurs corps les âmes que lui seul aussi a créées, et qu’il glorifiera
les corps comme lui seul glorifie les âmes. C’est à ce ministère angélique que
certains appliquent le mot "voix", d’après le Maître des Sentences.
Solutions :
1. Elle vient
d’être donnée.
2. C’est surtout
l’archange saint Michel qui remplira ce ministère, lui qui est le prince de
l’Église ; après l’avoir été de la Synagogue, comme le dit Daniel (12, 1). Mais
il agira sous l’influence des Vertus et des Ordres angéliques supérieurs. De
même, les anges gardiens coopéreront à la résurrection de ceux qui leur étaient
confiés. Cette voix peut donc être dite celle d’un ange ou de plusieurs.
Il s’agit
maintenant du temps et du mode de la résurrection. Quatre demandes : - 1. La
résurrection doit-elle être différée jusqu’à la fin du monde ? - 2. Le temps en
est-il caché ? - 3. Aura-t-elle lieu pendant la nuit ? - 4. En un instant ?
Objections :
1. Il y a une plus
grande harmonie entre la cause et les effets qu’entre les effets eux-mêmes,
comme aussi entre la tête et les membres qu’entre les membres eux-mêmes. Or, le
Christ, tête de l’humanité, n’a pas différé sa résurrection jusqu’à la fin du
monde. Donc les saints qui meurent avant cette date doivent faire de même.
2. La résurrection
du Christ est la cause de la nôtre. Or, certains membres, plus unis au chef,
sont ressuscités sans délai ; on croit que ce privilège fut accordé à la Sainte
Vierge. On peut donc croire aussi que la promptitude de la résurrection dépend
de la conformité au Christ par la grâce et le mérite.
3. L’état du
Nouveau Testament est plus parfait, représente mieux l’image du Christ, que
celui de l’Ancien Testament. Or, plusieurs saints, morts avant le Christ, sont
ressuscités en même temps que lui : "Plusieurs saints, qui dormaient dans
leurs tombeaux, ressuscitèrent." A plus forte raison, les saints du
Nouveau Testament doivent donc ressusciter sans attendre la fin du Monde,
4. Après la fin du
monde, il n’y aura plus d’années. Mais il doit y en avoir un grand nombre entre
la résurrection des premiers ressuscités et celle des autres (Ap 20, 4) : "Je vis les âmes de ceux qui avaient été
décapités à cause du témoignage de Jésus et de la parole de Dieu... Ils eurent
la vie et régnèrent avec le Christ pendant mille ans ; mais les autres morts
n’eurent point la vie, jusqu’à ce que les mille ans furent écoulés." Tous
les morts n’attendront donc pas la fin du monde pour ressusciter ensemble.
Cependant :
1. "L’homme,
dit Job (15, 1), ne se réveillera pas tant que subsistera le Ciel, on ne le
fera pas sortir de son sommeil." Or, le Ciel doit subsister jusqu’à la fin
du monde.
2. "Tous les
saints que leur foi a rendus recommandables n’ont pas obtenu l’objet de la
foi" (He 11, 8), c’est-à-dire, la béatitude complète de l’âme et du corps
parce que Dieu nous a fait une condition meilleure pour qu’ils n’obtinssent pas
sans nous la perfection du bonheur", qui consistera, ajoute la Glose,
"dans l’accroissement de la joie de chacun des élus par celle de tous les
autres". Mais la glorification du corps aura lieu en même temps que leur
résurrection : c’est alors que le Christ "transformera notre corps si
misérable, en le rendant semblable à son corps glorieux" (Philippiens 3,
21) ; c’est alors que "les fils de la résurrection seront comme les anges
de Dieu dans le Ciel." Tous les hommes doivent donc ressusciter ensemble,
à la fin du inonde (Mt 22, 30).
Conclusion :
"Les corps
plus grossiers et inférieurs, dit saint Augustin, sont régis, d’après certaines
lois, par les corps plus subtils et plus puissants." Toute la matière des
corps terrestres est donc soumise, dans ses transformations, à l’action des
corps célestes ; aussi, son passage à l’état d’incorruptibilité, pendant que
les cieux exercent encore leur action, serait une dérogation à l’ordre
providentiel. Dès lors, puisque la foi catholique nous enseigne que la
résurrection a pour terme la vie éternelle, la conformité au Christ qui
"ressuscité d’entre les morts, ne meurt plus", il faut donc qu’elle
soit différée jusqu’à la fin du monde et coïncide avec l’arrêt des corps
célestes. C’est pour cette raison que certains philosophes, partisans de
l’éternité du mouvement du Ciel, affirmaient le retour des âmes humaines à des
corps mortels, comme les nôtres ; soit de la même âme au même corps, à la fin
de "la grande année", comme Empédocle, soit "de n’importe quelle
âme à n’importe quel corps", Comme Pythagore.
Solutions :
1. Entre la tête
et les membres, une plus grande harmonie qu’entre les membres eux-mêmes est
nécessaire pour qu’elle agisse sur eux ; par contre, la causalité qu’elle
exerce sur les membres, qui ne l’exercent pas les uns sur les autres, rend ceux-ci
différents de la tête et ressemblants entre eux. D’où il suit que la
résurrection du Christ, et on ne peut le dire d’aucune autre, est comme le type
de notre résurrection ; et la foi au Christ ressuscité nous donne l’espoir de
ressusciter nous-mêmes. Sa résurrection devait donc précéder celle des autres
hommes, qui ressusciteront ensemble à la fin du monde.
2. Certains
membres du Christ peuvent être plus dignes, plus conformes à celui qui est la
tête, mais sans partager ni son titre ni son influence. Leur conformité au
Christ ne leur donne donc aucun droit à une résurrection anticipée et typique.
Si ce privilège a été accordé à quelques-uns, c’est seulement par une grâce
toute spéciale.
3. Saint Jérôme
hésite, à ce sujet, entre une résurrection temporaire, comme celle de Lazare,
destinée simplement à leur permettre de rendre témoignage au Christ ressuscité,
et une résurrection définitive, suivie d’une "ascension en corps et en âme
à la suite du Christ montant aux cieux." Cette seconde alternative paraît
plus probable. Une vraie résurrection semble mieux en harmonie avec un vrai
témoignage au Christ vraiment ressuscité. D’ailleurs, e n'est pas à cause d’eux-mêmes
que leur résurrection fut aussi prompte, mais afin de témoigner de celle du
Christ et fonder ainsi la foi du Nouveau Testament. Il convenait donc mieux aussi
que ces ressuscités fussent des Justes de l’Ancien Testament.
Il faut ajouter
que si l’Evangile mentionne leur résurrection avant celle du Christ, c’est par
une anticipation dont les historiens sont coutumiers. De fait, personne n’est
définitivement ressuscité avant le Christ, "prémices de ceux qui dorment
du dernier sommeil" ; quoiqu’il y. ait eu des résurrections temporaires
comme celle de Lazare.
4. Comme saint
Augustin le rapporte, certains hérétiques prirent occasion de ces paroles pour
admettre que certains doivent ressusciter avant les autres et régner mille ans
sur la terre avec le Christ : de là, leur nom de Chiliastes ou Millénaires. Il
montre donc qu’il faut les interpréter autrement et les entendre de la
résurrection spirituelle par laquelle les pécheurs recouvrent la vie de la
grâce. La seconde résurrection sera celle des corps. "Le royaume du
Christ", c’est l’Église, dans laquelle règnent avec lui non seulement les
martyrs, mais tous les élus, "une partie étant prise ici pour le
tout".
- Ou encore,
s’il s’agit du royaume glorieux du Christ, les martyrs sont spécialement
nommés, "parce que ceux-là sur tout règnent après leur mort qui ont
combattu jusqu’à la mort pour la vérité".
Le mot
"millénaire" ne signifie point un nombre déterminé, mais désigne tout
le temps qui s’écoule maintenant, et pendant lequel, maintenant, les saints
règnent avec le Christ. Le nombre "mille" désigne l’universalité
mieux que le nombre "cent" : "cent", c’est le carré de dix
; mais "mille", c’est un nombre achevé, le produit de dix multiplié
deux fois par lui-même, dix fois dix dizaines. Les Psaumes emploient ce mot
dans le même sens "La parole que Dieu a affirmée pour mille
générations", c’est-à-dire, pour toutes.
Objections :
1. Si le
commencement d’une chose est connu avec précision, sa fin peut l’être aussi,
"puisque toutes choses ont leur mesure temporelle." Or, il en est
ainsi du commencement de l’univers, donc de sa fin et, par conséquent, de la
résurrection et du Jugement qui doivent l’accompagner.
2. Il est dit,
dans l’Apocalypse, de "la femme", symbole de l’Église, que "Dieu
lui avait préparé une retraite, afin qu’elle y fût nourrie pendant 1260
jours" (Ap 12, 6). Daniel, lui aussi, assigne un
nombre déterminé de jours qui semblent bien être des années, comme dans
Ezéchiel (4, 1) : "Je t’ai compté un jour pour un an." L’Écriture
nous fait donc connaître exactement l’époque de la fin du monde et de la
résurrection.
3. L’Ancien
Testament est la figure du Nouveau, et nous en connaissons exactement la durée.
Nous connaissons donc, par là même, celle du Nouveau Testament et, du même
coup, l’époque de la fin du monde et de la résurrection, puisqu’il doit durer
jusque-là (Mt 28, 20) : "Voici, je suis avec vous jusqu’à la fin du
monde."
Cependant :
1. Ce qui est
ignoré des anges l’est aussi, et à plus forte raison, des hommes ; car ce que
ceux-ci peuvent découvrir par leur raison, les anges en ont une connaissance
naturelle beaucoup plus nette et certaine. D’autre part, s’il s’agit de
révélations, elles sont faites aux hommes par le ministère des anges. Or,
"quant aux temps, nul ne les connaît, pas même les anges du Ciel" (Mt
24, 36).
2. Plus que tous
les autres, les Apôtres furent mis dans les secrets de Dieu, eux qui, selon
saint Paul, "eurent les prémices de l’Esprit" (Rm
8, 23), c’est-à-dire, explique la Glose, qu’ils l’eurent "avant les autres
et en plus grande abondance". Cependant, à leur question Jésus fit cette
réponse : "Ce n’est pas à vous de connaître les temps et les moments que
le Père a fixés de sa propre autorité."
Conclusion :
"Le dernier
âge de l’humanité, dit saint Augustin, qui s’étend de l’avènement du Seigneur
jusqu’à la fin du monde, comprendra un nombre de générations qu’on ne saurait
déterminer" ; de même que le dernier âge de l’homme, la vieillesse, n’a
point de limites aussi fixes que les autres, mais parfois, à lui seul, dure
autant que tous les autres ensemble".
Il n’y a, en
effet, que deux moyens de connaître l’avenir : la raison ou la révélation. Or,
la raison est impuissante à supputer le temps qui doit s’écouler jusqu’à la
résurrection, celle-ci devant coïncider avec l’arrêt du mouvement du Ciel.
C’est par le mouvement que la raison peut calculer et aussi prévoir, pour un
temps déterminé, ce qui doit arriver. Or, le mouvement du Ciel ne permet pas
d’en connaître le terme ; car, il est circulaire, et donc de telle nature qu’il
puisse durer toujours.
D’autre part,
aucune révélation n’est faite à ce sujet, afin que tous les hommes se tiennent
toujours prêts à paraître devant le Souverain Juge. Aux Apôtres qui
l’interrogeaient Jésus répondit (Actes 1, 7) : "Ce n’est pas à vous de
connaître les temps et les moments que le Père a fixés de sa propre
autorité." "Par cette parole, dit saint Augustin, il coupe, pour
ainsi dire, les doigts à tous les calculateurs et leur ordonne de se tenir
tranquilles," Ce qu’il a refusé de révéler à ses Apôtres qui le lui
demandaient, il ne le révélera à personne.
C’est pourquoi
tous ceux qui jusqu’ici ont voulu calculer se sont trompés. "Les uns, dit
saint Augustin, parlent de quatre cents, d’autres de cinq cents, et même de
mille ans, à partir de l’Ascension du Seigneur jusqu’à son dernier
avènement." Leur erreur est flagrante ; telle sera toujours celle de leurs
imitateurs.
Solutions :
1. Pour connaître
la fin des choses dont nous connaissons le commencement, il est nécessaire d’en
connaître aussi la mesure. C’est pourquoi, si nous connaissons le commencement
d’une chose dont la durée est mesurée par le mouvement du Ciel, nous pouvons en
connaître la fin, parce que le mouvement du Ciel nous est connu. Mais la durée
même du mouvement du Ciel a pour unique mesure la volonté divine qui nous est
cachée. Dès lors, nous avons beau en connaître le commencement, il nous est
impossible d’en connaître la fin.
2. Les 1260 jours
dont parle l’Apocalypse (11, 3) représentent la vie de l’Église dans sa
totalité plutôt qu’un nombre déterminé d’années. La raison en est que la
prédication du Christ, sur laquelle est fondée l'Église, a duré trois ans et
demi, c’est-à-dire, un nombre de jours sensiblement égal au précédent. Le
nombre cité par Daniel ne se rapporte pas aux années qui doivent s’écouler
jusqu’à la fin du monde ou à la prédication de l’Antéchrist, mais à la durée de
sa prédication même et de sa persécution.
3. L’Ancien
Testament est la figure du Nouveau, d’une manière générale et sans
correspondance nécessaire des détails, d’autant plus que le Christ en a réalisé
tous les symboles. C’est pourquoi saint Augustin répond à ceux qui voulaient
compter les persécutions de l’Église en se basant sur les plaies d’Egypte :
"A mon avis, ce qui se passe en Egypte ne figurait point prophétiquement
ces persécutions. Il est vrai que les partisans de cette opinion font à ce
sujet des rapprochements d’une ingénieuse habileté, mais ils ne sont point
appuyés sur l’esprit prophétique, et, si l’esprit de l’homme parvient
quelquefois à la vérité, quelquefois aussi il se trompe." Ce mélange de
vérités et d’erreurs se retrouve dans les prophéties de l’abbé Joachim.
Objections :
1. Elle
n’aura pas lieu "tant que subsistera le Ciel," (Gn
8, 22) c’est-à-dire, tant que son mouvement continuera. Mais lorsqu’il cessera,
il n’y aura plus ni temps, ni jour, ni nuit.
2. La fin de toute
chose doit être l’apogée de sa perfection. Mais ce sera alors la fin du temps,
puisqu’ensuite "il n’y aura plus de temps" (Ap
10, 6). Le temps sera donc à son apogée, qui est le plein jour.
3. La qualité du
temps doit correspondre à ce qui s’y passe saint Jean mentionne qu’il faisait
nuit quand Judas se sépara de la Lumière. Or, à la fin du monde, aura lieu la
manifestation la f plus éclatante de tous les secrets ; quand le Seigneur
viendra, "il mettra en lumière ce qui est caché dans les ténèbres et
manifestera les desseins des coeurs". Ce sera donc le jour.
Cependant :
1. La résurrection
du Christ est le modèle de la nôtre. Or elle eut lieu la nuit, comme le dit saint
Grégoire le Grand.
2. Le Seigneur
viendra comme un voleur. Mais c’est pendant la nuit que celui-ci s’introduit
dans les maisons. C’est donc aussi la nuit que le Christ viendra et qu’aura
lieu la résurrection.
Conclusion :
L’heure exacte
de la résurrection ne peut pas être définie avec certitude. On peut cependant
regarder comme assez probable l’opinion de ceux qui disent qu’elle aura lieu à
l’aube, lorsque le soleil est à l’orient et la lune à l’occident ; car on croit
que c’est dans cette position qu’ils furent créés, et ainsi leur cycle serait
complet par leur arrêt à leur point de départ. C’est à cette heure même que le
Christ est ressuscité, comme le dit l’Evangile.
Solutions :
1. Quand aura lieu
la résurrection, il n’y aura plus de temps, mais ce sera la fin du temps, car
elle coïncidera avec l’arrêt du mouvement du Ciel. Mais, en ce moment même, les
astres seront dans une position déterminée à laquelle correspond actuellement
une heure déterminée. C’est en ce sens que l’on dit que la résurrection aura
lieu à telle ou telle heure.
2. Le temps est à
son apogée à midi, à cause de la clarté du soleil. Mais alors "la cité de
Dieu n’aura besoin ni du soleil ni de la lune pour l’éclairer, car la gloire de
Dieu l’illuminera". Peu importe donc, à ce point de vue que la
résurrection ait lieu le jour ou la nuit.
3. Ce temps sera
celui d’une manifestation, c’est vrai ; mais lui-même est indéterminé et caché
: le jour ou la nuit conviennent donc également à la résurrection.
Objections :
1. Le prophète
Ezéchiel (37, 8) la décrit ainsi : "Les os se rapprochèrent les uns des
autres ; et je vis : et voici que des muscles et de la chair avaient cru au-dessus
d’eux, et qu’une peau les recouvrait, mais il n’y avait point d’esprit en
eux." La résurrection ne sera donc point instantanée, puisque les corps
devront être refaits avant que les âmes leur soient réunies.
2. Ce qui exige
plusieurs actions successives ne peut être instantané. Or, la résurrection en
exige trois : la collection des cendres, la reconstruction du corps, l’infusion
de l’âme.
3. Le son est
toujours mesuré par le temps. Or, le son de la trompette sera cause de la
résurrection.
4. Aucun mouvement
local n’est instantané. La collection des cendres ne peut donc pas l’être, et
pas davantage la résurrection.
Cependant :
1. "Nous
ressusciterons tous, écrit saint Paul, en un instant, en un clin d’oeil."
(1 Co 15, 52)
2. L’action d’une
puissance infinie est instantanée. Or, "croyez, dit saint Jean Damascène,
que la résurrection sera l’oeuvre de la puissance divine", qui est
infinie.
Conclusion :
Dans la
résurrection, certaines choses seront confiées au ministère des anges ;
d’autres seront réservées à la toute-puissance divine. Les premières ne seront
pas faites en un instant, au sens philosophique du mot, un temps indivisible,
mais en un temps imperceptible. Les secondes seront instantanées, c’est-à-dire,
accomplies par Dieu à l’instant même où les anges auront achevé leur oeuvre
l’activité inférieure reçoit, en effet, de l’activité supérieure sa dernière
perfection.
Solutions :
1. Ezéchiel s’adressait
à un peuple grossier ; aussi a-t-il décrit l’une après l’autre les phases de la
résurrection, quoique tout doive être instantané ; tout comme Moïse, pour se
rendre intelligible au même peuple, avait divisé en six jours la création du
monde, que saint Augustin nous dit avoir été faite en
une seule fois. Les opérations sont successives si l’on regarde leur nature,
mais elles ne le sont pas au point de vue du temps : soit qu’elles aient lieu
au même instant, soit que, à l’instant même où l’une s’achève, l’autre soit
faite.
3. Il en est ici
comme des paroles sacramentelles c’est au dernier instant que l’effet se
produit.
4. La collection
des cendres, qui exige le mouvement local, sera faite par les anges, mais en un
temps imperceptible, à cause de la facilité d’action qui est leur privilège.
Il s’agit
maintenant du point de départ de la résurrection. Trois demandes : - 1. La mort
sera-t-elle pour tous les hommes le point de départ de la résurrection ? - 2.
Tous ressusciteront-ils de leurs cendres ou de leur poussière ? - 3. Celles-ci
ont-elles une inclination naturelle pour leur âme ?
Objections :
1. Certains seront
revêtus d’immortalité "comme d’un vêtement surajouté" (1 Co 15, 53),
selon le mot de saint Paul. Le Symbole dit, en effet, que le Christ
"viendra juger les vivants et les morts". Or, au Jugement tous seront
vivants. La distinction doit donc signifier que certains hommes comparaîtront
au Jugement sans avoir passé par la mort.
2. Un désir
naturel et universel doit être réalisé au moins en quelques individus. Or, ce
que nous voulons tous, c’est "de n’être pas dépouillés, mais revêtus"
(2 Co 5, 4). Quelques hommes au moins seront donc revêtus de gloire par la
résurrection, sans que la mort les ait dépouillés de leur corps.
3. Selon saint
Augustin, les quatre dernières demandes de l’Oraison dominicale se rapportent à
la vie présente, et, par l’une d’elles, l’Église demande, "pour cette vie,
la remise de toutes ses dettes". Prière qui ne saurait être vaine (Jn 16, 23) : "Tout ce que vous demanderez au Père en
mon nom, il vous l’accordera." Or, une de ces dettes, contractée par le
péché d’Adam, c’est de naître avec le péché originel. Donc, Dieu remettra un
jour cette dette, ainsi que la mort qui en est la peine, et les hommes naîtront
alors purs et immortels.
4. Le sage, et
Dieu est infiniment sage, choisit toujours les voies les plus simples. Or, il
est plus simple de conférer aux hommes alors vivants les privilèges de l’état
de résurrection, que de les faire mourir d’abord, ressusciter ensuite, et
obtenir enfin ces mêmes privilèges.
Cependant :
1. Saint Paul dit
expressément, dans une comparaison qu’il fait au sujet de la résurrection : "Ce que tu sèmes ne reprend pas vie,
s’il ne meurt d’abord (1 Co 15, 36)."
2. Il dit encore :
"Comme tous meurent en Adam, de même aussi tous seront vivifiés dans 1e
Christ (1 Co 15, 22)."
Conclusion :
Les Pères se
sont partagés sur cette question ; mais l’opinion la plus commune et la plus
sûre, c’est que tous les hommes mourront et ressusciteront après être morts :
- 1. Elle est
plus conforme à la justice de Dieu, qui a condamné la
nature humaine tout entière, en punition du péché d’Adam dont tous les
descendants contractent la souillure du péché originel, et, en conséquence,
doivent subir la mort.
- 2. Elle est
plus conforme à la sainte Écriture qui enseigne la résurrection universelle.
Or, ressusciter ne se dit proprement que "d’un corps tombé en
dissolution", comme le déclare saint Jean Damascène.
- 3. Elle est
plus conforme aux lois naturelles qui nous montrent que les choses viciées et
corrompues ne peuvent être régénérées qu’en passant par la mort : le vinaigre
ne peut devenir vin qu’en cessant d’être pour se retrouver liqueur de vigne.
Dès lors, puisque la nature humaine a subi une altération entraînant la
nécessité de mourir, la mort est pour elle le moyen nécessaire de parvenir à
l’immortalité.
- Une seconde
conformité à ces mêmes lois consiste en ce que "le mouvement du Ciel est
comme la vie de la nature tout entière", de même que le mouvement du coeur
est comme la vie de l’organisme tout entier. Si le coeur s’arrête, c’est la
mort pour tous les membres ; si le mouvement du Ciel cesse, c’est aussi la mort
pour tous les êtres auxquels son influence conservait la vie, et, en
particulier, la vie humaine sur la terre. Les hommes encore vivants à l’heure
où le Ciel s’arrêtera devront donc perdre la vie.
Solutions :
1. Cette
distinction entre les vivants et les morts ne se rapporte pas à l’heure même du
Jugement ; ni à tout le temps qui l’aura précédé, en ce sens que tous les
hommes auront été d’abord des vivants et ensuite des morts ; mais aux jours qui
doivent le précéder immédiatement, alors que les signes précurseurs commenceront
à paraître.
2. Le désir des
saints ne peut être vain, s’il est absolu ; mais il peut l’être, s’il n’est que
conditionnel. Tel est le désir "de n’être pas dépouillés, mais revêtus ;"
il sous-entend cette condition si c’est possible. C’est à un désir de cette
nature que certains donnent le nom de "velléité".
3. C’est une
erreur d’affirmer que quelqu’un, le Christ excepté, soit conçu sans le péché
originel. Car, s’il en était ainsi, ce privilégié n’aurait nul besoin d’être
racheté par le Christ, qui ne serait donc pas le Rédempteur universel. Cette
exemption du péché originel et du besoin d’être racheté ne saurait être
attribuée à une grâce de guérison de la nature corrompue, accordée aux parents
ou à l’enfant. Il faut admettre, en effet, que tout homme a besoin d’être
racheté par le Christ, en raison de sa personnalité, et non pas seulement en
raison de la nature humaine.
4. La délivrance
d’un mal, la remise d’une dette", ne sont possibles que si l’on souffre de
ce mal, que si l’on a contracté cette dette. Pour éprouver en soi-même tous les
bienfaits de l’Oraison dominicale, il faut donc être né débiteur et malheureux.
"La remise des dettes, la délivrance du mal", ne peuvent donc
signifier que l’on puisse naître sans dette à payer ou sans mal à subir ; mais
que les dettes apportées en naissant sont remises ensuite par la grâce du
Christ.
- Si l’on peut
affirmer sans erreur que quelqu’un peut ne pas mourir, il ne s’ensuit pas que
l’on puisse affirmer qu’il peut naître sans le péché originel. La miséricorde
divine peut, en effet, remettre une peine qui est la conséquence d’une faute,
comme le Christ pardonna à la femme adultère. Elle peut tout aussi bien
exempter de la mort ceux que le péché originel condamne à mourir. "S’ils
ne meurent pas, c’est qu’ils sont nés sans le péché originel," est donc un
illogisme.
4. Les voies les
plus simples sont les meilleures, quand elles conduisent à la fin, ou mieux ou
également bien ; ce qui n'est pas ici le cas.
Objections :
1. La résurrection
du Christ est le modèle de la nôtre. Or, il ne ressuscite point de ses cendres,
lui "dont la chair n’a point connu la corruption
(Act 2, 31)."
2. Le corps humain
n’est pas toujours brûlé, ce qui est pourtant le seul moyen de le réduire en
cendres.
3. Le corps humain
n’est pas réduit en cendres aussitôt après la mort. Mais ceux que la fin du
monde trouvera vivants, et qui mourront alors, ressusciteront aussitôt.
4. Le point de
départ correspond au point d’arrivée. Mais celui-ci, dans la résurrection,
n’est pas le même pour les bons et pour les méchants : "Nous
ressusciterons tous, mais nous ne serons pas tous changés (1 Co 15, 51)."
Si donc les méchants ressuscitent de leurs cendres, les bons n’en
ressusciteront pas.
Cependant :
1. "C’est
contre tous ceux qui naissent avec le péché originel qu’a été portée la
sentence : Tu es poussière et tu retourneras en poussière." Or, tous ceux
qui doivent ressusciter au dernier jour, sont nés, nés vivants ou mort-nés,
avec le péché originel. Tous doivent donc ressusciter de leurs cendres.
2. Le corps humain
contient de nombreux éléments étrangers à la vraie nature humaine. Or, tous ces
éléments doivent disparaître. Il faudra donc que tous les corps soient réduits
en cendres.
Conclusion :
Les mêmes
raisons qui démontrent que tous les hommes doivent mourir avant de ressusciter,
démontrent aussi que tous ressusciteront de leurs cendres ; à moins que Dieu
n’ait accordé à quelques-uns le privilège d’une résurrection anticipée et différente.
La sainte Écriture,
qui enseigne la résurrection des corps, enseigne aussi "leur
reformation" (Philippiens 3, 21). Or, de même que tous les hommes doivent
mourir afin de pouvoir vraiment ressusciter, de même tous les corps doivent
être dissous afin de pouvoir être refaits. De plus, la justice divine n’a pas
seulement infligé à l’homme la peine de mort, mais encore la dissolution de son
corps : "Tu es poussière et tu retourneras en poussière (Gn 3, 19)."
- De son côté,
l’ordre naturel exige non seulement la séparation de l’âme et du corps, mais
encore la dissociation des éléments dont celui-ci est composé : le vinaigre ne
peut redevenir vin qu’après une décomposition radicale. De plus, l’union des
éléments dans les corps composés dépend, pour son existence et sa conservation,
du mouvement du Ciel ; quand celui-ci s’arrêtera, tous les corps composés se
résoudront en leurs éléments.
Solutions :
1. La résurrection
du Christ est le modèle de la nôtre quant au point d’arrivée, mais non quant au
point de départ.
2. On donne le nom
de "cendres" à tout ce qui reste du corps humain après sa dissolution,
pour deux raisons :
- 1° C’était une
coutume générale, chez les anciens, de brûler les cadavres et d’en conserver
les cendres ; d’où l’emploi de ce mot pour désigner les restes mortels.
- 2° Ce qui rend
nécessaire cette dissolution, c’est le foyer de convoitise dont le corps humain
est infecté tout entier et qui exige une purification non moins radicale ;
puisque celle-ci est due à un foyer, le nom de cendres convient donc bien à son
résidu, à ce qui reste du corps humain après sa décomposition.
3. Le feu
purificateur sera capable de brûler en un instant et de réduire en cendres les
corps des hommes qu’il trouvera vivants, comme aussi de réduire en leurs
éléments les corps composés
4. Le mouvement
n’est pas spécifié par son point de départ, mais par son point d’arrivée. C’est
donc celui-ci seul qui différenciera la résurrection des saints, qui sera
glorieuse, de celle des impies, qui ne le sera pas. A un même point de départ
correspondent souvent des points d’arrivée différents un objet qui était noir
peut devenir blanc ou gris.
Objections :
1. Si elles n’en
avaient point, elles seraient vis-à-vis de cette âme comme toutes les autres.
Il serait donc indifférent que le corps fût refait avec elles ou avec d’autres
: ce qui est faux.
2. Le corps dépend
plus de l’âme que celle-ci ne dépend du corps. Or, l’âme séparée n’est pas
totalement indépendante le son corps, puisque "le désir qu’elle en a, dit
saint Augustin, retarde l’élan qui l’emporte vers Dieu." A plus forte
raison, le corps conserve-t-il une inclination naturelle pour l’âme dont il est
séparé.
3. "Ses os
seront remplis des iniquités de sa jeunesse ; elles dormiront avec lui dans la
poussière (Job 20, 11)." Mais les iniquités sont dans l’âme. Une
inclination naturelle pour celle-ci persiste donc dans le corps même réduit en
poussière.
Cependant :
1. Le corps humain
peut être décomposé en ses éléments ou devenir la chair d’autres animaux. Or,
les éléments sont homogènes ; la chair du lion et de tout animal l’est aussi.
Puisque, ni dans celle-ci, ni dans ceux-là, il n’y a d’inclination naturelle à
une âme déterminée, il n’y en a donc pas non plus dans ce qui reste du corps
après sa dissolution. "Le corps humain, dit saint Augustin, en quelque
substance d’autre corps ou en quelque élément qu’il se soit changé ; en quelque
nourriture ou en quelque chair d’animaux et même d’hommes il ait été converti ;
en un instant, ce corps se réunira à l’âme par laquelle il a été animé pour
devenir homme, naître et se développer."
2. A toute
inclination naturelle correspond un agent naturel, autrement, "la nature
ferait défaut dans une chose nécessaire". Or, il n’existe aucune puissance
naturelle capable de réunir des cendres à l’âme qui les animait. Donc, il n’y a
pas en elles d’inclination naturelle pour cette âme.
Conclusion :
Trois opinions à
ce sujet :
- 1° La première
prétend que le corps humain ne sera jamais réduit à ses premiers éléments ; et
qu’ainsi il reste toujours dans les cendres une certaine force de cohésion qui
leur donne une inclination naturelle pour l’âme qui fut la leur. Cette opinion
est contraire à l’autorité de saint Augustin, citée plus haut, aux sens et à la
raison : tout composé d’éléments Contraires est susceptible d’être réduit à ces
éléments.
- 2° La seconde
prétend que les éléments résultant de la décomposition du corps humain, ayant
été unis à une âme humaine, en gardent plus de lumière et, par conséquent une
certaine inclination à lui être réunis. Mais cette raison est imaginaire ; en
fait, les principes élémentaires n’ont tous qu’une seule et même nature, et ont
autant de lumière et d’obscurité les uns que les autres.
- 3° La
troisième, et la vraie, n’admet, dans les cendres humaines, aucune inclination
naturelle à ressusciter, mais seulement une loi providentielle en vertu de
laquelle elles seront réunies à l’âme, de préférence à d’autres éléments.
Solutions :
1. Elle vient
d’être donnée.
2. L’âme séparée
du corps conserve la même nature ; il n’en va pas de même du corps l’argument
ne porte donc pas.
3. Ces paroles ne
signifient pas que les iniquités subsistent dans les cendres des défunts ; mais
que celles-ci, de par la justice divine, sont destinées à réintégrer un corps
qui sera éternellement puni pour les iniquités auxquelles il a pris part.
Il s’agit
maintenant de l’état des ressuscités des caractères communs aux bons et aux
méchants, et de ceux qui sont propres aux uns et aux autres. Trois caractères
sont communs :
- 1° L'identité
;
- 2° L’intégrité
;
- 3° La qualité.
Au sujet du
premier, on demande : - 1. L’âme reprendra-t-elle le même corps ? - 2. L’homme
ressuscité sera-t-il le même qu’avant la résurrection ? - 3. Les cendres reprendront-elles
dans le corps la place qu’elles y occupaient ?
Objections :
1. Saint Paul
semble nier cette identité dans la comparaison qu’il emploie à ce sujet :
"Ce que tu sèmes, ce n’est pas le corps qui sera un jour, c’est un simple
grain."
2. Toute forme
exige une matière, et tout agent, un instrument, en harmonie avec leur
condition ; le corps est, par rapport à l’âme, matière et instrument. Or, après
la résurrection, l’âme ne sera plus la même, mais ou toute céleste ou toute
animale, selon la vie qu’elle aura menée ici-bas. Elle devra donc reprendre un
corps, qui, comme elle, ne soit plus le même.
3. La mort résout
le corps humain en ses éléments, qui, dès lors, n’ont plus rien de commun avec
lui que leur caractère de matière première, caractère qu’ils partagent avec
tous les autres principes matériels. Le corps humain refait avec les éléments
qui lui ont appartenu n’est donc pas plus identique à lui-même que s’il était
refait avec des éléments quelconques.
4. Il est
impossible qu’une chose soit la même, quand ses parties essentielles ne sont
plus les mêmes. Or, la forme du composé humain ne peut pas se retrouver la
même. Donc le corps humain ne sera plus le même. - La mineure se prouve ainsi.
Ce qui tombe dans le néant ne peut en sortir identique à lui-même ; en effet,
il en va de l’existence, qui est l’acte de l’être, comme de tout autre acte :
s’il est interrompu, c’est un acte nouveau et différent qui lui succède. Or, la
forme du composé humain, étant corporelle, est réduite à néant par la mort,
comme aussi les qualités contraires qui entrent en composition. La forme qui
reparaît n’est donc pas identique à la première.
Cependant :
1. "Dans ma
chair je verrai Dieu, mon Sauveur." Ainsi s’exprime Job (19, 26) ; et il
parle de la vision qui suivra la résurrection : "Au dernier jour, je me
relèverai de terre (19, 25)." C’est donc bien le même corps qui
ressuscitera
2. "La
résurrection, c’est le relèvement de ce qui est tombé," dit saint Jean
Damascène. Or, ce qui tombe par la mort, c’est le corps que nous avons
maintenant. C’est donc bien lui aussi, le même, qui ressuscitera.
Conclusion :
Certains
philosophes admettaient la réunion de l’âme et du corps, mais ils commettaient
deux erreurs. La première portait sur le mode de réunion qui, d’après quelques-uns,
n’était autre que la voie ordinaire de génération. La seconde portait sur le
corps repris par l’âme et qu’ils prétendaient n’être pas le même, mais un autre
soit d’une espèce différente, corps de l’animal, chien, lion, etc., auquel
l’âme avait ressemblé par ses moeurs bestiales ; soit de la même espèce, un
corps humain, auquel, après avoir vécu moralement ici-bas et après des siècles
de félicité posthume, l’âme désirerait être réunie et le serait.
Cette opinion
suppose deux principes également faux :
- 1° L’âme n’est
pas unie au corps essentiellement, comme la forme l’est à la matière, mais
accidentellement, comme le moteur l’est au mobile, ou l’homme au vêtement. Dès
lors, on peut regarder l’âme comme préexistant au corps, avant que la
génération ait rendu possible son union avec lui ; comme capable aussi de
s’unir à différents corps.
- 2° Il n’y a
entre l’intelligence et la sensibilité qu’une différence de degré : le
privilège de l’intelligence attribué à l’homme signifie simplement une
sensibilité plus excellente résultant d’un organisme parfait. Une âme humaine
pourrait donc passer dans le corps d’un animal, surtout si elle en a vécu la
vie.
- Mais Aristote,
dans son traité de l’âme, a montré la fausseté de ces deux principes, et, par
conséquent, de l’opinion qui repose sur eux.
Certains
hérétiques ont partagé les mêmes erreurs philosophiques et sont donc réfutés,
eux aussi.
- D’autres,
parmi lesquels un évêque de Constantinople cité par saint Grégoire le Grand,
ont prétendu que les âmes seraient unies à des corps célestes ou à des corps
subtils comme l’air.
- D’ailleurs,
toutes les affirmations de ces hérétiques sont erronées parce qu’elles sont
incompatibles avec une vraie résurrection telle que l’Écriture l’enseigne. Il
ne peut y avoir résurrection que si l’âme reprend le même corps : ressusciter,
c’est se relever ; c’est celui-là même qui est tombé qui doit se relever. La
résurrection concerne donc le corps qui tombe par la mort plutôt que l’âme qui
continue de vivre. Dès lors, si l’âme ne reprend pas le même corps, il ne s’agit
plus de résurrection, mais de son union avec un nouveau corps.
Solutions :
1. Une comparaison
est toujours imparfaite. Le grain qui sort de terre n’est pas le même que celui
qui y fut jeté ; il ne lui est pas non plus semblable, puisqu’il a des feuilles
que l’autre n’avait point. Le corps ressuscité sera bien le même corps, mais
transformé ; non plus mortel, mais devenu immortel.
2. Après la
résurrection, l’âme ne sera pas essentiellement différente de ce qu’elle était
ici-bas ; elle sera glorieuse ou malheureuse, ce qui ne constitue qu’une
différence accidentelle. Il n’est donc pas nécessaire qu’elle soit unie à un
corps nouveau ; il suffit qu’elle soit réunie au même corps, mais transformé,
de façon qu’il s’harmonise avec l’âme.
3. Ce que nous
concevons comme inhérent à la matière, avant son union avec la forme, demeure
en elle après que cette union a été rompue : perdre ce qui a suivi n’empêche
pas de conserver ce qui précédait. Or, la matière des êtres corruptibles nous
paraît posséder des dimensions indéterminées qui permettent qu’elle soit
divisée et répartie entre diverses formes.
Ainsi, la
matière, considérée avec ces dimensions et quelque forme qu’elle prenne, est en
relations plus étroites d’identité avec l'être qu’elle contribue à produire, que
toute autre portion de matière unie à toute autre forme. La même matière qui
servit à faire un corps humain servira donc aussi à le refaire.
4. De même que la
qualité simple n’est pas la forme substantielle de l’élément ou corps simple,
mais sa propriété et la disposition qui rend la matière apte à telle forme, de
même, la forme qui résulte de l’équilibre des qualités simples n’est pas la
forme substantielle du corps composé, mais une propriété et une disposition à
la forme substantielle. Celle-ci, pour le corps humain, est l’âme raisonnable
elle-même. En effet, si l’on admettait une forme substantielle préalable, elle
donnerait au corps humain son être substantiel, en ferait une substance ; et
l’âme ne jouerait plus vis-à-vis de lui que le rôle d’une forme artificielle et
son union avec lui ne serait plus qu’accidentelle, ce qui est l’erreur des
anciens philosophes réfutée par Aristote, dans son Traité de l’Ame. Il s’ensuivrait aussi que les termes qui désignent
le corps et ses divers organes, pendant et après leur union avec l’âme, ne
seraient plus de purs homonymes, comme le dit cependant Aristote. Donc, du
moment que l’âme raisonnable subsiste, aucune forme substantielle du corps
humain ne tombe dans le néant. Quant aux formes accidentelles, elles peuvent
varier sans compromettre l’identité foncière. C’est donc bien le même corps qui
ressuscitera, puisque c’est la même matière qui sera réunie à la même âme,
comme la solution précédente l’a établi.
Objections :
1. "Dans une
nature corruptible sujette au changement, ce n’est jamais le même individu qui
reparaît", dit Aristote. Or, telle est la condition présente de l’homme.
Donc, après le changement apporté par la mort, ce n’est pas le même homme qui
revivra.
2. Avec deux
humanités différentes, il est impossible d’avoir le même homme. Socrate et
Platon ne sont pas un seul et même homme, mais deux hommes, parce que leur
humanité est différente. Or, l’humanité de l’homme vivant et celle de l’homme
ressuscité sont différentes. Donc ce n’est pas le même homme. - Deux arguments
prouvent la mineure :
- 1° L’humanité,
forme du composé humain, n’est pas, comme l’âme, une forme substantielle ; elle
tombe donc dans le néant, et c’est une autre qui lui succédera.
- 2° L’humanité
résulte de l’union des parties qui composent l’homme. Or, cette union sera
nouvelle, ce sera une seconde union, donc pas la même, ni la même humanité, ni
le même homme.
3. Pour que
l’homme soit le même, il faut que l’animal, en lui, soit le même, et, pour
cela, il faut que la sensibilité soit la même, puisque l’animal se définit par
la sensibilité tactile. Or, les sens ne demeurent pas dans l’âme séparée ; ce
ne sera donc pas la même sensibilité qui reparaîtra, ni le même animal, ni le
même homme.
4. La matière de
la statue est plus importante dans la statue que celle de l’homme dans l’homme,
puisque les êtres artificiels sont substance par leur matière, tandis que les
êtres naturels le sont par leur forme. Mais, si une statue est refaite avec le
même airain, ce n’est plus la même statue. Donc, à plus forte raison, quoique
l’homme soit refait avec les mêmes cendres, ce ne sera plus le même homme.
Cependant :
1. Job (19, 27),
parlant de la vision qui suivra la résurrection, dit : "Moi-même je le
verrai, moi-même et non un autre." L’homme ressuscité sera donc bien le
même.
2.
"Ressusciter, dit saint Augustin, ce n’est pas autre chose que
revivre." Mais, si ce n’était pas le même homme qui était mort et qui
revient à la vie, on ne pourrait pas dire qu’il revit. Il n’y aurait donc pas
de résurrection ce qui est contraire à la foi.
Conclusion :
La résurrection
est nécessaire pour que l’homme atteigne sa fin dernière, qu’il ne peut
atteindre ni en cette vie ni par la survivance de l’âme seule. En effet,
l’homme aurait été créé en vain, s’il lui était impossible d’atteindre la fin
pour laquelle il a été créé. La même raison exige que ce soit le même homme qui
atteigne la fin pour laquelle il a été fait. Il faut donc que l’homme
ressuscité soit le même, et il sera le même par la réunion de la même âme au
même corps. Il n’y aurait pas vraiment résurrection, si l’homme qui revit
n’était pas le même. Nier cette identité est donc hérétique, parce que
contraire à la vérité de l’Écriture qui enseigne la résurrection.
Solutions :
1. Aristote parle
de la réapparition causée par un mouvement ou changement naturel. En effet, il
montre la différence qui existe entre le mouvement de translation qui ramène le
Ciel, dont la substance est incorruptible, identique à son point de départ, et
le mouvement de génération qui, dans les êtres corruptibles, ramène la même
espèce, mais dans des individus différents : l’homme, par exemple, engendre un
homme, mais différent de lui-même ; ou encore, le feu engendre l’air, qui
devient eau, qui devient terre, qui devient feu, mais un feu différent du
premier. Cet argument est donc étranger à la question.
On pourrait dire
encore que, parmi toutes les formes des êtres corruptibles, l’âme raisonnable
seule subsiste par soi l’être qu’elle avait inauguré dans le corps, elle le
conserve après sa séparation d’avec le corps, et y fera participer le corps à
la résurrection ; puisque, dans l’homme, l’âme et le corps n’ont qu’un seul
être, autrement, leur union serait accidentelle. L’être substantiel de l’homme
ne subit donc jamais cette interruption qui empêcherait l’identité humaine
avant et après elle ; tandis que l’interruption de l’être est complète dans les
autres choses, dont la forme est abolie et dont la matière passe à un autre
être.
Ajoutons que la
génération humaine ne saurait aboutir à l’identité numérique. Le père, en
effet, contribue seulement à former un nouveau corps, qui possède sa matière à
lui, son âme à lui, et constitue donc un autre homme.
2. Au sujet de
l’humanité, forme du composé humain, et de toute forme d’un composé quel
conque, il y a deux opinions. Les uns disent que la même réalité est forme de
la partie, en achevant sa matière, et forme du tout, en lui donnant sa nature
spécifique. D’après cette opinion, la réalité qui correspond à l’humanité,
c’est l’âme raisonnable elle-même ; et, comme l’homme ressuscité aura la même
âme, il aura donc aussi la même humanité.
- L’opinion
d’Avicenne est différente et semble plus vraie. D’après lui, la forme du
composé ne peut être ni celle d’une seule partie, ni une forme qui ne soit pas
celle d’une partie ; mais c’est un tout, résultant de l’union de la forme avec
la matière et comprenant l’une et l’autre. Dès lors, puisque le ressuscité aura
la même âme et le même corps, il aura donc la même humanité. L’argument
supposait que l’humanité était une forme nouvelle, surajoutée à la forme et à
la matière : ce qui est faux.
- La seconde
preuve de la mineure n’est pas plus concluante. L’union (de l’âme et du corps)
désigne une action ou passion ; mais le fait que celle-ci n’est pas la même
n’empêche pas que l’humanité ne le soit. En effet, cette action ou passion ne
fait pas partie de l’essence de l’humanité qui résulte d’elle. La génération et
la résurrection ne sont évidemment pas un seul et même mouvement, ce qui
n’empêche pas le ressuscité d’être le même. Verra-t-on dans l’union la relation
même entre le corps et l’âme ? Mais cette relation ne constitue pas l’humanité,
elle l’accompagne. L’humanité, en effet, n’est pas la forme d’un être artificiel,
qui consiste simplement dans l’assemblage et l’ordonnance, lesquels, en se
renouvelant, font un être nouveau, par exemple, une nouvelle maison.
3. Cet argument
est décisif contre ceux qui admettent que, dans l’homme, l’âme sensitive et
l’âme raisonnable sont deux âmes distinctes ; car ainsi l’âme sensitive serait
corruptible dans l’homme comme dans les autres animaux. A la résurrection, on
n’aurait donc ni la même âme sensitive, ni le même animal, ni le même homme.
- Si l’on admet,
au contraire, que, dans l’homme, la même âme est à la fois, raisonnable et
sensitive, la difficulté s’évanouit.
- L’âme
sensitive, qui est la forme essentielle de l’animal, en est aussi la définition
; la puissance sensitive, qui est une forme accidentelle, "de toute première
importance pour pénétrer jusqu’à l’essence", sert à faire connaître cette
définition. Après la mort, l’âme sensitive humaine demeure donc
substantiellement, comme l’âme raisonnable elle-même. Certains n’admettent pas
que les puissances sensitives demeurent. Mais, puisqu’elles ne sont que des
propriétés accidentelles, leur défaut d’identité ne porte aucun préjudice à
l’identité de l’animal considéré dans son ensemble ni même à celle de ses
parties organiques les puissances, en effet, ne sont des perfections ou actes
des organes que comme principes d’action, comme la chaleur dans le feu.
4. Une statue peut
être considérée à deux points de vue, comme substance et comme oeuvre d’art.
Elle est substance par la matière dont elle est faite, et donc, à ce point de
vue, la statue refaite avec la même matière est la même. Ce qui en fait une
oeuvre d’art, c’est sa forme, qui est quelque chose d’accidentel, et qui
disparaît, quand la statue est détruite. Si cette forme reparaît, ce n’est donc
plus la même, ni la même statue. Mais l’âme humaine est une forme qui demeure
après la dissolution du corps : le cas est donc tout différent.
Objections :
1. "Ce que toute
l’âme est pour tout le corps, chaque partie de l’âme l’est pour chaque partie
du corps", par exemple, la vue pour la pupille de l’oeil. Or, à la
résurrection, le corps sera repris par la même âme ; ses parties devront donc
redevenir les membres qu'elles étaient, afin d’être reprises et animées par les
mêmes parties de l’âme.
2. Avec une
matière différente, il est impossible d’avoir le même être. Or, si les cendres
ne redeviennent pas ce qu’elles étaient, les parties du corps auront une
matière différente de celle qu’elles avaient. Elles ne seront donc plus les
mêmes ; le tout, dont elles sont comme la matière, ne sera plus le même ;
l’homme ne sera plus le même ; et il n’y aura pas de véritable résurrection.
3. La résurrection
est nécessaire pour qu’il soit rendu à chacun selon ses oeuvres. Mais les
différentes parties du corps concourent aux oeuvres bonnes ou mauvaises, Il
faut donc que chacune se retrouve ce qu’elle était pour recevoir ce qui lui est
dû.
Cependant :
1. Les choses
artificielles dépendent plus de leur matière que les choses naturelles. Or,
quand une oeuvre d’art est refaite avec la même matière, peu importe que les
différentes parties de celle-ci reprennent la place qu’elles occupaient.
2. Une variation
accidentelle n’empêche pas l’identité de l’être où elle se produit. Or, la
place occupée par les parties dans un tout est quelque chose d’accidentel. Elle
peut donc varier, et l’homme rester le même.
Conclusion :
Quand on parle
d’identité, il faut distinguer la question de nécessité et celle de convenance.
Quant à la première, à ce qu’exige l’identité, il faut considérer dans le corps
humain deux espèces de parties : les unes sont homogènes ou de même nature, par
exemple, des parties de chair ou des parties d’os ; les autres sont hétérogène ou
de nature différente, par exemple, de la chair et de l’os. Si une partie en
remplace une autre de même espèce, le changement est purement local, et ne
constitue pas une différence spécifique dans un tout homogène et n’empêche donc
pas l’identité de ce tout. Il en est ainsi dans l’exemple cité par le Maître
des Sentences une statue refaite avec les mêmes éléments n’est plus la même
quant à la forme ; mais elle est la même quant à la matière qui lui donne
d’être une substance déterminée ; et c’est par sa matière qu’elle est homogène,
et non par sa forme artificielle.
Si la matière
d’une partie en refait une autre d’espèce différente, elle ne change plus
seulement de place, mais d’espèce : elle n’est plus la même, à condition
toutefois que toute la matière de la première, ou tout ce qui, en elle,
appartenait vraiment à la nature humaine, passe dans la seconde. Or, si les
parties ne sont plus les mêmes, les parties essentielles, bien entendu, le
tout, lui aussi, n’est plus le même ; il en va autrement, s’il s’agit de
parties accidentelles, comme les cheveux et les ongles, auxquels saint Augustin
semble faire allusion. On voit par là à quelles conditions un tout peut rester
le même, quand ses éléments matériels changent de place.
La question de
convenance rend plus probable le retour des mêmes parties matérielles à la
place qu’elles occupaient, au moins quant aux parties essentielles et
organiques ; quoiqu’il puisse en être autrement pour les parties accidentelles,
comme les cheveux et les ongles.
Solutions :
1. Il s’agit ici
de parties organiques et non plus seulement de parties homogènes.
2. Un changement
de matière empêche l’identité, mais un Changement de place des mêmes éléments
matériels ne l’empêche pas.
3. C’est le tout,
et non pas la partie, qui est, à proprement parler, le principe de l’opération.
C’est donc à lui, et non pas à elle, que la récompense est due.
Nous avons à
étudier maintenant l’intégrité du corps ressuscité. On se demande : - 1. Tous
les membres du corps humain ressusciteront-ils ? - 2. Les cheveux et les ongles
? - 3. Les humeurs ? - 4. Tout ce qui, dans le corps, fut vraiment humain ? - 5.
Tout ce qui en fut un élément matériel ?
Objections :
1. La disparition
de la fin entraîne celle du moyen. Or, la fin des membres, c’est leur acte. Dès
lors, certains actes n’ayant plus à être produits, les membres qui leur
correspondent ne ressusciteront donc pas, puisque la providence ne fait rien
d’inutile.
2. Les intestins
devront être pleins ou vides. Mais l’une et l’autre de ces deux hypothèses
semblent inadmissibles.
3. Le corps doit
ressusciter afin d’être récompensé ou puni pour le bien ou le mal que l’âme
accomplit par lui. Mais, la main coupée à un voleur, repentant ensuite et
sauvé, ne peut être ni récompensée du bien auquel elle n’a pas coopéré, ni
punie du mal qu’elle a fait et dont la punition atteindrait l’homme lui-même.
Tous les membres ne ressusciteront donc pas.
Cependant :
1. Les autres
membres sont plus vraiment humains que les cheveux et les ongles. Or, ceux-ci
ressusciteront, comme le dit le Maître des Sentences.
2. "Les
oeuvres de Dieu sont parfaites." Or la résurrection sera l’oeuvre de Dieu.
L’homme en sortira donc parfait en tous ses membres.
Conclusion :
L’âme, dans ses
relations avec le corps, n’est pas seulement cause formelle et finale, mais
encore cause efficiente. Il y a donc entre elle et lui les mêmes rapports
qu’entre l’art et l’oeuvre d’art : tout ce que celle-ci manifeste et développe,
celui-là le contient en germe et en est le principe. De même, tout ce qui se
révèle dans les parties du corps a son origine dans l’âme, qui le possède, pour
ainsi dire, implicitement. L’oeuvre d’art serait imparfaite, s’il lui manquait
quelque détail que l’art avait prévu ; l’homme, lui aussi, ne saurait être
parfait, si toute la virtualité de l’âme ne s’épanouissait pas dans le corps,
s’il n’y avait pas pleine correspondance entre l’un et l’autre. Dès lors, comme
la résurrection doit établir ce parfait accord, le corps ne devant ressusciter
que parce qu’il est fait pour l’âme raisonnable, il faut donc que rien ne
manque à l’homme ressuscité et qui ressuscite pour atteindre sa perfection
suprême ; il faut donc que tous les membres qu’il possède actuellement
ressuscitent avec lui.
Solutions :
1. Les membres
peuvent être considérés comme la matière dont l’âme est la forme, ou comme
l’instrument dont elle se sert ; la comparaison est, en effet, la même entre le
corps tout entier et l’âme tout entière qu’entre les parties de l’un et celles
de l’autre. Considéré comme matière, la fin d’un membre n’est pas l’opération,
mais plutôt la perfection spécifique, que la résurrection doit respecter.
Considéré comme instrument, sa fin, c’est l’opération. Mais, même alors, quand
l’opération cesse, il ne s’ensuit pas que l’instrument perde toute utilité ;
car il peut servir à manifester, sinon l’action, du moins la puissance d’agir.
Ainsi en sera-t-il pour les puissances de l’âme dont l’énergie, sinon
l’activité, se manifestera par les organes corporels, comme une louange à la
Sagesse du Créateur.
2. Les intestins
ressusciteront comme les autres membres, mais leur plénitude n’aura rien de vil.
3. A proprement
parler, les actes méritoires n’appartiennent ni à la main, ni au pied, mais à
l’homme tout entier ; de même que l’oeuvre d’art n’est pas attribuée à la scie,
mais à l’ouvrier, comme à son principe. Un membre coupé avant les bonnes
oeuvres méritoires du salut n’y a pas coopéré ; mais l’homme lui-même, qui
s’est donné tout entier au service de Dieu, mérite d’être récompensé tout
entier.
Objections :
1. Ils proviennent
du superflu des aliments, comme la sueur et autres déchets organiques qui ne
ressusciteront pas.
2. L’élément
nécessaire à la transmission de la vie ne ressuscitera pas. Cependant Aristote
l’appelle "un superflu nécessaire".
3. Rien n’est
informé par l’âme raisonnable, qui ne le soit d’abord par l’âme sensitive. Or,
les cheveux et les ongles ne le sont pas, puisqu’"ils sont
insensibles".
Cependant :
1. "Pas un
cheveu de votre tête ne se perdra." (Lc 22, 18).
2. Les cheveux et
les ongles sont des ornements du corps humain. Or celui-ci, surtout chez les
élus, doit ressusciter avec tout ce qui peut contribuer à sa beauté.
Conclusion :
L’âme est au
corps comme l’art à l’œuvre d’art ; et aux différentes parties du corps comme
l’art aux instruments qu’il emploie c’est pourquoi le corps animé est dit :
"organique". Or, certains instruments sont destinés à l’exécution de
l’oeuvre elle-même l’art les exige donc d’abord et avant tout ; d’autres ne
sont exigés qu’en second lieu et n’ont pour but que de conserver les premiers :
par exemple, l’art militaire a besoin de l’épée pour combattre, et du fourreau
pour conserver l’épée. De même, certaines parties du corps, le coeur, le foie,
les pieds et les mains, etc., ont pour fonction d’exécuter les opérations de
l’âme ; d’autres, seulement de protéger les premières, comme les feuilles
servent à abriter les fruits ; tels sont, dans l’homme, les cheveux et les
ongles, qui sont donc des perfections, mais secondaires, Dès lors, puisque
l’homme doit ressusciter avec toutes ses perfections naturelles, il
ressuscitera donc avec ses cheveux et ses ongles.
Solutions :
1. Il y a un
superflu inutile dont la nature se débarrasse, et qui est étranger à la perfection
du corps humain. Mais il en est un autre qu’elle utilise pour la formation des
cheveux et des ongles, qui sont nécessaires de la manière que nous avons dite.
2. Cet élément
n’est pas nécessaire à la perfection de l’individu, mais seulement à la conservation
de l’espèce.
3. Les cheveux et
les ongles se nourrissent et croissent, ce qui montre bien l’action du principe
vital. Dès lors, puisqu’il n’y en a qu’un dans l’homme, à savoir, l’âme
raisonnable, ils subissent donc son influence, quoique celle-ci n’aille pas
jusqu’à leur donner la sensibilité, pas plus, d’ailleurs, qu’aux os, qui
pourtant font bien partie de l’individu et ressusciteront avec lui.
Objections :
1. On parle ici de
toute substance liquide ou demi-liquide qui se trouve
dans un corps organisé. Saint Paul (1 Co 13, 50) déclare : "La chair et le
sang ne posséderont pas le royaume de Dieu." Or, le sang est la principale
des humeurs du corps humain.
2. Elles sont
destinées à réparer les pertes subies par l’organisme, ce qui n’aura plus de
raison d’être après la résurrection.
3. Ce qui est en
voie de formation dans le corps humain n’est pas encore informé par l’âme
raisonnable. Or, telles sont les humeurs, qui sont chair et os seulement en
puissance. Elles ne ressusciteront donc pas.
Cependant :
1. Les parties
constitutives du corps ressusciteront en lui. Or, telles sont les humeurs,
selon saint Augustin : "Le corps est composé de membres fonctionnels ;
ceux-ci sont composés de parties entièrement semblables, qui, à leur tour sont
formées par les humeurs."
2. Le Christ est
le modèle des ressuscités. Or, il est ressuscité avec son sang ; autrement, la
transsubstantiation du vin en son sang n’aurait pas lieu sur nos autels. Le
sang ressuscitera donc, et, pareillement, les autres humeurs.
Conclusion :
Tout ce qui
concourt à l’intégrité de la nature humaine individuelle doit ressusciter dans
l’individu. Or, on peut distinguer trois espèces d’humeurs.
Les premières ne
font point partie de la perfection individuelle ; les unes, parce qu’elles sont
des résidus que la nature rejette urine, sueur, pus, etc. ; les autres, parce
qu’elles ont pour fin la conservation de l’espèce, soit en transmettant la vie,
soit en la nourrissant dans l’enfant à la mamelle. Aucune de ces humeurs ne
doit donc ressusciter.
Les secondes
n’ont point encore atteint le dernier degré de perfection auquel la nature les
destine dans l’individu, mais elles y sont ordonnées. On peut en distinguer de
deux sortes :
- 1° Les unes,
le sang et les trois humeurs (bile noire, bile jaune et phlegme), ont une forme
déterminée, comme les autres parties du corps, et ressusciteront donc comme
elles.
- 2° Les autres
sont en voie de transformation, en voie de devenir des membres ;peu importe
qu’elles soient au stade initial, alors qu’on les appelle ras (rosée) et
qu’elles occupent les pertuis des petites veines, ou au stade plus avancé,
alors qu’elles commencent à blanchir et qu’on les appelle camblium
(échange) : en aucun de ces deux états elles ne doivent ressusciter, puisque la
rénovation du corps en stabilisera toutes les parties, chacune dans sa forme
parfaite.
Les troisièmes
sont parvenues à la dernière perfection naturelle au corps elles sont toutes
blanches et incorporées aux membres ; on les appelle gluten (glu).
Puisqu’elles sont entrées dans la substance des membres, elles ressusciteront
donc avec eux.
Solutions :
1. L’Apôtre entend
par là les oeuvres de la chair et du sang, les oeuvres de péché, ou même les
oeuvres de la vie purement naturelle. D’après saint Augustin (Lettre 205, chap. 2), ces paroles signifient
la corruption qui imprègne la chair et le sang ; c’est pourquoi saint Paul
ajoute : "La corruption n’héritera pas non plus l’incorruptibilité."
2. De même que
certains membres ressusciteront, non plus pour agir, mais pour concourir à
l’intégrité de la nature humaine ; de même, les humeurs ne seront plus
réparatrices, mais seulement des éléments d’intégrité et des signes de
puissance
3. Les humeurs
sont par rapport aux membres ce que sont les éléments pour les corps composés
dont ils sont la matière. Or, les éléments n’ont pas seulement un être
changeant dans les corps composés, mais ils ont d’abord en eux-mêmes un être
fixe, des formes déterminées par lesquelles ils concourent à la perfection de
l’univers, comme les corps composés, sans être toutefois aussi parfaits que
ceux-ci ; Il en va de même pour les humeurs dans le corps humain. Toutes les
parties de l’univers ont reçu de Dieu une perfection, non pas égale, mais proportionnée
à chacune ; les humeurs reçoivent de l’âme raisonnable une certaine perfection,
moindre cependant que celle des parties du corps les plus importantes.
Objections :
1. Les aliments,
par l’assimilation, deviennent quelque chose de vraiment humain. Or, la chair
du boeuf sert d’aliment. Elle devrait donc ressusciter.
2. La côte d’Adam
fit vraiment partie de sa nature humaine. Or, elle ne ressuscitera pas en lui,
mais en Eve qui en fut formée et qui, autrement, ne ressusciterait pas.
3. Les mêmes
éléments peuvent avoir vraiment appartenu à différents corps humains, par
exemple, dans le cas d’anthropophagie. Il est cependant impossible qu’ils se
retrouvent en chacun d’eux, après la résurrection.
4 et 5. Comment
résoudre les deux cas vraiment étranges, et d’ailleurs purement hypothétiques,
de l’enfant dont le père se serait nourri exclusivement de chair humaine, ou,
qui pis est, d’embryons humains ?
Cependant :
1. Tout ce qui fut
vraiment humain a été sous l’emprise de l’âme raisonnable. Or, c’est ce fait
qui explique la résurrection du corps, et, par conséquent, de tout ce qui fut
vraiment humain en lui.
2. S’il manquait
au corps quelque chose, qui, en lui, appartînt vraiment à la nature humaine, il
serait donc imparfait. Or, la résurrection doit, au contraire, remédier à
toutes les imperfections, surtout dans les élus "Pas un cheveu de votre tête
ne se perdra."
Conclusion :
Toute chose est
vraie dans la mesure où elle est être. En effet, une chose est vraie quand elle
est en elle-même, en acte, telle qu’elle est en celui qui la connaît. Ce qui a
fait dire à Avicenne : "La vérité de toute chose est une propriété de son
être, tel qu’il lui a été fixé." Dès lors, une chose est vraiment humaine,
appartient à la vérité de la nature humaine, quand elle appartient proprement à
l’être de la nature humaine, quand elle participe à la forme de la nature humaine
de l’or vrai, c’est celui qui possède la vraie forme de l’or, qui lui donne de
posséder l’être propre à l’or.
- La question de
savoir ce qui appartient vraiment à la nature humaine a suscité trois opinions
:
- 1° Rien de
nouveau, qui soit vraiment humain, ne vient s’ajouter à ce qui est primitif ;
tout ce qui appartient vraiment à la nature humaine lui a été donné dans son
institution même. Ce principe se multiplie par lui-même, se transmet de père en
fils, se multiplie à son tour en ce dernier, y atteint par la croissance la
quantité convenable, et ainsi de suite, pour aboutir à la multiplication du
genre humain tout entier. Selon cette opinion, ce qui provient des aliments n’a
donc que les apparences de la chair et du sang humains, mais n’appartient pas
réellement et vraiment à la nature humaine.
- 2° La
transformation naturelle des aliments en substance corporelle ajoute quelque
chose de nouveau et de vraiment humain, si l’on considère l’espèce humaine, à
la conservation de laquelle la génération est ordonnée. Si l’on considère
l’individu, à la conservation et perfection duquel la nutrition est ordonnée,
celle-ci ne lui ajoute rien qui soit vraiment et premièrement humain, mais
secondairement. Ce qui est premièrement et principalement humain, disent-ils,
c’est "humide radical" duquel est formé d’abord le genre humain ; la
partie des aliments convertie en vraie chair et en vrai sang dans un individu,
n’est que secondairement humaine pour lui, mais peut l’être premièrement pour
un autre ; pour celui qui naîtra de lui.
- 3° Quelque
chose de vraiment et de premièrement humain commence d’être, même dans tel
individu déterminé. On n’est nullement fondé à affirmer qu’une certaine
quantité fixe de matière demeure nécessairement pendant la vie tout entière ;
n’importe quelle partie demeure quant à ce qu’il y a en
elle de spécifique, mais est soumise à une espèce de flux et de reflux quant à
ce qu’il y a en elle de matériel.
Ces trois
opinions ont été étudiées plus au long dans le deuxième Livre des Sentences. Il suffisait d’en rappeler ce qui intéresse
notre sujet, auquel chacune apporte sa solution :
- 1° La nature
humaine est parfaite, quant au nombre des individus et quant à la quantité
convenable à chacun, indépendamment de l’action des aliments, celle-ci n’ayant
d’autre but que de réparer la déperdition causée par la chaleur naturelle. Dès
lors, puisque la résurrection rétablit la nature humaine dans son état de
perfection ; puisque, d’autre part, la chaleur naturelle ne lui enlève plus
rien ; ce que les aliments avaient fourni ne ressuscitera donc pas, mais
seulement ce principe constitutif de l’individu humain et qui, transmis et
multiplié, amène la nature humaine à sa perfection en nombre et en quantité.
- 2° Ce que
l’homme a reçu de celui qui l’a procréé est premièrement humain et ressuscitera
donc d’abord et entièrement. Les éléments qu’il doit à la nutrition ne
ressusciteront pas en totalité, mais dans la mesure nécessaire à la quantité
qu’il doit avoir, car cela seul est vraiment humain, et encore seulement d’une
manière secondaire, puisque, d’une part, ces éléments n’ont fait que prendre la
place de ceux qui avaient disparu, et que, d’autre part, cette addition
constante d’éléments étrangers diminue graduellement la vérité spécifique,
comme l’eau ajoutée au vin l’affaiblit de plus en plus. Tout ce qui est
vraiment et premièrement humain ressuscitera donc, mais ce qui ne l’est que
secondairement ne ressuscitera qu’en partie.
- 3° Toutes les
parties de l’individu, des Chairs et des os, etc., appartiennent vraiment et
également à la nature humain ; quant à leur forme spécifique, car, à ce point
de vu ; elles demeurent, mais non quant à leur matière, car, à ce point de vue,
elles sont soumises au changement. Il en est du corps humain comme d’une cité
certains citoyens, enlevés par la mort, sont remplacés par d’autres, de telle
sorte que les individus changent matériellement, mais demeurent formellement,
en ce sens que les mêmes fonctions et les mêmes places, laissées vides par les
uns, sont occupées par d’autres, et la société conserve son unité et son
identité. De même, des parties semblables se substituent à d’autres dans le
corps humain les éléments matériels changent, mais la forme spécifique demeure
et l’on a donc toujours identiquement le même homme. Pour ce qui est de la
résurrection, la troisième opinion répond donc comme la seconde, avec cette
différence qu’elle maintient que ce qui est primitif dans l’individu, et qui
doit ressusciter d’abord et tout entier, n’est pas plus vraiment humain, mais
seulement plus parfaitement humain que ce qui s’y ajoute par la suite.
Solutions :
1. Les êtres sont
ce qu’ils sont par leur forme et non par leur matière. Quand les éléments
matériels, qui furent d’abord dans le boeuf et ensuite dans l’homme,
ressusciteront en celui-ci, ce ne sera pas de la chair bovine, mais de la chair
humaine qui ressuscitera. On pourrait tout aussi bien conclure à la
résurrection du limon dont fut formé le corps d’Adam.
2. Cette côte
n’appartenait pas à la perfection individuelle d’Adam, mais elle était destinée
à la multiplication de l’espèce humaine. C’est donc en Eve, qui fut formée
d’elle, qu’elle doit ressusciter.
3. La première
opinion répond simplement que la chair humaine ne devint jamais vraiment
humaine en celui qui s’en nourrit ; elle ne ressuscitera donc pas en lui, mais
en l’autre. - Les deux autres opinions répondent que la résurrection des
éléments matériels se fera en celui dans lequel ils ont été plus spécifiquement
humains. A titre égal, c’est le droit de priorité qui l’emporte. S’il y a un
surplus, par rapport à l’idéal du type humain, il pourra ressusciter dans le
second. A défaut de la quantité suffisante, la puissance divine y pourvoira,
comme elle le fera pour ceux qui sont morts avant l’âge parfait qui sera celui
de la résurrection. Cela ne portera aucun préjudice à leur identité, pas plus
que le flux et le reflux des éléments matériels dans le même individu.
4 et 5. En
dehors de la portion de matière qui a servi à former l’enfant et qui
ressuscitera avec lui, il en restera une quantité suffisante aussi bien pour le
père lui-même que pour ceux dont il s’est nourri.
Objections :
1. La résurrection
des autres membres semble plus nécessaire que celle des cheveux. Or, selon
saint Augustin, toute la matière des cheveux ressuscitera, sinon en eux-mêmes,
du moins en quelque autre partie du corps.
2. Ce qui a été
partie matérielle du corps a été actué par l’âme,
aussi bien que ce qui en a été partie spécifique, et doit donc ressusciter.
3. C’est la
matière disposée par la quantité qui donne au corps sa divisibilité comme aussi
sa totalité. Si toutes les parties matérielles ne ressuscitent pas, le corps ne
ressuscitera donc pas non plus dans sa totalité.
Cependant :
1. Les éléments
matériels ne demeurent pas dans le corps, mais passent et repassent. S’ils
devaient tous ressusciter, le corps serait donc d’une densité ou d’une taille
absolument excessive.
2. Le cas
d’anthropophagie nous amènerait à conclure que, si tous les éléments matériels
qui ont appartenu à un corps doivent ressusciter en lui, ce qui a été vraiment
humain dans un homme doit ressusciter dans un autre, ce qui est inadmissible.
Conclusion :
Les éléments
matériels du corps humain n’ont droit à la résurrection que pour autant qu’ils
sont vraiment humains et, par là même, en relations avec l’âme raisonnable.
Tous sont vraiment humains quant à ce qu’il y a en eux de spécifique, mais non
quant à ce qu’il y a en eux de matériel ; car, pris dans leur ensemble, pendant
toute une vie, ils dépasseraient la quantité exigée par l'espèce. Telle est la
teneur de la troisième opinion, qui me paraît la plus probable. Tout ce qu’il y
a dans l’homme ressuscitera donc, à considérer non pas la totalité matérielle,
mais la totalité spécifique, caractérisée par la quantité, la figure, la place
et l’ordre des parties.
La première et
la seconde opinion n’utilisent pas la distinction précédente, mais une autre
entre des parties qui sont à la fois spécifiques et matérielles. Elles
admettent, l’une et l’autre, que ce qui est primitif dans l’individu, et
transmis par voie de génération, ressuscitera en totalité même matérielle.
Quant à ce qui s’y ajoute par voie de nutrition, rien n’en ressuscitera,
d’après la première ; une partie seulement, d’après la seconde.
Solutions :
1. La totalité
spécifique, et non la totalité matérielle, règlera la résurrection des cheveux
comme des autres parties du corps. Or, en celles-ci, la nutrition produit deux
effets l’accroissement, la formation d’une partie humaine nouvelle, qui prend,
dans le corps, sa place et sa position à elle ; la restauration, le
renouvellement d’une partie usée, où il n’y donc de nouveau que la matière.
Saint Augustin parle des cheveux selon le premier effet leur matière
ressuscitera donc, mais en quantité convenable ; le reste sera distribué dans
le corps, au gré de la divine Providence, ou employé à une suppléance, s’il en
était besoin.
2. La troisième
opinion admet l’identité des parties spécifiques et des parties matérielles.
Aristote, en effet, n’entend point, par cette distinction, des parties
différentes, mais seulement différents points de vue applicables aux mêmes
parties, selon que l’on considère ce qu’il y a en
elles de formel et de spécifique ou de matériel. Or, il est évident que la
matière qui compose la chair, par exemple, n’est en relations avec l’âme que
parce qu’elle est sous cette forme déterminée ; et c’est aussi par là qu’elle a
droit à la résurrection. - Les deux autres opinions admettent que ces parties
sont différentes, et aussi que l’âme actue les
parties matérielles par les parties spécifiques ; elles n’ont donc pas toutes
un droit égal à la résurrection.
