SOMME THÉOLOGIQUE
SAINT THOMAS D’AQUIN
Docteur de l'Église
IIIa pars – LE CHRIST, LES SACREMENTS (NON FINIS)
Mise à disposition sur le site des œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin http://docteurangelique.free.fr (© Édition
numérique 2004) |
Ce
traité n'est pas achevé suite à la mort de saint Thomas. Son disciple, frère
Réginald, le terminera en se servant d'oeuvres de jeunesse.
TABLE DES MATIÈRES
QUESTION 1 ‒ LA CONVENANCE DE L'INCARNATION
Article 1 ‒ Convenait-il à Dieu de s'incarner ?
Article 2 ‒ L'Incarnation était-elle nécessaire à la
restauration du genre humain ?
Article 3 ‒ Si l'homme n'avait pas péché, Dieu se
serait-il incarné ?
Article 5 ‒ Aurait-il convenu que Dieu s'incarne dès le
commencement du monde ?
Article 6 ‒ L'Incarnation aurait-elle dû être retardée
jusqu'à la fin du monde ?
QUESTION 2 ‒ LE MODE D'UNION DU VERBE INCARNÉ
Article 1 ‒ L'union du Verbe incarné s'est-elle faite
dans la nature ?
Article 2 ‒ L'union du Verbe incarné s'est-elle faite
dans la personne ?
Article 3 ‒ L'union du Verbe incarné s'est-elle faite
dans le suppôt ou hypostase ?
Article 4 ‒ La personne ou hypostase du Christ, après
l’Incarnation, est-elle composée ?
Article 5 ‒ S'est-il produit une union entre l'âme et
le corps dans le Christ ?
Article 6 ‒ La nature humaine s'est-elle unie au Verbe
de façon accidentelle ?
Article 7 ‒ L'union de la nature divine et de la nature
humaine est-elle quelque chose de créé ?
Article 8 ‒ L'union est-elle identique à l'assomption ?
Article 9 ‒ L'union du Verbe incarné est-elle l'union
la plus parfaite ?
Article 10 ‒ L'union des deux natures dans le Christ
a-t-elle été réalisée par la grâce ?
Article 11 ‒ Cette union a-t-elle été précédée par des
mérites ?
Article 12 ‒ La grâce d'union fut-elle naturelle au
Christ en tant qu’homme ?
QUESTION 3 ‒ LE MODE D'UNION DU VERBE INCARNÉ QUANT A
LA PERSONNE QUI ASSUME
Article 1 ‒ Assumer convient-il à une personne divine ?
Article 2 ‒ Assumer convient-il à la nature divine ?
Article 3 ‒ La nature peut-elle assumer, abstraction
faite de la personnalité ?
Article 4 ‒ Une personne divine peut-elle assumer sans
une autre ?
Article 5 ‒ N'importe quelle personne divine peut-elle
assumer ?
Article 6 ‒ Plusieurs personnes divines peuvent-elles
assumer une seule nature ?
Article 7 ‒ Une seule personne divine peut-elle assumer
deux natures ?
QUESTION 4 ‒ LE MODE DE L'UNION, DU CÔTÉ DE LA NATURE
HUMAINE ASSUMÉE
Article 2 ‒ Le Fils de Dieu a-t-il assumé une personne
humaine ?
Article 3 ‒ Le Fils de Dieu a-t-il assumé un homme ?
QUESTION 5 ‒ LES MODES DE L'UNION DU CÔTÉ DES PARTIES
DE LA NATURE HUMAINE ASSUMÉE
Article 1 ‒ Le Fils de Dieu devait-il assumer un corps
véritable ?
Article 3 ‒ Le Fils de Dieu a-t-il assumé l'âme ?
Article 4 ‒ Le Fils de Dieu devait-il assumer
l'intelligence ?
Article 1 ‒ Le Fils de Dieu a-t-il assumé la chair par
l'intermédiaire de l'âme ?
Article 3 ‒ L'âme a-t-elle été assumée avant la chair ?
Article 4 ‒ La chair du Christ a-t-elle été assumée par
le Verbe avant d'être unie à l'âme ?
Article 5 ‒ La nature humaine tout entière a-t-elle été
assumée par l'intermédiaire de ses parties ?
Article 6 ‒ La nature humaine a-t-elle été assumée par
l'intermédiaire de la grâce ?
QUESTION 7 ‒ LA GRÂCE DU CHRIST EN TANT QU'HOMME
INDIVIDUEL
Article 1 ‒ Y a-t-il dans l'âme du Christ la grâce
habituelle ?
Article 2 ‒ Y a-t-il chez le Christ des vertus ?
Article 3 ‒ Le Christ a-t-il eu la foi ?
Article 4 ‒ Le Christ avait-il l'espérance ?
Article 5 ‒ Le Christ a-t-il possédé les dons du
Saint-Esprit ?
Article 6 ‒ Le Christ a-t-il eu le don de crainte ?
Article 7 ‒ Le Christ a-t-il eu les charismes ?
Article 8 ‒ Le Christ a-t-il eu le charisme de
prophétie ?
Article 9 ‒ Le Christ a-t-il eu la plénitude de la
grâce ?
Article 10 ‒ La plénitude de la grâce est-elle propre
au Christ ?
Article 11 ‒ La grâce du Christ est-elle infinie ?
Article 12 ‒ La grâce du Christ a-t-elle pu s'accroître
?
Article 13 ‒ Quel rapport la grâce habituelle du Christ
a-t-elle avec l'union hypostatique ?
QUESTION 8 ‒ LA GRÂCE DU CHRIST COMME TÊTE DE L'ÉGLISE
Article 1 ‒ Le Christ est-il la tête de l’Église ?
Article 2 ‒ Le Christ est-il la tête des hommes pour
leurs corps, ou seulement pour leurs âmes ?
Article 3 ‒ Le Christ est-il la tête de tous les hommes
?
Article 4 ‒ Le Christ est-il la tête des anges ?
Article 6 ‒ Appartient-il en propre au Christ d'être la
tête de l’Église ?
Article 7 ‒ Le diable est-il la tête de tous les
méchants ?
Article 8 ‒ L'Antéchrist peut-il être appelé la tête de
tous les méchants ?
QUESTION 9 ‒ LA SCIENCE DU CHRIST
Article 1 ‒ Le Christ a-t-il possédé une science autre
que la science divine ?
Article 2 ‒ Le Christ a-t-il possédé la science des
bienheureux ou compréhenseurs ?
Article 3 ‒ Le Christ a-t-il possédé la science infuse
?
Article 4 ‒ Le Christ a-t-il possédé une science
acquise ?
QUESTION 10 ‒ LA SCIENCE BIENHEUREUSE DE L'ÂME DU
CHRIST
Article 1 ‒ L'âme du Christ a-t-elle eu la compréhension
du Verbe ou de l'Essence divine ?
Article 2 ‒ Dans le Verbe, l'âme du Christ a-t-elle
connu toutes choses ?
Article 3 ‒ Dans le Verbe, l'âme du Christ a-t-elle
connu une infinité de choses ?
QUESTION 11 ‒ LA SCIENCE INFUSE DE L'ÂME DU CHRIST
Article 1 ‒ Par sa science infuse, le Christ connaît-il
toutes choses ?
Article 2 ‒ Le Christ a-t-il pu employer cette science
sans recourir aux images ?
Article 3 ‒ Cette science était-elle discursive ?
Article 4 ‒ La science infuse du Christ a-t-elle été
inférieure à celle des anges ?
Article 5 ‒ Cette science était-elle à l'état d'habitus
?
Article 6 ‒ Distinguait-on dans cette science plusieurs
habitus ?
QUESTION 12 ‒ LA SCIENCE ACQUISE OU EXPÉRIMENTALE DE
L'ÂME DU CHRIST
Article 1 ‒ Par cette science le Christ a-t-il connu
toutes choses ?
Article 2 ‒ Le Christ a-t-il progressé dans cette
science ?
Article 3 ‒ Le Christ a-t-il été instruit par l'homme ?
Article 4 ‒ Le Christ a-t-il été instruit par les anges
?
QUESTION 13 ‒ LA PUISSANCE DE L'ÂME DU CHRIST
Article 1 ‒ L'âme du Christ a-t-elle possédé la
toute-puissance de façon absolue ?
Article 2 ‒ L'âme du Christ a-t-elle possédé la
toute-puissance pour transformer les créatures ?
Article 3 ‒ L'âme du Christ a-t-elle possédé la
toute-puissance relativement à son propre corps ?
QUESTION 14 ‒ LES DÉFICIENCES DU CORPS ASSUMÉES PAR LE
FILS DE DIEU
Article 1 ‒ Le Fils de Dieu a-t-il dû assumer, avec la
nature humaine, les déficiences du corps ?
Article 2 ‒ Le Christ a-t-il assumé la nécessité de
subir les déficiences du corps ?
Article 3 ‒ Le Christ a-t-il contracté les déficiences
du corps ?
Article 4 ‒ Le Christ a-t-il assumé toutes les déficiences
corporelles ?
QUESTION 15 ‒ LES DÉFICIENCES DE L'ÂME ASSUMÉES PAR LE
CHRIST
Article 1 ‒ Y a-t-il eu chez le Christ du péché ?
Article 2 ‒ Y avait-il chez le Christ le foyer du péché
?
Article 3 ‒ Y a-t-il eu chez le Christ de l'ignorance ?
Article 4 ‒ L'âme du Christ était-elle passible ?
Article 5 ‒ Y a-t-il eu chez le Christ de la douleur
sensible ?
Article 6 ‒ Y a-t-il eu chez le Christ de la tristesse
?
Article 7 ‒ Y a-t-il eu chez le Christ de la crainte ?
Article 8 ‒ Y a-t-il eu chez le Christ de l'étonnement
?
Article 9 ‒ Y a-t-il eu chez le Christ de la colère ?
Article 10 ‒ Le Christ a-t-il été à la fois voyageur et
compréhenseur ?
Article 1 ‒ Est-il vrai de dire : "Dieu est
homme" ?
Article 2 ‒ Est-il vrai de dire : "L'homme est
Dieu" ?
Article 3 ‒ Le Christ peut-il être appelé "homme
du Seigneur" ?
Article 6 ‒ Est-il vrai de dire : "Le Fils de Dieu
a été fait homme" ?
Article 7 ‒ Est-il vrai de dire : "L'homme a été
fait Dieu" ?
Article 8 ‒ Est-il vrai de dire : "Le Christ est
une créature" ?
Article 9 ‒ Est-il vrai de dire du Christ : "Cet
homme a commencé d'exister" ?
Article 10 ‒ Est-il vrai de dire : "Le Christ, en
tant qu’homme, est une créature" ?
Article 11 ‒ Est-il vrai de dire : "Le Christ, en
tant qu’homme, est Dieu" ?
Article 12 ‒ Est-il vrai de dire : "Le Christ, en
tant qu’homme, est une hypostase ou personne" ?
QUESTION 17 ‒ L'UNITÉ DU CHRIST QUANT A SON ÊTRE
Article 1 ‒ Le Christ est-il une unité, ou une dualité
?
Article 2 ‒ N'y a-t-il dans le Christ qu'une seule
existence ?
QUESTION 18 ‒ L'UNITÉ DU CHRIST QUANT À SA VOLONTÉ
Article 1 ‒ Y a-t-il chez le Christ deux volontés,
l'une divine et l'autre humaine ?
Article 3 ‒ Y a-t-il eu chez le Christ deux volontés
rationnelles ?
Article 4 ‒ Le Christ avait-il le libre arbitre ?
Article 6 ‒ Y a-t-il eu contrariété entre les volontés
du Christ ?
QUESTION 19 ‒ L'UNITÉ D'OPÉRATION CHEZ LE CHRIST
Article 1 ‒ N'y a-t-il chez le Christ qu'une seule
opération, à la fois divine et humaine ?
Article 2 ‒ Y a-t-il chez le Christ plusieurs
opérations selon sa nature humaine ?
Article 3 ‒ Par l'activité de sa nature humaine, le
Christ a-t-il pu mériter pour lui-même ?
Article 4 ‒ Par l'activité de sa nature humaine, le
Christ a-t-il mérité pour nous ?
QUESTION 20 ‒ LA SOUMISSION DU CHRIST À SON PÈRE
Article 1 ‒ Le Christ a-t-il été soumis à son Père ?
Article 2 ‒ Le Christ a-t-il été soumis à lui-même ?
QUESTION 21 ‒ LA PRIÈRE DU CHRIST
Article 1 ‒ Convient-il au Christ de prier ?
Article 2 ‒ Convient-il au Christ de prier selon sa
sensualité ?
Article 3 ‒ Convenait-il au Christ de prier pour
lui-même, ou seulement pour les autres ?
Article 4 ‒ Toute prière du Christ est-elle exaucée ?
QUESTION 22 ‒ LE SACERDOCE DU CHRIST
Article 1 ‒ Convient-il au Christ d'être prêtre ?
Article 2 ‒ Le Christ a-t-il été lui-même et à la fois,
le prêtre et la victime ?
Article 3 ‒ Le sacerdoce du Christ a-t-il pour effet
l'expiation des péchés ?
Article 4 ‒ Cet effet concerne-t-il le Christ, ou
seulement les autres hommes ?
Article 5 ‒ L'éternité du sacerdoce du Christ
Article 6 ‒ Le Christ doit-il être appelé prêtre selon
l'ordre de Melchisédech ?
QUESTION 23 ‒ L'ADOPTION DU CHRIST
Article 1 ‒ Convient-il à Dieu d'adopter des fils ?
Article 2 ‒ Adapter des fils convient-il à toute la
Trinité ?
Article 3 ‒ Être adoptés comme fils de Dieu est-il
propre aux hommes ?
Article 4 ‒ Le Christ peut-il être appelé fils adoptif
?
QUESTION 24 ‒ LA PRÉDESTINATION DU CHRIST
Article 1 ‒ Le Christ a-t-il été prédestiné ?
Article 2 ‒ Le Christ a-t-il été prédestiné en tant
qu’homme ?
Article 3 ‒ La prédestination du Christ est-elle le
modèle de la nôtre ?
Article 4 ‒ La prédestination du Christ est-elle la
cause de la nôtre ?
QUESTION 25 ‒ NOTRE ADORATION DU CHRIST
Article 2 ‒ Doit-on adorer la chair du Christ d’une
adoration de latrie ?
Article 3 ‒ Doit-on rendre un culte de latrie à l'image
du Christ ?
Article 4 ‒ Doit-on rendre un culte de latrie à la
croix du Christ ?
Article 5 ‒ Doit-on rendre un culte de latrie à la mère
du Christ ?
Article 6 ‒ L'adoration des reliques des saints
QUESTION 26 ‒ LA MÉDIATION DU CHRIST ENTRE DIEU ET LES
HOMMES
Article 1 ‒ Est-il propre au Christ d'être médiateur
entre Dieu et les hommes ?
Article 2 ‒ La médiation convient-elle au Christ selon
sa nature humaine ?
QUESTION 27 ‒ LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE
VIERGE MARIE
Article 1 ‒ La Bienheureuse Vierge Mère de Dieu
a-t-elle été sanctifiée avant sa naissance ?
Article 2 ‒ La Bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée
avant son animation ?
Article 4 ‒ Cette sanctification a-t-elle donné à la
Bienheureuse de ne jamais pécher ?
Article 5 ‒ Cette sanctification a-t-elle procuré à la
Bienheureuse Vierge la plénitude de grâces ?
Article 6 ‒ Est-il propre à la Bienheureuse Vierge
d'avoir été ainsi sanctifiée ?
QUESTION 28 ‒ LA VIRGINITÉ DE LA BIENHEUREUSE MARIE
Article 1 ‒ La Mère de Dieu a-t-elle été vierge en
concevant le Christ ?
Article 2 ‒ La Mère de Dieu est-elle demeurée vierge en
l'enfantant ?
Article 3 ‒ La Mère de Dieu est-elle demeurée vierge
après l'enfantement ?
Article 4 ‒ La Mère de Dieu avait-elle fait voeu de
virginité ?
QUESTION 29 ‒ LES FIANÇAILLES DE LA MÈRE DE DIEU
Article 1 ‒ Le Christ devait-il naître d'une fiancée ?
Article 2 ‒ Y eut-il un vrai mariage entre Marie, mère
du Seigneur, et Joseph ?
QUESTION 30 ‒ L'ANNONCIATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE
MARIE
Article 1 ‒ Convenait-il d'annoncer à la Bienheureuse
Vierge ce qui allait se faire en elle ?
Article 2 ‒ Qui devait faire cette annonce ?
Article 3 ‒ L’annonciation devait-elle se faire par
l'action d'un ange visible ?
Article 4 ‒ Dans quel ordre s'est accompli
l'Annonciation ?
QUESTION 31 ‒ LA MATIÈRE À PARTIR DE LAQUELLE FUT CONÇU
LE CORPS DU SAUVEUR
Article 1 ‒ La chair du Christ a-t-elle été prise
d'Adam ?
Article 2 ‒ La chair du Christ a-t-elle été prise de
David ?
Article 3 ‒ La généalogie du Christ d'après les
évangiles
Article 4 ‒ Convenait-il que le Christ naisse d'une femme
?
Article 5 ‒ Le corps du Christ a-t-il été formé du sang
le plus pur de la Vierge ?
Article 7 ‒ La chair du Christ, chez les patriarches,
fut-elle sujette au péché ?
Article 8 ‒ Le Christ a-t-il payé la dîme comme étant
présent dans son aïeul Abraham ?
QUESTION 32 ‒ LE PRINCIPE ACTIF DE LA CONCEPTION DU
CHRIST
Article 1 ‒ Le Saint-Esprit a-t-il été le principe
actif de la conception du Christ ?
Article 2 ‒ Peut-on dire que le Christ a été conçu du
Saint-Esprit ?
Article 3 ‒ Peut-on dire que le Saint Esprit est père
du Christ selon sa chair ?
Article 4 ‒ La Bienheureuse Vierge a-t-elle eu un rôle
actif dans la conception du Christ ?
QUESTION 33 ‒ LE MODE ET L'ORDRE DE LA CONCEPTION DU
CHRIST
Article 1 ‒ Le corps du Christ a-t-il été formé au
premier instant de sa conception ?
Article 2 ‒ Le corps du Christ a-t-il été animé dès le
premier instant de sa conception ?
Article 4 ‒ La conception du Christ a-t-elle été
naturelle ou surnaturelle ?
QUESTION 34 ‒ LA PERFECTION DU CHRIST DÈS SA CONCEPTION
Article 1 ‒ Au premier instant de sa conception, le
Christ a-t-il été sanctifié par la grâce ?
Article 2 ‒ Au premier instant de sa conception, le
Christ a-t-il eu l'usage de son libre arbitre ?
Article 3 ‒ Au premier instant de sa conception, le
Christ a-t-il pu mériter ?
QUESTION 35 ‒ LA NAISSANCE DU CHRIST
Article 1 ‒ La naissance appartient-elle à la nature ou
à la personne ?
Article 2 ‒ Faut-il attribuer au Christ une autre
naissance que sa naissance éternelle ?
Article 3 ‒ La Bienheureuse Vierge est-elle la mère du
Christ selon sa naissance temporelle ?
Article 4 ‒ La Bienheureuse Vierge doit-elle être appelée
"Mère de Dieu" ?
Article 5 ‒ Le Christ est-il Fils de Dieu le Père et de
la Vierge-Mère selon deux filiations ?
Article 6 ‒ La Vierge Marie a-t-elle accouché sans
flétrissure ni douleurs ?
Article 7 ‒ Le Christ devait-il naître à Bethléem ?
Article 8 ‒ L'époque de la naissance du Christ
QUESTION 36 ‒ LA MANIFESTATION DU CHRIST À LA NAISSANCE
Article 1 ‒ La naissance du Christ devait-elle être
manifestée à tous ?
Article 2 ‒ La naissance du Christ devait-elle être
manifestée à quelques-uns ?
Article 3 ‒ A qui la naissance du Christ devait-elle
être manifestée ?
Article 4 ‒ Le Christ devait-il se manifester lui-même
ou par d'autres ?
Article 5 ‒ Par quels autres moyens le Christ aurait-il
dû se manifester ?
Article 6 ‒ L'ordre de ces manifestations
Article 7 ‒ L'étoile par laquelle la naissance du
Christ fut manifestée
Article 8 ‒ L'adoration des mages
QUESTION 37 ‒ LES PRESCRIPTIONS LÉGALES OBSERVÉES AU
SUJET DE JÉSUS ENFANT
Article 1 ‒ La circoncision du Christ
Article 2 ‒ L'imposition du nom de Jésus
Article 3 ‒ L'oblation de Jésus au Temple
Article 4 ‒ La purification de la Mère de Dieu
QUESTION 38 ‒ LE BAPTÊME DE JEAN
Article 1 ‒ Convenait-il à Jean de baptiser ?
Article 2 ‒ Le baptême de Jean venait-il de Dieu ?
Article 3 ‒ Le baptême de Jean conférait-il la grâce ?
Article 4 ‒ D'autres que le Christ devaient-ils
recevoir le baptême de Jean ?
Article 5 ‒ Ce baptême devait-il cesser après avoir été
reçu par le Christ ?
QUESTION 39 ‒ LE BAPTÊME REÇU PAR LE CHRIST
Article 1 ‒ Le Christ devait-il être baptisé ?
Article 2 ‒ Le Christ devait-il être baptisé du baptême
de Jean ?
Article 3 ‒ L'âge auquel le Christ reçut le baptême
Article 4 ‒ Le lieu de baptême du Christ
Article 5 ‒ "Les Cieux se sont ouverts"
Article 6 ‒ L'apparition du Saint-Esprit sous forme de
colombe
Article 7 ‒ Cette colombe fut-elle un véritable animal
?
Article 8 ‒ Le témoignage de la voix du Père
QUESTION 40 ‒ LE GENRE DE VIE DU CHRIST
Article 1 ‒ Le Christ devait-il mener la vie solitaire,
ou bien vivre parmi les hommes ?
Article 2 ‒ Le Christ devait-il mener une vie austère ?
Article 3 ‒ Le Christ devait-il vivre en ce monde en
étant méprisé, ou bien riche et honoré ?
Article 4 ‒ Le Christ devait-il vivre selon la loi ?
QUESTION 41 ‒ LA TENTATION DU CHRIST
Article 1 ‒ Était-il convenable que le Christ fût tenté
?
Article 2 ‒ Le lieu de la tentation
Article 3 ‒ Le moment de la tentation
Article 4 ‒ Le genre et l'ordre des tentations
QUESTION 42 ‒ L'ENSEIGNEMENT DU CHRIST
Article 1 ‒ Le Christ devait-il prêcher aux Juifs
seulement ou bien aux païens aussi ?
Article 2 ‒ Dans sa prédication, le Christ aurait-il dû
éviter de heurter les juifs ?
Article 3 ‒ Le Christ devait-il enseigner en public ou
secrètement ?
Article 4 ‒ Le Christ devait-il enseigner seulement par
la parole, ou aussi par l'écrit ?
QUESTION 43 ‒ LES MIRACLES DU CHRIST DANS LEUR ENSEMBLE
Article 1 ‒ Le Christ devait-il faire des miracles ?
Article 2 ‒ Le Christ a-t-il fait des miracles par une
vertu divine ?
Article 3 ‒ A quel moment le Christ a-t-il commencé de
faire des miracles ?
Article 4 ‒ Les miracles du Christ ont-ils suffisamment
montré sa divinité ?
QUESTION 44 ‒ LES DIVERSES CATÉGORIES DE MIRACLES DU
CHRIST
Article 1 ‒ Les miracles opérés par le Christ sur les
substances spirituelles
Article 2 ‒ Les miracles opérés par le Christ sur les corps
célestes
Article 3 ‒ Les miracles accomplis par le Christ sur
les hommes
Article 4 ‒ Les miracles accomplis par le Christ sur
des créatures dépourvues de raison
QUESTION 45 ‒ LA TRANSFIGURATION DU CHRIST
Article 1 ‒ Convenait-il que le Christ soit transfiguré
?
Article 2 ‒ La lumière de la Transfiguration était-elle
la lumière de gloire ?
Article 3 ‒ Les témoins de la Transfiguration
Article 4 ‒ Le témoignage de la voix du Père
QUESTION 46 ‒ LA PASSION DU CHRIST
Article 1 ‒ Était-il nécessaire que le Christ souffrît
pour délivrer les hommes ?
Article 2 ‒ Y avait-il une autre manière possible de
délivrer les hommes ?
Article 3 ‒ Cette manière de délivrer les hommes
était-elle la plus appropriée ?
Article 4 ‒ Convenait-il que le Christ souffre sur la
croix ?
Article 5 ‒ Le Christ a-t-il souffert tous les genres
de souffrances possibles ?
Article 6 ‒ La douleur que le Christ a endurée dans sa
passion fut-elle la plus grande ?
Article 7 ‒ Toute l'âme du Christ a-t-elle souffert
dans sa passion ?
Article 8 ‒ Sa passion a-t-elle empêché le Christ
d’éprouver la joie béatifique ?
Article 9 ‒ Le temps de la Passion
Article 10 ‒ Le lieu de la Passion
Article 11 ‒ Convenait-il que le Christ soit crucifié
avec des bandits ?
Article 12 ‒ La passion du Christ doit-elle être
attribuée à sa divinité ?
QUESTION 47 ‒ LA CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION
Article 1 ‒ Le Christ a-t-il été mis à mort par autrui
ou par lui-même ?
Article 2 ‒ Pour quel motif le Christ s'est-il livré à
la Passion ?
Article 3 ‒ Est-ce le Père qui a livré le Christ à la
Passion ?
Article 4 ‒ Convenait-il que le Christ souffre de la
part des païens ?
Article 5 ‒ Les meurtriers du Christ l'ont-ils connu ?
Article 6 ‒ Le péché des meurtriers du Christ
QUESTION 48 ‒ LA MANIÈRE DONT LA PASSION DU CHRIST A
PRODUIT SES EFFETS
Article 1 ‒ La passion du Christ a-t-elle causé notre
salut par mode de mérite ?
Article 2 ‒ La passion du Christ a-t-elle causé notre
salut par mode de satisfaction ?
Article 3 ‒ La passion du Christ a-t-elle causé notre
salut par mode de sacrifice ?
Article 4 ‒ La passion du Christ a-t-elle causé notre
salut par mode de rachat ?
Article 5 ‒ Le Christ est-il le seul Rédempteur ?
Article 6 ‒ La passion du Christ a-t-elle produit les
effets de notre salut par mode d'efficience ?
QUESTION 49 ‒ LES EFFETS DE LA PASSION DU CHRIST
Article 1 ‒ Par la passion du Christ sommes-nous
délivrés du péché ?
Article 2 ‒ Par la passion du Christ sommes-nous
délivrés de la puissance du démon ?
Article 3 ‒ Par la passion du Christ sommes-nous
délivrés de l'obligation du châtiment ?
Article 4 ‒ Par la passion du Christ, sommes-nous
réconciliés avec Dieu ?
Article 5 ‒ Par la passion du Christ, la porte du Ciel
nous a-t-elle été ouverte ?
Article 6 ‒ Est-ce par la passion que le Christ a
obtenu son exaltation dans la gloire ?
QUESTION 50 ‒ LA MORT DU CHRIST
Article 1 ‒ Convenait-il au Christ de mourir ?
Article 2 ‒ Par la mort du Christ, sa divinité a-t-elle
été séparée de sa chair ?
Article 3 ‒ A la mort du Christ, la divinité a-t-elle
été séparée de son âme ?
Article 4 ‒ Durant les trois jours de sa mort, le
Christ est-il resté homme ?
Article 5 ‒ Y avait-il identité numérique entre son
corps mort et son corps vivant ?
Article 6 ‒ La mort du Christ a-t-elle contribué à
notre salut ?
QUESTION 51 ‒ L'ENSEVELISSEMENT DU CHRIST
Article 1 ‒ Convenait-il au Christ d'être enseveli ?
Article 2 ‒ Le mode de l'ensevelissement du Christ
Article 3 ‒ Dans le sépulcre, le corps du Christ
s'est-il décomposé ?
Article 4 ‒ Combien de temps le Christ est-il resté
dans le sépulcre ?
QUESTION 52 ‒ LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFERS
Article 1 ‒ Convenait-il au Christ de descendre aux
enfers ?
Article 2 ‒ En quel enfer le Christ est-il descendu ?
Article 3 ‒ Le Christ a-t-il été tout entier dans les
enfers ?
Article 4 ‒ Le Christ a-t-il séjourné quelque temps
dans les enfers ?
Article 5 ‒ Le Christ a-t-il délivré des enfers les
saints patriarches ?
Article 6 ‒ Le Christ a-t-il délivré de l'enfer des
damnés ?
Article 7 ‒ Le Christ a-t-il délivré les enfants morts
avec le seul péché originel ?
Article 8 ‒ Par sa descente aux enfers, le Christ a-t-il
libéré les hommes du purgatoire ?
QUESTION 53 ‒ LA RÉSURRECTION DU CHRIST EN ELLE-MÊME
Article 1 ‒ La nécessité de la Résurrection
Article 2 ‒ La résurrection du Christ au troisième jour
Article 3 ‒ Dans quel ordre s'est accomplie la
résurrection du Christ ?
Article 4 ‒ La cause de la résurrection du Christ
QUESTION 54 ‒ LES QUALITÉS DU CHRIST RESSUSCITÉ
Article 1 ‒ Après la résurrection, le Christ a-t-il eu
un corps véritable ?
Article 2 ‒ Le corps du Christ ressuscité était-il
glorieux ?
Article 3 ‒ Le Christ est-il ressuscité avec
l'intégralité de son corps ?
Article 4 ‒ Les cicatrices que l'on voyait sur le corps
du Ressuscité
QUESTION 55 ‒ LA MANIFESTATION DE LA RÉSURRECTION
Article 1 ‒ La résurrection du Christ devait-elle être
manifestée à tous ?
Article 2 ‒ Aurait-il convenu que le Christ ressuscite
à la vue de ses disciples ?
Article 3 ‒ Après sa résurrection, le Christ aurait-il
dû continuer à vivre avec ses disciples ?
Article 4 ‒ Convenait-il que le Christ apparaisse à ses
disciples sous un autre visage ?
Article 5 ‒ Le Christ devait-il manifester la réalité
de sa résurrection par des preuves ?
QUESTION 56 ‒ LA CAUSALITÉ DE LA RÉSURRECTION DU CHRIST
Article 1 ‒ La résurrection du Christ est-elle la cause
de notre résurrection ?
Article 2 ‒ La résurrection du Christ est-elle la cause
de notre justification ?
QUESTION 57 ‒ L'ASCENSION DU CHRIST
Article 1 ‒ Convenait-il que le Christ monte au Ciel ?
Article 2 ‒ Selon quelle nature convenait-il au Christ
de monter au Ciel ?
Article 3 ‒ Le Christ est-il monté au Ciel par sa
propre puissance ?
Article 4 ‒ Le Christ est-il monté au-dessus de tous
les cieux corporels ?
Article 5 ‒ Le corps du Christ est-il monté au-dessus
de toutes les créatures spirituelles ?
Article 6 ‒ Les effets de l’Ascension
QUESTION 58 ‒ LA SESSION DU CHRIST À LA DROITE DU PÈRE
Article 1 ‒ Convient-il que le Christ siège à la droite
du Père ?
Article 2 ‒ Siéger à la droite du Père convient-il au
Christ en tant que Dieu ?
Article 3 ‒ Siéger à la droite du Père convient-il au
Christ en tant qu'homme ?
Article 4 ‒ Siéger à la droite du Père est-il propre au
Christ ?
QUESTION 59 ‒ LE POUVOIR JUDICIAIRE DU CHRIST
Article 1 ‒ Le pouvoir judiciaire doit-il être attribué
au Christ ?
Article 2 ‒ Le pouvoir judiciaire convient-il au Christ
en tant qu’homme ?
Article 3 ‒ Le Christ a-t-il obtenu le pouvoir
judiciaire par ses mérites ?
Article 6 ‒ Le pouvoir judiciaire du Christ s'étend-il
même aux anges ?
QUESTION 60 ‒ L'ESSENCE DU SACREMENT
Article 1 ‒ Le sacrement entre-t-il dans le genre du
signe ?
Article 2 ‒ Tout signe d'une réalité sacrée est-il un
sacrement ?
Article 3 ‒ Le sacrement est-il signe d'une réalité
unique ou de plusieurs ?
Article 4 ‒ Le signe sacramentel est-il une chose
sensible ?
Article 5 ‒ Le signe sacramentel requiert-il une chose
sensible déterminée ?
Article 6 ‒ Le sacrement requiert-il une signification
opérée par des paroles ?
Article 7 ‒ Les sacrements requièrent-ils des paroles
déterminées ?
Article 8 ‒ Peut-on ajouter ou enlever quelque chose à
ces paroles ?
QUESTION 61 ‒ LA NÉCESSITÉ DES SACREMENTS
Article 1 ‒ Les sacrements sont-ils nécessaires au
salut de l'homme ?
Article 2 ‒ Les sacrements étaient-ils nécessaires dans
l'état qui a précédé le péché ?
Article 3 ‒ Les sacrements étaient-ils nécessaires dans
l'état qui a suivi le péché ?
Article 4 ‒ Les sacrements étaient-ils nécessaires
après la venue du Christ ?
QUESTION 62 ‒ L'EFFET PRINCIPAL DES SACREMENTS QUI EST
LA GRÂCE
Article 1 ‒ Les sacrements de la loi nouvelle sont-ils
cause de la grâce ?
Article 2 ‒ La grâce sacramentelle ajoute-t-elle
quelque chose à la grâce des vertus et des dons ?
Article 3 ‒ Les sacrements contiennent-ils la grâce ?
Article 4 ‒ Y a-t-il dans les sacrements une vertu pour
causer la grâce ?
Article 5 ‒ Cette vertu des sacrements découle-t-elle
de la passion du Christ ?
Article 6 ‒ Les sacrements de l'ancienne loi
causaient-ils la grâce ?
QUESTION 63 ‒ L'EFFET SECOND DES SACREMENTS QUI EST LE
CARACTÈRE
Article 1 ‒ Les sacrements produisent-ils dans l'âme un
caractère ?
Article 2 ‒ Quelle est l'essence de ce caractère ?
Article 3 ‒ De qui est-il l'empreinte ?
Article 4 ‒ Quel est le sujet dans lequel réside le
caractère ?
Article 5 ‒ Le caractère est-il indélébile ?
Article 6 ‒ Tous les sacrements impriment-ils un
caractère ?
QUESTION 64 ‒ LA CAUSE DES SACREMENTS
Article 1 ‒ Dieu est-il seul à réaliser l'effet
intérieur du sacrement ?
Article 2 ‒ L'institution des sacrements a-t-elle Dieu
seul pour auteur ?
Article 3 ‒ Le pouvoir du Christ sur les sacrements
Article 4 ‒ Le Christ pouvait-il communiquer à d'autres
son pouvoir sur les sacrements ?
Article 5 ‒ Les mauvais peuvent-ils avoir un pouvoir
ministériel sur les sacrements ?
Article 6 ‒ Les mauvais pèchent-ils en administrant les
sacrements ?
Article 7 ‒ Les anges peuvent-ils être ministres des
sacrements ?
Article 8 ‒ L'intention du ministre est-elle requise
dans les sacrements ?
Article 10 ‒ L'intention droite est-elle requise ?
QUESTION 65 ‒ LE NOMBRE DES SACREMENTS
Article 1 ‒ Y a-t-il sept sacrements ?
Article 2 ‒ L'ordre réciproque des sacrements
Article 3 ‒ La hiérarchie des sacrements
Article 4 ‒ Les sacrements sont-ils tous nécessaires au
salut ?
QUESTION 66 ‒ LA NATURE DU SACREMENT DE BAPTÊME
Article 1 ‒ Qu'est-ce que le baptême ? Est-ce une
ablution ?
Article 2 ‒ L'institution de ce sacrement
Article 3 ‒ L'eau est-elle la matière propre du baptême
?
Article 4 ‒ Faut-il de l'eau pure ?
Article 6 ‒ Peut-on baptiser sous cette forme :
"Je te baptise au nom du Christ" ?
Article 7 ‒ L'immersion est-elle nécessaire au baptême
?
Article 8 ‒ Faut-il une triple immersion ?
Article 9 ‒ Le baptême peut-il être réitéré ?
Article 10 ‒ La liturgie du baptême
Article 11 ‒ Les différentes sortes de baptême
Article 12 ‒ Comparaison entre ces baptêmes
QUESTION 67 ‒ LES MINISTRES DU BAPTÊME
Article 1 ‒ Est-ce au diacre qu'il appartient de
baptiser ?
Article 2 ‒ Est-ce au prêtre ou seulement à l'évêque
qu'il appartient de baptiser ?
Article 3 ‒ Un laïc peut-il conférer le baptême ?
Article 4 ‒ Une femme peut-elle baptiser ?
Article 5 ‒ Un non-baptisé peut-il conférer le baptême
?
Article 6 ‒ Plusieurs ministres peuvent-ils baptiser en
même temps un seul et même sujet ?
Article 7 ‒ Est-il nécessaire que quelqu'un reçoive le
baptisé au sortir des fonts ?
Article 8 ‒ Son parrain est-il tenu d'instruire le
baptisé ?
QUESTION 68 ‒ CEUX QUI REÇOIVENT LE BAPTÊME
Article 1 ‒ Tous les hommes sont-ils tenus de recevoir
le baptême ?
Article 2 ‒ Peut-on être sauvé sans le baptême ?
Article 3 ‒ Le baptême doit-il être retardé ?
Article 4 ‒ Faut-il baptiser les pécheurs ?
Article 5 ‒ Faut-il imposer des oeuvres satisfactoires
aux pécheurs qu'on a baptisés ?
Article 6 ‒ La confession des péchés est-elle requise ?
Article 7 ‒ L'intention est-elle requise chez le
baptisé ?
Article 8 ‒ La foi est-elle requise chez le baptisé ?
Article 9 ‒ Faut-il baptiser les enfants ?
Article 10 ‒ Faut-il baptiser les enfants des juifs
malgré leurs parents ?
Article 11 ‒ Peut-on baptiser les enfants qui sont
encore dans le sein de leur mère ?
Article 12 ‒ Faut-il baptiser les fous et les déments ?
QUESTION 69 ‒ LES EFFETS DU BAPTÊME
Article 1 ‒ Le baptême enlève-t-il tous les péchés ?
Article 2 ‒ Le baptême délivre-t-il de toute peine ?
Article 3 ‒ Le baptême enlève-t-il les maux de cette
vie ?
Article 4 ‒ Le baptême confère-t-il à l'homme la grâce
et les vertus ?
Article 5 ‒ Les effets des vertus conférées par le
baptême
Article 6 ‒ Même les petits enfants reçoivent-ils au
baptême la grâce et les vertus ?
Article 7 ‒ Le baptême ouvre-t-il aux baptisés la porte
du royaume des Cieux ?
Article 8 ‒ Le baptême produit-il un effet égal chez
tous les baptisés ?
Article 9 ‒ La "fiction" empêche-t-elle
l'effet du baptême ?
Article 10 ‒ Quand la fiction disparaît, le baptême
obtient-il son effet ?
Article 1 ‒ La circoncision a-t-elle préparé et
préfiguré le baptême ?
Article 2 ‒ L'institution de la circoncision
Article 3 ‒ Le rite de la circoncision
Article 4 ‒ L'effet de la circoncision
QUESTION 71 ‒ LE CATÉCHISME ET L'EXORCISME
Article 1 ‒ Le catéchisme doit-il précéder le baptême ?
Article 2 ‒ L'exorcisme doit-il précéder le baptême ?
Article 3 ‒ Ce qui se fait dans l'exorcisme a-t-il une
efficacité ou seulement valeur de signe ?
Article 4 ‒ Est-ce le prêtre qui doit catéchiser et
exorciser les candidats au baptême ?
QUESTION 72 ‒ LE SACREMENT DE CONFIRMATION
Article 1 ‒ La confirmation est-elle un sacrement ?
Article 2 ‒ La matière de la confirmation
Article 3 ‒ Est-il nécessaire au sacrement que le
chrême ait été consacré par l'évêque ?
Article 4 ‒ La forme de la confirmation
Article 5 ‒ La confirmation imprime-t-elle un caractère
?
Article 6 ‒ Le caractère de la confirmation
suppose-t-il le caractère baptismal ?
Article 7 ‒ La confirmation confère-t-elle la grâce ?
Article 8 ‒ A qui convient-il de recevoir ce sacrement
?
Article 9 ‒ Sur quelle partie du corps ce sacrement
doit-il être administré ?
Article 10 ‒ Faut-il quelqu'un pour tenir le confirmand
?
Article 11 ‒ Ce sacrement est-il donné seulement par
l'évêque ?
Article 12 ‒ Le rite de la confirmation
QUESTION 73 ‒ LE SACREMENT D'EUCHARISTIE EN TANT QUE
TEL
Article 1 ‒ L'eucharistie est-elle un sacrement ?
Article 2 ‒ L'eucharistie est-elle un seul sacrement ou
plusieurs ?
Article 3 ‒ Ce sacrement est-il nécessaire au salut ?
Article 4 ‒ Convient-il que ce sacrement soit désigné
par plusieurs noms ?
Article 5 ‒ Ce sacrement a-t-il été judicieusement
institué ?
Article 6 ‒ L'agneau pascal fut-il la principale figure
de ce sacrement ?
QUESTION 74 ‒ CE QUI DÉTERMINE LA MATIÈRE DE
L'EUCHARISTIE
Article 1 ‒ La matière de ce sacrement est-elle le pain
et le vin ?
Article 3 ‒ Le pain de froment est-il requis à la
matière de ce sacrement ?
Article 4 ‒ Ce sacrement doit-il être fait avec du pain
azyme ?
Article 5 ‒ Le vin de la vigne est-il la matière propre
de ce sacrement ?
Article 6 ‒ Faut-il mêler de l'eau au vin ?
Article 7 ‒ Le mélange d'eau avec le vin est-il
nécessaire à ce sacrement ?
Article 8 ‒ La quantité d'eau à mettre
QUESTION 75 ‒ LA CONVERSION DU PAIN ET DU VIN AU CORPS
ET AU SANG DU CHRIST
Article 2 ‒ La substance du pain et du vin
subsiste-t-elle dans ce sacrement après la consécration ?
Article 4 ‒ Le pain peut-il être converti au corps du
Christ ?
Article 5 ‒ Les accidents du pain et du vin
subsistent-ils dans ce sacrement ?
Article 7 ‒ Cette conversion se fait-elle
instantanément ?
Article 8 ‒ Cette proposition est-elle vraie : "À
partir du pain devient le corps du Christ" ?
QUESTION 76 ‒ LE MODE D'EXISTENCE DU CHRIST DANS CE
SACREMENT
Article 1 ‒ Le Christ tout entier est-il contenu dans
ce sacrement ?
Article 2 ‒ Le Christ est-il tout entier dans chacune
des deux espèces ?
Article 3 ‒ Le Christ est-il tout entier sous chaque
partie des espèces ?
Article 4 ‒ Les dimensions du corps du Christ
sont-elles tout entières dans ce sacrement ?
Article 5 ‒ Le corps du Christ est-il dans ce sacrement
comme dans un lieu ?
QUESTION 77 ‒ LES ACCIDENTS QUI SUBSISTENT DANS CE
SACREMENT
Article 1 ‒ Les accidents qui subsistent sont-ils
privés de sujet ?
Article 2 ‒ La quantité est-elle le sujet des autres
accidents ?
Article 3 ‒ Ces accidents peuvent-ils modifier un corps
extérieur ?
Article 4 ‒ Ces accidents peuvent-ils se dissoudre ?
Article 5 ‒ Ces accidents peuvent-ils engendrer une
autre réalité ?
Article 6 ‒ Les accidents peuvent-ils nourrir ?
Article 7 ‒ La fraction du pain consacré
Article 8 ‒ Peut-on mélanger un liquide au vin consacré
?
QUESTION 78 ‒ LA FORME DE CE SACREMENT
Article 1 ‒ Quelle est la forme de ce sacrement ?
Article 2 ‒ La forme de la consécration du pain
est-elle appropriée ?
Article 3 ‒ La forme de la consécration du sang
est-elle appropriée ?
Article 4 ‒ La vertu de ces deux formes
Article 5 ‒ La vérité de ces paroles
Article 6 ‒ Les relations entre les deux formes
QUESTION 79 ‒ LES EFFETS DE CE SACREMENT
Article 1 ‒ Ce sacrement confère-t-il la grâce ?
Article 2 ‒ L'effet de ce sacrement est-il l'obtention
de la gloire ?
Article 3 ‒ L'effet de ce sacrement est-il la rémission
du péché mortel ?
Article 4 ‒ Le péché véniel est-il remis par ce sacrement
?
Article 5 ‒ Toute la peine du péché est-elle remise par
ce sacrement ?
Article 6 ‒ Ce sacrement préserve-t-il des péchés
futurs ?
Article 7 ‒ Ce sacrement profite-t-il à d'autres qu'à
ceux qui le consomment ?
Article 8 ‒ Ce qui empêche l'effet de ce sacrement
QUESTION 80 ‒ L'USAGE OU MANDUCATION DE CE SACREMENT,
EN GÉNÉRAL
Article 1 ‒ Y a-t-il deux manières de manger ce
sacrement : sacramentellement et spirituellement ?
Article 2 ‒ Manger spirituellement ce sacrement
convient-il seulement aux humains ?
Article 3 ‒ Manger le Christ sacramentellement
convient-il seulement à l'homme juste ?
Article 4 ‒ Le pécheur commet-il un péché en mangeant
sacramentellement le corps du Christ ?
Article 5 ‒ La gravité de ce péché
Article 6 ‒ Doit-on repousser le pécheur qui vient à ce
sacrement ?
Article 7 ‒ La pollution nocturne empêche-t-elle de
recevoir ce sacrement ?
Article 8 ‒ Ce sacrement doit-il être reçu seulement
par ceux qui sont à jeun ?
Article 9 ‒ Doit-on proposer ce sacrement à ceux qui
n'ont pas l'usage de la raison ?
Article 10 ‒ Faut-il recevoir ce sacrement
quotidiennement ?
Article 11 ‒ Est-il permis de s'abstenir totalement de
la communion ?
Article 12 ‒ Est-il permis de recevoir le corps du
Christ sans recevoir son sang ?
QUESTION 81 ‒ COMMENT LE CHRIST A USÉ DE CE SACREMENT
DANS SA PREMIÈRE INSTITUTION
Article 1 ‒ Le Christ a-t-il consommé son corps et son
sang ?
Article 2 ‒ Le Christ a-t-il donné son corps à Judas ?
Article 3 ‒ Quel corps le Christ a-t-il consommé et
donné : passible, ou impassible ?
QUESTION 82 ‒ LE MINISTRE DE CE SACREMENT
Article 1 ‒ Consacrer ce sacrement est-il le propre du
prêtre ?
Article 2 ‒ Plusieurs prêtres peuvent-ils consacrer
ensemble la même hostie ?
Article 3 ‒ La dispensation de ce sacrement
appartient-elle au seul prêtre ?
Article 4 ‒ Est-il permis au prêtre qui consacre de
s'abstenir de communier ?
Article 5 ‒ Un prêtre pécheur peut-il consacrer
l'eucharistie ?
Article 6 ‒ La messe d'un mauvais prêtre a-t-elle moins
de valeur que la messe d'un bon prêtre ?
Article 8 ‒ Un prêtre dégradé peut-il consacrer ce
sacrement ?
Article 9 ‒ Ceux qui reçoivent la communion donnée par
de tels prêtres commettent-ils un péché ?
Article 10 ‒ Est-il permis à un prêtre de s'abstenir
totalement de célébrer ?
QUESTION 83 ‒ LE RITE DE CE SACREMENT
Article 1 ‒ Dans la célébration de ce mystère, le
Christ est-il immolé ?
Article 2 ‒ Le temps de la célébration
Article 3 ‒ Le lieu et tout l'apparat de cette
célébration
Article 4 ‒ Les paroles que l'on dit en célébrant ce
mystère
Article 5 ‒ Les actions qui accompagnent la célébration
de ce mystère
Article 6 ‒ Les défauts qui se rencontrent dans la
célébration de ce sacrement
QUESTION 84 ‒ LA PÉNITENCE EN TANT QUE SACREMENT
Article 1 ‒ La pénitence est-elle un sacrement ?
Article 2 ‒ La matière propre de ce sacrement
Article 3 ‒ La forme de ce sacrement
Article 4 ‒ L'imposition des mains est-elle requise au
sacrement ?
Article 5 ‒ Ce sacrement est-il nécessaire au salut ?
Article 6 ‒ Les rapports de la pénitence avec les
autres sacrements
Article 7 ‒ L'institution de ce sacrement
Article 8 ‒ La durée de la pénitence
Article 9 ‒ La pénitence doit-elle être continuelle ?
Article 10 ‒ Le sacrement de pénitence peut-il être
renouvelé ?
QUESTION 85 ‒ LA VERTU DE PÉNITENCE
Article 1 ‒ La pénitence est-elle une vertu ?
Article 2 ‒ La pénitence est-elle une vertu spéciale ?
Article 3 ‒ Sous quelle vertu faut-il ranger la
pénitence ?
Article 4 ‒ Le siège de la vertu de pénitence
Article 5 ‒ La cause de la pénitence
Article 6 ‒ La place de la pénitence parmi les autres
vertus
QUESTION 86 ‒ L'EFFET DE LA PÉNITENCE QUANT À LA
RÉMISSION DES PÉCHÉS MORTELS
Article 1 ‒ Tous les péchés mortels sont-ils enlevés
par la pénitence ?
Article 2 ‒ Les péchés mortels peuvent-ils être remis ?
Article 3 ‒ Par la pénitence, les péchés peuvent-ils
être remis l'un sans l'autre ?
Article 4 ‒ La pénitence enlève-t-elle la faute en
laissant subsister la dette de peine ?
Article 5 ‒ La pénitence laisse-t-elle subsister des
restes de péché ?
QUESTION 87 ‒ LA RÉMISSION DES PÉCHÉS VÉNIELS
Article 1 ‒ Le péché véniel peut-il être remis sans la
pénitence ?
Article 2 ‒ Le péché véniel peut-il être remis sans
infusion de grâce ?
Article 4 ‒ Le péché véniel peut-il être remis sans que
le péché mortel le soit ?
QUESTION 88 ‒ LE RETOUR DES PÉCHÉS REMIS PAR LA
PÉNITENCE
Article 1 ‒ Les péchés remis par la pénitence
reviennent-ils du fait d'un péché postérieur ?
Article 3 ‒ Les péchés reviennent-ils avec un égal
degré de culpabilité ?
Article 4 ‒ Cette ingratitude, qui ramène les péchés,
est-elle un péché spécial ?
QUESTION 89 ‒ LA REVIVISCENCE DES VERTUS PAR LA
PÉNITENCE
Article 1 ‒ Par la pénitence, nos vertus nous
sont-elles rendues ?
Article 2 ‒ Par la pénitence, les vertus nous
sont-elles rendues au même degré qu'avant ?
Article 3 ‒ Par la pénitence l'homme retrouve-t-il la
même dignité ?
Article 4 ‒ Les oeuvres vertueuses sont-elles frappées
de mort par le péché qui les a suivies ?
Article 5 ‒ Les oeuvres frappées de mort par le péché
revivent-elles par la pénitence ?
QUESTION 90 ‒ LES PARTIES DE LA PÉNITENCE EN GÉNÉRAL
Article 1 ‒ La pénitence a-t-elle des parties ?
Article 2 ‒ Les trois parties de la pénitence :
contrition, confession, satisfaction
Article 3 ‒ Les parties de la pénitence en sont-elles
des parties intégrantes ?
Notre Sauveur et Seigneur Jésus
Christ, "en délivrant son peuple de ses péchées", ainsi que
l'annonçait l'ange, s'est manifesté à nous comme étant "le Chemin et la
Vérité" par lequel il nous est désormais possible de parvenir la
résurrection et à la béatitude de l'immortelle "Vie" (Jn 14, 6).
Pour achever l'exposé
théologique que nous avons entrepris, il apparaît nécessaire, après avoir
traité de la fin ultime de la vie humaine, des vertus et des vices, de
considérer maintenant le Sauveur des hommes en lui-même, et dans les bienfaits
dont il a gratifié le genre humain.
Nous envisagerons d'abord le
Sauveur lui-même ; puis les sacrements par le moyens desquels nous nous sauvons
;
Une apparition du Christ puis la mort ayant empêché saint
Thomas de terminer son travail, il sera complété par un "supplément"
:
Nous étudierons ensuite l'Église
du Christ par laquelle Dieu nous conduit en cette terre ; Enfin la consommation
de la vie immortelle, à laquelle il nous fait parvenir à la résurrection.
Nous terminerons par une partie
annexe concernant les canaux par lesquels nous parvient la Révélation
(théologie fondamentale).
Au sujet du Sauveur, il nous
faudra étudier :
I. Le mystère de l'incarnation
du Verbe, qui est le mystère d'un Dieu fait homme pour notre salut ;
II. La vie et les souffrances du
Dieu incarné.
1. Convenait-il à Dieu de s'incarner ? - 2.
L'Incarnation était-elle nécessaire à la restauration du genre humain ? - 3. Si
l'homme n'avait pas péché, Dieu se serait-il incarné ? - 4. Dieu s'est-il
incarné principalement pour enlever le péché originel, plutôt que le péché
actuel ? - 5. Aurait-il convenu que Dieu s'incarne dès le commencement du monde
? - 6. L'Incarnation aurait-elle dû être retardée jusqu'à la fin du monde ?
Objections :
1. De toute éternité, Dieu est l'essence même de la bonté, et
son être est, de toute éternité, le meilleur possible. Il n'y avait donc pas de
convenance à ce que Dieu s'incarne.
2. Il est incongru d'unir des êtres infiniment éloignés l'un de
l'autre, comme de peindre une image où le cou d'un cheval se joindrait à une
tête d'homme. Mais Dieu et la chair sont infiniment éloignés, puisque Dieu est
souverainement simple, tandis que la chair, surtout chez l'homme, est complexe.
3. Le corps est aussi éloigné de l'esprit suprême que le mal
est éloigné de la bonté suprême. Mais il serait absolument hors de convenance
que Dieu, bonté suprême, s'unisse au mal. Il n'y aurait donc pas de convenance
à ce que l'esprit suprême incréé assume un corps.
4. Il est inconcevable que celui qui dépasse toute grandeur se
renferme dans ce qu'il y a de plus petit, et que l'être chargé des grandes
choses s'abaisse à des petitesses. Mais Dieu, qui a la charge de tout l'univers,
ne peut être renfermé dans cet univers. Il semble donc impossible, comme
Volusianus l'écrit à saint Augustin, que "celui pour qui l'univers est
comme rien, aille se cacher dans le corps vagissant d'un enfant, que ce
Souverain s'absente si longtemps de son palais, et que tout le gouvernement du
monde se transporte dans ce petit corps".
Cependant :
Il apparaît de la
plus haute convenance que par les choses visibles soient manifestés les
attributs invisibles de Dieu. Le monde entier a été créé pour cela, selon
l'Apôtre (Rm 1, 20) : "Les perfections invisibles de Dieu se découvrent à
la pensée par ses oeuvres." Mais, dit saint Jean Damascène, c'est par le
mystère de l'Incarnation que nous sont manifestées à la fois la bonté, la
sagesse, la justice et la puissance de Dieu : sa bonté, car il n'a pas méprisé
la faiblesse de notre chair ; sa justice car, l'homme ayant été vaincu par le
tyran du monde, Dieu a voulu que ce tyran soit vaincu à son tour par l'homme
lui-même, et c'est en respectant notre liberté qu'il nous a arrachés à la mort
; sa sagesse, car, à la situation la plus difficile, il a su donner la solution
la plus adaptée ; sa puissance infinie, car rien n'est plus grand que ceci :
Dieu qui se fait homme.
Conclusion :
Pour tout être, ce
qui est convenable est ce qui lui incombe en raison de sa nature propre ; c'est
ainsi qu'il convient à l'homme de raisonner puisque, par nature, il est un être
raisonnable. Or la nature même de Dieu, c'est l'essence de la bonté, comme le
montre saint Denys le pseudo-aréopagite. Aussi tout ce qui ressortit à la raison
de bien convient à Dieu. Or, il appartient à la raison de bien qu'il se
communique à autrui comme le montre saint Denys le pseudo-aréopagite. Aussi
appartient-il à la raison du souverain bien qu'il se communique souverainement
à la créature. Et cette souveraine communication se réalise quand Dieu "s'unit
à la nature créée de façon à ne former qu'une seule personne de ces trois
réalités : le Verbe, l'âme et la chair", selon saint Augustin. La
convenance de l'Incarnation apparaît donc à l'évidence.
Solutions :
1. Le mystère de l'Incarnation ne s'est pas accompli du fait
que Dieu aurait changé de quelque manière l'état dans lequel il existe de toute
éternité, mais du fait qu'il s'est uni à la créature, ou plutôt qu'il se l'est
unie, de façon nouvelle. Or, il convient que la créature, qui est changeante
par définition, n'existe pas toujours de la même façon. Aussi, de même que la
créature a commencé d'exister alors qu'elle n'existait pas auparavant, ainsi
est-il convenable que n'ayant pas été auparavant unie à Dieu dans la personne, elle
l'ait été postérieurement.
2. Être unie à Dieu dans la personne ne convenait pas à la
chair de l'homme selon la condition de sa nature, car cela était au-dessus de
sa dignité. Cependant il convenait à Dieu, selon la transcendance infinie de sa
bonté, de s'unir la chair pour le salut de l'homme.
3. Toutes les conditions qui rendent la créature différente du
Créateur ont été instituées par la sagesse de Dieu et ordonnées à sa bonté. En
effet, c'est par bonté que Dieu, immobile et incorporel, produit des créatures
changeantes et corporelles ; de même, le mal de peine a été introduit par la
justice de Dieu en vue de la gloire de Dieu. Tandis que le mal de faute est
commis par éloignement du plan de la sagesse divine, et de l'ordre de la bonté
divine. Et c'est pourquoi il a pu être convenable que Dieu assume une nature
créée, changeante, corporelle et soumise au châtiment ; mais il n'aurait pas
été convenable qu'il assume le mal du péché.
4. Voici la réponse de saint Augustin à Volusianus : "La
doctrine chrétienne ne comporte pas que Dieu, pour s'introduire dans la chair
humaine, aurait délaissé ou perdu le gouvernement de l'univers, ni qu'il l'ait
rétréci pour l'introduire dans ce corps fragile. Une telle conception vient de
la pensée humaine, incapable d'imaginer autre chose que des corps. Dieu n'est
pas grand par la masse, mais par la puissance. Si la parole de l'homme, en se
propageant, est entendue tout entière et en même temps par beaucoup et par
chacun, il n'est pas incroyable que le Verbe de Dieu, qui est éternel, soit
tout entier partout à la fois." Aussi, que Dieu se soit incarné n'a rien
d'inadmissible.
Objections :
1. Le Verbe de Dieu, étant parfaitement Dieu, comme on l'a vu
dans la première Partie, sa puissance n'a reçu de l'Incarnation aucun
accroissement. Donc, si le Verbe incarné a restauré la nature humaine, il
pouvait le faire même sans s'incarner.
2. Pour restaurer la nature humaine, ruinée par le péché, rien
ne paraissait requis, sinon que l'homme satisfasse pour le péché. Or l'homme le
pouvait, semble-t-il, car Dieu ne peut pas lui demander plus qu'il ne peut
faire ; et puisqu'il est plus enclin à faire miséricorde qu'à punir, de même
qu'il impute à l'homme l'acte de son péché pour le punir, de même doit-il lui
imputer l'acte contraire pour son mérite. Il n'était donc pas nécessaire à la
restauration de la nature humaine que le Verbe de Dieu s'incarne.
3. Le respect envers Dieu est une des conditions principales
pour que l'homme obtienne le salut ; ce qui fait dire à Malachie (1, 6) :
"Si je suis père, où est l'honneur qui m'est dû ? Si je suis maître, où
est la crainte qui m'est due ?" Mais ce respect des hommes envers Dieu sera
d'autant plus grand qu'ils le considéreront comme élevé au-dessus de tous et
éloigné de la connaissance humaine. D'où la parole du Psaume (113, 4) :
"Le Seigneur est élevé au-dessus de tous les peuples, sa gloire au-dessus
de tous les cieux. Qui est semblable au Seigneur notre Dieu ?" Donc, il ne
convient pas à notre salut que Dieu nous devienne semblable en assumant notre
chair.
Cependant :
Ce qui délivre le
genre humain de la perdition est nécessaire au salut. Mais c'est ce que fait le
mystère de l'incarnation divine selon saint Jean (3, 6) : "Dieu a
tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique pour que tout homme qui
croit en lui ne périsse pas mais qu'il ait la vie éternelle." Donc
l'Incarnation était nécessaire au salut des hommes.
Conclusion :
Quelque chose est
dit nécessaire à une fin de deux façons : de telle façon que sans cela quelque
chose ne puisse pas exister ; c'est ainsi que la nourriture est nécessaire à la
conservation de la vie humaine. Ou bien parce que cela permet de parvenir à la
fin de façon meilleure et plus adaptée ; c'est ainsi qu'un cheval est
nécessaire pour voyager. De la première façon l'Incarnation n'était pas
nécessaire à la restauration de notre nature ; car Dieu, par sa vertu
toute-puissante, aurait pu restaurer notre nature de bien d'autres manières. De
la seconde façon, il était nécessaire que Dieu s'incarne pour restaurer notre
nature. C'est ce que dit saint Augustin : "Montrons que Dieu, à la
puissance de qui tout est également soumis, avait la possibilité d'employer un
autre moyen, mais qu'il n'y en a eu aucun plus adapté à notre misère et à notre
guérison."
Et on peut
l'envisager au point de vue de notre progrès dans le bien.
- 1° Notre foi
devient plus assurée, du fait que l'on croit Dieu qui nous parle en personne.
Selon saint Augustin : "Pour que l'homme marche avec plus de confiance
vers la vérité, la Vérité en personne, le Fils de Dieu, en assumant l'humanité,
a constitué et fondé la foi."
- 2° L'espérance
est par là soulevée au maximum. Selon saint Augustin : "Rien n'était aussi
nécessaire pour relever notre espérance que de nous montrer combien Dieu nous
aimait. Quel signe plus évident pouvons-nous en avoir que l'union du Fils de
Dieu à notre nature ?"
- 3° Notre charité
est réveillée au maximum par ce mystère, et saint Augustin dit ailleurs :
"Quel plus grand motif y a-t-il de la venue du Seigneur que de nous
montrer son amour pour nous ?" Il ajoute plus loin : "Si nous avons
tardé à l'aimer, maintenant au moins ne tardons pas à lui rendre amour pour amour."
- 4° L'Incarnation
nous donne un modèle de vie, par l'exemple que Jésus a présenté. Selon saint
Augustin, "l'homme, que l'on pouvait voir, il ne fallait pas le suivre ;
il fallait suivre Dieu, que l'on ne pouvait voir. C'est donc pour donner à l'homme
un modèle visible par l'homme et que l'homme pouvait suivre, que Dieu s'est
fait homme".
- 5° L'Incarnation
est nécessaire à la pleine participation de la divinité qui est la béatitude
véritable de l'homme et la fin de la vie humaine. C'est cela qui nous a été
conféré par l'humanité du Christ. Car saint Augustin l'a prêché : "Dieu
s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu."
Pareillement, l'Incarnation
était utile pour nous éloigner du mal.
- l° Par ce
mystère l'homme apprend à n'avoir ni préférence ni respect pour le démon qui
est l'auteur du péché. Saint Augustin dit à ce sujet : "Si la nature
humaine a été unie à Dieu au point de devenir une seule personne, que ces
esprits mauvais et orgueilleux n'osent plus se préférer à l'homme sous prétexte
qu'ils n'ont pas de chair."
- 2° Par ce
mystère nous découvrons toute la dignité de la nature humaine, et qu'il ne faut
pas la souiller par le péché. Ce qui fait dire à saint Augustin : "Dieu
nous a montré la place éminente occupée par la nature humaine dans la création,
par le fait qu'il est apparu aux hommes comme un homme véritable." Et
saint Léon dit aussi : "Chrétien, reconnais ta dignité et, après avoir été
uni à la nature divine, ne va pas, par une conduite honteuse, retourner à ton
ancienne bassesse."
- 3° Pour détruire
la présomption de l'homme "la grâce de Dieu est mise en valeur pour nous, sans
aucun mérite de notre part, chez le Christ homme".
- 4° "L'orgueil
de l'homme, qui est le plus grand obstacle à l'union avec Dieu, peut être
réfuté et guéri par cette grande humilité de Dieu."
- 5° L'Incarnation
est utile pour délivrer l'homme de la servitude du péché. Cela, dit saint
Augustin, "devait se faire de telle sorte que le diable fût vaincu par la
justice de l'homme Jésus Christ". Et cela s'est fait parce que le Christ a
satisfait pour nous. Un simple homme ne pouvait pas satisfaire pour tout le
genre humain ; et Dieu ne devait pas satisfaire ; il fallait donc que Jésus
Christ fût à la fois Dieu et homme. C'est aussi l'affirmation de saint Léon :
"La puissance assume la faiblesse, et la majesté la bassesse ; ainsi ce
qui convenait à notre guérison, l'unique médiateur entre Dieu et les hommes
pouvait mourir d'une part, et ressusciter de l'autre. S'il n'avait pas été vrai
Dieu, il n'aurait pas apporté le remède, s'il n'avait pas été vrai homme, il
n'aurait pas offert un modèle."
Il y a encore
beaucoup d'autres avantages venus de l'Incarnation, qui dépassent la
connaissance humaine.
Solutions :
1. Cet argument s'applique au premier mode de la nécessité, sans
lequel la fin ne peut être atteinte.
2. On peut dire qu'une satisfaction est suffisante de deux
façons. D'abord parfaitement, parce qu'elle compense par une équivalence
absolue la faute commise. En ce sens, la satisfaction offerte par un simple
homme ne pouvait pas être suffisante, parce que toute la nature humaine était
désorganisée par le péché, et que le bien d'une personne, ou même de plusieurs,
ne pouvait compenser d'une façon équivalente le désastre de toute une nature.
En outre, le péché commis contre Dieu reçoit une certaine infinité en raison de
l'infinie majesté divine ; car l'offense est d'autant plus grave que l'offensé
est de plus haut rang. Ainsi fallait-il, pour une satisfaction adéquate, que
l'acte de celle-ci ait une efficacité infinie, comme venant de l'homme-Dieu.
Mais on peut
parler aussi d'une satisfaction qui soit suffisante, mais imparfaitement, parce
qu'elle est acceptée, malgré sa faiblesse, par celui qui veut bien s'en
contenter. En ce sens la satisfaction offerte par un simple homme est
suffisante. Et parce que l'imparfait suppose toujours une réalité parfaite qui
le fonde, il s'ensuit que la satisfaction de tout homme ordinaire tient son
efficacité de la satisfaction du Christ.
3. En assumant la chair, Dieu n'a pas diminué sa majesté, ni
par conséquent le motif que nous avons de le révérer. Celui-ci s'accroît dans
la mesure où s'accroît la connaissance de Dieu. Or, du fait qu'il a voulu se
rendre proche de nous par l'Incarnation, il nous a attirés davantage à le
connaître.
Objections :
1. Il semble que Dieu se serait incarné de toute façon, car
l'effet demeure tant que demeure la cause. Mais, dit saint Augustin : "On
peut penser à bien d'autres effets de l'Incarnation" en dehors de la
libération du péché, dont on vient de parler. Donc, même si l'homme n'avait pas
péché, Dieu se serait incarné.
2. Il revient à la toute-puissance divine d'accomplir
parfaitement ses oeuvres et de se manifester par un effet infini. Mais une
simple créature ne peut être considérée comme un effet infini, puisqu'elle est
finie par son essence. C'est seulement dans l'oeuvre de l'Incarnation que se
manifeste principalement l'effet infini de la puissance divine, puisqu'elle
unit deux êtres infiniment éloignés l'un de l'autre, en tant qu'elle réalise
l'hominisation de Dieu. C'est même dans cette oeuvre que l'univers atteint sa
perfection, puisque l'aboutissement de la création, qui est l'homme, s'unit à
son premier principe, qui est Dieu. Donc, même si l'homme n'avait pas péché, Dieu
se serait incarné.
3. Le péché n'a pas rendu la nature humaine plus capable de
recevoir la grâce. Mais après le péché elle a été capable de l'union
hypostatique, qui est la plus haute des grâces. Donc, si l'homme n'avait pas
péché, la nature humaine aurait été capable de cette grâce. Et Dieu n'aurait
pas privé la nature humaine de ce bien dont elle était capable.
4. La prédestination divine est éternelle. Mais il est dit du
Christ, dans l'épître aux Romains (1, 4) : "Il a été prédestiné Fils de
Dieu avec puissance." Donc, même avant le péché, il était nécessaire que
le Fils de Dieu s'incarne pour que la prédestination divine s'accomplisse.
5. Le mystère de l'Incarnation a été révélé au premier homme, comme
le montre ce qu'il a dit (Gn 2, 23) : "Cette fois, c'est l'os de mes os, et
la chair de ma chair !" Et l'Apôtre déclare (Ep 5, 32) : "C'est un
grand mystère, relativement au Christ et à l'Église." Mais l'homme ne
pouvait prévoir sa chute, pour le même motif qui la faisait ignorer à l'ange, comme
le prouve saint Augustin. Donc, même si l'homme n'avait pas péché, Dieu se
serait incarné.
Cependant :
Sur le texte de
saint Luc (19, 10) : "Le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce
qui était perdu", saint Augustin affirme : "Donc, si l'homme n'avait
pas péché, le Fils de l'homme ne serait pas venu." Et sur cette parole (1
Tm 1, 5) : "Le Christ est venu dans le monde pour sauver les
pécheurs", la Glose affirme : "Il n'y a pas d'autre motif à la venue
du Christ Seigneur que le salut des pécheurs. Supprimez la maladie, supprimez
les blessures, et il n'y a pas de motif pour recourir aux remèdes."
Conclusion :
Diverses opinions
ont été émises à ce sujet. Certains prétendent que, même si l'homme n'avait pas
péché, le Fils de Dieu se serait incarné. D'autres soutiennent le contraire, et
c'est plutôt à leur opinion qu'il faut se rallier. En effet, ce qui dépend de
la seule volonté de Dieu et à quoi la créature n'a aucun droit, ne peut nous
être connu que dans la mesure où c'est enseigné dans la Sainte Écriture, qui
nous a fait connaître la volonté de Dieu. Aussi, puisque dans la Sainte
Écriture le motif de l'Incarnation est toujours attribué au péché du premier
homme, on dit avec plus de justesse que l'oeuvre de l'Incarnation est ordonnée
à remédier au péché, à tel point que si le péché n'avait eu lieu, il n'y aurait
pas eu l'Incarnation. Cependant la puissance de Dieu ne se limite pas à cela, car
il aurait pu s'incarner même en l'absence du péché.
Solutions :
1. Tous les autres motifs assignés à l'Incarnation se
rattachent à la guérison du péché. Car si l'homme n'avait pas péché, il aurait
été inondé par la lumière de la sagesse divine, et Dieu lui aurait donné la
perfection de la justice pour tout ce qu'il avait besoin de connaître et de
faire. Mais parce que l'homme, en abandonnant Dieu, s'était effondré au niveau
des réalités corporelles, il convenait que Dieu, en s'incarnant, lui apporte le
remède du salut par des moyens corporels. C'est pourquoi, sur la parole de Jean
(1, 14) : "Le Verbe s'est fait chair", saint Augustin affirme :
"La chair t'avait aveuglé, la chair te guérit ; car le Christ est venu
pour éteindre par la chair les passions de la chair."
2. Dans le mode de production des choses à partir de rien, la
puissance infinie de Dieu se manifeste déjà. En outre, il suffit à la
perfection de l'univers que la créature s'oriente vers Dieu comme vers sa fin, en
vertu de sa nature. Mais que la créature s'unisse à Dieu dans la personne, cela
dépasse les limites de sa perfection naturelle.
3. On peut considérer une double capacité dans la nature
humaine. L'une est dans l'ordre de la puissance naturelle. Celle-là est
toujours comblée par Dieu, qui donne à chaque être ce que demande la capacité
de sa nature. L'autre capacité se mesure à la puissance divine, à qui toute
créature obéit sans hésitation. Et c'est à celle-ci que se rapporte la capacité
alléguée dans l'objection. Mais Dieu ne comble pas totalement cette capacité de
la nature ; autrement il faudrait dire que Dieu n'aurait pas pu faire dans sa
créature autre chose que ce qu'il a fait, ce qui est faux, comme on l'a établi
dans la première Partie.
Mais rien
n'empêche que la nature humaine ait été élevée à un niveau supérieur après le
péché ; car Dieu permet le mal pour en tirer un plus grand bien. Comme dit
saint Paul (Rm 5, 20) : "Là où le péché a abondé, la grâce a
surabondé." Et l'on chante dans la bénédiction du cierge pascal :
"Heureuse faute, qui nous valut d'avoir un si grand Rédempteur !"
4. La prédestination suppose la prescience de l'avenir. C'est
pourquoi, de même que Dieu prédestine un homme au salut pour exaucer la prière
d'autres hommes, de même a-t-il prédestiné l'oeuvre de l'Incarnation à guérir
le péché des hommes.
5. Rien n'empêche de révéler à quelqu'un un effet dont on ne
lui révèle pas la cause. Le mystère de l'Incarnation a donc pu être révélé au
premier homme sans qu'il puisse prévoir sa chute : car quiconque connaît un
effet ne connaît pas toujours sa cause.
Objections :
1. Plus un péché est grave, plus il s'oppose au salut de
l'homme, en vue duquel Dieu s'est incarné. Mais le péché actuel est plus grave
que le péché originel, auquel est due une peine minime selon saint Augustin.
L'incarnation du Christ est donc ordonnée primordialement à la destruction du
péché actuel.
2. Par le péché originel l'homme est tenu à la peine du dam, et
non à la peine du sens, comme on l'a établi dans la deuxième Partie. Or le
Christ a satisfait en subissant la peine du sens sur la croix et non la peine
du dam, car il n'a été aucunement privé de la vision et de la jouissance de
Dieu. Donc il est venu pour effacer le péché actuel plus que pour effacer le
péché originel.
3. Selon saint Jean Chrysostome, "tel est l'amour du
serviteur fidèle que les bienfaits de son maître, accordés communément à tous, il
les estime faits à lui seul (Ga 2, 20) : Il
m'a aimé, il s'est livré pour moi." Mais les péchés qui nous sont
propres sont les péchés actuels, tandis que le péché originel est commun. Donc
nous devons avoir cet amour, de penser que le Christ est venu pour expier en
premier lieu nos péchés actuels.
Cependant :
Il est dit (Jn 1, 29)
: "Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui enlève le péché du monde."
Ce que saint Bède commente ainsi : "Ce qu'on appelle péché du monde, c'est
le péché originel, qui est commun au monde entier."
Conclusion :
Il est certain que
le Christ est venu en ce monde pour effacer non seulement le péché qui s'est
transmis par origine à la postérité, mais encore tous les péchés qui s'y sont
ajoutés par la suite. Tous, il est vrai, ne sont pas effacés, mais cela vient
de la déficience des hommes qui ne s'unissent pas au Christ, selon la parole de
saint Jean (3, 19) : "La lumière est venue dans le monde, et les hommes
ont préféré les ténèbres à la lumière." Mais le Christ, lui, a offert une
satisfaction suffisante pour tous les péchés, selon saint Paul (Rm 5, 16) :
"Il n'en va pas du don comme de la faute ; le jugement porté sur une seule
faute aboutit à une condamnation ; la grâce appliquée à de nombreux péchés
aboutit à la justification." Mais si le Christ est venu principalement
pour détruire un péché, c'est dans la mesure où ce péché est le plus important.
Or quelque chose est plus important de deux façons : Ce peut être en intensité,
comme on appelle plus grande la blancheur la plus intense. De ce point de vue, le
péché actuel est plus grand que le péché originel, parce que la raison de
volontaire s'y réalise davantage, comme nous l'avons établi dans la deuxième
Partie. D'un autre point de vue, quelque chose est plus grand en extension, comme
on parle d'une blancheur plus grande parce qu'elle est plus étendue. Et de
cette façon le péché originel, qui atteint le genre humain tout entier, est
plus grand que le péché actuel, propre à une personne individuelle. Et à cet
égard, le Christ est venu principalement pour enlever le péché originel, en
tant que, selon Aristote : "Le bien de la nation est plus divin et plus
éminent que le bien d'un seul".
Solutions :
1. Cet argument s'appuie sur l'importance intensive du péché.
2. Dans la rétribution future le péché originel ne sera pas
châtié de la peine du sens ; mais les pénalités sensibles que nous souffrons en
cette vie : la faim, la soif, la mort, etc. proviennent du péché originel.
C'est pourquoi le Christ, afin de satisfaire pleinement pour le péché originel,
a voulu souffrir la douleur sensible afin d'abolir en lui la mort et les autres
pénalités.
3. Comme dit saint Jean Chrysostome au même endroit, l'Apôtre
parlait ainsi "non pour diminuer les dons immenses et universels du Christ,
mais afin de se désigner, lui seul, comme en bénéficiant au nom de tous. A quoi
bon les attribuer aux autres, lorsque ce que tu reçois est aussi complet et
parfait que si rien ne leur avait été accordé ?". De ce que l'on doit
estimer les bienfaits du Christ comme accordés à soi-même, on ne doit pas
estimer qu'ils n'ont pas été accordés aux autres. C'est pourquoi il n'est pas
exclu que le Christ soit venu principalement pour abolir le péché de toute
l'humanité plus que celui de l'individu. Mais ce péché de nature a été guéri
aussi parfaitement en chacun que s'il avait été guéri chez un seul. Aussi, à
cause de l'union réalisée par la charité, tout ce qui a été prodigué à tous, chacun
peut le prendre en compte pour soi-même.
Objections :
1. L'oeuvre de l'Incarnation provient de l'immense amour de
Dieu, selon saint Paul (Ep 2, 4) : "Dieu, dans la richesse de sa
miséricorde et poussé par le grand amour dont il nous a aimés, alors que nous
étions morts par suite de nos fautes, nous a rendu la vie avec le Christ."
Mais l'amour se porte sans retard au secours de l'ami dans le besoin ; il est
écrit en effet (Pr 3, 28) : "Ne dis pas à ton ami : "Va-t'en, repasse,
je te donnerai demain", quand tu peux donner sur l'heure." Il semble
donc que Dieu ne devait pas retarder l'oeuvre de l'Incarnation, mais venir dès
le début au secours du genre humain par l'Incarnation.
2. Saint Paul écrit (1 Tm 1, 15) : "Le Christ est venu en
ce monde sauver les pécheurs." Mais ils auraient été sauvés en plus grand
nombre si Dieu s'était incarné dès le début du genre humain ; car le plus grand
nombre au cours des siècles, dans leur ignorance de Dieu, se sont perdus par
leur péché.
3. L'oeuvre de la grâce n'est pas moins organisée que l'oeuvre
de la nature. Or "la nature débute par ce qui est parfait", dit Boèce
Donc l'oeuvre de la grâce aurait dû être parfaite dès le début. Mais c'est dans
l'Incarnation que l'on découvre la perfection de la grâce, selon cette parole :
"Le Verbe s'est fait chair", à laquelle fait suite : "plein de
grâce et de vérité" (Jn 1, 14). Donc le Christ aurait dû s'incarner au
début du genre humain.
Cependant :
Saint Paul écrit (Ga 4, 4) : "Quand vint la plénitude des
temps, Dieu envoya son Fils, né d'une femme." Et la Glose nous dit que
"la plénitude des temps désigne le temps fixé par Dieu pour envoyer son
Fils". Or Dieu a tout fixé dans sa sagesse. C'est donc au temps le plus
opportun qu'il s'est incarné. Et ainsi ne convenait-il pas qu'il se soit
incarné au commencement du monde.
Conclusion :
Puisque l'oeuvre
de l'Incarnation est ordonnée de façon primordiale à la restauration de la
nature humaine par l'abolition du péché, il est évident que l'Incarnation de
Dieu dès le commencement du genre humain, avant le péché, n'aurait pas eu de
motif, car on ne donne de remède qu'à celui qui est déjà malade, selon cette
parole du Seigneur (Mt 9, 12) : "Ce ne sont pas les bien portants qui ont
besoin du médecin, mais les malades. Car je ne suis pas venu appeler les justes,
mais les pécheurs."
Mais il ne
convenait pas non plus que Dieu s'incarne aussitôt après le péché.
- 1° A cause de la
condition du péché de l'homme, fruit de l'orgueil : il fallait que l'homme soit
libéré après s'être humilié pour reconnaître son besoin d'un libérateur. C'est
pourquoi, sur cette parole (Ga 3, 19) : "La loi a été établie par le
ministère des anges et l'intervention d'un médiateur", la Glose explique :
"C'est par une haute prudence qu'après la chute de l'homme, le Fils de
Dieu n'a pas été envoyé aussitôt. En effet, Dieu a d'abord laissé l'homme à son
libre arbitre, afin de lui faire connaître ainsi les forces de sa nature. Puis,
à cause de son incapacité, l'homme reçut la loi.
Ensuite sa maladie
s'aggrava, non par la faute de la loi, mais par celle de sa nature viciée ;
ainsi, connaissant sa faiblesse, il appellerait le médecin et rechercherait le
secours de la grâce."
- 2° La
progression dans le bien fait passer de l'imparfait au parfait, selon saint
Paul (1 Co 15, 46) : "Ce n'est pas l'être spirituel qui paraît d'abord, c'est
l'être naturel ; le spirituel ne vient qu'ensuite. Le premier homme, qui vient
de la terre, est terrestre, le second homme, qui vient du Ciel, est
céleste."
- 3° Ce délai
convenait à la dignité du Verbe incarné car, à propos du texte des
Galates." Quand vint la plénitude des temps", la Glose explique :
"Plus le juge à venir était éminent, plus devait être longue la suite des
hérauts qui l'annonçaient."
- 4° Il ne fallait
pas que la ferveur de la foi s'attiédisse au cours d'une trop longue durée. Car
il est écrit (Mt 24, 12) : "La charité de beaucoup se refroidira", et
(Lc 18, 8) : "Quand le Fils de l’homme viendra, croyez-vous qu'il trouvera
encore la foi sur la terre ?"
Solutions :
1. Sans doute, la charité n'attend pas pour venir en aide à un
ami, mais elle tient compte de l'opportunité des circonstances et de la
condition des personnes. Car si un médecin donnait tel remède au malade dès le
début de la maladie, ce serait peu efficace et peut-être même plus nocif
qu'utile. C'est pourquoi Dieu n'a pas proposé dès le début le remède de
l'Incarnation, pour éviter que l'homme ne le méprise par orgueil, s'il n'avait
pas commencé par prendre conscience de sa faiblesse.
2. Saint Augustin répond à cette objection en disant :
"Le Christ a voulu apparaître aux hommes et leur prêcher sa doctrine dans
le temps et le lieu où il savait rencontrer ceux qui croiraient en lui. Il
prévoyait en effet que de tels hommes -non pas tous, mais beaucoup- en sa
présence et malgré sa résurrection d'entre les morts, ne voudraient pas croire
en lui."
Mais le même saint
Augustin rejette ailleurs cette réponse et déclare : "Pouvons-nous dire
que les habitants de Tyr et de Sidon n'auraient pas voulu croire si de tels
miracles avaient été accomplis parmi eux, alors que Dieu lui-même affirme
qu'ils se seraient grandement repentis et humiliés ?" Ensuite, il ajoute :
"Comme dit saint Paul (Rm 9, 16) : "Il n'est pas question de l'homme
qui veut et qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde." Dieu prévoit en
effet quels sont ceux qui croiraient à ses miracles s'ils en étaient témoins ;
il vient en aide aux uns parce qu'il le veut ; il ne vient pas en aide aux
autres parce que dans sa prédestination, cachée mais juste, il en a jugé
autrement. Croyons donc sans hésiter à sa miséricorde envers ceux qu'il sauve, et
à sa justice envers ceux qu'il punit."
3. Le parfait précède l'imparfait : c'est vrai lorsqu'il
s'agit de réalités diverses par leur époque et leur nature ; l'être imparfait
suppose l'être parfait pour que celui-ci le mène à son achèvement. Mais dans
une seule et même réalité, l'imparfait, bien que postérieur en nature, est
antérieur temporellement. Ainsi, par rapport à l'imperfection de la nature
humaine, la perfection éternelle de Dieu est antérieure en durée, mais
l'achèvement de cette même nature par l'union à Dieu est postérieur.
Objections :
1. On dit dans le Psaume (92, 11 Vg) : "Ma vieillesse
connaîtra une abondante miséricorde", c'est-à-dire, d'après la Glose, "à
la fin des temps". Mais le temps de l'Incarnation est au plus haut point
le temps de la miséricorde, selon le Psaume (102, 14) : "Car le temps est
venu de prendre Sion en pitié." Donc, l'Incarnation aurait dû être
retardée jusqu'à la fin du monde.
2. Dans la même réalité, nous venons de le voir, le parfait
est postérieur temporellement à l'imparfait. Donc, le plus haut degré de
perfection doit occuper la dernière place dans le temps. Or la perfection
suprême de la nature humaine est dans son union au Verbe. Car, selon saint Paul
(Col 1, 19) : "Dieu s'est plu à faire habiter en lui toute la plénitude de
la divinité." Donc l'Incarnation aurait dû être retardée jusqu'à la fin du
monde.
3. Il ne convient pas de réaliser par deux moyens ce qui peut
l'être par un seul. Mais un seul avènement du Christ pouvait suffire à sauver
la nature humaine, celui qui se produira à la fin du monde. Il ne fallait donc
pas qu'ils viennent auparavant par l'Incarnation, qui aurait donc dû être
retardée jusqu'à la fin du monde.
Cependant :
Il est écrit dans
Habacuc (3, 2 Vg) : "Tu te révéleras au milieu des années." Le
mystère de l'Incarnation, qui devait révéler le Christ au monde ne devait donc
pas être retardé jusqu'à la fin du monde.
Conclusion :
Comme il ne
convenait pas que l'Incarnation se produise dès le commencement du monde, de
même ne convenait-il pas qu'elle soit retardée jusqu'à la fin du monde.
- 1° Cela se voit
quand on considère l'union de la nature divine et de la nature humaine. Nous
avons déjà dit qu'en un sens l'imparfait précède temporellement le parfait, et
en autre sens le suit : dans une réalité qui progresse, l'imparfait précède le
parfait ; dans une réalité qui est cause de progrès, le parfait au contraire
précède l'imparfait. En effet, dans l'Incarnation la nature humaine est portée
au degré suprême d'excellence ; c'est pourquoi il ne convenait pas que
l'Incarnation se produise dès le commencement du genre humain. Mais d'autre
part, le Verbe incarné est cause efficiente de perfection humaine, puisque
"nous avons tous reçu de sa plénitude" (Jn 1, 16). Et c'est pourquoi
l'Incarnation ne devait pas être retardée jusqu'à la fin du monde. Ce qui se
produira alors, ce sera la consommation de la gloire à laquelle le Verbe
incarné doit conduire la nature humaine.
- 2° Cela se
déduit aussi de l'effet produit par le salut de l'homme. Selon un Père de
l’Église : "Il est au pouvoir du donateur de faire miséricorde à l'époque
et dans la mesure où il lui plaît. Donc le Christ est venu quand il a su qu'il
devait nous secourir et que son bienfait serait bien accueilli. En effet, lorsque,
par une certaine langueur du genre humain, la connaissance de Dieu commençait à
s'effacer et les moeurs à se dégrader, Dieu daigna élire Abraham pour rénover
en lui la connaissance de Dieu et la conscience morale. Puis, comme le respect
avait encore diminué, Dieu donna par Moïse le texte de la loi. Parce que les
païens le méprisèrent et refusèrent de s'y soumettre, et parce que ceux qui
l'avaient reçu ne l'observèrent pas, le Seigneur, mû par sa miséricorde, envoya
son Fils pour que celui-ci, après avoir donné à tous la rémission de leurs
péchés, puisse offrir à Dieu le Père les hommes justifiés." Mais si ce
remède avait été retardé jusqu'à la fin du monde, la connaissance et le culte
de Dieu, comme l'honnêteté des moeurs, auraient totalement
disparu sur la terre.
- 3° Ce retard
n'était pas compatible avec la manifestation de la puissance divine, qui sauve
l'homme de multiples façons : non seulement par la foi au Christ à venir, mais
encore par la foi au Christ présent, et au Christ déjà venu.
Solutions :
1. La miséricorde dont la Glose parle là, c'est la miséricorde
de Dieu conduisant à la gloire. Si cependant on veut la rapporter à la
miséricorde manifestée au genre humain par l'Incarnation, il faut savoir que, selon
saint Augustin, le temps de l'Incarnation peut se comparer à la jeunesse du
genre humain "à cause de la vigueur et de la ferveur de la foi, qui agit
par la charité" ; à sa vieillesse aussi, "car le Christ est venu au
sixième âge". Et bien que "dans le corps la jeunesse et la vieillesse
ne puissent être simultanées, elles peuvent pourtant coexister dans l'âme : la
jeunesse par son élan, la vieillesse par sa dignité". C'est pourquoi saint
Augustin affirme ailleurs : "Le Maître divin ne pouvait venir que dans la
jeunesse de l'humanité pour l'élever par son exemple à la plus haute perfection
morale." Et ailleurs il dit qu'il est venu au sixième âge du genre humain,
qui est la vieillesse.
2. Il ne s'agit pas seulement de considérer l'Incarnation
comme terme du progrès de l'humanité, mais aussi comme principe de perfection
dans notre nature humaine, nous venons de le dire.
3. Sur la parole de Jean (3, 17) : "Dieu n'a pas envoyé
son Fils pour qu'il juge le monde", saint Jean Chrysostome déclare."
Il y a deux avènements du Christ : le premier pour qu'il remette les péchés, le
second pour qu'il juge le monde. S'il n'avait pas fait cela, tous les hommes
auraient été perdus ensemble, car tous ont péché et sont privés de la gloire de
Dieu." Il est donc évident que l'avènement de la miséricorde ne devait pas
être retardé jusqu'à la fin du monde.
Il faut étudier maintenant la manière dont le Verbe s'est incarné : - 1° La nature de cette union (Q. 2). - 2°
Cette union quant à la personne qui assume (Q. 3). - 3° Quant à la nature
assumée (Q. 4).
1. L'union du Verbe incarné s'est-elle faite
dans la nature ? - 2. S'est-elle faite dans la personne ? - 3. S'est-elle faite
dans le suppôt ou hypostase ? - 4. La personne ou hypostase du Christ après
l'Incarnation, est-elle composée ? - 5. S'est-il produit une union entre l'âme
et le corps dans le Christ ? - 6. La nature humaine s'est-elle unie au Verbe de
façon accidentelle ? - 7. Cette union elle-même est-elle quelque chose de créé
? - 8. Est-elle identique à l'assomption ? - 9. Est-elle la plus parfaite de
toutes les unions ? - 10. L'union des deux natures dans le Christ a-t-elle été
réalisée par la grâce ? - 11. A-t-elle été précédée par des mérites ? - 12. La
grâce d'union fut-elle naturelle au Christ en tant qu'homme ?
Objections :
1. Saint Cyrille d'Alexandrie a dit, ce qui figure dans les
actes du concile de Chalcédoine : "On ne doit pas concevoir deux natures
du Verbe de Dieu incarné, mais une seule." Ce qui ne serait
pas si l'union n'avait pas réalisé une seule nature.
2. Saint Athanase dit, dans son Symbole : "De même que
l'âme rationnelle et la chair, par leur union, forment une seule nature humaine,
de même Dieu et l'homme, par leur union, forment une seule nature." Donc
l'union s'est faite dans la nature.
3. Une nature ne peut tirer sa dénomination d'une autre si
elles ne sont de quelque manière changées l'une en l'autre. Mais dans le Christ
la nature divine et la nature humaine sont dénommées l'une par l'autre. En
effet, saint Cyrille d'Alexandrie dit que la nature divine "s'est incarnée"
et saint Grégoire de Nazianze que la nature humaine "a été déifiée", comme
le montre saint Jean Damascène. Il apparent donc que ces deux natures en ont
fait une seule.
Cependant :
Il y a la
définition du concile de Chalcédoine : "Nous confessons la venue à la fin
des temps du Fils de Dieu, unique engendré, que nous devons reconnaître en deux
natures sans mélange, sans changement, sans division ni séparation, sans que
l'union ait supprimé la différence de natures." Donc l'union ne s'est pas
faite dans la nature.
Conclusion :
Pour éclairer
cette question, il faut d'abord considérer ce qu'on entend par "nature".
Ce mot vient du verbe latin signifiant "naître", aussi a-t-il été
employé d'abord pour désigner la génération des vivants, ce qu'on appelle
naissance ou propagation. Puis le mot "nature" a signifié le principe
de cette génération. Et, parce que le principe de la génération chez les
vivants leur est intrinsèque, le mot "nature" en est venu à désigner
tout principe intérieur de mouvement. C'est en ce sens qu'Aristote donne cette
définition : "La nature est principe du mouvement dans l'être où ce
mouvement existe par soi et non par accident."
Or ce principe est
soit la forme, soit la matière le mot "nature" signifiera donc tantôt
l'une et tantôt l'autre. Et parce que la fin de la génération est, dans l'être
engendré, l'essence de l'espèce, que signifie la définition, il s'ensuit que
l'essence de l'espèce, elle aussi, est appelée "nature". C'est ainsi
que Boèce définit la nature : "La différence spécifique informant un
être", c'est-à-dire qui achève la définition de l'espèce. C'est donc ainsi
que nous parlons de la nature, selon qu'elle signifie l'essence, ou la quiddité
de l'espèce.
Or, selon cette
acception du mot "nature", il est impossible que l'union du Verbe
incarné se soit faite dans la nature. Car c'est de trois façons qu'une seule
réalité peut être faite de deux autres ou de davantage.
- 1° Elle est
faite de deux réalités parfaites qui demeurent dans leur intégrité. Cela ne
peut se produire autrement que par des réalités ayant pour forme la
juxtaposition, l'ordre ou la figure.
Ainsi, avec
beaucoup de pierres rassemblées sans ordre, simplement mises ensemble, on a un
tas. Avec des pierres et des poutres disposées selon un certain ordre, de façon
à présenter une certaine figure, on a une maison. Et certains ont prétendu que
l'union était réalisée ainsi, par confusion, c'est-à-dire sans ordre ; ou bien
par proportion, c'est-à-dire avec ordre.
Mais cela est
impossible.
- a) Parce que ni
la juxtaposition, ni l'ordre, ni la figure n'est une forme substantielle, mais
accidentelle. Il s'ensuivrait donc que l'union de l'Incarnation n'existerait
pas par soi mais par accident, ce que nous repoussons plus loin.
- b) Parce que
l'unité ainsi réalisée ne serait pas absolue, mais sous un certain point de vue
: en fait, il demeurerait plusieurs réalités.
- c) Parce que les
formes de ce genre ne viennent pas de la nature, mais de l'art, comme la forme
de la maison. Et ainsi, on n'aboutit pas à une seule nature dans le Christ, comme
le veulent justement les partisans de cette opinion.
- 2° Selon une
autre explication, une réalité peut être constituée de deux autres, parfaites
en elles-mêmes, mais transformées par leur union, comme il arrive lorsque
plusieurs éléments se mélangent. Et ainsi, pour certains, l'union de
l'Incarnation se serait faite à la manière d'une combinaison.
Mais cela est
impossible.
- a) Parce que la
nature divine est absolument immuable, nous l'avons dit dans la première
Partie. Ainsi, ni elle-même ne peut être convertie en autre chose, puisqu'elle
est incorruptible, ni autre chose ne peut être converti en elle, puisqu'elle-même
ne peut être engendrée.
- b) Parce que le
mélange n'est pas de même espèce que ses composants, car la chair diffère
spécifiquement de chacun de ses éléments. Le Christ ne serait donc pas de la
même nature que son Père, ni de la même nature humaine que sa mère.
- c) Parce qu'on
ne peut pas constituer un mélange avec des éléments trop éloignés les uns des
autres, car alors l'un des deux voit son espèce disparaître, comme la goutte
d'eau mise dans une amphore de vin. Et ainsi, puisque la nature divine dépasse
à l'infini la nature humaine, il n'y aura pas mélange : seule demeurera la
nature divine.