3. Quand on parle
des dimensions indéfinies de la matière des corps terrestres, on la considère
dans son état antérieur à l’union avec la forme substantielle. La division
selon ces dimensions appartient proprement à la matière. Mais celle-ci reçoit
sa quantité complète et définie après son union avec la forme substantielle. La
division selon ces dimensions définies intéresse donc l’espèce, surtout quand
celle-ci donne à chaque partie sa position déterminée, comme dans le corps
humain.
Nous avons à
considérer maintenant la qualité des ressuscités. On demande : - 1. Tous les
ressuscités auront-ils le même âge, celui de la pleine jeunesse ? - 2. La même
taille ? - 3. Le même sexe ? - 4. La vie animale ?
Objections :
1. Dieu n’enlèvera
aux ressuscités, surtout aux élus, aucun élément de la perfection humaine. Or,
telle est la vieillesse, qui rend l’homme vénérable.
2. L’âge se mesure
au temps passé. Or, il est impossible que le temps passé ne le soit pas. Il est
donc impossible que ceux qui ont atteint un âge avancé redeviennent jeunes.
3. La nature
humaine semble avoir toute son activité dans l’enfant, tandis qu’elle se
débilite, avec l’âge, comme le vin étendu d’eau. Si donc tous les ressuscités
doivent avoir le même âge, ils seront tous des enfants.
Cependant :
1. Saint Paul (Eph 4, 13) écrit : "Jusqu’à ce que nous soyons tous
parvenus à l’état d’homme fait, à la mesure de l’âge parfait du Christ."
Or, le Christ est ressuscité en pleine jeunesse, qui commence, dit saint
Augustin, vers la trentième année. Ce sera donc l’âge des ressuscités.
2. L’homme doit
ressusciter dans l’état le plus parfait de sa nature. Or, cet état, c’est celui
de la pleine jeunesse.
Conclusion :
La nature doit
ressusciter sans défaut telle Dieu l’a faite, telle Dieu la refera. Or, la
nature est sujette à un double défaut soit qu’elle n’ait pas encore atteint son
plus haut degré de perfection, comme chez les enfants ; soit qu’elle l’ait
dépassé, comme chez les vieillards. La résurrection ramènera donc tous les
hommes à la pleine jeunesse, à l’âge où finit la croissance et où commence le
déclin.
Solutions :
1. Ce qui rend la
vieillesse digne de respect, ce n’est pas l’état du corps, qui a perdu sa
perfection, mais la sagesse de l’âme, qui est censée grandir avec les ans. Les
élus auront droit à ce respect à cause de la sagesse divine dont ils seront
pleins, mais sans qu’il y ait en eux rien de sénile.
2. L’âge ne
signifie pas ici le nombre des années, mais l’état de l’organisme qui lui
correspond. C’est ainsi qu’Adam fut créé en pleine jeunesse, car telle fut sa
condition le jour même où il sortit des mains de Dieu.
3. La nature
humaine peut être dite plus parfaite dans l’enfant, parce qu’elle possède en
lui une plus grande puissance d’assimilation ; mais, dans l’homme jeune, elle a
atteint son plein épanouissement. La jeunesse sera donc l’état des ressuscités,
plutôt que l’enfance, alors que la formation est encore inachevée.
Objections :
1. La quantité est
une mesure, comme la durée. Puisque tous les ressuscités auront le même âge,
ils auront donc aussi la même taille.
2. "Dans tous
les êtres naturels, il y a un terme et une raison de leur croissance et de leur
grandeur." Ce terme ne peut être assigné que par la forme, à laquelle doit
s’adapter la quantité comme les autres accidents. Tous les hommes, ayant la
même forme spécifique, doivent donc avoir la même quantité, la même taille. Les
erreurs que la nature peut actuellement commettre sur ce point seront corrigées
par la résurrection.
3. La quantité des
corps ressuscités ne sera pas proportionnée à l’énergie naturelle qui les forma
une première fois, mais à la puissance divine qui les reformera et qui est la
même pour tous les corps, et à la matière dont Dieu disposera, c’est-à-dire les
cendres, qui sont toutes également prêtes à recevoir son action.
Cependant :
1. La quantité
naturelle dépend de la nature individuelle, que la résurrection ne changera
pas.
2. La résurrection
aura pour terme la récompense ou le châtiment, dont la quantité ne sera pas la
même pour tous. La quantité naturelle des corps ne sera donc pas non plus
identique.
Conclusion :
La résurrection
n’aura pas seulement en vue l’identité spécifique, mais encore l’identité
numérique ou individuelle. La nature spécifique exige une quantité renfermée
dans certaines limites, non pas absolues mais relatives, dont elle ne saurait
se départir, par excès ou par défaut, sans se mentir à elle-même. Chaque homme,
dans ces limites, a une certaine quantité
correspondant à sa nature individuelle, et la croissance doit l’y amener, à
moins d’une anomalie aboutissant à un excès ou à un défaut. Cette quantité
dépend de l’activité organique et de la matière assimilable, qui ne sont pas
les mêmes chez tous. Tous les hommes ne ressusciteront donc pas avec la même
quantité ; mais chacun, avec celle à laquelle l’aurait a mené une croissance
libre et normale. La puissance divine remédiera à l’excès ou au défaut.
Solutions :
1. Tous les hommes
auront le même âge, c’est-à-dire, non pas le même nombre d’années, mais le même
état de perfection naturelle, compatible avec une quantité, plus ou moins
considérable.
2. La quantité
individuelle ne dépend pas seulement de la forme spécifique, mais encore de la
nature d’un chacun.
3. La quantité des
corps ressuscités ne sera pas proportionnelle à la puissance qui les refera, et
qui leur est étrangère ; ni à l’état où tous furent réduits pour être à même de
ressusciter ; mais à la nature individuelle que chaque. vivant possédait.
Cependant, si la croissance naturelle eut quelque chose d’anormal, la puissance
divine y remédiera, par exemple, pour les nains et les géants.
Objections :
1. "Jusqu’à
ce que nous soyons tous parvenus à l’état d’hommes faits", écrit saint
Paul (Eph 4, 13).
2. Dans l’autre
monde, "il n’y aura plus de supériorité", dit la Glose. La femme ne
sera donc plus soumise à l’homme, et n’aura donc plus le sexe qui rend cette
soumission naturelle.
3. Ce qui est
accidentel et non voulu par la nature ne ressuscitera pas. Or, il en est ainsi
du sexe féminin, selon Aristote.
Cependant :
1. Saint Augustin
écrit : "Ceux qui admettent la résurrection des deux sexes semblent plus
sages."
2. Dieu refera par
la résurrection ce qu’il fit par la création ; les deux sexes y participeront
donc (Gn 2, 22).
Conclusion :
Si l’on
considère les exigences de leur nature individuelle, les ressuscités n’auront
pas tous la même quantité, ni le même sexe. Cette diversité est également
réclamée par la perfection de l’espèce. Mais la convoitise aura disparu, et,
avec elle, tout sentiment de honte.
Solutions :
1. Cette
expression signifie simplement la perfection de l’âme, qui sera dans tous les
élus sans distinction.
2. La femme est
inférieure à l’homme à cause de sa faiblesse, corporelle et spirituelle. Mais,
après la résurrection, ce sont surtout les mérites qui feront la différence
entre les élus, quels qu’ils soient.
3. Quoi qu’il en
soit de la nature individuelle, la nature, prise dans son ensemble, requiert
l’un et l’autre sexe pour la perfection de l’espèce humaine ; sans que,
d’ailleurs, au Ciel, l’un soit inférieur à l’autre, comme on vient de le dire.
Objections :
1. L’Evangile
rapporte que le Christ, idéal des ressuscités, mangea avec ses disciples.
2. L’homme
ressuscitera avec tous ses organes : il exercera donc les fonctions auxquelles
ils sont destinés.
3. L’homme tout
entier doit être béatifié, dans son âme et dans son corps. Or, la béatitude
consiste en une action parfaite. Chez les bienheureux, les puissances de l’âme
et les organes du corps ne seront donc pas inactifs.
4. La béatitude
est "un état rendu parfait par la somme totale de tous les biens" ;
parfait, c’est-à-dire que "rien n’y manque". Les plaisirs du corps
n’y feront donc pas défaut.
Cependant :
1. "Après la
résurrection, les hommes ne prendront point de femmes, ni les femmes, de
maris."
2. Les deux
principales fonctions de la vie animale ont pour but la conservation de
l’espèce et de l’individu. Or, après la résurrection, le nombre des prédestinés
sera complet ; chaque individu aura et gardera la quantité qu’il doit avoir (Ap 21, 4) : "il n’y aura plus de mort." Ces
fonctions seront donc inutiles.
Conclusion :
La résurrection
n’est pas nécessaire pour donner à l’homme sa perfection première qui consiste
à posséder tout ce qu’exige sa nature ; car l’homme peut y parvenir, en cette
vie, par l’action des causes naturelles. Elle est nécessaire pour donner à
l’homme sa perfection dernière, pour le faire parvenir à sa fin dernière. Dès
lors, tout ce qui est destiné à lui donner ou à lui conserver sa perfection première
les actes de la vie animale en lui-même, manger, boire, dormir, procréer, et,
en dehors de lui, l’action mutuelle des éléments, le mouvement du Ciel,
n’existeront plus après la résurrection.
Solutions :
1. Le Christ
ressuscité n’avait nul besoin de manger ; s’il le fit, c’est qu’il le voulut
pour montrer à ses disciples qu’il avait la même nature humaine qu’au temps où
il mangeait et buvait avec eux. A la résurrection générale, cette démonstration
n’aurait aucune raison d’être, en face de l’évidence. Cet acte du Christ est
donc l’effet motivé d’une dispense, au sens juridique, "d’une exception à
la loi commune" qui régira les ressuscités.
2. Il ne faut pas
considérer seulement les fonctions auxquelles sont destinés les organes, mais
encore l’élément de perfection que leur variété apporte à la nature humaine,
tant spécifique qu’individuelle.
3. Cette activité
n’est pas humaine au sens propre et distinctif de ce mot. Ce n’est donc point
par elle que le corps sera béatifié ; il le sera par son union à l’âme
bienheureuse à laquelle il sera parfaitement soumis.
4. Les plaisirs du
corps sont appelés par Aristote "des remèdes", des soulagements à la
fatigue et à la monotonie ; mais aussi "des maladies", car l’homme
est porté à en jouir avec excès, à les prendre pour les vraies joies, comme
celui qui a le goût dépravé aime certaines choses que l’homme sain trouve
désagréables. Ces plaisirs sont donc étrangers à la béatitude, au rebours de ce
que pensent les Juifs, les Mahométans et certains hérétiques appelés Millénaristes.
Leur opinion est également contraire à la doctrine d’Aristote, suivant lequel
seuls les plaisirs spirituels sont délectables par eux-mêmes et désirables pour
eux-mêmes, et donc seuls exigés par la béatitude.
Nous avons à
étudier maintenant l’état corporel des élus, à savoir, l’impassibilité, la
subtilité, l’agilité et la clarté qui seront leurs prérogatives. Au sujet de la
première, on demande : - 1. Les corps des élus seront-ils impassibles ? - 2. Le
seront-ils tous également ? - 3. Cette impassibilité supprimera-t-elle les
actes de la sensibilité ? - 4. Tous les sens exerceront-ils leur activité ?
Objections :
1. Après la
résurrection, l’homme conservera sa nature et sa définition "animal
raisonnable mortel." Or, qui dit mortel, dit passible.
2. Tout être en
puissance à la forme d’un autre est passible par rapport à ce dernier c’est la
condition de la passibilité. Or, les corps des élus seront en puissance à une
autre forme. Ils seront donc passibles. La mineure se prouve ainsi. Tous les
êtres matériels sont eu puissance à une forme différente de celle qui est la
leur puisque la matière, du fait qu’elle est sous telle forme, ne perd point sa
puissance à être sous une autre. Or, les corps des élus seront reconstitués
avec leurs éléments antérieurs ; ils seront donc matériels, donc passibles.
3. Les corps des
élus seront composés d’éléments contraires, entre lesquels il y aura donc
"l’action et la passion qui leur sont naturelles".
4. Le sang et les
humeurs se retrouveront dans les corps ressuscités, et seront donc, par leur
contrariété, une source de maladies et autres malaises.
5. La passibilité
n’est une imperfection qu’en puissance ; moindre, par conséquent qu’une
imperfection en acte. Or, celle-ci n’est pas incompatible avec l’état glorieux,
puisque les martyrs, comme le Christ lui-même, porteront leurs cicatrices.
Cependant :
1. Etre passible,
c’est être corruptible : "Toute passion qui s’accentue tend à détruire la
nature." Or, saint Paul (1 Co 12, 43) dit du corps des élus : "Semé
dans la corruption, il ressuscitera incorruptible", donc impassible.
2. Ce qui est plus
fort ne subit pas l’action de ce qui est plus faible. Or, saint Paul dit encore
: "Semé dans la faiblesse, il ressuscitera plein de force."
Conclusion :
Le mot passion
peut s’entendre en deux sens :
- 1° Au sens
large, il désigne toute modification d’un être, sympathique ou antipathique à
sa nature, élément de perfection ou de corruption. Le corps des élus ne sera
pas impassible en ce sens, car il ne faut lui refuser aucun élément de
perfection.
- 2° Au sens
propre, saint Jean Damascène définit la passion : "Un mouvement étranger à
la nature même de l’être où il se produit." Le mouvement désordonné du
coeur s’appelle une passion ; son mouvement normal s’appelle son action. La
raison en est que tout être qui pâtit est entraîné
dans l’orbite de l’être qui agit sur lui et qui tend à le rendre semblable à
lui : il est donc, à ce point de vue, comme arraché à lui-même. Le corps des
élus sera incapable de subir une pareille influence ; il sera donc impassible.
Tout le monde
n’est pas d’accord pour expliquer cette impassibilité. Les uns l’attribuent à
la condition des éléments qui ne seront plus alors ce qu’ils sont aujourd’hui :
ils conserveront leur substance, mais perdront leurs qualités actives et
passives. Cette explication semble controuvée. En effet, les qualités
concourent à la perfection des éléments, qui seraient donc moins parfaits après
la résurrection. En outre, comme elles sont des propriétés des éléments et
résultent de leur matière et de leur forme, il est tout-à-fait déraisonnable de
conserver la cause et de supprimer l’effet.
D’autres
admettent que les qualités demeurent, mais que la puissance divine empêchera
leur action, dans le but de sauvegarder le corps humain. Cette opinion paraît
également insoutenable. Le corps composé exige l’action des qualités actives et
passives, la prédominance de l’une ou de l’autre lui donnant son caractère
distinctif. Il doit en être ainsi dans le corps ressuscité, formé de chair,
d’os et autres parties dissemblables. En outre, l’impassibilité ne serait plus
alors une prérogative substantielle, mais une simple préservation miraculeuse
telle que Dieu pourrait l’accorder au corps humain dans sa condition présente.
D’autres
invoquent la présence et l’action, inefficace aujourd’hui, mais devenue
victorieuse, du cinquième élément destiné à faire régner l’harmonie entre les
quatre autres et à rendre le corps humain impassible, comme le sont les corps
célestes. - Opinion erronée, elle aussi. D’abord, parce que ce cinquième
élément est étranger à la composition du corps humain, Ensuite, parce que cet
élément, s’il y entrait, n’empêcherait pas les autres d’être ce qu’ils sont,
c’est-à-dire, essentiellement passibles. Enfin, parce qu’aucune puissance
naturelle n’est capable de donner au corps des élus l’impassibilité
surnaturelle que l’Apôtre fait dériver de la puissance du Christ : "Tel
est le céleste (Adam), tels sont aussi les célestes." - "Il
transformera notre corps misérable, en le rendant semblable à son corps
glorieux, etc." (Philip 3, 21).
Il faut donc
répondre que tout être qui pâtit est vaincu par l’être qui agit sur lui et qui,
autrement, ne pourrait le soumettre à sa domination. Ce qui suppose, de la part
du premier, une diminution de l’emprise de la forme sur la matière celle-ci, en
effet, ne peut être soumise en tout ou en partie à l’une des forces contraires,
sans que le domaine que l’autre a sur elle ne soit supprimé ou diminué. Or, le
corps des élus, avec tous ses éléments, sera parfaitement soumis à l’âme
raisonnable, comme elle-même sera parfaitement soumise à Dieu. Il ne peut donc
survenir en lui aucune modification contraire à la disposition parfaite qu’il
recevra de l’âme. C’est ainsi qu’il sera impassible.
Solutions :
1. On peut
répondre, avec saint Anselme, que "le mot mortel a été introduit dans la
définition de l’homme par les philosophes qui ne croyaient pas que l’homme tout
entier pût être immortel", et qui ne le considéraient que dans son état
actuel de mortalité. - On peut répondre encore, d’après Aristote, que, les
différences essentielles des êtres nous étant inconnues, nous employons
parfois, pour les signifier, les différences accidentelles qui en sont les
effets. Etre mortel ne fait pas partie de la définition de l’homme, comme
appartenant à son essence, mais parce que la cause actuelle de la passibilité
et de la mortalité, à savoir, être composé d’éléments contraires, appartient à
son essence. La résurrection éliminera cette cause, en assurant la victoire de
l’âme sur le corps.
2. On peut
considérer deux états d’une puissance : l’état lié et l’état libre. Cette
distinction s’applique non seulement à la puissance active, mais encore à la
puissance passive car la forme lie la puissance de la matière en la dominant et
eu lui imposant un caractère déterminé. Dans les êtres corruptibles, cette
domination est imparfaite, et le lien n’est pas tellement serré qu’il ne se puisse
introduire dans la matière une modification contraire à la forme. Mais, chez
les élus, l’âme sera complètement maîtresse du corps, sans que rien puisse lui
enlever Cette maîtrise, car elle-même sera soumise à Dieu d’une manière
immuable, ce qui n’existait pas dans l’état d’innocence Dans le corps des élus,
la matière gardera bien essentiellement la même puissance qu’aujourd’hui à une
forme différente, mais cette puissance sera liée par la victoire de l’âme sur
Je corps, de telle sorte qu’elle sera à jamais incapable de s’exercer.
3. Les qualités
élémentaires sont les instruments de l’âme ; c’est elle, par exemple, qui règle
la chaleur corporelle dans l’acte de nutrition. Quand l’agent principal est
parfait et que l’instrument est sans défaut, celui-ci n’agit jamais qu’en
harmonie complète avec celui-là. Dans le corps des élus, les qualités
élémentaires ne seront donc jamais le principe d’aucune action capable de
contrarier l’âme dans sa volonté de conserver son corps intact.
4. "La
puissance divine, dit saint Augustin, peut à son gré, enlever aux corps
visibles et tangibles certaines de leurs qualités, et leur laisser les
autres." C’est ainsi que, par miracle, le feu de la fournaise perdit le
pouvoir de brûler le corps des trois enfants, tout en gardant celui de brûler
le bois. De même Dieu, de la manière expliquée dans l’article, laissera aux
humeurs leur nature, mais supprimera leur passibilité.
5. Pas plus que
dans le Christ, les cicatrices ne seront dans les saints une imperfection, mais
le symbole de l’héroïque courage avec lequel ils ont souffert et sont morts
pour la justice et la foi ; elles seront pour eux-mêmes et pour les autres un
surcroît de bonheur. "Je ne sais comment il se fait, dit saint Augustin,
que notre amour pour les bienheureux martyrs nous porte à désirer voir, sur
leur corps, dans le royaume des Cieux, les cicatrices des blessures qu’ils ont
reçues pour le nom du Christ, et peut-être les verrons-nous en effet. Car ce ne
sera point une difformité, mais une gloire, et ce sera dans leur corps une
beauté sinon du corps, du moins de la vertu. Cependant il ne s’ensuit point que
les martyrs qui auront perdu quelques-uns de leurs membres en seront privés à
la résurrection des morts, puisqu’il leur est dit : "Il ne périra pas un
cheveu de votre tête."
Objections :
1. La Glose dit
que tous les élus auront également de ne pouvoir pâtir. Or, ils le devront à la
prérogative de l’impassibilité, qui sera donc égale chez tous.
2. Les négations
ne sont pas susceptibles de plus et de moins. Or, l’impassibilité, c’est la
négation ou privation de passibilité.
3. Un objet est
dit plus blanc, quand il est moins mêlé de noir. Mais, il n’y aura, dans le
corps des élus, aucun mélange de passibilité. Ils seront donc tous également
impassibles.
Cependant :
1. La récompense
doit être proportionnelle au mérite. Mais le mérite de certains élus est plus
grand. L’impassibilité, qui est une certaine récompense, sera donc, en eux,
plus grande aussi.
2. L’impassibilité
est une prérogative du corps des élus, comme la clarté. Comme celle-ci, elle ne
sera donc pas égale chez tous.
Conclusion :
Si l’on
considère l’impassibilité en elle-même, celle-ci n’est pas autre chose qu’une
négation ou privation, et, n’étant pas susceptible de plus et de moins, elle
est égale chez tous les élus. Si on la considère dans sa cause, il n’en va plus
de même. Elle provient, en effet, du domaine de l’âme sur le corps ; ce
domaine, à son tour, provient de l’union indissoluble avec Dieu. Plus parfaite
sera cette union, plus puissante sera la cause de l’impassibilité.
Solutions :
1. Il s’agit ici
de l’impassibilité considérée en elle-même.
2. Considérées en
elles-mêmes, les négations et privations ne sont pas susceptibles de plus et de
moins ; mais elles peuvent l’être, considérées dans leurs causes on peut
appeler plus ténébreux un lieu où la lumière rencontre de plus nombreux et de
plus grands obstacles.
3. Une qualité
peut croître en intensité non seulement par son éloignement de la qualité
contraire, mais par son rapprochement avec son terme c’est ainsi que la lumière
devient plus intense. C’est également de cette façon que l’impassibilité sera
plus grande chez certains élus, quoique chez tous il n’y ait plus aucune
passibilité.
Objections :
1. Selon Aristote
: "La sensation en acte est une espèce de passion" ; elle est donc
incompatible avec l’impassibilité.
2, Une sensation
ou impression sensible présuppose une impression physique, une passion, dont le
corps impassible des élus ne sera pas susceptible.
2. Des sensations
nouvelles supposent des jugements nouveaux. Or, de pareils jugements seront
impossibles aux élus, dont "les pensées ne seront plus mouvantes",
dit saint Augustin.
3. L’intensité de
l’acte d’une puissance de l’âme diminue celui d’une autre puissance. Or, l’âme
des élus sera absorbée tout entière par l’acte intellectuel de la vision de
Dieu. Elle sera donc incapable de tout acte sensible.
Cependant :
1. Il est dit dans
l’Apocalypse (1, 7) : "Tout oeil le verra (le Seigneur qui vient sur les
nuées)."
2. Selon Aristote,
"ce qui caractérise un être vivant, c’est le mouvement et la
sensation". Or, le corps des élus sera doué de mouvement, "ils
courront comme des étincelles à travers le chaume" (Sg
3, 7). Il sera donc aussi doué de sensation.
Conclusion :
Tout le monde
admet une certaine activité des sens dans le corps des élus.
S’il en était
autrement, leur vie ressemblerait plutôt à un sommeil ; ce qui s’accorde mal
avec leur état de perfection : car, pendant le sommeil, qu’Aristote appelle
"une moitié de vie", la vie sensible n’a pas toute sa plénitude.
Toutefois, les opinions sont partagées sur la manière dont s’exerce cette
activité.
- Les uns disent
que le corps des élus étant impassible, et donc "incapable de recevoir une
impression venue du dehors", les sens exerceront leur activité non pas par
réception, mais plutôt par émission. Il ne saurait en être ainsi. La nature
humaine ressuscitée sera ce qu’elle était, dans l’homme tout entier et chacune
de ses parties. Le sens est essentiellement une puissance passive et l’opinion
susdite en fait une puissance active. Or, une puissance passive ne peut pas
devenir active, pas plus que la matière ne peut devenir forme.
- D’autres
disent que les sens entreront en activité sous l’action, non pas des réalités
extérieures, mais des facultés supérieures, qui, alors, leur donneront, au lieu
de recevoir d’elles, comme aujourd’hui. Cela ne suffit pas pour qu’il y ait
vraiment une sensation. Toute puissance passive, selon son espèce, a pour
corrélatif un être actif déterminé, par rapport auquel elle se définit. Or, ce
qui est fait pour agir sur le sens externe, ce sont les réalités extérieures,
et non pas seulement leur image ou leur idée. Si celles-ci étaient les seuls
excitants de l’organe sensoriel, il n’y aurait pas vraiment sensation. C’est
pourquoi l’on ne dit pas que les hallucinés et autres malades du cerveau, chez
lesquels la prédominance de l’imagination provoque une excitation des organes
sensitifs, ont de véritables sensations, mais seulement qu’ils se figurent en
avoir.
- D’autres
disent, et il faut dire avec eux, que, dans le corps des élus, les sens
réagiront sous l’impression des réalités extérieures. Mais à condition de
distinguer deux sortes d’impression. Une impression naturelle, lorsque l’organe
reçoit la même qualité naturelle dont la réalité est elle-même affectée,
lorsque, par exemple, la main devient chaude et brûlante au contact d’un objet
chaud, ou odorante au contact d’un objet par fumé. Une impression immatérielle,
lorsque l’organe reçoit une qualité sensible selon son être immatériel, c’est-à-dire
l’espèce ou représentation de cette qualité, mais à part de cette qualité elle-même,
comme la rétine reçoit l’espèce de la blancheur, sans devenir elle-même
blanche. L’impression naturelle n’est pas, à proprement parler, la cause de la
sensation, car "le sens est réceptif des espèces" qui sont dans la
matière "sans la matière", sans l’être matériel qu’elles possèdent en
dehors de l’âme. Pareille impression modifie la nature de l’organe qui la
reçoit, car elle y est reçue avec son être matériel, Il faut donc la refuser au
corps des élus, et admettre seulement l’impression immatérielle, qui provoque
l’activité des sens mais sans modifier leur nature.
Solutions :
1. Si l’on entend
la passion que comporte la sensation comme nous venons de la définir, elle
n’entraîne aucune modification matérielle, mais ajoute une perfection
immatérielle.
2. Tout être
passif reçoit, à sa manière, l’in fluence de l’être qui agit sur lui. S’il est
de nature à recevoir une impression à la fois matérielle et immatérielle, la
première précède la seconde, comme l’être naturel précède l’être intentionnel
ou représentatif. Mais s’il est de nature à recevoir seulement la seconde, la
première n’est pas nécessaire : l’air ne reçoit que l’impression immatérielle
de la couleur ; au contraire, les corps inanimés ne peuvent recevoir des
qualités sensibles que l’impression matérielle. Le corps des élus ne sera pas
susceptible de celle-ci, mais seulement de celle-là.
3. Cette activité
des sens provoquera de nouveaux jugements du sens commun, mais pas de
l’intelligence ; il en arrive ainsi quand nous voyons une chose que nous
connaissions déjà. Or, saint Augustin parle ici de la faculté intellectuelle.
4. Quand, de deux
choses, l’une est la raison de l’autre, l’attention à l’une ne distrait pas de
l’autre ; par exemple, chez le médecin qui étudie la couleur d’un liquide pour
juger de l’état du malade. Or, Dieu est la raison de tout ce que connaissent
les élus et de tout ce qu’ils font. Aussi, l’exercice de leurs facultés
sensitives ou intellectuelles n’empêche aucunement leur contemplation de Dieu,
pas plus qu’il n’est empêché par elle.
- On peut
répondre encore qu’une puissance est contrariée par l’intense activité d’une
autre, parce que celle-ci exige alors un surcroît de vitalité qu’elle emprunte
à l’âme ou au corps. Or, toutes les puissances des élus seront absolument
parfaites ; chacune pourra donc agir avec la plus grande intensité, sans mettre
obstacle à l’activité des autres ; il en fut ainsi dans le Christ.
Objections :
1. Le sens du
toucher exige, pour s’exercer, d’être modifié par quelque qualité active ou
passive prédominante dans un corps extérieur. Or, toute modification sera
devenue impossible.
2. Le sens du goût
sert à la nutrition, désormais inutile.
3. La création
tout entière sera comme revêtue d’incorruptibilité. Mais les corps, pour être
perçus par l’odorat, doivent dégager leurs particules odorantes par une
émanation ou évaporation, qui est une espèce de corruption.
4. "L’ouïe
sert à recevoir l’enseignement", dit Aristote. Mais tout enseignement par
des moyens sensibles sera inutile aux élus que la vision de Dieu remplira de
sagesse.
5. Pour voir, il
est nécessaire que l’espèce de la chose vue soit reçue dans l’oeil : ce qui
sera impossible chez les élus dont le corps tout entier, y compris l’oeil lui-même,
aura le privilège de la clarté. En effet, ce qui est lumineux ne peut recevoir
une espèce visible un miroir exposé directement aux rayons solaires ne reflète
pas le corps placé devant lui.
6. C’est une loi
de la perspective que toute vision a lieu sous un certain angle proportionné à
la distance de l’objet, d’autant plus aigu que celui-ci est plus lointain, et
qui peut le devenir à tel point que l’objet en devient lui-même invisible. La
vue des élus, si elle s’exerçait, aurait donc une portée aussi restreinte que
la nôtre, ce qui est inadmissible.
Cependant :
1. Une puissance
est plus parfaite quand elle est en acte. Les sens le seront donc chez les élus
dont la perfection sera suprême.
2. Les puissances
sensitives sont plus rapprochées de l’âme que le corps. Or, celui-ci sera
récompensé ou puni selon que l’âme l’aura mérité. Tous les sens le seront donc
aussi ils jouiront chez les élus, ils souffriront chez les damnés.
Conclusion :
Certains
prétendent que, chez les élus, deux sens seulement seront en exercice : la vue
et le toucher. Les trois autres existeront et contribueront à l’intégrité de la
nature humaine, mais l’absence de milieu et d’objet ne leur permettra pas
d’agir. Cette opinion ne semble pas justifiée. Le milieu est le même pour ces
trois sens que pour les deux autres : l’air, qui est celui de la vue, est aussi
celui de l’ouïe et de l’odorat ; le goût, comme le toucher dont il est une
certaine espèce, a un milieu qui lui est uni. D’autre part, l’odorat ne sera
pas sans objet : l’Église chante le très suave parfum qu’exhalera le corps des
élus. La louange vocale remplira le Ciel : "les coeurs et les
langues" (Ps 140,6), dit saint Augustin, ne cesseront de célébrer les
grandeurs de Dieu.
Il faut donc
répondre que l’odorat et l’ouïe exerceront leurs fonctions vis-à-vis de leur
objet. Le goût exercera la sienne, sans être impressionné cependant par
l’action des aliments devenus inutiles ; mais peut-être y aura-t-il une
certaine humidité délicieuse de la langue.
Solutions :
1. Les qualités
perçues par le toucher sont celles-là mêmes qui constituent le corps doué de
sensibilité : ce sens exige donc, dans notre condition présente, une double impression, matérielle et immatérielle ; aussi dit-on
qu’il est le plus matériel de tous les sens, à cause de la prédominance de la
première, qui, cependant, est accidentelle à la sensation tactile dont
l’impression immatérielle est la cause propre. Celle-ci existera donc seule
dans le corps des élus dont la première, comme on l’a dit, doit être exclue.
2. Si l’on entend
par goût le sens des aliments, il n’agira pas ; comme sens des saveurs, peut-être
agira-t-il de la manière que nous avons dite.
3. Certains ont
pensé que l’odeur n’est pas autre chose qu’une espèce d’émanation ou
d’évaporation. Mais ce n’est guère croyable, puisque les vautours accourent de
si grandes distances autour d’un cadavre, que celui-ci tout entier ne suffirait
pas aux émanations nécessaires pour J atteindre aussi loin, en rayonnant dans
toutes les directions. Il y a donc des cas où l’odeur ne produit dans le milieu
et dans l’organe qu’une impression immatérielle, sans émanation qui les
atteigne. Celle-ci, en effet, est requise parce que, dans les corps, l’odeur
est imprégnée d’humidité et exige un certain dégagement pour être perceptible.
Mais, l’odeur émise par les corps glorieux sera à son dernier état de
perfection et produira une impression purement immatérielle. D’autre part, le
sens de l’odorat n’aura alors aucun empêchement physiologique et percevra les
odeurs jusque dans leurs nuances les plus subtiles.
4. Quoiqu’on l’ait
nié, il faut affirmer que la louange vocale existera au Ciel, mais ne fera sur
l’ouïe qu’une impression immatérielle. Ce sens ne servira plus à
l’enseignement, mais il s’exercera pour sa propre perfection et pour la joie
des élus.
5. La lumière, si
intense soit-elle, n’empêche pas l’impression immatérielle de l’espèce colorée,
pourvu qu’elle demeure dans un milieu transparent : l’air, aussi lumineux qu’il
soit, peut servir de milieu à la vue ; plus il l’est, mieux l’objet est vu, à
moins d’une faiblesse de l’organe. Dans le miroir exposé au soleil, ce n’est
pas l’impression de l’objet qui fait défaut, mais sa réverbération par quelque
chose d’obscur. Celle-ci est nécessaire pour que l’image y apparaisse ; c’est
pour cela que, dans un miroir, l’une des faces de la plaque de verre est
enduite de tain. Les rayons solaires, tombant directement sur le miroir,
dissipent cette obscurité et l’image reste invisible. Puisque la gloire ne
détruit pas la nature, la clarté dont jouiront les corps glorieux n’enlèvera
pas à la prunelle sa transparence ; au contraire, plus elle sera grande, plus
la vue sera perçante.
6. Plus un sens
est parfait, moindre est l’impression nécessaire à la perception de son objet.
L’impression visuelle diminue avec l’angle de vision, qui devient d’autant plus
petit que la distance est plus grande ; celui qui a meilleure vue est donc
capable d’apercevoir les objets sous un angle plus petit et à une distance plus
grande. Les élus auront la vue tellement parfaite qu’une très légère impression
lui suffira pour s’exercer ; ils pourront donc voir sous un angle très petit et
de très loin.
Il s’agit
maintenant de la subtilité des corps des élus. On demande : - 1. La subtilité
est-elle une propriété du corps glorieux ? - 2. Lui permet-elle d’être dans un
lieu occupé déjà par un corps non glorieux ? - 3. Deux corps peuvent-ils, par
miracle, occuper le même lieu ? - 4. Deux corps glorieux le peuvent-ils ? - 5.
Le corps glorieux exige-t-il un lieu égal à lui-même ? - 6. Est-il palpable ?
Objections :
1. Les propriétés
de la gloire dépassent celles de la nature, autant que sa clarté dépasse celle
du soleil. Si le corps glorieux était subtil, il le serait donc plus que les
corps les plus subtils : "Il serait plus subtil que le vent et
l’air", ce qui est une hérésie condamnée à Constantinople par saint
Grégoire le Grand, comme il le raconte lui-même.
2. La subtilité
est une qualité des corps simples ou éléments, comme la chaleur et le froid.
Mais ces deux qualités et les autres dans le corps glorieux, resteront ce
qu’elles sont aujourd’hui, ou même seront ramenées à de plus justes
proportions. Il en sera donc ainsi de la subtilité.
3. La subtilité
vient de la raréfaction on appelle subtils les corps qui, à volume égal, ont
moins de matière que d’autres, le feu moins que l’air, l’air moins que l’eau,
l’eau moins que la terre. Or, le corps glorieux aura autant de matière et le
même volume qu’aujourd’hui. Il ne sera donc pas plus subtil.
Cependant :
1. "Semé
corps animal, dit saint Paul (1 Co 15, 44), il
ressuscite corps spirituel."
2. Plus un corps est subtil, plus il est noble. Or, le corps glorieux
sera noble entre tous.
Conclusion :
La subtilité
d’un corps signifie premièrement son pouvoir de pénétration, "d’occuper un
espace à cause de la petitesse et ténuité de ses éléments". Ce pouvoir
dépend de l’une ou l’autre de ces deux conditions : le peu de quantité, surtout
en largeur et en épaisseur ; la longueur n’y fait rien, puisque la pénétration,
en ce cas, a lieu dans le sens de la longueur ; le peu de densité : on appelle
subtiles les choses où la matière est raréfiée. Or, comme, dans ces choses, la
forme domine plus complètement la matière, on a donc appelé subtils les corps
les plus soumis à la forme et les plus perfectionnés par elle : par exemple ; les
corps célestes, ou encore, l’or, ou tout autre métal, quand il possède au plus
haut point l’être et la vertu de son espèce.
- Les êtres
incorporels n’ayant ni quantité ni matière, on leur attribue la subtilité, non
seulement à raison de leur substance, mais encore de leur puissance : un esprit
subtil est celui qui pénètre jusqu’aux principes intimes et aux qualités
cachées des choses ; une vue subtile est celle qui aperçoit un objet très petit
; et ainsi des autres sens.
Il n’est donc
pas étonnant que la subtilité du corps glorieux ait été diversement comprise.
Certains hérétiques, au dire de saint Augustin, lui ont attribué la subtilité
dans le sens où elle convient aux purs esprits et ont prétendu que, à la
résurrection, le corps deviendrait esprit, selon le mot de saint Paul entendu
littéralement. C’est impossible. D’abord, parce que le corps ne peut devenir
esprit, puisqu’il n’y a pas de matière commune à l’un et à l’autre ; ensuite,
parce que, s’il en était ainsi, l’homme, naturellement composé d’une âme et
d’un corps, ne ressusciterait donc pas ; enfin, parce que, si ç’eût été la
pensée de saint Paul, il aurait aussi bien pu dire que le corps ressusciterait
âme, ce qui est évidemment faux.
C’est pourquoi
certains hérétiques ont prétendu que, à la résurrection, le corps, demeuré
corps, serait subtil par raréfaction et semblable au vent et à l’air, comme saint
Grégoire le Grand le relate. C’est également impossible. Le corps du Christ
ressuscité possédait cette prérogative au plus haut degré, et cependant on
pouvait le toucher. De plus, le corps humain ressuscité sera semblable à celui
du Christ dont il disait lui-même : "Un esprit n’a ni chair ni os, comme
vous voyez que j’en ai." Or, la chair et les os sont incompatibles avec
cette prétendue raréfaction.
Il faut donc
attribuer au corps glorieux une autre espèce de subtilité, celle qui résulte de
la perfection achevée du corps humain. Certains font dériver cette perfection
de la quintessence qui prédominerait alors en lui. C’est faux ; d’abord parce
que cette essence n’entre pas dans la composition du corps humain. Ensuite, à
supposer qu’elle y entrât, il faudrait, pour qu’elle l’emportât sur les autres
éléments, ou l’introduire dans de telles proportions que l’homme n’aurait plus
ses dimensions normales, ou modifier la nature des éléments et ainsi la nature
du corps, ou leur attribuer par là une propriété nouvelle et naturelle qui
serait cause de la subtilité, propriété surnaturelle, ce que l’on ne saurait
admettre.
La seule et
véritable explication, c’est que cette perfection corporelle que nous appelons
la subtilité, résultera du domaine de l’âme glorifiée sur le corps dont elle
est la forme, domaine tel que le corps glorieux pourra être dit spirituel, c’est-à-dire,
entièrement soumis à l’esprit Le corps est d’abord soumis à l’âme, comme la
matière l’est à la forme, pour participer à l’être spécifique, à l’être humain
; il lui est soumis ensuite, comme le mobile l’est à celui qui le meut, pour
aider l’âme dans ses opérations. La spiritualité du corps glorieux a donc pour
premier effet la subtilité, ensuite l’agilité et les autres prérogatives.
L’Apôtre, en parlant de la "spiritualité" du corps ressuscité, a donc
fait allusion à sa subtilité : tel est l’enseignement des Maîtres. Et saint
Grégoire le Grand lui-même déclare que "ce qu’on appelle subtilité du
corps glorieux est l’effet de la puissance spirituelle qui l’anime".
Solutions :
1. 2. 3. Elles
viennent d’être données, puisque les trois difficultés procédaient de la
subtilité par raréfaction, qui est hors de cause.
Objections :
1. "Le Christ
transformera notre corps misérable, en le rendant semblable à son corps
glorieux. (Philippiens 3, 21)" Or, le corps du Christ fut dans un lieu
occupé déjà par un corps ordinaire, lorsque, "les portes étant
fermées" (Jn 19, 26), il entra dans
l’appartement où ses disciples étaient réunis.
2. Ce que peuvent
les rayons solaires : être dans un lieu occupé déjà par un autre corps ; les
corps glorieux, dont l’excellence est encore plus grande puisqu’elle est
suprême, le pourront aussi.
3. S’ils ne le
pouvaient pas, ils ne pourraient donc pas traverser les cieux, "solides
comme un miroir d’airain", dit Job (37, 18), et parvenir au ciel empyrée.
4. Ils pourraient
donc aussi rencontrer dans un autre corps un obstacle ou une prison.
5. Deux points,
deux lignes, deux surfaces peuvent être en contact, c’est-à-dire, dans le même
lieu. La nature du corps n’y répugne donc pas, et ce sera une qualité des corps
glorieux.
Cependant :
1. "La
différence numérique, dit Boèce, provient de la diversité des accidents. Trois
hommes ne diffèrent ni par le genre, ni par l’espèce, mais par leurs accidents.
Quand bien même nous ferions abstraction de tous les autres, chacun de ces
trois hommes occupe un lieu différent, et il nous est impossible d’imaginer que
ce lieu soit le même." Placer deux corps dans le même lieu, ce serait donc
les identifier.
2. Certains
prétendent que les individus angéliques ne peuvent être distingués que par les
lieux différents qu’ils occupent, et que leur création était donc impossible
avant celle du monde. A plus forte raison faut-il dire qu’il est impossible à
deux corps quelconques d’occuper même lieu.
Conclusion :
Le corps glorieux
ne pourrait avoir cette propriété que si la subtilité lui enlevait ce qui
l’empêche de la posséder aujourd’hui. Certains attribuent cet empêchement à la
corpulence, ou nécessité d’occuper un lieu, et prétendent que la subtilité la
fera disparaître. C’est impossible pour deux raisons :
- 1° la
corpulence que la subtilité fera disparaître ne peut désigner qu’une
imperfection, par exemple, un certain défaut de proportion et d’adaptation
entre la matière et la forme. En effet, tout ce qui est requis pour l’intégrité
du corps, que cela tienne à la forme ou à la matière, se retrouvera dans le
corps ressuscité, et, par conséquent, la propriété d’occuper un lieu. Le plein
étant le contraire du vide, la seule condition pour qu’un lieu soit vide, c’est
qu’il ne soit pas occupé. Aristote définit le vide, "un lieu qui n’est pas
occupé par un corps sensible", c’est-à-dire, un corps avec sa matière, sa
forme, ses accidents naturels, en un mot, tout ce qui concourt à son intégrité.
Or, il est évident que le corps glorieux sera un corps sensible, et même
palpable ; ni la matière, ni la forme, ni les accidents naturels, le chaud, le
froid, etc., ne lui feront donc défaut. Sa subtilité ne l’empêchera donc pas
d’occuper un lieu ; car, ce serait folie d’affirmer que le lieu occupé par un
corps glorieux est vide.
- 2° Empêcher un
autre corps d’occuper un lieu est quelque chose de plus que de l’occuper soi-même.
Supposons des dimensions séparées de la matière ; elles n’occupent pas un lieu
c’est pourquoi certains définissent le vide par des dimensions de ce genre
indépendantes de tout corps sensible. Cependant Aristote n’admet pas la
possibilité de la coexistence dans le même lieu de ces dimensions et d’un corps
sensible. - Ainsi donc, en supposant que la subtilité permît au corps glorieux
de ne pas occuper un lieu, elle ne lui permettrait pas d’y coexister avec un
autre corps.
Il semble donc
bien que ce qui empêche le corps humain, dans son état actuel, d’être dans un
lieu occupé par un autre corps, ne lui sera pas enlevé
par la subtilité. Cet empêchement, c’est qu’un lieu lui est nécessaire, et un
lieu distinct de tout autre : car, le seul obstacle à l’identité, c’est ce qui
cause la diversité. Or, ce qui rend nécessaire que le corps ait un lieu à lui,
ce n’est pas une qualité ; ainsi, en faisant abstraction de toutes les qualités
sensibles, la susdite nécessité demeure. Ce n’est pas non plus la matière,
puisqu’elle n’exige un lieu que moyennant la quantité étendu ; ni la forme qui,
à ce point de vue, dépend de la matière. En définitive, ce qui fait que deux
corps doivent avoir chacun leur lieu, c’est la nature de la quantité étendue,
qui se définit précisément par la propriété d’occuper un lieu. Deux lignes ou
deux parties d’une même ligne doivent occuper deux lieux différents ; autrement,
l’addition d’une ligne à une autre ne rendrait pas celle-ci plus grande, ce qui
est contre le sens commun. Il en va de même pour les surfaces et les corps
mathématiques. Puisque la matière exige un lieu en raison des dimensions de sa
quantité, il faut dire que, de même qu’il est impossible d’avoir deux lignes ou
deux parties de ligne à moins qu’elles n’occupent deux lieux distincts, de même
avoir deux matières ou deux parties de matière n’est possible qu’à cette
condition. Enfin, puisque la distinction de la matière est le principe de la
distinction des individus, Boèce déclare donc qu'"il nous est impossible
d’imaginer deux corps dans le même lieu" ; pour être plusieurs, les
individus doivent différer au moins par là.
La subtilité
n’enlève point au corps glorieux ses dimensions, ni, par conséquent, la
nécessité d’avoir son lieu distinct de celui de tout autre corps Elle ne lui
permet donc pas d’être dans le lieu occupé déjà par un autre corps. Mais la
puissance divine peut opérer ce miracle et lui accorder ce privilège comme un
surcroît de gloire, de même qu’elle accorda à saint Pierre le privilège de
guérir les malades par sa seule présence, en confirmation de la foi au Christ.
Solutions :
1. Ce phénomène ne
fut point dû à la subtilité du corps du Christ ressuscité, mais à la puissance
divine, "de même que, dans sa nativité, ce même corps sortit sans violence
du sein virginal de Marie".
2. La lumière
n’est pas un corps : l’objection est donc sans portée.
3. Le corps
glorieux traversera les sphères célestes, par un effet de la puissance divine,
qui se prêtera à tous les désirs des élus.
4. Cette même
puissance empêchera également tout ce qui pourrait être un obstacle ou un
emprisonnement.
5. "Le point
n’est pas dans le lieu", sinon par l’entremise du corps qu’il termine tout
le lieu correspond à tout le corps, et son extrémité à celle du corps. Deux
lieux peuvent avoir une extrémité commune, de même que deux lignes peuvent se
terminer en un même point. Ainsi, quoique deux corps doivent occuper deux lieux
différents, cependant il peut se faire que la même extrémité le ces deux lieux
corresponde aux deux extrémités de ces corps. C’est ce qu’on exprime en disant
que les extrémités de deux corps qui se touchent sont dans le même lieu.
Objections :
1. Les
contradictoires ne peuvent pas coexister, même par miracle. Deux corps ne
peuvent donc être à la fois deux et un, ce qui arriverait, S’ils occupaient le
même lieu, puisqu’ils auraient les mêmes dimensions, identiquement, et qu’avoir
les mêmes dimensions, comme avoir la même et identique blancheur, ne saurait
convenir qu’à un seul et même corps.
2. Un miracle ne
peut contredire le et les premiers théorèmes géométriques, qui sont des
conclusions infaillibles des principes universels et évidents. Or, si deux
corps étaient dans le même lieu, il y aurait deux lignes droites entre un point
et un autre ; et, si ces corps étaient circulaires, ils se toucheraient non pas
en un seul point, mais en tous ; ce qui est contraire aux théorèmes de la ligne
droite et de la circonférence.
3. Il est
impossible, même par miracle, qu’un corps n’ait qu’un lieu commun et pas son
lieu propre. Or, si deux corps de différente grandeur sont dans le même lieu,
le plus petit est contenu dans le plus grand qui occupe le lieu, à lui seul.
4. Il y a
proportion entre le lieu et le corps qui l’occupe. Or, jamais un corps ne peut
être en plusieurs lieux à la fois, même par miracle, à moins d’un certain
changement, par exemple, la transsubstantiation eucharistique. Donc, jamais non
plus, même par miracle, deux corps ne peuvent être dans un seul et même lieu.
Cependant :
1. La naissance de
jésus fut miraculeuse, et l’enfantement de Marie virginal.
2. Jésus entra
dans le cénacle et apparut à ses disciples, les portes étant fermées (Jn 20, 19-26).
Conclusion :
A deux corps il
faut deux lieux, parce que la pluralité de matière exige la pluralité de
localisation C’est pourquoi nous constatons que, lorsque deux corps fusionnent,
l’être distinct de chacun est détruit et remplacé par un être nouveau, commun à
tous les deux ensemble, comme il arrive pour les corps
composés. Il est donc impossible que deux corps conservent leur dualité et
occupent cependant le même lieu, à moins que chacun ne garde l’être distinct
qui était le sien et grâce auquel il était lui-même "un être indivis en
soi et divisé de tout autre". De cet état distinct, les principes
essentiels sont la cause prochaine, Dieu est la cause première. Or, celle-ci
peut suppléer les causes secondes et, par exemple, faire ce quelle
seule peut faire,- qu’un accident existe sans sujet, comme dans l’eucharistie.
De même, la puissance divine, et elle seule, peut faire qu’un corps garde son
être distinct de celui d’un autre, alors que sa matière se confond localement
avec celle de cet autre, Il peut donc arriver, par miracle, que deux corps
occupent le même lieu.
Solutions :
1. Cette objection
est un sophisme :
- 1° Ou bien
elle suppose à tort qu’il existe entre les surfaces opposées du lieu une
dimension qui soit propre à celui-ci et avec laquelle se confondrait la
dimension du corps localisé. Dès lors, les dimensions de deux corps localisés
ensemble s’identifieraient en s’identifiant avec celle du lieu. Or, cela est
faux. Il s’ensuivrait, en effet, que chaque fois qu’un corps change de lieu, il
devrait se produire un changement dans la dimension de ce lieu ou celle de ce
corps, car deux choses ne peuvent devenir une que par un changement dans l’une
d’elles. Si, au contraire et en vérité, le lieu n’a pas d’autres dimensions que
celles du corps localisé, l’objection ne prouve plus rien.
- 2° Ou bien
elle est une pétition de principe et signifie simplement que les dimensions du
lieu, s’il en possédait en propre, seraient les mêmes que celles du corps
localisé. Dès lors, dire que deux corps ont les dimensions d’un même lieu,
c’est dire qu’ils l’occupent ensemble : ce qui est la proposition même qui est
en cause.
2. La coexistence
miraculeuse de deux corps dans le même lieu ne porte aucune atteinte ni aux
premiers principes de la raison ni aux théorèmes de la géométrie. La quantité
étendue diffère de tous les autres accidents en ce que, non seulement elle
partage avec eux l’individuation et la distinction qu’elle tire, comme eux, de la
matière, qui est leur commun sujet, mais encore elle possède un principe propre
d’individuation et de distinction qu’elle tire de l’espace exigé par les
parties qui la composent. Ainsi donc, on peut concevoir qu’une ligne est
distincte d’une autre, ou parce qu’elle n’est pas dans le même sujet, ce qui ne
s’applique qu’à une ligne matérielle ; ou parce qu’elle n’occupe pas le même
espace, ce qui s’applique aussi bien aux lignes mathématiques, qui font
abstraction de la matière. Si donc On ne tient pas compte de celle-ci, deux
lignes ne peuvent être distinctes que par le lieu qu’elles occupent ; et il en
est de même des points, des surfaces et de toutes les dimensions. Dès lors, la
géométrie ne peut admettre l’addition d’une ligne à une autre, comme distincte
de cette autre, qu’à la condition qu’elles n’occupent pas le même lieu. Mais, à
supposer que, par miracle, il y ait pluralité de sujets et unité de lieu, on
comprend qu’il puisse y avoir, occupant le même lieu, plusieurs points ou
plusieurs lignes, puisqu’ils appartiennent à des sujets différents ; donc aussi
et par là même, deux lignes droites entre un point et un autre, ou deux
circonférences tangentes en un point.
3. Dieu pourrait
faire qu’un corps ne soit pas localisé. Mais, même en ce cas, un corps plus
petit contenu dans le premier y aurait son lieu, déterminé par les parties de
ce corps avec lesquelles lui-même serait en contact.
4. Il est
impossible, même par miracle, qu’un corps soit localisé en plusieurs lieux ; le
corps du Christ est dans l’hostie, mais sans y être localisé. Par contre, il
est possible, par miracle, que deux corps soient dans le même lieu. La
différence consiste en ce que être en plusieurs lieux à la fois nie
"l’indivision en", qui est essentielle à l’individu : il serait, en
effet, ici et là en même temps ; être avec un autre corps dans le même lieu nie
seulement "la division d’avec tout autre", qui n’est qu’une
conséquence de l’individualité. La première affirmation serait donc une
contradiction, comme serait de dire que l’homme n’est pas raisonnable ; la
seconde n’en est pas une. On ne saurait donc conclure de l’une à l’autre.
Objections :
1. Si un corps
glorieux peut occuper le même lieu qu’un corps ordinaire, à plus forte raison
le pourra-t-il, s’il s’agit d’un corps glorieux qui, à cause de sa subtilité,
offre moins de résistance.
2. Les corps
glorieux n’ont pas tous le même degré de subtilité. Celui qui est plus subtil
peut donc occuper le même lieu qu’un autre qui l’est moins, puisqu’il peut
faire de même avec un corps ordinaire.
3. Le Ciel sera
devenu subtil et comme glorifié. Mais le corps des élus pourra le traverser,
donc occuper le même lieu, lorsque l’âme, parfaitement maîtresse de ce corps,
voudra descendre vers la terre ou en remonter.
Cependant :
1. Les corps
glorieux seront "spirituels", c’est-à-dire, semblables aux esprits
sous certains rapports. Mais, quoiqu’un esprit et un corps puissent occuper le
même lieu, deux esprits ne le peuvent pas. Donc deux corps glorieux ne le
peuvent pas davantage.
2. La coexistence
de deux corps dans le même lieu suppose la pénétration de l’un dans l’autre,
donc, en celui-ci, une espèce d’imperfection qu’un corps glorieux ne saurait
admettre.
Conclusion :
Ce n’est pas une
propriété du corps glorieux de pouvoir occuper le même lieu qu’un autre corps,
glorieux ou non. La puissance divine peut réaliser ce miracle. Mais il semble
plus raisonnable qu’il ne se réalise pas pour deux corps glorieux : d’abord,
parce que l’ordre normal exige leur distinction ; ensuite, parce que l’un ne
fera jamais obstacle à l’autre. Ils n’occuperont donc jamais le même lieu
Solutions :
1 et 2. Ces
deux objections supposent à tort que la subtilité du corps glorieux lui permet
d’occuper le même lieu qu’un autre corps.
3. Les corps
célestes et autres ne seront glorieux que par une certaine participation, mais
nullement au sens propre où ce mot signifie les prérogatives dont jouiront les
corps des élus.
Objections :
1. Le corps
glorieux sera semblable à celui du Christ, qui n’est pas soumis à cette
nécessité, puisqu’il est contenu tout entier dans l’hostie.
2. Si deux corps
peuvent être dans le même lieu, il s’ensuit qu’un corps très grand peut occuper
un lieu très petit. Or, on admet généralement qu’un corps glorieux pourra
occuper le même lieu qu’un autre corps quelconque, donc, par le fait, un lieu
quelconque, même très petit.
3. De même que la
visibilité d’un corps dépend de sa couleur, de même, sa localisation dépend de
sa quantité. Or, l’âme pourra rendre le corps glorieux visible ou invisible, à
son gré, comme nous le voyons dans le Christ ressuscité. Elle pourra donc aussi
augmenter ou diminuer sa quantité et lui faire occuper un lieu plus grand ou
plus petit.
Cependant :
1. Aristote déclare
que tout corps qui est dans un lieu, occupe un lieu égal à lui-même. Or, le
corps glorieux sera dans un lieu et occupera donc un lieu égal à lui-même.
2. Les dimensions
du lieu et celles du corps qui l’occupe sont les mêmes. Si le lieu était plus
grand que le corps, la même chose serait donc à la fois plus grande et plus
petite qu’elle-même, ce qui est déraisonnable.
Conclusion :
Un corps n’est
en rapport avec le lieu que par les dimensions qui lui sont propres et qui sont
comme épousées par le corps dans lequel il est localisé. Pour qu’un corps pût
être dans un lieu plus petit que lui-même, il faudrait donc que sa quantité
devînt plus petite. On ne peut concevoir cette diminution que de deux manières
:
- 1° La matière
reste la même, mais sa quantité varie. Certains l’ont admis et font dépendre
cette variation, en plus ou en moins, de la volonté de l’âme qui commande à son
gré au corps glorieux. C’est impossible. En effet, aucun mouvement ne peut
porter sur les éléments intrinsèques d’un être, sans "une passion ou
modification qui affecte sa substance même". C’est pourquoi les corps
célestes, qui sont incorruptibles, ne sont soumis qu’au mouvement local,
extérieur à eux-mêmes. Un changement de quantité serait donc en contradiction
avec l’impassibilité et l’incorruptibilité du corps glorieux. En outre, ce
corps aurait donc une densité variable, puisque sa matière resterait la même
avec un volume différent, ce qui est également inadmissible.
- 2° La quantité
du corps glorieux pourrait diminuer par une nouvelle disposition de ses parties
qui rentreraient les unes dans les autres et pourraient se réduire à une
quantité infinitésimale. Ceux qui admettent la coexistence dans le même lieu
d’un corps glorieux et d’un corps ordinaire, l’attribuant à la subtilité, ad
mettent également ce phénomène de compénétration, qui peut aller si loin,
prétendent-ils, qu’un corps glorieux serait capable de passer tout entier par
le pore le plus étroit d’un autre corps. C’est ainsi
qu’ils expliquent la naissance du Christ et son apparition à ses disciples.
Cette opinion est inadmissible. D’abord, la subtilité ne permet pas à un corps
glorieux d’occuper le même lieu qu’un corps ordinaire, ni surtout qu’un autre
corps glorieux, comme beaucoup le disent. De plus, pareille hypothèse est
contraire à la condition normale du corps humain, qui exige que chacune de ses
parties ait sa place déterminée et que toutes soient juxtaposées les unes aux
autres. Un miracle même ne saurait donc la réaliser. Il faut donc conclure que
le corps glorieux occupera toujours un lieu égal à lui-même.
Solutions :
1. Le corps du
Christ n’est pas dans l’hostie comme dans un lieu.
2. Aristote base
son argumentation sur la compénétration des éléments corporels, que nous avons
déclarée contraire à la condition du corps glorieux.
3. Un corps est vu
parce qu’il agit sur la vue. Etre vu, ou ne pas l’être, n’affecte donc en rien
sa nature intime, et l’on peut admettre qu’il puisse être vu, ou ne pas l’être,
au gré de la volonté. Mais la localisation n’est pas une action qui dépend de
lui, en raison de la quantité, de la même façon que la vision dépend de lui, en
raison de la couleur. Les deux cas sont donc dissemblables et l’argument ne
conclut pas.
Objections :
1. "Ce qui
est palpable est nécessairement corruptible", dit saint Grégoire le Grand.
Or, le corps glorieux est incorruptible.
2. Etre palpable,
c’est opposer une certaine résistance qui semble faire défaut au corps
glorieux, puisque celui-ci peut être avec un autre corps dans le même lieu.
3. Etre palpable,
c’est être tangible, ce qui suppose des qualités capables d’impressionner le
sens du toucher, donc en excès par rapport à lui. Or, dans le corps glorieux,
toutes les qualités seront ramenées à la plus parfaite égalité.
Cependant :
1. Le corps du
Christ ressuscité était glorieux et en même temps palpable, comme il le disait
à ses disciples, pour les convaincre qu’il n’était pas "un fantôme qui n’a
ni chair ni os".
2. Eutychès,
évêque de Constantinople, se rendit coupable d’hérésie en affirmant, comme le
rapporte saint Grégoire le Grand, que, "après la résurrection, le corps
des élus sera impalpable".
Conclusion :
Tout corps
palpable est tangible ; mais la réciproque n’est pas vraie. Un corps tangible
est celui qui possède des qualités capables d’impressionner le sens du toucher,
tels l’air, le feu, etc. Un corps palpable est celui
qui résiste au toucher : l’air, qui n’oppose aucune résistance, mais se laisse
traverser avec la plus grande facilité, est tangible mais non palpable. Pour
être palpable, un corps doit donc réunir ces deux conditions : qualités
sensibles et résistance. Les premières, le chaud, le froid, etc., ne se
rencontrent que dans les corps lourds et légers, contraires les uns aux autres,
et donc corruptibles ; aussi, les corps célestes, incorruptibles par nature,
sont visibles, mais ni tangibles, ni palpables.
- Le corps
glorieux est naturellement doué des qualités propres à impressionner le toucher
; mais, parfaitement soumis à l’âme, il peut, au gré de celle-ci, agir ou ne
pas agir sur ce sens. Il possède encore, et naturellement, la faculté de
résister au corps qui voudrait le traverser, et donc de ne pas occuper le même
lieu ; comme aussi, par un miracle de la puissance divine dont l’âme dispose à
son gré, il peut n’offrir aucune résistance et donc occuper le même lieu. Il
est donc tout à la fois palpable par nature et impalpable par miracle. "Le
Seigneur, dit saint Grégoire le Grand, se fit toucher par ses disciples
lorsqu’il fut au milieu d’eux, les portes étant fermées, afin de leur montrer
que, après sa résurrection, son corps était le même par la nature mais autre
par la gloire".
Solutions :
1. Si
l’incorruptibilité du corps glorieux venait de la nature de ses éléments, il
serait corruptible du fait qu’il est palpable ; mais elle vient d’ailleurs.
2. Le corps
glorieux peut, par miracle, occuper le même lieu qu’un autre corps ; mais il
peut aussi lui résister, au gré de la volonté.
3. Les qualités
tangibles, dans le corps glorieux, ne seront pas réduites à une moyenne
matérielle, mais proportionnelle, c’est-à-dire, à la plus grande perfection
convenable à chaque partie ; ce qui rendra ce corps très agréable au toucher
qui, comme toute puissance, éprouve du plaisir en ce qui lui est exactement
proportionné, tandis que tout excès lui cause une souffrance.
Il s’agit
maintenant de l’agilité du corps des élus. Trois demandes : - 1. Le corps des
élus sera-t-il doué d’agilité ? - 2. En useront-ils pour se mou voir ? - 3.
Leur mouvement sera-t-il instantané ?
Objections :
1. S’il en était
ainsi, les corps glorifiés n’auraient pas besoin "d’être portés sur les
nuées à la rencontre du Seigneur", dit saint Paul ; et portés "par
les anges", ajoute la Glose.
2. L’agilité
exclut l’effort. Mais l’âme imprimera au corps glorieux des mouvements
contraires à celui qui lui est naturel, donc des mouvements qui exigeront un
certain effort.
3. La sensibilité
est plus noble et plus voisine de l’âme que le mouvement ; cependant, on
n’attribue au corps glorieux aucune propriété spéciale destinée à la rendre
plus parfaite.
4. Dieu, par la
nature ou par lui-même, donne à chaque être les organes adaptés à son
mouvement, lent ou rapide. Or, les membres du corps glorieux seront semblables
à ce qu’ils sont aujourd’hui. Son agilité sera donc aussi la même.
Cependant :
1. Saint Paul dit
du corps des élus : "Semé dans la faiblesse, il ressuscite plein de
force" (1 Co 15, 43) ; ce que la Glose interprète : "plein d’agilité
et de vitalité."
2. La lenteur est
tout à fait opposée à la "spiritualité" (1 Co 15, 43) que saint Paul
attribue au corps glorieux.
Conclusion :
Le corps
glorieux sera absolument soumis à l’âme glorifiée, non seulement en ce sens
qu’il n’opposera aucune résistance à sa volonté, car Adam innocent jouissait de
ce privilège, mais parce que l’âme lui communiquera une certaine perfection, ou
"prérogative", qui le rendra capable de cette soumission totale. Or,
l’âme est unie au corps pour lui donner l’être et le mouvement. A ce double
point de vue, le corps glorieux lui sera parfaitement soumis. Par la subtilité,
il le sera comme à la forme dont il reçoit son être spécifique ; par l’agilité,
comme au principe de son mouvement par lequel il obéira docilement et
promptement à toutes les impulsions et actions de l’âme.
Certains
attribuent la subtilité à la quintessence ; mais nous avons réfuté à plusieurs
reprises cette théorie. Il est plus raisonnable de la faire dépendre de l’âme
qui communique au corps la gloire dont elle jouit elle-même.
Solutions :
1. S’il en est
ainsi, ce ne sera pas par impuissance, mais comme un témoignage de respect
rendu au corps des élus par les anges et toutes les créatures.
2. Plus l’âme est
maîtresse du corps, moins elle a de peine à lui imprimer un mouvement contraire
à sa nature. C’est un fait d’expérience chez ceux dont la vigueur est plus
grande ou le corps plus exercé. Ces deux conditions, d’âme et de corps, seront
réalisées au plus haut degré chez les élus : le mouvement ne leur coûtera donc
aucun effort ; c’est ce qu’on appelle l’agilité.
3. Cette
prérogative ne rend pas le corps apte seulement à se mouvoir, mais à sentir et,
en général à servir parfaitement l’âme dans toutes ses opérations.
4. De même que la
nature donne à certains animaux des organes adaptés à un mouvement plus rapide
; de même, Dieu donnera au corps des élus non pas d’autres organes de
locomotion, mais cette prérogative qui s’appelle l’agilité, au sens que nous
avons dit.
Objections :
1. Le mouvement,
qu’Aristote définit "l’acte d’un être imparfait", ne convient donc
pas à la perfection du corps glorieux.
2. Le mouvement,
ou recherche d’une fin, Suppose donc une certaine indigence. Mais le Ciel, dit
saint Augustin, "c’est la présence de tous les biens et l’absence de tous
les maux".
3. Il est plus
excellent de participer la perfection divine sans mouvement qu’avec mouvement.
Si donc il doit en être ainsi des corps célestes, à plus forte raison en sera-t-il
ainsi des corps humains glorifiés.
4. "L’âme
affermie en Dieu, dit saint Augustin, affermira par là même son propre
corps." Or, l’âme sera affermie en Dieu jusqu’à l’immobilité absolue.
5. L’excellence du
lieu correspondra à celle du corps glorieux. Le Christ "a été élevé au-dessus
des Cieux", dit saint Paul (He 7, 26) : Il est le premier "par le
rang et par la dignité", ajoute la Glose. De même, chacun des élus
occupera la place dont il est digne et qui sera un des éléments de sa gloire.
Donc puisque, après la résurrection, les élus auront atteint le terme et que
leur gloire demeurera invariable, chacun gardera, sans changement, la place
qu’il aura méritée.
Cependant :
"Ils
courront, dit Isaïe (40, 31), et ne se fatigueront point ; ils marcheront et ne
se lasseront point."
Ils seront, dit
la Sagesse (3, 7), "comme des étincelles qui courent à travers le
chaume".
Conclusion :
Il faut
nécessairement un certain mouvement dans le corps glorieux. Celui du Christ est
monté au Ciel ; ceux des élus y monteront aussi après la résurrection. Mais,
alors qu’ils y seront, il est vraisemblable qu’ils se mouvront au gré de la
volonté, aussi bien pour glorifier Dieu par l’exercice des facultés qu’ils
posséderont, que pour charmer leurs regards par les magnificences de la
création, miroir éclatant des perfections divines : les sens, en effet, même
chez les élus, exigent la présence de leur objet. Cependant, ce mouvement ne
diminuera en rien leur béatitude qui consiste dans la vision de Dieu, dont ils
jouiront partout où ils seront ; il en sera d’eux comme des anges dont saint
Grégoire le Grand dit : "Où qu’ils soient envoyés, c’est en Dieu qu’ils
courent".
Solutions :
1. Le mouvement
local ne comporte qu’un changement extérieur, mais n’affecte en rien la
constitution même d’un être. Celui-ci peut donc être parfait en lui-même ; il
n’est imparfait que par rapport au lieu ; en ce sens que, étant dans un lieu,
il est en puissance à un autre, puisqu’il ne peut être en plusieurs lieux à la
fois, privilège réservé à Dieu. Ce défaut ne répugne donc pas à l’état de
gloire, pas plus que d’être une créature tirée du néant.
2. Il y a deux
espèces d’indigence : une indigence absolue et une indigence relative. La
première a pour objet ce sans quoi l’on ne peut conserver son être ou sa
perfection ; elle ne s’applique donc pas au mouvement du corps glorieux ; la
béatitude lui suffit. La seconde a pour objet ce sans quoi l’on ne peut
atteindre une fin aussi bien ou de la manière que l’on veut ; elle s’applique
au mouvement du corps glorieux dont les élus ont évidemment besoin pour
manifester au dehors la force motrice qui est en eux. Il n’y a aucune
difficulté à admettre de pareilles indigences dans le corps glorieux.
3. L’objection
porterait si le mouvement était nécessaire au corps glorieux pour participer la
perfection divine d’une manière de beaucoup supérieure aux corps célestes, ce
qui est faux, C’est la béatitude qui leur donne cette participation. Le
mouvement ne sert aux élus que pour manifester leurs énergies. Le mouvement des
corps célestes, au contraire, ne pourrait manifester les leurs qu’en opérant
des transformations dans les corps terrestres, ce qui serait incompatible avec
l’état de l’univers après son renouvellement.
4. Le mouvement
local, étant extérieur à l’être, ne diminue en rien la stabilité de l’âme
établie en Dieu.
5. Le lieu plus ou
moins élevé assigné aux élus est une récompense accidentelle. Cette récompense
ne consiste pas à occuper ce lieu, qui n’exerce sur eux aucune influence, mais
à en être dignes. Ils peuvent donc le quitter sans perdre pour cela leur
bonheur.
Objections :
1. Le mouvement de
la volonté est instantané. Or, saint Augustin dit : "L’âme n’aura qu’à
vouloir être quelque part, et aussitôt le corps y sera."
2. D’après
Aristote, si un mouvement se produisait dans le vide, il serait instantané,
puisqu’il n’éprouverait aucune résistance. Or, ainsi que nous l’avons dit, le
corps glorieux n’en éprouvera aucune ; son mouvement sera donc instantané.
3. L’énergie de
l’âme glorifiée dépassera infiniment, peut-on dire, celle de l’âme non
glorifiée. Le mouvement qu’elle imprimera à son corps devra, donc échapper au
temps et être instantané.
4. Le mouvement
qui parcourt, avec la même célérité, une petite ou une grande distance, est
instantané. Or, tel sera celui du corps glorieux, au dire de saint Augustin,
qui compare sa vélocité à celle du rayon lumineux.
5. Après la
résurrection, "il n’y aura plus de temps" (Ap
10, 6). Le mouvement du corps glorieux ne sera donc plus dans le temps, mais
instantané.
Cependant :
1. Dans le mouvement
local, l’espace, le mouvement et le temps ont la même divisibilité. Or,
l’espace parcouru par le corps glorieux est divisible ; donc, son mouvement
l’est aussi et se mesure par un certain temps. Il ne peut donc pas être
instantané, puisque l’instant est indivisible.
2. Il est
impossible qu’une chose soit, en même temps, tout entière dans un lieu et
partiellement dans un lieu et dans un autre ; car il s’ensuivrait que l’une de
ses parties occupe deux lieux à la fois, ce qui est impossible. Or, une chose
qui se meut est partiellement au point de départ et partiellement au point
d’arrivée, ou elle est tout entière, quand le mouvement est achevé. Elle ne
saurait donc être à la fois en train de se mouvoir et au terme de son
mouvement. Mais il en serait ainsi, dans l’hypothèse du mouvement instantané,
qu’il faut donc refuser au corps glorieux.
Conclusion :
Ce problème a
reçu diverses solutions. Certains prétendent que, semblable à la volonté, le
corps glorieux passe d’un lieu à un autre sans franchir le milieu qui les
sépare ; son mouvement est donc instantané comme celui de la volonté. C’est
impossible. Le corps glorieux sera toujours un corps, sans jamais acquérir une
nature purement spirituelle. De plus, c’est métaphoriquement que la volonté est
dite se transporter d’un lieu à un autre, puisqu’elle n’y est pas contenue par
elle-même ; cela signifie simplement que son intention se porte vers un lieu
après s’être portée vers un autre.
D’autres
admettent bien que le corps glorieux, parce qu’il est corps, doit franchir le
milieu et se mouvoir dans le temps mais, ajoutent-ils parce qu’il est glorieux,
il peut s’en dispenser et se transporter instantanément. Cette opinion ne
saurait être admise, parce qu’elle implique contradiction. Supposons un corps
qui se meut de A à B. Quand il est tout entier en A, le mouvement n’est pas
commencé ; tout entier en B, le mouvement est terminé. Quand il se meut,
puisqu’il faut bien qu’il soit quelque part, il est ou tout entier dans un lieu
intermédiaire, ou partiellement dans ce lieu et l’un ou l’autre des deux
extrêmes. A étant distant de B, ce corps ne peut être en partie dans A et en
partie dans B, sans être dans le milieu, ce qui détruirait la continuité entre
les deux parties de lui-même.
Il faut donc,
s’il se meut entre A et B distants l’un de l’autre, qu’il soit successivement
dans tous les lieux qui séparent A de B Autrement, il faudrait admettre qu’il
est passé de A à B sans se mouvoir, ce qui implique contradiction, puisque le
mouvement local, c’est précisément le passage par tous les lieux qui séparent
deux termes. Telle est la loi pour tout mouvement entre deux termes positifs.
Il en va autrement, si l’un des termes est une simple privation, parce que,
entre une affirmation et une négation, il n’y a pas de distance déterminée,
mais celle-ci peut être plus ou moins grande selon ce qui prépare ou cause le
changement ; c’est pourquoi, même en ce cas, une action exercée précède le
mouvement réalisé. Quant au mouvement des anges, il est étranger à la question,
car ce n’est pas de la même manière qu’un ange et un corps sont dits être dans
un lieu. En définitive, il faut conclure qu’il est absolument impossible qu’un
corps se transporte d’un lieu dans un autre sans passer par tous les
intermédiaires.
Cette conclusion
est admise par d’autres qui n’en maintiennent pas moins le mouvement instantané
du corps glorieux. Ils voient bien la difficulté, à savoir, que ce corps serait
dans le même instant en plusieurs lieux, celui d’arrivée et tous les
intermédiaires ; mais ils croient pouvoir greffer sur l’identité réelle de
l’instant une distinction de raison, comme pour le même point qui termine des
lignes. Cette distinction est factice. L’instant est la mesure réelle, et non
logique, de son contenu. Une distinction logique, ou de pure raison, ne peut
donc en faire la commune mesure de plusieurs choses qui ne sont pas simultanées
; pas plus que, appliquée au point, elle ne peut y réduire des éléments
éloignés les uns des autres.
La plus
probable, c’est donc que le corps glorieux se meut dans le temps, mais un temps
que sa brièveté rend imperceptible. Et cependant, un corps glorieux peut mettre
moins de temps qu’un autre à franchir le même espace, car le temps, si minime
qu’on le suppose, est divisible à l’infini.
Solutions :
1. "Quand il
manque un rien, c’est comme si rien ne manquait", dit Aristote. Nous
disons "Je le fais tout de suite", de ce que nous faisons avec un
délai minime. C’est ce sens qu’il faut donner au texte de saint Augustin.
2. Cette assertion
d’Aristote a été contredite. On a dit que la vitesse n’est pas proportionnée
seulement à la résistance rencontrée, mais encore à l’espace parcouru. Le
mouvement est plus ou moins rapide selon la force exercée par le moteur sur le
mobile, même s’il n’y a pas d’autre résistance. Le mouvement d’un corps dans le
vide ne serait donc pas instantané, mais, par suite de non-résistance
extérieure, aucun temps ne s’additionnerait avec celui qui serait nécessaire au
mobile, proportionnellement à sa force motrice.
- Averroès
critique et rejette cette idée, ou plutôt cette imagination, d’une addition
quantitative et propose une autre explication. Il faut mettre ensemble toutes
les résistances qui peuvent se rencontrer, qu’elles viennent du mobile lui-même
ou de l’extérieur la lenteur sera d’autant plus grande que la force motrice
sera moins capable de les vaincre. Le mobile résiste toujours à son moteur,
puisque mouvoir et être mû, agir et pâtir, sont contraires. La résistance peut
venir du mobile lui-même, s’il est prédisposé à un mouvement contraire à celui
qu’on lui impose, ou du moins s’il occupe un lieu contraire à celui vers lequel
on l’achemine. Elle peut venir aussi d’ailleurs, c’est-à-dire, du milieu, comme
dans le mouvement naturel des corps pesants. Enfin, elle peut venir à la fois
de l’intérieur et de l’extérieur, comme dans les mouvements des animaux. Quand
la résistance vient du seul mobile, comme dans les corps célestes, le mouvement
a lieu dans le temps et dépend de la proportion entre la force motrice et le
corps mû ce cas n’est pas visé par la proposition d’Aristote, puisque, même en
l’absence de tout milieu, leur mouvement n’est pas instantané. Quand la
résistance vient du seul milieu, c’est sur elle seule aussi que se mesure le
temps : si le milieu est supprimé, tout obstacle le sera donc aussi et le
mouvement sera instantané. Quand elle vient à la fois du mobile et du milieu,
c’est aussi une double résistance qui influe sur le mouvement et le temps.
- L’application
de ces principes au corps glorieux est évidente. Ce corps n’éprouve aucune
résistance de la part du milieu, puisqu’il peut occuper le même lieu qu’un
autre corps et le traverser sans effort ; mais lui-même, du fait qu’il est un
corps et doit toujours occuper un certain lieu, oppose par lui-même une
résistance à la force qui le meut ; il est donc impossible que son mouvement
soit instantané.
3. Quoique
l’énergie de l’âme glorifiée soit incomparablement supérieure à celle de l’âme
non glorifiée, elle n’est cependant pas infinie et ne saurait donc causer un
mouvement instantané. Elle ne le pourrait pas non plus, alors même que son
énergie serait infinie, à moins de supprimer radicalement toute résistance
opposée par le mobile. Celle qui vient de l’inclination à un mouvement
contraire pourrait être totalement vaincue par un moteur d’une énergie infinie
; mais celle qui vient de l’espace ne saurait l’être qu’à la condition de
soustraire le mobile corporel à la nécessité d’occuper un lieu et une position
déterminés. En effet, de même que le blanc résiste au noir, et d’autant plus qu’il
en est plus éloigné, de même, le corps résiste à un lieu du fait qu’il occupe
un lieu opposé, et sa résistance est en proportion de la distance. Or, il est
impossible de soustraire un corps à la nécessité d’occuper un lieu ou une
position déterminés, à moins de lui enlever sa nature
corporelle dont elle est la conséquence. Donc, aussi longtemps qu’il garde
cette nature, son mouvement ne peut pas être instantané, quelle que soit
l’énergie de son moteur ; conclusion qui s’applique au corps glorieux, puisqu’il
ne cessera jamais d’être un corps.
4. Saint Augustin
parle d’une "égale célérité", parce que la différence sera
imperceptible, comme le temps même nécessaire à ce mouvement.
5. Après la
résurrection, il n’y aura plus le temps qui est le nombre du mouvement sidéral
; mais il y aura toujours celui qui est le nombre de la succession essentielle
à tout mouvement.
Il s’agit
maintenant de la clarté du corps des élus après la résurrection. On demande : -
1. Sera-t-elle une prérogative du corps des élus ? - 2. Pourra-t-elle être vue
par un oeil non glorifié ? - 3. Ou, au contraire, le sera-t-elle nécessairement
?
Objections :
1. "Tout
corps lumineux est composé de parties transparentes", dit Avicenne.
Or, beaucoup de
parties du corps glorieux, la chair, les os, etc., ne sont pas transparentes,
ni, par conséquent, lumineuses.
2. Un corps
lumineux fait écran un astre en éclipse un autre ; la flamme empêche de voir ce
qui est derrière elle. Or, saint Grégoire le Grand dit que, "au Ciel,
l’épaisseur corporelle ne fera pas obstacle aux regards des élus ils pourront
voir de leurs yeux la merveilleuse harmonie intérieure du corps humain".
3. Selon Aristote
: "La lumière est dans le diaphane indéterminé, tandis que la couleur est
à la limite des corps". Or, "la beauté, dont la proportion et le
coloris sont les éléments", dit saint Augustin, ne saurait faire défaut au
corps glorieux, qui ne peut donc pas être lumineux.
4. La clarté
devrait être égale dans toutes les parties du corps glorieux, de même que
toutes sont également impassibles, subtiles et agiles. Mais il semble bien que,
au contraire, certaines devraient être plus éclatantes que d’autres : les yeux
plus que les mains, les humeurs plus que la chair et les tendons.
Cependant :
1. "Les
justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père. (Mt 16, 43)"
"Ils brilleront, et, semblables à des étincelle etc. (Sg
3, 7)"
2. Le corps des
élus, "semé dans l’ignominie, ressuscitera glorieux" (1 Co 15, 43),
dit saint Paul ; ce qui signifie la clarté, puisqu’il vient de parler de celle
des étoiles.
Conclusion :
Il faut
attribuer cette prérogative au corps des élus, puisque l’Écriture l’affirme,
ainsi que nous venons de le dire. Certains veulent y voir un effet de la
quintessence ; mais nous avons, à mainte reprise, dénoncé l’absurdité de cette
opinion. Il vaut donc mieux dire que la clarté aura pour cause le
rejaillissement de la gloire de l’âme sur le corps. Ce qu’un être reçoit, il le
reçoit selon sa nature à lui, et non pas selon la nature de l’être qui le lui
communique. La clarté, spirituelle dans l’âme, sera donc corporelle dans le
corps, et, en lui comme en elle, proportionnée au mérite. La clarté du corps
manifestera donc la gloire de l’âme, comme un vase de cristal reflète la
couleur de l’objet qu’il renferme, dit saint Grégoire le Grand.
Solutions :
1. Avicenne parle
du corps dont la clarté dépend des éléments dont il est formé. Celle du corps
glorieux dépend du mérite et de la vertu.
2. Saint Grégoire
le Grand, commentant Job, compare le corps glorieux à l’or, à cause de son
éclat, et au cristal, à cause de sa transparence. Il semble donc bien qu’il aura ces deux qualités à la fois. C’est la densité des
éléments qui fait que leur éclat s’oppose à la transparence. Mais la clarté du
corps glorieux n’aura pas sa cause en lui-même. Il pourra donc, comme le
cristal, posséder tout ensemble densité et
transparence. Certains veulent qu’il y ait ici une simple comparaison le corps
glorieux laisse voir la gloire de l’âme, comme un vase de cristal laisse voir
l’objet qu’il renferme. Mais la première explication convient mieux à la
dignité du corps glorieux, et elle est plus conforme à ce que dit saint
Grégoire le Grand.
3. La gloire du
corps ne détruira pas sa nature, mais la perfectionnera. La couleur qui lui est
naturelle demeurera donc, mais la gloire de l’âme y ajoutera un nouvel éclat ;
de même qu’on voit ici-bas la splendeur du soleil, ou toute autre cause interne
ou externe, faire briller davantage les objets naturellement colorés.
4. La gloire de
l’âme rejaillira sur chaque partie du corps de la manière convenable à celle-ci.
Il est donc raisonnable d’admettre que chacune aura une clarté plus ou moins
grande selon ses prédispositions naturelles. Il n’en va pas de même pour les
autres prérogatives, car les différentes parties du corps s’y prêtent
également.
Objections :
1. Il faut une
proportion entre le sens de la vue et son objet. Or, il n’y en a pas entre
l’oeil humain non glorifié et la clarté de la gloire qui est d’une autre espèce
que celle de la nature.
2. Le corps
glorieux sera plus brillant que le soleil, qui brillera lui-même encore
davantage qu’aujourd’hui. Or, l’oeil humain n’est pas capable de contempler le
soleil dans tout son éclat.
3. Un objet
visible, placé devant un oeil sain, est nécessairement vu par lui. Or, les
disciples virent le corps du Sauveur ressuscité sans en voir la clarté. C’est
donc que la clarté du corps glorieux n’est pas visible pour l’oeil humain.
Cependant :
1. Le Sauveur
transformera notre corps misérable "en le rendant semblable à son corps
glorieux", dit saint Paul (Philippiens 3, 21) ; et la Glose ajoute
"Nous aurons une clarté semblable à celle qu’il eut lui-même lors de sa
transfiguration", clarté que ses disciples purent voir de leurs yeux.
2. Au Jugement,
les impies seront torturés en voyant la gloire des justes, dont la clarté est
un élément.
Conclusion :
Certains ont nié
la possibilité de cette vision à moins d’un miracle. Mais, pour admettre cette
opinion, il faudrait, quand on parle du corps glorieux, donner au mot clarté un
sens tout différent de celui auquel nous sommes habitués. En effet, la lumière
est, par elle-même, de nature à impressionner la vue, comme la vue est, par
elle-même, de nature à percevoir la lumière ; les mêmes rapports existent aussi
entre le vrai et l’intelligence, le bien et la volonté. Pour dire que la vue
est absolument incapable de percevoir la lumière, il faudrait donc prendre le
mot vue ou le mot lumière dans un sens tout nouveau.
Il ne saurait en être ainsi quant à la question présente ; car alors, nous dire
que la clarté est une prérogative du corps glorieux ne nous apprendrait rien,
pas plus que si l’on disait qu’il y a un chien dans le ciel, (en désignant la
constellation ainsi nommée), à quelqu’un qui ne connaîtrait que le chien
animal. Il faut donc conclure que la clarté du corps glorieux peut être vue par
un oeil non glorifié.
Solutions :
1. La clarté de la
gloire a une autre cause que celle de la nature, mais elle n’est pas d’une
autre espèce, ni donc sans proportion avec la vue.
2. Le corps
glorieux ne peut agir ou pâtir que sous l’influence de l’âme. Une clarté
intense qui émane de l’âme n’offense pas la vue, mais la délecte ; au
contraire, celle qui provient d’une cause naturelle brûle et désagrège l’organe
visuel. Ainsi, la clarté du corps glorieux, quoiqu’elle dépasse celle du
soleil, n’est donc pas de nature à blesser le regard, mais plutôt à le réjouir.
C’est pourquoi l’Apocalypse (21, 11) la compare à l’éclat du jaspe.
3. C’est la
volonté qui a mérité la clarté du corps. Celle-ci lui sera donc soumise,
visible ou invisible à son gré : le corps glorieux pourra donc ou manifester ou
dissimuler son éclat. Telle est l’opinion du Prévôtin.
Objections :
1. Le corps
glorieux sera lumineux. Or, il est de la nature de la lumière d’être vue et de
faire voir.
2. Un corps qui
empêche de voir ce qui est derrière lui est vu nécessairement et par le fait
même. Or, il en est ainsi du corps glorieux, puisqu’il est coloré.
3. Comme la
quantité, la visibilité est inhérente au corps. Donc celle-ci, pas plus que
celle-là, ne dépend de la volonté.
Cependant :
1. Le corps des
élus ressemblera à celui du Christ ressuscité, qui n’était pas nécessairement
vu, puisque tout d’un coup les disciples d’Emmaüs ne le virent plus (Lc 31).
2. Le corps
glorieux obéira parfaitement à l’âme il sera donc visible ou invisible au gré
de celle-ci.
Conclusion :
Un objet visible
est vu par l’action qu’il exerce sur la vue. Mais cette action sur quelque
chose d’extérieur à lui ne le change pas lui-même. Donc, sans perdre aucun des
éléments de sa perfection, le corps glorieux peut être vu ou ne l’être pas.
Donc, l’âme glorifiée a le pouvoir de rendre son corps
visible ou invisible cette action, comme les autres, dépend d’elle. Autrement,
le corps glorieux ne serait pas, vis-à-vis d’elle, l’instrument tout-à-fait
obéissant qu’il doit être.
Solutions :
1. Le corps glorieux
sera maître de manifester ou dissimuler sa clarté.
2. La couleur d’un
corps n’empêche sa transparence que si elle agit sur la vue, qui peut
difficilement être impressionnée par deux couleurs à la fois de façon à voir
parfaitement l’une et l’autre. Mais la couleur du corps glorieux agira ou
n’agira pas sur la vue, au gré de l’âme, et pourra donc de même être opaque ou
transparente.
3. La quantité est
inhérente au corps glorieux, de telle sorte qu’elle ne puisse varier au gré de
l’âme, sans un changement intrinsèque qui serait en contradiction avec
l’impassibilité de ce corps. Il n’en va pas de même pour la visibilité. Sans
doute, il ne dépend pas de l’âme que la qualité, qui en est le principe, soit
ou ne soit pas ; mais l’action de cette qualité, et donc le fait d’être visible
ou de ne l’être pas, dépend de l’âme.
Il s’agit
maintenant de l’état corporel des damnés. On demande : - 1. Ressusciteront-ils
avec leurs difformités corporelles ? - 2. Leur corps sera-t-il corruptible ? - 3.
Sera-t-il impassible ?
Objections :
1. La peine du
péché ne peut cesser qu’avec sa rémission. Or, la mutilation est parfois un
châtiment du péché, et on pourrait en dire autant de toutes les difformités
corporelles. La résurrection ne les fera donc pas disparaître du corps des
damnés, dont les péchés ne seront jamais remis.
2. De même que les
élus auront tout ce qui peut rendre leur félicité parfaite ; de même les damnés
devront avoir tout ce qui peut porter leur malheur à son comble.
3. La résurrection
ne remédiera pas au défaut d’agilité chez les damnés ; donc, pas davantage, à
leurs difformités.
Cependant :
1. "Les morts
ressusciteront incorruptibles", dit saint Paul (1 Co 15, 52) ; et la Glose
ajoute "tous les morts sans distinction, même les pécheurs, ressusciteront
avec leurs membres au complet".
2. La maladie
émousse parfois la sensibilité et la douleur ; de même la perte d’un membre ne
lui permet plus de souffrir. Mais rien ne doit empêcher les damnés de souffrir
dans leur corps tout entier.
Conclusion :
On peut
distinguer deux espèces de difformités corporelles :
- 1° L’une
résulte de l’absence d’un membre, d’une mutilation, qui détruit l’harmonie et
la beauté du corps. Tout le monde affirme que le corps des damnés ne sera pas difforme
de cette manière, puisque le corps humain, chez les méchants comme chez les
bons, doit ressusciter tout entier.
- 2° L’autre
résulte d’un désordre, ayant pour objet la quantité, la qualité, la disposition
des membres et, en tout cas, nuisible à l’équilibre et à l’harmonie du corps
tout entier. Sur cette espèce de difformités, comme les infirmités, fièvres,
maladies, etc., qui en sont parfois la cause, saint Augustin n’a pas voulu se
prononcer.
Certains ont été
plus hardis et ont déclaré que les damnés ressusciteront avec elles, pour que
rien ne manque au malheur suprême qu’ils ont mérité. Cette opinion ne semble
pas raisonnable. La réparation du corps humain vise sa perfection naturelle
plus encore que son état antérieur ; c’est pourquoi les enfants ressusciteront
à l’âge de la pleine jeunesse. Dès lors, tout défaut corporel et toute
difformité conséquente devraient disparaître à la résurrection, à moins,
prétend-on, que le péché ne s’y oppose et en impose la réviviscence comme un
châtiment. Mais "la peine doit correspondre à la faute" ; et il
pourrait donc arriver qu’un pécheur moins coupable souffrît de ces infirmités
dont un autre plus coupable serait exempt : dès lors la mesure de son châtiment
serait disproportionnée à celle de sa faute, et il semblerait plutôt qu’il fût
puni pour des peines qu’il a déjà endurées en cette vie, ce qui est absurde.
Il est donc plus
raisonnable de dire que le Créateur de la nature humaine la refera dans son
intégrité. C’est-à-dire : tous les défauts et difformités corporels, fièvre,
mal d’yeux, etc., ayant pour principe une corruption ou une débilité de la
nature ou des principes naturels, seront éliminés par la résurrection ; au
contraire, les imperfections inhérentes au corps humain de par sa nature même,
pesanteur, passibilité, etc., dont l’état de gloire délivrera le corps des
élus, se retrouveront dans le corps des damnés.
Solutions :
1. Un tribunal ne
peut infliger une peine que dans les limites de sa juridiction ; c’est pourquoi
les peines infligées au péché en cette vie sont temporelles comme elle et
finissent avec elle. Ainsi donc, quoique le péché des damnés ne soit pas remis,
il ne s’ensuit point qu’ils doivent subir les mêmes peines qu’ici-bas ; la
justice divine leur en réserve d’autres, plus truelles et éternelles.
2. Il n’y a point
parité entre les bons et les méchants ; car, quelque chose peut être absolument
bon, mais rien ne peut être absolument mauvais. Le bonheur des élus exige
l’absence de tout mal ; mais le malheur des damnés se saurait exiger celle de
tout bien, car "le mal, s’il n’était que mal, se détruirait lui-même",
comme le dit Aristote. Le malheur des damnés exige donc la présence d’un
certain bien naturel, à savoir, la nature humaine, oeuvre du Créateur parfait,
qui la leur rendra dans toute sa perfection spécifique.
3. L’absence
d’agilité est une imperfection naturelle au corps humain ; il n’en est pas
ainsi d’une difformité.
Objections :
1. C’est
impossible, puisqu’il sera composé d’éléments contraires, comme aujourd’hui ;
autrement, il ne serait plus le même, ni comme espèce, ni comme individu.
2. Son
incorruptibilité viendrait ou de la nature, ou de la grâce et de, la gloire.
Mais la première sera en eux la même qu’aujourd’hui, et les deux autres leur
feront défaut.
3. Il ne semble
pas raisonnable de soustraire ceux qui ont mérité le malheur suprême à la mort,
qui est le plus grand des châtiments.
Cependant :
1. Il est dit dans
l’Apocalypse (9, 6) : "En ces jours-là, les hommes chercheront la mort et
ils ne la trouveront pas ; ils souhaiteront la mort, et la mort fuira loin
d’eux."
2. Et dans saint
Matthieu (25, 46) : "Ceux-ci iront au supplice éternel" ; ce qui
suppose l’incorruptibilité corporelle de ceux qui y sont condamnés.
Conclusion :
Comme tout
mouvement exige une cause, un mouvement ou changement peut être supprimé si la
cause fait défaut ou si quelque chose met obstacle à son action. Or, la
corruption est une espèce de changement, et peut donc aussi être empêchée des
deux manières qui viennent d’être dites :
- 1° En
supprimant totalement sa cause ; c’est ainsi que le corps des damnés sera
incorruptible. En effet, le mouvement du Ciel est la cause principale des
altérations, et toutes les autres causes en dé pendent ; lorsqu’il aura cessé,
après la résurrection, le corps humain ne subira donc plus aucune influence
capable de l’altérer et finalement de le corrompre. Cette incorruptibilité
corporelle des damnés servira la justice divine qui exige qu’ils vivent
toujours pour être punis toujours, de même que la corruptibilité des êtres
corporels en ce monde sert la Providence divine qui les renouvelle ainsi en les remplaçant les uns par les autres.
- 2° En mettant
obstacle à son action. C’est ainsi que le corps d’Adam était incorruptible : la
grâce d’innocence empêchait en lui la lutte des éléments contraires et la
dissolution qui en aurait été la conséquence. C’est ainsi que le sera, et mieux
encore, le corps des élus, pleinement soumis à leur âme, et dans lequel se
trouveront donc à la fois les deux modes d’incorruptibilité.
Solutions :
1. Les éléments
contraires dont sont formés les corps agissent sous l’influence du mouvement du
Ciel, et la corruption s’ensuit nécessairement, à moins qu’une énergie plus
puissante n’y mette obstacle. Sans cette influence, ils ne sont plus des causes
suffisantes de corruption, même dans l’ordre naturel. Les anciens philosophes
ignoraient que le mouvement du Ciel dût s’arrêter un jour ; la corruption des
corps composés d’éléments contraires était donc pour eux un principe universel
et nécessaire.
2. Cette
incorruptibilité sera naturelle, non par la présence d’un principe interne
d’incorruption, mais par l’absence du premier principe externe de toute
corruption.
3. La mort, en
elle-même, est le plus grand des maux ; mais, à un certain point de vue, elle
peut être un remède aux maux que l’on souffre et que l’immortalité ne peut
qu’aggraver. "Vivre, dit Aristote, paraît agréable à tous, parce que tout
être désire être ; mais à condition de l’entendre d’une vie qui ne soit ni
mauvaise, ni diminuée, ni douloureuse." De même donc que la vie en elle-même,
quand elle est exempte de souffrance, est un bien, de même, la mort, qui prive
de la vie, est, par elle-même, un mal et le plus grand des maux, parce qu’elle
enlève le bien premier, qui est l’être, et avec lui, tous les autres ; mais,
quand elle met un terme à une vie misérable et tourmentée, elle est un remède
aux maux que l’on endure et qui finissent avec elle. C’est ainsi que
l’immortalité met le comble aux maux, puisqu’ils ne finiront jamais. Si l’on
regarde la mort comme une peine à cause de la douleur que ressentent les
mourants, il n’est pas douteux que les damnés éprouveront sans répit des
douleurs bien plus cruelles encore ; ce sera donc, pour eux, comme une mort de
tous les instants : "La mort les dévorera comme une proie", selon
l’expression du Psalmiste.
Objections :
1. "Toute
passion (modification) qui s’accentue tend à détruire la nature", dit
Aristote. De plus, "une destruction partielle, mais continue, d’un être
fini, aboutit à sa totale corruption". Or, on vient de prouver que le
corps des damnés est incorruptible ; il doit donc aussi être impassible.
2. Même conclusion
tirée de la loi d’après laquelle l’agent tend à s’assimiler le patient : si le
feu fait pâtir le corps des damnés, il finira par le consumer.
3. Les animaux que
l’on dit capables de vivre dans le feu, comme la salamandre, n’en souffrent
pas, puisque leur corps n’en subit aucune atteinte. Pour que le corps des
damnés demeure incorruptible dans le feu de l’enfer, il faut donc qu’il n’en
souffre pas, qu’il soit impassible.
4. Si le corps des
damnés était passible, leurs souffrances surpasseraient toutes celles d’ici-bas,
de même que la félicité des élus est incomparable. Mais nous voyons l’intensité
de la douleur causer parfois la mort. A plus forte raison, le corps des damnés
ne peut pas être à la fois passible et incorruptible.
Cependant :
1. A ces paroles
de saint Paul "Nous serons transformés" (1 Co 15, 52), la Glose
ajoute "Nous seuls, les bons, serons transformés par la gloire et
deviendrons immuables et impassibles".
2. Le corps est
l’auxiliaire de l’âme pour le mal comme pour le bien. Or, le corps partagera la
récompense de l’âme ; il doit donc partager aussi son châtiment, et, pour cela,
être passible.
Conclusion :
L’impassibilité
dont il s’agit aura pour cause principale la justice de Dieu qui veut infliger
aux damnés des peines éternelles, non sans adapter à cette fin les lois qui
régissent l’action et la passion. En effet, pâtir signifie une modification
éprouvée par le patient : ce qui peut avoir lieu de deux manières. Le patient
peut recevoir de l’agent une forme, selon l’être matériel de celle-ci : telle,
la chaleur que l’air reçoit du feu ; on appelle cette manière passion
naturelle. Il peut la recevoir immatériellement, selon son être intentionnel :
telle, une couleur, la blancheur, par exemple, reçue dans l’air et dans l’oeil
; c’est de cette manière que l’âme reçoit les similitudes des réalités, aussi
l’appelle-t-on passion de l’âme.
- Après la
résurrection et l’arrêt du mouvement du ciel, il n’y aura plus d’altération ni
donc de passion naturelle, et, en ce sens, le corps des damnés sera impassible
aussi bien qu’incorruptible. Mais l’autre mode de passion demeurera : l’air
sera illuminé par le soleil, et, par lui, la vue recevra l’impression des
objets colorés. Le corps des damnés sera passible de cette manière : leur
sensibilité s’exercera, donc ressentira la souffrance, sans pourtant que l’état
naturel de leur corps soit modifié. Quant au corps des élus, quoiqu’il soit
passif, en un certain sens, puisque leur sensibilité s’exercera, on ne doit
cependant pas le dire passible, parce que jamais leur sensibilité n’aura pour
objet quelque chose qui puisse les affliger ou les faire souffrir.
Solutions :
1. Aristote parle
ici de la passion qui modifie l’état naturel du patient ; le corps des damnés
en sera indemne.
2. Le patient peut
ressembler à l’agent ou parce que la même forme est de la même manière dans
tous les deux, comme c’est la loi pour tous les agents univoques : le feu
allume du feu, la chaleur cause de la chaleur ; ou parce que la même forme est
dans tous les deux, quoique d’une manière différente, comme c’est la loi pour
tous les agents équivoques : la forme peut être spirituelle dans l’agent et
matérielle dans le patient, par exemple, l’idée d’une maison et cette maison
elle-même, ou, au contraire, matérielle dans l’agent et immatérielle dans le
patient, par exemple, la couleur d’un mur et cette même couleur dans l’air qui
la transmet et l’oeil qui la reçoit. Ainsi en sera-t-il du feu et du corps des
damnés : ce qui est forme matérielle dans celui-là deviendra forme immatérielle
dans celui-ci, qui sera donc assimilé sans cependant être consumé.
3 Aristote n’admet pas qu’un animal puisse vivre dans le feu. De son
côté, Galien nie qu’aucun corps puisse résister au feu, quoique certains,
l’ébène, par exemple, soient plus lents à subir son action. Ce que l’on allègue
de la salamandre manque donc de justesse, car le feu finirait par la consumer,
ce qui n’arrivera pas au corps des damnés. Il ne faudrait pas en conclure que
ceux-ci ne souffrent pas ; car, outre l’action naturelle, qui s’exerce sur
l’organisme en bien ou en mal, il y a l’action immatérielle. Celle-ci met la
sensibilité en rapport avec un objet sensible qui l’affecte agréablement ou
douloureusement, selon qu’il lui est proportionné ou disproportionné, par
exemple, des couleurs ou des voix, harmonieuses ou criardes.
4. La douleur ne
sépare pas l’âme du corps, tant qu’elle reste dans la puissance de l’âme qui en
est le sujet, mais seulement lorsqu’elle se communique au corps pour le
modifier, comme nous voyons la colère l’échauffer ou la peur le glacer. Mais,
après la résurrection, le corps ne sera plus soumis à des modifications de ce
genre ; et ainsi, quelque grande que soit la douleur, jamais elle ne séparera
l’âme de son corps.
Nous nous
proposons d’étudier maintenant ce qui suit la résurrection. Nous considérerons
:
- 1. La
connaissance qu’auront les ressuscités, au jugement dernier, de leurs mérites
et de leurs démérites.
- 2. Le jugement
général, le temps et le lieu de sa réalisation.
- 3. Les juges
et ceux qui seront jugés.
- 4. Sous quelle
forme le juge viendra juger.
- 5. L’état du
monde et des ressuscités après le jugement.
Au sujet du
premier point, trois questions se posent : - 1. Chaque homme connaîtra-t-il, au
jugement, tous ses péchés ? - 2. Chacun pourra-t-il lire dans la conscience
d’autrui tout ce qu’elle renferme ? - 3. Chacun pourra-t-il voir d’un seul regard
tous les mérites et démérites ?
Objections :
1. Il semble
qu’après la résurrection chacun ne connaîtra pas tous les péchés qu’il a
commis. Car tout ce que nous connaissons, ou bien est appréhendé nouvellement
par un sens, ou bien provient du trésor de la mémoire. Mais les hommes, après
la résurrection, ne pourront plus percevoir sensiblement leurs péchés, puisque
ceux-ci seront du passé, alors que le sens ne saisit que le présent. D’autre
part, beaucoup de péchés auront disparu de la mémoire du pécheur. Le ressuscité
n’aura donc pas la connaissance de tous ses péchés.
2. Il est dit dans
les Sentences : "Il y a des livres de la conscience dans lesquels on lit
les mérites de chacun." Mais on ne peut lire une chose dans un livre que
si elle y est inscrite. Or il y a des inscriptions de péchés dans la conscience
qui semblent consister seulement dans une culpabilité ou une tache, comme cela
ressort d’un texte d’Origène sur ce passage de l’Epître aux Romains (2, 15) :
"Le témoignage étant rendu..." Puisque la tache
et la culpabilité de beaucoup de péchés auront été effacées par la grâce, il ne
semble pas que quelqu’un puisse lire dans sa conscience tous les péchés qu’il a
accomplis.
3. "L’effet
croît avec sa cause." La cause de la douleur des péchés dont le souvenir
nous revient, c’est la charité. Puisque les saints qui ressuscitent possèdent
une charité parfaite, ils devraient avoir une très vive douleur de leurs péchés,
s’ils s’en souvenaient or cela ne peut être, puisqu’ils ne connaîtront plus ni
douleur ni gémissement. Ils ne retrouveront donc plus le souvenir de leurs
propres péchés.
4. Les ressuscités
bienheureux se comporteront à l’égard des péchés commis autrefois comme les
ressuscités damnés à l’égard du bien qu’ils auront fait. Or les ressuscités
damnés ne semblent pas devoir connaître le bien qu’ils ont accompli autrefois,
car cela allégerait beaucoup leur peine. Donc les bienheureux ne connaîtront
pas non plus les péchés qu’ils auront commis.
Cependant :
1. Saint Augustin
dit que "une force divine interviendra, qui rappellera à la mémoire tous
les péchés."
2. En outre, de
même que le jugement humain s’appuie sur le témoignage extérieur, de même le
jugement divin porte sur le témoignage de la conscience, selon ce verset des
Rois (1 Rois 16, 7) : "L’homme voit les choses qui
paraissent au dehors, tandis que Dieu voit l’intérieur du coeur." Mais on
ne peut porter un jugement parfait sur quelqu’un que si les témoins ont déposé
au sujet de tous les faits qui doivent être jugés. Dès lors, puisque le
jugement divin est absolument parfait, il faut que la conscience garde toutes
les choses sur lesquelles il doit porter. Ce jugement doit s’étendre à toutes
les oeuvres, bonnes et mauvaises, saint Paul déclare (2 Co 5, 10) : "Nous
devons tous apparaître devant le tribunal du Christ, afin que chacun apporte
toutes ses actions de la vie corporelle, bonnes ou mauvaises." Il est donc
indispensable que la conscience de chacun garde toutes les oeuvres qu’il a
accomplies, bonnes ou mauvaises.
Conclusion :
Saint Paul (Rm 2, 15) dit : "Au jour du jugement du Seigneur, la
conscience de chacun lui rendra témoignage : ses pensées l’accuseront et le
défendront." En outre, en tout jugement, il faut que le témoin,
l’accusateur et le défenseur connaissent les faits au sujet desquels on juge
donc, dans ce jugement commun où seront appréciées toutes les oeuvres des
hommes, il est indispensable que chacun connaisse toutes ses oeuvres. La conscience
de chacun sera donc comme un livre conte nant tous ses actes, desquels
résultera le jugement, de même que dans les jugements humains nous nous servons
de registres.
Tels sont les
livres dont parle l’Apocalypse (21, 10) : "Les livres furent ouverts, ainsi
qu’un autre livre, le Livre de Vie : et les morts furent jugés selon ce qui
était écrit dans les livres, conformément à leurs actes. Saint Augustin affirme
que par les livres ainsi ouverts "on désigne les livres saints du Nouveau
et de l’Ancien Testament, dans lesquels Dieu expose les préceptes qu’il a
ordonné d’accomplir. Richard de Saint-Victor dit : "Leurs coeurs seront
comme des décrets canoniques." Le Livre de Vie est, par contre, la
conscience de chacun, livre unique puisque la force divine fait que les actions
de chacun sont rappelées à sa mémoire. Cette force divine est appelée le Livre
de Vie, On pourrait dire aussi que les premiers livres dont parle l’Apocalypse
sont les consciences, tandis que le second serait la sentence du juge décrétée
en sa sagesse.
Solutions :
1. Bien que les
mérites et démérites s’échappent de la mémoire, cependant tous demeurent de
quelque manière en leurs suites les mérites non détruits demeurent dans la
récompense qui leur est donnée ; les mérites perdus demeurent comme une faute
d’ingratitude, qui vient de ce que l’homme a péché malgré la grâce reçue ; les
démérites non effacés par la pénitence demeurent dans l’obligation de la peine
qui leur est due ; les fautes effacées par la pénitence demeurent dans le
souvenir de cette pénitence, qui subsiste ainsi que celui des autres mérites.
Il y a donc en tout homme quelque chose qui peut rappeler à sa mémoire toutes
ses oeuvres. Pourtant, comme dit saint Augustin, c’est surtout par l’action de
Dieu que cette évocation s’accomplira.
2. Quelques
souvenirs demeurent inscrits dans la conscience de chacun au sujet des actions
accomplies. Il n’importe pas que ces souvenirs soient seulement ceux des
actions coupables, comme nous l’avons dit plus haut.
3. Bien que la
charité soit ici-bas une cause de regret du péché, cependant les saints dans la
patrie seront tellement pénétrés de joie que la douleur n’aura plus de place en
eux. C’est pourquoi ils ne souffriront plus de leurs péchés, mais se réjouiront
plutôt de la miséricorde divine qui les a pardonnés. De même que les anges
actuellement se réjouissent de la justice divine, qui fait que ceux dont ils
ont la garde et qui ont repoussé la grâce, tombent dans le péché, alors que
pourtant les anges veillent avec sollicitude sur leur salut.
4. Les méchants
connaîtront tout le bien qu’ils ont fait ; mais loin d’atténuer leur douleur,
cela l’augmentera plutôt, car on souffre d’autant plus qu’on a perdu plus de
biens. Boèce dit que "la pire des infortunes est d’avoir été
heureux".
Objections :
1. Cela ne semble
pas. La connaissance des ressuscités ne sera pas plus complète que celle des
anges qu’il leur est promis d’égaler. Mais les anges ne peuvent pas découvrir
dans l’esprit l’un de l’autre ce qui dépend du libre arbitre. Ils ne le
connaissent que par une communication verbale entre eux. Les ressuscités ne
pourront donc pas apercevoir ce qui est contenu dans la conscience des autres.
2. Tout ce qui est
connu l’est en soi, ou en sa cause, ou en ses effets. Les mérites ou démérites
contenus dans la conscience de quelqu’un ne peuvent être connus : ni en eux-mêmes,
parce que Dieu seul pénètre les coeurs et aperçoit leurs secrets ; ni en leur
cause, parce que tous ne verront pas Dieu qui seul peut agir sur le coeur,
duquel procèdent les actes méritoires ou déméritoires ; ni dans leurs effets,
parce qu’il y a beaucoup de fautes dont ne demeurera aucun effet, ceux-ci étant
supprimés par la pénitence. Donc tout ce qui est contenu dans la conscience de
quelqu’un ne pourra pas être connu par un autre.
3. Saint Jean
Chrysostome dit : "Si maintenant tu te souviens de tes péchés et les
rappelles souvent en face de Dieu et pries à cause d’eux, ils seront vite
effacés. Mais si tu les oublies, alors tu t’en souviendras malgré toi quand ils
seront rendus publics et révélés en présence de tous, amis, ennemis et saints
anges. Il en résulte que cette publication est le châtiment de la négligence
par laquelle un homme omet de se confesser. C’est donc que les péchés confessés
ne seront pas publiés.
4. C’est un
réconfort pour un pécheur que de savoir qu’il a beaucoup de semblables dans son
péché, et il en a moins de honte. Si donc chacun connaissait les péchés des
autres, la honte de chaque pécheur en serait très diminuée, ce qui ne convient
pas. Tous les hommes ne connaissent donc pas les péchés de tous les autres.
Cependant :
1. Au sujet de
l’Épitre aux Corinthiens (1 Co 4, 5), la Glose dit : "Les choses
accomplies et les pensées bonnes et mauvaises seront alors révélées à tous et
connues.
2. En outre, les
péchés passés de tous les justes seront effacés également pour tous. Or nous
connaîtrons les péchés de certains saints comme de Marie-Madeleine, de Pierre
et de David. Nous devons donc connaître également les péchés des autres élus et
plus encore des damnés.
Conclusion :
Au jugement
dernier et universel, la justice divine doit apparaître à tous avec évidence,
tandis que maintenant elle échappe à beaucoup. Or, la sentence qui condamne ou
récompense ne peut apparaître juste que si elle est portée selon les mérites ou
les fautes. Dès lors, de même que le juge et son assesseur doivent connaître
les mérites de la personne jugée pour pouvoir prononcer une juste sentence, de
même pour qu’une sentence se montre juste, il faut que les mérites de la
personne jugée apparaissent à tous ceux qui connaissent la sentence. C’est
pourquoi, puisque la récompense ou la condamnation est connue de chacun et
aussi de tous les autres, il est nécessaire que celui qui est jugé ne retrouve
pas seulement le souvenir de ses mérites et démérites, mais qu’il connaisse
aussi ceux des autres.
Telle est
l’opinion plus probable et plus commune. Pourtant le Maître des Sentences pense
le contraire, c’est-à-dire que les péchés effacés par la pénitence
n’apparaîtront pas aux autres hommes lors du jugement. Mais il en résulterait
que les autres ne connaîtraient pas parfaitement la réparation accomplie pour
ces péchés : et cela réduirait beaucoup la gloire des saints, et la louange de
Dieu qui a si miséricordieusement libéré les saints.
Solutions :
1. Tous les
mérites et démérites de la vie terrestre composent une certaine somme pour la
gloire ou l’humiliation de l’homme qui ressuscite. C’est pourquoi, en
apercevant les actes extérieurs, il sera possible de tout découvrir dans les
consciences, surtout grâce l’action de la puissance divine, de telle sorte que
la sentence du juge se révélera juste pour tous.
2. Les mérites ou
démérites pourront être manifestés aux autres grâce à leurs effets, comme nous
l’avons vu, ou aussi en eux-mêmes grâce à la puissance divine, bien que la
puissance de l’intelligence créée n’y puisse parvenir.
3. La publication
des péchés pour l’humiliation du pécheur est l’effet de la négligence commise par
l’omission de leur confession. Mais la révélation des péchés des saints ne
pourra pas être pour eux une source d’humiliation ou de honte : ce n’est pas
pour Marie-Madeleine une source de confusion que de voir ses péchés racontés
publiquement à l’église, car la honte est "la crainte de la diminution de
sa renommée ", chose qui, comme dit saint Jean Damascène, est impossible
pour les bienheureux. Cette publication augmentera la gloire des élus à cause
de la pénitence qu’ils ont faite pour leurs péchés c’est ainsi que le
confesseur approuve celui qui confesse avec courage les grands crimes qu’il a
accomplis. On dit que les péchés sont effacés en ce sens que Dieu ne les
regarde plus pour les punir.
4. Quand le
pécheur considérera les péchés des autres, cela ne diminuera en rien sa
confusion, mais l’accroîtra plutôt, car il aura encore plus de honte de ses
péchés en voyant la honte que les autres en ont. Si ici-bas la vue des péchés
des autres diminue notre honte, c’est parce que nous les considérons selon le jugement
des autres, que l’habitude rend plus large. Dans l’au-delà au contraire nous
aurons la confusion de voir le jugement porté par Dieu, pleinement vrai pour
tout péché, de nous ou de beaucoup d’autres.
Objections :
1. Il semble que
non. Les choses que l’on considère chacune en particulier ne peuvent être vues
d’un seul regard. Or les damnés considéreront leurs péchés un à un et les
pleureront : la Sagesse leur fait dire par exemple "A quoi nous a servi
notre orgueil ? (Sg 5, 8)" Ils ne verront donc
pas tous leurs péchés d’un seul regard.
2. Aristote dit :
"Il n’est pas possible de saisir par l’intelligence plusieurs choses en
même temps." Or c’est par l’intelligence que nous connaîtrons les mérites
et démérites, de nous-même et d’autrui. On ne pourra donc pas les connaître
tous ensemble.
3. L’intelligence
des damnés ne sera pas, après la résurrection, plus puissante que celle que
possèdent maintenant les bienheureux et les anges, selon le mode naturel par
lequel ils connaissent les choses par des espèces intelligibles innées. Mais
dans cette connaissance, les anges ne voient pas plusieurs choses en même
temps. Les damnés ne pourront donc pas, après la résurrection, voir en même
temps toutes les actions passées.
Cependant :
1. À propos de ce
texte de Job (8, 22) : "Ils seront couverts de confusion", la Glose
dit : "En apercevant le juge, tous leurs péchés apparaîtront au regard de
leur esprit". Or, ce juge, ils le verront en un instant. Ils verront donc
de même tous les péchés qu’ils ont commis, ainsi que toutes les autres actions
accomplies.
2. En outre, saint
Augustin montre l’inconvénient qu’il y aurait à ce que, lors du jugement on
doive lire un livre matériel dans lequel seraient inscrites les actions de
chacun : nul ne pourrait concevoir la grandeur d’un pareil livre, ni le temps
qu’il faudrait pour le lire. De même il serait impossible d’évaluer le temps
requis pour qu’un homme considère tous ses mérites et démérites, ainsi que ceux
des autres, s’il devait les voir successivement. On doit donc dire que chacun
voit toutes ces choses en même temps.
Conclusion :
A ce sujet, nous
nous trouvons en face de deux opinions certains disent que tous les mérites et
démérites, personnels et d’autrui, seront vus par chacun en un seul instant.
Pour les bienheureux, il est facile de l’admettre puisqu’ils verront tout dans
le Verbe de cette manière, il n’y a pas de difficulté à ce que plusieurs choses
soient vues en même temps. Par contre, cela est plus difficile pour les damnés,
puisque leur intelligence n’est pas élevée au point de pouvoir voir Dieu, et
toutes choses en Lui.
C’est pourquoi,
d’autres disent que les méchants verront en même temps, d’une manière globale,
tous leurs péchés et ceux des autres. Et cela suffit pour constituer
l’accusation nécessaire pour la condamnation ou l’absolution. Mais ils ne
verront pas tous ces péchés en même temps d’une manière individuelle. Pourtant
cela ne semble pas conforme à la pensée de saint Augustin, qui dit que toutes
les actions seront énumérées dans un seul regard de l’esprit : ce qui est connu
globalement n’est pas énuméré.
On peut donc
adopter une solution intermédiaire chacune des actions sera vue, non pas en un
seul instant, mais en un temps fort bref, grâce à l’action divine. C’est ce que
dit saint Augustin "Elles seront vues avec une étonnante rapidité."
Cela n’est pas impossible, car dans le plus petit espace de temps, il y a une
infinité d’instants possibles.
Cela résout les
objections proposées.
Considérons le
jugement général, en posant quatre questions : - 1. Doit-il avoir lieu ? - 2.
Aura-t-il lieu oralement ? - 3. Sa date est-elle inconnue ? - 4. Aura-t-il lieu
dans la vallée de Josaphat ?
Objections :
1. Il semble que
non. Nahum (1, 9-10) déclare, selon la version des Septante : "Dieu ne jugera pas deux fois la même chose."
Or, ici-bas, Dieu juge chacune des actions des hommes, et aussitôt après la mort
il attribue selon ses mérites ; même en cette vie, il récompense ou punit
certains hommes selon leurs oeuvres bonnes ou mauvaises. Il semble donc qu’il
ne doive plus y avoir d’autre jugement.
2. Aucun jugement
n’est précédé de l’exécution de sa sentence. Or la sentence du jugement divin
au sujet des hommes, c’est l’admission dans le royaume, ou l’exclusion, comme
dit saint Matthieu (25, 31). Donc, puisque dès maintenant il y a des hommes qui
entrent dans le royaume éternel tandis que d’autres en sont exclus pour
toujours, il ne semble pas qu’il y aura un autre jugement.
3. La raison
d’être d’un jugement c’est le doute au sujet de ce qui doit y être décidé. Mais
la sentence de damnation pour les pécheurs ou de béatitude pour les saints est
fixée avant la fin du monde.
Cependant :
1. Nous lisons en
saint Matthieu (12, 41) : "Les hommes de Ninive se dresseront au jour du
jugement contre cette génération, et la condamneront." Il y aura donc un
jugement après la résurrection.
2. En outre, nous
voyons en saint Jean (5, 29) : "Ceux qui auront accompli de bonnes actions
s’avanceront dans la résurrection pour la vie, ceux qui auront fait le mal
ressusciteront pour le jugement." Il semble donc qu’il doive y avoir un
jugement après la résurrection.
Conclusion :
De même que
l’opération se rattache au principe des choses qui leur donne l’existence, de
même le jugement se rattache au terme, par lequel les choses atteignent leur
fin. Or on distingue deux sortes d’opérations de Dieu : l’une par laquelle il
donne primitivement l’existence à chaque créature en instituant sa nature, et
en déterminant ce qui doit contribuer à son achèvement. Après cette opération,
la création, on dit que Dieu se reposa.
Il est une autre
opération de Dieu, par laquelle il gouverne les créatures. Saint Jean (Jn 5, 17) dit : "Mon Père a travaillé jusqu’à
maintenant, et moi aussi, je travaille."
On peut aussi
distinguer deux jugements de Dieu, mais dans un ordre inverse. L’un correspond
à l’oeuvre du gouvernement, qui ne peut s’accomplir sans jugement par ce
jugement chacun est jugé individuellement selon ses oeuvres, non seulement
selon son point de vue propre, mais aussi selon sa relation avec le
gouvernement de l’univers. La récompense de chacun sera donc diversifiée selon
l’utilité des autres, comme dit saint Paul aux Hébreux (11, 39), et les
châtiments de l’un sont modifiés pour le bénéfice des autres. Il est donc
nécessaire qu’il y ait un autre jugement, universel, correspondant, dans
l’ordre inverse, à la première production des choses dans l’existence. De même
qu’alors toutes les créatures procédèrent immédiatement de Dieu, de même
l’achèvement suprême du monde s’accomplira quand chacun recevra finalement ce
qui lui est dû selon lui-même.
C’est pourquoi
au jugement général la justice divine apparaîtra manifestement au sujet de
toutes les choses qui actuellement sont cachées : car parfois Dieu dispose
maintenant d’un homme pour l’utilité des autres, d’une manière qui diffère de
ce que semble raient exiger les oeuvres que nous le voyons accomplir. A la fin
du monde aura lieu la séparation totale des bons et des méchants, parce qu’il
n’y aura plus désormais d’occasion pour les méchants de progresser grâce aux
bons, ni pour ceux-ci grâce aux méchants. C’est en vue de ce progrès que les
bons sont ici-bas mélangés aux mauvais tandis que cette existence est gouvernée
par la divine providence.
Solutions :
1. Tout homme est
à la fois une personne distincte et une partie de tout le genre humain : il
doit donc être l’objet de deux jugements. L’un, individuel, a lieu après la
mort, quand il est traité selon ce qu’il a fait en sa vie corporelle, bien que
pas totalement, puisqu’il ne possède plus son corps, mais seulement son âme.
L’autre porte sur l’homme en tant que partie de tout le genre humain : de même
qu’on dit que quelqu’un est jugé par la justice humaine quand celle-ci porte un
jugement sur une collectivité dont il fait partie. Ainsi donc, au jugement
universel de tout le genre humain, qui séparera totalement les bons et les
méchants, chacun sera encore jugé. Dieu cependant ne jugera pas deux fois le
même objet, car il n’infligera pas deux peines pour un seul péché : il achèvera
dans le dernier jugement la peine qui dans le premier jugement n’avait pas été
complètement infligée, puisque les damnés seront désormais tourmentés en même
temps dans leur corps et dans leur âme.
2. La sentence
propre du jugement général sera la séparation totale des bons et des méchants,
qui n’était pas complète auparavant. Nous pouvons ajouter que même la sentence
particulière de chaque homme n’aura pas entièrement précédé ce jugement : car
d’une part les bons seront davantage récompensés après le jugement, par suite
de l’adjonction de la gloire des corps ressuscités et de l’achèvement du nombre
définitif des saints, et d’autre part, les méchants seront davantage
tourmentés, par l’adjonction de la peine du corps et l’achèvement du nombre des
damnés : en brûlant avec un plus grand nombre d’autres, ils en souffriront
davantage.
3. Le jugement
universel regarde plus directement la totalité des hommes que chacun de ceux
qui sont jugés. Bien que, avant ce jugement, chaque homme ait la connaissance
certaine de sa propre damnation ou de sa récompense, cependant, cette sanction
ne sera pas encore connue de tous. Le jugement universel est donc nécessaire.
Objections :
1. Il semble que
les débats et la sentence doivent être oraux, puisque saint Augustin dit :
"Combien durera ce jugement, c’est chose incertaine." Ce ne serait
pas incertain si les choses qui doivent être dites en ce jugement l’étaient
seulement mentalement. C’est donc que ce jugement aura lieu oralement et non
seulement mentalement.
2. Saint Grégoire
le Grand dit : "Ceux-là entendront les paroles du juge, qui auront gardé
foi en sa parole." Il ne peut pas s’agir là de paroles intérieures, car au
jugement tous entendront les paroles du juge, puisque les actes accomplis
seront connus de tous, bons et mauvais. Il semble donc que ce jugement aura
lieu oralement.
3. Le Christ
jugera sous la forme humaine, pour qu’il puisse être vu corporellement par
tous. Il semble donc qu’il parlera par la voix du corps, afin d’être entendu de
tous.
Cependant :
1. Saint Augustin
dit à propos du Livre de Vie dont parle l’Apocalypse (20, 12) : "Ce sera
une certaine force divine qui fera que chacun retrouvera en sa mémoire toutes
ses oeuvres bonnes et mauvaises, et les verra par une intuition rapide de
l’esprit de sorte que cette connaissance accusera ou excusera sa conscience :
c’est ainsi que tous et chacun seront jugés ensemble." Mais si on
discutait de vive voix les mérites de chacun, il serait impossible que tous et
chacun soient jugés ensemble. Il ne semble donc pas que ces débats seront
oraux.
2. En outre, la
sentence doit être proportionnée au témoignage ; or ce témoignage, accusant ou
excusant, sera mental. Saint Paul dit aux Romains (2, 15) : "Leur
conscience leur rendra témoignage, et leurs pensées s’accuseront ou se
défendront l’une l’autre, en ce jour où Dieu jugera les actions secrètes des
hommes. Il semble donc que la sentence et tout le jugement s’accompliront
seulement mentalement.
Conclusion :
Impossible de
définir avec certitude ce qui est vrai à ce sujet. On estime pourtant plus
probable que ce jugement tout entier : débats, accusations des méchants,
témoignages favorables aux bons, sentence pour chacun, sera seulement mental.
Si chacun des faits devait être narré oralement, cela exigerait une durée
inestimable. Saint Augustin dit aussi : "Si on conçoit comme matériel le
livre selon lequel tous seront jugés, qui pourrait en imaginer la hauteur ou la
longueur, ou dire eu combien de temps on pourrait lire un livre dans lequel
seraient inscrites toutes les vies de tous ?" Or il faudrait autant de
temps pour raconter verbalement les faits de chacun que pour les lire s’ils
étaient matériellement inscrits dans un livre. Il est donc probable que ce dont
parle saint Matthieu (25, 34) s’accomplira non pas oralement, mais mentalement.
Solutions :
1. Si saint
Augustin dit : "qu’on ignore combien de jours durera ce jugement," c’est
parce qu’on ne sait pas s’il aura lieu mentalement ou oralement. En ce cas en
effet, il exigerait un temps prolongé. Mentalement, il pourrait se faire en un
instant.
2. Même si le
jugement est seulement mental, ce texte de saint Grégoire le Grand peut se
défendre. En supposant que tous connaissent leurs propres actions et celles
d’autrui, grâce à une action divine, que l’Evangile nomme "parole",
cependant, ceux qui auront eu la foi, conformément aux paroles de Dieu, seront
jugés selon ces paroles. Car saint Paul dit aux Romains (2, 12) :
"Quiconque a péché sous la loi, sera jugé selon la loi." Il y aura
donc une différence entre les croyants et ceux que nous nommons incroyants.
3. Le Christ
apparaîtra dans son corps afin d’être reconnu par tous comme juge
corporellement : cela peut se faire en un instant. Au contraire, la parole, qui
est mesurée par le temps, exigerait une immense durée de temps si le jugement
avait lieu oralement.
Objections :
1. Cela ne paraît
pas. De même que les Pères saints attendaient le premier avènement du Christ,
ainsi nous attendons le second. Or ces Pères connurent la date du premier
avènement ; ainsi que nous le voyons grâce au nombre de semaines annoncé par
Daniel (9, 24). C’est à cause de cela que le Christ reproche aux Juifs de
n’avoir pas reconnu le temps de sa venue : "Hypocrites, vous voulez sonder
le Ciel et la terre ; comment n’avez-vous pas recherché le temps de l’avènement
du Messie ? (Lc 12, 56)" Il semble donc que
doive nous être aussi indiqué le temps du second avènement par lequel Dieu
viendra juger.
2. A travers les
signes nous parvenons à la connaissance de ce qu’ils signifient. L’Écriture nous
propose de nombreux signes de l’approche du jugement futur. Nous pouvons donc
par venir à la connaissance de sa date.
3. Saint Paul (1
Co 12, 11) dit : "C’est pour nous que viendra la fin des siècles." Et
saint Jean (1 Jn 2, 18) : "Mes petits enfants, c’est la dernière heure." Puisqu’un
long espace de temps s’est écoulé depuis lors, il semble que nous puissions
maintenant savoir que le dernier jugement est proche.
4. Le temps du
jugement ne doit être caché que pour que chacun s’y prépare avec sollicitude,
puisqu’il en ignore la date fixe. Mais cette sollicitude demeurerait même si on
connaissait cette date, parce que pour chaque homme la date de sa mort
personnelle est incertaine, "date, comme dit saint Augustin, à laquelle
chacun vit son dernier jour, qui est en fait pour lui le dernier jour de ce
monde." Il n’est donc pas nécessaire que la date du jugement soit cachée.
Cependant :
1. Il est dit en
saint Marc (13, 32) : "Ce jour où cette heure nul ne le sait, ni les anges
dans le Ciel, ni le Fils, sauf le Père." Le Christ ne le sait pas en ce
sens qu’il ne nous le fait pas savoir.
2. En outre, saint
Paul dit aux Thessaloniciens (1 Thess 5, 2) :
"Le jour du Seigneur viendra comme le voleur vient la nuit.". Il
semble donc que, comme la venue du voleur la nuit est tout à fait incertaine,
ainsi le jour du jugement dernier soit tout à fait incertain.
Conclusion :
Dieu est cause
des choses par sa science. Il communique aux créatures soit la puissance de
produire d’autres choses dont elles sont causes, soit la connaissance des
autres choses. Dans ces deux sortes de communications, il se réserve certains
pouvoirs. En effet, il accomplit certaines choses sans aucune coopération de
créatures, et il connaît aussi certaines choses qu’il ne communique à aucune
pure créature. Parmi celles-ci, il n’y en a pas qui doive être plus secrète que
celles qui dépendent du seul pouvoir divin, sans aucune coopération de
créature. Telle est la fin du monde, avec le jour du jugement. Le monde en
effet finira sans l’action d’aucune cause créée, de même qu’il a été commencé
par l’action immédiate de Dieu. Il convient donc que la connaissance de la fin
du monde soit réservée à Dieu seul. C’est cette raison que le Seigneur lui-même
semble apporter quand il dit : "Il ne vous appartient pas de connaître les
temps et les moments que le Père a placés en son pouvoir (Actes 1, 7),"
comme pour signifier : qui sont réservés à son seul pouvoir.
Solutions :
1. En son premier
avènement, le Christ vint caché, selon ce mot d’Isaïe (45,
15) :"Tu es vraiment un Dieu caché, Dieu sauveur d’Israël". Pour
qu’il puisse être reconnu par les croyants, il fallait prédéterminer une époque
fixe. Mais dans le second avènement, il viendra manifestement. Le Psalmiste (49,
3) assure : "Dieu viendra manifestement." Il n’y a donc point de
possibilité d’erreur au sujet de cet avènement. Le cas est donc différent.
2. Saint Augustin
dit : "Les signes précurseurs indiqués dans l’Évangile n’ont pas tous
trait à la seconde venue qui aura lieu à la fin du monde. Certains se rapportent
à l’époque de la destruction de Jérusalem, qui a déjà eu lieu. D’autres,
nombreux, ont trait à la venue quotidienne du Christ dans l’Église, qu’il
visite spirituellement en habitant en nous par la foi et l’amour." Les
signes qui sont dans les Evangiles, concernant la dernière venue, ne suffisent
pas pour permettre de reconnaître d’une manière précise le temps du jugement
car les malheurs qui sont prédits comme annonçant le proche avènement du Christ
ont existé dès l’époque de l’Église primitive, tantôt plus, tantôt moins. C’est
pourquoi les jours des apôtres furent déjà appelés les derniers jours, comme
nous le voyons dans les Actes (2, 16), là où saint Pierre expose, en
l’appliquant à son temps, le mot de Joël (2, 28) : "Il y aura dans les
derniers temps..." Depuis lors, beaucoup de temps s’est écoulé, et les
tribulations de l’Église furent tantôt plus fortes, tantôt moindres. On ne peut
donc point déterminer le temps qui reste encore : ni le nombre de mois, ni
d’années, ni de centaines ou de milliers d’années, comme dit saint Augustin.
Bien qu’on croie qu’à la fin du monde ces malheurs augmenteront, on ne peut
déterminer la quantité de ces maux qui précéderont immédiatement le jour du
jugement ou la venue de l’Antéchrist. Dès l’époque de la primitive Église, il y
eut des persécutions si graves, et une telle abondance de corruptions et
d’erreurs, que certains attendaient comme proche ou même imminente la venue de
l’Antéchrist, ainsi que nous le voyons dans l’Histoire ecclésiastique et dans
le livre de saint Jérôme : "Des
hommes illustres."
3. On ne peut pas
tirer une période déterminée de temps à partir d’expressions comme "Le
dernier jour est venu" ou d’autres semblables, qu’on lit dans l'Écriture.
Elles n’ont point pour but de signifier une période brève, mais d’indiquer la
dernière phase du monde, qui sera comme un âge nouveau. On ne précise pas la
durée de cet espace de temps, de même que la vieillesse, dernier âge de
l’homme, n’est pas une période nettement marquée, puisque parfois elle dure
autant que tous les âges précédents, et même plus, comme dit saint Augustin.
C’est pourquoi, saint Paul (2 Thess 2, 2) écarte
cette idée fausse que quelques-uns ont tirée de ses paroles, croyant que
"le jour du Seigneur était déjà tout proche".
4. Même en
reconnaissant l’incertitude de la date de notre mort, l’incertitude de celle du
jugement nous incite doublement à la vigilance : d’abord parce que nous ne
savons pas s’il tardera jusqu’au-delà de la fin de notre vie d’où une deuxième
raison d’être vigilants. Ensuite parce que l’homme n’a pas seulement le souci
de sa personne, mais aussi de sa famille, de sa cité, de son pays et de toute
l’Église, qui durent au-delà de la limite d’une vie humaine. Or il faut
disposer chacune de ces collectivités de sorte que le jour du Seigneur ne la
trouve pas mal préparée.
Objections :
1. Il ne semble
pas que le jugement doive avoir lieu dans la vallée de Josaphat, ou dans ses
environs. Il est indispensable, en effet, que tous ceux qui doivent être jugés
se tiennent sur le sol, tandis que ceux-là seuls qui auront à juger se
tiendront sur les nuées. Mais toute la Terre promise ne suffirait pas à
contenir la multitude de ceux qui doivent être jugés. Le futur jugement ne
pourra donc pas avoir lieu dans cette vallée.
2. Le Christ en
tant qu’homme jugera dans la justice, lui qui a été injustement condamné dans
le prétoire de Pilate, et qui a été victime de cette injuste sentence sur le
Golgotha. Ce sont donc ces lieux-là qui devraient être désignés pour le
jugement.
3. Les nuées
proviennent de la condensation des vapeurs. Mais à la fin du monde il n’y aura
plus d’évaporation ou de condensation. Il ne sera donc pas possible que
"les justes soient enlevés sur les nuées au-devant du Christ dans l’air (1
Thess 4, 16)." Bons et mauvais devront donc être
sur terre, ce qui requiert un lieu beaucoup plus étendu que cette vallée.
Cependant :
1. Joël (3, 2) dit
: "Je rassemblerai toutes les nations, et je les conduirai dans la vallée
de Josaphat : là, je discuterai avec elles."
2. En outre, les
Actes (1, 11) disent "Comme vous l’avez vu monter au Ciel, vous l’en
verrez descendre." Or le Christ s’est élevé vers le Ciel à partir du Mont
des Oliviers, qui domine la vallée de Josaphat. C’est donc près de ces lieux
qu’il viendra juger.
Conclusion :
On ne peut pas
savoir grand-chose de certain au sujet des modalités du jugement et de la façon
dont les hommes s’assembleront. Il est pourtant probable, d’après les Écritures,
que le Christ descendra près du Mont des Oliviers, comme il s’en est élevé,
afin de montrer que c’est lui-même qui est descendu après être monté (Eph 4, 10).
Solutions :
1. Une grande
multitude peut être contenue en un lieu restreint il suffit d’occuper autour de
ce lieu autant d’espace qu’il en faut pour recevoir la multitude de ceux qui
doivent être jugés. Il importe seulement qu’à partir de cet espace ils puissent
tous voir le Christ qui est élevé dans l’air et brille d’une très grande
clarté, qui le rend visible de loin.
2. Bien que le
Christ, ayant été condamné injustement, mérite le pouvoir judiciaire, il ne
l’exercera cependant pas sous son apparence de faiblesse, en laquelle il fut
jugé, mais sous la forme glorieuse dans laquelle il est monté vers le Père.
C’est pourquoi le lieu de son ascension convient mieux pour le jugement que
celui de sa condamnation.
3. Les nuées dont
on parle ici sont l’intense lumière qui resplendit des corps des saints, et non
des évaporations dégagées de la terre et de l’eau. On pourrait dire aussi que
ces nuées seront engendrées par la puissance divine pour montrer une certaine
conformité entre la venue pour le jugement et l’ascension. Celui qui est monté
sur la nuée revient pour juger sur la nuée. Les nuées, à cause de leur
fraîcheur, peuvent indiquer aussi la miséricorde du juge.
Traitons
maintenant de ceux qui jugeront et de ceux qui seront jugés au jugement général
: - 1. Y a-t-il des hommes qui jugeront avec le Christ ? - 2. Le pouvoir
judiciaire correspond-il à la pauvreté volontaire ? - 3. Les anges jugeront-ils
? - 4. Les démons sont-ils exécuteurs de la sentence à l’égard des damnés ? 5.
Tous les hommes comparaîtront-ils au jugement ? - 6. Y a-t-il des hommes bons
qui seront jugés ? - 7. Et des hommes mauvais ? - 8. Les anges seront-ils aussi
jugés ?
Objections :
1. Il semble qu’il
n’y en ait aucun. Dans saint Jean (5, 22), nous lisons : "Le Père a donné
tout jugement au Fils, afin que tous l’honorent." Cet honneur n’est dû à
aucun autre que le Christ.
2. Celui qui juge
a autorité sur ce qu’il juge. Or l’objet du jugement final, c’est-à-dire les
mérites et démérites des hommes, n’est soumis qu’à l’autorité divine. Il
n’appartient donc à personne de juger de ces
3. Ce jugement
n’aura pas lieu oralement, mais mentalement, selon l’opinion plus probable.
Mais la révélation faite aux coeurs des hommes, de leurs mérites et démérites,
constituera en quelque sorte l’accusation ou la recommandation, ou même
l’attribution de la peine ou de la récompense, ce qui équivaut à l’énoncé de la
sentence. Or cela ne peut être accompli que par la puissance divine. Nul ne
jugera donc que le Christ, qui est Dieu.
Cependant :
1. Nous lisons en
saint Matthieu (19, 28) : "Vous siégerez vous aussi sur douze sièges,
jugeant les douze tribus d’Israël"
2. En outre, nous
voyons dans Isaïe (3, 14) : "Dieu viendra juger avec les anciens de son
peuple." Il semble donc que d’autres jugeront avec le Christ.
Conclusion :
Juger peut
s’entendre de diverses manières : D’abord causalement : on dit qu’une chose
juge quand elle montre que quelqu’un doit être jugé de telle manière. C’est
ainsi qu’on dit que certains sont jugés par une comparaison, en tant que par
comparaison avec les autres, on voit comment ils doivent être jugés. Dans saint
Matthieu (12, 41), nous lisons : "Les hommes de Ninive se dresseront au
jugement contre cette génération et la condamneront." Cette manière de
juger vaut aussi bien pour les bons que pour les méchants.
On juge aussi interprétativement : nous considérons comme faisant une
chose ceux qui consentent à ce qu’elle se fasse. Ainsi ceux qui acceptent le
jugement du Christ en approuvant sa sentence sont regardés comme jugeant avec
lui. Ce sera le cas de tous les élus. C’est pourquoi la Sagesse (3, 8) dit :
"Les justes jugeront les nations."
En un troisième
sens, on dit que quelqu’un juge en tant qu’assesseur : parce qu’il a un
comportement semblable à celui du juge, par exemple en siégeant en un lieu
élevé comme lui ; c’est ainsi qu’on dit que les assesseurs jugent. Selon cette
manière de parler, certains disent que les hommes parfaits, auxquels est promis
le pouvoir judiciaire, jugeront par le fait seulement de siéger de manière
honorable : ils apparaîtront, lors du jugement, supérieurs aux autres, en
s’avançant au-devant du Christ, dans l’air. Pourtant, cela ne semble pas
suffire pour réaliser la promesse du Seigneur : "Vous siégerez en
jugeant" (Mt 19) : il semble que le jugement doive s’ajouter au fait de
siéger.
Il est un autre
mode de jugement qui convient aux hommes parfaits, en tant qu’ils possèdent les
décrets de la justice divine, en vertu desquels les hommes seront jugés : comme
si on disait que le livre qui contient la loi, porte un jugement. L’Apocalypse (20,
12) dit : "Le jugement débute et les livres sont ouverts." C’est de
cette manière que Richard de Saint-Victor explique le jugement : "Ceux qui
prennent part à la contemplation divine, qui lisent chaque jour dans le livre
de la sagesse, écrivent pour ainsi dire dans les volumes de leur coeur tout ce
qu’ils saisissent par leur pénétrante intelligence de la vérité." Il
ajoute "Que sont les coeurs de ceux qui jugent, instruits divinement de
toute vérité, sinon les décrets des canons ?"
Mais puisque
juger comporte une action exercée sur un autre, on dit que juge, à proprement
parler, celui qui profère une sentence au sujet d’un autre. Cela peut
s’accomplir de deux manières. D’une part en vertu de sa propre autorité, et
cela appartient à celui qui jouit d’une autorité et d’un pouvoir sur les autres
qui lui sont soumis : il possède le droit de les juger ; Dieu seul possède ce
droit. D’autre part, juger peut consister à rendre publique une sentence portée
par une autre autorité : c’est seulement l’énonciation d’une sentence déjà
fixée. De cette manière les hommes justes jugeront parce qu’ils révéleront aux
autres la sentence de la justice divine, afin qu’ils sachent ce qui est dû en
justice à leurs mérites. Cette divulgation de la justice peut s’appeler
jugement. C’est pourquoi Richard de Saint-Victor dit : "Les juges ouvrent
les livres de leurs décrets devant ceux qui sont jugés, quand ils admettent les
inférieurs à inspecter leur propre coeur, en leur révélant leur manière
d’apprécier les choses soumises au jugement."
Solutions :
1. Cette objection
vaut pour le jugement d’autorité qui n’appartient qu’au Christ seul.
2. Celle-ci aussi.
3. Il n’est pas
exclu que certains saints révèlent des choses aux autres, soit par manière
d’illumination, comme les anges supérieurs éclairent les inférieurs, soit par
manière de conversation, comme les inférieurs parlent aux supérieurs.
Objections :
1. Il semble que
non. Car le pouvoir de juger est promis seulement aux douze apôtres :
"Vous siégerez sur douze sièges, en jugeant. (Mt 19, 28)" Puisqu’il y
a des pauvres volontaires en dehors des apôtres, il semble que le pouvoir
judiciaire ne leur soit pas accordé à tous.
2. Il est plus
grand de sacrifier à Dieu son propre corps que les biens matériels. Or, les
martyrs et les vierges offrent à Dieu le sacrifice de leur propre corps, tandis
que les pauvres volontaires ne sacrifient que les biens matériels. Le privilège
du pouvoir judiciaire semble donc convenir davantage aux martyrs et aux
vierges.
3. A ce texte de
saint Jean (Jn 5, 45) : "Moïse en qui vous
espérez vous accuse", la Glose ajoute : "parce que vous n’avez pas
cru à sa voix." saint Jean dit plus loin (12, 48) : "Le discours que
je vous ai fait jugera l’homme au dernier jour." C’est donc que celui qui
expose la loi ou exhorte en vue d’une instruction morale, jugera ceux qui les
méprisent. Or cette mission est celle des docteurs. Il convient donc qu’ils
jugent plutôt que les pauvres volontaires.
4. Le Christ,
parce qu’il a été jugé injustement en tant qu’homme a mérité d’être le juge de
tous les hommes dans sa nature humaine. Saint Jean (5, 27) : "Dieu lui a
donné le pouvoir de juger parce qu’il est le Fils de l’homme." Ceux qui
souffrent persécution pour la justice sont, eux aussi, jugés injustement. Le
pouvoir judiciaire leur convient donc mieux qu’aux pauvres.
5. Le supérieur
n’est pas jugé par l’inférieur. Mais beaucoup de ceux qui usent licitement des
richesses auront plus de mérites que bien des pauvres volontaires. Ceux-ci ne
les jugeront donc pas.
Cependant :
1. Nous lisons
dans Job (36, 6) : "Il ne sauve pas les impies, et donne aux pauvres le
pouvoir de juger." Juger appartient donc aux pauvres.
2. En outre, à
propos de saint Matthieu (19, 28) : "Vous qui avez tout quitté,
etc.", la Glose dit : "Ceux qui auront tout quitté et auront suivi
Dieu, seront juges ; ceux qui auront bien usé des biens légitimement possédés,
seront jugés."
Conclusion :
Le pouvoir
judiciaire est dû à la pauvreté spécialement pour trois motifs : Premièrement,
par raison de convenance car la pauvreté volontaire est la vertu de ceux qui,
méprisant toutes les choses du monde, adhèrent au Christ seul. Il n’y a donc
rien en eux qui fasse dévier de la justice leur propre jugement. Ils sont donc
aptes à juger, puisqu’ils aiment par-dessus tout la
vraie justice.