- 3° La troisième
manière envisage des réalités qui ne sont ni changées, ni mélangées, mais
imparfaites, comme l'âme et le corps qui constituent l'homme, et de même ses
divers membres. Mais on ne peut attribuer cela au mystère de l'Incarnation.
- a) En effet, les
deux natures, divine et humaine, sont parfaites chacune en son genre.
- b) Elles ne
peuvent être unies comme des parties quantitatives, ainsi que le sont les
membres du corps, car la nature divine est incorporelle. Ni comme forme et
matière, surtout corporelle. En outre, il s'ensuivrait une espèce nouvelle, communicable
à plusieurs, et ainsi il y aurait plusieurs Christs.
- c) Le Christ
n'appartiendrait ni à la nature humaine, ni à la nature divine ; car une
différence ajoutée fait changer l'espèce, comme l'unité dans les nombres selon
Aristote.
Solutions :
1. L'affirmation de saint Cyrille d'Alexandrie est ainsi
expliquée par le Ve Concile oecuménique : "Si quelqu'un, reconnaissant
une seule nature incarnée du Verbe de Dieu, ne l'entend pas selon
l'enseignement des Pères, en ce sens que, de la nature divine et de la nature
humaine, l'union selon l'hypostase étant réalisée, il est résulté un Christ, qu'il
soit anathème." Il ne s'agit donc pas, sur l'autorité de saint Cyrille
d'Alexandrie, de reconnaître dans l'Incarnation une nature composée de deux
autres, mais d'admettre que l'unique nature du Verbe de Dieu s'est unie une
chair dans la personne.
2. L'âme et le corps constituent en chacun de nous une double
unité : de nature et de personne.
De nature en tant
que l'âme s'unit au corps comme une forme qui lui donne son achèvement, et les
deux constituent une nature unique, car ils sont l'un pour l'autre comme l'acte
et la puissance, ou comme la forme et la matière. Ce n'est pas de ce point de
vue que l'on peut trouver une ressemblance avec l'Incarnation, car la nature
divine ne peut être la forme d'un corps, comme nous l'avons prouvé dans la
première Partie. Mais il y a aussi en nous unité de personne en tant qu'un seul
individu subsiste dans la chair et l'âme. Et sous ce rapport on peut trouver
une ressemblance avec l'Incarnation car un seul Christ subsiste dans la nature
divine et la nature humaine.
3. Selon saint Jean Damascène, on peut dire que la nature
divine est incarnée en ce sens qu'elle est unie personnellement à la chair, non
en ce sens qu'elle se serait convertie en elle. On peut dire également que la
chair est déifiée, non par conversion, mais par son union au Verbe, ses
propriétés naturelles étant sauves ; en d'autres termes, la chair est déifiée
non parce qu'elle serait devenue Dieu, mais parce qu'elle est devenue la chair
du Verbe de Dieu.
Objections :
1. La personne de Dieu ne diffère pas de sa nature, comme on
l'a établi dans la première Partie. Donc si l'union ne s'est pas faite dans la
nature, il s'ensuit qu'elle ne s'est pas faite dans la personne.
2. La nature humaine n'est pas d'une moindre dignité chez le
Christ que chez nous. Or être une personne est un élément de la dignité humaine,
on l'a montré dans la première Partie. Donc, puisque la nature humaine est une personne
propre, à bien plus forte raison l'est-elle chez le Christ.
3. Selon Boèce, "la personne est la substance
individuelle d'une nature rationnelle". Mais le Verbe de Dieu a pris une
nature humaine individuelle car, remarque saint Jean Damascène "la nature
universelle n'existe pas réellement, mais seulement dans la pure contemplation
de l'intelligence". La nature humaine du Christ a donc sa personnalité
propre, et donc l'union n'a pu se faire dans la personne.
Cependant :
On lit dans les
Actes du concile de Chalcédoine : "Nous confessons un seul et même Fils
unique, Dieu le Verbe, notre Seigneur Jésus Christ, qui n'est ni partagé ni
divisé en deux personnes." Donc l'union du Verbe s'est faite dans la
personne.
Conclusion :
Le mot "personne"
signifie autre chose que le mot nature. Car la nature, on vient de le dire, signifie
"l'essence qui spécifie un être et qui est désignée par la
définition". Et si rien d'autre de ce qui constitue la raison de l'espèce
ne venait s'adjoindre, il ne serait pas nécessaire de distinguer la nature de
son suppôt, qui est l'individu subsistant dans cette nature, car tout individu
subsistant dans une nature quelconque serait absolument identique à celle-ci.
Mais il arrive que, dans certaines réalités subsistantes, on trouve des éléments
qui n'appartiennent pas à l'essence, comme les accidents et les principes
individuants ; et cela apparaît surtout dans les êtres composés de matière et
de forme. Dans ces réalités, par conséquent, la nature et le suppôt diffèrent
réellement, non pas sans doute comme des éléments complètement séparés, mais
parce que le suppôt renferme, outre la nature, certains autres éléments qui
n'appartiennent pas à la raison de l'espèce. Aussi le suppôt apparaît-il comme
un tout dont la nature est la partie formelle et perfective. Et de là vient que
dans les composés de matière et de forme, on n'identifie pas la nature au
suppôt ; on ne dit pas en effet que cet homme est son humanité. S'il se trouve
au contraire une réalité en laquelle il n'y a rien que son essence ou sa nature,
comme il arrive pour Dieu, nous n'aurons pas dans ce cas de distinction réelle
entre suppôt et nature, mais seulement une distinction purement conceptuelle ;
cette réalité sera dite "nature" parce qu'elle représente une
certaine essence ; elle sera dite "suppôt" parce qu'elle est une
nature subsistante. Ce que nous disons du suppôt, il faut l'entendre aussi à
propos de la créature rationnelle ou intellectuelle, de la personne ; car la
personne n'est pas autre chose, selon Boèce, que la substance individuelle
d'une nature rationnelle.
Tout ce qui
appartient à un être personnel, que cela appartienne en propre à sa nature ou
non, lui est donc uni dans la personne. Donc, si la nature humaine n'est pas
unie dans la personne au Verbe de Dieu, elle ne lui est unie d'aucune façon. Et
du coup disparaît entièrement notre foi à l'Incarnation, et toute la foi
chrétienne est ruinée. Donc, puisque le Verbe possède une nature humaine qui
lui est unie, nature qui n'appartient pas à sa nature divine, il s'ensuit que
l'union se fait dans la personne du Verbe et non dans sa nature.
Solutions :
1. En Dieu, nature et personne sont réellement identiques, mais
n'ont pas la même signification, parce que le mot "personne", appliqué
à Dieu, le désigne comme un être subsistant. Puisque l'union de la nature
humaine au Verbe fait que le Verbe subsiste en elle sans aucune addition ni
transformation pour la nature divine, c'est donc bien que cette union se fait
dans la personne et non dans la nature.
2. Etre une personne est requise à la dignité et à la
perfection d'un être dans la mesure où cette dignité et cette perfection
exigent qu'il existe par soi, car c'est cela que signifie le mot "personne".
Mais il est plus noble pour un être d'exister dans un autre plus parfait que d'exister
par soi. Et c'est pourquoi la nature humaine a plus de grandeur dans le Christ
qu'en nous ; car en nous, ayant une existence propre, elle possède aussi sa
propre personnalité, tandis que dans le Christ elle existe dans la personne du
Verbe. Ainsi, il appartient à la dignité de la forme de constituer l'espèce ;
pourtant l'élément sensitif qui, chez l'animal, représente une forme complète
et capable de constituer une espèce, est moins noble que chez l'homme où il se
trouve uni à une forme qui l'achève.
3. "Le Verbe de Dieu, dit Jean Damascène, n'a pas pris
une nature humaine universelle, mais individuelle." Autrement, il faudrait
admettre qu'il convient à tout homme, aussi bien qu'au Christ, d'être le Verbe
de Dieu. Mais il faut savoir que tout ce qui, dans le genre substance, est
individuel, même s'il s'agit d'une nature rationnelle, ne constitue pas
nécessairement une personne ; il faut pour cela qu'il existe par soi et non
dans un être supérieur. La main de Socrate est quelque chose d'individuel ;
elle n'est pas une personne, car elle n'existe pas par soi, mais dans un tout
plus parfait. C'est ce que l'on veut dire lorsque l'on définit la personne une
substance individuelle, car la main n'est pas une substance complète, mais une
partie de la substance. Et donc, bien que la nature humaine soit individuelle
et appartienne au genre substance, cependant, parce qu'elle n'existe pas par
soi et séparément, mais dans un être plus parfait qui est la personne du Verbe
de Dieu, il s'ensuit qu'elle n'a pas de personnalité propre. C'est pourquoi
l'union se fait dans la personne.
Objections :
1. Saint Augustin écrit : "La substance divine et la
substance humaine ne constituent l'une et l'autre qu'un seul Fils de Dieu, mais
représentent autre chose par rapport au Verbe, et autre chose par rapport à
l'homme." Et saint Léon, pape, écrit : "L'un des deux brille par les
miracles, l'autre succombe aux coups." Or ce qui est autre diffère par le
suppôt. L'union du Verbe incarné ne s'est donc pas faite dans le suppôt.
2. L'hypostase, dit Boèce, n'est rien d'autre qu'une substance
particulière. Mais il est manifeste que dans le Christ, en plus de l'hypostase
du Verbe, il y a d'autres substances particulières, telles que le corps et
l'âme et leur composé. Donc il y a en lui une autre hypostase à côté de celle
du Verbe.
3. L'hypostase du Verbe n'est renfermée ni dans un genre ni
dans une espèce, comme on l'a vu dans la première Partie. Et pourtant le Christ,
en tant qu'homme, appartient à l'espèce humaine, car saint Denys le
pseudo-aréopagite affirme : "Celui qui par sa nature surpasse sur-éminemment
tout l'ordre de la nature, s'est enfermé lui-même dans notre nature." Or, pour
appartenir à l'espèce humaine, il faut être une hypostase de cette espèce. Il y
a donc dans le Christ une autre hypostase que celle du Verbe de Dieu.
Cependant :
Saint Jean Damascène écrit : "Nous reconnaissons dans le
Seigneur Jésus Christ deux natures en une seule hypostase."
Conclusion :
Certains, ignorant
le rapport de l'hypostase à la personne, tout en reconnaissant dans le Christ
une seule personne, ont prétendu qu'il s'y trouvait l'hypostase de Dieu et
celle de l'homme, comme si l'union s'était faite dans la personne et non dans
l'hypostase. Une telle conception est erronée pour trois motifs :
- 1° Parce que
"personne" n'ajoute rien à "hypostase", sinon une nature
déterminée, c'est-à-dire douée de raison, selon la définition de Boèce :
"La personne est la substance individuelle d'une nature rationnelle."
Et c'est pourquoi cela revient au même d'attribuer à la nature humaine du
Christ une hypostase qui lui serait propre, et de lui attribuer une personne
propre. C'est ce que les Pères du Ve concile oecuménique célébré à
Constantinople ont compris lorsqu'ils ont porté cette condamnation : "Si
quelqu'un essaie d'introduire dans le mystère du Christ deux subsistances ou
deux personnes, qu'il soit anathème : car, même par l'incarnation de l'un (des
trois) de la sainte Trinité divine, le Dieu Verbe, cette sainte Trinité n'a
subi aucune adjonction de personne ou de subsistance." Or "subsistance"
signifie ici réalité subsistante ; et c'est le propre de l'hypostase d'être
telle, comme le montre Boèce.
- 2° A supposer
que la personne ajoute à l'hypostase quelque chose en quoi l'union pourrait se
faire, ce ne pourrait être autre chose qu'un certain caractère de dignité, et
c'est en ce sens que l'on définit parfois la personne : "Une hypostase
dont le caractère distinctif est la dignité." Donc, si l'union s'est faite
dans la personne et non dans l'hypostase, il s'ensuit qu'il faut la concevoir
comme se réalisant du point de vue de la dignité. Et c'est précisément ce que Cyrille
d'Alexandrie, approuvé par le concile d'Éphèse, condamne en ces termes :
"Si quelqu'un, dans le Christ un, divise les hypostases après l'union, les
associant par une simple association de dignité ou d'autorité ou de puissance, au
lieu d'admettre entre elles une union naturelle, qu'il soit anathème."
- 3° C'est à
l'hypostase que sont attribuées les opérations et les propriétés de la nature
et tout ce qui, dans le concret, relève de la nature elle-même. On dit en effet
de "cet homme" qu'il raisonne, qu'il possède la faculté de rire, qu'il
est animal raisonnable. Et pour cette raison on lui donne le nom de suppôt, car
il est sous-jacent à tout ce qui appartient à l'homme et il en reçoit
l'attribution. Si donc, dans le Christ, il y avait une autre hypostase que
celle du Verbe, il faudrait en conclure que ce qui se vérifie en lui au sujet
de l'homme n'appartient pas au Verbe, mais à un autre sujet, comme par exemple
qu'il est né de la Vierge, qu'il a souffert, qu'il a été crucifié et enseveli.
Doctrine condamnée encore avec l'approbation du concile d'Éphèse, par ces
paroles : "Si quelqu'un distribue entre deux personnes ou subsistances les
expressions employées au sujet du Christ dans les écrits évangéliques et
apostoliques, par les saints Pères ou par le Christ lui-même, et attribue les
unes à l'homme considéré à part du Verbe de Dieu le Père, et les autres au seul
Verbe de Dieu le Père, qu'il soit anathème."
C'est donc
manifestement une hérésie, condamnée jadis par l'Église, de soutenir que, dans
le Christ, il y a deux hypostases ou deux suppôts, c'est-à-dire que l'union ne
se fait ni dans l'hypostase, ni dans le suppôt. Aussi lit-on dans le même
concile : "Si quelqu'un ne confesse pas que le Verbe de Dieu le Père est
uni à la chair selon l'hypostase, et ne fait qu'un seul Christ avec sa propre
chair, c'est-à-dire que le même est Dieu et homme tout ensemble, qu'il soit
anathème."
Solutions :
1. La différence accidentelle rend une réalité "autre"
qualitativement ; la différence essentielle la rend autre substantiellement, elle
en fait "autre chose". Or, il est bien certain que, dans l'ordre des
choses créées, plusieurs différences accidentelles peuvent se trouver réunies
dans la même hypostase et le même suppôt ; il suffit pour cela qu'il y ait
plusieurs accidents dans un seul et même sujet ; mais ce que l'on ne rencontre
pas, c'est un même sujet subsistant en diverses essences ou natures
substantielles. Dans le cas du Christ, au contraire, un seul et même sujet
subsiste en deux natures. Dès lors si l'on dit à propos d'une créature : autre
et autre est cette réalité, on signifiera par là non pas la diversité de suppôt,
mais la diversité des formes accidentelles. De même, si l'on dit du Christ
qu'il est autre chose et autre chose, cela n'impliquera pas une diversité de
suppôt ou d'hypostase, mais seulement une diversité dans les natures. Aussi
saint Grégoire de Nazianze écrit-il : "Autre chose et autre chose sont les
éléments dont est constitué le Sauveur, mais lui n'est pas un autre et un
autre. Je dis autre chose et autre chose, contrairement à ce qui existe dans la
Trinité ; car là il y a un autre et un autre, pour que nous ne confondions pas
les hypostases, mais non pas autre chose et autre chose."
2. L'hypostase signifie une substance particulière non pas
quelconque, mais achevée et complète. Une substance particulière qui entre en
union avec une autre plus complète, comme il arrive pour la main et le pied, n'est
pas une hypostase. Ainsi, la nature humaine du Christ est une substance
particulière, mais parce qu'elle est unie à ce tout achevé qu'est le Christ, Dieu
et homme, elle ne saurait être appelée hypostase ou suppôt ; c'est cet être
complet dont elle fait partie qui est hypostase ou suppôt.
3. Déjà, dans l'ordre des choses créées, une réalité
individuelle n'appartient pas à un genre ou à une espèce en raison de son
individuation, mais en raison de sa nature, que la forme détermine ; car
l'individuation se fait plutôt par la matière dans les êtres composés. De même
le Christ appartient à l'espèce humaine en raison de la nature qu'il s'est unie,
et non en raison de l'hypostase par laquelle cette nature subsiste.
Objections :
1. La personne du Christ n'est autre que la personne ou
hypostase du Verbe, on l'a montré. Mais la personne du Verbe est identique à sa
nature, comme on l'a établi dans la première Partie. Et puisque la nature du
Verbe est simple, comme on l'a montré dans la première Partie, il est impossible
que la personne du Christ soit composée.
2. Toute composition apparaît constituée de parties. Mais la
nature divine ne peut être partie d'un tout, car toute partie implique
imperfection. Il est donc impossible que la personne du Christ soit composée de
deux natures.
3. Le composé semble devoir être homogène à ses parties ; si
par exemple les parties sont corporelles, le tout lui aussi sera corporel. Donc,
si dans le Christ il y a un composé de deux natures, il s'ensuivra que ce
composé ne sera pas une personne, mais une nature. L'union dans le Christ se
fera donc dans la nature, contrairement à tout ce qu'on vient de dire.
Cependant :
Saint Jean Damascène écrit : "Dans le Seigneur Jésus Christ
nous reconnaissons deux natures, mais une seule hypostase, composée de l'une et
de l'autre."
Conclusion :
La personne ou hypostase
du Christ peut être considérée à un double point de vue. En elle-même d'abord, et
sous ce rapport elle est tout ce qu'il y a de plus simple, comme la nature du
Verbe. Puis, en tant qu'elle est une personne ou hypostase à qui il revient de
subsister dans une nature ; à ce point de vue, la personne du Christ subsiste
en deux natures. Sans doute, il n'y a qu'un seul être subsistant, mais il y a
deux motifs de subsister. Et en envisageant cet être unique subsistant en deux
natures, on peut dire que la personne est composée.
Solutions :
1. Celle-ci ressort de ce qu'on vient de dire.
2. Nous disons que la personne est composée de deux natures, non
en raison des parties qu'elles formeraient, mais plutôt en raison de leur
nombre, de même que tout être en qui se réunissent deux éléments peut être dit
composé de ceux-ci.
3. Le composé n'est pas nécessairement homogène aux composants
; cela ne se produit qu'à partir du continu dont les parties sont elles-mêmes
continues. Mais l'animal est composé d'un corps et d'une âme, et ni l'un ni
l'autre n'est l'animal.
Objections :
1. En nous l'union de l'âme et du corps produit la personne ou
hypostase d'un homme. Donc, si l'âme et le corps sont unis dans le Christ, il
s'ensuit que leur union constitue une hypostase. Or ce n'est pas l'hypostase du
Verbe de Dieu, qui est éternelle. Il y aura donc dans le Christ une personne ou
hypostase en plus de celle du Verbe, ce qui s'oppose à tout ce qu'on a dit.
2. L'union de l'âme et du corps constitue une nature de
l'espèce humaine. Mais, d'après saint Jean Damascène, "on ne doit pas
mettre dans le Seigneur Jésus Christ une espèce commune". Il n'y a donc
pas eu en lui union de l'âme et du corps.
3. L'âme n'est unie au corps que pour lui donner la vie. Mais
le corps du Christ pouvait très bien être vivifié par le Verbe de Dieu, qui est
source et principe de vie. Donc il n'y a pas eu dans le Christ union de l'âme
et du corps.
Cependant :
Un corps ne peut
être dit animé que s'il est uni à l'âme. Or le corps du Christ est qualifié
ainsi selon ce que chante l’Église : "Prenant un corps animé, il daigna
naître de la Vierge." C'est donc qu'il y a eu chez le Christ union de
l'âme et du corps.
Conclusion :
Le Christ est
appelé homme de façon univoque, dans le même sens que les autres hommes, en ce
qu'il existe dans la même espèce, selon saint Paul (Ph 2, 7) : "Il est
devenu semblable aux hommes." Mais il appartient à la raison de l'espèce
humaine que l'âme soit unie au corps ; la forme en effet ne constitue l'espèce
qu'à condition de devenir l'acte de la matière, et c'est précisément à cela que
se termine la génération, en laquelle une nature tend à atteindre l'espèce. Par
conséquent, il est nécessaire de dire que dans le Christ l'âme a été unie au
corps ; soutenir le contraire est hérétique, car c'est nier la réalité du
Christ.
Solutions :
1. Certains auteurs, voyant que l'union de l'âme et du corps, dans
les hommes ordinaires, constituait une personne, ont refusé d'admettre cette
union dans le Christ, pour éviter de placer en lui une nouvelle personne ou
hypostase. Mais s'il en est ainsi chez les autres hommes, c'est que l'union de
l'âme et du corps a pour résultat chez eux de les faire exister par eux-mêmes.
Chez le Christ, au contraire, cette union aboutit à adjoindre la nature ainsi
composée à une réalité supérieure qui subsistera en elle. Aussi l'union de
l'âme et du corps chez le Christ ne constitue-t-elle pas une nouvelle hypostase
ou personne, mais se fait au profit d'une personne ou d'une hypostase déjà
préexistante.
Il ne s'ensuit pas
pour autant que l'union de l'âme et du corps ait moins d'efficacité chez le
Christ que chez nous. L'adjonction d'une réalité à quelque chose de plus noble
ne lui enlève pas sa puissance ou sa dignité, elle l'accroît plutôt ; c'est
ainsi que l'âme sensitive qui, dans les animaux dont elle est la forme dernière,
constitue l'espèce, croît encore en noblesse et en puissance chez l'homme, du
fait que la perfection propre à l'âme rationnelle se trouve lui être ajoutée, comme
nous l'avons dit plus haut.
2. On peut entendre la parole de saint Jean Damascène d'une
double manière. Premièrement en la rapportant à la nature humaine. En ce sens, la
nature humaine ne peut être une espèce commune qu'en tant qu'elle est abstraite
par l'esprit de tout individu, ou en tant qu'elle se trouve chez tous les
individus qui en participent. Or il est très vrai que le Fils de Dieu n'a pas
pris une nature humaine existant seulement dans l'esprit, car alors il n'aurait
pas assumé la réalité de la nature humaine. A moins que l'on ne tienne la
nature humaine pour une idée séparée, comme les platoniciens qui posaient
l'existence d'un homme sans matière. Mais alors le Fils de Dieu n'aurait pas
pris chair, ce qui est opposé à sa parole dans l’Évangile (Lc 24, 39) :
"Un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai." De même
le Fils de Dieu n'a pas pu s'unir la nature humaine telle qu'elle se trouve
dans tous les individus de l'espèce, autrement il se serait uni à tous les
hommes. Il faut donc reconnaître, comme le dit un peu plus loin saint Jean
Damascène, que le Christ a pris une nature humaine concrète et individuelle, mais
qui ne constituait pas un individu, au sens de suppôt ou d'hypostase de cette
nature, autre que la personne du Fils de Dieu.
On peut encore
entendre la parole du Damascène en ce sens que l'union des deux natures divine
et humaine ne produit pas une troisième nature, qui serait commune, c'est-à-dire
attribuable à d'autres individus. Et c'est en effet ce que le saint Docteur a
voulu dire, car il ajoute, après le texte allégué : "Jamais il n'a été
engendré, ni ne sera engendré un autre Christ, à partir de la divinité et de
l'humanité, et subsistant en elles, qui serait à la fois parfaitement Dieu et
parfaitement homme."
3. Il y a un double principe de vie corporelle. Un principe
efficient, et sous ce rapport le Verbe de Dieu est principe de toute vie. Et un
principe formel ; car "vivre, pour les vivants, c'est leur être même",
dit le Philosophe (Aristote). De même que tout être existe formellement par sa
forme, de même le corps vit par l'âme. En ce sens, le Verbe ne peut pas faire
vivre le corps, car il ne peut pas être sa forme.
Objections :
1. Saint Paul écrit (Ph 2, 7) au sujet du Fils de Dieu qu'il a
été reconnu comme un homme à son "vêtement" (en latin : habitus). Mais
l'habitus s'ajoute à celui qui le possède comme un accident ; soit en
tant qu'il est l'un des dix prédicaments ; soit en tant qu'il est une espèce de
la qualité. Donc la nature humaine est unie de façon accidentelle au Fils de
Dieu.
2. Tout ce qui appartient à un être déjà achevé lui est accidentel
; l'accident, c'est en effet ce qui peut être présent à un être ou lui manquer
sans le détruire. Mais la nature humaine est advenue dans le temps au Fils de
Dieu, qui possède toute éternité un être parfait. Cette union est donc
accidentelle.
3. Tout ce qui n'appartient pas à la nature ou à l'essence
d'un être en est l'accident, parce que tout ce qui est, est ou substance, ou
accident. Mais la nature humaine n'appartient pas à l'essence ou à la nature
divine du Fils de Dieu puisque, on l'a dit, l'union ne se fait pas dans la
nature. Elle lui est donc unie accidentellement.
4. Tout instrument est employé de façon accidentelle. Or la
nature humaine fut dans le Christ l'instrument de la divinité, selon saint Jean
Damascène. Il semble donc qu'il n'y ait eu qu'une union accidentelle entre la
nature humaine et le Fils de Dieu.
Cependant :
L'accident ne
s'attribue pas absolument comme étant quelque chose, mais par manière de
quantité, de qualité ou de quelque autre mode d'être. Donc, si la nature
humaine était unie accidentellement au Verbe, quand nous disons que le Christ
est homme, nous ne lui attribuons pas quelque chose d'absolu, mais une qualité
ou une quantité, ou quelque autre mode d'être. Or une telle manière de voir
s'oppose à la décrétale du pape Alexandre III qui dit : "Puisque le Christ
est Dieu parfait et homme parfait, par quelle téméraire audace certains
prétendent-ils que le Christ, en tant qu'homme, n'est pas quelque chose ?"
Conclusion :
Pour voir clair
dans cette question, il faut savoir qu'au sujet du mystère de l'union des deux
natures dans le Christ, deux hérésies ont surgi.
- L'une
aboutissait à la confusion des natures : Eutychès et Dioscore prétendirent que
les deux natures n'en formaient plus qu'une seule. Ils professèrent donc que le
Christ est constitué de deux natures distinctes avant leur union, mais qu'il ne
subsiste pas en deux natures, la distinction de celles-ci cessant aussitôt
après leur union.
- L'autre hérésie
fut celle de Nestorius et de Théodore de Mopsueste, qui séparaient les
personnes. Ils soutenaient que la personne du Fils de Dieu était autre que
celle du Fils de l'homme. A les en croire, ces deux personnes se trouvent unies
:
- 1° par mode
d'habitation, en ce sens que le Verbe de Dieu habite dans l'homme comme dans un
temple ;
- 2° par l'unité
de sentiment, en ce sens que la volonté de cet homme est toujours conforme à la
volonté de Dieu ;
- 3° selon
l'opération, car cet homme est l'instrument du Verbe de Dieu ;
- 4° du point de
vue de la dignité et de l'honneur, car tout honneur rendu au Fils de Dieu, l'est
aussi au Fils de l'homme, en vertu de son union au Fils de Dieu ;
- 5° du point de
vue de la communication réciproque de leurs noms, en ce sens que nous appelons
cet homme : Dieu et Fils de Dieu. Or, il est bien évident que toutes ces
manières d'envisager l'union rendent celle-ci purement accidentelle.
Certains
théologiens postérieurs, tout en croyant éviter ces hérésies, y sont tombés par
ignorance. Les uns reconnurent une seule personne dans le Christ, mais y
placèrent deux hypostases ou deux suppôts, affirmant qu'un homme, composé d'une
âme et d'un corps, a été dès le principe de sa conception assumé par le Verbe
de Dieu. C'est la première opinion citée par le Maître des Sentences. D'autres,
voulant sauver l'unité de personne, ont prétendu que l'âme du Christ n'était
pas unie à son corps, mais que tous les deux, pris séparément, se trouvaient
unis au Verbe de façon accidentelle ; ce qui évitait d'augmenter le nombre des
personnes. C'est la troisième opinion rapportée par le Maître des Sentences au
même endroit.
Ces deux opinions
reviennent à l'hérésie de Nestorius. La première parce que mettre deux
hypostases ou deux suppôts dans le Christ équivaut à mettre en lui deux
personnes, nous l'avons dit plus haut. Et si l'on insiste sur la signification
spéciale du mot "personne", il faut se rappeler que Nestorius, lui
aussi, entendait par unité de personne l'unité de dignité et d'honneur. D'où
l'anathème porté par le cinquième concile oecuménique contre celui qui dit
qu'il y a "unité de personne sous le rapport de la dignité de l'honneur et
de l'adoration, comme l'ont écrit dans leur folie Théodore et Nestorius".
Quant à l'autre
opinion, elle rejoint l'erreur de Nestorius qui admettait une union
accidentelle. Il n'y a pas de différence entre soutenir que le Verbe de Dieu
est uni au Christ homme parce qu'il habite en lui comme dans un temple, ce que
disait Nestorius, et soutenir, comme la troisième opinion, que le Verbe est uni
à l'homme parce qu'il s'en revêt comme d'un vêtement. Elle a même quelque chose
de pire que l'erreur de Nestorius, puisque pour elle le corps et l'âme ne sont
pas unis.
La foi catholique
tient le juste milieu entre ces positions ; elle n'affirme pas que l'union de
Dieu et de l'homme s'est faite dans l'essence et la nature, ni d'une façon
accidentelle ; entre ces deux extrêmes, elle professe que l'union s'est faite
selon la subsistance ou hypostase. Aussi lit-on dans les Actes du cinquième
concile oecuménique : "Comme on a compris cette union de diverses manières,
les sectateurs de l'impiété d'Apollinaire et d'Euchychès, partisans de la
disparition de ce qui est uni", c'est-à-dire détruisant les deux natures, "parlent
d'une union par confusion, et les sectateurs de Théodore et de Nestorius, favorables
à la division, introduisent une union provisoire. Mais la sainte Église de Dieu,
rejetant l'impiété de ces deux hérésies, confesse l'union du Verbe de Dieu à la
chair par composition, c'est-à-dire selon l'hypostase".
Il est donc
évident que, parmi les trois opinions rapportées par le Maître des Sentences, la
deuxième, qui affirme l'unité d'hypostase entre Dieu et l'homme dans
l'Incarnation, ne doit pas être regardée comme une simple opinion, mais comme
l'affirmation de la foi catholique. En revanche, la première opinion qui pose
deux hypostases, et la troisième qui professe une union accidentelle, ne
doivent pas être tenues comme des opinions, mais comme de véritables hérésies
condamnées par l'Église dans ses conciles.
Solutions :
1. Selon saint Jean Damascène "Il n'est pas nécessaire
qu'une comparaison s'applique à son objet exactement et de toutes manières ;
car ce qui est semblable en tout n'est plus exemplaire mais identique. Et
surtout dans l'étude des réalités divines, car il est impossible de trouver un
modèle semblable en tout, aussi bien en "théologie", où l'on étudie
la divinité des personnes, qu'en "économie", où l'on étudie le
mystère de l'Incarnation." Donc, si l'on compare la nature humaine du
Christ à un habitus au sens de vêtement, ce n'est pas quant à l'union
accidentelle, mais en tant que le Verbe se rend visible par cette nature, à la
manière dont un homme nous apparaît par son vêtement. Et aussi en tant que le
vêtement se modifie, c'est-à-dire prend la forme de celui qui le revêt, et dont
la forme n'est pas changée par le vêtement. C'est ainsi que la nature humaine
reçoit une promotion, du fait de son assomption par le Verbe de Dieu, tandis
que le Verbe de Dieu n'est pas changé lui-même, comme l'explique saint
Augustin.
2. Ce qui advient à un être déjà achevé ne lui est accidentel
qu'à la condition que cet être ne lui soit pas communiqué. Ainsi, lors de la
résurrection, le corps ne sera pas réuni à l'âme déjà existante d'une façon
simplement accidentelle, mais il participera à son être même, puisque le corps
n'a de vie que par l'âme. Au contraire, la blancheur, advenant à un homme, lui
est accidentelle car elle possède un être différent de l'être de l'homme. Or, le
Verbe de Dieu possède de toute éternité un être complet sous le rapport de
l'hypostase ou personne ; la nature humaine lui advient dans le temps, et se
trouve unie à lui dans l'unité d'être, non pas sous le rapport de la nature, comme
il arrive pour le corps uni à l'être de l'âme, mais sous le rapport de
l'hypostase ou personne. Aussi faut-il reconnaître que la nature humaine n'est
pas unie accidentellement au Fils de Dieu.
3. L'être se divise en substance et accident. Mais la
substance possède une double signification, selon Aristote ; elle désigne soit
l'essence ou nature, soit le suppôt ou hypostase. Pour qu'il n'y ait pas union
accidentelle, il suffit donc que l'union se fasse sous le rapport de
l'hypostase, et il n'est pas nécessaire qu'elle se produise sous le rapport de
la nature.
4. Il est bien certain que tout instrument n'est pas uni dans
l'être à l'hypostase de celui qui s'en sert, ainsi la hache ou le glaive. Mais
rien n'empêche que ce qui se trouve élevé jusqu'à l'unité de l'hypostase se
comporte à la manière d'un instrument, comme le corps de l'homme ou ses membres.
Nestorius prétendait que la nature humaine est assumée par le Verbe à la
manière d'un instrument qui ne participerait pas à l'unité de l'hypostase. Et
c'est pourquoi il n'admettait pas que l'homme, dans le Christ, soit vraiment le
Fils de Dieu, mais seulement son instrument. Aussi saint Cyrille d'Alexandrie
écrit-il dans sa lettre aux moines d'Égypte : "L'Écriture ne regarde pas
cet Emmanuel (entendez le Christ) comme un simple instrument, mais comme un
Dieu vraiment hominisé", c'est-à-dire devenu homme. Quant au Damascène, dans
le texte allégué, c'est comme un instrument participant à l'unité de
l'hypostase, qu'il considère la nature humaine dans le Christ.
Objections :
1. Rien de créé ne peut se trouver, en Dieu, parce que tout ce
qui est en Dieu est Dieu. Mais cette union est en Dieu, puisque Dieu lui-même
est uni à la nature humaine. Il ne semble donc pas que cette union soit quelque
chose de créé.
2. En toute chose, c'est la fin qui est le plus important. Or
la fin de l'union, c'est l'hypostase ou personne divine à laquelle se termine
l'union. Il semble donc que l'on doive juger de l'union surtout d'après la
condition de l'hypostase divine, laquelle est incréée. Par suite, l'union
elle-même ne saurait être quelque chose de créé.
3. Ce que l'on attribue à l'effet doit être à plus forte
raison attribué à la cause, dit Aristote. Mais dans le Christ, l'homme est dit
Créateur à cause de l'union. A plus forte raison, par conséquent, devra-t-on
reconnaître que l'union elle-même n'est pas quelque chose de créé, mais le
Créateur.
Cependant :
Tout ce qui a un
commencement dans le temps est créé. Or cette union n'est pas éternelle, mais a
commencé dans le temps. Elle est donc quelque chose de créé.
Conclusion :
L'union dont nous
parlons consiste en une certaine relation entre la nature divine et la nature
humaine, résultat de leur conjonction en l'unique personne du Fils de Dieu. Or,
nous l'avons dit dans la première Partie, toute relation entre Dieu et la
créature est réelle dans la créature, parce qu'elle provient d'un changement
opéré en celle-ci ; mais en Dieu elle n'est qu'une relation de raison, parce
qu'elle ne suppose en lui aucun changement. Il faut donc admettre que l'union
dont nous parlons n'est pas réelle en Dieu, mais seulement de raison, tandis
qu'elle est réelle dans la nature humaine, puisque celle-ci est une créature.
Et c'est pourquoi l'on doit dire qu'elle est quelque chose de créé.
Solutions :
1. Cette union, en Dieu, n'est pas réelle, mais seulement de
raison. Car nous disons que Dieu est uni à la créature parce que dans la
réalité la créature se trouve unie à Dieu, sans aucun changement en lui.
2. La nature de la relation, comme celle du mouvement, est
déterminée par son terme ou sa fin ; mais son existence dépend du sujet en
lequel elle se trouve. Et puisque l'union n'a d'existence réelle que dans la
nature créée, il s'ensuit qu'elle possède un être créé.
3. L'homme, dans le Christ, est appelé Dieu en raison de
l'union dont le terme est l'hypostase divine. Mais il ne s'ensuit pas que
l'union elle-même soit le Créateur ou Dieu, car la qualification de créé se
rapporte plutôt à l'existence même de la relation qu'à sa nature ou à son
essence.
Objections :
1. Les relations, comme les mouvements, sont spécifiées par
leur terme. Mais le terme de l'assomption est le même que celui de l'union :
c'est l'hypostase divine. Il ne semble donc pas qu'il y ait entre elles de
différence.
2. Dans le mystère de l'Incarnation, il paraît y avoir
identité entre ce qui unit et ce qui assume, entre ce qui est uni et ce qui est
assumé. Mais l'union et l'assomption résultent de l'action et de la passion
considérées soit dans ce qui unit et ce qui est uni, soit dans ce qui assume et
ce qui est assumé. L'union semble donc identique à l'assomption.
3. Saint Jean Damascène écrit : "L'union signifie
seulement la conjonction, sans déterminer encore son terme. Tandis que l'hominisation
et l'Incarnation déterminent le terme auquel aboutit la conjonction. Mais
pareillement l'assomption ne détermine pas l'aboutissement de la
conjonction." Il paraît donc bien que l'union et l'assomption sont
identiques.
Cependant :
On dit de la nature
divine qu'elle est unie, on ne dit pas qu'elle est assumée.
Conclusion :
Comme nous venons
de le dire, l'union implique une relation entre la nature divine et la nature
humaine, selon qu'elles se rejoignent en une personne unique. Or, toute
relation qui commence dans le temps provient d'un changement. Le changement
comporte action et passion. Ainsi donc, la première et principale différence
entre l'union et l'assomption consiste en ceci : l'union implique la relation
elle-même, tandis que l'assomption implique l'action si nous parlons de celui
qui assume, ou la passion si nous parlons de ce qui est assumé.
De cette première
différence en dérive une deuxième. L'assomption signifie un devenir, au lieu
que l'union signifie le fait accompli. Il en résulte que nous pouvons dire de
celui qui réalise l'union, qu'il est uni, mais non, de celui qui assume, qu'il
est assumé. En effet, la nature humaine, considérée au terme de son assomption
à l'hypostase divine, possède une signification concrète, que l'on traduit en
l'appelant homme ; et c'est pourquoi nous disons avec vérité que le Fils de
Dieu, unissant à lui la nature humaine, est homme. Au contraire, la nature
humaine, considérée en elle-même, c'est-à-dire abstraitement, est signifiée
comme assumée ; or nous ne pouvons pas dire que le Fils de Dieu est la nature
humaine.
Une troisième
différence vient de ce que la relation, surtout la relation d'équivalence, se
réfère indifféremment à l'un ou l'autre de ses termes ; l'action et la passion,
au contraire, se réfèrent diversement à l'agent ou au patient, et aux
différents termes. Et c'est pourquoi l'assomption suppose un point de départ et
un point d'arrivée qui dit assomption dit qu'un être est comme pris par un
autre, qui l'attire à soi. Mais l'union ne précise rien de tout cela. D'où l'on
peut dire indifféremment que la nature divine est unie à la nature humaine et
réciproquement. Mais on ne peut pas dire que la nature divine est assumée par
la nature humaine ; le contraire seul est vrai ; car la nature humaine s'est
jointe à la personnalité divine de manière que la personne divine subsiste dans
la nature humaine.
Solutions :
1. Comme on l'a dit au cours de l'article, l'union et
l'assomption ne se réfèrent pas de la même manière à leur terme.
2. Le facteur de l'union et le facteur de l'assomption ne sont
pas tout à fait identiques. Car toutes les personnes divines concourent à
l'union, mais non à l'assomption. La personne du Père a uni la nature humaine
au Fils et non pas à elle-même ; et c'est pourquoi on dit qu'elle unit, et non
qu'elle assume, au sens de prendre pour elle-même. De même, il n'y a pas
identité entre ce qui est uni et ce qui est assumé, puisque la nature divine
peut être dite unie et non pas assumée.
3. L'assomption précise pour qui est faite l'union du côté de
celui qui assume, puisque assumer signifie "prendre pour soi". L'Incarnation et l'humanisation précisent
ce qui est assumé : la chair ou la nature humaine. L'assomption diffère donc
conceptuellement et de l'union, et de l'Incarnation ou humanisation.
Objections :
1. Ce qui est uni n'atteint pas aussi parfaitement la raison
d'unité que ce qui est un, du fait qu'on est dit uni par participation, et non
par essence. Or, dans les réalités créées, il n'est pas impossible de trouver
un être qui soit purement et simplement un ; comme on le voit surtout avec
l'unité qui est principe du nombre. L'union dont nous parlons ne possède donc
pas le maximum d'unité.
2. L'union est d'autant plus faible que ses éléments sont plus
éloignés l'une de l'autre. Or les éléments de l'union hypostatique, nature
divine et nature humaine, sont à une distance infinie l'une de l'autre. Une
telle union est donc la plus faible.
3. L'union aboutit à quelque chose d'un. Mais par l'union en
nous de l'âme et du corps se trouve réalisé un être qui est un à la fois sous
le rapport de la personne et de la nature ; tandis que l'union de la nature
divine et de la nature humaine ne constitue un être un que sous le rapport de
la personne. L'union de l'âme et du corps est donc plus étroite que celle de la
nature divine et de la nature humaine.
Cependant :
Saint Augustin affirme : "L'homme est plus intimement uni au
Fils, que le Fils au Père." Mais le Fils est uni au Père par l'unité de
leur essence, l'homme est uni au Fils par l'union de l'Incarnation. Donc
l'union de l'Incarnation est plus parfaite que l'unité de l'Essence divine, laquelle
pourtant réalise une souveraine unité ; et par conséquent l'union de
l'Incarnation implique le maximum d'unité.
Conclusion :
L'union implique
la conjonction de divers éléments en une réalité unique. L'union de
l'Incarnation peut donc être envisagée d'une telle manière : soit du point de
vue des éléments unis, soit du point de vue de la réalité en laquelle ils sont
unis. Sous ce dernier rapport, l'union de l'Incarnation l'emporte sur toutes
les autres unions, car l'unité de la personne divine, en laquelle sont unies
les deux natures, est la plus grande qui soit. Mais elle n'a pas la prééminence
du côté des composants de l'union.
Solutions :
1. L'unité de la personne divine est plus grande que l'unité
numérique, principe du nombre. Car l'unité de la personne divine est une unité
subsistante, non reçue dans un autre être par participation, complète en elle-même,
et possédant en soi tout ce qui relève du concept d'unité. Il ne lui appartient
pas d'être partie, comme à l'unité numérique qui est partie du nombre et qui se
trouve participée par les réalités sujettes au nombre. Aussi, à cet égard, l'union
de l'Incarnation l'emporte sur l'unité numérique, en raison de l'unité de la
personne, mais non pas en raison de la nature humaine ; car cela n'est pas
l'unité de la personne divine : elle lui est seulement unie.
2. L'objection vaut du point de vue des éléments unis, non pas
sous le rapport de la personne en laquelle se fait l'union.
3. L'unité de la personne divine est plus grande que l'unité
de personne et de nature en nous. C'est pourquoi l'union de l'Incarnation
l'emporte sur l'union de l'âme et du corps.
4. Quant à l'argument Cependant, opposé aux objections
précédentes, il suppose faussement que l'union de l'Incarnation est plus grande
que l'unité essentielle des personnes divines. Le texte de saint Augustin ne
doit pas s'entendre en ce sens que la nature humaine est davantage dans le Fils
de Dieu que celui-ci n'est dans le Père. Elle l'est beaucoup moins. Mais, sous
un certain rapport, elle l'est davantage, en tant que l'homme est dans le Fils
plus que le Fils n'est dans le Père, c'est-à-dire en tant que lorsque je dis
"l'homme", ce mot désigne le Christ aussi bien que lorsque je dis :
"le Fils de Dieu". Tandis qu'il n'y a pas identité de suppôt entre le
Père et le Fils.
Objections :
1. La grâce est un accident, comme on l'a vu dans la deuxième
Partie. Mais on a montré plus haut que l'union de la nature humaine à la nature
divine ne s'est pas réalisée par accident. Il apparaît donc que l'union de
l'Incarnation n'a pas été réalisée par la grâce.
2. Le siège de la grâce, c'est l'âme. Mais, dit saint Paul
(Col 2, 9) : "Dans le Christ habite corporellement la plénitude de la
divinité." Il apparaît donc que cette union n'a pas été réalisée par la
grâce.
3. Tous les saints sont unis à Dieu par la grâce. Donc, si
l'union de l'Incarnation a été réalisée par la grâce, il semble que le Christ
n'est pas appelé Dieu en un autre sens que les autres saints hommes.
Cependant :
Il y a cette
affirmation de saint Augustin : "Cette grâce qui fait de tout homme un
chrétien dès qu'il a commencé à croire, c'est la grâce qui a fait de cet homme
le Christ, dès qu'il a commencé d'être." Mais cet homme est devenu le Christ
par son union à la nature divine. Donc cette union a été réalisée par la grâce.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit dans la deuxième Partie, "grâce" se dit en deux sens. D'une part
elle signifie la volonté de Dieu donnant gratuitement quelque chose ; d'autre
part elle signifie le don lui-même fait gratuitement par Dieu. Or, la nature
humaine a besoin de la volonté miséricordieuse de Dieu pour être élevée jusqu'à
lui, car c'est au-dessus des capacités de sa nature. Et cette surélévation est
double ; tantôt elle affecte l'opération par laquelle les saints connaissent et
aiment Dieu ; tantôt elle affecte l'être personnel ; c'est le cas particulier
du Christ, dont la nature humaine est assumée pour qu'il devienne la personne
du Fils de Dieu. Il est évident que, pour parfaire l'opération, la faculté doit
être elle-même surélevée par une disposition habituelle ; pour qu'une nature
existe dans son suppôt, au contraire, il n'est nullement besoin d'une telle
disposition.
Concluons donc :
si par grâce on entend la volonté de Dieu dispensant quelque don gratuit ou
accordant à quelqu'un son agrément ou sa bienveillance, il est très vrai que
l'union de l'Incarnation se fait par grâce, comme l'union des saints à Dieu par
la connaissance et l'amour. Mais si l'on entend par grâce le don gratuit de
Dieu, alors le fait pour la nature humaine d'être unie à la personne divine
peut être appelé une grâce, puisqu'il n'a été précédé d'aucun mérite ; mais on
ne peut admettre qu'une telle union se soit faite par le moyen d'une grâce
habituelle.
Solutions :
1. La grâce, considérée comme un accident, est une certaine
ressemblance de la divinité, participée par l'homme. Mais on ne peut pas dire
que, par l'Incarnation, la nature humaine participe d'une ressemblance avec la
nature divine. Il faut dire qu'elle est unie à la nature divine elle-même en la
personne du Fils. Or la réalité l'emporte sur la ressemblance participée de
cette même réalité.
2. La grâce habituelle existe seulement dans l'âme. Mais la
grâce ou le don gratuit de Dieu qui consiste à être uni à une personne divine, appartient
à toute la nature humaine, composée de l'âme et du corps. Et pour cette raison
il est dit que la plénitude de la divinité habite corporellement dans le Christ,
parce que la nature divine est unie non seulement à l'âme, mais aussi au corps.
Cependant on
pourrait dire aussi qu'elle habite dans le Christ corporellement, pour
l'opposer aux sacrements de la loi ancienne, qui sont "l'ombre des
réalités à venir, tandis que le corps, ou la réalité, c'est le Christ" (Col
2, 17).
Certains
expliquent encore que la divinité est dite habiter corporellement dans le
Christ parce qu'elle s'y trouve de trois manières, de même que le corps a trois
dimensions. Elle s'y trouve en effet d'abord par essence, présence et puissance,
comme chez toutes les créatures ; en outre, par la grâce sanctifiante, comme
chez les saints ; enfin par l'union personnelle qui est propre au Christ.
3. Cela donne la réponse à la dernière objection : l'union du
Christ à Dieu ne se fait pas seulement par la grâce habituelle, comme chez les
autres saints ; mais elle se fait selon l'hypostase ou personne.
Objections :
1. Sur le Psaume (33, 22) : "Que ta miséricorde soit sur
nous comme notre espoir est en toi", la Glose donne cette interprétation :
"Ceci fait allusion au désir de l'Incarnation chez les prophètes, et au
mérite qui en obtint l'accomplissement." Donc l'Incarnation est objet de
mérite.
2. Lorsqu'on mérite quelque chose, on mérite ce qui est
nécessaire pour l'obtenir. Or, les anciens Pères méritaient la vie éternelle, à
laquelle ils ne pouvaient parvenir que par l'Incarnation, comme dit saint Grégoire
le Grand : "Ceux qui sont venus en ce monde avant la venue du Christ, quelle
que fût la valeur de leur justice, ne pouvaient aucunement, sortis de leur
corps, être accueillis aussitôt dans le sein de la patrie céleste, parce qu'il
n'était pas encore venu, celui qui établirait les âmes des justes dans leur
séjour perpétuel". Il semble donc qu'ils ont mérité l'Incarnation.
3. On chante de la Bienheureuse Vierge : "Elle a mérité
de porter le Seigneur de tous", ce qui s'est fait par l'Incarnation. Donc
celle-ci est objet de mérite.
Cependant :
Saint Augustin déclare : "Quiconque aura trouvé dans notre
Chef des mérites qui aient précédé sa génération sans pareille, qu'il cherche
en nous, ses membres, des mérites qui aient précédé nos innombrables
régénérations !" Mais notre génération n'est précédé d'aucun mérite selon
saint Paul (Tt 3, 5) : "Ce n'est pas à cause d'oeuvres de justice que nous
aurions accomplies par nous-mêmes, mais selon sa miséricorde qu'il nous a
sauvés par le bain de la régénération." Donc aucun mérite non plus n'a
précédé la génération du Christ.
Conclusion :
En ce qui concerne
le Christ lui-même, il est évident, d'après ce que nous avons déjà dit qu'aucun
de ses mérites n'a pu précéder l'union hypostatique. Nous ne prétendons pas en
effet, comme Photin, qu'il fut d'abord un homme ordinaire et qu'ensuite, par le
mérite d'une vie sainte, il obtint d'être le Fils de Dieu. Nous tenons que, dès
le début de sa conception, cet homme-là fut vraiment le Fils de Dieu, comme
n'ayant d'autre hypostase que celle du Fils de Dieu, selon saint Luc (1, 35) :
"L'être saint qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu." C'est
pourquoi toute activité de cet homme-là est consécutive en lui à l'union. Aucune
de ses actions n'a donc pu mériter cette union.
Bien moins encore
les oeuvres d'un autre homme, quel qu'il soit, n'ont pu mériter en stricte
justice l'union de l'Incarnation.
- 1° Parce que les
oeuvres méritoires de l'homme sont ordonnées à la béatitude, qui est la
récompense de la vertu et consiste dans la pleine jouissance de Dieu. Or
l'union de l'Incarnation, qui se réalise en l'être personnel du Verbe, dépasse
l'union de l'esprit bienheureux à Dieu, qui s'opère par un acte de l'élu.
- 2° Parce que la
grâce, étant principe de mérite, ne peut être objet de mérite. Bien moins
encore l'Incarnation ne l'est-elle pas, car elle est principe de la grâce selon
saint Jean (1, 17) : "La grâce et la vérité nous sont venues par Jésus
Christ."
- 3° Parce que l'incarnation
du Christ restaure la nature humaine tout entière ; elle ne saurait donc être
méritée par un homme particulier, car la bonté d'un homme ordinaire ne peut
causer la bonté de toute une nature.
Cependant il est
exact que les saints Pères, par leurs désirs et leurs prières, ont mérité
l'Incarnation d'un mérite de convenance. Il convenait en effet que Dieu exauce
ceux qui lui obéissaient.
Solutions :
1. Cela répond à la première objection.
2. Il n'est pas vrai que toutes les conditions nécessaires
pour obtenir la récompense sont objet de mérite. Certaines conditions, en effet,
sont requises préalablement non seulement à la récompense, mais encore au
mérite lui-même, comme la bonté de Dieu, sa grâce, et la nature de l'homme
elle-même. Pareillement, le mystère de l'Incarnation est principe de mérite car
"de la plénitude du Christ nous avons tous reçu" (Jn 1, 16).
3. On dit que la Bienheureuse Vierge a mérité de porter le
Seigneur de tous, non pas qu'elle ait mérité l'Incarnation, mais parce que, en
vertu de la grâce qui lui était donnée, elle a mérité un degré de pureté et de
sainteté telles qu'elle puisse être dignement la Mère de Dieu.
Objections :
1. L'union de l'Incarnation s'est faite dans la personne et
non dans la nature, on l'a vu. Mais tout être est déterminé par son terme. La
grâce d'union doit donc être dite personnelle plutôt que naturelle.
2. Grâce et nature s'opposent comme les dons gratuits, qui
viennent de Dieu, se distinguent des dons naturels qui viennent d'un principe
intrinsèque. Mais deux réalités opposées ne peuvent être dénommées l'une par
l'autre. On ne peut donc pas dire que la grâce du Christ lui soit naturelle.
3. On appelle naturel ce qui est conforme à la nature. Mais la
grâce d'union n'est pas naturelle au Christ, parce que conforme à la nature
divine, autrement elle conviendrait aussi aux autres personnes divines. Elle ne
lui est pas davantage naturelle parce que conforme à la nature humaine ; car
alors elle conviendrait à tous les hommes, qui possèdent la même nature que le
Christ. Il semble donc que d'aucune façon la grâce d'union ne soit naturelle au
Christ.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "Dans l'assomption de la nature
humaine par le Verbe, la grâce, qui rend cet homme impeccable, devient pour lui
en quelque sorte naturelle."
Conclusion :
D'après Aristote, le
mot "nature" signifie tantôt la naissance d'un être, tantôt son
essence. En sorte qu'une réalité peut être dite naturelle de deux façons. En ce
sens qu'elle procède uniquement de ses principes essentiels : ainsi est-il
naturel au feu de s'élever. Ou bien on dit qu'une réalité est naturelle à
l'homme parce qu'il la possède de naissance. Ainsi est-il écrit (Ep 2, 3) :
"Nous étions par nature des fils de colère", et (Sg 12, 10) :
"Leur nation est perverse, et la malice leur est naturelle."
Donc la grâce du
Christ, grâce d'union ou grâce habituelle, ne peut être dite naturelle au sens
où elle serait causée par les principes de la nature humaine. Mais elle peut
être dite naturelle en tant qu'elle provient, dans la nature humaine du Christ,
de sa propre nature divine qui la cause. Et l'une comme l'autre grâce est
naturelle chez le Christ en ce sens qu'il la possède depuis sa naissance ; car,
dès le premier instant de sa conception, la nature humaine fut unie à la
personne divine, et l'âme du Christ fut remplie du don de la grâce.
Solutions :
1. Bien que l'union ne se soit pas faite dans la nature, elle
est cependant produite par la puissance de la nature divine, laquelle est
vraiment la nature du Christ. De plus elle appartient au Christ dès sa
naissance.
2. Nous n'appliquons pas au Christ sous le même rapport les
mots "grâce" et "naturel". Nous parlons de grâce pour
désigner ce qui n'est pas objet de mérite ; mais nous disons que cette grâce
est naturelle, parce qu'elle provient dans l'humanité du Christ de la puissance
de sa nature divine, et qu'il la possède dès sa naissance.
3. La grâce d'union n'est pas naturelle au Christ selon la
nature humaine, comme si elle dérivait des principes de cette nature. Et c'est
pourquoi il ne faut pas qu'elle convienne à tous les hommes. Elle lui est cependant
naturelle sous ce rapport de la nature humaine, parce qu'elle lui appartient
dès sa naissance : le Christ, parce qu'il a été conçu du Saint-Esprit, fut à la
fois par nature fils de Dieu et fils de l'homme. Mais la grâce d'union est
naturelle au Christ sous le rapport de la nature divine qui en est la cause. Il
convient d'ailleurs à toute la Trinité d'être le principe actif de cette grâce.
1. Assumer convient-il à une personne divine ?
- 2. Assumer convient-il à la nature divine ? - 3. La nature peut-elle assumer,
abstraction faite de la personnalité ? - 4. Une personne divine peut-elle
assumer sans une autre ? - 5. N'importe quelle personne divine peut-elle
assumer ? - 6. Plusieurs personnes peuvent-elles assumer une seule nature ? -
7. Une seule personne peut-elle assumer deux natures ? - 8. Convenait-il à la
personne du Fils, plutôt qu'à une autre personne divine, d'assumer la nature
humaine ?
Objections :
1. "Personne divine" signifie un être très parfait.
Or, à ce qui est parfait, on ne peut rien ajouter. Donc, puisque assumer c'est
prendre pour soi, en sorte que ce qui est assumé s'ajoute à ce qui assume, il
parait qu'il ne convient pas à une personne divine d'assumer une nature créée.
2. Le terme de l'assomption se communique de quelque façon à
la réalité assumée ; ainsi la dignité se communique à ce qui est assumé en vue
de la dignité. Mais, par définition, la personne est incommunicable, on l'a dit
dans la première Partie. Donc il ne convient pas à une personne divine
d'assumer, c'est-à-dire de prendre pour soi.
3. La nature est constitutive de la personne. Mais il est
contradictoire que le constitué assume le constituant, car l'effet n'agit pas
sur sa cause.
Cependant :
D'après saint
Augustin, le Fils unique de Dieu "a pris en sa personne la forme, c'est-à-dire
la nature, de l'esclave". Or le Fils unique de Dieu est une personne. Il
revient donc de façon tout à fait propre à la personne de prendre la nature, c'est-à-dire
de l'assumer.
Conclusion :
Le mot
"assomption" implique deux éléments le principe de l'acte et son
terme. Or la personne est à la fois principe et terme de l'assomption. Elle est
principe, car agir appartient en propre à la personne, et l'assomption de la
chair a été réalisée par une action divine. Pareillement, la personne est
encore le terme de cette prise de possession, parce que, nous l'avons dit, l'union
s'est faite dans la personne, non dans la nature. Il est donc évident
qu'assumer la nature revient de façon tout à fait propre à la personne.
Solutions :
1. Puisque la personne divine est infinie, rien ne peut lui
être ajouté. Et c'est pourquoi saint Cyrille d'Alexandrie écrit : "Nous
n'admettons pas un mode d'union qui serait une juxtaposition." Ainsi, dans
l'union de l'homme à Dieu par la grâce d'adoption, rien n'est ajouté à Dieu, mais
le divin est communiqué à l'homme, si bien que ce n'est pas Dieu, mais l'homme,
qui en est perfectionné.
2. La personne est dite incommunicable, en ce sens qu'elle ne
peut être attribuée à plusieurs suppôts. Mais rien n'empêche que plusieurs
qualités soit attribuées à la personne. Aussi, que la personne soit communiquée
de façon à subsister en plusieurs natures, cela ne va pas contre sa raison de
personne. Déjà, dans une personne créée, plusieurs natures peuvent se
rencontrer par accident : ainsi la quantité et la qualité dans la personne d'un
seul homme. Il appartient en propre à la personne divine, en raison de son
infinité, de réaliser en elle une convergence de natures, non pas par accident,
mais sous le rapport de la subsistance.
3. On l'a déjà dit la nature humaine ne constitue pas la
personne divine de façon absolue ; elle la constitue seulement selon que cette
personne reçoit son nom d'une telle nature. Elle ne donne pas au Fils de Dieu
l'être pur et simple, puisqu'il existe de toute éternité, elle lui donne
seulement d'être homme. Au contraire, la nature divine constitue absolument la
personne divine, et c'est pourquoi on ne dit pas que la personne divine assume
la nature divine, mais la nature humaine.
Objections :
1. On l'a vu, assumer signifie prendre pour soi. Mais la
nature divine n'a pas pris pour elle la nature humaine, parce que l'union ne
s'est pas faite dans la nature mais dans la personne, on l'a vu aussi. Ce n'est
donc pas à la nature divine d'assumer la nature humaine.
2. La nature divine est commune aux trois personnes. Donc, s'il
convient à la nature d'assumer, il s'ensuivra que cela conviendra aux trois
personnes. Et ainsi le Père a assumé la nature humaine, comme le Fils. Ce qui
est faux.
3. Assumer, c'est agir. Or, agir convient à la personne, non à
la nature, qui désigne plutôt le principe par lequel l'agent agit. Assumer ne
convient donc pas à la nature.
Cependant :
Saint Augustin dit : "Cette nature qui demeure toujours
engendrée par le Père", c'est-à-dire qui est reçue du Père par la
génération éternelle, "a pris notre nature sans le péché".
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, le mot "assomption" implique deux éléments : le principe de l'acte
et son terme. Or être principe d'assomption convient à la nature divine en
elle-même, car c'est par sa puissance que l'assomption s'est réalisée. Au
contraire, être terme de l'assomption ne convient pas à la nature divine en
elle-même, mais seulement en raison de la personne en qui on la considère.
Aussi, premièrement et en toute rigueur de terme, est-ce la personne qui assume
; mais on peut dire secondairement que la nature aussi assume pour sa propre
personne une autre nature.
Et c'est en ce
sens que l'on parle de nature incarnée, non qu'elle se soit changée en chair, mais
parce qu'elle a assumé une nature charnelle. De là cette parole du Damascène :
"Nous confessons, avec les bienheureux Athanase et Cyrille d'Alexandrie, que
la nature divine s'est incarnée."
Solutions :
1. Dans l'expression "prendre pour soi", le mot
"soi" est réfléchi et se rapporte au sujet lui-même ou suppôt. Or, la
nature divine est identique à ce suppôt qu'est la personne du Verbe. C'est
pourquoi quand la nature divine unit la nature humaine à la personne du Verbe, on
peut dire qu'elle prend pour soi cette nature. Mais s'il est vrai que le Père
unit la nature humaine à la personne du Verbe, cependant, de ce fait, il ne la
prend pas pour soi ; car le Père et le Fils sont deux suppôts différents. Aussi,
à proprement parler, ne peut-on pas dire que le Père assume la nature humaine.
2. Ce qui convient à la nature divine, en raison de ce qu'elle
est, convient aux trois personnes, comme la bonté, la sagesse, etc. Mais
l'assomption ne lui convient qu'en raison de la personne du Verbe, et c'est
pourquoi elle appartient seulement à cette personne.
3. De même qu'en Dieu il y a identité entre "ce qui est"
et "ce par quoi il est", de même y a-t-il en lui identité entre
"ce qui agit" et "ce par quoi il agit", parce que tout ce
qui agit le fait en tant qu'il est de l'être. La nature divine est donc à la
fois ce par quoi Dieu agit, et Dieu lui-même agissant.
Objections :
1. On vient de le dire : s'il convient à la nature d'assumer, c'est
en raison de la personne. Mais ce qui convient à une réalité en raison d'une
autre ne peut lui convenir encore, lorsque cette réalité est supprimée ; ainsi
le corps, visible en raison de la couleur, ne l'est plus sans elle. Donc, si
l'intelligence fait abstraction de la personnalité, la nature ne peut
l'assumer.
2. L'assomption, on l'a dit, implique le terme de l'union. Or
l'union ne peut se faire dans la nature, mais seulement dans la personne.
Abstraction faite de la personne, la nature divine ne peut donc pas assumer.
3. On a dit dans la première Partie que, dans la divinité, si
l'on abstrait la personnalité, il ne reste rien. Mais celui qui assume est
quelque chose de réel. C'est donc que, sans la personnalité, la nature divine
ne peut assumer.
Cependant :
La personnalité, en
Dieu, représente une triple propriété personnelle, à savoir la paternité, la
filiation et la procession, comme on l'a vu dans la première Partie. Or, si l'on
abstrait par l'intelligence ces trois propriétés, il reste encore la
toute-puissance de Dieu, par laquelle s'est faite l'Incarnation, selon cette
parole de l'Ange (Lc 1, 37) : "Il n'est rien d'impossible à Dieu." Il
semble donc que, même si l'on enlève la personnalité, la nature divine peut
assumer.
Conclusion :
L'intellect a un
double rapport avec le divin. Premièrement, pour connaître Dieu tel qu'il est.
Et de cette manière, il est impossible de délimiter quelque chose chez Dieu en
l'isolant d'autre chose, car tout ce qui est en Dieu est un, sauf la
distinction des personnes ; cependant, si l'une d'elles est enlevée, l'autre
l'est également, car elles ne se distinguent que par leurs relations, qui sont
forcément simultanées.
Mais l'intellect a
un autre rapport avec le divin, connaissant Dieu non pas tel qu'il est, mais à notre
manière à nous, c'est-à-dire en considérant de façon multiple et divisée ce qui
en Dieu est un. De cette manière, notre intellect peut saisir la bonté, la
sagesse divine et les autres attributs essentiels, comme la paternité ou la
filiation. A cet égard, en faisant abstraction de la personnalité par notre
intellect, nous pouvons comprendre que la nature assume.
Solutions :
1. En Dieu il y a identité entre "ce par quoi il est"
et "ce qu'il est". Donc, tout ce que l'on attribue à Dieu par
abstraction, et que l'on considère séparément du reste, est nécessairement
quelque chose de subsistant. Par conséquent, c'est une personne, puisqu'un tel
attribut appartient à une nature intellectuelle. Dès lors, de même qu'en posant
en Dieu les propriétés personnelles, nous pouvons parler de trois personnes, de
même, en abstrayant par l'intelligence ces mêmes propriétés, il nous reste
encore à considérer la nature divine comme subsistante et personnelle. De cette
manière, on comprend qu'elle puisse assumer la nature humaine en raison de sa
subsistance ou de sa personnalité.
2. Même si l'intellect isole les personnalités des trois
personnes, il reste encore dans l'intellect un Dieu personnel unique, ainsi que
les Juifs le comprennent. A cette personne l'assomption peut se terminer, tout
aussi bien qu'à la personne du Verbe.
3. Lorsque, par l'intellect, on fait abstraction de la
personnalité, on dit que rien ne reste en Dieu lorsque cette abstraction est
faite par mode de séparation, comme s'il y avait une diversité entre le sujet
de la relation et la relation elle-même ; or tout ce que l'on considère en Dieu,
on le considère comme un suppôt subsistant. Cependant on peut considérer
certains attributs de Dieu sans les autres, non par mode de séparation, mais de
la façon présentée dans la Conclusion.
Objections :
1. Il semble impossible qu'une personne assume la nature créée
sans qu'une autre personne l'assume. En effet, "les oeuvres de la Trinité
sont indivises" selon saint Augustin. De même en effet qu'il n'y a pour
les trois personnes qu'une seule essence, de même aussi n'y a-t-il pour elles
qu'une seule opération. Mais assumer est une opération. Elle ne peut donc
convenir à une personne divine sans convenir à une autre.
2. Nous disons que la personne du Fils est incarnée, et nous
le disons aussi bien de sa nature car, selon saint Jean Damascène, "toute
la nature divine s'est incarnée en l'une de ses hypostases".
Mais la nature est
commune aux trois personnes ; donc aussi l'assomption.
3. De même que la nature humaine dans le Christ est assumée
par Dieu, de même les hommes sont assumés par lui en vertu de la grâce. C'est
ainsi que saint Paul dit d'un homme (Rm 14, 3) : "Dieu l'a assumé."
Mais cette assomption est l'oeuvre commune des trois personnes. Donc aussi
celle du Christ.
Cependant :
Saint Denys le pseudo-aréopagite enseigne que le
mystère de l'Incarnation appartient à cette théologie selon laquelle on fait
une distinction entre ce qui se dit de chacune des personnes divines.
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit l'assomption comporte deux éléments : l'acte de celui qui assume, et le
terme de l'assomption. Or, l'acte de celui qui assume procède de la puissance
divine, qui est commune aux trois personnes ; mais le terme de l'assomption est
la personne, nous l'avons dit. C'est pourquoi ce qui, dans l'assomption, relève
de l'agir est commun aux trois personnes ; ce qui au contraire a raison de
terme convient à une seule personne et non aux autres. En effet, les trois
personnes ont fait que la nature humaine soit unie à la seule personne du Fils.
Solutions :
1. Cet argument est valable du côté de l'opération, indépendamment
de son terme, qui est la personne.
2. On dit que la nature est incarnée, comme on dit qu'elle
assume, en raison de la personne à laquelle se termine l'union, nous l'avons
dit, et non pas en ce sens que l'union est commune aux trois personnes. On dit
encore que "toute la nature divine est incarnée", non parce que
toutes les personnes se seraient incarnées, mais parce que rien ne manque à la
personne incarnée de ce qui fait la perfection de la nature divine.
3. L'assomption qui se fait par la grâce d'adoption a pour
terme une certaine participation de la nature divine par assimilation à sa
bonté, selon la parole de saint Pierre (2 P 1, 4) : "Pour que vous
deveniez participants de la nature divine..." Et c'est pourquoi une telle
assomption est commune aux trois personnes tant du côté de son principe que du
côté de son terme. Mais l'assomption qui s'accomplit par la grâce de l'union
ne leur est commune que du côté du principe, non du côté du terme, ainsi qu'on
l'a dit dans la Conclusion.
Objections :
1. Il semble qu'aucune personne divine, autre que celle du
Fils, n'ait pu assumer la nature humaine. Car une telle assomption devait
aboutir à ce que Dieu soit fils de l'homme. Mais il serait incohérent pour le
Père ou l'Esprit Saint d'être fils, car cela aboutirait à la confusion des
personnes divines. Donc le Père ou l'Esprit Saint ne pouvait s'incarner.
2. Par l'incarnation divine, les hommes ont reçu la filiation
adoptive selon saint Paul (Rm 8, 15) : "Vous n'avez pas reçu un esprit
d'esclavage pour retomber dans la crainte, mais un esprit de fils
adoptifs." Mais la filiation adoptive est une ressemblance participée de
la filiation naturelle, qui ne convient ni au Père ni à l'Esprit Saint, selon
cette parole (Rm 8, 29) : "Ceux qu'il a discernés d'avance, il les a aussi
prédestinés à reproduire l'image de son Fils." Il semble donc qu'aucune
personne autre que le Fils ne pouvait s'incarner.
3. On dit du Fils qu'il est envoyé et engendré par une
naissance temporelle, en tant qu'il s'est incarné ; mais il ne convient pas au
Père d'être envoyé, de même qu'il ne peut naître, nous l'avons dit dans la
première Partie. Donc, au moins la personne du Père ne pouvait s'incarner.
Cependant :
Tout ce que peut
le Fils, le Père peut le faire également. Autrement les trois personnes ne
posséderaient pas la même puissance. Or le Fils a pu s'incarner. Donc
pareillement le Père et le Saint-Esprit.
Conclusion :
Nous l'avons dit, on
distingue dans l'assomption l'acte d'assumer et le terme de l'assomption. Le
principe de l'acte est, la vertu divine ; le terme est la personne. La vertu
divine est commune et se rapporte indifféremment à toutes les personnes, bien
que les propriétés personnelles soient différentes. Or, quand une vertu active
se porte indifféremment sur plusieurs objets, son action peut se terminer à
l'un aussi bien qu'à l'autre ; c'est ce que l'on voit dans les puissances
rationnelles qui sont indifférentes à l'égard de deux opposés et dont l'action
peut se terminer à l'un ou à l'autre. Ainsi la vertu divine pouvait unir la
nature humaine soit à la personne du Père, soit à la personne de l'Esprit Saint,
aussi bien qu'à celle du Fils. Et c'est pourquoi le Père et le Saint-Esprit
auraient pu s'incarner, comme le Fils.
Solutions :
1. La filiation temporelle, selon laquelle le Christ est dit
fils de l'homme, ne constitue pas sa personne, comme la filiation éternelle.
Mais elle est une conséquence de sa naissance temporelle. C'est pourquoi, si de
cette manière le nom de fils était appliqué au Père ou à l'Esprit Saint, il ne
s'ensuivait aucune confusion entre les personnes divines.
2. La filiation adoptive est une ressemblance participée de la
filiation naturelle. Par appropriation, nous disons qu'elle est produite en
nous par le Père, qui est le principe de la filiation naturelle ; et par le don
du Saint-Esprit, qui est l'amour du Père et du Fils selon l'Apôtre (Ga 4, 6) :
"Dieu a envoyé dans vos coeurs l'Esprit de son Fils, qui crie : Abba, Père"
C'est pourquoi le Fils s'étant incarné, nous recevons la filiation adoptive à
l'image de sa filiation naturelle ; et de même, si le Père s'était incarné, nous
recevrions de lui la filiation adoptive comme du principe de la filiation
naturelle ; et si le Saint-Esprit s'était incarné, nous la recevrions de lui, comme
de celui qui est le lien d'amour entre le Père et le Fils.
3. Il convient au Père, selon sa génération éternelle, de ne
pouvoir naître ; mais cela n'exclut pas la possibilité d'une naissance
temporelle. D'autre part, on dit du Fils qu'il est "envoyé" dans son
incarnation, parce qu'il procède d'une autre personne. L'Incarnation à elle
seule ne suffirait pas à la notion de mission divine.
Objections :
1. Il semble que deux personnes divines ne puissent pas
assumer une seule et même nature individuelle. Car alors, ou il y aurait un
seul homme, ou il y en aurait plusieurs. Or il ne peut pas y en avoir plusieurs
; de même qu'une seule nature divine en plusieurs personnes ne saurait
constituer plusieurs dieux, de même une seule nature humaine en plusieurs
personnes ne saurait constituer plusieurs hommes. Pareillement, il ne peut y
avoir un seul homme, car un seul homme, c'est "tel" homme, c'est-à-dire
une personne unique ; cela détruirait la distinction des trois personnes
divines. Deux ou trois personnes ne peuvent donc assumer une seule nature
humaine.
2. L'assomption, a-t-on dit, se termine à l'unité de la
personne. Mais le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne forment pas une personne
unique. Trois personnes ne peuvent donc assumer une seule nature humaine.
3. Selon saint Jean Damascène et saint Augustin, une des
conséquences de l'Incarnation est que tout ce qui se dit du Fils de Dieu se dit
aussi du fils de l'homme, et réciproquement. Donc, si les trois personnes
assumaient une seule nature humaine, tout ce qui se dit de chacune des trois
personnes se dirait également de cet homme-là ; et réciproquement, ce qui
serait attribué à cet homme-là pourrait l'être aussi à chacune des trois
personnes. Ainsi on pourrait attribuer à cet homme ce qui est propre au Père, à
savoir d'engendrer le Fils de toute éternité, et par suite on pourrait
l'attribuer également au Fils de Dieu. Cela est inadmissible. Il n'est donc pas
possible que les trois personnes divines assument une seule nature humaine.
Cependant :
La personne
incarnée subsiste en deux natures, la divine et l'humaine. Mais les trois
personnes subsistent en une seule nature divine. Elles peuvent donc aussi
subsister en une seule nature humaine, de telle sorte qu'une seule nature soit
assumée par les trois personnes.
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, l'union de l'âme et du corps dans le Christ ne forme pas une nouvelle
personne ou une seule hypostase, mais une nature assumée en la personne ou
hypostase divine. Et cela se fait non par la puissance de la nature humaine, mais
par la puissance de la personne divine. Or, telle est la condition des
personnes divines que l'une n'exclut pas l'autre de la communion d'une même
nature, mais seulement de la communion à une même personnalité. Donc, puisque, selon
saint Augustin, il ne faut pas chercher d'autre raison à ce qui s'est fait en
ce mystère que la puissance de celui qui l'a produit, il faut plutôt en juger
d'après la condition de la personne qui assume que d'après la condition de la
nature humaine assumée. C'est pourquoi il n'est pas impossible que deux ou
trois personnes divines assument une seule nature humaine.
Cependant, il
serait impossible qu'elles assument une seule hypostase ou personne humaine ;
comme dit saint Anselme : "Plusieurs personnes ne peuvent assumer un seul
et même homme."
Solutions :
1. Supposons que les personnes assument une seule nature
humaine. Il serait vrai de dire que les trois personnes seraient un seul homme
à cause de l'unité de la nature humaine. De même qu'il est vrai de dire
qu'elles ne sont qu'un seul Dieu à cause de l'unité de la nature divine."
Un seul" n'impliquerait pas l'unité de personne, mais l'unité de la nature
humaine. De ce que les trois personnes font un seul homme, on ne pourrait
conclure à l'unité pure et simple, car rien n'empêche de dire que des hommes
qui sont plusieurs, absolument parlant, ne font qu'un sous un certain rapport, par
exemple quand ils forment un seul peuple. Comme dit saint Augustin :
"L'esprit de l'homme et l'esprit de Dieu sont divers, mais leur union en
fait un seul esprit, selon saint Paul (1 Co 6, 17) : "Celui qui s'unit à
Dieu ne fait avec lui qu'un seul esprit.""
2. Dans l'hypothèse envisagée, la nature humaine serait
assumée non dans l'unité d'une seule personne, mais dans l'unité de chacune
d'elles ; et de même que la nature divine possède une unité naturelle en
chacune des trois personnes, ainsi la nature humaine, par l'assomption, ne
ferait qu'un avec chacune d'elles.
3. Dans le mystère de l'Incarnation, il y a communication des
propriétés appartenant à la nature ; car tout ce qui convient à la nature peut
être attribué à la personne subsistant en cette nature, quelle que soit la
nature désignée par tel ou tel nom. Dès lors, dans l'hypothèse où l'on se place,
les propriétés de la nature humaine et celles de la nature divine pourront être
attribuées à la personne du Père ; de même à la personne du Fils et à la
personne du Saint-Esprit. Mais ce qui convient à la personne du Père, à raison
même de sa personne propre, ne saurait convenir à la personne du Fils ou à
celle du Saint-Esprit, à cause de la distinction des personnes, qui
demeurerait. On pourrait donc dire : de même que le Père est inengendré, de
même cet homme est inengendré, au sens où les mots "cet homme" représenteraient
la personne du Père. Mais si l'on continuait à raisonner ainsi : cet homme est
inengendré, or le Fils est homme, dont le Fils est inengendré, on commettrait
un sophisme de mots ou un sophisme d'accident. C'est ainsi que nous disons que
Dieu est inengendré, et cependant nous ne pouvons conclure que le Fils est
inengendré, bien qu'il soit Dieu.
Objections :
1. Il ne semble pas. La nature assumée dans le mystère de
l'Incarnation n'a pas d'autre suppôt que le suppôt de la personne divine comme
on l'a montré précédemment. Par conséquent, dans l'hypothèse où une seule
personne divine assumerait deux natures humaines, il y aurait un seul suppôt
pour les deux natures de même espèce. Cela semble impliquer contradiction ; car
les natures d'une même espèce ne se multiplient que par la distinction des
suppôts.
2. Dans cette même hypothèse, on ne pourrait pas dire que la
personne divine incarnée serait un homme unique, puisqu'elle n'aurait pas une
nature humaine unique. Pareillement, on ne pourrait parler davantage de
plusieurs hommes, puisque plusieurs hommes sont autant de suppôts distincts et
qu'il n'y aurait ici qu'un seul suppôt. Une telle hypothèse est donc totalement
impossible.
3. Dans le mystère de l'Incarnation, toute la nature divine
est unie à la nature assumée, et donc à chacune de ses parties. Le Christ est
en effet, selon saint Jean Damascène, "Dieu parfait et homme parfait, Dieu
total et homme total". Mais deux natures humaines ne peuvent être
totalement unies l'une à l'autre ; il faudrait en effet que l'âme de l'une soit
unie au corps de l'autre, et que les deux corps soient ensemble, ce qui
amènerait la confusion des natures. Il n'est donc pas possible qu'une seule
personne divine assume deux natures humaines.
Cependant :
Tout ce que le
Père peut faire, le Fils le peut aussi. Mais le Père, après l'incarnation du
Fils, peut assumer une nature humaine autre numériquement que celle assumée par
le Fils ; par l'incarnation du Fils, la puissance du Père ou du Fils n'a été
diminuée en rien. Il semble donc qu'après l'incarnation, le Fils puisse assumer
une nature humaine en dehors de celle qu'il a déjà prise.
Conclusion :
Pouvoir faire une
chose déterminée et pas davantage, c'est posséder une puissance limitée. Or, la
puissance d'une personne divine est infinie et ne peut se limiter à quelque
chose de créé. On ne doit donc pas dire qu'en assumant une nature humaine, la
personne divine se rend incapable d'en assumer une autre. Ce serait en effet
admettre que la personnalité de la nature divine est limitée à ce point par une
nature humaine qu'une autre ne puisse être encore assumée par elle. Et cela est
impossible, car l'incréé ne peut être renfermé dans le créé. Donc, soit que
nous la considérions dans sa puissance qui est principe de l'union, soit que
nous la considérions dans sa personnalité qui est terme de l'union, il faut
dire que la personne divine, en plus de la nature humaine qu'elle s'est unie, pourrait
encore en assumer une autre.
Solutions :
1. Une nature créée est accomplie dans son espèce par la forme
; et elle se multiplie par la division de la matière. C'est pourquoi, si la
composition de matière et de forme constitue un nouveau suppôt, il s'ensuit que
la nature se multiplie selon la multiplication des suppôts. Mais dans le
mystère de l'Incarnation, l'union de la forme et de la matière, c'est-à-dire de
l'âme et du corps, ne constitue pas un nouveau suppôt, on l'a dit plus haut. La
nature peut donc être multiple numériquement, par division de la matière, sans
qu'il y ait distinction de suppôts.
2. Dans l'hypothèse envisagée, il semble au premier abord
qu'il y aurait deux hommes, puisqu'il y aurait deux natures, sans pourtant
qu'il y ait deux suppôts ; de même qu'à l'inverse trois personnes seraient
considérées comme un seul homme, s'il n'y avait qu'une seule nature humaine
assumée. Mais cela ne paraît pas vrai. En effet, on doit se servir des mots
d'après leur signification, et cette signification se trouve déterminée par
l'usage commun. Or jamais un nom concret désignant le sujet d'une forme
quelconque ne se met au pluriel, si ce n'est en raison de la pluralité des
suppôts. C’est ainsi qu'à propos d'un homme qui porte deux vêtements, on ne
parle pas de deux sujets vêtus mais d'un seul, vêtu de deux habits ; de même
celui qui possède deux qualités est qualifié au singulier selon l'une et
l'autre. Précisément, la nature assumée joue, sous un certain rapport, le rôle
d'un vêtement, bien que l'analogie ne soit pas parfaite, on l'a vue. C'est
pourquoi, si une personne divine assumait deux natures humaines, on devrait
parler, du fait qu'il y a un seul suppôt, d'un seul homme ayant deux natures
humaines. Il arrive qu'un grand nombre d'hommes soient dits former un seul
peuple, parce qu'ils sont unis sous un certain rapport, mais non quant à
l'unité de suppôt. Pareillement, si deux personnes divines assumaient une seule
nature humaine, elles formeraient, comme on l'a dit, un seul homme, non pas à
cause de l'unité de suppôt, mais en tant qu'elles se rejoignent dans une
certaine unité.
3. La nature divine et la nature humaine ne se rapportent pas
dans le même ordre à une personne divine". En premier lieu et par soi, il
appartient à la nature divine d'être rapportée à la personne avec laquelle elle
ne fait qu'un de toute éternité. Tandis que la nature humaine se rapporte à la
personne divine postérieurement, du fait de son assomption dans le temps par
cette personne, et le résultat de cette assomption n’est pas que la nature
s'identifie à la personne, mais bien que la personne subsiste en la nature. En
effet, le Fils de Dieu est sa propre déité, mais il n'est pas son humanité. Dès
lors, pour que la nature humaine soit assumée par la personne divine, il faut
que la nature divine soit unie personnellement à toute la nature assumée, c'est-à-dire
à toutes ses parties. Mais s'il y avait deux natures assumées, la relation de
l'une et de l'autre à la personne divine serait uniforme, et l'une n'assumerait
pas l'autre. Par suite, il ne faudrait pas que l'une d'elles soit unie à
l'autre, c'est-à-dire que toutes les parties de l'une soient unies à toutes les
parties de l'autre.
Objections :
1. Par le mystère de l'Incarnation, les hommes sont conduits à
la véritable connaissance de Dieu selon cette parole (Jn 18, 37) : "Je
suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité."
Mais, pour beaucoup, l'incarnation de la personne du Fils de Dieu a été un
obstacle à la connaissance véritable de Dieu, parce qu'ils attribuaient les
propriétés de la nature humaine à la personne même du Fils. Ainsi Arius a-t-il
prétendu que les personnes étaient inégales, pour cette raison que Jésus dit en
saint Jean (14, 28) : "Le Père est plus grand que moi." Or, cette
erreur ne se serait pas produite si la personne du Père s'était incarnée :
personne en effet n'aurait pensé à juger le Père inférieur au Fils. Il était
donc préférable, semble-t-il, que la personne du Père s'incarne, plutôt que la
personne du Fils.
2. L'Incarnation semble devoir aboutir à une nouvelle création
de la nature humaine selon l'épître aux Galates (6, 15 Vg) : "Dans le
Christ Jésus la circoncision n'est rien, ni l'incirconcision ; il s'agit d'être
une créature nouvelle." Mais le pouvoir de créer appartient par
appropriation au Père. Il aurait donc été plus indiqué que le Père s'incarne, de
préférence au Fils.
3. L'Incarnation est ordonnée à la rémission des péchés selon
la parole (Mt 1, 21) : "Tu lui donneras le nom de Jésus, car il sauvera
son peuple de leurs péchés." Or la rémission des péchés est attribuée au Saint-Esprit,
selon cette parole (Jn 20, 22) : "Recevez le Saint-Esprit : ceux à qui
vous remettrez leurs péchés, ils leur seront remis." S'incarner convenait
donc à la personne du Saint-Esprit, plutôt qu'à celle du Fils.
Cependant :
Saint Jean Damascène écrit : "Dans le mystère de
l'Incarnation ont été manifestées la sagesse et la puissance de Dieu ; sa
sagesse, car il a su donner la solution la meilleure à la situation la plus
difficile ; sa puissance, car d'un vaincu il a fait un vainqueur." Mais la
puissance et la sagesse appartiennent par appropriation au Christ, puisque
saint Paul écrit (1 Co 1, 24) : "Le Christ puissance de Dieu et sagesse de
Dieu." Il était donc convenable que la personne du Fils s'incarnât.
Conclusion :
Il convenait
parfaitement à la personne du Fils de s'incarner.
- 1° Du point de
vue de l'union. Il convient que celle-ci se réalise entre semblables. Or la
personne du Fils, qui est le Verbe de Dieu, possède une relation commune avec
toute créature. Le verbe ou la conception de l'artiste, en effet, est l'image
exemplaire de ses oeuvres. Aussi le Verbe de Dieu, qui est son concept éternel,
est aussi l'image exemplaire de toute la création. Puisque, en participant de
cette image, les créatures sont constituées dans leurs espèces propres, tout en
étant changeantes et corruptibles, il était normal que, par l'union personnelle
au Verbe, et non plus seulement par simple participation, la créature déchue
soit restaurée dans sa relation à la perfection éternelle et immuable. En effet,
c'est par le moyen de la forme idéale qui lui a fait réaliser son oeuvre que
l'artisan restaure celle-ci, si elle s'est effondrée.
D'autre part, le
Verbe de Dieu a un point de contact spécial avec la nature humaine, du fait
qu'il est le concept de la Sagesse éternelle, de laquelle dérive toute sagesse
humaine. C'est pourquoi le perfectionnement de l'homme dans la sagesse, en quoi
se réalise sa perfection d'être raisonnable, se mesure à ce qu'il participe du
Verbe de Dieu. C'est ainsi que le disciple s'instruit dans la mesure où il
reçoit la parole du maître, expression de son verbe intérieur. De là cette
parole de l'Ecclésiastique (1, 5 Vg) : "La source de la sagesse, c'est le
Verbe de Dieu, au plus haut des cieux." Il convenait donc, pour consommer
la perfection de l'homme, que le Verbe de Dieu fût uni personnellement à la
nature humaine.
- 2° On peut
trouver un nouveau motif à cette convenance dans la fin de l'union hypostatique
: cette fin, c'est l'accomplissement de la prédestination pour ceux qui ont été
ordonnés d'avance à l'héritage céleste, dû seulement aux fils, selon saint Paul
(Rm 8, 17) : "Si nous sommes fils, nous sommes aussi héritiers." Il
revenait donc à celui qui est le Fils naturel de Dieu de communiquer aux hommes
une image de cette filiation par l'adoption divine, ainsi que l'Apôtre l'écrit
au même chapitre (v. 29) : "Ceux qu'il a discernés d'avance, il les a
aussi prédestinés à reproduire l'image de son Fils."
- 3° On peut
encore tirer une raison de convenance du péché de notre premier père, auquel
vient remédier l'Incarnation. Le premier, homme avait péché en désirant la
science, comme il ressort des paroles mêmes du serpent lui promettant la
science du bien et du mal. Il convenait donc qu'après s'être éloigné de Dieu
par un désir déréglé de science, l'homme soit ramené à Dieu par le Verbe de la
vraie sagesse.
Solutions :
1. Il n'est rien dont la malice humaine ne puisse abuser, même
de la bonté de Dieu, dit saint Paul (Rm 2, 4) : "Méprises-tu les richesses
de sa bonté ?" Si la personne du Père s'était incarnée, l'homme aurait pu
tomber dans quelque autre erreur, et s'imaginer par exemple que le Fils ne
pouvait à lui seul restaurer la nature humaine.
2. La première création des choses vient de la puissance de
Dieu le Père, par son Verbe. Cette nouvelle création doit venir, elle aussi, par
le Verbe, de la puissance de Dieu le Père. Ainsi la seconde création répond à
la première, selon saint Paul (2 Co 5, 9) : "C'était Dieu qui, dans le
Christ, se réconciliait le monde."
3. Le propre de l'Esprit Saint, c'est d'être le don du Père et
du Fils. Or, la rémission des péchés se fait par l'Esprit Saint en ce sens que,
l'Esprit Saint nous étant donné par Dieu, nous sommes purifiés de nos fautes.
Il est donc plus approprié, pour la justification de l'homme, que l'incarnation
soit celle du Christ, qui nous donne l'Esprit Saint.
Il faut maintenant étudier l'union du côté de ce qui est assumé. À ce
sujet, il faut étudier : 1° Les réalités
assumées par le Verbe. 2° Les réalités assumées par voie de conséquence, qui
sont les perfections et les déficiences (Q. 7).
Mais le Fils de Dieu a assumé la nature humaine et ses parties. D'où, sur
le premier point, une triple étude se présente :
- I. Quant à la nature humaine elle-même (Q.
4).
- II. Quant à ses parties (Q. 5).
- III. Quant à l'ordre de leur assomption (Q. 6).
1. La nature humaine était-elle plus apte que
toute autre nature à être assumée par le Fils de Dieu ? - 2. Le Fils de Dieu
a-t-il assumé une personne ? - 3. A-t-il assumé un homme ? - 4. Aurait-il été
convenable qu'il assume la nature humaine abstraite de tous ses individus ? -
5. Aurait-il été convenable qu'il assume la nature humaine dans tous ses
individus ? - 6. A-t-il été convenable qu'il assume la nature humaine dans un
homme de la descendance d'Adam ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car saint Augustin a écrit : "Dans
les événements miraculeux, ce qui se produit n'a d'autre explication que la
puissance de celui qui opère." Mais la puissance de Dieu opérant
l'Incarnation, l'oeuvre la plus miraculeuse qui soit, ne se limite pas à une
nature déterminée, puisque cette puissance est infinie. La nature humaine n'est
donc pas plus apte à être assumée par Dieu que toute autre créature.
2. On a vu que la ressemblance est une raison de convenance
pour l'incarnation d'une personne divine. Mais si, dans la nature raisonnable, se
trouve la ressemblance propre à l'image, dans la nature irrationnelle il y a la
ressemblance propre au vestige. La créature irrationnelle est donc, comme la
nature humaine, apte à être assumée.
3. En introduisant le texte d'Ézéchiel (28, 12) : "Tu
étais le sceau de la ressemblance", saint Grégoire affirme qu'il y a dans
la nature angélique une ressemblance avec Dieu plus frappante que dans la
nature humaine. En outre, on trouve le péché chez l'ange comme chez l'homme, selon
Job (4, 18) : "Chez ses anges il a trouvé du mal." Donc la nature
angélique était aussi apte que la nature de l'homme à être assumée.
4. Puisque la souveraine perfection appartient à Dieu, plus un
être est semblable à Dieu, plus il est parfait. Mais tout l'univers est plus
parfait que ses parties, parmi lesquelles il y a la nature humaine. L'univers
tout entier était donc plus digne d'assomption que la nature humaine.
Cependant :
Le livre des
Proverbes (8, 31) fait parler ainsi la Sagesse engendrée : "Je trouve mes
délices parmi les enfants des hommes." Il semble donc qu'il y ait quelque
convenance à ce que le Fils de Dieu s'unisse la nature humaine.
Conclusion :
On dit d'un être
qu'il est assumable pour désigner son aptitude à être assumé par une personne
divine. Cette aptitude ne peut s'entendre d'une puissance passive naturelle, car
celle-ci ne s'étend pas à ce qui transcende l'ordre de la nature, lequel se
trouve dépassé par l'union personnelle de la créature à Dieu. Il reste donc que
l'on entende cette aptitude au sens d'une convenance à l'union en question. Or,
une telle convenance peut se prendre, à propos de la nature humaine, à deux
points de vue : selon la dignité et
selon la nécessité. Selon la dignité, la nature humaine, parce qu'elle est
rationnelle et intellectuelle, est capable d'atteindre de quelque manière le
Verbe lui-même par son opération, en le connaissant et en l'aimant. Selon la
nécessité, la nature humaine étant soumise au péché originel avait besoin
d'être restaurée. Ces deux raisons de convenance sont valables pour la seule
nature humaine : à la créature irrationnelle en effet manque le motif de dignité
; à la nature angélique, le motif de nécessité. Il s'ensuit par conséquent que
seule la nature humaine est assumable.
Solutions :
1. Les créatures sont qualifiées d'après les caractères
qu'elles tiennent de leurs causes propres, et non d'après les caractères
qu'elles tiennent des causes premières et universelles. C'est ainsi que l'on
parle d'une maladie incurable, non parce qu'elle ne peut être guérie par Dieu, mais
parce qu'elle ne peut pas l'être par les principes propres du sujet. Donc, si
l'on dit qu'une créature n'est pas apte à être assumée, ce n'est pas pour
soustraire quelque chose à la puissance divine, mais pour montrer la condition
d'une créature qui ne possède pas cette aptitude.
2. La ressemblance par image est considérée dans la nature humaine
en ce qu'elle est capable de Dieu, c'est-à-dire capable de l'atteindre par son
opération propre de connaissance et d'amour. La ressemblance par vestige
consiste seulement en une certaine représentation que la marque divine laisse
dans la créature ; et c'est la seule ressemblance qui se trouve dans la
créature irrationnelle, incapable d'atteindre Dieu par son opération. Or ce qui
n'est pas apte à moins ne l'est pas davantage à plus ; ainsi le corps, qui
n'est pas adapté à recevoir son achèvement d'une âme sensible, est encore bien
moins adapté à être achevé par une âme intellectuelle. Mais l'union à Dieu dans
l'être personnel est beaucoup plus haute et plus parfaite que l'union dans
l'opération. Par conséquent la créature irrationnelle, qui ne peut être unie à
Dieu dans l'opération, ne se trouve pas adaptée à l'union dans l'être
personnel.
3. Certains prétendent que l'ange n'est pas apte à être assumé,
parce que, dès le principe de sa création, il fut constitué dans sa
personnalité, et que d'autre part il n'est susceptible ni de génération, ni de
corruption. Il n'aurait donc pu être élevé à l'unité de la personne divine qu'à
la condition que sa propre personnalité fût détruite, ce qui ne convient ni à
l'incorruptibilité de sa nature, ni à la bonté de celui qui assume ; cette
bonté s'oppose en effet à ce qu'aucune perfection soit détruite dans la
créature assumée.
- Mais ces raisons
ne semblent pas exclure entièrement toute convenance d'assomption dans la
nature angélique. En effet, Dieu peut produire une nouvelle créature angélique
et se l'unir personnellement ; et ainsi aucune perfection préexistante ne
serait détruite dans cette nature. Mais, comme nous venons de le dire, ce qui
fait défaut ici, c'est un motif de convenance du point de vue de la nécessité.
Car, bien que la nature angélique, en certains de ses représentants, soit
coupable de péché, cependant ce péché est sans remède, comme on l'a établi dans
la première Partie.
4. La perfection de l'univers n'est pas la perfection d'une
personne ou d'un suppôt unique ; c'est une perfection d'ordre et d'harmonie ;
et la plupart des êtres qui composent cet ordre ne sont pas dignes d'assomption,
nous venons de le dire. Il reste donc que seule la nature humaine est apte à
être assumée.
Objections :
Saint Jean Damascène écrit : "Le Fils de Dieu a assumé la
nature humaine dans un être concret", c'est-à-dire dans un individu. Mais
un individu de nature rationnelle est une personne, comme le montre Boèce. Le
Fils de Dieu a donc assumé une personne.
2. Saint Jean Damascène écrit que le Fils de Dieu a assumé
"les éléments qu'il a établis dans notre nature". Mais parmi ces
éléments se trouve la personnalité. Le Fils de Dieu a donc assumé une personne.
3. Rien n'est consumé que ce qui est. Mais le pape Innocent
III écrit dans une décrétale que "la personne de Dieu a consumé la
personne de l'homme". Il semble donc que la personne de l'homme a dû
d'abord être assumée.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "Dieu a assumé la nature de l'homme
et non la personne."
Conclusion :
Être assumé, c'est
être pris pour être uni à quelque chose. Ce qui est assumé doit donc être
présupposé à l'assomption ; de même le mobile est présupposé au mouvement local
lui-même. Or, d'après ce que nous avons déjà dit, dans la nature humaine
assumée la personne n'est pas présupposée à l'assomption ; elle doit plutôt
être envisagée comme le terme de l'assomption. Si elle était présupposée, en
effet, ou bien elle se trouverait dissoute et par suite serait assumée
inutilement ; ou bien elle demeurerait après l'union, et alors il y aurait deux
personnes, l'une assumant et l'autre assumée ; ce qui est erroné, nous l'avons
montré plus haut. Il reste donc que d'aucune manière le Fils de Dieu n'a assumé
une personne humaine.
Solutions :
1. Le Fils de Dieu a assumé la nature humaine dans un être
concret, c'est-à-dire dans un individu qui n'était autre que ce suppôt incréé
qui est la personne même du Fils de Dieu. On ne peut donc pas dire qu'il a
assumé une personne.
2. La personnalité propre ne fait pas défaut à la nature
assumée par suite de la privation d'une perfection propre à la nature humaine, mais
en raison de l'addition d'un élément nouveau qui dépasse cette nature, et qui est
l'union à la personne divine.
3. Consumer ne signifie pas ici détruire ce qui existait déjà,
mais faire obstacle à ce qui aurait pu être autrement. En effet, si la nature
humaine n'avait pas été assumée par la personne divine, elle aurait eu sa
personnalité propre. Et pour autant on dit que la personne a consumé la
personne, bien qu'en un sens impropre, parce que la personne divine, par son
union, a empêché la nature humaine d'avoir sa propre personnalité.
Objections :
1. Il semble que la personne divine ait assumé un homme. Il
est écrit en effet (Ps 65, 5) : "Bienheureux celui que tu as choisi et que
tu as assumé" ; parole que la Glose applique au Christ. D'autre part, saint
Augustin écrit : "Le Fils de Dieu a assumé l'homme, et en lui il a
souffert la misère humaine."
2. Ce mot "homme" signifie la nature humaine. Mais
puisque le Fils de Dieu a assumé la nature humaine, il a donc assumé l'homme.
3. Le Fils de Dieu est homme ; mais il n'est pas l'homme qu'il
n'a pas assumé ; car alors il serait tout aussi bien Pierre ou un homme
quelconque. Il est donc bien l'homme qu'il a assumé.
Cependant :
Voici
l'enseignement de saint Félix pape et martyr, reproduit par le concile d’Ephèse
: "Nous croyons en Notre Seigneur Jésus Christ, né de la Vierge Marie, parce
qu'il est Fils éternel et Verbe de Dieu, non pas homme assumé par Dieu pour
être autre que lui, car le Fils de Dieu en effet n'a pas assumé un homme qui
serait autre que lui-même."
Conclusion :
Nous l'avons dit, ce
qui est assumé n'est pas le terme de l'assomption, mais se trouve présupposé à
elle. Et nous savons aussi que l'individu en lequel la nature humaine a été
assumée n'est autre que la personne divine, terme de l'assomption. Et ce mot
"homme" signifie la nature humaine en tant qu'elle est destinée à
exister dans un suppôt. En effet, selon saint Jean Damascène, "de même que
le mot "Dieu" signifie celui qui possède la nature divine, de même le
mot "homme" signifie celui qui possède la nature humaine". Et
c'est pourquoi on ne dit pas à proprement parler que le Fils de Dieu a assumé
un homme, si l'on sous-entend par là, ce qui est vrai, que dans le Christ il y
a un seul suppôt et une seule hypostase. Mais, selon ceux qui mettent dans le
Christ deux hypostases ou deux suppôts, on pourrait dire à juste titre et en
propriété de termes que le Fils de Dieu a assumé un homme. C'est pourquoi la
première opinion rapportée par le Maître des Sentences concède qu'un homme a
été assumé. Mais cette opinion est erronée, nous l'avons dit plus haut.
Solutions :
1. Il ne faut pas trop pousser ces expressions, comme si elles
étaient exactes. Mais il faut les expliquer avec délicatesse quand on les
rencontre chez les saints Pères. On parle ici d'homme assumé parce que sa
nature a été assumée, et parce que l'assomption a eu pour terme que le Fils de
Dieu soit un homme.
2. Le mot "homme" signifie la nature humaine au
concret, en tant qu'elle se trouve dans un suppôt. De même qu'il est impossible
de dire que le suppôt a été assumé, de même ne peut-on soutenir que l'homme a
été assumé.
3. Le Fils de Dieu n'est pas l'homme qu'il a assumé, mais il
est celui dont il a assumé la nature.
Objections :
1. L'assomption de la nature humaine s'est faite en vue du
salut général de tous les hommes, et c'est pourquoi l'Apôtre déclare (1 Tm 4, 10)
que le Christ est "le Sauveur de tous les hommes, surtout des
croyants". Mais la nature, en tant qu'elle existe dans les individus, perd
son universalité. Le Fils de Dieu devait donc assumer la nature humaine en tant
qu'elle est abstraite de tous les individus.
2. Il faut toujours attribuer à Dieu ce qu'il y a de plus
noble. Or, dans n'importe quel genre, le plus important est ce qui est par soi.
Le Fils de Dieu a donc dû assumer l'homme en tant que tel et par soi ; mais, d'après
les platoniciens, cet homme n'est pas autre chose que la nature humaine
abstraite des individus. C'est donc bien cette nature que le Fils de Dieu a dû
assumer.
3. D'après ce que nous avons dit à l'Article précédent, on ne
peut pas soutenir que le Fils de Dieu a pris une nature humaine telle que l'on
puisse la signifier au concret par le mot "homme". Or, la nature ne
possède une telle signification que dans les singuliers. C'est donc que le Fils
de Dieu a pris la nature humaine en tant qu'elle est abstraite des individus.
Cependant :
Saint Jean Damascène écrit : "La nature que le Verbe incarné
a assumée n'est pas celle que nous contemplons dans un acte de pure
intellection. Ce ne serait pas là l'incarnation, mais une illusion et un
mensonge." Or la nature humaine, en tant qu'elle est séparée ou abstraite
des individus, est objet de pensée et d'intellection pure, car, dit encore saint
Jean Damascène au même endroit, elle ne subsiste pas par elle-même. Donc le
Fils de Dieu n'a pas assumé la nature humaine en tant qu'elle est séparée des
singuliers.
Conclusion :
La nature de
l'homme, ou de toute autre réalité sensible, en dehors de l'être qu'elle
possède dans les singuliers, peut être envisagée d'une double manière. On peut
la considérer comme ayant l'être par elle-même, en dehors de la matière, comme
le prétendaient les platoniciens ; ou bien on peut encore la considérer comme
existant dans l'intelligence, soit divine, soit humaine.
À vrai dire, une
telle nature ne peut subsister par elle-même, ainsi que le prouve le Philosophe,
car la matière sensible appartient à la nature spécifique des réalités sensibles,
et entre dans leur définition ; par exemple, les chairs et les os font partie
de la définition de l'homme. Il n'est donc pas possible que la nature humaine
existe en dehors de la nature sensible.
Si pourtant la
nature humaine existait de cette manière, il ne conviendrait pas qu'elle soit
assumée par le Verbe de Dieu.
- 1° Parce que
l'assomption se termine à la personne ; or il est contraire à la nature d'une
forme universelle d'exister dans une personne ; personnifiée en effet, elle
serait individuée.
- 2° Parce que, à
une nature commune, on ne peut attribuer que des opérations communes et
universelles, qui ne peuvent pas être principes de mérite ou de démérite ; et
cependant, c'est afin de mériter pour nous que le Fils de Dieu a assumé la
nature humaine.
- 3° Parce qu'une
telle nature n'est pas objet de connaissance sensible, mais intelligible. Or, le
Fils de Dieu a pris la nature humaine pour se rendre visible aux hommes, selon
Baruch (3, 38) : "Puis il est apparu sur la terre, et il a vécu avec les hommes."
De même encore, la
nature humaine, en tant qu'elle se trouve dans l'intelligence divine, n'a pu
être assumée par le Fils de Dieu. Car sous ce rapport elle ne diffère pas de la
nature divine ; et par suite c'est de toute éternité que la nature humaine
aurait été unie au Fils de Dieu.
Pareillement, il
ne convient pas de dire que le Fils de Dieu a assumé la nature humaine en tant
qu'elle se trouve dans l'intelligence humaine. Cela signifierait simplement que
l'assomption de la nature humaine est objet de connaissance intellectuelle. Et
si la nature n'était pas réellement assumée, une telle connaissance serait
fausse. L'assomption de la nature humaine ne serait pas autre chose, comme dit saint
Jean Damascène, qu'une incarnation fictive.
Solutions :
1. Le Fils de Dieu incarné est le Sauveur universel, non pas
en ce sens qu'il possède cette universalité de genre ou d'espèce que l'on
attribue à une nature abstraite des singuliers, mais en ce sens qu'il est la
cause universelle du salut du genre humain.
2. L'homme par soi ne se trouve pas dans la réalité en dehors
des individus, comme ont prétendu les platoniciens. Certains disent, il est
vrai, que Platon n'aurait admis l'existence de l'homme séparé que dans
l'intelligence divine. Mais même en ce sens l'assomption serait impossible, puisque
de toute éternité la nature humaine est présente à l'intelligence du Verbe
divin.
3. La nature humaine n'a pas été assumée au concret en ce sens
que le suppôt aurait été préalable à l'assomption ; mais elle a été assumée
dans un individu parce qu'elle a été assumée pour exister individuellement.
Objections :
1. Ce qui est assumé premièrement et par soi, c'est la nature
humaine. Or, ce qui convient par soi à une nature convient à tous les individus
qui possèdent cette nature. Il convenait donc que la nature humaine soit
assumée dans tous ses individus par le Verbe de Dieu.
2. L'Incarnation procède de la charité divine ; de là cette
parole de saint Jean (3, 16) : "Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné
son Fils unique." Mais l'amour fait que l'on se donne à ses amis dans
toute la mesure du possible. Or, nous l'avons vu, il était possible au Fils de
Dieu d'assumer plusieurs natures humaines, et toutes au même titre. Il
convenait donc que le Fils de Dieu assume la nature humaine dans tous ses
individus.
3. Un bon ouvrier mène son oeuvre à la perfection par le plus
court chemin possible. Or le chemin aurait été plus court si tous les hommes
avaient été assumés pour réaliser une filiation naturelle, au lieu qu'un seul
Fils naturel "en conduise un grand nombre à la filiation adoptive" selon
l'épître aux Galates (4, 5). Donc la nature humaine aurait dû être assumée dans
tous ses individus par le Fils de Dieu.
Cependant :
Saint Jean
Damascène écrit : "Le Fils de Dieu n'a pas pris la nature humaine dans son
universalité spécifique ; il ne l'a pas davantage assumée dans tous ses
suppôts."
Conclusion :
Il ne convient pas
que la nature humaine soit assumée par le Verbe dans tous ses suppôts.
- 1° Cela aurait
enlevé à la nature humaine la pluralité de suppôts qui lui est naturelle. En
effet, il n'y a pas dans la nature assumée d'autre suppôt que la personne qui
assume ; donc, si la nature humaine entière était assumée, il n'y aurait plus
qu'un seul suppôt en elle, à savoir la personne qui assume.
- 2° Cela
dérogerait à la dignité du Fils de Dieu incarné qui, selon la nature humaine, est
"le premier-né parmi beaucoup de frères", comme il est, selon la
nature divine" le premier-né de toute créature". Tous les hommes en
effet posséderaient la même dignité.
- 3° Il convient
que, si une seule personne divine s'incarne, une seule nature humaine aussi
soit assumée, afin que l'unité se trouve des deux côtés.
Solutions :
1. Il revient en propre à la nature humaine d'être assumée, en
ce sens que cela ne lui appartient pas en raison de la personne, comme il
arrive pour la nature divine à laquelle il convient d'assumer précisément en
raison de la personne. Mais l'assomption ne relève pas des principes essentiels
de la nature humaine, ni ne constitue une de ses propriétés naturelles, qu'il
faudrait attribuer à tous les suppôts de cette nature.
2. L'amour de Dieu envers les hommes ne se manifeste pas
seulement par l'assomption de la nature humaine, mais surtout par les souffrances
qu'il a endurées dans sa nature humaine pour les autres hommes, selon saint
Paul (Rom 5, 8) : "La preuve que Dieu nous aime, c'est que le Christ est
mort pour nous, alors que nous étions des ennemis." Or cela n'aurait pas
eu lieu si le Fils de Dieu avait assumé la nature humaine dans tous les hommes.
3. La méthode brève, qu'observe un opérateur avisé, demande
qu'on n'emploie pas de multiples moyens là où un seul suffit. C'est pourquoi il
était excellent que par un seul homme tous les autres soient sauvés.
Objections :
1. Il semble que non. L'Apôtre écrit en effet (He 7, 26) :
"Il convenait que notre grand prêtre fût séparé des pécheurs." Mais
il l'aurait été davantage s'il n'avait pas pris une nature humaine de la race
d'Adam pécheur.
2. Dans toute catégorie de l'être, le principe est plus noble
que ses dérivés. Donc, si le Fils de Dieu voulait prendre la nature humaine, il
aurait dû plutôt l'assumer chez Adam lui-même.
3. Les païens furent de plus grands pécheurs que les Juifs, si
l'on en croit la Glose interprétant l'épître aux Galates (2, 5) : "Nous
sommes Juifs de naissance, et non pécheurs comme les païens." Donc, si le
Fils de Dieu voulait assumer une nature humaine tirée d'une race de pécheurs, il
aurait dû la prendre chez les païens, plutôt que dans la race d'Abraham le
juste.
Cependant :
Dans l'évangile de
saint Luc (3, 23) la généalogie du Seigneur remonte jusqu'à à Adam.
Conclusion :
Comme dit saint
Augustin : "Dieu pouvait prendre un homme ailleurs que dans la race d'Adam
qui avait enchaîné le genre humain à son péché. Mais il jugea qu'il valait
mieux prendre, dans une race de vaincus, un homme qui deviendrait vainqueur de
l'ennemi du genre humain." Et cela pour trois raisons.
- 1° Il semble
appartenir à la justice que celui qui a péché satisfasse ; il convenait donc
que ce fût de la nature corrompue par le péché que fût tiré ce qui servirait à
satisfaire pour toute la nature.
- 2° Il est plus
honorable pour l'homme que le vainqueur du diable sorte de la race vaincue par
le diable.
- 3° La puissance
de Dieu se trouve par là davantage manifestée puisqu'il assume, dans une nature
corrompue et faible, ce qui est élevé à une telle puissance et à une si haute
dignité.
Solutions :
1. Le Christ devait être séparé des pécheurs sous le rapport
de la faute qu'il venait détruire, non sous le rapport de la nature qu'il
venait sauver, selon laquelle "il devait être en tout semblable à ses
frères", comme dit la même épître aux Hébreux (2, 17). En outre, en
assumant cette nature prise dans la masse humaine esclave du péché, il a montré
une innocence et une pureté d'autant plus admirables.
2. Comme nous venons de le dire, il fallait que le Christ soit
séparé des pécheurs quant à la faute ; or Adam était coupable, et le Christ "l'a
délivré de son péché" (Sg 10, 2). Celui qui venait purifier les autres ne
devait pas avoir besoin d'être purifié lui-même ; car dans tout système de
mouvement le premier moteur est immobile par rapport à ce mouvement même et le
premier agent d'une altération est lui-même inaltérable. Il ne convenait donc
pas d'assumer la nature humaine chez Adam lui-même.
3. Puisque le Christ devait absolument être séparé des pécheurs
quant à la faute et atteindre le degré le plus élevé de pureté, il convenait
qu'à partir du premier homme pécheur on parvienne au Christ en passant par
quelques justes en qui brilleraient les marques de la sainteté future. C'est
pourquoi, dans le peuple dont le Christ devait naître, Dieu institua certains
signes de sainteté, à commencer par Abraham qui le premier reçut la promesse du
Christ à venir et fut circoncis en témoignage d'une alliance durable, comme il
est écrit dans la Genèse (17, 11).
1. Le Fils de Dieu devait-il assumer un corps
véritable ? - 2. Devait-il assumer un corps terrestre, c'est-à-dire fait de
chair et de sang ? - 3. A-t-il assumé l'âme ? - 4. Devait-il assumer
l'intelligence ?
Objections :
1. Saint Paul écrit "Il est devenu semblable aux hommes"
(Ph 2, 7). Mais on n'appelle pas "semblable" ce qui est réel. Ce
n'est donc pas un véritable corps que le Fils de Dieu a assumé.
2. L'assomption d'un corps n'a dérogé en rien à la dignité
divine. Le pape Léon écrit en effet : "Le resplendissement de la gloire
divine n'a pas absorbé la nature inférieure, et l'assomption n'a pas amoindri
la nature supérieure." Mais il revient à la dignité de Dieu d'être
totalement incorporel. Il semble donc que, par l'assomption, Dieu ne s'est pas
uni à un corps.
3. Le signe doit répondre à la chose signifiée. Mais les
apparitions de l'Ancien Testament qui préfiguraient la manifestation du Christ,
ne se firent pas avec un corps réel, mais dans une vision de l'imagination, comme
on le voit chez Isaïe (6, 1) : "J'ai vu le Seigneur assis, etc." Il
semble donc que la venue du Fils de Dieu ne s'est pas faite avec un corps
véritable, mais pour l'imagination.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "Si le corps du Christ n'a été qu'un
fantôme, le Christ nous a trompés. Et s'il nous a trompés, il n'est pas la
vérité. Or le Christ est la vérité. Donc son corps ne fut pas un fantôme."
Il est donc évident que le Christ a assumé un corps véritable.
Conclusion :
On lit dans le
livre des Croyances ecclésiastiques : "Ce n'est pas d'une manière fictive que le Fils de Dieu
est né, comme s'il avait eu un corps imaginaire, mais il est né avec un corps
véritable." On peut assigner à cette conduite de Dieu un triple motif :
- 1° Le premier se
tire du concept de la nature humaine à laquelle il appartient d'avoir un
véritable corps. Si l'on suppose, d'après ce qui précède qu'il convient au Fils
de Dieu d'assumer la nature humaine, il s'ensuit qu'il a dû prendre un corps
véritable.
- 2° Le deuxième
motif se prend des actes accomplis dans le mystère de l'Incarnation. Si le
Christ n'a eu qu'un corps imaginaire, alors sa mort n'a pas été véritable ; et
tout ce que les évangélistes nous racontent à son sujet ne s'est pas produit
réellement, mais seulement en apparence. Il faudrait donc conclure que le salut
de l'homme n'a pas été obtenu en réalité, car l'effet est analogue à la cause.
- 3° Le troisième
motif peut être pris de la dignité de la personne qui assume : elle est la
vérité, et il ne convient pas que dans son oeuvre il y ait du mensonge.
D'ailleurs le Seigneur a pris soin de dissiper lui-même cette erreur, lorsqu'il
se présenta à ses disciples troublés et terrifiés, qui croyaient voir un esprit
et non un corps véritable ; et qu'il leur dit (Lc 24, 37) : "Touchez et
constatez qu'un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai."
Solutions :
1. La ressemblance dont il s'agit exprime la vérité de la
nature humaine dans le Christ, parce qu'elle est prise au sens où l'on dit que
tous ceux qui possèdent la nature humaine sont semblables spécifiquement. Il ne
s'agit donc pas d'une ressemblance seulement apparente ; et c'est pourquoi
l'Apôtre ajoute : "Il s'est rendu obéissant jusqu'à la mort, et la mort de
la croix", ce qui ne pourrait se faire s'il s'agissait seulement d'une
ressemblance apparente.
2. Le fait pour le Fils de Dieu d'avoir pris un véritable
corps n'a diminué en rien sa dignité. Et c'est pourquoi saint Augustin déclare
: "Il s'est anéanti lui-même en prenant la forme d'esclave, afin de
devenir esclave ; mais il n'a pas perdu la plénitude de la forme de Dieu."
En effet, le Fils de Dieu n'a pas assumé un véritable corps en vue de devenir
forme de ce corps ; cela est contraire à la simplicité et à la pureté divines ;
car ce serait assumer un corps dans l'unité de la nature, ce qui est impossible,
nous l'avons vu Mais la distinction des natures étant sauve, le Fils de Dieu a
assumé un corps dans l'unité de la personne.
3. La figure doit correspondre à la réalité sous le rapport de
la ressemblance, non sous le rapport de la réalité elle-même. Si la
ressemblance était totale en effet, ce ne serait plus un signe, mais la chose
signifiée elle-même, dit saint Jean Damascène. Il convenait donc que les
apparitions de l'Ancien Testament, qui étaient des figures, se produisent selon
l'apparence ; tandis que la manifestation du Fils de Dieu dans le monde devait
se faire avec un corps réel, celui-ci étant la réalité représentée par ces
figures. Aussi saint Paul écrit-il (Col 2, 17) : "Ce n'est là que l'ombre
de ce qui devait venir ensuite ; la réalité appartient au Christ."
Objections :
1. L'Apôtre écrit (1 Co 15, 47) : "Le premier homme était
terrestre, venant de la terre ; le second homme est céleste, venant du Ciel
;" Mais le corps du premier homme, Adam, fut formé de la terre, comme le
montre la Genèse ; donc le corps du second homme, le Christ est du Ciel.
2. Saint Paul écrit aux Corinthiens (1 Co 15, 50) : "La
chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu." Mais le royaume
de Dieu se trouve principalement dans le Christ ; c'est donc qu'en lui il n'y a
ni chair ni sang, mais plutôt un corps céleste.
3. On doit attribuer à Dieu tout ce qui est le meilleur ; mais
parmi tous les corps, le plus noble est le corps céleste, c'est donc un tel
corps que le Christ a assumé.
Cependant :
Le Seigneur dit en
Luc (24, 39) : "Un esprit n'a pas de chair ni d'os, comme vous voyez que
j'en ai." Or la chair et les os ne viennent pas de la matière d'un corps
céleste, mais des éléments inférieurs. Donc le corps du Christ n'était pas un
corps céleste, mais un corps charnel et terrestre.
Conclusion :
Les raisons qui
montrent que le corps du Christ ne pouvait être imaginaire valent également
pour montrer qu'il ne devait pas être un corps céleste.
- 1° De même que
la réalité de la nature humaine du Christ ne serait pas sauvegardée s'il avait
un corps imaginaire, comme le voulaient les manichéens ; de même elle ne le
serait pas davantage si, comme le prétendait Valentin, le Christ possédait un
corps céleste. Puisque la forme de l'homme est une réalité naturelle, elle
requiert une matière déterminée, avec de la chair et des os qu'il faut faire
entrer dans la définition de l'homme, comme le montre le Philosophe (Aristote).
- 2° Une telle
conception s'oppose à la vérité des actes accomplis par le Christ avec son
corps. Puisque le corps céleste est impassible et incorruptible, comme le
démontre Aristote. Si le Fils de Dieu avait assumé un corps céleste, il
n'aurait pas eu vraiment faim ni vraiment soif ; il n'aurait pu ni souffrir ni
mourir.
- 3° Cette
conception attenterait à la vérité divine. Puisque le Fils de Dieu s'est montré
aux hommes comme ayant un corps charnel et terrestre, une telle manifestation
serait fausse, s'il avait eu un corps céleste. Et c'est pourquoi il est écrit
au livre des Croyances ecclésiastiques : "Le Fils de Dieu est né en prenant sa chair du
corps de la Vierge, et non en l'apportant avec lui du Ciel."
Solutions :
1. On dit que le Christ est descendu du Ciel en deux sens
différents. Premièrement en raison de sa nature divine ; non pas que la nature
divine ait cessé d'être au Ciel, mais parce qu'elle a commencé d'être ici-bas
d'une nouvelle manière, à savoir dans une nature assumée, selon saint Jean (3, 13)
: "Personne n'est monté au Ciel, si ce n'est celui qui est descendu du Ciel,
le Fils de l'homme qui est dans les Cieux."
Deuxièmement, le
Christ est descendu du Ciel en raison de son corps, non pas que ce corps, dans
sa substance, soit descendu du Ciel ; mais parce qu'il a été formé par la
puissance céleste du Saint-Esprit. C'est pourquoi saint Augustin explique ainsi
la parole alléguée : "Je dis que le Christ est céleste, parce qu'il n'a
pas été conçu d'une semence humaine." Et c'est de la même manière que
parle saint Hilaire.
2. "La chair et le sang" ne sont pas pris ici pour
la réalité substantielle, chair et sang ; mais pour la corruption de la chair
et du sang. Cette corruption ne se trouvait pas dans le Christ comme étant une
faute, mais comme étant une peine temporaire, pour lui faire accomplir l'oeuvre
de notre rédemption.
3. Le fait même, pour un corps infirme et terrestre, d'être
élevé à une telle sublimité contribue à la plus grande gloire de Dieu. Et c'est
ce qu'enseigne le concile d'Éphèse, rapportant la parole de saint Théophile :
"Les bons artisans ne sont pas seulement dignes d'admiration lorsqu'ils
travaillent sur des matières précieuses ; ils le sont bien plus encore lorsque,
avec de la boue grossière et de la terre détrempée, ils manifestent la vigueur
de leur talent. C'est ainsi que l'Artisan suprême, le Verbe de Dieu, est venu à
nous sans prendre la matière précieuse d'un corps céleste, mais a montré avec
la boue d'un corps terrestre la magnificence de son art."
Objections :
1. Saint Jean, écrit au sujet du mystère de l'Incarnation :
"Le Verbe s'est fait chair", sans faire aucune mention de l'âme. Or, quand
on dit que le Verbe s'est fait chair, cela ne veut pas dire qu'il s'est changé
en la chair, mais qu'il l'a assumée. Il ne semble donc pas qu'il ait assumé
l'âme.
2. L'âme est nécessaire au corps. Mais le corps du Christ
n'avait pas besoin d'âme pour cela, puisqu'il est dit dans un Psaume (36, 10), au
sujet du Verbe de Dieu : "Seigneur, la source de la vie est en toi."
L'âme n'avait donc pas de raison d'être, là où le Verbe se trouvait présent. Et
comme "Dieu et la nature ne font rien d'inutile", selon le Philosophe,
il
semble que le Fils de Dieu n'a pas dû assumer l'âme.
3. L'union de l'âme et du corps constitue une nature commune
qui est l'espèce humaine. "Mais dans le Seigneur Jésus Christ, dit saint
Jean Damascène, il ne peut y avoir une espèce commune." Le Fils de Dieu
n'a donc pas assumé l'âme.
Cependant :
Saint Augustin déclare : "N'écoutons pas ceux qui prétendent
que le Verbe de Dieu n'a pris qu'un corps humain, et qui entendent cette parole
: (Le Verbe s'est fait chair) en ce sens que, se faisant homme, il n'aurait
assumé ni l'âme, ni rien d'humain, que la chair seule."
Conclusion :
Comme l'écrit
saint Augustin ce fut d'abord l'opinion d'Arius, puis d'Apollinaire, que le
Fils de Dieu avait assumé une chair sans âme, et que le Verbe lui tenait lieu
d'âme. Il s'ensuivrait que dans le Christ, il n'y avait pas deux natures, mais
une seule, car c'est l'union de l'âme et du corps qui constitue la nature
humaine.
Or une telle
opinion ne peut se soutenir pour trois raisons :
- 1° Elle est
contraire à l'enseignement de l'Écriture, où nous voyons le Seigneur lui-même
faire mention de son âme (Mt 26, 38) : "Mon âme est triste jusqu'à la
mort", et (Jn 10, 18) : "J'ai le pouvoir de déposer mon âme."
Apollinaire répondait que, dans ces textes, l'âme est prise métaphoriquement ;
c'est en ce sens, par exemple, que dans l'Ancien Testament, on parle de l'âme
de Dieu (Is 1, 14) : "Mon âme a en horreur vos fêtes et vos
solennités." Mais, ainsi que le note saint Augustin les évangélistes
racontent que Jésus a admiré, qu'il s'est mis en colère, qu'il s'est attristé, qu'il
a eu faim. De tels faits démontrent qu'il a eu vraiment une âme, comme le fait
de manger, de dormir, d'être fatigué prouve qu'il avait un véritable corps
humain. Autrement, si l'on voit dans toutes ces expressions des métaphores, sous
prétexte que des choses semblables se lisent au sujet de Dieu dans l'Ancien
Testament, notre foi au récit évangélique disparaîtra. Autre chose est
l'annonce prophétique faite en langage symbolique, autre chose le récit
historique des évangélistes portant sur la réalité même des faits.
- 2° Cette erreur
détruit l'utilité de l'Incarnation, en empêchant la rédemption de l'homme.
Voici en effet comment argumente saint Augustin, : "Si le Fils de Dieu a
assumé la chair en omettant l'âme, ou bien, la considérant comme innocente, il
n'a pas cru qu'elle eût besoin de remède ; ou bien, estimant qu'elle lui était
étrangère, il ne lui a pas accordé le bienfait de la rédemption ; ou bien
encore, la jugeant absolument incurable, il n'a pu la guérir ; ou bien enfin, la
jugeant trop vile et impropre à tout usage, il l'a rejetée. Or, deux de ces
hypothèses constituent un blasphème contre Dieu. Comment serait-il le
Tout-Puissant, s'il n'a pu guérir un cas désespéré ? Ou comment serait-il le
Dieu de tous les êtres, si ce n'est pas lui qui a créé notre âme ? Quant aux
deux autres hypothèses, l'une ignore le cas spécial de l'âme, l'autre ne tient
pas compte de sa valeur. Est-ce comprendre le cas de l'âme que de s'efforcer de
la rendre innocente de tout péché de transgression volontaire, alors que la
raison naturelle la rendait apte à connaître et à accepter la loi ? Est-ce
apprécier sa valeur que la dire méprisée et vile ? Si l'on regarde son origine,
la substance de l'âme est plus précieuse que la chair ; si l'on considère le
péché, par lequel elle transgresse la loi, l'âme, à cause de son intelligence, est
pire que la chair. Mais moi, je dis et je sais que le Christ est la parfaite
sagesse, et ne mets pas en doute sa très grande miséricorde ; en raison de sa
sagesse, il n'a pas méprisé l'excellence de l'âme et son aptitude à la vertu ;
à cause de sa miséricorde, il l'a prise et assumée, parce qu'elle était blessée
davantage."
- 3° L'opinion
d'Arius et d'Apollinaire va contre la vérité même de l'Incarnation. En effet, la
chair et les autres parties de l'homme n'acquièrent leur nature spécifique que
par l'âme ; s'il n'y a pas d'âme, les os, la chair ne sont tels que dans un
sens équivoque, comme le prouve Aristote.
Solutions :
1. Quand on dit : "Le Verbe s'est fait chair", la
chair est prise ici pour l'homme tout entier ; c'est comme si l'on disait :
"Le Verbe s'est fait homme." Ainsi est-il dit dans Isaïe (40, 5) :
"Toute chair verra le salut de Dieu." Cette manière de parler est
motivée par ce fait que, dans la chair, le Fils de Dieu nous a été rendu
visible ; et c'est pourquoi le texte de Jean ajoute : "Et nous avons vu sa
gloire." On peut encore donner cette autre raison avec saint Augustin :
"Dans toute cette assomption très une, le Verbe est l'élément principal, la
chair l'élément inférieur et dernier. Aussi l'évangéliste, voulant nous faire
aimer l'humilité de Dieu, a nommé le Verbe et la chair, et a passé sous silence
l'âme qui est inférieure au Verbe et supérieure à la chair." Il convenait
en effet de nommer la chair qui est plus éloignée du Verbe et paraît le moins
susceptible d'être assumée.
2. Le Verbe est source de la vie, comme sa première cause
efficiente. Mais l'âme est principe de la vie corporelle, en tant que forme du
corps. Or, la forme est un effet de la cause efficiente. Aussi, de la présence
du Verbe, on peut conclure davantage que ce corps a une âme ; comme de la présence
du feu, on peut conclure que le corps, avec lequel il est en contact, est
chaud.
3. Rien n'empêche, et il est même nécessaire de dire que, dans
le Christ, il y a une nature, constituée par l'âme unie au corps. Ce que nie saint
Jean Damascène, c'est qu'il y ait dans le Christ une espèce commune, sorte de
composé résultant de l'union de la divinité et de l'humanité.
Objections :
1. Le Fils de Dieu ne semble pas avoir assumé l'esprit ou l'intelligence
humaine. Là, en effet, où se trouve présente la réalité, l'image est inutile.
Mais "l'homme, par son esprit, est à l'image de Dieu" enseigne saint
Augustin. Par conséquent, dans le Christ où se trouvait présent le Verbe divin,
il ne devait pas y avoir d'esprit humain.
2. Une forte lumière fait disparaître une lumière moins vive.
Mais le Verbe de Dieu, "lumière qui illumine tout homme venant en ce monde"
(Jn 1, 9), est à l'esprit humain ce qu'une puissante lumière est à une autre
moins vive ; l'esprit humain est comme une lampe éclairée par la lumière
éternelle, selon cette parole (Pr 20, 27) : "L'âme de l'homme est une
lampe du Seigneur." Dans le Christ, qui est le Verbe de Dieu, il n'y avait
donc pas besoin d'esprit humain.
3. L'assomption de la nature humaine par le Verbe de Dieu est
appelée son incarnation. Mais l'intelligence n'est ni chair, ni l'acte d'une
chair, car, comme le prouve Aristote, elle n'est l'acte d'aucun corps. Il
semble donc que le Fils de Dieu n'a pas assumé l'intelligence humaine.
Cependant :
Saint Augustin déclare : "Tiens fermement et sans
hésitation que le Christ, Fils de Dieu, a une véritable chair, comme la nôtre, et
une âme rationnelle. Il dit en effet au sujet de sa chair (Lc 24, 39) :
"Touchez et voyez qu'un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que
j'en ai" ; il démontre qu'il a une âme lorsqu'il dit (Jn 10, 17) : "Je
dépose mon âme, et de nouveau je la reprends" ; il manifeste qu'il a une
intelligence, lorsqu'il dit (Mt 11, 29) : "Apprenez de moi que je suis
doux et humble de coeur". Et c'est de lui que Dieu dit par le prophète (Is
52, 13) : "Voici que mon serviteur aura l'intelligence.""
Conclusion :
Comme dit saint
Augustin : "Les apollinaristes se séparèrent de l’Église catholique au
sujet de l'âme du Christ, en soutenant, comme les ariens, que le Christ Dieu
n'avait pris qu'une chair sans âme ; puis, vaincus sur ce point par les
témoignages évangéliques, ils prétendirent que l'intelligence avait fait défaut
à l'âme du Christ, et que le Verbe lui-même en tenait lieu."
Mais cette opinion
se réfute par les mêmes raisons que précédemment.
- 1° Elle
contredit le récit évangélique qui rapporte que le Christ a admiré (Mt 8, 10) ;
or l'admiration n'est pas possible sans la raison, car elle suppose la comparaison
de l'effet et de sa cause, et se produit quand, voyant un effet, on ignore et
on cherche sa cause, selon Aristote.
- 2° Elle
contredit l'utilité de l'Incarnation, qui est de justifier l'homme du péché.
L'âme humaine n'est capable de péché et de grâce sanctifiante qu'en raison de
l'intelligence ; il fallait donc que l'intelligence humaine surtout fût
assumée. Et c'est pourquoi saint Jean Damascène affirme : "Le Verbe de
Dieu a pris un corps, et une âme intellectuelle et rationnelle" ; puis il
ajoute : "Le tout est uni au tout, afin qu'à tout moi-même le salut soit
accordé ; car ce qui n'est pas assumé ne peut être guéri."
- 3° Cette opinion
contredit la vérité de l'Incarnation. Puisque le corps est proportionné à l'âme
comme la matière à sa forme propre, une chair qui ne possède pas une âme
humaine rationnelle n'est pas une véritable chair humaine. C'est pourquoi, si
le Christ avait eu une âme sans intelligence, il n'aurait pas eu une chair
véritablement humaine, mais une chair animale ; car c'est par la seule
intelligence que notre âme diffère de l'âme des bêtes. Et c'est pourquoi saint
Augustin affirme qu'en suivant cette erreur, il faudrait conclure que le Fils
de Dieu "aurait assumé un animal à figure humaine" ce qui s'oppose à
la vérité divine laquelle ne supporte pas de faux semblant.
Solutions :
1. Là où la réalité elle-même est présente, l'image n'est pas
nécessaire pour tenir sa place ; c'est ainsi que lorsque l'empereur était
présent, les soldats ne vénéraient pas son image. Mais l'image est requise avec
la réalité, quand la présence de celle-ci doit la parfaire ; c'est ainsi que
l'image dans la cire n'est produite que par l'impression du sceau ; de même
l'image d'un homme ne se reflète dans le miroir que si cet homme est présent.
Aussi était-il nécessaire que le Verbe de Dieu unît à lui-même l'intelligence
humaine pour le parfaire.
2. Une lumière puissante fait disparaître la lumière moins
vive d'un autre corps éclairant, mais elle n'efface pas l'éclat d'un corps
éclairé, elle le renforce. C'est ainsi qu'en présence du soleil, la lumière de
l'air s'accroît. Or l'intelligence humaine est comme une lumière éclairée par
celle du Verbe divin, c'est pourquoi la personne du Verbe ne fait pas
disparaître, mais plutôt perfectionne l'intelligence humaine.
3. Sans doute la faculté intellectuelle n'est pas l'acte d'un
corps. Mais l'essence de l'âme humaine qui est forme du corps exige, pour être
la plus noble, d'avoir la faculté de l'intelligence ; et c'est pourquoi il lui
faut un corps mieux disposé.
1. Le Fils de Dieu a-t-il assumé la chair par
l'intermédiaire de l'âme ? - 2. A-t-il assumé l'âme par l'intermédiaire de
l'esprit ou de l'intelligence ? - 3. L'âme a-t-elle été assumée avant la chair
? - 4. La chair du Christ a-t-elle été assumée par le Verbe avant d'être unie à
l'âme ? - 5. La nature humaine tout entière a-t-elle été assumée par
l'intermédiaire de ses parties ? - 6. A-t-elle été assumée par l'intermédiaire
de la grâce ?
Objections :
1. Le mode d'union du Fils de Dieu à la nature humaine est
plus parfait que celui par lequel il existe dans toutes les créatures. Or il y
existe de façon immédiate par son essence, sa puissance et sa présence. A plus
forte raison par conséquent se trouve-t-il uni immédiatement à la chair, sans
intermédiaire de l'âme.
2. L'âme et la chair sont unies au Verbe de Dieu dans l'unité
de l'hypostase ou personne ; mais le corps appartient immédiatement à
l'hypostase ou personne de l'homme. Bien plus, il semble que le corps de
l'homme, qui constitue la matière, soit plus près de l'hypostase que l'âme, qui
constitue la forme de l'être humain ; car le principe d'individuation impliqué
dans le terme "hypostase" semble être la matière. Ce n'est donc pas
par l'intermédiaire de l'âme que le Fils de Dieu a assumé la chair.
3. Quand on supprime un intermédiaire, les extrêmes dont il
est le lien se trouvent séparés ; ainsi supprimez la surface, et la couleur qui
se trouve dans le corps par son intermédiaire est séparée du corps. Or, l'âme
ayant été séparée du corps par la mort, l'union du Verbe à la chair est
demeurée, comme on le montrera plus tard. Le Verbe n'est donc pas uni à la
chair par l'intermédiaire de l'âme.
Cependant :
Saint Augustin affirme : "La grandeur de la puissance divine
s'est uni une âme rationnelle, et par elle un corps humain ; elle s'est ajusté
l'homme tout entier afin de le rendre meilleur."
Conclusion :
L'intermédiaire
est ainsi appelé à l'égard du principe et de la fin. Aussi, de même que le
principe et la fin impliquent un ordre, de même l'intermédiaire. Or il y a deux
sortes d'ordre : l'ordre de temps et l'ordre de nature. Selon l'ordre temporel,
on ne peut parler d'intermédiaire dans le mystère de l'Incarnation, parce que
le Verbe de Dieu s'est uni à la fois toute la nature humaine, comme on le
montrera dans la suite. Quant à l'ordre de nature, il peut s'entendre de deux
manières : ou bien il s'agit d'un ordre de dignité ; c'est ainsi que nous
disons que les anges sont intermédiaires entre les hommes et Dieu ; ou bien il
s'agit d'un ordre de causalité ; c'est ainsi que l'on parle d'une cause
intermédiaire entre la cause première et l'effet ultime. Ce second ordre est de
quelque façon une conséquence du premier, car, dit saint Denys le
pseudo-aréopagite : "Dieu, par les substances qui sont les plus proches de
lui, agit sur les plus éloignées." Donc, si nous considérons le degré de
dignité, l'âme apparaît comme un intermédiaire entre Dieu et la chair ; et en
ce sens on peut dire que le Fils de Dieu s'est uni la chair par l'intermédiaire
de l'âme. Mais si nous considérons l'ordre de causalité, l'âme est de quelque
manière cause de l'union de la chair au Fils de Dieu. Car celle-ci n'est
susceptible d'être assumée que par le rapport qu'elle soutient avec l'âme
rationnelle, qui en fait une chair humaine. Comme nous l'avons dit la
nature humaine est plus que toute autre nature susceptible d'être assumée.
Solutions :
1. On peut envisager un double rapport entre la créature et
Dieu. Le premier tient à ce que les créatures sont causées par Dieu et
dépendent de lui comme du principe de leur existence. De ce point de vue, en
vertu de l'infinité de sa puissance, Dieu atteint immédiatement toutes choses, en
les causant et en les conservant. C'est à cela qu'il faut rattacher son
existence en toutes choses par son essence, sa présence et sa puissance.
Le second rapport
vient de ce que les choses se ramènent à Dieu comme à leur fin. De ce point de
vue, on trouve des intermédiaires entre la créature et Dieu ; car "les
créatures inférieures se ramènent à Dieu par les supérieures", enseigne saint
Denys le pseudo-aréopagite. C'est à ce rapport qu'appartient l'assomption de la
nature humaine par le Verbe de Dieu, qui est le terme de l'assomption. Et c'est
pourquoi il est uni à la chair par l'âme.
2. Si l'hypostase du Verbe de Dieu était constituée simplement
par la nature humaine, le corps serait plus près de cette hypostase, puisqu'il
est la matière, laquelle est principe d'individuation ; comme l'âme, qui est la
forme spécifique, est en relation plus prochaine avec la nature humaine. Mais
parce que l'hypostase du Verbe est première et plus haute, ce seront les
parties supérieures de la nature humaine qui seront les plus proches de cette
hypostase. Et c'est pourquoi l'âme est plus proche du Verbe de Dieu que le
corps.
3. Ce qui est cause sous le rapport de l'aptitude, ou de la
convenance, peut disparaître sans que l'effet soit supprimé ; car un être qui
dépend d'un autre dans son devenir, n'en dépend plus une fois réalisé. Ainsi
l'amitié est produite parfois par une circonstance, qui disparaît ensuite sans
que l'amitié cesse ; ainsi encore, dans le mariage, la beauté de la femme
concourt à l'union conjugale, laquelle n'en demeure pas moins, une fois la
beauté disparue. C'est de la même manière qu'une fois l'âme séparée du corps, l'union
du Verbe à la chair demeure.
Objections :
1. Une même réalité ne peut être intermédiaire entre elle-même
et autre chose. Or l'esprit ou intelligence n'est pas autre chose
essentiellement que l'âme elle-même, comme on l'a établi dans la première
Partie. Le Fils de Dieu n'a donc pas assumé l'âme par l'intermédiaire de
l'esprit ou intelligence.
2. Ce qui est moyen d'assomption semble devoir être lui-même
plus susceptible d'être assumé. Mais l'esprit ou intelligence ne l'est pas plus
que l'âme ; et la preuve en est que les esprits angéliques ne le sont pas, nous
l'avons dit. Le Fils de Dieu n'a donc pas assumé l'âme par le moyen de
l'esprit.
3. Le moyen d'assomption doit être antérieur à ce qui est
assumé ; mais par l'âme nous entendons l'essence elle-même qui est logiquement
antérieure à sa puissance, à savoir l'intelligence. Il ne semble donc pas que
le Fils de Dieu ait assumé l'âme par l'intermédiaire de l'esprit ou de
l'intelligence.
Cependant :
Saint Augustin affirme : "La vérité invisible et immuable a
assumé l'âme par le moyen de l'esprit, et le corps par le moyen de l'âme."
Conclusion :
Nous avons montré
que, soit au point de vue de l'ordre de dignité, soit au point de vue de la
possibilité d'être assumé, on peut dire que le Fils de Dieu a assumé la chair
par le moyen de l'âme. Ces deux points de vue se retrouvent si nous comparons
l'intelligence que l'on appelle aussi l'esprit, aux autres parties de l’âme. En
effet, l'âme est susceptible d'être assumée sous le rapport de la convenance
uniquement parce qu'elle est capable de Dieu et faite à son image ; et cela
selon l'intelligence ou esprit, d'après saint Paul (Ep 4, 23) :
"Renouvelez-vous dans l'esprit de votre intelligence." Pareillement, l'intelligence
est de toutes les parties de l'âme la plus haute, la plus digne, la plus
semblable à Dieu. On peut donc dire avec saint Jean Damascène : "Le Verbe
de Dieu s'est uni à la chair par l'intermédiaire de l'intelligence ;
l'intelligence est en effet la partie la plus pure de l'âme ; or Dieu est
intelligence."
Solutions :
1. L'intelligence ne se distingue pas essentiellement de l'âme
; mais comme puissance, elle se distingue des autres parties de l'âme ; et en
ce sens il lui revient d'être intermédiaire.
2. Ce n'est pas par défaut de dignité que l'esprit angélique
est inapte à l'assomption, mais parce que sa faute est irréparable ; or on ne
peut en dire autant de l'esprit humain, d'après ce que nous avons montré dans
la première Partie.
3. Par l'âme, qui a l'intelligence pour intermédiaire entre
elle et le Verbe de Dieu, nous n'entendons pas l'essence de l'âme, commune à
toutes les puissances, mais les puissances inférieures, communes à toute âme.
Objections :
1. Le Fils de Dieu, on l'a dit, a assumé la chair par
l'intermédiaire de l'âme. Mais on parvient à l'intermédiaire avant de parvenir
au terme. Le Fils de Dieu a donc assumé l'âme avant le corps.
2. L'âme du Christ est plus noble que les anges, selon cette
parole du Psaume (97, 7) : "Vous tous, ses anges, adorez-le." Mais
les anges ont été créés dès le principe, selon notre première Partie. Donc
aussi l'âme du Christ. Or cette âme n'a pas été créée avant d'être assumée, car,
comme dit saint Jean Damascène : "Jamais l'âme ni le corps du Christ n'ont
eu d'hypostase propre." Il semble donc que l'âme fut assumée avant la
chair, laquelle fut conçue dans le sein de la Vierge.
3. On lit dans saint Jean (1, 14) : "Nous l'avons vu
plein de grâce et de vérité", et l'évangéliste ajoute que "nous
recevons tous de sa plénitude". Tous, c'est-à-dire, explique saint Jean
Chrysostome, tous les fidèles à quelque époque que ce soit. Mais cela ne serait
pas si l'âme du Christ n'avait pas eu la plénitude de la grâce et de la vérité
avant tous les saints qui existèrent depuis l'origine du monde, car la cause ne
peut être postérieure à son effet. Donc, la plénitude de grâce et de vérité
était dans l'âme du Christ à cause de son union au Verbe, selon cette parole :
"Nous avons vu sa gloire, comme celle du Fils unique du Père, plein de
grâce et de vérité." Il semble en découler que dès le commencement du
monde l'âme du Christ fut assumée par le Verbe de Dieu.
Cependant :
Saint Jean
Damascène écrit : "L'intelligence n'a pas été unie au Dieu Verbe, comme
certains le prétendent mensongèrement, avant l'Incarnation, qui s'est faite de
la Vierge, et à partir de laquelle le Fils de Dieu s'est appelé le
Christ."
Conclusion :
Origène a prétendu
que toutes les âmes avaient été créées dès le principe, et parmi elles l'âme du
Christ. Mais c'est déraisonnable, car si l'on admet qu'elle fut créée à ce
moment, sans être aussitôt unie au Verbe, il s'ensuivrait qu'à un moment donné
cette âme a eu une substance propre en dehors du Verbe. Et quand elle a été
assumée par le Verbe, ou bien l'union ne se serait pas faite sous le rapport de
la subsistance, ou bien la première subsistance de l'âme aurait été détruite.
On aboutit à un
inconvénient semblable, si l'on admet que dès le principe l'âme a été unie au
Verbe, et qu'ensuite elle a été incarnée dans le sein de la Vierge. Car alors
l'âme du Christ ne semblerait pas être de même nature que les nôtres, qui sont
créées en même temps qu'elles sont unies à leurs corps. De là cette parole du
pape saint Léon : "Sa chair n'était pas d'une nature différente de la
nôtre, son âme n'est pas vivifiée par un principe différent de celui des autres
hommes."
Solutions :
1. Comme on l'a déjà vu quand nous disons que l'âme du Christ
est intermédiaire dans l'union de la chair au Verbe, il s'agit d'un ordre de
nature et non d'un ordre temporel.
2. Comme l'écrit le pape saint Léon : "L'âme du Christ
surpasse les nôtres non par un genre différent, mais par l'élévation de sa
puissance." En effet, elle est du même genre que les nôtres, mais elle
dépasse même les anges en plénitude de grâce et de vérité. Or le mode de
création pour l'âme correspond à sa nature ; parce qu'elle est forme du corps, elle
doit être unie au corps en même temps que créée ; ce qui ne convient pas aux
anges, dont les substances sont totalement indépendantes d'un corps.
3. Tous les hommes reçoivent de la plénitude du Christ selon
la foi qu'ils ont en lui, car saint Paul affirme (Rm 3, 22) : "La justice
de Dieu par la foi en Jésus Christ est octroyée à tous ceux qui croient en
lui." Or, de même que nous croyons en lui comme déjà né, ainsi les anciens
ont cru en lui comme devant naître : "Possédant le même esprit de foi, nous
aussi nous croyons" (2 Co 4, 13). Or la foi au Christ a la vertu de
justifier, selon le dessein de la grâce de Dieu, d'après saint Paul (Rm 4, 5) :
"L'homme qui n'a pas d'oeuvres, mais qui croit en celui qui justifie
l'impie, sa foi lui est imputée à justice selon le dessein de la grâce de
Dieu." Et puisque ce dessein est éternel, rien n'empêche que par la foi au
Christ Jésus certains soient justifiés même avant que son âme ait été pleine de
grâce et de vérité.
Objections :
1. Saint Augustin affirme : "Tiens fermement et sans
aucune hésitation que la chair du Christ n'a pas été conçue dans le sein de la
Vierge avant d'être assumée par le Verbe." Or il semble que la chair du
Christ a été conçue avant d'être unie à l'âme rationnelle ; en effet, la
matière ou la disposition est antérieure, dans l’ordre de génération, à la
forme perfective. La chair du Christ a donc été assumée avant d'être unie à
l'âme.
2. L'âme est une partie de la nature humaine ; de même le
corps. Mais l'âme humaine, chez le Christ, n'a pas un autre principe
d'existence que chez les autres hommes, comme le montre l'enseignement de saint
Léon rapporté plus haut. Il semble donc que le corps du Christ, lui non plus, ne
doit pas avoir un principe d'existence différent du nôtre. Mais chez nous la
chair est conçue avant que l'âme rationnelle lui soit unie ; donc aussi chez le
Christ. Et ainsi la chair a été assumée par le Verbe avant d'être unie à l'âme.
3. On lit dans le livre Des Causes : "La cause première influe
davantage sur l'effet que la cause seconde et lui est unie avant celle-ci."
Or, l'âme du Christ par rapport au Verbe est comme la cause seconde par rapport
à la cause première. Le Verbe est donc uni à la chair, avant de l'être à l'âme.
Cependant :
Saint Jean Damascène écrit : "C'est en même temps que la
chair est devenue la chair du Verbe de Dieu et la chair animée d'une âme
rationnelle et intellectuelle." L'union du Verbe à la chair n'a donc pas
précédé son union à l'âme.
Conclusion :
La chair humaine
peut être assumée par le Verbe selon le rapport qu'elle soutient avec l'âme
rationnelle, qui est sa forme propre. Mais elle ne possède pas ce rapport avant
d'être unie à l'âme rationnelle, car une matière ne devient matière propre
d'une forme quelconque que lorsqu'elle reçoit cette forme, et de là vient que
l'altération n'est achevée qu'au moment même où la forme substantielle est
introduite. C'est pourquoi la chair n'a pas été assumée avant d'être devenue
une chair humaine, c'est-à-dire avant d'être unie à l'âme rationnelle. De même
donc que l'âme ne pouvait être assumée avant la chair, parce qu'il est
contraire à la nature de l'âme d'exister avant d'être unie au corps ; de même
la chair ne pouvait être assumée avant l'âme, parce qu'elle n'est pas chair
humaine avant de posséder une âme rationnelle.
Solutions :
1. La chair humaine acquiert son être par l'âme. Et c'est
pourquoi, avant son union à l'âme, elle n'est pas chair humaine, mais seulement
en disposition à devenir telle. Pourtant, dans la conception du Christ, l'Esprit
Saint, agent d'une puissance infinie, a disposé la matière et au même instant
lui a donné son achèvement.
2. La forme donne la spécification en acte ; la matière, pour
autant qu'il est en elle, est en puissance à cette spécification. C'est
pourquoi il est contraire à la raison de forme de préexister à la nature
spécifiée, car celle-ci n'est constituée que par son union à la forme ; mais
rien ne s'oppose à ce que la matière préexiste. La différence qu'il y a entre
notre génération et celle du Christ, c'est que notre chair est conçue avant
d'être animée, tandis qu'il n'en est pas ainsi du Christ. De même, nous sommes
conçus à partir d'une semence virile, mais non pas le Christ. Nous ne pouvons
en dire autant au sujet de la production de l'âme : ce serait admettre entre
celle du Christ et la nôtre une diversité de nature.
3. Nous admettons que le Verbe de Dieu est uni à la chair
avant de l'être à l'âme, s'il s'agit de cette union commune qui le fait se
trouver dans les créatures par essence, puissance et présence ; cependant je
parle d'une priorité de nature et non d'une priorité temporelle. Il faut en
effet reconnaître que la chair est un être, et que le Verbe la constitue telle,
avant qu'elle soit animée par l'âme. Mais s'il s'agit de l'union personnelle, il
faut concevoir que la chair est unie à l'âme avant de l'être au Verbe, car
c'est son union à l'âme qui la rend apte à être unie à la personne du Verbe, étant
donné surtout qu'il n'y a de personne que dans une nature rationnelle.
Objections :
1. Saint Augustin écrit : "La Vérité invisible et
immuable a assumé l'âme par le moyen de l'esprit, le corps par le moyen de
l'âme, et de cette manière l'homme dans sa totalité." Mais l'esprit, l'âme
et le corps sont les parties du tout humain. Ce tout a donc été assumé par
l'intermédiaire des parties.
2. Le Fils de Dieu a assumé la chair par l'intermédiaire de
l'âme, parce que l'âme est plus semblable à Dieu que le corps. Mais les parties
de la nature humaine étant plus simples que le tout, il semble qu'elles sont
plus semblables à Dieu qui est absolument simple. Le Fils de Dieu a donc assumé
le tout par l'intermédiaire des parties.
3. Le tout résulte de l'union des parties ; mais l'union doit
être regardée comme le terme de l'assomption, tandis que les parties sont
comprises préalablement à l'assomption. L'assomption du tout se fait donc par
les parties.
Cependant :
Saint Jean Damascène déclare : "En notre Seigneur Jésus
Christ nous n'envisageons pas les parties des parties, mais seulement les
composants immédiats, c'est-à-dire la divinité et l'humanité." Or
l'humanité est un tout composé de l'âme et du corps qui sont ses parties. Le
Fils de Dieu a donc assumé les parties par l'intermédiaire du tout.
Conclusion :
Quand on parle
d'intermédiaire dans l'assomption de l'Incarnation, il ne s'agit pas d'un ordre
temporel, car l'assomption du tout et de toutes ses parties s'est faite en même
temps. Nous avons montré qu'au même instant le corps et l'âme ont été unis pour
constituer la nature humaine dans le Verbe. Il s'agit ici seulement d'un ordre
de nature, et ce qui est postérieur en nature est assumé par l'intermédiaire de
ce qui est premier. Mais la priorité de nature est double, selon que l'on se
place du côté de l'agent, ou du côté de la matière ; car ces deux causes
préexistent à l'effet. Du côté de l'agent, est absolument premier ce qui se
trouve dans son intention ; n'est premier que relativement ce qui constitue le
point de départ de l'opération, et cela parce que l'intention est antérieure en
effet à l'opération. Du côté de la matière est premier ce qui se trouve au
début de la transformation de la matière.
Mais, dans
l'Incarnation, ce qu'il faut surtout considérer, c'est l'ordre du côté de
l'agent, car, comme l'écrit saint Augustin : "En ces sortes de choses, toute
l'explication de l'oeuvre se trouve dans la puissance de celui qui opère" Or,
il est manifeste que dans l'intention de celui qui opère, l'achevé est
antérieur à l'inachevé, et donc le tout précède les parties. Par conséquent, il
faut reconnaître que le Verbe de Dieu a assumé les parties de la nature humaine
par l'intermédiaire du tout. De même qu'il a assumé le corps à cause du rapport
qu'il soutient avec l'âme rationnelle, de même il a assumé le corps et l'âme à
cause du rapport qu'ils ont avec la nature humaine.
Solutions :
1. Le texte cité signifie seulement que le Verbe, en assumant
les parties de la nature humaine, a assumé toutes les parties de cette nature.
Ainsi, pour l'esprit, l'assomption des parties est première dans l'ordre de
réalisation, non dans le temps. Dans l'ordre d'intention, au contraire, l'assomption
de la nature est première, et cette priorité-là est absolue, comme on vient de
le dire.
2. Dieu est si simple qu'il est la perfection absolue. C'est
pourquoi le tout, en tant qu'il est plus parfait, est plus semblable à Dieu que
les parties.
3. L'union personnelle est le terme de l'assomption ; mais non
l'union de nature qui résulte de la conjonction des parties.
Objections :
1. La grâce nous unit à Dieu. Mais dans le Christ la nature
humaine fut unie à Dieu au maximum. Donc cette union a été réalisée par la
grâce.
2. De même que le corps vit par l'âme qui le perfectionne, de
même l'âme vit par la grâce. Mais la nature humaine est rendue apte à
l'assomption par l'âme. Donc l'âme est rendue apte à l'assomption par la grâce,
et le Fils de Dieu a assumé l'âme par le moyen de la grâce.
3. Saint Augustin dit que le Verbe incarné est comparable à
notre verbe intérieur se manifestant par la voix ; mais notre verbe est uni à
la parole par l'intermédiaire de l'esprit (ou souffle). Le Verbe de Dieu est
donc uni à la chair par l'intermédiaire de l'Esprit Saint, et ainsi par
l'intermédiaire de la grâce, que l'Apôtre attribue à l'Esprit Saint (1 Co 12, 4)
: "Les grâces sont diverses, mais l'Esprit est unique."
Cependant :
La grâce est un
accident de l'âme, comme on l'a vu dans la première Partie. Or l'union du Verbe
à la nature humaine s'est faite hypostatiquement et non par accident, on l'a
montré plus haut. Donc la nature humaine n'a pas été assumée par
l'intermédiaire de la grâce.
Conclusion :
Dans le Christ on
discerne la grâce d'union et la grâce habituelle. Donc, que nous parlions de
l'une ou de l'autre, on ne peut faire de la grâce un intermédiaire dans
l'assomption de la nature humaine. En effet, la grâce d'union, c'est l'être
personnel lui-même qui a été donné gratuitement par Dieu à la nature humaine en
la personne du Verbe, lequel est le terme de l'assomption. Quant à la grâce
habituelle, qui sanctifie cet homme spirituel, elle est un effet de l'union, selon
saint Jean (1, 14) : "Nous avons vu sa gloire, comme celle du Fils unique
du Père, plein de grâce et de vérité." Cela signifie que, du fait que cet
homme est Fils unique du Père (et il l'est par l'union), il possède la
plénitude de la grâce et de la vérité.
Mais si, par grâce,
on entend la volonté de Dieu faisant un don gratuit, il est vrai de dire que
l'union s'est faite par grâce : la grâce n'est pas alors moyen, mais cause
efficiente de l'union.
Solutions :
1. Notre union à Dieu se fait par notre activité, en tant que
nous le connaissons et l'aimons. C'est pourquoi une telle union se fait par la
grâce habituelle, en tant que l'opération parfaite procède de l'habitus. Mais
l'union de la nature humaine au Verbe de Dieu se fait dans l'être personnel, lequel
ne dépend pas d'un habitus, mais immédiatement de la nature elle-même.
2. L'âme parfait le corps substantiellement, la grâce parfait
l'âme accidentellement. Et c'est pourquoi la grâce ne peut ordonner l'âme à
cette union, qui n'est pas accidentelle, pas plus que celle de l'âme et du
corps.
3. Notre verbe est uni à la voix, par l'intermédiaire de
l'esprit (ou souffle) ; Celui-ci n'est pas l'intermédiaire formel, mais plutôt
l'intermédiaire efficient ; car de notre verbe conçu intérieurement procède
l'esprit qui forme la voix parlée. Pareillement, du Verbe éternel procède
l'Esprit Saint, qui a formé le corps du Christ, comme nous le verrons plus loin
Mais il ne s'ensuit pas que la grâce du Saint-Esprit soit le moyen formel de
cette union.
Il faut maintenant étudier les réalités assumées par le Fils de Dieu
dans la nature humaine par voie de conséquence. Ce sont : 1° Celles qui ressortissent à sa perfection.
- 2° Celles qui ressortissent à ses déficiences (Q. 14).
Au sujet de sa perfection, il faudra étudier :
- I. La grâce du Christ (Q. 7-8).
- II. Sa science (Q. 9-12).
- III. Sa puissance (Q. 13).
Sur la grâce du Christ, l'étude se partagera en deux. Premièrement sa
grâce en tant qu'il est un homme individuel (Q. 7). Deuxièmement sa grâce en
tant qu'il est la tête, le chef de l'Église (Q. 8).
1. Y a-t-il dans l'âme du Christ la grâce
habituelle ? - 2. Y a-t-il eu chez lui des vertus ? - 3. A-t-il eu la foi ? -
4. A-t-il eu l'espérance ? - 5. A-t-il possédé les dons du Saint-Esprit ? - 6.
A-t-il eu le don de crainte ? - 7. A-t-il eu les charismes ? - 8. A-t-il eu le
charisme de prophétie ? - 9. A-t-il eu la plénitude de la grâce ? - 10. Une
telle plénitude lui est-elle propre ? - 11. La grâce du Christ est-elle infinie
? - 12. A-t-elle pu s'accroître ? - 13. Quel rapport cette grâce a-t-elle avec
l'union hypostatique ?
Objections :
1. La grâce est, chez la créature raisonnable, une certaine
participation de la divinité, selon saint Pierre (2 P 1, 4) : "Les
précieuses, les plus grandes promesses nous été données pour que nous devenions
participants de la nature divine." Or le Christ n'est pas Dieu par
participation, il l'est en vérité. Donc il n'y avait pas en lui de grâce
habituelle.
2. La grâce est nécessaire à l'homme pour qu'il agisse bien, comme
dit saint Paul (2 Co 15, 10) : "J'ai travaillé plus que tous. Quand je dis
"moi", j'entends la grâce
de Dieu avec moi." Et aussi pour qu'il obtienne la vie éternelle :
"La grâce de Dieu, c'est la vie éternelle" (Rm 6, 23). Mais le Christ,
du seul fait qu'il était Fils de Dieu par nature, avait droit à l'héritage de
la vie éternelle. Du fait également qu'il était le Verbe, par qui tout a été
fait, il avait le pouvoir de bien agir en tout. Sa nature humaine n'avait donc
aucun besoin d'une autre grâce que celle de l'union au Verbe.
3. L'être qui opère à la manière d'un instrument n'a pas
besoin d'un habitus pour accomplir ses activités propres ; mais l'habitus a son
fondement dans l'agent principal. Or la nature humaine du Christ était "l'instrument
de sa divinité" pour saint Jean Damascène. Donc le Christ n'avait pas
besoin de la grâce habituelle.
Cependant :
Il y a l'oracle
d'Isaïe (11, 2) : "L'Esprit du Seigneur reposera sur lui." Or cet
Esprit existe dans l'homme par la grâce habituelle, on l'a dit dans la première
Partie. Le Christ avait donc la grâce habituelle.
Conclusion :
Il est nécessaire
d'admettre la grâce habituelle dans le Christ, pour trois motifs.
- 1° A cause de
l'union de son âme avec le Verbe de Dieu. En effet, plus l'être qui reçoit est
proche de la cause qui l'influence, plus il participe de celle-ci. Or l'influx
de la grâce vient de Dieu, selon le Psaume (84, 12) : "Le Seigneur donne
la grâce et la gloire." Et c'est pourquoi il convenait souverainement que
l'âme du Christ reçoive l'influx de la grâce divine.
- 2° À cause de la
noblesse de cette âme : elle exigeait que celle-ci pût atteindre Dieu au plus
près par ses activités de connaissance et d'amour, ce qui exige que la nature
raisonnable soit surélevée par la grâce.
- 3° À cause de la
relation du Christ lui-même avec le genre humain. En effet, le Christ en tant
qu'homme est "le médiateur entre Dieu et les hommes" (1 Tm 2, 5). Et
c'est pourquoi il lui fallait posséder aussi une grâce rejaillissant sur les
autres, selon saint Jean (1, 26) : "Nous avons tous reçu de sa plénitude, et
grâce après grâce."
Solutions :
1. Le Christ est vrai Dieu selon la personne et la nature
divines. Mais, parce que l'unité de personne laisse subsister la distinction
des natures, on l'a dit, il s'ensuit que l'âme du Christ n'est pas divine par
essence. C'est pourquoi il faut qu'elle devienne divine par participation, c'est-à-dire
selon la grâce.
2. Le Christ, Fils de Dieu par nature, a droit à l'héritage
éternel, c'est-à-dire à la béatitude incréée qui se consomme en l'acte incréé
de connaissance et d'amour de Dieu, l'acte même par lequel le Père se connaît
et s'aime. Or l'âme n'est pas capable d'un tel acte à cause de la différence de
nature. Il fallait donc qu'elle puisse atteindre Dieu par un acte créé de
béatitude, lequel ne peut exister que par la grâce.
Pareillement, en
tant qu'il est le Verbe de Dieu, le Christ a le pouvoir de bien agir en tout
par son opération proprement divine. Mais, en dehors de cette opération, il y a
aussi en lui une activité humaine : c'est pour la parfaire que la grâce
habituelle est requise, comme on le verra.
3. L'humanité du Christ n'est pas pour la divinité un
instrument inanimé qui serait mû sans se mouvoir lui-même. C'est un instrument
animé par une âme rationnelle, qui se meut en même temps qu'il est mû. Et c'est
pourquoi, pour parfaire son action propre, il lui faut la grâce habituelle.
Objections :
1. Le Christ possède la grâce en abondance. Or, pour bien agir
en toutes choses, il n'est requis que la grâce, selon cette parole (2 Co 12, 9)
: "Ma grâce te suffit."
2. Si l'on en croit Aristote, il faut distinguer nettement la
vertu et l'héroïsme, qui est un état d'âme en quelque sorte divin et ne
s'attribue qu'à des humains. Mais cela convient souverainement au Christ. Le
Christ n'a donc pas eu de vertus, étant élevé à un plan d'activité supérieur.
3. On ne peut posséder les vertus que toutes ensemble, nous
l'avons dit dans la deuxième Partie. Or la libéralité et la magnificence, qui
ont pour objet le bon emploi des richesses, ne sont pas de mise chez le Christ,
qui les a méprisées, selon cette parole (Mt 8, 20) : "Le Fils de l'homme
n'a pas où reposer sa tête." Et comment le Christ aurait-il pu posséder la
tempérance et la continence qui s'exercent à réfréner les mauvais désirs, qui
ne se trouvaient pas en lui ? C'est donc que le Christ n'avait pas de vertus.
Cependant :
À propos de cette
parole du Psaume (1, 2) : "Il met son plaisir dans la loi du
Seigneur", il est écrit dans la Glose : "Ce passage montre qu'il y
avait dans le Christ une plénitude de bonté." Mais, une qualité de l'âme
ordonnée au bien, c'est la vertu. Il devait donc y avoir dans le Christ une
plénitude de vertu.
Conclusion :
Comme on l'a dit
dans la deuxième Partie de même que la grâce se rapporte à l'essence de l'âme, ainsi
la vertu se rapporte à ses puissances. C'est pourquoi, de même que les
puissances de l'âme dérivent de son essence, ainsi les vertus sont comme des
dérivations de la grâce. Or, plus un principe a de perfection, plus cette
perfection rejaillit sur ses effets. La grâce du Christ étant très parfaite, les
vertus qui en procèdent devaient donc parfaire également toutes les puissances
de son âme, et leurs actes. D'où il suit que le Christ a possédé toutes les
vertus.
Solutions :
1. La grâce suffit à l'homme pour tout ce qui a rapport à la
béatitude. Sur certains points cependant, elle le parfait par elle-même
immédiatement, par exemple en le rendant agréable à Dieu ; sur d'autres points,
elle ne le parfait que par le moyen des vertus, qui procèdent de la grâce.
2. L'héroïsme ne diffère de la vertu commune que par le degré
plus élevé de perfection morale auquel il dispose l'homme. Il ne suit donc pas,
du fait que le Christ a été héroïque, qu'il n'a pas eu toutes les vertus, mais
qu'il les a possédées d'une manière très parfaite et supérieure au commun des
hommes. C'est en ce sens que Plotin parle d'un mode sublime des vertus, qu'il
appelle les vertus de l'âme purifiée.
3. La libéralité et la magnificence sont louables en ce que
l'on n'estime pas les richesses au point de manquer à son devoir pour les
retenir. Mais ce n'est avoir aucune estime des richesses, que de les mépriser
et les rejeter par amour de la perfection. En manifestant son mépris pour les
richesses, le Christ démontrait donc qu'il possédait à leur degré suprême les
vertus de libéralité et de magnificence. Ce qui ne l'a pas empêché d'exercer
comme il le fallait sa libéralité, en faisant distribuer aux pauvres les dons
qui lui étaient faits. Nous en avons une preuve dans cette parole à Judas (Jn
13, 27) : "Ce que tu as à faire, fais-le vite", où les Apôtres
crurent voir un ordre de donner aux pauvres quelque aumône.
Quant aux
convoitises mauvaises, le Christ ne les a connues d'aucune manière, comme on le
verra. Il n'en a pourtant pas moins possédé la vertu de tempérance, qui est
d'autant plus parfaite chez un homme que celui-ci n'a pas de convoitises
mauvaises. Pour Aristote en effet, le tempérant diffère du continent en ce
qu'il n'y a pas en lui de tendances dépravées. Et en ce sens, il est très vrai
que le Christ ne connaissait pas la continence, qui ne mérite pas le nom de
vertu, étant quelque chose d'inférieur à la vertu.
Objections :
1. La foi est une vertu plus noble que les vertus morales, comme
la tempérance et la libéralité. Mais puisque le Christ possédait ces vertus, comme
on l'a dit, il a eu bien davantage la foi.
2. Le Christ ne nous a pas appris à pratiquer des vertus qu'il
n'avait pas, selon les Actes des Apôtres (1, 1) : "Jésus se mit à agir et
à enseigner." Or, selon l'épître aux Hébreux (12, 2), le Christ est "l'auteur
et le consommateur de la foi". C'est donc qu'il possédait lui-même cette
vertu.
3. Il ne peut y avoir d'imperfection chez les bienheureux. Or
les bienheureux ont la foi : la Glose en effet, commentant cette parole de
l'Apôtre (Rm 1, 17) : "En lui la justice de Dieu se révèle, qui va de la
foi à la foi", explique qu'il faut l'entendre "de la foi aux paroles
d'espoir, à la foi aux réalités vues". Le Christ, en qui ne se trouve
aucune imperfection, devait donc lui aussi avoir la foi.
Cependant :
Il est écrit (He
11, 1) : "La foi est une assurance de ce qu'on ne voit pas." Or rien
n'était caché au Christ, selon cette parole de saint Pierre (Jn 21, 17) :
"Seigneur, tu connais toutes choses." Le Christ ne pouvait donc avoir
la foi.
Conclusion :
Nous l'avons dit
dans la deuxième Partie, la foi a pour objet la réalité divine, en tant qu'elle
n'est pas vue. Et l'habitus vertueux, comme tout habitus, est spécifié par son
objet. C'est pourquoi, si l'on admet que la réalité divine soit vue, la raison
de foi est exclue. Or le Christ, dès le premier instant de sa conception, a vu
l'Essence divine, comme on le montrera plus loin ; il n'a donc pas pu avoir la
foi.
Solutions :
1. La foi est plus noble que les vertus morales, parce que son
objet est plus noble ; cependant, par rapport au même objet, elle comporte une
certaine déficience, qui ne se trouvait pas dans le Christ. Et c'est pourquoi il
ne pouvait pas avoir la foi, bien qu'il ait eu les vertus morales, dont la
raison n'implique pas cette déficience à l'égard de leurs objets.
2. Le mérite de la foi consiste en ce que l'homme, par
soumission volontaire à Dieu, donne son assentiment à ce qu'il ne voit pas, selon
l'Apôtre (Rm 1, 5) : "Pour amener en son nom à l'obéissance de la foi tous
les païens." Or le Christ a manifesté une parfaite obéissance à l'égard de
Dieu, ainsi qu'il est écrit aux Philippiens (2, 8) : "Il s'est fait
obéissant jusqu'à la mort." Aussi pouvons-nous dire qu'il ne nous a rien
enseigné qui se rapporte au mérite sans l'avoir pratiqué lui-même excellemment.
3. Comme dit la Glose : "La foi consiste à croire ce que
l'on ne voit pas." C'est en un sens impropre que l'on parle de foi aux
réalités vues, parce que cette vision s'accompagne d'une certitude et d'une
fermeté d'adhésion qui ressemblent à celles de la foi.
Objections :
1. On lit dans le Psaume (30, 2), qui fait parler le Christ, d'après
la Glose : "Seigneur, j'ai espéré en toi." Mais c'est par la vertu
d'espérance que l'homme espère en Dieu. Le Christ possédait donc cette vertu.
2. L'espérance est l'attente de la béatitude future, on l'a
dit dans la deuxième Partie. Or, le Christ était dans l'attente d'une certaine
béatitude, à savoir la gloire corporelle. Il avait donc l'espérance.
3. Est objet d'espérance ce qui a rapport à notre perfection
dans l'avenir. Mais certains éléments de la perfection du Christ ne devaient se
réaliser que dans l'avenir, puisqu'il est écrit (Ep 4, 12) : "En vue du
perfectionnement des saints, pour l'oeuvre du ministère, pour l'édification du
corps du Christ." Il semble donc que le Christ pouvait posséder
l'espérance.
Cependant :
Il est écrit (Rm 8,
24) "Voir ce qu'on espère, ce n'est plus espérer." Il apparaît donc
que l'espérance, comme la foi, a pour objet ce qu'on ne voit pas. Or le Christ,
n'ayant pas eu la foi, ne devait pas avoir non plus l'espérance.
Conclusion :
De même qu'il
appartient à la notion même de foi de donner son assentiment à ce qu'on ne voit
pas, de même il appartient en propre à la notion d'espérance d'attendre ce
qu'on n'a pas encore. Et comme la foi, vertu théologale, n'a pas pour objet
n'importe quelle réalité non vue, mais seulement Dieu lui-même ; ainsi
l'espérance, vertu théologale, a pour objet la jouissance même de Dieu, que
l'on attend avant tout par la vertu d'espérance. Par voie de conséquence, la
vertu d'espérance se porte sur les secours divins par lesquels il nous est
possible de parvenir jusqu'à Dieu ; il en va de même pour la foi qui, sur la
parole de Dieu, adhère non pas seulement aux réalités divines, mais encore à
toutes les autres réalités divinement révélées.
Le Christ, dès le
premier instant de sa conception, a joui pleinement de la possession de Dieu, comme
nous le dirons plus loin. Il ne pouvait donc avoir la vertu d'espérance.
Cependant, il pouvait avoir l'espérance de certaines réalités qu'il ne
possédait pas encore, bien qu'il n'ait pas eu la foi à l'égard de quoi que ce
fût. Car, bien qu'il connût parfaitement toutes choses, ce qui excluait de lui
toute foi, il ne se trouvait pas encore en possession de tout ce qui convenait
à sa perfection, comme l'immortalité et la gloire corporelle il pouvait donc
les espérer.
Solutions :
1. La parole du Psaume ne s'applique pas à l'espérance, vertu
théologale, mais à l'espérance que le Christ pouvait avoir de certaines choses
non encore possédées, comme on vient de le dire.
2. La gloire du corps n'est pas l'objet principal de la
béatitude, étant un rejaillissement de la gloire de l'âme, comme on l'a dit
dans la deuxième Partie. C'est pourquoi l'espérance, vertu théologale, n'a pas
pour objet la béatitude du corps, mais bien celle de l'âme, qui consiste dans la
jouissance de Dieu.
3. L'édification de l'Église par la conversion des fidèles ne
contribue pas à la perfection personnelle du Christ ; ce sont au contraire les
fidèles qu'il fait participer de sa propre perfection. Et puisque l'espérance
se dit formellement par rapport à ce que l'on espère pour soi, on ne peut, pour
attribuer cette vertu au Christ, alléguer un tel motif.
Objections :
1. On admet communément que le rôle des dons est de venir en
aide aux vertus. Mais ce qui est parfait en soi n'a nul besoin de secours
extérieur. Et puisque les vertus du Christ étaient parfaites, il ne paraît pas
qu'il ait possédé les dons.
2. Il n'appartient pas au même individu de donner et de
recevoir ; car celui-là donne qui possède, et celui-là reçoit qui ne possède
pas. Mais il revient au Christ de communiquer les dons du Saint-Esprit, selon
cette parole du Psaume (68, 19) : "Il a accordé ses dons aux hommes."
Il n'a donc pas à les recevoir.
3. Parmi les dons, quatre appartiennent à la vie contemplative
d'ici-bas : ce sont la sagesse, la science, l'intelligence et le conseil, qui
se rattache à la prudence ; aussi le Philosophe (Aristote) les range-t-il parmi
les vertus intellectuelles. Mais le Christ a possédé la contemplation du Ciel ;
il n'avait donc pas les dons en question.
Cependant :
Il est écrit dans
Isaïe (4, 1) : "sept femmes saisiront un homme", et la Glose applique
ce texte aux sept dons du Saint-Esprit possédés par le Christ.
Conclusion :
D'après ce qui a
été dit dans la deuxième Partie les dons sont des perfections apportées aux
puissances de l'âme, pour les rendre aptes à être mues par le Saint-Esprit. Or
il est manifeste que l'âme du Christ était mue de la manière la plus parfaite
par le Saint-Esprit, car il est écrit en saint Luc (4, 1) : "Jésus, rempli
de l'Esprit Saint, revint du Jourdain, et il fut poussé par l'Esprit dans le
désert." Il est donc évident que les dons se trouvaient dans le Christ
sous un mode très excellent.
Solutions :
1. Ce qui est parfait dans les limites de sa propre nature a
besoin d'être aidé par ce qui est d'une nature plus élevée ; c'est ainsi que
l'homme, si parfait qu'il soit, a besoin cependant du secours de Dieu. En ce
sens nous disons que les vertus doivent être aidées par les dons qui viennent
parfaire les puissances de l'âme et leur permettre d'être mues par le Saint-Esprit.
2. Ce n'est pas sous le même rapport que le Christ reçoit et
communique les dons du Saint-Esprit : il les donne comme Dieu, il les reçoit
comme homme. Et c'est pourquoi saint Grégoire le Grand écrit : "L'Esprit Saint,
qui procède de la divinité du Christ, n'a jamais abandonné son humanité."
3. Il n'y eut pas seulement dans le Christ la connaissance
propre à la vie du Ciel, mais aussi la connaissance propre à la vie terrestre, comme
on le dira plus loin. Pourtant, même dans la patrie, les dons du Saint-Esprit
demeurent de quelque manière, ainsi que nous l'avons noté dans la deuxième
Partie.
Objections :
1. L'espérance est plus importante que la crainte, car elle a
pour objet le bien, tandis que la crainte a pour objet le mal. Mais le Christ
ne possédait pas la vertu d'espérance ; à plus forte raison ne devait-il pas
avoir le don de crainte.
2. Par le don de crainte, on redoute soit la séparation d'avec
Dieu : c'est alors la crainte "chaste" ; soit les châtiments qu'il
inflige : et c'est la crainte "servile", pour employer les
expressions de saint Augustin. Mais le Christ n'avait pas à redouter d'être
séparé de Dieu par le péché, ni d'être puni par lui pour ses fautes, puisqu'il
lui était impossible de pécher, comme on le dira plus loin ; on ne craint pas
en effet un mal impossible. Le Christ n'avait donc pas le don de crainte.
3. Saint Jean a écrit (1 Jn 4, 8) : "L'amour parfait
bannit la crainte." Or, la charité du Christ était très parfaite, puisque
l'apôtre (Ep 3, 19) parle de "l'amour du Christ qui surpasse toute
connaissance". Le don de crainte ne pouvait donc se trouver dans le
Christ.
Cependant :
Nous lisons dans
Isaïe (11, 3) : "L'Esprit de la crainte du Seigneur le comblera de sa
plénitude."
Conclusion :
Comme nous l'avons
noté dans la deuxième Partie, la crainte a un double objet : elle porte soit
sur un mal redoutable, soit sur celui qui a le pouvoir de l'infliger ; c'est
ainsi que l'on craint le roi, parce qu'il a le pouvoir de mettre à mort.
Cependant l'on ne craint l'auteur possible d'un mal que s'il possède un pouvoir
auquel il est difficile de résister : car, ce que nous pouvons facilement
écarter, nous ne le craignons pas. On ne craint donc quelqu'un que pour sa
supériorité.
Ceci posé, il faut
reconnaître que le Christ n'avait à redouter ni d'être séparé de Dieu par le
péché, ni d'être puni par lui pour une faute. Sa crainte de Dieu se référait
seulement à la supériorité divine, car c'est par un mouvement d'affectueuse
révérence que l'Esprit Saint portait son âme vers Dieu. Aussi lisons-nous dans
l'épître aux Hébreux (5, 7) qu'il fut exaucé en tout à cause de sa piété
révérentielle. Cette affectueuse révérence envers Dieu, le Christ, comme homme,
l'a possédée plus pleinement que tous les autres. Et c'est pourquoi l'Écriture
lui attribue la plénitude du don de crainte.
Solutions :
1. Les habitus des vertus et des dons visent le bien
proprement et essentiellement, et le mal seulement par voie de conséquence. Car
il est essentiel à la vertu de rendre l'oeuvre bonne, dit Aristote. C'est
pourquoi l'objet essentiel du don de crainte n'est pas le mal envisagé par la
passion de crainte, mais la supériorité du bien divin, dont la puissance peut
infliger du mal. Or, l'espérance en tant que vertu, envisage non seulement
celui qui produit le bien, mais encore ce bien lui-même en tant qu'il n'est pas
possédé. Et c'est pourquoi, parce que le Christ avait déjà le bien parfait de
la béatitude, on ne lui attribue pas la vertu d'espérance, mais le don de
crainte.
2. Cet argument procède de la crainte, selon qu'elle envisage
le mal comme son objet.
3. La charité parfaite bannit la crainte servile, qui envisage
principalement le châtiment. Mais cette crainte-là n'existait pas chez le
Christ.
Objections :
1. Il ne convient pas à celui qui possède un bien en plénitude
de le posséder par participation. Or le Christ a eu la plénitude de la grâce, étant
"plein de grâce et de vérité" (Jn 1, 14). Or les charismes semblent
être des participations divines accordées différemment et partiellement à des
bénéficiaires divers, car "il y a diversité de dons" (1 Co 7, 11). Il
semble donc que le Christ n'a pas eu de charismes.
2. Ce que l'on doit à quelqu'un ne peut lui être donné
gratuitement. Or le Christ avait le droit de posséder en abondance une parole
de sagesse et une parole de science ; il avait aussi, par droit, le pouvoir de
faire des miracles, et tous ces autres pouvoirs que les charismes confèrent
gratuitement, car il est "la puissance et la sagesse de Dieu" (1 Co 1,
24). Il ne lui convenait donc pas de posséder ces dons gratuits que sont les
charismes.
3. Les charismes sont ordonnés au bien des fidèles, selon
cette parole de l'Apôtre (1 Co 7, 7) : "A chacun la manifestation de
l'Esprit est départie selon que le demande l'utilité commune." Or, tout
habitus ou disposition dont l'homme ne se sert pas semble parfaitement inutile,
car "à quoi servent une sagesse cachée et un trésor invisible ?" (Si
20, 30). Mais on ne voit pas que le Christ ait usé de tous les charismes, et
particulièrement du don des langues. Il ne possédait donc pas tous les
charismes.
Cependant :
Saint Augustin écrit que, comme dans la tête se trouvent les cinq
sens, de même dans le Christ, qui est tête de l’Église, se trouvent toutes les
grâces.
Conclusion :
Comme on l'a vu
les charismes sont ordonnés à la manifestation de la foi et de l'enseignement
spirituel. Il faut en effet que celui qui enseigne ait les moyens de manifester
la vérité de son enseignement, autrement celui-ci serait inutile. Or, le Christ
est le premier et le principal Maître de l'enseignement spirituel et de la foi,
selon l'épître aux Hébreux (2, 3) : "Le message du salut, publié en
premier lieu par le Seigneur, nous a été attesté par ceux qui l'avaient entendu,
Dieu confirmant leur témoignage par des signes, des prodiges, etc." Il est
donc manifeste que le Christ a dû, comme premier et principal Docteur de la foi,
posséder excellemment tous les charismes.
Solutions :
1. Tandis que la grâce sanctifiante est ordonnée aux actes
méritoires intérieurs ou extérieurs, le charisme est ordonné à certains actes
extérieurs qui manifestent la vérité de la foi, comme les miracles ou autres
choses semblables. Or, dans ces deux domaines, le Christ a eu la plénitude de
la grâce ; son âme, en effet, unie à la divinité, se trouvait parfaitement apte
à accomplir tous les actes de ces deux domaines. Au contraire, les autres
saints qui ne sont pas, entre les mains de Dieu, des instruments conjoints, mais
des instruments séparés, ne reçoivent que partiellement le pouvoir de produire
de tels actes. Et c'est pourquoi, à la différence du Christ, ils ne possèdent
pas tous les charismes.
2. C'est en tant que Fils éternel de Dieu, que le Christ est
appelé "puissance et sagesse de Dieu". Sous ce rapport il ne lui
appartient pas de posséder la grâce, mais plutôt de la communiquer. Il lui
revient au contraire de la posséder selon sa nature humaine.
3. Le don des langues a été accordé aux Apôtres parce qu'ils
étaient envoyés pour enseigner toutes les nations. Mais le Christ n'a voulu
prêcher personnellement qu'au seul peuple juif. Il disait (Mt 15, 24) : "Je
n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël" et l'Apôtre
écrivait (Rm 15, 8) : "J'affirme que le Christ Jésus a été ministre des
circoncis." Aussi le Christ n'a-t-il pas eu à employer diverses langues.
Pourtant la connaissance de ces langues ne lui a pas fait défaut, car les
pensées secrètes des coeurs, dont les mots ne sont que les signes, ne lui
étaient pas cachées. Cette connaissance ne fut pourtant pas inutile : pas plus
que n'est inutile un habitus dont on ne se sert pas quand cela n'est pas
nécessaire.
Objections :
1. La prophétie comporte une certaine connaissance confuse et
imparfaite, selon ce texte (Nb 12, 6) : "S'il y a un prophète parmi vous, c'est
dans un songe et en vision que je lui parlerai." Mais le Christ a eu une
connaissance parfaite, bien supérieure même à celle de Moïse dont il est dit
ensuite (v. 8) : "Il vit Dieu à découvert et non par énigme." Le
Christ ne fut donc pas prophète.
2. De même que la foi concerne ce que l'on ne voit pas, et
l'espérance ce que l'on ne possède pas, ainsi la prophétie concerne ce qui
n'est pas présent, mais éloigné, car prophète vient de proculfans (parlant
de loin). Or on n'attribue au Christ ni foi ni espérance, on ne doit pas non
plus lui attribuer la prophétie.
3. Le prophète est d'un rang inférieur à l'ange ; aussi
avons-nous dit de Moïse dans la deuxième Partie, qu'il fut le prophète suprême,
et il est écrit dans les Actes (7, 38) : "Il conversait avec l'ange au
désert." Mais le Christ n'est pas inférieur aux anges en connaissance
intellectuelle, il l'est seulement "sous le rapport de la possibilité
corporelle" (He 2, 9). Il apparaît donc que le Christ ne fut pas prophète.
Cependant :
Il y a la
prédiction du Deutéronome (18, 15) : "Dieu vous suscitera un prophète
parmi vos frères", et ce que le Christ disait en parlant de lui-même (Mt
13, 57 ; Jn 4, 44) : "Un prophète n'est sans honneur que dans sa
patrie."
Conclusion :
On appelle
prophète celui qui annonce ou qui voit ce qui est éloigné, en ce sens qu'il
connaît et dit des choses qui dépassent la portée de la connaissance humaine, selon
saint Augustin. Mais, pour être prophète, il ne suffit pas de connaître et
d'annoncer ce qu'ils ignorent à des gens dont on est éloigné. Et cela est
évident, tant pour le lieu que pour le temps. Par exemple, si un habitant de la
France annonçait à ses compatriotes résidant en France ce qui se passe en Syrie,
il serait prophète : c'est ainsi qu'Elisée annonça à Giesi qu'un homme
descendait de son char et venait à sa rencontre (2 R 5, 26). Il n'y aurait rien
de prophétique au contraire, pour un individu résidant en Syrie, à annoncer ce
qui se passe dans ce pays. De même en ce qui concerne le temps, Isaïe (44, 28)
était prophète lorsqu'il prédisait que Cyrus, roi des Perses, réédifierait le
temple de Dieu ; tandis que Esdras (Ch 1 et 3) ne l'était pas lorsqu'il narrait
le fait, qui se passait de son temps.
Donc, quand Dieu, les
anges ou les bienheureux connaissent et annoncent des choses qui échappent à
notre connaissance, cela ne relève pas de la prophétie, car ils ne partagent
d'aucune manière notre état de vie. Le Christ, au contraire, avant sa passion, se
trouvait dans le même état que nous, puisqu'il était non seulement
compréhenseur, mais encore voyageur. Il pouvait donc, à la manière d'un
prophète, connaître et annoncer les choses qui n'étaient pas à la portée des
autres voyageurs. Sous ce rapport on peut dire qu'il possédait le don de
prophétie.
Solutions :
1. Le texte cité ne signifie pas que la connaissance
énigmatique par songe et vision fait partie de la raison de prophétie ; mais il
tend à comparer les autres prophètes, qui connurent les réalités divines en
songe et par vision, avec Moïse qui vit Dieu à découvert et sans énigme, ce qui
ne l'empêche pas d'être appelé prophète, selon cette parole : "Il ne s'est
plus levé en Israël de prophète semblable à Moïse" (Dt 34, 10).
On peut dire
néanmoins que le Christ, tout en ayant une pleine et parfaite connaissance
intellectuelle, eut encore dans son imagination des images où il pouvait
contempler un reflet du divin, précisément parce qu'il n'était pas seulement
compréhenseur, mais aussi voyageur.
2. La foi a pour objet ce qui n'est pas vu par celui qui croit
; de même, l'espérance a pour objet ce qui n'est pas possédé par celui qui
espère. Mais la prophétie vise des réalités qui ne sont pas à la portée de la
connaissance commune des hommes, et que le prophète possède et communique, tout
en demeurant dans l'état de voyage. C'est pourquoi, dans le Christ, la foi et
l’espérance s’opposent à la perfection de son état bienheureux, mais non à la
prophétie.
3. L'ange, puisqu'il est compréhenseur, est au-dessus du
prophète, qui n'est pas simple voyageur terrestre ; mais il n'est pas au-dessus
du Christ qui fut à la fois voyageur et compréhenseur.
Objections :
1. Comme on l'a vu dans la deuxième Partie, les vertus
dérivent de la grâce. Mais le Christ n'a pas possédé toutes les vertus, puisqu'il
n'avait, nous l'avons vu, ni la foi ni l'espérance. La grâce ne se trouvait
donc pas chez lui en plénitude.
2. Nous savons en outre que la grâce se divise en opérante et
coopérante. Mais la grâce opérante est celle qui justifie l'impie ; or le
Christ n'a pas à être justifié, puisqu'il n'a jamais connu le péché. Il n'a
donc pas eu la plénitude de la grâce.
3. On lit dans l'épître de saint Jacques (1, 17) : "Tout
don excellent, toute grâce parfaite vient d'en-haut et descend du Père des
lumières." Mais ce qui descend par dérivation n'est reçu que partiellement,
et non en plénitude. Aucune créature par conséquent, pas même l'âme du Christ, ne
peut posséder la plénitude des dons de la grâce.
Cependant :
Il est écrit en
saint Jean (1, 14) : "Nous l'avons vu plein de grâce et de vérité."
Conclusion :
Posséder quelque
chose en plénitude, c'est en avoir la possession totale et parfaite. Cependant
cette totalité et cette perfection peuvent être envisagées de deux points de
vue. Ou bien par rapport à l'intensité quantitative selon laquelle une chose
est possédée : c'est ainsi que l'on dit de quelqu'un qu'il possède la blancheur
en plénitude lorsqu'il la détient au plus haut degré. Ou bien selon un point de
vue dynamique : ainsi l'on possède pleinement la vie, quand on bénéficie de
tous ses effets et de toutes ses opérations ; sous ce rapport l'homme est
pleinement vivant, à la différence de l'animal ou de la plante.
A l'un ou l'autre
point de vue, le Christ a eu la plénitude de la grâce.
- 1° Il l'a eue
tout d'abord au plus haut degré où il soit possible de la posséder. Et cela
tient premièrement à ce que l'âme du Christ était proche de la cause de la
grâce. Comme nous l'avons déjà dit en effet, plus un être, soumis à l'action
d'une cause, est à proximité de celle-ci, plus il reçoit de son influence. Et
puisque l'âme du Christ est plus intimement unie à Dieu que toutes les
créatures rationnelles, elle se trouve de la manière la plus parfaite sous
l'influence de sa grâce.
- 2° En second
lieu, cela se rapporte à l'effet que l'âme du Christ avait mission de produire,
car il lui fallait recevoir la grâce de manière à pouvoir de quelque façon la
diffuser sur les autres. Pour cela, l'âme du Christ devait avoir la grâce à son
plus haut degré ; comme le feu qui, étant cause de la chaleur des autres corps,
possède celle-ci au maximum.
- 3° D'autre part,
sous le rapport de sa puissance de rayonnement, le Christ a encore possédé la
grâce en plénitude, car il la possédait selon tous ses effets et toutes ses
opérations. La grâce lui était donnée comme à un principe universel commandant
toute la catégorie des êtres qui ont la grâce. Or, la puissance du premier
principe dans un genre donné s'étend universellement à tous les effets inclus
dans ce genre : ainsi le soleil qui, selon saint Denys le pseudo-aréopagite est
cause universelle de la génération, déploie sa puissance sur tout ce qui a
trait à la génération. De même, la grâce du Christ comportait cette plénitude
qui la faisait s'épanouir selon toutes ses virtualités vertus, dons et autres
effets du même genre.