Secondairement,
par raison de mérite : car l’humilité appelle l’exaltation des mérites. Or,
parmi les choses qui ici-bas font mépriser les hommes, la
principale est la pauvreté. L’excellence du pouvoir judiciaire est donc
promise aux pauvres, pour que celui qui s’est humilié pour le Christ soit
exalté. - Troisièmement, parce que la pauvreté dispose à juger dans la vérité.
On dit en effet d’un saint qu’il juge, dans le sens que nous avons dit, parce
qu’il a le coeur empli de toute la vérité divine : il sera donc capable de la
manifester aux autres.
Dans la marche
progressive vers la perfection la première chose qu’on doit abandonner, ce sont
les richesses extérieures car ce sont les derniers biens acquis Or ce qui est
le dernier dans l’ordre de la génération doit être le premier dans l’ordre de
la destruction. C’est pourquoi parmi les béatitudes qui nous font progresser
vers la perfection la pauvreté est placée la première. De la sorte, la pauvreté
correspond au pouvoir judiciaire en tant qu’elle est la première disposition
pour la perfection. Ce pouvoir n’est pas promis à tous les pauvres, même
volontaires, mais à ceux qui, ayant tout quitté, suivent le Christ dans la
perfection de la vie.
Solutions :
1. Saint Augustin
écrit : "Nous ne devons pas penser, parce qu’il est dit que les juges
siégeront sur douze sièges, qu’ils ne seront pas plus de douze. Sinon, puisque
nous lisons que Matthias fut nommé apôtre à la place de Judas le traître, nous
devrions croire que Paul, qui a travaillé plus que les autres, ne siégerait pas
pour juger." "Ce nombre de douze signifie toute la multitude des
juges ; car les deux parties du chiffre sept, c’est-à-dire trois et quatre, si
nous les multiplions font douze." Or, douze est un nombre parfait,
puisqu’il consiste en l’addition de deux six, qui est un nombre parfait.
On peut dire
aussi que littéralement le Christ donne le chiffre des douze apôtres en
désignant par eux tous leurs successeurs.
2. La virginité et
le martyre ne disposent pas autant que la pauvreté à retenir en son coeur les
décrets de la justice divine. Les richesses extérieures, par les soucis
qu’elles donnent, étouffent la parole de Dieu comme il est dit en saint Luc (8,
14).
On pourrait dire
aussi que la pauvreté ne suffit pas, à elle seule, à mériter le pouvoir
judiciaires mais elle est la première partie de la perfection qui le mérite.
C’est pourquoi, parmi les choses qui suivent la pauvreté et tendent à la
perfection on peut compter la virginité et le martyre, et toutes les oeuvres de
perfection. Elles ne sont pourtant pas aussi importantes que la pauvreté parce
que le début d’une chose en est la partie principale.
3. Celui qui a
enseigné la loi ou exhorté au bien jugera, causalement, en ce sens que les
autres seront jugés en les comparant aux paroles qu’il a exposées. C’est
pourquoi le pouvoir judiciaire ne répond pas proprement à la prédication ou à
l’enseignement.
On peut aussi
dire, selon certains, que le pouvoir judiciaire requiert trois choses d’abord
le dépouillement des soucis temporels, pour que l’esprit ne soit pas empêché de
recevoir la sagesse ; ensuite une disposition consistant à connaître et à
observer la justice divine ; enfin le fait d’avoir enseigné aux autres cette
justice. Ainsi l’enseignement est une perfection qui achève de mériter le
pouvoir judiciaire.
4. Le Christ, en
tant que jugé injustement, s’est humilié lui-même. "Il a été offert, parce
qu’il l’a voulu. (Is 53, 7)" Cette humilité mérite l’élévation au titre de
juge, par lequel tout lui est soumis, comme dit saint Paul (Phil 3, 21). C’est
pourquoi le pouvoir judiciaire est davantage dû à ceux qui s’humilient
volontairement, en rejetant les biens temporels, à cause desquels les hommes
sont honorés par les mondains, qu’à ceux qui ne sont humiliés que par les
autres.
5. Un inférieur ne
peut pas juger son supérieur en vertu de son autorité propre, mais il le peut
en vertu de l’autorité d’un être supérieur à tous deux, comme nous le voyons
chez les juges délégués. Il n’y a donc pas d’inconvénients, si les pauvres
reçoivent cette récompense, en quelque sorte accidentelle, à ce qu’ils jugent
ceux-là mêmes qui possèdent un mérite supérieur à l’égard de la récompense
essentielle.
Objections :
1. Il semble que
oui. Saint Matthieu (25, 31) dit : "Quand le Fils de l’homme viendra en sa
majesté, avec tous les anges." Or, il s’agit là de la venue pour le
jugement : les anges aussi jugeront donc.
2. Les ordres des
anges tirent leur nom de la charge qu’ils remplissent. Parmi eux se trouve
l’ordre des trônes, qui semble se rapporter au pouvoir judiciaire le trône est
en effet le siège du juge, le fauteuil du roi, la chaire du docteur. Il y aura
donc des anges qui jugeront.
3. Il est promis
aux saints qu’après cette vie ils seront égaux aux anges. S’il y a même des
hommes qui auront le pouvoir de juger, à plus forte raison les anges l’auront-ils
aussi.
Cependant :
1. Saint Jean (5,
27) dit : "Dieu a donné au Christ le pouvoir de juger parce qu’il est le
Fils de l’homme." Or les anges ne participent pas à la nature humaine.
Donc pas non plus au pouvoir judiciaire.
2. En outre, le
juge et son ministre sont deux êtres distincts. Les anges, lors du jugement,
seront les ministres du juge, selon saint Matthieu (13, 41) : "Le Fils de
l’homme enverra ses anges, et ils recueilleront dans son royaume tous les
scandales." Ils ne jugeront donc pas.
Conclusion :
Les assesseurs
du juge doivent lui être conformes. Le droit de juger est attribué au Fils de
l’homme afin qu’il apparaisse en sa nature humaine aux bons comme aux méchants,
bien que toute la Trinité juge par son autorité. Il convient donc que les
assesseurs de ce juge possèdent aussi la nature humaine, de manière à être vus
par tous, bons et mauvais. Il n’appartient donc pas aux anges de juger, bien
qu’on puisse dire que de quelque manière ils jugent aussi, en tant qu’ils
approuvent la sentence.
Solutions :
1. La Glose
ordinaire dit que les anges viendront avec le Christ lors du jugement, non
comme juges, mais "pour être les témoins des actes humains, que les hommes
ont accomplis, bons ou mauvais, tandis qu’ils étaient sous leur garde".
2. Le nom de
trônes est attribué aux anges en raison de ce jugement que Dieu ne cesse
d’exercer en gouvernant toutes les créatures avec une parfaite justice : les
anges sont de quelque manière les exécuteurs et les promulgateurs de ce
jugement. Par contre le jugement que le Christ en tant qu’homme tiendra au
sujet des hommes, requiert des assesseurs qui soient hommes.
3. L’égalité avec
les anges est promise aux hommes quant à la récompense essentielle. Rien
n’empêche par contre que les hommes puissent recevoir une récompense
accidentelle qui ne sera pas donnée aux anges, par exemple l’auréole des
vierges et des martyrs : de même pour le pouvoir judiciaire.
Objections :
1. Il semble que
non, saint Paul dit (1 Co 15, 24) : "Alors, le Christ expulsera toute
principauté, puissance et vertu." Il n’y aura donc plus de détenteurs
d’autorité. Mais, exécuter la sentence du juge dénote une certaine autorité ;
les démons, après le jour du jugement ne seront donc plus les exécuteurs de la
sentence du juge.
2. Les démons ont
péché plus gravement que les hommes. Il n’est pas juste que ceux-ci soient tourmentés
par eux.
3. Comme les
démons ont poussé les hommes au mal, les anges les ont portés au bien.
Récompenser les bons n’est pas la charge des bons anges : Dieu le fera sans
intermédiaire. Punir les méchants ne sera donc pas non plus la charge des démons.
Cependant :
Les pécheurs se
sont soumis au démon en péchant. Il est juste qu’ils lui soient soumis dans
leurs châtiments, afin d’être punis par lui.
Conclusion :
Le Maître des
Sentences signale à ce sujet deux opinions l’une et l’autre semblent compatibles
avec la justice divine. La première part de ce fait que, quand l’homme pèche,
il se soumet justement au démon ; mais cette domination du démon est une chose
en soi injuste. L’ordre de la justice divine qui demande la punition des
démons, légitimerait cette opinion qui exclut que les démons, après le jour du
jugement, dominent encore les hommes en leur appliquant leurs peines. L’opinion
contraire s’attache plutôt à respecter la justice divine au point de vue des
hommes qui doivent être punis.
Impossible pour
nous de discerner la plus vraie de ces opinions. J’estime cependant plus
vraisemblable que, de même qu’un certain ordre sera gardé à l’égard des élus,
en ce sens que certains seront illuminés et perfectionnés par d’autres, et que
l’ordre des hiérarchies célestes demeurera perpétuellement, de même un certain
ordre sera conservé dans les châtiments, en tant que les hommes seront punis
par les démons, afin que la disposition divine qui a institué des anges comme
intermédiaires entre la nature humaine et la nature divine, ne soit pas
totalement supprimée pour les damnés. De la sorte, de même que les bons anges
transmettent aux hommes des illuminations divines, ainsi les démons sont les
exécuteurs de la justice divine pour les méchants. Cela ne réduit en rien la
peine des démons, car en tourmentant les autres, ils sont tourmentés eux-mêmes
la société de ces malheureux ne diminue par leur malheur, elle l’augmente.
Solutions :
1. La supériorité
que le Christ supprimera est celle de ce monde ici-bas, des hommes sont
supérieurs à d’autres hommes, et les anges aux hommes, et des anges à d’autres
anges, et les anges aux démons, et certains démons à d’autres, et des démons
aux hommes ; et cela sert à conduire les autres à leur fin ou à les en
détourner. Quand toutes choses seront parvenues à leur fin, il n’y aura plus de
supériorité pour éloigner de la fin ou y conduire, mais seulement pour
conserver dans la fin, bonne ou mauvaise.
2. Bien que le
mérite des démons ne requière pas qu’ils dominent les hommes, parce que c’est
injustement qu’ils se les ont soumis, cela est demandé
par le rapport entre leur nature et celle des hommes. Saint Denys le
pseudo-aréopagite dit : "Les biens naturels demeurent intègres chez
eux."
3. Les bons anges
ne sont pas la cause efficiente de la récompense principale des élus : ceux-ci
la reçoivent directement de Dieu. Mais ils sont la cause de certaines
récompenses accidentelles, en tant que les anges supérieurs illuminent les
anges inférieurs, et les hommes, au sujet de certains secrets divins, qui
n’appartiennent pas à la substance de la béatitude.
De même, la
peine principale du damné lui viendra directement de Dieu : c’est l’exclusion
perpétuelle de la vision de Dieu. Mais il n’y a pas d’inconvénient à ce que
d’autres peines, sensibles, lui soient infligées par les démons.
Il y a pourtant
cette différence, que le mérite fait monter, tandis que le péché accable. C’est
pourquoi, puisque la nature de l’ange est plus élevée que celle de l’homme,
certains hommes, à cause de l’excellence de leurs mérites, sont tellement
élevés qu’ils dépassent l’élévation de la nature et de la récompense méritée
par des anges : dès lors, il y aura des anges qui seront illuminés par des
hommes. Mais aucun pécheur ne parviendra à cause de son degré de malice, à cette
élévation qui est due aux démons en vertu de leur nature.
Objections :
1. Il semble que
les hommes ne comparaîtront pas tous au jugement. Nous lisons en effet en saint
Matthieu (19, 28) : "Vous siégerez sur douze sièges pour juger les douze
tribus d’Israël." Tous les hommes n’appartiennent pas à ces douze tribus.
Il semble donc qu’ils ne viendront pas tous au jugement.
2. Le Psalmiste (1,
5) dit : "Les impies ne ressusciteront pas pour le jugement." Or, il
y en a beaucoup. Tous les hommes ne comparaîtront donc pas.
3. Si quelqu’un
est amené au jugement, c’est pour qu’on discute ses mérites. Mais il y a des
hommes qui n’ont eu aucun mérite, par exemple les enfants morts en bas âge. Il
ne sera donc pas nécessaire qu’ils comparaissent.
Cependant :
1. Les Actes (10,
42) disent que "le Christ a été institué par Dieu juge des vivants et des
morts." Ces deux catégories englobent tous les hommes, quelle que soit la
manière de distinguer les morts des vivants. Tous les hommes viendront donc au
jugement.
2. En outre, nous
lisons dans l’Apocalypse (1, 7) : "Voici qu'il vient sur les nuées, et
tout oeil le verra." Ce qui ne serait pas si tous n’étaient pas présents.
Conclusion :
Le pouvoir
judiciaire a été conféré au Christ homme en récompense de l’humilité manifestée
dans sa passion. Il y répandu son sang d’une manière suffisante pour tous les
hommes, bien qu’il n’ait pas réalisé en tous le salut, à cause des obstacles
trouvés en certains. Il convient donc que tous les hommes soient assemblés pour
le jugement, afin de contempler son exaltation dans sa nature humaine, en
laquelle il a été constitué par Dieu juge des vivants et des morts.
Solutions :
1. Nous devons
dire avec saint Augustin : "Ce n'est pas parce qu’il est dit : jugeant les
douze tribus d’Israël que la tribu de Lévi, qui est la treizième, ne devrait
pas être jugée, ou que le Maître jugerait seulement ce peuple et non pas les
autres nations." Par cette expression les douze tribus, toutes les nations
sont désignées, parce qu’elles ont été appelées par le Christ au même sort que
les douze tribus.
2. Cette
proposition : "Les impies ne ressusciteront pas pour le jugement" (Jn 3, 18), si on l’applique à tous les pécheurs, doit être
prise en ce sens qu’ils ne ressusciteront pas en vue de juger. Si on l’applique
aux infidèles, elle signifie qu’ils ne ressusciteront pas pour être jugés,
puisqu’ils "auront déjà été jugés". Mais tous les hommes
ressusciteront pour comparaître au jugement afin d’apercevoir la gloire de leur
juge.
3. Même les
enfants morts avant l’âge du discernement paraîtront au jugement, non pour être
jugés, mais pour voir la gloire du juge.
Objections :
1. Il semble
qu’aucun des hommes bons ne sera jugé, car il est dit en saint Jean (3, 18) :
"Celui qui croit en moi n’est pas jugé", et tous les bons croient au
Christ.
2. Point de
bonheur pour ceux qui sont incertains de leur béatitude. Saint Augustin prouve par là que les démons n’ont jamais été bien heureux. Or
tous les saints sont bienheureux ils ont donc la certitude de leur béatitude.
Puisqu’on ne juge pas ce qui est déjà certain, les bons ne seront pas jugés.
3. La crainte est
incompatible avec la béatitude. Le jugement dernier, qui est dit très
redoutable, ne pourrait avoir lieu sans provoquer la crainte de ceux qui
doivent être jugés.
Saint Grégoire
le Grand, à propos de ce texte de Job (41, 16) : "Quand il aura été
enlevé, les anges craindront", déclare "Pensons au trouble de la
conscience des méchants, alors que même la vie des bons sera bouleversée."
Les bienheureux ne seront donc pas jugés.
Cependant :
1. Il semble que
tous les bons seront jugés, car saint Paul dit aux Corinthiens (2 Co 5, 10) :
"Il faut que nous soyons tous présentés au tribunal du Christ, pour que
chacun rapporte ce qu’il a fait de son propre corps, en bien et en mal."
Il s’agit bien là du jugement tous les bons seront donc jugés.
2. En outre, qui
dit universel, dit toutes choses. Or ce dernier jugement s’appelle universel
tous seront donc jugés.
Conclusion :
Dans un
jugement, il y a deux éléments les débats sur les mérites, et l’attribution des
récompenses. Pour celle-ci, tous seront jugés, même les bons, puisque chacun
recevra, par la sentence divine, un prix correspondant à son mérite. Mais les
débats sur les mérites n’ont lieu que là où il subsiste un mélange de bonnes et
de mauvaises actions. Or, pour ceux qui édifient leur vie sur la base de la
foi, avec de l’or, de l’argent et des pierres précieuses, en se livrant
totalement au service de Dieu, sans admettre aucun mélange considérable de
culpabilité, il n’y a point place pour une discussion au sujet des mérites
c’est le cas de ceux qui s’étant dépouillés totalement des choses du monde,
"n’ont plus de sollicitude que pour Dieu seul" (1 Co 3, 12). Ceux-là
seront sauvés, mais non jugés.
Par contre, ceux
qui construisent sur la base de la foi, mais avec du bois, du foin et de la
paille, c’est-à-dire qui aiment encore les choses du siècle, et se livrent à
des affaires terrestres, tout en ne faisant rien passer avant le Christ, et en
s’efforçant de réparer leurs péchés par des aumônes, ceux-là gardent un mélange
de mérites et de culpabilités. Pour eux, il y a place pour une discussion au
sujet de leurs mérites ils seront donc jugés, et pourtant sauvés.
Solutions :
1. La punition est
l’effet de la justice, tandis que la récompense est celui de la miséricorde
c’est pourquoi on attache de préférence au jugement, qui est un acte de
justice, l’idée de punition ; on en vient donc à parler de jugement pour dire
condamnation. C’est en ce sens qu’on doit prendre le texte cité. Du reste la
Glose le montre bien.
2. La discussion
au sujet des mérites des élus n'est pas pour enlever de leur coeur la certitude
de la béatitude elle montre à tous d’une manière évidente la prééminence de
leurs bonnes oeuvres sur leurs fautes ; la justice divine en est mieux
démontrée.
3. Saint Grégoire
le Grand parle des justes qui sont encore dans leur chair mortelle : il avait
dit plus haut "Ceux qui auront été surpris dans leurs corps (par la fin du
monde), bien que déjà forts et parfaits, cependant, parce qu’ils sont encore
dans leurs corps, ne pourront pas, au milieu d’une telle vague de terreur,
éviter toute épouvante. "Il est clair que cette terreur se rapporte au
temps qui précédera immédiatement le jugement. Il sera absolument terrible pour
les méchants, mais non pour les bons, qui ne se sentiront pas soupçonnés de
mal.
Les arguments
contraires valent pour le jugement en tant que répartition des récompenses.
Objections :
1. Aucun des
méchants, semble-t-il, ne sera jugé. La damnation est certaine pour ceux qui
meurent dans le péché mortel, comme pour les incrédules. Or nous voyons, en
saint Jean, que, à cause de cette certitude de damnation, "celui qui ne
croit pas est déjà jugé". Pour ce même motif, aucun pécheur ne sera jugé.
2. La voix du juge
est terrible pour ceux qu’il condamne. Mais nous lisons dans les Sentences,
d’après saint Grégoire le Grand : "La parole du juge ne s’adressera pas
aux incrédules." Si donc elle s’adresse au contraire aux croyants
condamnés, les incrédules tireraient avantage de leur incrédulité : c’est
absurde.
Cependant :
Tous les
méchants doivent être jugés, parce que le châtiment est infligé à chaque faute
selon sa gravité cela n’est pas possible sans la détermination du jugement.
Tous les méchants seront donc jugés.
Conclusion :
Le jugement en
tant que détermination des peines pour les péchés concerne tous les méchants.
En tant qu’appréciation des mérites, il concerne seulement les croyants. Chez
les incroyants, il n’y a pas le fondement de la foi son absence prive toutes
les oeuvres qu’ils accomplissent de la parfaite rectitude d’intention. Il n’y a
donc pas pour eux un mélange de bonnes oeuvres et de culpabilités qui exigerait une délibération. Mais les croyants, chez qui
demeure le fondement de la foi, gardent au moins cet acte louable de leur foi :
bien que non méritoire sans la charité, il reste pourtant en soi-même ordonné à
un certain mérite il y a donc ici place pour une délibération. C’est pourquoi
les croyants, qui ont été au moins numériquement citoyens de la cité de Dieu,
seront jugés comme des citoyens, contre lesquels on ne peut porter sans
discernement la sentence de mort. Au contraire, les incrédules seront condamnés
comme des ennemis, qu’on extermine, chez les hommes, sans discuter leurs
mérites.
Solutions :
1. Ceux qui
meurent en état de péché mortel, doivent manifestement être damnés. Mais ils
ont peut-être commis des actions secondaires auxquelles serait attaché un
certain mérite. Pour manifester la justice divine, il faut qu’une délibération
ait lieu au sujet de leurs mérites, afin de montrer qu’ils sont justement
exclus de la cité des saints, dont ils paraissent extérieurement être du nombre
des citoyens.
2. Le discours du
juge, si on le considère par rapport à chaque individu, ne sera pas dur pour
les croyants sur ce point spécial qu’il manifestera qu’il y a en eux des côtés
louables qui n’existent pas chez les incroyants : puisque "sans la foi il
est impossible de plaire à Dieu" (He 11, 6). Malgré cela, la sentence de
condamnation, portée pour tous les pécheurs, sera terrible pour tous.
L’argument
apporté en faveur du contraire valait pour le jugement de récompense.
Objections :
1. Il
semble que oui, d’après saint Paul aux Corinthiens (1 Co 6, 3) : "Ignorez-vous
que nous jugerons les anges ?" Il ne peut s’agir là de notre état actuel :
il doit donc être question du jugement dernier.
2. Dans Job, nous
voyons au sujet de Béhémoth, ou Léviathan, c’est-à-dire du diable : "Il
sera précipité à la vue de tous ;" et dans saint Marc, le démon interpelle
le Christ "Pourquoi es-tu venu nous perdre avant le temps ? (Mc 1, 24)"
Et la Glose d’ajouter : "Les démons apercevant le Seigneur sur la terre,
croyaient qu’ils seraient aussitôt jugés." Il semble donc que le jugement
final leur soit destiné.
3. Saint Pierre
dit : "Dieu n’a point pardonné aux anges qui péchaient. Il les a réservés
pour être jugés et livrés aux êtres hurlants de l’enfer et tourmentés dans le
Tartare." Il semble donc que les anges seront jugés.
Cependant :
1. "Dieu ne
juge pas deux fois le même objet." Les mauvais anges ont déjà été jugés,
selon ce mot de saint Jean : "Le prince de ce monde a déjà été jugé. (Jn 16, 11)" Les anges ne seront donc plus jugés.
2. En outre, la
bonté ou la malice des anges est plus parfaite que celle des hommes sur la
terre. Mais certains hommes, bons et mauvais, ne seront pas jugés, comme il est
dit dans les Sentences. Les anges bons et mauvais ne seront donc pas jugés.
Conclusion :
Le jugement en
tant que délibération n’aura aucunement lieu pour les anges, bons ou mauvais :
car on ne pourrait trouver rien de mal chez les bons ni de bon chez les
mauvais. Par contre, si nous parlons du jugement en tant que rétribution, nous
devons distinguer deux sortes de rétributions : l’une répond aux mérites
personnels des anges : elle fut accomplie dès le début, quand les uns furent
élevés jusqu’à la béatitude, et les autres noyés dans la misère. Il y a une
autre rétribution qui correspond aux oeuvres bonnes ou mauvaises accomplies
grâce à l’intervention des anges : celle-là aura lieu au jugement dernier : les
bons anges se réjouiront davantage du salut de ceux qu’ils auront portés aux
actions méritoires, tandis que les mauvais anges seront davantage tourmentés
par la chute des hommes méchants, qui auront été poussés par eux au mal. Donc,
à proprement parler, il n’y aura point place au jugement dernier pour les
anges, ni comme juges ni comme jugés, mais seulement pour les hommes. Cependant
indirectement, le jugement regardera les anges, en tant qu’ils auront été mêlés
aux actions des hommes.
Solutions :
1. Ce mot de
l’Apôtre doit être appliqué au jugement de comparaison, car certains hommes
seront trouvés supérieurs à certains anges.
2. Les démons eux-mêmes
seront précipités, aux yeux des hommes, en ce sens qu’ils seront jetés pour
toujours dans la prison de l’enfer sans avoir désormais la liberté d’en sortir
celle-ci ne leur était accordée que tant qu’ils étaient ordonnés par la divine
providence à éprouver la vie des hommes.
Cela vaut aussi
pour la troisième difficulté.
Recherchons sous
quelle forme le juge viendra juger : - 1. Le Christ nous jugera-t-il sous la
forme de son humanité ? - 2. Apparaîtra-t-il dans son humanité glorieuse ? – 3.
Peut-on voir la divinité sans en être réjoui ?
Objections :
1. Le Christ ne
semble pas devoir nous juger sous cette forme, parce que le jugement requiert
chez le juge l’autorité. Celle-ci est dans le Christ, à l’égard des vivants et
des morts, en tant qu’il est Dieu comme tel, il est le Maître et le Créateur de
toutes choses. C’est donc sous cette forme divine qu’il jugera.
2. Le juge a
besoin d’un pouvoir invincible. L’Ecclésiastique (7, 6) dit : "Ne cherche
pas à devenir juge, à moins que tu aies le pouvoir de vaincre les iniquités.
"Or, c’est en tant que Dieu que le Christ possède cette force invincible.
Il jugera donc sous la forme de la divinité.
3. En saint Jean
(5, 22), il est dit : "Le Père a donné au Fils tout jugement, afin que
tous honorent le Fils comme ils honorent le Père." Mais un honneur égal à
celui du Père n’est pas dû au Fils selon sa nature humaine. Il ne jugera donc
pas sous la forme humaine.
4. En Daniel (7,
9), nous voyons ceci : "Je regardais jusqu’à ce que les sièges fussent
disposés et que l’Ancien siégeât." Les trônes désignent le pouvoir
judiciaire. L’ancienneté est attribuée à Dieu, à cause de son éternité, selon saint
Denys le pseudo-aréopagite. Juger convient donc au Fils en tant qu’éternel, non
en tant qu’homme.
5. Saint Augustin
affirme : "Par le Verbe Fils de Dieu s’accomplit la résurrection des âmes.
Par le Verbe devenu dans l’incarnation Fils de l’homme, se fera la résurrection
des corps." Le jugement final concerne plutôt l’âme que la chair. Il
convient donc mieux au Christ de juger en tant que Dieu qu’en tant qu’homme.
Cependant :
1. Saint Jean (5,
24) dit : "Il lui a donné le pouvoir de juger parce qu’il est le fils de
l’homme."
2. En outre, nous
voyons dans Job (36, 17) : "Ta cause a été jugée comme celle d’un impie
(la Glose ajoute : par Pilate) ; c’est pourquoi tu recevras le jugement et la
cause." Et la Glose reprend "pour juger justement". Mais le
Christ a été jugé par Pilate selon sa nature humaine : c’est donc en elle qu’il
jugera.
3. De même, juger
appartient à qui a le droit de poser des lois. Or, c’est en apparaissant dans
sa nature humaine que le Christ nous a donné la loi de l’Evangile. C’est donc
en elle qu’il jugera.
Conclusion :
Pour juger, on
doit avoir autorité. Saint Paul dit aux Romains (14, 4) : "Qui es-tu donc
pour juger le serviteur d’un autre ?" Le Christ a
le pouvoir de juger en tant qu’il possède autorité sur les hommes, au sujet
desquels aura lieu principalement le jugement final. Il est notre maître, non
seulement en vertu de la création, parce que "le Seigneur lui-même est
Dieu, lui-même nous a faits ; nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes",
mais aussi en vertu de la rédemption qu’il a réalisée en sa nature humaine.
Saint Paul dit aux Romains (14, 9) : "Le Christ est mort et est ressuscité
pour dominer les morts et les vivants." Pour obtenir la récompense de la
vie éternelle, les biens de la création ne nous suffiraient pas sans le
bienfait de la rédemption, à cause de l’empêchement que le péché de nos
premiers parents a inséré dans notre nature. C’est pourquoi, puisque le
jugement final a pour but d’admettre certains hommes dans le royaume, tandis
que d’autres en sont exclus, il convient que ce soit le Christ lui-même en sa
nature humaine, grâce à laquelle l’homme est admis dans le royaume, qui préside
ce jugement. C’est ce que signifient les Actes (10, 42) : "Lui-même a été
institué par Dieu juge des vivants et des morts."
En outre, grâce
à la rédemption du genre humain, il n’a pas restauré seulement l’humanité, mais
par cette restauration de l’homme, il a amélioré aussi toute la créature,
universellement. Saint Paul dit aux Colossiens (1, 20) : "Pacifiant par
son sang répandu sur la Croix, tout ce qui est sur terre et dans les
cieux." C’est pourquoi, par sa passion, le Christ a mérité la domination
et le pouvoir judiciaire, non seulement sur les hommes, mais sur toute
créature. Saint Matthieu "Tout pouvoir m’a été donné dans le Ciel et sur
la terre."
Solutions :
1. Le
Christ, en vertu de sa nature divine, possède le pouvoir de dominer toutes les
créatures, par droit de création. En sa nature humaine il possède le pouvoir de
domination qu’il a mérité par sa passion. C’est comme une autorité secondaire
et acquise tandis que la première est naturelle et éternelle.
2. Le Christ en
tant qu’homme ne possède pas un pouvoir irrésistible qui résulterait de la
puissance de l’espèce humaine. Pourtant, par suite d’un don de sa divinité, il
possède ce pouvoir invincible jusqu’en sa nature humaine, en tant que toutes
choses lui sont soumises, comme dit saint Paul aux Corinthiens (15, 26) et aux
Hébreux (2, 8). C’est pourquoi il jugera dans sa nature humaine, mais par sa
puissance divine.
3. Le Christ n'aurait
pas suffi à racheter le genre humain s’il avait été seulement homme. S’il a pu
racheter le genre humain selon sa nature humaine et obtenir par là le pouvoir
judiciaire cela manifeste qu’il est Dieu lui-même et doit être honoré autant
que le Père, non pas comme homme, mais comme Dieu.
4. Dans cette
vision de Daniel, il s’agit manifestement de la plénitude de l’ordre du pouvoir
judiciaire. Elle réside d’abord, comme en sa source première, en Dieu lui-même,
et plus spécialement dans le Père, qui est le principe de toute déité. C’est
pour cela que le texte dit d’abord "L’Ancien siège." Mais le pouvoir
judiciaire a été transmis par le Père au Fils, non seulement éternellement en
vertu de sa nature divine, mais même dans le temps, selon sa nature humaine,
qui l’a méritée. C’est pourquoi la vision prophétique se poursuit "Et
voici que sur les nuées du Ciel il semblait que le Fils de l’homme venait, et
parvenait jusqu’à l’Ancien, qui lui donna pouvoir, honneur et royaume.
5. Saint Augustin
parle en vertu d’une certaine appropriation : il ramène les effets que le
Christ a opérés dans la nature humaine, à des causes qui sont semblables de
quelque manière. Par notre âme, nous sommes faits à l’image et la similitude de
Dieu, tandis que par notre chair nous sommes de la même espèce que le Christ
homme. C’est pourquoi il attribue à la divinité ce que le Christ a fait dans
nos âmes, tandis qu’il attribue à sa chair ce qu’il a fait ou fera dans notre
chair. Cependant sa chair, en tant qu’organe de sa divinité, selon l’expression
de saint Jean Damascène, produit aussi des effets dans nos âmes : comme dit
saint Paul aux Hébreux (9, 14) : "Son sang a purifié nos consciences de
nos oeuvres de mort." Ainsi le Verbe fait chair est cause de la
résurrection de nos âmes. Des lors, même en sa nature humaine, il convient que
le Christ soit le juge, non seulement des valeurs corporelles, mais des valeurs
spirituelles.
Objections :
1. Au
jugement, il ne semble pas que le Christ apparaîtra sous la forme de son
humanité glorieuse. A propos de saint Jean (19, 37) : "Ils verront celui
qu’ils ont transpercé", la Glose dit : "Car il viendra en cette même
chair dans laquelle il fut crucifié." Or il a été crucifié en une forme de
faiblesse corporelle. C’est donc dans cette forme qu’il apparaîtra non sous une
forme glorieuse.
2. Saint Matthieu (24,
30) dit : "Le signe du Fils de l’homme apparaîtra dans le Ciel" : il
s’agit du signe de la Croix. Saint Jean Chrysostome ajoute : "Le Christ
viendra juger en montrant non seulement les cicatrices de ses blessures, mais
même la forme très ignominieuse de sa mort." Il ne sera donc pas sous une
forme glorieuse.
3. Le Christ se
présentera au jugement sous une forme qui puisse être vue par tous. Sous la
forme de son humanité glorieuse, il ne pourrait pas être vu par tous, bons et
méchants, car l’oeil non glorifié ne semble pas être adapté pour voir l’éclat
d’un corps glorieux. Il ne se présentera donc pas sous cette forme.
4. Ce qui est
promis aux justes à titre de récompense ne peut pas être accordé à celui qui
n’est pas juste. Voir la gloire de l’humanité du Christ est promis aux justes
comme récompense selon saint Jean (10, 9) : "Il entrera et sortira et
trouvera des pâturages." Saint Augustin l’interprète : "Ce sera la
communion à la Divinité et à l’humanité." Et Isaïe (33, 17) dit :
"Ils verront le Roi dans sa splendeur." Tous ne pourront donc pas
voir au jugement la forme glorieuse du Christ.
5. Le Christ
jugera dans la forme où il a été jugé. A propos de saint Jean (5, 21) : "Ainsi
le Fils vivifie qui il veut", la Glose dit : "Dans la forme où il a
été jugé injustement il jugera justement pour pouvoir être vu par les
impies." Puisqu’il a été jugé sous sa forme de faiblesse, c’est en celle-là
qu’il apparaîtra au jugement.
Cependant :
1. Nous lisons en
saint Luc (21, 27) : "Ils verront le Fils de l’homme venir sur les nuées,
avec grande puissance et majesté." Majesté et puissance appartiennent à la
gloire. C’est donc en sa forme glorieuse qu’il apparaîtra.
2. En outre, le
juge doit dépasser ceux qu’il juge or les élus qui seront jugés par le Christ
auront des corps glorieux. A plus forte raison, le juge lui-même se présentera
sous sa forme glorieuse.
3. De plus, être
jugé est un signe de faiblesse, tandis que juger marque l’autorité et la
gloire. En son premier avènement, quand le Christ est venu pour être jugé, il
apparut sous une forme de faiblesse. Au second avènement, quand il viendra pour
juger, il apparaîtra sous sa forme glorieuse.
Conclusion :
Le Christ est
appelé "médiateur de Dieu et des hommes" (1 Tm 2, 5), parce qu’il
répare pour les hommes et implore le Père, tandis qu’il communique aux hommes
ce qui vient du Père : saint Jean (17, 22) dit : "Je leur ai donné la
lumière que tu m’as donnée." Il lui convient donc de communiquer avec
chacun des termes qu'il unit : communiquant avec les hommes, il représente les
hommes auprès du Père ; communiquant avec le Père, il transmet ses dons aux
hommes. Dans le premier avènement, il était venu pour réparer pour nous auprès
du Père : il apparaissait donc sous notre forme d’infirmité. Dans le second
avènement, il viendra pour accomplir la justice du Père parmi les hommes il
devra alors manifester la gloire qui lui vient de la communion avec le Père ;
il se montrera donc sous la forme glorieuse.
Solutions :
1. Il se montrera
dans la même chair, mais dans une autre manière d’être.
2. Le signe de la
Croix apparaîtra au jugement pour manifester une infirmité passée, mais non
plus actuelle par là il montrera la justice de la condamnation de ceux qui ont
repoussé tant de miséricorde, et surtout de ceux qui ont injustement persécuté
le Christ. Les cicatrices qui apparaîtront sur son corps ne seront pas un signe
d’infirmité : elles seront les marques de la très grande force par laquelle le
Christ dans sa passion et sa souffrance a triomphé de ses ennemis. Il
manifestera aussi sa mort très humiliante, non pas en la présentant aux regards
comme s’il la subissait maintenant, mais en portant les hommes à se souvenir de
cette mort passée, par la présentation des traces de cette passion d’autrefois.
3. Le corps
glorieux possède le pouvoir de se manifester ou non comme tel à un oeil non
glorifié, comme nous l’avons vu. C’est pourquoi le Christ pourra être vu par
tous en sa forme glorieuse.
4. La gloire d’un
ami nous réjouit. Par contre la gloire et la puissance de celui que l’on hait
est une grande source de tristesse. C’est pourquoi, tandis que la vision de la
gloire de l’humanité du Christ sera une récompense pour les justes, elle sera
un supplice pour ses ennemis. Isaïe (26, 11) : "Qu’ils le voient et soient
confondus les dirigeants du peuple, et que le feu (c’est-à-dire l’envie) dévore
tes ennemis."
5. La forme
signifie ici la nature humaine, en laquelle le Christ a été jugé et jugera.
Elle ne vise pas la qualité de cette nature, qui ne sera pas infirme dans le
juge comme elle l’était quand il fut jugé.
Objections :
1. Il semble que
la divinité puisse être vue par les méchants sans en éprouver de joie. Il est
en effet certain que les impies savent manifestement que le Christ est Dieu.
Ils verront donc sa divinité, et pourtant ils n’en jouiront pas. Il pourra donc
être vu sans joie.
2. La volonté
perverse des impies n’est pas plus contraire à l’humanité du Christ qu’à sa
divinité. Mais le fait de voir la gloire de son humanité sera pour eux une
peine. A bien plus forte raison, s’ils voyaient sa divinité, ils en seraient
plus attristés que réjouis.
3. L’affectivité
ne suit pas nécessairement l’intelligence. Saint Augustin dit :
"L’intelligence précède, et le sentiment suit plus tard ou pas du
tout." La vision appartient à l’intelligence et la joie à l’affectivité.
Il pourra donc y avoir vision de la divinité sans joie.
4. "Tout ce
qui est reçu en quelqu’un est reçu selon le mode de celui qui reçoit, et non
selon le mode de ce qui est reçu." Tout ce qui est vu est reçu de quelque
manière dans celui qui le voit. C’est pourquoi bien que la divinité soit elle-même
source de très grande joie, cependant, si elle est vue par ceux qui sont
accablés de tristesse, elle ne les réjouira pas, mais les contristera
davantage.
5. L’intelligence
est à l’égard de l’intelligible comme le sens à l’égard du sensible. Nous
voyons dans l’ordre sensible que "pour un palais malade le pain devient
désagréable, alors qu’il est agréable pour un palais sain," comme dit saint
Augustin. Il en va de même pour nos autres sens. Dès lors, puisque les damnés
ont l’intelligence désordonnée, il semble que la Vision de la lumière incréée
lui apportera plus de souffrance que de joie.
Cependant :
1. Nous lisons en
saint Jean (17, 3) : "La vie éternelle c’est qu’ils te connaissent, toi le
vrai Dieu" : l’essence de la béatitude consiste donc en la vision de Dieu.
Mais la notion même de béatitude inclut la joie. On ne peut donc voir la
divinité sans en jouir.
2. En outre,
l’essence même de la divinité est l’essence de la vérité : voir le vrai est
pour tous une source de délectation ; "Tous par nature désirent
savoir," comme dit Aristote dans les Métaphysiques. La divinité ne peut
donc pas être vue sans joie.
3. De plus, si une
vision n’était pas toujours source de joie, ce serait que parfois elle engendre
la tristesse. Mais la vision intellectuelle n’est jamais attristante, parce
que, comme dit Aristote : "Il n’y a pas de tristesse opposée à la
délectation que l’on a en comprenant." Puisque la divinité ne peut être
vue que par l’intelligence, il semble qu’elle ne puisse pas être vue sans joie.
Conclusion :
En toute chose
désirable ou délectable, on peut considérer deux aspects ce qui est désirable
ou délectable, et ce qui est le motif de ce désir et de cette délectation.
Boèce dit : "Ce qui est, peut contenir quelque chose d’autre que son être
; mais le fait d’être ne peut rien contenir d’autre que lui-même." De
même, ce qui est désirable ou délectable peut contenir quelque chose qui ne
soit ni délectable ni désirable ; mais ce qui est le motif même de cette délectabilité ne peut rien contenir, en soi-même, à cause
de quoi il ne serait ni délectable m désirable. De même les choses qui sont
délectables seulement par participation à une bonté qui est la raison pour
laquelle elles sont désirables et délectables, peuvent, si on les perçoit, ne
pas apporter de jouissance mais ce qui est bon en vertu de sa propre nature, il
est impossible qu’en percevant son essence on n’en jouisse pas. Dès lors, puisque
Dieu est essentiellement la Bonté en elle-même, il n’est pas possible de voir
la divinité sans en jouir.
Solutions :
1. Les
impies sauront manifestement que le Christ est Dieu, non en voyant sa divinité,
mais grâce à des signes très manifestes de sa divinité.
2. On ne peut pas
davantage avoir de la haine pour la divinité telle qu’elle est en elle-même,
qu’on ne pourrait haïr la bonté elle-même ; mais la divinité peut devenir objet
de haine pour certains à cause d’effets particuliers qu’elle produit, parce
qu’elle agit ou qu’elle ordonne contrairement à leur propre volonté. Il est
donc impossible que la vision de la divinité ne soit pas délectable pour
quelqu’un.
3. Ce texte de
saint Augustin doit s’appliquer quand ce que l’intelligence perçoit est bon par
participation seulement, et non par essence, comme sont toutes les créatures :
en elles il peut y avoir quelque chose qui n’émeut point l’affectivité. Ici-bas,
Dieu même n’est connu que par ses oeuvres, et l’intelligence ne parvient pas à
la connaissance de l’essence elle-même de sa bonté. L’affectivité ne suit donc
pas nécessairement la connaissance, comme elle le devrait si celle-ci pénétrait
l’essence de Dieu, qui est la bonté même.
4. La tristesse
n’est pas une disposition, mais plutôt une passion. Toute passion est supprimée
par une cause plus puissante qui survient ; elle ne peut chasser cette cause.
C’est pourquoi, la tristesse des damnés disparaîtrait, s'ils voyaient Dieu en
son essence.
5. Si un organe
est indisposé, sa conformité naturelle avec l’objet qui devrait normalement le
faire jouir, disparaît, et la jouissance est empêchée. Mais la mauvaise
disposition des damnés ne peut supprimer la disposition naturelle foncière qui
les orientait vers la bonté divine, dont l’image demeure toujours en eux. Le
cas est donc différent.
Recherchons quel
sera l’état du monde et des ressuscités après le jugement. Nous considérerons
l’état du monde, puis des bienheureux et des damnés. A propos du monde, nous
poserons cinq questions : - 1. Y aura-t-il une rénovation du monde ? - 2. Le
mouvement des corps célestes cessera-t-il ? - 3. Les astres seront-ils plus
brillants ? - 4. Les éléments recevront-ils une plus grande clarté ? - 5. Les
animaux et les plantes subsisteront-ils ?
Objections :
1. Il semble qu’il
ne le sera jamais. Rien n’arrivera que ce qui a déjà existé de quelque manière
dans la même espèce de choses. L’Ecclésiaste (1, 9) dit : "Qu’est-ce qui a
été ? Sinon ce qui arrivera." Or le monde n’a jamais eu d’autre état que
celui dans lequel il est, quant à ses parties essentielles, ses genres et ses
espèces. Il ne sera donc jamais renouvelé.
2. Une innovation
est une altération. Mais l’univers ne peut être altéré car tout ce qui est
altéré l’est en vertu d’une cause qui l’altère sans se modifier elle-même, tout
en ayant un mouvement local ; or on ne peut poser un tel être en dehors de
l’univers. Il n’est donc pas possible que le monde soit renouvelé.
3. La Genèse (2,
2) dit que "Dieu se reposa le septième jour de toute l’oeuvre qu’il avait
accomplie" et de saints auteurs commentent : "qu’il se reposa de la
production de nouvelles créatures". Mais dans cette première manière
d’être les choses ne reçurent pas d’autre disposition que celle dans laquelle
elles se trouvent maintenant en leur ordre naturel. Elles n’en auront donc
jamais d’autre.
4. La disposition
dans laquelle se trouvent maintenant les choses est naturelle. Si donc elles
étaient changées en une autre, cette autre disposition ne leur serait pas
naturelle. Or ce qui n’est pas naturel et est accidentel ne peut durer
perpétuellement. La disposition nouvelle supposée devrait donc être ensuite
enlevée au monde il y aurait une sorte d’évolution circulaire du monde, comme
Empédocle et Origène le disaient ; après ce monde, il y en aurait un autre, et
puis de nouveau un autre.
La rénovation
dans la gloire et la récompense donnée à la créature raisonnable. Là où il n’y
a point de mérite, il ne peut y avoir de récompense. Les créatures insensibles
n’ayant rien mérité, il semble qu’elles ne seront pas renouvelées.
Cependant :
1. Isaïe (65, 17) dit
: "Voici que je crée de nouveaux cieux et une nouvelle terre, et on ne se
souviendra plus des précédents." Et l’Apocalypse (21, 1) : "J’ai vu
un nouveau Ciel et une nouvelle terre : le premier Ciel et la première terre
avaient disparu."
2. En outre,
l’habitation doit convenir à l’habitant. Le monde a été fait pour être
l’habitation de l’homme. Il doit donc lui convenir. L’homme étant renouvelé, le
monde doit l’être aussi.
3. De plus,
"tout animal aime le semblable à lui-même" : il en ressort que la
similitude est la raison de l’amour. L’homme a une certaine similitude avec
l’univers : on dit qu’il est le monde en petit. Il aime donc naturellement le
monde entier, et désire son bien. Pour satisfaire ce désir de l’homme,
l’univers doit être amélioré.
Conclusion :
On pense
généralement que toutes les créatures corporelles ont été faites pour l’homme
c’est pourquoi on dit que toutes lui sont soumises. Il y a deux manières de
servir l’homme : d’une part en soutenant sa vie corporelle, d’autre part en
facilitant son progrès dans la connaissance de Dieu, en tant que l’homme
"à travers les choses créées découvre les choses invisibles de Dieu",
comme dit saint Paul aux Romains (1, 20). L’homme glorifié n’aura plus aucun
besoin d’être servi de la première manière par les créatures puisque son corps
sera tout à fait incorruptible, grâce à la puissance divine, qui opérera cela à
travers l’âme, glorifiée immédiatement par Dieu. L’homme n’aura pas besoin
d’être servi de la deuxième manière, dans sa connaissance intellectuelle, car
les saints verront Dieu immédiatement dans son essence. Mais l’oeil de chair ne
pourra point parvenir à cette vision de l’essence divine. Pour lui accorder une
récompense juste dans la vision de la divinité, cet oeil pourra la considérer
dans ses effets corporels, dans lesquels apparaîtront des signes manifestes de
la majesté divine, surtout dans la chair du Christ, puis dans le corps des
bienheureux, et enfin dans tous les autres corps. C’est pourquoi il faudra que
même ces corps reçoivent une plus grande communication de la bonté divine que
maintenant ; celle-ci ne changera pas leur espèce, mais leur ajoutera une
perfection glorieuse telle sera la rénovation du monde. Donc, en même temps, le
monde sera renouvelé, et l’homme glorifié.
Solutions :
1. Salomon parle
ici du cours naturel des choses, comme cela ressort de ce qui
suit "Rien de nouveau sous le soleil." Puisque le soleil se
meut en cercle, les choses qui sont soumises à sa puissance doivent subir une
sorte d’évolution circulaire, qui consiste en ce que les choses qui ont été
auparavant reviennent de nouveau "dans la même espèce, mais en nombre
différent", comme dit Aristote. Mais ce qui appartient à l’état de gloire
ne dépend plus du soleil
2. Cet argument
est tiré de l’altération naturelle qui vient d’un agent naturel, qui agit par
nécessité de nature. Cet agent en effet ne peut produire une disposition
différente sans se comporter lui-même de telle ou telle manière. Mais les
choses qui s’accomplissent par l’action de Dieu procèdent de la liberté de sa
volonté c’est pourquoi sans changement de la volonté de Dieu, il peut exister
dans l’univers telle, puis telle autre disposition venant de lui. Ainsi ce
renouvellement ne remonte pas à un principe mû, mais au principe immobile, qui
est Dieu.
3. On dit que Dieu
a cessé le septième jour que rien n’a été produit ensuite, qui n’ait pas
préexisté auparavant de quelque manière dans son genre, ou son espèce, ou au
moins dans son principe séminal ou dans une puissance obédientielle La
nouveauté future du monde a précédé dans les oeuvres des six jours, dans une
similitude éloignée, à savoir la gloire et la grâce des anges ; elle a précédé
aussi dans la puissance obédientielle, qui fut alors déposée dans la créature,
pour qu’elle puisse recevoir plus tard de Dieu cette nouvelle manière d’être.
4. Cette
disposition qui renouvellera les choses ne sera ni naturelle, ni contre nature
elle sera au-dessus de la nature (comme la grâce et la gloire sont au-dessus de
la nature de l’âme), et elle sera l’oeuvre de cet agent perpétuel qui la
conservera à jamais.
5. Les corps
insensibles ne mériteront pas à proprement parler cette gloire. Mais l’homme
aura mérité que cette gloire soit conférée à tout l’univers, parce qu’elle
tendra à l’augmentation de la gloire de l’homme : de même qu’un homme mérite
d’être revêtu de plus riches vêtements, sans que cette richesse soit aucunement
méritée par le vêtement lui-même.
Objections :
1. Il semble que
non, d’après la Genèse (8, 22) : "Tous les jours de la terre, le froid et
la chaleur, l’été et l’hiver, la nuit et le jour ne cesseront pas." Or la
nuit et le jour, l’été et l’hiver résultent du mouvement du soleil. Celui-ci ne
cessera donc jamais.
2. Jérémie (31,
35) dit : "Ainsi parle le Seigneur, qui donne le soleil pour éclairer le
jour et l’armée de la lune et des étoiles pour éclairer la nuit, qui agite la
mer et fait résonner ses flots. Si les lois de ces choses disparaissent devant
moi, la race d’Israël disparaîtra aussi, pour qu’il n’y ait plus de nations
devant moi à jamais." Mais la race d’Israël ne disparaîtra jamais et
demeurera éternellement. Donc les lois du jour et de la nuit, et des flots de
l’océan, qui résultent du mouvement du Ciel, seront à jamais : le mouvement du Ciel
ne cessera donc jamais.
3. La substance
des corps célestes existera toujours. Or il est vain de faire exister quelque
chose sans qu’existe ce à cause de quoi elle a été faite. Les corps célestes
ont été créés "pour diviser le jour et la nuit, et pour marquer les
époques et les temps, les jours et les années" (Gn
1, 14) : ils ne peuvent le faire que par leur mouvement ; celui-ci demeurera
donc toujours, sinon il serait inutile que ces corps subsistent.
4. Dans cette
rénovation du monde, il sera amélioré tout entier. Aucun des corps restant ne
perdra donc ce qui appartient à sa perfection. Or le mouvement appartient à la
perfection des corps célestes, puisque "ces corps participent à la
divinité par le mouvement". Celui-ci ne cessera donc pas.
5. Le soleil
illumine successivement les diverses parties du monde tandis qu’il se meut en
cercle. Si le mouvement circulaire du Ciel cessait, il y aurait une obscurité
perpétuelle en certaines parties de la surface de la terre cela ne convient pas
à une terre renouvelée.
6. Si ce mouvement
cessait ce serait parce qu’il y aurait dans le ciel une certaine imperfection,
comme de la fatigue ou de l’effort ce ne peut être ; puisque ce mouvement est
naturel et que les corps célestes sont impassibles, ils ne peuvent pas se
fatiguer dans leur mouvement, comme dit Aristote. Ce mouvement ne cessera donc
jamais.
7. Vaine est la
puissance qui ne s’actue pas. En toute position
occupée par le corps céleste, il est en puissance à passer à une autre
position. S’il n’y passait pas, cette puissance demeurerait vaine et serait
toujours imparfaite. Elle ne peut être actuée que par
le mouvement local. Le corps céleste se mouvra donc toujours.
8. Ce qui est indifférent
par rapport à plusieurs actions, passe à l’une ou à l’autre. Mais le soleil est
indifférent par rapport à sa situation à l’Orient ou à l'Occident ; sinon son
mouvement ne serait pas constamment uni forme, parce qu’il se mouvrait plus
rapidement vers le lieu qui lui serait plus naturel. Donc, ou bien ni l’un ni
l’autre de ces lieux ne lui est attribué, ou bien ils le sont tous deux. Or
cela n’est possible que par un mouvement successif. S’il se repose ce doit être
en un lieu déterminé. Il sera donc perpétuellement en mouvement, ainsi que,
pour le même motif, tous les corps célestes.
9. Le mouvement du
ciel est la cause du temps. S’il cessait, le temps aussi cesserait, et cela en
un instant précis. Or le temps, par définition, est "le commencement de
l’instant futur et la fin du passé". Ainsi, après le dernier instant du
temps, il y aurait encore un temps ce qui est impossible. Le mouvement du ciel
ne cessera donc jamais.
10. La
glorification n’enlève pas la nature. Le mouvement du Ciel lui est naturel : il
ne lui sera donc pas enlevé par la glorification.
Cependant :
1. Nous lisons
dans l’Apocalypse (10, 6) que l’ange qui apparut "jura, par celui qui est
le Vivant à travers les siècles, que le temps ne sera plus s, cela, après que
le septième ange eût sonné de la trompette. Après cette sonnerie, "les
morts ressusciteront", comme dit saint Paul aux Corinthiens. Mais s’il n’y
a plus de temps, il n’y a plus de mouvement du Ciel. Celui-ci cessera donc.
2. En outre, Isaïe
(60, 20) dit : "Le soleil ne se couchera plus et la lune ne décroîtra
plus." Le coucher du soleil et la décroissance de la lune viennent du
mouvement du Ciel. Celui-ci cessera donc un jour.
3. De plus, comme
dit Aristote : "Le mouvement du Ciel a pour but les continuelles
générations parmi les êtres qui sont sur terre. Mais la génération cessera
après l'achèvement du nombre des élus. Le mouvement du Ciel cessera donc.
4. De même, tout
mouvement est orienté vers une fin, comme dit Aristote. Mais tout mouvement, après
avoir réalisé sa fin s’achève. Donc le mouvement du Ciel, ou bien n’atteindra
jamais sa fin et n’aurait donc pas sa raison d’être, ou bien s’achèvera.
5. Enfin, le repos
est plus noble que le mouvement, car dans la mesure où les choses sont
immobiles, elles ressemblent à Dieu, qui est la suprême immobilité. Le
mouvement des corps inférieurs s’achève naturellement dans le repos. Donc les
corps célestes qui sont beaucoup plus nobles, doivent naturellement achever
leur mouvement dans le repos.
Conclusion :
Au sujet de ce
problème, il existe trois positions : la première est celle de philosophes qui
disent que le mouvement du Ciel durera toujours. Mais cela n’est pas conforme à
notre foi, qui tient qu’un certain nombre d’élus a été fixé par Dieu ; la génération
des hommes ne durera donc pas perpétuellement, ni les autres choses qui sont
ordonnées à la génération des hommes, comme le mouvement du Ciel et les
changements des éléments. D’autres disent que le mouvement du Ciel cessera
naturellement. Mais cela aussi est faux, parce que tout corps qui se meut
naturellement, possède un lieu où il se repose naturellement, vers lequel il
est mû naturellement, et dont il ne sort que par violence. Or on ne peut pas
assigner un pareil lieu au corps céleste, parce qu’il n’est pas plus naturel
pour le soleil de se rendre à un point de l’Orient que de s’en éloigner. Donc,
ou bien son mouvement ne serait pas pleinement naturel, ou bien il ne
s’achèverait pas naturellement dans le repos.
C’est pourquoi
on doit dire, avec d’autres, que le mouvement du Ciel cessera lors de cette
rénovation du monde, non en vertu d’une cause naturelle, mais par la volonté
divine. Le corps céleste, comme tous les autres, a été créé au service de
l’homme à double titre, comme nous l’avons dit. L’homme, dans l’état de gloire,
n’aura plus besoin de ce double service des corps célestes servant à la
sustentation de sa vie corporelle le corps céleste lui sert par son mouvement,
en tant que par ce mouvement le genre humain se multiplie, et les plantes et les
animaux sont engendrés eux dont l’usage est nécessaire à l’homme. Même les
températures de l’air servent à conserver sa santé. Donc, après la
glorification de l’homme, le mouvement du Ciel cessera.
Solutions :
1. Ces paroles
s’appliquent à la terre dans son état actuel, dans lequel se produisent les
générations et corruptions des plantes l’auteur ajoute en effet "tous les
jours de la terre, des semailles et de la moisson". On doit donc concéder
simplement que tant que la terre sera apte aux semailles et à la moisson, le
mouvement du Ciel ne cessera pas.
2. Ici aussi, le
Seigneur parle de la durée de la race d’Israël dans l’état présent. Il
est dit en effet "La race d’Israël disparaîtra pour qu’il n’y ait
plus de nation devant moi tous les jours." Il n’y aura plus de succession
des jours après l’état présent. C’est pourquoi les lois auxquelles il est fait
allusion n’existeront plus après cet état.
3. La fin qui est
ici assignée aux corps célestes est leur fin prochaine, car c’est leur acte
propre. Mais cet acte est en outre ordonné à une autre fin, à savoir le service
de l’homme, comme il est dit dans le Deutéronome (4, 10) : "De peur qu’en
élevant les yeux vers le ciel, tu voies le soleil et la lune et tous les astres
du ciel, et que tombant dans l’erreur tu adores ces choses créées par le
Seigneur ton Dieu pour le service de toutes les nations qui sont sous le Ciel."
C’est pourquoi, on doit juger des corps célestes d’après le service rendu aux
hommes, plutôt que selon la fin indiquée par la Genèse. Les corps célestes
serviront d’une autre manière à l’homme glorifié, comme nous l’avons dit plus
haut : ils ne demeureront donc pas inutilement.
4. Le mouvement
n’est une perfection pour le corps céleste que parce qu’il est cause de
génération et de corruption dans les choses de la terre par
là, le corps céleste participe à la bonté divine, en vertu d’une
certaine similitude de causalité. Mais ce mouvement n’appartient pas à la
perfection de la substance du Ciel qui demeurera. C’est pourquoi, la cessation
du mouvement du Ciel n’enlèvera rien à la perfection de sa substance.
5. Tous les corps
des éléments du monde posséderont alors en eux-mêmes une certaine clarté de
gloire. Bien qu’une certaine superficie de la terre ne soit plus illuminée par
le soleil, elle ne restera nullement dans l’obscurité.
6. A propos du
texte de saint Paul aux Romains (8, 22) : "Toute créature gémit...",
une glose de saint Ambroise de Milan dit expressément que : "Tous les
éléments suivent leurs lois avec effort. Le soleil et la lune ne parcourent pas
sans effort les espaces désignés pour eux : ils le font à cause de nous ; ils
se reposeront donc quand nous aurons été enlevés de la terre." Cet effort,
je le crois, n’implique pas une fatigue ou une souffrance affectant ces corps à
cause de leur mouvement. Celui-ci étant naturel n’a rien de violent. Ce mot
effort doit être pris ici dans le sens d’une privation de ce vers quoi quelque
chose tend. Puisque ce mouvement a été ordonné par la divine providence à
l’achèvement du nombre des élus, tant qu’il n’est pas achevé, il n’atteint pas
ce à quoi il a été destiné. C’est pourquoi, par analogie, on parle d’effort,
comme pour l’homme qui n’a pas encore ce vers quoi il tend. Cette déficience
disparaîtra du Ciel à l’achèvement du nombre des élus.
On pourrait
aussi entendre par cet effort le désir de la future rénovation que le Ciel
attend en vertu d’une disposition divine.
7. Il n’y a pas
dans le corps céleste une puissance qui serait actuée
par un lieu, ou qui aurait été créée pour cette fin, d’être en tel lieu Mais la
puissance du corps céleste à se trouver dans un lieu peut être comparée à celle
qu’aurait un artisan de faire plusieurs maisons du même modèle : s’il n’en fait
qu’une on ne peut pas dire que c’est en vain qu’il a cette puissance. De même, quel
que soit le lieu où se trouve le corps céleste, sa puissance à être dans un
lieu ne demeurera pas incomplète ni frustrée.
8. Bien que le
corps céleste, par nature, soit indifférent à se trouver en n’importe quel lieu
parmi ceux qui lui sont possibles, pourtant si on le considère par rapport avec
certaines choses autres que lui-même, il ne se comporte pas de la même manière
dans les diverses positions ; il y en a de meilleures pour certaines choses
ainsi, par rapport à nous, il est préférable que le soleil soit dans le jour
que dans la nuit. Il est donc probable, puisque la rénovation du monde sera
ordonnée à l’homme, que le Ciel aura dans cet état la meilleure des positions
possibles par rapport à notre habitation sur terre. Selon d'autres, le Ciel
s’arrêtera dans la position dans laquelle il a été créé : sans cela sa
révolution circulaire demeurerait inachevée. Mais cet argument ne semble pas
concluant, car on sait que la révolution du Ciel ne se terminera qu’en trente-six
mille ans le monde devrait donc durer aussi long temps, ce qui ne semble pas
probable. En outre dans cette hypothèse, on pourrait savoir quand le monde
devrait finir. Les astrologues peuvent sans doute parvenir à savoir en quelle
position les corps célestes ont été créés, en tenant compte du nombre d’années
écoulées depuis le commencement du monde. On pourrait donc savoir le nombre des
années nécessaires pour que le Ciel revienne à la même position. Or il est dit
que l’époque de la fin du monde est inconnue.
9. Le temps
cessera un jour avec l’arrêt du mouvement du Ciel. Mais le dernier instant ne
sera pas le commencement d’un instant futur. La définition de l’instant donnée
dans l’objection ne vaut qu’en tant qu’il est une partie du temps qui s’écoule,
non en tant qu’il serait l’instant achevant complètement le temps.
10. Le mouvement du
Ciel est dit naturel, non en ce sens qu’il serait une partie de la nature comme
les principes naturels, ni en tant qu’il aurait un principe actif dans la
nature des corps. Son principe actif est une substance spirituelle. Il n’y a
donc pas d’obstacle à ce que, par la rénovation de gloire, ce mouvement soit
supprimé : sa disparition ne modifiera pas la nature du corps céleste.
Nous concédons
les autres arguments, les trois premiers, qui sont en faveur de notre thèse,
puisqu’ils concluent justement. Mais puisque les deux autres semblent conclure
que le mouvement du Ciel cessera naturellement, nous devons les réfuter.
Au premier nous
répondons qu’un mouvement cesse quand il a atteint sa fin, si celle-ci est consécutive
au mouvement et ne lui est pas concomitant. Mais la fin du mouvement céleste,
selon les philosophes, lui est concomitante : c’est l’imitation de la bonté
divine, par l’effet qu’il produit dans les êtres inférieurs. Il ne convient
donc pas que ce mouvement cesse naturellement.
Au deuxième
argument nous répondons en soi l’immobilité est plus noble que le mouvement.
Cependant, dans une créature qui par son mouvement peut atteindre une
participation parfaite à la bonté divine, le mouvement est plus noble que
l’inertie dans laquelle elle ne pourrait aucunement atteindre cette perfection.
C’est pourquoi, la terre, qui est le plus inférieur des éléments, n’a pas de
mouvement. Dieu lui-même, qui est le plus noble des êtres, est sans mouvement,
mais il meut les corps les plus nobles. C’est pourquoi aussi les mouvements des
corps supérieurs pourraient être considérés comme perpétuels, selon la loi de
leur nature, et ne jamais s’achever en un repos, tandis que le mouvement des
corps inférieurs se termine dans le repos.
Objections :
1. Cela ne semble
pas. Cette rénovation s’accomplira dans les corps inférieurs par la
purification du feu. Mais le feu purifiant n’atteint pas les corps célestes.
Ils ne seront donc pas renouvelés par la réception d’une plus grande clarté.
2. Les corps
célestes, qui sont par leur mouvement cause de la génération dans les êtres
inférieurs, le sont aussi par la lumière. Mais quand cessera la génération,
leur mouvement aussi cessera, comme nous l’avons vu. Leur lumière cessera donc
également, plutôt que d’être intensifiée.
3. Si par la
rénovation de l’homme les corps célestes sont eux-mêmes renouvelés, il faut que
par la détérioration de l’homme les corps célestes soient eux-mêmes détériorés.
Or ceci ne paraît pas probable, puisqu’ils sont invariables dans leur
substance. Ils ne seront donc pas non plus renouvelés si l’homme se renouvelle.
4. Si les corps
célestes ont été détériorés, ils doivent l’avoir été autant qu’ils seront
améliorés par la rénovation de l’homme. Isaïe (60, 19) dit que "la lumière
de la lune sera comme celle du soleil". Donc dans l’état primitif, avant
le péché, la lune brillait autant que le soleil de maintenant. Donc quand elle
se trouvait au-dessus de la terre, elle réalisait le jour, comme le fait
maintenant le soleil. Or cela apparaît comme manifestement faux, selon la
Genèse, qui dit que la lune a été créée pour "présider à la nuit s. Le
péché de l’homme n’a donc pas été cause d’une diminution de la lumière des
corps célestes. Leur lumière ne sera pas non plus augmentée par la
glorification de l’homme.
5. La clarté des
corps célestes a pour but de servir les hommes, ainsi que les autres créatures.
Mais après la résurrection, la clarté du soleil ne servira plus aux hommes.
Isaïe dit : "Tu n’auras plus le soleil pour briller le jour, mi la
splendeur de la lune pour t’illuminer." Et l’Apocalypse : "Cette cité
n’a pas besoin du soleil ni de la lune pour l’éclairer. Leur clarté ne sera donc
pas accrue.
6. Il ne serait
pas sage pour un artisan de fabriquer de très grands instruments pour
construire un petit objet fabriqué. L’homme est très petit en face des corps
célestes, qui par leur énorme grandeur dépassent incomparablement ses dimensions.
Bien plus, toute la masse de la terre est, en face du Ciel,
comme un point par rapport à la sphère, comme disent les astrologues. Dieu, qui
est infiniment sage, ne semble pas avoir assigné l’homme comme fin de la
création du Ciel. Il ne semble donc pas qu’à cause de son péché le Ciel doive
être détérioré, ni qu’à cause de sa gloire il soit amélioré.
Cependant :
1. Isaïe (30, 26) affirme
"La lumière de la lune sera comme celle du soleil, et la lumière du soleil
sera septuplée."
2. En outre, le
monde entier sera transformé en mieux. Mais le Ciel est la partie la plus noble
du monde corporel. Il sera donc modifié en mieux. Cela ne peut être qu’en
resplendissant d’une plus grande clarté. Il sera donc amélioré, et sa clarté
croîtra.
3. De plus,
"toute créature qui gémit et engendre attend la révélation de la gloire
des fils de Dieu", comme dit saint Paul aux Romains. Il en est ainsi des
corps célestes, comme dit la Glose. Ils attendent donc la gloire des saints.
Cela ne se peut que s’ils doivent en être enrichis. C’est donc que leur clarté
en sera accrue, puisqu’elle est leur principal ornement.
Conclusion :
La rénovation du
monde a pour but de nous donner des signes manifestes, grâce auxquels l’homme
verra Dieu, pour ainsi dire sensiblement. La créature conduit à la connaissance
de Dieu surtout par sa beauté et sa splendeur, qui manifestent la sagesse de
celui qui l’a faite et la gouverne. La Sagesse (13, 5) dit : "Le Créateur
pourra être vu grâce à la grandeur de la beauté de sa créature." La beauté
des corps célestes réside surtout en leur lumière. L’Ecclésiastique (43, 10) dit
: "La splendeur du ciel c’est la gloire des étoiles, le Seigneur
illuminant le monde dans les hauteurs." Les corps célestes seront donc
surtout améliorés dans leur clarté. La quantité et la modalité de cette
amélioration sont connues de celui-là seul qui en sera l’auteur.
Solutions :
1. Le feu
purificateur ne causera pas une rénovation de la forme des choses, mais il les
y préparera, en les purifiant de la corruption du péché et de la pénétration
des impuretés, qui ne se trouvent pas dans les corps célestes. Ceux-ci n’ont
donc pas besoin d’être purifiés par le feu ; mais ils doivent être rénovés
divinement.
2. Le mouvement
n’apporte pas de perfection à celui qui se meut, considéré en lui-même car le
mouvement est l’acte d’un être imparfait. Il peut cependant contribuer à la
perfection d’un corps en produisant en lui quelque chose qui y concourt. La
lumière contribue à la perfection du corps lumineux, même considéré en sa
substance. C’est pourquoi, quand le corps céleste aura cessé d’être la cause
des générations, il gardera sa clarté en perdant son mouvement.
3. Au sujet du
texte d’Isaïe (30, 26) : "La lumière de la lune sera comme celle du
soleil," la Glose dit : "Toutes les choses faites pour l’homme ont
été abîmées par son péché ; le soleil et la lune ont vu réduire leur
lumière." Certains interprètent cette diminution comme une réelle
réduction de leur lumière. L’invariabilité naturelle des corps célestes
n’empêche pas ce changement, puisqu’il a été opéré par la puissance divine.
D’autres pensent, et cela est probable, que cette diminution ne marque pas une
réelle déficience de la lumière, mais seulement un amoindrissement, dans son
service des hommes, du bénéfice qu’ils tiraient de la lumière des corps
célestes : celui-ci serait moindre après le péché. C’est de cette manière que
la Genèse (3, 17) dit : "Que soit maudite la terre que tu travailles :
elle fera germer pour toi des épines et des chardons." Auparavant, il
poussait déjà des épines et des chardons, mais pas pour le châtiment de
l’homme. Si la lumière des corps célestes n’est pas réduite en son essence par
le péché de l’homme, il n’en résulte pas qu’elle ne doive pas être augmentée
dans la glorification de l’homme, parce que le péché de l’homme n’a pas modifié
l’état de l’univers. Avant comme après, l’homme a une vie animale, qui a besoin
du mouvement et de la génération de toute créature corporelle. Mais la
glorification de l’homme modifiera l’état de toute la création corporelle,
comme il a été dit plus haut. Ce n’est donc pas la même chose.
4. Cette
diminution, ainsi qu’on l’estime plus probable, n’affecte pas la substance,
mais un effet de la lune. Il n’en résulte donc pas que quand la lune était au-dessus
de la terre elle produisait le jour, mais seulement que l’avantage que l’homme
tirait de la lumière de la lune égalait celui qu’il tire maintenant de la
lumière du soleil. Mais après la résurrection, quand la lumière de la lune
croîtra réellement, il n’y aura nulle part de nuit sur la terre, sauf dans le
centre de la terre, où sera l’enfer. Alors, comme il est dit, la lune brillera
autant que maintenant le soleil, et le soleil sept fois plus que maintenant.
Les corps des bienheureux brilleraient sept fois plus que le soleil, bien que
cela ne soit pas établi par des textes faisant autorité ni par une raison.
5. Une chose peut
rendre service à l’homme de deux manières : d’une manière, parce qu’elle lui
serait nécessaire ; aucune créature ne sera plus nécessaire à l’usage des hommes,
parce qu’ils recevront de Dieu tout le suffisant. L’Apocalypse (21, 23) le
signifie en disant que "cette cité n’a besoin ni de soleil ni de
lune". D’une autre manière une chose peut être utile à l’homme pour sa
plus grande perfection et ainsi l’homme se servira d’autres créatures, non en
tant que nécessaires pour parvenir à sa fin, mais de même qu’il emploie
maintenant certaines créatures.
6. Cet argument
est du Rabbi Moïse, qui s’efforce de rejeter tout à fait la thèse que le monde
a été créé pour l’homme. Il déclare donc que ce qui est dit dans l’Ancien
Testament de la rénovation du monde, par exemple dans les textes d’Isaïe, n’est
qu’une métaphore. Selon lui, quand il est dit à une personne que le soleil
s’obscurcit, cela signifie qu’elle tombe dans une grande tristesse et ne sait
plus que faire (selon une manière de parler fréquente dans l’Écriture), tandis
que si on dit au contraire que le soleil brille davantage pour une personne et
que tout le monde se renouvelle, c’est parce que cette personne passe de l’état
de tristesse à une très grande joie. Mais cela est en désaccord avec les textes
faisant autorité et les exposés des saints. On doit donc répondre à ce
raisonnement que, bien que les corps célestes soient très au-dessus du corps
humain, cependant l’âme raisonnable dépasse beaucoup plus les corps Célestes
que ceux-ci ne dépassent le corps humain. Il n’y a donc pas de difficulté à
admettre que les corps célestes ont été créés pour l’homme, mais non comme fin
principale, puisque la fin principale de toutes choses est Dieu.
Objections :
1. Il semble qu’on
doive le nier. La lumière est une qualité propre aux corps célestes, comme le
chaud et le froid, l’humide et le sec sont les qualités propres des éléments.
De même que le Ciel sera renouvelé par une augmentation de sa clarté, ainsi les
éléments doivent l’être par l’accroissement de qualités actives et passives.
2. Le rare et le
dense sont des qualités des éléments, qu’ils ne perdront pas à la rénovation du
monde. Mais la rareté et la densité des éléments semblent résister à la
lumière, puisque un corps clair doit être condensé ; il ne semble donc pas que
la rareté de l’air puisse recevoir la clarté, ni la densité de la terre, qui la
rend impénétrable. Il n’est dès lors pas possible que les éléments soient
renouvelés par l’addition d’une clarté.
3. Il est évident
que les damnés seront dans la terre. Mais ils seront dans les ténèbres, non
seulement intérieures, mais même extérieures. La terre ne sera donc pas douée
de clarté dans cette rénovation, ni, pour le même motif, les autres éléments.
4. L’augmentation
de la clarté dans les éléments accroît leur chaleur. Si donc en cette
rénovation il y avait une plus grande clarté des éléments que maintenant, il y
aurait une chaleur plus grande. Ils seraient donc transformés jusqu’en leurs
qualités naturelles, qui leur appartiennent en une mesure déterminée. Ce serait
absurde.
5. Le bien de
l’univers, qui consiste dans l’ordre et l’harmonie de ses parties, est plus
appréciable que le bien d’une nature parti culière. Si une créature devenait
meilleure, le bien de l’univers disparaîtrait, puisque son harmonie serait
troublée. Si donc les éléments de l’univers qui selon leur état naturel dans
l’univers doivent être privés de clarté, recevaient de la clarté, la perfection
de l’univers périrait plutôt que d’en être accrue.
Cependant :
1. L’Apocalypse (21,
1) dit : "J’ai vu un nouveau Ciel et une nouvelle terre. "Le Ciel
sera renouvelé par une plus grande clarté ; donc aussi la terre et les autres
éléments.
2. En outre, les
corps inférieurs sont destinés à servir à l’homme comme les supérieurs. Mais la
créature corporelle sera récompensée à cause du service qu’elle aura rendu à
l’homme, comme semble le signifier la Glose de l’Epître de saint Paul aux
Romains (8, 22). Les éléments seront donc revêtus de clarté comme les corps
célestes.
3. De plus, le
corps de l’homme est composé des éléments. Leurs parties qui sont dans le corps
de l’homme seront glorifiées avec l’homme, par la réception de la clarté. Il
convient que le tout et la partie possèdent la même disposition et que les
éléments eux-mêmes soient doués de clarté.
Conclusion :
Le rapport entre
l’ordre des esprits célestes et celui des esprits terrestres est le même
qu’entre l’ordre des corps célestes et des corps terrestres. Puisque la
créature corporelle a été faite pour la créature spirituelle et est gouvernée
par elle, la disposition des choses corporelles doit être la même que celle des
choses spirituelles. A la fin du monde, les esprits inférieurs recevront les
propriétés des esprits supérieurs : les hommes "seront comme les anges
dans le Ciel", selon saint Matthieu (22, 30). L’esprit humain parviendra à
la plus haute perfection en ce par quoi il peut recevoir une communication de
l’esprit angélique. De même, puisque les corps inférieurs ne communiquent avec
les corps célestes que dans l’ordre de la lumière et de la transparence, comme
dit Aristote, il faut que les corps inférieurs soient surtout perfectionnés
dans l’ordre de la clarté. Tous les éléments revêtiront donc une sorte de
clarté, pas tous également, mais chacun à sa manière : on dit en effet que la
terre sera, à sa surface transparente comme le verre, l’eau comme le cristal,
l’air comme le Ciel, le feu comme les astres du Ciel.
Solutions :
1. Nous
l’avons vu, la rénovation du monde tend à ce que l’homme puisse voir la
Divinité, même sensiblement, à travers les corps, par des signes manifestes.
Parmi nos sens, le plus spirituel et le plus subtil est la vue. C’est donc
surtout par leurs qualités visuelles, dont le principe est la lumière, que les
corps inférieurs seront améliorés. Mais les qualités élémentaires sont soumises
au toucher, qui est le plus matériel des sens. L’excès de ses sensations est
plus pénible que délectable. Par contre l’excès de la lumière sera délectable,
parce qu’elle n’est pénible qu’à cause de la débilité de l’organe visuel,
laquelle n’existera plus dans la vie nouvelle.
2. L’air ne sera
pas clair comme s’il projetait des rayons, mais comme une chose diaphane
pénétrée par la lumière. La terre, bien que opaque par nature, à cause du
manque de lumière, revêtira sur sa surface, par la vertu divine, une gloire de
clarté sans préjudice de son opacité.
3. Dans le lieu de
l’enfer, il n’y aura point de terre glorifiée par la clarté, mais au lieu de
cette forme de gloire, il y aura dans cette partie de la terre les esprits
intelligents des hommes et des démons, qui, bien qu’affaiblis à cause de leur
faute, seront supérieurs par la dignité de leur nature à n’importe quelle
qualité corporelle. On pourrait dire aussi que même si toute la terre était
glorifiée, néanmoins les damnés seront dans les ténèbres extérieures parce que
le feu de l’enfer qui sous un certain aspect luira, par ailleurs ne pourra pas
briller pour eux.
4. Cette clarté
sera dans ces corps comme elle est dans les corps célestes, dans lesquels elle
ne cause pas de chaleur ces corps seront devenus inaltérables comme le sont
maintenant les corps célestes.
5. L’ordre de
l’univers ne sera pas supprimé par l’amélioration des éléments, puisque toutes
les autres parties de l’univers seront elles-mêmes améliorées : la même
harmonie demeurera donc.
Objections :
1. Il semble que
oui. Il ne convient pas que dans ce monde nouveau les éléments perdent quelque
chose qui servait à les orner. Or ils sont ornés par les animaux et les plantes
ceux-ci ne leur seront donc pas enlevés dans la rénovation du monde.
2. Les animaux,
les plantes et les minéraux servent à l’homme comme les éléments. Ceux-ci
seront glorifiés à cause de ce service. De même les animaux, les plantes et les
minéraux doivent l’être.
3. L’univers
demeurerait imparfait si quelque chose qui fait partie de sa perfection lui
était enlevé. Or les espèces des animaux, des plantes et des minéraux font
partie de la perfection de l’univers. Puisqu’on ne peut pas dire que le monde
demeurerait imparfait dans sa rénovation, il semble qu’on doive affirmer que
les plantes et les animaux subsisteront.
4. Les animaux et
les plantes ont une forme plus noble que les éléments. Or le monde, dans la
rénovation finale, doit être changé en mieux. Donc les animaux et les plantes
doivent demeurer, plus encore que les éléments, puisqu’ils sont plus nobles.
5. Il ne convient
pas de dire qu’un appétit naturel sera frustré. Selon leur appétit naturel, les
animaux et les plantes désirent exister perpétuellement, sinon comme individus,
du moins en tant qu’espèce c’est à cela qu’est ordonnée leur génération
continuelle, comme dit Aristote. Il ne convient donc pas de dire que ces
espèces disparaîtront un jour.
Cependant :
1. Si les plantes
et les animaux demeurent, cela vaudra pour tous, ou seulement pour quelques-uns.
Si c’est pour tous, il faut que les animaux privés de raison, morts avant la
fin du monde, ressuscitent comme les hommes. Cela ne peut être, car leur forme
disparaît leur mort, et ne peut donc pas être réincarnée la même
individuellement. Si ce n’est pas pour tous, mais seulement pour quelques-uns
on ne voit pas de motif pour que l’un demeure plutôt que l’autre il semble donc
qu'aucun ne demeurera perpétuellement.
Tout ce qui
demeure après la rénovation du monde, demeurera perpétuellement avec cessation
de génération et de corruption. Il saut donc dire que les plantes et les
animaux cesseront tout à fait d’exister après la rénovation du monde.
2. En outre, selon
Aristote, la perpétuité de l’espèce des plantes des animaux et autres choses
corruptibles, n’est assurée que par la continuation du mouvement céleste. Mais
celui-ci cessera. Les espèces ne pourront donc pas être gardées
perpétuellement.
3. De plus, quand
la fin cesse, ce qui lui est ordonné doit cesser. Les animaux et les plantes
ont été créés pour soutenir la vie animale de l’homme. La Genèse dit : "Je
vous ai donné toute chair comme tout légume." Avec la cessation de la vie
animale de l’homme, les animaux et les plantes doivent donc cesser. Après la
glorification, la vie animale de l’homme n’existera plus les plantes et les
animaux ne resteront donc plus.
Conclusion :
Puisque la
rénovation du monde se fera en faveur de l’homme, elle doit être conforme à la
rénovation de l’homme lui-même. Or l’homme renouvelé passera de l’état de
corruption à celui d’incorruption et de repos perpétuel. Saint Paul dit aux
Corinthiens (15, 53) : "Il faut que ce corps corruptible revête
l’incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l’immortalité." Le monde
sera donc renouvelé de telle sorte que, rejetant toute corruption, il demeure
perpétuellement dans le repos. Rien ne pourra être ordonné à cette rénovation
qui ne soit lui-même ordonné à l’incorruption. Tels sont les corps célestes,
les éléments et les hommes. Les corps célestes sont incorruptibles par nature,
en tout et en particulier. Les éléments sont corruptibles dans leurs parties,
mais incorruptibles dans leur totalité. Les hommes se corrompent dans leur tout
comme dans leurs parties, mais seulement dans la matière du corps, non dans sa
forme, l’âme raisonnable, qui demeure incorruptible après la corruption du
corps. Les animaux dénués d’intelligence et les plantes et les minéraux et tous
les corps mixtes, se corrompent dans le tout et dans les parties, et dans leur
matière qui perd sa forme, et dans leur forme qui cesse d’être en acte. Ils
n’ont donc aucune disposition à l’incorruptibilité. Ils ne demeureront pas
après cette rénovation, mais seules resteront les choses que nous avons dites.
Solutions :
1. Ces corps sont
l’ornement des éléments en tant qu’ils amènent jusqu’à des actions supérieures
les pouvoirs actifs et passifs des éléments : ils sont donc un ornement pour
les éléments tant que ceux-ci sont à l’état actif et passif. Mais cet état ne
demeure pas dans les éléments : il ne convient donc pas que les animaux et les
plantes demeurent.
2. Les animaux,
les plantes et les autres créatures corporelles ne méritent rien en servant
l’homme, puisqu’ils sont dépourvus du libre arbitre ; on dit que certains corps
sont récompensés, mais c’est parce que l’homme a mérité que soient renouvelées
les choses qui y sont aptes. Les plantes et les animaux ne sont pas aptes à
cette transformation qui les rendrait incorruptibles, comme nous l’avons vu.
L’homme ne peut donc pas mériter cette transformation, parce que personne ne
peut mériter pour un autre que ce dont celui-ci est capable, pas plus que pour
soi-même. Donc, même si les animaux privés de raison méritaient au service de
l’homme, ils ne devraient pas être renouvelés.
3. La perfection
de l’homme peut être comprise diversement (perfection de nature telle qu’elle a
été créée, et de nature glorifiée). De même, la perfection de l’univers est
double :
L’une selon
l’état présent de mutabilité, l’autre selon l’état de la future rénovation. Les
plantes et les animaux appartiennent à la perfection de l’univers dans l’état
présent, non à celui de rénovation, auquel ils ne sont pas destinés.
4. Bien que les
animaux et les plantes, à certains points de vue, soient plus nobles que les
éléments, cependant, au point de vue de l'incorruptibilité, les éléments sont
plus nobles, comme cela ressort de ce que nous avons dit.
5. L’appétit
naturel de perpétuité qui se trouve dans les animaux et les plantes, doit être
considéré selon le mouvement du Ciel, c’est-à-dire qu’il ne dure que tant que
celui-ci demeure. Un effet ne peut pas posséder un appétit qui demeure au-delà
de sa cause. Si donc, à la cessation du mouvement du premier moteur, les
plantes et les animaux ne demeurent pas selon leur espèce, il ne s’ensuit pas
que l’appétit naturel est frustré.
Considérons ce
qui concerne les bienheureux après le jugement général :
- 1. Leur vision
de l’essence divine, en laquelle consiste principalement leur béatitude.
- 2. Leur
béatitude et leurs demeures.
- 3. Leur état
par rapport aux damnés.
- 4. Les dons
contenus dans leur béatitude.
- 5. Les
auréoles qui perfectionnent et ornent leur béatitude.
Au sujet du
premier point, trois questions se posent : - 1. Les saints verront-ils Dieu en
son essence ? - 2. Le verront-ils des yeux du corps ? - 3. En voyant Dieu
verront-ils aussi tout ce que Dieu voit ?
Objections :
1. Cela ne
lui semble pas possible. Saint Jean (1, 18) dit : "Personne n’a jamais vu
Dieu "et saint Jean Chrysostome affirme que "même les essences
célestes des Chérubins et les Séraphins eux-mêmes) ne pourront pas le voir
jamais tel qu’il est." Aux hommes est promise seulement l’égalité avec les
anges. En saint Matthieu (22, 30) : "Ils seront comme les anges de Dieu
dans le Ciel." Donc les saints eux-mêmes dans la patrie céleste ne verront
pas Dieu en son essence.
2. Saint Denys le
pseudo-aréopagite raisonne comme ceci : "On ne peut connaître que ce qui
existe. Or tout ce qui existe est fini, puisqu’il se trouve en un genre
déterminé. Dieu, qui est infini, est au-dessus de tous les êtres qui existent.
Il n’y a donc point de connaissance possible de lui il est au-dessus de toute
connaissance."
3. Saint Denys le
pseudo-aréopagite montre que le moyen le plus parfait pour notre intelligence
d’être unie à Dieu, c’est d’adhérer à lui comme à l’Inconnu. Une chose qui est
vue en son essence n’est pas inconnue. Il est donc impossible que notre
intelligence voie Dieu en son essence.
4. Saint Denys le
pseudo-aréopagite dit : "Si on pose sur Dieu des ténèbres (qu’il appelle
abondance de lumière), elles sont couvertes de toute lumière et sont cachées à
toute connaissance. Et si quelqu’un en voyant Dieu comprend ce qu’il voit,
c’est qu’il ne le voit pas lui-même, mais voit quelque chose qui vient de
lui." Donc aucune intelligence créée ne pourra voir Dieu en son essence.
5. Selon saint
Denys le pseudo-aréopagite, "Dieu, l’Être, est quelqu’un d’invisible à
cause de son excessive clarté". Cette clarté qui est trop vive pour
l’intelligence de l’homme sur la terre, l’est aussi pour son intelligence dans
la patrie. Elle sera donc invisible dans la patrie comme pour l’homme en marche
sur terre.
6. Puisque l’être
intelligible perfectionne l’intelligence, il doit y avoir une proportion entre
l’intelligible et l’intelligence, comme entre le visible et la vue. Or il ne
peut pas y avoir de proportion entre notre intelligence et l’essence divine,
puisqu’elles sont infiniment distantes. Notre intelligence ne pourra donc pas
atteindre en une vision l’essence divine.
7. Dieu est plus
distant de notre intelligence que l’intelligible créé est distant du sens. Le
sens ne peut d’aucune manière atteindre la vision de la créature spirituelle.
Notre intelligence ne peut pas davantage atteindre la vision de l’essence
divine.
Quand une
quelque chose, il faut toujours qu’elle soit informée par la représentation en
elle de cette chose, représentation imprimée en elle, qui est le principe de
l’opération qui s’achève dans l’objet, comme la chaleur est le principe de
l’échauffement. Si donc notre intelligence connaît Dieu, cela doit se faire
grâce à une similitude de lui qui informe cette intelligence. Ce ne peut pas
être l’essence divine elle-même, puisque l’être de la forme et de ce qu’elle
informe est unique or l’essence divine diffère de notre intelligence selon son
essence et selon son être. Il faut donc que la forme qui informe notre
intelligence dans la connaissance de Dieu soit une similitude de Dieu imprimée
par lui dans notre esprit. Mais cette similitude étant quelque chose de créé,
ne peut conduire à la connaissance de Dieu que comme un effet conduit à sa
cause. Il est donc impossible que notre intelligence voie Dieu autrement que
par son effet. Mais voir Dieu par son effet n’est pas le voir par son essence.
Notre intelligence ne-pourra donc pas le voir en son essence.
9. L’essence
divine est plus éloignée de notre intelligence que n’importe quel ange ou
intelligence. Mais, comme dit Avicenne, "qu’une intelligence soit connue
de notre esprit, cela ne signifie pas que l’essence de cette intelligence soit
dans notre esprit". Car alors la science que nous avons de cette
intelligence serait une substance et non un accident. En réalité, "c’est
la représentation de cette intelligence qui se trouve dans notre esprit. Donc,
Dieu aussi n’est dans notre esprit, pour être connu par nous, qu’en tant qu’une
similitude est imprimée par lui dans notre esprit. Cette similitude ne peut
conduire à la connaissance de l’essence divine, car, étant infiniment distante
de cette essence, elle dégénère en une espèce, encore bien plus que si l’espèce
du blanc dégénérait dans l’espèce du noir. Dès lors, de même que celui dans la
vue duquel l’image du blanc dégénère en celle du noir, à cause d’une
indisposition de l’organe visuel, ne voit pas le blanc, ainsi notre
intelligence qui voit seulement Dieu à travers une représentation de lui, ne
peut le voir dans son essence.
10. "Dans les
choses séparées de la matière, dit Aristote, l’intelligence et son objet ne
sont qu’un." Mais Dieu est absolument séparé de toute matière. Puisqu’une
intelligence créée ne peut parvenir à devenir une essence incréée, il n’est pas
possible que notre intelligence voie Dieu en son essence.
11. Tout ce qui est
vu dans son essence, on sait ce qu’il est. Mais notre intelligence ne peut pas
savoir de Dieu ce qu’il est, mais seulement ce qu’il n’est pas, comme disent saint
Denys le pseudo-aréopagite et saint Jean Damascène. Notre intelligence ne
pourra donc pas voir Dieu en son essence.
12. Tout infini,
comme tel, est inconnu. Dieu est infini de toutes manières et donc tout à fait
inconnu. Il ne pourra donc pas être vu en son essence par une intelligence
créée.
13. Saint Augustin
dit : "Dieu est, par nature, invisible." Les choses qui appartiennent
à Dieu par nature ne peuvent se modifier. Impossible donc qu’il soit vu par
essence.
14. Tout ce qui
existe d’une manière et est vu d’une autre manière, n’est pas vu tel qu’il est.
Mais Dieu existe d’une manière, et sera vu d’une autre manière par les saints
dans la patrie. Il existe en effet à sa manière et sera vu par les saints à leur
manière. Il ne sera donc pas vu par eux selon ce qu’il est. Donc, point en son
essence.
15. Ce qui est vu à
travers un intermédiaire n’est pas vu en son essence. Dieu, dans la patrie,
sera vu par l’intermédiaire de la lumière de gloire, comme dit le Psalmiste :
"Dans ta lumière nous verrons la lumière." Il ne sera donc point vu
en son essence.
16. Dans la patrie,
Dieu sera vu face à face, selon saint Paul aux Corinthiens (1 Co 13, 12). Quand
nous voyons un homme face à face, nous le voyons dans sa représentation
imprimée en nous. Dieu dans la patrie sera donc vu dans une représentation de
lui, non en son essence.
Cependant :
1. Saint Paul dit
aux Corinthiens (1 Co 13, 12) : "Maintenant, nous voyons dans un miroir,
d’une manière mystérieuse, mais alors nous verrons face à face." Ce qui se
voit face à face se voit dans son essence. Les saints dans la patrie verront
donc Dieu dans son essence.
2. En outre, saint
Jean (3, 2) dit : "Quand il apparaîtra, nous serons semblables a lui, car
nous le verrons tel qu’il est." Nous le verrons donc en son essence.
3. De plus, saint
Paul dit aux Corinthiens (1 Co 15, 24) : "Quand il aura remis le royaume à
Dieu et au Père." La Glose ajoute : "Là où (dans la patrie) l’essence
du Père et du Fils et du Saint-Esprit sera vue, elle qui apparaîtra seulement
aux coeurs purs, puisqu’elle est la suprême béatitude." Les bienheureux
verront donc Dieu en son essence.
4. De plus, saint
Jean (14, 21) dit : "Si quelqu’un m’aime, mon Père l’aimera ; et je
l’aimerai et je me manifesterai moi-même à lui." Ce qui est manifesté, on
le voit en son essence. Dieu sera donc vu en son essence par les saints dans la
patrie.
5. De plus, à
propos de l’Exode (33, 20) : "L’homme ne pourra me voir et vivre", saint
Grégoire le Grand rejette l’opinion de ceux qui disaient que "dans cette
région de la béatitude Dieu peut être considéré dans sa clarté, mais que sa
nature ne peut être vue. Sa clarté et sa nature ne diffèrent pas". Sa
nature, c’est son essence. Il pourra donc être vu en elle.
6. De plus, le désir
des saints ne peut pas être tout à fait frustré. Or c’est leur désir commun de
voir Dieu en son essence, selon l’Exode (33, 18) : "Montre-moi ta
gloire", et le Psalmiste (79, 20) : "Montre ta face et nous serons
sauvés", et saint Jean (14, 8) : "Montre-nous le Père, et cela nous
suffit." Les saints verront donc Dieu en son essence.
Conclusion :
Selon la foi,
nous tenons que la fin ultime de la vie humaine est la vision de Dieu ; de même
les philosophes soutiennent que la félicité ultime de l’homme est de connaître
dans leur essence les substances séparées de la matière. C’est pourquoi au
sujet de cette question nous trouvons la même difficulté et la même diversité
d’opinions chez les philosophes et chez les théologiens. Quelques philosophes
affirmèrent que notre intellect possible ne peut jamais parvenir à la
connaissance des substances séparées par exemple, Alpharabe
à la fin de son Éthique, bien qu’il dise le contraire dans le livre "De
l’Intelligence," d’après son commentateur. De même, quelques théologiens
disent que l’intelligence humaine ne peut jamais parvenir à voir Dieu en son
essence. Les uns et les autres sont conduits à cette conclusion par la distance
constatée entre notre intelligence et l’essence divine ou les autres substances
séparées. L’intelligence en acte étant de quelque manière une seule chose avec
l’intelligible en acte, il semble difficile que l’intelligence créée devienne
de quelque manière l’essence incréée. Saint Jean Chrysostome dit :
"Comment le créable voit-il l’incréable ?"
Pour ceux qui tiennent que l’intellect possible peut être engendré et est
corruptible, comme puissance dépendant du corps, la difficulté majeure se
présente, non seulement à l'égard de la vision divine, mais même à l’égard de
la vision de toute substance séparée.
Mais cette
opinion ne peut nullement être tenue. D’abord parce qu’elle s’oppose à
l’autorité des Écritures canoniques, comme le dit saint Augustin dans son livre
"De la vision de Dieu." Ensuite, parce que connaître
intellectuellement étant par-dessus tout l’opération propre de l’homme, il faut
que sa béatitude consiste en la forme la plus parfaite de cette opération. La
perfection de celui qui connaît, en tant que tel, est l’intelligible lui-même
si dans l’opération la plus parfaite de l’intelligence l’homme ne parvenait pas
à voir l’essence divine, mais un autre objet, on devrait dire que l’homme est
béatifié par autre chose que Dieu. Et puisque l’ultime perfection de chaque
chose consiste dans la Conjonction avec son principe, il s’ensuivrait que le principe
effectif de l’homme serait autre chose que Dieu, ce qui nous semble absurde. Ce
serait absurde aussi pour les philosophes qui pensent que nos âmes émanent des
substances séparées, de telle sorte qu’à la fin nous pourrions les connaître.
C’est pourquoi,
selon nous, on doit dire que notre intelligence parviendra à voir l’essence
divine. Et les philosophes doivent dire qu’elle parviendra à voir l’essence des
substances séparées. Il nous reste à rechercher comment cela peut se faire.
Certains affirmèrent, comme Alpharabe et Avempace,
que par le fait même que notre intelligence connaît n’importe quel objet
intelligible, elle parvient à voir l’essence d’une substance séparée. Pour le
montrer, ils procèdent de deux manières. La première : de même que la nature de
l’espèce ne varie pas dans les divers individus, sauf en tant qu’elle est unie
aux principes d’individuation, de même, la forme intelligible connue ne varie
pas selon qu’elle est connue par tel ou tel, sauf en tant qu’elle est unie à
diverses formes imaginatives. C’est pourquoi quand l’intelligence sépare par
l’abstraction la forme intelligible des formes imaginatives, il reste la
quiddité intellectuelle, qui est une et identique dans les diverses
intelligences qui la connaissent. Et cela c’est la quiddité de la substance
séparée. C’est pourquoi, quand notre intelligence parvient à la totale
abstraction de la quiddité intelligible de n’importe quoi, elle connaît par là la quiddité de la substance séparée, qui est
semblable à elle-même. La seconde manière de démonstration : notre intelligence
est faite pour abstraire la quiddité de tous les êtres intelligibles qui en ont
une. Si donc la quiddité qu’elle abstrait de tel être individué ayant une
quiddité, est une quiddité qui n’a pas elle-même de quiddité, en la
connaissant, elle connaît la quiddité d’une substance séparée, qui est ainsi
disposée, puisque les substances séparées sont des quiddités subsistantes, qui
n’ont pas de quiddité ; car la quiddité de ce qui est simple est simple elle-même,
comme dit Avicenne. Mais si la quiddité abstraite de tel être sensible
individué est une quiddité qui possède sa quiddité, alors l’intelligence est
apte à abstraire cette quiddité. Ainsi, puisqu’on ne peut pas remonter à
l’infini, on doit arriver à une quiddité qui n’a pas elle-même de quiddité,
c’est-à-dire une quiddité séparée.
Mais cette
argumentation ne semble pas suffisante. D’abord parce que la quiddité de la
substance matérielle, que l’intelligence abstrait, n’est pas de la même nature
que les quiddités de substances séparées : donc, du fait que notre intelligence
abstrait les quiddités des choses matérielles et les connaît, il ne suit pas
qu’elle connaisse la quiddité de la substance séparée, et surtout l’essence
divine, qui est tout à fait d’une autre nature que toute quiddité créée.
Ensuite, parce que même en supposant qu’elle soit de la même nature, cependant
en connaissant la quiddité d’une chose composée, on ne connaîtrait pas celle de
la substance séparée, sauf selon son genre le plus éloigné, qui est la
substance. Mais cette connaissance est imparfaite tant qu’on ne parvient pas
aux caractères propres de la chose. En effet, celui qui connaît l’homme
seulement en tant qu’il est animal ne le connaît que relativement et en
puissance. Et il le connaît bien moins encore s’il ne connaît que la nature de
la substance en lui-même. C’est pourquoi, connaître ainsi Dieu ou les
substances séparées, ce n'est pas voir l’essence divine ou la quiddité de la
substance séparée : c’est seulement connaître par les effets produits et comme
dans un miroir.
C’est pourquoi
Avicenne, dans ses Métaphysiques, expose un autre moyen de connaître les
substances séparées : celles-ci seraient connues par nous à travers les
intentions de leurs quiddités, qui seraient des similitudes d’elles-mêmes, non
pas abstraites d’elles-mêmes, puisqu’elles sont immatérielles, mais imprimées
par elles dans nos âmes. Mais ce nouveau mode de connaître ne nous paraît pas
non plus suffisant pour la vision divine que nous recherchons. Il est en effet
évident que "tout ce qui est reçu en quelque chose est en elle selon la
manière d’être de cette chose qui reçoit. "La similitude de la divine
essence imprimée dans notre intelligence serait donc en elle selon le mode de
notre esprit. Mais le mode de notre esprit est déficient en regard de la
parfaite réception de la similitude divine. Cette déficience à l’égard de la
parfaite similitude peut se produire avec autant de manières qu’il y a de
manières d’être dissemblables.
D’une manière,
la similitude est déficiente quand la forme est participée dans la même espèce,
mais non d’une manière aussi parfaite comme si quelqu’un est seulement un peu
blanc, tandis que l’autre l’est bien plus. D’une autre manière, la similitude
est encore plus déficiente quand les deux êtres n’appartiennent pas à la même
espèce, mais seulement au même genre comme seraient semblables celui qui a une
couleur citron ou jaunâtre et celui qui a la couleur blanche. D’une autre
manière encore il y a davantage déficience de similitude quand deux êtres n’appartiennent
pas au même genre, mais sont seulement analogues ou proportion nés comme si on
parle de similitude entre la blancheur et l’homme parce que tous deux sont des
êtres. Et de cette manière, toute similitude entre une créature et la divine
essence est tout à fait déficiente. Pour que la vue connaisse la blancheur, il
faut que la représentation de la blancheur soit reçue en elle selon sa raison
d’espèce, bien que non selon le même mode d’être, car être une forme reçue dans
un sens, ou bien être une chose existant en dehors de l’âme, ce sont deux modes
d’être fort différents. Si l’oeil recevait la forme couleur citron, on ne
dirait pas qu’il voit la blancheur. De même pour que l’intelligence connaisse
une quiddité, il faut qu’elle reçoive une similitude selon la raison d’espèce,
bien que peut-être les deux n’aient pas le même mode d’être : en effet la forme
qui se trouve dans l’intelligence ou le sens n’est pas principe de connaissance
selon le mode d’être possédé par l’un et l’autre, mais selon la raison par
laquelle elle communique avec la chose extérieure. Il est ainsi évident que
Dieu ne peut être connu, de telle sorte que son essence serait vue
immédiatement, par aucune similitude reçue dans un esprit créé. C’est pourquoi
certains qui pensaient que l’essence divine pouvait être vue seulement de cette
manière, dirent que cette essence même ne sera pas vue, mais seulement une
sorte d’éclair, comme un rayon d’elle-même. Cette manière de connaître ne
suffit donc pas à atteindre la vision divine, que nous cherchons à expliquer.
Nous devons donc
considérer une autre manière que certains philosophes, Alexandre et Averroès,
ont proposée : en toute connaissance, il doit y avoir quelque forme par
laquelle ho connue ou est vue. La f orme par laquelle l’intelligence est
perfectionnée pour voir les substances séparées ne serait pas la quiddité que
l’intelligence abstrait des choses composées, comme le prétendait la première
opinion. Ce ne serait pas non plus une impression produite dans notre esprit
par la substance séparée, comme disait la seconde opinion : ce serait la
substance elle-même qui s’unirait à notre intelligence comme une forme de telle
sorte qu'elle serait à la fois ce qui est connu, et ce par quoi on le connaît.
Quoi qu’il en soit des autres substances séparées, nous devons accepter cette
manière de connaître quand il s’agit de la vision de Dieu en son essence ; car
toute autre forme qui informerait notre intelligence ne pourrait pas la
conduire à l’essence divine.
Nous ne devons
pas entendre cela en ce sens que l’essence divine serait la vraie forme de
notre intelligence, ou que par l’union entre elle et notre intelligence serait
formée quelque chose d’un absolument, comme dans les choses naturelles
résultant de l’union de la forme et de la matière ; mais en ce sens que le
rapport entre l’essence divine et notre intelligence est comparable au rapport
entre la forme et la matière. Chaque fois en effet que deux choses dont l’une
est plus parfaite que l’autre sont reçues dans le même réceptacle, le rapport
de l’une à l’autre est analogue au rapport de la forme à la matière : ainsi la
lumière et la couleur sont reçues dans le diaphane, et la lumière est par
rapport à la couleur comme la forme par rapport à la matière. De même, quand
l’âme reçoit la lumière intellective et l’essence divine elle-même, qui
l’habite, bien que ce ne soit point de la même manière, l’essence divine est
par rapport à l’intelligence comme la forme par rapport à la matière. Et l’on
peut prouver de la façon suivante que cela suffit pour que l’intelligence
puisse voir l’essence divine elle-même à travers cette même essence divine de
même que par l’union de la forme naturelle, de laquelle une chose reçoit
l’être, et de la matière, il se forme un seul être unique, ainsi par l’union de
la forme par laquelle l’intelligence connaît, et de l’intelligence elle-même,
il se forme un seul être dans celui qui connaît.
Dans les choses
naturelles, une chose subsistante en soi ne peut pas devenir la forme d’une
matière, si cette chose possède déjà de la matière qui fait partie d’elle, car
une matière ne peut pas devenir la forme de quelque chose. Mais si cette chose
subsistante en elle-même est seulement une forme, rien n’empêche qu’elle
devienne la forme de quelque matière et qu’elle devienne ce par quoi existe un
composé comme cela se produit pour l’âme humaine. Dans l’intelligence, nous
devons considérer l’intelligence elle-même étant en puissance comme une sorte
de matière tandis que l’espèce intelligible est la forme. Quand l’intelligence
connaît en acte, elle est comme un composé des deux. Donc, s’il y a une chose
subsistante par elle-même qui n’a pas en soi autre chose que d’être
intelligible en elle-même, cette chose pourra par elle-même être la forme par
laquelle l’intelligence connaît. Une chose est intelligible en tant qu’elle est
en acte, non en tant qu’elle est en puissance. Nous en voyons un signe dans ce
fait que la forme intelligible doit être abstraite de la matière et de toutes
ses propriétés. C’est pourquoi, puisque l’essence divine est acte pur, elle
pourra être la forme par laquelle l’intelligence connaît : telle sera la vision
béatifiante. Aussi Aristote dit-il que l’union entre
l’âme et le corps est "un exemple de l’union bienheureuse par laquelle
l’esprit est uni à Dieu".
Solutions :
1. Le texte cité
peut être interprété de trois manières, comme le dit saint Augustin dans le
livre "la vision de Dieu". Ou bien il exclut la vision corporelle,
par laquelle personne n’a vu ni ne verra l’essence divine ; ou bien il exclut
la vision intellectuelle de Dieu dans son essence pour ceux qui vivent dans
cette chair mortelle ; ou bien il exclut la vision de compréhension par une
intelligence créée. Et c’est ainsi que l’entend saint Jean Chrysostome. Il
ajoute donc "L’Evangéliste parle ici de la connaissance qui serait la
contemplation tout à fait sûre et la compréhension telle que le Père l’a du
Fils." C’est bien aussi la pensée de l’Évangéliste, qui continue :
"Le Fils unique qui est dans le sein du Père, nous le décrira lui-même"
voulant nous prouver d’une manière exhaustive que le Fils est Dieu.
2. De même que
Dieu dépasse par son essence infinie toutes les choses existantes qui ont une
essence déterminée, de même la connaissance qu’il a de lui-même est au-dessus
de toute connaissance. Le rapport de notre connaissance avec notre essence
créée est comme le rapport de la connaissance divine avec son essence infinie.
Dans toute connaissance, il y a deux termes : Celui qui Connaît et Celui qui
est connu. Mais la vision par laquelle nous verrons Dieu en son essence est la
même que Celle par laquelle Dieu se voit, à considérer ce par quoi il est vu :
car nous le verrons dans son essence comme il se voit dans son essence. Mais du
côté du connaissant, il y a une différence : celle qui existe entre l’intelligence
divine et la nôtre. Dans celui qui connaît, ce qui est connu suit la forme par
laquelle nous connaissons, parce que c’est par la forme de la pierre que nous
voyons la pierre. Mais l’intensité de la connaissance dans celui qui connaît
dépend de la puissance de celui-ci : celui qui a une vue plus forte voit plus
nettement. C’est pourquoi dans la vision de Dieu, nous voyons la même chose que
Dieu, son essence, mais pas aussi parfaitement.
3. Saint Denys le
pseudo-aréopagite parle ici de la connaissance par laquelle sur terre nous
connaissons Dieu à travers une forme créée, par laquelle notre intelligence est
informée pour voir Dieu. Mais, comme dit saint Augustin, "Dieu échappe à
toute forme de notre esprit" parce que, quelle que soit la forme conçue par
notre esprit, elle n’atteint pas la notion de l’essence divine. C’est pourquoi
il ne peut être rejoint par notre intelligence. Mais nous le connaissons très
parfaitement dans notre condition de voyageurs, si nous savons qu’il est au-dessus
de tout ce que notre intelligence peut concevoir : et ainsi nous lui sommes
unis comme à quelqu’un d’ignoré. Au contraire, dans la patrie, nous le verrons
par cette forme qu’est son essence, et nous lui serons unis comme à quelqu’un
de connu.
4. "Dieu est
Lumière", comme il est dit en saint Jean (1, 5). Or la lumière est
l’impression de la clarté sur quelqu’un qui est illuminé. Comme l’essence
divine est d’une manière autre que toute similitude d’elle-même imprimée dans
l’intelligence, saint Denys le pseudo-aréopagite dit : "Les ténèbres
divines sont couvertes pour toute lumière", parce que l’essence divine,
qu’il appelle ténèbres à cause de son excès de lumière qui aveugle, demeure
insaisissable à cause de l’impression produite dans notre esprit. Il suit de là
qu’elle échappe à toute connaissance. C’est pourquoi tout être qui, voyant
Dieu, conçoit quelque chose en son esprit, ne conçoit pas vraiment Dieu, mais
quelque chose qui n’est qu’un des effets produits par Dieu.
5. La clarté de
Dieu, bien qu’elle dépasse toutes les formes par lesquelles notre esprit est
informé ici-bas, ne dépasse pas l’essence divine elle-même, qui sera comme la
forme de notre esprit dans la patrie. C’est pourquoi, bien qu’elle soit
maintenant invisible, elle ne le sera plus alors.
6. Il ne peut y avoir
de proportion entre le fini et l’infini, puisque l’infini dépasse le fini d’une
manière absolument indéterminée. Mais il peut y avoir entre eux une certaine
proportion dans le sens d’une similitude de leurs proportions : car de même que
le fini est égal à tel autre fini, ainsi l’infini est égal à l’infini. Pour
qu’une chose soit totalement connue, il faut parfois qu’il y ait une proportion
entre le connaissant et le connu, puisque la puissance du connaissant doit
égaler la possibilité d’être connu de la chose connue cette égalité constitue
une certaine proportion. Mais parfois la cognoscibilité de la chose dépasse la
puissance de celui qui connaît : comme quand nous connaissons Dieu ou au
contraire quand Dieu connaît les créatures. Et alors il ne doit pas y avoir une
proportion entre le connaissant et le connu, mais seulement une certaine
proportionnalité : c’est-à-dire que celui qui connaît soit par rapport à ce qui
doit être connu comme le connaissable par rapport à ce qui est connu. Et cette
proportionnalité suffit pour que l’infini soit connu par le fini, et vice
versa.
On pourrait dire
aussi que la proportion, selon la signification propre de ce mot, indique un
rapport de quantité à quantité, selon un certain dépassement déterminé ; ou
bien une égalité. Mais on peut l’étendre pour signifier toute relation d’une
chose avec une autre. C’est ainsi que nous disons que la matière doit être
proportionnée à la forme. De cette manière, rien n’empêche que notre
intelligence, bien que finie, soit proportionnée à la vision de l’essence
infinie, non cependant en la saisissant totalement, à cause de son immensité.
7. Il y a deux
sortes de similitudes ou de distances entre les choses. La première est
considérée selon leurs natures : et ainsi Dieu est plus distant de
l’intelligence créée que l’être intelligible créé est distant du sens. La
seconde est considérée selon la proportionnalité ici, c’est le contraire, car
le sens n’est pas proportionné pour connaître quelque chose d’immatériel comme
l’intelligence l’est pour connaître n’importe quel être immatériel. Cette
seconde similitude est requise pour connaître, non la première : car il est
évident que l’intelligence qui connaît une pierre ne lui est point semblable en
son état naturel, de même que l’oeil voit du miel rougeâtre et du fiel
rougeâtre, bien qu’il ne saisisse pas la douceur du miel. La rougeur du fiel se
compare mieux avec le miel en tant que visible, que la douceur du miel avec le
miel en tant que visible.
8. Dans la vision
que l’homme aura de Dieu en son essence, celle-ci sera elle-même comme la forme
de l’intelligence par laquelle elle connaîtra : il n’est pas nécessaire qu’elle
devienne une seule chose avec cette intelligence dans son être, mais seulement
que l’une et l’autre deviennent une seule chose dans l’acte de connaître.
9. Nous ne
retenons pas cette affirmation d’Avicenne, car même d’autres philosophes le
contredisent à ce sujet. A moins de vouloir dire qu’Avicenne parle de la
connaissance des substances séparées selon qu’elles sont connues par les
sciences spéculatives et à travers les similitudes d’autres choses. Il
affirmerait donc cela pour montrer que la science n’est pas en nous une
substance mais un accident. L’essence divine, bien qu’elle soit plus distante
de notre intelligence par sa nature supérieure que la substance de l’ange,
possède pourtant davantage d’intelligibilité, parce qu’elle est acte pur, sans
aucun mélange de puissance. Cela ne se retrouve pas dans les autres substances
séparées. Mais cette connaissance que nous aurons de Dieu en son essence
constituera un accident, si nous considérons ce par quoi nous le verrons :
seulement quant à l’acte de celui qui la connaîtra, puisqu’il ne sera pas la
substance même de celui qui verra ou de celui qui sera vu.
10. La substance
séparée de la matière se connaît et connaît les autres choses : et dans les
deux cas nous pouvons constater la vérité du texte cité. En effet, puisque
l’essence même de la substance séparée est intelligible par elle-même et est en
acte en tant que séparée de la matière, il est évident que quand la substance
séparée se connaît elle-même, le connaissant et le connu sont tout à fait la
même chose. Car elle ne se connaît pas elle-même à travers quelque intention
abstraite d’elle-même, comme nous connaissons les choses matérielles. Telle
semble être la pensée d’Aristote, comme cela ressort du commentaire. Mais en
tant que la substance séparée connaît d’autres choses, ce qui est connu en acte
devient une même chose avec ce qui connaît en acte, en tant que la forme du connu
devient forme de l’intelligence, comme le prouve Avicenne. Car l’essence de
l’intelligence demeure une sous deux formes, en tant qu’elle connaît deux
choses successivement, comme la matière première demeure unique sous diverses
formes. C’est pourquoi le commentateur compare l’intellect possible, dans ce
cas, à la matière première. Et ainsi il ne suit nullement que notre
intelligence en voyant Dieu devienne l’essence divine elle-même, mais qu’elle est comparée à lui comme à sa perfection et à sa forme.
11. Ces citations
et toutes les semblables doivent s’entendre de la connaissance que nous avons
de Dieu sur terre, pour les raisons dites plus haut.
12. L’infini
considéré au sens privatif (ou indéfini) est inconnaissable, en tant que tel,
puisqu’il est privé de ce complément de détermination d’où vient la
connaissance d’une chose. Il se réduit à la manière d’être de la matière qui
serait privée de toute détermination, comme dit Aristote dans les Physiques.
Mais l’infini pris dans le sens seulement négatif signifie l’absence d’une
matière qui le limite, puisque la forme est de quelque manière limitée par la
matière. Donc cet infini-là est de soi tout à fait connaissable. C’est de cette
manière que Dieu est infini.
13. Saint Augustin
parle ici de la vision corporelle par laquelle Dieu ne pourra jamais être vu.
Cela ressort de ce qui précède. "Jamais personne n’a vu Dieu ni ne peut le
voir comme on voit les choses visibles : par nature il est invisible comme il
est incorruptible." Mais de même que par sa nature il est l’être le plus
accompli, ainsi de soi il est le plus intelligible. Si parfois il n’est pas
Connu par nous, c’est à cause de notre déficience : si donc nous le voyons
après n’avoir pas pu le voir, ce n’est pas lui qui a changé, mais nous.
14. Dieu dans la
patrie sera vu par les saints tel qu’il est, si nous
parlons de celui-là même qui est vu ; les saints le verront de la manière qu’il
est lui-même. Mais si nous parlons de celui qui le connaît, alors il ne sera
pas vu tel qu’il est, parce que l’esprit créé n’aura pas une capacité
suffisante pour le voir, en comparaison avec la possibilité que l’essence
divine possède en elle-même d’être connue.
15. Dans la vision
corporelle et dans la vision intellectuelle, on peut considérer trois sortes
d’intermédiaires. D’abord, l’intermédiaire grâce auquel on voit : celui-là
perfectionne la vue pour toute vision en général, sans la déterminer à tel
objet spécial ; telle est la lumière corporelle pour la vue corporelle, et la
lumière de l’intellect agent pour l’intellect possible, en tant
qu’intermédiaire. Puis, il y a l’intermédiaire par lequel on voit : et c’est la
forme visible, par laquelle chacune des deux puissances visuelles est
déterminée à tel objet spécial ; ainsi la forme de la pierre fait voir la
pierre. Enfin, il y a l’intermédiaire dans lequel on voit : c’est ce par la vue
de quoi le regard est conduit à voir autre chose : en regardant un miroir nous sommes
conduits à y voir ce qu’il réfléchit et en voyant une image nous sommes
conduits à ce qu’elle représente ; de même l’intelligence, par la connaissance
de l’effet, est conduite à sa cause ou inversement. Dans la vision de la
patrie, il n’y aura pas ce troisième intermédiaire, c’est-à-dire que Dieu
serait connu par les images d’autre chose, comme ici-bas : c’est pourquoi on
dit que nous voyons maintenant dans un miroir. Il n’y a pas non plus le second
intermédiaire, parce que l’essence divine sera elle-même ce par quoi notre
intelligence verra Dieu. Nous aurons seulement le premier intermédiaire, qui
élèvera notre intelligence pour qu’elle puisse être unie à la substance
incréée, comme nous l’avons dit. Mais cet intermédiaire ne permet pas de dire
que la vision sera médiate : puisqu’il ne se place pas entre le connaissant et
la chose connue, mais il est ce qui donne à celui qui connaît la puissance de
connaître
16. On dit des
créatures corporelles qu’elles sont vues sans intermédiaire que quand ce qui en
elles peut être uni au sens de la vue lui est uni en
fait ; mais elles ne peuvent pas être unies à la vue dans leur essence, à cause
de leur matérialité. Elles sont donc vues sans intermédiaire, quand leur image
est unie à la vue. Mais Dieu est par essence capable d’être uni à
l’intelligence ; il ne serait donc pas vu immédiatement si son essence n’était
pas unie à l’intelligence. Et cette vision qui s’opère d’une manière immédiate,
s’appelle la vision de la face.
En outre,
l’image de la chose corporelle est reçue dans le sens de la vue telle qu’elle
est dans la réalité, quoique pas selon la même manière d’être elle conduit donc
directement à cette chose. Aucune représentation ne peut conduire notre esprit
de cette manière jusqu’à Dieu, comme cela ressort de ce que nous avons dit. Ce
n’est donc pas la même chose.
Objections :
1. Il semble que
oui. L’oeil glorifié aura une puissance plus grande que celle de tout oeil non
glorifié. Or le bienheureux Job (19, 26) a vu Dieu de ses yeux : "Je t’ai
entendu par mon oreille, et maintenant mon oeil te voit." A bien plus
forte raison l’oeil glorifié pourra-t-il voir Dieu en son essence.
2. Job (19, 26) dit
: "Dans ma chair, je verrai Dieu mon Sauveur." Dans la patrie, on
verra donc Dieu, des yeux du corps.
3. Parlant de la
vue qu’auront les yeux glorifiés, saint Augustin s’exprime ainsi : "Leurs
yeux posséderont une force toute-puissante, non pour qu’ils voient d’un regard
plus perçant comme celui qu’on attribue aux serpents ou aux aigles quelle que
soit la pénétration de vision de ces animaux, ils ne peuvent voir rien d’autre
que les corps. Mais les yeux glorifiés verront même les choses
incorporelles." Toute puissance capable de voir les choses incorporelles
peut être élevée jusqu’à la vision de Dieu. Les yeux glorifiés pourront donc le
voir.
4. La différence
entre les choses corporelles et les incorporelles est la même qu’entre celles-ci
et les premières. Or l’oeil incorporel peut voir les choses corporelles. Donc
l’oeil corporel peut voir les choses incorporelles donc, même conclusion que
plus haut.
5. Saint Grégoire
le Grand dit : "L’homme qui, s’il avait observé les préceptes, serait
devenu spirituel jusqu’en sa chair, est devenu, par le péché, charnel jusqu’en
son esprit." Mais de ce fait, "il ne pense plus qu’aux choses qui
parviennent à l’esprit par les images des corps". Quand sa chair sera
devenue spirituelle (ce qui est promis aux saints après leur résurrection), il
pourra voir dans sa chair même les choses spirituelles. Donc, aussi Dieu.
6. L’homme ne peut
recevoir que de Dieu sa béatitude. Il la recevra non seulement dans son âme,
mais aussi dans son corps. Il verra donc Dieu ; non seulement par
l’intelligence, mais aussi par sa chair.
7. Comme Dieu est
présent par son essence dans l’intelligence, ainsi il sera présent dans le sens,
car "il sera toutes choses en tous", comme dit saint Paul aux
Corinthiens (1 Co 15, 28). Mais l’intelligence le voit parce que son essence
lui est unie. Il pourra donc être vu aussi par le sens.
Cependant :
1. Saint Ambroise
de Milan dit, au sujet de saint Luc : "Dieu ne peut être cherché par les
yeux du corps, il ne sera pas cerné par la vue ni touché par le tact."
Dieu ne sera donc vu en aucune manière par un sens corporel.
2. En outre, saint
Jérôme dit à propos d’Isaïe 6 : "J’ai vu le siège du Seigneur". Les
yeux de chair ne peuvent apercevoir ni la divinité du Père, ni celle du Fils,
ni celle de l’Esprit-Saint ; mais seuls la voient les yeux de l’esprit, dont il
est dit : Bienheureux ceux qui ont le coeur pur."
3. De plus, saint
Jérôme dit ailleurs : "Une chose incorporelle n’est pas visible pour des
yeux corporels." Or Dieu est le plus incorporel de tous les êtres. Donc,
etc.
4. De plus, saint
Augustin dit : "Personne n’a jamais vu Dieu tel qu’il est, soit en cette
vie, soit en la vie des anges, à la manière dont sont visibles les choses qui
sont vues par la vision corporelle." Mais la vie des anges est la vie
bienheureuse dans laquelle les ressuscités vivront. Donc, etc.
5. De plus
"on dit que l’homme a été fait à l’image de Dieu, en tant qu’il peut voir
Dieu", comme dit saint Augustin. Mais l’homme est à l’image de Dieu par
son esprit, non par sa chair. C’est donc par l’esprit et non par la chair qu’il
verra Dieu.
Conclusion :
Il y a deux
manières de percevoir quelque chose par le sens corporel par soi ou par
accident. Par soi : nous percevons ce qui peut produire par soi une impression
sur le sens corporel. Une chose peut produire cette impression ou bien sur le
sens en tant que sens, ou sur tel sens en tant qu’il
est tel sens. Ce qui agit sur le sens de cette dernière façon est le sensible
propre de tel sens, par exemple la couleur pour la vue, le sont pour l’ouïe.
Puisque le sens en tant que tel se sert d’un organe corporel, une chose ne peut
être perçue par lui que corporellement, car tout ce qui est reçu en quelque
chose l’est à la manière de ce qui le reçoit. C’est pourquoi toutes les Choses
sensibles impressionnent le sens en tant que sens, selon qu’elles possèdent une
dimension. Dès lors, la dimension et toutes ses conséquences, comme le mouvement,
le repos, le nombre, etc., sont appelées des sensibles communs par soi. Ce qui
n’impressionne pas le sens, ni en tant que sens, ni en tant qu’il est tel sens,
peut pourtant être connu, par accident : parce qu’il est uni aux choses qui
impressionnent le sens par elles-mêmes. C’est ainsi que Socrate, et le fils de Diares, et son ami, et d’autres réalités de ce genre, qui
sont connues par soi universellement par l’intelligence, peuvent être connues
dans le concret par la puissance cogitative de l’homme ou par l’estimative des
autres animaux. Nous disons que le sens extérieur perçoit ces choses, par
accident seulement, quand, à partir de ce qu’il connaît par soi, la puissance cognoscitive (à qui il appartient de connaître par soi cet
objet connu), le perçoit aussitôt, sans doute et sans déduction : de même que
nous voyons que quelqu’un vit s’il parle. Quand il n’en est pas ainsi, on ne
dit pas que le sens connaît, même par accident.
Je dis donc que
Dieu ne peut en aucune manière être vu du regard corporel, ni être perçu par
quelque sens, comme une chose visible par soi, ni ici-bas, ni dans la patrie ;
car si on enlève au sens ce qui lui convient en tant que sens, il cesse d’être
un sens. De même, si on enlève à la vue ce qui lui convient en tant que telle,
il n’y a plus de vue. Le sens en tant que tel perçoit la dimension et la vue en
tant que telle perçoit la couleur. Il est donc impossible que la vue perçoive
quelque chose qui n’est pas coloré, ni étendu, à moins de parler de sensation
d’une manière équivoque. Puisque la vue et le sens seront dans le corps
glorieux spécifiquement les mêmes qu’ici-bas, il n’est pas possible qu’ils
voient l’essence divine comme une chose visible par soi. La vue le percevra
seulement comme une chose visible par accident, d’une part en considérant la
gloire de Dieu dans les corps, surtout glorifiés, et principalement dans le
corps du Christ ; et d’autre part parce que l’intelligence verra Dieu si
clairement, que la vue le percevra dans les choses corporelles, de même que si
quelqu’un parle on perçoit qu’il vit. Assurément notre intelligence ne verra
pas Dieu dans les créatures, mais elle le verra à travers les créatures vues
corporellement. C’est de cette manière de voir Dieu corporellement que saint
Augustin parle quand il dit : "Il est tout à fait croyable que nous
verrons les réalités corporelles du monde, du nouveau Ciel et de la nouvelle
terre, de telle sorte que nous apercevrons dans une éblouissante clarté Dieu
présent en toutes choses et gouvernant tous les êtres même corporels. Cela se
fera, non pas comme maintenant nous découvrons les choses invisibles de Dieu à
travers celles qu’il a créées, mais de la manière dont, quand nous voyons les
hommes, nous ne croyons pas, mais nous voyons qu’ils vivent.
Solutions :
1. Ce mot de Job
s’applique à l’oeil spirituel ; c’est pourquoi saint Paul (Eph
1, 18) dit que "seront éclairés les yeux de notre cœur".
2. Cette citation
doit être comprise non en ce sens que nous verrons Dieu par nos yeux de chair,
mais en ce sens que, étant dans la chair, nous verrons Dieu.
3. Dans ce
passage, saint Augustin est la recherche du sens de ces paroles, et parle
conditionnellement. Cela ressort de ce qu’il dit plus haut : "Ils seront
d’une toute autre puissance si par les yeux ils voient la nature incorporelle."
Il ajoute : "C’est pourquoi cette puissance..." et il conclut en
accord avec ce que nous avons vu plus haut.
4. Toute
connaissance se réalise par une abstraction de la matière. C’est pourquoi, plus
la forme corporelle est abstraite de la matière, plus elle est principe de
connaissance. La forme qui existe dans la matière n’est aucunement principe de
connaissance ; elle l’est de quelque manière dans le sens, en tant que séparée
de la matière, et mieux encore dans notre intelligence. C’est pourquoi l’oeil
spirituel, libéré de l’empêchement matériel de la connaissance, peut voir une
chose corporelle. Il n’en découle pas que l’oeil corporel, dépourvu de la
puissance de connaître à cause de sa participation à la matière, puisse
connaître parfaitement les choses connaissables incorporelles.
5. Bien que
l’esprit devenu charnel ne puisse connaître que ce qu’il reçoit des sens,
cependant, il le connaît immatériellement. Tout ce que la vue saisit, elle le
voit corporellement. Elle ne peut donc pas connaître les choses qui ne peuvent
être saisies corporellement.
6. La béatitude
est la perfection de l’homme en tant qu’homme. Il n’est pas homme par son
corps, mais plutôt par son âme. Les corps ne sont de l’essence de l’homme qu’en
tant qu’ils sont perfectionnés par l’âme. C’est pourquoi la béatitude de
l’homme ne consiste principalement que dans un acte de l’âme, et c’est d’elle
qu’elle dérive dans le corps par une sorte de débordement, comme nous l’avons
vu. Il y aura cependant une certaine béatitude de notre corps en tant qu’il
verra Dieu dans les créatures sensibles, et surtout dans le corps du Christ.
7. L’intelligence
perçoit les choses spirituelles, qui échappent à la vue du corps. C’est
pourquoi l’intelligence pourra connaître l’essence divine qui lui sera unie ;
mais non l’oeil corporel.
Objections :
1. Il semble que
les saints qui voient Dieu en son essence voient toutes les choses que Dieu
connaît en lui-même, car, comme dit saint Isidore de Séville : "Les anges
voient toutes choses dans le Verbe de Dieu, avant qu’elles s’accomplissent.
"Les saints seront égaux aux anges de Dieu, selon saint Matthieu (22, 30).
En voyant Dieu, ils verront donc toutes choses.
2. Saint Grégoire
le Grand dit : "Puisque là-haut ils verront tous Dieu en une même clarté,
que pourraient-ils ignorer en connaissant celui qui sait toutes choses ?"
Il parle des bienheureux qui voient Dieu par essence. Ceux qui le voient de
cette manière connaissent donc toutes choses.
3. Comme dit
Aristote : "L’intelligence qui connaît les plus grandes choses peut plus
encore connaître les plus petites." Mais le plus élevé des intelligibles
est Dieu. La puissance de l’intelligence est donc très augmentée en le
connaissant. En le voyant elle voit donc toutes choses.
4. L’intelligence
n’est empêchée de connaître quelque chose que parce que celle-ci la dépasse.
Mais aucune créature ne peut dépasser l’intelligence qui voit Dieu. En effet, saint
Grégoire le Grand dit : "Toute créature devient minime pour l’âme qui voit
le créateur." Ceux qui voient Dieu en son essence connaissent donc toutes
choses.
5. Toute puissance
passive qui ne passe pas à l’acte est imparfaite. L’intellect possible de l’âme
humaine est une puissance passive ordonnée à tout connaître, puisque
"l’intellect possible est ce par quoi nous devenons toutes choses",
comme dit saint Grégoire le Grand. Si donc dans la béatitude il ne connaissait
pas toutes choses, il demeurerait imparfait, ce qui est absurde.
6. Tout homme qui
voit un miroir y voit tout ce que ce miroir reflète. Or toutes choses sont
comme reflétées dans le Verbe de Dieu, qui est la raison et l’image de tout.
Les saints qui voient le Verbe par essence, voient donc toutes les créatures.
7. Les Proverbes (10,
24) disent : "Les justes obtiendront l’objet de leur désir." Les
saints désirent connaître toutes choses, puisque "tous les hommes, par
nature, désirent connaître", et que la nature n'est pas supprimée par la
gloire. Dieu leur donnera donc de tout connaître.
8. L’ignorance est
une sorte de châtiment de la vie présente. Or tout châtiment sera supprimé pour
les saints, dans la gloire. Donc aussi toute ignorance : ils connaîtront donc
toutes choses.
9. La béatitude
des saints est d’abord dans l’âme, puis dans le corps. Les corps des saints
seront transformés dans la gloire pour être assimilés au corps du Christ, selon
saint Paul aux Philippiens (3, 21). Les âmes seront donc perfectionnées aussi
par la similitude de l’âme du Christ. Celle-ci voit toutes choses dans le
Verbe. Toutes les âmes des saints verront donc toutes choses dans le Verbe.
10. L’intelligence
comme le sens connaît tout ce dont elle reçoit en elle la similitude. Or
l’essence divine représente toutes choses plus exactement que toute autre
similitude des autres choses. Puisque, dans la vision bien heureuse, l’essence
divine devient comme la forme de notre intelligence, il semble que les saints
verront tout en Dieu.
11. Aristote dit
que : "si l’intellect agent devenait la forme de notre intellect possible,
nous connaîtrions toutes choses." Mais la divine essence contient la
représentation de toutes choses plus clairement que l’intellect agent.
L’intelligence, en voyant Dieu en son essence, connaît donc toutes choses.
12. Les anges
inférieurs, qui ne connaissent pas toutes choses, sont illuminés au sujet de ce
qu’ils ignorent, par les anges supérieurs. Mais après le jour du jugement un
ange n’en éclairera plus un autre, car alors toute prééminence cessera, comme
dit la Glose au sujet de l’Epître de saint Paul aux Corinthiens. Les anges
inférieurs connaîtront alors toutes choses, et pour le même motif, tous les
saints qui verront Dieu en son essence.
Cependant :
1. Comme dit saint
Denys le pseudo-aréopagite : "Les anges supérieurs libèrent les inférieurs
de leur ignorance ". Or les anges inférieurs voient l’essence divine ; un
ange qui voit cette essence peut donc quand même ignorer certaines choses. Et
l’âme ne voit pas Dieu plus parfaitement qu’un ange. Il n’est donc point
nécessaire que les âmes qui voient Dieu connaissent toutes choses.
2. En outre, le
Christ seul possède l’esprit sans mesure, comme dit saint Jean (3, 34). C’est
en tant que tel qu’il connaît toutes choses dans le Verbe. C’est pourquoi, nous
voyons dans le même passage, que "le Père a mis toutes choses dans sa main
". Nul autre que le Christ n’a donc le pouvoir de connaître toutes choses
dans le Verbe.
3. De plus, plus
un principe est connu parfaitement, plus on connaît à travers lui ses nombreux
effets. Mais certains de ceux qui verront Dieu dans son essence le connaîtront
plus parfaitement, lui qui est le principe de toutes choses. Certains
connaîtront donc plus de choses que d’autres, et tous ne sauront pas tout.
Conclusion :
Dieu, en
connaissant son essence, connaît tout ce qui est, sera, a été. Et ce mode de
connaissance est appelé connaissance de vision, parce qu’elle est semblable à
la vision corporelle qui connaît toutes les choses présentes. En voyant son
essence, Dieu connaît en outre tout ce qu’il est capable de faire, bien qu’il
ne l’ait jamais réalisé et ne le réalisera pas. Sinon il ne connaîtrait point
parfaitement sa puissance, car on ne connaît pas sa puissance si on en ignore
les objets. C’est ce qu’on appelle connaître de science ou connaissance de
simple intelligence.
Il est
impossible qu’une intelligence créée, en voyant l’essence divine connaisse
toutes les choses que Dieu peut faire. Plus un principe est connu parfaitement,
plus on connaît de choses à travers lui, de même que dans un principe de
démonstration, celui qui possède un esprit plus perspicace découvre plus de
conclusions que celui qui a un esprit plus lent. Puisque le degré de la
perfection divine correspond à ce dont elle est capable, si une intelligence
voyait dans l’essence divine tout ce que Dieu est capable de faire, elle serait
d’un degré de perfection égal, dans son acte de connaissance, à la perfection
de la puissance divine réalisant ses effets : elle engloberait donc la
puissance divine, ce qui est impossible pour tout esprit créé. Par contre, les
choses que Dieu connaît par science de vision peuvent être connues dans le
Verbe par un esprit créé, c’est-à-dire l’âme du Christ.
Au sujet de ceux
qui, en dehors du Christ, voient l’essence divine, il y a deux opinions
différentes :
- 1° Les uns
disent que tous ceux qui voient Dieu en son essence voient tout ce que Dieu
voit par science de vision. Mais cela est en désaccord avec les affirmations
des saints, qui disent que les anges ignorent certaines choses, bien qu’il soit
de foi qu’ils voient tous Dieu en son essence.
- 2° Les autres
disent que les autres que le Christ, bien qu’ils voient Dieu en son essence, ne
voient pas tout ce que Dieu voit, parce qu’ils ne saisissent pas la plénitude
de l’essence divine. Il n’est pas nécessaire que celui qui connaît une cause en
connaisse tous les effets, s’il connaît intégralement la cause. Or cela n’est
pas possible pour un esprit créé.
C’est pourquoi
chacun de ceux qui voient Dieu en son essence voit d’autant plus de choses en
elle, qu’il la pénètre plus clairement : certains pourront donc en éclairer
d’autres. De cette manière, la science des anges et des saintes âmes peut
croître jusqu’au jour du jugement, comme les éléments qui appartiennent à la
récompense accidentelle. Mais ensuite, cette science ne croîtra plus, car ce
sera le dernier état des choses, et dans cet état il est possible que tous
connaissent tout ce que Dieu connaît par sa science de vision.
Solutions :
1. Ce que dit saint
Isidore de Séville : "Les anges savent dans le Verbe toutes choses avant
qu’elles s’accomplissent ", ne peut se rapporter à ce que Dieu sait de
science de simple intelligence, puisque ces choses ne se produiront jamais ;
elles ne peuvent être rapportées qu’à ce que Dieu connaît par science de
vision. De ces choses, il ne dit pas que tous les anges les connaissent toutes,
mais peut-être quelques-uns. Et ceux-là même qui les connaissent ne le font pas
parfaitement. Dans une même chose on peut en effet considérer de multiples
raisons intelligibles, comme diverses propriétés, et relations avec les autres
choses : il est possible que tandis que deux personnes connaissent la même
chose, l’une perçoive plus de raisons que l’autre et puisse les communiquer à
l’autre. C’est pourquoi saint Denys le pseudo-aréopagite dit que "les
anges inférieurs reçoivent des anges supérieurs les raisons intelligibles des
choses". Les anges qui connaissent toutes les créatures ne perçoivent pas
nécessairement tout ce qui est intelligible en elles.
2. De cette
citation de saint Grégoire le Grand, il ressort que dans la vision béatifique
nous est donné le pouvoir de tout connaître, puisque l’intermédiaire de notre
connaissance sera alors l’essence divine elle-même, essence par laquelle il
connaît tout. Mais le fait que tout ne sera pas compris est à mettre au compte
des limites de notre intelligence créée, qui ne peut comprendre l’essence
divine.
3. L’intelligence
créée ne voit pas l’essence divine selon le mode d’être de cette essence, mais
selon son mode propre, qui est limité ; il n’est donc pas exigé que sa
pénétration de connaissance en cette vision soit étendue infiniment jusqu’à la
connaissance de toutes choses.
4. Le défaut de
connaissance ne provient pas seulement d’un excès ou d’un défaut de ce qui est
connaissable, mais aussi de ce que la raison connaissable n’est pas unie
entièrement à l’intelligence : de même que la vue parfois ne voit pas une
pierre, parce que l’image de cette pierre ne l’atteint pas. Bien que l’esprit
qui voit Dieu soit uni à son essence divine, qui est le principe de toutes
choses, il ne lui est pas uni en tant qu’elle est la raison (ou source
intelligible) de toutes les choses, mais en tant qu’elle est la raison de
quelques choses : et chacun pénètre d’autant plus l’essence divine qu’il y voit
la raison de plus de choses.
5. Quand une
puissance passive peut être perfectionnée par plusieurs perfections ordonnées
l’une à l’autre, si elle est perfectionnée par la plus élevée de ces
perfections, on ne dit pas qu’elle est imparfaite parce quelques dispositions
précédentes lui manquent. Toute connaissance qui perfectionne l’intelligence
créée est ordonnée, comme à sa fin, à la connaissance de Dieu. Donc, en voyant
Dieu en son essence, même si on ne voyait rien d’autre, l’intelligence serait
parfaite. Et elle n’est pas plus parfaite parce qu’elle connaît en même temps
quelque autre chose, à moins que cela augmente sa connaissance de Dieu. C’est
pourquoi saint Augustin dit : "Malheureux l’homme qui connaît toutes les
choses créées et t’ignore. Bienheureux celui qui te connaît, même s’il ignore
le reste. Celui qui te connaît, et aussi d’autres choses, n’en est pas plus
heureux il n’est bienheureux qu’à cause de toi seul."
6. Ce miroir est
doué de volonté, et de même qu’il se montre à qui il veut, ainsi il manifeste
en lui-même ce qu’il veut. Ce n'est pas comme le miroir matériel qui n’a pas le
pouvoir de se faire voir ou non.
- On pourrait
dire aussi que dans le miroir matériel les choses reflétées, comme le miroir
lui-même, apparaissent sous leur propre forme. Bien que ce miroir apparaisse
grâce à la forme qu’il reçoit de la réalité, tandis que la pierre réfléchie par
lui, n’est vue que par sa propre forme qui est réfléchie par autre chose
qu’elle-même. Par la même raison on connaît l’un et l’autre. Au contraire, dans
le miroir incréé, on voit quelque chose par la forme du miroir lui-même, comme
un effet est vu à travers la connaissance de sa cause, et vice versa. Il n’est
donc pas nécessaire que qui voit le miroir éternel voie tout ce qui s’y trouve
contenu. En effet, quelqu’un qui voit une cause ne voit pas nécessairement tous
ses effets, à moins qu’il n’ait une connaissance exhaustive de cette cause.
7. Le désir qu’ont
les saints de tout connaître est assouvi seulement par la vue de Dieu, de même
que leur désir de posséder tous les biens sera satisfait par la possession de
Dieu. De même que Dieu, bonté parfaite, comble tout amour de bien, et que sa
possession procure de quelque manière tous les biens, de même sa vue donne une
satisfaction totale à l’intelligence. Comme dit saint Jean (14, 8) :
"Seigneur, montrez-nous le Père, et cela nous suffit."
8. L’ignorance
proprement dite marque une privation de quelque chose : comme telle, elle est
une peine ; elle est alors la privation de la connaissance de choses qui
devraient être connues ou qu’il est nécessaire de connaître. Dans la patrie
céleste, les saints ne seront privés d’aucune connaissance de ce genre. Mais
parfois, on prend le mot ignorance pour signifier n’importe quelle absence
d’une connaissance.
En ce sens, les
anges et les saints ignoreront certaines choses dans la patrie. C’est pourquoi saint
Denys le pseudo-aréopagite dit que "les anges sont libérés de
l’ignorance". Ainsi comprise, l’ignorance n’est pas un châtiment, mais
seulement une déficience. Et il n'est pas nécessaire que toute déficience de ce
genre disparaisse dans la gloire : dans le même sens, on pourrait dire que
c’était un défaut pour le pape Lin de ne point parvenir à la gloire de saint
Pierre.
9. Notre corps
sera conforme à celui du Christ dans la gloire, en similitude mais non en
égalité : il sera lumineux comme le corps du Christ, mais non également. De
même notre âme possédera la gloire à la ressemblance de l’âme du Christ, mais
non également. Elle possédera donc la science comme l’âme du Christ, mais non
autant. Elle ne saura pas toutes choses comme l’âme du Christ.
10. Bien que
l’essence divine soit le principe de toutes les choses connaissables, ce n’est
pas en tant que principe de toutes choses qu’elle sera unie à l’intelligence
créée. L’argument proposé ne vaut donc pas.
11. L’intellect
agent est la forme proportionnée à l’intellect possible, de même que la
puissance de la matière est proportionnée à la puissance naturelle : de telle
sorte que tout ce qui est dans la puissance passive de la matière, ou de
l’intellect possible, se trouve dans la puissance active de l’intellect agent,
ou de l’agent naturel. C’est pourquoi, si l’intellect agent devient la forme de
l’intellect possible, celui-ci doit connaître tout ce à quoi s’étend la
puissance de l’intellect agent. Mais l’essence divine n’est pas une forme qui
serait proportionnée de cette manière à notre intelligence. La comparaison ne
vaut donc pas.
12. Rien n’empêche
de dire qu’après le jour du jugement, quand la gloire des hommes et des anges
sera totalement achevée, tous les bienheureux sauront tout ce que Dieu connaît
de science de vision, bien que tous ne voient pas toutes choses dans l’essence
divine. Mais l’âme du Christ verra alors pleinement toutes choses, comme elle
le voit déjà maintenant. Les autres âmes verront alors plus ou moins de choses,
selon le degré de clarté de leur connaissance de Dieu c’est ainsi que l’âme du
Christ illuminera les autres âmes au sujet de ce qu’elle voit mieux qu’elles
dans le Verbe. C’est pourquoi l’Apocalypse (21, 23) dit que "la clarté de
Dieu illuminera la cité de Jérusalem, et sa source de lumière est
l’Agneau." De même les supérieurs illumineront les inférieurs, non par une
nouvelle illumination qui augmenterait la science des inférieurs, mais par une
sorte de prolongation d’illumination comme si on imagine que le soleil au repos
illumine l’air. C’est pourquoi Daniel (12, 3) dit que "ceux qui enseignent
à beaucoup la justice, brilleront comme les étoiles pour l’éternité." La
prééminence des divers ordres cessera seulement quant aux choses qu’ils
exercent actuellement à notre égard par leurs ministères subordonnés l’un à
l’autre, comme cela ressort de la Glose de ce texte.
Traitons
maintenant de la béatitude des saints et de leurs demeures. Nous poserons trois
questions : - 1. La béatitude des saints croît-elle après le jugement ? - 2.
Convient-il de désigner les degrés de béatitude par le terme de demeures ? - 3.
Les diverses demeures se distinguent-elles selon les degrés de charité ?
Objections :
1. Il semble que
non. Plus une chose parvient à la ressemblance avec Dieu, plus elle participe
parfaitement à sa béatitude. L’âme séparée du corps est plus semblable à Dieu
que quand elle est unie au corps. La béatitude est donc plus grande avant
qu’elle reprenne son corps.
2. Une force
unifiée est plus puissante que si elle est divisée. Mais l’âme hors du corps
est plus unifiée que dans le corps. Sa puissance d’action est donc plus grande,
et ainsi elle participe plus parfaitement à la béatitude qui consiste en un
acte.
3. La béatitude
consiste en un acte de l’intelligence spéculative. Mais l’intelligence dans son
acte n’implique pas un organe corporel. La reprise du corps ne donnera donc pas
à l’âme la possibilité de comprendre plus parfaitement. La béatitude de l’âme
ne sera donc pas plus grande après sa résurrection.
4. Rien de plus
grand que l’infini un être fini ajouté à l’infini ne le grandit pas. Mais l’âme
bienheureuse avant la résurrection du corps possède la béatitude puisqu’elle
jouit d’un bien infini, Dieu. Après la résurrection du corps, elle ne jouira
pas d’autre chose, sauf peut-être de la gloire du corps, qui est un bien fini.