Solutions :
1. La foi et l'espérance sont des effets de la grâce qui
impliquent une certaine déficience chez leur sujet : car la foi a pour objet ce
que l'on ne voit pas, et l'espérance ce que l'on ne possède pas. Il ne fallait
donc pas que le Christ, qui est l'auteur de la grâce, connût les déficiences
inhérentes à la foi et à l'espérance. Mais tout ce qu'il y a de perfection dans
ces deux vertus se trouvait d'une manière plus parfaite encore chez lui. Ainsi
le feu ne possède pas tous les modes imparfaits de chaleur qui tiennent à la
défectuosité de leur sujet, mais seulement tout ce qui se rattache à la
perfection de la chaleur.
2. Il appartient à la grâce opérante de produire la
justification ; mais qu'elle justifie un impie, cela lui est accidentel, et
provient de ce que le sujet justifié se trouvait en état de péché. L'âme du
Christ a donc été justifiée par la grâce opérante, en ce sens que celle-ci l'a
rendue juste et sainte dès le premier instant de la conception, non pas en ce
sens qu'elle aurait été pécheresse, ou encore sans justice.
3. La plénitude de la grâce accordée à l'âme du Christ doit se
juger d'après la capacité de la créature, et non d'après l'infinie richesse de
la bonté divine.
Objections :
1. Ce qui appartient en propre à quelqu'un ne convient qu'à
lui seul. Mais la plénitude de la grâce est attribuée à d'autres qu'au Christ.
C'est ainsi que l'Ange salue la Vierge en ces termes : "Je te salue, pleine
de grâce" ; et nous lisons dans les Actes (6, 8) : "Étienne était
plein de grâce et de force."
2. Ce que le Christ peut communiquer à d'autres ne semble pas
lui appartenir en propre. Mais comme l'écrit saint Paul (Ep 2, 19) : "Vous
serez comblés jusqu'à entrer dans la plénitude de Dieu."
3. L'état du voyage doit correspondre proportionnellement à
l'état de la patrie. Mais dans cet état nous goûterons une certaine plénitude, car,
selon saint Grégoire le Grand : "Dans la patrie céleste, où se trouve la
plénitude de tout bien, quoique certains dons soient accordés d'une manière
excellente, il n'y en a pas qui soient possédés par un élu d'une manière
exclusive." Par suite, dans l'état de voyageur aussi tous doivent posséder
la plénitude de la grâce ; celle-ci n'appartient donc pas en propre au Christ.
Cependant :
On attribue au
Christ la plénitude de la grâce en tant qu'il est le Fils unique du Père. Il
est écrit en effet dans saint Jean (1, 14) : "Nous l'avons vu comme Fils
unique du Père, plein de grâce et de vérité." Mais une telle filiation est
propre au Christ ; la plénitude de grâce et de vérité doit donc aussi lui
appartenir en propre.
Conclusion :
La plénitude de la
grâce peut être envisagée d'une double manière :
- 1° Soit du côté
de la grâce elle-même, soit du côté du sujet qui la possède. Du côté de la
grâce elle-même, la plénitude consiste à la recevoir à son plus haut degré, quant
à son essence ou quant à son dynamisme : on possède alors la grâce à la fois de
la manière la plus excellente dont il est possible de la posséder, et selon
toute sa puissance effective de rayonnement. Une telle plénitude de grâce est
propre au Christ.
- 2° Du côté du
sujet, la plénitude consiste en ce qu'il reçoit la grâce dans toute la mesure
réclamée par sa condition ; soit qu'il s'agisse du degré d'intensité fixé par
Dieu, selon cette parole de l'Apôtre (Ep 4, 7) : "A chacun de nous la
grâce a été donnée selon la mesure du don du Christ" ; soit qu'il s'agisse
du degré d'extension virtuelle, par lequel le sujet se trouve capable
d'accomplir tous les devoirs de sa charge ou de son état, selon cette autre
parole de l'Apôtre (Ep 3, 8) : "C'est à moi, le moindre de tous les saints,
qu'a été accordée cette grâce d'éclairer les hommes", etc. Une telle
plénitude de grâce n'est pas propre au Christ, mais est communiquée par lui aux
autres hommes.
Solutions :
1. La Bienheureuse Vierge est appelée pleine de grâce, non en
raison de la grâce elle-même, qu'elle n'a pas eue à son plus haut degré et dont
elle n'a pas mis en oeuvre tous les effets ; mais parce qu'elle a reçu la grâce
qui devait suffire à cet état de mère de Dieu pour lequel Dieu l'avait choisie.
De même on dit que saint Étienne était "plein de grâce", parce qu'il
avait reçu la grâce appropriée à la fonction pour laquelle il avait été choisi,
de ministre et de témoin de Dieu. Même chose pour les autres saints. Néanmoins,
parmi toutes ces plénitudes, il y a des degrés qui tiennent à ce qu'un saint a
été prédestiné par Dieu à un état plus ou moins éminent.
2. L'Apôtre parle de la plénitude de la grâce considérée du
côté du sujet, et par rapport à sa prédestination divine. Cette prédestination
peut être commune et s'appliquer à tous les saints ; ou bien elle est plus
spéciale et se rapporte à l'excellence de quelques-uns d'entre eux. Au premier
sens, on peut parler d'une plénitude de grâce, commune à tous, qui leur permet
de mériter la vie éternelle, c'est-à-dire la pleine jouissance de Dieu. C'est
précisément cette plénitude que l'Apôtre souhaite aux fidèles d'Éphèse.
3. Les dons qui sont communs dans la patrie céleste, comme la
vision, la possession et la jouissance, ont des dons qui leur correspondent
dans l'état de voyage, et qui sont aussi communs à tous les états. Mais il y a,
au Ciel et sur la terre, certaines prérogatives qui sont particulières à
quelques-uns, et que tous ne possèdent pas.
Objections :
1. Tout ce qui est sans mesure est infini ; mais la grâce du
Christ est sans mesure, puisqu'il est dit en saint Jean (3, 34) : "Dieu ne
lui donne pas l'Esprit avec mesure." La grâce du Christ est donc infinie.
2. Un effet infini manifeste une puissance infinie ; celle-ci
à son tour ne peut se fonder que sur une essence infinie. Mais la grâce du
Christ produit un effet infini, puisqu'elle a pour résultat le salut de tout le
genre humain, selon cette parole de saint Jean (1 Jn 2, 2) : "Il est
lui-même victime de propitiation pour les péchés du monde entier." La
grâce du Christ est donc infinie.
3. Toute quantité finie peut parvenir par addition à égaler
tout autre quantité, si grande soit-elle. Donc, si la grâce du Christ est finie,
il n'est pas de grâce, conférée à un autre homme, qui ne puisse croître jusqu'à
l'égaler. Or, d'après saint Grégoire le Grand, c'est contre une telle
conception qu'il est écrit dans Job (28, 17) : "Ni l'or ni le verre
n'atteignent sa valeur." La grâce du Christ est donc infinie.
Cependant :
La grâce est
quelque chose de créé dans l'âme. Mais tout ce qui est créé est fini, selon
cette parole de la Sagesse (11, 21) : "Tu as tout disposé avec nombre, poids
et mesure." La grâce du Christ n'est donc pas infinie.
Conclusion :
D'après ce qui a
été dit précédemment, il y a lieu de distinguer dans le Christ une double grâce
: l'une est la grâce d'union, et qui consiste dans l'union personnelle au Fils
de Dieu, accordée gratuitement à la nature humaine. Il est évident que cette
grâce est infinie, comme la personne du Verbe elle-même.
L'autre grâce est
la grâce habituelle. On peut l'envisager sous un double point de vue :
- 1° Premièrement
en tant qu'elle consiste en un certain être. A cet égard, elle est
nécessairement un être fini ; car elle se trouve dans l'âme du Christ comme
dans son sujet ; or l'âme du Christ étant une créature, a une capacité finie.
Et puisque l'être de la grâce ne peut dépasser celui de son sujet, il ne peut
pas non plus être infini.
- 2° En second
lieu, on peut considérer la grâce habituelle du Christ sous sa raison propre de
grâce. A ce point de vue elle peut être dite infinie, parce qu'illimitée ; elle
possède en effet tout ce qui appartient à l'essence de la grâce, sans aucune
restriction ; et cela tient à ce que, selon le plan de Dieu, auquel il
appartient de mesurer la grâce, celle-ci est conférée au Christ comme à un
principe universel, qui donne la grâce à la nature humaine, selon cette parole
de saint Paul (Ep 1, 6) : "Il nous a dotés de sa grâce dans son Fils
bien-aimé." Ainsi pouvons-nous dire que la lumière du soleil est infinie, non
pas certes dans son être, mais comme lumière, en ce sens qu'elle possède tout
ce qui appartient à l'essence de la lumière.
Solutions :
1. Quand on dit que "le Père ne lui donne pas l'Esprit
avec mesure" on peut l'entendre du don que Dieu le Père fait éternellement
au Fils, en lui communiquant la nature divine qui est un don infini. Et c'est
en ce sens qu'une Glose ajoute : "En sorte que le Fils est aussi grand que
le Père."
Mais on peut
l'entendre aussi du don qui est fait à la nature humaine par son union à une
personne divine, don qui est infini lui aussi. Et c'est pourquoi la Glose
explique ainsi le texte en question : "De même que le Père a engendré un
Verbe accompli et parfait, de même ce Verbe, dans sa plénitude et sa perfection,
a été uni à la nature humaine."
Enfin, on peut
l'entendre encore de la grâce habituelle, en tant que la grâce du Christ
s'étend à tout ce qui relève de la grâce. D'où ce commentaire de saint Augustin
: "La mesure est une division des dons : à l'un, en effet, est accordée, par
le moyen de l'Esprit une parole de sagesse ; à l'autre, une parole de science.
Mais le Christ qui donne ne reçoit pas avec mesure."
2. La grâce du Christ possède un effet infini, en raison de
son infinité, expliquée comme nous venons de le dire, et aussi en raison de
l'unité de la personne divine, à laquelle l'âme du Christ se trouve jointe.
3. Le moins peut parvenir par addition à égaler le plus, lorsqu'il
s'agit de quantités de même nature. Mais la grâce d'un autre homme est envers
la grâce du Christ comme une puissance particulière envers une puissance
universelle. Aussi, de même que la puissance du feu, si grand que soit son
accroissement, ne parviendra jamais à égaler la puissance du soleil, ainsi la
grâce d'un autre homme, quel que soit son accroissement, n'égalera jamais la
grâce du Christ.
Objections :
1. A tout être fini on peut ajouter. Or, on vient de voir que
la grâce du Christ était finie. Donc elle a pu s'accroître.
2. L'augmentation de la grâce se fait par la puissance divine,
selon l'Apôtre (2 Co 9, 8) : "Dieu a le pouvoir de faire abonder en vous toute
grâce." Et puisque la puissance divine est infinie, elle ne saurait être
enfermée en des limites. Il semble donc que la grâce du Christ aurait pu être
plus grande.
3. On lit en saint Luc (2, 52) : "L'enfant Jésus
progressait en âge, en sagesse et en grâce devant Dieu et devant les
hommes." C'est donc que la grâce du Christ a pu s'accroître.
Cependant :
Il est dit en
saint Jean (1, 14) : "Nous l'avons vu comme le Fils unique du Père, plein
de grâce et de vérité." Mais on ne peut rien concevoir de plus grand que
d'être le Fils unique du Père. C'est donc qu'il ne peut pas exister, et qu'on
ne peut pas concevoir, une grâce plus grande que celle dont le Christ fut
rempli.
Conclusion :
L'accroissement
d'une forme peut être impossible pour un double motif : soit en raison du sujet
de cette forme, soit en raison de la forme elle-même.
- En raison du
sujet, quand celui-ci a atteint la limite de participation qui revient à sa
nature ; ainsi disons-nous que la chaleur de l'air ne peut pas augmenter, quand
elle est parvenue à l'ultime degré au-delà duquel la nature de l'air est
détruite, ce qui n'empêche pas qu'un degré de chaleur supérieur puisse exister
dans la nature, avec le feu par exemple.
- En raison de la
forme, la possibilité d'augmentation se trouve exclue quand un sujet réalise
cette forme en la perfection la plus haute avec laquelle elle puisse être
possédée : ainsi la chaleur du feu ne peut s'accroître parce qu'il n'est pas de
degré de chaleur plus parfait que celui du feu.
Or, de même qu'aux
autres formes la sagesse divine a fixé une limite qui leur est propre, ainsi en
est-il pour la grâce, selon cette parole du livre de la Sagesse (11, 21) :
"Tu as disposé toutes choses avec nombre, poids et mesure." Cette
limite propre à chaque forme est déterminée par sa fin ; ainsi il n'est pas, pour
la pesanteur, d'attraction plus forte que celle de la terre, parce qu'il n'est
pas de lieu inférieur à celui de la terre. Or, la fin de la grâce, c'est
l'union de la nature rationnelle à Dieu ; et il n'est pas possible de réaliser,
ni même de concevoir union plus intime que celle qui se fait dans la personne.
C'est pourquoi la grâce atteint son degré suprême dans le Christ, et il est
manifeste que, en tant que grâce, elle n'a pu augmenter.
Même impossibilité
si l'on considère le sujet de cette grâce. Le Christ, comme homme, fut, dès le
premier instant de sa conception, vraiment et pleinement compréhenseur. Il ne
peut donc y avoir eu en lui augmentation de la grâce, pas plus qu'il ne peut y
avoir augmentation chez les autres bienheureux qui, du fait qu'ils sont
parvenus au terme, ne peuvent croître en grâce. Au contraire, chez les hommes
qui sont uniquement voyageurs, la grâce peut grandir, tant du côté de sa forme
qui n'atteint pas en eux son degré suprême, que du côté de son sujet qui n'est
pas encore parvenu au terme.
Solutions :
1. Lorsqu'il s'agit de quantités mathématiques, on peut
ajouter à toute quantité finie ; car, dans la quantité finie, il n'y a rien qui
s'oppose à une addition. Mais s'il s'agit d'une quantité naturelle, il peut y
avoir opposition du côté de la forme qui, comme tout accident déterminé, exige
une quantité définie. Aussi le Philosophe (Aristote) écrit-il que, pour toutes
les réalités stables, la nature est le terme et la raison de leur grandeur et
de leur croissance. C'est pour ce motif qu'à la quantité de tout le ciel on ne
peut rien ajouter. A plus forte raison, dans les formes elles-mêmes, faut-il
reconnaître un terme au-delà duquel il leur est impossible de progresser. Aussi,
bien que la grâce du Christ soit finie en son essence, est-il impossible d'y
faire une addition quelconque.
2. La puissance divine pourrait sans doute faire quelque chose
de plus grand et de meilleur que la grâce habituelle du Christ ; mais elle ne
pourrait pas faire que cela soit ordonné à quelque chose de plus grand que
l'union personnelle au Fils unique du Père. A cette union répond d'une manière
très suffisante telle mesure de grâce définie par la sagesse divine.
3. On peut croître en sagesse et en grâce d'une double manière
; en ce sens tout d'abord que les habitus eux-mêmes de sagesse et de grâce
augmentent : sous ce rapport le Christ n'a pas progressé ; en ce sens encore
que l'on réalise des effets plus considérables de sagesse et de vertu : sous ce
rapport le Christ a progressé en sagesse et en grâce aussi bien qu'en âge, car
à mesure qu'il avançait en âge, il produisait des oeuvres plus parfaites : il
montrait ainsi qu'il était homme véritable, aussi bien à l'égard de Dieu qu'à
l'égard des hommes.
Objections :
1. Une réalité ne peut être à elle-même sa propre conséquence.
Mais cette grâce habituelle parait être identique à la grâce d'union, puisque
saint Augustin écrit : "Cette grâce par laquelle, dès le principe de sa
foi, un homme quelconque devient chrétien, est celle-là même par laquelle dès
le premier instant cet homme-ci a été fait Christ." De ces deux grâces, la
première appartient à la grâce habituelle, la seconde à la grâce d'union. C'est
donc que la grâce habituelle n'est pas une conséquence de la grâce d'union.
2. La disposition précède l'achèvement, soit dans l'ordre du
temps, soit au moins dans l'ordre des concepts. Mais la grâce habituelle
apparaît comme une certaine disposition préparant la nature humaine à l'union
personnelle. C'est donc que, loin de suivre l'union, elle la précède plutôt.
3. Ce qui est commun est antérieur à ce qui est propre. Mais
la grâce habituelle est commune au Christ et aux saints hommes ; la grâce
d'union, elle, est propre au Christ. Logiquement, la grâce habituelle est donc
antérieure à la grâce d'union, elle ne la suit pas.
Cependant :
Il est écrit dans
Isaïe (42, 1) : "Voici mon serviteur, je le soutiendrai" ; et ensuite
: "Je lui ai donné mon Esprit", parole qui se réfère à la grâce
habituelle. Il apparaît donc que chez le Christ l'assomption de la nature
humaine dans l'unité de personne précède la grâce habituelle.
Conclusion :
L'union de la
nature humaine à la personne divine, que nous avons appelée grâce d'union
précède la grâce habituelle dans le Christ, non selon l'ordre chronologique, mais
selon l'ordre de la nature et de l'intellect. Et cela pour un triple motif :
- 1° Selon l'ordre
des principes de ces deux grâces. En effet, le principe de l'union est la
personne du Fils qui assume la nature humaine, et qui, pour cette raison, est
dite "envoyée en ce monde" (Jn 3, 17). Le principe de la grâce
habituelle, laquelle est donnée avec la charité, est le Saint-Esprit, et celui-ci
est dit envoyé, parce qu'il habite dans l'âme par la charité. Or, la mission du
Fils est, selon l'ordre de nature, antérieure à la mission du Saint-Esprit ; de
même que, dans cet ordre, l'Esprit Saint procède du Fils, et l'amour procède de
la sagesse. Par conséquent l'union personnelle, considérée comme découlant de
la mission du Fils, est antérieure à la grâce habituelle, considérée comme
découlant de la mission du Saint-Esprit.
- 2°Le motif de ce
tord retient au rapport de la grâce avec sa cause. La grâce, en effet, est
causée dans l'homme par la présence de la divinité, de même que la lumière est
produite dans l'air par la présence du soleil. C'est pourquoi il est dit dans
Ézéchiel (43, 2) : "La gloire du Dieu d'Israël venait du côté de
l'orient... et la terre resplendissait de sa gloire." Mais la présence de
Dieu dans le Christ s'entend de l'union de la nature humaine avec la personne
divine. On comprend donc que, a grâce habituelle du Christ résulte de cette
union, comme l'éclat de la lumière résulte de la présence du soleil.
- 3° La raison de
cet ordre peut se prendre de la fin de la grâce. Celle-ci est ordonnée à nous
permettre de bien agir ; mais les actions appartiennent aux suppôts et aux
individus. Aussi l'action, et donc la grâce qui ordonne à l'action, présupposent-elles
l'hypostase ou le suppôt. Mais, ainsi que nous l'avons montré, l'hypostase, dans
la nature humaine du Christ, n'est pas présupposée à l'union. La grâce d'union
précède donc logiquement la grâce habituelle.
Solutions :
1. Par grâce, saint Augustin entend ici la volonté libérale de
Dieu qui dispense ses bienfaits gratuitement. Et en ce sens il dit que la même
grâce qui rend chrétien un homme quelconque fait aussi qu'un homme est devenu
Christ, car ces deux effets proviennent, sans aucun mérite, de la bonté toute
gratuite de Dieu.
2. Pour les choses qui se réalisent progressivement, la
disposition précède, dans l'ordre de la génération, l'achèvement auquel elle
prépare ; au contraire, elle suit naturellement l'achèvement quand celui-ci est
déjà acquis. Ainsi la chaleur, qui est la disposition à la forme de feu, est
aussi l'effet qui résulte de cette forme, lorsque celle-ci préexiste. Or, la
nature humaine du Christ est unie à la personne du Verbe dès le principe et
sans étapes progressives. Par suite, la grâce habituelle ne peut pas être
envisagée comme précédant l'union, mais comme en résultant, à la manière d'une
propriété naturelle ; et c'est en ce sens que saint Augustin écrit : "La
grâce est en quelque sorte naturelle au Christ homme."
3. Ce qui est commun est antérieur à ce qui est propre, s'il
s'agit de réalités du même genre ; mais dans les réalités de genres différents,
rien n'empêche que ce qui est propre précède ce qui est commun. Or, la grâce
d'union n'est pas dans le genre de la grâce habituelle ; elle est au-dessus de
tout genre, comme la personne divine elle-même. Aussi rien n'empêche que cette
réalité propre au Christ soit antérieure à la réalité commune ; car elle ne
vient pas s'ajouter à l'élément commun, mais elle en est plutôt le principe et
l'origine.
1. Le Christ est-il la tête de l'Église ? - 2.
Est-il la tête des hommes pour leurs corps, ou seulement pour leurs âmes ? - 3.
Est-il la tête de tous les hommes ? - 4. Est-il la tête des anges ? - 5. Sa
grâce comme tête de l'Église est-elle identique à sa grâce habituelle d'homme
individuel ? - 6. Lui appartient-il en propre d'être la tête de l’Église ? - 7.
Le diable est-il la tête de tous les méchants ? - 8. L'Antéchrist peut-il être
appelé la tête de tous les méchants ?
Objections :
1. La tête communique le sens et le mouvement aux membres ; or
le sens et le mouvement spirituels, qui supposent la grâce, ne nous sont pas
communiqués par le Christ homme, car, dit saint Augustin, ce n'est pas comme
homme, mais comme Dieu que le Christ donne le Saint-Esprit. Le Christ en tant
qu'homme, n'est donc pas la tête de l'Église.
2. Celui qui possède déjà une tête ne peut soi-même être tête.
Mais le Christ, comme homme, a Dieu pour tête, selon cette parole de l'Apôtre
(1 Co 11, 3) : "Le chef du Christ, c'est Dieu." Le Christ n'est donc
pas tête.
3. Chez l'homme, la tête est un membre particulier sur lequel
le coeur exerce son influence. Mais le Christ est pour toute l'Église un
principe universel : il ne peut donc être tête de l'Église.
Cependant :
Il est écrit (Ep 1,
22) : "(Dieu) l'a donné pour tête de toute l’Église."
Conclusion :
De même que l'on
donne à toute l’Église le nom de corps mystique par analogie avec le corps
naturel de l'homme, dont les divers membres ont des actes divers, ainsi que
l'enseigne l'Apôtre (Rm 12, 4 ; 1 Co 12, 12), de même on appelle le Christ tête
de l'Église par analogie avec la tête humaine. Celle-ci en effet peut être
considérée à trois points de vue différents : au point de vue de l'ordre, de la
puissance et de la perfection.
- Sous le rapport de l'ordre, la tête est
l'élément premier de l'homme, en commençant par le haut ; de là vient que l'on
a coutume d'appeler tête tout ce qui est un principe, selon cette expression
d'Ézéchiel (16, 24) : "A la tête des rues, tu as élevé le signe de la
prostitution."
- Sous le rapport
de la perfection, c'est dans la tête que se trouvent tous les sens intérieurs
et extérieurs, alors que dans les autres membres, il n'y a que le sens du
toucher ; de là vient qu’il est dit dans Isaïe (9, 15) : "L'ancien et le
dignitaire, c'est la tête."
- Sous le rapport de la puissance, c'est
encore la tête qui, par sa vertu sensible et motrice, donne aux autres membres
force et mouvement, et les gouverne dans leurs actes. Voilà pourquoi l'on donne
au chef du peuple le titre de tête, selon cette parole (1 S 16, 17) :
"Lorsque tu étais petit à tes propres yeux, n'es-tu pas devenu la tête des
tribus d'Israël ?"
Or ces trois
fonctions de la tête appartiennent spirituellement au Christ. En raison de sa
proximité avec Dieu, sa grâce est en effet la plus élevée et la première, sinon
chronologiquement, du moins en ce sens que tous ont reçu la grâce en relation
avec la sienne, selon cette parole (Rm 8, 29) : "Ceux qu'il a connus
d'avance, il les a aussi prédestinés à être conformes à l'image de son Fils, afin
qu'il soit le premier-né parmi un grand nombre de frères."
- De même, sous le rapport de la perfection, le
Christ possède la plénitude de toutes les grâces, selon cette parole (Jn 1, 14)
: "Nous l'avons vu plein de grâce et de vérité." - Enfin pour ce qui
est de la puissance, le Christ peut communiquer la grâce à tous les membres de
l'Église, ainsi qu'il est dit encore (Jn 1, 16) "De sa plénitude nous
avons tous reçu." apparaît donc avec évidence que l'on peut à bon droit
donner au Christ le titre de tête de l'Église.
Solutions :
1. En tant que Dieu, il convient au Christ de donner la grâce
ou le Saint-Esprit par autorité. En tant qu'homme, cela lui convient encore
comme instrument, parce que son humanité était l'instrument de sa divinité. Et
ainsi ses actions, par la puissance de sa divinité, nous donnaient le salut en
causant en nous la grâce, à la fois par mérite et par une certaine efficience. Saint
Augustin nie que le Christ, comme homme, puisse nous communiquer d'autorité le Saint-Esprit
; mais par mode instrumental ou ministériel, même d'autres saints peuvent
communiquer le Saint-Esprit, selon cette parole (Ga 3, 5) : "Celui qui
vous confère l'Esprit", etc.
2. Dans le langage métaphorique, l'analogie ne s'applique pas
sous tous les rapports ; autrement ce ne serait plus une analogie, mais
l'expression exacte de la réalité. Sans doute, dans la nature, la tête ne peut
dépendre d'une autre tête, car le corps humain ne fait pas partie d'un autre
corps. Mais le corps, que l'on appelle ainsi par analogie, et qui représente
une multitude ordonnée, peut faire partie d'une autre multitude ; ainsi la
société domestique fait partie de la société civile. Et c'est pourquoi le père
de famille, qui est la tête de la société domestique, a au-dessus de lui une
autre tête qui est le gouvernement de la cité. En ce sens rien n'empêche que
Dieu soit la tête du Christ, alors que le Christ est la tête de l'Église.
3. La tête a une supériorité manifeste sur les autres membres
extérieurs ; le coeur, lui, exerce une influence cachée. C'est pourquoi l'on
compare au coeur le Saint-Esprit, qui vivifie et unifie invisiblement l'Église
; et l'on compare à la tête le Christ, dans sa nature visible, parce que, comme
homme, il l'emporte sur les autres hommes.
Objections :
1. Le Christ est appelé tête de l'Église en tant qu'il lui communique
le sens spirituel et le mouvement de la grâce. Mais le corps n'est susceptible
ni de l'un ni de l'autre. Donc le Christ n'est pas la tête des hommes pour
leurs corps.
2. Le corps est ce que nous avons de commun avec les animaux.
Si le Christ était la tête des hommes sous le rapport du corps, il le serait
aussi des animaux, ce qui est inadmissible.
3. Le Christ a reçu son corps des autres hommes, comme il est
manifeste d'après les généalogies de Matthieu et de Luc. Or la tête est
première parmi tous les autres membres, on vient de le dire. Le Christ ne peut
donc pas être tête de l'Église du point de vue corporel.
Cependant :
Nous lisons dans
l'épître aux Philippiens (3, 11) : "Il transformera notre corps misérable,
en le rendant semblable à son corps de gloire."
Conclusion :
Le corps humain
est ordonné par nature à l'âme raisonnable, qui est sa forme propre et son
moteur. En tant qu'elle est sa forme, l'âme lui communique la vie et les autres
propriétés qui appartiennent spécifiquement au corps humain ; en tant qu'elle
est son moteur, l'âme se sert du corps instrumentalement.
Ainsi doit-on dire
que l'humanité du Christ possède un pouvoir d'influence, parce qu'elle est
conjointe au Verbe de Dieu, auquel le corps est uni par l'intermédiaire de
l'âme, comme nous l'avons dit plus hauts. De ce fait l'humanité du Christ, aussi
bien son âme que son corps, exerce une influence sur les hommes, sur leurs âmes
comme sur leurs corps ; premièrement sur leurs âmes, il est vrai ; et sur leurs
corps secondairement. En ce sens d'abord que, selon l'Apôtre (Rm 6, 13) :
"Les membres du corps sont offerts pour être des armes de la justice"
qui, grâce au Christ, se trouve dans l'âme ; en ce sens encore que la vie de
gloire dérive de l'âme jusqu'au corps, comme il est écrit (Rm 8, 11) :
"Celui qui a ressuscité le Christ d'entre les morts, rendra aussi la vie à
vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous."
Solutions :
1. Le sens spirituel de la grâce ne parvient pas au corps
premièrement et principalement, mais d'une manière secondaire et instrumentale,
on vient de le dire.
2. Le corps de l'animal n'a pas, comme le corps humain, de
rapport à l'âme rationnelle ; et par conséquent le cas n'est pas semblable.
3. Bien que le Christ ait reçu d'autres hommes la matière de ;
; son corps, cependant tous les hommes reçoivent de lui la vie immortelle du
corps, selon cette parole (1 Co 15, 22) : "Comme tous meurent, en Adam, de
même aussi c'est dans le Christ que tous revivront."
Objections :
1. La tête n'a de rapport qu'aux membres de son corps. Mais
les infidèles ne sont d'aucune manière membres de l'Église "qui est le
corps du Christ" (Ep 1, 23). Le Christ n'est donc pas la tête de tous les
hommes.
2. L'Apôtre écrit (Ep 5, 25-27) : "Le Christ s'est livré
pour l'Église ; il voulait se la présenter glorieuse, sans tache ni ride ni
rien de semblable." Mais il y en a beaucoup, même parmi les fidèles, en
qui se trouve la tache ou la ride du péché. Le Christ n'est donc pas la tête de
tous les fidèles.
3. Les sacrements de l'ancienne loi se rattachent au Christ, comme
l'ombre au corps, dit l'épître aux Colossiens (2, 17). Mais les Pères de
l'Ancien Testament, en leur temps, servaient Dieu par ces sacrements (He 8, 5)
: "Ils célèbrent un culte qui n'est qu'une image et une ombre des choses
célestes." Ils n'appartenaient donc pas au corps du Christ, et par suite
le Christ n'est pas la tête de tous les hommes.
Cependant :
Saint Paul affirme (1 Tm 4, 10) : "Il est le sauveur de tous
les hommes, et spécialement des fidèles" ; et la 1ère épître de
saint Jean (2, 2) : "Il est lui-même victime de propitiation pour nos
péchés, non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier." Or,
sauver les hommes, être victime de propitiation pour leurs péchés, revient au
Christ précisément parce qu'il est tête. Le Christ est donc la tête de tous les
hommes.
Conclusion :
Il y a cette
différence entre le corps naturel de l'homme et le corps mystique de l’Église, que
les membres du corps naturel existent tous en même temps, mais non les membres
du corps mystique ; ni quant à leur être de nature, car le corps de l'Église
est constitué par les hommes qui vécurent depuis le commencement du monde
jusqu'à sa fin ; ni quant à leur être de grâce, car, parmi les membres de
l'Église qui vivent à la même époque, certains sont privés de la grâce et
l'auront plus tard, tandis que d'autres la possèdent déjà. Il faut donc
regarder comme membres du corps mystique non seulement ceux qui le sont en acte,
mais aussi ceux qui le sont en puissance. Parmi ces derniers, les uns le sont
en puissance sans jamais le devenir en acte ; les autres le deviennent en acte
à un moment donné selon trois degrés : par la foi, par la charité en cette vie,
et enfin par la béatitude de la patrie céleste.
Donc, si nous
considérons en général toutes les époques du monde, le Christ est la tête de
tous les hommes, mais à divers degrés :
- 1° d'abord et
avant tout, il est la tête de ceux qui lui sont unis en acte par la gloire ;
- 2° il est la
tête de ceux qui lui sont unis en acte par la charité ;
- 3° de ceux qui
lui sont unis en acte par la foi ;
- 4° de ceux qui
lui sont unis en puissance mais qui, dans les desseins de la prédestination divine,
le seront un jour en acte ;
- 5° il est la
tête de ceux qui lui sont unis en puissance et ne le seront jamais en acte, comme
les hommes qui vivent en ce monde et ne sont pas prédestinés. Ceux-ci, quand
ils quittent cette vie, cessent entièrement d'être membres du Christ, car ils
ne sont plus en puissance à lui être unis.
Solutions :
1. Les infidèles, bien qu'ils ne soient pas en acte membres de
l'Église, lui appartiennent cependant en puissance. Cette puissance a deux
fondements : d'abord, et comme principe, la vertu du Christ qui suffit au salut
de tout le genre humain ensuite le libre arbitre.
2. L’Église "glorieuse, sans tache ni ride", est la
fin ultime à laquelle nous sommes conduits par la passion du Christ. Elle ne se
réalisera donc que dans la patrie céleste, et non en cette vie où "nous
nous trompons nous-mêmes si nous prétendons être sans péché" (1 Jn 1, 8).
Il y a cependant certains péchés, les péchés mortels, dont sont indemnes les
membres du Christ qui lui sont unis en acte par la charité. Quant à ceux qui
sont esclaves de tels péchés, ils ne sont pas membres du Christ en acte, mais
en puissance, sauf peut-être d'une manière imparfaite par la foi informe. Car
celle-ci unit au Christ de façon relative, et non de cette façon absolue qui
permet à l'homme d'obtenir par le Christ la vie de la grâce, selon saint
Jacques (2, 20) : "La foi sans les oeuvres est morte." De tels
membres reçoivent du Christ l'acte vital de croire, et ils sont semblables à un
membre mort que l'homme parvient à remuer quelque peu.
3. Les saints Pères ne s'arrêtaient pas aux sacrements de
l'ancienne loi comme à des réalités, mais comme à des images et à des ombres de
ce qui devait venir. Or, c'est par le même sacrement que l'on se porte et sur
l'image en tant que telle, et sur la réalité qu'elle représente, comme le
montre Aristote. C'est pourquoi les anciens Pères, en 'observant les sacrements
de l'ancienne loi, étaient portés vers le Christ par la même foi et le même
amour qui nous portent nous-mêmes vers lui. Ils appartenaient donc bien, comme
nous, au corps de l'Église.
Objections :
1. La tête et les membres sont de même nature ; mais le Christ,
en tant qu'homme, n'est pas de même nature que les anges, car il est écrit :
"Ce n'est pas à des anges qu'il vient en aide, mais à la postérité
d'Abraham" (He 2, 16). Le Christ, en tant qu'homme, n'est donc pas la tête
des anges.
2. Le Christ est la tête de ceux qui appartiennent à l'Église,
"qui est son corps", selon l'épître aux Éphésiens (1, 23). Mais les
anges n'appartiennent pas à l'Église : celle-ci est en effet l'assemblée des
fidèles ; or les anges n'ont pas la foi, ils marchent non dans la foi, mais
dans la vision ; autrement, ils seraient "en exil, loin du Seigneur",
comme le remarque l'Apôtre (2 Co 5, 6). Le Christ, en tant qu'homme, n'est donc
pas la tête des anges.
3. Saint Augustin écrit : De même que le Verbe "qui dès
le principe était auprès du Père" vivifie les âmes, de même "le Verbe
fait chair" vivifie les corps. Mais les anges n'ont pas de corps ; et le
Verbe fait chair, c'est le Christ homme. Donc le Christ, en tant qu'homme, n'exerce
pas d'influence vitale sur les anges, et n'est pas leur tête.
Cependant :
L'Apôtre écrit aux
Colossiens (2, 10) : "Il est la tête de toute Principauté et de toute
Puissance." Or ceci vaut aussi bien pour tous les anges. Le Christ est
donc la tête des anges.
Conclusion :
Là où il y a un
seul corps, il faut nécessairement placer une seule tête : or, par analogie, nous
appelons corps une multitude ordonnée dans l'unité, selon des activités et des
fonctions distinctes ; et il est manifeste que les hommes et les anges sont
ordonnés à une seule fin qui est la gloire de la béatitude divine. Le corps
mystique de l'Église ne se compose donc pas seulement des hommes, mais aussi
des anges.
De toute cette
multitude, le Christ est la tête ; il est plus près de Dieu en effet et reçoit
ses dons avec une plus entière plénitude que les homme et même que les anges ;
en outre, les anges, aussi bien que les hommes, reçoivent son influence : il
est écrit en effet aux Éphésiens (1, 20) : "(Dieu le Père) l'a fait
asseoir à sa droite dans les Cieux, au-dessus de toute Principauté, Vertu, Seigneurie,
et de tout autre Puissance, nom qui peut se nommer, non seulement dans le
siècle présent, mais encore dans le siècle à venir : et il a tout mis sous ses
pieds." Le Christ n'est donc pas seulement la tête des hommes, mais aussi
des anges. Aussi est-il écrit (Mt 4, 11) : "Les anges s'approchèrent et
ils le servaient."
Solutions :
1. L'influence du Christ sur les hommes s'exerce en premier
lieu quant à leurs âmes ; selon celles-ci, les hommes sont de même nature que
les anges, bien qu'ils diffèrent d'eux spécifiquement. En raison de cette
conformité, le Christ peut être dit la tête des anges, bien que cette
conformité n'existe pas quant aux corps.
2. L'Église, dans son état de voyage, c'est l'ensemble des
croyants ; mais, dans l'état de la patrie, c'est l'assemblée des élus qui
voient Dieu. Or le Christ ne fut pas seulement voyageur ; il fut aussi
compréhenseur. A ce titre, et parce qu'il possède en plénitude la grâce et la
gloire, il est la tête non seulement des croyants, mais aussi de ceux qui
voient Dieu.
3. Saint Augustin parle ici en assimilant la cause à l'effet, en
tant que la réalité corporelle agit sur les corps, et la réalité spirituelle
sur les réalités du même genre. Cependant l'humanité du Christ, en vertu de sa
nature spirituelle, c'est-à-dire divine, peut agir non seulement sur les
esprits des hommes, mais encore sur les esprits des anges, à cause de son union
intime avec Dieu, qui est une union personnelle.
Objections :
1. Saint Paul affirme (Rm 6, 15) : "Si par la faute d'un
seul tous les hommes sont morts, combien plus la grâce de Dieu et le don conféré
par la grâce d'un seul homme, Jésus Christ, se sont-ils répandus à profusion
sur la multitude." Mais le péché actuel d'Adam n'est pas le même que le
péché originel qu'il transmet à sa postérité. Par conséquent, autre est la
grâce personnelle, propre au Christ, et autre celle qu'il possède comme tête de
l'Église et qui découle de lui sur les autres.
2. Les habitus se distinguent par leurs actes. Mais la grâce
personnelle du Christ est ordonnée à un acte qui est la sanctification de son
âme ; sa grâce capitale est ordonnée à un autre acte qui est la sanctification
des hommes. Donc la grâce personnelle du Christ est distincte de sa grâce en
tant que tête de l'Église.
3. Comme on l'a dit, dans le Christ on distingue une triple
grâce : la grâce d'union, la grâce capitale et la grâce individuelle. Mais la
grâce individuelle du Christ est différente de sa grâce d'union ; elle doit
donc l'être également de sa grâce capitale.
Cependant :
Il est écrit en
saint Jean (1, 16) : "De sa plénitude nous avons tous reçu." Or, c'est
parce que nous recevons de lui que le Christ est notre tête ; il est donc aussi
notre tête parce qu'il a possédé la plénitude de la grâce. Mais si le Christ a
possédé la plénitude de la grâce, c'est que la grâce qui lui était donnée à
titre personnel, était parfaite en lui, ainsi que nous l'avons déjà noté. Donc,
c'est par sa grâce personnelle que le Christ est notre tête, et par conséquent
sa grâce capitale ne diffère pas de sa grâce personnelle.
Conclusion :
Tout être agit
autant qu'il est en acte ; d'où il suit que le même acte est à la fois pour un
être raison de son actualité et de son agir. Ainsi c'est la même chaleur qui
fait que le feu est chaud et qu'il chauffe. Pourtant, l'acte qui donne à un
être son actualité n'est pas toujours principe suffisant d'actualité au-dehors.
Étant donné que l'agent doit être supérieur au patient, ainsi que le remarquent
saint Augustin et Aristote il en résulte que celui qui exerce une activité sur
les autres doit être en acte d'une manière éminente. Or nous avons vu que l'âme
du Christ possède une grâce suréminente. Donc, en raison de cette supériorité
de sa grâce, il lui revient de la faire dériver vers les autres. C'est
précisément en quoi consiste la grâce de chef. Par conséquent la grâce
personnelle, qui justifie l'âme du Christ, est essentiellement la même que
celle qui lui permet d'être tête de l'Église et de justifier les autres : il
n'y a entre elles qu'une distinction de raison.
Solutions :
1. En Adam le péché originel, qui est un péché de nature, vient
de son péché actuel qui est un péché personnel. Chez lui, en effet, la personne
a corrompu la nature, et, par cette corruption, le péché du premier homme est
passé à ses descendants, chez lesquels la nature corrompue corrompt à son tour
la personne. Mais la grâce ne se transmet pas du Christ à nous par la nature
humaine ; elle nous est communiquée par la seule action personnelle du Christ.
C'est pourquoi il ne faut pas distinguer dans le Christ une double grâce, dont
l'une répondrait à la nature et l'autre à la personne, de la même manière que
nous distinguons en Adam le péché de nature et le péché de personne.
2. Des actes divers, dont l'un est la raison et la cause de
l'autre, se diversifient par l'habitus. Or, l'acte de la grâce personnelle qui
rend son sujet formellement saint est aussi cause de justification pour les
autres, justification qui relève de la grâce de chef. La diversité que nous
rencontrons ici ne suffit donc pas à diversifier l'habitus.
3. La grâce personnelle et la grâce de chef ont rapport à une
certaine activité, tandis que la grâce d'union se réfère à l'être personnel.
C'est pourquoi la grâce personnelle et la grâce de chef appartiennent
essentiellement au même habitus, et non la grâce d'union. Pourtant, d'une
certaine manière, la grâce personnelle peut être appelée grâce d'union, en ce
sens qu'elle crée une certaine convenance à l'union. De ce point de vue, grâce
d'union, grâce personnelle et grâce de chef sont essentiellement une seule et
même grâce, avec une distinction de pure raison.
Objections :
1. Il est écrit (1 S 15, 17) : "Lorsque tu étais petit à
tes propres yeux, tu es devenu la tête des tribus d'Israël." Or, il n'y a
qu'une seule Église sous l'ancienne et la nouvelle alliance. Il semble donc, par
le fait même, que quelqu'un d'autre que le Christ a pu être la tête de
l'Église.
2. C'est parce que le Christ communique la grâce aux membres
de l'Église que nous l'appelons tête de l'Église. Mais il appartient à d'autres
que lui de communiquer la grâce, selon cette parole (Ep 4, 29) : "Qu'il ne
sorte de votre bouche aucune parole mauvaise, mais quelque bon discours propre
à édifier, selon le besoin, afin de donner la grâce à ceux qui
l'entendent." Il apparaît donc que d'autres que le Christ peuvent être
tête de l'Église.
3. Du fait de sa primauté sur l'Église, le Christ n'est pas
seulement appelé tête, mais aussi pasteur et fondement de l'Église. Or, le
Christ ne s'est pas réservé le titre de pasteur, puisqu'il est écrit (1 P 5, 4)
: "Quand le Prince des pasteurs paraîtra, vous recevrez la couronne de
gloire." Il ne s'est pas davantage réservé le titre de fondement, puisque
nous lisons dans l'Apocalypse (21, 14) : "La muraille de la ville a douze
fondements." On ne voit donc pas pourquoi le Christ se serait réservé le
titre de tête.
Cependant :
On lit dans
l'épître aux Colossiens (2, 19) : "Il est la tête de l'Église, par
l'influence de laquelle tout le corps qui se nourrit et tient ensemble grâce
aux jointures et ligaments, réalise sa croissance divine." Or cela
convient seulement au Christ. Le Christ seul est donc la tête de l'Église.
Conclusion :
La tête exerce son
influence sur les membres d'une double manière. Tout d'abord par influx
intérieur, en transmettant par sa vertu le mouvement et la sensibilité aux
autres membres. Puis par gouvernement extérieur, dans la mesure où l'homme se
dirige dans son activité extérieure par la vue et les autres sens siégeant dans
la tête.
Or, l'influx
intérieur de la grâce nous vient du Christ seul, dont l'humanité, par son union
à la divinité, possède la vertu de justifier. Mais l'influence exercée sur les
membres de l'Église par mode de gouvernement extérieur peut appartenir à
d'autres qu'au Christ, et c'est en ce sens que certains sont appelés têtes de
l'Église, selon cette parole d'Amos (6, 1) : "Les princes sont les têtes
des peuples." Il faut cependant noter des différences avec le Christ. En
premier lieu, le Christ est la tête de tous ceux qui appartiennent à l'Église, en
quelque lieu, temps ou situation qu'ils se trouvent ; les autres hommes ne sont
têtes que par rapport à certains lieux déterminés, comme les évêques pour leurs
Églises ; ou par rapport à un temps déterminé, comme le pape qui est tête de
toute l'Église durant le temps de son pontificat ; et par rapport enfin à une
situation déterminée, à savoir l'état de voyageur sur terre. En second lieu, le
Christ est la tête de l'Église par sa propre puissance et sa propre autorité, tandis
que les autres ne sont têtes que parce qu'ils tiennent la place du Christ, selon
cette parole (2 Co 2, 10) : "Si j'ai donné quelque chose, c'est pour vous
et en la personne du Christ" ; et encore (2 Co 5, 20) : "C'est pour
le Christ que nous faisons fonction d'ambassadeur, Dieu lui-même exhortant par
nous."
Solutions :
1. Cette parole doit s'entendre au sens où la tête signifie le
gouvernement extérieur, et où nous disons que le roi est la tête de son
royaume.
2. L'homme ne donne pas la grâce par influx intérieur, mais
par une persuasion extérieure concernant les moyens de la grâce.
3. Saint Augustin écrit : "Si les chefs de l'Église sont
Pasteurs, comment y a-t-il un seul pasteur, sinon parce que tous sont membres
du pasteur unique ?" Ainsi donnons-nous à d'autres que le Christ le titre
de fondement et de tête, parce qu'ils sont membres d'une tête et d'un fondement
unique. Et cependant, comme l'écrit encore saint Augustin : "S'il a donné
à ses membres d'être pasteurs, il s'est réservé à lui seul d'être la porte"
; car la porte signifie l'autorité principale, puisque c'est par elle que tous
entrent dans la maison ; et c'est par le Christ seul que "nous avons accès
à cette grâce en laquelle nous demeurons" (Rm 5, 2). Au contraire, les
autres noms peuvent se rapporter non seulement à une autorité principale, mais
aussi à une autorité secondaire.
Objections :
1. Il est essentiel à la tête de communiquer aux membres la
sensibilité et le mouvement, comme dit la Glose sur le texte de l'épître aux
Éphésiens (1, 22) : "Il en a fait la tête..." etc. Mais le diable n'a
pas le pouvoir de communiquer la malice du péché, qui provient de la volonté du
pécheur. Le diable ne peut donc être appelé la tête des méchants.
2. Tout péché rend l'homme mauvais ; mais tous les péchés ne
viennent pas du diable. Cela est manifeste s'il s'agit des péchés des démons, car
ceux-ci n'ont pas péché sous l'influence d'un autre. Mais cela est encore vrai
de certains péchés des hommes : on lit en effet dans le livre des Croyances
ecclésiastiques : "Toutes
nos pensées mauvaises ne sont pas inspirées par le diable ; quelquefois elles
surgissent par un mouvement de notre libre arbitre." Le diable n'est donc
pas la tête de tous les méchants.
3. Une seule tête préside à un corps unique. Mais toute la
multitude des méchants ne semble pas avoir un principe d'unité, car il arrive
que les maux se contrarient lorsqu'ils proviennent de défauts divers, remarque saint
Denys le pseudo-aréopagite. Le diable ne peut donc être appelé la tête de tous
les méchants.
Cependant :
Au sujet de cette
parole de Job (8, 17) : "Que sa mémoire disparaisse de la terre", nous
lisons dans la Glose : "Ce voeu s'applique à tout méchant, pour qu'il
fasse retour à son chef, c'est-à-dire au diable."
Conclusion :
Comme il a été dit
précédemment non seulement la tête exerce une influence intérieure sur les
membres, mais encore elle les gouverne extérieurement en dirigeant leur
activité vers une fin. On peut donc donner à quelqu'un le nom de tête par
rapport à une multitude, ou bien dans les deux sens d'influx intérieur et de
gouvernement extérieur, et c'est ce qui arrive pour le Christ quand nous disons
qu'il est tête de l’Église. Ou bien seulement au sens de gouvernement extérieur
: en ce dernier sens tout prince ou prélat est tête de la multitude qui lui est
soumise. C'est également de cette manière que le diable est la tête de tous les
méchants, car ainsi qu'il est dit dans Job (41, 26) : "Il est le roi de
tous les fils d'orgueil."
Or il appartient à
celui qui gouverne de conduire ses sujets à sa propre fin. La fin du diable, c'est
que la créature rationnelle se détourne de Dieu ; c'est pourquoi, dès le
commencement, il chercha à détourner l'homme de l'obéissance au précepte divin.
Et l'aversion loin de Dieu a raison de fin quand elle est désirée par le libre
arbitre, selon Jérémie (2, 20) : "Depuis longtemps tu as brisé le joug, tu
as rompu tes liens, et tu as dit : je ne servirai pas." Donc, lorsque des
hommes, en commettant le péché, sont conduits à cette fin, ils tombent sous le
régime et le gouvernement du diable, et celui-ci peut être appelé leur tête.
Solutions :
1. Le diable n'exerce pas une influence intérieure sur l'âme
rationnelle, mais, par ses suggestions, il induit au mal.
2. Celui qui gouverne ne pousse pas chacun de ses sujets à
obéir à sa volonté, mais à tous il notifie sa volonté par un signe ; les uns se
trouvent excités à la suivre, les autres le font spontanément. Ainsi
arrive-t-il que les soldats suivent l'étendard de leur chef, sans qu'il soit
nécessaire de les y pousser. Le diable a péché le premier, car il est écrit (1
Jn 3, 8) : "Il pèche dès le commencement", et son péché fut proposé à
tous les autres comme un exemple à suivre certains l'imitèrent parce qu'ils y
furent poussés par lui, d'autres le firent de leur propre mouvement et sans
aucune suggestion de sa part. En ce sens le diable est tête de tous les
méchants, parce qu'ils suivent son exemple, selon cette parole de la Sagesse (2,
24) : "C'est par l'envie du diable que la mort est venue dans le monde.
Ceux-là l'imitent qui lui appartiennent."
3. Tous les péchés se ressemblent quant à l'aversion loin de
Dieu ; ils diffèrent selon la conversion à des biens changeants et divers.
Objections :
1. Un corps unique ne peut avoir plusieurs têtes ; mais nous
venons de dire que le diable est la tête de la multitude des méchants ; l'Antéchrist
ne peut donc être aussi leur tête.
2. L'Antéchrist est membre du diable ; mais la tête se
distingue des membres ; l'Antéchrist n'est donc pas la tête des méchants.
3. La tête exerce une influence sur les membres ; mais l'Antéchrist
ne peut agir d'aucune manière sur les méchants qui l'ont précédé. Il ne peut
donc être leur tête.
Cependant :
Au sujet de cette
parole de Job (21, 29) : "Interrogez l'un des voyageurs" la Glose
écrit : "Tandis que l'auteur parlait du corps de tous les méchants, subitement
il tourne son discours vers leur tête, l'Antéchrist."
Conclusion :
Comme nous l'avons
déjà dit il y a trois choses à considérer au sujet de la tête naturelle :
l'ordre, la perfection et le pouvoir d'influence. Dans l'ordre du temps, l'Antéchrist
n'est pas la tête des méchants, car son péché ne les a pas précédés, comme cela
s'est produit pour le péché du diable. Il ne l'est pas davantage au point de
vue du pouvoir d'influence, bien qu'il doive en effet, par suggestion
extérieure, entraîner au mal ceux qui vivront de son temps ; cependant ceux qui
ont vécu avant lui n'ont pu être entraînés par lui, ni même imiter sa malice.
En ce sens, il ne pourrait être la tête que de quelques méchants. Mais il reste
qu'il est appelé la tête de tous les méchants, en raison de la perfection de sa
malice. Aussi, à propos de cette parole (2 Th 2, 4) : "Il se présente
comme s'il était Dieu", la Glose écrit-elle : "De même que dans le
Christ habite la plénitude de la divinité, ainsi dans l'Antéchrist se trouve la
plénitude de toute malice." Certes, l'humanité de l'Antéchrist ne doit pas
être assumée par le diable dans l'unité de personne, comme l'a été l'humanité
du Christ par le Fils de Dieu ; mais le diable lui communiquera par suggestion
sa malice plus qu'à tous les autres. Et c'est pourquoi tous les autres méchants
qui l'ont précédé sont comme une image de l'Antéchrist, selon cette parole de
l'Apôtre (2 Th 2, 7) : "Dès maintenant le mystère de l'impiété est à
l'oeuvre."
Solutions :
1. Le diable et l'Antéchrist ne constituent pas deux têtes, mais
une seule ; car l'Antéchrist est appelé tête parce qu'en lui la malice du
diable se trouve reproduite en plénitude. C'est pourquoi au sujet de cette
parole (2 Th 2, 4) : "Il se présente comme s'il était Dieu", la Glose
écrit encore : "En lui se trouve la tête de tous les méchants c'est-à-dire
le diable qui est le roi de tous les fils d'orgueil." Mais il ne s'y
trouve pas par union personnelle ou par habitation intime, car il appartient à
la Trinité seule de pénétrer l'intime de l'âme. Il ne s'y trouve que par
l'effet de sa malice, selon le livre des Croyances ecclésiastiques.
2. Comme nous l'avons déjà dit, bien que Dieu soit la tête du
Christ, le Christ n'en est pas moins la tête de l'Église ; ainsi tout en étant
membre du diable, l'Antéchrist est la tête des méchants.
3. Quand nous disons que l'Antéchrist est appelé la tête de
tous les méchants, nous faisons porter l'analogie non sur son influence, mais
sur sa perfection. En lui en effet le diable porte sa malice au degré suprême, tout
comme nous disons que quelqu'un mène son dessein au sommet de la perfection, lorsqu'il
l'a pleinement réalisé.
Il faut maintenant étudier la science du Christ :
- I. Son étude globale (Q. 9).
- II. L'étude de chacune de ses sciences (Q. 10-12).
1. Le Christ a-t-il possédé une autre science
que la science divine ? - 2. A-t-il possédé la science des bienheureux ou
compréhenseurs ? - 3. A-t-il possédé la science infuse ? - 4. A-t-il possédé
une science acquise ?
Objections :
1. La science est nécessaire pour connaître certaines choses.
Mais par sa science divine le Christ connaissait tout. En lui une autre science
aurait donc été superflue.
2. Une lumière moindre disparaît dans une lumière plus vive.
Mais toute science créée comparée à la science de Dieu incréée, est une lumière
moindre. Donc le Christ n'a pas eu la lumière d'une science autre que la
science divine.
3. L'union de la nature humaine à la nature divine s'est
réalisée dans la personne, on l'a montré précédemment. Or certains mettent dans
le Christ une science d'union par laquelle il connaît beaucoup plus
parfaitement qu'un autre ce qui concerne le mystère de l'Incarnation. Puisque
l'union personnelle englobe deux natures, il semble donc qu'il ne puisse y
avoir dans le Christ deux sciences, mais une seule appartenant aux deux
natures.
Cependant :
Saint Ambroise de Milan écrit : "Dieu a assumé dans la chair
la perfection de la nature humaine ; il a pris le sens de l'homme, mais non le
sens orgueilleux de la chair." Mais la science créée appartient au sens de
l'homme ; il y eut donc dans le Christ une science créée.
Conclusion :
Comme nous l'avons
déjà montré, le Fils de Dieu a pris une nature humaine complète, non seulement
un corps, mais aussi une âme ; non seulement une âme sensible, mais aussi une
âme rationnelle. Il devait donc posséder une science créée pour trois motifs :
- 1° Pour la
perfection de son âme. L'âme, en effet, considérée en elle-même, est en
puissance à connaître tous les intelligibles ; elle est comme un tableau sur
lequel rien ne se trouve écrit, mais où l'on peut écrire, car, par l'intellect
possible, elle peut "devenir toutes choses", selon Aristote. Or, ce
qui est en puissance est imparfait tant qu'il n'est pas amené à l'acte. D'autre
part, il ne convenait pas que le Fils de Dieu assume une nature humaine
imparfaite, puisque, par son intermédiaire, il devait conduire tout le genre
humain à la perfection. Il fallait donc que l'âme du Christ fût dotée d'une
science qui constituât sa perfection propre, et par suite d'une science
distincte de la science proprement divine. Autrement l'âme du Christ serait
plus imparfaite que les âmes des autres hommes.
- 2° Étant donné que
toute chose existe en vue de son opération, dit Aristote, c'est en vain que le
Christ aurait une âme intellectuelle, s'il ne pouvait faire acte
d'intelligence. Ce qui relève d'une science créée.
- 3° Il y a une
science créée qui est naturelle à l'âme humaine ; c'est celle par laquelle nous
connaissons les premiers principes ; nous prenons en effet ici le mot science
au sens large, pour toute connaissance de l'intellect humain. Mais rien de ce
qui est naturel ne pouvait manquer au Christ, puisqu'il a assumé toute la
nature humaine, nous l'avons dit C'est pourquoi le sixième Concile oecuménique
a condamné la doctrine de ceux qui nient que dans le Christ il y ait eu deux
sciences ou deux sagesses.
Solutions :
1. Le Christ a connu toutes choses par la science divine dans
l'opération incréée qui est l'essence même de Dieu ; l'intellection de Dieu est
en effet sa propre substance, comme le démontre le Philosophe (Aristote). Cette
intellection n'a donc pu être un acte de l'âme du Christ, puisque cette âme est
d'une autre nature. Donc, si dans l'âme du Christ, il n'y avait pas eu d'autre
science que la science divine, son âme n'aurait rien connu. Elle aurait donc
été assumée en vain, puisque toute chose existe en vue de son opération.
2. Lorsqu'on a deux lumières de même ordre, la plus faible
disparaît devant la plus forte ; c'est ainsi que la lumière du soleil efface
celle d'un simple flambeau, parce que l'un et l'autre sont des sources de
lumière ; mais si l'on a deux lumières dont l'une est source d'illumination, et
dont l'autre ne fait que recevoir cette illumination, la première, loin
d'affaiblir la seconde, ne fait que l'accroître en proportion de son éclat ;
ainsi la lumière de l'air est augmentée par la lumière du soleil. De même, dans
l'âme du Christ, la lumière de la science n'est pas effacée, mais bien plutôt
renforcée par la lumière de la science divine, laquelle est "la véritable
lumière illuminant tout homme venant en ce monde" (Jn 1, 9).
3. En se plaçant au point de vue des réalités unies, nous mettons
dans le Christ une science se référant et à sa nature divine et à sa nature
humaine. Ainsi, à cause de l'union de l'homme et de Dieu en une même hypostase,
nous attribuons à l'homme ce qui est de Dieu, et à Dieu ce qui est de l'homme, nous
l'avons déjà dit. Mais si l'on se place au point de vue de l'union elle-même, on
ne saurait poser dans le Christ une science quelconque, car l'union se rapporte
à l'être personnel, et la science ne convient à la personne qu'en raison d'une
nature donnée.
Objections :
1. La science des bienheureux est une participation de la
lumière divine, selon le Psaume (35, 10) : "Dans ta lumière, nous verrons
la lumière." Mais le Christ n'a pas eu la lumière divine en participation,
puisque la divinité demeurait en lui substantiellement. Nous lisons en effet
dans l'épître aux Colossiens (2, 9) : "Toute la plénitude de la divinité
habite corporellement en lui." Le Christ n'a donc pas eu la science des
bienheureux.
2. La science des bienheureux fait leur béatitude, selon ce
qui est écrit en saint Jean (17, 3) : "La vie éternelle est qu'ils te
connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus
Christ." Mais le Christ homme fut bienheureux par le fait même de son
union personnelle à Dieu, selon cette parole du Psaume (65, 5) :
"Bienheureux celui que tu as choisi et que tu as assumé." Il n'y a
donc pas lieu de placer dans le Christ la science des bienheureux.
3. Une double science convient à l'homme l'une conforme à sa
nature, l'autre qui la dépasse. Mais la science des bienheureux, qui consiste
dans la vision de Dieu, est au-dessus de la nature humaine. Or dans le Christ
il y avait une science surnaturelle beaucoup plus élevée, à savoir la science
divine elle-même. Le Christ n'a donc pas eu la science des bienheureux.
Cependant :
La science des
bienheureux consiste dans la connaissance de Dieu ; or le Christ, même en tant
qu'homme, a connu Dieu pleinement, selon cette parole en saint Jean (6, 55) :
"Je le connais et je garde sa parole." Le Christ possédait donc la
science des bienheureux.
Conclusion :
Ce qui est en
puissance est amené à l'acte par ce qui est déjà en acte ; ainsi faut-il qu'un
corps soit chaud pour chauffer d'autres corps. Or, l'homme est en puissance à
la science des bienheureux qui consiste dans la vision de Dieu, et il se trouve
ordonné à elle comme à sa fin ; créature raisonnable, en effet, il est capable
de cette connaissance bienheureuse, parce qu'il est à l'image de Dieu. Et les
hommes sont conduits à cette fin de la béatitude par l'humanité du Christ selon
l'épître aux Hébreux (2, 10) : "Il convenait que, voulant conduire à la
gloire un grand nombre de fils, celui pour qui et par qui sont toutes choses, rendît
parfait par des souffrances le chef qui devait les guider vers leur
salut." Et c'est pourquoi il fallait que sa connaissance bienheureuse qui
consiste en la vision de Dieu, convienne souverainement au Christ homme, parce
que la cause doit toujours être plus parfaite que son effet.
Solutions :
1. La divinité est unie à l'humanité du Christ selon la
personne et non selon la nature, mais l'unité personnelle ne supprime pas la
distinction des natures. Et c'est pourquoi l'âme du Christ, qui fait partie de
sa nature humaine, a été, par une lumière participée de la nature divine, élevée
à la science bienheureuse par laquelle Dieu est vu dans son essence.
2. Par l'union, cet homme qu'est le Christ est bienheureux de
la béatitude incréée, tout aussi bien que, par l'union, il est Dieu. Mais en
dehors de la béatitude incréée, il faut que la nature humaine du Christ possède
une béatitude créée qui lui permette d'atteindre sa fin ultime.
3. La vision ou science bienheureuse est d'une certaine
manière au-dessus de la nature de l'âme rationnelle, car celle-ci ne peut y
parvenir par sa propre vertu. En un autre sens pourtant elle est conforme à sa
nature, car, par nature, l'âme est capable de Dieu, étant créée à son image, comme
on vient de le dire. Mais la science incréée dépasse de toutes manières la
nature de l'âme humaine.
Objections :
1. Comparée à la science bienheureuse, toute autre science est
imparfaite. Or la présence d'une connaissance parfaite exclut toute
connaissance imparfaite ; c'est ainsi que la claire vision face à face exclut
la vision obscure de la foi. Puisque le Christ possédait la science
bienheureuse, comme on vient de le voir, il ne semble donc pas qu'il ait pu
exister en lui une autre science, qui aurait été infuse.
2. Un mode moins parfait de connaissance dispose au mode plus
parfait ; ainsi l'opinion fondée sur le syllogisme dialectique dispose à la
science, laquelle se fonde sur le syllogisme démonstratif. Mais lorsqu'on est
parvenu à la perfection, la disposition devient inutile ; quand on a atteint le
but, le mouvement n'est plus nécessaire. Puisque toute autre connaissance créée,
comparée à la connaissance bienheureuse, est imparfaite, et qu'elle est comme
la disposition qui prépare au terme, et puisque le Christ a possédé la
connaissance bienheureuse, il ne semble pas nécessaire de mettre en lui une
autre connaissance.
3. De même que la matière corporelle est en puissance à la
forme sensible, de même l'intellect possible est en puissance à la forme
intelligible. Mais la matière corporelle ne peut recevoir à la fois deux formes
sensibles, l'une plus parfaite et l'autre moins parfaite. Par conséquent l'âme
non plus ne peut recevoir une double science, l'une plus parfaite et l'autre
moins parfaite. Il faut donc conclure comme précédemment.
Cependant :
Saint Paul nous dit (Col 2, 3) : "Dans le Christ se trouvent,
cachés, tous les trésors de la sagesse et de la science."
Conclusion :
Nous l'avons déjà
remarqué, il convenait que la nature humaine assumée par le Verbe de Dieu ne
soit pas imparfaite. Or, tout ce qui est en puissance est imparfait, s'il n'est
amené à l'acte par les espèces intelligibles qui sont comme des formes qui
l'achèvent, d'après Aristote. C’est pourquoi il faut placer dans le Christ une
science infuse : par le Verbe de Dieu qui lui est uni personnellement, l'âme du
Christ reçoit les espèces intelligibles de tout ce envers quoi l'intellect
possible est en puissance ; de la même manière, par le Verbe de Dieu, au moment
de la création du monde, furent imprimées des espèces intelligibles dans
l'intelligence angélique, selon la doctrine de saint Augustin. De même, au dire
encore de saint Augustin, il faut placer dans les anges une double connaissance
: l'une, celle "du matin", qui leur fait connaître les réalités dans
le Verbe ; l'autre, celle "du soir", qui leur fait connaître les
réalités en elles-mêmes, par le moyen d'espèces infuses. De même, en dehors de
la science divine et incréée, il faut attribuer au Christ une science
bienheureuse qui lui fait voir le Verbe et les réalités dans le Verbe, et une
science infuse qui lui permet de connaître les choses dans leur nature propre
par des espèces intelligibles proportionnées à l'esprit humain.
Solutions :
1. La vision imparfaite de la foi inclut par sa nature même
l'opposé de la claire vision ; car il est essentiel à la foi d'avoir pour objet
ce qu'on ne voit pas, comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie. Mais la
connaissance par espèces infuses ne comporte en soi rien qui s'oppose à la
connaissance bienheureuse. Le cas n'est donc pas le même.
2. La disposition possède un double rapport à la perfection :
en premier lieu elle est comme la voie qui y conduit ; en second lieu elle est
comme l'effet qui en procède. Ainsi par la chaleur la matière est disposée à
recevoir la forme de feu ; et, celle-ci étant acquise, la chaleur ne cesse pas
pour autant, mais elle demeure comme un effet de cette forme. De même, l'opinion
produite par le syllogisme dialectique est la voie qui mène à la science, laquelle
s'acquiert par démonstration ; une fois la science obtenue, la connaissance par
syllogisme dialectique peut demeurer comme une conséquence de la science
démonstrative qui établit la cause des faits ; car celui qui connaît la cause
peut à plus forte raison connaître les signes de probabilité sur lesquels
s'appuie le syllogisme dialectique. De même, dans le Christ, la science infuse
peut coexister avec la science bienheureuse, non pas comme conduisant à la
béatitude, mais comme affermie et confirmée par elle.
3. La connaissance bienheureuse n'emploie pas d'espèce
intelligible qui serait l'image de l'Essence divine et des réalités connues en
elle, ainsi que nous l'avons montré dans la première Partie. Elle est une
connaissance immédiate de l'Essence divine, car celle-ci se trouve unie à
l'esprit bienheureux comme l'intelligible l'est à l'intellect. Mais parce que
l'Essence divine est pour la créature une forme qui la dépasse, rien n'empêche
l'âme rationnelle de recevoir en même temps des espèces intelligibles
proportionnées à sa nature.
Objections :
1. Tout ce qui convient au Christ, celui-ci l'a possédé de la
manière la plus excellente. Mais le Christ n'a pas possédé à un tel degré la
science acquise, il ne s'est pas appliqué à l'étude des lettres, qui lui eût
permis de l'acquérir, puisqu'il est dit en saint Jean (7, 15) : "Les Juifs
s'étonnaient et disaient : Comment, sans avoir appris, connaît-il les Écritures
?" Il n'y a donc pas eu dans le Christ de science acquise.
2. A ce qui est comble on ne peut rien ajouter ; mais la
puissance de l'âme du Christ fut comblée par les espèces intelligibles
divinement infuses, comme on vient de le dire. Des espèces acquises ne
pouvaient donc s'ajouter à son âme.
3. Celui qui possède déjà l'habitus de la science n'acquiert
pas un nouvel habitus quand il reçoit des sens de nouvelles connaissances ;
autrement il faudrait admettre qu'il peut y avoir dans un même sujet deux
formes de même espèce. Mais l'habitus qui existait déjà se trouve confirmé et
accru par ces connaissances nouvelles. Il ne semble donc pas, puisque le Christ
possédait déjà l'habitus de science infuse, qu'il ait pu, par les connaissances
qu'il a reçues des sens, acquérir une nouvelle science.
Cependant :
Il est écrit (He 5,
8) : "Tout Fils de Dieu qu'il était, il apprit par ses propres souffrances,
à obéir", ce que la Glose entend d'une connaissance expérimentale. Il y a
donc eu dans le Christ une science expérimentale ou science acquise.
Conclusion :
Nous l'avons
montré plus haut, rien de ce que Dieu a mis dans notre nature n'a fait défaut à
la nature humaine assumée par le Verbe de Dieu. Or, il est manifeste que, dans
la nature humaine, Dieu a mis non seulement un intellect possible, mais aussi
un intellect agent. Il faut donc admettre que, dans l'âme du Christ, il y a eu,
en plus de l'intellect possible, un intellect agent. Mais s'il est vrai, comme
l'enseigne Aristote, que, dans les autres êtres, Dieu et la nature ne font rien
en vain, à plus forte raison en devra-t-il être ainsi pour l'âme du Christ.
D'autre part, toute réalité qui n'a pas d'opération propre est vaine et inutile,
car toute chose n'existe qu'en vue de son opération, dit encore Aristote.
L'opération propre de l'intellect agent, c'est de rendre les espèces
intelligibles en acte, en les abstrayant des images ; aussi lisons-nous encore
chez Aristote qu'il appartient à l'intellect agent "de faire
(intelligibles) toutes choses". Ainsi est-il nécessaire de dire que chez
le Christ, il y eut des espèces intelligibles reçues dans son intellect
possible par l'action de l'intellect agent. C'est donc qu'il y eut en lui une
science acquise, que certains appellent expérimentale.
C'est pourquoi, bien
que j'aie soutenu dans un écrit antérieur une opinion différente (mmm), on doit dire que le Christ a possédé une science acquise.
Cette science en effet est proprement à la mesure humaine, non seulement du
côté du sujet qui la reçoit, mais aussi du côté de la cause qui la produit ; on
l'attribuera donc au Christ en raison de la lumière de l'intellect agent qui
est connaturel à l'âme humaine. Au contraire, la science infuse n'est attribuée
à l'âme humaine qu'en raison d'une lumière donnée d'en haut, mode de
connaissance qui est propre à la nature angélique. Quant à la science
bienheureuse, qui nous fait voir l'Essence divine elle-même, elle est propre et
connaturelle à Dieu seul, comme nous l'avons dit dans la première Partie.
Solutions :
1. Il y a une double manière d'acquérir la science : par
découverte personnelle ou par enseignement reçu. La première manière est
supérieure, l'autre n'est que secondaire. Aussi le Philosophe (Aristote) dit-il
: "Celui-là est parfait qui comprend tout par lui-même ; celui-là est bon
qui se montre docile envers un bon maître." Il revenait donc au Christ
d'acquérir la science par découverte personnelle plutôt que par enseignement
reçu étant donné surtout que le Christ était établi par Dieu docteur de tous
les hommes, selon Joël (2, 23) : "Réjouissez-vous dans le Seigneur votre
Dieu, parce qu'il vous a donné un docteur de justice."
2. L'esprit humain possède un double rapport l'un aux réalités
supérieures, et c'est pourquoi l'âme du Christ fut remplie de science infuse ;
l'autre aux réalités inférieures, c'est-à-dire aux images qui sont aptes à
mouvoir l'esprit par la vertu de l'intellect agent. A ce point de vue encore il
fallait que le Christ fût rempli de science, non pas que la première plénitude
ne puisse suffire par elle-même à l'esprit humain, mais celui-ci devait
atteindre sa perfection en ce qui concerne son rapport aux images.
3. Autre est la nature de l'habitus de science acquise, et
autre la nature de l'habitus infus. Le premier s'acquiert en effet par le
recours de l'esprit humain aux images, et sous ce rapport on ne peut acquérir
deux habitus de même espèce. Le second est tout différent, car il descend d'en
haut dans l'âme, sans aucun recours aux images. On ne peut donc le comparer au
premier.
Il faut maintenant étudier chacune des sciences dont nous venons de
parler. Mais, parce que l'on a traité de la science divine dans la première
Partie (Q. 14), il reste maintenant à parler des trois autres sciences :
- I. La science bienheureuse (Q. 10).
- II. La science infuse (Q. 11).
- III. La science acquise (Q. 12).
Mais parce que, de la science bienheureuse, qui consiste dans la vision
de Dieu, nous avons longuement parlé aussi dans la première Partie (Q. 12) nous
nous contenterons d'étudier ce qui concerne proprement l'âme du Christ.
1. L'âme du Christ a-t-elle eu la compréhension
du Verbe, c'est-à-dire de l'Essence divine ? - 2. Dans le Verbe a-t-elle connu
toutes choses ? - 3. Dans le Verbe a-t-elle connu une infinité de choses ? - 4.
Voit-elle le Verbe, ou l'Essence divine, plus clairement qu'aucune autre
créature ?
Objections :
1. Saint Isidore de Séville a dit que la Trinité est connue
d'elle seule et de l'homme assumé. Donc cette connaissance d'elle-même, qui est
propre à la sainte Trinité, se trouve communiquée à l'homme assumé. Or cette
connaissance est compréhensive. L'âme du Christ comprend donc l'Essence divine.
2. Il est plus parfait d'être uni à Dieu selon l'existence
personnelle que selon la vision. Mais ainsi que l'enseigne saint Jean Damascène
: "Toute la divinité en l'une de ses personnes est unie dans le Christ à
la nature humaine". A plus forte raison toute la nature divine est-elle
vue par l'âme du Christ ; cette âme a donc eu la compréhension de l'Essence
divine.
3. "Ce qui convient au Fils de Dieu par nature, convient
au Fils de l'homme par grâce", remarque saint Augustin. Mais comprendre l'Essence
divine est naturel au Fils de Dieu ; cette compréhension appartient donc par
grâce au Fils de l'homme. Dès lors, il semble que l'âme du Christ a eu, par
grâce, la compréhension du Verbe.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "On enferme dans ses propres limites
ce que l'on comprend." Mais l'Essence divine dépasse infiniment l'âme du
Christ, et ne saurait être limitée par elle. L'âme du Christ n'a donc pas la
compréhension du Verbe.
Conclusion :
Comme nous l'avons
déjà montré, l'union des natures s'est faite en la personne du Christ, sans que
leurs propriétés se soient confondues, en sorte que "l'incréé est demeuré
l'incréé, et le créé est resté dans les limites de la créature", dit saint
Jean Damascène. Or, il est impossible à une créature de comprendre l'Essence
divine, ainsi que nous l'avons démontré dans la première Partie, car l'infini
ne peut être compris par le fini. Il faut donc admettre que d'aucune manière
l'âme du Christ n'a eu la compréhension de l'Essence divine.
Solutions :
1. L'homme assumé est comparé, dans le texte cité, à la
Trinité divine, non parce que sa connaissance serait compréhensive, mais parce
qu'elle surpasse celle de toutes les créatures.
2. Il n'est pas vrai que, même dans son union personnelle, la
nature humaine comprend le Verbe de Dieu ou la nature divine, car, bien que
toute la nature divine soit, en la personne du Fils, unie à la nature humaine, la
puissance de la divinité ne se trouve pas pour autant circonscrite par elle.
Aussi saint Augustin écrit-il : "Je veux que tu le saches, l'enseignement
chrétien n'admet pas que Dieu, en s'unissant à la chair, ait abandonné ou perdu
le gouvernement du monde, ou qu'il ait rétréci sa puissance aux limites d'un
pauvre corps." Pareillement, l'âme du Christ voit toute l'essence de Dieu
; mais elle n'en a pas la compréhension, car elle ne la voit pas d'une manière
totale, c'est-à-dire aussi parfaitement qu'elle est visible, comme on l'a
exposé dans la première Partie.
3. Cette parole de saint Augustin doit s'entendre de la grâce
d'union, selon laquelle tout ce que l'on dit du Fils de Dieu considéré en sa
nature divine, peut être dit également du Fils de l'homme, à cause de
l'identité de suppôt. En ce sens on peut dire que le Fils de l'homme a la
compréhension de l'Essence divine non par son âme, mais par sa nature divine.
C'est aussi de cette façon que l'on peut dire que le Fils de l'homme est
créateur.
Objections :
1. On lit en saint Marc (13, 32) : "Personne, ni les
anges dans le Ciel, ni le Fils ne connaît ce jour, si ce n'est le Père."
L'âme du Christ ne connaît donc pas toutes choses dans le Verbe.
2. On connaît d'autant plus de choses dans un principe que
l'on connaît celui-ci plus parfaitement. Mais Dieu voit son essence d'une
manière plus parfaite que l'âme du Christ ne la voit. Dieu connaît donc plus de
choses dans le Verbe, et par suite l'âme du Christ ne les connaît pas toutes.
3. La richesse d'une science se mesure à la quantité de
réalités connaissables. Donc, si l'âme du Christ connaissait dans le Verbe tout
ce que le Verbe lui-même connaît, sa science égalerait sa science divine, le
créé égalerait l'incréé, ce qui est impossible.
Cependant :
Quand l'Apocalypse
(5, 12) dit : "L'Agneau immolé est digne de recevoir divinité et
sagesse", la Glose interprète ce dernier mot comme signifiant la
connaissance de toutes choses.
Conclusion :
Quand on se
demande si le Christ a connu toutes choses dans le Verbe, on peut l'entendre au
sens propre de tout ce qui est, a été ou sera fait, dit ou pensé par qui que ce
soit, en n'importe quel temps. En ce sens, l'âme du Christ connaît toutes
choses dans le Verbe. L'intelligence créée, en effet, si elle ne connaît pas
absolument tout dans le Verbe, saisit cependant d'autant plus de choses qu'elle
connaît le Verbe plus parfaitement. Et chaque intelligence bienheureuse connaît
dans le Verbe tout ce qui a rapport à elle-même. Or, toutes choses ont rapport
d'une certaine manière au Christ et à sa dignité, car toutes choses lui sont
soumises. Il est "le juge universel constitué par Dieu, parce qu'il est
Fils de l'homme", dit saint Jean (5, 27). C'est pourquoi l'âme du Christ
connaît dans le Verbe toutes les réalités, à quelque moment qu'elles existent, et
même les pensées des hommes, dont il est le juge. Aussi cette parole de saint
Jean (2, 25) : "Il savait ce qu'il y avait dans l'homme", peut
s'entendre non seulement de sa science divine, mais aussi de cette science que
son âme possédait dans la vision du Verbe.
Par ailleurs, on
peut prendre "toutes choses" en un sens plus large, englobant non
seulement tout ce qui existe en acte, à n'importe quelle époque, mais même tout
ce qui est en puissance et ne sera jamais amené à l'acte. De telles choses
n'ont d'existence que dans la puissance divine. En ce sens, l'âme du Christ ne
connaît pas toutes choses dans le Verbe. Il lui faudrait en effet comprendre
tout ce que Dieu peut faire, en d'autres termes comprendre la puissance divine
et par suite l'Essence divine elle-même. La puissance d'un être se détermine en
effet par la connaissance de tout ce qu'il peut faire.
Pourtant s'il
s'agit de tout ce qui est non pas seulement dans la puissance divine, mais
aussi dans la puissance de la créature, l'âme du Christ connaît toutes choses
dans le Verbe. Car elle comprend en lui l'essence de toute créature, et par
conséquent la puissance, la vertu et tout ce qui est au pouvoir de la créature.
Solutions :
1. Arius et Eunomius ont appliqué ce texte non pas à la
science de l'âme du Christ, dont ils n'admettaient pas l'exigence mais à la
connaissance divine du Fils, prétendant qu'il était sous ce rapport inférieur
au Père. Cette doctrine est inadmissible, car "par le Verbe toutes choses
ont été faites", dit saint Jean (1, 3), et parmi elles également tous les
temps. Or, rien n'a été fait par le Verbe qui fût ignoré de lui.
On doit donc dire
que, dans ce cas, ignorer le jour et l'heure du jugement signifie ne pas le
faire connaître. Interrogé en effet à ce sujet par ses Apôtres, le Christ n'a
rien voulu leur révéler. C'est ainsi qu'en sens contraire nous lisons dans la
Genèse (22, 12) : "Maintenant j'ai connu que tu crains Dieu", ce qui
signifie : j'ai fait connaître que tu crains Dieu. On dit que le Père connaît
le jour du jugement, parce qu'il communique cette connaissance au Fils. Dès
lors cette expression : "si ce n'est le Père", signifie précisément
que le Fils connaît le jour du jugement, non seulement selon sa nature divine, mais
même selon sa nature humaine. Comme le montre en effet saint Jean Chrysostome, "s'il
a été donné au Christ homme de savoir de quelle manière il devait juger, à plus
forte raison devait-il connaître l'époque du jugement, qui est une chose moins
importante".
Origène il est
vrai, entend ce texte du corps du Christ, qui est l’Église et qui
ignore cette époque. D'autres enfin disent qu'il faut l'entendre du fils
adoptif de Dieu et non de son Fils par nature.
2. Dieu connaît plus parfaitement sa propre essence que ne la
connaît l'âme du Christ, parce qu'il en a la compréhension. Aussi connaît-il
toutes choses, non seulement les réalités qui existent en acte à n'importe
quelle époque, et qui sont l'objet de sa science de vision, mais aussi tout ce
qu'il peut faire et qui se rapporte à sa science de simple intelligence, comme
on l'a vu dans la première Partie. L'âme du Christ sait donc tout ce que Dieu
connaît en lui-même par sa science de vision, mais non ce qu'il connaît par sa
science de simple intelligence. Et par suite Dieu sait en lui-même plus de
choses que l'âme du Christ.
3. La richesse d'une science ne se mesure pas seulement au
nombre de choses sues, mais aussi à la clarté avec laquelle on les connaît.
Aussi, bien que la science du Christ dans le Verbe égale la science de vision
de Dieu sous le rapport du nombre des choses sues, cependant celle de Dieu la
dépasse infiniment sous le rapport de la clarté. Car la lumière incréée de
l'intelligence divine surpasse à l'infini toute lumière créée reçue par l'âme
du Christ. Ce qui n'empêche pas la science divine, absolument parlant, de
dépasser celle du Christ, même sous le rapport du nombre des choses connues, on
vient de le dire.
Objections :
1. Que l'infini soit objet de connaissance, cela contredit la
notion d'infini, car, selon Aristote, "l'infini suppose une grandeur qui
dépasse toujours la considération que l'on peut en prendre". Or il est
impossible d'enlever à un objet sa définition, ce qui équivaudrait à admettre
la coexistence de deux contradictoires. Il est donc impossible que l'âme du
Christ connaisse une infinité de choses.
2. La science d'une infinité de choses est elle-même infinie.
Or la science de l'âme du Christ ne peut être infinie, puisque, étant créée, elle
comporte nécessairement des limites. L'âme du Christ ne peut donc connaître une
infinité de choses.
3. Il ne peut y avoir rien de plus grand que l'infini ; mais
la science divine embrasse, absolument parlant, beaucoup plus de choses que la
science du Christ, on l'a dit. L'âme du Christ ne connaît donc pas une infinité
de choses.
Cependant :
L'âme du Christ
connaît toute sa puissance, et toutes les possibilités de celle-ci. Or elle
peut nous purifier d'une infinité de péchés, selon cette parole (1 Jn 2, 2) :
"Il est lui-même victime de propiation pour nos péchés, non seulement pour
les nôtres, mais pour ceux du monde entier." L'âme du Christ connaît donc
une infinité de choses.
Conclusion :
Il n'y a de
science que de l'être, car l'être et le vrai sont convertibles. Mais on donne à
une chose le nom d'être d'une double manière : d'une manière absolue, s'il
s'agit d'un être en acte ; d'une manière relative, s'il s'agit d'un être en
puissance. Et comme d'autre part, selon Aristote rien n'est connu sinon autant
qu'il est en acte, et non en puissance, il s'ensuit que l'objet premier et
principal de la science, c'est l'être en acte ; son objet secondaire, c'est
l'être en puissance. Mais celui-ci n'est pas connaissable en lui-même, il ne
l'est que par l'être en la puissance duquel il existe.
Donc, en ce qui
regarde le premier mode de connaissance, l'âme du Christ ne connaît pas une
infinité de choses, car cette infinité ne se trouve jamais réalisée en acte, même
si l'on considère tout ce qui existe en acte, en quelque temps que ce soit ;
car l'état des choses qui sont soumises à la génération et à la corruption ne
dure pas indéfiniment ; aussi y a-t-il un nombre limité non seulement des
réalités inengendrées et incorruptibles, mais même des réalités soumises à la
génération et à la corruption.
Pour ce qui est du
second mode de connaissance, il faut reconnaître que l'âme du Christ connaît
dans le Verbe une infinité de choses. Elle connaît, ainsi que nous venons de le
dire, tout ce qui se trouve dans la puissance de la créature. Et comme, dans la
puissance de la créature, il y a une infinité de choses, elle peut donc sous ce
rapport atteindre à l'infini par la science de simple intelligence, et non par
la science de vision.
Solutions :
1. L'infini, nous l'avons dit dans la première Partie revêt un
double aspect selon qu'on le considère du point de vue de la forme ou du point
de vue de la matière. Du point de vue de la forme, on l'appelle infini par
négation ; la forme ou l'acte n'est pas limité par la matière ou le sujet qui
le reçoit. Un tel infini, de soi, est parfaitement connaissable en raison de la
perfection de l'acte, bien qu'il ne soit pas compréhensible par la puissance
finie de la créature. C'est de cette manière que nous disons que Dieu est
infini : cet infini, l'âme du Christ le connaît, sans pourtant le comprendre
totalement.
Ce qui est infini
du point de vue de la matière est appelé ainsi par privation, du fait qu'il ne
possède pas la forme qu'il est apte à recevoir. C'est le cas de l'infini qui se
rapporte à la quantité. Un tel infini est inconnu par définition, selon
Aristote", or la connaissance n'est possible que par la forme ou l'acte.
Connaître cet infini selon le mode qui lui est propre est donc impossible, car
ce mode suppose que l'on considère les parties l'une après l'autre, comme dit
encore Aristote. En ce sens, il est vrai que l'infini est une grandeur qui
dépasse toujours la considération que l'on peut en prendre, puisqu'on ne peut
l'envisager que partie par partie, en allant toujours plus loin. Mais, de même
que les réalités matérielles peuvent être appréhendées par l'intellect d'une
manière immatérielle, et que le multiple peut être appréhendé par le mode de
l'unité de même une infinité de choses peut être saisie par l'intellect non pas
sous le mode de l'infinité, mais pour ainsi dire d'une manière finie ; de cette
façon des réalités infinies en soi deviennent finies dans l'intellect de celui
qui les connaît. Et c'est ainsi que l'âme du Christ connaît une infinité de
choses, non pas en les parcourant une par une, mais en les envisageant dans une
réalité unique, dans une créature par exemple, en la puissance de laquelle se
trouvent une infinité de choses, et d'abord dans le Verbe lui-même.
2. Rien n'empêche qu'une réalité soit infinie sous un certain
rapport, et ce sous un autre : ainsi nous pouvons imaginer, dans l'ordre de la
quantité, une surface infinie en longueur et finie en largeur. Ainsi encore des
hommes qui seraient en nombre infini posséderaient une infinité relative à la
multitude, et n'en demeureraient pas moins finis dans leur essence, car
l'essence de tous les êtres est limitée par l'unité de leur espèce ; seul Dieu
est infini absolument sous le rapport de son essence, nous l'avons dit dans la
première Partie. Or "l'objet propre de l'intellect est la quiddité"
dit Aristote, et c'est à cette essence propre que s'applique la notion
d'espèce.
Ainsi donc l'âme
du Christ, ayant une capacité finie, peut bien atteindre en son essence ce qui
est infini absolument, mais elle ne peut le comprendre totalement, nous l'avons
dit. Au contraire, l'infini qui se trouve en puissance dans la créature peut
être objet de compréhension pour l'âme du Christ qui atteint cet infini par le
moyen de l'essence, et sous ce rapport la créature n'est pas infinie. Car même
notre intellect atteint l'universel, comme la nature du genre ou de l'espèce, universel
qui est infini d'une certaine manière, puisqu'il peut être attribué à une
infinité d'individus.
3. Ce qui est infini de toutes manières, ne peut être qu'un ;
c'est pourquoi le Philosophe (Aristote) observe que, le corps étant soumis à la
dimension dans toutes ses parties, il est impossible qu'il y ait plusieurs
corps infinis. Mais si une chose est infinie en un sens seulement, rien
n'empêcherait qu'il y ait plusieurs choses infinies ; ainsi on peut concevoir
plusieurs lignes infinies en longueur, tracées sur une surface finie en
largeur. Puisque l'infini dans les choses n'est pas une substance mais un accident,
selon les Physiques, en même temps que se multiplie l'infini d'après ses
divers sujets, se multiplient aussi les propriétés de l'infini, c'est-à-dire
que ses propriétés lui conviennent en chacun des sujets qui le possèdent. Or, c'est
une des propriétés de l'infini qu'il n'y ait rien de plus grand que lui. Ainsi
donc, si nous considérons une ligne infinie, il n'y a en elle rien de plus
grand que l'infini ; de même si nous considérons l'une quelconque des autres
lignes infinies, il est manifeste qu'en chacune d'elles les parties sont
infinies. Il faut donc que, dans une ligne donnée, il n'y ait rien de plus
grand que l'infinité de toutes ses parties ; pourtant, dans une autre ligne, et
dans une troisième, il pourra y avoir une infinité plus grande de parties.
C'est ce que l'on peut constater encore pour les nombres : les nombres pairs
constituent une infinité, et de même les nombres impairs ; et cependant les
nombres pairs et impairs forment ensemble une infinité plus grande que les
nombres pairs.
Concluons donc que,
s'il s'agit d'un infini pur et simple, et en toutes ses parties, il n'y a rien
de plus grand que lui. Mais s'il s'agit d'un infini relatif, il n'y a pas plus
grand que lui dans cet ordre, bien qu'il puisse y avoir plus grand que lui dans
un autre ordre. Sous ce rapport, les choses qui sont en la puissance de la
créature constituent une infinité, et cependant il y a plus de choses dans la
puissance de Dieu que dans la puissance de la créature. Pareillement, l'âme du
Christ connaît une infinité de choses par science de simple intelligence ; et
Dieu néanmoins, par ce même mode de science, en connaît davantage.
Objections :
1. La perfection de la connaissance se juge d'après le moyen
de connaitre : ainsi la connaissance par syllogisme démonstratif est plus
parfaite que la connaissance par syllogisme dialectique. Mais tous les
bienheureux voient le Verbe immédiatement par l'Essence divine, nous l'avons
dit dans la première Partie. L'âme du Christ ne voit donc pas le Verbe plus
parfaitement que ne le voit toute autre créature.
2. La perfection de la vision ne dépasse pas la puissance de
voir ; mais la puissance rationnelle d'une âme comme celle du Christ est
inférieure à la puissance intellectuelle de l'ange, ainsi que le montre saint
Denys le pseudo-aréopagite. L'âme du Christ ne voit donc pas le Verbe plus
parfaitement que ne le voient les anges.
3. Dieu voit son Verbe d'une façon infiniment plus parfaite
que ne le voit l'âme du Christ ; il peut donc y avoir des degrés à l'infini
entre la manière dont Dieu voit son Verbe, et celle dont l'âme du Christ le
voit. On ne peut donc affirmer que l'âme du Christ voit plus parfaitement que
toute autre créature le Verbe ou l'Essence divine.
Cependant :
L'Apôtre écrit (Ep
1, 20) : "Dieu a fait asseoir le Christ à sa droite dans les Cieux
au-dessus de toute Principauté, Puissance, Vertu, Domination et de tout nom
quel qu'il soit, non seulement dans ce siècle-ci, mais dans le siècle à
venir." Or, plus un élu se trouve élevé dans la gloire céleste, plus il
voit Dieu parfaitement. L'âme du Christ voit donc Dieu plus parfaitement que ne
le voit aucune autre créature.
Conclusion :
La vision de l'Essence
divine convient à tous les bienheureux dans la mesure où ils participent de la
lumière qui leur est communiquée par le Verbe de Dieu, selon cette parole de
l'Ecclésiastique (1, 5 Vg) : "La source de la sagesse, c'est le Verbe de
Dieu au plus haut des Cieux." Or l'âme du Christ, unie au Verbe dans sa
personne, est plus proche de lui qu'aucune autre créature. Elle reçoit donc
plus parfaitement qu'une autre la communication de la lumière en laquelle Dieu
est vu par le Verbe. Elle voit donc plus parfaitement que les autres créatures
la vérité première, qui est l'essence de Dieu. C'est pourquoi saint Jean écrit
(1, 14) : "Nous avons vu sa gloire, comme celle du Fils unique du Père
plein" non seulement "de grâce", mais aussi "de
vérité".
Solutions :
1. Oui, la perfection de la connaissance, à l'égard de ce qui
est connu, se juge d'après le moyen de connaître ; mais à l'égard du sujet
connaissant, elle se juge d'après la puissance ou l'habitus. De là vient que, parmi
les hommes qui emploient un même moyen de connaître, les uns connaissent une
conclusion plus parfaitement que les autres. Ainsi l'âme du Christ, remplie
d'une lumière plus abondante, connaît plus parfaitement l'Essence divine que
les autres bienheureux, bien que tous voient l'Essence divine par elle-même.
2. La vision de l'Essence divine dépasse la puissance de toute
créature. Il faut donc juger son degré de perfection d'après l'ordre de la
grâce, où le Christ occupe la place la plus haute, plutôt que d'après l'ordre
de la nature, où la nature angélique l'emporte sur la nature humaine.
3. Comme nous l'avons dit plus haut, il ne peut y avoir de
grâce plus grande que celle du Christ, parce qu'elle se trouve en rapport avec
l'union hypostatique. Ce que nous disons de la grâce, il faut le dire aussi de
la perfection de la vision divine, bien qu'absolument parlant on puisse
concevoir un degré plus élevé, selon l'infinité de la puissance divine.
1. Par cette science le Christ connaît-il
toutes choses ? - 2. A-t-il pu employer cette science sans recourir aux images
? - 3. Cette science était-elle discursive ? - 4. Son rapport avec la science
angélique. - 5. Était-elle à l'état d'habitus ? - 6. Y distinguait-on plusieurs
habitus ?
Objections :
1. Cette science a été infusée au Christ pour perfectionner
son intellect possible. Or l'intellect possible de l'âme humaine ne parait pas
être en puissance à toutes choses absolument, mais seulement à celles pour
lesquelles l'intellect agent, qui est son principe actif propre, peut l'amener
à l'acte : ce sont les réalités connaissables par la raison naturelle. Donc, selon
cette science, le Christ n'a pas connu les réalités qui dépassent la raison
naturelle.
2. Les images sont dans le même rapport avec l'intelligence
humaine que les couleurs avec la vue, enseigne Aristote. Mais la perfection de
la puissance visuelle ne requiert pas la connaissance des objets totalement
incolores. De même par conséquent la perfection de l'intelligence humaine
n'exige pas la connaissance des réalités qui ne peuvent être imaginées ; or, tel
est le cas des substances séparées. Et puisque la science infuse du Christ n'a
d'autre but que de parfaire son âme intellectuelle, on ne voit pas qu'il soit
nécessaire que cette science lui donne la connaissance des substances séparées.
3. La perfection de l'intelligence ne requiert pas non plus la
connaissance des singuliers. Il semble donc que par cette science le Christ n'a
pas connu les singuliers.
Cependant :
On lit dans Isaïe
(11, 2) : "Sur lui reposera l'esprit de sagesse et d'intelligence, de
science et de conseil." Or, sous ces expressions, il faut entendre tout ce
que l'on peut connaître. A la sagesse, en effet, revient la connaissance de
toutes les choses divines ; à l'intelligence, la connaissance de toutes les
réalités immatérielles ; à la science, la connaissance de toutes les
conclusions ; au conseil, la connaissance de tout ce qui concerne l'action. Il
semble donc que le Christ, par la science infuse que le Saint-Esprit lui
communique, a connu toutes choses.
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, il convenait pour que l'âme du Christ soit de tout point parfaite, que
toute sa potentialité soit amenée à l'acte. Or il faut considérer que dans
l'âme du Christ, comme d'ailleurs en toute créature, il y a une double
puissance passive : l'une a rapport à l'agent naturel, l'autre se réfère au
premier Agent, lequel peut amener toute créature à un acte plus élevé que ne
peut le faire l'agent naturel. On a coutume de donner à cette dernière
puissance de la créature le nom de puissance obédientielle. Précisément, l'une
et l'autre puissance, dans l'âme du Christ, furent amenées à l'acte par la
science divinement infuse ; en sorte que par elle, l'âme du Christ connut
d'abord tout ce qui peut être connu par la lumière de l'intellect agent, comme
par exemple tout ce qui relève des sciences humaines. Puis, par cette même
science, l'âme du Christ connut encore tout ce que les hommes connaissent par
révélation divine, que cela relève du don de sagesse, de prophétie, ou de tout
autre don du Saint-Esprit. Et toutes ces choses, le Christ les connut d'une
manière plus abondante et plus achevée que les autres hommes. Pourtant cette
science ne lui fit pas connaître l'essence même de Dieu ; un tel objet
appartient à la première science dont nous avons parlé dans la question
précédente.
Solutions :
1. Un tel argument n'envisage que la puissance naturelle de
l'âme intellectuelle ; or, cette puissance se réfère à son agent naturel, qui
est l'intellect agent.
2. L'âme humaine, dans l'état de la vie présente, est comme
liée au corps et ne peut, sans image, faire acte d'intelligence ; c'est
pourquoi elle ne peut connaître les substances séparées. Mais après cette vie, l'âme
humaine pourra d'une certaine façon connaître par elle-même ces substances, comme
nous l'avons dit dans la première Partie. Et cela est surtout vrai des âmes des
bienheureux. Or le Christ, avant sa passion, ne fut pas seulement voyageur, mais
aussi compréhenseur. Son âme pouvait donc connaître les substances séparées de
la façon dont l'âme séparée les connaît.
3. La connaissance des singuliers n'appartient pas à la
perfection de l'âme intellectuelle, s'il s'agit de la connaissance spéculative
; mais elle en relève s'il s'agit de la connaissance pratique, car il n'y a pas
d'opération possible sans la connaissance des singuliers, dit Aristote. De là
vient que la prudence requiert le souvenir du passé, la connaissance du présent
et la prévision de l'avenir, enseigne Cicéron. Et puisque le Christ a eu, dans
le don de conseil, la plénitude de la prudence, il s'ensuit qu'il a connu tous
les singuliers, présents, passés et futurs.
Objections :
1. Selon Aristote les images sont avec l'âme intellectuelle
humaine dans le même rapport que les couleurs avec la vue. Mais la puissance
visuelle du Christ ne pouvait exercer son acte sans recourir aux couleurs ; de
même, semble-t-il, son âme intellectuelle ne pouvait comprendre quelque chose
qu'en recourant aux images.
2. L'âme du Christ est de même nature que la nôtre, autrement
le Christ appartiendrait à une autre espèce que nous, ce qui est contredit par
cette parole de l'Apôtre (Ph 2, 7) : "Il est devenu semblable aux
hommes." Or notre âme ne peut faire acte d'intelligence qu'en ayant
recours aux images ; donc l'âme du Christ non plus.
3. Les sens ont été donnés à l'homme pour servir son
intelligence. Donc, si l'âme du Christ pouvait faire acte d'intelligence sans
avoir recours aux images perçues par les sens, il s'ensuivrait que ceux-ci ne
lui serviraient à rien, ce qui est absurde. Il semble donc que l'âme du Christ
n'a pu faire acte d'intelligence sans se tourner vers les images.
Cependant :
L'âme du Christ
connaît certaines réalités, comme les substances séparées, qui ne peuvent être
connues par le moyen des images. Elle a donc pu faire acte d'intelligence sans
se tourner vers les images.
Conclusion :
Le Christ, avant
sa passion, fut à la fois voyageur et compréhenseur, nous le montrerons mieux
plus loin. Il fut soumis à la condition du voyageur avant tout sous le rapport
du corps en tant qu'il était capable de souffrir. Il participa à la condition
du compréhenseur surtout sous le rapport de l'âme intellectuelle. Et cette
condition de l'âme du compréhenseur, c'est qu'elle n'est en aucune manière
soumise à son corps ni dépendante de lui, mais qu'elle le domine totalement ;
et de là vient qu'après la résurrection, la gloire rejaillira de l'âme sur le
corps. Quant à l'âme du voyageur, si elle a besoin de se tourner vers les
images, c'est qu'elle est liée au corps comme soumise à lui et comme dépendant
de lui. C'est pourquoi les âmes bienheureuses, avant comme après la
résurrection, peuvent faire acte d'intelligence sans se tourner vers les
images. Et c'est ce qu'il faut dire également de l'âme du Christ, qui avait
toute la capacité de compréhenseur.
Solutions :
1. Cette analogie, affirmée par le Philosophe, entre la vue et
l'intelligence, ne vaut pas à tous les points de vue. Il est manifeste en effet
que le but de la puissance visuelle est de connaître les couleurs ; tandis que
la fin de la puissance intellectuelle n'est pas de connaître les images, mais
les espèces intelligibles qu'elles appréhendent à partir des images et dans les
images, selon la condition de la vie présente. Il y a donc analogie du point de
vue de l'objet qui tombe sous le regard de l'une et l'autre puissance ; mais
non du point de vue du terme auquel aboutit la condition de chacune. Or, rien
n'empêche une chose de parvenir à sa fin de diverses manières selon ses
différents états ; cette fin qui lui est propre reste toujours unique. Dès lors,
s'il apparaît impossible que la vue puisse connaître sans couleur, on comprend
que l'intelligence, dans un état donné, peut connaître sans image, mais non
sans espèce intelligible.
2. L'âme du Christ, tout en étant de même nature que les
nôtres, a possédé un état que nos âmes ne possèdent pas en réalité, mais
seulement en espérance, à savoir l'état où l'on comprend Dieu.
3. L'âme du Christ pouvait faire acte d'intelligence sans
recourir aux images ; mais elle pouvait tout aussi bien y faire appel. Les sens
ne lui étaient donc pas inutiles, d'autant moins que les sens sont donnés à
l'homme non seulement pour sa connaissance intellectuelle, mais aussi pour les
besoins de sa vie animale.
Objections :
l. Saint Jean Damascène écrit : "Nous n'attribuons au
Christ ni le conseil ni l'élection." Or ces actes sont écartés du Christ
uniquement parce qu'ils impliquent comparaison et discours. Il apparaît donc
que la science du Christ n'était ni comparative ni discursive.
2. L'homme a besoin du raisonnement et du discours rationnel
pour rechercher ce qu'il ignore ; mais l'âme du Christ a connu toutes choses, on
l'a dit ; elle n'a donc pas eu de science discursive, impliquant le
raisonnement.
3. L'âme du Christ a possédé la science à la manière des
compréhenseurs, qui sont assimilés aux anges (Mt 22, 30). Mais les anges n'ont
pas de science discursive ou comparative, comme le montre saint Denys le
pseudo-aréopagite ; il en fut donc de même pour le Christ.
Cependant :
Le Christ a
possédé une âme rationnelle, nous l'avons vu. Or l'opération propre de l'âme
rationnelle, c'est d'inférer et de progresser d'un point à un autre. Il y a
donc eu chez le Christ une science discursive, ou comparative.
Conclusion :
Une science peut
être discursive de deux façons. D'abord quant à son acquisition, ce qui nous
arrive quand nous connaissons une chose par l'intermédiaire d'une autre, comme
les effets par les causes, ou inversement. En ce sens, la science infuse du
Christ ne fut pas discursive, car cette science dont nous parlons ne fut pas
acquise par investigation rationnelle, mais donnée par Dieu.
En second lieu, une
science peut-être dite discursive pour l'usage que l'on en fait ; ainsi les
savants déduisent les effets des causes non pour les réapprendre, mais pour
utiliser une science qu'ils possèdent déjà. En ce sens, la science du Christ
pouvait être discursive, car il pouvait à son gré conclure une chose à partir
d'une autre. Ainsi, selon saint Matthieu (17, 24), il avait un jour demandé à
Pierre de qui les rois de la terre perçoivent le tribut, de leurs fils ou des
étrangers. Pierre lui ayant répondu : "Des étrangers", le Christ
conclut : "Donc les fils en sont exempts."
Solutions :
1. On n'attribue pas le conseil au Christ pour autant qu'il
comporte quelque hésitation, ni par suite l'élection, dont la nature est
d'inclure un tel genre de conseil. Mais il n'est pas exclu que le Christ ait
fait usage du conseil.
2. Cet argument envisage le raisonnement discursif dans
l'acquisition de la science.
3. Les bienheureux sont assimilés aux anges sous le rapport
des dons de la grâce ; mais la différence demeure du point de vue de la nature.
C'est pourquoi l'usage du raisonnement est connaturel aux âmes bienheureuses, non
aux anges.
Objections :
1. La perfection se mesure au sujet qu'elle doit parfaire ;
mais l'âme humaine, dans l'ordre naturel, est inférieure à la nature angélique.
Puisque la science dont nous parlons est communiquée à l'âme du Christ en vue
de la parfaire, il semble donc que cette science ait été inférieure à celle qui
vient parfaire la nature angélique.
2. La science du Christ fut de quelque manière discursive, ce
que l'on ne peut pas dire de la science angélique. C'est là une infériorité
pour la science du Christ.
3. Plus une science est immatérielle, plus elle est puissante.
Mais la science des anges est plus immatérielle que celle du Christ, car l'acte
du Christ est l'acte d'un corps, et elle peut recourir aux images, tandis que
l'on ne saurait en dire autant des anges. La science des anges est donc plus
puissante que celle du Christ.
Cependant :
L'Apôtre écrit (He
2, 9) : "Abaissé un moment au-dessous des anges, il a reçu une couronne de
gloire et d'honneur parce qu'il a souffert la mort." D'où il ressort que
c'est uniquement pour avoir souffert la mort que le Christ a été abaissé
au-dessous des anges, et non en raison de sa science.
Conclusion :
La science infusée
à l'âme du Christ peut être envisagée à deux points de vue :
- 1° Premièrement
par rapport à la cause qui la produit ; deuxièmement par rapport au sujet qui
la reçoit. Sous le premier point de vue la science du Christ fut plus
excellente que celle des anges, soit pour le nombre des objets connus, soit
pour la certitude de la connaissance ; car la lumière surnaturelle communiquée
à l'âme du Christ est beaucoup plus parfaite que celle qui revient à la nature
angélique.
- 2° Sous le
second point de vue, la science infusée à l'âme du Christ est inférieure à la
science angélique, car le mode de connaissance naturel à l'âme humaine implique
le recours aux images et le raisonnement.
Solutions :
1, 2 et 3. Et par là, nous résolvons les objections.
Objections :
1. On a dit qu'une science souverainement parfaite convenait à
l'âme du Christ. Mais il est plus parfait pour une science d'exister en acte
que d'exister à l'état de puissance ou d'habitus. Il convenait donc, semble-t-il,
que le Christ connaisse toutes choses en acte, et non seulement d'une manière
habituelle.
2. Tout habitus est ordonné à l'acte, et par conséquent un
habitus de science qui n'est jamais amené à l'acte semble inutile. D'autre part,
le Christ savait toutes choses, on l'a déjà dit, mais il ne pouvait pourtant
les considérer les unes après les autres, car on ne saurait épuiser l'infini
par énumération. Une science à l'état d'habitus eût donc été inutile chez le
Christ, ce qui est choquant. Le Christ a donc connu toutes choses d'une manière
actuelle et non d'une manière habituelle.
3. Une science à l'état d'habitus est une perfection pour
celui qui la possède ; mais la perfection est plus noble que ce qui est
perfectible. Donc, s'il y avait eu dans l'âme du Christ un habitus créé de
science, il s'ensuivrait que quelque chose de créé serait plus noble que l'âme
du Christ.
Cependant :
Quand nous parlons
de science chez le Christ, ce mot se dit dans le même sens que pour nous, de
même que son âme était de la même espèce que la nôtre. Or notre science
appartient au genre de l'habitus ; c'est donc que la science du Christ fut
aussi à l'état d'habitus.
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, le mode de cette science infuse était en rapport de convenance avec le
sujet auquel elle était communiquée ; car ce qui est reçu dans un sujet se
conforme à la manière d'être de ce sujet. Or, il est connaturel à l'âme humaine
d'être intelligente tantôt en acte et tantôt en puissance. D'autre part, l'habitus
est intermédiaire entre la pure puissance et l'acte réalisé ; et, comme
l'intermédiaire appartient au même genre que les extrêmes, il est donc
connaturel à l'âme humaine de recevoir la science par manière d'habitus. D'où
l'on doit conclure que la science infuse du Christ était à l'état d'habitus, et
qu'il pouvait en faire usage quand il voulait.
Solutions :
1. Dans l'âme du Christ il y eut une double connaissance, et
chacune était très parfaite en son genre. La première dépassait le mode de la
nature humaine et faisait voir au Christ l'Essence divine et en elle tout le
reste. Ce fut une connaissance absolument parfaite ; elle n'était pas à l'état
d'habitus, mais en acte à l'égard de tous ses objets. La seconde connaissance
se trouvait dans le Christ sous un mode proportionné à la nature humaine ; elle
lui faisait connaître les réalités par des espèces intelligibles divinement
infuses. Cette connaissance, dont il s'agit ici, ne fut pas parfaite de façon
absolue, mais elle fut très parfaite dans son genre de connaissance humaine. Et
c'est pourquoi il n'était pas requis qu'elle fût toujours en acte.
2. L'habitus est amené à l'acte sur l'ordre de la volonté, car
l'habitus est ce qui permet à quelqu'un d'agir à sa guise. Par ailleurs la
volonté est indéterminée envers une infinité de choses ; pour autant, cette
indétermination n'est pas vaine, bien que la volonté ne se porte pas
actuellement vers toutes choses, car il suffit qu'elle s'y porte au moment et
dans le lieu qui conviennent. De même l'habitus, lui non plus, n'est pas
inutile, même si tout ce qui lui est soumis n'est pas amené à l'acte. Il suffit
que cette actualisation se produise conformément aux fins de la volonté et aux
exigences des circonstances et du temps.
3. Le bien, comme l'être, possède une double signification :
l'une absolue et que l'on applique à la substance qui subsiste dans son être et
dans sa bonté ; l'autre relative et que l'on applique à l'accident, non qu'il
possède l'être et la bonté, mais parce que son sujet, lui, est être et bonté.
Ainsi l'habitus de science n'est pas meilleur et plus noble que l'âme du Christ
d'une manière absolue, mais seulement d'une manière relative ; et en définitive
toute la bonté de l'habitus de science aboutit à la bonté du sujet.
Objections :
1. Plus la science est parfaite, plus elle est unifiée ; de là
vient que les anges supérieurs connaissent par des formes plus universelles, on
l'a vu dans la première Partie. Mais la science du Christ fut très parfaite ;
elle fut donc très une, et ne se divisait pas en plusieurs habitus.
2. Notre foi dérive de la science du Christ de là cette parole
(He 12, 2) : "Gardons les yeux fixés sur l'auteur et le consommateur de
notre foi." Mais il n'y a qu'un seul habitus de foi pour toutes les
vérités à croire, nous l'avons dit dans la deuxième Partie ; à plus forte
raison n'y eut-il dans le Christ qu'un seul habitus de science.
3. Les sciences se distinguent d'après leurs différents objets
formels ; mais l'âme du Christ connut toutes choses sous un seul objet formel, à
savoir sous la lumière divinement infusée par Dieu. Il n'y eut donc en lui
qu'un seul habitus de science.
Cependant :
Nous lisons dans
Zacharie (3, 9) que "sur la pierre unique", c'est-à-dire sur le
Christ, "il y a sept yeux". Or par oeil il faut entendre ici la
science ; il semble donc qu'il y avait dans le Christ plusieurs habitus de
science.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, la science infuse se trouvait dans le Christ sous un mode connaturel à
l'âme humaine. Or ce qui est connaturel à l'âme humaine, c'est de recevoir des
espèces intelligibles moins universelles que celles des anges ; de là vient
qu'il y a en nous autant d'habitus de science que de genres d'objets à connaître,
tout ce qui appartient à un même genre se trouvant connu par le même habitus de
science. C'est pourquoi nous lisons dans Aristote : "L'unité de science tient à l'unité numérique de
sujet." La science infuse de l'âme du Christ comprenait donc plusieurs habitus.
Solutions :
1. Nous l'avons déjà dit, la science du Christ est très
parfaite et surpasse la science des anges si on la considère du côté de Dieu
qui la cause. Mais elle est inférieure à la science angélique en ce qui regarde
le mode de réception dans le sujet, car ce mode suppose qu'elle se distingue en
de nombreux habitus, comme en autant d'espèces intelligibles plus
particulières.
2. Notre foi se fonde sur la vérité première ; et c'est par sa
science divine absolument une que le Christ est l'auteur de notre foi.
3. La lumière divinement infuse est le moyen commun que nous
avons de connaître ce qui nous est révélé par Dieu ; de même que la lumière de
l'intellect agent nous permet d'atteindre les objets de notre connaissance
naturelle. Aussi devait-il y avoir dans l'âme du Christ des espèces
particulières de chaque chose, pour qu'il pût en prendre une connaissance
propre, d'où la nécessité d'admettre en lui plusieurs habitus de science.
1. Par cette science, le Christ a-t-il connu
toutes choses ? - 2. A-t-il progressé dans cette science ? - 3. A-t-il été
instruit par l'homme ? - 4. A-t-il été instruit par les anges ?
Objections :
1. Une telle science s'acquiert par l'expérience ; mais le
Christ n'a pas tout expérimenté. Il n'a donc pas connu toutes choses par cette
science.
2. L'homme acquiert la science par le moyen des sens. Mais
tous les objets sensibles n'ont pas été proposés aux sens corporels du Christ.
Le Christ n'a donc pas connu toutes choses par cette science.
3. Le degré d'une science s'apprécie au nombre de ses objets.
Si le Christ avait connu toutes choses par cette science, sa science acquise
eût été égale à sa science infuse et à sa science bienheureuse, ce qui est
inadmissible.
Cependant :
Il n'y eut dans le
Christ, en ce qui regarde l'âme, rien d'imparfait. Or, cette science eût été
imparfaite si par elle il n'avait pas connu toutes choses. Car ce à quoi on
peut ajouter quelque chose est imparfait. Par cette science, le Christ a donc
connu toutes choses.
Conclusion :
La science acquise,
avons-nous dit, a sa place dans l'âme du Christ, parce qu'il convient que
l'intellect agent ne reste pas oisif, mais exerce son action qui est de rendre
les objets intelligibles en acte. Ainsi avons-nous requis la science infuse
dans l'âme du Christ pour la perfection de l'intellect possible. Par celui-ci, en
effet, on devient, comme dit Aristote intelligiblement toutes choses ; par
l'intellect agent on rend toutes choses intelligibles. C'est pourquoi, de même
que, par la science infuse, l'âme du Christ a connu tout ce à quoi l'intellect
possible est en puissance de quelque manière que ce soit ; ainsi, par la
science acquise, elle a obtenu tout ce qui peut être connu par l'action de
l'intellect agent.
Solutions :
1. La science des choses peut être acquise non seulement par
l'expérience que l’on fait à leur sujet, mais aussi par l'expérience que l'on a
d'autres choses. Par la vertu de la lumière de l'intellect agent, l'homme peut
arriver à connaître les effets par leurs causes, les causes par leurs effets, le
semblable par le semblable, le contraire par le contraire. C'est de cette
manière que le Christ, bien que son expérience ne fût pas universelle, est
parvenu à la connaissance de toutes choses, grâce à celles qu'il a pu
expérimenter.
2. Tous les objets sensibles n'ont pas été proposés aux sens
corporels du Christ ; cependant un certain nombre lui furent proposés, grâce
auxquels il a pu, à cause de la puissance extraordinaire de sa raison, parvenir
à la connaissance des autres. C'est ainsi qu'en voyant les corps célestes, il a
pu se rendre compte de leurs vertus, et des effets qu'ils produisent sur les
corps inférieurs, effets qui échappaient à ses sens. Pour la même raison, il a
pu, à partir de n'importe quelles réalités, parvenir à la connaissance d'autres
réalités.
3. Par cette science, l'âme du Christ n'a pas connu absolument
tout, mais seulement tout ce qui est connaissable à l'homme par la lumière de
l'intellect agent. Cette science ne lui a donc pas fait connaître les
substances séparées, ni les singuliers passés et futurs, objets de sa science
infuse.
Objections :
1. On vient de voir que, par sa science acquise, le Christ a
connu toutes choses. Il en était de même pour sa science infuse et sa science
bienheureuse ; mais il n'a pas progressé dans ces deux dernières, et donc non
plus, semble-t-il, dans la science acquise.
2. Progresser appartient à ce qui est imparfait, car on ne
peut rien ajouter à ce qui est parfait. Mais on ne peut pas admettre chez le
Christ une science imparfaite. Le Christ n'a donc pas progressé dans sa science
acquise.
3. Saint Jean Damascène écrit : "Ceux qui prétendent que
le Christ a progressé dans la sagesse et la grâce, comme recevant un
accroissement de celles-ci, ne respectent pas l'union" qu'on appelle
hypostatique. Or il est impie de ne pas respecter cette union ; il est donc
impie de prétendre que la science acquise du Christ s'est accrue de quelque
connaissance.
Cependant :
Nous lisons chez
saint Luc (2, 52) : "Jésus croissait en sagesse, en âge et en grâce devant
Dieu et devant les hommes", et saint Ambroise de Milan explique : "Il
croissait en sagesse humaine." Mais la sagesse humaine est celle qui
s'acquiert d'une manière humaine. Le Christ a donc progressé en science
acquise.
Conclusion :
Il y a un double
progrès de la science. L'un dans son essence, parce que l'habitus de science
s'accroît. L'autre dans ses effets, et qui consiste, avec un habitus de science
de même intensité, par exemple, à démontrer aux autres, d'abord des vérités
moins importantes, puis des choses plus difficiles et plus subtiles.
Il est évident
qu'à ce second point de vue, le Christ a progressé en sagesse et en grâce, tout
aussi bien qu'en âge car, à mesure qu'il croissait en âge, il faisait des
oeuvres plus grandes qui manifestaient une science et une grâce plus élevées.
Mais, sous le rapport de l'habitus même de science, il est évident que son
habitus de science infuse ne s'est pas développé puisque, dès le principe, il a
possédé pleinement la science infuse de toutes choses.
Encore moins sa
science bienheureuse a-t-elle pu s'accroître ; quant à la science proprement
divine, nous avons montré dans la première Partie qu'elle ne peut pas grandir.
Certains estiment,
et je l'ai pensé moi-même autrefois, qu'en plus de l'habitus de science infuse,
il n'y avait pas dans le Christ un habitus de science acquise. Mais alors
aucune science n'aurait progressé chez le Christ en elle-même. Il n'y aurait eu
de progrès que par l'expérience, c'est-à-dire par l'application aux images des
espèces intelligibles infuses. Dans cette ligne, on dit que la science du
Christ a progressé par l'expérience, en appliquant les espèces intelligibles
aux données nouvelles reçues par les sens.
Mais il semble
inadmissible qu'une action naturelle à l'intelligence ait fait défaut au
Christ. Abstraire les espèces intelligibles à partir des images est une
opération de l'intellect agent qui est naturelle à l'homme. Il est donc normal
de reconnaître cette opération chez le Christ. Il s'ensuit qu'il y a eu chez le
Christ un habitus de science qui pouvait s'accroître par cette abstraction des
espèces. De ce fait, l'intellect agent, après avoir abstrait les premières
espèces intelligibles à partir des images, pouvait encore en abstraire d'autres,
et ainsi de suite.
Solutions :
1. La science infusée dans l'âme du Christ aussi bien que sa
science bienheureuse fut l'effet d'un agent de puissance infinie qui peut tout
produire du premier coup. C'est ainsi que le Christ n'a progressé en aucune de
ces deux sciences : dès le début il les a possédées en perfection. Mais la
science acquise est produite par l'intellect agent qui n'opère pas de façon
simultanée. C'est pourquoi, par cette science, le Christ n'a pas connu toutes
choses dès le principe, mais peu à peu, et après un certain temps, c'est-à-dire
à l'âge parfait ; et c'est ce que montre manifestement l'évangéliste lorsqu'il
dit qu'il progressait en science et en âge.
2. Cette science acquise fut toujours parfaite, relativement à
l'âge du Christ ; elle ne fut pas parfaite de façon absolue ni par nature, et
c'est pourquoi elle put progressera.
3. La parole du Damascène doit s'appliquer à ceux qui disent
que la science du Christ a progressé, sans préciser laquelle ; et surtout à
ceux qui attribuent ce progrès à la science infuse, laquelle est causée dans
l'âme du Christ par son union au Verbe. Mais il en va tout autrement s'il
s'agit du progrès de la science produite par une cause naturelle.
Objections :
1. On lit dans saint Luc (2, 46) que les parents de Jésus le
découvrirent dans le Temple au milieu des docteurs, "les interrogeant et
leur répondant". Or interroger et répondre est le propre de celui qui
s'instruit. Donc le Christ a été instruit par les hommes.
2. Acquérir la science d'un homme qui enseigne semble plus
noble que l'acquérir des réalités sensibles, car, dans l'âme de l'homme qui
enseigne, les espèces intelligibles sont en acte, tandis qu'elles ne se
trouvent dans les réalités sensibles qu'en puissance. Mais nous avons vu que le
Christ recevait sa science expérimentale des réalités sensibles. A plus forte
raison par conséquent pouvait-il acquérir la science en l'apprenant des hommes.
3. Nous venons de voir que le Christ, par sa science
expérimentale, n'a pas connu toutes choses dès le principe, mais qu'il y a eu
progrès dans sa connaissance. Or, quiconque entend un discours signifiant
quelque chose, peut en apprendre ce qu'il ignore. Le Christ a donc pu apprendre
des hommes certaines choses que sa science acquise ne lui avait pas encore
fournies.
Cependant :
On lit dans Isaïe
(55, 4) : "Voici le témoin que j'ai établi auprès des peuples, le chef et
le docteur que j'ai donné aux nations." Or, il n'appartient pas au docteur
d'être enseigné, mais d'enseigner. Le Christ n'a donc acquis aucune science par
l'enseignement d'un homme.
Conclusion :
Dans un genre
donné, le premier moteur n'est pas mû de ce mouvement spécial qu'il lui revient
de communiquer, de même que le premier principe de l'altération n'est pas
lui-même altéré. Or le Christ a été constitué tête de l'Église, mieux encore
tête de tous les hommes, nous l'avons dit, si bien que tous reçoivent de lui
non seulement la grâce, mais aussi la doctrine de vérité. C'est pourquoi il dit
lui-même en saint Jean (18, 37) : "Je suis né et je suis venu en ce monde
pour rendre témoignage à la vérité." Il ne convenait donc pas à la dignité
du Christ d'être enseigné par un homme.
Solutions :
1. Origène expliquant ce texte de saint Luc, écrit : "Le
Seigneur interrogeait non pour apprendre quelque chose, mais pour instruire en
interrogeant ; car d'une même source de doctrine émanent et les interrogations
et les réponses sages." C'est pourquoi l'évangile ajoute à cet endroit :
"Tous ceux qui l'entendaient étaient stupéfaits de son intelligence et de
ses réponses."
2. Celui qui reçoit un enseignement d'un homme n'acquiert pas
la science immédiatement à l'aide des espèces intelligibles qui sont dans
l'esprit de celui-ci, mais par le moyen des paroles sensibles, signes des
conceptions de l'intelligence. Or, de même que les mots formés par l'homme sont
comme les signes de sa science, de même les créatures fondées par Dieu sont les
signes de sa sagesse ; d'où cette parole de l'Ecclésiastique (1, 8) :
"Dieu a répandu sa sagesse sur toutes ses oeuvres." Et comme il est
plus noble d'être enseigné par Dieu que par l'homme, il vaut mieux acquérir la
science par le moyen des créatures sensibles que par un enseignement humain.
3. Jésus progressait en science expérimentale en même temps
qu'il croissait en âge, nous l'avons dit. Mais il est un âge requis pour que
l'homme acquière la science par ses propres recherches, et un autre pour qu'il
la reçoive par enseignement. Or le Seigneur n'a rien fait qui ne convînt à son
âge. C'est pourquoi il n'a prêté l'oreille aux discours de doctrine que dans le
temps où il pouvait acquérir les mêmes connaissances par la voie de
l'expérience. De là cette parole de saint Grégoire le Grand : "Lors de sa
douzième année, il daigna interroger les hommes sur la terre, parce que, selon
le développement de la raison, on n'est capable d'enseigner que dans l'âge
parfait."
Objections :
1. Il est écrit en saint Luc (22, 43) : "Du Ciel apparut
au Christ un ange qui le réconfortait." Mais le réconfort se fait par des
paroles d'encouragement doctrinal, comme il est écrit dans Job (4, 3) :
"Voici que tu as enseigné la sagesse à beaucoup, tu as fortifié les mains
débiles, tes paroles ont relevé ceux qui chancelaient." Le Christ a donc
été instruit par les anges.
2. Saint Denys le pseudo-aréopagite écrit : "Je constate
que Jésus lui-même, cause suressentielle des essences supracélestes, venu
jusqu'à notre niveau sans perdre son immutabilité, se soumet docilement aux
desseins de Dieu son Père, que lui transmettent les anges." Il semble donc
que le Christ a voulu se soumettre à l'ordre de la loi divine selon lequel les
hommes sont instruits par l'intermédiaire des anges.
3. De même que le corps humain est soumis par nature aux corps
célestes, de même l'esprit humain est soumis aux esprits angéliques. Mais le
corps du Christ fut soumis aux impressions des corps célestes : il a éprouvé en
effet la chaleur en été et le froid en hiver, ainsi que les autres impressions
humaines. Son esprit humain était donc lui aussi soumis aux illuminations des
esprits supra-célestes.
Cependant :
Le même saint
Denys le pseudo-aréopagite écrit : "Les anges supérieurs interrogent Jésus
et apprennent à connaître son oeuvre divine et son incarnation ; et lui-même
les enseigne sans intermédiaire." Or, un même individu ne peut à la fois
enseigner et être enseigné. Le Christ n'a donc pas reçu sa science des anges.
Conclusion :
L'âme humaine
tient le milieu entre les substances spirituelles et les réalités corporelles ;
aussi lui revient-il d'être perfectionnée de deux manières : d'une part au
moyen de la science qu'elle tire des réalités sensibles ; d'autre part au moyen
de la science infuse, imprimée en elle par l'illumination des substances
spirituelles. Or l'âme du Christ fut perfectionnée de ces deux manières : des
réalités sensibles elle reçut sa science expérimentale, ce qui ne requiert pas
la lumière angélique, la lumière de l'intellect agent étant suffisante. Quant à
la science infuse, l'âme du Christ la reçut par une influence supérieure qui
venait immédiatement de Dieu. C'est d'une manière extraordinaire que son âme
fut unie au Verbe de Dieu en l'unité de personne, et c'est également d'une
manière extraordinaire qu'elle fut immédiatement remplie de science par ce même
Verbe de Dieu. Cela ne se fit pas par l'intermédiaire des anges, car ceux-ci
reçurent du Verbe la connaissance des choses dès leur principe, dit saint
Augustin.
Solutions :
1. Ce réconfort, apporté par l'ange, ne se fit pas par manière
d'enseignement ; son but était seulement de manifester la réalité de la nature
humaine dans le Christ. C'est pourquoi saint Bède écrit : "C'est pour
manifester l'une et l'autre nature que nous voyons les anges d'une part le
servir, et d'autre part le réconforter. Le Créateur en effet n'a pas besoin du
secours de sa créature, mais, s'étant fait homme, de même qu'il consent pour
nous à être triste, de même pour nous il consent à être réconforté", afin
qu'en nous la foi en son incarnation se trouve affermie.
2. Saint Denys le pseudo-aréopagite dit que le Christ a été
soumis aux instructions angéliques, non pas pour lui-même, mais en raison de ce
qui devait se produire lors de son incarnation et en raison du service que les
anges devaient lui rendre pendant son enfance. Aussi ajoute-t-il que "par
l'intermédiaire des anges Joseph apprit du Père que Jésus devait se rendre en
Égypte, puis revenir en Judée".
3. Le Fils de Dieu a pris un corps passible, nous le dirons
plus loin mais son âme fut parfaite en science et en grâce. C'est pourquoi il
convenait que son corps fût soumis à l'influence des corps célestes, tandis que
son âme devait rester indépendante de l'action des esprits célestes.
1. L'âme du Christ a-t-elle possédé la
toute-puissance de façon absolue ? - 2. A-t-elle possédé la toute-puissance
pour les changements à produire dans les créatures ? - 3. A-t-elle possédé la
toute-puissance relativement à son propre corps ? - 4. A-t-elle possédé la
toute-puissance relativement à l'exécution de sa propre volonté ?
Objections :
1. Saint Ambroise de Milan a écrit : "La puissance que le
Fils de Dieu possède naturellement, l'homme devait la recevoir dans le
temps."
Mais cela devait
se faire, semble-t-il, avant tout quant à l'âme qui est la partie principale de
l'homme. Puisque le Fils de Dieu possède éternellement la toute-puissance, il
apparaît donc que l'âme du Christ a dû recevoir la toute-puissance dans le
temps.
2. La puissance de Dieu est infinie, comme sa science. Mais
l'âme du Christ a eu d'une certaine manière la science de tout ce que Dieu
connaît, on l'a dit plus haut. Il semble donc qu'elle a eu également la
puissance sur toutes choses, et qu'elle était par le fait même toute-puissante.
3. L'âme du Christ a possédé toute science. Mais la science se
distingue en science pratique et science spéculative. Le Christ a donc eu la
science pratique des choses qu'il connaissait ; en d'autres termes, il savait
faire les choses qu'il connaissait ; et par suite il semble qu'il pouvait faire
toutes choses.
Cependant :
Ce qui est propre
à Dieu ne saurait convenir à la créature. Mais la toute-puissance appartient en
propre à Dieu, selon cette parole de l'Exode (15, 2) : "C'est lui qui est
mon Dieu, et je le glorifierai", parole suivie de cette autre : "Son
nom est le Tout-Puissant." L'âme du Christ, étant une créature, ne possède
donc pas la toute-puissance.
Conclusion :
Dans le mystère de
l'Incarnation, nous l'avons déjà dit, l'union est faite dans la personne, tout
en maintenant la distinction des natures, qui conservent ce qui leur est
propre. Or, la puissance active d'une chose suit sa forme, laquelle est
principe d'agir. Tantôt la forme s'identifie à la nature même de la chose, comme
dans les êtres simples ; tantôt elle est le constitutif de cette nature, comme
dans les êtres composés de matière et de forme. Il est donc manifeste que la
puissance active d'une chose suit sa propre nature. C'est de cette manière que
la toute-puissance est une conséquence de la nature divine. Car la nature
divine, comme le montre saint Denys le pseudo-aréopagite, c'est l'être même de
Dieu incirconscrit ; sa puissance active s'étend donc à tout ce qui peut
exister, et c'est précisément en quoi consiste la toute-puissance, de même que
les autres choses ont une puissance active déterminée par tout ce à quoi
s'étend la perfection de leur nature : le corps chaud peut chauffer. Puisque
l'âme du Christ est une partie de la nature humaine, il lui est donc impossible
de posséder la toute-puissance.
Solutions :
1. Si l'homme reçoit dans le temps la toute-puissance que le
Fils de Dieu possède de toute éternité, c'est par le fait de l'union
personnelle. Grâce à elle, on peut dire que l'homme est Dieu, et l'on peut dire
de même qu'il est tout-puissant ; non pas que la toute-puissance, pas plus
qu'un autre attribut divin, attribuée à l'homme, soit différente de celle du
Fils de Dieu, mais parce qu'il n'y a qu'une seule personne, à la fois Dieu et
homme.
2. Certains répondent à cette difficulté en disant qu'il n'en
va pas de la science comme de la puissance active. En effet, la puissance
active est pour une chose la conséquence de sa propre nature, car l'action nous
apparaît comme émanant de l'agent. Au contraire, la science ne vient pas de la
nature de celui qui connaît ; elle s'acquiert par l’association du connaissant
aux choses connues, à l'aide de similitudes qu'il reçoit.
Mais cette réponse
semble insuffisante. S'il est vrai que la connaissance s'acquiert par
similitude reçue d'un autre, il est également vrai que l'on peut agir par le
moyen d'une forme reçue du dehors ; ainsi l'eau ou le fer chauffent par le
moyen de la chaleur qu'ils reçoivent du feu. Une telle réponse n'empêche donc
pas que l'âme du Christ, qui peut connaître toutes choses à l'aide des
similitudes qui lui sont infusées par Dieu, ne puisse également, par ces mêmes
similitudes, produire toutes choses.
Il faut donc aller
plus loin, et considérer ceci : Ce qu'une nature inférieure reçoit d'une nature
supérieure est toujours possédé par elle d'une manière moins parfaite ; en
effet, la chaleur ne se trouve pas dans l'eau avec la même perfection et la
même puissance que dans le feu. Puisque l'âme du Christ est d'une nature
inférieure à la nature divine, les similitudes des choses ne seront donc pas
reçues en elle avec la perfection et la puissance qu'elles ont dans la nature
divine. De là vient que la science de l'âme du Christ est inférieure à la
science divine, soit en ce qui concerne le mode de connaître, puisque Dieu
connaît d'une manière plus parfaite que l'âme du Christ ; soit en ce qui
concerne le nombre des choses sues, puisque l'âme du Christ ne connaît pas
toutes les choses que Dieu peut faire et qui sont l'objet de sa science de
simple intelligence ; néanmoins elle connaît tout le présent, le passé et le
futur que Dieu connaît par sa science de vision. De même, les similitudes des
choses, imprimées dans l'âme du Christ, n'élèvent pas son activité jusqu'à
égaler la puissance divine ; elles ne lui permettent pas de faire tout ce que
Dieu peut faire, ni non plus d'agir de la manière dont Dieu agit, c'est-à-dire
par une puissance infinie, dont la créature n'est pas capable. En outre, aucune
chose ne requiert, pour être connue de quelque manière, une puissance infinie, bien
qu'il y ait un mode de connaître qui suppose cette puissance infinie ; au
contraire, il y a des choses que l'on ne peut faire qu'à la condition de
posséder une puissance infinie, telles la création et autres actions semblables,
nous l'avons montré dans la première Partie. L'âme du Christ, parce qu'elle est
une créature et qu'elle possède une puissance limitée, peut sans doute
connaître toutes choses, mais non les connaître de toute manière ; et elle ne
peut pas produire toutes choses, car cela appartient en propre à la
toute-puissance ; en particulier, il est manifeste qu'elle ne peut se créer
elle-même.
3. L'âme du Christ a possédé la science pratique et la science
spéculative ; il n'était pas nécessaire cependant qu'elle eût la science
pratique de toutes les réalités dont elle avait la science spéculative. Pour
posséder la science spéculative il suffit en effet de la seule conformité ou
assimilation du connaissant à la chose connue ; pour la science pratique au
contraire, il faut que les formes des choses qui se trouvent dans
l'intelligence soient opérationnelles. Or, posséder une forme et imprimer cette
forme dans un autre être, c'est davantage que posséder simplement la forme ; de
même, être à la fois lumineux et éclairant, c'est davantage que d'être
simplement lumineux. C'est pourquoi l'âme du Christ possède sans doute la
science spéculative de la création car elle sait de quelle manière Dieu crée ;
mais elle n'en possède pas la science pratique, parce qu'elle n'a pas la
science opérationnelle de la création.
Objections :
1. Nous lisons en saint Matthieu (28, 18) : "Toute
puissance m'a été donnée au Ciel et sur la terre." Mais par ces mots
"ciel" et "terre" il faut entendre toute créature, comme le
montre bien la parole de la Genèse : "Au commencement Dieu créa le ciel et
la terre." L'âme du Christ a donc possédé la toute-puissance pour
transformer les créatures.
2. L'âme du Christ est plus parfaite que toute autre créature.
Mais toute créature peut être mue par une autre ; saint Augustin écrit en effet
: "De même que les corps grossiers et inférieurs sont régis par de plus
subtils et de plus puissants selon un certain ordre, ainsi tous les corps sont
régis par l'esprit, principe rationnel de vie ; à son tour, l'esprit dévoyé et
pécheur se trouve régi par l'esprit qui est demeuré pieux et juste." Or, l'âme
du Christ meut même les esprits suprêmes, en les éclairant, affirme saint Denys
le pseudo-aréopagite. Il semble donc qu'elle possède la toute-puissance pour
transformer les créatures.
3. L'âme du Christ a possédé en plénitude la grâce des
miracles, aussi bien que les autres grâces. Mais tout changement opéré sur la
créature peut appartenir à la grâce des miracles ; c'est ainsi que
miraculeusement les corps célestes ont pu subir un changement dans leur cours, comme
le prouve saint Denys le pseudo-aréopagite. L'âme du Christ a donc possédé la
toute-puissance pour transformer les créatures.
Cependant :
Changer les
créatures appartient à celui qui les conserve. Or cela est l'oeuvre de Dieu
seul, selon l'épître aux Hébreux (1, 3) : "Il soutient l'univers par sa
parole puissante." Dieu seul possède donc la toute-puissance pour changer
les créatures. Cela ne convient donc pas à l'âme du Christ.
Conclusion :
Il faut faire ici une
double distinction. La première concerne le changement des créatures.
Il y en a trois
sortes : l'un, naturel, qui a pour cause un agent propre et qui respecte
l'ordre de la nature ; le deuxième, miraculeux, qui a pour cause un agent
surnaturel, et qui dépasse l'ordre et le cours ordinaires de la nature : ainsi
la résurrection des morts ; le troisième enfin est que toute créature peut
retourner au néant.
La seconde
distinction concerne l'âme du Christ, que l'on peut envisager à un double point
de vue : premièrement dans sa propre nature, et dans sa puissance de nature ou
de grâce ; deuxièmement en tant qu'elle est l'instrument du Verbe de Dieu uni
personnellement à elle.
Si nous envisageons
l'âme du Christ dans sa propre nature, et dans sa puissance de nature ou de
grâce, on doit dire qu'elle pouvait produire les effets qui lui sont appropriés
: ainsi elle pouvait gouverner son corps, régler ses actes humains ; de même
elle pouvait, par la plénitude de la grâce et de la science, éclairer toutes
les créatures rationnelles, inférieures à elle en perfection, de la manière qui
convient à la créature rationnelle.
Mais si nous
envisageons l'âme du Christ en tant qu'elle est l'instrument du Verbe qui lui
est uni, elle possédait ainsi une puissance instrumentale capable de produire
tous les changements miraculeux se référant à la fin de l'Incarnation qui est
"de restaurer toutes choses, celles qui sont au ciel et celles qui sont
sur la terre" (Ep 1, 10).
Quant au
changement qui consiste à faire retourner les créatures au néant, il correspond
à la création, puisque les choses y sont tirées du néant. Aussi, de même que
Dieu seul peut créer, de même lui seul peut annihiler les créatures ; lui seul
également les conserve dans l'être pour les empêcher de retomber au néant. Il
faut donc conclure que l'âme du Christ ne possède pas la toute-puissance en ce
qui concerne les changements à produire dans les créatures.
Solutions :
1. Comme le dit saint Jérôme : "La puissance a été donnée
à celui qui ayant été crucifié et enseveli dans le tombeau, ressuscita
ensuite", c'est-à-dire au Christ en tant qu'homme. On dit que la
toute-puissance lui a été donnée en raison de l'union, qui a rendu l'homme
tout-puissant, nous l'avons signalée. Et bien que cette vérité fût connue des
anges avant la résurrection, elle ne fut connue de tous les hommes qu'après la
résurrection, ainsi que l'enseigne Rémi. Or on dit qu'un événement se produit
quand il parvient à notre connaissance. C'est donc en ce sens que le Seigneur
déclare, après sa résurrection, que toute puissance lui a été donnée au ciel et
sur la terre.
2. Il est vrai que toute créature peut subir un changement de
la part d'une autre créature, sauf l'ange le plus élevé, qui peut cependant
être éclairé par l'âme du Christ. Mais il n'est pas vrai que tout changement
possible dans une créature peut être accompli par une créature : certains ne
peuvent être faits que par Dieu. Cependant tous les changements que peuvent accomplir
les créatures peuvent également être accomplis par l'âme du Christ selon
qu'elle est l'instrument du Verbe. Mais cela n'est pas possible selon sa nature
et son pouvoir propres, car certains de ces changements dépassent la puissance
de son âme tant dans l'ordre de la nature que dans l'ordre de la grâce.
3. Nous l'avons déjà remarqué dans la deuxième Partie, la
grâce des miracles permet à l'âme d'un saint de les produire, non par sa propre
puissance, mais par la puissance divine. Or cette grâce a été accordée à l'âme
du Christ d'une manière très excellente, à tel point qu'il pouvait non
seulement faire des miracles, mais encore communiquer ce pouvoir à d'autres. Et
c'est pourquoi nous lisons (Mt 10, 1) : "Ayant appelé ses douze disciples,
il leur donna pouvoir sur les esprits impurs, pour qu'ils les chassent et
qu'ils guérissent toute maladie et toute infirmité."
Objections :
1. Saint Jean Damascène écrit que tout ce qui nous est naturel
était volontaire chez le Christ : "C'est en effet parce qu'il l'a voulu
qu'il a eu faim et soif, qu'il a éprouvé de la crainte et qu'il est mort."
Mais on dit que Dieu est tout-puissant, précisément parce qu'"il a réalisé
tout ce qu'il a voulu" (Ps 113, 11). Donc l'âme du Christ a possédé la toute-puissance
par les opérations naturelles de son propre corps.
2. La nature humaine du Christ était plus parfaite que celle
d'Adam ; or, dans l'état d'innocence et de justice originelle, le corps d'Adam
était entièrement soumis à son âme, si bien que rien ne pouvait s'y produire
contre la volonté de l'âme. A plus forte raison, par conséquent, l'âme du
Christ devait-elle être toute-puissante relativement à son propre corps.
3. Comme nous l'avons montré dans la première Partie, les
changements du corps dépendent naturellement de l'imagination, et cette dépendance
est d'autant plus grande que l'imagination est plus forte. Mais l'imagination
du Christ, comme les autres facultés de son âme, était très parfaite. L'âme du
Christ était donc toute-puissante sur son propre corps.
Cependant :
On lit dans
l'épître aux Hébreux (2, 17) : "Il a dû devenir en tout semblable à ses
frères", et principalement en ce qui regarde la condition de la nature
humaine. Or, dans cette condition, la santé du corps, sa nutrition, sa
croissance, ne sont pas soumis aux décisions de la raison ni de la volonté ;
car les propriétés naturelles ne dépendent que de Dieu, auteur de la nature.
Elles ne pouvaient donc dépendre du Christ ; et par suite son âme ne fut pas
toute-puissante sur son propre corps.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, l'âme du Christ peut être envisagée à un double point de vue :
- 1° Premièrement
selon la puissance et la nature qui lui sont propres ; sous ce rapport, de même
que son âme ne pouvait détourner les corps extérieurs de leur cours et de leur
ordre naturel, de même elle ne pouvait modifier la disposition naturelle de son
propre corps ; car l'âme, par sa nature propre, est adaptée de façon déterminée
à son propre corps.
- 2° En second
lieu, on peut considérer l'âme du Christ en tant qu'elle est l'instrument uni
personnellement au Verbe de Dieu. A cet égard, toute disposition de son propre
corps était entièrement en son pouvoir. Mais, étant donné que la puissance
active ne se réfère pas à proprement parler à l'instrument, mais à l'agent
principal, cette toute-puissance à l'égard du corps est attribuée davantage au
Verbe de Dieu lui-même qu'à l'âme du Christ.
Solutions :
1. Cette parole doit s'entendre de la volonté divine du Christ
; car, dit saint Jean Damascène au chapitre précédent : "La volonté divine
permettait à la chair de souffrir et d'opérer ce qui lui était propre."
2. La justice originelle, qu'Adam possédait dans l'état
d'innocence, ne lui permettait pas de transformer son corps à volonté, mais
seulement de le préserver de tout ce qui pouvait lui nuire. Le Christ aurait pu
assumer une telle puissance s'il l'avait voulu. Mais il y a pour l'homme trois
états : l'état d'innocence, l'état de culpabilité et l'état de gloire. De
l'état de gloire le Christ a assumé la vision béatifique ; de l'état
d'innocence il a assumé l'exemption de péché ; enfin de l'état de culpabilité
il a assumé la nécessité de se soumettre aux pénalités de cette vie, ainsi que
nous le verrons plus loin.
3. Quand l'imagination est forte, le corps lui obéit par
nature, en certains cas ; c'est ainsi qu'elle fait tomber d'une poutre haut
placée ; l'imagination est en effet par nature principe du mouvement local, enseigne
Aristote. De même, en ce qui concerne les altérations de chaleur et de froid
subies par le corps, et leurs suites, du fait que l'imagination provoque
naturellement les passions de l'âme : celles-ci mettent en mouvement le coeur, et
par l'ébranlement des esprits animaux, tout le corps se trouve altéré. Mais il
y a d'autres dispositions corporelles qui n'ont pas de rapport naturel avec
l'imagination et ne sauraient être atteintes par elle, quelque puissante
qu'elle soit ; ainsi la forme de la main ou du pied, ou autre chose semblable.
Objections :
1. On lit en saint Marc (7, 24) : "Étant entré dans une
maison, il voulait que personne ne le sût, mais il ne put demeurer caché."
C'est donc que le Christ n'a pas pu réaliser tout ce qu'il voulait.
2. Le précepte est un signe de volonté, nous l'avons dit dans
la première Partie. Mais le Seigneur a formulé certains préceptes, et c'est le
contraire qui s'est produit ; on lit en effet (Mt 9, 30) qu'à des aveugles
guéris, il dit d'un ton sévère : "Prenez garde que personne ne le sache.
Mais s'en étant allés, ils publièrent ses louanges dans tout le pays." Le
Christ n'a donc pas pu réaliser tout ce que se proposait sa volonté.
3. Ce que l'on peut faire soi-même, on ne le demande pas à un
autre. Or, dans la prière, le Seigneur a demandé à son Père ce qu'il désirait ;
il est dit en effet (Lc 6, 12) : "Il se retira sur la montagne pour prier,
et il passa toute la nuit à prier Dieu." Le Christ n'a donc pas pu
réaliser lui-même tous les objectifs de sa volonté.
Cependant :
Saint Augustin, écrit : "Il est impossible que la volonté du
Sauveur ne s'accomplisse pas ; et il ne peut pas vouloir ce qu'il sait ne
devoir pas se réaliser."
Conclusion :
L'âme du Christ a
voulu quelque chose de deux façons :
- 1° Premièrement
en voulant ce qu'elle pouvait accomplir par elle-même ; et en ce sens, il est
très vrai que tout ce qu'elle a voulu, elle a pu le réaliser, car il ne
convenait pas à sa sagesse de vouloir faire par elle-même ce qui ne dépendait
pas de son pouvoir.
- 2° En second
lieu, l'âme du Christ a voulu quelque chose qui devait s'accomplir par la
puissance divine, comme la résurrection de son propre corps, et les autres
oeuvres miraculeuses du même genre. A vrai dire, elle ne pouvait pas accomplir
de telles oeuvres par sa propre puissance, mais seulement en tant qu'instrument
de la divinité, comme nous l'avons déjà dit.
Solutions :
1. Selon saint Augustin il faut dire que "le Christ a
voulu ce que rapporte Marc. Il faut remarquer, en effet, que cela se passait
aux frontières de la gentilité, où le temps n'était pas encore venu de porter
la prédication. Pourtant, il eût été odieux de ne pas accueillir ceux qui
venaient à la foi. Le Christ n'a donc pas voulu être annoncé par les siens ;
mais il a consenti à ce qu'on le cherchât et c'est ce qui s'est passé".
Ou bien l'on peut
dire que cette volonté du Christ concernait un objet à réaliser non par
lui-même, mais par d'autres et qui n'était pas soumis à sa volonté humaine.
Aussi lisons-nous dans la lettre du pape Agathon au sixième Concile : "Le
Créateur et le Rédempteur du monde ne pouvait-il donc pas se cacher, alors
qu'il le voulait ? A moins que nous rapportions ce texte à la volonté humaine
qu'il a daigné assumer dans le temps."
2. Comme le dit saint Grégoire le Grand : "Le Seigneur en
prescrivant de taire ses miracles, donnait l'exemple aux serviteurs qui le
suivent, afin qu'eux-mêmes cherchent à cacher leurs miracles, mais que d'autres
se sanctifient à cet exemple involontaire". Le précepte en question
indiquait donc la volonté du Maître de fuir la gloire humaine, selon sa parole
en saint Jean (8, 50) : "Je ne cherche pas ma propre gloire." Mais
Jésus voulait d'une façon réelle et absolue, surtout par sa volonté divine, que
le miracle accompli fût publié, pour le bien d'autrui.
3. Le Christ priait pour les choses qui devaient être
réalisées par la puissance divine, mais aussi pour celles que sa volonté
humaine devait produire car la puissance et l'opération de l'âme du Christ se
trouvaient en dépendance de Dieu "qui opère en nous le vouloir et le faire"
(Ph 2, 13).
Il faut envisager maintenant les déficiences que le Christ a assumées
avec la nature humaine.
- I. Les déficiences du corps (Q. 14).
- II. Les déficiences de l'âme (Q. 15).
1. Le Fils de Dieu a-t-il dû assumer, avec la
nature humaine, les déficiences du corps ? - 2. A-t-il assumé la nécessité de
les subir ? - 3. A-t-il contracté ces déficiences ? - 4. A-t-il assumé toutes
les déficiences de ce genre ?
Objections :
1. De même que l'âme est unie dans la personne au Verbe de
Dieu, de même le corps. Mais l'âme du Christ avait une perfection universelle
quant à la grâce et quant à la science, on l'a dit plus haut. Donc son corps
aussi devait être parfait à tous égards, sans aucune déficience.
2. L'âme du Christ voyait le Verbe de Dieu de cette vision
dont les bienheureux le voient, on l'a déjà dit : ainsi l'âme du Christ était
bienheureuse. Mais par la béatitude de l'âme, le corps est glorifié, dit saint
Augustin : "Dieu a donné à l'âme une nature si puissante que sa béatitude
plénière rejaillit sur la nature inférieure qui est le corps ; et celui-ci ne
reçoit pas la béatitude qui appartient en propre à la jouissance et à
l'intelligence, mais cette plénitude de santé qu'est la vigueur de
l'incorruption." Le corps du Christ était donc incorruptible et par suite
sans aucune déficience.
3. La peine est une conséquence de la faute. Mais chez le
Christ, il n'y avait aucune faute, selon cette parole (1 P 2, 22) : "Il
n'a pas commis de péché." Il ne devait donc pas y avoir en lui ces
déficiences corporelles qui sont les peines du péché.
4. Aucun sage n'assume ce qui l'empêche d'atteindre sa fin
propre. Mais il semble que les déficiences corporelles créent de multiples
obstacles à la fin de l'Incarnation.
- 1° En premier
lieu elles empêchent l'homme de la connaître, selon Isaïe (5, 22) : "Il
était méprisé et le dernier des hommes, homme de douleurs et connaissant la
souffrance : son visage était comme caché et en butte au mépris ; c'est
pourquoi nous n'avons fait de lui aucun cas."
- 2° En second
lieu, le souhait des saints patriarches ne semble pas s'être réalisé, alors
qu'il s'exprimait ainsi dans Isaïe (51, 9) : "Lève-toi, lève-toi, revêts-toi
de force, bras du Seigneur."
- 3° Enfin il
aurait été normal que la puissance du diable fût vaincue, et l'infirmité
humaine guérie, par la force plutôt que par la faiblesse.
Il ne convenait
donc pas que le Fils de Dieu assumât la nature humaine avec ses infirmités ou
ses déficiences corporelles.
Cependant :
Nous lisons (He 2,
8) : "Parce qu'il a souffert et a été lui-même éprouvé, il peut secourir
ceux qui sont éprouvés." Or le Fils de Dieu est venu en ce monde
précisément pour nous venir en aide ; et c'est pourquoi David disait (Ps 121, 1)
: "J'ai levé les yeux vers les montagnes, d'où me viendra le
secours." Il convenait donc que le Fils de Dieu assumât une chair soumise
aux infirmités humaines, afin de pouvoir en elle souffrir, être éprouvé, ainsi
nous porter secours.
Conclusion :
Il convenait que
le corps assumé par le Fils de Dieu fût soumis aux infirmités et aux
souffrances humaines principalement pour trois motifs.
- 1° Le Fils de
Dieu, en assumant la chair, est venu en ce monde satisfaire pour le péché du genre humain. Or, on satisfait pour le
péché d'un autre en prenant sur soi la peine due au péché de l'autre. Les
infirmités corporelles, comme la mort, la faim, la soif, etc., sont le
châtiment du péché, lequel a été introduit dans le monde par Adam, selon
l'épître aux Romains (5, 11) : "Par un seul homme le péché est entré dans
le monde, et par le péché la mort." Il était donc convenable, relativement
à la fin de l'Incarnation, que le Christ assumât pour nous ces pénalités de
notre chair, selon la parole d'Isaïe (53, 4) : "Il a véritablement porté
nos souffrances."
- 2° Il le fallait
pour confirmer notre foi en
l'Incarnation. La nature humaine n'était connue des hommes qu'avec cette
sujétion à des déficiences corporelles. Si le Fils de Dieu avait assumé la
nature humaine sans ces déficiences on aurait donc pu croire qu'il n'était pas
homme véritable, et qu'il n'avait qu'une chair irréelle, comme l'ont prétendu
les manichéens. C'est pourquoi, dit l'épître aux Philippiens (2, 7) : "Il
s'est anéanti lui-même en prenant la forme d'un esclave, en se rendant
semblable aux hommes, et il a été reconnu pour homme en tout ce qui a paru de
lui." C'est pourquoi également Thomas fut ramené à la foi par la vue des
plaies (Jn 20, 26).
- 3° Le Christ
nous donne l'exemple de la patience
en supportant courageusement les souffrances et les infirmités humaines. De là
cette parole (He 12, 3) : "Il a soutenu de la part des pécheurs une
violente opposition, afin que vous ne vous laissiez pas abattre par le
découragement."
Solutions :
1. La satisfaction pour les péchés d'autrui a, en guise de
matière, les peines qu'on souffre pour eux, mais elle a pour principe la
disposition habituelle de l'âme qui incline la volonté à satisfaire pour autrui,
et dont la satisfaction tire son efficacité. Car cette satisfaction ne serait
pas efficace si elle ne procédait pas de la charité, comme on le dira plus
tard. Il a donc fallu que l'âme du Christ soit parfaite quant aux habitus de
science et de vertu, pour être capable de satisfaire ; il a fallu que son corps
soit sujet aux infirmités pour que la satisfaction ne soit pas privée de
matière.
2. Selon le rapport naturel qui existe entre l'âme et le corps,
il est très vrai que la gloire de l'âme rejaillit sur le corps. Mais ce rapport
naturel était soumis chez le Christ à la volonté divine qui renfermait la
béatitude dans l'âme et l'empêchait de rejaillir sur le corps. La chair
éprouvait les souffrances d'une nature passible, dit saint Jean Damascène :
"La volonté divine permettait à la chair de pâtir et d'agir
conformément à ses propriétés naturelles."
3. La peine suit toujours la faute, actuelle ou originelle, soit
de celui qui est puni, soit d'un autre, pour lequel satisfait celui qui subit
la peine. Ce dernier cas est celui du Christ, selon Isaïe (53, 6) : "Il a
été transpercé à cause de nos iniquités, broyé à cause de nos crimes."
4. La faiblesse assumée par le Christ, loin d'être un obstacle
à la fin de l'Incarnation, l'a extrêmement favorisée, nous venons de le dire.
Et bien qu'elle ait voilé sa divinité, elle manifestait néanmoins son humanité,
qui est la voie par laquelle nous parvenons à la divinité, selon l'épître aux
Romains (5, 1) : "Nous avons accès à Dieu par Jésus Christ." -
D'autre part, ce que les anciens patriarches désiraient chez le Christ, ce
n'était pas la force corporelle, mais bien la force spirituelle par laquelle le
Sauveur a vaincu le diable et guéri notre faiblesse humaine.
Objections :
1. En effet, on lit dans Isaïe (53, 7) : "Il s'est offert
parce que lui-même l'a voulu", et il s'agit de son offrande à la passion.
Or la volonté s'oppose à la nécessité. Donc ce n'est pas par nécessité que le
Christ a été soumis aux déficiences du corps.
2. Saint Jean Damascène écrit : "On ne doit admettre rien
de forcé dans le Christ ; tout en lui est volontaire." Mais ce qui est volontaire
ne saurait être nécessaire. Les déficiences corporelles ne se trouvaient donc
pas dans le Christ d'une manière nécessaire.
3. La nécessité est imposée par quelqu'un de plus puissant.
Mais aucune créature n'est plus puissante que l'âme du Christ, à laquelle il
appartenait de conserver son propre corps. Les déficiences ou les infirmités
corporelles n'étaient donc pas nécessaires chez le Christ.
Cependant :
L'Apôtre écrit (Rm
8, 3) : "Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à celle du péché."
Or la condition de notre chair de péché, c'est de se trouver dans la nécessité
de mourir et de subir les autres genres de souffrance. Il faut donc également
admettre une telle nécessité dans la chair du Christ.
Conclusion :
Il y a un double
genre de nécessité la nécessité de coaction imposée par un agent extérieur :
cette nécessité contrarie à la fois la nature et la volonté, qui sont toutes
deux des principes intrinsèques ;
- et une nécessité
naturelle, qui vient des principes naturels d'un être, tels que la forme :
c'est ainsi qu'il est nécessaire que le feu chauffe ;
- ou la matière :
ainsi est-il nécessaire que le corps composé d'éléments contraires soit
corruptible.
Si l'on considère
la nécessité qui vient de la matière, le corps du Christ était nécessairement
soumis à la mort et aux autres déficiences analogues car, on l'a dit : "La
volonté divine permettait à la chair de pâtir et d'agir conformément à ses
propriétés naturelles". Or une telle nécessité, nous venons de le voir, vient
des principes du corps humain.
Mais si nous
parlons de la nécessité de coaction en tant qu'elle contrarie la nature
corporelle, ici aussi le corps du Christ, selon la condition de sa nature
propre, était soumis par nécessité aux clous qui le perçaient et au fouet qui le
frappait.
Mais en tant
qu'une telle nécessité contrarie la volonté, il est évident que le Christ ne
subissait pas ces déficiences par nécessité, ni à l'égard de la volonté divine,
ni à l'égard de la volonté humaine considérée absolument, en tant qu'elle suit
la délibération de la raison, mais seulement par rapport au mouvement naturel
de sa volonté, en tant que, par nature, elle fuit la mort et tout dommage
corporel.
Solutions :
1. Il faut dire que le Christ "s'est offert parce qu'il l'a
voulu" par sa volonté divine, et par sa volonté humaine délibérée. Mais la
mort était contraire au mouvement naturel de la volonté humaine, remarque saint
Jean Damascène.
2. Cette objection est résolue par ce que nous venons de dire.
3. Rien ne fut plus puissant que l'âme du Christ, absolument
parlant. Pourtant, il n'en reste pas moins vrai que quelque chose pouvait être
plus puissant qu'elle par rapport à un effet particulier, comme par exemple la
pénétration des clous dans sa chair, si l'on considère l'âme du Christ dans la
nature et la puissance qui lui sont propres.
Objections :
1. On dit que nous "contractons" ce que nous tirons,
avec la nature, de notre origine. Mais le Christ, par son origine, a dû
recevoir de sa mère, avec la nature humaine, les déficiences et les infirmités
corporelles, car la chair de sa mère était soumise à ces mêmes déficiences. Il
semble donc que le Christ les a vraiment contractées.
2. Ce qui vient des principes mêmes de la nature est reçu en
même temps qu'elle, et par là se trouve contracté. Or les pénalités dont nous
parlons viennent des principes de la nature humaine. Le Christ les a donc
contractées.
3. Par ces déficiences, le Christ est rendu semblable aux
autres hommes, selon l'épître aux Hébreux (2, 17). Mais les autres hommes ont
contracté ces déficiences. Il semble donc que le Christ, lui aussi, les a
contractées.
Cependant :
Ces déficiences
sont contractées du fait du péché (Rm 5, 12) : "Par un seul homme le péché
est entré dans le monde, et par le péché la mort." Mais chez le Christ le
péché n'avait pas sa place. Le Christ n'a donc pas contracté les déficiences
corporelles.
Conclusion :
Le verbe "contracter"
(contrahere : attirer : de tirer : trahere ; ensemble : cum) signifie un rapport entre
l'effet et sa cause, c'est-à-dire que l'on "contracte" ce que l'on
attire nécessairement à soi en même temps que sa cause. Or, la cause de la mort
et des déficiences de la nature humaine, c'est le péché ; car "par le
péché la mort est entrée dans ce monde" (Rm 5, 12). Donc ces déficiences
sont "contractées" à proprement parler par ceux-là seulement qui les
encourent du fait de la dette du péché. Mais le Christ n'a pas connu ces
déficiences à cause de la dette du péché ; car, en commentant saint Jean (3, 31)
: "Celui qui vient d'en haut est au-dessus de tout", saint Augustin
nous dit : "Le Christ vient d'en haut, c'est-à-dire de ces hauteurs que
connut la nature humaine avant le péché du premier homme." Il a pris en
effet la nature humaine sans péché, avec cette pureté où elle se trouvait dans
l'état d'innocence.
Et de la même
manière il aurait pu assumer une nature humaine sans ses déficiences. Il est
donc évident que le Christ n'a pas contracté les déficiences corporelles comme
s'il les avait reçues en vertu d'une dette de péché, mais qu'il les a assumées
de sa propre volonté.
Solutions :
1. La chair de la Vierge a été conçue dans le péché originel[1] : et c'est
pourquoi elle a contracté ces déficiences. Mais le Christ a assumé de la Vierge
une nature sans péché. De la même manière il aurait pu assumer une nature
exempte de peine ; mais pour accomplir l'oeuvre de notre rédemption, il a voulu
prendre sur lui la peine, nous l'avons dit. Il n'a donc pas contracté les
déficiences corporelles, mais il les a assumées volontairement.
2. Il faut dire que la cause de la mort et des autres misères
corporelles de la nature humaine est double. Il y a une cause éloignée qui
vient des principes matériels du corps humain, en tant qu'il est composé
d'éléments contraires. Mais cette cause se trouvait empêchée par la justice
originelle. C'est pourquoi la cause prochaine de la mort et des autres misères
est le péché qui détruit la justice originelle. Et puisque le Christ était sans
péché, on ne peut pas dire qu'il avait contracté les déficiences corporelles, mais
qu'il les avait assumées volontairement.
3. Le Christ a été rendu semblable aux autres hommes par ces
déficiences quant à leur qualité, non quant à leur cause. Et c'est pourquoi il
ne les a pas contractées comme les autres hommes.
Objections :
1. Selon saint Jean Damascène : "Ce qui ne peut être
assumé ne peut être guéri." Mais le Christ venait guérir toutes nos
déficiences. Il devait donc les assumer toutes.
2. On a dit précédemment que le Christ, afin de satisfaire
pour nous, devait posséder dans l'âme des habitus capables de la parfaire, et
dans le corps, des déficiences. Mais dans son âme, le Christ a assumé la
plénitude de toute grâce ; il a donc dû, dans son corps, assumer toutes les
déficiences.
3. Parmi toutes les déficiences corporelles, la mort tient la
première place. Mais le Christ a voulu mourir. A plus forte raison devait-il
assumer toutes les déficiences.
Cependant :
Des réalités
opposées ne peuvent se trouver en même temps dans le même sujet. Or certaines
infirmités se contrarient mutuellement, étant causées par des principes
opposés. Le Christ n'a donc pas pu assumer toutes les infirmités humaines.
Conclusion :
Le Christ a assumé
les déficiences de l'homme afin de satisfaire pour le péché de la nature
humaine ; pour cela il fallait qu'il possédât aussi dans son âme la perfection
de la science et de la grâce. Le Christ devait donc assumer les déficiences qui
viennent du péché commun à toute la nature, et qui pourtant ne s'opposent pas à
la perfection de la science et de la grâce.
Ainsi donc il ne
convenait pas qu'il prît sur lui toutes les déficiences ou infirmités humaines.
Il y en a parmi elles, en effet, qui s'opposent à la perfection de la science
et de la grâce, telles l'ignorance, l'inclination au mal, la difficulté à faire
le bien.
D'autre part il y
a certaines déficiences qui ne sont pas encourues par toute la nature humaine à
cause du péché de notre premier père. Elles se trouvent chez certains individus
et ont des causes spéciales, comme la lèpre, l'épilepsie, etc. Tantôt elles
sont produites par la faute de l'homme, comme une vie déréglée ; tantôt elles
proviennent d'une malformation. Or ni l'une ni l'autre de ces causes ne
s'appliquent au Christ, car sa chair a été conçue du Saint-Esprit, dont la
sagesse et la puissance sont infinies, et qui ne peut ni errer ni faillir ; et
le Christ lui-même n'a mis aucun désordre dans la conduite de sa vie.
Mais il y a
certaines déficiences qui se trouvent communément chez tous les hommes, du fait
du péché de notre premier père : ce sont la mort, la faim, la soif, etc. Toutes
ces déficiences, le Christ les a prises à son compte. Saint Jean Damascène les
appelle "les passions naturelles et irréprochables" : naturelles, parce
que communes à toute la nature humaine ; irréprochables, parce qu'elles
n'impliquent pas un manque de science ou de grâce.
Solutions :
1. Toutes les déficiences particulières des hommes proviennent
de la corruptibilité et de la possibilité du corps, auxquelles se surajoutent
certaines causes particulières. Le Christ est venu en aide à la possibilité et
à la corruptibilité de notre corps en les prenant sur lui, et par voie de
conséquence il a guéri toutes nos autres déficiences.
2. La plénitude de toute grâce et de toute science était due à
l'âme du Christ, considérée en elle-même du fait qu'elle était assumée par le
Verbe de Dieu. C'est pourquoi le Christ possédait absolument toute plénitude de
sagesse et de grâce. Mais il n'assuma nos déficiences que par miséricorde, afin
de satisfaire pour notre péché, et non parce qu'elles lui convenaient par
elles-mêmes ; aussi ne devait-il pas les assumer toutes, mais seulement celles
qui lui permettaient de satisfaire pour le péché de toute la nature humaine.
3. La mort s'est transmise à tous les hommes à partir du péché
de notre premier père ; il n'en est pas de même de certaines autres déficiences,
moins graves pourtant que la mort. C'est pourquoi la comparaison alléguée ne
vaut pas.
1. Y a-t-il eu chez le Christ du péché ? - 2. Y
avait-il chez le Christ le foyer du péché ? - 3. Y a-t-il eu chez le Christ de
l'ignorance ? - 4. L'âme du Christ était-elle passible ? - 5. Y a-t-il eu chez
le Christ de la douleur sensible ? - 6. De la tristesse ? - 7. De la crainte ?
- 8. De l'étonnement ? - 9. De la colère ? - 10. Le Christ a-t-il été à la fois
voyageur et compréhenseur ?
Objections :
1. On dit dans le Psaume (22, 2) : "Mon Dieu, mon Dieu, regarde-moi,
pourquoi m'as-tu abandonné ? Le cri de mes fautes éloigne de moi le
salut." Or ces paroles s'appliquent au Christ en personne, puisque
lui-même les a prononcées sur la croix. C'est donc qu'il y eut en lui des
fautes.
2. L'Apôtre écrit (Rm 5, 12) : "Tous ont péché en Adam, parce
que tous se trouvent en lui par leur origine." Il a donc péché en Adam.
3. L'Apôtre écrit (He 2, 18) : "Du fait que le Christ a
souffert et a été éprouvé, il peut secourir ceux qui ont été éprouvés."
Mais c'est surtout contre le péché que nous avons besoin de son secours. Il
apparaît donc qu'il y avait chez lui du péché.
4. Il est écrit (2 Co 5, 21) : "Celui qui n'avait pas
connu le péché", le Christ, "Dieu l'a fait péché pour nous."
Mais ce qui est fait par Dieu existe vraiment. Donc, chez le Christ, il y a eu
vraiment du péché.
5. Selon saint Augustin : "Dans le Christ homme, le Fils
de Dieu s'est offert à nous en exemple de vie". Mais l'homme avait besoin
d'exemple non seulement pour bien vivre, mais aussi pour se repentir de ses
péchés. Il semble donc que le Christ a dû connaître le péché afin de pouvoir
donner par son repentir l'exemple de la pénitence.
Cependant :
Le Christ lui-même
a dit (Jn 8, 46) : "Qui de vous me convaincra de péché ?"
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, le Christ a pris nos déficiences afin de satisfaire pour nous, pour
manifester la vérité de sa nature humaine, et enfin pour nous donner l'exemple
de la vertu. De ces trois points de vue, il est évident qu'il ne devait pas
assumer la déficience du péché. En premier lieu parce que le péché ne sert à
rien pour la satisfaction ; bien plus il empêche son efficacité car, selon
l'Ecclésiastique (34, 19) : "Le Très-Haut n'agrée pas les dons des
méchants." De même, le péché n'est pas une preuve de la vérité de la
nature humaine, car il ne fait pas partie de cette nature qui a Dieu pour cause
; il est plutôt introduit contre la nature "par une semence du
diable", comme dit saint Jean Damascène. Enfin, en péchant,
le Christ ne pouvait pas donner l'exemple de la vertu, le péché étant son
contraire. Le Christ n'a donc d'aucune manière assumé la déficience du péché, ni
originel, ni actuel, selon saint Pierre (1 P 2, 22) : "Il n'a pas commis
de péché."
Solutions :
1. Comme dit saint Jean Damascène on attribue quelque chose
au Christ tantôt par appropriation naturelle et hypostatique, comme lorsqu'on
dit qu'il s'est fait homme et qu'il a souffert pour nous ; tantôt par
appropriation personnelle et relative en ce qu'on lui attribue en notre nom
personnel certaines choses qui ne lui conviennent d'aucune façon lorsqu'on le
considère en lui-même. Aussi, parmi les sept règles de Ticonius présentées par
saint Augustin, la première a trait "au Seigneur et à son corps, le Christ
et l'Église étant regardés comme une seule personne". Sous ce rapport, le
Christ parle, au nom de ses membres, du cri de ses fautes, alors qu'en lui, qui
est la tête, il n'y avait aucune faute.
2. Comme le dit encore saint Augustin, le Christ ne se
trouvait pas tout à fait de la même manière que nous en Adam et en les autres
patriarches. Car nous avons été en Adam en ce sens que nous procédons de lui
selon le principe séminal et selon la substance corporelle. En effet, poursuit
saint Augustin, "il y a dans la semence une matière corporelle visible et
un principe invisible : tous les deux proviennent d'Adam. Mais si le Christ a
pris la substance visible de sa chair du corps de la Vierge, en revanche le
principe de sa conception ne vient pas de la semence d'un homme, il est tout
autre et vient d'en haut". Le Christ ne se trouvait donc pas en Adam par
voie d'origine séminale, mais seulement par voie d'origine matérielle. Voilà
pourquoi le Christ n'a pas reçu sa nature d'Adam, comme d'un principe actif, mais
seulement d'une manière matérielle, et le principe actif en fut le Saint-Esprit.
De même Adam a pris son corps matériellement du limon de la terre, tandis qu'il
l'a reçu de Dieu comme principe actif Voilà pourquoi le Christ n'a pas péché en
Adam, car il ne se trouvait en lui qu'en raison de sa matière.
3. Le Christ, par ses épreuves et ses souffrances, nous a
porté secours en satisfaisant pour nous.
Mais le péché, loin
de concourir à la satisfaction, l'entrave bien plutôt, nous venons de le dire.
Aussi était-il nécessaire que le Christ fût pur de tout péché ; autrement la
peine qu'il endurait eût été due pour ses propres fautes.
4. Dieu "a fait le Christ péché", non en ce sens
qu'il y a chez lui du péché, mais en ce sens qu'il a fait de lui une victime
pour le péché. C'est ainsi qu'il est dit dans Osée (4, 8), à propos des prêtres
qui, selon la loi, mangeaient les victimes offertes pour le péché : "Ils
mangeront les péchés de mon peuple." De même il est dit dans Isaïe (53, 6)
: "Le Seigneur a placé sur lui les iniquités de nous tous", ce qui
signifie que Dieu a livré le Christ en victime pour les péchés de tous les
hommes.
Ou bien on
pourrait dire que Dieu "l'a fait péché" parce qu'il lui a donné
"une chair semblable à celle du péché" (Rm 8, 3) : ce qui se réfère
au corps passible et mortel assumé par le Christ.
5. Le pénitent peut donner un louable exemple, non pas du fait
qu'il a péché, mais parce qu'il subit volontiers la peine due à son péché.
Aussi le Christ a-t-il donné un plus grand exemple aux pénitents en acceptant
de subir la peine non pour ses propres fautes, mais pour les péchés des autres.
Objections :
1. Le foyer du péché dérive du même principe que la
possibilité ou la mortalité du corps, à savoir la perte de la justice
originelle. C'est grâce à celle-ci en effet que les puissances inférieures de
l'âme se trouvaient soumises à la raison, et le corps à l'âme. Or, le corps du
Christ était passible et mortel. Il devait donc y avoir chez lui aussi le foyer
du péché.
2. Saint Jean Damascène écrit : "La volonté divine
permettait à la chair du Christ de souffrir et d'opérer ce qui lui était
propre." Mais le propre de la chair est de désirer ce qui lui procure du
plaisir. Et puisque le foyer du péché n'est autre que la convoitise, ainsi que
le remarque la Glose sur l'épître aux Romains (7, 8), il semble bien qu'il y
avait chez le Christ le foyer du péché.
3. En raison de ce foyer du péché, "la chair convoite
contre l'esprit" (Ga 5, 17). Mais l'esprit se montre d'autant plus fort et
digne de la couronne qu'il maîtrise davantage son ennemi, c’est-à-dire la
convoitise de la chair, selon cette parole (2 Tm 2, 5) : "On ne couronnera
que celui qui aura combattu selon les règles." Or, le Christ avait un
esprit très fort, très victorieux et suprêmement digne de la couronne, selon
l'Apocalypse (6, 2) : "La couronne lui a été donnée, et il partit en
vainqueur, pour vaincre encore." Il semble donc qu'il devait y avoir, chez
le Christ surtout, le foyer du péché.
Cependant :
Il est décrit (Mt
1, 20) : "Ce qui est né en elle vient du Saint-Esprit." Mais le Saint-Esprit
exclut le péché, et cette inclination au mal que l'on appelle le foyer du
péché. Ce foyer ne pouvait donc se trouver dans le Christ.
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit le Christ a possédé d'une manière très parfaite la grâce et toutes les
vertus. Or, la vertu morale qui se trouve dans la partie irrationnelle de l'âme,
rend cette partie soumise à la raison, et elle le fait d'autant plus
qu'elle-même est plus parfaite. Ainsi la tempérance soumet le concupiscible ;
la force et la douceur soumettent l'irascible, comme nous l'avons montré dans
la deuxième Partie. D'autre part le foyer du péché consiste dans une
inclination de l'appétit sensible vers ce qui est contraire à la raison. Il
apparaît donc avec évidence que plus la vertu est parfaite dans un individu, plus
elle affaiblit le foyer du péché. Et puisque le Christ possédait la vertu au
suprême degré, il s'ensuit que le foyer du péché n'existait pas chez lui, d'autant
plus qu'une telle déficience ne peut s'ordonner à la satisfaction, mais porte
plutôt vers son contraire.
Solutions :
1. Les puissances inférieures appartenant à l'appétit sensible
sont aptes par nature à obéir à la raison ; il n'en est pas de même des forces
et des humeurs corporelles, ni non plus de l'âme végétative comme le montre
Aristote. C'est pourquoi la vertu parfaite, qui se conforme à la droite raison,
n'exclut pas la possibilité du corps ; tandis qu'elle exclut le foyer du péché,
qui se définit par la résistance de l'appétit sensible à la raison.
2. La chair convoite naturellement tout ce qui lui apporte du
plaisir, par la convoitise de l'appétit sensible. Mais l'homme étant animal
raisonnable, sa chair ne convoite un objet que conformément à l'ordre de la
raison. C'est ainsi que la chair du Christ, par un désir de l'appétit sensible,
convoitait naturellement le manger, le boire, le sommeil et les autres biens de
ce genre, qui sont objet de désir raisonnable, comme le montre saint Jean
Damascène ; il ne suit donc pas de là que le Christ avait en lui le foyer du
péché, qui suppose un désir déraisonnable des biens sensibles.
3. Une certaine force de l'esprit se manifeste par la
résistance aux convoitises de la chair qui la contrarient ; mais cette force de
l'esprit se manifeste bien davantage, si elle est capable de dominer totalement
la chair pour qu'elle ne puisse plus convoiter contre l'esprit. Et tel était le
cas du Christ, dont l'esprit atteignait le plus haut degré de force. Et bien
que le Christ n'ait pas eu à soutenir ces combats intérieurs suscités par le
foyer du péché, il a enduré les assauts extérieurs du monde et du diable ;
c'est en les repoussant qu'il a mérité la couronne du vainqueur.
Objections :
1. Il existe vraiment chez le Christ ce qui lui revient selon
la nature humaine, bien que cela ne lui revienne pas selon la nature divine, comme
la souffrance et la mort. Mais l'ignorance convient au Christ selon la nature
humaine, car saint Jean Damascène dit : "Il assuma une nature ignorante et
servile." Il y eut donc vraiment de l'ignorance chez le Christ.
2. On est ignorant pas défaut de connaissance. Mais il y a au
moins une connaissance qui fit défaut au Christ, puisque l'Apôtre écrit (2 Co 5,
21) : "Celui qui n'a pas connu le péché a été fait péché pour nous."
Le Christ ignorait donc quelque chose.
3. Nous lisons dans Isaïe (8, 4) : "Avant que l'enfant
sache dire "papa" et "maman", la puissance de Damas sera
enlevée." Or l'enfant en question, c'est le Christ. Le Christ ignorait
donc certaines choses.
Cependant :
On ne supprime pas
l'ignorance par l'ignorance. Or le Christ est venu pour détruire nos ignorances,
car il est venu pour apporter la lumière à ceux qui sont assis dans les
ténèbres et à l'ombre de la mort. Il ne pouvait donc y avoir de l'ignorance
dans le Christ.
Conclusion :
De même que le
Christ possédait la plénitude de la grâce et de la vertu, de même il possédait
aussi la plénitude de toute science, comme nous l'avons montré. Et de même que
la plénitude de grâce et de vertu exclut en lui le foyer du péché, ainsi la
plénitude de science exclut l'ignorance à laquelle elle s'oppose. Il n'y eut
donc pas plus d'ignorance en lui qu'il n'y eut de foyer de péché.
Solutions :
1. La nature assumée par le Christ peut être envisagée à un
double point de vue :
- 1° Tout d'abord
dans sa raison spécifique ; c'est sous ce rapport que saint Jean Damascène la
déclare ignorante et servile, car il ajoute : "La nature de l'homme est en
effet au service de Dieu qui l'a faite, et elle ne possède pas la connaissance
de l'avenir."
- 2° En second
lieu on peut considérer la nature assumée par le Christ dans son union à
l'hypostase divine, d'où lui vient la plénitude de science et de grâce, selon
saint Jean : "Nous l'avons vu, comme Fils unique du Père, plein de grâce
et de vérité." A ce point de vue, il n'y avait pas d'ignorance dans la
nature humaine du Christ.
2. On dit que le Christ n'a pas connu le péché, en ce sens
qu'il n'en a pas fait l'expérience. Il l'a connu cependant par connaissance
objective.
3. Le prophète parle ici de la connaissance humaine du Christ.
Il veut donc dire ceci : Avant que l'enfant sache humainement nommer son père, c'est-à-dire
Joseph, qui était son père putatif, et sa mère, c'est à dire Marie, la
puissance de Damas sera enlevée. Il ne faut pas l'entendre en ce sens qu'à un
moment donné le Christ fut homme et ignora quelque chose : mais "avant
qu'il sache", c'est-à-dire avant qu'il devienne un homme possédant une
science humaine, la puissance de Damas et les dépouilles de Samarie devaient
être enlevées par le roi d'Assyrie, si l'on prend le texte au sens littéral ;
et si on le prend au sens spirituel, comme le fait saint Jérôme "Avant sa
naissance, le Christ devait sauver son peuple par la seule invocation de son
nom."
Pourtant saint
Augustin, dans un sermon sur l'Épiphanie, explique que la prophétie s'est
accomplie au moment de l'adoration des Mages. Il dit en effet : "Avant que
son corps humain pût proférer des paroles humaines, il a reçu la puissance de
Damas, c'est-à-dire les richesses dont Damas s'enorgueillissait ; et, parmi les
richesses, on donne le premier rang à l'or. Quant aux dépouilles de Samarie, elles
lui appartenaient également. La Samarie en effet est mise ici pour l'idolâtrie,
car le peuple de ce pays s'est tourné vers le culte des idoles. Ce furent donc
les premières dépouilles que l'enfant arracha à l'idolâtrie. Comme on le voit
d'après cette interprétation, les mots "avant que l'enfant sache" signifient
"avant qu'il montre sa science".
Objections :
1. Aucun être ne pâtit que par l'action d'un plus puissant que
lui, car "l'agent l'emporte sur le patient", ainsi que le démontrent
saint Augustin et Aristote. Mais aucune créature ne fut plus éminente que l'âme
du Christ. Celle-ci n'a donc pu pâtir d'aucune créature. Ainsi elle ne devait
pas être passible, car la puissance de pâtir aurait été vaine en lui.
2. Cicéron dit que les passions de l'âme sont des maladies.
Mais l'âme du Christ ne pouvait être malade, car la maladie de l'âme est une
conséquence du péché, selon le Psaume (41, 5) : "Guéris mon âme, parce que
j'ai péché contre toi." Il n'y avait donc pas de passions de l'âme chez le
Christ.
3. Les passions de l'âme semblent être identiques au foyer du
péché ; et c'est pour cette raison que l’apôtre les appelle "passions
pécheresses" (Rm 7, 5). Or dans le Christ, il n'y avait pas de foyer de
péché comme on l’a dit. Il n'y eut donc passions pas en lui semble-t-il, de
passion ; et par conséquent son âme n’était pas passible.
Cependant :
Le psalmiste
parlant au nom du Christ, dit (88, 4) : "Mon âme est rassasiée de
maux", ce qui s'entend non de péchés, mais de maux humains, ou comme
l'explique la Glose, "de douleurs". L'âme du Christ était donc
passible.
Conclusion :
L'âme, unie au
corps, peut pâtir d'une double manière, selon qu'il s'agit d'une passion
corporelle ou d'une passion psychique, animale :
- 1° Elle pâtit
corporellement par une lésion du corps. L'âme, en effet, étant la forme du
corps, ne constitue avec lui qu'un seul être ; aussi, quand le corps subit une
passion corporelle, l'âme se trouve-t-elle atteinte par accident, sous le
rapport de son existence dans le corps. Et comme le corps du Christ, nous
l'avons dit était passible et mortel, il s'ensuit nécessairement que l'âme
aussi était passible de cette manière.
- 2° Mais l'âme
peut pâtir encore d'une passion psychique ou animale, dans les opérations qui
lui sont propres, et dans celles où elle a plus de part que le corps. Et l'on
dit, de ce point de vue, que l’âme pâtit, même selon l'intellection et la
sensation. Cependant, comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie,
les
véritables passions de l'âme, à proprement parler, sont les affections de
l'appétit sensible. Or, celles-ci se trouvaient dans le Christ tout aussi bien
que les autres éléments de la nature humaine. De là cette parole de saint
Augustin : "Quand, sous la forme d'esclave, le Seigneur a daigné vivre de
la vie humaine, lui-même a fait des affections l'usage qu'il jugeait
nécessaire. Si le corps et l'âme humaine sont en lui une vérité, la sensibilité
humaine en lui n'est pas un mensonge."
Il faut
reconnaître néanmoins que ces passions ne se trouvaient pas dans le Christ de
la même manière qu'en nous, selon une triple différence.
- 1° Sous le
rapport de leur objet : les passions nous portent la plupart du temps vers des
biens illicites, ce qui ne pouvait se produire dans le Christ.
- 2° Sous le
rapport de leur principe : nos passions devancent souvent le jugement de la
raison, tandis que, dans le Christ, tous les mouvements de l'appétit sensible
naissaient sous le contrôle de la raison. Ce qui fait dire à saint Augustin :
"Ces mouvements, le Christ les a accueillis quand il l'a voulu, en vertu
d'un plan très précis, de même qu'il est devenu homme quand il l'a voulu."
- 3° Sous le
rapport de leur effet : en nous il arrive que les mouvements passionnels ne se
cantonnent pas dans l'appétit sensible, mais qu'ils entraînent la raison. Cela
ne se produit pas chez le Christ. Il maîtrisait les mouvements de la nature
charnelle de telle sorte qu'ils demeuraient dans l'appétit sensible sans
entraver d'aucune manière le droit usage de la raison. Et c'est ce que dit
saint Jérôme : "Notre Seigneur, pour montrer qu'il était devenu homme
véritable, a éprouvé véritablement de la tristesse ; mais, parce que cette
passion ne dominait pas son âme, il est dit seulement dans l'Évangile qu'il
commença à s'attrister, comme s'il s'agissait plutôt d'une pro-passion."
D'après ce texte, la passion proprement dite serait donc celle qui domine
l'esprit, c'est-à-dire la raison ; la pro-passion, c'est la passion qui, commencée
dans l'appétit sensible, ne s'étend pas au-delà.
Solutions :
1. L'âme du Christ, surtout par la puissance divine, pouvait
résister aux passions et les empêcher de dominer. Mais, de sa propre volonté, le
Christ consentait à les subir, tant dans son corps que dans son âme.
2. Cicéron se range ici à l'opinion des stoïciens qui ne
donnaient pas le nom de passions à tous les mouvements de l'appétit sensible, mais
seulement à ceux qui étaient désordonnés. Il est bien évident que des passions
de ce genre ne se trouvaient pas chez le Christ.
3. Les "passions pécheresses" sont des mouvements de
l'appétit sensible inclinant aux actions illicites. Il ne peut pas en être
question à propos du Christ, pas plus que du foyer du péché.
Objections :
1. Saint Hilaire écrit : "Puisque mourir pour le Christ, c'est
vivre, pourquoi s'imaginer que dans le mystère de sa mort, il a éprouvé de la
douleur, lui qui donne la vie en récompense à ceux qui meurent pour lui ?"
Et plus loin : "Le Fils unique de Dieu s'est fait homme véritable sans
cesser d'être Dieu : frappé de coups, accablé de blessures, chargé de chaînes, suspendu
à la croix, tout cela le faisait sans doute pâtir du choc reçu, mais sans lui
faire éprouver de douleur." Le Christ n'a donc pas éprouvé de véritable
douleur.
2. C'est le propre de la chair conçue dans le péché, que
d'être soumise à la nécessité de la douleur. Mais la chair du Christ n'a pas
été conçue avec le péché, puisqu'elle a été conçue du Saint-Esprit dans le sein
de la Vierge. Elle n'a donc pas été soumise à la nécessité de connaître la
douleur.
3. La jouissance que l'on éprouve à contempler les choses
divines diminue le sentiment de la douleur : c'est ainsi que la considération
de l'amour divin, chez les martyrs soumis aux supplices, rendait leur douleur
plus tolérable. Or l'âme du Christ jouissait souverainement de la contemplation
de Dieu, dont elle voyait l'essence, comme on l'a dit plus haut. Elle ne
pouvait donc pas éprouver de douleur.
Cependant :
Nous lisons dans
Isaïe (53, 4) : "Il a véritablement porté nos douleurs."
Conclusion :
Comme il ressort
de ce que nous avons dit dans la deuxième Partie, pour qu'il y ait
véritablement douleur sensible, il faut une lésion du corps, et le sentiment de
cette lésion. Or le corps du Christ pouvait subir une lésion, étant passible et
mortel, nous l'avons dit plus haut. D'autre part, le sentiment de cette lésion
ne pouvait lui faire défaut, puisque son âme était en possession parfaite de
toutes ses puissances naturelles. Sans aucun doute par conséquent, le Christ a
véritablement éprouvé de la douleur.
Solutions :
1. Dans le passage cité et d'autres semblables, saint Hilaire
n'entend pas exclure de la chair du Christ la vérité de la douleur, mais
seulement sa nécessité. Aussi, après les paroles que nous avons rapportées, ajoute-t-il
: "Ce n'est pas parce qu'il avait faim ou soif, ou parce qu'il pleurait
que le Seigneur s'est montré en train de boire, de manger ou de s'affliger, mais
c'était afin de prouver la réalité de son corps ; il s'est plié aux habitudes
du corps, en leur donnant satisfaction, conformément à notre nature. Autrement
dit, lorsqu'il a pris de la boisson ou de la nourriture, il n'a pas cédé à une
nécessité corporelle, mais à la manière de faire habituelle." Et en
parlant de nécessité, l'auteur se réfère ici à la cause première de ces
déficiences, qui est le péché, comme nous l'avons dite, ce qui revient à dire
que la chair du Christ n'a pas été soumise nécessairement à ces déficiences, du
fait qu'elle n'a pas connu le péché. C'est pourquoi saint Hilaire ajoute :
"Le Christ a possédé un corps avec une origine propre ; son existence ne
lui vient pas d'une conception humaine viciée, mais c'est de la vertu de sa
propre puissance qu'il subsiste en la forme de notre corps." Néanmoins, si
l'on considère la cause prochaine de ces déficiences, qui est le rassemblement
d'éléments contraires, il faut reconnaître que la chair du Christ s'y est
trouvée soumise nécessairement.
2. La chair conçue dans le péché est soumise à la douleur non seulement
par le déterminisme de ses principes naturels, mais encore par la nécessité que
crée la responsabilité du péché. Or cette nécessité ne se trouve pas chez le
Christ, mais seulement le déterminisme des principes naturels.
3. Comme on l'a dit par une dispensation de la puissance
divine du Christ, la béatitude était contenue et, ne rejaillissant pas sur le
corps, ne lui enlevait pas la possibilité ni la mortalité. Pour la même raison,
la jouissance de la contemplation était contenue dans l'esprit, et ne
s'écoulait pas vers les puissances sensibles, ce qui les aurait préservées de
la douleur.
Objections :
1. Il semble qu'il n'y a pas eu en lui de tristesse, selon
Isaïe (42, 4 Vg) : "Il ne sera ni triste ni turbulent."
2. On lit dans les Proverbes (12, 21 Vg) : "Aucun malheur
ne contristera le juste." Et les stoïciens en donnaient cette raison que
l'on ne s'attriste que de la perte de ses biens ; or, le juste ne regarde comme
ses biens propres que la justice et la vertu, qu'il ne peut pas perdre. Car il
serait soumis à la fortune, s'il s'attristait de la perte des richesses. Mais
le Christ fut souverainement juste, selon Jérémie (23, 6) : "Voici le nom
qu'on lui donnera : le Seigneur, notre juste." Donc il n'y a pas eu de
tristesse chez le Christ.
3. Le Philosophe (Aristote) dit que toute tristesse est un mal,
qu'il faut fuir. Mais dans le Christ il n'y avait pas de mal, ni rien qui dût
être évité. Il n'y avait donc pas en lui de tristesse.
4. Saint Augustin écrit : "La tristesse a pour objet les
choses qui nous arrivent contre notre volonté." Mais le Christ n'a rien
souffert qu'il n'ait voulu ; il est dit en effet dans Isaïe (53, 7) : "Il
s'est offert, parce qu'il l'a voulu." Le Christ n'a donc pas connu la
tristesse.
Cependant :
Nous lisons (Mt 26,
38) cette parole du Seigneur : "Mon âme est triste jusqu'à la mort."