La joie qui suivra la reprise du corps ne sera donc pas plus grande
qu’auparavant.
Cependant :
1. À propos de
l’Apocalypse (6, 9), la Glose ordinaire dit : "Actuellement, les âmes des
saints se trouvent sous les autels, c’est-à-dire dans une moindre dignité que
plus tard. Leur béatitude sera donc plus grande après la résurrection qu’après
leur mort.
2. En outre, la
béatitude est accordée aux bons comme récompense, comme la souffrance est
infligée aux méchants. Mais la souffrance des méchants sera plus grande après
la reprise de leur corps, car ils seront punis non seulement dans l’âme mais
dans le corps. La béatitude des saints sera donc plus grande après la résurrection
des corps.
Conclusion :
Il est manifeste
que la béatitude des saints sera augmentée en étendue après la résurrection,
car elle ne sera plus seulement de l’âme, mais aussi du corps. Et la béatitude
de l’âme elle-même sera accrue en étendue puisqu’elle ne jouira pas seulement
de son propre bien, mais aussi du bien du corps. On peut même dire que la
béatitude de l’âme sera accrue en intensité. Le corps de l’homme peut, en
effet, être considéré de deux manières : d’une part, en tant qu’il peut être
perfectionné par l’âme ; d’autre part, selon qu’il y a en lui quelque chose qui
gêne l’âme dans ses opérations, parce qu’elle ne parvient pas à le
perfectionner totalement. Selon la première manière de considérer le corps, son
union avec l’âme ajoute à celle-ci quelque perfection, puisque toute partie est
imparfaite et se complète dans son tout : le tout se comporte à l’égard de la
partie comme la forme à l’égard de la matière. L’âme est donc plus parfaite
dans son existence naturelle quand elle est dans le tout, c’est-à-dire dans
l’homme composé de l’âme et du corps, que quand elle est une partie séparée.
Mais l’union avec le corps, dans la seconde manière de considérer, empêche la
perfection de l’âme.
C’est pourquoi
la Sagesse dit que "le corps qui se corrompt, appesantit l’âme. "Si
donc on enlève du corps tout ce par quoi il résiste à l’action de l’âme, celle-ci
sera absolument parlant plus parfaite dans ce corps que séparée de lui. Plus
une chose est parfaite en son être, plus elle peut agir parfaitement. L’opération
de l’âme unie à un tel corps sera donc plus parfaite que celle de l’âme
séparée. Tel sera le corps glorieux, entièrement soumis à l’esprit. Puisque la
béatitude consiste en une opération, celle de l’âme sera plus parfaite après la
reprise du corps qu’auparavant. Tout être imparfait tend à sa perfection. L’âme
séparée tend naturellement vers son union avec le corps ; et à cause de cette
tendance, qui vient d’une imperfection, l’opération par laquelle elle tend vers
Dieu est moins intense. C’est ce que dit saint Augustin : "Par le désir du
corps, l’âme est retardée dans sa tendance totale vers ce bien suprême."
Solutions :
1. L’âme unie au
corps glorieux est plus semblable à Dieu que quand elle en est séparée, parce
que, en lui étant unie, elle possède plus parfaitement l’existence. En effet,
plus une chose existe parfaitement, plus elle est semblable à Dieu : ainsi le
coeur, dont la perfection vitale consiste dans le mouvement, est plus semblable
à Dieu quand il se meut que quand il se repose, bien que Dieu ne se meuve
jamais.
2. La puissance
qui par nature doit être dans la matière est plus puissante quand elle se
trouve dans la matière que quand elle en est séparée, bien que, absolument
parlant, la puissance soit supérieure quand elle est séparée de la matière.
3. Bien que l’âme
ne se serve pas du corps dans l’acte de connaissance, cependant la perfection
du corps contribue de quelque manière à la perfection de l’opération
intellectuelle, en tant que l’âme, par l’union avec le corps glorieux, sera plus
parfaite en sa nature, et donc plus efficace dans son opération. C’est pourquoi
le bien du corps lui-même coopérera, pour ainsi dire instrumentalement, à
l’opération en laquelle consiste la béatitude. Aristote dit que les biens
extérieurs coopèrent instrumentalement à la félicité de la vie.
4. Bien que le
fini ajouté à l’infini ne le grandisse pas, il lui ajoute quand même quelque
chose parce que fini et infini sont deux choses, tandis que l’infini en lui-même
n’en est qu’une. L’extension dans la joie ne la rend pas plus grande mais plus
intense. C’est pourquoi la joie augmente en étendue quand elle porte sur Dieu
et sur la gloire du corps et non seulement sur Dieu. La gloire du corps
coopérera à l’intensification de la joie au sujet de Dieu, en tant qu’elle
perfectionnera l’opération par laquelle l’âme adhère à Dieu. En effet, plus une
opération est parfaite, plus la jouissance est grande, comme cela ressort de ce
que nous avons dit.
Objections :
1. Il semble que
non. Car la béatitude contient l’idée de récompense, et la demeure ne signifie
rien qui ait trait à une récompense.
2. La demeure
semble signifier un lieu. Mais le lieu dans lequel les saints sont heureux n'est
pas corporel, mais spirituel c’est Dieu, indivisible. Il n’y a donc en lui
qu’une demeure. Les divers degrés de béatitude ne doivent donc pas être appelés
demeures.
3. De même que
dans le Ciel il y aura des hommes de mérites inégaux, de même il en est ainsi
actuellement dans le purgatoire, et il en fut ainsi dans les limbes des Pères.
Cependant :
1. Nous lisons en
saint Jean (14, 2) : "Dans la maison de mon Père, il y a de nombreuses
demeures." Et saint Augustin l’explique par les divers degrés de
récompense.
2. En outre, dans
toute cité organisée, il y a des différences de demeures. Mais la patrie
céleste est comparée à une cité, comme on le voit dans l’Apocalypse. On doit
donc y distinguer diverses demeures selon les divers degrés de béatitude.
Conclusion :
Le mouvement
local est le premier de tous les mouvements : c’est pourquoi, selon Aristote,
les noms de mouvement, de distance et des autres choses connexes sont dérivés
du mouvement local pour tous les autres mouvements. La fin du mouvement local
est le lieu, dans lequel la chose une fois parvenue demeure en repos et s’y
conserve. C’est pourquoi, à propos de tout mouvement, le repos auquel a abouti
finalement le mouvement se nomme situation ou demeure. Et puisque le nom de
mouvement est appliqué même aux actes de l’appétit sensible et de la volonté,
le fait d’atteindre la fin de ces mouvements s’appelle demeure ou position dans
la fin. On donne donc le nom de diverses demeures aux diverses manières
d’atteindre sa fin ultime. L’unité de la demeure correspond à l’unité de la
béatitude considérée en son objet, et la pluralité des demeures correspond aux
différences qui se trouvent dans la béatitude, considérée dans les bienheureux.
Nous voyons aussi dans les choses naturelles que le lieu élevé vers lequel
tendent les corps légers est le même pour tous, mais chacun d’entre eux en
approche plus ou moins selon son degré de légèreté : ils ont donc des demeures
différentes selon leur différence de légèreté.
Solutions :
1. La demeure
inclut la notion de fin et par conséquent celle de récompense qui est la fin du
mérite.
2. Bien qu’il n’y
ait qu’un seul lieu spirituel, il y a divers degrés de rapprochement à son
égard : cela constitue les diverses demeures.
3. Ceux qui
étaient dans les limbes ou sont maintenant dans le purgatoire ne sont point
parvenus à leur fin : il n’y a donc pas de demeures dans le purgatoire ou les
limbes, mais seulement dans le paradis et l’enfer, où se trouve la fin des bons
et des méchants.
Objections :
1. Il semble que
non, puisque nous lisons en saint Matthieu : "Il a donné à chacun selon sa
propre vertu. "Or la vertu de chaque chose est sa puissance naturelle. Les
dons de la grâce et de la gloire sont donc distribués selon les divers degrés
de vertu naturelle.
2. Le Psalmiste (61,13)
dit : "Tu rendras à chacun selon ses oeuvres." Mais ce que Dieu
rendra est la mesure de la béatitude. Les degrés de celle-ci sont donc
distingués selon la diversité des oeuvres, et non selon celle de la charité.
3. La récompense
est due aux actes et non aux dispositions : c’est pourquoi "ce ne sont pas
les plus forts qui sont couronnés, mais ceux qui luttent", comme dit
Aristote dans les Éthiques, et saint
Paul à Timothée (2 Tm 2, 5) : "Seul sera couronné celui qui aura combattu
selon les règles." La béatitude est une récompense. Ses divers degrés
correspondent donc à ceux des oeuvres et non à ceux de la charité.
Cependant :
1. Plus quelqu’un
sera uni à Dieu, plus il sera heureux. Mais la manière d’adhérer à Dieu
dépendra du degré de charité. La diversité de la béatitude correspondra donc à
la différence de charité.
2. En outre,
"le simple suit le simple et le plus suit le plus". Posséder
simplement la béatitude suit la simple possession de la charité ; donc la
possession d’une plus grande béatitude suit celle d’une plus grande charité.
Conclusion :
Il y a deux
principes qui distinguent les demeures ou degrés de béatitude : l’un proche,
l’autre éloigné. Le proche est la disposition différente des bienheureux, selon
laquelle s’établit en eux une diversité de perfection dans l’opération de la
béatitude ; tandis que le principe éloigné est le mérite grâce auquel ils ont
obtenu cette béatitude. Selon la première manière, on distingue des demeures
d’après la charité dans le Ciel, qui plus elle est parfaite, plus elle rendra
le bien heureux capable de recevoir la divine clarté, dont l’augmentation
accroît la perfection de la vision de Dieu. Selon la seconde manière, on
distingue des demeures d’après la charité de la vie sur terre. Notre acte en
effet n’est pas méritoire dans sa substance même, mais à cause de la
disposition de vertu qui le pénètre. Or la puissance du mérite dans toutes les
vertus provient de la charité qui a pour objet notre fin même. C’est pourquoi
la diversité de mérite revient tout entière à la diversité de charité. Et ainsi
notre charité d’ici-bas distingue les demeures à la manière du mérite.
Solutions :
1. La vertu ne
doit pas être prise ici seulement en tant que capacité naturelle, mais en tant
que capacité naturelle à laquelle s’ajoute l’effort pour recevoir la grâce :
alors la vertu devient comme une disposition matérielle à la mesure de la grâce
et de la gloire future. Mais la charité constitue formellement la mesure de la
gloire : c’est pourquoi la distinction du degré de gloire vient du degré de
charité plutôt que de celui de la vertu naturelle.
2. Les oeuvres ne
méritent une récompense de gloire qu’en tant qu’elles sont pénétrées par la
charité. Les divers degrés de gloire correspondent donc à ceux de la charité.
3. Bien que la
disposition de la charité ou de toute vertu ne constitue pas le mérite auquel
est due la récompense, elle est cependant le principe et toute la raison du
mérite de l’acte. Les récompenses se distinguent donc selon sa diversité, bien
que l’on puisse attribuer un certain degré de mérite d’après le genre même de
l’acte, non pas pour la récompense essentielle, qui est la jouissance de Dieu,
mais pour une certaine récompense accidentelle, qui est la jouissance de quelque
bien créé.
Voyons
maintenant le comportement des saints envers les damnés, et posons trois
questions : - 1. Les saints voient-ils les souffrances des damnés ? - 2. Ont-ils
pour eux de la compassion ? - 3. Sont-ils satisfaits de les voir souffrir ?
Objections :
1. Il semble
qu’ils ne les verront pas. La distance entre les damnés et les bienheureux est
plus grande que celle qui sépare ceux-ci des hommes de la terre. Mais les
bienheureux ne voient pas les événements des hommes de la terre, puisque, à
propos d’Isaïe (58, 16) : "Abraham nous a ignorés", la Glose dit :
"Les morts, même saints, ignorent ce que font les vivants, fussent-ils
leurs propres fils. "Ils voient donc moins encore les souffrances des
damnés.
2. La perfection
de la vision dépend de l’objet à voir. Aristote dit que "la plus parfaite
opération du sens de la vue est celle de ce sens quand il est le mieux disposé
à voir le plus bel objet visible". Donc, au contraire, la laideur de
l’objet à voir produit une imperfection dans la vision. Il n’y aura aucune
imperfection chez les bienheureux ils ne verront donc pas les misères des
damnés, dans lesquelles il y a une extrême laideur.
Cependant :
Isaïe (58, 24) dit
: "Ils sortiront et verront les cadavres des hommes qui se sont révoltés
contre moi." Et la Glose ajoute "Les élus sortiront par leur
intelligence ou par une vision directe, pour être davantage enthousiasmés dans
la louange de Dieu."
Conclusion :
Rien ne doit
être enlevé aux bienheureux de ce qui appartient à leur béatitude. Une chose
est mieux connue par contraste avec son contraire, car les contraires quand ils
se rapprochent sont mieux mis en lumière. C’est pourquoi, pour que la béatitude
des saints leur plaise davantage, et qu’ils en rendent à Dieu de meilleures
actions de grâces, il leur est donné de voir parfaitement les souffrances des
impies.
Solutions :
1. La Glose parle
ici des saints décédés, selon leur possibilité naturelle. Par celle-ci, il
n’est en effet pas nécessaire qu’ils parviennent à la connaissance de tout ce
qui se passe chez les vivants. Mais les saints qui sont dans le Ciel,
connaissent clairement tout ce qui arrive chez les hommes de la terre et chez
les damnés. C’est pourquoi saint Grégoire le Grand dit : "A propos des
âmes des saints, on ne peut point penser ce que dit Job (14, 21, à savoir
"que ses fils soient nobles ou misérables, il ne connaîtra pas..."),
parce que pour ceux qui possèdent la clarté de Dieu, on ne peut en aucune
manière croire qu’il y ait en dehors de Dieu quoi que ce soit qu’ils
ignorent"
2. Bien que la
beauté de l’objet vu contribue à la perfection de la vue, cependant la laideur
de l’objet peut ne pas entraîner d’imperfection de la vision. Les
représentations des choses, par lesquelles on connaît les contraires, ne sont
pas contraires dans l’âme. C’est pourquoi Dieu, qui a la plus parfaite des
connaissances, voit toutes les choses, belles comme laides.
Objections :
1. Cela semble. La
compassion procède de la charité. Les bienheureux auront une très parfaite
Charité : ils compatiront donc pleinement aux souffrances des damnés.
2. Les bienheureux
ne seront jamais aussi éloignés de la compassion que Dieu peut l’être. Mais
Dieu a de quelque manière de la compassion pour nos misères (d’où son titre de
miséricordieux), et aussi les anges. Les bienheureux ont donc de la compassion
pour les souffrances des damnés.
Cependant :
Toute personne
qui compatit devient de quelque manière participante à la souffrance d’autrui.
Mais les bienheureux ne peuvent point participer à aucune souffrance. Ils n’ont
donc point de compassion pour les souffrances des damnés.
Conclusion :
La miséricorde
ou compassion peut se trouver en quelqu’un de deux manières : soit par passion,
soit par un acte de choix de la volonté. Chez les bienheureux il n’y aura pas
de passion dans la partie inférieure de leur nature, sauf à la suite d’un choix
de la raison. Il n’y aura donc chez eux de compassion ou de miséricorde qu’à la
suite d’un tel choix de la raison. Une telle élection de la raison ne peut
faire naître la miséricorde ou la compassion que si quelqu’un veut que le mal
d’autrui soit éloigné : point de compassion si nous ne voulons pas
raisonnablement que les maux d’autrui soient écartés. Tant que les pécheurs
sont en ce monde, ils se trouvent dans un tel état qu’ils peuvent être libérés
de leur misère et de leur péché sans préjudice pour la justice divine, et être
introduits dans la béatitude. La compassion est donc possible envers eux, par
choix de la volonté (comme Dieu, les anges et les saints compatissent en
voulant leur salut) ou par passion, comme les hommes bons compatissent aux
pécheurs qui sont encore dans la vie terrestre. Mais dans l’au-delà, les
pécheurs ne pourront plus sortir de leur misère. Il n’y aura donc plus de
possibilité d’une compassion, voulue avec rectitude, à l’égard de leurs
souffrances. Les bienheureux qui seront dans la gloire n’auront donc aucune
compassion pour les damnés.
Solutions :
1. La charité est
source de compassion quand nous pouvons à cause d’elle vouloir l’éloignement de
la souffrance d’autrui. Mais les saints ne peuvent pas vouloir cela par charité
à l’égard des damnés, puisque ce serait contraire à la justice divine.
2. Dieu est
miséricordieux en tant qu’il va au secours de ceux qui, selon l’ordre de sa
sagesse et de sa justice, peuvent être libérés légitimement il ne peut pas
avoir pitié des damnés, sauf en les punissant moins qu’ils ne le méritent.
Objections :
1. Cela ne semble
pas : se réjouir du mal d’autrui se rattache à la haine. Dans les bienheureux
il n’y en aura pas. Ils ne se réjouiront donc pas des souffrances des damnés.
2. Les bienheureux
au Ciel seront tout à fait conformes à Dieu. Mais "Dieu ne se réjouit pas
de nos peines". Donc pas davantage les bien heureux.
3. Ce qui est
réprouvable chez l’homme de la terre ne peut aucunement se trouver en celui du Ciel.
Mais ici-bas il est tout à fait condamnable de se réjouir des peines d’autrui,
et très louable de s’en affliger. Donc, les bienheureux ne se réjouiront
aucunement des peines des damnés.
Cependant :
1. Le Psalmiste (57,
11) dit : "Le juste se réjouira en voyant la vengeance."
2. En outre, Isaïe
(58, 24) dit que les cadavres des révoltés "donneront une vision de
satiété à toute chair". Mais la satiété signifie l’assouvissement de
l’esprit. Les bienheureux jouiront donc des peines des impies.
Conclusion :
Une chose peut
être occasion de joie de deux manières : ou bien, par soi, quand on se réjouit
d’une chose pour elle-même ; et de cette manière les saints ne se réjouiront
pas des peines des impies. Ou bien par accident, c’est-à-dire à cause de
quelque chose qui s’y ajoute ; et ainsi les saints se réjouiront des peines des
impies en considérant l’ordonnance de la divine justice pour ceux-ci, et leur
libération personnelle, source de joie. Ainsi la justice divine et la
libération des bienheureux seront par elles-mêmes causes de joie, tandis que la
peine des damnés ne le sera que par accident.
Solutions :
1. Se réjouir du
mal d’autrui, en soi, appartient à la haine, mais non pas se réjouir de ce mal
à cause d’une autre circonstance qui s’y rattache. De cette manière, il arrive
même que quelqu’un se réjouisse de son propre mal : si, par exemple, quelqu’un
se réjouit de ses proches souffrances en tant qu’elles lui procurent du mérite
pour le Ciel.
Saint Jacques (1,
2) dit : "Frères, quand vous tombez en diverses tentations, considérez-le
comme une joie."
2. Bien que Dieu
ne se réjouisse pas des peines en tant que telles, il s’en réjouit en tant
qu’elles sont ordonnées à sa justice.
3. Chez l’homme de
la terre, il n’est pas louable de se réjouir, en soi, des peines des autres ;
mais cela devient louable s’il s’en réjouit en tant qu’elles sont liées à
quelque bien. Cependant, il y a cette différence entre l’homme de la terre et
celui du Ciel : en celui de la terre, les passions naissent fréquemment sans
jugement de sa raison ; et pourtant, elles sont parfois louables, en tant
qu’elles indiquent une bonne disposition de l’esprit : comme les mouvements de
honte, ou de miséricorde, ou de regret du mal. Chez les hommes du Ciel, il ne
peut y avoir de passion qui ne suive pas un jugement de la raison.
Considérons
maintenant les dots des bienheureux. Cinq questions se posent à leur sujet : - 1.
Doit-on attribuer des dots aux bienheureux ? - 2. La dot diffère-t-elle de la
béatitude ? - 3. Appartenait-il au Christ d’avoir des dots ? - 4. Et aux anges
? - 5. Convient-il d’assigner trois dots à l’âme ?
Objections :
1. Il semble que
non. La dot, selon le droit, est donnée à l’époux pour supporter les charges du
mariage. Mais les saints ne font pas figure d’époux, mais plutôt d’épouses, en
tant qu’ils sont membres de l’Église. Ils ne doivent donc pas recevoir de dot.
2. Les dots, selon
le droit, ne sont point données par le père de l’époux, mais par celui de
l’épouse. Or tous les dons de la béatitude sont remis aux bienheureux par le
père de l’Époux, c’est-à-dire du Christ. Nous voyons en saint Jacques (1, 17) :
"Tout don excellent et tout don parfait vient d’en-haut, descendant du
Père des lumières". Ces dons faits aux bienheureux ne doivent donc pas
être appelés des dots.
3. Dans le mariage
charnel, on donne des dots pour faciliter les charges du mariage. Dans le
mariage spirituel, il n’y a point de charges, surtout dans l’Église
triomphante. Il n’y a donc pas à donner de dots.
4. Les dots ne
sont données qu’à cause du mariage. Mais le mariage spirituel est contracté
avec le Christ par la foi, dans l’état de l’Église militante. Si donc à cause
de ce mariage des dots doivent être données aux bienheureux, elles devraient
l’être aussi tandis qu’ils sont sur terre. Mais cela ne leur convient pas ;
donc, pas non plus aux bienheureux.
5. Les dots font
partie de ces biens extérieurs qu’on nomme biens de la fortune. Mais les
récompenses des bienheureux sont des biens d’ordre intérieur. On ne doit donc
pas les appeler dots.
Cependant :
1. Saint Paul dit
aux Éphésiens (5, 32) : "Ce sacrement est grand ; je vous le dis dans le
Christ et dans l’Église." Cela montre que le mariage spirituel est évoqué
par le mariage charnel. Mais dans le mariage charnel, l’épouse est dotée pour
entrer dans la maison de l’époux. Donc, quand les saints pénètrent dans la maison
du Christ pour entrer dans la béatitude, il semble qu’ils soient dotés de
divers dons.
2. En outre, les
dots dans le mariage corporel sont données comme agrément du mariage. Le
mariage spirituel est plus délectable que le mariage corporel. On doit donc lui
joindre des agréments forts grands.
3. De plus, les
parures des épouses font partie de la dot. Mais les saints sont ornés pour
entrer dans la gloire, comme dit Isaïe (61, 10) : "Il m’a revêtu des
vêtements du salut, comme l’épouse ornée par ses servantes." Les saints
auront donc des dots dans la patrie céleste.
Conclusion :
Il n’est pas
douteux que les bienheureux, quand ils entrent dans la gloire, reçoivent de
Dieu des dons pour leur ornementation, et ces dons honorifiques sont appelés
dots par les maîtres spirituels. C’est pourquoi on définit ainsi la dot dont
nous parlons ici "La dot est un ornement perpétuel de l’âme et du corps,
s’ajoutant à leur vie, et persévérant sans interruption dans la béatitude
éternelle." Et cette description est comparée à la dot corporelle qui orne
l’épouse et apporte au mari de quoi pouvoir nourrir l’épouse et les enfants ;
cependant la dot de l’épouse est conservée sans pouvoir disparaître, afin que
si le mariage était dissous, elle revienne à l’épouse.
Mais dans l’interprétation de ce nom, nous trouvons diverses opinions.
Certains disent
que la dot ne doit pas être considérée en comparaison avec le mariage corporel,
mais que c’est là une manière de parler par laquelle on désigne toute
perfection ou ornement de n’importe quel homme comme on dit de quelqu’un qu’il
est doté de science parce qu’il brille par sa science. Ovide s’est servi ainsi
du mot dot, quand il dit : "Efforce-toi de plaire par toute dot qui peut
plaire." Mais cela ne semble aucunement convenir, car quand un nom est
créé pour désigner principalement une chose, il n’est pas d’usage de
l’appliquer à autre chose qui n’a pas avec elle quelque ressemblance. Puisque,
dans son acception première, la dot est liée au mariage charnel, il est
nécessaire que dans toutes ses autres acceptions il y ait une ressemblance avec
la première signification.
D’autres disent
que cette similitude consiste en ce que la dot signifie proprement le don qui,
dans le mariage corporel, est donné à l’épouse par l’époux quand elle pénètre
en sa maison, don qui contribue à la parure de l’épouse : cela ressort de ce
que Sichem dit à Jacob et à ses fils (Gn 34, 10) :
"Augmentez la dot et demandez des présents," et (Ex 22, 16) "Si
quelqu’un a séduit une vierge et a dormi avec elle, qu’il la dote, et la prenne
comme épouse." C’est pourquoi l’ornement que le Christ donne à ses saints
en les introduisant dans la demeure de gloire est appelé dot. Cependant, cela
est manifestement contraire à ce que disent les juristes, auxquels il
appartient de traiter ces choses. Ils déclarent que la dot est, à proprement
parler, "une donation faite de la part de la femme à ceux qui sont du côté
de l’homme, à cause de la charge du mariage que l’homme doit supporter",
tandis que ce que l’époux donne à l’épouse est appelé" donation pour les
noces". C’est dans ce sens qu’il est parlé de dot au livre des Rois (3 R
2, 16), quand il est dit : "Pharaon, roi d’Egypte, prit Gazer et la donna
en dot à sa fille, épouse de Salomon." Les auteurs cités ne s’opposent pas
à cela. Car bien qu’il soit d’usage que des dots soient données par les parents
de la fille, cependant il arrive parfois que l’époux ou son père donne des dots
à la place du père de la fille. Cela se produit de deux manières : soit à cause
d’un grand amour pour l’épouse, comme cela eût lieu pour Hamor,
père de Sichem, qui voulut donner la dot, qu’il aurait dû recevoir, à cause de
l’amour ardent de son fils pour la jeune fille ; ou bien cela a lieu comme une
réparation de l’époux pour assigner une dot à la vierge violée par lui, tandis
que le père de cette vierge aurait dû la donner. Et c’est de cela que parle
Moïse dans le texte cité.
C’est pourquoi,
selon une autre opinion, on doit dire que la dot est proprement, dans le
mariage corporel, ce qui est donné par ceux qui sont du côté de la femme à ceux
qui sont du côté de l’homme, pour supporter les charges du mariage, comme nous
l’avons dit. Mais alors il reste la difficulté d’adopter cette signification au
cas présent, puisque les ornements de la béatitude sont donnés à l’épouse
spirituelle par le père de l’époux. Cela sera éclairé par la solution des
objections.
Solutions :
1. Bien que des
dots soient remises à l’époux, dans le mariage charnel, pour son usage,
cependant la propriété et le domaine en demeurent à l’épouse, comme cela
ressort du fait que, en cas de dissolution du mariage, la dot demeure à
l’épouse, selon le droit. Ainsi aussi dans le mariage spirituel, les ornements
eux-mêmes qui sont donnés à l’épouse spirituelle, à savoir l’Église dans ses
membres, appartient à l’époux en tant qu’ils tendent à sa gloire et à son
honneur, et à l’épouse en tant qu’ils la parent.
2. Le père de
l’époux, Jésus Christ, est la personne même du Père. Or le père de l’épouse est
toute la Trinité : les effets produits dans les créatures remontent en effet à
toute la Trinité. C’est pourquoi les dots, dans le mariage spirituel, sont
données à proprement parler plus par le père de l’épouse que par celui de
l’époux. Pourtant cette attribution, bien que faite par les trois personnes,
peut être appropriée à chacune d’elles de quelque manière à la personne du
Père, en tant qu’il donne, puisqu’en lui est l’autorité : la paternité lui est
appropriée à l’égard des créatures de telle sorte qu’il est à la fois père de
l’épouse et de l’époux ; elle est attribuée à la personne du Fils, en tant
qu’elle est donnée à cause de lui et par lui ; elle est attribuée au Saint-Esprit,
en tant qu’elle est donnée en lui et selon lui, car l’amour est la source de
toute donation.
3. Ce qui est
accompli par les dots, c’est-à-dire l’allégement donné au poids du mariage,
convient par soi aux dots, tandis que lui convient seulement par accident ce
qui est écarté par elles, c’est-à-dire la charge du mariage qu’elles réduisent
; de même qu’il convient par soi à la grâce de faire un être juste, tandis que
c’est par accident qu’elle transforme un impie en juste. Donc, bien que dans le
mariage spirituel il n’y ait point de charges, cependant il s’y trouve une
grande jouissance. Et les dots sont données à l’épouse pour perfectionner cette
jouissance, afin que par elles, elle soit unie plus agréablement à l’époux.
4. Les dots
n’étaient pas données à l’épouse à ses épousailles, mais quand elle était
amenée à la maison de l’époux pour y demeurer présente. Comme dit saint Paul (2
Co 5, 6) : "Tant que nous sommes en cette vie, nous sommes en marche vers
le Seigneur." Les dons qui sont conférés aux saints en cette vie ne
s’appellent donc pas des dots, mais seulement ceux qui leur sont conférés quand
ils entrent dans la gloire, où ils jouissent de la présence de l’époux.
5. Dans le mariage
spirituel, c’est l’ornement intérieur qui est requis. Le Psalmiste (44, 14) dit
: "La gloire de la fille du roi est au-dedans." Mais dans le mariage
corporel, c’est l’ornement extérieur qui est requis. Il n’est donc pas
nécessaire que ces dots extérieures soient données dans le mariage spirituel
comme dans le mariage corporel.
Objections :
1. Il semble que
ce soit la même chose. La définition de la dot est, avons-nous vu, "un
ornement du corps et de l’esprit qui persévère sans interruption dans la
béatitude éternelle". Mais la béatitude de l’âme est déjà son ornement :
elle constitue donc elle-même la dot.
2. La dot est
quelque chose par quoi l’épouse est unie à l’époux d’une manière agréable. Dans
le mariage spirituel la béatitude joue ce rôle : elle est donc elle-même une
dot.
3. La vision,
selon saint Augustin, "est la substance de la béatitude". Mais la
vision est une des dots. La béatitude est donc une dot.
4. La fruition
rend heureux. Elle est une des dots. La dot rend donc heureux : la béatitude
est donc une dot.
5. Selon Boèce :
"La béatitude est un état rendu parfait par l’accumulation de tous les
biens". Mais l’état des bienheureux est perfectionné par les dots : celles-ci
sont donc une partie de la béatitude.
Cependant :
1. La dot se donne
sans être méritée. La béatitude n’est pas donnée, mais elle est accordée aux
mérites. Elle n’est donc pas une dot.
2. En outre, il
n’y a qu’une béatitude, tandis qu’il y a plusieurs dots. Ce n’est donc pas la
même chose.
3. De plus, la
béatitude se trouve dans l’homme en ce qu’il y a de meilleur en lui, comme dit
Aristote. Mais la dot se trouve aussi dans le corps. Ce n’est donc pas la même
chose.
Conclusion :
A ce sujet deux
opinions sont émises : certains disent que la béatitude et la dot sont la même
chose en fait, mais diffèrent en leur notion, car la dot regarde le mariage
spirituel entre le Christ et l’âme, mais non la béatitude. Mais cela n’est pas
possible, car la béatitude consiste en une opération, tandis que la dot n’est
pas une opération mais plutôt une qualité ou une disposition. C’est pourquoi
d’autres disent que la béatitude et la dot diffèrent même dans la réalité la
béatitude est l’opération parfaite grâce à laquelle l’âme bienheureuse est unie
à Dieu, tandis que les dots sont des manières d’être, des dispositions ou d’autres
qualités qui sont ordonnées à la perfection de cette opération De la sorte, les
dots sont ordonnées à la béatitude, plutôt qu’elles n’en sont des parties.
Solutions :
1. La
béatitude proprement dite n’est pas un ornement de l’âme, mais quelque chose qui
provient de l’ornement de l’âme, puisqu’elle est une opération, tandis que
l’ornement est un embellissement du bien heureux lui-même.
2. La béatitude
n’est pas ordonnée à l’union de l’âme avec le Christ : elle est cette union
elle-même qui consiste en une opération, tandis que les dots sont des dons qui
disposent à cette union.
3. La vision peut
être prise en deux sens. Comme acte, c’est l’acte même de la vision, et ainsi
elle n’est pas une dot, mais la béatitude elle-même. Comme manière d’être, c’est-à-dire
comme disposition qui contribue à cette opération, ou comme clarté de gloire
par laquelle l’âme est éclairée par Dieu pour le voir : ainsi elle est une dot,
et le principe de la béatitude, mais non la béatitude elle-même.
4. Cela vaut aussi
pour la fruition.
5. La béatitude
rassemble tous les biens, non comme parties de son essence, mais comme ordonnés
de quelque manière la béatitude, comme il est dit plus haut.
Objections :
1. Il semble que
cela convienne. En effet, les saints dans la gloire sont conformes au Christ,
saint Paul dit aux Philippiens (3, 21) : "Il restaurera notre corps de
faiblesse en le rendant conforme à son corps de lumière." Le Christ a donc
aussi des dots.
2. Dans le mariage
spirituel, des dots sont données par ressemblance avec le mariage corporel.
Dans le Christ nous trouvons une sorte de mariage spirituel, d’un type unique,
c’est-à-dire l’union des deux natures en une personne, de sorte qu’on dit qu’en
lui la nature humaine est épousée par le Verbe. Cela résulte de la Glose au
sujet du Psaume (18, 6) : "Il a posé sa tente dans le soleil", et de
l’Apocalypse (21, 3) : "Voici que la tente de Dieu est parmi les hommes."
Il convient donc que le Christ ait des dots.
3. Saint Augustin
dit : "Le Christ, selon la règle de Ticonius, à
cause de l’unité du corps mystique entre la tête et les membres, se nomme
parfois époux et non seulement épouse", comme cela se voit dans Isaïe (61,
10) : "Comme l’époux orné d’une couronne, et comme l’épouse parée par ses
servantes." Puisqu’on doit des dots à l’épouse, il faut en donner au
Christ.
4. Une dot est due
à tous les membres de l’Église, puisqu’elle est épouse. Or le Christ est membre
de l’Église, selon saint Paul aux Corinthiens (12, 27) : "Vous êtes le
corps du Christ, membre de ce membre." La Glose interlinéaire ajoute :
"du Christ." Des dots sont donc dues au Christ.
5. Le Christ
possède la vision parfaite, la fruition et la délectation : or ce sont là des
dots.
Cependant :
1. Entre l’époux
et l’épouse il y a nécessairement distinction de personnes. Mais dans le
Christ, il n’y a pas de distinction de personnes avec le Fils de Dieu, qui est
époux, comme cela se voit dans saint Jean (3, 29) : "Celui qui possède
l’épouse est l’époux." Donc, puisque les dots sont données à l’épouse ou
pour elle, il semble qu’il n’appartienne pas au Christ d’avoir des dots.
2. En outre, la
même personne ne peut avoir des dots et en recevoir. Mais le Christ est le
donateur des dots spirituelles. Il ne lui convient donc pas d’en avoir.
Conclusion :
Deux opinions se
manifestent à ce sujet :
- I) Certains
disent que dans le Christ il y a une triple union : une, qui est appelée
consentie, qui l’unit à Dieu par un lien d’amour ; une autre, de dignité, par
laquelle la nature humaine est unie à la nature divine ; la troisième par
laquelle le Christ lui-même est uni à l'Église. Ils disent que, selon les deux
premières unions, il convient que le Christ ait des dots, à titre de dot ; mais
selon la troisième union il lui convient d’avoir une dot tout à fait
excellente, mais pas à titre de dot : car dans cette union, le Christ est comme
l’époux, et l’Église comme épouse. Or, la dot est donnée à l’épouse en tant que
propriété et possession. Dans l’union par laquelle le Christ est uni au Père
par consentement d’amour, mais en tant que Dieu, on ne peut dire qu’il y ait
mariage, car il n’y a pas là cette soumission qui doit exister entre l’épouse
et l’époux. De même dans l’union de la nature humaine avec la nature divine, en
union personnelle ou même par conformité de volonté, il ne peut pas y avoir une
raison de dot. Pour trois motifs :
- 1° D’abord
parce qu’il doit y avoir conformité de nature entre l’époux et l’épouse pour le
mariage dans lequel sont données des dots ; et cela n’est pas réalisé dans
l’union de la nature humaine avec la nature divine ;
- 2° Secondement,
parce que la distinction des personnes est exigée, et que la nature humaine
n’est pas personnellement distincte du Verbe ;
- 3° Troisièmement,
parce que la dot est donnée quand l’épouse entre pour la première fois dans la
maison de l’époux, et ainsi elle est attribuée à l’épouse, qui n’étant pas
auparavant conjointe, le devient : mais la nature humaine qui est assumée par
le Verbe dans l’unité de la personne, n’a jamais existé avant de lui être
parfaitement unie.
- II) C’est
pourquoi, selon d’autres, on doit dire, ou bien que la notion de dot ne
convient nullement au Christ, ou bien qu’elle ne lui convient pas à proprement
parler comme elle convient aux saints ; mais ce qu’on appelle dots lui convient
à un degré éminent.
Solutions :
1. Cette
conformité doit être entendue d’après ce qui est la dot, et non d’après la
notion même de dot qui serait dans le Christ. Il n’est pas nécessaire que ce
qui est dans le Christ, et à quoi nous serons rendus conformes, soit de la même
manière dans le Christ et en nous.
2. La nature
humaine n’est pas appelée épouse dans cette union par laquelle elle est unie au
Verbe, puisqu’il n’y a point-là cette distinction de personnes qui est requise
entre l’époux et l’épouse. Mais on dit parfois que la nature humaine est
épousée par le Verbe auquel elle est unie, dans ce sens qu’il y a en elle quelque chose qui rappelle l’épouse, puisqu’elle
est unie inséparablement, et que dans cette union elle est inférieure au Verbe,
et est régie par lui, comme l’épouse par l’époux.
3. Si le Christ
est parfois appelé épouse, ce n’est pas qu’il soit lui-même vraiment épouse,
mais en tant qu’il assume la personne de son épouse, l’Église, qui lui est
spirituellement unie. C’est pourquoi rien n’empêche qu’en cette manière de
parler on dise qu’il a des dots, bien qu’il ne les ait pas lui-même, mais parce
que l’Église les a.
4. Le nom d’Église
peut être pris en deux sens quelquefois, il désigne seulement le corps auquel le Christ est uni comme tête, et alors
l’Église réalise la notion d’éj
mmm. Ainsi le Christ n’est pas membre de l’Église, mais il est la tête qui
exerce son influence sur tous les membres de l’Église. En un autre sens, on
considère l’Église en tant qu’elle désigne, avec la tête, les autres membres
qui lui sont unis. Et ainsi le Christ est dit membre de l’Église, en tant qu’il
exerce ce rôle distinct, à savoir de faire descendre la vie dans tous les
membres. Cependant, ce n’est pas très exact de l’appeler membre, parce que le
membre signifie une partie seulement, tandis que dans le Christ le bien
spirituel n’est pas seulement partiellement, mais se trouve entier
intégralement. Il est lui-même tout le bien contenu dans l’Église, et les
membres qui s’y ajoutent ne le rendent pas meilleur que quand il est seul. En
parlant de l’Église en ce sens, on ne doit pas l’appeler épouse, mais époux et
épouse, en tant que l’union spirituelle des membres ne produit qu’un seul
effet. C’est pourquoi, si le Christ peut être dit de quelque manière membre de
l’Église, on ne peut aucunement le dire membre de l’épouse : et ainsi la notion
de dot ne lui convient pas.
5. Dans cet
argument, il y a une fausseté de présentation, car ces trois opérations du
Christ ne lui conviennent pas à titre de dot.
Objections :
1. Ils semblent en
avoir, puisque, au sujet du Cantique des Cantiques (6, 8) : "Une seule est
ma colombe," la Glose dit : "Il n’y a qu’une Église pour les hommes
et les anges." Mais l’Église est épouse ; il convient donc que ses membres
aient des dots, y compris les anges.
2. A propos de
saint Luc (12, 36) : "Et vous êtes semblables à des hommes qui attendent
que leur maître reviennent des noces", la Glose ordinaire dit : "Le
Seigneur est allé aux noces quand, après la résurrection, homme nouveau, il
s’est uni à la multitude des anges. "Cette multitude est donc épouse du
Christ, et, ainsi, il convient que les anges aient des dots.
3. Le mariage
spirituel consiste en une union spirituelle. Mais celle-ci n’est pas inférieure
entre les anges et Dieu à ce qu’elle est entre les hommes bienheureux et Dieu.
Donc, puisque les dots sont assignées en raison du mariage spirituel, il semble
qu’elles conviennent aux anges.
4. Le mariage
spirituel requiert un époux spirituel et une épouse spirituelle. Mais les anges
sont par nature plus conformes au Christ, esprit suprême, que les hommes. Le
mariage spirituel est donc davantage possible entre les anges et le Christ
qu’entre les hommes et lui.
5. Une plus grande
connexion est exigée entre la tête et les membres qu’entre l’époux et l’épouse.
Mais la conformité qui existe entre le Christ et les anges suffit pour qu’on
dise que le Christ est la tête des anges. Elle suffit donc plus encore pour
qu’on l’appelle leur époux.
Cependant :
1. Origène,
commentant le Cantique des Cantiques, au début du Prologue, distingue quatre
personnes, à savoir : "l’époux et l’épouse, et les adolescentes et les
compagnons de l’époux", et il dit que "les anges sont les compagnons
de l’époux". Puisque les dots ne sont dues qu’à l’épouse, il semble que
les anges n’en doivent pas avoir.
2. En outre, le
Christ a épousé l’Église par l’incarnation et la passion. C’est à lui qu’il est
fait allusion dans l’Exode (4, 25) : "Tu es pour moi un époux
sanglant." Mais dans son incarnation et sa passion il ne fut pas uni aux
anges autrement qu’il ne l’était. Ceux-ci n’appartiennent donc pas à l’Église
en tant qu’épouse. Les dots ne leur conviennent donc pas.
Conclusion :
Il n’est pas
douteux que ce qui compose les dots de l’âme convient aux anges comme aux
hommes ; mais non en tant que dot, parce que la notion d’épouse n’appartient
pas aux anges comme aux hommes. Entre l’époux et l’épouse, il doit y avoir
conformité de nature, en tant qu’ils appartiennent à la même espèce. A ce
titre, les hommes sont en harmonie avec le Christ en tant qu’il a assumé la
nature humaine, et est par là devenu conforme à la nature de l’espèce humaine,
comme elle se trouve en tous les hommes. Il n’est pas conforme aux anges selon
l’unité de l’espèce, ni en sa nature divine, ni dans la nature humaine. C’est
pourquoi la notion de dot ne convient pas proprement aux anges comme aux
hommes.
Cependant, dans
les choses dites métaphoriquement, on n’exige pas une similitude sur tous les
points on ne peut donc pas, à cause d’une dissemblance, conclure qu’il n’est
pas possible d’attribuer métaphoriquement une chose à une autre. On ne peut
donc pas dire, absolument, que les dots ne conviennent pas aux anges, mais
seulement qu’elles ne leur conviennent pas à proprement parler comme aux
hommes, à cause de la différence dite plus haut.
Solutions :
1. Bien que les
anges appartiennent à l’unité de l’Église, ils n’en sont pas les membres en
tant que l’Église est dite épouse par conformité de nature. Ainsi il ne leur
convient pas à proprement parler d’avoir des dots.
2. Ces épousailles
sont prises largement dans le sens d’une union qui ne renferme pas la
conformité de nature en espèce. Rien n’empêche donc, en prenant au sens large
le mot dot, d’en attribuer aux anges.
3. Bien que dans
le mariage spirituel il n’y ait qu’une union spirituelle, il convient que ceux
qui sont unis selon la notion parfaite du mariage appartiennent à la même
espèce de nature.
4. Cette
ressemblance par laquelle les anges sont conformes au Christ en tant que Dieu
n’est pas suffisante pour réaliser la notion parfaite de mariage : car il n’y a
pas de conformité d’espèce, mais il demeure plutôt une infinie distance.
5. Le Christ ne
peut être dit tête des anges en tant que la tête exige une conformité de nature
avec le membre. Pourtant, on doit savoir que bien que la tête et les autres
membres soient les parties d’un individu d’une seule espèce, cependant, si on
les considère en eux-mêmes, ils ne sont pas de la même espèce, puisque la main
est une autre espèce de partie que la tête. Donc en parlant des membres en eux-mêmes,
on ne requiert qu’une convenance de proportion, de telle sorte qu’ils reçoivent
quelque chose l’un de l’autre et se servent l’un l’autre. Ainsi la convenance
qu’il y a entre Dieu et les anges suffit davantage pour réaliser la notion de
tête que pour celle d’époux.
Objections :
1. Il ne semble
pas qu’on doive attribuer à l’âme les trois dots, qui seraient la vision, la
délectation et la fruition. Car l’âme est unie à Dieu selon son esprit, qui est
l’image de la Trinité, en tant qu’il est mémoire, intelligence et volonté. La
délectation appartient à la volonté et la vision à l’intelligence. On doit donc
désigner quelque autre chose qui appartienne à la mémoire. Or la fruition
n’appartient pas à la mémoire, mais à la volonté.
2. Les dots de la
béatitude correspondent aux vertus de la marche terrestre, par lesquelles nous
sommes unis à Dieu : ce sont la foi, l’espérance et la charité, qui ont Dieu
lui-même pour objet. La dilection correspond à la charité et la vision à la
foi. Il doit donc y avoir autre chose qui correspond à l’espérance. Au
contraire, la fruition correspond à la charité.
3. Nous ne
jouissons de Dieu que par la dilection et la vision, comme dit saint Augustin :
"On dit que nous jouissons des choses que nous aimons pour elles-mêmes".
La fruition ne doit donc pas être présentée comme une autre dot que la
dilection.
4. Pour la
perfection de la béatitude, la prise de possession est requise. Saint Paul dit
aux Corinthiens (1 Co 9, 24) : "Courez de telle sorte que vous preniez
possession du but. "On doit donc admettre une quatrième dot.
5. Saint Anselme
dit que la béatitude contient "la sagesse, l’amitié, la concorde, le
pouvoir, l’honneur, la sérénité, la joie". Il semble donc qu’on doive
substituer ces dots aux autres.
6. 5. Augustin dit
que "Dieu dans la béatitude sera vu sans fin, aimé sans lassitude, loué
sans fatigue". On doit donc ajouter la louange aux dots citées.
7. Boèce dit que
cinq choses concourent à la béatitude : la suffisance, qu’assurent les
richesses, le plaisir, qu’assure la volupté, la célébrité, qu’assure la
renommée, la sécurité, qu’assure le pouvoir, la vénération, qu’assure la
renommée, la sécurité, qu’assure le pouvoir, la vénération, qu’assure la
dignité. Il semble donc que ce sont plutôt ces choses qui devraient être
données comme dots.
Conclusion :
Tous s’accordent
à accorder à l’âme trois dots, mais diversement. Certains disent que ces trois
dots de l’âme sont la vision, la dilection et la fruition. D’autres disent que
ce sont la vision, la prise de possession et la fruition. D’autres que ce sont
la vision, la délectation et la prise de possession. Mais tous réduisent en
fait ces dots à la même chose, et en donnent le même nombre. Nous avons vu plus
haut que la dot est quelque chose qui est inhérent à l’âme, et qui l’ordonne à
cette opération en laquelle consiste la béatitude. Dans cette opération, deux
choses sont requises : la substance elle-même de l’opération, qui est la
vision, et sa perfection, qui est la délectation. Car la béatitude doit être
une opération parfaite.
La vision est
délectable de deux manières de la part de l’objet, en tant que ce qui est vu
est délectable, et de la part de la vision, en tant qu’il est délectable de
voir cet objet comme nous nous réjouissons de connaître les maux, bien que ceux-ci
ne nous réjouissent pas. Puisque l’opération en laquelle consiste la béatitude
ultime doit être tout à fait parfaite, il faut qu’elle soit délectable sous ces
deux aspects. Pour que cette vision soit délectable de la part de la vision,
elle doit devenir connaturelle à celui qui voit, grâce à quelque disposition.
Mais pour qu’elle soit délectable de la part de l’objet visible, il faut deux conditions
d’une part que cet objet visible convienne, et d’autre part qu’il soit en fait
en contact avec celui qui voit. Donc, pour que la vision soit délectable en
elle-même, il faut une disposition qui la rende telle ; et c’est la première
dot, que tous appellent vision. Mais de la part de l’objet visible, deux
conditions sont requises dans la vision qu’elle convienne, et cela regarde
l’affectivité ; et c’est pour cela que certains appellent cette dot dilection,
tandis que d’autres l’appellent fruition, parce que la fruition a trait à
l’affectivité, car ce que nous aimons le plus nous apparaît très digne
d’estime. De la part de l’objet visible, le contact est requis : et c’est
pourquoi certains donnent comme dot la prise de possession, qui n’est pas autre
chose que de prendre conscience de la présence de Dieu et de le garder en soi.
Mais selon d’autres, il y a une fruition qui est non dans l’espérance, comme
dans la marche terrestre, mais déjà dans la possession, comme dans la patrie.
Et ainsi, les trois dots répondraient aux trois vertus théologales : à la foi
correspond la vision ; à l’espérance, la prise de possession ou la fruition,
selon une manière de la concevoir ; à la charité, la fruition ou la
délectation, selon une autre conception. La fruition parfaite, comme elle sera
dans la patrie, inclut la délectation et la compréhension. C’est pourquoi
certains la confondent avec l’une, et d’autres avec l’autre.
Certains, par
contre, attribuent ces trois dots aux trois forces de l’âme, c’est-à-dire la
vision à la force rationnelle, la délectation au concupiscible, et la fruition
à l’irascible, en tant qu’elle est le fruit d’une certaine victoire. Mais cela
ne peut être admis à proprement parler, car l’irascible et le concupiscible ne
sont pas dans la partie intellective, mais dans la partie sensitive, tandis que
les dots de l’âme sont dans l’esprit lui-même
Solutions :
1. La mémoire et
l’intelligence n’ont qu’une seule opération, soit parce que l’intelligence est
l’opération de la mémoire, soit, si on dit que l’intelligence est une
puissance, parce que la mémoire n’entre en action que par l’intelligence,
puisque la mémoire ne fait que garder la connaissance acquise, c’est pourquoi
il n’y a qu’une seule disposition de la mémoire et de l’intelligence, à savoir
la connaissance. A chacune de ces facultés correspond une seule dot la vision.
2. La fruition
correspond à l’espérance en tant qu’elle inclut la prise de possession, qui
succède à l’espérance : ce qu’on espère, on ne le possède pas encore ; donc
l’espérance est de quelque manière source de souffrance, à cause de la distance
de ce qu’on aime. Elle ne demeurera donc pas dans la patrie céleste, mais sera
remplacée par la prise de possession.
3. La fruition, en
tant qu’elle inclut la prise de possession, se distingue de la vision et de la
dilection : mais pas comme la dilection se distingue de la vision. La dilection
et la vision désignent des dispositions différentes, dont l’une appartient à
l’intelligence, l’autre à l’affectivité. Mais la prise de possession, ou la
fruition entendue dans le sens de la prise de possession, n’inclut pas d’autre
disposition que celles-là, mais elle comporte l’éloignement des obstacles qui
empêchaient l’esprit d’être uni à Dieu présent. Et cela se réalise parce que la
disposition de la gloire libère l’âme de tout défaut. Elle rend aussi l’âme
capable de connaître sans images, et de maîtriser le corps, et d’accomplir
d’autres choses semblables, qui écartent les obstacles qui font que maintenant
nous sommes seulement en marche vers le Seigneur.
4. La réponse
résulte de ce que nous avons dit dans la conclusion.
5. Les dots sont
proprement les principes immédiats de cette opération en laquelle consiste la
béatitude parfaite, par laquelle l’âme est unie au Christ. Les choses que saint
Anselme énumère ne sont point de cette sorte, mais sont seulement des éléments
qui accompagnent ou suivent la béatitude, non seulement par comparaison avec
l’époux, auquel seule appartient la sagesse, parmi les choses énumérées par
lui, mais par comparaison avec diverses autres choses. Ce sont des éléments
égaux, auxquels appartient l’amitié quant à l’union des sentiments, et la
concorde quant au consentement dans les actes ; ou bien des éléments
inférieurs, auxquels appartiennent le pouvoir, en tant que les choses
inférieures sont disposées par les choses supérieures, et l’honneur, en tant
qu’il est rendu aux supérieurs par les inférieurs ; ou bien ce sont des
éléments de comparaison avec soi-même, comme la sécurité par l’éloignement du
mal, et la joie par l’acquisition du bien.
6. La louange, que
saint Augustin donne comme le troisième des éléments qui seront dans la patrie,
n’est pas une disposition à la béatitude, mais plutôt une conséquence de la
béatitude par le fait même que l’âme est unie à Dieu en qui consiste la
béatitude, il suit qu’elle s’épanouit en louange : celle-ci n’est donc pas une
dot.
7. Ces cinq choses
énumérées par Boèce sont des conditions de béatitude, non des dispositions à la
béatitude ou à l’acte de béatitude, puisque celle-ci, à cause de sa perfection,
possède elle-même, et elle seule, tout ce que l’homme peut chercher dans les
diverses choses, comme dit Aristote. Boèce montre que ces cinq choses se
trouvent dans la vraie béatitude, parce que ce sont elles que les hommes
cherchent pour leur bonheur temporel : elles appartiennent soit à l’exclusion
de tout mal, comme la sécurité, soit à l’acquisition du bien convenable, comme
la joie, ou du bien parfait, comme la suffisance, soit à la manifestation du
bien, comme la célébrité, en tant que le bien de l’un est connu par beaucoup,
et la révérence, en tant que quelque signe manifeste cette connaissance et ce
bien la révérence consiste en effet à rendre honneur, ce qui est un témoignage
de vertu. Il est donc clair que ces cinq choses ne doivent pas être appelées
dots, mais conditions de béatitude.
Pour étudier les
auréoles, nous poserons treize questions : - 1. L’auréole diffère-t-elle de la
récompense essentielle ? - 2. Diffère-t-elle du fruit ? - 3. Le fruit est-il dû
à la seule vertu de continence ? 4. Convient-il d’assigner trois fruits aux
trois parties de la continence ? - 5. Une auréole est-elle due aux vierges ? - 6.
Et aux martyrs ? - 7. Et aux docteurs ? - 8. Une auréole est-elle due au Christ
? - 9. Et aux anges ? - 10. Au corps humain ? – 11. Convient-il de distinguer
trois auréoles ? - 12. L’auréole des vierges est-elle la plus appréciable ? - 13.
Un bienheureux possède-t-il la même auréole plus intensément qu’un autre ?
Objections :
1. Il semble que
non. La récompense essentielle est la béatitude elle-même. Mais la béatitude,
selon Boèce, "est un état rendu parfait par l’union de tous les biens. La
récompense essentielle inclut donc tous les biens que nous aurons dans la
patrie. L’auréole est donc comprise dans la couronne d’or.
2. Le plus et le
moins ne modifient pas l’espèce des choses. Ceux qui gardent les conseils et
les préceptes, sont davantage récompensés que ceux qui gardent seulement les
préceptes. Et leur récompense ne semble pas différer sauf parce que l’une est
plus grande que l’autre. Puisque l’auréole désigne une récompense qui est due
aux oeuvres de perfection, il semble qu’elle ne signifie rien de distinct de la
couronne d’or.
3. La récompense
répond au mérite. Mais la source de tout mérite est la charité. Puisque la
couronne d’or correspond à la charité, il semble que dans la patrie il n’y aura
pas de récompense distincte de la couronne d’or.
4. "Tous les
hommes bienheureux seront analogues aux ordres des anges", comme dit saint
Grégoire le Grand. Mais chez les anges "bien que certaines choses soient
données davantage à certains, cependant, rien n’est possédé seulement par
certains ; toutes choses se retrouvent chez tous, non certes également, parce
que certains possèdent d’une manière plus sublime ce que tous possèdent".
Chez les bienheureux, il n’y aura donc que des récompenses communes. L’auréole
n’est donc point distincte de la couronne d’or.
5. Une récompense
supérieure est due au mérite supérieur. Si donc la couronne d’or est due aux
oeuvres qui sont de précepte, et l’auréole à celles qui sont de conseil,
l’auréole est plus parfaite que la couronne (en latin aurea),
et alors on ne devrait pas la désigner par un diminutif. Il semble donc que
l’auréole ne soit pas une récompense distincte de la couronne d’or.
Cependant :
1. A propos de
l’Exode (25, 25) : "Tu feras une autre couronne, qui soit une
auréole," la Glose dit : "A cette couronne appartient le cantique
nouveau, que seules les vierges chantent devant l’Agneau." Il en résulte
que l’auréole est une couronne donnée, non à tous, mais spécialement à
certains. La couronne d’or est donnée à tous les bienheureux. L’auréole est
donc autre chose que la couronne d’or.
2. En outre, la
couronne est due au combat suivi de la victoire. Saint Paul dit à Timothée (2,
Tm 2) : "Il ne sera pas couronné s’il n’a pas lutté selon les
règles." Donc, là où il y a une nature spéciale de combat, il doit y avoir
une couronne spéciale. Mais, dans certaines oeuvres, il y a une espèce
particulière de combat elles doivent donc recevoir une couronne spéciale. Et
c’est ce que nous appelons l’auréole.
3. De plus,
l’Église militante est la partie inférieure de l’Église triomphante, comme cela
ressort de l’Apocalypse (21, 2) : "J’ai vu la cité sainte, etc." Mais
dans l’Église militante, des récompenses spéciales, comme la couronne des
vainqueurs, le prix des coureurs, sont accordées à ceux qui ont accompli
certaines oeuvres. Il doit donc en être de même de l’Église triomphante.
Conclusion :
La récompense
essentielle de l’homme, qui est sa béatitude, consiste dans une parfaite union
de l’âme avec Dieu, en tant qu’elle jouit parfaitement de lui, vu et aimé à la
perfection. Cette récompense est appelée métaphoriquement couronne, ou couronne
d’or, soit par Considération du mérite qui est acquis par une sorte de combat,
puisque la vie de l’homme sur la terre est une bataille, soit par considération
de la récompense, par laquelle l’homme devient de quelque manière participant
de la Divinité, et donc du pouvoir royal ; l’Apocalypse (5, 10) dit :
"Vous nous avez faits rois pour notre Dieu." La couronne est le signe
propre du pouvoir royal ; et pour ce motif, la récompense accidentelle, ajoutée
à l’essentielle, prend aussi une forme de couronne. La couronne signifie aussi
une certaine perfection, à cause de sa forme de cercle, et à ce titre convient
à la perfection des bienheureux. Mais comme on ne peut rien ajouter à la
récompense essentielle, qui ne lui soit inférieur, cette récompense ajoutée est
appelée : auréole.
A cette
récompense essentielle, qu’on appelle couronne d’or (= aurea)
une chose peut être ajoutée de deux manières. D’une première manière : à cause
de la condition de la nature de celui qui est récompensé : ainsi la gloire du
corps s’ajoute à la béatitude de l’âme ; cette gloire du corps est quelquefois
nommée auréole. Au sujet de l’Exode (25, 25) : "Tu feras une autre
couronne, l’auréole", la Glose dit : "A la fin, l’auréole est
surajoutée, puisque l’Écriture dit qu’ils recevront une gloire plus élevée lors
de la reprise des corps." Mais en ce moment, il ne s’agit pas de cette
auréole. D’une seconde manière : à cause d’une oeuvre méritoire ; et ce mérite
peut provenir de deux causes, qui sont aussi sources de bonté : c’est-à-dire de
la racine de la charité, par laquelle l’acte se rapporte à la fin ultime ; et
ainsi lui est due la récompense essentielle, à savoir d’atteindre sa fin, ce
qui est la couronne d’or. Ou bien d’un genre spécial de l’action bonne elle-même,
qui est particulièrement digne de louange à cause des circonstances, ou d’une
disposition dont elle émane, ou de sa fin prochaine, et ainsi cette action
mérite quelque récompense accidentelle, qu’on appelle auréole. Et c’est de
cette auréole-là que nous parlons présentement.
Ainsi, on doit
dire que l’auréole est quelque chose d’ajouté à la couronne, c’est-à-dire une
sorte de joie au sujet des oeuvres accomplies qui incluent une victoire plus
grande ; et c’est là une autre joie que celle dont jouit quelqu’un à cause de
son union avec Dieu, et qui est appelée la couronne d’or.
Cependant,
certains disent que la récompense commune elle-même, qu’on nomme la couronne,
prend le nom d’auréole si elle est attribuée aux vierges, aux martyrs ou aux
docteurs, de même que le denier prend le nom de dette du fait qu’il est dû à
quelqu’un, bien que ce soit tout à fait la même chose qu’on appelle dette et
denier. La récompense essentielle ne serait pas plus grande quand on la nomme
auréole, mais elle correspondrait à un acte meilleur non selon l’intensité du
mérite, mais selon la manière de mériter. De la sorte, bien qu’en deux
bienheureux il y ait la même limpidité de vision de Dieu, cependant dans l’un,
on l’appellerait auréole, parce que
cela correspondrait à un mérite supérieur dans la manière d’agir. Mais cela
semble contraire à l’intention de la Glose du texte de l’Exode. Si la couronne
et l’auréole sont la même chose, on ne peut dire que l’auréole est surajoutée à
la couronne. En outre, puisque la récompense correspond au mérite, il faut qu’à
un mérite meilleur provenant de la manière d’agir corresponde une supériorité
de la récompense. Et c’est cette supériorité que nous appelons auréole. Celle-ci
doit donc différer de la couronne.
Solutions :
1. La béatitude
renferme tous les biens nécessaires pour la vie parfaite de l’homme, qui
consiste en son opération parfaite. Mais des choses peuvent lui être ajoutées,
qui ne sont point nécessaires pour cette opération parfaite à ce point qu’elle
ne pourrait pas exister sans elles, mais qui, par leur addition, rendent la
béatitude plus éclatante ; elles appartiennent donc à une meilleure réalisation
de la béatitude, et à une sorte de décor de celle-ci ; de même que la félicité
d’un gouvernant reçoit un ornement de sa noblesse et de la beauté de son
corps, et d’autres facteurs analogues, sans lesquels elle existe quand même.
L’auréole joue un rôle analogue par rapport à la béatitude céleste.
2. Celui qui
observe les conseils et les préceptes mérite toujours plus que celui qui
n’observe que les préceptes, si nous considérons le motif du mérite dans les
oeuvres, selon leur espèce, mais non selon le degré de charité. Quelquefois,
quelqu’un observe seulement les préceptes, mais avec une plus grande charité
que celui qui observe à la fois les préceptes et les conseils. Mais le plus
souvent, c’est le contraire qui se produit, parce que "la preuve de
l’amour se manifeste dans les oeuvres" comme dit saint Grégoire le Grand.
Ce n’est donc pas la récompense essentielle plus intense qui est appelée
auréole, mais ce qui lui est ajouté, d’une manière indifférente à l’égard du
fait que quelqu’un mérite davantage de récompense essentielle ou moins ou
également.
3. La charité est
le premier principe du mérite, mais notre action est comme l’instrument par
lequel nous méritons. Pour obtenir un effet, il ne suffit pas qu’il y ait la
disposition requise chez le premier moteur, mais aussi une juste disposition de
l’instrument. C’est pourquoi, dans l’effet produit, il y a quelque chose qui
provient du premier principe, et c’est le principal, et quelque chose qui
provient de l’instrument, et qui est secondaire. C’est pourquoi, dans la
récompense, il y a quelque chose qui vient de la charité : c’est la couronne,
et quelque chose qui vient de la nature de l’opération : c’est l’auréole.
4. Les anges ont
tous mérité leur béatitude par le même genre d’acte, c’est-à-dire par leur
conversion vers Dieu. Il n’y a donc pas en eux une récompense individuelle qui
serait chez l’un sans être de quelque manière chez l’autre. Les hommes ont
mérité leur béatitude par des actes d’espèces différentes : ce n’est donc point
la même chose. Cependant, ce que l’un des hommes semble posséder
individuellement, appartient de quelque manière en commun à tous, en tant que
par la charité parfaite chacun considère comme sien le bien d’autrui. Mais
cette joie par laquelle l’un se réjouit du bonheur de l’autre ne peut être
appelée auréole : Car elle n’est pas donnée comme récompense d’une victoire
propre, mais plutôt de la victoire d’un autre. La couronne est décernée aux
Victorieux eux-mêmes, non à ceux qui se réjouissent de leur victoire.
5. L’excellence du
mérite qui découle de la charité est plus grande que celle qui vient du genre
d’acte accompli, de même que la fin de la charité est plus élevée que les
choses ordonnées à cette fin, comme sont nos actes. C’est pourquoi la
récompense qui répond au mérite acquis par la charité, si petite soit-elle est
plus grande que toute récompense qui correspond à un acte à cause de sa nature.
L’auréole est donc désignée par un diminutif de la couronne d’or.
Objections :
1. L’auréole ne
paraît pas différente du fruit. Il ne convient pas de donner plusieurs
récompenses pour le même mérite. Mais l’auréole et le fruit au centuple
correspondent au même mérite, c’est-à-dire la virginité, comme cela ressort de
ce que dit la Glose au sujet de saint Matthieu. L’auréole est donc la même
chose que le fruit.
2. Saint Augustin
dit que "le fruit au centuple est dû aux martyrs et aux vierges". Le
fruit est donc une récompense commune aux vierges et aux martyrs. Mais
l’auréole leur est due aussi à tous deux : c’est donc la même chose que le
fruit.
3. Dans la
béatitude on ne trouve que deux récompenses : l’essentielle, et l’accidentelle
qui lui est surajoutée. Mais cette récompense surajoutée se nomme auréole,
comme cela se voit dans l’Exode (25, 25), où l’on dit que l’auréole est placée
au-dessus de la couronne d’or. Le fruit n’est pas la récompense essentielle,
sinon il serait dû à tous les bienheureux. Il est donc la même chose que l’auréole.
Cependant :
1. Les choses qui
ne se divisent pas de la même manière ne sont pas de la même nature. Mais le
fruit et l’auréole ne se divisent pas de la même manière, car l’auréole se
divise en celle des vierges, des martyrs et des docteurs, tandis que le fruit
se divise en fruit des époux, des veuves et des vierges. Ce n’est donc pas la
même chose.
2. En outre, si le
fruit et l’auréole étaient la même chose, ceux à qui est dû le fruit devraient
aussi avoir l’auréole. Mais cela est faux, puisque le fruit est dû au veuvage,
mais non l’auréole.
Conclusion :
Les choses dites
métaphoriquement peuvent être prises de diverses façons, selon les
considérations des diverses propriétés de ce à quoi on les compare. Puisque le
fruit est, au sens propre, ce qui se trouve dans les choses corporelles nées de
la terre, on peut parler des fruits spirituels selon les diverses conditions
que nous trouvons dans les fruits corporels. Le fruit corporel possède la
douceur, par laquelle il nous restaure quand il est à l’usage de l’homme. C’est
aussi le dernier effet auquel parvient l’œuvre de la nature. C’est encore ce
que nous espérons grâce à l’agriculture, par l’ensemencement et tous les autres
travaux. Le fruit spirituel est donc lui aussi parfois considéré comme ce qui
nous restaure totalement, comme fin ultime. Dans ce sens, on dit que nous
puisons notre fruit en Dieu, parfaitement dans le Ciel, et imparfaitement sur
terre. C’est dans ce sens qu’on prend la fruition, qui est une dot. Mais ici
nous ne parlons pas de fruits en ce sens-là. D’autres fois, on désigne comme
fruit spirituel ce qui nous restaure, sans être notre fin dernière et ainsi on
dit des vertus du fruit "qu’elles refont l’esprit par une vraie
douceur", comme dit saint Ambroise de Milan. C’est dans ce sens que saint
Paul dit aux Galates (5, 22) : "Les fruits de l’esprit sont la charité,
la joie, etc.". Nous ne parlons pas ici de fruits dans ce sens ; nous
en avons parlé ailleurs. On peut prendre en un autre sens le fruit spirituel,
par comparaison avec le corps, en tant que le fruit corporel est quelque chose
d’utile que l’on attend du travail d’agriculture : alors le fruit est la
récompense que l’homme obtient par le travail accompli en cette vie ; et ainsi
toute récompense que nous aurons dans la vie future grâce à nos efforts, est
appelée fruit. Et saint Paul parle en ce sens aux Romains (6, 22) : "Vous
possédez votre fruit dans la sanctification, mais votre fin dans la vie
éternelle". Ce n’est pas non plus dans ce sens que nous parlons
maintenant de fruits, mais en tant que le fruit est ce qui naît de la semence.
Dans saint Matthieu (13, 3), c’est ainsi que le Maître parle du fruit, qu’il
divise en trente pour un ou soixante pour un ou en centuple. Le fruit ne peut
sortir de la semence que parce que la force de la semence est efficace pour
transformer en sa nature les humeurs de la terre ; et, plus cette force est efficace et la terre bien préparée, plus le fruit
est abondant. La semence spirituelle semée en nous est la parole de Dieu ; et
plus quelqu’un est converti en spiritualité par la libération de la chair, plus
le fruit de cette parole est abondant. Le fruit de la parole de Dieu diffère de
la couronne et de l’auréole, parce que la couronne consiste en la joie que
quelqu’un a de posséder Dieu, l’auréole en la joie qu’il a de la perfection de
ses oeuvres, tandis que le fruit consiste dans la joie qu’il a de sa
disposition à accomplir ces oeuvres selon son degré de spiritualité, grâce
auquel il a fait valoir la semence de la parole de Dieu.
Certains
distinguent entre l’auréole et le fruit en disant que l’auréole est due au
lutteur, selon ce mot de saint Paul à Timothée (2, 5) : "Il ne sera pas
couronné s’il n’a pas lutté selon les règles", tandis que le fruit est
dû au travailleur, selon la Sagesse (3, 15) : "Le fruit des bons
travaux est glorieux". Mais d’autres disent que la couronne concerne
la conversion vers Dieu, tandis que l’auréole et le fruit consistent dans les
choses qui sont ordonnées à cette fin : Le fruit regarderait surtout la
volonté, et l’auréole surtout le corps. Mais comme le travail et la lutte sont
dans le même homme et selon la même chose, et que la récompense du corps dépend
de celle de l’âme, selon l’opinion citée, il n’y aurait qu’une différence de
raison entre le fruit, la couronne et l’auréole. Cela n’est pas possible, car
le fruit est assigné à certains, à qui n’est pas assignée l’auréole.
Solutions :
1. Il n’y a pas
d’inconvénient à ce qu’on attribue diverses récompenses au même mérite, selon
des éléments divers qui sont en lui. Ainsi la couronne est donnée à la
virginité en tant qu’elle est gardée à cause de Dieu, par suite d’un vouloir de
charité. Tandis que l’auréole lui est ajoutée en tant qu’elle est une oeuvre de
perfection qui comporte une forme de victoire supérieure, et que le fruit lui
est accordé parce que par la virginité l’homme se dégage du charnel et passe à
un certain état spirituel.
2. Le fruit, en
son acception propre, comme nous en parlons ici, n’est pas une récompense
commune au martyre et à la virginité, mais qui correspond aux trois degrés de
continence. Cette Glose qui affirme que le fruit au centuple convient aux
martyrs, prend ce mot au sens large, en tant que toute rémunération est appelée
fruit. De la sorte, le fruit au centuple désigne la rémunération due à n’importe
quelle oeuvre de perfection.
3. Bien que
l’auréole soit une récompense accidentelle s’ajoutant à l’essentielle,
cependant toute récompense accidentelle n’est, pas une auréole, mais seulement
la récompense d’œuvres de perfection par lesquelles l’homme est tout à fait
conforme au Christ grâce à une victoire parfaite. Il n’y a donc pas
d’inconvénient à ce que quelque récompense accidentelle, appelée fruit, soit
accordée à la libération de la vie charnelle.
Objections :
1. Il semble que
non, car au sujet de saint Paul écrivant aux Corinthiens (1 Co 15, 41) : "Autre
est l’éclat du soleil", la Glose dit que : "On compare à la
clarté du soleil la dignité de ceux qui reçoivent du fruit au centuple, à celle
de la lune ceux qui reçoivent soixante pour un, à celle des étoiles ceux qui
reçoivent trente pour un". Mais cette diversité de clarté, dans
l’intention de l’Apôtre, correspond à toute différence de béatitude. Les divers
fruits ne doivent donc pas correspondre à la seule vertu de continence.
2. Les fruits sont
ainsi nommes à cause de la fruition. Mais celle-ci est liée à la récompense
essentielle, qui correspond à toutes les vertus. Donc…
3. Le fruit est dû
au travail, selon la Sagesse (3, 15) : "Le fruit des bons travaux est
glorieux". Mais dans le travail, le rôle de la force est plus grand
que celui de la tempérance ou de la continence. Le fruit ne correspond donc pas
à la seule continence.
4. Il est plus difficile
de ne pas dépasser la mesure dans les aliments, nécessaires à la vie, que dans
les plaisirs sexuels, sans lesquels on peut conserver la vie. L’effort pour
garder la tempérance est donc plus grand que pour la continence. Le fruit
correspond donc plus à la tempérance qu’à la continence.
5. Le fruit
apporte une restauration. Mais celle-ci existe surtout dans la fin. Comme les
vertus théologales ont comme objet la fin, c’est-à-dire Dieu, il semble que le
fruit leur corresponde davantage.
Cependant :
Dans la Glose au
sujet de saint Matthieu, on assigne les fruits à la virginité, au veuvage et à
la continence conjugale, qui sont les parties de la continence.
Conclusion :
Le fruit est une
récompense due à l’homme parce qu’il est passé de la vie charnelle à la vie
spirituelle. Il correspond donc surtout à la vertu qui libère l’homme de la
domination de la chair. C’est ce qu’opère la continence, parce que c’est
surtout par les plaisirs sexuels que l’âme est soumise à la chair. C’est à ce
point que, selon saint Jérôme, dans l’acte charnel l’esprit de prophétie ne
touche plus le cœur des prophètes, et que, selon Aristote, "dans ce
plaisir il n’est pas possible à l’intelligence de connaître". Le fruit
correspond donc mieux à la continence qu’à une autre vertu.
Solutions
1. Cette glose
prend le fruit au sens large, selon lequel toute rémunération est appelée
fruit.
2. La fruition ne
tire pas son origine du mot fruit dans le sens dans lequel nous parlons de
fruit, comme cela est évident.
3. Le fruit, dans
le sens où nous en parlons ici, ne correspond pas au travail à cause de la
fatigue, mais en tant que c’est par le travail que les semences donnent leur
fruit. C’est pourquoi les moissons elles-mêmes sont appelées travaux, parce que
c’est à cause d’elles qu’on travaille ou parce que c’est par le travail qu’on
les acquiert. La comparaison avec le fruit, en tant qu’il vient de la semence,
est plus proche de la continence que de la force, parce que l’homme n’est pas
soumis à la chair par les passions qui sont l’objet de la force comme par
celles auxquelles s’oppose la continence.
4. Bien que les
plaisirs des aliments soient plus nécessaires que ceux qui viennent des choses
sexuelles, ils ne sont pourtant pas aussi véhéments ; ils ne soumettent donc
pas autant l’âme à la chair.
5. Le fruit n’est
pas pris ici pour signifier le fruit que reçoit celui qui est restauré par la
fin, mais dans un autre sens. L’argument ne porte donc pas.
Objections :
1. Cela ne semble
pas convenir, car saint Paul s’adressant aux Galates (5, 22) énumère douze
fruits de l’Esprit : la charité, la joie, la paix, etc. Il semble donc qu’on ne
doive pas les réduire à trois.
2. Le fruit
indique une récompense spéciale. Mais la récompense accordée aux vierges, aux
veufs et aux époux, n'est pas spéciale, puisque tous les hommes sauvés
appartiennent à l’une de ces trois catégories. En effet, mil n’est sauvé s’il
ne garde la continence ; et celle-ci est divisée en ces trois catégories. Il ne
convient donc pas d’assigner les trois fruits à ces trois groupes.
3. De même que le
veuvage dépasse la continence conjugale, ainsi la virginité l’emporte sur le
veuvage. Mais le soixante pour un ne dépasse pas le trente pour un de la même
manière que le centuple dépasse le soixante pour un :
- ni selon la
proportion arithmétique, puisque soixante dépasse trente de trente, et cent
dépasse soixante de quarante ;
- ni selon la
proportion géométrique, puisque soixante est le double de trente, tandis que
cent est dépassé par le double de soixante, puisqu’il le contient une fois
entier, plus ses deux tiers. Il ne convient donc pas d’attribuer les fruits aux
trois degrés de continence.
4. Les choses
dites par l’Écriture sont immuables. Saint Luc (21, 33) dit : "Le Ciel
et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas". Par contre,
les choses d’institution humaine peuvent changer chaque jour. On ne peut donc
pas interpréter les choses de l’Écriture Sainte d’après ce qui est d’institution
humaine. Il ne convient donc pas d’accepter le motif qu’apporte saint Bède le
Vénérable pour assigner les trois fruits, quand il dit : "Le fruit à
trente pour un, convient aux époux, parce que dans la représentation des
chiffres que l’on fait au jeu, trente est signifié par le contact entre le
pouce et l’index à leur sommet, de telle sorte qu’ils semblent s’embrasser, et
ainsi le chiffre trente évoque les baisers des époux. Soixante est signifié par
le contact de l’index avec le milieu de l’articulation du pouce, et de la
sorte, comme l’index repose sur le pouce et le domine, il signifie l’oppression
que les veuves supportent dans le monde. Quand on parvient au nombre cent, on
passe de la main gauche à la main droite donc la centaine désigne la virginité,
qui possède en partie la dignité des anges, qui sont à droite, c’est-à-dire
dans la gloire, tandis que nous sommes à gauche, à cause de l’imperfection de
la vie présente.
Conclusion :
La continence, à
laquelle correspond le fruit, introduit l’homme dans une sorte de
spiritualisation, en rejetant la vie charnelle. On distingue donc les divers
fruits selon les divers modes de spiritualisation que la continence constitue.
Il y a une spiritualité indispensable et une autre qui est une surabondance.
La spiritualité indispensable consiste en ce que la droiture de l’esprit ne
soit point pervertie par la délectation chamelle : cela se produit quand
quelqu’un jouit des plaisirs de la chair dans la conformité à l’ordre de la
raison telle est la spiritualité des époux. La spiritualité surabondante
consiste pour l’homme à se détacher totalement des délectations charnelles qui
oppriment l’esprit. Cela peut s’accomplir de deux manières : Soit à l’égard de
tout temps, passé, présent et futur : et c’est la spiritualité des vierges,
soit pour un temps limité : Et c’est la spiritualité des veufs. À ceux qui
gardent la continence conjugale est donné le fruit à trente pour un. À ceux qui
gardent la continence des veufs est donné soixante pour un, à ceux qui gardent
la continence virginale est donné le centuple ; selon le motif assigné plus
haut par saint Bède le Vénérable.
Cependant, on
pourrait donner à ces divisions un autre motif, selon la nature des nombres. Le
nombre trente vient de la multiplication de dix par trois ; trois est le
chiffre de toutes choses, comme dit Aristote, et il contient en soi la
perfection commune à tout : le commencement, le milieu et la fin. Il convient
donc que le nombre trente soit assigné aux époux chez eux, à l’observation du
Décalogue, qui est désigné par dix, ne s’ajoute que la perfection commune sans
laquelle n’y a pas de salut.
Le nombre six,
dont la multiplication par dix fait soixante, possède la perfection en vertu de
ses parties, puisqu’il résulte du groupement de toutes ses parties : il
convient donc qu’il corresponde au veuvage, dans lequel se trouve le parfait
éloignement des plaisirs charnels, dans toutes les circonstances, qui sont
comme les parties de l’acte vertueux : En effet, le veuf n’use des plaisirs
charnels avec personne, en aucun lieu et dans aucune circonstance, chose qui
n’existait pas dans la continence conjugale. Le centuple correspond
parfaitement à la virginité, parce que le nombre dix, dont la multiplication
par lui-même donne cent, est la limite des nombres. De même, la virginité
atteint la limite de la spiritualisation, puisqu’on ne peut rien lui ajouter
quant à la spiritualité. Le nombre cent, en tant que nombre carré, possède la
perfection en vertu de sa figure en effet, la figure carrée est parfaite parce
qu’elle possède l’égalité de toutes ses parties, ayant des côtés égaux : Elle
convient donc à la virginité, dans laquelle l’incorruptibilité est gardée en
tous les temps passé, présent et futur.
Solutions :
1. En cette
difficulté, le mot fruit n’est pas pris dans le sens où nous le prenons ici.
2. Rien n’oblige à
tenir que le fruit soit une récompense qui n’est pas donnée à tous ceux qui
seront sauvés. La récompense essentielle n’est pas seule commune à tous les
hommes. Mais aussi des choses accidentelles, comme la joie des oeuvres
accomplies, sans lesquelles ou ne serait pas sauvé. On peut dire cependant que
les fruits ne conviennent pas à tous ceux qui seront sauvés, comme cela est
manifeste chez ceux qui se convertissent à la fin de la vie, et n’ont pas vécu
dans la continence : ils ont droit à la récompense essentielle, mais non aux
fruits.
3. La distinction
des fruits est prise davantage selon les espèces et les figures des nombres
que selon les quantités désignées. Cependant, on peut donner une justification
même au sujet de la quantité. L’homme marié s’abstient seulement de celle qui
n’est pas sa femme, tandis que la veuve s’abstient de son mari et de celui qui
ne l’est pas. Et ainsi ou trouve cette explication : comme soixante est le
double de trente, cent ajoute à soixante le nombre quarante, qui vient de la
multiplication de dix par quatre. Le nombre quatre est le premier nombre entier
et cubique. Il convient donc à la virginité, dans laquelle, à la perfection du
veuvage s’ajoute l’incorruption perpétuelle.
4. Bien que cette
désignation des chiffres pour le jeu soit d’institution humaine, cependant
elle est fondée de quelque manière sur la nature des choses, en tant que les
chiffres sont désignés graduellement selon l’ordre des articulations et des
contacts des doigts.
Objections :
1. Il semble que
non. Une plus grande récompense est due quand une oeuvre présente plus de
difficulté. Mais les veuves souffrent plus que les vierges de s’abstenir des
jouissances charnelles. Saint Jérôme dit eau effet que plus grande est la
difficulté que certains rencontrent pour s’abstenir des voluptés défendues,
plus grande est leur récompense. Il dit cela en faisant l’éloge des veuves.
Aristote dit aussi que "les jeunes filles avant perdu leur virginité
désirent davantage l’acte charnel, à cause du souvenir de leur
jouissance". L’auréole, qui est la plus grande récompense, est donc due
davantage aux veuves qu’aux vierges.
2. Si l’auréole
était due à la virginité, elle devrait se trouver là où se rencontre la plus
parfaite virginité. Mais dans la Bienheureuse Vierge se trouve la plus parfaite
virginité, d’où son appellation de Vierge des vierges. Et pourtant l’auréole ne
lui est pas due, parce qu’elle n’a subi aucune lutte pour garder la continence,
puisqu’elle ne fut pas atteinte par les passions de la corruption. L’auréole
n’est donc pas due à la virginité.
3. On ne doit pas
accorder une récompense très élevée à ce qui n’est pas louable en tout temps.
Mais il n’aurait pas été louable de garder la virginité dans l’état
d’innocence, puisque alors il avait été prescrit : "Croissez et
multipliez-vous, et remplissez la terre", ni même dans le temps de la
loi mosaïque, puisque les stériles étaient maudites. Une auréole n’est donc
point due à la virginité.
4. On ne doit pas
donner la même récompense à la virginité gardée et à la virginité perdue. Mais
l’auréole est due parfois à la virginité perdue, si par exemple une femme est
violée malgré elle par un tyran parce qu'elle confesse la foi au Christ. L’auréole
n’est donc point due à la virginité.
5. Une récompense
élevée ne doit pas être attribuée à ce qui est en nous naturellement. Mais la
virginité appartient de naissance, à tout homme, bon et mauvais. L’auréole ne
lui est donc pas due.
6. De même que le veuvage,
dans la continence, reçoit un fruit de soixante pour un, ainsi la virginité
reçoit le centuple et l’auréole. Mais ce fruit n’est pas dû à toute veuve, mais
seulement à celle qui demeure vouée au veuvage, comme on dit. Il semble donc
que l’auréole ne soit pas due à toute virginité, mais seulement à celle à
laquelle on s’est voué.
7. On ne donne pas
de récompense à ce qui existe nécessairement, puisque tout mérite consiste en
un acte de la volonté. Or, il y a des vierges qui le sont par nécessité, comme
les frigides et les eunuques. L’auréole n’est donc pas toujours due à la
virginité.
Cependant :
1. Dans l’Exode (25,
25) nous lisons : "Tu feras une autre couronne, l’auréole". Et
la Glose ajoute : "À cette couronne-là appartient le cantique nouveau, que
les vierges chantent devant l’Agneau, ceux qui suivent l’Agneau partout où il
ira". La récompense due à la virginité se nomme donc auréole.
2. En outre, Isaïe
(56, 4) dit : "Le Seigneur Dieu dit ceci aux eunuques : je leur
donnerai le meilleur nom parmi les fils et les filles". Et la Glose
ajoute : "Cela signifie une gloire spéciale et élevée". Or, par les
eunuques (Mt 19, 12) "qui se sont mutilés pour le royaume des Cieux",
on désigne les vierges. La virginité a donc droit à une récompense
supérieure, qui est l’auréole.
Conclusion :
Là où est
obtenue une forme supérieure de victoire, on a droit à une couronne spéciale.
Quand quelqu’un, en gardant la virginité, obtient une victoire exceptionnelle
sur la chair, contre laquelle il mène une lutte incessante, comme dit saint
Paul aux Galates (5, 17) : "L’esprit lutte contre la chair", il
a droit à une couronne spéciale, qui est appelée auréole. Tous l’affirment
communément ; mais ils ne sont pas d’accord pour préciser à quelle virginité
est due cette auréole. Les uns disent qu’elle est due à un acte : elle sera
donc donnée à celle qui garde, en acte, la virginité, si elle est du nombre de
ceux qui seront sauvés. Mais cela ne semble pas convenir, car alors celles qui
ont la volonté de se marier, mais meurent auparavant, posséderaient l’auréole.
D’autres disent que l’auréole est due à un état et non à un acte : seules
mériteraient l’auréole celles qui se sont mises par un vœu dans l’état de
virginité perpétuelle. Mais cela non plus ne semble pas convenir, car quelqu’un
peut garder la virginité sans l’avoir vouée, avec une volonté égale à celle
d’un autre qui en a fait le vœu. C’est pourquoi on peut dire, autrement, que le
mérite est dû à tout acte de vertu impéré par la
charité. La virginité est de l’ordre de la vertu, en tant que l’incorruption
perpétuelle de l’esprit et du corps est l’effet d’un choix, comme cela découle
de ce que nous avons dit. L’auréole n’est donc due à proprement parler qu’à
ceux qui ont décidé de garder la virginité perpétuelle, qu’ils aient exprimé ou non cette décision. Et je dis cela en tant que
l’auréole est prise, à proprement parler, comme une récompense donnée au
mérite, bien que cette résolution ait été quelquefois interrompue, tout en
gardant l’intégrité de la chair : pourvu que celle-ci persévère jusqu’à la fin
de la vie, car la virginité de l’esprit peut être réparée, mais non celle de la
chair. Mais si nous prenons l’auréole au sens large, pour toute joie qui
s’ajoute dans le Ciel à la joie essentielle, alors l’auréole est donnée à ceux
qui sont demeurés incorrompus dans leur chair, même
s’ils n’ont pas eu la volonté de garder perpétuellement la virginité. Il n’est
pas douteux en effet qu’ils jouissent de l’incorruption du corps, commue les
innocents qui sont demeurés exempts du péché, bien qu’ils n’aient pas eu la
possibilité de pécher, comme les enfants baptisés. Ce n'est pas l’acception
propre de l’auréole, mais elle est très commune.
Solutions :
1. Dans la garde de
la continence, une lutte plus forte est soutenue, à un certain point de vue,
par les vierges, à un autre point de vue, par les veuves. Les vierges sont
enflammées par la concupiscence et par le désir d’expérimenter, qui provient
d’une certaine curiosité, en vertu de laquelle l’homme voit plus volontiers ce
qu’il n’a pas encore vu. Et parfois cette concupiscence augmente l’appréciation
du plaisir au-delà de ce qu’il est dans la réalité. Il y a aussi une absence de
considération des inconvénients qui sont liés à lin plaisir de ce genre. À ce
point de vue, les veuves obtiennent une lutte moindre, tandis que celle-ci est
accrue, au contraire, par le souvenir du plaisir éprouvé. Et en ces diverses
choses, les hommes diffèrent en leur jugement, selon leurs diverses conditions
et dispositions, car certains sont davantage mus par un point de vue, et les
autres par un autre. Quoi qu’il en soit de l’intensité de la lutte, il est
certain que la victoire des vierges est plus parfaite que celle des veuves :
car c’est une victoire plus parfaite et plus belle, de n’avoir jamais cédé à
l’ennemi. La couronne n’est pas due à la lutte, mais à la victoire dans la
lutte.
2. À ce sujet, deux
opinions sont émises. Certains disent que la Bienheureuse Vierge ne reçoit pas
l’auréole comme récompense de la virginité, si l’auréole est considérée comme
récompensant la lutte, mais qu’elle reçoit quelque chose de plus grand que
l’auréole, à cause de sa décision parfaite de garder la virginité. D’autres
disent qu’elle possède l’auréole, et même très supérieure, sous la raison
propre d’auréole : car, bien qu’elle n’ait pas éprouvé le combat, elle a quand
même connu une certaine lutte de la chair. Mais, à cause de la puissance de sa
vertu, sa chair était tellement soumise, que cette lutte la laissait
insensible. Pourtant, cela ne semble point convenir, car on croit que la
Bienheureuse Vierge fut tout à fait préservée de l’inclination sensuelle, à
cause de sa parfaite sanctification. Il n'est pas respectueux de dire qu’il y
eût en elle quelque lutte de la chair, car celle-ci ne vient que d’une
inclination dépravée. La tentation qui vient de la chair ne petit pas exister
sans le péché, comme dit la Glose, à propos de saint Paul aux Corinthiens (2 Co
12, 7) : "J’ai reçu le stimulant de ma chair". La Vierge doit
donc posséder à proprement parler l’auréole, pour que, en cela, elle soit
conforme aux autres membres de l’Église, qui possèdent la virginité. Bien
qu’elle ne connût pas la tentation qui vient de la chair, elle connut la lutte
qui vient de la tentation opérée par l’ennemi, qui n’a même pas respecté le Christ
lui-même, comme nous le voyons en saint Matthieu (4, 1-11).
3. L’auréole n’est
due à la virginité qu’en tant qu’elle ajoute une certaine supériorité aux
autres degrés de la continence. Si Adam n’avait pas péché, la virginité ne
posséderait pas une perfection supérieure à la continence conjugale, car il y
aurait eu alors des noces honorables, et une union nuptiale immaculée, la
perversion de la concupiscence n’existant pas. La virginité n’aurait pas alors
été gardée, et n’aurait pas droit à une auréole. Mais la condition de la nature
humaine étant changée, la virginité revêt une beauté spéciale et mérite donc
une récompense particulière. Au temps de la Loi de Moïse, quand le culte de
Dieu devait être propagé par l’acte charnel, il n’était pas tout à fait louable
de s’abstenir de l’acte de la chair : on ne donnait donc pas une récompense
spéciale à cette décision, sauf si elle venait d’une inspiration divine : comme
on le croit pour Jérémie et Élie, dont on ne lit pas qu’ils aient été mariés.
4. Si une vierge a
été violée par contrainte, elle ne perd pas pour autant son auréole, dès lors
qu’elle garde inviolablement sa volonté de défendre à jamais sa virginité, cru
ne consentant nullement à l’acte subi elle ne perd pas pour cela sa virginité
; et cela vaut si elle a été violée à cause de sa foi, pour n’importe quelle
autre cause. Mais si elle souffre cela pour la foi, cela augmentera son mérite,
et lui donnera le mérite du martyre. C’est pourquoi sainte Lucie dit : "Si
tu me fais violer contre ma volonté, ma couronne de chasteté sera doublée"
: non qu’elle ait deux auréoles de virginité, mais parce qu’elle recevra une
double récompense, une pour la garde de la virginité, l’autre à cause de
l’injustice subie. En supposant même qu’une vierge ainsi violentée conçoive,
elle ne perd pas pour autant le mérite de la virginité. Elle n’égalera
cependant pas la Mère du Christ, qui garda, avec l’intégrité de l’esprit, celle
de la chair.
5. La virginité
nous est donnée par la nature quant à ce qui est physique en elle, mais la
résolution de garder une incorruption perpétuelle, qui donne le mérite de la
virginité, n’est pas innée ; elle vient d’un don de la grâce.
6. Le fruit de
soixante pour un n’est pas dû à toute veuve, mais seulement à celle qui a
résolu de garder le veuvage, même si elle n'en a pas fait le vœu, comme nous
l’avons dit pour la virginité.
7. Si les frigides
et les eunuques sont résolus à garder une incorruption perpétuelle, même s’ils
recevaient la possibilité d’accomplir l’acte de la chair, ils doivent être
appelés vierges, et méritent l’auréole : ils font en effet de nécessité vertu.
Mais s’ils sont décidés à se marier s’ils en deviennent capables, ils ne
méritent pas l’auréole. C’est pourquoi saint Augustin dit : "Pour ceux
dont l’organe viril est malade, de sorte qu’ils ne peuvent pas engendrer,
comme sont les eunuques, s’ils deviennent chrétiens et gardent les préceptes de
Dieu, mais avec l’intention de se marier s’ils le pouvaient, il suffit de les
considérer comme semblables aux époux croyants".
Objections :
1. Il semble que
non, car l’auréole est une récompense attribuée aux oeuvres surérogatoires. Saint
Bède le Vénérable dit à propos de l’Exode (25, 25) : "Tu feras une autre
couronne", "Cette récompense vaut pour ceux qui dépassent les
préceptes généraux, par un choix spontané d’une vie plus parfaite". Or,
mourir pour la confession de sa foi est quelquefois obligatoire et non
surérogatoire comme nous le voyons dans l’épître aux Romains (10, 10) : "Par
le cœur nous croyons à la justice, mais par la bouche nous confessons ce qui
est requis pour le salut". L’auréole n’est donc pas toujours due au
martyre.
2. Selon saint
Grégoire le Grand et saint Augustin : "Plus les services sont libres, plus
ils sont dignes de récompense". Mais le martyre n’est aucunement libre,
puisqu’il est une peine imposée avec violence par un autre. L’auréole n’est
donc pas due au martyre, parce qu’elle correspond à un mérite supérieur.
3. Le martyre ne
consiste pas seulement dans la souffrance de la mort, mais aussi dans la
volonté intime. C’est pourquoi saint Bernard distingue trois espèces de martyrs
: par la volonté et sans meurtre, comme saint Jean par la volonté et le
meurtre, comme saint Etienne par le meurtre sans la volonté, comme les Saints
Innocents. Si donc l’auréole était due au martyre, elle serait due davantage au
martyre de la volonté qu’au martyre extérieur, puisque le mérite procède de la
volonté. Or, ce n'est pas ce que l’on dit. L’auréole n’est donc pas due au
martyre.
4. La souffrance du
corps est moindre que celle de l’esprit provenant de douleurs intimes et des
passions de l’âme. La souffrance intérieure est une sorte de martyre ; saint
Jérôme dans son sermon sur l’assomption : "Je dirai à bon droit que la
Vierge Mère de Dieu fut aussi martyre, bien que sa vie se soit achevée dans la
paix. C’est pourquoi il est dit qu’un glaive transpercera ton âme, à savoir la
douleur de la mort de son Fils". Puisqu’il n’y a pas d’auréole pour la
douleur intérieure, il ne doit pas y en avoir pour la douleur extérieure.
5. La mortification
elle-même est une sorte de martyre ; Saint Grégoire le Grand dit : "Même
sans avoir l’occasion d’être persécutés, notre vie paisible connaît son martyre
: car bien que nous n’inclinions pas sous le fer notre cou de chair, nous
exterminons en esprit les désirs de la chair, avec le glaive spirituel".
L’auréole n'est pas due à cette pénitence, qui consiste en des oeuvres
extérieures. Elle n’est donc pas due non plus au martyre extérieur.
6. L’auréole n’est
pas due à une oeuvre défendue. Or il est interdit de se faire violence à soi-même,
comme dit saint Augustin, et cependant l’Église célèbre le martyre de certains
qui se sont fait violence pour échapper à la rage des tyrans, comme cela se voit
dans l’Histoire d’Eusèbe, à propos de certaines femmes d’Antioche. L’auréole
n’est donc pas toujours due au martyre.
7. Il arrive
parfois que quelqu’un est blessé à cause de sa foi, et
survit cependant quelque temps. Il est manifestement martyr. Et pourtant
l’auréole ne lui est pas due, parce qu’il n’a pas souffert jusqu’à la mort.
L’auréole n’est donc pas toujours due au martyre.
8. Certains
souffrent plus de la perte des biens temporels que de la souffrance de leur
propre corps : comme on le voit puisqu’ils se donnent tant de mal pour acquérir
des richesses. Si donc on leur enlève, à cause du Christ, leurs biens
temporels, il semble qu’ils soient des martyrs. Et cependant on dit que
l’auréole ne leur est pas due. Donc...
9. Il semble que le
martyr soit seulement celui qui est mis à mort pour la foi. C’est pourquoi saint
Isidore de Séville dit : "On les appelle martyrs, selon le terme grec,
témoins en latin, parce qu’ils ont supporté leurs souffrances pour apporter au
Christ leur témoignage, et ont lutté jusqu’à la mort pour la vérité". Mais
il y a des vertus supérieures à la foi, comme la justice, la charité, etc., qui
ne peuvent exister sans la grâce ; et cependant l’auréole ne leur est point
due. Il semble donc qu’elle ne le soit pas non plus au martyre.
10. De même que les
vérités de foi, toute autre vérité vient de Dieu, comme dit saint Ambroise de
Milan, parce que "toute vérité, quel que soit celui qui l’exprime, vient
du Saint-Esprit". Si donc on doit l’auréole à celui qui supporte la mort
pour la vérité de foi, on la devrait aussi pour ceux qui supportent la mort
pour toute autre vérité : et cela n’est évidemment pas exact.
11. Le bien commun
l’emporte sur le bien particulier. Si quelqu’un meurt, dans une guerre juste
pour la défense de l’Etat, on ne lui doit pas l’auréole. Donc pas non plus s’il
est tué pour la conservation en lui-même de la foi.
12. Tout mérite
procède du libre arbitre. Mais l’Église célèbre le martyre que certains qui
n’eurent pas l’usage du libre arbitre. Ils n’ont donc pas mérité l’auréole, et
dès lors, celle-ci n’est pas due à tous les martyrs.
Cependant :
1. Saint Augustin
dit : "Personne, je pense, n’a osé mettre la virginité au-dessus du
martyre". Mais la virginité a droit à une auréole. Donc aussi le martyre.
2. En outre, la
couronne est due au lutteur. Dans le martyre, il y a une difficulté spéciale
dans le combat. On lui doit donc une auréole spéciale.
Conclusion :
De même que
l’esprit lutte contre les concupiscences intérieures, ainsi l’homme lutte
contre les passions qui viennent du dehors. De même que la victoire la plus
parfaite par laquelle l’homme triomphe des concupiscences de la chair, c’est-à-dire
la virginité, a droit à une couronne spéciale qui s’appelle auréole, de même
celui qui a remporté la plus parfaite victoire qui se conquiert dans la lutte
extérieure, a droit à une auréole. La victoire la plus parfaite contre les
passions extérieures peut être considérée sous deux aspects : d’abord selon la
grandeur de la passion vaincue ; parmi toutes les passions provoquées du
dehors, la peur de la mort tient le premier rang, de même que dans les passions
intérieures les principales sont les concupiscences sexuelles. C’est pourquoi,
quand quelqu’un parvient à la victoire sur la mort et contre ce qui lui est
rattaché, il est parfaitement vainqueur. La grandeur de la victoire sur les
passions peut aussi être considérée d’après la cause de la lutte, quand par
exemple on combat pour une cause très honorable, qui est le Christ lui-même. Or
ces deux choses sont contenues dans le martyre, qui est l’acceptation de la
mort à cause du Christ". Ce qui constitue le martyre, ce n’est pas la
souffrance, mais sa cause" dit saint Augustin. L’auréole est donc due au
martyre comme à la virginité.
Solutions
:
1. Supporter la mort à cause du Christ est en soi
une oeuvre surérogatoire tous ne sont pas mis dans l’obligation de confesser
leur foi devant un persécuteur. Mais en certaines occasions cela est
obligatoire pour se sauver : ainsi quand quelqu’un arrêté par un persécuteur
est interrogé sur sa foi, il est obligé de la confesser. Mais il n’en suit pas
qu’il ne mérite pas l’auréole. Celle-ci en effet n’est pas due à l’œuvre
surérogatoire en tant que telle, mais en tant qu’elle contient une certaine
perfection. Donc, si cette perfection demeure, même sans qu’il y ait
surérogation, on mérite l’auréole.
2. La récompense
est due au martyre non en tant qu’il est infligé du dehors, mais en tant qu’il
est supporté volontairement, car nous ne méritons que par les choses qui sont
en nous. Plus ce que quelqu’un supporte volontairement est difficile et de
nature à répugner à la volonté, plus cette volonté qui le supporte à cause du
Christ, se montre fermement fixée dans le Christ. On lui doit donc une
récompense supérieure.
3. Il y a des actes
qui possèdent en eux-mêmes une grande intensité de jouissance ou de difficulté.
Dans ces actes le fait de les accomplir augmente toujours le mérite ou le
démérite, car en les accomplissant la volonté, à cause de cette intensité, a dû
modifier profondément l’état dans lequel elle se trouvait auparavant. C’est
pourquoi, toutes choses restant les mêmes, celui qui accomplit un acte de
luxure pèche plus que celui qui ne fait que consentir à l’acte, parce qu’en
accomplissant l’acte, la volonté est intensifiée. De même, puisque l’acte du
martyre comporte une très grande difficulté, le vouloir du martyre n’atteint
pas le mérite qui est dû à l’acte même du martyre, à cause de cette difficulté.
Cependant cette volonté du martyre peut parvenir à une plus haute récompense,
en raison de son mérite, parce que quelqu’un peut vouloir supporter le martyre,
sans le subir, avec une plus grande charité que celui qui le subit en fait.
C’est pourquoi le martyr volontaire peut mériter, par sa volonté seule, une
récompense essentielle égale ou plus grande que celle qui est due au martyr
réel. Mais puisque l’auréole est due à la difficulté qui se rencontre dans la
lutte même du martyre, elle n’est pas due à ceux qui ne sont martyrs que dans
leur vouloir, mais non en fait.
4. De même que les
plaisirs du toucher, auxquels est ordonnée la tempérance, tiennent la première
place parmi les plaisirs intérieurs et extérieurs, de même les douleurs du
toucher sont au-dessus de toutes les autres douleurs. C’est pourquoi une
auréole est due davantage à la difficulté qui se manifeste dans le support des
douleurs du toucher par exemple celles des coups et autres choses semblables,
qu’elle n’est due à la difficulté de supporter les douleurs intérieures, à
cause desquelles quelqu’un n’est pas appelé à proprement parler martyr, sauf
par comparaison ; Et c’est dans ce sens que parle saint Jérôme.
5. Les souffrances
de la mortification ne sont pas à proprement parler un martyre, parce qu’elles
ne consistent pas en des choses ordonnées à causer la mort, mais seulement
destinées à dominer la chair. Si quelqu’un dépasse cette mesure, sa pénitence
devient une faute. Cependant, on peut, par comparaison, appeler la
mortification un martyre, parce qu’elle peut l’emporter en durée sur le
martyre, tandis que celui-ci l’emporte en intensité.
6. Selon saint
Augustin, nul ne peut attenter à sa vie pour aucune cause, à moins qu’il ne le
fasse sous l’action d’une inspiration divine, pour donner un exemple de courage
en méprisant la mort. On croit que ceux dont il est parlé dans cette
difficulté se sont donné la mort sous une inspiration divine : C’est pourquoi
l’Église célèbre leur martyre.
7. Si quelqu’un
reçoit à cause de sa foi une blessure mortelle, mais ne meurt pas aussitôt, il n'est
pas douteux qu’il mérite l’auréole, comme cela est évident pour la bienheureuse
Cécile, qui a survécu trois jours, et pour de nombreux martyrs morts en prison.
Même si quelqu’un reçoit une blessure qui n’est pas mortelle, et qui est
cependant suivie de mort, on croit qu’il mérite l’auréole, bien que certains
disent que celui qui aboutit à la mort à cause de son insouciance ou de sa
négligence, ne mérite pas l’auréole. Cependant, cette négligence ne l’aurait
pas conduit à la mort sans la blessure antérieure, reçue pour la foi : Celle-ci
est donc la première occasion de sa mort ; il semble dès lors qu’il ne perde
pas l’auréole, à moins que sa négligence soit telle qu’elle comporte une faute
mortelle, qui lui enlève la couronne et l’auréole. Mais si quelqu’un ne meurt
pas après avoir reçu une blessure mortelle, à cause de quelque circonstance
fortuite ou s’il n’a pas reçu de blessure mortelle, mais qu’ensuite, étant en
prison, il meurt, il mérite encore l’auréole. C’est pourquoi l’Église célèbre
de saints martyrs qui sont morts en prison, longtemps après avoir subi des
blessures, comme le pape Marcel. Donc, toute souffrance infligée pour le Christ
et s’achevant dans la mort, que celle-ci suive immédiatement ou non, suffit à
constituer le martyre et à mériter l’auréole. Si elle ne va pas jusqu’à la mort,
on ne considère pas cet homme comme martyr : comme c’est le cas du bienheureux
Sylvestre, que l’Église ne fête pas comme martyr, parce qu’il a achevé sa vie
dans la paix, après avoir subi auparavant bien des tourments.
8. De même que la
tempérance ne regarde pas les plaisirs de l’argent ou des honneurs, mais
seulement les jouissances du toucher, parce qu’elles sont les principales, de
même la force ne regarde que les menaces de mort, parce qu’elles sont les plus
graves, comme dit Aristote. C’est pourquoi l’auréole n’est due qu’aux attaques
qui menacent le propre corps, capables d’engendrer la mort. Si donc quelqu’un,
à cause du Christ, perd les biens temporels ou sa réputation ou toute autre
chose de ce genre, il n’est pas martyr pour autant, et ne mérite pas l’auréole.
On ne peut aimer d’une manière normale les choses extérieures plus que le
propre corps. Un attachement déréglé ne peut concourir à faire mériter une
auréole. La douleur de la perte des biens matériels ne peut égaler celle de la
mort du corps, ni d’autres souffrances semblables.
9. La cause
suffisante pour constituer le martyre n’est pas seulement le fait de confesser
la foi, mais aussi toute autre vertu, non pas humaine, mais surnaturelle, qui a
le Christ comme fin. Par tout acte de vertu, on peut devenir témoin du Christ,
en tant que les oeuvres qu’il opère en nous sont un témoignage de sa bonté.
C’est ainsi que des vierges furent tuées à cause de leur virginité qu’elles
voulaient garder, comme la bienheureuse Agnès et quelques autres, dont le
martyre est célébré par l’Église.
10. La vérité de foi
a le Christ comme fin et comme objet : c’est pourquoi sa confession mérite
l’auréole, si une peine lui est infligée, non seulement à cause de la fin
poursuivie, mais aussi à cause de cette souffrance. Mais la confession de toute
autre vérité n’est pas une cause suffisante pour constituer un martyre en
raison d’une semblable souffrance : elle ne le serait qu’à cause de la fin, si
par exemple quelqu’un préférait être mis à mort pour le Christ, plutôt que de
dire n’importe quel mensonge qui est un péché contre lui.
11. Le Bien incréé
dépasse tout bien créé. Dès lors, toute fin créée, qu’elle soit le bien commun
ou un bien privé, ne peut conférer à une action autant de bonté que le Bien
incréé le fait quand quelque chose est accompli à cause de Dieu. Donc, si
quelqu’un subit la mort à cause du bien commun, sans référence au Christ, il
ne mérite pas l’auréole. Mais s’il rapporte cela au Christ, il la mérite, et il
est martyr s’il défend l’État contre les attaques des ennemis qui veulent
corrompre la foi au Christ, et qu’il meurt dans cette lutte de défense.
12. Certains disent
que chez les Innocents morts pour le Christ l’usage de la raison fut anticipé
par un miracle divin, comme chez saint Jean Baptiste quand il était dans le
sein maternel par là, ils furent de vrais martyrs, en
acte et en volonté ; Et ils possèdent l’auréole. Mais d’autres disent qu’ils
furent martyrs seulement en acte, mais non en volonté : telle semble être la
pensée de saint Bernard dans sa division des trois sortes de martyrs. D’après
cela, les Innocents, qui ne réalisèrent pas la notion parfaite du martyre, mais
y participèrent de quelque manière en souffrant pour le Christ, ont aussi
l’auréole, non dans sa parfaite définition, mais en une certaine participation,
en tant qu’ils se réjouissent d’avoir été tués au service du Christ, comme nous
l’avons vu au sujet des enfants baptisés qui jouissent de leur innocence et de
l’intégrité de leur chair.
Objections :
1. Cela ne semble
pas. Toute récompense dans l’au-delà correspond à un acte de vertu. Prêcher ou
enseigner n’en est pas un. On ne doit donc point l’auréole à la prédication ou
à l’enseignement.
2. Enseigner et
prêcher sont le fruit de l’étude et de l’enrichissement doctrinal. Les choses
qui sont récompensées dans l’au-delà ne s’acquièrent point par l’effort humain,
car nous ne méritons pas par les choses naturelles et acquises. Aucune auréole
n’est donc promise pour l’au-delà à l’enseignement et à la prédication.
3. L’exaltation
dans le Ciel correspond à l’humiliation ici-bas, car "celui qui s’humilie
sera exalté" (Mt 23, 12). Enseigner et prêcher n’humilient pas : ce sont
plutôt des occasions d’orgueil. La Glose dit, au sujet de saint Matthieu (4, 5),
que "le diable trompe beaucoup d’hommes enflés par les honneurs du
magistère. Il semble donc que la prédication et l’enseignement n’aient pas
droit à l’auréole.
Cependant :
1. À propos de
saint Paul aux Ephésiens (1, 18) : "Pour que vous sachiez quelle est
l’éminence...", la Glose dit : "Les saints docteurs recevront une
augmentation de gloire supérieure à celle que tous auront communément".
2. En outre, la
Glose ordinaire, commentant le Cantique des Cantiques (8, 12) : "Ma
vigne est devant moi ", dit : "Il montre quelle récompense
particulière il prépare pour ses docteurs". Ils auront donc une récompense
spéciale, et c’est ce que nous nommons auréole.
Conclusion :
Par le martyre
et la virginité, l’homme remporte une très parfaite victoire contre la chair et
le monde. De même, il remporte une très parfaite victoire contre le diable
quand, non content de résister à ses assauts, il le chasse non seulement de lui-même,
mais aussi des autres. C’est ce qui se fait par la prédication et l’enseignement.
C’est pourquoi on leur doit une auréole, comme à la virginité et au martyre.
Qu’on ne dise pas, comme certains le font, qu’elle est due seulement aux
prélats, à qui il appartient, en vertu de leur charge, de prêcher et
d’enseigner : elle appartient à tous ceux qui exercent licitement cette
mission. Elle n’est due aux prélats, bien qu’ils aient la charge de prêcher,
que s’ils le font en fait, car la couronne n’est pas due à une disposition,
mais à une lutte en acte, selon ce mot de saint Paul à Timothée (2 Tm 2, 5) : "Il
ne sera pas couronné s’il n’a pas lutté selon les règles".
Solutions :
1. Prêcher et
enseigner sont les actes d’une vertu : la miséricorde. On doit donc les ranger
parmi les aumônes spirituelles.
2. Bien que la
faculté de prêcher et d’enseigner vienne de l’étude, le fait d’enseigner vient
de la volonté, qui est enrichie par la charité infusée par Dieu. Son exercice
peut donc être méritoire.
3. L’exaltation en
cette vie ne diminue la récompense de l’autre vie que si quelqu’un cherche, à
travers cette exaltation, sa propre gloire. Mais celui qui transforme cette
exaltation en bénéfice pour les autres, mérite une récompense. Quand on dit
que l’enseignement a droit à l’auréole, on doit l’entendre de l’enseignement
des choses du salut, qui chasse le diable du cœur des hommes, comme une arme
spirituelle. Saint Paul dit aux Corinthiens (2 Co 10, 4) : "Les armes
de notre armée ne sont pas charnelles, mais spirituelles".
Objections :
1. Il semble que
oui. Une auréole est due à la virginité, au martyre et à l’enseignement. Ces
trois choses existèrent excellemment dans le Christ. L’auréole lui convient
donc excellemment.
2. Tout ce qui est
très parfait dans les choses humaines, doit être attribué, à un degré
supérieur, au Christ. La récompense de l’auréole est due aux mérites les plus
élevés. Elle est donc due au Christ.
3. Saint Cyprien
dit que la virginité porte l’image de Dieu à son type idéal est donc en Dieu.
Il semble donc que l’auréole convienne au Christ même en tant que Dieu.
Cependant :
1. L’auréole,
avons-nous dit, est la joie de se sentir conforme au Christ. Nul ne se conforme
ni ne devient semblable à soi-même, comme dit Aristote. L’auréole n’est donc
pas due au Christ.
2. En outre, la
récompense du Christ n’augmente jamais. Or il ne posséda pas l’auréole dès
l’instant de sa conception, car alors il n’avait encore jamais lutté. Il ne
l’eût donc pas davantage ensuite.
Conclusion :
Deux opinions se
présentent à ce sujet certains disent que dans le Christ il y a eu à proprement
parler une auréole, parce qu’il a connu la lutte et la victoire, et donc mérité
la couronne proprement dite. Mais en y regardant de près, s’il possède la
couronne en sa notion propre, il ne possède pas celle de l’auréole. Celle-ci en
effet, par cela même qu’elle est un diminutif, indique quelque chose qui est
possédé seulement en participation et non en sa plénitude. Elle ne convient
donc qu’à ceux chez qui il n’y a qu’une participation à la victoire parfaite,
dans l’imitation de celui qui réalise pleinement la notion de victoire
parfaite. Dans le Christ au contraire nous trouvons une réalisation parfaite de
la notion de pleine victoire tous les autres vainqueurs ne font qu’y
participer, comme nous le voyons en saint Jean (16, 33) : "Ayez
confiance, j’ai vaincu le monde", et dans l’apocalypse (5, 5) : "Voici
qu’a vaincu le lion de la tribu de Juda". Il ne convient donc pas
qu’il possède l’auréole, mais plutôt une chose de laquelle jailliront toutes
les auréoles. C’est pourquoi l’apocalypse (3, 21) dit : "Je ferai
asseoir sur mon trône celui qui aura vaincu, de même que j’ai vaincu et je
siège sur le trône de mon Père". Aussi, d’autres estiment qu’on doit
dire bien que ce qui se trouve dans le Christ ne soit pas précisément une
auréole, c’est mieux que toute auréole.
Solutions :
1. Le Christ fut
très véritablement vierge, martyr et docteur. Mais en lui, la récompense
accidentelle correspondant à ces titres est très faible en comparaison de la
grandeur de sa récompense essentielle. Il ne possède donc pas l’auréole en sa
notion précise.
2. Bien que
l’auréole soit due à une oeuvre très parfaite, pourtant, en tant qu’elle est
désignée par un diminutif, elle signifie une participation seulement à la
perfection qui se trouve pleinement réalisée dans un autre. Par
là, elle marque une certaine infériorité. Elle ne se trouve donc pas
dans le Christ, en qui toute perfection existe en sa plénitude.
3. Bien que la
virginité ait de quelque manière son modèle parfait en Dieu, cependant ce
modèle idéal n’est pas de la même nature que chez l’homme. L’incorruption de
Dieu, qu’imite la virginité, n’est pas de même nature en Dieu et dans un homme
vierge. Elle est pour eux de nécessité de salut, puisque pour eux aucune
réparation ne peut suivre la déchéance. Les actes par lesquels les anges nous
instruisent appartiennent à leur gloire et à leur état commun ils ne méritent
donc pas l’auréole pour cela.
Objections :
1. Il semble que
oui, d’après ce que dit saint Jérôme au sujet de la virginité "Vivre dans
la chair en en étant dégagé, c’est plutôt une vie angélique qu’une vie
humaine", et la Glose, à propos d’un passage de saint Paul, aux
Corinthiens (1 Co 7, 26), dit que "la virginité est une part
angélique". Puisque la virginité reçoit l’auréole, elle semble due aux
anges.
2. L’incorruption
de l’esprit est supérieure à celle de la chair. Dans les anges nous trouvons l’incorruption
de l’esprit, car ils n’ont jamais péché. L’auréole leur est donc due plus
qu’aux hommes qui seraient incorrompus dans leur
chair, mais qui ont parfois péché.
3. L’auréole est
due à ceux qui enseignent. Les anges nous instruisent en nous purifiant, nous
illuminant et nous perfectionnant, comme dit saint Denys le pseudo-aréopagite.
Ils doivent donc avoir au moins l’auréole des docteurs.
Cependant :
1. Saint Paul dit
à Timothée (2 Tm 2, 5) : "Il ne sera pas couronné, s’il n’a pas
combattu selon les règles". Dans les anges, pas de combat, donc pas
d’auréole.
2. En outre,
l’auréole n’est pas due à un acte qui ne s’accomplit pas avec coopération du
corps. Pour ceux qui ont l’amour de la virginité, du martyre et de
l’enseignement, l’auréole ne leur sera pas donnée s’ils ne réalisent pas ces
choses extérieurement. Les anges étant incorporels, n’ont pas d’auréole.
Conclusion :
L’auréole n’est
pas due aux anges, car elle correspond à une forme supérieure de perfection
dans le mérite. Les choses qui chez l’homme contribuent à la perfection de son
mérite sont naturelles pour les anges ou appartiennent à leur état commun ou
font partie de leur récompense essentielle. Le motif même pour lequel l’auréole
est due aux hommes, fait que les anges n’en ont pas.
Solutions :
1. La virginité est
appelée vie angélique parce que les vierges imitent, par l’effet de la grâce,
ce que les anges possèdent par nature. Pour ceux-ci, ce n'est pas de la vertu
que de s’abstenir complètement des plaisirs de la chair, puisque ceux-ci ne
pourraient pas exister chez eux.
2. L’incorruption
perpétuelle de l’esprit mérite aux anges leur récompense essentielle ; Elle est
pour eux essentiel au salut, puisque pour eux aucune réparation ne peut suivre
la déchéance.
3. Les actes par
lesquels les anges nous instruisent appartiennent à leur gloire et à leur état
commun : ils ne méritent donc pas l’auréole pour cela.
Objections :
1. Cela semble, car la récompense
essentielle l’emporte sur l’accidentelle. Mais la dot, qui appartient à la
récompense essentielle, n'est pas seulement dans l’âme, elle est aussi dans le
corps. Donc également l’auréole, qui appartient à la récompense accidentelle.
2. Le péché accompli avec le
corps reçoit un châtiment dans l’âme et dans le corps. Donc, l’acte méritoire
accompli avec le corps mérite une récompense dans l’âme et dans le corps. Or,
les actes qui méritent l’auréole s’accomplissent avec le corps. Celle-ci lui
est donc due aussi.
3. Dans les corps des martyrs,
on verra, à travers leurs cicatrices, une sorte de rayonnement de la plénitude
de leur vertu, saint Augustin dit : "Je ne sais comment nous sommes
pénétrés par l’amour des bienheureux martyrs, au point de vouloir voir, au
royaume des cieux, jusque dans leurs corps, les cicatrices des blessures qu’ils
ont supportées pour le nom du Christ. Peut-être les verrons-nous ce ne sera pas
chez eux une difformité, mais une sorte d’honneur ; une splendeur brillera en
eux, qui, bien qu’elle soit dans leur corps, ne sera pas du corps, mais de leur
vertu." Il semble donc que l’auréole des martyrs sera même dans leur
corps, ainsi que les autres auréoles, pour le même motif.
Cependant :
1. Les âmes qui sont maintenant
au paradis ont des auréoles, sans avoir de corps physique. Le sujet propre de
l’auréole n’est donc pas le corps, mais l’âme.
2. En outre, tout mérite vient
de l’âme : toute la récompense doit donc être en elle.
Conclusion :
L’auréole est à proprement
parler dans l’esprit car elle est la joie d’avoir accompli les œuvres
auxquelles est due l’auréole. Mais de même que de la joie de la récompense
essentielle, qui est la couronne, rejaillit une sorte de beauté dans le corps,
qui le glorifie, de même, de la joie de l’auréole rejaillit une certaine beauté
du corps ; de sorte que l’auréole est principalement dans l’esprit, mais
qu’elle resplendit aussi dans le corps par une sorte de reflet.
Solutions :
1. 2. 3. De là découlent les réponses
aux Objections. Pourtant, on doit
savoir que l’ornement des cicatrices, qui apparaîtront dans le corps des
martyrs, ne peut s’appeler auréole. Car certains martyrs auront l’auréole sans
avoir de cicatrices, parce qu’ils ont été noyés ou sont morts de faim ou des
suites des tourments de leur prison.
Objections :
1. Il ne semble pas
qu’on ne doive distinguer que trois auréoles, pour les vierges, les martyrs et
les prédicateurs. Car l’auréole des martyrs correspond à la vertu de force,
celle des vierges à la vertu de tempérance et celle des docteurs à la vertu de
prudence. Il semble donc qu’il doit y avoir une quatrième auréole
correspondante à la vertu de justice.
2. À propos de
l’Exode (25, 25), la Glose dit que "la couronne est donnée quand
l’Évangile promet la vie éternelle à ceux qui gardent les commandements",
et à propos de saint Matthieu (19, 17) : "Si tu veux entrer dans la
vie, garde les commandements", la Glose dit : "L’auréole lui est
ajoutée quand il est dit : si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu
as, et donne-le aux pauvres". L’auréole est donc due à la pauvreté.
3. Par le vœu
d’obéissance, l’homme se soumet totalement à Dieu : c’est donc en ce vœu que
consiste la plus grande perfection ; dès lors, il semble que l’auréole lui soit
due.
4. Il y a beaucoup
d’autres oeuvres surérogatoires, à cause desquelles l’homme dans la vie future
aura une joie spéciale. Il n’y a donc beaucoup d’auréoles outre les trois
citées plus haut.
5. De même que
répand la foi en prêchant et en enseignant, de même il le fait en copiant des
écrits. Une quatrième auréole lui est donc due.
Conclusion :
L’auréole est
une récompense privilégiée correspondant à une victoire exceptionnelle. C’est
pourquoi on désigne trois auréoles en considérant les victoires exceptionnelles
dans les trois luttes qui menacent tout homme. Dans la lutte contre la chair,
celui qui remporte la plus grande victoire est celui qui s’abstient tout à fait
des délectations charnelles, qui sont les principales en ce domaine : c’est
l’homme vierge. Une auréole est donc due à la virginité. Dans la lutte contre
le monde, la victoire principale consiste à soutenir la persécution du monde
jusqu’à la mort : la seconde auréole est donc due aux martyrs, qui remportent
la victoire dans cette lutte. Dans la lutte contre le diable, la principale
victoire consiste à chasser le démon non seulement de soi-même, mais même du
cœur des autres : Ce qui s’opère par l’enseignement et la prédication : La
troisième auréole est donc due aux docteurs et aux prédicateurs.
Cependant,
certains distinguent trois auréoles selon les trois puissances de l’âme : les
trois auréoles correspondraient aux actes les meilleurs de ces trois
puissances. L’acte le meilleur de la puissance rationnelle est de diffuser la
vérité de foi chez les autres : à cet acte est due l’auréole des docteurs.
L’acte le meilleur de l’irascible est de supporter même la mort pour le Christ
: et cet acte a droit à l’auréole des martyrs. L’acte le meilleur du
concupiscible est de s’abstenir complètement des plus grandes délectations de
la chair : et cela donne droit à l’auréole de la virginité.
D’autres
distinguent trois auréoles selon les choses par lesquelles nous sommes rendus
conformes au Christ de la manière la plus élevée. Il fut médiateur entre le
Père et le monde : il fut donc docteur, en tant qu’il a manifesté au monde la
vérité qu’il avait reçue du Père. Il fut martyr, en supportant la persécution
du monde. Il fut vierge, en gardant en lui-même la pureté. Donc, les docteurs,
les martyrs et les vierges lui sont très parfaitement conformes : ils méritent
donc l’auréole.
Solutions :
1. Dans l’acte de
la justice, il n’y a point de lutte comme dans les actes des autres vertus. Il n'est
pas vrai qu’enseigner soit un acte de prudence : C’est plutôt un acte de
charité ou de miséricorde, car c’est par ces vertus que nous sommes portés à
l’exercice de l’enseignement ou encore, c’est un acte de sagesse, en tant qu’on
dirige les autres. On pourrait dire, selon d’autres, que la justice englobe
toutes les vertus : On ne lui doit donc pas une auréole particulière.
2. Bien que la
pauvreté soit une oeuvre de perfection, elle n’occupe pas la première place
dans une lutte spirituelle, car l’amour des biens temporels est moins agressif
que la concupiscence de la chair ou la persécution infligée à son propre corps.
On ne doit donc pas donner l’auréole à la pauvreté, mais le pouvoir judiciaire,
à cause de l’humiliation qui l’accompagne. La Glose citée prend l’auréole au
sens large, pour toute récompense accordée à un mérite supérieur.
De même pour la
troisième et la quatrième difficulté.
5. Une auréole est
due à ceux qui écrivent la doctrine sacrée, mais elle ne se distingue pas de
celle des docteurs, car rédiger un écrit est une manière d’enseignement.
Objections :
1. Il semble que
oui, car l’apocalypse (14, 4) dit des vierges qu'"elles suivent
l’Agneau partout où il ira" et que "personne d’autre ne
pouvait chanter le cantique qu’elles chantaient". Elles auront donc
pas une auréole supérieure.
2. Saint Cyprien,
dans un traité Des vierges, dit qu’elles sont "la plus illustre portion du
troupeau du Christ". Elles ont donc droit à une auréole plus élevée.
3. Il semble que l’auréole
la plus élevée soit celle des martyrs, car, à propos de l’apocalypse : "et
personne ne pouvait dire le cantique", Haymon
dit que "tous les vierges ne précèdent pas les personnes mariées, mais
spécialement les vierges qui dans le tourment de leur passion sont rendus égaux
aux martyrs mariés, en ayant gardé leur virginité". Le martyre donne donc
à la virginité la prééminence sur tous les états. L’auréole serait donc plutôt
due au martyre.
4. Il semble quel
l’auréole la plus élevée soit due aux docteurs, car l’Église militante modèle
l’Église triomphante. Dans l’Église militante, le plus grand honneur est dû aux
docteurs. Saint Paul dit à Timothée (1 Tm 5, 17) : "Les prêtres qui
gouvernent bien sont dignes d’un double honneur, surtout ceux qui s’appliquent
à la parole et à l’enseignement". Donc, dans l’Église triomphante, c’est à
eux qu’est due davantage l’auréole.
Conclusion :
La supériorité
d’une auréole à l’égard d’une autre peut être appréciée de deux manières :
- 1° D’abord en
considérant la lutte : l’auréole plus élevée est due à la lutte plus forte ; à
ce point de vue, l’auréole des martyrs l’emporte de quelque manière sur les
autres, et celle de la virginité l’emporte d’une autre manière. La lutte des
martyrs est plus forte en elle-même, et afflige plus violemment ; mais la lutte
contre la chair est plus dangereuse, parce qu’elle est plus durable et nous
menace de plus près.
- 2° Secondement,
en considérant les choses sur lesquelles porte la lutte : l’auréole des
docteurs l’emporte sur toutes, parce que leur lutte porte sur les biens
intellectuels, tandis que les autres luttes portent sur les passions sensibles.
Mais cette supériorité qui est considérée dans la lutte est plus essentielle à
l’auréole, puisque celle-ci regarde essentiellement la victoire et la lutte.
La difficulté de la lutte considérée en elle-même est supérieure à celle qui
est considérée en nous, en tant qu’elle est plus intime à nous. C’est pourquoi,
à parler absolument, l’auréole des martyrs est supérieure à toutes. Il nous est
dit sur saint Matthieu (5, 10), dans la Glose ordinaire, que "dans la
huitième béatitude, qui concerne les martyrs, toutes les autres béatitudes se
perfectionnent". C’est pour cela que l’Église, quand elle énumère les
saints, fait passer les martyrs avant les docteurs et les vierges. Mais à
certains points de vue, rien n’empêche que les autres auréoles soient plus
parfaites.
1. 2. 3. 4. D’où la solution des difficultés.
Objections :
1. Il ne semble pas
qu’un bienheureux possède plus qu’un autre l’auréole de la virginité ou du
martyre ou des docteurs car les choses parvenues à leur achèvement ne
connaissent plus d’augmentation ni de diminution. Or l’auréole est due aux
oeuvres qui sont dans l’achèvement de la perfection. L’auréole ne comporte donc
pas de plus ou de moins.
2. La virginité ne
connaît pas de plus ou de moins, puisqu’elle est une privation : les privations
ne peuvent augmenter ni diminuer. Donc la récompense de la virginité, l’auréole
des vierges, ne peut augmenter ni diminuer.
Cependant :
L’auréole
s’ajoute à la couronne, et celle-ci est plus riche pour l’un que pour l’autre.
Donc aussi l’auréole.
Conclusion :
Puisque le
mérite est de quelque manière la cause de la récompense, celle-ci doit varier
selon les degrés du mérite une chose augmente ou diminue selon l’augmentation
ou la diminution de sa cause. Le mérite de l’auréole peut être plus ou moins
grand. Cependant, on doit savoir que le mérite d’une auréole peut être considéré
de deux manières d’une part en sa racine, d’autre part dans l’œuvre accomplie.
On peut rencontrer deux hommes dont l’un supporte le tourment du martyre avec
moins de charité ou se livre davantage à la prédication ou s’écarte davantage
des délectations de la chair. L’augmentation du mérite qui vient de sa racine
n’entraîne pas une augmentation de l’auréole, mais de la couronne, tandis que
l’augmentation du mérite qui vient de la nature de l’acte entraîne
l’augmentation de l’auréole. Il peut donc arriver que quelqu’un qui mérite
moins dans le martyre à l’égard de la récompense essentielle, possède une
auréole plus grande à cause de la nature de son martyre.
Solutions :
1. Les mérites qui
comportent le droit à l’auréole ne parviennent pas d’une manière absolue à
l’achèvement de la perfection, mais seulement selon leur nature, comme le feu
est par nature le plus subtil des corps. Rien n’empêche qu’une auréole soit
plus élevée qu’une autre, comme un feu peut être plus subtil qu’un autre.
2. Une virginité
peut être plus grande qu’une autre, par un plus grand éloignement de ce qui lui
est contraire : comme on dit que la virginité de quelqu’un est plus grande
parce qu’il évite davantage les occasions de corruption. On peut dire qu’une
privation est plus totale qu’une autre, par exemple si un homme est plus
aveugle parce qu’il est davantage privé de la vue.
Voyons
maintenant ce qui concerne les damnés après le jugement dernier. Nous verrons
ce qui concerne leur châtiment et le feu qui tourmentera leur corps ; puis nous
considérerons ce qui regarde leur coeur et leur intelligence ; enfin nous
rechercherons ce que peut être la justice et la miséricorde de Dieu envers eux.
Pour le premier
point, nous poserons sept questions : - 1. Les damnés, en enfer, ne
souffrent-ils que de la peine du feu ? - 2. Sont-ils tourmentés par un ver
corporel ? - 3. Auront-ils des pleurs corporels ? - 4. Leurs ténèbres seront-elles
physiques ? - 5. Le feu qui les tourmentera sera-t-il physique ? - 6. Sera-t-il
de même nature que le nôtre ? - 7. Ce feu est-il souterrain ?
Objections :
1. Cela semble,
d’après saint Matthieu, car en parlant de leur damnation, il ne fait mention
que du feu (Mt 25, 41) : "Éloignez-vous de moi, maudits, dans le feu
éternel."
2. Comme la peine
du purgatoire est due au péché véniel, celle de l’enfer est due au péché
mortel. Au purgatoire, on ne dit pas qu’il y ait d’autre peine que le feu,
comme dit saint Paul aux Corinthiens (1 Co 3, 13) : "L’oeuvre de chacun
sera éprouvée par le feu." Donc, en enfer aussi il n’y aura que la peine
du feu.
3. La variation
des tourments inclut un refroidissement, comme quand quelqu’un passe de la
chaleur au froid. Mais il n’y aura pas de rafraîchissement pour les damnés. Ils
ne subiront donc pas diverses peines, mais seulement celle du feu.
Cependant :
1. Le Psalmiste (10,
7) dit : "Le feu et le soufre, et le souffle des tempêtes seront la part
de leur calice."
2. En outre, Job (24,
19) dit : "De l’eau des neiges, il passe à l’extrême chaleur."
Conclusion :
Selon saint
Basile, à la purification finale du monde se produira une séparation des
éléments : tout ce qui est pur et noble demeurera en haut, pour la gloire des
bienheureux, mais tout ce qui est vil et corrompu sera précipité en enfer pour
la peine des damnés ainsi toute créature sera pour les
bienheureux matière à jouissance, et pour les damnés augmentation de
tourments, selon la Sagesse (5, 21) : "L’Univers combattra avec lui les
insensés." Il convient à la justice divine que ceux qui se sont écartés de
l’unité de Dieu en mettant leur fin dans les choses matérielles, multiples et
variées, soient affligés par elles d’une manière multiple et variée.
Solutions :
1. Le feu étant
source de vives souffrances parce qu’il renferme une force très active, on désigne
par le nom de feu toute source de souffrance si elle est véhémente.
2. La peine du
purgatoire n’est pas destinée surtout à faire souffrir, mais à purifier elle
s’accomplit donc seulement par le feu, qui a une très grande propriété
purificatrice. Mais la peine des damnés n’est pas destinée à une purification.
Ce n’est donc point la même chose.
3. Les damnés
passeront d’une chaleur très ardente à un froid très violent sans que cela les
rafraîchisse. Car la souffrance produite par des causes extérieures ne
s’accomplira pas en vertu d’une transformation du corps à partir de sa
disposition naturelle précédente, comme une souffrance contraire ramenant à un
juste niveau ou à un état tempéré produit un rafraîchissement, comme cela se
passe ici-bas. Mais cette souffrance sera l’effet d’une action spirituelle, en
tant que des éléments sensibles agissent sur les sens, en se faisant sentir par
la production de ces formes de souffrance dans l’organe, selon leur existence
spirituelle et non selon leur existence matérielle.
Objections :
1. Le ver qui
torture les damnés semble être corporel, car la chair ne peut être tourmentée
par un ver spirituel. Nous lisons en Judith (16, 21) : "Il enverra le feu
et des vers dans leurs chairs." Et dans l’Ecclésiastique : "La
vengeance sera, pour la chair de l’impie, le feu et le ver." Ce ver sera
donc corporel.
2. Saint Augustin
dit : "L’un et l’autre, le feu et le ver, seront le châtiment de la
chair.". Donc...
Cependant :
Saint Augustin
dit aussi : "Les auteurs expliquent différemment, parmi les peines des
damnés, la nature du feu et du ver virulent. Les uns les rapportent tous deux
au corps, d’autres tous deux à l’âme, et d’autres attribuent le feu au corps,
et le ver, pris métaphoriquement, à l’âme et ceci semble plus admissible."
Conclusion :
Après le jour du
jugement, dans le monde renouvelé, il ne restera aucun animal ni aucun corps
mixte, en dehors du corps de l’homme : car la nature n’est pas ordonnée à
l’incorruption, et après ce jour, il n’y aura plus de génération ni de
corruption. Le ver qui sera infligé aux damnés ne doit donc pas être considéré
comme corporel, mais comme spirituel : c’est le remords de la conscience qui
est ainsi appelé, parce qu’il naît de la pourriture du péché, et fait souffrir
l’âme, comme le ver corporel, né de la pourriture, fait souffrir en mordant
Solutions :
1. Les âmes des
damnés sont appelées leur chair, parce qu’elles se sont soumises à la chair. On
pourrait dire aussi que la chair est torturée par le ver spirituel, parce que
les souffrances de l’âme rejaillissent sur le corps, ici-bas et dans l’au-delà.
2. Saint Augustin
parle ici par comparaison. Il ne veut pas affirmer absolument que ce ver est
matériel, mais bien qu’il est préférable.de dire que ce feu et ce ver doivent
être pris matériellement, plutôt que de penser que l’un et l’autre doivent être
pris seulement spirituellement ; car alors les damnés ne subiraient aucune
peine corporelle : cela ressort des diverses expressions qu’il emploie à ce
sujet.
Objections :
1. Il semble que
les pleurs des damnés soient corporels, car, à propos du passage de saint Luc (13,
28) : "Il y aura des pleurs", une Glose dit que "par les pleurs
dont le Seigneur menace les réprouvés, on peut prouver la vraie résurrection
des corps : ce qui ne serait pas exact si ces pleurs étaient seulement
spirituels. Donc, etc.
2. La tristesse de
la peine correspond à la délectation de la faute, selon l’Apocalypse (18, 7) :
"Donnez-lui autant de tourment et de pleurs qu’il a eu de glorification de
lui-même et de délices." Or les pécheurs, dans leur faute, ont connu la
délectation intérieure et extérieure. Ils auront donc aussi des pleurs
extérieurs.
Cependant :
Les pleurs
corporels s’accomplissent en répandant des larmes. Mais dans le corps des
damnés il ne peut y avoir un écoulement perpétuel, puisque chez eux il n’y a
aucune restauration de l’organisme par des aliments : tout ce qui est fini
s’épuise si quelque chose en découle continuellement. Il n’y aura donc pas chez
les damnés de pleurs corporels.
Conclusion :
Dans les pleurs
corporels, nous distinguons deux choses : d’abord l’écoulement des larmes ; et
quant à cela les pleurs corporels ne peuvent se trouver chez les damnés, car,
après le jour du jugement, le mouvement du premier moteur ayant cessé, il n’y
aura plus de génération, ni de corruption, ni d’altération corporelle. Dans
l’écoulement des larmes, il doit y avoir sécrétion du liquide qui passe dans
les larmes. A ce point de vue, il ne pourra pas y avoir de pleurs corporels
chez les damnés. Mais dans les pleurs corporels, il y a aussi une certaine
commotion et un certain trouble de la tête et des yeux : sous cet aspect, les
pleurs pourront exister chez les damnés après la résurrection : les corps des
damnés, en effet, ne sont pas seulement affligés de l’extérieur, mais même de
l’intérieur, en tant que le corps est poussé par la passion de l’âme vers un
état bon ou mauvais. A ce point de vue, les pleurs prouvent la résurrection de
la chair, et correspondent à la délectation de la faute, qui était dans l’âme
et dans le corps.
1. 2. Par là, nous répondons aux difficultés objectées.
Objections :
1. Cela ne semble
pas, puisque à propos de Job (10, 22) : "Une horreur sempiternelle y
résidera", saint Grégoire le Grand déclare : "Bien que ce feu ne
brille pas pour consoler, il brillera quand même de quelque manière, pour faire
davantage souffrir ; en effet, les suites que les réprouvés ont entraînées avec
eux en sortant du monde, seront éclairées par la flamme." Il n’y aura donc
pas là de ténèbres pour le corps.
2. Les damnés
voient leur châtiment, et cela augmente leur peine. On ne peut rien voir sans
lumière : il n’y aura donc pas de ténèbres physiques.
3. Après la
reprise de leur corps, les damnés posséderont leur puissance visuelle. Elle
serait vaine s’ils ne voyaient rien. Puisque rien n’est vu sans lumière, il
semble qu’ils ne seront pas tout à fait dans les ténèbres.
Cependant :
1. Saint Matthieu (22,
13) dit : "Après lui avoir lié les mains et les pieds, jetez-le dans les
ténèbres extérieures." saint Grégoire le Grand ajoute : "Si ce feu
possédait de la lumière, on ne dirait pas que les réprouvés sont jetés dans les
ténèbres extérieures."
2. En outre, saint
Basile, à propos du Psaume (28, 7) : "La voix du Seigneur divise la flamme
du feu", dit que "par la puissance de Dieu, la clarté du feu sera
distinguée de sa puissance combustible, de telle sorte que la clarté deviendra
la joie des bienheureux, tandis que le feu brûlant sera le tourment des
damnés". Les damnés seront donc dans les ténèbres physiques. D’autres
choses concernant la peine des damnés ont déjà été précisées plus haut.
Conclusion :
L’enfer sera
disposé en vue de procurer la plus grande souffrance des damnés. La lumière et
les ténèbres y seront donc dans la mesure où ils procurent le plus de
souffrance. Le fait de voir, en soi, est agréable. Comme dit Aristote, "le
sens des yeux est le plus aimable, car par lui nous connaissons beaucoup de
choses". Mais, occasionnellement, la vision est pénible, quand nous voyons
des choses qui nous nuisent ou qui répugnent à notre volonté. L’enfer doit donc
être un lieu disposé de telle sorte, dans la lumière et les ténèbres, que rien
d’agréable n’y soit vu, tandis qu’on n’y voit, dans une demi-lumière, que des
choses qui peuvent être pénibles pour le coeur. C’est pourquoi, absolument
parlant, ce lieu est ténébreux. Pourtant, par une disposition divine, il y a là
assez de lumière pour qu’on puisse voir ce qui peut faire souffrir l’âme. Pour
cela, la situation naturelle de ce lieu est déjà suffisante car, au centre de
la terre, où est placé l’enfer, il ne peut y avoir qu’un feu bourbeux,
tumultueux et enfumant. D’autres pensent que la cause de ces ténèbres doit être
le grouillement des corps des damnés, qui à cause de leur nombre remplissent
tellement l’espace de l’enfer, qu’il n’y reste plus d’air : il n’y a donc plus
d’atmosphère qui puisse être pénétrée par la lumière il n’y a là que les
ténèbres, qui obscurcissent les yeux des damnés.
1. 2. 3. Par là, on peut répondre aux
objections.
Objections :
1. Il semble que
le feu de l’enfer, qui tourmentera les corps des damnés ne sera pas corporel.
Saint Jean Damascène dit en effet "Le diable, et les démons, et leur
homme, c’est-à-dire l’Antéchrist, seront livrés avec les impies et les
pécheurs, au feu éternel non pas matériel comme celui qui est ici, parmi nous,
mais tel que Dieu le connaît." Tout ce qui est corporel est matériel. Le
feu de l’enfer ne sera donc pas corporel.
2. Les âmes des
damnés, séparées de leur corps, sont jetées au feu de l’enfer. Mais saint
Augustin dit : "Je pense que le lieu où l’âme est envoyée après la mort,
est spirituel, et non corporel." Donc, etc.
3. Le feu
physique, dans sa manière d’agir, ne se conforme pas à la modalité de la faute
qui est brûlée par le feu, mais plutôt à la manière d’agir de l’humide et du
sec. Nous voyons en effet que dans le même feu physique, ici-bas, sont
tourmentés le juste et l’injuste. Au contraire, le feu de l’enfer, dans sa
manière de tourmenter ou d’agir, se conforme à la modalité de la faute de celui
qui est puni. C’est pourquoi saint Grégoire le Grand dit : "Il n’y a qu’un
feu de la géhenne, mais il ne tourmente pas tous les pécheurs de la même
manière car chacun subira une peine proportionnée à sa faute." Ce feu
n’est donc pas physique.
Cependant :
1. Nous lisons
dans saint Grégoire le Grand : "Je ne doute pas que le feu de la géhenne
soit corporel, puisqu’il est certain que les corps y sont tourmentés."
2. En outre, la
Sagesse 5 dit : "L’univers terrestre luttera contre les insensés."
Cela ne serait pas si leur peine était seulement spirituelle, et non
corporelle. Ils sont donc punis par un feu physique.
Conclusion :
Au sujet du feu
de l’enfer, de multiples opinions furent énoncées. Certains philosophes, comme
Avicenne, ne croyant pas à la résurrection, crurent que l’âme seule était punie
après la mort. Comme il leur paraissait inadmissible que l’âme incorporelle
soit punie par un feu physique, ils nièrent que ce feu, qui punit les méchants,
soit physique : pour eux, tout ce qui est dit de la souffrance imposée aux âmes
après la mort avec des éléments corporels, est exprimé seulement
métaphoriquement. La jouissance et le bonheur des âmes des élus, selon eux, ne
consisteront pas en une chose corporelle, mais seulement en une chose
spirituelle, l’obtention de leur fin. De même les souffrances des méchants
seront seulement spirituelles, consistant dans la tristesse qu’ils auront
d’être séparés de leur fin, dont ils possèdent le désir naturel. De même qu’on
doit entendre dans le sens d’une comparaison seulement tout ce qui est dit de
la jouissance des âmes après la mort, bien que cela semble indiquer des
jouissances corporelles (comme le fait de prendre un repas, ou de rire, etc.)
ainsi, tout ce qui est dit de leurs souffrances, même si cela semble indiquer
une punition corporelle, doit être entendu comme une simple comparaison par
exemple, qu’elles brûlent dans le feu, qu’elles soient affligées par des
puanteurs, etc. La jouissance et la tristesse spirituelles étant ignorées de la
masse, on doit les traduire figurativement, par des jouissances ou souffrances
corporelles, afin qu’elles provoquent davantage chez les hommes des désirs ou
des craintes. Mais il ne suffit pas d’admettre ce mode de punition, car, dans
le châtiment des damnés il n’y aura pas seulement la peine du dam, qui
correspond à l’aversion à l’égard de Dieu qu’ils ont eue dans leur faute, mais
il y a aussi la peine du sens, qui correspond au fait qu’ils se sont tournés
vers les créatures d’une manière défendue.