Et Ambroise de Milan écrit : "Comme homme, il a éprouvé de la tristesse, car
il s'est chargé de ma tristesse. C'est avec confiance que je parle de tristesse,
moi qui prêche la croix."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, par une dispensation de la puissance divine, la jouissance de la
contemplation de Dieu était contenue dans l'esprit du Christ et, ne
rejaillissant pas sur les puissances sensibles, ne les préservait pas de la
douleur. Or la tristesse, comme la douleur sensible, se trouve dans l'appétit
sensible ; elle a seulement un motif ou un objet différent. L'objet et le motif
de la douleur, c'est la lésion perçue par le sens du toucher, comme il arrive
lorsque l'on est blessé. L'objet et le motif de la tristesse, c'est un dommage
ou un mal appréhendé intérieurement soit par la raison, soit par l'imagination,
comme nous l'avons montré dans la deuxième Partie ; c'est ainsi que l'on
s'attriste d'avoir perdu une protection ou de l'argent.
Or, l'âme du
Christ pouvait appréhender intérieurement un objet comme constituant un dommage
soit pour elle-même, comme sa passion et sa mort ; soit pour les autres, comme
les péchés de ses disciples ou des juifs qui le mirent à mort. De même que le
Christ pouvait éprouver une véritable douleur, de même il pouvait éprouver une
véritable tristesse. Il y avait cependant de ce point de vue entre lui et nous
cette triple différence que nous avons déjà signalée en parlant de la
possibilité du Christ en général.
Solutions :
1. La tristesse doit être écartée du Christ, comme passion
proprement dite ; il n'y avait en lui qu'un commencement de tristesse, une
pro-passion. C'est pourquoi il est dit dans saint Matthieu (26, 37) : "Il
commença à éprouver de la tristesse et de l'angoisse." Et, comme l'écrit
saint Jérôme : "Autre chose est de s'attrister, autre chose de commencer à
s'attrister."
2. Selon saint Augustin : "A la place des trois
perturbations de l'âme (le désir, le plaisir et la crainte), les stoïciens
plaçaient dans l'âme du sage trois passions bonnes ; à la place du désir, la
volonté ; à la place du plaisir, la joie ; à la place de la crainte, la
prudence. Mais à la place de la tristesse, ils prétendaient qu'il ne pouvait
rien y avoir dans l'âme du sage, car la tristesse a pour objet le mal déjà
survenu ; or ils estimaient qu'aucun mal ne pouvait arriver au sage". Car
ils ne pensaient pas qu'il y eût d'autre bien que le bien honnête, qui rend les
hommes bons ; ni d'autre mal que le mal déshonnête, qui rend les hommes
mauvais.
Sans doute, le
bien honnête est le plus grand bien de l'homme, et le mal déshonnête est son
plus grand mal, car ils se rapportent à la raison qui est la partie principale
de son être. Néanmoins il y a pour l'homme des biens secondaires, relatifs à
son corps, ou aux choses extérieures qui lui sont utiles. Sous ce rapport, l'âme
du sage peut éprouver de la tristesse dans l'appétit sensible, par
l'appréhension de maux sensibles, pourvu que cette tristesse ne trouble pas sa
raison. En ce sens, on comprend qu'"aucun malheur ne contristera le
juste", car aucun accident n'est capable de troubler sa raison. Et c'est
de cette manière que la tristesse pouvait se trouver dans le Christ, à titre de
pro-passion, non à titre de passion.
3. Toute tristesse est un mal de peine ; mais elle n'est un mal
de faute que lorsqu'elle procède d'une affectivité désordonnée. Aussi saint
Augustin écrit-il "Si ces affections suivent la droite raison, et si l'on
en fait usage au temps et au lieu voulus, qui donc oserait les qualifier de
passions morbides ou vicieuses ?"
4. Rien ne s'oppose à ce qu'un objet qui en lui-même contrarie
la volonté, soit cependant voulu en raison de la fin à laquelle il est ordonné
; ainsi une médecine amère n'est pas voulue pour elle-même, mais pour obtenir
la santé. C'est de cette manière que la mort et la passion, considérées en
elles-mêmes, furent involontaires chez le Christ et lui causèrent de la
tristesse ; ce qui ne les empêcha pas d'être voulues pour obtenir la rédemption
du genre humain.
Objections :
1. On lit dans les Proverbes (28, 1 Vg) : "Le juste
possédera l'assurance d'un lion ; il sera sans terreur." Mais le Christ
fut souverainement juste. Donc il n'y a eu aucune crainte chez lui.
2. Saint Hilaire écrit : "Je le demande à ceux qui
pensent ainsi : Serait-il raisonnable que le Christ ait craint la mort, lui qui,
après avoir détruit chez ses Apôtres toute crainte de la mort, les a exhortés à
la gloire du martyre ?"
3. La crainte semble avoir pour seul objet le mal que l'homme
ne peut éviter. Mais le Christ pouvait éviter et le mal de peine qu'il a
souffert, et le mal de faute qui affecte les autres hommes. Il n'y a donc pas
eu de crainte chez le Christ.
Cependant :
On lit en saint
Marc (14, 33) : "Jésus commença à éprouver de la crainte et de
l'angoisse."
Conclusion :
De même que la
tristesse est produite par la connaissance du mal présent, de même la crainte
est produite par la connaissance d'un mal futur. Cependant la connaissance d'un
mal futur qui se présente avec une certitude absolue n'engendre pas la crainte.
Le Philosophe (Aristote) dit que la crainte n'existe que là où l'on espère
échapper au mal ; car, lorsqu'il n'y a aucun espoir d'y échapper, le mal est
connu comme présent, et ainsi il cause de la tristesse plus que de la crainte.
Ainsi la crainte
peut être envisagée à deux points de vue. Selon le premier, l'appétit sensible
s'oppose à toute atteinte corporelle : par la tristesse si elle est présente, et
par la crainte si elle est future. A ce point de vue, on peut dire que le
Christ a eu de la crainte, aussi bien que de la tristesse.
En second lieu, on
peut envisager l'incertitude de l'événement futur ; c'est ainsi que la nuit un
bruit insolite nous fait peur parce que nous n'en connaissons pas l'origine. En
ce sens, dit saint Jean Damascène, le Christ n'a pas éprouvé de crainte.
Solutions :
1. On dit que le juste est "sans crainte" en ce que
la terreur implique une véritable passion, qui détourne l'homme du bien
raisonnable. Or la crainte ne se trouvait pas ainsi chez le Christ, mais sous
la forme d'une pro-passion. C'est pourquoi l'évangile dit que Jésus "commença
à éprouver de la crainte et de l'angoisse", signifiant par là, explique
saint Jérôme, qu'il s'agit d'une pro-passion.
2. Saint Hilaire exclut chez le Christ la crainte comme il
exclut la tristesse, quant à leur nécessité.
Mais afin de
manifester la vérité de sa nature humaine, le Christ a ressenti volontairement
de la crainte et aussi de la tristesse.
3. Le Christ pouvait, par sa puissance divine, éviter les maux
qui le menaçaient ; mais ils étaient inévitables, ou difficilement évitables, à
cause de la faiblesse de sa chair.
Objections :
1. Le Philosophe (Aristote) enseigne que l'étonnement est
produit par un effet dont on ignore la cause : ainsi l'étonnement vient de
l'ignorance. Mais le Christ n'ignorait rien, on l'a montré.
2. Saint Jean Damascène, écrit : "L'étonnement est une
crainte produite par une forte imagination" et d'après le Philosophe, "le
magnanime ne s'étonne de rien". Le Christ, qui fut souverainement
magnanime, n'a donc pas eu d'étonnement.
3. Nul ne s'étonne de ce qu'il peut faire lui-même. Mais le
Christ pouvait réaliser les plus grandes choses. Il ne pouvait donc s'étonner
de rien.
Cependant :
On lit (Mt 8, 10)
: "Jésus, entendant" les paroles du centurion "fut dans
l'étonnement".
Conclusion :
L'étonnement a
pour objet propre quelque chose de nouveau et d'insolite. Or, chez le Christ, il
ne pouvait rien y avoir de nouveau ni d'insolite pour sa science divine, ni
pour sa science humaine, par laquelle il connaît les réalités dans le Verbe, ou
par laquelle il les connaît par des espèces infuses. Mais il a pu rencontrer du
nouveau et de l'insolite selon sa science expérimentale, qui lui permettait de
rencontrer chaque jour du nouveau.
Par conséquent au
point de vue de la science divine, de la science bienheureuse, ou de la science
infuse du Christ, il n'y a pas eu chez lui d'étonnement. Mais il n'en est pas
de même pour sa science expérimentale : avec celle-ci, il a pu connaître
l'étonnement. Et il a assumé cette déficience pour nous instruire, et pour nous
apprendre à nous étonner de ce qui l'étonnait lui-même. Aussi saint Augustin
écrit-il : "L'étonnement du Seigneur signifie qu'il faut nous étonner, nous
aussi, car nous en avons encore besoin. De tels mouvements ne sont donc pas
chez lui le signe d'une perturbation de l'âme, mais font partie de
l'enseignement du Maître."
Solutions :
1. Le Christ n'ignorait rien ; pourtant quelque chose de
nouveau pouvait devenir l'objet de sa science expérimentale et produire en lui
de l'étonnement.
2. Le Christ s'étonnait de la foi du centurion, non pas
qu'elle fût quelque chose de grand par rapport à lui-même, mais par rapport aux
autres.
3. Le Christ pouvait tout faire par sa puissance divine ; de
ce point de vue, rien ne pouvait l'étonner. Mais il était capable d'éprouver l'étonnement
selon sa science humaine expérimentale, nous venons de le dire.
Objections :
1. Il est écrit (Jc 1, 20) : "La colère de l'homme
n'accomplit pas la justice de Dieu." Mais il n'y avait rien dans le Christ
qui n'appartînt à la justice de Dieu, car lui-même "par Dieu est devenu
pour nous justice" (1 Co 1, 30). Il semble donc qu'il n'a pas dû y avoir
de la colère chez le Christ.
2. La colère est opposée à la mansuétude, ainsi que le prouve
Aristote. Mais le Christ fut plein de mansuétude. Il n'a donc pas éprouvé de
colère.
3. Saint Grégoire le Grand dit que "la colère causée par
le péché aveugle l'oeil de l'esprit, tandis que la colère causée par le zèle le
trouble". Mais dans le Christ, le regard de l'esprit ne fut jamais aveuglé
ou troublé. Ni le péché ni le zèle n'ont donc poussé le Christ à la colère.
Cependant :
On lit en saint
Jean (2, 17) qu'il a réalisé la prophétie du Psaume (69, 10) : "Le zèle de
ta maison me dévore."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit dans la deuxième Partie, la colère est un effet de la tristesse ; car, lorsque
l'on cause de la tristesse à quelqu'un, celui-ci éprouve, dans sa partie
sensible, le désir de repousser l'injustice commise, que celle-ci s'adresse à
lui ou à d'autres. Ainsi la colère est-elle une passion composée de tristesse
et de désir de vengeance. Or nous avons vu que le Christ pouvait éprouver de la
tristesse. Quant au désir de vengeance, il peut quelquefois s'accompagner de
péché, quand on cherche à se venger d'une manière déraisonnable. En ce sens, le
Christ n'a pu connaître la colère, car une telle colère est celle qu'on appelle
"colère provoquée par le vice". Mais il peut y avoir aussi un désir
de vengeance qui non seulement est sans péché, mais qui est digne de louange ;
c'est le cas du désir qui se conforme à l'ordre de la justice, et qu'on appelle
"colère provoquée par le zèle". Saint Augustin a écrit est en effet :
"Il est dévoré du zèle de la maison de Dieu, celui qui désire corriger
tout le mal qu'il voit, et qui, lorsqu'il ne peut le corriger, le tolère en
gémissant." Telle fut la colère du Christ.
Solutions :
1. Comme le remarque saint Grégoire le Grand, la colère chez
l'homme se présente sous une double forme. Tantôt elle surprend la raison et
l'entraîne avec elle dans l'action ; et alors on peut dire que la colère "opère",
car l'opération s'attribue à l'agent principal. A ce point de vue l'on comprend
que "la colère de l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu". Tantôt
la colère suit la raison et devient comme son instrument. Et alors l'opération
qui a pour objet la justice ne s'attribue pas à la colère, mais à la raison.
2. La colère qui transgresse l'ordre de la raison est opposée
à la mansuétude ; mais non la colère qui est modérée et maintenue par la raison
dans un juste milieu, car ce juste milieu, c'est précisément la mansuétude.
3. Chez nous, dans l'ordre naturel, les puissances de l'âme se
gênent naturellement si bien que, lorsque l'opération d'une puissance est
intense, l'opération d'une autre puissance s'affaiblit. Cela explique que le
mouvement de la colère, même lorsqu'il est mesuré selon la raison brouille plus
ou moins le regard de l'âme en contemplation. Mais dans le Christ, par la
modération venant de la puissance divine, il était permis à chaque puissance
d'exercer son activité propre, si bien qu'aucune puissance n'était paralysée
par une autre. C'est pourquoi, de même que la délectation de l'âme en train de
contempler n'entravait pas la tristesse ou la douleur des facultés inférieures,
de même les passions de celles-ci ne mettaient aucun obstacle à l'activité de
la raison.
Objections :
1. Il appartient au voyageur de se mouvoir vers la fin de la
béatitude ; et au compréhenseur il appartient de se reposer dans cette fin.
Mais il est impossible à un même sujet de se mouvoir vers une fin et en même
temps de se reposer en elle. Donc il était impossible que le Christ soit en
même temps voyageur et compréhenseur.
2. Se mouvoir vers la béatitude, ou l'obtenir ne concerne pas
le corps, mais l'âme. Aussi saint Augustin dit-il : "Ce qui rejaillit de
l'âme sur la nature inférieure qui est le corps, ce n'est pas la béatitude, (car
celle-ci est propre à ce qui, en nous, jouit et comprend), mais c'est la
plénitude de la santé, la vigueur indestructible." Or le Christ,
tout
en ayant un corps passible, jouissait pleinement de Dieu dans son esprit. Donc
il n'était pas voyageur, mais uniquement compréhenseur.
3. Les saints, dont les âmes sont au ciel et les corps au
tombeau, jouissent dans leur âme de la béatitude, bien que leurs corps
demeurent soumis à la mort. Pourtant on ne les appelle pas voyageurs, mais
seulement compréhenseurs. Pour la même raison, bien que le corps du Christ fût
mortel, il semble, puisque son esprit jouissait de Dieu, qu'il fut seulement
compréhenseur et nullement voyageur.
Cependant :
Il est écrit (Jr
14, 8) : "Pourquoi seras-tu comme un étranger sur la terre et comme un
voyageur qui fait un détour pour t'arrêter ?"
Conclusion :
On est appelé
"voyageur" lorsque l'on tend vers la béatitude ; on est dit compréhenseur
lorsqu'on l'a déjà saisie, selon saint Paul : "Courez afin de saisir (comprehendere)
le prix" (1 Co 9, 24)
; et : "Je poursuis ma course afin de saisir" (Ph 3, 12). Or la
béatitude parfaite réside dans l'âme et dans le corps, comme nous l'avons établi
dans la deuxième Partie. Celle de l'âme, quant à ce qui lui est propre, qui lui
fait voir Dieu et jouir de lui. Celle du corps, selon que celui-ci "ressuscitera
corps spirituel, dans la puissance, la gloire et l'incorruptibilité" (1 Co
15, 42).
Or le Christ, avant
la Passion, voyait pleinement Dieu par son esprit ; ainsi possédait-il la
béatitude en ce qui est propre à l'âme. Quant au reste, cela manquait à la
béatitude, parce que son âme était passible, son corps était passible et mortel,
comme nous l'avons montré plus haut. C'est pourquoi il était en même temps
compréhenseur, parce qu'il possédait la béatitude propre à l'âme, et voyageur
parce que, pour tout le reste qui manquait à la béatitude, il tendait vers
celle-ci.
Solutions :
1. Il est impossible de se mouvoir vers une fin et de se
reposer en elle sous le même rapport. Mais cela est possible sous des rapports
différents ; ainsi un homme peut en même temps connaître ce qu'il sait déjà, et
apprendre ce qu'il ne sait pas encore.
2. La béatitude, dans l'âme, siège proprement et de façon
primordiale dans l'esprit. Mais à titre secondaire et comme instrumental, les
biens du corps sont nécessaires à la béatitude, selon Aristote pour qui les
biens extérieurs contribuent à la béatitude à titre d'instruments.
3. La comparaison entre les âmes des saints et le Christ est
sans valeur pour deux motifs. D'abord les âmes des saints ne sont pas passibles,
comme était l'âme du Christ. Ensuite parce que leur corps ne font rien pour
tendre à la béatitude, alors que le Christ, par ses souffrances corporelles, tendait
à la béatitude, quant à la gloire de son corps.
Il faut maintenant étudier les conséquences de l'union hypostatique : - 1° Ce qui convient au Christ lui-même (Q.
16-19). - 2° Ce qui convient au Christ par rapport à Dieu le Père (Q. 20-24). -
3° Ce qui convient au Christ par rapport à nous (Q. 25-26).
Sur ce qui convient au Christ lui-même, nous étudierons :
- I. Ce qui lui convient selon l'être et le
devenir (Q. 16).
- II. Ce qui lui convient en raison de son unité (Q. 17-19).
1. Est-il vrai de dire : "Dieu est homme"
? - 2. Est-il vrai de dire : "L'homme est Dieu" ? - 3. Le Christ
peut-il être appelé "homme du Seigneur" ? - 4. Ce qui convient au
Fils de l'homme peut-il être attribué à la nature divine, et inversement ? - 5.
Ce qui convient au Fils de l'homme peut-il être attribué au Fils de Dieu, et ce
qui convient au Fils de Dieu, à la nature humaine ? - 6. Est-il vrai de dire :
"Le Fils de Dieu a été fait homme" ? - 7. Est-il vrai de dire : "L'homme
a été fait Dieu" ? - 8. Est-il vrai de dire : "Le Christ est une
créature" ? - 9. Est-il vrai de dire du Christ : "Cet homme a
commencé d'exister" ? - 10. Est-il vrai de dire : "Le Christ, en tant
qu'homme, est une créature" ? - 11. Est-il vrai de dire : "Le Christ,
en tant qu'homme, est Dieu" ? - 12. Est-il vrai de dire : "le Christ,
en tant qu'homme, est une hypostase ou personne" ?
Objections :
1. Toute proposition affirmative qui unit deux termes éloignés
est fausse. Or, c'est le cas de cette proposition, parce que les formes
signifiées par le sujet et le prédicat sont éloignées au maximum. Donc, puisque
la proposition en question est affirmative, il apparent qu'elle est fausse.
2. Trois personnes divines ont plus de proximité entre elles
que la nature divine et la nature humaine. Or, dans le mystère de la Trinité, on
n'attribue pas une personne à une autre : nous ne disons pas que le Père est le
Fils, ou réciproquement. Il apparaît donc que l'on ne peut pas attribuer à Dieu
la nature humaine en disant "Dieu est homme."
3. Saint Athanase dit : "De même que l'âme raisonnable et
le corps font un homme, de même Dieu et l'homme font un Christ." Mais
cette proposition : "L'âme est le corps" est fausse, donc également :
"Dieu est homme."
4. Comme on l'a établi dans la première Partie, ce que l'on attribue
à Dieu d'une façon non pas relative mais absolue convient à toute la Trinité et
à chacune des personnes. Or, le mot "homme" n'est pas relatif, mais
absolu. Donc si on l'attribue véritablement à Dieu, il s'ensuivra que toute la
Trinité est un homme, et aussi chaque personne. Ce qui est évidemment faux.
Cependant :
Il est écrit (Ph 2,
6) : "Lui, de condition divine, s'anéantit, prenant condition d'esclave et
devenant semblable aux hommes et se comportant comme un homme." Ainsi, celui
qui est de condition divine est un homme. Mais celui qui est de condition
divine est Dieu. Donc Dieu est homme.
Conclusion :
Cette proposition
: "Dieu est homme" est acceptée par tous les chrétiens ; cependant
elle n'est pas entendue par tous dans le même sens.
- Quelques-uns
l'acceptent en effet, mais non pas en propriété de termes. Les manichéens
disent que le Verbe de Dieu est un homme, non véritablement, mais par métaphore
en tant qu'il aurait assumé un corps irréel ; ainsi peut-on dire qu'il est
homme comme on le dit d'une statue de bronze qui a la figure d'un homme.
- Pareillement, ceux
pour qui, dans le Christ, l'âme et le corps n'étaient pas unis, ne peuvent dire
que Dieu est un homme véritable, mais qu'on l'appelle homme à cause de son
apparence, en raison des parties qui le constituent. Mais ces deux opinions ont
été désapprouvées plus haut.
- D'autres, à
l'opposé, soutiennent la réalité du côté de l'homme, mais la nient du côté de
Dieu. Car ils affirment que le Christ, Dieu et homme, est Dieu non par nature
mais de façon participée, c'est-à-dire par la grâce, de même qu'on appelle tous
les saints hommes des dieux. Mais ils accordent plus d'excellence au Christ, à
cause de sa grâce plus abondante. Ainsi lorsqu'on dit : "Dieu est
homme", le terme "Dieu" ne représente pas le vrai Dieu dans sa
nature propre. Et c'est l'hérésie de Photin, que nous avons déjà réfutée
- Mais d'autres
acceptent cette proposition en accordant à ses deux termes leur sens obvie. Ils
affirment que le Christ est vrai Dieu et vrai homme ; cependant, ils ne
sauvegardent pas la vérité de l'attribution. Ils disent en effet que "homme"
est attribué à Dieu à cause d'un certain lien : de dignité, d'autorité, ou
encore d'affection et d'habitation. C'est en ce sens que Nestorius admettait
que Dieu soit homme. Mais de telle façon que Dieu serait uni à l'homme par une
union qui ferait que Dieu habite en lui et lui serait uni, par l'amour et par
une participation de l'autorité et de la gloire divines.
- Ils se trompent
pareillement, tous ceux qui mettent dans le Christ deux hypostases ou deux
suppôts. Parce qu'il est impossible de concevoir que, de deux réalités
distinctes au point de vue du suppôt ou hypostase, l'une soit attribuée à
l'autre en propriété de termes ; ce n'est possible que par métaphore et pour
autant qu'il y a entre elles un certain lien ; ainsi disons-nous que Pierre est
Jean, parce qu'une certaine liaison les réunit. Et ces opinions, elles aussi, ont
été réfutées plus haute.
- C'est pourquoi, en
professant selon la vraie foi catholique que la véritable nature divine s'est
unie à une nature humaine véritable, non seulement dans la personne mais aussi
dans le suppôt ou hypostase, nous disons que cette proposition : "Dieu est
homme" est vraie en propriété de termes, non seulement à cause de la
vérité des termes, c'est-à-dire que "le
Christ est vrai Dieu et vrai homme", mais encore à cause de la vérité
de cette attribution. Car le mot qui signifie une nature commune au concret
peut représenter n'importe lequel des êtres englobés dans cette nature commune
; ainsi le mot "homme" peut représenter tout individu humain. Et
ainsi le mot "Dieu", étant donné son mode de signification, peut
représenter la personne du Fils de Dieu, comme nous l'avons montré dans la
première Partie. Et d'autre part, on peut vraiment et proprement attribuer à
tout suppôt d'une nature quelconque le nom qui représente cette nature au
concret, attribuer par exemple le nom d'homme à Socrate et à Platon. Donc, puisque
la personne du Fils de Dieu est suppôt de la nature humaine, on peut attribuer
vraiment au sens propre le mot "homme" au mot "Dieu" pour
autant que celui-ci représente la Personne du Fils.
Solutions :
1. Quand deux formes diverses ne peuvent se rejoindre dans un
seul et même suppôt, la proposition que l'on établit alors est nécessairement
en matière éloignée, le sujet signifiant l'une de ces formes, et le prédicat
l'autre forme. Mais quand deux formes peuvent se rejoindre dans un seul et même
suppôt, la matière de la proposition n'est pas éloignée, mais naturelle, ou
contingente, comme lorsque je dis : "Ce qui est blanc est musicien."
Or la nature divine et la nature humaine, bien qu'extrêmement éloignées, se
rejoignent par le mystère de l'Incarnation en un seul suppôt, auquel ni l'une
ni l'autre n'est unie par accident, mais par elle-même. Et c'est pourquoi cette
proposition : "Dieu est homme" ne concerne ni une matière éloignée ni
une matière contingente, mais une matière naturelle. Et le prédicat "homme"
n'est pas attribué à Dieu par accident, mais par soi, comme il le serait à la
personne divine elle-même ; non pas que l'attribut convienne au sujet en raison
de la forme signifiée par le mot "Dieu", mais en raison du suppôt, qui
est l'hypostase d'une nature humaine.
2. Les trois personnes divines se rejoignent dans la nature, mais
se distinguent par leur suppôt, et c'est pourquoi on ne peut attribuer l'une à
l'autre. Mais dans le mystère de l'Incarnation, les natures, parce qu'elles
sont distinctes, ne peuvent être attribuées l'une à l'autre sous leur forme
abstraite ; en effet, la nature divine n'est pas la nature humaine. Mais, parce
qu'elles sont unies dans un même suppôt, l'attribution peut se faire
réciproquement de manière concrète.
3. L'âme et la chair ont une signification abstraite, comme la
divinité et l'humanité. Au concret, on parle d'"animé" et de "charnel",
comme on dit "Dieu" et "homme". L'attribution d'un terme
abstrait à un autre n'est pas possible, mais seule l'attribution concrète est
légitime.
4. Le mot "homme" est attribué à Dieu en raison de
l'union dans la personne, et cette union implique une relation. De là vient que
la règle des noms absolus, attribués à Dieu de toute éternité, ne s'applique
pas ici.
Objections :
1. Le nom de Dieu est incommunicable, et l'Écriture (Sg 14, 21)
reproche aux idolâtres de "donner à des morceaux de bois et à des pierres
ce nom incommunicable". Pour la même raison, il semble inadmissible
d'attribuer ce nom à l'homme.
2. Tout ce qui est attribué au prédicat est attribué au sujet.
Or il est vrai de dire : "Dieu est Père", ou : "Dieu est
Trinité." Et s'il est vrai de dire : "L'homme est Dieu", il
semble qu'il sera aussi vrai de dire : "L'homme est le Père", ou :
"L'homme est la Trinité." Mais ces propositions sont fausses, donc la
première aussi.
3. Dans le Psaume (81, 10 Vg), il est écrit : "Il n'y
aura pas chez toi de dieu nouveau." Mais l'homme est quelque chose de
récent, car le Christ n'a pas toujours été un homme. Donc la proposition :
"L'homme est Dieu" est fausse.
Cependant :
Il est écrit (Rm 9,
5) : "C'est d'eux (les Israélites) que le Christ est issu selon la chair, lui
qui est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement!" Or, selon la chair, le
Christ est homme. Il est donc vrai de dire : "L'homme est Dieu."
Conclusion :
Une fois posée la
vérité des deux natures, divine et humaine, et leur union dans la personne et
l'hypostase, cette proposition : "L'homme est Dieu" est vraie en
propriété de termes comme celle-ci : "Dieu est homme." En effet, ce
mot "homme" peut représenter toute hypostase de la nature humaine, et
ainsi peut-il représenter la personne du Fils de Dieu, que nous affirmons être
l'hypostase de la nature humaine. Or, il est évident que le mot "Dieu"
peut être véritablement et proprement attribué à la personne du Fils, comme
nous l'avons démontré dans la première Partie. Il reste donc que cette
proposition est vraie en propriété de termes : "L'homme est Dieu."
Solutions :
1. Les idolâtres attribuent le nom de la déité à des pierres
et à des morceaux de bois considérés dans leur nature propre parce qu'ils
mettaient en eux quelque chose de divin. Quant à nous, nous n'attribuons pas la
divinité à l'homme en raison de sa nature humaine, mais seulement parce que le
suppôt éternel se trouve être, du fait de l'union, suppôt de la nature humaine,
comme nous venons de le dire.
2. Le mot "Père" est attribué au mot "Dieu"
parce que "Dieu" représente ici la personne du Père. En ce sens, on
ne l'attribue pas à la personne du Fils, car la personne du Fils n'est pas la
personne du Père. On ne doit donc pas attribuer le mot "Père" au mot
"homme", puisque ce dernier terme représente ici la personne du Fils.
3. Bien que la nature humaine soit, dans le Christ, quelque
chose de nouveau, le suppôt de cette nature n'est pas nouveau, il est éternel.
Et puisque le mot "Dieu" n'est pas attribué à l'homme en raison de la
nature humaine, mais en raison du suppôt, il ne s'ensuit pas que nous posions
un dieu nouveau. Ce serait vrai si nous ans que "l'homme", dans le
Christ, représente un suppôt créé, comme sont obligés de le dire ceux qui
placent en lui deux suppôts.
Objections :
1. Il semble que le Christ peut être appelé homo dominicus :
"homme du Seigneur". En effet, saint Augustin affirme : "Il faut
espérer ces biens qui existaient chez cet homme du Seigneur." Or il parle
du Christ, qui est donc "homme du Seigneur".
2. De même que la seigneurie (dominium) convient au
Christ en raison de sa nature divine, de même l'humanité convient à la nature
humaine. Mais on dit de Dieu qu'il est "hominisé", comme on le voit chez
saint Jean Damascène appelant "hominisation ce qui montre l'union à
l'homme". Donc, au même titre, on peut dire pour désigner le Christ qu'il
est "l'homme du Seigneur".
3. Dominicus dérive de Dominus (Seigneur comme divinus dérive
de Deus. Mais saint Denys le pseudo-aréopagite nomme le Christ :
"le très divin Jésus". On peut donc au même titre dire que le Christ
est l'homme du Seigneur.
Cependant :
Saint Augustin déclare dans le livre de ses Rétractations : "Je ne vois pas s'il est juste
d'appeler Jésus Christ homo dominicus (homme du Seigneur), puisqu'il est
vraiment le Seigneur."
Conclusion :
Nous l'avons dit à
l'Article précédent, quand nous parlons de "l'homme qui est le Christ
Jésus", nous désignons un suppôt éternel qui est la personne du Fils de
Dieu, à cause du fait que deux natures ont un unique suppôt. Or, les termes
"Dieu" et "Seigneur" sont attribués essentiellement à la
personne du Fils de Dieu. C'est pourquoi on ne doit pas les lui attribuer sous
une forme dérivée, car cela ne satisfait pas à la vérité de l'union. Et, puisque
dominicus dérive de Dominus, "Seigneur", on ne peut pas
dire, à proprement parler, que cet homme est "du Seigneur", mais
plutôt qu'il est "le Seigneur".
Mais si, en
parlant de cet homme qui est le Christ Jésus, on désignait un suppôt créé, comme
font ceux qui placent deux suppôts dans le Christ, on pourrait dire alors que
cet homme est "du Seigneur", selon ceux qui mettent en lui deux
suppôts, en tant que participant des honneurs divins. C'est la position des
nestoriens.
En outre, de cette
manière on ne dit pas que la nature humaine est essentiellement divine, mais
déifiée, non parce qu'elle serait changée en la nature divine, mais par sa
conjonction à cette même nature en une seule hypostase, comme le montre bien saint
Jean Damascène.
Solutions :
1. Saint Augustin a corrigé cette affirmation comme bien
d'autre, dans le livre de ses Rétractations
où nous lisons après les paroles citées dans l'objection : "Partout où
j'ai employé cette expression" -que le Christ est homo dominicus-,
je voudrais ne l'avoir pas fait. J'ai vu en effet plus tard qu'il ne
fallait pas parler ainsi, bien qu'on puisse avancer quelques motifs pour le
faire". On pourrait dire, en effet, que le Christ est "homme du
Seigneur" en raison de la nature humaine que signifie le mot "homme",
mais non en raison du suppôt.
2. Ce suppôt unique de la nature divine et de la nature
humaine l'est premièrement de la nature divine, puisqu'il l'est éternellement ;
puis, dans le temps et du fait de l'Incarnation, il est devenu suppôt de la
nature humaine. Pour ce motif, on le dit "hominisé", non qu'il ait
assumé un homme, mais parce qu'il s'est uni une nature humaine. Il n'est pas
vrai, inversement, que le suppôt de la nature humaine ait assumé la nature
divine ; on ne pourra donc pas dire que l'homme est déifié, ou qu'il est "du
Seigneur".
3. On donne ordinairement l'attribut de "divin" aux
réalités qui reçoivent essentiellement pour attribut le mot "Dieu".
En effet, nous disons que l'Essence divine est Dieu, pour motif d'identité ; et
que l'essence est celle de Dieu, ou qu'elle est divine, à cause des divers
modes de signification. Nous parlons du Verbe divin, quoique le Verbe soit
Dieu. Et pareillement nous parlons de la personne de Platon, à cause des divers
modes de signification. Mais on n'appelle pas "du Seigneur" les
réalités auxquelles on attribue le terme de Seigneur.
En effet, on n'a
pas coutume d'appeler "du Seigneur" un homme qui est seigneur. Mais
tout ce qui lui appartient d'une façon ou d'une autre est appelé "du
Seigneur" : on parle de volonté du seigneur, de main du seigneur, de
passion du seigneur. C'est pourquoi cet homme qu'est le Christ et qui est
Seigneur, ne peut être appelé "du Seigneur", mais on peut parler de
sa chair ou de sa passion comme de la chair du Seigneur, ou de la passion du
Seigneur.
Objections :
1. Il est impossible d'attribuer à un même sujet des réalités
opposées. Or les attributs qui appartiennent à la nature humaine sont
contraires à ceux qui sont propres à Dieu ; en effet Dieu est incréé, immuable,
éternel ; la nature humaine est créée, temporelle et changeante. On ne peut
donc attribuer à Dieu ce qui appartient à la nature humaine.
2. Attribuer à Dieu des déficiences, c'est lui enlever
l'honneur divin qui lui est dû, ce qui constitue un blasphème. Mais la nature
humaine comporte des déficiences, telles que la mort, la souffrance, etc. Or ne
peut donc d'aucune manière attribuer à Dieu cc qui convient à la nature
humaine.
3. Être assumé convient à la nature humaine, mais non à Dieu.
Donc ce qui appartient à la nature humaine ne peut se dire de Dieu.
Cependant :
Saint Jean Damascène, affirme : "Dieu a assumé les propriétés
de la chair, car on dit que Dieu est passible, et que le Dieu de gloire a été
crucifié."
Conclusion :
Sur cette question
il y a eu divergence entre les nestoriens[2] et les
catholiques.
- Les nestoriens
voulaient séparer les termes attribués au Christ : ce qui appartient à la
nature humaine ne devait pas se dire de Dieu, ni ce qui appartient à la nature
divine, se dire de l'homme. Si bien que Nestorius a soutenu : "Si
quelqu'un ose attribuer les passions au Verbe de Dieu, qu'il soit
anathème." Mais si certains noms peuvent se rattacher aux deux natures, on
les attribuait aux réalités communes aux deux, comme les mots "Christ"
ou "Seigneur". Aussi concédaient-ils que le Christ est né de la
Vierge, qu'il a existé de toute éternité, mais ils ne disaient pas que Dieu est
né de la Vierge, ni que l'homme ait existé éternellement.
- Les catholiques,
au contraire, affirmèrent que de tels attributs qui se disent du Christ soit
selon la nature divine, soit selon la nature humaine, peuvent se dire aussi
bien de Dieu que de l'homme. En ce sens, saint Cyrille d'Alexandrie a déclaré :
"Si quelqu'un partage entre deux personnes ou hypostases les expressions
qui se trouvent dans les écrits évangéliques ou apostoliques, ou celles qu'ont
employées les saints sur le Christ ou celles qu'il a employées sur lui-même, et
s'il rapporte les unes à un homme, et les autres au seul Verbe de Dieu : qu'il
soit anathème."
En voici la raison
: puisque les deux natures ont une seule hypostase, c'est celle-ci qui est
représentée par le nom de l'une et l'autre nature ; et donc, que l'on emploie
le mot "homme" ou le mot "Dieu", il représente toujours la
même hypostase sous le nom d'une nature ou de l'autre. Et c'est pourquoi on
peut attribuer à l'homme ce qui appartient à la nature divine, comme concernant
l'hypostase de la nature divine ; et à Dieu ce qui appartient à la nature
humaine.
Remarquons
cependant que, dans une proposition où une réalité est attribuée à une autre, il
convient de prêter attention non seulement à la nature du sujet, mais aussi au
mode d'attribution. Et, bien que nous ne fassions pas de différence entre les
réalités attribuées au Christ, néanmoins nous distinguons le mode selon lequel
elles sont attribuées. Et effet, ce qui appartient à la nature divine est
attribué au Christ selon sa nature divine, et ce qui relève de la nature
humaine selon sa nature humaine. C'est pourquoi. Augustin écrit :
"Distinguons dans les Écritures ce qui, par l'expression, a rapport à la
forme divine, et ce qui a rapport à la forme d'esclave." Et plus loin il
ajoute : "Un lecteur prudent, diligent et pieux saisira la raison et le
mode de l'attribution."
Solutions :
1. Il est impossible d'attribuer des réalités opposées à un
même sujet et sous le même rapport, mais non selon des rapports différents. De
cette manière on attribue au Christ des réalités contraires non selon le même
rapport, mais selon les diverses natures.
2. Attribuer à Dieu des déficiences concernant sa nature
divine serait blasphématoire, car ce serait diminuer son honneur ; mais on ne
lui fait pas injure si on les lui attribue selon la nature assumée. Aussi
dit-on dans un discours au concile d'Éphèse : "Dieu ne regarde pas comme
une injure ce qui est occasion de salut pour les hommes ; car aucun des
abaissements qu'il a choisi de souffrir pour nous ne fait injure à cette nature
qui ne peut être atteinte par les injures. Cela abaisse ce qui nous appartient,
afin de sauver notre nature. Donc, quand ces injures sont abjectes et viles, qu'elles
ne font aucun tort à la nature divine, mais produisent notre salut, comment
peux-tu dire qu'elles occasionnent un outrage envers Dieu ?"
3. Être assumé convient à la nature humaine non en raison du
suppôt, mais en raison d’elle-même. Et c'est pourquoi cela ne convient pas à
Dieu.
Objections :
1. Ce qui appartient à la nature humaine s'attribue au Fils de
Dieu et à Dieu. Mais Dieu est sa nature ; on peut donc attribuer à la nature divine
ce qui appartient à la nature humaine.
2. La chair appartient à la nature humaine. Mais selon saint
Jean Damascène : "Nous disons que la nature du Verbe s'est incarnée, selon
les bienheureux Athanase et Cyrille d'Alexandrie." Il paraît donc que ce
qui appartient à la nature humaine, on peut l'attribuer à la nature divine.
3. Ce qui appartient à la nature divine convient à la nature
humaine du Christ, comme connaître l'avenir, avoir la puissance de sauver. Il
semble donc qu'au même titre, ce qui appartient à la nature humaine peut se
dire de la nature divine.
Cependant :
Saint Jean Damascène écrit : "Quand nous parlons de la déité,
nous ne lui attribuons pas ce qui est propre à l'humanité ; nous ne disons pas
que la déité est passible ou qu'elle peut être créée." Or la déité, c'est
la nature divine. Donc, ce qui appartient à la nature humaine, ne peut être dit
de la nature divine.
Conclusion :
Les propriétés
d'un être ne peuvent vraiment être attribuées qu'à une réalité qui lui soit
identique ; c'est ainsi qu'il convient à l'homme seulement de pouvoir rire. Or,
dans le mystère de l'Incarnation, la nature divine et la nature humaine ne sont
pas identiques ; il n'y a d'identique que l'hypostase des deux natures. C'est
pourquoi, quand on prend ces deux natures abstraitement, ce qui appartient à
l'une ne peut pas être attribué à l'autre. Au contraire, les noms concrets
représentent la nature hypostasiée. Aussi peut-on attribuer indifféremment des
noms concrets à ce qui convient aux deux natures ; soit que le nom en question
désigne à la fois les deux natures, comme le mot "Christ" qui
signifie et la divinité, principe d'onction, et l'humanité qui est ointe ; soit
qu'il désigne seulement la nature divine comme le mot "Dieu" ou
"Fils de Dieu", ou seulement la nature humaine comme le mot "homme"
ou "Jésus". De là cette parole du pape saint Léon : "Il importe
peu de savoir à partir de quelle nature nous nommons le Christ, car, l'unité de
personne demeurant inséparablement, c'est le même qui est tout entier Fils de
l'homme en raison de la chair, et tout entier Fils de Dieu en raison de la
divinité possédée dans l'unité avec le Père."
Solutions :
1. En Dieu, personne et nature sont réellement identiques, et
en raison de cette identité la nature divine est attribuée au Fils de Dieu.
Pourtant les deux mots n'ont pas le même mode de signification, et c'est pour
cela qu'on attribue au Fils de Dieu des choses que l'on n'attribue pas à la
nature divine ; ainsi nous disons que le Fils de Dieu est engendré, et nous ne
le disons pas de la nature divine, comme nous l'avons montré dans la première
Partie. De même, dans le mystère de l'Incarnation, nous disons que le Fils de
Dieu a souffert, mais nous ne disons pas que la nature divine a souffert.
2. Le mot "incarnation" implique plutôt l'union à la
chair qu'une propriété de celle-ci. Or chacune des natures dans le Christ a été
unie à l'autre dans la personne et, en raison de cette union, on dit que la
nature divine est incarnée, et que la nature humaine est déifiée, comme nous l'avons
déjà vu.
3. Ce qui appartient à la nature divine se dit de la nature
humaine non pas selon que cela convient essentiellement à la nature divine, mais
selon que cela en dérive sur la nature humaine par mode de participation. Ce
qui ne peut être participé par la nature humaine, comme d'être incréé ou
tout-puissant, ne peut donc lui être attribué en aucune manière. Or la nature
divine ne reçoit rien de la nature humaine par mode de participation ; on ne
pourra donc rien lui attribuer de ce qui appartient à la nature humaine.
Objections :
1. Puisque "homme" désigne une substance, être fait
homme est être fait tout court, c'est un devenir absolu. Mais il est faux de
dire : "Dieu a été fait." Donc il est faux de dire : "Dieu a été
fait homme."
2. Être fait homme, c'est subir un changement. Mais Dieu ne
peut être soumis au changement, selon cette parole (Mt 3, 6) : "Je suis le
Seigneur, et je ne change pas."
3. Le mot homme, attribué au Christ, représente la personne du
Fils de Dieu. Mais il est faux de dire : "Dieu a été fait personne du Fils
de Dieu."
Cependant :
Il y a la parole
en saint Jean (1, 14) : "Le Verbe a été fait chair", et saint
Athanase explique : "C'est comme si l'on disait : "Dieu a été fait
homme."
Conclusion :
On dit qu'un être
a été fait ceci, quel qu'il soit, lorsqu'on lui attribue ceci à nouveau. Or, être
homme est véritablement attribué à Dieu, nous l'avons dit, de telle façon
cependant qu'il ne lui convient pas d'être homme de toute éternité, mais dans
le temps, par l'assomption de la nature humaine. Il est donc vrai de dire :
"Dieu a été fait homme." Toutefois cette proposition est entendue
diversement par divers auteurs comme "Dieu est homme", dont nous avons
parlé plus haut.
Solutions :
1. Être fait homme est un devenir absolu dans tous les cas où
la nature humaine commence d'exister dans un suppôt nouvellement créé. Mais on
dit que Dieu a été fait homme en ce sens que la nature humaine commence
d'exister dans le suppôt de la nature divine qui préexiste de toute éternité.
Ce n'est donc pas là pour Dieu un devenir absolu.
2. "Être fait" implique une attribution différente
et nouvelle. Aussi, toutes les fois que cette attribution nouvelle comporte un
changement dans celui dont on parle, "devenir" est synonyme de "changer".
Et c'est le cas de toutes les attributions absolues ; ainsi la blancheur et la
grandeur ne sont données à un être que si celui-ci change nouvellement pour
acquérir la blancheur ou la grandeur. Mais ce qui est relatif peut être
attribué nouvellement à un être sans que celui-ci soit changé. C'est ainsi que
par le déplacement d'un objet qui passe à sa gauche, un homme peut se trouver à
sa droite sans subir lui-même aucun changement. Dans ce cas, tout ce qui
devient n'est pas forcément changé, parce que cela a pu devenir par le
changement d'autrui. On dit à Dieu, en ce sens (Ps 90, 1) : "Seigneur tu
es devenu pour nous un refuge." Or, être homme convient à Dieu en raison
de l'union hypostatique, qui est une relation. On peut donc faire à Dieu une
attribution nouvelle, en disant qu'il est homme, sans que cela comporte d'autre
changement que celui de la nature humaine assumée dans la personne divine. Et
c'est pourquoi, lorsqu'on dit : "Dieu a été fait homme", on n'entend
pas mettre un changement du côté de Dieu, mais seulement du côté de la nature
humaine.
3. Le mot "homme" représente la personne du Fils de
Dieu, non pas dans l'abstrait, mais en tant qu'elle subsiste dans la nature
humaine. Mais, bien qu'il soit faux de dire : "Dieu a été fait la personne
du Fils", il est vrai de dire : "Dieu a été fait homme" parce
qu'il est uni à la nature humaine.
Objections :
1. Il est écrit (Rm 1, 2) : Cet évangile que Dieu "avait
promis par ses prophètes dans les Saintes Écritures, concernant son Fils qui a
été fait pour lui de la descendance de David selon la chair..." Mais le
Christ en tant qu'homme est de la descendance de David selon la chair. Donc
l'homme a été fait Fils de Dieu.
2. Saint Augustin écrit : "Cette assomption était capable
de faire de Dieu un homme, et de l'homme un Dieu." Mais, à cause de cette
assomption, il est vrai de dire : "Dieu a été fait homme."
Pareillement, il est donc vrai de dire : "L'homme a été fait Dieu."
3. Saint Grégoire de Nazianze écrit : "Dieu a été
humanisé, et l'homme a été déifié, que vous le disiez de n'importe quelle façon."
Mais Dieu a été humanisé en ce sens qu'il a été fait homme. Au même titre, nous
disons que l'homme est déifié parce qu'il a été fait Dieu. Ainsi est-il vrai de
dire : "L'homme a été fait Dieu."
4. Quand on dit : "Dieu a été fait homme", le sujet
du changement n'est pas Dieu, mais la nature humaine signifiée par le mot
"homme". Mais il semble que le sujet du changement est celui à qui on
l'attribue. Il est donc plus véridique de dire : "L'homme a été fait
Dieu", plutôt que "Dieu a été fait homme."
Cependant :
Saint Jean Damascène précise : "Nous ne disons pas que
l'homme a été déifié, mais que Dieu a été humanisé." Or devenir Dieu et être déifié sont synonymes. Donc il est faux de dire :
"L'homme a été fait Dieu."
Conclusion :
Cette proposition
peut s'entendre de trois manières.
- 1° Le participe
"fait" détermine d'une façon absolue soit le sujet, soit le prédicat.
En ce sens, la proposition est fausse, car ni le prédicat "a été fait Dieu"
ne se dit absolument de l'homme, ni "être fait" ne se dit absolument
de Dieu, nous le dirons plus loin Dans le même sens il serait faux de dire :
"Dieu a été fait homme." Mais ce n'est pas ce sens qui est ici en
question.
- 2° Le participe
"fait" peut être compris comme déterminant la composition du sujet et
du prédicat, si bien que "l'homme a été fait Dieu" signifierait :
"Il a été fait que l'homme est Dieu." En ce sens il est vrai de dire
aussi bien : "L'homme a été fait Dieu" et "Dieu a été fait
homme." Mais tel n'est pas le sens propre des locutions de ce genre ; à
moins peut-être de ne pas représenter par le mot "homme" une personne,
mais l'homme en général. On ne peut pas dire en effet que cet homme a été fait
Dieu, puisque cet homme ou ce suppôt n'est autre que la personne du Fils de
Dieu, qui est Dieu de toute éternité ; il reste vrai cependant que l'homme, à
le prendre en général, n'a pas toujours été Dieu.
- 3° Enfin, au
sens propre de la proposition, le participe "fait" implique un
devenir de l'homme, dont le terme serait Dieu. Sous ce rapport, étant donné
qu'il n'y a qu'une seule personne, hypostase ou suppôt, de l'homme et de Dieu, comme
nous l'avons montré plus haut, la proposition est fausse. Car, quand nous
disons : "L'homme a été fait Dieu", le mot "homme" désigne
une personne ; ce n'est pas en effet en raison de la nature humaine que l'homme
peut être dit Dieu, mais en raison du suppôt. Or ce suppôt de la nature humaine,
dont nous disons qu'il est Dieu, n'est pas autre chose que l'hypostase ou la
personne du Fils de Dieu, qui a toujours été Dieu. On ne peut donc pas dire que
cet homme a commencé d'être Dieu, ou qu'il devient Dieu, ou qu'il a été fait
Dieu.
Les nestoriens
prétendent au contraire que Dieu et l'homme constituent, dans le Christ, des
personnes ou hypostases distinctes, et qu'on les attribue l'un à l'autre en les
associant sous le rapport de la dignité personnelle, ou de l'amour, ou de
l'habitation. Dans cette opinion, l'on pourrait dire au même titre :
"L'homme a été fait Dieu", c'est-à-dire uni à Dieu, ou : "Dieu a
été fait homme", c'est-à-dire uni à l'homme.
Solutions :
1. Dans le texte de l'Apôtre, le relatif "qui", se
rapportant à la personne du Fils de Dieu, ne doit pas se comprendre du côté du
prédicat, comme si un être déjà existant, issu de David selon la chair, avait
été fait Fils de Dieu. C'est le sens de l'objection. Il faut comprendre ce
relatif du côté du sujet. Le sens est alors que "le Fils de Dieu a été
fait", c'est-à-dire homme, "pour lui", c'est-à-dire, selon la
Glose, à l'honneur du Père, alors qu'il existe comme issu de la race de David
selon la chair. C'est comme si l'on disait : "Le Fils de Dieu est devenu
possesseur d'une chair issue de la race de David, pour la gloire de Dieu."
2. La parole de saint Augustin doit s'entendre en ce sens que,
du fait de l'Incarnation, il s'est fait que l'homme soit Dieu et que Dieu soit
homme. Les deux locutions, entendues de cette manière, sont vraies, nous
l'avons noté.
3. La même réponse s'applique ici, car être déifié et être
fait Dieu sont synonymes.
4. Le terme sujet doit être pris matériellement, comme
désignant le suppôt ; au contraire, le terme prédicat doit être pris
formellement comme signifiant la nature. Par conséquent, lorsqu'on dit :
"L'homme a été fait Dieu", le devenir est attribué, non à la nature
humaine, mais au suppôt de cette nature, lequel, étant Dieu de toute éternité, ne
peut pas devenir Dieu. Et quand on dit : "Dieu a été fait homme", on
signifie que le devenir se termine à la nature humaine elle-même. C'est
pourquoi on peut dire, à proprement parler : "Dieu a été fait homme",
tandis qu'il est faux d'affirmer : "L'homme a été fait Dieu." Ainsi, lorsque
Socrate, qui est déjà homme, devient ensuite blanc, on peut dire en désignant
Socrate : "Cet homme, aujourd'hui, est devenu blanc" ; mais on ne
peut pas dire : "Ce blanc, aujourd'hui, a été fait homme."
Pourtant, à
supposer que l'on représente la nature humaine par un nom abstrait, on pourrait
en faire le sujet du devenir et employer l'expression suivante : "La
nature humaine a été faite nature du Fils de Dieu."
Objections :
1. Nous lisons dans un sermon de saint Léon pape :
"Quelle union nouvelle et inouïe ! Dieu qui est et qui était, devient
créature." Mais ce que le Fils de Dieu est devenu du fait de l'Incarnation,
on peut l'attribuer au Christ. Il est donc vrai de dire : "Le Christ est
une créature."
2. Les propriétés des deux natures peuvent être attribuées à
l'hypostase qui leur est commune, quel que soit le nom par lequel on désigne
cette hypostase, nous l'avons dit. Or, être créature est une propriété de la
nature humaine, de même que le fait d'être Créateur relève en propre de la
nature divine. Ces deux choses peuvent donc se dire du Christ : qu'il est une
créature, et qu'il est incréé et Créateur.
3. La partie principale de l'homme, c'est l'âme plutôt que le
corps. Mais, en raison du corps qu'il a reçu de la Vierge, on dit purement et
simplement que le Christ est né de la Vierge Marie. On devra donc dire purement
et simplement en raison de son âme qui a été créée par Dieu, que le Christ est
une créature.
Cependant :
Saint Ambroise de Milan écrit : "Est-ce que, sur une parole,
le Christ a été fait ? Est-ce que, sur un commandement, le Christ a été créé ?"
Cette interrogation équivaut à une négation, car l'auteur ajoute aussitôt :
"Comment peut-il y avoir de la créature en Dieu ? Car Dieu possède une
nature simple et non composée." On ne peut donc admettre que le Christ
soit une créature.
Conclusion :
Comme dit saint
Jérôme : "En parlant inconsidérément, on tombe dans l'hérésie". Aussi
nos expressions ne doivent-elles avoir rien de commun avec celles des
hérétiques, pour ne pas paraître favoriser leur erreur. Or les ariens disaient
que le Christ est une créature, et qu'il est inférieur au Père, non seulement
du point de vue de sa nature humaine, mais même en tant que personne divine.
C'est pourquoi nous ne devons pas dire d'une manière absolue que le Christ est
une créature, ni qu'il est inférieur au Père ; il faut toujours ajouter cette
réserve que le Christ est tel selon sa nature humaine. Quant aux choses qui, sans
aucun doute possible, ne peuvent convenir à la personne divine en elle-même, nous
pouvons les dire du Christ purement et simplement en raison de sa nature
humaine ; c'est ainsi que nous affirmons sans autre précision que le Christ a
souffert, est mort et a été enseveli. Ainsi, dans le domaine corporel et humain,
quand il peut y avoir erreur, nous n'attribuons pas au tout ce qui convient à
la partie ; nous ne disons pas par exemple purement et simplement qu'un nègre
est blanc, mais qu'il a les dents blanches. Mais nous disons tout court qu'il
est crépu, car cela ne peut convenir qu'à sa chevelure.
Solutions :
1. Quelquefois, il est vrai, les saints Docteurs, pour faire
bref, ont omis de préciser, en tant que le Christ est une créature ; mais il
faut sous-entendre une limite.
2. Toutes les propriétés de la nature humaine, comme celles de
la nature divine, peuvent être attribuées de quelque manière au Christ. Et
c'est pourquoi, selon saint Jean Damascène, "le Christ, qui est Dieu et
homme, est à la fois susceptible d'être créé et de ne pas être créé, d'être
partagé et de ne pas l'être". Mais quand il y a hésitation sur l'une ou
sur l'autre nature, on ne doit pas parler sans précision. C'est pourquoi il dit
plus loin : "Une seule et même hypostase", celle du Christ, "est
incréée du fait de sa déité, et créée du fait de son humanité". De même, en
sens inverse, il ne faudrait pas dire sans précision : le Christ est incorporel,
ou impassible, pour éviter l'erreur des manichéens pour qui le Christ n'avait
pas un corps véritable et n'a pas véritablement souffert. Mais il faut ajouter
cette précision que le Christ, selon sa divinité, est incorporel et impassible.
3. Jésus est né de la Vierge : il ne peut y avoir aucun doute
que cela convienne à la personne du Fils de Dieu, alors qu'on peut en douter
sur le fait d'être créé. La comparaison n'est donc pas valable.
Objections :
1. Saint Augustin écrit : "Avant que le monde fût, nous
n'existions pas, ni non plus le médiateur de Dieu et des hommes, l'homme Jésus
Christ." Mais ce qui n'a pas toujours existé a commencé. Donc cet homme
-désignant le Christ- a commencé d'exister.
2. Le Christ a commencé d'être homme. Mais être homme, c'est
être absolument. Donc cet homme a commencé d'exister absolument.
3. "Homme" implique un suppôt de la nature humaine.
Mais le Christ n'a pas toujours été suppôt de la nature humaine. On peut donc
dire de lui : "Cet homme a commencé d'exister."
Cependant :
Il est écrit (He
13, 8) : "Jésus Christ est le même hier et aujourd'hui, il le sera à
jamais."
Conclusion :
On ne doit pas
dire, en montrant le Christ : "Cet homme a commencé d'exister", sans
ajouter aucune précision. Et cela pour un double motif :
- 1° Parce que
cette façon de parler est fausse de façon absolue car, selon l'enseignement de
la foi catholique, il n'y a dans le Christ qu'un seul suppôt, une seule
hypostase, une seule personne. Les mots "cet homme" appliqués au
Christ désignent donc un suppôt éternel, dont l'éternité est incompatible avec
un commencement dans l'existence. Aussi la proposition : "Cet homme a
commencé d'exister" est-elle fausse. Sans doute, commencer d'exister
convient à la nature humaine signifiée par ce mot "homme", mais le
sujet de la proposition n'est pas pris formellement pour la nature, mais
matériellement pour le suppôt, nous l'avons dit plus haut.
- 2° Parce que, même
si cette proposition était vraie, il ne faudrait pas l'employer sans précision,
afin d'éviter l'hérésie d'Arius. Celui-ci prétendait que la personne du Fils de
Dieu était une créature inférieure au Père, et de même il lui attribuait
d'avoir commencé d'exister, en affirmant qu'il fut un temps où il n'existait
pas.
Solutions :
1. La parole de saint Augustin doit s'entendre en ce sens que
l'homme Jésus Christ, selon son humanité, n'a pas existé avant que le monde
fût.
2. Avec le verbe "commencer" on ne peut passer, comme
fait l'objection, d'un genre inférieur à un genre supérieur et dire par exemple
: "Ceci a commencé d'être blanc, donc ceci a commencé d'être coloré."
Tout commencement, en effet, implique un fait nouveau en acte, qui n'existant
pas antérieurement. On ne peut pas dire : "Ceci n'était pas blanc
auparavant, donc ceci n'était pas coloré auparavant." De même, exister de
façon absolue représente un genre supérieur au fait d'exister comme homme. On
ne pourra donc pas faire cette déduction : "Le Christ a commencé d'être
homme donc il a commencé d'exister."
3. Le mot "homme" en tant qu'il désigne
le Christ, signifie bien la nature humaine qui a commencé d'exister, mais il
implique aussi le suppôt éternel qui, lui, n'a pas eu de commencement. Et, puisque
le sujet d'une proposition se réfère au suppôt, tandis que le prédicat se
rapporte à la nature, il sera faux de dire : "L'homme Christ a commencé
d'exister" ; mais on pourra affirmer : "Le Christ a commencé d'être
homme."
Objections :
1. Rien n'est créé dans le Christ, sauf la nature humaine.
Mais il est faux de dire : "Le Christ, en tant qu'homme, est la nature
humaine." Donc cela encore est faux : "Le Christ, en tant qu'homme, est
une créature."
2. Le prédicat ne se réfère pas tellement au sujet de la
proposition qu'au terme qui vient préciser le sujet. Si je dis, par exemple, que
le corps, en tant que coloré, est visible, il s'ensuivra que le coloré est
visible. Mais, nous venons de le dire on ne peut admettre que l'homme Christ
soit une créature. Donc, pas davantage : "Le Christ, en tant qu'homme, est
une créature."
3. Tout ce que l'on attribue à un homme en tant que tel lui
est attribué par soi et absolument. Car, selon Aristote, les expressions "par
soi" et "en tant que tel" sont synonymes. Donc, il est faux de
dire : "Le Christ est par soi et absolument une créature." Il sera
également faux d'affirmer : "Le Christ, en tant qu'homme, est une créature."
Cependant :
Tout ce qui existe
est ou bien le Créateur, ou bien une créature. Or il est faux de dire :
"Le Christ, en tant qu'homme, est le Créateur." Il est donc vrai de
dire : "Le Christ, en tant qu'homme, est une créature."
Conclusion :
Dans l'expression
: "Le Christ en tant qu'homme", le mot "homme" peut
désigner soit le suppôt, soit la nature. S'il désigne le suppôt, étant donné
que le suppôt de la nature humaine dans le Christ est éternel et incréé, il est
faux de dire : "Le Christ, en tant qu'homme, est une créature." Mais
si le mot "homme" désigne la nature humaine, la proposition est vraie,
car du point de vue de sa nature humaine, le Christ, nous l'avons dit, est une
créature.
Remarquons
cependant que, dans la formule employée, le mot "homme" se réfère
davantage à la nature qu'au suppôt, car il y joue le rôle d'un prédicat et doit
être pris formellement ; l'expression : "Le Christ en tant qu'homme" équivaut
en effet à celle-ci : "Le Christ en tant qu'il est homme." Il vaut
donc mieux accepter que refuser l'expression : "Le Christ, en tant
qu'homme, est une créature." Cependant, si l'on ajoutait un terme qui
orienterait vers le suppôt, il en irait autrement, et l'on devrait refuser une
proposition telle que : "Le Christ, en tant qu'il est cet homme, est une
créature."
Solutions :
1. Bien que le Christ ne soit pas sa nature humaine, il
possède cependant la nature humaine. Or le terme de créature peut être attribué
non seulement aux noms abstraits, mais aussi aux noms concrets. Nous disons en
effet tout aussi bien : "L'humanité est une créature" et "L'homme
est une créature."
2. Le mot "homme" pris comme sujet, désigne plutôt
le suppôt ; mis en apposition au sujet, il signifie plutôt la nature, comme on
vient de le dire. Et parce que la nature est créée, tandis que le suppôt est
incréé, on ne peut pas admettre telle quelle la proposition : "L'homme
Christ est une créature", mais on admet celle-ci : "Le Christ en tant
qu'homme est une créature."
3. Tout homme qui est suppôt de la seule nature humaine ne
possède l'existence que selon cette nature. C'est pourquoi le fait, pour un tel
suppôt, d'être en tant qu'homme une créature, le constitue créature purement et
simplement. Mais le Christ n'est pas seulement suppôt de la nature humaine, il
l'est aussi de la nature divine, qui lui donne une existence incréée. Et c'est
pourquoi, du fait que le Christ en tant qu'homme est une créature, il ne
s'ensuit pas qu'il soit purement et simplement une créature.
Objections :
1. Le Christ est Dieu par la grâce d'union. Mais c'est en tant
qu'homme que le Christ possède cette grâce ; donc le Christ, en tant qu'homme, est
Dieu.
2. Remettre les péchés est le propre de Dieu, selon Isaïe (43,
25) : "C'est moi qui efface les iniquités pour l'amour de moi." Mais
le Christ, en tant qu'homme, remet les péchés, puisqu'il dit (Mt 9, 6) :
"Pour que vous sachiez que le Fils de l'homme a le pouvoir sur la terre de
remettre les péchés", etc. Donc le Christ, en tant qu'homme, est Dieu.
3. Le Christ n'est pas l'homme en général, mais il est cet
homme en particulier. Or le Christ, en tant qu'il est cet homme, est Dieu, car
l'expression "cet homme" désigne un suppôt éternel qui est Dieu par
nature. Donc, le Christ, en tant qu'homme, est Dieu.
Cependant :
Ce qui convient au
Christ en tant qu'homme, convient à tout homme. Donc, si le Christ, en tant
qu'homme, est Dieu, il s'ensuit que tout homme est Dieu. Ce qui est évidemment
faux.
Conclusion :
Le mot "homme",
placé en apposition, peut être pris en deux sens. Premièrement quant à la
nature ; et alors il n'est pas vrai que le Christ, en tant qu'homme, soit Dieu,
car il y a, entre la nature humaine et la nature divine, une différence
essentielle. En un second sens, le mot "homme" est employé en raison
du suppôt. Or, le suppôt de la nature humaine dans le Christ, c'est la personne
du Fils de Dieu, qui, par elle-même, est Dieu ; sous ce rapport, il est donc
vrai que le Christ, en tant qu'homme, est Dieu.
Mais parce que le
terme placé en apposition signifie proprement la nature plutôt que le suppôt, comme
nous l'avons dit, il faut plutôt récuser cette affirmation : "Le Christ, en
tant qu'homme, est Dieu."
Solutions :
1. Ce n'est pas sous le même rapport qu'on est mû vers un
terme, et que l'on est ce terme en acte ; le mouvement s'applique en effet à la
matière ou au sujet, tandis que l'être en acte relève de la forme. Pareillement,
ce n'est pas sous le même rapport qu'il convient au Christ d'être ordonné à
être Dieu par la grâce d'union, et d'être Dieu. L'un lui convient selon sa
nature humaine, et l'autre selon sa nature divine. C'est pourquoi il est vrai
de dire : "Le Christ, en tant qu'homme, possède la grâce d'union" ; mais
non pas : "Le Christ, en tant qu'homme, est Dieu."
2. "Le Fils de l'homme a le pouvoir, sur la terre, de
remettre les péchés", en vertu non de sa nature humaine, mais de sa nature
divine, où réside le pouvoir souverain de remettre les péchés. Dans la nature
humaine, ce pouvoir n'existe qu'à titre d'instrument, par ministère. C'est
pourquoi saint Jean Chrysostome explique ainsi ce texte : "Il a dit de
façon caractéristique : "pouvoir, sur la terre, de remettre les
péchés", pour montrer l'union indivisible qui existe entre la puissance
divine et la nature humaine. Car, bien qu'il soit devenu homme, il est demeuré
le Verbe de Dieu."
3. Dans l'expression "cet homme", le mot "homme",
par le pronom démonstratif, oriente vers le suppôt. C'est pourquoi dire :
"Le Christ, en tant qu'il est cet homme est Dieu", vaut mieux que de
dire : "Le Christ, en tant qu'homme, est Dieu."
Objections :
1. Ce qui convient à tout homme convient au Christ en tant
qu'il est homme, selon ce texte (Ph 2, 7) : "Il est devenu semblable aux
hommes." Or tout homme est une personne. Donc le Christ, en tant qu'homme,
est une personne.
2. Le Christ, en tant qu'homme, est une substance de nature
rationnelle, non une substance universelle, mais une substance individuelle. Or,
selon Boèce, la personne n'est pas autre chose qu'une substance individuelle de
nature rationnelle. Donc, le Christ, en tant qu'homme, est une personne.
3. Le Christ, en tant qu'homme, est une réalité de la nature
humaine, un suppôt, une hypostase de cette même nature. Mais tout suppôt humain,
toute hypostase, toute nature humaine réelle est une personne. Donc, le Christ,
en tant qu'homme, est une personne.
Cependant :
Le Christ, en tant
qu'homme, n'est pas une personne éternelle. Donc, s'il est une personne en tant
qu'homme, il s'ensuit qu'il y aura en lui deux personnes, l'une temporelle et
l'autre éternelle. Ce qui est faux, nous l'avons dit.
Conclusion :
Comme nous l'avons
déjà montré, le mot "homme", placé en apposition, peut être
pris soit pour le suppôt, soit pour la nature. Donc, quand on dit : "Le
Christ, en tant qu'homme, est une personne", si l'on prend le mot "homme"
au sens de suppôt, il est évident que la proposition est vraie ; car le suppôt
de la nature humaine n'est pas autre que la personne du Fils de Dieu.
Mais si l'on prend
le mot "homme" au sens de nature, cela peut avoir deux sens. Ou bien
l'on veut dire qu'il convient à la nature humaine d'exister dans une personne ;
et cette manière de parler est vraie, car tout ce qui subsiste dans la nature
humaine est une personne. Ou bien l'on entend que la nature humaine doit avoir
dans le Christ une personnalité propre, causée par les principes mêmes de cette
nature, et sous ce rapport le Christ en tant qu'homme n'est pas une personne ;
car sa nature humaine n'existe pas par elle-même séparément de la nature divine,
ce qui serait requis pour qu'elle soit une personne.
Solutions :
1. Il convient à tout homme d'être une personne, en ce sens que
tout ce qui subsiste dans une nature humaine est une personne. Mais ceci est
propre à l'homme qu'est le Christ : la personne qui subsiste dans sa nature
humaine n'est pas causée par les principes de cette nature ; elle est
éternelle. Et c'est pourquoi, d'une manière, le Christ en tant qu'homme est une
personne ; mais, d'une autre manière, il ne l'est pas, au sens où nous venons
de le dire.
2. La substance individuelle dont il est question dans la
définition de Boèce est une substance complète, subsistant par soi et
séparément des autres substances. Autrement, il faudrait dire que la main de
l'homme est une personne, puisqu'eue est une substance individuelle, alors que
cette substance individuelle existe dans un sujet et ne peut être appelée une
personne. Pour la même raison, la nature humaine dans le Christ, n'est pas une
personne, bien qu'elle puisse être appelée un être individuel et singulier.
3. La personne, l'hypostase, le suppôt, la réalité
substantielle signifient quelque chose de complet et de subsistant par soi.
Aussi, puisque la nature humaine n'existe pas par soi, séparément de la
personne du Fils de Dieu, on ne peut pas dire qu'elle soit par elle-même une
hypostase, ou un suppôt, ou une réalité substantielle.
C'est pourquoi, dans
le sens où nous nions la proposition : "Le Christ, en tant qu'homme, est
une personne", il faut également nier toutes les autres propositions
semblables.
Il faut maintenant étudier ce qui se rattache à l'unité du Christ en
général. Car ce qui se rattache à l'unité ou à la pluralité sur des points
particuliers doit être précisé en son lieu. C'est ainsi qu'on a déterminé plus
haut qu'il n'y a pas dans le Christ qu'une seule science (Q. 9-12) ; et plus loin on déterminera que
chez le Christ il n'y a qu'une seule naissance (Q. 35, a. 2).
Il faut donc étudier :
- I. L'unité du Christ quant à l'existence (Q.
17).
- Il. Quant au vouloir (Q. 18).
- III. Quant à l'activité (Q. 19).
1. Le Christ est-il une unité ou une dualité ?
- 2. N'y a-t-il dans le Christ qu'une seule existence ?
Objections :
1. Saint Augustin a écrit : "Puisque la forme de Dieu a
pris la forme d'esclave, l'un et l'autre est Dieu en raison de Dieu qui assume
; l'un et l'autre est homme, en raison de l'homme assumé." Mais "l'un
et l'autre" ne peut se dire que là où il y a dualité. Donc le Christ est
une dualité.
2. Partout où il y a "autre chose et autre chose" il
y a dualité. Mais c'est le cas du Christ selon saint Augustin : "Alors
qu'il était en la forme de Dieu, il prit la forme d'esclave ; l'un et l'autre
ne font qu'un, mais différemment : l'un par rapport au Verbe, et l'autre par
rapport à l'homme." Le Christ est donc une dualité.
3. Le Christ n'est pas seulement homme ; car il serait alors
un homme comme les autres. Il y a donc en lui autre chose qu'un homme, et par
conséquent une dualité.
4. Le Christ est identique au Père et différent du Père. Il
est donc une dualité.
5. De même que dans le mystère de la Trinité il y a trois
personnes en une seule nature, de même dans le mystère de l'Incarnation il y a
deux natures en une seule personne. Mais en raison de l'unité de nature et
malgré la distinction des personnes, on dit que le Père et le Fils sont un, selon
cette parole en saint Jean (10, 30) : "Moi et le Père, nous sommes
un." Ainsi, semble-t-il, en raison de la dualité des natures et malgré
l'unité de personne, le Christ est deux.
6. Aristote écrit que les termes "un" et
"deux" se disent par mode de dénomination. Le Christ possède une
dualité de natures. Donc le Christ est deux.
7. Selon Porphyre, la forme accidentelle rend autre le sujet, tandis
que la forme substantielle en fait autre chose. Mais dans le Christ il y a deux
natures substantielles, la divine et l'humaine. Donc le Christ est autre chose
et autre chose, et il constitue une dualité.
Cependant :
Nous lisons dans
Boèce : "Tout être, sous le rapport où il est être, est un." Mais, dans
notre foi, nous attribuons l'être au Christ. Donc le Christ est un.
Conclusion :
La nature, considérée
en elle-même et exprimée sous une forme abstraite, ne saurait être attribuée au
suppôt ou à la personne, si ce n'est en Dieu où "ce qui est" et
"ce par quoi il est" sont identiques, comme nous l'avons montré dans
la première Partie Or, dans le Christ, il y a deux natures : divine et humaine.
La nature divine peut lui être attribuée aussi bien sous une forme abstraite que
sous une forme concrète ; nous disons en effet que le Fils de Dieu, qui est
représenté par le nom de Christ, est sa nature divine, et qu'il est Dieu. Mais
la nature humaine ne saurait être attribuée au Christ en elle-même et
abstraitement ; elle ne peut l'être qu'au concret, en tant qu'elle est
signifiée comme existant dans le suppôt. On ne peut pas dire en vérité que le
Christ est sa nature humaine, car la nature humaine n'est pas attribuable à son
suppôt ; mais on dit que le Christ est homme de la même manière dont on dit que
le Christ est Dieu.
Or le mot "Dieu"
signifie celui qui possède la divinité, et le mot "homme" celui qui
possède l'humanité. Mais celui qui possède l'humanité est désigné différemment
par le nom d'homme, ou par le nom de Pierre ou de Jésus. Car "homme" implique
celui qui possède l'humanité sans distinction, comme le nom "Dieu" implique
celui qui possède la divinité sans distinction. Au contraire "Pierre"
ou "Jésus" signifient un sujet humain d'une façon précise et avec des
propriétés individuelles déterminées ; de même, le nom de "Fils de Dieu"
désigne un sujet divin avec une propriété personnelle précise.
Or, la dualité se
trouve dans le Christ quant à ses natures. C'est pourquoi, si les deux natures
pouvaient être attribuées au Christ sous une forme abstraite, il s'ensuivrait
que le Christ serait une dualité. Mais puisqu'elles ne peuvent l'être qu'en
tant qu'elles sont signifiées comme étant dans le suppôt, l'unité ou la
pluralité ne se diront du Christ qu'en raison du suppôt. Certains auteurs ont
prétendu qu'il y avait dans le Christ deux suppôts et une personne unique, la
personne n'étant d'après eux, que l'ultime complément du suppôt. Dès lors, à
les entendre, en raison des deux suppôts, le Christ serait deux, si l'on met le
mot "deux" au neutre ; au contraire, à cause de l'unité de personne, le
Christ serait un, en mettant le mot "un" au masculin ; car le genre
neutre désigne quelque chose d'informe et d'imparfait, et le genre masculin, quelque
chose de parfait et d'achevé. - Les nestoriens qui mettaient dans le Christ
deux personnes, prétendaient qu'il était deux, en prenant le mot aussi bien au
masculin qu'au neutre. - Mais nous, qui plaçons dans le Christ une seule
personne et un suppôt unique, nous disons que le Christ est un, en prenant le
mot "un" non seulement au masculin, mais même au neutre.
Solutions :
1. Dans le texte de saint Augustin, on ne doit pas entendre
l'expression "l'un et l'autre" à la manière d'un prédicat, comme si
l'on disait : "Le Christ est l'un et l'autre" ; mais à la manière
d'un sujet. En ce sens "l'un et l'autre" est mis non pour deux
suppôts, mais pour deux noms signifiant les deux natures au concret. Je puis
dire en effet : "l'un et l'autre", c'est-à-dire Dieu et l'homme, "est
Dieu en raison de Dieu qui assume" ; - et : "l'un et l'autre", à
savoir Dieu et l'homme, "est homme en raison de l'homme assumé".
2. Quand on dit que le Christ est autre chose et autre chose, il
faut l'entendre en ce sens que le Christ possède deux natures différentes. Et
c'est l'explication donnée par saint Augustin lorsqu'après avoir écrit :
"Dans le médiateur entre Dieu et les hommes, autre chose est le Fils de
Dieu et autre chose est le fils de l'homme", il ajoute : "Autre chose,
dis-je, en raison de la distinction des substances ; mais non pas un autre en
raison de l'unité de personne." - Et saint Grégoire de Nazianze écrit :
"A parler brièvement, autre chose et autre chose sont les éléments dont
est constitué le Sauveur, car le visible n'est pas l'invisible, le temporel n'est
pas l'éternel. Mais le Christ n'est pas un autre et un autre, car ces deux
choses ne font qu'un."
3. La proposition : "Le Christ est seulement un
homme", est fausse, car elle exclut la possibilité non d'un autre suppôt, mais
d'une autre nature, le prédicat signifiant formellement la nature. Si l'on
ajoutait une précision qui orienterait vers le suppôt, la proposition serait
vraie. Ainsi l'on pourrait dire : "Le Christ est seulement ce sujet qui
est homme." Cependant, du fait que le Christ n'est pas seulement homme, on
ne peut pas conclure "qu'il est quelqu'autre chose qu'homme" ; car le
mot "autre", ayant rapport à la diversité des substances, se réfère
proprement au suppôt ; et il en est ainsi de tous les relatifs qui établissent
une relation personnelle. La conclusion est seulement : donc, le Christ possède
une autre nature.
4. Quand on dit que le Christ est quelque chose d'identique au
Père, le mot "quelque chose" est mis pour la nature divine, laquelle
peut être attribuée, même abstraitement, au Père et au Fils. Mais quand on dit
: "Le Christ est quelque chose de différent du Père", le
"quelque chose" désigne la nature humaine au concret, sans préciser
le suppôt qui hypostasie, ni marquer ses propriétés individuelles. On ne peut
donc pas conclure que le Christ est autre chose et autre chose, ou qu'il est
une dualité ; car le suppôt de la nature humaine, qui est la personne du Fils
de Dieu, ne compose pas numériquement avec la nature divine qui est attribuée
au Père et au Fils.
5. Dans le mystère de la Trinité, la nature divine est
attribuée encore sous une forme abstraite aux trois personnes ; c'est pourquoi
l'on peut dire absolument que les trois personnes sont un. Mais, dans le
mystère de l'Incarnation, les deux natures ne sont pas attribuées abstraitement
au Christ ; et c'est pourquoi l'on ne peut dire absolument que le Christ est
une dualité.
6. Le mot "deux" signifie une dualité qui est
possédée par le sujet même auquel on l'attribue. Or, ici, l'attribution est
faite au suppôt, car c'est lui qui est signifié par le mot "Christ".
Donc, bien qu'il y ait dans le Christ une dualité de natures, cependant, comme
il n'y a pas en lui une dualité de suppôts, on ne peut pas dire qu'il soit
deux.
7. Le mot "autre" signifie une diversité
accidentelle ; et c'est pourquoi une simple différence accidentelle suffit pour
que l'on puisse dire purement et simplement d'une réalité qu'elle est autre.
Mais l'expression "autre chose" comporte une diversité substantielle.
Or on donne le nom de substance non seulement à la nature mais aussi au suppôt,
comme dit Aristote. C'est pourquoi une diversité de nature ne suffit pas pour
que l'on puisse dire purement et simplement d'une réalité qu'elle est autre
chose ; il y faut une diversité de suppôt. Quand celle-ci n'existe pas, la
réalité n'est autre chose que sous un certain rapport, à savoir sous le rapport
de la nature.
Objections :
1. Selon saint Jean Damascène : "Tout ce qui est une
conséquence de la nature implique dans le Christ une dualité." Mais
l'existence est une conséquence de la nature, car elle est donnée par la forme.
Donc il y a deux existences dans le Christ.
2. L'existence du Fils de Dieu, c'est la nature divine
elle-même, et elle est éternelle. Or l'existence du Christ n'est pas la nature
divine, mais une existence temporelle. Donc, dans le Christ, il n'y a pas une
seule existence.
3. Dans la Trinité, bien qu'il y ait trois personnes, il n'y a
pourtant qu'une seule existence à cause de l'unité de nature. Mais dans le
Christ il y a deux natures, bien qu'il y ait une seule personne. Donc, dans le
Christ, il n'y aura pas, seulement une existence, mais deux.
4. Dans le Christ, l'âme donne une certaine existence au corps,
puisqu'elle est sa forme. Mais elle ne lui donne pas une existence divine, qui
serait incréée. Elle lui confère donc une autre existence, distincte de
l'existence divine.
Cependant :
Toute réalité, dans
la mesure où elle mérite le nom d'être, est une, car l'unité et l'être sont convertibles.
Donc, s'il y a deux existences dans le Christ, il faudra dire que le Christ
n'est pas un, mais qu'il est une dualité.
Conclusion :
Puisque, dans le
Christ, il y a deux natures et une seule hypostase, tout ce qui se rapporte à
la nature implique nécessairement en lui une dualité ; au contraire, tout ce
qui se rapporte à l'hypostase est un. Or, l'existence relève à la fois de la
nature et de l'hypostase : de l'hypostase, car l'hypostase est "ce qui"
possède l'existence ; de la nature, car la nature est "ce par quoi" quelque
chose possède l'existence. Nous nous représentons en effet la nature à la
manière d'une forme, et lui donnons le nom d'être parce que, par elle, quelque
chose est ; ainsi par la blancheur une réalité est blanche ; par l'humanité, un
individu est homme.
Il convient de
remarquer en outre que, lorsqu'une forme ou une nature n'appartient pas en
propre à l'existence personnelle d'une hypostase subsistante, l'existence de
cette forme ou de cette nature ne doit pas s'attribuer purement et simplement à
la personne en question, mais seulement sous un certain rapport ; ainsi
l'existence qui revient à Socrate du fait de sa blancheur, ne lui appartient
pas en tant précisément qu'il est Socrate, mais en tant qu'il est blanc. A ce
point de vue, rien n'empêche de multiplier l'existence dans une hypostase ou
une personne ; est autre en effet l'existence qui fait de Socrate un individu
blanc, et autre l'existence qui le rend musicien. On ne saurait, au contraire, multiplier
l'existence qui appartient en propre à l'hypostase ou à la personne ; car à une
réalité unique doit répondre une existence unique.
Donc, si la nature
humaine s'ajoutait au Fils de Dieu, non pas hypostatiquement ou personnellement,
mais par une union accidentelle, comme certains l'ont prétendus, il faudrait
mettre dans le Christ deux existences : l'une en tant qu'il est Dieu ; l'autre
en tant qu'il est homme. Ainsi met-on en Socrate une existence selon qu'il est
blanc, et une autre selon qu'il est homme, parce qu'être blanc n'appartient pas
à l'existence personnelle de Socrate. Or avoir une tête, un corps, une âme, tout
cela appartient à l'unique personne de Socrate, et c'est pourquoi toutes ces
composantes ne font qu'une seule existence en Socrate. Et s'il arrivait
qu'après la constitution de la personne de Socrate, on lui ajoutait des mains, des
pieds ou des yeux comme il est arrivé à l'aveugle-né, cela n'ajouterait pas à
Socrate une nouvelle existence, mais seulement une relation à ces différents
membres, parce qu'ainsi l'on dirait qu'il existe non seulement selon ses
éléments antérieurs, mais encore selon ceux qui lui ont été ajoutés ensuite.
Ainsi donc, puisque
la nature humaine s'unit au Fils de Dieu de façon hypostatique, c'est-à-dire
personnelle, comme nous l'avons dit plus haut, et non de manière
accidentelle, il s'ensuit que, selon la nature humaine, il ne lui est pas
ajouté une nouvelle existence personnelle, mais seulement une nouvelle relation
de son existence personnelle préexistant à l'égard de la nature humaine ; c'est-à-dire
que désormais cette personne subsiste non seulement selon la nature divine, mais
aussi selon la nature humaine.
Solutions :
1. L'existence suit la nature non pas en ce sens que la nature
est "ce qui" a l'existence, mais en ce sens qu'elle est "ce par
quoi" quelque chose existe. L'existence suit la personne ou hypostase
parce que la personne est "ce qui" possède l'existence. Et c'est
pourquoi l'unité lui appartient selon l'union hypostatique plus que la dualité
ne lui appartient selon la dualité des deux natures.
2. L'existence éternelle du Fils de Dieu, qui est identique à
la nature divine, devient l'existence de l'homme en tant précisément que la
nature humaine est assumée par le Fils de Dieu dans l'unité de la personne.
3. Nous l'avons dit dans la première Partie, parce que la
personne divine est identique à sa nature, chez les personnes divines
l'existence de la personne n'est pas différente de l'existence de la nature ;
et c'est pourquoi les trois personnes n'ont qu'une seule existence. Tandis
qu'elles en auraient une triple si chez elles l'existence de la personne était
différente de celle de la nature.
4. Chez le Christ, l'âme donne l'existence au corps en tant
qu'elle l'anime en acte, lui donnant par là l'achèvement de sa nature et de son
espèce. Mais si nous concevons un corps achevé par l'âme, sans que l'hypostase
possède l'un et l'autre, ce tout, composé d'une âme et d'un corps que nous
désignons par le mot "humanité", ne s'entend pas comme quelque chose
qui existe, mais ce par quoi quelque chose existe. C'est pourquoi l'existence
appartient à la personne subsistante, en tant qu'elle possède une relation à
telle nature ; et dans le cas présent, cette relation est produite par l'âme, du
simple fait que celle-ci achève la nature humaine en informant le corps.
1. Y a-t-il chez le Christ deux volontés, l'une
divine et l'autre humaine ? - 2. Dans la nature humaine du Christ, y a-t-il une
volonté de sensualité, et une autre de raison ? - 3. Dans la raison y a-t-il eu
chez le Christ plusieurs volontés ? - 4. Le Christ avait-il le libre arbitre ?
- 5. La volonté humaine du Christ a-t-elle été, dans tous ses vouloirs, conforme
à la volonté du Père ? - 6. Y eut-il chez le Christ contrariété entre les
volontés ?
Objections :
1. Chez un être qui veut, la volonté est le premier principe
qui met en mouvement et qui commande. Mais chez le Christ ce premier principe
était la volonté divine, parce que, chez lui, tout ce qu'il y avait d'humain
était mis en mouvement selon la volonté divine. Il semble donc qu'il n'y avait
chez le Christ que la seule volonté divine.
2. L'instrument n'est pas mû par sa propre volonté mais par la
volonté de celui qui le meut. Or chez le Christ la nature humaine était comme
l'instrument de sa divinité. Donc elle n'était pas mue par sa propre volonté, mais
par la volonté divine.
3. On ne doit multiplier chez le Christ que ce qui ressortit à
la nature ; or tel n'est pas le cas de la volonté. Car ce qui est naturel est
nécessaire ; ce qui est volontaire ne l'est pas. Donc la volonté est unique
chez le Christ.
4. Saint Jean Damascène enseigne que "vouloir d'une
certaine manière, cela ne relève pas de la nature, mais de notre intelligence"
; c'est donc une activité personnelle. Mais toute volonté est une volonté
particulière, car on ne fait partie d'un genre qu'en faisant partie de l'une de
ses espèces. Donc toute volonté relève de la personne. Mais dans le Christ il
n'y a eu et il n'y a qu'une seule personne, et donc une seule volonté.
Cependant :
Il y a la parole
du Seigneur (Lc 22, 42) : "Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe.
Cependant que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se fasse." En
citant ce texte, saint Ambroise de Milan écrit : "Comme il avait pris ma
volonté, il a pris ma tristesse." Et il dit ailleurs : "Il rapporte
sa volonté à son humanité, celle du Père à la divinité. Car la volonté de
l'homme est temporelle ; la volonté de Dieu est éternelle."
Conclusion :
Certains ont
affirmé qu'il y avait dans le Christ une seule volonté, mais ils sont venus à
cette position pour des motifs différents.
- Pour Apollinaire,
il n'y avait pas d'âme intellectuelle chez le Christ. C'est le Verbe qui tenait
lieu d'âme, ou même d'intelligence. Aussi, puisque "la volonté est dans la
raison" selon Aristote, il s'ensuivait qu'il n'y avait pas de volonté
humaine chez le Christ, et ainsi il n'y avait chez lui qu'une seule volonté.
- Et pareillement
Eutychès, comme tous ceux qui n'admettaient dans le Christ qu'une seule nature
composée, étaient contraints de ne mettre en lui qu'une seule volonté.
- Nestorius
également, parce qu'il prétendait que l'union de l'homme et de Dieu se fait
seulement par l'amour et la volonté, ne mettait qu'une seule volonté dans le
Christ.
- Plus tard, Macaire
patriarche d'Antioche, Cyrus d'Alexandrie, Sergius de Constantinople et leurs
partisans ne reconnurent chez le Christ qu'une seule volonté, tout en
maintenant l'union des deux natures sous le rapport de l'hypostase. Ils
pensaient que la nature humaine du Christ n'était jamais mue de son propre
mouvement mais uniquement par la divinité, comme on le voit par la "lettre synodale" du pape Agathon.
- Et c'est
pourquoi le VIe Concile oecuménique célébré à Constantinople
détermina qu'il fallait admettre deux volontés dans le Christ, en ces termes :
"Conformément à ce que les prophètes nous ont jadis enseigné sur le Christ,
à ce que lui-même nous a enseigné et à ce que nous a transmis le Symbole des
saints Pères, nous proclamons qu'il y a
dans le Christ deux volontés et deux opérations selon ses deux natures."
Et il était
nécessaire de parler ainsi. Car il est évident que le Fils de Dieu a assumé une
nature humaine parfaite, nous l'avons montré plus haut. Or la volonté
appartient à la perfection de la nature humaine, dont elle est une puissance
naturelle, comme l'intelligence, cela se déduit de nos exposés de la première
Partie. Aussi est-il nécessaire de dire que le Fils de Dieu devait assumer, avec
la nature humaine, une volonté humaine. Toutefois, en assumant la nature
humaine, le Fils de Dieu n'a éprouvé aucun amoindrissement dans ce qui
appartient à la nature divine, à laquelle convient la volonté, nous l'avons
établi dans la première Partie. Aussi est-il nécessaire de dire que dans le
Christ il y a deux volontés : divine et humaine.
Solutions :
1. Tout ce qui se trouvait dans la nature humaine du Christ
était mû au gré de la volonté divine ; mais il ne s'ensuit pas qu'il n'y avait
pas chez le Christ de mouvement volontaire propre à sa nature humaine. Parce
que les volontés pieuses des autres saints, elles aussi, sont mues conformément
à la volonté de Dieu "qui opère en eux le vouloir et le faire" (Ph 2,
13). Car bien que la volonté ne puisse être mue du dedans par aucune créature, elle
peut l'être par Dieu, comme nous l'avons dit dans la première Partie. Et ainsi
le Christ, selon sa volonté humaine, suivait la volonté divine, selon le Psaume
(40, 9) : "Mon Dieu, j'ai voulu faire ta volonté." Et saint Augustin
écrit : "Quand le Fils dit au Père : "Non ce que je veux, mais ce que
tu veux", à quoi bon ajouter ce commentaire : "Il montre par là que
sa volonté est vraiment soumise à son Père". Comme si nous pouvions nier
que la volonté de l'homme doit être soumise à celle de Dieu ?"
2. Il est propre à l'instrument d'être mû par l'agent
principal, mais différemment selon les propriétés de sa nature. Car
l'instrument inanimé, comme la hache ou la scie, n'est mû par l'artisan que
d'un mouvement matériel. Un instrument animé par une âme sensible est mû par
l'appétit sensible, comme le cheval par son cavalier. Mais l'instrument animé
par l'âme raisonnable est mû par sa volonté, comme l'esclave est mû par l'ordre
de son maître à faire un travail, "car l'esclave est comme un instrument
animé" selon Aristote. Ainsi donc la nature humaine chez le Christ fut
l'instrument de la divinité en ce qu'elle était mue par sa propre volonté.
3. La puissance de la volonté est naturelle et découle
nécessairement de la nature. Mais le mouvement ou acte de cette puissance, appelé
aussi volonté, est parfois naturel et nécessaire, par exemple dans la visée du
bonheur, et parfois émane du libre arbitre, qui n'est ni naturel ni nécessaires
nous avons montré comment dans la première Partie. Et cependant, même la raison,
principe de ce mouvement, est naturelle. Et c'est pourquoi, outre la volonté
divine, il faut mettre chez le Christ une volonté humaine, non seulement en
tant qu'elle est une puissance ou un mouvement naturel, mais aussi en tant qu'elle
est un mouvement rationnel.
4. Vouloir d'une certaine manière désigne bien un mode
déterminé du vouloir. Mais un mode déterminé affecte la réalité même dont il
est le mode. De ce fait, puisque la volonté appartient à la nature, le fait de
vouloir d'une certaine manière relève aussi de la nature, non pas considérée en
elle-même absolument, mais envisagée dans telle hypostase. La volonté humaine
du Christ, se trouvant dans l'hypostase divine, possédait donc un mode
déterminé, car elle était toujours mue au gré de la volonté divine.
Objections :
1. Le Philosophe (Aristote) enseigne : "La volonté est
dans la raison ; dans l'appétit sensible, il y a l'irascible et le
concupiscible." Mais la sensualité désigne l'appétit sensible. Donc il n'y
a pas eu chez le Christ une volonté de sensualité.
2. D'après saint Augustin, la sensualité est symbolisée par le
serpent. Or le Christ n'avait rien de commun avec le serpent, car il eut la
ressemblance de cet animal venimeux sans en avoir le venin, dit encore saint
Augustin en commentant la parole de saint Jean (3, 14) : "De même que
Moïse éleva le serpent dans le désert..." Donc il n'y avait pas chez le
Christ de volonté de sensualité.
3. La volonté découle de la nature, nous l'avons dit. Mais
chez le Christ il n'y avait qu'une seule nature, en dehors de la nature divine.
Donc il n'y avait chez le Christ qu'une seule volonté humaine.
Cependant :
Saint Ambroise de Milan, écrit : "C'est ma volonté qu'il
appelle la sienne car, en tant qu'homme, il a pris ma tristesse. Il faut
comprendre par là que la tristesse se rattache, chez le Christ, à la sensualité,
comme on l'a montré dans la deuxième Partie. Il apparaît donc qu'il y a chez le
Christ, outre la volonté de raison, la volonté de sensualité.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit à l'Article précédent, le Fils de Dieu a assumé la nature humaine avec tout
ce qui appartient à la perfection de celle-ci. Or la nature animale est incluse
dans la nature humaine, comme le genre est inclus dans l'espèce. Aussi faut-il
que le Fils de Dieu ait assumé avec la nature humaine tout ce qui appartient
aussi à la perfection de la nature animale, dont fait partie l'appétit sensible
appelé sensualité. Et c'est pourquoi il faut dire qu'il y avait de la
sensualité chez le Christ.
Il faut encore
savoir que la sensualité ou appétit sensuel, en tant qu'il est fait par nature
pour obéir à la raison, est dit rationnel par participation, comme le montre
Aristote. Et parce que la volonté "est dans la raison", on peut dire
au même titre que la sensualité est une volonté par participation.
Solutions :
1. Le motif invoqué vaut pour la volonté proprement dit, qui
ne se trouve que dans la partie intellectuelle de l'âme. Mais la volonté
participée peut se trouver dans la partie sensitive, pour autant que celle-ci obéisse
à la raison.
2. La sensualité symbolisée par le serpent n'est pas la nature
sensible assumée par le Christ, mais se réfère au foyer de péché et de
corruption, qui ne se trouvait pas chez le Christ.
3. Quand une réalité existe en vue d'une autre, les deux
semblent ne faire qu'un, ainsi la surface rendue visible par la couleur
constitue avec elle un seul objet visible. Pareillement, la sensualité n'est
appelée volonté que pour sa participation à la volonté rationnelle ; de même
donc qu'il n'y a qu'une nature humaine chez le Christ, de même il n'y aura en
lui qu'une seule volonté humaine.
Objections :
1. Saint Jean Damascène écrit que la volonté humaine est
double : l'une naturelle, qu'on appelle thélèsis ; l'autre rationnelle, qu'on
appelle boulèsis. Mais le Christ possédait, avec la nature humaine, tout
ce qui appartient à la perfection de celle-ci. Donc ces deux volontés ont
existé chez le Christ.
2. Chez l'homme, la distinction des facultés appétitives
correspond à la distinction des facultés de connaissance ; et c'est pourquoi
l'appétit sensible et l'appétit intellectuel se distinguent de la même manière
que les sens et l'intellect. Mais on distingue également, du point de vue de la
connaissance, la raison et l'intellect, qui ont existé tous deux chez le
Christ. Il y a donc eu chez lui une double volonté : intellectuelle et
rationnelle.
3. Certains mettent chez le Christ une "volonté de
piété", qui ne peut se trouver que du côté de la raison. Donc il y a dans
le Christ plusieurs volontés rationnelles.
Cependant :
Dans un ordre
donné, il y a toujours un premier moteur unique. Or, dans l'ordre des actes
humains, la volonté est premier moteur. Il ne peut donc y avoir chez un homme
qu'une seule volonté proprement dite, qui est la volonté rationnelle ; et
puisque le Christ est un homme, il n'y a en lui qu'une seule volonté humaine.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, la volonté se prend tantôt pour la puissance, et tantôt pour l'acte. En ce
dernier sens, il est vrai qu'il faut reconnaître chez le Christ deux volontés, c’est-à-dire
deux espèces d'actes volontaires. Nous avons vu en effet, dans la deuxième
Partie, que la volonté a pour objet d'une part la fin, et d'autre part ce qui a
rapport à la fin, et qu'elle ne se porte pas de la même manière sur l'un et
l'autre objet. Elle se porte vers la fin d'une façon absolue, comme vers ce qui
est bon purement et simplement, elle se porte au contraire vers le moyen
ordonné à la fin parce qu'elle le rapporte à cette fin, et qu'elle trouve en
lui de la bonté, du fait de son ordre à autre chose que lui. L'acte volontaire
qui se porte sur un objet voulu pour lui-même, comme la santé, n'est donc pas
de même sorte que l'acte volontaire qui se porte sur un objet voulu seulement
dans son rapport à autre chose comme l'absorption d'un remède. Le premier acte
est appelé par saint Jean Damascène thélèsis ou simple vouloir et les
Maîtres lui donnent le nom de volonté de nature ; le second est appelé par saint
Jean Damascène boulèsis ou volonté prudentielle ; et les Maîtres lui
donnent le nom de volonté de raison. Mais cette diversité d'actes ne diversifie
pas la puissance, car tous deux visent dans l'objet la même raison de bien.
C'est pourquoi, si nous parlons de la puissance volontaire, nous devons dire
que, chez le Christ, il n'y a qu'une seule volonté humaine, essentielle et non
participée. Mais si nous parlons de l'acte volontaire, nous distinguons alors
chez le Christ une volonté de nature, appelée thélèsis et une volonté de
raison, appelée boulèsis.
Solutions :
1. Les volontés en question ne se distinguent pas sous le
rapport de la puissance, mais sous le rapport de l'acte, ainsi que nous l'avons
exposé dans la Conclusion.
2. On a montré dans la première Partie que l'intelligence et
la raison ne sont pas des puissances diverses.
3. La volonté de piété n'est pas autre chose, semble-t-il, que
la volonté de nature envisagée sous cet aspect qu'elle fuit le mal d'autrui
comme un mal absolu.
Objections :
1. Saint Jean Damascène écrit : "Si nous voulons parler
en propriété de termes, il est impossible d'attribuer au Christ la gnomè (perspicacité
morale), et la proairésis (principe
de choix)", impliquant une
réflexion laborieuse. Or, la propriété des termes est surtout importante en
matière de foi. On ne peut donc pas attribuer au Christ le choix, ni donc le
libre arbitre, qui agit par choix ou élection.
2. Selon Aristote : "L'élection est l'acte de l'appétit
qui suit le conseil". Mais le Christ ne semble pas avoir possédé le
conseil, car celui-ci ne s'exerce que pour les problèmes où nous n'avons pas de
certitude. Il n'y a donc pas chez le Christ d'élection, ni par conséquent de
libre arbitre.
3. Le libre arbitre est indifférent à l'égard des contraires.
Mais la volonté du Christ était déterminée au bien, puisqu'elle ne pouvait pas
pécher, on l'a dit plus haut. Le Christ n'avait donc pas le libre arbitre.
Cependant :
Nous lisons dans
Isaïe (7, 15) : "Il mangera de la crème et du miel, jusqu'à ce qu'il sache
rejeter le mal et choisir le bien", ce qui est l'acte du libre arbitre. Le
Christ avait donc le libre arbitre.
Conclusion :
Nous l'avons dit, il
y avait dans le Christ deux actes de volonté :
- L'un par lequel
sa volonté se portait sur un objet voulu pour lui-même ;
- L'autre par
lequel elle se portait sur un objet en raison de son rapport à un autre pour
lequel il a raison de moyen.
Or l'élection, dit
Aristote, diffère de la volonté en ce que celle-ci "a pour objet, à
proprement parler, la fin, tandis que l'élection a pour objet les moyens".
Ainsi, le simple vouloir n'est pas autre chose que ce que nous avons appelé la
volonté de nature ; et l'élection est identique à la volonté de raison ; de
plus, elle est l'acte propre du libre arbitre, comme nous l'avons montré dans
la première Partie. C'est pourquoi, du moment que nous admettons chez le Christ
la volonté de raison, nous devons aussi admettre chez lui la volonté d'élection,
et par conséquent le libre arbitre, dont l'élection est l'acte.
Solutions :
1. Saint Jean Damascène refuse au Christ l'élection pour
autant qu'elle comporte de l'hésitation. Mais elle n'en comporte pas
nécessairement ; car Dieu même fait acte d'élection, selon saint Paul (Ep 1, 4)
: "Il nous a élus en lui avant la création du monde", alors qu'en
Dieu il n'y a pas d'hésitation. Celle-ci intervient en tant que l'élection est
le fait d'une nature ignorante. Il faut en dire autant des autres faiblesses
mentionnées par ce texte.
2. L'élection suppose le conseil ; mais celui-ci est déterminé
par le jugement ; car nous choisissons après l'enquête du conseil, ce que nous
jugeons devoir faire, dit Aristote. Et c'est pourquoi si l'on juge que l'on
doit agir de telle façon sans qu'il y ait eu auparavant hésitation ni enquête, cela
suffit pour qu'il y ait élection. Il est donc clair que l'hésitation ou
l'enquête n'appartiennent pas essentiellement à l'élection, mais seulement si
celle-ci est le fait d'une nature ignorante.
3. La volonté du Christ, bien que déterminée au bien, n'est
cependant pas déterminée à tel ou tel bien. C'est pourquoi il appartenait au
Christ de faire un choix par son libre arbitre, comme font les bienheureux.
Objections :
1. Il semble que la volonté humaine, chez le Christ, n'a pas
voulu autre chose que ce que Dieu veut. En effet, il est dit dans un Psaume (40,
9) mis dans la bouche du Christ : "Mon Dieu, j'ai voulu faire ta
volonté." Or, faire la volonté de quelqu'un, c'est vouloir ce qu'il veut.
La volonté humaine du Christ avait donc le même objet que sa volonté divine.
2. L'âme du Christ a eu une charité très parfaite, et même qui
dépasse tout ce que nous pouvons comprendre, selon l'Apôtre (Ep 9, 19) :
"La charité du Christ surpasse toute connaissance." Mais, par la
charité, l'homme conforme son vouloir à celui de Dieu : au dire d'Aristote l'un
des caractères de l'amitié, c'est de vouloir et de choisir les mêmes choses. La
volonté humaine du Christ ne pouvait donc vouloir autre chose que la volonté
divine.
3. Le Christ était véritablement compréhenseur ; or les saints
qui sont compréhenseurs dans la patrie, ne veulent pas autre chose que ce que
Dieu veut ; autrement ils ne seraient pas bienheureux, puisqu'ils ne
posséderaient pas tout ce qu'ils veulent. Car le bienheureux, dit saint Augustin
: "est celui qui a tout ce qu'il veut, et ne veut rien de mal". Donc
le Christ, par sa volonté humaine, n'a rien voulu d'autre que ce que voulait sa
volonté divine.
Cependant :
Selon saint
Augustin : "En disant : Non ce je
veux, mais ce que tu veux, le Christ montre qu'il a voulu autre chose que
ce que voulait le Père. Or il ne le pouvait que par son coeur humain. Ayant
pris sur lui notre faiblesse, il en avait fait sa propre affectivité, non pas
divine, mais humaine."
Conclusion :
Nous l'avons dit
il y a dans la nature humaine du Christ plusieurs volontés : 1° une volonté de
sensualité, que l'on appelle volonté par participation, et une volonté
rationnelle que l'on peut envisager 2° soit comme volonté de nature, 3° soit
comme volonté de raison.
Nous avons
remarqué également que, par une disposition providentielle, le Fils de Dieu
permettait à sa chair d'agir et de pâtir en conformité avec ses propriétés
naturelles. Semblablement, il permettait à toutes les facultés de son âme
d'agir conformément à leur nature. Or il est manifeste que la volonté de
sensualité s'oppose naturellement à la douleur sensible et à toute lésion
corporelle ; de même la volonté de nature s'oppose à tout ce qui est contraire
à la nature et mauvais en soi, comme la mort, etc. Néanmoins, la volonté de
raison peut parfois choisir ces maux en considération de la fin ; ainsi, chez
un homme ordinaire, la sensibilité et la volonté de nature fuient la brûlure, mais
la volonté de raison l'accepte pour guérir. Précisément, la volonté de Dieu
était que le Christ subît la douleur, la passion et la mort. Non pas que ces
maux fussent voulus par Dieu pour eux-mêmes, mais parce qu'ils étaient ordonnés,
comme à leur fin, au salut du genre humain. De ce fait il est clair que le
Christ, par sa volonté de sensualité et par sa volonté de nature, pouvait
vouloir autre chose que ce que Dieu voulait ; mais sa volonté de raison
demeurait toujours conforme à celle de Dieu. Et nous le voyons clairement à
cette parole : "Non ce que je veux, mais ce que tu veux." Sa volonté
de raison voulait accomplir la volonté divine, tandis qu'il affirmait vouloir
autre chose selon son autre volonté.
Solutions :
1. Le Christ voulait par sa volonté de raison que la volonté
de son Père fût accomplie ; mais ce vouloir ne relevait pas de sa volonté de
sensualité qui ne peut s'élever jusqu'à la volonté de Dieu ; il n'était pas
davantage le fait de la volonté de nature qui se porte sur un objet considéré
absolument, et non dans son rapport à la volonté divine.
2. La conformité de la volonté humaine à la volonté divine
relève de la volonté de raison, et c'est sous ce rapport que les vouloirs des
amis concordent, car la raison considère l'objet dans sa relation avec la
volonté de l'ami.
3. Le Christ était à la fois compréhenseur et voyageur, en
tant que par l'esprit il jouissait de Dieu et en tant qu'il avait une chair
capable de souffrir. Et c'est pourquoi, de ce côté, il pouvait rencontrer des
objets qui contrariaient sa volonté naturelle, et même son appétit sensible.
Objections :
1. Il semble bien, car la contrariété des volontés se prend de
la contrariété de leurs objets, de même que la contrariété des mouvements se
prend de la contrariété de leurs termes, selon Aristote. Mais, par ses diverses
volontés, le Christ voulait des objets contraires ; en effet, par sa volonté
divine il voulait la mort, et par sa volonté humaine il la fuyait. D'où cette
parole de saint Athanase" : "Quand le Christ dit : "Père, si
c'est possible, que cette coupe passe loin de moi, et pourtant que ce ne soit
pas ma volonté, mais la tienne qui ne fasse", et encore : "L'esprit
est résolu, mais la chair est faible", il montre deux volontés : l'une, humaine,
qui fuyait la passion, à cause de la faiblesse de la chair ; l'autre, divine, résolue
à souffrir la passion." Le Christ a donc eu des volontés contraires.
2. Nous lisons dans l'épître aux Galates (5, 17) : "La
chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair." Il y a donc contrariété
de volontés quand l'esprit désire une chose, et la chair une autre. Mais ce fut
le cas du Christ ; car, par l'amour de charité que le Saint-Esprit produisait
en son âme, il voulait la souffrance selon Isaïe (53, 7) : "Il s'est
offert parce qu'il l'a voulu." Et cependant, selon la chair, il fuyait la
souffrance. Il y avait donc en lui contrariété de volontés.
3. Nous lisons dans saint Luc (22, 43) : "Entré en agonie,
il priait avec plus d'insistance." Mais l'agonie semble comporter un
conflit intérieur entre tendances contraires. Il y avait donc dans le Christ
contrariété de volontés.
Cependant :
Nous lisons dans
les décrets du sixième Concile oecuménique : "Nous proclamons (dans le
Christ) deux volontés naturelles, qui ne sont pas contraires, comme prétendaient
les hérétiques impies ; mais sa volonté humaine, obéissant sans résistance ni
révolte, est pleinement soumise à sa volonté dite toute-puissante."
Conclusion :
La contrariété ne
peut être qu'une opposition considérée dans un même sujet et sous le même point
de vue. Une diversité existant chez des sujets et à des points de vue
différents ne suffit pas à constituer la contrariété, ni non plus la
contradiction : ainsi un homme peut être beau et bien portant quant à sa main, et
ne pas l'être quant à son pied, sans qu'il y ait contrariété.
Pour qu'il y ait
contrariété de volontés chez quelqu'un, il est donc requis tout d'abord que la
diversité de ses vouloirs considère le même point de vue. Quand un homme veut
quelque chose pour un motif général, et qu'un autre homme n'en veut pas pour un
motif particulier, il n'y a nullement contrariété de volontés. Ainsi le roi, qui
veut qu'un voleur soit pendu pour le bien de l'État et le parent de ce voleur
qui, en raison de son affection particulière, veut qu'il ne soit pas pendu, n'ont
pas pour autant des vouloirs contraires. Mais il en serait autrement si l'amour
du bien privé allait, pour le sauvegarder, jusqu'à vouloir empêcher le bien
général ; alors en effet les vouloirs seraient opposés sous le même point de
vue.
Ensuite, pour
qu'il y ait contrariété de vouloirs, il est encore requis que cette contrariété
concerne la même puissance volontaire. Quand un homme veut une chose par son
appétit intellectuel, et en veut une autre par son appétit sensible, il n'en
résulte pas une contrariété, sauf si l'appétit sensible l'emportait sur
l'appétit rationnel au point de changer ou d'entraver celui-ci ; car ainsi la
volonté rationnelle elle-même serait influencée par le mouvement contraire de
l'appétit sensible.
Il faut donc
reconnaître que la volonté naturelle et la volonté de sensualité du Christ
voulaient autre chose que sa volonté divine et sa volonté rationnelle, mais
qu'elles ne leur étaient pas contraires.
- 1° Ni sa volonté
naturelle ni sa volonté de sensualité ne repoussaient le motif qui portait la
volonté divine et la volonté humaine rationnelle à vouloir la Passion. La
volonté de nature voulait absolument le salut du genre humain, mais il ne lui
appartenait pas de vouloir ceci comme moyen de cela ; quant au mouvement de la
volonté de sensualité, il ne pouvait s'étendre jusque-là.
- 2° Ni la volonté
divine ni la volonté rationnelle du Christ n'étaient empêchées ou entravées par
la volonté naturelle ou par l'appétit de sensualité. De même, et à l'inverse, le
mouvement de ces deux dernières facultés n'était entravé ni retardé par les
deux premières. Car le Christ jugeait bon, selon la volonté divine et la
volonté rationnelle, qu'en lui la volonté naturelle et la volonté de sensualité
soient mues selon la loi de leur nature.
Aussi est-il clair
qu'il n'y avait chez le Christ aucune opposition ou contrariété des vouloirs.
Solutions :
1. Le fait, pour la volonté humaine du Christ, de vouloir
autre chose que sa volonté divine, avait pour principe cette volonté divine
elle-même ; car c'était avec son consentement que la nature humaine était
animée de ses mouvements propres, selon saint Jean Damascène.
2. En nous la convoitise de la chair empêche ou retarde ce que
convoite l'esprit, ce qui ne se produisait pas chez le Christ. C'est pourquoi
chez lui il n'y avait pas comme chez nous opposition entre la chair et
l'esprit.
3. Il n'y a pas eu d'agonie chez le Christ quant à la partie
rationnelle de son âme, comme s'il y avait eu lutte entre les vouloirs
découlant de la diversité des motifs, par exemple lorsque, selon que la raison
considère ceci, on le veut ; et selon qu'elle considère cela, on veut le
contraire. Ceci tient à la faiblesse de notre raison, qui ne sait pas discerner
ce qui est absolument meilleur. Ce n'est pas le cas du Christ ; par sa raison
il jugeait absolument meilleur d'accomplir par sa Passion la volonté divine
concernant le salut du genre humain. Néanmoins il connut l'agonie dans la
partie sensible de son âme, du fait qu'il éprouva la crainte d'un malheur
imminent, selon saint Jean Damascène.
1. N'y a-t-il chez le Christ qu'une seule
opération, à la fois divine et humaine ? - 2. Y a-t-il chez le Christ plusieurs
opérations selon sa nature humaine ? - 3. Par l'activité de sa nature humaine, le
Christ a-t-il pu mériter pour lui-même ? - 4. Par cette même activité, a-t-il
mérité pour nous ?
Objections :
1. Nous lisons chez saint Denys le pseudo-aréopagite : "L'action
miséricordieuse de Dieu à notre égard s'est manifestée en ce que, comme nous et
à partir de nous, le Verbe suressentiel s'est entièrement et vraiment humanisé,
et qu'il a accompli et souffert tout ce qui convenait à son opération
humano-divine." L'auteur, on le voit, ne parle que d'une opération à la
fois divine et humaine, que les Grecs appellent théandrique, c'est-à-dire
divino-humaine. Il semble donc qu'il y a chez le Christ une opération unique, mais
composée.
2. L'agent principal et son instrument ont une même et unique
opération. Or, nous l'avons déjà dit la nature humaine chez le Christ fut
l'instrument de la nature divine. C'est donc que les deux natures, dans le
Christ, ont une même opération.
3. Puisque les deux natures du Christ sont unies en une seule
hypostase ou personne, il en résulte nécessairement un seul et même être
appartenant à l'hypostase ou personne. Mais l'opération appartient elle aussi à
l'hypostase ou personne, car il n'y a à agir que les suppôts subsistants ; de
là ce mot du Philosophe : "L'action
relève des êtres individuels." Dans le Christ, il y aura donc une seule et
même opération, à la fois divine et humaine.
4. L'agir, comme l'être, appartient à l'hypostase subsistante.
Or, en raison de l'unité d'hypostase, il y a dans le Christ une existence
unique, comme on l'a vu ; il y aura donc aussi une seule opération.
5. A une oeuvre unique répond une opération unique. Or une
même oeuvre du Christ, comme la guérison d'un lépreux ou la résurrection d'un
mort, relevait à la fois de sa divinité et de son humanité. Il y avait donc
chez le Christ une seule opération.
Cependant :
Saint Ambroise de Milan écrit : "Comment la même opération
peut-elle provenir de puissances diverses ? Une puissance inférieure peut-elle
agir de la même manière qu'une puissance supérieure ? Peut-il enfin y avoir une
seule opération là où il y a diversité de substance ?"
Conclusion :
Nous l'avons noté,
les hérétiques qui prétendent ne mettre dans le Christ qu'une seule volonté
affirmaient également en lui une seule opération. Pour mieux comprendre leur
erreur, il faut remarquer que, lorsque plusieurs agents sont ordonnés entre eux,
l'agent inférieur est toujours mû par l'agent supérieur ; ainsi, chez l'homme, le
corps est mû par l'âme, et les facultés inférieures par la raison. Ainsi donc
les actions et les mouvements du principe inférieur sont plutôt des actions
opérées que de véritables opérations ; et c'est au principe suprême que
l'opération appartient à proprement parler. Ainsi le fait de marcher et le fait
de palper sont des oeuvres humaines que l'âme opère par le moyen des pieds, dans
le premier cas, et par le moyen des mains dans le second cas ; et puisque c'est
la même âme qui opère chaque fois, du côté de l'agent lui-même, qui est premier
principe du mouvement, il n'y a qu'une opération unique et indifférenciée ; la
différence ne se trouve que du côté des oeuvres produites. Or, de même que, chez
un homme ordinaire, le corps est mû par l'âme, et l'appétit sensible par
l'appétit rationnel, de même, chez le Christ Jésus, la nature humaine était mue
et régie par la nature divine. C'est pourquoi les hérétiques prétendaient que, du
côté de la divinité agissante, l'opération était identique et indifférenciée ;
mais que les oeuvres produites étaient diverses ; tantôt en effet la divinité
du Christ agissait par sa propre vertu ; ainsi lisons-nous qu'"elle
portait tout par sa parole toute-puissante" (He 1, 3) ; tantôt elle
agissait par le moyen de la nature humaine, comme en marchant corporellement.
De là les paroles de l'hérétique Sévère rapportées par le sixième Concile
oecuménique : "Les oeuvres accomplies et produites par le Christ sont très
différentes : les unes sont attribuées à Dieu ; les autres sont humaines. Ainsi
marcher corporellement sur le sol est évidemment humain ; guérir ceux auxquels
leurs jambes malades interdisent de marcher est attribuable à Dieu. Mais c'est
un être unique, le Verbe incarné, qui accomplit l'une et l'autre oeuvre ; il ne
faut nullement attribuer telle oeuvre à telle nature, et telle autre oeuvre à
telle autre nature. Et du fait qu'il y a diversité dans les oeuvres produites, nous
aurions tort de prétendre qu'il y a deux natures ou formes agissantes."
Sur ce point, les
hérétiques se trompaient.
L'action de celui
qui est mû par un autre, est double : l'une qu'il tient de sa propre forme ;
l'autre, qu'il reçoit de l'agent qui le meut. Ainsi la hache possède par sa
forme une action, qui est de couper ; en tant qu'elle est actionnée par
l'artisan, son action est de fabriquer un escabeau. L'opération qu'une chose
possède par sa forme, lui est donc propre, et elle ne devient celle de l'agent
moteur que parce que celui-ci s'en sert pour sa propre opération ; l'action de
chauffer est propre au feu, et elle devient celle de l'ouvrier en tant que
celui-ci utilise le feu pour chauffer le fer.
Quant à
l'opération que la chose tient de celui qui la meut, elle ne diffère pas de
l'opération du moteur lui-même ; faire un escabeau n'est pas pour la hache une
opération séparée de celle de l'artisan. Par conséquent, toutes les fois que le
moteur et le mobile ont des formes ou des puissances d'action diverses, l'opération
propre du moteur sera nécessairement différente de l'opération propre du mobile
; mais le mobile participera de l'opération du moteur, et le moteur utilisera
l'opération du mobile ; chacun d'eux agira donc en communion avec l'autre.
Or, chez le Christ,
la nature humaine a une forme propre et une puissance qui est principe
d'opération ; de même, la nature divine. Par conséquent, la nature humaine
possède une opération propre distincte de l'opération divine, et
réciproquement. Cependant la nature divine se sert de l'opération de la nature
humaine à la manière dont l'agent principal utilise l'opération de son
instrument. Pareillement la nature humaine participe à l'opération de la nature
divine, comme l'instrument à l'opération de l'agent principal. C'est ce
qu'affirme le pape saint Léon : "L'une et l'autre forme", c'est-à-dire
la nature divine et la nature humaine "accomplissent ce qui leur est
propre en communion l'une avec l'autre : le Verbe opère ce qui appartient au
Verbe, et la chair exécute de qui est propre à la chair".
S'il n'y avait
qu'une seule opération attribuable à la fois à la divinité et à l'humanité chez
le Christ, il faudrait dire que la nature humaine n'a pas de forme ou de vertu
propre (car évidemment on ne peut pas le dire de la nature divine) ; il
s'ensuivrait que chez le Christ, il n'y aurait que l'opération divine, ou bien
que la vertu divine et la vertu humaine se fondraient en une seule. Ces deux
hypothèses sont inadmissibles, car, dans le premier cas, la nature humaine du
Christ serait imparfaite, et, dans le second, on aboutirait à la confusion des
natures.
C'est donc avec
raison que le sixième Concile oecuménique condamne cette opinion, et définit
ainsi la doctrine catholique : "Nous
proclamons qu'il y a dans le même Seigneur Jésus Christ, notre vrai Dieu, deux
opérations naturelles, sans division, sans changement, sans confusion, sans
séparation : l'opération divine et l'opération humaine."
Solutions :
1. Saint Denys le pseudo-aréopagite admet dans le Christ une
opération théandrique ou divino-humaine, non pas en confondant les opérations
ou les vertus des deux natures, mais parce que l'opération divine utilise l'opération
humaine, et que celle-ci participe de la vertu de la première. Aussi écrit-il :
"Le Christ opérait d'une manière surhumaine des choses propres à la nature
humaine, comme le montrent sa conception surnaturelle dans le sein de la Vierge,
et sa marche sur les eaux." Il est manifeste en effet qu'être conçu et
marcher relèvent de la nature humaine, mais furent accomplis chez le Christ
surnaturellement. De même le Christ opérait humainement des choses divines, par
exemple il guérissait un lépreux en le touchant. C'est pourquoi saint Denys le
pseudo-aréopagite ajoute dans cette même lettre." Il n'a pas accompli à
titre de Dieu des opérations divines, et à titre d'homme des opérations
humaines ; mais à titre de Dieu fait homme, il a fait des choses inouïes par
une opération divine et humaine."
Cela veut dire
qu'il y a dans le Christ deux opérations, l'une appartenant à la nature divine
et l'autre à la nature humaine, car notre auteur affirme que, pour les choses
qui relèvent de la nature humaine, "le Père et le Saint-Esprit n'y ont
aucune part, à moins qu'on ne l'entende de leur bienveillante et
miséricordieuse volonté", en tant que le Père et le Saint-Esprit ont voulu
dans leur miséricorde que le Christ agisse et souffre humainement. Et le même saint
Denys le pseudo-aréopagite ajoute"... à moins qu'on ne l'entende de la
très sublime et ineffable opération divine que le Christ, devenu semblable à
nous, mais demeurant immuable, accomplissait en tant que Dieu et Verbe de
Dieu." Ainsi donc il est évident qu'autre est l'opération humaine du
Christ à laquelle le Père et le Saint-Esprit ne participent que sous le rapport
de leur consentement miséricordieux ; et autre son opération en tant que Verbe
de Dieu, en laquelle communient le Père et le Saint-Esprit.
2. On appelle instrument ce qui est mû par un agent principal,
mais qui peut très bien avoir en outre une opération propre, laquelle lui vient
de sa forme ; ainsi en est-il du feu, nous l'avons vu. En sorte que l'action de
l'instrument comme tel n'est pas différente de l'action de l'agent principal ;
mais cela ne l'empêche pas d'avoir une autre opération selon sa réalité propre.
Ainsi donc, chez le Christ, l'opération de la nature humaine, en tant qu'elle
est instrument de la divinité, ne diffère pas de l'opération divine ; notre
salut est l'oeuvre unique de l'humanité et de la divinité du Christ. Mais la
nature humaine du Christ, en tant que telle, a une opération propre différente
de celle de la nature divine, on vient de le dire.
3. L'action appartient à l'hypostase subsistante, mais dérive
de la forme ou nature qui spécifie cette action. C'est pourquoi là où il y a
diversité de formes ou de natures, il y a aussi diversité spécifique dans les
opérations ; l'unité de l'hypostase donne seulement à l'opération son unité
numérique. Ainsi le feu a deux opérations spécifiques différentes : éclairer et
chauffer, qui lui viennent de la différence entre lumière et chaleur. Pourtant,
au moment où il éclaire, sa clarté est numériquement unique. Pareillement, dans
le Christ, il y a deux opérations spécifiques différentes, relatives à ses deux
natures ; et cependant, chacune de ses opérations, au moment où elle se produit,
est une numériquement ; elle constitue, par exemple, une marche unique, une
guérison unique.
4. L'existence et l'agir relèvent de la personne par la nature,
mais de façon différente. L'être appartient à la constitution même de la
personne, et sous ce rapport il a raison de terme ; c'est pourquoi l'unité de
personne requiert l'unité de l'être même, complet et personnel. Mais
l'opération est un effet de la personne, et elle est produite en fonction d'une
forme ou nature. La pluralité des opérations ne porte donc pas préjudice à
l'unité personnelle.
5. Dans le Christ, l'oeuvre propre à l'agir divin est distincte
de l'oeuvre propre à l'agir humain ; l'agir divin consistera par exemple à
guérir un lépreux ; l'agir humain à toucher ce même lépreux. Pourtant les deux
opérations concourent à une même oeuvre, sous le rapport où une nature agit en
communion avec l'autre, ainsi que nous l'avons expliqué.
Objections :
1. Le Christ, en tant qu'homme, participe de la nature
végétative des plantes, de la nature sensible des animaux, de la nature
intellectuelle des anges, ainsi que les autres hommes. Mais l'opération de la
plante comme plante est différente de l'opération de l'animal comme animal.
Donc le Christ, en tant qu'il est homme, a plusieurs opérations.
2. Les puissances et les habitus se distinguent selon leurs
actes. Mais il y avait dans l'âme du Christ des puissances et des habitus
divers, et donc des opérations diverses.
3. Les instruments doivent être adaptés à leurs opérations. Or
le corps humain possède des membres de formes différentes, adaptés par
conséquent à des opérations diverses. Il y a donc chez le Christ, selon sa
nature humaine, plusieurs opérations distinctes.
Cependant :
Saint Jean
Damascène écrit : "L'opération suit la nature." Mais chez le Christ
il n'y avait qu'une seule nature humaine. Il n'y eut donc en lui qu'une seule
opération humaine.
Conclusion :
L'homme étant par
essence un être raisonnable, l'opération proprement humaine sera celle qui
procédera de la raison par le moyen de la volonté, qui est un appétit
rationnel. S'il y a chez l'homme une opération qui ne procède pas de la raison
et de la volonté, on ne peut pas dire qu'elle soit proprement humaine ; elle
convient seulement à l'homme considéré en l'une des parties de sa nature :
tantôt elle est le fait des éléments corporels qui la composent, comme d'être
soumis aux lois de la pesanteur ; tantôt elle est le fait de la puissance
végétative de l'âme, comme de se nourrir et de grandir ; tantôt elle relève de
la partie sensible comme voir et entendre, imaginer et se souvenir, désirer et
se mettre en colère. Entre ces multiples opérations, il y a cependant une
certaine différence. Car les opérations sensibles de l'âme obéissent de quelque
manière à la raison ; et dans la mesure même où elles lui sont soumises, elles
sont raisonnables et humaines, comme le montre Aristote. Au contraire, les
opérations qui relèvent de l'âme végétative ou des éléments matériels du corps
ne sont pas soumises à la raison ; par conséquent elles ne sont aucunement
raisonnables ni humaines de façon absolue, mais rattachées seulement à une
partie de la nature humaine.
Or, nous l'avons
dit, lorsqu'un agent inférieur agit par sa forme propre, son opération et celle
de l'agent supérieur sont distinctes ; au contraire, quand l'agent inférieur
n'agit que sous la motion de l'agent supérieur, il n'y a qu'une seule et même
opération, attribuable à l'un et à l'autre. Ainsi donc, chez tout homme
ordinaire, l'action des éléments corporels et de l'âme végétative est distincte
de l'opération volontaire qui est proprement humaine. Pareillement, l'action de
l'âme sensitive, pour autant que celle-ci n'est pas mue par la raison ; mais, dans
le cas contraire, il n'y a qu'une même opération de la partie sensible et de la
partie rationnelle. Quant à l'opération de l'âme rationnelle elle-même, elle
est unique, si nous envisageons le principe de cette opération qui est la
raison ou la volonté ; mais elle se diversifie selon son rapport à divers
objets. Certains, il est vrai, attribuent cette diversité aux oeuvres produites
plutôt qu'aux opérations ; ils estiment que l'unité d'opération doit se juger
d'après l'unité du principe actif ; et c'est en ce sens que nous posons la
question de l'unité ou de la pluralité des opérations dans le Christ.
Ainsi donc, chez
tout homme ordinaire, il n'y a qu'une seule opération qui soit proprement
humaine : les autres opérations ne sont pas humaines à proprement parler. Mais,
chez l'homme Jésus Christ, il n'y avait aucun mouvement de la partie sensible
qui ne fût réglé par la raison. Bien plus, les opérations naturelles et corporelles
relevaient en quelque façon de sa volonté, car, nous l'avons dit, le Christ
voulait que "sa chair accomplisse et souffre tout ce qui lui revenait en
propre". C'est pourquoi il y a beaucoup plus d'unité dans l'opération du
Christ que dans celle d'aucun autre homme.
Solutions :
1. L'opération de la partie sensible et de la partie
végétative n'est pas proprement humaine, on vient de le dire. Néanmoins, chez
le Christ elle l'était davantage que chez les autres hommes.
2. Les puissances et les habitus se diversifient par rapport à
leurs objets ; par suite, la diversité des opérations répond à la diversité des
puissances et des habitus, aussi bien qu'à la diversité des objets. Une telle
diversité d'opérations, nous n'entendons pas l'exclure de l'activité humaine du
Christ, ni celle qui a pour origine la diversité des instruments. Nous ne
voulons exclure ici que la pluralité d'opérations, envisagée par rapport au
premier principe actif, comme on l'a dit dans la Conclusion.
3. Cela répond également à la troisième objection.
Objections :
1. Le Christ avant sa mort était compréhenseur, comme il l'est
maintenant. Mais le compréhenseur ne mérite plus ; sa charité appartient à la
récompense de la béatitude, car c'est par la charité qu'il jouit de celle-ci.
La charité ne peut donc être principe de mérite, car le mérite et la récompense
sont distincts. Donc le Christ, avant sa passion, ne méritait pas plus qu'il ne
mérite maintenant.
2. Nul ne mérite ce qui lui est dû. Mais du fait que le Christ
est Fils de Dieu par nature, l'héritage éternel, que les autres hommes méritent
par leurs bonnes oeuvres, lui est dû. Fils de Dieu dès le principe, il ne
pouvait donc mériter pour lui-même.
3. Quand on possède ce qui est le principe, on ne mérite pas à
proprement parler ce qui en est la conséquence. Or, le Christ possédait la
gloire de l'âme, d'où découle ordinairement la gloire du corps, selon saint
Augustin ; dans le Christ cependant, par une dispensation divine, la gloire de
l'âme ne découlait pas sur le corps. Le Christ n'a donc pas mérité la gloire
corporelle.
4. La manifestation de l'excellence du Christ n'est pas un
bien appartenant au Christ lui-même, mais à ceux qui le connaissent ; aussi
cette manifestation est-elle la récompense promise à ceux qui aiment le Christ,
selon sa parole en saint Jean (14, 21) : "Celui qui m'aime sera aimé de
mon Père ; et je l'aimerai et je me manifesterai à lui." Le Christ n'a
donc pas mérité la manifestation de son élévation.
Cependant :
Saint Paul écrit (Ph 2, 6) : "Il s'est fait obéissant
jusqu'à la mort ; et c'est pourquoi Dieu l'a exalté." Le Christ, par son
obéissance, a donc mérité son exaltation, et ainsi il a mérité pour lui-même.
Conclusion :
Il est plus noble
de posséder un bien par soi-même que de le tenir d'un autre car, selon Aristote
"la cause par soi est toujours préférable à celle qui vient
d'autrui". Or, on possède par soi-même ce dont on est de quelque manière
cause pour soi. Or, la cause première et souveraine de tous nos biens, c'est
Dieu ; sous ce rapport, la créature ne possède rien de bon par elle-même selon
saint Paul (1 Co 4, 7) : "Qu'as-tu que tu n'aies reçu ?" Pourtant on
peut, à titre de cause seconde, c'est-à-dire en coopérant avec Dieu, être cause
d'un bien que l'on acquiert. En ce sens, celui qui possède quelque chose par
son propre mérite le possède d'une certaine manière par lui-même. C'est
pourquoi il est plus noble de posséder un bien par mérite que de le posséder
sans le mériter.
Parce que l'on
doit attribuer au Christ toute perfection et toute noblesse, il a dû posséder
par mérite ce que les autres acquièrent eux-mêmes par mérite ; sauf le cas où
l'absence de tel bien porterait à sa dignité et à sa perfection un préjudice
que le mérite ne saurait compenser. En conséquence, le Christ n'a mérité ni la
grâce, ni la science, ni la béatitude de l'âme, ni sa divinité ; car on ne
mérite que ce que l'on ne possède pas. Il aurait alors fallu qu'à un moment
donné, le Christ ait manqué de ces biens ; et ce manque eût porté atteinte à sa
dignité, plus que le mérite ne l'augmente. Mais la gloire du corps, ou tout
autre avantage analogue, est inférieure à la valeur du mérite, qui se rattache
à la vertu de charité. Il faut donc affirmer que le Christ a mérité cette
gloire corporelle et tous les biens qui contribuent à son excellence extérieure,
comme l'Ascension, la vénération des hommes, etc. Il est donc clair qu'il a pu
mériter pour lui-même.
Solutions :
1. La jouissance, qui est un acte de la charité, appartient à
la gloire de l'âme, que le Christ n'a pas méritée. Donc, si le Christ a mérité
par sa charité, il ne s'ensuit pas que mérite et récompense s'identifient.
Cependant, cette charité par laquelle il a mérité n'était pas la sienne en tant
que compréhenseur mais en tant que voyageur ; car il fut à la fois l'un et
l'autre, nous l'avons montré. Et c'est parce qu'il n'est plus voyageur
maintenant qu'il n'est pas en état de mériter.
2. La gloire divine et la maîtrise sur toutes choses sont dues
au Christ, comme au premier et suprême Seigneur, en tant qu'il est Dieu et Fils
de Dieu par nature. Toutefois la gloire lui est due comme à un homme
bienheureux ; elle lui est due pour une part sans mérite, et pour une autre part
avec mérite, comme nous l'avons montré dans la Conclusion.
3. Le rejaillissement de la gloire de l'âme sur le corps vient
d'une dispensation divine qui tient compte des mérites humains ; de même que
l'homme mérite par l'action que l'âme exerce sur le corps, ainsi est-il
récompensé par la gloire de l'âme rejaillissant sur le corps. C'est pourquoi
non seulement la gloire de l'âme, mais aussi celle du corps est objet de mérite
selon saint Paul (Rm 8, 11) : "Il vivifiera nos corps mortels par sien
esprit qui habite en nous." La gloire corporelle pouvait donc être objet
de mérite pour le Christ.
4. La manifestation de l'excellence du Christ contribue à son
bien, selon l'être nouveau qu'elle lui procure dans la connaissance d'autrui, bien
qu'elle contribue en premier lieu au bien de ceux qui le connaissent, selon
qu'ils le possèdent en eux-mêmes. Mais cela même se rapporte au Christ en tant
qu'ils sont ses membres.
Objections :
1. Il est écrit (Ez 18, 20) : "L'âme qui a péché, c'est
elle qui mourra." Pour la même raison, l'âme qui méritera, c'est elle qui
sera récompensée. Il n'est donc pas possible que le Christ ait mérité pour les
autres.
2. "C'est de la plénitude de la grâce du Christ que tous
reçoivent" (Jn 1, 16). Mais les autres hommes qui possèdent la grâce du
Christ ne peuvent pas mériter pour les autres. On lit en effet (Ez 18, 20) :
"S'il y avait dans la ville Noé, Daniel et Job, ils ne sauveraient ni fils
ni fille ; mais eux, par leur justice, sauveront leurs âmes." Donc le
Christ non plus n'a pu mériter pour nous.
3. "La récompense que l'on mérite est due en justice et
non par grâce" (Rm 4, 4). Donc, si le Christ a mérité notre salut, il
s'ensuit que notre salut ne vient pas de la grâce de Dieu, mais de sa justice, et
que Dieu agit injustement avec ceux qu'il ne sauve pas, puisque le mérite du
Christ s'étend à tous.
Cependant :
Il est écrit (Rm 5,
18) : "Comme la faute d'un seul a entraîné la condamnation de tous les
hommes, ainsi la justice d'un seul procure à tous les hommes la justification
qui donne la vie." Or le démérite d'Adam a entraîné la condamnation des
autres hommes. A plus forte raison le mérite du Christ rejaillit sur les
autres.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, le Christ ne possédait pas seulement la grâce à titre individuel, mais
aussi comme tête de toute l'Église, à qui tous sont unis comme les membres à
leur tête, pour constituer avec lui une seule personne mystique. Aussi le
mérite du Christ s'étend-il aux autres hommes en tant qu'ils sont ses membres ;
ainsi, dans un individu, l'action de la tête appartient de quelque manière à
tous ses membres, car ce n'est pas seulement pour elle que ses sens agissent, mais
pour tous ses membres.
Solutions :
1. Le péché d'un individu ne fait de mal qu'à lui-même. Mais
Adam ayant été constitué par Dieu principe de toute la nature humaine, son
péché se transmet aux autres par la propagation de la vie charnelle. Et
pareillement, le Christ ayant été constitué par Dieu tête de tous les hommes à
l'égard de la grâce, son mérite s'étend à tous ses membres.
2. Les autres reçoivent de la plénitude du Christ non pas la
source de la grâce, mais une grâce individuelle. C'est pourquoi il n'est pas
nécessaire que les autres hommes méritent pour autrui, à la différence du
Christ.
3. De même que le péché d'Adam ne se transmet aux autres
hommes que par voie de génération charnelle, de même le mérite du Christ ne
leur est communiqué que par une régénération spirituelle qui se réalise dans le
baptême et par laquelle ils sont incorporés au Christ, selon l'épître aux
Galates (2, 27) : "Vous tous, qui avez été baptisés dans le Christ, vous
avez revêtu le Christ." Et cela même est l'oeuvre de la grâce, qu'il soit
accordé à l'homme d'être régénéré dans le Christ. Et c'est ainsi que le salut
de l'homme vient de la grâce.
Il faut étudier maintenant les activités qui conviennent au Christ par
rapport au Père.
Certaines lui sont attribuées selon que lui-même se rattache au Père : par exemple qu'il lui est soumis ; qu'il l'a
prié ; qu'il l'a servi par son sacerdoce.
D'autres activités lui sont attribuées, ou peuvent l'être, selon la
relation du Père à son égard. Par exemple on peut se demander si le Père l'a
adopté, et étudier sa prédestination par le Père.
Il faut donc étudier ;
- I. La soumission du Christ à son père (Q. 20).
- II. Sa prière (Q. 21).
- III. Son sacerdoce (Q. 22).
- IV. Lui convient-il d'être adopté ? (Q. 23).
- V. Sa prédestination (Q. 24).
1. Le Christ a-t-il été soumis à son Père ? -
2. A-t-il été soumis à lui-même ?
Objections :
1. Tout ce qui est soumis à Dieu le Père est créature, ainsi
qu'il est dit dans le livre des
Croyances ecclésiastiques : "Dans la Trinité, personne ne sert
ni n'est soumis." Or, on ne peut dire purement et simplement que le Christ
soit une créature, nous l'avons montré plus haut. On ne peut donc pas dire non
plus à proprement parler que le Christ a été soumis à Dieu le Père.
2. La soumission à Dieu suppose la servitude à l'égard de sa
domination suprême. Mais on ne peut attribuer à la nature humaine du Christ la
servitude, car, selon saint Jean Damascène : "Nous ne pouvons pas dire
qu'elle (la nature humaine du Christ) est servante. La servitude et la
domination ne sont pas des propriétés révélant la nature, mais de simples
relations, comme la paternité et la filiation." Le Christ, selon sa nature
humaine, n'est donc pas soumis à Dieu le Père.
3. Saint Paul nous dit (1 Co 15, 28) : "Quand tout lui
aura été soumis, alors le Fils lui-même sera soumis à celui qui lui a tout
soumis." Mais selon l'épître aux Hébreux (2, 8) : "Pour le moment, nous
ne voyons pas encore que tout lui soit soumis." C'est donc que le Christ
n'était pas encore soumis au Père qui lui a soumis toutes choses.
Cependant :
Le Seigneur
déclare en saint Jean (14, 28) : "Le Père est plus grand que moi." Et
saint Augustin commente ainsi cette parole : "C'est à bon droit que
l'Écriture affirme les deux choses : d'une part que le Fils est égal au Père, et
d'autre part que le Père est plus grand que le Fils. Il faut entendre la
première de la forme de Dieu ; la seconde de la forme de serviteur, mais sans
les confondre." Or le plus petit est soumis au plus grand. Le Christ, considéré
sous sa forme de serviteur, est donc soumis au Père.
Conclusion :
Les propriétés
d'une nature conviennent au sujet qui possède cette nature. Or la nature
humaine, par sa condition même, est soumise à Dieu de trois manières.
- 1° Sous le
rapport de la bonté, en tant que la nature divine est la bonté par essence, comme
le montre saint Denys le pseudo-aréopagite, la nature humaine ne possède qu'une
certaine participation de la bonté divine, et se trouve soumise pour ainsi dire
au rayonnement de cette bonté.
- 2° La nature
humaine est soumise à Dieu en raison de la puissance de Dieu parce que, comme
toute créature, elle obéit à l'activité réglée par lui.
- 3° Sous le
rapport de son acte propre, en tant que la nature humaine doit une obéissance
volontaire aux préceptes divins.
Cette triple
soumission, le Christ la confesse à l'égard de son Père.
- 1° En ce qui
concerne la première, nous lisons (Mt 19, 17) : "Pourquoi m'interroges-tu
sur ce qui est bon ? Dieu seul est bon." saint Jérôme explique :
"Parce que le jeune homme l'avait appelé bon Maître, et ne l'avait pas
proclamé Dieu ou Fils de Dieu, Jésus répond que, malgré sa sainteté humaine, et
en comparaison avec Dieu, il n'est pas bon." Il nous faisait comprendre
ainsi que, sous le rapport de la nature humaine, il n'atteignait pas au degré
de la bonté divine. Et puisque, selon saint Augustin : "En ces matières
qui ne relèvent pas de la quantité matérielle, plus grand est synonyme de
meilleur", pour cette raison on dit que le Père est plus grand que le
Christ selon sa nature humaine.
- 2° La deuxième
soumission est encore attribuée au Christ en tant que tous les faits se
rapportant à son humanité ont été l'objet d'une disposition providentielle de
Dieu. C'est pourquoi saint Denys le pseudo-aréopagite affirme que "le
Christ est soumis aux ordres de son Père". Et c'est la soumission de
servitude selon laquelle toute créature sert Dieu, en se soumettant à son
ordonnance, selon cette parole (Sg 16, 24) : "La création est à ton
service, à toi son Créateur." C'est en ce sens encore qu'il est écrit aux
Philippiens (2, 7) : Le Fils de Dieu "a pris la forme de serviteur".
- 3° Enfin, la
troisième soumission, le Christ se l'attribue à lui-même quand il dit (Jn 8, 29)
: "Tout ce qui lui plaît, je le fais toujours." C'est la soumission
d'obéissance. De là cette parole aux Philippiens (2, 8) : "Il s'est fait
obéissant au Père jusqu'à la mort."
Solutions :
1. Comme nous l'avons expliqué, quand on dit que le Christ est
une créature, il ne faut pas l'entendre de façon absolue, mais selon sa nature
humaine, que cette précision soit explicite ou non. De même dans le cas présent,
il ne faut pas croire que le Christ a été soumis à son Père de façon absolue, mais
seulement selon la nature humaine, même si l'on n'apporte pas explicitement
cette précision. Il est préférable néanmoins de le faire, afin d'éviter
l'erreur d'Arius qui prétendait que le Fils est inférieur au Père.
2. La relation de serviteur à maître se fonde sur l'action et
la passion, car il appartient au maître de mouvoir son serviteur par le
commandement. Or, l'agir ne s'attribue pas à la nature comme sujet de l'action,
mais à la personne : "Les actes appartiennent aux suppôts et aux
individus", dit Aristote. L'action est attribuée à la nature comme au
principe selon lequel la personne ou hypostase agit. Dès lors, bien qu'on ne
puisse dire qu'une nature est maîtresse ou servante, on peut le dire néanmoins
d'une personne ou hypostase selon telle ou telle nature. Et à ce titre rien
n'empêche de dire que le Christ est soumis au Père, ou qu'il est son serviteur,
sous le rapport de la nature humaine.
3. Comme le remarque saint Augustin : "Le Christ remettra
le royaume à Dieu son Père, quand il aura conduit à la vision directe les
justes sur lesquels il règne maintenant par la foi", si bien qu'ils
verront l'Essence divine elle-même, commune au Père et au Fils. Alors il sera
soumis totalement au Père non seulement en lui-même, mais dans ses membres, par
une participation plénière de la bonté divine. Alors aussi toutes choses lui
seront pleinement soumises par l'accomplissement dernier de sa volonté en
elles. Et pourtant, dès à présent toutes choses sont soumises à sa puissance, selon
sa parole en saint Matthieu (28, 18) : "Toute puissance m'a été donnée au
ciel et sur la terre."
Objections :
1. Saint Cyrille d'Alexandrie écrit dans une lettre approuvée
par le Concile d'Éphèse : "Le Christ n'a été, par rapport à lui-même, ni
serviteur ni maître. Il est fou et impie de parler et de penser ainsi." Et
saint Jean Damascène affirme aussi : "Le Christ, puisqu'il est un être
unique, ne peut être serviteur ni maître par rapport à lui-même." Or, nous
disons que le Christ est serviteur du Père en tant qu'il lui est soumis. Le
Christ n'est donc pas soumis à lui-même.
2. "Serviteur" est relatif à "maître". Or
on n'est pas en relation avec soi-même car, dit saint Hilaire : "rien
n'est semblable ou égal à soi". Donc le Christ ne peut être dit serviteur
de lui-même, ni par suite soumis à lui-même.
3. Selon saint Athanase : "De même que l'âme et la chair
constituent un homme unique, ainsi Dieu et l’Homme constituent un seul
Christ". Mais on ne dit pas que l'homme est soumis à lui-même, ni qu'il
est serviteur de lui-même, ni qu'il est plus grand que lui-même, du seul fait
que son corps est soumis à son âme. Donc on ne dit pas non plus que le Christ
est soumis à lui-même parce que son humanité est soumise à sa divinité.
Cependant :
4. Saint Augustin écrit :
"A ce point de vue (c'est-à-dire en tant que le Père est plus grand que le
Christ selon la nature humaine), le Fils est inférieur à lui-même.".
5. Comme le prouve saint Augustin, au même endroit : "Le
Fils de Dieu a pris la forme de serviteur sans perdre la forme de Dieu."
Mais selon la forme divine, qui est commune au Père et au Fils, le Père est
plus grand que le Fils selon la nature humaine. Le Fils est donc plus grand que
lui-même selon la nature humaine.
6. Le Christ, selon la nature humaine, est serviteur de Dieu
le Père selon sa parole en saint Jean (20, 17) : "Je monte vers mon Père
et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu." Mais quiconque est serviteur
du Père l'est aussi du Fils ; autrement, tout ce qui appartient au Père
n'appartiendrait pas au Fils. Donc le Christ est serviteur de lui-même, et
soumis à lui-même.
Conclusion :
Comme nous venons
de le dire, être seigneur et serviteur est attribuable à l'hypostase ou
personne selon une nature donnée. Quand on dit que le Christ est Seigneur ou
serviteur de lui-même, ou que le Verbe de Dieu est Seigneur du Christ homme, on
peut donc l'entendre d'une double manière.
- 1° D'abord en ce
sens que ce serait affirmé en raison de personnes différentes : la personne du
Verbe de Dieu exerçant sa domination sur une autre personne, celle de l'homme, soumise
à cette domination ; c'est l'hérésie de Nestorius. Aussi lisons-nous
dans sa condamnation par le Concile d'Éphèse : "Si quelqu'un ose dire que
le Verbe est le maître du Christ, plutôt que de confesser que le Christ est à
la fois Dieu et homme, puisque "Verbe fait chair" selon les Écritures,
qu'il soit anathème." On trouve la même négation chez saint Cyrille
d'Alexandrie et chez saint Jean Damascène. Et dans le même sens on doit nier
que le Christ soit inférieur ou soumis à lui-même.
- 2° Dans un autre
sens, on peut l'entendre selon la diversité des natures dans une même personne
ou hypostase. Ainsi nous pouvons dire que, selon la nature qui lui est commune
avec nous, le Christ est sujet et serviteur. Et c'est en ce sens que saint
Augustin peut dire que le Christ est inférieur à lui-même.
Cependant, il faut
savoir que le nom de Christ est un nom personnel, comme celui de Fils. Aussi, tout
ce qui convient au Christ en raison de sa personne, qui est éternelle, peut lui
être attribué essentiellement et absolument, surtout ces relations dont nous
parlons, qui semblent appartenir plus proprement à la personne ou hypostase.
Mais ce qui convient au Christ selon la nature humaine doit plutôt lui être
attribué avec des précisions. On dira donc de manière absolue que le Christ est
le Très-Haut, le Seigneur et le Maître ; mais quand on dira qu'il est sujet, serviteur
ou inférieur, il conviendra de préciser : selon la nature humaine.
Solutions :
1. Saint Cyrille d'Alexandrie et saint Jean Damascène nient
que le Christ soit Seigneur par rapport à lui-même au sens où cela impliquerait
une pluralité de suppôts, et si l'on dit de façon absolue que quelqu'un est le
maître d'un autre..
2. A parler de façon absolue, il faut que maître et serviteur
désignent des êtres différents. On peut cependant sauvegarder les notions de
maîtrise et de service quand on dit que le même être est maître et serviteur de
soi-même selon des points de vue différents.
3. En raison des diverses parties de l'homme, dont l'une est
supérieure et l'autre inférieure, Aristote reconnaît qu'il y a une justice que
l'homme se doit à lui-même, en tant que l'irascible et le concupiscible
obéissent à la raison. Sous ce rapport, un même homme peut être dit sujet et
serviteur de lui-même, selon les diverses parties de son être.
4. 5. 6. Quant aux arguments Cependant, la réponse est claire. Saint
Augustin affirme en effet que le Christ est inférieur ou soumis à lui-même
selon sa nature humaine, et non selon la diversité des suppôts.
1. Convient-il au Christ de prier ? - 2. Cela
convient-il selon sa sensualité ? - 3. Lui convient-il de prier pour lui-même, ou
seulement pour les autres ? - 4. Toute prière du Christ est-elle exaucée ?
Objections :
1. Selon saint Jean Damascène : "La prière est une
demande à Dieu de ce qui est opportun". Mais le Christ pouvait tout faire
; il n'avait donc rien à demander à personne.
2. On ne demande pas ce que l'on sait devoir arriver
certainement ; ainsi nous ne prions pas pour que le soleil se lève demain. Il
ne convient pas davantage de demander ce dont on sait que cela ne se réalisera
en aucune façon. Or le Christ avait une science certaine de l'avenir ; il
n'avait donc rien à demander par la prière.
3. Saint Jean Damascène écrit : "La Prière est une
élévation de l'intelligence vers Dieu." Mais l'intelligence du Christ
n'avait nul besoin de monter vers Dieu, puisqu'elle lui était unie non
seulement par l'union hypostatique, mais encore par la vision bienheureuse.
Cependant :
On lit dans saint
Luc (6, 12) : "En ces jours-là, il sortit dans la montagne pour prier, et
il passait la nuit à prier Dieu."
Conclusion :
Nous l'avons dit
dans la deuxième Partie, la prière est un exposé fait à Dieu de notre vouloir
propre, pour qu'il l'exauce. Donc, s'il n'y avait dans le Christ qu'une seule
volonté, la volonté divine, il ne lui conviendrait aucunement de prier, car la
volonté divine est par elle-même réalisatrice de ses propres vouloirs, selon le
Psaume (135, 6) : "Tout ce que le Seigneur a voulu, il l'a fait."
Mais chez le Christ il y a une volonté divine et une volonté humaine ; et la
volonté humaine n'est capable de réaliser ce qu'elle veut que grâce à la
puissance divine. C'est pourquoi il convient au Christ de prier, en tant
qu'homme possédant une volonté humaine.
Solutions :
1. Le Christ pouvait faire tout ce qu'il voulait en tant que
Dieu, mais non en tant qu'homme ; car en tant que tel il n'avait pas la
toute-puissance, nous l'avons dit. Et bien qu'il fût à la fois Dieu et homme, il
voulut néanmoins présenter la prière à son Père, non pas par impuissance, mais
afin de nous instruire. D'abord pour nous montrer qu'il vient du Père. C'est
pourquoi il dit lui-même (Jn 11, 42) : "J'ai prié à cause du peuple qui
m'entoure, afin qu'ils croient que tu m'as envoyé." Aussi, saint Hilaire
écrit-il : "Il n'avait pas besoin de prière, mais il pria à cause de nous,
pour que nous n'ignorions pas qu'il est le Fils."
Ensuite il a prié
pour nous donner l'exemple, dit saint Ambroise de Milan : "Ne l'écoutez
pas avec malveillance, vous figurant que le Christ demande par faiblesse pour
obtenir ce qu'il ne peut accomplir. Auteur du pouvoir, maître d'obéissance, il
nous façonne par son exemple aux préceptes de la vertu." Et saint Augustin
: "Le Seigneur, en sa forme d'esclave, pouvait, s'il en était besoin, prier
silencieusement. Mais il voulait se faire voir en train de prier son Père, pour
rappeler qu'il est chargé de nous instruire."
2. Parmi les choses que le Christ savait devoir arriver, il
savait que certaines se réaliseraient à sa prière ; il convenait donc qu'il les
demande à Dieu.
3. L'ascension n'est pas autre chose qu'un mouvement vers le
haut. Or on peut parler de mouvement de deux manières, selon Aristote. D'une
manière, il peut s'agir d'un mouvement proprement dit, qui comporte un passage
de la puissance à l'acte, et qui est l'acte d'un être imparfait. En ce sens, monter
se dit de celui qui est en puissance, mais non en acte, à être en haut. Sous ce
rapport, saint Jean Damascène écrit : "Le Christ n'a pas besoin de monter
vers Dieu, car il est toujours uni à Dieu par son être personnel et par sa
contemplation bienheureuse." D'une autre manière, le mouvement peut
signifier l'acte d'un être parfait, qui est déjà en acte ; en ce sens
comprendre et sentir sont appelés des mouvements. Et c'est de cette manière que
l'intelligence du Christ monte toujours vers Dieu, parce qu'elle le contemple
toujours comme étant au-dessus d'elle-même.
Objections :
1. C'est vraisemblable puisqu'il est dit dans un Psaume (84, 3)
mis sur les lèvres du Christ : "Mon coeur et ma chair ont tressailli vers
le Dieu vivant." Donc la sensualité du Christ a pu monter vers le Dieu
vivant en tressaillant, et donc aussi en le priant.
2. Prier est le fait de celui qui désire ce qu'il demande. Or
le Christ a demandé ce que désirait sa sensualité lorsqu'il a dit : "Que
cette coupe s'éloigne de moi" (Mt 21, 39). Donc la sensualité du Christ a
prié.
3. Il est mieux d'être uni à Dieu dans la personne que de
monter vers lui par la prière. Mais la sensualité fut assumée par Dieu dans
l'unité de la personne, comme toutes les composantes de la nature humaine. A
plus forte raison a-t-elle pu monter vers Dieu par la prière.
Cependant :
Il est écrit (Ph 2,
7) que le Fils de Dieu par la nature qu'il a assumée "a été fait semblable
aux hommes". Mais les autres hommes ne prient pas selon leur sensualité.
Le Christ n'a donc pas, lui non plus, prié de cette manière.
Conclusion :
Prier selon la
sensualité peut s'entendre en deux sens. En ce sens, tout d'abord, que la
prière serait un acte de la sensualité ; en ce sens le Christ n'a pas prié
selon la sensualité. Car la sienne était de même nature que la nôtre ; or, en
nous, la sensualité ne peut prier pour une double raison. :
- D'abord parce
que le mouvement de la sensualité ne peut dépasser le domaine du sensible, et
donc monter vers Dieu, ce qui est requis pour la prière. Ensuite, parce que la
prière suppose un certain ordre, en tant que l'on désire un bien comme devant
être réalisé par Dieu ; et cela, la raison seule peut le faire. C'est pourquoi,
nous l'avons dit dans la deuxième Partie la prière est un acte de la raison.
- Dans un autre
sens, on peut dire que quelqu'un prie selon sa sensualité en ce sens que la
raison, dans la prière, expose à Dieu le désir de son appétit sensible. Sous ce
rapport, le Christ a prié selon sa sensualité en tant que sa prière se faisait
l'avocat de sa sensualité. Et le Christ a agi ainsi pour nous instruire en nous
montrant trois choses :
- 1° qu'il a
assumé une véritable nature humaine avec toute son affectivité naturelle ;
- 2° qu'il est
permis à l'homme de vouloir d'une affection naturelle ce que Dieu ne veut pas ;
- 3° que l'homme
doit soumettre sa propre affectivité à la volonté divine. De là ces paroles de
saint Augustin : "Le Christ, se comportant en homme, montre la volonté
particulière de l'homme, quand il dit : Que
cette coupe s'éloigne de moi. Il y avait là en effet une volonté humaine
ayant un objet propre et comme privé. Mais parce qu'il veut être un homme droit
et aller à Dieu, il ajoute : Cependant, non
pas comme je veux, mais comme tu veux. Comme s'il disait à chacun de nous :
Regarde-toi en moi ; car tu peux vouloir personnellement quelque chose, bien
que Dieu veuille autrement."
Solutions :
1. La chair tressaille vers le Dieu vivant, non par un acte de
la chair montant vers Dieu, mais par rejaillissement du coeur sur la chair, en
tant que l'appétit sensible suit le mouvement de l'appétit rationnel.
2. Bien que la sensualité ait voulu ce que la raison demandait,
le demander dans la prière n'appartient pas à la sensualité, mais à la raison, nous
l'avons dit dans la Conclusion.
3. L'union hypostatique se fait selon l'être personnel, qui se
rattache à toutes les composantes de la nature humaine. Mais l'ascension de la
prière se fait par un acte qui ne convient qu'à la raison. Donc la comparaison
ne vaut pas.
Objections :
1. Saint Hilaire écrit : "Les paroles de sa prière ne lui
profitaient pas, mais il parlait au profit de notre foi." Il apparaît donc
ainsi que le Christ n'a pas prié pour lui-même, mais pour nous.
2. Nul ne prie que pour obtenir ce qu'il désire, car, nous
l'avons noté, la prière est un exposé fait à Dieu de notre vouloir, pour qu'il
l'exauce. Mais le Christ voulait subir sa passion ; saint Augustin écrit :
"L'homme, la plupart du temps, s'attriste sans le vouloir ; il dort sans
le vouloir, sans le vouloir il a faim et soif. Le Christ au contraire a subi
tout cela parce qu'il l'a voulu." Il ne lui convenait donc pas de prier
pour lui-même.
3. Saint Cyprien de Carthage écrit : "Le maître de la
paix et de l'unité n'a pas voulu prier en particulier et privément, pour éviter
qu'on prie seulement pour soi." Mais le Christ a accompli ce qu'il
enseignait : "Jésus commença à agir et à enseigner." Donc le Christ
n'a jamais prié pour lui seul.
Cependant :
Le Seigneur
lui-même a dit dans sa prière : "Glorifie ton Fils" (Jn 17, 1).
Conclusion :
Le Christ a prié
pour lui-même d'une double manière :
- D'abord en
exprimant le sentiment de sa sensualité, comme nous l'avons dit plus haut, ou
de sa volonté considérée comme nature, ainsi lorsqu'il pria pour que s'éloigne
la coupe de sa passion.
- D'une autre
manière en exprimant le sentiment de sa volonté délibérée, considérée comme
raison, ainsi lorsqu'il demanda la gloire de la résurrection.
Et cela était
logique. Car, nous l'avons dit le Christ a voulu prier son Père pour nous
donner l'exemple de la prière ; et aussi pour montrer que le Père est l'auteur
duquel il procède éternellement selon la nature divine, et de qui, selon la nature
humaine, il possède tout ce qu'il a de bon. Or, dans sa nature humaine, de même
qu'il possédait déjà certains biens venus du Père, de même il en attendait
d'autres qu'il lui restait à obtenir. Et c'est pourquoi, pour les biens déjà
reçus par sa nature humaine, il rendait grâce au Père qu'il reconnaissait en
être l'auteur, comme on le voit clairement dans l'évangile (Mt 26, 17 ; Jn 11, 41).
Et c'est encore pour reconnaître le Père comme l'auteur de tout bien qu'il lui
demandait par la prière ce qui lui manquait selon sa nature humaine, comme la
gloire du corps. En cela aussi le Christ nous donnait l'exemple, afin que nous
rendions grâce pour les dons reçus, et que nous demandions par la prière les
bienfaits que nous ne possédons pas encore.
Solutions :
1. Saint Hilaire parle de la prière vocale, qui n'était pas
nécessaire au Christ pour lui-même, mais seulement pour nous. Aussi dit-il
expressément : "Les paroles de sa prière ne lui profitaient pas." En
effet si, selon le Psaume (10, 17) : "Le Seigneur exauce le désir des
pauvres", à bien plus forte raison la volonté du Christ à elle seule
a-t-elle force de prière auprès du Père. Si bien que le Christ affirmait
lui-même (Jn 11, 42) : "Je savais que tu m'exauces toujours, mais j'ai
parlé à cause du peuple qui m'entoure, pour qu'ils croient que tu m'as
envoyé."
2. Certes, le Christ voulait subir toutes les souffrances de
sa passion au moment de celle-ci, mais il voulait, après celle-ci, obtenir la
gloire temporelle qu'il ne possédait pas encore. Et cette gloire, il
l'attendait du Père comme de son auteur. Et c'est pourquoi il convenait qu'il
la demande.
3. La gloire qu'il demandait dans sa prière se rattachait
aussi au salut des autres hommes, selon saint Paul (Rm 4, 25) : "Il est
ressuscité pour notre justification." La prière qu'il faisait pour
lui-même était d'une certaine façon pour les autres. Ainsi tout homme qui
demande à Dieu un bien pour l'employer au profit des autres ne prie pas pour
lui seul, mais aussi pour les autres.
Objections :
1. Il semble que non, car le Christ a demandé l'éloignement de
la coupe (Mt 26, 39), qui ne s'est pas fait.
2. Il a prié pour le pardon de ceux qui le crucifiaient (Lc 23,
34). Cependant tous n'ont pas eu le pardon de leur péché, car les Juifs furent
punis pour ce péché.
3. Il a prié pour ceux qui croiraient en lui par la parole des
Apôtres, pour que tous soient un et parviennent à être avec lui. Mais tous n'y
parviennent pas.
4. Il est dit dans un Psaume (22, 3) mis sur les lèvres du
Christ : "Je crierai tout le jour, et tu ne m'exauceras pas."
Cependant :
Il est écrit (He 5,
7) : "Ayant présenté, avec un grand cri et des larmes, des prières et des
supplications, il a été exaucé pour sa piété."
Conclusion :
Nous l'avons dit, la
prière est comme l'expression de la volonté humaine. On peut donc dire que la
prière de quelqu'un est exaucée quand sa volonté est accomplie. Or, la volonté
de l'homme comme tel est une volonté rationnelle, car nous voulons absolument
ce que nous voulons par délibération de la raison. Au contraire, ce que nous
voulons par un mouvement de sensualité, ou même par un mouvement de notre
volonté considérée comme émanant de la nature, nous ne le voulons pas
absolument, mais seulement sous cette condition : si la délibération de la
raison n'y met aucun obstacle. Il y a là une velléité plutôt qu'une volonté
absolue, parce qu'on le voudrait si autre chose ne s'y opposait pas.
Selon sa volonté
rationnelle, le Christ n'a rien voulu d'autre que ce qu'il savait être voulu
par Dieu. C'est pourquoi toute volonté absolue du Christ, même humaine, fut
accomplie, parce que conforme à la volonté de Dieu, et par conséquent toutes
ses prières furent exaucées. Car c'est ainsi que les prières des autres hommes
sont exaucées selon saint Paul (Rm 8, 27) : "Celui qui sonde les coeurs
connaît", c'est-à-dire approuve, "ce que l'Esprit désire", c'est-à-dire
ce qu'il fait désirer aux saints, "car selon Dieu", c'est-à-dire
conformément à la volonté divine, "il intercède pour les saints".
Solutions :
1. La demande du Christ : que la coupe passe loin de lui, a
été diversement présentée par les Pères. Car saint Hilaire dit : "Il
demande que la coupe passe non pour que lui-même l'évite, mais pour qu'elle
aboutisse à un autre. Il prie pour ceux qui devront souffrir après lui ; c'est
comme s'il disait : De même que cette coupe de la Passion est bue par moi, qu'elle
soit bue par eux, sans perdre l'espérance, sans ressentir la douleur, sans
craindre la mort."
Ou bien, selon
saint Jérôme : "C'est expressément qu'il dit : Cette coupe, c'est-à-dire celle du peuple des Juifs qui ne peuvent
avoir l'excuse de l'ignorance, s'ils me mettent à mort, car ils ont la Loi et
les Prophètes qui me prophétisent chaque jour."
Ou bien, selon saint
Denys le pseudo-aréopagite d'Alexandrie : "Le Christ dit : "Éloigne
de moi cette coupe". Cela ne signifie pas : qu'elle ne s'approche pas de
moi, car si elle ne s'est pas approchée, elle ne peut pas être éloignée. Mais, de
même que ce qui passe seulement ne touche pas et ne demeure pas, ainsi le
Sauveur demande que l'épreuve qui l'assaille légèrement soit repoussée."
Mais saint Ambroise
de Milan Origène et saint Jean Chrysostome disent qu'il fit cette demande comme
un homme qui repousse la mort par sa volonté de nature.
Ainsi donc, si
l'on comprend avec saint Hilaire qu'il demanda ainsi que les autres martyrs
deviennent les imitateurs de sa passion ; ou qu'il demanda de ne pas être
bouleversé par la crainte de boire la coupe ; ou de ne pas être retenu par la
mort, on peut dire que sa prière fut entièrement exaucée.
Mais si l'on
comprend qu'il a demandé de ne pas boire la coupe de la mort et de la Passion, ou
de ne pas la recevoir des Juifs, ce qu'il demandait ne s'est pas réalisé parce
que la raison qui présentait cette demande ne voulait pas son accomplissement.
Mais il voulait, pour nous instruire, nous faire connaître sa volonté de nature
et le mouvement de sensualité qu'il avait comme homme.
2. Le Seigneur n'a pas prié pour tous ceux qui le crucifiaient,
ni pour tous ceux qui croiraient en lui, mais seulement pour ceux qui étaient
prédestinés à obtenir par lui la vie éternelle.
3. Cela répond également à la troisième objection.
4. Lorsqu'il dit : "Je crierai et tu n'exauceras
pas", il faut le comprendre du désir de sa sensualité, qui fuyait la mort.
Il est cependant exaucé quant au désir de sa raison.
1. Convient-il au Christ d'être prêtre ? - 2.
La victime de ce sacerdoce. - 3. L'effet de ce sacerdoce. - 4. Cet effet le
concerne-t-il, ou seulement les autres hommes ? - 5. L'éternité de ce sacerdoce
- 6. Le Christ doit-il être appelé prêtre à la manière de Melchisédech ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car le prêtre est inférieur à l'ange, selon
Zacharie (3, 1) : "Dieu m'a montré un grand prêtre se tenant devant l'ange
du Seigneur." Or le Christ est supérieur aux anges selon l'épître aux
Hébreux (1, 4) : "Il est d'autant supérieur aux anges qu'il possède par
héritage un nom bien plus grand que les leurs." Il ne convient donc pas au
Christ d'être prêtre.
2. Les événements de l'Ancien Testament préfigurent le Christ,
selon saint Paul (Col 2, 17) : "Tout cela n'est que l'ombre des choses à
venir..." Mais le Christ n'a pas tiré son origine humaine des prêtres de
l'ancienne loi, car l'Apôtre écrit (He 7, 14) : "Il est manifeste que
notre Seigneur est issu de Juda, tribu dont Moïse ne dit rien quand il parle
des prêtres."
3. Dans l'ancienne loi, qui préfigure le Christ, le même homme
ne fut pas législateur et prêtre. C'est pourquoi le Seigneur dit à Moïse (Ex 28,
1) : "Prends Aaron, ton frère, pour qu'il soit prêtre à mon service."
Or le Christ est le législateur de la loi nouvelle selon Jérémie (31, 3) :
"Je mettrai une loi dans leur coeur." Donc il ne convenait pas au
Christ d'être prêtre.
Cependant :
Il y a
l'affirmation de l'épître aux Hébreux : "Nous avons un grand prêtre qui a
pénétré dans les Cieux : Jésus, le Fils de Dieu."
Conclusion :
L'office propre du
prêtre est d'être médiateur entre Dieu
et le peuple en tant qu'il transmet au peuple les biens divins, d'où son
nom de sacer-dos, c'est-à-dire
sacra dans : "Qui donne les choses saintes" ; selon
Malachie (2, 7) : "C'est de sa bouche qu'on attend l'enseignement."
De plus, le prêtre est médiateur en tant qu'il offre à Dieu les prières du
peuple et satisfait à Dieu en quelque manière pour les péchés ; de là cette
parole (He 5, 1) : "Tout grand prêtre, pris d'entre les hommes, est établi
en faveur des hommes dans ce qui a rapport à Dieu, afin d'offrir des oblations
et des sacrifices pour les péchés." Or cela convient parfaitement au
Christ. Par lui en effet, les dons de Dieu sont transmis aux hommes, selon
saint Pierre (2 P 1, 4) : "Par lui nous avons été mis en possession de
grandes et précieuses promesses, afin de devenir ainsi participants de la
nature divine." De même le Christ a réconcilié avec Dieu le genre humain, comme
il est écrit aux Colossiens (1, 19) : "Il a plu à Dieu de faire habiter en
lui toute la Plénitude, et par lui de tout se réconcilier." Il convient
donc souverainement au Christ d'être prêtre.
Solutions :
1. La puissance hiérarchique convient aux anges, en tant
qu'ils sont eux-mêmes intermédiaires entre Dieu et l'homme, comme l'enseigne saint
Denys le pseudo-aréopagite ; c'est pourquoi le prêtre, parce qu'il est lui
aussi intermédiaire entre Dieu et le peuple, reçoit le nom d'ange selon
Malachie : "Il est l'ange du Seigneur de l'univers." Or le Christ fut
supérieur aux anges, non seulement sous le rapport de sa divinité, mais même
sous le rapport de son humanité, car il possède la plénitude de grâce et de
gloire. Il avait donc de façon beaucoup plus excellente que les anges la
puissance hiérarchique ou sacerdotale ; à tel point que les anges eux-mêmes
furent les ministres de son sacerdoce, comme dit saint Matthieu (4, 11) :
"Des anges s'approchèrent et le servaient." Pourtant, sous le rapport
de la possibilité, il fut abaissé un moment au-dessous des anges (He 2, 9). Et
en cela il fut semblable aux hommes voyageurs constitués dans le sacerdoce.
2. Selon saint Jean Damascène "la similitude absolue
constitue une identité, non une exemplarité". Et puisque le sacerdoce de
l'ancienne loi n'était que la figure de celui du Christ, le Christ n'a pas
voulu naître de la race des prêtres préfiguratifs, afin de montrer que son
sacerdoce n'était pas identique à l'ancien, mais en différait comme la vérité
de sa préfiguration.
3. Comme nous l'avons déjà dit les autres hommes possèdent
certaines grâces particulières, mais le Christ, tête de tous les hommes, a reçu
en perfection toutes les grâces. C'est pourquoi, en ce qui regarde les autres
hommes, l'un est législateur, l'autre prêtre, l'autre roi ; chez le Christ au
contraire, tout cela se rejoint, comme chez celui qui est la source de toutes
les grâces. Aussi lisons-nous dans Isaïe (33, 22) : "Le Seigneur est notre
juge, le Seigneur est notre législateur, notre roi ; il viendra et nous
sauvera."
Objections :
1. Il appartient au prêtre de tuer la victime. Mais le Christ
ne s'est pas tué. Donc il n'a pas été à la fois prêtre et victime.
2. Le sacerdoce du Christ ressemble davantage à celui des
juifs, qui fut constitué par Dieu, qu'à celui des païens qui rendaient un culte
aux démons. Or, dans la loi ancienne on n'offrait jamais un homme en sacrifice
; c'est ce que l'Écriture reproche le plus aux païens (Ps 106, 38) : "Ils
ont répandu le sang innocent, le sang de leurs fils et de leurs filles, en les
immolant aux idoles de Canaan." Donc, dans le sacerdoce du Christ, le
Christ homme ne devait pas être victime.
3. Toute victime, du fait qu'on l'offre à Dieu, lui est
consacrée. Mais l'humanité du Christ fut consacrée et unie à Dieu dès le
principe. On ne peut donc pas dire que le Christ, en tant qu'homme, fut
victime.
Cependant :
Il y a cette
parole de l'Apôtre (Ep 5, 2) : "Le Christ nous a aimés et s'est livré pour
nous en oblation et en victime d'agréable odeur."
Conclusion :
Saint Augustin écrit : "Tout sacrifice visible est le
sacrement ou signe sacré d'un sacrifice invisible." Or le sacrifice
invisible consiste pour l'homme à offrir son esprit à Dieu, selon le Psaume (51,
19) : "Le sacrifice à Dieu, c'est un esprit broyé." C'est pourquoi
tout ce qui est offert à Dieu en vue de porter l'esprit de l'homme vers Dieu, peut
être appelé sacrifice.
L'homme a donc
besoin du sacrifice pour trois motifs :
- 1° Pour la
rémission du péché qui le détourne de Dieu ; c'est pourquoi l'Apôtre dit (He 5,
1) qu'il appartient au prêtre "d'offrir des dons et des sacrifices pour
les péchés".
- 2° Pour que
l'homme se maintienne dans l'état de grâce et d'union à Dieu en qui se trouvent
sa paix et son salut. De là, dans l'ancienne loi, l'immolation de la victime
pacifique pour le salut de ceux qui l'offraient, prescrit par le Lévitique
(chap. 3).
- 3° Pour que
l'esprit de l'homme soit parfaitement uni à Dieu, ce qui se réalisera dans la
gloire. C'est pourquoi, dans l'ancienne loi, on offrait l'holocauste où tout
était brûlé, comme dit encore le Lévitique (chap. 1).
Or tous ces
bienfaits nous sont venus à travers l'humanité du Christ. Par elle, en effet, nos
péchés ont été effacés, selon l'épître aux Romains (4, 25) : "Il s'est
livré pour nos péchés." Par le Christ encore nous recevons la grâce qui
nous sauve, comme dit l'épître aux Hébreux (5, 9) : "Il est devenu pour
tous ceux qui lui obéissent principe de salut éternel." Par lui enfin nous
obtenons la perfection de la gloire, car, dit l'épître aux Hébreux (10, 19) :
"Voici que nous possédons, par le sang de Jésus, l'accès assuré dans le
sanctuaire", c'est-à-dire dans la gloire céleste. Le Christ, en tant
qu'homme, fut donc non seulement prêtre, mais victime parfaite, étant à la fois
victime pour le péché, victime pacifique, et holocauste.
Solutions :
1. Le Christ ne s'est pas tué lui-même, mais il s'est livré
volontairement à la mort, selon Isaïe (53, 7) : "Il s'est offert parce
qu'il l'a voulu." Il s'est donc offert lui-même.
2. La mort du Christ homme peut se référer à une double
volonté. La volonté de ceux qui l'ont tué, et sous ce rapport le Christ n'a pas
eu raison de victime ; ses bourreaux n'ont pas offert une victime à Dieu, mais
ont péché gravement. En ce sens, ils étaient semblables aux païens qui, dans
leurs sacrifices, immolaient des hommes aux idoles. La mort du Christ peut
aussi être considérée par référence à la volonté du patient qui volontairement
s'est offert à la souffrance. A ce point de vue, le Christ a raison de victime,
et son sacrifice n'a aucun rapport avec celui des païens.
3. La sanctification, dès le commencement, de l'humanité du
Christ, n'empêche pas que sa nature humaine elle-même, lorsqu'elle fut offerte
à Dieu dans la Passion, ait été sanctifiée d'une manière nouvelle, comme une
victime effectivement présentée à Dieu. Elle acquit alors une sanctification
effective de victime, à partir de la charité antécédente et de la grâce d'union
qui le sanctifiait de façon absolue.
Objections :
1. Il appartient à Dieu seul d'effacer les péchés, selon Isaïe
(43, 25) : "C'est moi seul qui efface les iniquités pour l'amour de
moi." Or ce n'est pas en tant qu'il est Dieu, que le Christ est prêtre, mais
en tant qu'il est homme. Son sacerdoce ne produit donc pas l'expiation des
péchés.
2. L'Apôtre écrit (He 10, 1) que les sacrifices de l'ancienne
loi "ne purent rendre parfaits ceux qui y prenaient part ; autrement on
aurait cessé de les offrir parce que, purifiés une bonne fois, ceux qui
rendaient ce culte n'auraient plus eu aucune conscience de leurs péchés, alors
qu'au contraire on renouvelait chaque année, par ces sacrifices, le souvenir
des péchés." Or, de même, sous le sacerdoce du Christ, on rappelle le
souvenir des péchés, quand on dit : "Pardonnez-nous nos offenses." On
offre aussi continuellement dans l'Église le sacrifice ; de là cette prière :
"Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien." Donc, par le
sacerdoce du Christ, nos péchés ne sont pas expiés.
3. Dans l'ancienne loi, on immolait un bouc pour le péché du
prince, une chèvre pour le péché d'un membre du peuple, un jeune taureau pour
le péché d'un prêtre (Lv 4, 3. 23. 28). Or, le Christ n'est comparé à aucun de
ces animaux, mais à l'agneau, selon Jérémie (11, 19) : "Je suis comme un
agneau confiant qu'on mène à l'abattoir." Il semble donc que le sacerdoce
du Christ ne soit pas capable d'expier les péchés.
Cependant :
L'Apôtre écrit (He
9, 14) : "Le sang du Christ qui, par l'Esprit Saint s'est offert lui-même
sans tache à Dieu, purifiera nos consciences des oeuvres mortes pour servir le
Dieu vivant." Or les oeuvres mortes sont les péchés. C'est donc que le
sacerdoce du Christ a la puissance de purifier les péchés.
Conclusion :
Deux choses sont
nécessaires à la purification parfaite des péchés, en tant qu'il y a deux
éléments à considérer dans le péché : la tache de la faute et l'obligation à la
peine. La tache de la faute est enlevée par la grâce qui tourne le coeur du
pécheur vers Dieu ; l'obligation à la peine disparaît du fait que l'homme
satisfait à Dieu. Or ces deux effets sont réalisés par le sacerdoce du Christ.
Par la vertu de ce sacerdoce la grâce nous est donnée et nos coeurs sont
tournés vers Dieu, selon l'épître aux Romains (3, 24) : "Tous sont
justifiés gratuitement par sa grâce, en vertu de la rédemption qui est dans le
Christ Jésus, que Dieu a établi d'avance comme moyen de propitiation par la foi
en son sang." De plus, le Christ a pleinement satisfait pour nous, car
"il s'est chargé de nos infirmités et il a porté nos douleurs" (Is 53,
4). Il est donc bien évident que le sacerdoce du Christ a pleine puissance pour
expier les péchés.
Solutions :
1. Bien que le Christ ne soit pas prêtre en tant que Dieu, mais
en tant qu'homme, c'est la même et unique personne qui est à la fois prêtre et
Dieu. C'est pourquoi nous lisons dans les actes du concile d'Éphèse : "Si
quelqu'un dit que notre Pontife et Apôtre n'est pas le Verbe de Dieu quand il
s'est fait chair, et homme comme nous, mais un autre distinct de lui et fils de
la femme... qu'il soit anathème." Aussi, en tant que son humanité agissait
en vertu de sa divinité, son sacrifice était parfaitement efficace pour effacer
les péchés. De là cette parole de saint Augustin : "Quatre choses sont à
considérer dans le sacrifice : à qui il est offert, par qui il est offert, ce
qui est offert et ceux pour qui il est offert. Or l'unique et véritable
médiateur, en nous réconciliant avec Dieu par un sacrifice de paix, demeurait
un avec celui à qui il offrait, unifiait en lui ceux pour lesquels il offrait, réalisait
enfin l'unité entre l'offrant et la victime offerte."
2. Si dans la loi nouvelle nous rappelons le souvenir des
péchés, ce n'est pas à cause de l'inefficacité du sacerdoce du Christ, ou de
son insuffisance à expier les péchés ; mais c'est à cause de ceux qui ne
veulent pas participer à son sacrifice, tels les infidèles pour lesquels nous
prions afin qu'ils se convertissent de leurs péchés ; c'est encore à cause de
ceux qui, après avoir participé au sacrifice du Christ, s'en écartent en
tombant dans le péché.
Quant au sacrifice
quotidien qui est offert dans l'Église, il n'est pas un sacrifice différent de
celui du Christ, mais il en est la communication. C'est pourquoi saint Augustin
écrit : "Le Christ est le prêtre qui offre, et il est lui-même l'oblation
; et de cette offrande et de cette oblation, il a voulu que le sacrifice de
l'Église soit le sacrement quotidien."
3. Ainsi que le remarque Origène, bien que dans l'ancienne loi
divers animaux fussent offerts en sacrifice, cependant le sacrifice quotidien, offert
matin et soir, consistait en un agneau, comme disent les Nombres (28, 8). Par
là était signifié que l'oblation du véritable agneau, c'est-à-dire du Christ, devait
consommer tous les autres sacrifices, selon cette parole en saint Jean (1, 29)
: "Voici l'Agneau de Dieu, qui enlève les péchés du monde."
Objections :
1. Il appartient à l'office du prêtre de prier pour le peuple,
car il est écrit (2 M 1, 23) : "Les prêtres faisaient la prière pendant
que se consumait le sacrifice." Or Christ n'a pas seulement prié pour les
autres, mais aussi pour lui-même, comme nous l'avons déjà dit et comme il est
dit expressément dans l'épître aux Hébreux (5, 7) : "Durant sa vie
mortelle, avec de grands cris et des larmes, il adressa des prières et des
supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort." C'est donc que
son sacerdoce a eu effet non seulement pour les autres, mais aussi pour lui.
2. Le Christ s'est offert lui-même en sacrifice dans sa passion.
Mais, par sa passion, il n'a pas seulement mérité pour les autres, mais aussi
pour lui-même, comme nous l'avons remarqué. Son sacerdoce a donc produit son
effet non seulement pour les autres, mais aussi pour lui-même.
3. Le sacerdoce de l'ancienne loi fut la figure du sacerdoce
du Christ. Or le prêtre de l'ancienne loi n'offrait pas seulement le sacrifice
pour les autres, mais aussi pour lui. Nous lisons en effet dans le Lévitique (16,
17) : "Le grand prêtre était dans le sanctuaire afin de prier pour lui, pour
sa maison et pour toute l'assemblée des fils d’Israël." Le sacerdoce du
Christ ne profite donc pas seulement aux autres, mais au Christ
Cependant :
Nous lisons dans
les actes du concile d'Éphèse : "Si quelqu'un dit que le Christ a offert
son oblation pour lui, et non pas seulement pour nous (car celui qui n'a pas
péché n'a pas besoin de sacrifice), qu'il soit anathème."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, le prêtre est constitué intermédiaire entre Dieu et le peuple. Or, celui
qui ne peut accéder à Dieu par lui-même a besoin d'un intermédiaire pour aller
à Dieu. Ce qui ne s'applique évidemment pas au Christ ; l'Apôtre écrit en effet
(He 7, 25) : "Il a accès par lui-même auprès de Dieu, et il est toujours
vivant pour intercéder en notre faveur." Il ne convient donc pas au Christ
de recevoir l'effet de son sacerdoce, mais plutôt de le communiquer aux autres.
Dans un ordre donné, l'agent premier exerce une influence qu'il ne reçoit pas :
le soleil éclaire, mais il n'est pas éclairé ; le feu chauffe, mais il n'est
pas chauffé. Or le Christ est la source de tout le sacerdoce, car le prêtre de
l'ancienne loi était la figure du Christ ; et le prêtre de la loi nouvelle agit
en sa personne, selon saint Paul (2 Co 2, 10) : "Ce que j'ai pardonné, si
vraiment j'ai pardonné quelque chose, par considération pour vous, je l'ai fait
en la personne du Christ." Il ne convient donc pas que le Christ reçoive
l'effet de son sacerdoce.
Solutions :
1. La prière, bien qu'elle convienne aux prêtres, n'est
cependant pas leur office propre ; il appartient à quiconque de prier pour soi
et pour les autres, selon cette parole de saint Jacques (5, 16) : "Priez
les uns pour les autres afin d'être sauvés." On pourrait donc dire que la prière
du Christ pour lui-même n'était pas un acte de son sacerdoce.
Mais cette réponse
semble exclue par l'enseignement de l'Apôtre quand il dit (He 5, 6) : "Tu
es prêtre pour l'éternité à la manière de Melchisédech", et il ajoute :
"Durant sa vie mortelle, le Christ adressa des prières, "etc. Il
semble donc que la prière du Christ appartienne à son sacerdoce. C'est pourquoi
il faut dire que les autres prêtres bénéficient de l'effet de leur sacerdoce, non
en tant que prêtres, mais en tant que pécheurs, comme nous allons le dire. Le
Christ au contraire, absolument parlant, n'eut pas de péché ; il eut seulement
"une chair semblable à celle du péché", selon l'épître aux Romains (8,
3). On ne doit donc pas soutenir que le Christ bénéficia, absolument parlant, de
l'effet de son sacerdoce, mais seulement sous un certain rapport, à savoir au
point de vue de la possibilité de la chair : de là précisément cette parole (He
5, 7) : "Dieu pouvait le sauver de la mort."
2. Dans l'oblation du sacrifice par n'importe quel prêtre, on
peut considérer deux éléments : le sacrifice offert, en lui-même ; la dévotion
de l'offrant. Or l'effet propre du sacerdoce est ce qui découle du sacrifice en
lui-même. Et le Christ a obtenu par sa passion la gloire de sa résurrection, non
en vertu du sacrifice, offert par mode de satisfaction, mais en vertu de la
dévotion qui lui a fait supporter humblement sa passion par charité.
3. La préfiguration ne peut égaler la vérité. Aussi le prêtre
de la loi ancienne préfigurative ne pouvait atteindre à une perfection telle
qu'il n'eût pas besoin de sacrifice satisfactoire. Mais le Christ n'en avait
pas besoin. Aussi la comparaison est-elle impossible. Et c'est ce que dit l'Apôtre
(He 7, 28) : "La loi établit comme grands prêtres des hommes sujets à la
faiblesse ; mais la parole du serment -postérieur à la loi- établit le Fils
rendu parfait pour l'éternité."
Objections :
1. Nous l'avons dit, les pécheurs seuls ont besoin de
participer aux effets du sacerdoce, car leurs fautes sont expiées par le
sacrifice du prêtre. Mais ce ne sera pas éternel, car les saints ne connaîtront
plus de défaillances, selon Isaïe (60, 11) : "Ton peuple ne comprendra que
les justes" ; quant à la faiblesse des pécheurs, elle ne pourra pas être
pardonnée, car en enfer, il n'y a pas de rédemption. Le sacerdoce du Christ
n'est donc pas éternel.
2. Le sacerdoce du Christ s'est surtout manifesté dans sa passion
et dans sa mort, lorsque le Christ "par son propre sang pénétra dans le
sanctuaire", dit l'épître aux Hébreux (9, 12). Mais la passion et la mort
du Christ ne sont pas éternelles, car, selon l'épître aux Romains (6, 9) : "Le
Christ ressuscité ne meurt plus". Son sacerdoce n'est donc pas éternel.
3. Le Christ est prêtre, non pas en tant que Dieu, mais en
tant qu'homme. Or le Christ n'a pas toujours été homme, par exemple pendant son
séjour au tombeau. Son sacerdoce n'est donc pas éternel.
Cependant :
Il est écrit dans
le Psaume (110, 4) : "Tu es prêtre pour l'éternité."
Conclusion :
Dans l'office du
prêtre on peut considérer deux choses : l'oblation du sacrifice, et la
consommation de celui-ci. Elle consiste en ce que ceux pour lesquels le
sacrifice est offert obtiennent la fin poursuivie. Or, la fin du sacrifice
offert par le Christ, ce ne sont pas les biens temporels, mais les biens
éternels qu'il nous a acquis par sa mort ; de là cette parole de l'épître aux
Hébreux (9, 11) : "Le Christ est le grand prêtre des biens à venir."
Sous ce rapport, son sacerdoce est éternel. Cette consommation du sacrifice du
Christ était préfigurée par ce fait que le prêtre de l'ancienne loi entrait une
fois par an dans le Saint des saints, selon le Lévitique (16, 11), avec le sang
des boucs et des taureaux, lesquels n'étaient pas immolés au sanctuaire, mais
en dehors. Pareillement, le Christ est entré dans le sanctuaire, c'est-à-dire
le ciel, et il nous a frayé la voie pour que nous entrions par la vertu de son
sang, qu'il a répandu sur la terre pour nous.
Solutions :
1. Les saints qui seront dans la patrie n'auront pas besoin
d'expiation ultérieure par le sacerdoce du Christ, mais, pardonnés, ils auront
besoin d'être portés à la perfection par le Christ, dont leur gloire dépend ce
qui a fait écrire dans l'Apocalypse (21, 23) : "La gloire de Dieu
l'illumine (la cité des saints) et l'Agneau est son flambeau."
2. Bien que la passion et la mort n'aient pas été renouvelées,
cependant la vertu d'une telle victime, offerte une seule fois, demeure
éternellement.
3. Cela répond à la troisième objection car, dit l'épître aux
Hébreux (10, 14) : "Par une oblation unique, il a rendu parfaits pour
toujours ceux qui sont sanctifiés." L'unité de cette oblation était
préfigurée dans l'ancienne loi par ce fait que le grand prêtre entrait dans le
sanctuaire une seule fois par an, pour l'oblation solennelle du sang, comme il
est prescrit par le Lévitique (16, 11). Mais la figure était inférieure à la
réalité en ce qu'une telle victime n'avait pas une vertu perpétuelle, et qu'il
fallait renouveler le sacrifice chaque année.
Objections :
1. Le Christ, comme prêtre principal, est la source de tout
sacerdoce. Or ce qui est principal ne peut suivre l'acte d'autrui, c'est aux
autres de suivre le sien. Donc le Christ ne doit pas être appelé prêtre selon
l'ordre de Melchisédech.
2. Le sacerdoce de l'ancienne loi est plus proche de celui du
Christ que le sacerdoce antérieur à la loi. Or les sacrements signifiaient
d'autant plus expressément le Christ qu'ils étaient plus proches de lui, ainsi
que nous l'avons montré dans la deuxième Partie. Donc le sacerdoce du Christ
doit être nommé d'après le sacerdoce de la loi plutôt que d'après le sacerdoce
de Melchisédech, antérieur à la loi.
3. Il est écrit (He 7, 2) : "Melchisédech veut dire : roi de la paix. Sans père, sans mère, sans
généalogie, dont les jours n'ont pas de commencement et dont la vie n'a pas de
fin". Tout cela convient uniquement au Fils de Dieu. Le Christ ne doit
donc pas être appelé prêtre selon l'ordre de Melchisédech, comme de quelqu'un
d'autre, mais selon un ordre qui est propre à lui-même.
Cependant :
Il est écrit dans
le Psaume (110, 4) : "Tu es prêtre pour l'éternité selon l'ordre de
Melchisédech."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, le sacerdoce légal fut la préfiguration du sacerdoce du Christ, non certes
en égalant la vérité, mais d'une manière très inférieure : et parce que le
sacerdoce légal ne purifiait pas les péchés, et parce qu'il n'était pas éternel
comme celui du Christ. Or, cette supériorité du sacerdoce du Christ sur le
sacerdoce lévitique fut préfigurée dans le sacerdoce de Melchisédech, lequel
perçut la dîme sur Abraham, selon Genèse (14, 18-20), et en celui-ci sur le
sacerdoce lévitique qui devait descendre de lui. Aussi dit-on que le sacerdoce
du Christ est "selon l'ordre de Melchisédech", à cause de la
supériorité du sacerdoce véritable sur le sacerdoce légal, qui n'était que
préfiguratif.
Solutions :
1. Cette façon de parler ne comprend pas Melchisédech comme
étant le prêtre principal, mais comme préfigurant la supériorité du sacerdoce
du Christ sur le sacerdoce lévitique.
2. Dans le sacerdoce du Christ on peut distinguer son oblation
et sa participation. Quant à l'oblation elle-même, le sacerdoce du Christ était
préfiguré plus expressément par le sacerdoce légal, qui répandait le sang, que
par le sacerdoce de Melchisédech, où le sang n'est pas répandu. Mais quant à la
participation à ce sacrifice et à son effet, à quoi on mesure surtout la
supériorité du sacerdoce du Christ sur le sacerdoce légal, elle était plus
expressément préfigurée par le sacerdoce de Melchisédech qui offrait du pain et
du vin lesquels, pour saint Augustin symbolisent l'unité de l'Église, que
constitue la participation au sacrifice du Christ. Et c'est pourquoi, dans la
loi nouvelle, le véritable sacrifice du Christ est communiqué aux fidèles sous
les espèces du pain et du vin.
3. Si l'on dit que Melchisédech est "sans père, sans mère
et sans génération", que "ses jours n'ont pas de commencement ni de
fin", ce n'est pas parce qu'il n'en avait pas, mais parce que la Sainte
Écriture n'en parle pas. Et par cela même, comme l'Apôtre le dit au même
endroit, "il est assimilé au Fils de Dieu" qui sur terre est sans
père, et au ciel sans mère et sans généalogie, selon Isaïe (53, 8) : "Qui
racontera sa génération ?" Et selon sa divinité il n'a ni commencement ni
fin de ses jours.
Il faut maintenant étudier si l'adoption convient au Christ.
1. Convient-il à Dieu d'adopter des fils ? - 2.
Cela convient-il à toute la Trinité ? - 3. Être adoptés comme fils de Dieu
est-il propre aux hommes ? - 4. Le Christ peut-il être appelé fils adoptif ?