C’est pourquoi
Avicenne lui-même a présenté une autre explication il dit que les âmes des
méchants, après la mort, sont punies, non dans leur corps, mais dans une sorte
de similitude de leur corps ; de même que dans les songes, cause des
similitudes des choses, qui se trouvent dans l’imagination, il semble à l’homme
qu’il soit torturé par des peines diverses. Il semble que saint Augustin
admette aussi ce mode de punition, dans son commentaire de la Genèse. Mais cela
ne parait pas convenir. L’imagination est en effet une puissance qui se sert
d’un organe corporel : de semblables visions imaginaires ne peuvent donc pas
exister dans l’âme séparée du corps, comme elles existent dans l’âme du
dormeur. C’est pourquoi, Avicenne, pour éviter cet inconvénient, dit que les
âmes séparées du corps se servent, comme d’organe, d’une partie d’un corps
céleste, auquel le corps humain doit être conforme pour être perfectionné par
une âme rationnelle, qui joue le rôle des moteurs des corps célestes. En cela,
il suivait de quelque façon l’opinion des philosophes antiques, qui dirent que
les âmes retournaient après la mort aux étoiles qui leur ressemblent. Mais cela
est parfaitement absurde, d’après la doctrine d’Aristote, car l’âme emploie
nécessairement un instrument corporel déterminé, comme l’art emploie des
instruments déterminés. Elle ne peut donc point passer d’un corps à l’autre.
Pythagore le prétendait. Nous dirons plus loin comment répondre à l’affirmation
de saint Augustin.
Quoi qu’on dise
du feu qui torture les âmes séparées du corps, on doit dire, au sujet du feu
qui tourmente les corps des damnés après leur résurrection, qu’il est corporel,
car le corps ne peut souffrir une peine adaptée que si elle est corporelle.
C’est pourquoi saint Grégoire le Grand prouve que le feu de l’enfer est
corporel par cela même que les damnés, après la résurrection, y sont
précipités. Saint Augustin aussi, comme nous le voyons cité dans les Sentences,
affirme que le feu qui torture les corps est corporel. Et c’est de cela qu’il
s’agit ici. Nous avons vu plus haut comment les âmes des damnés sont punies par
ce feu corporel.
Solutions :
1. Saint Jean
Damascène ne nie pas absolument que ce feu soit matériel, mais il affirme qu’il
ne l’est pas à la manière du nôtre ici-bas, car il en diffère par plusieurs
propriétés. On peut dire aussi que ce feu n’altère pas matériellement les
corps, mais qu’il agit sur eux par une action spirituelle, pour les punir ; dès
lors, on dira qu’il n’est pas matériel non en sa substance mais en son effet de
punition des corps et bien plus encore des âmes.
2. Ce mot de saint
Augustin peut être pris en ce sens que le lieu dans lequel les âmes sont
placées après la mort n’est pas corporel, parce que l’âme ne s’y trouve pas
corporellement, à la façon dont les corps sont dans le lieu, mais selon un autre
mode, spirituel, comme les anges sont dans le lieu. On pourrait encore dire que
saint Augustin émet une opinion, sans prendre position, comme il le fait
souvent dans ses oeuvres.
3. Ce feu sera
l’instrument de la justice divine qui châtie. L’instrument n’agit pas seulement
par sa vertu propre et selon sa modalité, mais aussi par la vertu de l’agent
principal, et en tant que réglé par lui. Bien que le feu, par sa nature propre,
ne soit pas capable de faire souffrir plus ou moins selon les modalités du péché,
son action peut être modifiée par l’ordre de la justice divine, de même que le
feu d’une fournaise est modifié par l’intervention du forgeron, en son travail,
selon ce qui convient pour l’effet de son art.
Objections :
1. Il semble que
non. Saint Augustin dit en effet : "J’estime que nul homme ne connaît la
nature du feu éternel, à moins que l’Esprit Saint ne le lui ait révélé."
Or, tous, ou presque, savent la nature de notre feu c’est donc que celui-là
n’est pas de la même espèce que celui-ci.
2. Saint Grégoire
le Grand, commentant Job (20, 26) : "il sera dévoré par un feu qui n’est
pas entretenu", dit : "Le feu corporel, pour exister, a besoin de
combustible matériel ; il ne peut subsister sans être entretenu et ranimé. Au
contraire, le feu de la géhenne, qui est physique, et qui brûle corporellement
les réprouvés qui y sont jetés, n’est pas entretenu par un effort humain, ni
alimenté par des branches. Créé une seule fois, il demeure inextinguible et n’a
pas besoin d’entretien ni ne manque d’ardeur." Il n’est donc pas de la
même nature que celui que nous voyons ici.
3. Éternel et
corruptible sont deux notions différentes, et ne communiquent même pas dans un
genre commun, selon Aristote. Or notre feu est corruptible, et celui de l’enfer
est éternel, saint Matthieu (25, 41) : "Eloignez-vous de moi, maudits,
dans le feu éternel." Ils ne sont donc pas de même nature.
4. Notre feu
brille naturellement ; tandis que celui de l’enfer ne brille pas. Job (18, 5) dit
: "La lumière de l’impie ne sera-t-elle pas éteinte ?" Donc...
Cependant :
1. Selon Aristote
: "Toute eau est de la même espèce que toute autre" : pour la même
raison, tout feu est de la même espèce que tout feu.
2. En outre, la
Sagesse (11, 17) dit : "Chacun sera torturé par ce en quoi il pèche."
Les hommes pèchent par les choses sensibles de ce monde. Il est donc juste
qu’ils soient punis par elles.
Conclusion :
Le feu, parce
qu’il est, de tous les éléments, celui dont l’action a le plus de puissance, a
comme matière les autres corps. On le trouve donc sous deux formes : en sa
matière propre, tel qu’il est dans sa sphère, et dans une autre matière, soit
terrestre, comme dans le charbon, soit aérienne, comme dans la flamme. Quelle
que soit sa manière d’être, il est toujours de la même espèce, celle qui
appartient à sa nature ; mais il peut comporter des différences selon les corps
qui deviennent sa matière. C’est ainsi que la flamme et le charbon diffèrent
d’espèce, comme le bois qui flambe et le fer qui rougit. Mais ils ne diffèrent
point par le fait seul qu’ils sont allumés par violence, comme cela se voit
dans le fer, ou en vertu d’un principe intrinsèque naturel, comme cela arrive
dans le soufre. Il est manifeste que le feu de l’enfer, en tant qu’il possède
la nature du feu, est de même espèce que celui de chez nous. Mais nous ne
savons pas si ce feu existe dans sa propre matière ou dans une autre, et
laquelle. En cela, il peut différer de notre feu, en le considérant en sa
matière. Il possède pourtant certaines propriétés différentes de notre feu,
comme de ne pas avoir besoin d’être entretenu ni nourri avec du bois. Mais ces
différences ne prouvent pas une diversité d’espèce en ce qui appartient à la nature
du feu.
Solutions :
1. Saint Augustin
parle seulement de ce qui est matériel dans ce feu, mais non de sa nature.
2. Notre feu est
alimenté par du bois, et allumé par l’homme, parce qu’il est introduit
artificiellement et par violence dans une autre matière. Mais le feu de l’enfer
n’a pas besoin de bois pour l’entretenir, soit parce qu’il existe en sa propre
matière, soit parce qu’il se trouve en une autre matière, non par violence,
mais par nature, en vertu d’un principe intrinsèque. Il n’est donc pas allumé
par l’homme, mais par Dieu créateur de sa nature. Et c’est ce que dit Isaïe (30,
33) : "Le souffle du Seigneur, comme un torrent de soufre, va
l’embraser."
3. Les corps des
damnés seront de la même espèce que maintenant, bien qu'à présent ils soient
corruptibles ; mais alors ils seront incorruptibles, par l’ordre de la justice
divine, et à cause de l’arrêt du mouvement du Ciel ; il en va de même du feu de
l’enfer qui punira ces corps.
4. Briller ne
Convient pas au feu en toutes ses manières d’être, car quand il existe en sa
propre matière il ne brille pas les philosophes disent qu’il ne brille pas dans
sa propre sphère. De même, quand il est dans certaines matières étrangères, il
ne brille pas : comme quand il est dans la matière terrestre opaque, comme dans
le soufre. De même quand sa clarté est offusquée par une fumée épaisse. Le fait
que le feu de l’enfer ne brille pas n’est pas une raison suffisante pour qu’il
ne soit pas de la même espèce que le nôtre.
Objections :
1. Il ne
semble pas que le feu de l’enfer soit sous terre, car Job (18, 18), parlant de
l’homme damné, dit : "Et Dieu l’enlèvera du monde." Le feu qui
châtiera les damnés n’est donc pas sous terre, mais hors du monde.
2. Aucune chose
qui est contre nature et accidentelle ne peut être éternelle. Mais le feu de
l’enfer y est éternellement : il n’y sera donc point par violence, mais
naturellement. Or le feu ne peut se trouver sous terre que par violence. Le feu
de l’enfer n’est donc pas souterrain.
3. Dans le feu de
l’enfer, tous les corps des damnés seront tourmentés après le jour du jugement.
Mais les corps empliront ce lieu. Puisque la multitude des damnés sera très
grande, car "le nombre des insensés est infini, l’espace qui contiendra ce
feu doit être immense. Mais il ne semble pas qu’il convienne de dire que sous
la terre il y a une si grande cavité, puisque les
parties de la terre sont naturellement soutenues par son centre. Ce feu n’est
donc pas sous terre.
4. La Sagesse (11,
17) dit : "Chacun est torturé par les choses par lesquelles il a péché.
Mais les méchants ont péché à la surface de la terre. Le feu qui les punit ne
doit donc pas être au-dessous de la terre.
Cependant :
1. Isaïe (14, 9) dit
: "L’enfer souterrain a été troublé par l’approche de ton avènement."
Le feu de l’enfer est donc au-dessous de nous.
2. En outre, saint
Grégoire le Grand dit : "Je ne vois pas e qui s’oppose à ce qu’on croie
que l’enfer est sous la terre."
3. De plus, à
propos de ce texte de Jonas (2, 4) : "Tu m’as projeté dans le coeur de la
mer", la Glose interlinéaire dit : "c’est-à-dire en enfer."
C’est pourquoi, dans l’Évangile (Mt 12, 40), on dit : "dans le coeur de la
terre", car, comme le coeur est au centre de l’animal, l’enfer semble être
au centre de la terre.
Conclusion :
Comme dit saint
Augustin : "J’estime que nul ne sait en quelle partie du monde se trouve
l’enfer, sauf celui à qui l’Esprit-Saint l’a révélé". Saint Grégoire le
Grand, interrogé sur ce point, répond : "Je n’ose rien préciser témérairement
à ce sujet. Certains en effet pensèrent que l’enfer était en quelque partie de
la terre. D’autres estiment qu’il est sous terre." Et il montre que cette
dernière opinion est plus probable, pour deux motifs. D’abord en raison du nom
même de l’enfer. "Si nous l’appelons enfer (infernum)
parce qu’il se trouve au-dessous (inferius)
l’enfer doit être sous la terre comme la terre est sous le ciel." Ensuite,
à cause de ce que dit l’Apocalypse (5, 3) : "Personne ne pouvait ouvrir le
livre, ni dans le Ciel, ni sur terre, ni sous la terre" : ceux qui sont
dans le Ciel, ce sont les anges ; sur terre, ce sont les hommes vivants encore
dans leur corps ; sous terre, ce sont les âmes qui se trouvent en enfer. Saint
Augustin semble trouver deux motifs pour lesquels il convient que l’enfer soit
sous terre. Premièrement : "Puisque les âmes des défunts ont péché par
amour de la chair, on leur donne ce qu’on donne habituellement à la chair
morte, c’est-à-dire qu’elles soient ensevelies sous la terre." Secondement,
la tristesse est dans les esprits comme la pesanteur est dans les corps, tandis
que la joie apparaît comme la légèreté de l’esprit. Dès lors, "de même que
pour les corps, s’ils suivent l’ordre de leur pesanteur, les plus lourds sont
les plus bas, de même pour les esprits, les plus bas sont les plus
tristes". Ainsi, de même que le lieu le plus adapté pour la joie des élus
est le Ciel empyrée, de même pour la tristesse des damnés, le lieu le plus
adapté est le plus bas de la terre. On ne doit pas objecter que saint Augustin
écrit : "On dit ou on croit que les enfers sont sous les terres",
parce que dans le livre II des
Rétractations, il l’a corrigé en écrivant : "Il me semble que j’aurais
dû dire que les enfers sont sous les terres, plutôt que d’apporter a raison
pour laquelle on pense ou on croit qu’ils le sont." Cependant, certains
philosophes ont affirmé que le lieu de l’enfer était sous le globe terrestre,
mais à la surface de la terre en la partie qui nous est opposée. Il semble qu’saint
Isidore de Séville le pense, quand il dit que "le soleil et la lune se
tiendront dans l’ordre dans lequel ils ont été créés, afin que les impies
livrés à leurs tourments ne jouissent pas de leur lumière". Cela ne
vaudrait aucunement si l’enfer était au-dessous de la terre.
Nous avons vu
plus haut comment on peut interpréter ces paroles.
Pythagore plaça
le lieu des tourments dans une sphère de feu, qu’il dit se trouver au milieu de
tout l’univers. Il appela cette région prison de Jupiter, comme nous le voyons
dans Aristote. Mais il est plus conforme à l’Écriture de dire qu’il est sous la
terre.
Solutions :
1. Ce mot de Job :
"Dieu l’enlèvera du globe", doit s’entendre du globe de la terre,
c’est-à-dire de ce monde. Saint Grégoire le Grand l’explique ainsi :
"Quelqu’un est enlevé de ce monde, quand à l’apparition du juge d’en-haut,
il est ôté de ce monde dans lequel il est injustement glorifié." Le globe n'est
pas ici celui de l’univers, comme si le lieu des peines se trouvait en dehors
de tout l’univers.
2. Le feu est
conservé dans ce lieu pour l’éternité, par un ordre de la justice divine, bien
que selon sa nature un élément ne puisse pas durer pour toujours en dehors de
son lieu naturel, surtout tant que la génération et la corruption subsistent
dans les choses. Mais le feu sera là d’une extrême chaleur, puisque celle-ci
sera condensée de toutes parts, à cause du froid de la terre qui l’entoure de
partout.
3. L’enfer ne
manque jamais d’étendue au point de ne pas suffire à contenir tous les corps
des damnés. Les Proverbes l’énumèrent parmi les trois choses insatiables. Et il
n’y a pas de difficulté à ce que dans les entrailles de la terre soit conservée
par la puissance divine une si grande cavité capable de recevoir les corps de
tous les damnés.
4. L’affirmation
"chacun est torturé par ce par quoi il a péché" ne vaut que pour les
principaux instruments du péché : puisque l’homme pèche par l’âme et par le
corps, il sera puni en chacun d’eux. Mais il n’est pas exigé que l’homme soit
puni en chaque lieu où il a péché, car le lieu de la vie terrestre est autre
que celui des damnés. On peut dire aussi que cette affirmation vaut pour les
peines par lesquelles l’homme est puni dès cette vie, en tant que chaque faute
entraîne sa peine, car "tout esprit qui est sorti de l’ordre est son propre
châtiment", comme dit saint Augustin.
Nous sommes
amenés à étudier maintenant ce qui concerne l’affectivité et l’intelligence des
damnés. Neuf questions se posent :
- 1. Tout vouloir des damnés est-il mauvais ? - 2. Se repentent-ils
parfois des fautes commises ? - 3. Préfèrent-ils ne plus exister ? - 4.
Voudraient-ils la damnation des autres ? - 5. Les impies ont-ils de la haine
pour Dieu ? - 6. Peuvent-ils démériter ? - 7. Peuvent-ils se servir de la
science acquise ici-bas ? - 8. Pensent-ils parfois à Dieu ? - 9. Voient-ils la
gloire des bienheureux ?
Objections :
1. Il
semble que non, car, comme dit saint Denys le pseudo-aréopagite : "Les
démons désirent le bien et le meilleur, à savoir être, vivre et connaître.
Puisque les hommes damnés ne sont pas d’une condition pire que les démons, il
semble qu’ils puissent avoir eux-mêmes de bons vouloirs.
2. "Le mal,
dit saint Denys le pseudo-aréopagite, est tout à fait involontaire." Si
donc les damnés veulent quelque chose, ils le veulent en tant que bon ou comme
bien apparent. Mais le vouloir qui est ordonné de soi au bien est bon. Les
damnés peuvent donc avoir de bons vouloirs.
3. Certains seront
damnés, bien que, se trouvant en ce monde, ils aient eu des dispositions
vertueuses, comme les païens, qui eurent des vertus civiques. Or, les
dispositions ver tueuses engendrent un vouloir louable. Il pourra donc y avoir
un vouloir louable chez certains damnés.
Cependant :
1. Une volonté
obstinée ne peut jamais être inclinée que vers le mal. Mais les hommes damnés
seront obstinés, comme les démons. Leur volonté ne pourra donc jamais être
bonne.
2. En outre, la
volonté des damnés est à l’égard du mal comme celle des bienheureux à l’égard
du bien. Mais les bienheureux n’ont jamais de mauvais vouloir. Donc les damnés
n’en ont jamais de bon.
Conclusion :
Chez les damnés
nous pouvons distinguer deux volontés : la volonté délibérative et la volonté
naturelle. Celle-ci ne vient pas d’eux, mais de l’auteur de la nature, qui a
mis en elle cette inclination qu’on nomme volonté naturelle. Puisque la nature
demeure en eux, il pourra y avoir en eux cette bonne volonté naturelle. Mais la
volonté délibérative vient d’eux-mêmes, en tant qu’ils ont le pouvoir de
s’incliner par sentiment vers ceci ou cela. Et cette volonté est en eux
seulement mauvaise. Ils sont en effet totalement détournés de la fin ultime
d’une volonté droite, et aucune volonté ne peut être bonne que si elle est
ordonnée à cette fin. Donc, même s’ils voulaient quelque chose de bon, ils ne
le voudraient pas bien de manière qu’on puisse dire que leur volonté est bonne.
Solutions :
1. Ce mot de saint
Denys le pseudo-aréopagite s’entend de la volonté naturelle, qui est
l’inclination de la nature vers quelque bien. Mais cette inclination naturelle
est corrompue par la malice des damnés, en tant que ce bien qu’ils désirent
naturellement est recherché par eux en de mauvaises conditions.
2. Le mal ne meut
pas la volonté en tant que mal, mais en tant qu’on l’estime bon. Mais, à cause
de leur malice, les damnés estiment bon ce qui est mal. Leur volonté demeure
donc mauvaise
3. Les
dispositions des vertus civiques ne demeurent pas dans l’âme séparée, puisque
ces vertus perfectionnent l’homme dans sa vie civile seulement, et celle-ci
n’existe plus après la vie terrestre. Si elles demeuraient, elles
n’aboutiraient jamais à un acte, parce qu’elles seraient liées par
l’obstination de l’esprit.
Objections :
1. Il semble
qu’ils ne s’en repentent jamais, car saint Bernard dit dans son commentaire des
Cantiques que "le damné veut toujours l’iniquité qu’il a accomplie".
Il ne se repent donc point du péché commis.
2. Vouloir n’avoir
pas péché est un bon vouloir. Les damnés n’en auront jamais. Ils ne voudront
donc jamais n’avoir pas péché.
3. Selon saint
Jean Damascène, "la mort est pour les hommes ce que la chute fut pour les
anges". Mais la volonté de l’ange après sa chute devint inconvertible, en
ce sens qu’il ne put revenir sur le choix par lequel il avait péché. Les damnés
ne peuvent donc pas se repentir des péchés qu’ils ont commis.
4. La perversité
des damnés en enfer est plus grande que celle des pécheurs en ce monde. Mais il
y a des pécheurs, ici-bas, qui ne se repentent pas des péchés commis, soit par
aveuglement de l’esprit, comme les hérétiques, soit par obstination, comme ceux
dont les Proverbes (2, 14) disent "qu’ils se réjouissent d’avoir mal fait
et exultent dans les pires choses". Donc...
Cependant :
1. La Sagesse (5,
3) dit des damnés, qu'"ils se repentent intérieurement".
2. En outre,
Aristote dit que "les êtres corrompus sont pleins de regret ; car ils sont
bien vite attristés de ce qui les réjouissait". Les damnés, très
corrompus, ont donc beaucoup de regret.
Conclusion :
Se repentir du
péché peut se réaliser de deux manières : en soi, ou par accident. En soi,
quand quelqu’un s’en repent parce qu’il le déteste en tant que péché ; par
accident, quand il le repousse à cause de quelque chose qui s’y ajoute, c’est-à-dire
le châtiment ou quelque autre suite semblable. Les mauvais ne se repentiront
pas de leur péché en soi, parce que le vouloir de la malice du péché demeure en
eux ; ils se repentiront par accident, en tant qu’ils seront attristés de la
peine subie à cause du péché.
Solutions :
1. Les damnés
veulent l’iniquité, mais repoussent le châtiment : par là,
ils se repentent, par accident, de leur iniquité.
2. Vouloir n’avoir
pas péché à cause de la honte de l’iniquité, serait un bon vouloir ; mais il
n’existe pas chez les damnés.
3. Il arrive que
des damnés se repentent de leurs péchés, sans aversion de la volonté à leur
égard, car ils regrettent, non pas ce qui les avait entraînés au péché, mais la
peine qui a suivi.
4. En ce inonde,
les hommes, même les plus obstinés dans le mal, se repentent parfois, par
accident, de leurs péchés, s’ils sont châtiés à cause d’eux, parce que, comme
dit saint Augustin, "nous voyons même les bêtes les plus féroces
s’abstenir de plaisirs très attirants, à cause de la souffrance du châtiment
menaçant".
Objections :
1. Il semble
qu’ils ne le puissent pas. Saint Augustin dit : "Vois combien est bonne
cette existence, qu’heureux et malheureux veulent également" ; il est en
effet meilleur d’exister et d’être malheureux que de ne pas être du tout.
2. Saint Augustin
raisonne ainsi : La préélection suppose un choix.
Mais on ne peut choisir de ne pas exister, car cela ne présente aucun aspect
bon. Ne pas exister ne peut donc pas être plus désirable pour les damnés que
l’existence.
3. Le mal majeur
est le plus à fuir. Mais le plus grand des maux est de ne pas exister, car cela
supprime tout bien, n’en laissant subsister aucun. L'inexistence est donc plus
à fuir que la souffrance.
Cependant :
1. Il est écrit
dans l’Apocalypse (9, 6) : "En ces jours-là les hommes désireront la mort,
et elle leur échappera."
2. En outre, le
malheur des damnés dépasse tout malheur de ce monde. Mais pour échapper au
malheur d’ici-bas, certains désirent mourir. Il est dit dans l’Ecclésiastique (41,
3) : "O mort, ta sentence est bonne pour l’homme malheureux et qui a perdu
ses forces, pour l’homme usé par l’âge et pour celui qui est accablé de soucis,
pour celui à qui on ne croit plus et qui a perdu la raison. Il est donc bien
plus désirable encore de ne pas exister pour les damnés, avec délibération
raisonnable.
Conclusion :
Ne pas exister
peut être considéré de deux façons :
- 1° En soi et
ainsi ce n’est aucunement désirable, puisque cela ne contient aucun aspect de
bien, et n’est qu’une pure privation de bien.
- 2° Ou bien, en
tant que c’est la libération d’une vie de peine ou de malheur : et alors, ne
pas être prend un aspect de bonté. "Etre exempt du mal est une sorte de
bien", comme dit Aristote. Sous cet aspect, il est préférable pour les
damnés de ne pas être que d’être malheureux. Il est dit en saint Matthieu (26,
24) : "Il eût été mieux pour cet homme de n’être pas né s, et à propos de
Jérémie (20, 14) : "Maudit soit le jour où je suis né", la Glose de saint
Jérôme ajoute : "Il vaut mieux n’être pas que d’être mal." Et ainsi,
les damnés peuvent choisir délibérément de ne plus exister.
Solutions :
1. Ce mot de saint
Augustin doit s’entendre en ce sens que ne point exister n’est pas préférable
en soi, mais seulement par accident, en tant que c’est là le terme d’une
souffrance. Dire qu’exister et vivre sont désirés par tous, ne vaut pas pour la
vie malheureuse et corrompue, ni pour celle qui s’écoule au milieu des
tristesses, comme dit Aristote, mais seulement absolument parlant.
2. Ne pas être n'est
pas préférable en soi, mais par accident, comme nous l’avons dit.
3. Ne pas exister
est le pire des maux. Cependant, la privation de l’existence est un grand bien,
si elle entraîne la privation du plus grand des maux : ainsi considérée, on
peut la préférer à l’existence.
Objections :
1. Il semble que
les damnés, en enfer, ne veuillent pas la damnation de ceux qui ne sont point
damnés. Saint Luc (16, 27) dit en effet, du riche damné, qu’il priait pour ses
frères, afin qu’ils ne viennent pas en ce lieu de tourments. Les autres damnés
ne voudraient donc pas, pour le même motif, que, au moins leurs amis de la
terre, soient condamnés à l’enfer.
2. Les damnés
gardent leurs affections désordonnées. Mais quelques-uns ont aimé d’une manière
désordonnée quelques personnes qui ne sont pas damnées. Ils ne leur voudraient
donc pas ce mal que serait la damnation.
3. Les damnés ne
désirent pas l’augmentation de leur peine. Mais s’il y avait davantage de
damnés, leur peine croîtrait, de même que la multiplication des bienheureux
augmente leur joie. Les damnés ne voudraient donc pas la damnation des élus.
Cependant :
1. A propos
d’Isaïe (14, 9) : "Ils se levèrent de leurs sièges", la Glose dit : "C’est
un soulagement pour les malheureux que d’avoir de nombreux compagnons de
souffrances."
2. En outre, chez
les damnés, l’envie règne au maximum. Ils souffrent de la félicité des
bienheureux, et désirent leur damnation.
Conclusion :
Chez les
bienheureux dans la patrie règne la plus parfaite charité : chez les damnés,
c’est la plus parfaite haine. Comme les saints se réjouissent de voir tous les
bons, les impies en souffrent. La vue de la félicité des saints les fait souffrir.
C’est pourquoi Isaïe (26, 11) écrit :
"Que les peuples envieux le voient et soient confondus ; et que le feu
dévore tes ennemis." Les damnés voudraient que tous les bons
soient damnés.
Solutions :
1. L’envie
des damnés sera telle qu’elle atteindra même la gloire de leurs proches, tandis
qu’ils se verront dans le plus grand malheur : cela se produit même en cette
vie, quand l’envie parvient à son comble. Pourtant, ils auront moins d’envie à
l’égard de leurs proches qu’à l’égard des autres. Ils souffriraient davantage
si tous leurs proches étaient damnés, tandis que les autres seraient sauvés,
que si quelques-uns des leurs étaient sauvés.
C’est pour cela
que le riche demandait que ses frères pussent échapper à la damnation. Il
savait que certains hommes seraient sauvés. Il aurait pourtant préféré encore
que ses frères soient damnés ainsi que tous les autres, sans exception.
2. L’affection
malhonnête se brise facilement, surtout chez les hommes méchants, comme dit
Aristote. Les damnés ne conservent donc pas d’amitié pour ceux qu’ils ont aimés
d’une manière désordonnée. Mais leur volonté demeurera perverse en ceci, qu’ils
s’attacheront encore à la cause de leur affectivité coupable.
3. Bien que la
souffrance de chaque damné soit accrue par leur multitude, pourtant la haine et
l’envie se développeront chez eux à un tel point qu’ils préféreront souffrir
davantage avec un plus grand nombre que de souffrir moins, mais en étant seuls.
Objections :
1. Cela ne semble
pas, car saint Denys le pseudo-aréopagite dit : "Il est objet d’amour pour tous, ce beau et ce bon qui est
la cause de toute bonté et de toute beauté." C’est Dieu. Il ne
peut donc être haï par personne.
2. Nul ne peut
haïr la bonté elle-même, comme nul ne peut vouloir sa propre malice. "Il
est en effet tout à fait impossible de vouloir le mal", comme dit saint
Denys le pseudo-aréopagite. Dieu est la Bonté même. Donc personne ne peut le
haïr.
Cependant :
Le Psalmiste (73,
23) dit : "L’orgueil de ceux qui te haïssent, augmente toujours."
Conclusion :
L’affectivité
est attirée par le bien ou le mal, en tant qu’ils nous sont connus. Dieu peut
être connu de deux manières :
- en lui-même,
comme il l’est par les bien heureux, qui le voient en son essence
- ou à travers
ses effets, comme il est vu par nous et par les damnés.
En lui-même,
puisqu’il est par essence la Bonté, il ne peut déplaire à aucune volonté :
quiconque le voit en son essence ne peut le haïr. Mais certains de ses effets
choquent la volonté, parce qu’ils s’opposent à quelqu’un. Ainsi, un homme peut
avoir de la haine pour Dieu, non en lui-même, mais à cause des effets de son
action. Les damnés, qui voient Dieu à travers les effets de sa justice, c’est-à-dire
dans leur châtiment, le haïssent, comme ils haïssent leurs tourments.
Solutions :
1. Ce mot de saint
Denys le pseudo-aréopagite vaut pour l’appétit naturel : lui-même est perverti
chez les damnés, sous l’influence de leur vouloir libre.
2. Cet argument
vaudrait si les damnes voyaient Dieu en lui-même en tant qu’il est bon par
essence.
Objections :
1. Cela
paraît, car ils ont une volonté mauvaise, comme disent les Sentences. Or, c’est
par leur volonté mauvaise en cette vie qu’ils ont démérité. Si, là où ils sont,
ils ne déméritaient plus, ils tireraient avantage de leur damnation.
2. Les damnés sont
dans la même condition que les démons. Mais ceux-ci déméritent encore après
leur chute, puisque Dieu infligea une peine au serpent qui entraîna l’homme au
péché, comme il est dit dans la Genèse (3, 14). Les damnés déméritent donc.
3. Un acte déréglé
procédant du libre arbitre, est toujours déméritoire, même s’il est l’effet
d’une sorte de déterminisme, dont la personne qui pose l’acte est elle-même la
cause. Ainsi, "l’homme ivre mérite un double châtiment" si, à cause
de son ivresse, il commet un autre péché. Or, les damnés ont été la cause de
leur propre obstination, à cause de laquelle ils sont comme déterminés à
pécher. Puisque leur acte déréglé procède de leur libre arbitre, ils gardent
son démérite.
Cependant :
1. Le châtiment se
distingue de la faute. Mais la volonté perverse procède chez les damnés de leur
obstination, qui est leur châtiment. Cette volonté perverse ne constitue donc
pas une faute par laquelle ils démériteraient.
2. En outre, après
le terme ultime, il ne reste plus de mouvement ni vers le bien, ni vers le mal.
Mais les damnés, après le jour du jugement, sont parvenus tout à fait au
dernier terme de leur damnation, parce que "alors les deux cités
atteindront leur fin, comme dit saint Augustin. Après le jour du jugement, les
damnés ne démériteront donc plus ; sinon leur damnation croîtrait encore.
Conclusion :
Au sujet des
damnés, nous devons distinguer entre ce qui précède et ce qui suit le jour du
jugement. Tous les auteurs reconnaissent qu’après ce jour, il n’y aura plus de
mérite ni de démérite ceux-ci sont en effet ordonnés à l’acquisition de quelque
bien ou quelque mal. Après le jour du jugement, ce sera l’achèvement ultime des
bons et des méchants, et il n’y aura plus rien à ajouter au bien ou au mal.
Chez les bienheureux, la volonté bonne ne sera plus un mérite, mais une
récompense ; chez les damnés, la volonté mauvaise ne sera plus un démérite,
mais seulement un châtiment. "Les actes des vertus sont surtout dans le
bonheur, et leurs contraires surtout dans le malheur", comme dit Aristote.
Certains disent
qu’avant le jour du jugement les bienheureux méritent et les damnés déméritent
: mais cela ne peut pas être au sujet de la récompense essentielle, ni de la
peine principale, car sur ce point, ils sont tous parvenus au terme. Ce peut
être à l’égard d’une récompense accidentelle ou d’une peine secondaire, qui
peuvent augmenter jusqu’au jour du jugement. C’est surtout vrai pour les démons
ou les bons anges ceux-ci entraînent les hommes vers leur salut ; ainsi croît
la joie des anges ; tandis que les peines des démons augmentent parce qu’ils
ont entraîné des hommes à la damnation.
Solutions :
1. C’est le plus
grand désavantage que de parvenir au comble du mal. C’est ainsi que les damnés
ne peuvent plus démériter : leur péché ne leur apporte donc rien.
2. Il n’appartient
pas au rôle des hommes damnés d’attirer les autres à la damnation, comme cela
appartient aux démons, qui, par là, méritent une plus
grande peine secondaire.
3. Les damnés ne
sont pas mis dans l’impossibilité de démériter parce qu’ils sont déterminés à
pécher, mais parce qu’ils sont parvenus au comble du mal. Cependant, la
nécessité de pécher, dont nous sommes nous-mêmes la cause, diminue la faute, en
tant qu’elle constitue un certain déterminisme, car tout péché doit être
volontaire et libre ; mais il n’y a point réellement
d’excuse, en tant que ce déterminisme provient d’un vouloir libre précédent.
Ainsi le démérite de la faute qui suit remonte à la culpabilité de la première
faute.
Objections :
1. Il semble que
non. La considération de sa science procure en effet une très grande
satisfaction. Or il n’y a pas de satisfaction chez les damnés. Ils ne peuvent
donc pas se servir de la science acquise auparavant pour la considérer.
2. Les peines des
damnés sont plus grandes que celles de ce monde. En ce monde, quand quelqu’un
est plongé en de grands tourments, il n’est plus capable de considérer des
conclusions intellectuelles, en se dégageant de ses souffrances. Donc, bien
moins encore en enfer.
3. Les damnés sont
soumis au temps. Mais "la longueur du temps est cause d’oubli," comme
dit Aristote. Ils oublieront donc les choses qu’ils ont sues.
Cependant :
1. En saint Luc
(16, 25), il est dit au riche damné : "Souviens que tu as reçu des biens
au cours de ta vie." Les damnés considéreront donc les choses qu’ils ont
sues.
2. En outre, les
espèces intelligibles demeurent dans l’âme séparée, comme nous l’avons dit plus
haut. Si elles ne pouvaient servir, elles seraient vaines.
Conclusion :
A cause de la
parfaite béatitude des saints, il n’y aura rien en eux qui ne soit matière à
joie. De même, chez les damnés, rien qui ne soit pour eux matière et cause de
tristesse, et il ne leur manquera rien de ce qui peut Contribuer à leur
tristesse, afin que leur souffrance soit consommée. Or la considération des
choses connues apporte une certaine joie, soit à cause de ces choses qu’on
aime, soit à cause de la connaissance qu’on en a, et qui est agréable et
parfaite. Il peut aussi y avoir de la tristesse, en cette considération, soit à
cause des choses connues, si elles sont de nature à attrister, soit à cause de
la connaissance qu’on en a, si elle apparaît imparfaite : quand, par exemple,
quelqu’un s’aperçoit qu’il n’a pas une pleine connaissance d’une chose qu’il
désirerait connaître parfaitement. Ainsi, chez les damnés, il y aura une
considération des choses connues auparavant, mais comme source de tristesse et
non de délectation. Ils considéreront les péchés qu’ils ont commis, et pour
lesquels ils sont damnés, ainsi que les biens agréables qu’ils ont perdus ; et
ces considérations les tourmenteront. De même, ils souffriront de voir que la
connaissance qu’ils ont eue des choses visibles est imparfaite, et de voir
qu’ils ont perdu cette grande perfection qu’ils avaient la possibilité de
réaliser.
Solutions :
1. Bien que la
considération de sa science soit en elle-même délectable, elle peut devenir
source de tristesse à cause d’une circonstance accidentelle, comme nous venons
de le dire et c’est le cas des damnés.
2. En ce monde,
l’âme est unie au corps corruptible quand le corps souffre, le regard de l’âme
est paralysé. Mais dans l’au-delà, l’âme ne sera point ainsi influencée par le
corps. Quelle que soit la souffrance du corps, l’âme considérera toujours très
clairement les choses qui pourront être pour elle cause de douleur.
3. C’est
accidentellement que le temps est cause d’oubli, en tant que le mouvement, dont
il est la mesure, est cause de changements. Mais après le jour du jugement, il
n’y aura plus de mouvement céleste. L’oubli ne pourra donc plus résulter de la
durée. D’ailleurs, même avant ce jour, l’âme séparée n’est plus transformée en
ses dispositions par le mouvement du Ciel.
Objections :
1. Il semble que
les damnés penseront parfois à Dieu, car on ne peut avoir un acte de haine que
pour ce à quoi on pense. Et les damnés haïssent Dieu, comme il est dit dans les
Sentences. Ils pensent donc parfois à Dieu.
2. Les damnés
souffriront du remords de la conscience, et celle-ci a du remords des actes
commis contre Dieu : ils penseront donc parfois à Dieu.
Cependant :
La plus parfaite
connaissance de l’homme est celle qu’il a de Dieu. Mais les damnés sont dans le
plus imparfait des états. Ils ne penseront donc pas à Dieu.
Conclusion :
On peut
considérer Dieu de deux manières : ou bien en soi, et selon ce qui lui est
propre, à savoir être le principe de toute bonté ; ainsi, il est impossible de
penser à lui sans jouissance et les damnés ne pourront aucunement penser à lui
de la sorte. Ou bien, en quelque chose qui lui est pour ainsi dire accidentel,
c’est-à-dire les effets de son action, comme de punir ou d’autres choses
semblables. Sous cet aspect, la pensée de Dieu peut conduire à la tristesse ;
et c’est ainsi que les damnés penseront à Dieu.
Solutions :
1. Les damnés
n’ont de haine pour Dieu qu’à cause de sa punition et de son interdiction, qui
correspondent à leur volonté mauvaise : ils ne le considéreront donc que comme
celui qui punit et qui interdit.
2. La deuxième
difficulté est résolue par là, puisque la conscience
n’a du remords du péché qu’en tant qu’il est contraire au précepte divin.
Objections :
1. Les damnés ne
paraissent pas voir la gloire des bienheureux, car elle est encore plus
distante d’eux que les événements de ce monde. Or, ils ne les voient pas. Saint
Grégoire le Grand, au sujet de Job (14, 21) : "Que leurs fils soient
nobles" dit : "De même que ceux qui vivent encore, ignorent en quel
lieu se trouvent les âmes des morts, ainsi les morts qui ont vécu d’une manière
charnelle, ignorent comment se passe la vie de ceux qui se trouvent encore dans
la vie de la chair." Donc, bien moins encore peuvent-ils voir la gloire
des bienheureux.
2. Ce qui est
accordé aux saints en cette vie, à titre de grande récompense, n’est jamais
accordé aux damnés. Mais c’est à titre de haute récompense que fut accordé à
saint Paul de voir la vie en laquelle les saints vivent éternellement avec
Dieu, comme il le dit aux Corinthiens (2 Co 12, 2). Les damnés ne verront donc
pas la gloire des saints.
Cependant :
Il est dit en
saint Luc (16, 23) que le riche se trouvant au milieu des tourments, vit
Abraham, et Lazare en son sein.
Conclusion :
Les damnés,
avant le jour du jugement, verront les bienheureux dans la gloire, mais non de
telle sorte qu’ils comprennent quelle est leur gloire, mais en sachant qu’ils sont
dans une gloire inestimable. Cela les troublera, soit à cause de leur envie qui
les fera souffrir de voir leur félicité, soit parce qu’ils auront conscience
d’avoir perdu eux-mêmes cette gloire. C’est pourquoi la Sagesse (5, 2) dit :
"A ce spectacle, ils seront troublés par une crainte horrible."
Mais, après le
jour du jugement, les damnés seront complètement privés de la vue des
bienheureux. Cela, loin de diminuer leur peine l’augmentera, car ils garderont
le souvenir de la gloire des bienheureux, qu’ils auront aperçus au jugement, ou
avant le jugement. Plus tard, ils souffriront de voir qu’ils sont considérés
comme indignes même de voir la gloire méritée par les saints.
Solutions :
1. Les événements
de cette vie n’affligeraient pas les damnés en enfer autant que la vue de la
gloire des saints. Cependant, parmi les choses qui arrivent ici, leur sont
révélées celles-là seules qui peuvent les attrister.
2. Saint Paul put
apercevoir la vie dans laquelle se trouvent les saints avec Dieu en
l’expérimentant et en espérant la vivre plus tard plus parfaitement ce n'est
pas le cas des damnés ce n’est donc point la même chose.
Il nous reste à
considérer la justice et la miséricorde de Dieu à l’égard des damnés. Cinq
questions se posent : - 1. Est-ce la justice divine qui inflige aux pécheurs
une peine éternelle ? - 2. La miséricorde divine mettra-t-elle fin à toute
peine des hommes et des démons ? - 3. Est-ce que au moins le châtiment des hommes
aura une fin ? - 4. Au moins celui des chrétiens ? - 5. Et celui de ceux qui
ont accompli des oeuvres de miséricorde ?
Objections :
1. Il ne semble
pas que la justice divine puisse infliger aux pécheurs une peine éternelle car
la peine ne doit point dépasser la faute. Le Deutéronome (25, 2) dit : "La
modalité des châtiments sera à la mesure de la faute." Mais celle-ci est
temporelle. La peine ne doit donc pas être éternelle.
2. Si nous
considérons deux péchés mortels, l’un est plus grand que l’autre, et doit donc
être puni par une peine plus grande. Mais aucune peine n’est plus grande qu’une
peine éternelle, car elle est infinie. Dès lors, celle-ci n’est pas due à tout
péché mortel. Or si elle n’est pas due à l’un d’eux, elle n’est due à aucun,
puisqu’il n’y a pas entre eux de distance infinie.
3. Un juge juste
n’inflige de peine que pour corriger. Aristote dit que "les peines sont
des médicaments". Mais la punition éternelle de l’impie ne sert pas à sa
correction, ni à celle d’autres êtres, puisque, après le jugement, il n’y aura
plus d’hommes qui puissent être corrigés par cette vue. La justice divine
n’inflige donc pas aux péchés une peine éternelle.
4. Ce qui n'est
pas voulu en soi ne peut l’être que pour quelque avantage. Mais Dieu ne veut
pas les châtiments pour eux-mêmes il n’en tire aucune jouissance. Puisque Dieu
ne peut tirer aucun avantage de la perpétuité du châtiment, il semble qu’il ne
doive pas imposer une punition perpétuelle pour le péché.
5. Rien de ce qui
n’existe que par accident est perpétuel, comme dit
Aristote. Le châtiment fait partie des choses qui existent par accident, en
tant qu’il est contraire à la nature. Il ne peut donc être perpétuel.
6. La justice de
Dieu semble exiger que les pécheurs soient réduits au néant : en effet,
l’ingratitude mérite la perte des bienfaits reçus. Or, parmi les bienfaits de
Dieu, il y a l’existence même. Il semble donc juste que le pécheur, ingrat
envers Dieu, perde l’existence. Si les pécheurs sont réduits au néant, leur
punition ne peut être perpétuelle.
Cependant :
1. Il est écrit en
saint Matthieu (25, 46) : "Ceux-ci, c’est-à-dire les pécheurs, iront au
supplice éternel."
2. En outre, la
peine est, par rapport à la faute, comme la récompense par rapport au mérite.
Mais selon la justice divine, un mérite temporel a droit à une récompense
éternelle. Saint Jean (6, 40) : "Tout homme qui voit le Fils et croit en
lui, possède la vie éternelle." La faute temporelle mérite donc, selon la
justice divine, une peine éternelle.
3. De plus, selon
Aristote, la peine est mesurée à la dignité de celui qui est offensé : on punit
d’un plus grand châtiment celui qui gifle un prince que celui qui gifle un
autre homme. Or, celui qui commet un péché mortel pèche contre Dieu, en
transgressant ses préceptes, et en adressant à un autre l’honneur qui lui est
dû, puisqu’il met sa fin en cet autre. La majesté de Dieu est infinie. Tout
être qui pèche mortellement est donc digne d’une peine infinie. Il semble donc
juste que pour un péché mortel quelqu’un soit châtié perpétuellement,
Conclusion :
Une peine peut
être évaluée quantitativement selon sa rigueur, ou selon sa durée. La quantité
du châtiment correspond à celle de la faute, selon l’intensité de sa malice, de
telle sorte que si quelqu’un a péché plus gravement on lui impose une punition
plus grave. L’Apocalypse (18, 7) dit : "Plus il s’est glorifié et a vécu
dans les délices, plus vous lui procurerez de torture et de tristesse." La
durée de la peine ne correspond pas à celle de la faute, comme dit saint
Augustin. C’est ainsi que l’adultère, accompli en un instant, n'est pas puni
par une peine brève, même selon les lois humaines. La durée de la peine
correspond à la disposition du pécheur. Parfois, en effet, celui qui commet une
faute dans une ville, est, à cause de cette faute, rendu digne d’être arraché à
la communauté des citoyens, par l’exil perpétuel ou même par la mort. D’autres
fois, il n’est pas devenu digne d’être totalement exclu de la société de la
cité, et alors, pour qu’il puisse redevenir digne membre de cette ville, on
prolonge son châtiment, ou on l’abrège, autant que cela est nécessaire pour sa
correction, afin qu’il puisse désormais vivre en cette ville d’une manière
décente et pacifique.
De même, selon
la justice divine, quelqu’un se rend par le péché digne d’être totalement
séparé de la communauté de la cité de Dieu cela se réalise dans le péché contre
la charité, qui est le lien qui unit cette cité. C’est pourquoi, à cause du
péché mortel, qui est contraire la charité, quelqu’un est, pour l’éternité,
frappé de la peine de l’exclusion définitive de la société des saints. Comme
dit saint Augustin : "Les hommes sont enlevés à cette ville mortelle par
le supplice de la première mort ; et ils sont enlevés à la ville immortelle par
le supplice de la seconde mort."
Le fait que le
châtiment infligé par la cité de la terre n’est pas perpétuel provient de
quelque chose d’accidentel, ou bien de ce que l’homme ne vit pas
perpétuellement, ou bien de ce que la cité elle-même disparaît. Mais si l’homme
vivait perpétuellement sur terre, la peine de l’exil ou de l’esclavage qui lui
est imposée par la loi humaine, lui resterait perpétuellement. Ceux qui pèchent
de telle sorte que cependant ils ne sont point devenus dignes d’être totalement
séparés de la communauté de la cité sainte, comme sont ceux qui pèchent
seulement véniellement, subiront une peine plus brève ou plus longue, selon
qu’ils ont besoin d’être plus ou moins purifiés, c’est-à-dire selon que leurs
péchés ont plus ou moins pénétré en eux. C’est ce qui se réalise, selon la
justice divine, dans les peines de ce monde ou du purgatoire.
Les saints
indiquent aussi d’autres motifs pour lesquels, à cause d’un péché seulement
temporel, certains subissent une peine perpétuelle. L’un de ces motifs est
qu’ils ont péché contre un bien éternel, en méprisant la vie éternelle. Saint
Augustin dit à ce propos "Il s’est rendu digne d’un mal éternel celui qui
détruit en lui-même un bien qui pouvait être éternel." Un autre motif est
qu’un homme a péché d’une manière perpétuelle. Saint Grégoire le Grand dit :
"Il appartient à la grande justice du juge, que jamais ne cesse le
supplice de ceux qui, en cette vie, n’ont jamais voulu faire cesser leur
péché."
Et si l’on
objecte que certains hommes, en péchant mortellement, se proposent d’améliorer
leur vie plus tard, et ne seraient donc pas dignes d’un supplice éternel, nous
devons dire que, selon certains, saint Grégoire le Grand parle d’une volonté
qui se manifeste par une oeuvre. En effet, celui qui tombe dans le péché
mortel, par sa volonté propre, se met dans un état dont il ne peut sortir qu’avec
l’aide de Dieu. Donc, par le fait même qu’il veut commettre ce péché, il veut y
demeurer perpétuellement. L’homme en effet est "l’esprit qui s’en va vers
le péché, et qui n’en revient point" par lui-même Ps 77, 39). Si quelqu’un
se jetait dans une fosse dont il ne pourrait pas sortir sans aide, on pourrait
dire qu’il a voulu y demeurer pour l’éternité, même s’il pensait autre chose.
On peut aussi dire, et mieux encore, que par le fait même qu’il a péché
mortellement, l’homme met sa fin dans la créature. Et puisque toute la vie est
ordonnée à la fin qu’on lui donne, par le fait même, cet homme ordonne toute sa
vie à ce péché et il voudrait demeurer perpétuellement dans ce péché s’il le
pouvait impunément. C’est ce que dit saint Grégoire le Grand, à propos de ce
passage de Job (41, 23) : "Il verra l’abîme vieillir" : "Les
pervers ont péché avec un terme parce que leur vie a eu un terme ; mais ils
auraient voulu vivre sans terme afin de pouvoir demeurer sans terme dans leurs
iniquités ; en effet ils désirent plus pécher que vivre."
On pourrait
encore apporter un autre motif de l’éternité de la faute mortelle : c’est que
par elle on pèche contre Dieu, qui est infini. Puisque le châtiment ne peut
être infini en intensité, la créature n’étant pas capable d’une qualité
infinie, il doit l’être au moins par une durée infinie.
Il y a encore un
quatrième motif : la peine demeure éternellement, parce que la faute ne peut
être effacée sans la grâce et l’homme ne peut plus acquérir la grâce après sa
mort. La peine ne doit plus cesser tant que la faute demeure.
Solutions :
1. La punition ne
doit pas être égale à la faute en durée, comme nous le voyons même dans les
lois humaines. On peut dire aussi, comme saint Grégoire le Grand, que bien que
la faute soit temporelle en son acte, elle est éternelle dans la volonté qui la
commet.
2. Le degré de la
peine, en intensité, correspond au degré du péché. C’est pourquoi, pour les
péchés mortels inégaux, il y aura des peines inégales en intensité, mais non en
durée.
3. Les châtiments
infligés à ceux qui ne sont pas complètement chassés de la société civile, sont
ordonnés à leur correction, mais non les peines qui constituent une expulsion
totale de la société. Celles-ci peuvent du moins servir à la correction et à la
tranquillité des autres citoyens qui demeurent dans la cité. De même, la
damnation éternelle des impies sert à la correction des membres actuels de
l’Église : car les châtiments ne servent pas seulement à corriger quand ils
sont appliqués, mais aussi quand ils sont déterminés.
4. Les châtiments
des impies, qui dureront perpétuellement, ne seront pas tout à fait inutiles,
car ils serviront à deux choses d’abord à maintenir la justice divine, ce qui
est en soi agréable à Dieu. Saint Grégoire le Grand dit : "Le Dieu tout-puissant,
parce qu’il est bon, n'est pas satisfait de voir la torture des malheureux ;
mais parce qu’il est juste, il ne sera point apaisé, éternellement, par le
châtiment des réprouvés." Secondement, ces peines sont utiles, parce
qu’elles procurent aux justes la satisfaction d’y contempler la manifestation
de la justice de Dieu, et de se rendre compte qu’ils ont échappé à ces
souffrances. Le Psalmiste dit : "Le juste se réjouira de voir la
vengeance" et Isaïe : "Les impies seront la satisfaction de la vue de
toute chair", c’est-à-dire des saints, comme le précise la Glose. C’est ce
qu’affirme saint Grégoire le Grand : "Tous les réprouvés envoyés au
supplice éternel sont punis à cause de leur iniquité. Cependant, leur supplice
servira à autre chose car tous les justes, en Dieu, ont conscience des joies
qu’ils goûtent, et en même temps aperçoivent chez les damnés les supplices
auxquels eux-mêmes ont échappé. Ils comprendront ainsi d’autant mieux ce qu’ils
doivent éternellement à la grâce divine, en voyant combien sont punis
éternellement les péchés auxquels ils ont résisté grâce au secours de
Dieu."
5. Bien que le
châtiment, par accident, corresponde à l’âme, pourtant il correspond, par soi,
à cette âme en tant que souillée par la faute. Et puisque la faute commise
demeure à jamais en elle, sa peine sera perpétuelle.
6. Le châtiment
correspond à la faute, à proprement parler, selon le désordre qu’elle renferme,
et non selon la dignité de celui contre qui on a péché, sinon tout péché
appellerait une peine infinie en intensité. Bien que, donc, quand quelqu’un a
péché contre Dieu, auteur de l’existence, il mériterait de perdre l’existence,
cependant, en considérant le dérèglement de cet acte, il n’exige pas la perte
de l’existence, parce que celle-ci est présupposée pour tout mérite ou
démérite. Elle n’est donc pas enlevée ni corrompue par le désordre du péché. La
privation de l’existence ne peut donc pas être la peine exigée par un péché.
Objections :
1. Il semble que
la miséricorde divine doive mettre un terme à tout châtiment des hommes aussi
bien que des démons, car nous lisons dans la Sagesse (11, 24) : "Tu as
pitié de tous, Seigneur, car tu es tout-puissant." Mais parmi tous ces
êtres, il y a même les démons, qui sont les créatures de Dieu. Donc leur peine
elle-même aura une fin.
2. Saint Paul dit
aux Romains (11, 32) : "Dieu a enfermé toutes choses dans la
désobéissance, pour faire à tous miséricorde." Or, Dieu a enfermé les
démons dans leur péché, ou du moins permis qu’ils soient enfermés. Il semble
donc qu’il doive un jour leur faire miséricorde.
3. Comme dit saint
Anselme : "Il n’est pas juste que Dieu permette qu’une créature qu’il a
faite pour la béatitude périsse tout fait." Il semble donc que, puisque
toute créature raisonnable a été créée pour la béatitude, il ne soit pas juste
que Dieu permette qu’elle périsse totalement.
Cependant :
1. Il est dit en
saint Matthieu (25, 41) : "Eloignez-vous de moi, maudits, dans le feu
éternel, qui a été préparé pour le diable et pour ses anges." Ils seront
donc punis éternellement.
2. En outre, comme
les bons anges furent rendus bienheureux par leur conversion vers Dieu, ainsi
les mauvais anges furent rendus malheureux par leur aversion à son égard. Si le
malheur des mauvais anges finissait un jour, la béatitude des bons anges
devrait se terminer aussi, ce qui ne convient pas.
Conclusion :
"Ce fut une
erreur d’Origène, comme dit saint Augustin, de penser que les démons seront un
jour libérés de leurs peines par la miséricorde de Dieu." Cette erreur fut
réprouvée par l’Église pour deux motifs d’abord, parce que cela est
manifestement contraire à l’autorité de la Sainte Écriture, qui dit dans
l’Apocalypse (20, 9) : "Le diable qui les séduisait fut envoyé dans un
étang de feu et de soufre, où les gens abêtis et les pseudo prophètes seront
torturés jour et nuit dans les siècles des siècles, formule qui signifie
l’éternité ; ensuite, parce que d’une part Origène étendait trop la miséricorde
divine, et d’autre part il la contraignait trop. Il semble en effet que le même
motif exige que les bons anges demeurent dans la béatitude éternelle, et que
les mauvais anges soient punis pour l’éternité. C’est pourquoi, comme il
affirmait que les démons et les âmes des damnés seraient un jour libérés du
châtiment, ainsi, il affirmait que les anges et les âmes des bienheureux
seraient quelquefois déchus de leur béatitude dans les misères de cette vie.
Solutions :
1. Dieu, en lui-même,
a compassion de tous. Mais, parce que sa miséricorde est réglée par l’ordre de
sa sagesse, elle ne s’étend pas à certains, qui se sont rendus indignes de
cette miséricorde, comme les démons et les damnés, obstinés dans leur malice.
Cependant, on peut dire que même à leur égard la miséricorde intervient, en
tant qu’ils sont punis moins qu’ils le méritent, sans être totalement libérés
de leur peine.
2. Ici,
l’universalité doit s’entendre de toutes les espèces d’êtres, mais non de tous
les membres de chaque espèce. Cette citation doit être entendue des hommes dans
leur état terrestre, en ce sens que Dieu eût pitié des Juifs comme des Gentils,
mais non de tous les Gentils ni de tous les Juifs.
3. Saint Anselme
estime que ce ne serait point juste et ne conviendrait pas à la bonté divine ;
mais il parle de la créature selon son espèce. Il ne convient pas à la bonté
divine que toute une espèce de créatures manque la fin pour laquelle elle a été
faite. Il ne convient donc pas que tous les hommes ou tous les anges soient
damnés. Mais rien n’empêche que quelques-uns parmi les hommes ou les anges
périssent éternellement, puisque l’intention de la volonté divine se trouve
réalisée en ceux qui sont sauvés.
Objections :
1. Il semble que
la miséricorde divine ne supporte pas un châtiment éternel, du moins pour les
hommes, car il est dit dans la Genèse (6, 3) : "Mon esprit ne demeurera
pas contre l’homme éternellement, car il est chair." Et ici, le mot esprit
signifie "mon indignation," comme cela ressort de la Glose. Puisque
l’indignation de Dieu n’est pas autre chose que le châtiment qu’il inflige, il
ne punira pas éternellement.
2. La charité des
saints, en cette vie, les fait prier pour leurs ennemis. Là-haut, ils auront
une charité plus parfaite, et prieront donc pour leurs ennemis damnés. Leurs
prières ne pourront être inefficaces, puisqu’ils sont très agréés par Dieu.
Donc, à cause de ces prières des saints, la miséricorde divine libérera un jour
les damnés de leur punition.
3. La prédiction
par Dieu, de l’éternité, du châtiment des damnés appartient aux prophéties de
menace. Mais une prophétie de menace ne s’accomplit pas toujours, comme cela
apparaît dans Joins il dit que Ninive serait détruite, et elle ne le fut point
comme il l’avait prédit, et Jonas en fut attristé. Il semble donc que, bien
plus encore, la miséricorde divine changera la menace d’un châtiment éternel en
une sentence plus douce, qui ne donnera à personne de la tristesse, mais
procurera à tous de la joie.
4. Le Psalmiste (76,
8) dit : "Dieu sera-t-il en colère pour l’éternité ?" Or, la colère
de Dieu, c’est la punition des méchants. Donc...
5. A propos
d’Isaïe (14, 19) : "Tu as été projeté", la Glose interlinéaire dit :
"Même si toutes les âmes trouvent un jour le repos, toi tu ne l’auras
jamais ", en parlant du diable. Il semble donc que toutes les âmes
humaines trouveront un jour la cessation de leurs tourments.
Cependant :
1. Il est dit en
saint Matthieu (25, 46), à propos des élus et des réprouvés : "Ceux-ci
iront au supplice éternel, mais les justes, à la vie éternelle. "Il ne
convient pas de dire que la vie des justes cessera. Il ne convient donc pas non
plus de dire que le supplice des réprouvés se terminera.
2. En outre, saint
Jean Damascène dit : "La mort est pour les hommes ce que la chute fut pour
les anges." Mais les anges, après la chute, furent irréparables. Donc
aussi les hommes après leur mort. Le supplice des réprouvés ne cessera donc
jamais.
Conclusion :
Comme le dit
saint Augustin : "Certains suivirent sur ce point l’erreur d’Origène, et
affirmèrent que les démons seraient punis à jamais, tandis que tous les hommes,
même les infidèles, seraient un jour libérés de leur châtiment." Mais
cette position est tout à fait déraisonnable. Car, de même que les démons
doivent être punis perpétuellement à cause de leur obstination dans le mal,
ainsi également, les âmes des hommes qui sont morts sans la charité, puisque
"la mort est pour les hommes ce que leur chute est pour les anges",
comme dit saint Jean Damascène.
Solutions :
1. Cette citation
doit être entendue de l’homme selon son genre, parce que parfois l’indignation
de Dieu s’éloigne du genre humain, à cause de l’avènement du Christ. Mais ceux
qui ne veulent pas entrer ou demeurer dans cette réconciliation que le Christ a
opérée, perpétuent en eux-mêmes la colère divine, puisqu’il n’y a point pour
nous d’autres manières de réconciliation que celle qui se réalise à travers le
Christ.
2. Comme disent
saint Augustin et saint Grégoire le Grand : "Les saints, au cours de cette
vie, prient pour leurs ennemis afin qu’ils se convertissent à Dieu, tant que
cela est encore possible. Si nous savions qu’ils sont prédestinés à la mort
spirituelle, nous ne prierions pas plus pour eux que pour les démons".
Mais puisque, après cette vie, ceux qui sont morts sans la grâce ne connaîtront
plus un instant où leur conversion serait possible, aucune prière ne sera faite
pour eux, ni par l’Église militante, ni par l’Église triomphante. Pour eux, on
ne peut prier, comme dit saint Paul (2 Tm 2, 25), que pour que Dieu donne de faire
pénitence, et qu’ils sortent des lacets du diable".
3. La prophétie de
menace ne change que si sont modifiés les mérites de celui contre qui est
proférée la menace. C’est pourquoi Jérémie (18, 7) dit : "Je parlerai
aussitôt contre cette nation, contre ce royaume, afin de le déraciner, de le
détruire et de le disperser. Si cette nation fait pénitence de son mal, je
ferai moi-même pénitence pour le mal que j’ai eu l’intention de lui
faire." Puisque les mérites des damnés ne peuvent plus changer, la menace
de leur châtiment s’accomplira toujours en eux. Cependant, la prophétie de
menace s’accomplira toujours en eux en un certain sens, car, comme dit saint
Augustin : "Ninive a été bouleversée, puisqu’elle était mauvaise et est
devenue bonne : ses remparts et ses maisons sont demeurés, mais les mauvaises
moeurs de la ville furent détruites".
4. Ce mot du
psaume vaut pour les vases de miséricorde qui ne se sont pas rendus indignes de
la miséricorde ; car, en cette vie, qui est comme une manifestation de la
colère de Dieu à cause des souffrances d’ici-bas, les vases de miséricorde sont
transformés en mieux. D’où ce mot du psaume (77, 10) : "Ce changement est
l’oeuvre de la droite du Très-Haut."
On peut dire
aussi que ce passage doit être entendu de la miséricorde qui produit un
relâchement, mais sans libérer totalement, si on l’applique aux damnés. C’est
pourquoi, il est écrit : non pas "il préservera de sa colère ses
miséricordes", mais bien : "dans sa colère", parce que la peine
ne sera pas totalement supprimée, et tandis qu’elle demeure, la miséricorde
agira pour la diminuer.
5. Cette Glose ne
peut pas être prise absolument, mais dans une hypothèse impossible, pour
accroître la grandeur du péché du diable lui-même, ou de Nabuchodonosor.
Objections :
1. Il
semble que, du moins pour les chrétiens, la miséricorde divine mettra fin au
châtiment, car nous lisons en saint Marc (16, 16) : "Celui qui aura cru et
aura été baptisé sera sauvé." C’est le cas de tous les chrétiens : ils
seront donc finalement sauvés.
2. Il est dit en
saint Jean (6, 53) : "Celui qui mange ma chair et boit mon sang, possède
la vie éternelle. C’est l’aliment et le breuvage communs des chrétiens. Tous
ceux-ci seront donc finalement sauvés.
3. Saint Paul
écrit aux Corinthiens (1 Co 3, 15) : "Si celui dont l’oeuvre est brûlée
subit un dommage, lui-même sera pourtant sauvé, bien que comme à travers le
feu." Il parle ici de ceux qui ont possédé le fondement de la foi
chrétienne. Donc, ceux-ci seront tous sauvés finalement.
Cependant :
1. Saint Paul dit
aux Corinthiens (1 Co 6, 9) : "Les gens iniques ne posséderont pas le
royaume de Dieu." Mais il y a des chrétiens qui sont iniques. Tous les
chrétiens ne parviendront donc pas au royaume, et certains seront punis
perpétuellement.
2. En outre, il
est dit en saint Pierre (2 P 2, 21) : "Il eût été mieux pour eux de ne
point connaître la voie de la justice, plutôt que, après l’avoir connue, de
retourner en arrière, loin du saint précepte qui leur avait été donné."
Ceux qui n’ont pas connu la voie de la vérité seront punis éternellement ; donc
aussi les chrétiens qui ont reculé après l’avoir connue.
Conclusion :
Certains, à ce
que dit saint Augustin, promirent l’absolution de la peine éternelle, non à
tous les hommes, mais aux seuls Chrétiens ; et ils différèrent dans la
précision de leur pensée. Les uns dirent que tous ceux qui ont reçu les sacrements
de la foi seront exempts de la peine éternelle. Mais cela est contraire à la
vérité, puisque certains reçoivent les sacrements de la foi sans avoir la foi,
"sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu " (He 11, 6).
D’autres dirent que seuls seront exempts de la peine éternelle ceux qui ont
reçu les sacrements de la foi et ont possédé la foi catholique. Mais il semble
contraire à cette opinion que des hommes aient possédé la foi catholique et
s’en soient ensuite éloignés ils sont donc dignes non pas d’un châtiment
moindre, mais plus grand. Car, "il eût été mieux pour eux de ne pas
connaître la voie de la justice que de retourner en arrière après l’avoir
connue" (2 P 2, 21). Il est clair que le péché des chefs religieux qui,
abandonnant la foi, fondent de nouvelles hérésies, est plus grand que celui de
ceux qui dès le début ont suivi une hérésie. C’est pourquoi, d’autres ont dit
que seuls sont exempts de la peine éternelle ceux qui persévèrent jusqu’à la
fin dans la foi catholique, quels que soient les crimes dans lesquels ils sont
impliqués. Mais cela est manifestement contraire à l’Écriture, car il est dit
en saint Jacques : "La foi sans les oeuvres est morte", et dans saint
Matthieu (Mt 7, 21) : "Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur,
Seigneur, qui entreront dans le royaume des Cieux, mais bien celui qui
accomplit la volonté de mon Père qui est dans les Cieux." Et en beaucoup
d’autres passages, l’Écriture menace les pécheurs de châtiments éternels.
Donc, tous ceux
qui persistent jusqu’à la fin dans la foi ne seront exempts de la peine
éternelle que si, à la fin, ils sont libérés de tous les crimes.
Solutions :
1. Le Seigneur
parle ici de la foi formée, qui agit par amour : tout homme qui meurt avec
cette foi sera sauvé. A cette foi s’oppose, non seulement l’erreur de
l’infidélité, mais tout péché mortel.
2. Cette parole du
Seigneur doit être entendue non au sujet de ceux qui ne font que manger
sacramentellement l’eucharistie, et dont certains parfois la mangent
indignement, et, selon saint Paul aux Corinthiens (1 Co 22, 29), "mangent
et boivent leur condamnation". Le Maître parle de ceux qui mangent
spirituellement, et qui sont incorporés à lui par la charité : c’est ce
qu’opère la manducation sacramentelle, si quelqu’un s’en approche dignement.
Donc, en vertu du sacrement l’âme est introduite en la vie éternelle, bien que
quelqu’un puisse être privé de ce fruit par son péché, même après avoir reçu
dignement ce sacrement.
3. Le fondement
dont parle l’Apôtre est la foi formée. Celui qui a construit sur elle des
péchés véniels subira un dommage, puisqu’il sera puni par Dieu mais lui-même
sera finalement sauvé, comme par le feu : soit celui d’une épreuve temporelle,
soit celui de la peine du purgatoire après la mort.
Objections :
1. Il semble que
oui, et que seuls seront punis éternellement ceux qui ont négligé les oeuvres
de miséricorde. Il est dit en effet dans saint Jacques (2, 13) : "Le
jugement s’accomplira sans miséricorde pour ceux qui n’ont point fait
miséricorde", et dans saint Matthieu (25, 31) : "Bienheureux les
miséricordieux, parce qu’ils jouiront eux-mêmes de la miséricorde."
2. Saint Matthieu
expose la discussion judiciaire du Seigneur avec les réprouvés et les élus.
Mais elle ne porte que sur les oeuvres de miséricorde. Donc certains seront
punis éternellement uniquement à cause de leur omission des oeuvres de
miséricorde. Donc...
3. Il est dit en
saint Matthieu (6, 12) : "Remettez-nous nos dettes comme nous les
remettons à nos débiteurs", et plus loin "Si vous pardonnez aux
hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera aussi vos péchés."
Il semble donc que les miséricordieux qui pardonnent aux autres leurs fautes,
obtiendront eux-mêmes le pardon de leurs péchés : ils ne seront donc pas punis
éternellement.
4. Une glose de
saint Ambroise de Milan, au sujet de l’épître de saint Paul à Timothée (1 Tm 4,
8) : "la piété est utile à tout", dit : "Tout l’essentiel de la
discipline chrétienne consiste en la miséricorde et la piété si quelqu’un les
pratique, mais subit les périls de la chair, il sera sûrement châtié, mais ne
périra pas. Mais si quelqu’un n’a pratiqué que la discipline corporelle, il
souffrira des peines éternelles." Dès lors, ceux qui se livrent aux
oeuvres de miséricorde tout en étant entraînés par les péchés de la chair, ne
seront point punis éternellement.
Cependant :
Saint Paul dit
aux Corinthiens (1 Co 6, 9) : "Ni les fornicateurs, ni les adultères, ne
posséderont le royaume de Dieu." Or, parmi eux il y a beaucoup de
personnes qui s’adonnent aux oeuvres de miséricorde. Les miséricordieux ne
parviendront donc pas tous au royaume éternel, et quelques-uns d’entre eux
seront punis éternellement.
En outre, il est
dit en saint Jacques (Jc 2, 10) : "Qui conque a observé toute la
loi, mais l’enfreint sur un point, est coupable de tout." Donc, celui qui
garde la loi au sujet des oeuvres de miséricorde, mais néglige d’autres bonnes
oeuvres, est coupable de transgression de la loi, et sera puni éternellement.
Conclusion :
Comme dit saint
Augustin, certains affirmèrent que ceux qui possèdent la foi catholique ne
seraient pas tous libérés de la peine éternelle, mais seulement ceux qui se
livrent aux oeuvres de miséricorde, même s’ils sont coupables d’autres crimes.
Mais cela ne peut être, car sans la charité rien n’est agréable à Dieu, et rien
ne peut servir à mériter la vie éternelle. Or, il y a des personnes qui
pratiquent la miséricorde sans avoir la charité. Pour elles, rien ne sert à
obtenir la vie éternelle, ni à les libérer du châtiment éternel, comme nous le
voyons dans l’épître aux Corinthiens (1 Co 13, 1-3). Cela apparaît surtout
absurde à propos des voleurs, qui s’emparent de beaucoup de biens, mais font
quelques dons par miséricorde. On doit donc dire que tous ceux qui meurent en
état de péché mortel ne seront libérés du châtiment éternel, ni par leur foi,
ni par leurs oeuvres de miséricorde, même après un très long espace de temps.
Solutions :
1. Ceux-là seuls
obtiendront miséricorde, qui exercent la miséricorde
d’une manière bien ordonnée. Ce n'est pas le cas de ceux qui, en faisant
miséricorde aux autres, se négligent eux-mêmes, et s’attaquent à eux-mêmes en
agissant mal. Ceux-là ne recevront pas une miséricorde qui les absoudrait totalement,
même s’ils reçoivent une miséricorde qui les soulage de quelque partie de leurs
peines.
2. La discussion
judiciaire n’est pas instituée seulement au sujet des oeuvres de miséricorde,
parce que certains seront punis éternellement uniquement à cause de leur
négligence à cet égard. Mais tous ceux-là seront libérés de la peine éternelle
due à leurs péchés, qui auront obtenu la rémission de ceux-ci grâce aux oeuvres
de miséricorde, "en se faisant des amis avec le Mammon d’iniquité (Lc 16, 9)."
3. Cette parole du
Seigneur s’adresse à ceux qui demandent la rémission de leur dette, non à ceux
qui demeurent dans leur péché. Dès lors, ceux-là seuls qui font pénitence
obtiennent, par leurs oeuvres de miséricorde, le pardon qui les délivre
totalement.
4. La glose de
saint Ambroise de Milan parle du péché véniel, dont quelqu’un, après les peines
purificatrices, qu’il appelle châtiment, sera absout, à cause de ses oeuvres de
miséricorde. Ou bien, s’il parle de péril du péché mortel, on doit l’entendre
en ce sens que, se trouvant encore en cette vie, ceux qui sont tombés dans les
péchés charnels par fragilité, seront disposés à la pénitence, à cause de leurs
oeuvres de miséricorde.
Un tel pécheur ne périra pas, parce que
grâce à ces oeuvres il sera disposé de telle sorte qu’il ne périra pas, par le
Seigneur qui est béni dans les siècles des siècles. Amen.
[1] Note du
Père E. Hugueny op : Nous laissons à un spécialiste
en droit Canon (le père H.-D. Gardeil op), le soin de
traduire les questions 1 à 27 relatives aux censures et aux indulgences et la
question 28, qui traite du rite solennel de la Pénitence.
[2] Formule utilisée dans l'Église latine depuis la réforme du Concile Vatican
II, 1965 : Le prêtre prend de l'Huile
des Malades et en fait une onction sur le front puis sur les mains du malade,
en disant :
- N. par cette
Onction sainte, que le Seigneur, en sa grande bonté, vous réconforte par la
grâce de l'Esprit Saint.
R/. Amen.
- Ainsi, vous
ayant libéré de tous péchés, qu'il vous sauve et vous relève.
R/. Amen.
[3] Nous
suivons l’ordre de Nicolaï, qui intercale ici, comme bien à leur place, les
deux questions de la Condition des âmes en état de péché originel et du
purgatoire, au lieu de les mettre en appendice, comme le fait l’édition
Léonine.
[4] Article périmé. Les limbes des enfants ne peuvent être un séjour éternel puisque « Dieu propose à tous son salut » (De fide, Gaudium et Spes 22, 5).
[5] Article périmé. Une nouvelle traduction de la vulgate montre que saint Paul affirme explicitement « qu’à la fin du monde, certains ne mourront pas. »