Objections :
1. Juridiquement, on ne peut adopter que des personnes
étrangères. Mais aucune personne n'est étrangère à Dieu, puisqu'il est le
créateur de toutes. Il ne convient donc pas à Dieu d'adopter.
2. L'adoption semble être introduite pour remédier au défaut
de filiation naturelle. Mais en Dieu, il y a une filiation naturelle, ainsi que
nous l'avons montré dans la première Partie. L'adoption ne convient donc pas à
Dieu.
3. On est adopté pour succéder à l'adoptant dans la possession
de l'héritage. Mais on ne peut succéder à Dieu qui ne meurt pas. Dieu n'a donc
pas à adopter des fils.
Cependant :
Il est écrit (Ep 1,
5) : "Il nous a prédestinés à être fils adoptifs de Dieu." Or la
prédestination divine ne saurait être sans effet. C'est donc que Dieu adopte
certains hommes comme fils.
Conclusion :
Un homme en adopte
un autre comme fils, lorsque par bonté il l'admet à la participation de son
héritage. Or Dieu est l'infinie bonté ; en vertu de cette bonté, il appelle les
créatures à la participation de ses biens, et spécialement les créatures rationnelles
qui, créées à l'image de Dieu, sont capables de la béatitude divine. Celle-ci
consiste en la jouissance de Dieu, par laquelle Dieu lui-même est bienheureux
et riche par lui-même en tant qu'il jouit de lui-même. En effet, on parle de
l'héritage d'un homme lorsqu'il est riche. Et c'est pourquoi quand Dieu par
bonté admet des hommes à hériter sa béatitude, on dit qu'il les adopte.
Mais l'adoption
divine est supérieure à l'adoption humaine, car Dieu, en adoptant un homme, le
rend capable, par le don de sa grâce, de recevoir l'héritage céleste ; tandis
que l'homme ne crée pas d'aptitude chez celui qu'il adopte, mais plutôt il
choisit de l'adopter à cause de son aptitude.
Solutions :
1. L'homme, considéré dans sa nature, n'est pas étranger à
Dieu quant aux biens naturels qu'il reçoit, mais lui est étranger quant aux
biens de la grâce et de la gloire ; et c'est ainsi qu'il est adopté.
2. L'homme agit pour suppléer à son indigence ; mais Dieu agit
pour communiquer l'abondance de sa perfection. C'est pourquoi, de même que, par
l'acte créateur, la bonté divine est communiquée à toutes les créatures, de
même, par l'acte d'adoption, une ressemblance de la filiation naturelle est
communiquée aux hommes, selon l'épître aux Romains (8, 29) : "Ceux qu'il a
distingués d'avance pour être conformes à l'image de son Fils."
3. Les biens spirituels peuvent être possédés par plusieurs à
la fois, mais non les biens corporels. C'est pourquoi l'héritage corporel ne
peut être perçu par le successeur qu'à la mort du propriétaire. L'héritage
spirituel au contraire est possédé intégralement par tous sans aucun détriment
pour le Père toujours vivant.
On pourrait
cependant parler du décès de Dieu, en ce sens qu'il cesse d'être en nous par la
foi, pour commencer d'exister en nous par, la vision, comme dit la Glose sur ce
texte (Rm 8, 17) : "Fils, et donc héritiers."
Objections :
1. L'adoption est appliquée à Dieu par analogie avec ce qui se
passe chez l'homme. Or, chez l'homme, celui-là seul peut adopter qui peut
engendrer, ce qui, chez Dieu, ne convient qu'au Père. Donc, seul Dieu le Père
peut adopter.
2. Par l'adoption les hommes deviennent frères du Christ, selon
saint Paul (Rm 8, 29) : "Pour qu'il soit le premier-né d'une multitude de
frères." Or on appelle frères ceux qui sont nés du même père, ce qui fait
dire au Seigneur (Jn 20, 17) : "Je monte vers mon Père et votre
Père." Seul, le Père du Christ peut donc avoir des fils adoptifs.
3. On lit dans l'épître aux Galates (4, 4) : "Dieu envoya
son Fils pour que nous recevions l'adoption. Parce que vous êtes fils de Dieu, Dieu
a envoyé dans vos coeurs l'Esprit de son Fils qui crie : Abba, Père." Donc, celui-là seul peut adopter qui possède le
Fils et le Saint-Esprit ; mais cela n'appartient qu'à la personne du Père, c'est
donc à elle seule qu'il revient d'adopter des fils.
Cependant :
Nous adopter comme
fils appartient à celui que nous pouvons appeler Père, selon l'épître aux
Romains (8, 15) : "Vous avez reçu un esprit d'adoption dans lequel nous
crions : Abba, Père." Mais, lorsque
nous disons, "Notre Père" cela s'adresse à toute la Trinité, de même
que les autres noms attribués à Dieu par relation à la créature, nous l'avons
montré dans la première Partie. Donc adopter convient à la Trinité tout
entière.
Conclusion :
Il y a cette
différence entre le fils adoptif de Dieu et son Fils par nature que celui-ci
est "engendré, non fait", tandis que le fils adoptif est fait tel, selon
saint Jean (1, 12) : "Il leur a donné le pouvoir d'être faits fils de
Dieu." Pourtant on dit parfois que le fils adoptif est engendré, à cause
de sa régénération spirituelle, qui vient de la grâce non de la nature, ainsi
que dit saint Jacques (1, 8) : "Il a voulu nous engendrer par la parole de
vérité." Bien que la génération en Dieu soit propre à la personne du Père,
cependant toute production d'un effet quelconque chez les créatures est commune
à toute la Trinité, en raison de son unité de nature, parce que là où il y a
unité de nature il y a unité de puissance et d'opération. D'où cette parole du
Seigneur (Jn 5, 19) : "Tout ce que fait le Père, le Fils le fait
également." Aussi est-ce à toute la Trinité qu'il convient d'adopter des
hommes pour en faire des fils de Dieu.
Solutions :
1. Toutes les personnes humaines ne forment pas une seule
nature individuelle, ce qu'il faudrait pour produire une seule opération ou un
seul effet, comme il arrive en Dieu. Sur ce point on ne peut admettre une
analogie entre les deux cas.
2. Par l'adoption nous devenons frères du Christ, ayant un
même Père avec lui ; mais, il est de manière différente le Père du Christ et
notre Père. C'est pourquoi notre Seigneur disait clairement (Jn 20, 17) :
"Mon Père" et séparément : "Votre Père". Car il est le Père
du Christ par génération de nature ; et il est notre Père en agissant par sa
volonté, ce qui lui est commun avec le Fils et le Saint-Esprit. C'est pourquoi
le Christ n'est pas, comme nous, fils de toute la Trinité.
3. Nous l'avons dit la filiation adoptive est une image de la
filiation éternelle, comme tout ce qui a été créé dans le temps est une image
des réalités éternelles. Or, l'homme est assimilé à la splendeur du Fils
éternel par la lumière de la grâce que l'on attribue au Saint-Esprit. En sorte
que l'adoption, bien qu'elle soit commune à toute la Trinité, est appropriée au
Père comme à son auteur, au Fils comme à son exemplaire, au Saint-Esprit comme
à ce qui imprime en nous l'image de cet exemplaire.
Objections :
1. Dieu n'est appelé Père de la créature rationnelle que du
fait de l'adoption. Mais on le nomme aussi Père de la créature irrationnelle, selon
Job (28, 28) : "Qui est père de la pluie ? Qui engendre les gouttes de
rosée ?" Il n'appartient donc pas en propre à la créature rationnelle
d'être adoptée.
2. On est appelé fils de Dieu à cause de l'adoption. Or ce
titre de fils de Dieu semble être réservé, dans l'Écriture, aux anges, ainsi
qu'il est écrit dans Job (1, 6) : "Il arriva un jour que les fils de Dieu
étaient venus se présenter devant le Seigneur." Ce n'est donc pas le fait
de toute créature rationnelle d'être adoptée.
3. Ce qui est propre à une nature convient à tous ceux qui la
possèdent ; ainsi la faculté de rire convient à tous les hommes. Mais être
adopté ne convient pas à toute nature rationnelle ; cela ne lui appartient donc
pas en propre.
Cependant :
Il est écrit (Rm 8,
17) que les fils adoptés sont "héritiers de Dieu". Or un tel héritage
convient à la seule créature rationnelle. Être adopté lui revient donc en
propre.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, la filiation adoptive est une image de la filiation naturelle. Or le Fils
de Dieu, par nature, procède du Père comme Verbe intellectuel, demeurant un
avec lui. L'assimilation à ce Verbe peut se faire de trois manières :
- 1° Tout d'abord
au point de vue de la forme et non de l'intellectualité. C'est ainsi que la
forme extérieure de la maison est assimilée au verbe mental de l'architecte, sans
l'être au point de vue de l'intelligibilité ; la forme de la maison réalisée
dans la matière n'est pas intelligible comme elle l'est dans l'esprit de
l'architecte. Sous ce rapport, toute créature est assimilée au Verbe éternel, car
elle a été faite par lui.
- 2° Ensuite, une
créature peut être assimilée au Verbe non seulement sous son aspect formel, mais
encore en raison de son intellectualité ; ainsi la science possédée par
l'esprit du disciple est une ressemblance du verbe qui se trouve dans l'esprit
du maître. A ce point de vue, la créature rationnelle, même selon sa nature, est
assimilée au Verbe de Dieu.
- 3° Enfin la
créature peut être assimilée au Verbe éternel selon l'unité que celui-ci
possède avec le Père, et une telle assimilation se fait par la grâce et la
charité ; d'où la prière du Seigneur (Jn 17, 21) : "Qu'ils soient en un
nous, comme nous sommes un." C'est par cette ressemblance que se réalise
l'adoption, et c'est à ceux qui en sont les bénéficiaires qu'est dû l'héritage
éternel.
Il est donc
manifeste qu'être adopté convient aux seules créatures rationnelles, non pas à
toutes, mais à celles-là seulement qui possèdent la charité, laquelle "est
répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit", selon saint Paul (Rm 5, 15),
qui appelle donc le Saint-Esprit "l'Esprit des fils d'adoption" (Rm 8,
15).
Solutions :
1. Si l'on peut dire que Dieu est Père de la créature
irrationnelle, ce n'est pas à proprement parler du fait de l'adoption, mais du
fait de la création, et en se plaçant au point de vue du premier mode
d'assimilation.
2. Les anges sont appelés fils de Dieu parce qu'ils le sont
par adoption, non pas que l'adoption leur convienne en premier, mais parce
qu'ils l'ont reçue les premiers.
3. L'adoption n'est pas une propriété de la nature, mais une
conséquence de la grâce dont la nature rationnelle est capable. Il n'est donc
pas nécessaire qu'elle convienne à toute créature rationnelle, il suffit que
celle-ci puisse la recevoir.
Objections :
1. Il semble bien, car saint Hilaire dit en parlant du Christ
: "La dignité de la puissance n'est pas perdue du fait que l'humanité de
la chair est adoptée." Donc le Christ, en tant qu'homme, est fils adoptif.
2. Saint Augustin écrit : "La grâce qui fait de cet homme
le Christ, est la même qui, dès le premier mouvement de foi, fait de tout homme
un chrétien." Or les autres hommes sont chrétiens par la grâce d'adoption
; c'est donc que la grâce du Christ est aussi une grâce d'adoption, et qu'il
est lui-même fils adoptif.
3. Le Christ, en tant qu'homme, est serviteur, mais il est
plus digne d'être fils adoptif que d'être serviteur. A plus forte raison par
conséquent le Christ, en tant qu'homme, est fils adoptif.
Cependant :
Saint Ambroise de Milan écrit : "Nous ne disons pas que le
fils adoptif est fils par nature ; nous réservons ce titre au seul vrai
fils." Or le Christ est le fils véritable et naturel de Dieu, selon saint
Jean (1 Jn 5, 20) : "Nous sommes dans le Véritable, en son Fils, Jésus
Christ." Le Christ, en tant qu'homme, n'est donc pas fils adoptif.
Conclusion :
La filiation
convient proprement à l'hypostase ou personne, mais non à la nature ; et c'est
pourquoi nous avons dit dans la première Partie que la filiation est une
propriété personnelle. Or, dans le Christ, il n'y a pas d'autre personne que la
personne incréée à laquelle il convient d'être Fils par nature. Et, nous
l'avons dit plus haut, la filiation adoptive est une similitude participée de
la filiation naturelle. Comme ce qui est attribué par soi ne peut l'être par
participation, il s'ensuit que, d'aucune manière, le Christ, Fils de Dieu par
nature, ne peut être dit fils adoptif
Pour ceux au
contraire qui placent dans le Christ deux personnes ou deux hypostases ou deux
suppôts, rien ne s'oppose à ce que le Christ puisse être dit fils adoptif.
Solutions :
1. L'adoption, pas plus que la filiation, ne convient
proprement à la nature. Aussi est-ce d'une manière impropre que l'on dit que
"l'humanité de la chair a été adoptée". Le mot "adoption" désigne
ici l'union de la nature humaine à la personne du Fils.
2. Cette comparaison de saint Augustin porte sur le point de
départ de la grâce accordée au Christ et au chrétien ; en effet, c'est sans
aucun mérite de leur part qu'un homme ordinaire obtient de devenir chrétien, et
que l'homme dans le Christ a été élevé à la dignité de Christ. Mais il y a une
différence quant au terme ; car le Christ, par la grâce d'union, est Fils
naturel ; tandis que l'homme, par la grâce habituelle, est fils adoptif En
sorte que la grâce habituelle, dans le Christ, ne rend pas fils adoptif
quelqu'un qui n'était pas encore fils ; elle est seulement, dans l'âme du
Christ, un effet de sa propre filiation, selon cette parole de saint Jean (1, 14)
: "Nous avons vu sa gloire, comme celle qu'un fils unique tient de son
Père, plein de grâce et de vérité."
3. Le fait d'être une créature, ou d'être au service de Dieu, soumis
à lui, ne regarde pas seulement la personne, mais aussi la nature ; on ne peut
en dire autant de la filiation.
1. Le Christ a-t-il été prédestiné ? - 2.
A-t-il été prédestiné en tant qu'homme ? - 3. Sa prédestination est-elle le
modèle de la nôtre ? - 4. Est-elle la cause de la nôtre ?
Objections :
1. Le terme de toute prédestination, c'est la filiation
adoptive selon saint Paul (Ep 1, 5) : "Il nous a prédestinés à devenir ses
fils adoptifs." Or, nous l'avons dit, le Christ ne peut être fils adoptif
; il ne lui convient donc pas d'avoir été prédestiné.
2. Il faut considérer chez le Christ la nature humaine et la
personne. Mais on ne peut pas dire qu'il a été prédestiné en raison de la
nature humaine, car il est faux de dire : "La nature humaine est Fils de
Dieu." Ce ne peut être davantage en raison de la personne, car cette
personne n'est pas Fils de Dieu par grâce, mais par nature ; et la
prédestination est un effet de la grâce, comme nous l'avons dit dans la
première Partie. Le Christ n'a donc pas été prédestiné à être Fils de Dieu.
3. Comme tout ce qui a été fait n'a pas toujours existé, de
même ce qui a été prédestiné, du fait que la prédestination suppose une
antériorité. Mais, puisque le Christ a toujours été Dieu et Fils de Dieu, on ne
peut pas dire que cet homme a été fait Fils de Dieu. Donc, pour la même raison,
on ne peut pas dire que le Christ a été prédestiné comme Fils de Dieu.
Cependant :
L'Apôtre écrit en
parlant du Christ (Rm 1, 4) : "Lui qui a été prédestiné à être Fils de Dieu
avec puissance."
Conclusion :
Comme le montre
clairement ce que nous avons dit dans la première Partie, la prédestination
proprement dite est une prédestination divine éternelle, touchant les réalités
qui doivent se réaliser dans le temps par la grâce de Dieu. Or, par la grâce
d'union, Dieu a réalisé dans le temps que l'homme fût Dieu, et que Dieu fût
homme. On ne peut soutenir que Dieu n'a pas ordonné de toute éternité cette
réalisation dans le temps, parce qu'il s'ensuivrait que, pour l'entendement divin,
quelque chose de nouveau peut se produire. Aussi faut-il dire que l'union des
deux natures dans la personne du Christ tombe sous la préordination éternelle
de Dieu. Pour cette raison, l'on dit que le Christ a été prédestiné.
Solutions :
1. Dans le texte cité, l'Apôtre parle de notre prédestination
à être fils adoptifs. Mais, de même que le Christ, par un privilège très
particulier, est Fils de Dieu par nature, de même a-t-il été prédestiné d'une
façon très particulière.
2. Comme dit la Glose, certains ont soutenu que cette
prédestination devait s'entendre de la nature, et non de la personne, en ce
sens que la nature humaine a cette grâce d'être unie au Fils de Dieu dans
l'unité de la personne.
Mais ainsi
entendue, l'expression de l'Apôtre est impropre, pour deux motifs. D'abord pour
un motif général. Nous ne disons pas que la nature de quelqu'un est prédestinée,
mais bien son suppôt, car être prédestiné c'est être conduit au salut, et cela
appartient au suppôt, lequel agit en vue de la béatitude qui est la fin.
Ensuite pour un motif spécial, parce qu’il ne convient pas à la nature humaine
d’être Fils de Dieu, car il est faux de dire : la nature humaine est Fils de
Dieu. A moins qu’on ne veuille expliquer la parole de saint Paul : "Il a
été prédestiné à être Fils de Dieu avec puissance" en ce sens forcé : que
la nature humaine soit unie au Fils de Dieu dans la personne, cela a été objet
de prédestination.
Il reste donc que
la prédestination doit être attribuée à la personne même du Fils, non pas
considérée en elle-même ou selon qu’elle subsiste dans la nature divine, mais
selon qu’elle subsiste dans la nature humaine. C’est pourquoi, après avoir dit
: "Celui qui a été fait de la race de David selon la chair", l’Apôtre
ajoute : "Qui a été à être Fils de Dieu avec puissance", pour faire
comprendre que, sous le rapport où le Fils de Dieu a été fait de la race de
David selon la chair, il a été prédestiné à être Fils de Dieu avec puissance.
Bien qu’il soit naturel à cette personne considérée en elle-même d’être telle, cependant,
considérée dans sa nature humaine, cela ne lui est pas naturel et ne lui
convient que par la grâce de l’union.
3. Origène dit que le texte de l’Apôtre est celui-ci :
"Lui qui a été destiné à être Fils de Dieu avec puissance" ; de cette
manière il n’est pas question d’antériorité et la difficulté disparaît.
Selon d’autres, l’antériorité
contenue dans le mot "pré-destiné" ne porte pas sur le fait d’être
Fils de Dieu mais sur sa manifestation, car c’est une manière de parler
courante dans l’Écriture : on dit qu’une chose se fait quand elle est connue.
Ce sens serait que le Christ a été prédestiné à être manifesté comme Fils de
Dieu. Mais ce n’est pas la véritable acceptation du mot "prédestination".
Car on dit en toute propriété que quelqu’un est prédestiné en tant qu’il est
conduit à sa fin : la béatitude ; or la béatitude du Christ ne dépend pas de
notre connaissance.
Aussi vaut-il
mieux dire que cette antériorité impliquée dans la participe "prédestiné"
ne se réfère pas à la personne considérée en elle-même, mais à la personne
considérée en raison de la nature de la humaine ; en ce sens, s’il est vrai que
cette personne a été de toute éternité Fils de Dieu, il n’est pas vrai de dire
depuis toujours une personne subsistant dans une nature humaine a été Fils de
Dieu. De là cette affirmation de saint Augustin : "Jésus, qui allait être
Fils de David selon la chair, a été prédestiné à être Fils de Dieu avec
puissance".
En outre, il faut
considérer que si le participe "prédestiné" implique une antériorité,
il faut en dire autant du participe "fait", mais différemment. Car
"être fait" appartient à la chose elle-même dans la réalité ; "être
prédestiné" appartient à quelqu’un selon qu’il existe dans la connaissance
de celui qui prédestine. Or, ce qui possède une forme ou une nature dans la
réalité peut être appréhendé par l’esprit soit en tant qu’il possède cette
forme, soit de façon absolue. Et parce qu’il ne convient pas à la personne du
Christ, prise absolument, de commencer d’être Fils de Dieu, cela lui convient
selon qu’elle est conçue ou appréhendée comme existant dans une nature humaine
; car, à un moment donné, il commence à être Fils de l’homme existe dans la
nature humaine. Cette proposition : "Le Christ a été prédestiné à être
Fils de Dieu" est donc plus vraie que celle-ci : "Le Christ a été
fait Fils de Dieu."
Objections :
1. Chacun réalise en un certain temps ce qu'il est prédestiné
à être, parce que la prédestination divine est infaillible. Donc, si le Christ,
en tant qu'homme, a été prédestiné à être Fils de Dieu, il apparaît en
conséquence qu'il est Fils de Dieu en tant qu'homme. Or, cela est faux, et
aussi la proposition antécédente.
2. Ce qui convient au Christ en tant qu'homme convient à tout
homme du fait qu'il est de la même espèce que les autres hommes. Donc, si le
Christ a été prédestiné, en tant qu'homme, à être Fils de Dieu, il devrait
s'ensuivre que l'on peut en dire autant de tous les autres hommes. Or cela est
faux, et aussi la proposition antécédente.
3. Ce qui doit s'accomplir un jour dans le temps a été
éternellement prédestiné. Mais il est plus vrai de dire : "Le Fils de Dieu
a été fait homme", que de dire : "L'homme a été fait fils de
Dieu", comme on l'a vu Donc il sera plus vrai de dire : "Le Christ, en
tant que Fils de Dieu, a été prédestiné à être homme", que l'inverse :
"Le Christ, en tant qu'homme, a été prédestiné à être Fils de Dieu."
Cependant :
Saint Augustin écrit : "Nous disons que le Seigneur de
gloire lui-même a été prédestiné en tant que le Fils de Dieu à être fait homme."
Conclusion :
On peut envisager
deux points de vue dans la prédestination :
- 1° D'abord, du
côté de la prédestination éternelle elle-même, qui implique une antériorité par
rapport à son objet.
- 2° En second
lieu, on peut considérer son effet temporel, qui est un certain don de Dieu. Or,
à ce double point de vue, la prédestination est attribuée au Christ en raison
de sa seule nature humaine, car celle-ci n'a pas toujours été unie au Verbe ;
et en outre, c'est par grâce qu'elle a été unie au Fils de Dieu dans la
personne. Et c'est pourquoi la prédestination n'appartient au Christ qu'en
raison de la nature humaine. D'où cette parole de saint Augustin : "Elle a
été l'objet d'une prédestination, cette assomption de la nature humaine qui
l'élevait à une si grande, si sublime hauteur qu'elle ne pouvait être élevée
plus haut." Et ce qui convient à quelqu'un en raison de sa nature humaine
lui est attribué en tant qu'homme. C'est pourquoi il faut dire que le Christ, en
tant qu'homme, a été prédestiné à être le Fils de Dieu.
Solutions :
1. Quand on parle ainsi, l'expression "en tant qu'homme"
peut se rapporter de deux manières à l'acte signifié par le participe. D'abord,
comme représentant l'objet matériel de la prédestination, et en ce sens la
proposition est fausse. Car elle signifie : "Il a été prédestiné que le
Christ, précisément parce qu'il est homme, serait le Fils de Dieu." Tel
est d'ailleurs le sens supposé par l'objection.
Mais cette même
expression "en tant qu'homme" peut se rapporter à l'acte de
prédestination en tant que celui-ci implique dans sa raison même une
antériorité et un effet gratuit. En ce sens la prédestination convient au
Christ en raison de sa nature humaine, et l'on peut dire qu'il a été prédestiné
en tant qu'homme.
2. Quelque chose peut convenir à un homme en raison de sa
nature humaine d'une double manière. Premièrement, du fait que la nature
humaine est cause de l'attribut en question ; ainsi la faculté de rire convient
à Socrate en raison de sa nature humaine qui en est cause. En ce sens la
prédestination ne convient ni au Christ ni à aucun autre homme. Et l'objection
supposerait ce sens.
En second lieu, quelque
chose peut convenir à un homme en raison de sa nature humaine, du fait que sa
nature est capable de le recevoir. Et c'est ainsi que nous disons que le Christ
a été prédestiné en raison de sa nature humaine ; car la prédestination se
rapporte à l'exaltation de la nature humaine en lui, comme on vient de le dire.
3. Saint Augustin écrit : "Telle est la singularité de
cette ineffable assomption de l'homme par le Dieu Verbe, que le Christ peut
être dit vraiment et proprement fils de l'homme à cause de l'homme assumé, et
Fils de Dieu à cause du Fils de Dieu assumant." Et c'est pourquoi, puisque
cette assomption, en tant que gratuite, tombe sous la prédestination, on peut
dire également que le Fils de Dieu a été prédestiné à être homme, et que le
Fils de l'homme a été prédestiné à être le Fils de Dieu. Pourtant, étant donné
que le fait d'être homme n'est pas une grâce pour le Fils de Dieu, tandis que
c'est une grâce pour la nature humaine d'être unie au Fils de Dieu, il sera
plus juste de dire, à proprement parler : "Le Christ, en tant qu'homme, a
été prédestiné à être le Fils de Dieu", que de dire : "Le Christ, en
tant que Fils de Dieu, a été prédestiné à être homme."
Objections :
1. Un modèle préexiste nécessairement à son image. Or, rien ne
préexiste à l'éternel. Donc, puisque notre prédestination est éternelle, il
apparaît que celle du Christ ne peut en être le modèle.
2. C'est d'après le modèle que l'on conçoit l'image qui le
représente. Mais Dieu n'avait pas besoin d'être amené par autre chose à la
connaissance de notre prédestination puisqu'il est écrit (Rm 8, 29) :
"Ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prédestinés." La
prédestination du Christ n'est donc pas le modèle de la nôtre.
3. Le modèle est conforme à l'image. Mais la prédestination du
Christ n'est pas de la même nature que la nôtre ; car nous sommes prédestinés à
être fils adoptifs, tandis que le Christ est prédestiné à être "Fils de
Dieu avec puissance." Sa prédestination n'est donc pas le modèle de la
nôtre.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "Le Christ Jésus, dans son humanité, sauveur
et médiateur entre Dieu et les hommes, est la très glorieuse lumière de la
prédestination et de la grâce", ce qui signifie que par sa prédestination
et sa grâce notre prédestination est manifestée ; et c'est là précisément le
rôle du modèle. La prédestination du Christ est donc bien le modèle de la nôtre.
Conclusion :
La prédestination
peut s'entendre d'une double manière :
- 1° D'abord en
tant qu'elle désigne l’acte même de celui qui prédestine. Sous ce rapport, on
ne peut pas dire que la prédestination du Christ soit le modèle de la nôtre ;
car c'est par un seul et même acte que Dieu nous prédestine et qu'il prédestine
le Christ.
- 2° On peut
entendre aussi par prédestination ce à quoi l'on est prédestiné, c'est-à-dire
le terme et l'effet de la prédestination. En ce sens, la prédestination du
Christ est le modèle de la nôtre. Elle l'est tout d'abord quant au bien auquel
nous sommes prédestinés. Le Christ a été prédestiné à être Fils de Dieu par
nature ; nous, nous sommes prédestinés à être fils par l'adoption qui est une
ressemblance participée de la filiation naturelle. C'est pourquoi saint Paul
dit (Rm 8, 29) : "Ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prédestinés
à devenir conformes à l'image de son Fils."
Cela est encore
vrai quant au mode d'acquisition de ce bien, qui est acquis par grâce. Cela est
surtout manifeste pour le Christ, car la nature humaine a été unie au Fils de
Dieu sans qu'il y ait aucun mérite antécédent. Quant à nous, "de la
plénitude de sa grâce nous avons tous reçu" (Jn 1, 16).
Solutions :
1. L'objection est valable du côté de l'acte qui prédestine.
2. Même réponse.
3. Il n'est pas nécessaire que l'image soit de tout point
conforme au modèle ; il suffit qu'elle lui ressemble en quelque manière.
Objections :
1. Ce qui est éternel n'a pas de cause. Or notre
prédestination est éternelle. Donc celle du Christ ne peut en être cause.
2. Ce qui dépend du simple vouloir de Dieu n'a d'autre cause
que ce même vouloir. Or telle est bien notre prédestination, car nous lisons
(Ep 1, 11) : "Prédestinés suivant le dessein de celui qui accomplit toute
chose au gré de sa volonté." La prédestination du Christ n'est donc pas
cause de la nôtre.
3. Si l'on enlève la cause, l'effet se trouve supprimé. Mais à
supposer que la prédestination du Christ n'existe pas, la nôtre n'en demeure
pas moins ; car, même si le Fils de Dieu ne s'était pas incarné, nous aurions
pu être sauvés d'une autre manière, remarque saint Augustin. Donc la
prédestination du Christ n'est pas cause de la nôtre.
Cependant :
Il est écrit (Ep 1,
5) : "Il nous a prédestinés à être ses fils adoptifs par Jésus
Christ."
Conclusion :
Si l'on considère
la prédestination dans son acte même, celle du Christ n'est pas cause de la
nôtre, puisque c'est par un seul et même acte que Dieu nous a prédestinés, le
Christ et nous. Si au contraire on considère la prédestination dans son terme, alors
celle du Christ est vraiment cause de la nôtre, car Dieu a décrété de toute
éternité que notre salut serait accompli par le Christ. En effet, la
prédestination éternelle règle non seulement ce qui doit être réalisé dans le
temps, mais encore le mode et l'ordre selon lesquels cela doit être réalisé.
Solutions :
1 et 2. Ces objections valent pour la prédestination considérée
dans son acte.
3. Si le Christ ne s'était pas incarné, Dieu aurait préordonné
notre salut selon d'autres moyens. Mais, ayant décrété l'incarnation du Christ,
il a préordonné en même temps qu'elle serait cause de notre salut.
Il faut maintenant étudier ce qui appartient au Christ par rapport à
nous. D'abord l'adoration du Christ, c'est-à-dire celle que nous lui rendons
(Q. 25). Puis nous l'envisagerons comme notre médiateur auprès de Dieu (Q. 26).
1. Est-ce une seule et même adoration que nous
rendons à la divinité du Christ et à son humanité ? - 2. Doit-on rendre un
culte de latrie à sa chair ? - 3. A son image ? - 4. A sa croix ? - 5. A sa
mère ? - 6. L'adoration des reliques des saints.
Objections :
1. Il faut adorer la divinité du Christ parce qu'elle est
commune au Père et au Fils. Aussi est-il écrit en saint Jean (5, 23) :
"Que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père." Mais
l'humanité du Christ ne lui est pas commune avec le Père. Donc on ne doit pas
la même adoration à son humanité qu'à sa divinité.
2. "L'honneur est à proprement parler la récompense de la
vertu". dit Aristote. Or la vertu mérite la récompense par ses actes ; et
puisque chez le Christ l'activité de la nature divine et celle de la nature
humaine sont distinctes, on doit honorer son humanité autrement que sa
divinité.
3. L'âme du Christ, si elle n'était pas unie au Verbe, aurait
droit à la vénération en raison de l'excellence de sa sagesse et de sa grâce.
Mais l'union au Verbe ne lui a rien enlevé de sa dignité. La nature humaine a
donc droit à une vénération propre, distincte de celle que l'on rend à sa
divinité.
Cependant :
Nous lisons dans
les chapitres du cinquième Concile oecuménique de Constantinople : "Si
quelqu'un dit que le Christ est adoré dans ses deux natures de telle manière
que cela implique deux adorations..., et s'il n'adore pas d'une seule adoration
Dieu Verbe incarné avec sa propre chair, comme le veut la tradition constante
de l'Église de Dieu, qu'il soit anathème."
Conclusion :
Chez celui auquel
on rend honneur, nous pouvons considérer deux points : celui-là même que l'on
honore, et le motif de l'honneur. A proprement parler, l'honneur est rendu à
tout l'être subsistant ; ce n'est pas la main de l'homme que l'on honore, mais
l'homme lui-même. Et s'il arrive parfois que l'on parle d'honorer la main ou le
pied de quelqu'un, cela signifie non pas que l'on vénère ces membres pour
eux-mêmes, mais dans ces membres on honore le tout. C'est de cette manière que
l'on peut honorer un homme en quelque chose qui lui est extérieur, comme un
vêtement, une image ou un messager.
Le motif de
l'honneur se prend d'une certaine excellence possédée par celui qui est objet
de vénération. L'honneur est la révérence témoignée à quelqu'un en raison de
son excellence, comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie. C'est pourquoi,
s'il y a chez un homme plusieurs motifs d'honneur, comme la prélature, la
science et la vertu, l'honneur rendu à cet homme sera un quant à son sujet, multiple
quant à ses motifs ; car c'est le même homme qui est honoré en raison de sa
science et en raison de sa vertu.
Puisque dans le
Christ il n'y a qu'une seule personne en deux natures, une seule hypostase, un
seul suppôt, il n'y aura, par rapport au sujet honoré, qu'une seule adoration
et un seul honneur. Mais au point de vue des motifs, on pourra dire qu'il y a plusieurs
adorations, l'une par exemple ayant pour motif la sagesse incréée, l'autre, la
sagesse créée du Christ.
Si l'on admettait
dans le Christ plusieurs personnes ou hypostases, il s'ensuivrait qu'il y
aurait purement et simplement plusieurs adorations. Et c'est ce qui est
réprouvé par les conciles. Nous lisons en effet dans les chapitres de saint Cyrille
d'Alexandrie : "Si quelqu'un ose dire qu'il faut adorer l'homme assumé en
même temps que le Dieu Verbe, comme différents l'un de l'autre, et s'il n'adore
pas plutôt d'une seule adoration l'Emmanuel, en tant qu'il est le Verbe fait
chair, qu'il soit anathème."
Solutions :
1. Dans la Trinité, trois personnes sont honorées, mais le
motif d'honneur est unique. Dans le mystère de l'Incarnation, c'est le contraire.
Ce n'est donc pas dans le même sens que nous pouvons parler d'honneur unique à
propos de la Trinité et à propos du Christ.
2. L'opération n'est pas sujet, mais motif d'honneur. Du fait
qu'il y a dans le Christ deux opérations, il ne s'ensuit donc pas qu'il y a
deux adorations, mais deux motifs d'adoration.
3. L'âme du Christ, si elle n'était pas unie au Verbe de Dieu,
serait ce qu'il y a de principal chez cet homme. Et c'est pourquoi on lui
devrait un honneur particulier, car l'homme serait ce qu'il y a de meilleur en
lui. Mais parce que l'âme du Christ est unie à une personne plus digne, c'est à
cette personne que l'honneur doit aller avant tout. Pour autant, la dignité de
l'âme du Christ n'en est pas diminuée, mais plutôt augmentée, nous l'avons déjà
dit.
Objection :
1. Sur le Psaume (99, 5) : "Adorez l'escabeau de ses
pieds, parce qu'il est saint", la Glose nous dit : "La chair assumée
par le Verbe de Dieu est adorée par nous sans impiété, car personne ne mange
spirituellement sa chair s'il ne l'adore auparavant, non pas cependant de cette
adoration de latrie qui est due au Créateur seul." Or la chair fait partie
de l'humanité du Christ : celle-ci ne doit donc pas être l'objet d'une
adoration de latrie.
2. Le culte de latrie ne doit être rendu à aucune créature ;
c'est pourquoi saint Paul (Rm 1, 25) blâme les païens, parce qu'"ils
adorent et servent la créature". Mais l'humanité du Christ est une
créature ; on ne lui doit donc pas un culte de latrie.
3. L'adoration de latrie est due à Dieu en reconnaissance de
son souverain domaine sur toutes choses, selon le Deutéronome (6, 13) : "Tu
adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul." Or le
Christ, comme homme, est inférieur au Père. On ne doit donc pas à son humanité
une adoration de latrie.
Cependant :
Saint Jean Damascène écrit : "Dieu le Verbe s'étant incarné,
la chair du Christ est adorée, non pour elle-même, mais parce que le Verbe de
Dieu lui est uni selon l'hypostase." Et au sujet de la parole du Psaume
(99, 5) : "Adorez l'escabeau de ses pieds", la Glose écrit :
"Celui qui adore le corps du Christ ne regarde pas la terre, mais plutôt
celui dont elle est l'escabeau, et en l'honneur de qui il adore l'escabeau."
Or, le Verbe incarné est adoré d'une adoration de latrie. Donc aussi son corps
ou son humanité.
Conclusion :
Nous l'avons dit
l'honneur de l'adoration est dû proprement à l'hypostase subsistante ;
cependant le motif de l'adoration peut être pris d'une réalité non subsistante,
pour laquelle on honore la personne qui en est dotée. L'adoration de l'humanité
du Christ peut donc être envisagée à un double point de vue.
- Premièrement, en
tant qu'elle appartient à celui que l'on adore. Ainsi, adorer la chair du
Christ n'est pas autre chose qu'adorer le Verbe de Dieu incarné, comme vénérer
le vêtement du roi n'est pas autre chose que vénérer le roi qui le porte. De ce
chef, l'adoration de l'humanité du Christ est une adoration de latrie.
- En second lieu, on
peut adorer l'humanité du Christ en raison de l'humanité elle-même
perfectionnée par tous les dons de la grâce. En ce sens, une telle adoration
n'est pas une adoration de latrie, mais de dulie. Si bien que la même et unique
personne du Christ est adorée d'une adoration de latrie à cause de sa divinité,
et d'une adoration de dulie à cause de la perfection de son humanité.
Cela n'a rien de
contradictoire ; car Dieu le Père lui-même doit recevoir une adoration de
latrie en raison de sa divinité, et une adoration de dulie pour la souveraineté
avec laquelle il gouverne les créatures. Aussi, à propos de cette parole du
Psaume (7, 1) : "Seigneur mon Dieu, j'ai espéré en toi", lisons-nous
dans la Glose : Seigneur de tous "à cause de la puissance", à qui est
dû le culte de dulie ; Dieu de tous "par la création", à qui est dû
le culte de latrie.
Solutions :
1. Cette glose ne doit pas s'entendre en ce sens que l'on doit
adorer la chair du Christ séparément de sa divinité ; cela ne serait possible
que s'il y avait une hypostase humaine distincte de l'hypostase divine. Mais, comme
remarque saint Jean Damascène : "Si l'on divise (dans le Christ), par des
concepts subtils, ce qui est objet de vision et ce qui est objet d'intellection,
on ne peut adorer le Christ, comme créature, d'une adoration de latrie. Ainsi
donc, à la créature, en tant que conçue comme séparée du Verbe de Dieu, on doit
une adoration de dulie, non pas quelconque et semblable à celle qui est
communément rendue aux créatures, mais plus excellente, et que l'on appelle
hyperdulie.
2. 3. Nous répondons par là aux autres objections. Car
l'adoration de latrie n'est pas rendue à l'humanité du Christ pour elle-même, mais
pour la divinité à laquelle elle est unie et selon laquelle le Christ n'est pas
inférieur au Père.
Objections :
1. Il est écrit (Ex 20, 4) : "Tu ne feras pas de statue
ni aucune image." Or, on doit éviter toute adoration contraire au précepte
divin. Donc on ne doit pas rendre à l'image du Christ l'adoration de latrie.
2. Nous ne devons avoir rien de commun avec les oeuvres des
païens, nous dit l'Apôtre (Ep 5, 11). Mais ce que l'on reproche surtout aux
païens c'est "qu'ils ont échangé la majesté du Dieu incorruptible contre
l'image d'un homme corruptible" (Rm 1, 23).
3. On doit au Christ une adoration de latrie en raison de sa
divinité, non en raison de son humanité. Mais l'image de sa divinité, imprimée
dans l'âme rationnelle, n'a pas droit à une telle adoration. Bien moins encore
l'image corporelle qui représente son humanité.
4. On ne doit rien faire dans le culte divin qui n'ait été
institué par Dieu. Aussi l'Apôtre lui-même, quand il va donner un enseignement
sur le sacrifice de l'Église, dit-il (1 Co 11, 23) : "J'ai reçu du
Seigneur ce que je vous ai transmis." Or on ne trouve dans l'Écriture
aucun enseignement en faveur de l'adoration des images du Christ.
Cependant :
Saint Jean Damascène dit en citant saint Basile : "L'honneur
rendu à l'image atteint le prototype", c'est-à-dire le modèle. Mais le
modèle, qui est le Christ, doit recevoir une adoration de latrie. Donc aussi
son image.
Conclusion :
Comme dit Aristote
il y a un double mouvement de l'âme vers l'image : l'un se portant vers l'image
elle-même en tant qu'elle est une réalité, l'autre se portant vers l'image en
tant qu'elle est l'image d'autre chose. Il y a cette différence entre ces deux
mouvements, que le premier est différent de celui qui se porte vers la réalité
représentée, tandis que le second, qui se porte vers l'image en tant qu'image, est
identique à celui qui se porte vers la réalité représentée. Ainsi donc, il faut
dire qu'on ne doit aucune vénération à l'image du Christ en tant qu'elle est
une chose, comme du bois sculpté ou peint, parce qu'on ne doit de vénération
qu'à la créature raisonnable. Il reste donc qu'on lui manifeste de la
vénération seulement en tant qu'elle est une image. Et il en résulte qu'on doit
la même vénération à l'image du Christ et au Christ lui-même. Donc, puisque le
Christ est adoré d'une adoration de latrie, il est logique d'adorer de même son
image.
Solutions :
1. Le précepte en question n'interdit pas de faire une
sculpture ou une image, mais de la faire en vue de l'adorer, si bien que
l'Exode ajoute : "Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux, et tu ne les
adoreras pas." Et puisque, nous venons de le dire, c'est le même mouvement
qui se porte sur l'image et sur la réalité, la même défense interdit
l'adoration de la réalité et celle de l'image. Il faut donc comprendre que
l'adoration prohibée est celle des images que les païens fabriquaient pour
vénérer leurs dieux, c'est-à-dire les démons ; et c'est pourquoi le texte avait
dit d'abord : "Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi." Quant à
Dieu lui-même, puisqu'il est incorporel, aucune image de lui ne pouvait être
proposée car, dit saint Jean Damascène : "C'est le comble de la sottise et
de l'impiété que de modeler une image de ce qui est divin." Mais parce que
sous la nouvelle alliance Dieu s'est fait homme, il peut être adoré sous son
image corporelle.
2. L'Apôtre interdit de communier aux "oeuvres stériles"
des païens (Ep 5, 4), mais non à leurs oeuvres utiles. Or l'adoration des
images doit être comptée parmi les oeuvres stériles pour deux motifs. D'abord
en ce que certains des païens adoraient les images comme des réalités, croyant
qu'elles contenaient quelque chose de divin à cause des réponses que les démons
donnaient par elles, ou à cause d'autres prodiges. Puis du fait que ces images
représentaient des créatures auxquelles ils rendaient un culte de latrie. Quant
à nous, nous rendons une adoration de latrie à l'image du Christ, vrai Dieu, non
pas à cause de l'image elle-même, mais à cause de la réalité qu'elle
représente.
3. On doit à la créature rationnelle comme telle une certaine
vénération. C'est pourquoi si, parce qu'elle est l'image de Dieu, on lui
rendait une adoration de latrie, on pourrait tomber dans l'erreur, car le
mouvement d'adoration pourrait s'arrêter à l'homme en tant qu'il est une
réalité, et ne pas se porter jusqu'à Dieu dont il est l'image. Le même danger
n'est pas à craindre pour une image sculptée ou peinte dans une matière
insensible.
4. Les Apôtres, guidés par l'impulsion intérieure de l'Esprit Saint,
ont transmis aux Églises certaines traditions qu'ils n'avaient pas laissées
dans leurs écrits, mais dans la pratique de l'Église, que les fidèles se
transmettaient. C'est ainsi que saint Paul dit aux Thessaloniciens (2 Th 2, 14)
: "Tenez ferme et attachez-vous aux traditions que vous avez reçues de
nous, de vive voix ou par lettre." Et parmi ces traditions il y a
l'adoration des images du Christ. C'est pourquoi on attribue à saint Luc une
peinture du Christ qui se trouve à Rome.
Objections :
1. Un fils affectueux ne vénère pas ce qui a outragé son père,
par exemple le fouet avec lequel celui-ci a été flagellé, ou le gibet auquel il
a été suspendu. Il en aurait plutôt de l'horreur. Or, sur le bois de la croix, le
Christ a subi la mort la plus ignominieuse, selon la Sagesse (2, 20) : "Condamnons-le
à la mort la plus honteuse." Nous ne devons donc pas vénérer la croix, mais
l'avoir en horreur.
2. On rend à l'humanité du Christ l'adoration de latrie en
tant qu'elle est unie à la personne du Fils de Dieu ; ce qu'on ne peut pas dire
de la croix. On ne peut donc pas rendre à celle-ci un culte de latrie.
3. La croix du Christ fut l'instrument de sa passion et de sa
mort, mais il y en eut bien d'autres : les clous, la couronne d'épines, la
lance ; pourtant nous ne leur rendons pas un culte de latrie. Donc on ne doit
pas le rendre non plus à la croix.
Cependant :
Nous adorons d'un
culte de latrie ce en quoi nous mettons l'espérance de notre salut. Or nous
mettons une telle espérance dans la croix du Christ, puisque l'Église chante :
"Salut, ô croix, unique espérance ! Donne aux coupables le pardon."
Donc la croix du Christ a droit à l'adoration de latrie.
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, l'honneur ou la vénération n'est dû qu'à la créature raisonnable ; c'est seulement
à cause d'elle que l'on honore ou révère une créature insensible. Et cela pour
deux motifs : soit parce qu'elle représente la créature raisonnable soit parce
qu'elle lui est unie de quelque façon. Pour le premier motif, les hommes ont
coutume de révérer l'image du roi ; pour le second, son vêtement. Ils vénèrent
ces objets comme le roi lui-même.
Donc, si nous
parlons de la croix même sur laquelle le Christ a été cloué, on doit la révérer
pour les mêmes motifs : et parce qu'elle nous présente la figure du Christ
étendu sur elle, et aussi parce qu'elle a été touchée par ses membres et
inondée de son sang. Pour ce double motif nous devons lui rendre le même culte
de latrie qu'au Christ lui-même. C'est pourquoi nous invoquons la croix, et
nous la prions comme le Crucifié en personne.
Mais s'il s'agit de l'effigie de la croix, faite de toute
autre matière : pierre, bois, argent ou or, la croix n'est vénérée que comme
image du Christ, à laquelle nous rendons un culte de latrie, au sens dont nous
avons parlé à l'Article précédent.
Solutions :
1. Dans l'intention et l'opinion des infidèles, la croix est
considérée comme un outrage pour le Christ ; mais, quant à la réalisation de
notre salut, on considère sa vertu divine, qui a triomphé des ennemis, selon l'Apôtre
(Col 2, 14) : "Il a supprimé le billet de notre dette en le clouant à la
croix. Il a dépouillé les Principautés et les Puissances et les a traînées dans
le triomphe de sa victoire." Ce qui fait dire encore à saint Paul (1 Co 1,
18) : "Le langage de la croix est folie pour ceux qui se perdent, mais
pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu."
2. Si la croix du Christ n'a pas été unie personnellement au
Verbe de Dieu, elle lui a été unie d'une autre manière : par représentation et
par contact. C'est pour ce seul motif qu'on la révère.
3. Nous n'adorons pas seulement la croix, mais aussi tout ce
qui a été en contact avec les membres du Christ. C'est pourquoi saint Jean
Damascène écrit : "Le bois précieux, sanctifié par le contact du corps
sacré et du sang, doit être à juste raison adoré ; de même les clous, les
vêtements, la lance ; de même ses saintes demeures comme la mangeoire, la
grotte, etc." Cependant, ces objets ne présentent pas l'image du Christ
comme la croix, qui est appelée dans l'Écriture "le signe du Fils de
l'homme", et qui "apparaîtra dans le ciel", comme il est dit en
saint Matthieu (24, 30). C'est pourquoi l'Ange dit aux saintes femmes (Mc 16, 6)
: "Vous cherchez Jésus de Nazareth qui a été crucifié", et non "qui
a été percé de la lance", mais "qui a été crucifié". Aussi
vénérons-nous toute représentation de la croix, en quelque matière qu'elle soit
faite, mais non l'image des clous ou de quelque autre objet.
Objections :
1. On doit rendre les mêmes honneurs au roi et à la mère du
roi, puisqu'on lit (1 R 2, 19) : "Un trône fut dressé pour la mère du roi,
et elle s'assit à sa droite." Et saint Augustin dit : "Celle qui est
la mère de Dieu, la couche nuptiale du Seigneur du Ciel, la tente du Christ, est
digne de se trouver là où il se trouve lui-même." Or on rend au Christ un
culte de latrie ; on doit donc agir ainsi envers sa mère.
2. Saint Jean Damascène écrit : "L'honneur que l'on rend
à la mère se reporte sur le fils." Mais le Christ reçoit un culte de
latrie. Donc sa mère aussi.
3. La mère du Christ lui fut plus intimement unie que ne fut
la croix. Or on rend à celle-ci un culte de latrie. Donc à la mère du Christ
aussi.
Cependant :
La mère du Christ
est une simple créature. Donc on ne doit pas lui rendre un culte de latrie.
Conclusion :
Parce que le culte
de latrie est dû à Dieu seul, on ne le doit à aucune créature, si nous vénérons
la créature pour elle-même. Or, si les créatures insensibles ne peuvent être
vénérées pour elles-mêmes, il en va autrement de la créature raisonnable. Aussi
ne doit-on jamais rendre un culte de latrie à une simple créature raisonnable.
Et puisque la Bienheureuse Vierge est une simple créature raisonnable, on ne
lui doit pas un culte de latrie, mais seulement une vénération de dulie ;
vénération plus haut qu'aux autres créatures, parce qu'elle est la mère de
Dieu. C'est pourquoi le culte qu'on lui doit n'est pas un culte de dulie
quelconque, mais d'hyperdulie.
Solutions :
1. On ne doit pas à la mère du roi le même honneur qu'au roi, mais
seulement un honneur comparable en raison d'une certaine excellence. C'est ce
que signifient les textes allégués.
2. L'honneur se reporte sur le fils parce que la mère est
honorée à cause du fils. Mais il ne s'agit pas ici de l'honneur rendu à l'image
en tant que cet honneur se reporte sur le modèle, car l'image en elle-même, considérée
comme une réalité, ne mérite aucune vénération.
3. La croix considérée en elle-même n'est pas, nous l'avons vu,
objet de vénération. Au contraire, la Bienheureuse Vierge en elle-même, est
digne de vénération. Donc la comparaison ne vaut pas.
Objections :
1. On ne doit rien faire qui puisse être occasion d'erreur. Or,
adorer les restes des morts semble se rattacher à l'erreur des païens, qui
rendaient un culte aux défunts.
2. Il est sot de vénérer un objet insensible, ce que sont
pourtant les restes des saints.
3. Un corps mort n'est pas de la même espèce que le corps
vivant ; il n'est donc pas numériquement le même. Il apparaît donc qu'après la
mort d'un saint, on ne doit pas adorer son corps.
Cependant :
On lit dans le
livre des Croyances ecclésiastiques :
"Nous croyons que l'on doit vénérer très sincèrement les corps des saints,
et principalement les restes des bienheureux martyrs, comme s'ils étaient les
membres du Christ." Et plus loin : "Si quelqu'un contredit cette
doctrine, il n'est pas chrétien, mais sectateur d'Eunomius et de
Vigilantius."
Conclusion :
Saint Augustin écrit : "Si les vêtements et l'anneau d'un
père sont d'autant plus chers aux enfants qu'ils aiment davantage leurs parents,
on ne doit aucunement mépriser les corps qui nous sont encore beaucoup plus
familiers et intimement unis que les vêtements que nous portons ; ils se
rattachent en effet à la nature même de l'homme." Il est clair que celui
qui aime quelqu'un vénère après sa mort ce qui reste de lui ; non seulement son
corps et des parties de son corps, mais aussi des objets extérieurs, comme des
vêtements. Il est donc évident que nous devons avoir de la vénération pour les
saints de Dieu, qui sont les membres du Christ, les fils et les amis de Dieu et
nos intercesseurs auprès de lui. Il est donc évident aussi que nous devons, en
souvenir d'eux, vénérer dignement tout ce qu'ils nous ont laissé, et
principalement leurs corps, qui furent les temples et les organes du Saint-Esprit,
habitant et agissant en eux, et qui doivent être configurés au corps du Christ
par la résurrection glorieuse. C'est pourquoi Dieu lui-même glorifie comme il
convient leurs reliques, par les miracles qu'il opère en leur présence.
Solutions :
1. Ce fut le motif invoqué par Vigilantius et rapporté par
saint Jérôme dans le livre écrit contre lui : "C'est un rite presque païen
que nous voyons s'introduire sous prétexte de religion. Ils adorent, en la
baisant, je ne sais quelle poussière enfermée dans un petit vase enveloppé dans
un linge précieux." Contre quoi Jérôme écrit : "Nous n'adorons pas
les reliques des saints, ni non plus le soleil, la lune ni les anges "d'une
adoration de latrie. Mais nous honorons les reliques des martyrs, afin d'adorer
celui dont ils sont les martyrs ; nous honorons les serviteurs afin que
l'honneur rendu à ceux-ci rejaillisse sur le Seigneur." Ainsi donc, en
honorant les reliques des saints, nous ne tombons pas dans l'erreur des païens
qui rendaient aux morts un culte de latrie.
2. Nous n'adorons pas ce corps insensible pour lui-même, mais
à cause de l'âme qui lui fut unie et qui jouit maintenant de Dieu, et à cause
de Dieu, dont l'âme et le corps furent les serviteurs.
3. Le corps mort d'un saint n'est pas identique numériquement
à son corps vivant, lequel avait une forme différente : l'âme. Mais il est le
même par identité de matière, laquelle sera de nouveau unie à l'âme, sa forme.
1. Est-il propre au Christ d'être médiateur
entre Dieu et les hommes ? - 2. Cela lui convient-il selon sa nature humaine ?
Objections :
1. De même que le prêtre, le prophète paraît être un médiateur
entre Dieu et les hommes, comme dit Moïse (Dt 5, 5) : "Je me tenais alors
entre le Seigneur et vous." Mais être prophète et prêtre n'est pas propre
au Christ, donc être médiateur non plus.
2. Ce qui convient aux anges, bons ou mauvais, ne peut être
attribué en propre au Christ. Or il convient aux bons anges d'être
intermédiaires entre Dieu et les hommes, affirme saint Denys le
pseudo-aréopagite. Cela convient aussi aux mauvais anges ou démons ; ils ont en
effet certains points communs avec Dieu comme l'immortalité, et certains en
commun avec les hommes, comme d'être sujets aux passions quant à l'âme, et donc
malheureux, d'après saint Augustin. Donc, être médiateur entre Dieu et les
hommes n'est pas propre au Christ.
3. La fonction du médiateur le fait intercéder auprès de l'un
des extrêmes en faveur de l'autre. Mais saint Paul écrit (Rm 8, 26) : "L'Esprit
Saint intercède pour nous auprès de Dieu par des gémissements
inexprimables." Donc l'Esprit Saint est médiateur entre Dieu et les hommes,
et cette fonction n'est pas propre au Christ.
Cependant :
Il est écrit (1 Tm
2, 5) : "Il y a un seul médiateur entre Dieu et les hommes, l'homme Jésus
Christ."
Conclusion :
L'office de
médiateur consiste à unir ceux entre lesquels il est médiateur, car les
extrêmes sont unis par le milieu. Or, unir parfaitement les hommes à Dieu
convient au Christ puisque, par lui, les hommes sont réconciliés avec Dieu, selon
saint Paul (2 Co 5, 19) : "Dieu réconciliait le monde avec lui dans le
Christ." C'est pourquoi le Christ seul, en tant que par sa mort il a
réconcilié le genre humain avec Dieu, est le parfait médiateur entre Dieu et
les hommes. C'est pourquoi l'Apôtre après avoir dit : "L'homme Jésus
Christ est médiateur entre Dieu et les hommes" ajoute : "lui qui
s'est livré pour le rachat de tous".
Rien n'empêche
cependant que quelques autres soient appelés, sous un certain rapport, médiateurs
entre Dieu et les hommes en tant qu'ils coopèrent à unir les hommes à Dieu de
façon dispositive et subordonnée.
Solutions :
1. Les prophètes et les prêtres de l'ancienne alliance étaient
médiateurs entre Dieu et les hommes de cette façon dispositive et subordonnée, en
tant qu'ils annonçaient et préfiguraient le médiateur véritable et parfait.
Quant aux prêtres
de la nouvelle alliance, ils peuvent être appelés médiateurs entre Dieu et les
hommes parce qu'ils sont les ministres du véritable médiateur, et qu'ils
confèrent aux hommes en son nom les sacrements du salut.
2. Les bons anges, remarque saint Augustin ne peuvent être
appelés vraiment des médiateurs entre Dieu et les hommes : "Puisqu'ils ont
en commun avec Dieu la béatitude et l'immortalité, mais n'ont rien de commun
avec les hommes misérables et mortels, comment ne sont-ils pas plutôt éloignés
des hommes et unis à Dieu, que placés comme intermédiaires entre les deux ?"
Cependant saint Denys le pseudo-aréopagite les appelle des intermédiaires parce
que, selon le degré de leur nature, ils sont au-dessous de Dieu et au-dessus de
l'homme. Et ils exercent l'office de médiateurs non pas d'une manière
primordiale et perfective, mais ministérielle et dispositive, selon saint
Matthieu (4, 11) : "Les anges s'approchaient et ils le servaient", entendez
le Christ.
Saint Denys le
pseudo-aréopagite ajoute : "Quant aux démons, ils ont en commun avec Dieu
l'immortalité, et avec l'homme la misère. Et c'est pourquoi le démon immortel
et malheureux s'interpose comme médiateur pour nous empêcher de parvenir à
l'immortalité bienheureuse et pour nous conduire au malheur éternel." Il
agit donc comme "un mauvais médiateur qui sépare des amis".
Puis il dit : "Le
Christ, lui, a en commun avec Dieu la béatitude, et avec l'homme la nature
mortelle. C'est pourquoi "il s'est interposé comme médiateur afin que, ayant
passé par la mort, il nous rendît immortels, nous qui étions mortels, et il
nous en a donné la preuve dans sa résurrection ; afin encore de nous rendre
bienheureux, nous qui étions misérables, lui qui n'a jamais abandonné la béatitude."
Et c'est pourquoi il est "le bon médiateur qui réconcilie les
ennemis".
3. L'Esprit Saint étant en toutes choses égal à Dieu, ne peut
être appelé intermédiaire ou médiateur entre Dieu et les hommes. Cela
appartient au Christ seul qui, tout en étant égal au Père sous le rapport de la
divinité, lui est cependant inférieur sous le rapport de l'humanité, nous
l'avons dit plus haut. Aussi, à propos de cette parole de l'épître aux Galates
(3, 20) : "Le Christ est médiateur", lisons-nous dans la Glose :
"Non pas le Père ni l'Esprit Saint." Et si l'on dit que le Saint-Esprit
interpelle pour nous, c'est en ce sens qu'il nous pousse à interpeller.
Objections :
1. Nous lisons chez saint Augustin : "Le Christ est une
personne unique ; loin de nous la pensée de dire que le Christ n'est pas un, n'est
pas une seule substance, qu'il n'est pas médiateur selon le plan divin, ou
qu'il est Fils de Dieu seulement ou Fils de l'homme." Or, si le Christ est
fils de Dieu et de l'homme, ce n'est pas en tant qu'homme, mais en tant que
Dieu et homme. On ne doit donc pas dire non plus qu'il est médiateur simplement
en tant qu'homme.
2. Le Christ, en tant que Dieu, rejoint le Père et le Saint-Esprit
; en tant qu'homme, il rejoint les autres hommes. Précisément, puisque, en tant
que Dieu, il rejoint le Père et le Saint-Esprit, il ne peut sous ce rapport
être médiateur ; aussi, à propos du texte de l'Apôtre (1 Tm 2, 5) :
"Médiateur entre Dieu et les hommes", la Glose écrit : "En tant
que Verbe, il n'est pas intermédiaire ; car il est égal à Dieu, Dieu auprès de
Dieu, le même Dieu unique." Mais le Christ ne peut davantage être
médiateur en tant qu'homme, à cause de son égalité avec les autres hommes.
3. Le Christ est appelé médiateur en tant qu'il nous a
réconciliés avec Dieu, en enlevant le péché qui nous séparait de Dieu. Or, le
fait d'enlever le péché convient au Christ non pas en tant qu'homme, mais en
tant que Dieu. Ce n'est donc pas en tant qu'homme que le Christ est médiateur, mais
en tant que Dieu.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "Ce n'est pas en tant que Verbe que
le Christ est médiateur, car le Verbe, souverainement immortel et
souverainement bienheureux, est loin des mortels malheureux." Mais il est
médiateur en tant qu'homme.
Conclusion :
Deux points sont à
considérer dans un médiateur : la raison qui fait de lui un intermédiaire, et
son office de liaison. L'intermédiaire, par sa nature même, est à distance des
deux extrêmes ; il fait office de liaison en transmettant à l'un des extrêmes
ce qui appartient à l'autre. Or, aucun de ces deux caractères ne convient au
Christ en tant que Dieu, mais seulement en tant qu'homme. En tant que Dieu, en
effet, il ne diffère du Père et du Saint-Esprit ni en nature ni en puissance
dominatrice. De plus, le Père et le Saint-Esprit n'ont rien qui ne soit au Fils,
en sorte que le Fils puisse transmettre à d'autres, et comme quelque chose
venant d'autres que lui, ce qui appartient au Père et au Saint-Esprit. Mais il
n'en est pas de même si l'on considère le Christ en tant qu'homme ; sous ce
rapport, en effet, il est à distance de Dieu par nature, et des hommes par
dignité de grâce et de gloire. De plus, il lui revient, comme homme, d'unir les
hommes à Dieu en apportant aux hommes les préceptes et les dons de Dieu, et en
satisfaisant et en intercédant pour les hommes auprès de Dieu. En toute vérité,
le Christ est donc médiateur en tant qu'homme.
Solutions :
1. Si l'on enlève au Christ sa nature divine, on lui enlèvera
par le fait même sa plénitude singulière de grâce, qui lui convient en tant
qu'il est "le Fils unique du Père", comme dit saint Jean (1, 14).
C'est cette plénitude qui le situe au-dessus de tous les hommes, et lui permet
d'avoir accès auprès de Dieu.
2. Le Christ, en tant que Dieu est en tout égal au Père ; mais
encore, dans sa nature humaine, il dépasse les autres hommes. Et c'est pourquoi
il est médiateur en tant qu'homme et non en tant que Dieu.
3. Bien qu'il convienne au Christ, en tant que Dieu, d'enlever
le péché par son autorité, il lui revient en tant qu'homme, de satisfaire pour
le péché du genre humain ; et c'est à ce titre que le Christ est appelé
médiateur entre Dieu et les hommes.
Nous venons d'étudier l'union entre Dieu et l'homme, puis ses
conséquences. Il reste à examiner quelles ont été, dans la nature humaine qu'il
s'est unie, les actions et les souffrances du Fils de Dieu incarné.
Cette étude comportera quatre grandes parties :
- I. L'entrée du Fils de Dieu en ce monde (Q.
27-39).
- II. Le déroulement de sa vie en ce monde (Q. 40-45).
- III. Sa sortie de ce monde (Q. 45-52).
- IV. Ce qui concerne son exaltation après cette vie (Q. 53-59).
Sur son entrée en ce monde, quatre autres points sont à étudier : - 1. Sa conception (Q. 27-34). - 2. Sa
nativité (Q. 35-36). - 3. Sa circoncision (Q. 37). - 4. Son baptême (Q. 38-39).
Sur sa conception il faut envisager : - 1° La mère qui l'a conçu (Q. 27-30). - 2° Le
mode de cette conception (Q. 31-33). - 3° La perfection de l'enfant ainsi conçu
(Q. 34).
Enfin, au sujet de la mère du Christ, on examinera :
- I. Sa sanctification (Q. 27).
- II. Sa virginité (Q. 28).
- III. Ses fiançailles (Q. 29).
- IV. Son annonciation, c'est-à-dire sa préparation à la conception (Q.
30).
1. La bienheureuse Vierge Mère de Dieu a-t-elle
été sanctifiée avant sa naissance ? - 2. A-t-elle été sanctifiée avant son
animation ? - 3. Cette sanctification a-t-elle supprimé totalement en elle le
foyer du péché ? - 4. Lui a-t-elle donné de ne jamais pécher ? - 5. Lui
a-t-elle procuré la plénitude de grâces ? - 6. Lui est-il propre d'avoir été
ainsi sanctifiée ?
Objections :
1. Saint Paul écrit (1 Co 15, 46) : "Ce n'est pas l'être
spirituel qui paraît d'abord, c'est l'être animal ; l'être spirituel vient
ensuite." Mais c'est par la grâce sanctifiante que l'homme naît
spirituellement pour devenir fils de Dieu selon saint Jean (1, 13) : "Ils
sont nés de Dieu." Or la naissance hors du sein maternel est une naissance
animale. Donc la Vierge Marie n'a pas été sanctifiée avant de naître du sein
maternel.
2. Saint Augustin écrit : "La sanctification qui fait de
nous le temple de Dieu n'appartient qu'à ceux qui renaissent." Or, pour
renaître, il faut d'abord être né.
3. Être sanctifié par la grâce, c'est être purifié du péché
originel et du péché actuel. Donc, si la Bienheureuse Vierge avait été
sanctifiée avant sa naissance, il s'ensuivrait qu'elle fut purifiée alors du
péché originel. Mais seul le péché originel pouvait lui interdire l'entrée du
Royaume céleste. Si donc elle était morte alors, il semble qu'elle aurait
franchi l'entrée du Royaume céleste. Cependant cela ne pouvait se réaliser
avant la passion du Christ, car selon l'épître aux Hébreux (10, 19) :
"C'est par son sang que nous avons l'assurance d'entrer dans le
sanctuaire." Il semble donc que la Bienheureuse Vierge n'a pas été
sanctifiée avant de naître.
4. Le péché originel se contracte par origine, comme le péché
actuel par un acte. Or, tant que dure l'acte peccamineux, on ne peut être
purifié du péché actuel. Donc, la Vierge ne pouvait être purifiée du péché
originel tandis qu'elle était encore en acte d'origine, puisqu'elle se trouvait
dans le sein de sa mère.
Cependant :
L'Église célèbre
la Nativité de la Bienheureuse Vierge. Or on ne célèbre de fête, dans l'Église,
que pour un saint. Donc la Bienheureuse Vierge était sainte à sa naissance
même. Elle avait donc été sanctifiée dans le sein de sa mère.
Conclusion :
L'Écriture sainte
ne nous apprend rien à ce sujet ; elle ne fait même pas mention de la naissance
de Marie. Cependant saint Augustin, dans un sermon sur l'Assomption, établit de
façon rationnelle qu'elle a été enlevée au Ciel avec son corps, ce que
l'Écriture ne nous révèle pas. De même peut-on établir de façon rationnelle
qu'elle fut sanctifiée dès le sein de sa mère. En effet, on a de bonnes raisons
de croire qu'elle a reçu des privilèges de grâce supérieurs à ceux de tous les
autres hommes, elle qui a unique du Père, plein de grâce et de vérité" (Jn
1, 14). Aussi l'ange lui dit-il : "Je vous salue Marie, comblée de grâce"
(Lc 1, 28). Et nous voyons que le privilège de la sanctification dans le sein
maternel a été accordé à certains hommes, à Jérémie, par exemple, à qui Dieu
adresse ces paroles (1, 5) : "Avant de te former au sein maternel, je t'ai
connu" ; et à Jean Baptiste dont il est dit (Lc 1, 15) : "Il sera
rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère." Il est donc raisonnable de
croire que la Bienheureuse Vierge fut sanctifiée avant de naître.
Solutions :
1. Même chez la Bienheureuse Vierge ce qui est animal a
précédé ce qui est spirituel, car elle a d'abord été conçue selon la chair, et
ensuite sanctifiée selon l'esprit.
2. Saint Augustin parle selon la loi commune : on ne peut être
régénéré par les sacrements avant d'être né. Mais Dieu n'a pas lié sa puissance
à cette loi des sacrements ; par privilège spécial il peut conférer sa grâce à
certains hommes avant leur naissance.
3. Si la Bienheureuse Vierge a été purifiée du péché originel
dans le sein de sa mère, ce fut quant à la souillure personnelle ; elle n'a pas
été soustraite à la peine qui atteignait toute la nature humaine. C'est dire
qu'elle n'aurait pu entrer au paradis que par le sacrifice du Christ, comme les
patriarches antérieurs à celui-ci.
4. Le péché originel se transmet par l'origine, en tant que
celle-ci communique la nature humaine, qui est atteinte en elle-même par le
péché originel. Cela se produit quand le fruit de la conception est doté d’une
âme. Aussi rien n’empêche que le fruit de la conception soit sanctifié après
son animation ; ensuite s’il demeure dans le sein maternel, ce n’est plus pour
recevoir la nature humaine, mais un perfectionnement de ce qu’il a déjà reçu.
Objections :
1. On vient de le dire, la Vierge Mère de Dieu a reçu plus de
grâce que n'importe quel saint. Mais certains ont été sanctifiés avant leur
animation. Dieu dit à Jérémie (1, 5) : "Avant que tu sois sorti du sein
maternel, je t'ai sanctifié." Or l'âme n'est pas infusée avant que le
corps soit formé. Pareillement pour saint Jean Baptiste, dont saint Ambroise de
Milan affirme : "L'esprit de vie n'était pas encore en lui que déjà l'Esprit
Saint l'habitait." Donc, à plus forte raison, la Bienheureuse Vierge a pu
être sanctifiée avant son animation.
2. Il convenait, a dit saint Anselme "que cette Vierge
brillât d'une pureté telle qu'on ne peut en concevoir une plus éclatante, hormis
celle de Dieu". Aussi est-il dit dans le Cantique des Cantiques (4, 7) :
"Tu es toute belle, ma bien-aimée, et il n'y a pas de tache en toi."
Or, si la Bienheureuse Vierge n'avait jamais été souillée par la contagion du
péché originel, sa pureté eût été plus grande. Il lui a donc été accordé que sa
chair fut sanctifiée avant même d'être dotée d'une âme.
3. On l'a dit plus haut, on ne célèbre la fête que des saints.
Or certaines Églises célèbrent la fête de la Conception de la Bienheureuse
Vierge. Il apparaît donc que Marie a été sainte dans sa conception même et
ainsi a été sanctifiée avant son animation.
4. Suivant l'Apôtre (Rm 11, 16) : "Si la racine est
sainte, les branches le sont aussi". Or la racine des enfants, ce sont
leurs parents. Donc la Bienheureuse Vierge a pu être sanctifiée en ses parents,
avant d'avoir une âme.
Cependant :
Les événements de
l'Ancien Testament préfigurent le Nouveau selon la 1ère épître aux
Corinthiens (10, 11) : "Cela leur arrivait en figure." Mais le Psaume
(47, 5) dit que "le Très-Haut a sanctifié son tabernacle" et cela
paraît symboliser la sanctification de la Mère de Dieu, selon un autre Psaume
(19, 6) : "Il a établi son tabernacle dans le soleil", et l'Exode (40,
31) dit au sujet de ce tabernacle : "Lorsque tout fut terminé, la nuée
recouvrit le tabernacle du Témoignage, et la gloire du Seigneur le
remplit." De même, la Bienheureuse Vierge n'a été sanctifiée qu'après
l'achèvement de tout son être, corps et âme.
Conclusion :
La sanctification
de la Bienheureuse Vierge n'a pu s'accomplir avant son animation pour deux
raisons :
1° La
sanctification dont nous parlons désigne la purification du péché originel ; en
effet, d'après saint Denys le pseudo-aréopagite la sainteté est "la pureté
parfaite". Or la faute ne peut être purifiée que par la grâce, et celle-ci
ne peut exister que dans une créature raisonnable. C'est pourquoi la
Bienheureuse Vierge n'a pas été sanctifiée avant que l'âme rationnelle lui ait
été donnée.
2° Seule la
créature raisonnable est susceptible de faute. Le fruit de la conception n'est
donc sujet à la faute que lorsqu'il a reçu l'âme rationnelle. Si la
Bienheureuse Vierge avait été sanctifiée, de quelque manière que ce fût, avant
son animation, elle n'aurait jamais encouru la tache de la faute originelle.
Ainsi elle n'aurait pas eu besoin de la rédemption et du salut apportés par le
Christ, dont il est dit en saint Matthieu (1, 21) : "Il sauvera son peuple
de ses péchés." Or il est inadmissible que le Christ ne soit pas "le
sauveur de tous les hommes" (1 Tm 4, 10). Il reste donc que la
sanctification de la Bienheureuse Vierge Marie s'est accomplie après son
animation.
Solutions :
1. Lorsque le Seigneur dit avoir connu Jérémie avant qu'il fût
formé dans le sein maternel, c'est d'une connaissance de prédestination ; il
ajoute même expressément qu'il l'a sanctifié non pas avant sa formation, mais
"avant qu'il sortît du sein de sa mère".
Quant à
l'affirmation de saint Ambroise de Milan, que l'esprit de vie n'était pas
encore en Jean Baptiste, quand il avait déjà l'Esprit de grâce, l'esprit de vie
désigne ici non pas l'âme qui vivifie, mais l'air que l'on respire au-dehors. -
On peut dire aussi qu'il n'avait pas encore l'esprit de vie, c'est-à-dire l'âme,
quant aux actes visibles et achevés de celle-ci.
2. Si l'âme de la Bienheureuse Vierge n'avait jamais été
souillée par la contagion du péché originel, c'eût été une atteinte à la
dignité du Christ, qui est le Sauveur universel de tous les hommes. Voilà
pourquoi la pureté de la Bienheureuse Vierge est la plus grande, mais après
celle du Christ, qui n'avait pas besoin d'être sauvé puisqu'il est le Sauveur
universel. Car le Christ n'a nullement contracté le péché originel ; mais il a
été saint dans sa conception même, selon saint Luc (2, 35) : "Ce qui
naîtra de toi sera saint, et on l'appellera Fils de Dieu." La Bienheureuse
Vierge, elle, a contracté le péché originel, mais elle en a été purifiée avant
de naître du sein maternel. C'est là ce que vise le livre de Job (3, 9), où il
est dit de la nuit du péché originel : "Qu'elle attende la lumière", c'est-à-dire
le Christ, "et qu'elle ne voie pas le lever de l'aurore naissante", c'est-à-dire
de la Bienheureuse Vierge, qui à sa naissance fut indemne du péché originel, car,
d'après la Sagesse (7, 25), "rien de souillé n'est entré en elle".
3. Bien que l'Église romaine ne célèbre pas la fête de la
Conception de la Vierge, elle tolère la coutume de certaines Églises qui la
célèbrent. Mais, du fait qu'on célèbre la fête de la Conception, il ne faut pas
penser que la Bienheureuse Vierge a été sainte dans sa conception. Toutefois, parce
que l'on ignore à quel moment elle a été sanctifiée, on célèbre, le jour même
de sa conception, la fête de sa sanctification.
4. Il y a deux sortes de sanctification. L'une concerne la nature
tout entière, qui sera délivrée de toute corruption de péché et de peine. Cette
sanctification se fera à la résurrection. L'autre est la sanctification
personnelle. Elle ne se transmet pas au fruit engendré charnellement, car elle
regarde non la chair, mais l'esprit. Donc, si les parents de la Bienheureuse
Vierge ont été purifiés du péché originel, la Bienheureuse Vierge l'a néanmoins
contracté, puisqu'elle a été conçue selon la convoitise de la chair et par le
commerce de l'homme et de la femme, "Tout ce qui naît de ce commerce, écrit
saint Augustin est chair de péché."
Objections :
1. Le "foyer de péché", qui consiste en la rébellion
des puissances inférieures contre la raison, est une peine sanctionnant le
péché originel. De même la mort et les autres pénalités corporelles. Mais la
Bienheureuse Vierge a subi ces dernières pénalités. Pareillement le foyer du
péché n'a pu être totalement détruit en elle.
2. Saint Paul écrit (2 Co 12, 9) : "Ma vertu trouve sa
perfection dans la faiblesse", et il parle là de la faiblesse du foyer de
péché qui lui faisait sentir "l'aiguillon de la chair". Or rien de ce
qui touche à la perfection de la vertu ne doit être enlevé à la Bienheureuse
Vierge. La sanctification n'a donc pas supprimé complètement son foyer de péché
3. Saint Jean Damascène déclare : "Chez la Bienheureuse
Vierge survint le Saint-Esprit, qui la purifia avant qu'elle conçût le Fils de
Dieu." Il ne peut s'agir que du "foyer", car elle n'a pas commis
de péché, affirme saint Augustin. Donc la sanctification dans le sein de sa
mère ne l'a pas entièrement purifiée du foyer de péché.
Cependant :
Il est écrit (Ct 4,
7) : "Tu es toute belle, ma bien-aimée, et il n'y a pas de tache en
toi." Or le foyer de péché est une tache au moins pour la chair. Il n'y en
a donc pas eu chez la Bienheureuse Vierge.
Conclusion :
Sur cette question
on observe une grande diversité d'opinions.
- Certains ont dit
que le foyer de péché aurait été totalement supprimé chez la Bienheureuse
Vierge par la sanctification qu'elle a reçue dans le sein de sa mère.
- D'autres
soutenaient que le foyer de péché lui serait resté, mais seulement pour autant
qu'il rend difficile de faire le bien ; il lui aurait été enlevé en ce qui
concerne le penchant au mal.
- Selon d'autres, la
Bienheureuse Vierge n'aurait plus eu le foyer de péché en tant qu'il est une
corruption de la personne, qui pousse au mal et entrave le bien ; il lui serait
demeuré en tant qu'il est une corruption de la nature d'où provient la
transmission du péché originel à la descendance.
- D'après certains
enfin, le foyer pris en lui-même aurait subsisté chez la Bienheureuse Vierge
lors de sa première sanctification, mais lié ; et au moment même de la
conception du Fils de Dieu, il aurait été totalement supprimé.
Afin de pouvoir
comprendre ce problème, il faut considérer ce qu'est le "foyer" :
rien d'autre qu'une convoitise désordonnée de l'appétit sensible. Convoitise
habituelle, car la convoitise actuelle constitue un véritable mouvement de
péché. Or on appelle "désordonnée" la convoitise de sensualité
lorsqu'elle s'oppose à la raison c’est-à-dire lorsqu'elle incline au mal ou
fait obstacle au bien. Et c'est pourquoi l'inclination au mal ou l'obstacle au
bien appartiennent à la raison même de "foyer". Aussi soutenir que ce
foyer est demeuré chez la Bienheureuse Vierge sans l'incliner au mal, c'est
vouloir concilier deux réalités opposées.
Pareillement, on
semble aboutir à une contradiction si l'on admet chez la Bienheureuse Vierge la
persistance du foyer en tant qu'il ressortit à la corruption de la nature, non
à celle de la personne. Car, selon saint Augustin, c'est le désir sensuel qui
transmet aux enfants le péché originel. Or la sensualité implique une
convoitise déréglée qui ne se soumet pas totalement à la raison. Et c'est
pourquoi, si le foyer était totalement enlevé en tant qu'il ressortit à la
corruption de la personne, il ne pourrait pas subsister en tant qu'il ressortit
à la corruption de la nature.
Il ne reste donc
plus que cette alternative : ou bien le foyer a été complètement enlevé chez la
Bienheureuse Vierge par sa première sanctification, ou bien il est demeuré, mais
lié.
Voici comment
expliquer que le foyer aurait été totalement enlevé chez elle : cela lui aurait
été accordé en tant que, par l'abondance des grâces descendant sur elle, les
puissances de son âme auraient été disposées de telle sorte que les puissances
inférieures n'auraient jamais agi sans l'accord de sa raison. Nous avons dit
qu'il en était ainsi chez le Christ, dont il est certain qu'il n'a pas eu le
foyer de péché, et chez Adam avant le péché par l'effet de la justice
originelle. A cet égard, la grâce de sanctification chez la Vierge aurait eu la
même efficacité que la justice originelle. Et bien que cette position semble
contribuer à la dignité de la Vierge Mère, elle porte atteinte sur un point à
la dignité du Christ en ce que, hors de sa vertu, personne n'est délivré de la
première condamnation. Sans doute, par une foi au Christ inspirée par l'Esprit,
certains ont été délivrés, selon l'esprit, de cette condamnation ; cependant, la
chair de personne ne pouvait en être délivrée qu'après l'incarnation du Christ.
Car si quelqu'un devait être libéré, selon la chair, de cette condamnation, il
semble que cette immunité devait apparaître en lui d'abord.
C'est pourquoi
personne n'a pu bénéficier de l'immortalité corporelle avant que le Christ ait
ressuscité dans son immortalité corporelle. Et de même il semble inadmissible
de dire qu'avant la chair du Christ, qui fut sans péché, la chair de la Vierge
sa mère ou de n'importe qui, aurait été exempte de ce foyer appelé "loi de
la chair", ou "des membres".
C'est pourquoi il
vaut mieux dire, semble-t-il, que la sanctification dans le sein de sa mère n'a
pas délivré la Bienheureuse Vierge du foyer, dans ce qu'il y a d'essentiel ; il
est demeuré, mais lié. Ce ne fut pas par un acte de sa raison, comme chez les
saints, car dans le sein de sa mère elle n'avait pas l'usage de son libre
arbitre. Cela est le privilège spécial du Christ. Ce fut par l'abondance de la
grâce qu'elle reçut dans sa sanctification, et plus parfaitement encore par la
providence divine qui préserva son appétit de tout mouvement désordonné. Mais
ensuite, lorsqu'elle conçut la chair du Christ, dans laquelle devait resplendir
en premier l'exemption de tout péché, on doit croire que celle-ci rejaillit de
l'enfant sur la mère, et que le foyer fut totalement supprimé. C'est ce
qu'annonçait symboliquement Ezéchiel (43, 2) : "Voici que la gloire du
Dieu d'Israël arrivait par la route de l'orient", c'est-à-dire par la
Bienheureuse Vierge, "et la terre", c'est-à-dire la chair de celle-ci,
"resplendissait de sa gloire", celle du Christ.
Solutions :
1. De soi, la mort et les autres pénalités corporelles
n'inclinent pas au péché. Aussi le Christ, bien qu'il les ait assumées, n'a-t-il
pas assumé le foyer. Aussi encore, chez la Bienheureuse Vierge qui devait être
conforme à son Fils qui, de sa plénitude lui donnait la grâce, le foyer fut-il
d'abord lié, et ensuite supprimé. Mais elle n'a pas été libérée de la mort et
des autres pénalités.
2. La faiblesse de la chair se rattache au foyer de péché.
Chez les saints elle est bien l'occasion d'une vertu parfaite, mais non une
cause indispensable de perfection. Il suffit donc d'attribuer à la Bienheureuse
Vierge une vertu parfaite et une abondance de grâce, sans mettre en elle toutes
les occasions de perfection.
3. Le Saint-Esprit a produit chez la Bienheureuse Vierge une
double purification.
- 1° La première
la préparait pour ainsi dire à concevoir le Christ, et elle a eu pour effet non
pas de lui enlever l'impureté d'une faute ou du foyer de péché, mais d'unifier
davantage son esprit et de la soustraire à la dispersion. C'est ainsi que l'on
parle de purification pour les anges chez lesquels, selon saint Denys le
pseudo-aréopagite, on ne trouve aucune impureté.
- 2° Une autre
purification
a été accomplie en elle par le Saint-Esprit au moyen de la conception du Christ,
qui est l’œuvre du Saint-Esprit. Et à cet égard on peut dire qu'il l'a purifiée
totalement du foyer.
Objections :
1. On vient de le dire, ce foyer de péché est demeuré en elle
après sa première sanctification. Or le mouvement du foyer, même s'il devance
la raison, est un péché véniel, mais "très léger" selon saint
Augustin. Donc il y a eu chez la Bienheureuse Vierge quelque péché véniel.
2. Sur ce texte de Luc (2, 35) : "Toi-même, une épée te
transpercera l'âme", saint Augustin dit que la Bienheureuse Vierge "à
la mort du Seigneur douta, dans son accablement". Mais douter de la foi
est un péché.
3. Pour expliquer ce texte (Mt 12, 47) : "Voici dehors ta
mère et tes frères qui te demandent", saint Jean Chrysostome nous dit :
"Il est évident qu'ils n'agissaient que par vaine gloire." Et sur la
parole : "Ils n'ont pas de vin" (Jn 2, 3) saint Jean Chrysostome dit
encore : "Elle voulait se concilier la faveur de son entourage et se
mettre en vue grâce à son Fils. Peut-être même éprouvait-elle un sentiment
humain, comme les frères de Jésus qui lui disaient : "Manifeste-toi au
monde."" Et il ajoute un peu plus loin : "Elle n'avait pas
encore sur Jésus l'opinion qu'il fallait." Il est évident que tout cela
est du péché. Donc la Bienheureuse Vierge n'a pas été préservée de tout péché.
Cependant :
Voici ce que dit
saint Augustin : "Quand il s'agit de péché, je ne veux pas, pour l'honneur
du Christ, qu'il soit aucunement question de la Sainte Vierge Marie. C'est à
cela que nous connaissons quel surcroît de grâce lui a été attribué pour vaincre
totalement le péché, qu'elle a obtenu de concevoir et d'enfanter celui qui, à
l'évidence, n'a jamais eu aucun péché."
Conclusion :
Ceux que Dieu a
choisis pour une tâche, il les prépare et les dispose pour qu'ils soient
reconnus capables de cette tâche, selon saint Paul (2 Co 3, 6) : "Dieu
nous a rendus capables d'être ministres de la nouvelle alliance." Or la
Bienheureuse Vierge a été divinement choisie pour être la mère de Dieu. Aussi
ne peut-on douter que Dieu, par sa grâce, l'ait rendue digne d'un tel honneur, selon
la parole de l'ange (Lc 1, 30) : "Tu as trouvé grâce auprès de Dieu, voici
que tu concevras, etc." Or elle n'aurait pas été la digne mère de Dieu si
elle avait jamais péché.
- 1° D'abord parce
que l'honneur des parents rejaillit sur les enfants, selon les Proverbes (17, 6)
: "La gloire des enfants, c'est leur père." Aussi, à l'inverse, l'indignité
de la mère aurait rejailli sur le Fils.
- 2° Ensuite, la
Vierge avait avec le Christ une affinité sans pareille, puisqu'il avait reçu
d'elle sa chair. Or il est écrit (2 Co 6, 15) : "Quelle complicité peut-il
y avoir entre le Christ et Bélial ?"
- 3° Enfin le Fils
de Dieu, qui est "Sagesse de Dieu" (1 Co 1, 24), a résidé en elle, d'une
façon unique, non seulement dans son âme, mais dans son sein. Or il est écrit
(Sg 1, 4) : "La Sagesse n'entrera pas dans une âme mauvaise ; elle
n'habitera pas un corps esclave du péché."
Pour toutes ces
raisons, il faut proclamer sans aucune réserve que la Bienheureuse Vierge n'a
commis aucun péché actuel, ni mortel ni véniel, si bien que s'accomplit en elle
la parole du Cantique (4, 7) : "Tu es toute belle, ma bien-aimée, et il
n'y a pas de tache en toi."
Solutions :
1. Si le foyer de péché a subsisté chez la Vierge après la
sanctification reçue dans le sein de sa mère, il était cependant lié ; il ne
pouvait donner naissance à aucun mouvement désordonné qui eût devancé la
raison. A cela contribuait la grâce de sanctification, sans pourtant y suffire
; autrement, l'efficacité de cette grâce eût été telle que dans l'appétit
sensible de la Vierge aucun mouvement n'aurait pu se produire sans être devancé
par la raison ; et ainsi la Vierge n'aurait pas eu de foyer de péché, contrairement
à ce qu'on a dit. Il faut donc dire que la perfection de cette maîtrise venait
de la providence divine, qui ne permettait pas qu'un mouvement déréglé émanât
du foyer de péché.
2. Cette parole de Siméon, Origène et d'autres docteurs la
rapportent à la douleur que la Bienheureuse Vierge souffrit dans la passion du
Christ. Saint Ambroise de Milan dit que le glaive symbolise" la prudence
de Marie, informée du mystère céleste. Car la parole de Dieu est vivante et
vigoureuse, plus aiguë que le glaive le plus tranchant". Saint Basile
écrit en effet : "La Bienheureuse Vierge, auprès de la croix, regardait
toutes choses ; après le témoignage de Gabriel, après la connaissance
inexprimable de la conception divine, après la grande manifestation des
miracles du Christ, son âme était incertaine." D'une part elle le voyait
souffrir ignominieusement, et d'autre part elle méditait ses merveilles.
3. Ces paroles de saint Jean Chrysostome vont trop loin. On
peut cependant les expliquer, en comprenant que le Seigneur aurait réprimé dans
la Vierge non pas un mouvement déréglé de vaine gloire qui serait né en elle, mais
ce qui pouvait être jugé tel par d'autres.
Objections :
1. Cela paraît être un privilège du Christ, selon saint Jean
(1, 14) : "Nous l'avons vu, comme le Fils unique du Père, plein de grâce
et de vérité." Mais ce qui est propre au Christ ne doit pas être attribué
à quelqu'un d'autre. Donc la Bienheureuse Vierge n'a pas reçu, dans sa
sanctification, la plénitude de grâces.
2. A la plénitude et à la perfection rien ne peut s'ajouter, parce
que, dit Aristote "est parfait ce à quoi rien ne manque". Mais la
Vierge Marie a reçu dans la suite un surcroît de grâce quand elle a conçu le
Christ, car il lui fut dit (Lc 1, 35) : "L'Esprit Saint viendra sur
toi", et ensuite lorsqu'elle a été enlevée dans la gloire. On voit donc
qu'elle n'a pas reçu la plénitude de grâces dans sa première sanctification.
3. "Dieu ne fait rien en vain", dit Aristote. Or
elle aurait eu certaines grâces pour rien, parce qu'elle n'en aurait jamais usé,
car on ne lit pas qu'elle ait enseigné, ce qui est un acte de la sagesse, ni
qu'elle ait fait des miracles, ce qui est l'exercice d'un charisme. Elle n'a
donc pas eu plénitude de grâces.
Cependant :
L'Ange lui a dit
(Lc 1, 28) : "Salut, comblée de grâce." Ce que saint Jérôme commente
ainsi : "Oui, pleine de grâce, car les autres n'ont reçu la grâce que de
façon fragmentaire ; mais en Marie la plénitude de la grâce s'est répandue tout
entière à la fois."
Conclusion :
Plus on est proche
du principe, en n'importe quel genre, plus on participe de son effet. Ainsi saint
Denys le pseudo-aréopagite dit-il que les anges qui sont tout près de Dieu
participent des bontés divines plus que les hommes. Or le Christ est principe
de la grâce : par sa divinité comme premier auteur ; par son humanité comme
instrument : "La grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ" (Jn
1, 17). Or la Vierge Marie fut la plus proche du Christ selon l'humanité, parce
qu'il a reçu d'elle la nature humaine. Et c'est pourquoi elle devait obtenir du
Christ, plus que tous les autres, plénitude de grâce.
Solutions :
1. Dieu donne à chacun la grâce conforme à la tâche pour
laquelle il l'a choisi. Et parce que le Christ en tant qu'homme a été
prédestiné et choisi pour être Fils de Dieu avec puissance de sanctifier, il
lui appartenait en propre d'avoir une telle plénitude de grâce qu'elle
rejaillirait sur tous selon la parole (Jn 1, 16) : "De sa plénitude nous
avons tous reçu." La Bienheureuse Vierge Marie a obtenu une plénitude de
grâce assez grande pour être la plus proche possible de l'auteur de la grâce, au
point de recevoir en elle celui qui est plein de toute grâce ; et en
l'enfantant elle a pour ainsi dire fait découler la grâce vers tous.
2. Dans les êtres de la nature, il y a d'abord la perfection
de la disposition de la matière à la forme, en ce sens que la matière est
parfaitement disposée à recevoir la forme. Deuxièmement, il y a la perfection
de la forme, qui est plus puissante, car la chaleur qui provient de la forme du
feu est plus parfaite que celle qui disposait seulement à recevoir cette forme.
Troisièmement, il y a la perfection de la fin ; c'est ainsi que le feu
manifeste plus parfaitement ses qualités propres quand il est parvenu à son
lieu propre.
Pareillement, chez
la Bienheureuse Vierge, il y a eu une triple perfection de la grâce. La
première était comme dispositive et la rendait capable d'être la mère du Christ
; ce fut la perfection de sa sanctification. Sa deuxième perfection de grâce
est venue à la Bienheureuse Vierge de la présence du Fils de Dieu incarné dans
son sein. La troisième perfection est celle de la fin, qu'elle possède dans la
gloire.
Que la deuxième
perfection soit plus puissante que la première, et la troisième que la deuxième,
cela se manifeste quant à la libération du mal. Car l°, dans sa sanctification
elle a été libérée de la faute originelle ; 2°, en concevant le Fils de Dieu
elle a été totalement délivrée du foyer de convoitise ; 3°, dans sa
glorification elle a été délivrée de toute la misère humaine.
On retrouve cette
progression dans la relation au bien. Dans sa sanctification elle a obtenu la
grâce l'inclinant au bien ; ensuite, dans la conception du Fils de Dieu sa
grâce a été consommée allant jusqu'à la confirmer dans le bien ; enfin dans sa
glorification a été consommée la grâce qui lui donnait cette perfection où l'on
jouit de tout bien.
3. Il n'y a aucun doute que la Vierge a reçu, comme le Christ,
selon un mode éminent, le don de sagesse, la grâce des miracles et aussi la
grâce de la prophétie. Cependant elle n'a pas reçu toutes ces grâces, ni
d'autres semblables, pour les exercer comme l'a fait le Christ, mais selon ce
qui convenait à sa condition. En effet, elle a usé du don de sagesse dans sa
contemplation, car "Marie gardait toutes ces paroles, les méditant dans
son coeur" (Lc 2, 19). Mais elle n'avait pas à employer cette sagesse dans
l'enseignement, car cela ne convenait pas aux femmes, selon saint Paul (1 Tm 2,
12) : "Je ne permets pas à la femme d'enseigner." Quant aux miracles,
il ne lui convenait pas d'en faire pendant sa vie parce qu'à ce moment les
miracles devaient servir à confirmer l'enseignement du Christ, et c'est
pourquoi faire des miracles convenait seulement au Christ et à ses disciples, messagers
de sa doctrine. Aussi est-il dit de Jean Baptiste lui-même : "Il n'a fait
aucun miracle" (Jn 10, 41), afin que tous fussent attentifs au Christ.
Quant au charisme de prophétie, Marie l'a exercé, comme on le voit dans son
cantique : "Mon âme exalte le Seigneur..."
Objections :
1. On a dit a que la Vierge a été sanctifiée ainsi pour être
digne de devenir la mère de Dieu. Or cela lui est propre.
2. Jérémie et Jean Baptiste, dit-on, furent sanctifiés dans le
sein maternel. Mais d'autres semblent avoir été plus proches du Christ.
Celui-ci est appelé spécialement "fils de David, fils d'Abraham" (Mt
1, 1) parce qu'il leur avait été spécialement promis. En outre, Isaïe l'a
prophétisé de la façon la plus claire. Puis les Apôtres ont vécu avec lui. Et
pourtant l’Écriture ne nous dit pas qu'ils ont été sanctifiés dans le sein
maternel. Donc il ne convenait pas non plus à Jérémie et à Jean Baptiste d'être
ainsi sanctifiés.
3. Job dit de lui-même (31, 18 Vg) : "Dès mon enfance la
miséricorde a grandi avec moi, elle est sortie avec moi du sein maternel."
Nous ne disons pas pour autant qu'il a été sanctifié dans le sein de sa mère.
Nous ne sommes donc pas tenus de le dire pour Jérémie et Jean Baptiste.
Cependant :
Il est écrit au
sujet de Jérémie (1, 5) : "Avant que tu sois sorti du sein, je t'ai
sanctifié", et au sujet de Jean Baptiste (Lc 1, 15) : "Il sera rempli
du Saint-Esprit dès le sein de sa mère."
Conclusion :
Saint Augustin semble avoir laissé planer un doute sur leur
sanctification. Quant au tressaillement de Jean dans le sein de sa mère, "il
a pu, écrit-il, être l'indice d'une si grande réalité" qu'une femme était
la mère de Dieu, "que ses parents et non l'enfant reconnaîtraient. Voilà
pourquoi l’Évangile ne dit pas l'enfant, dans le sein de sa mère, eut la foi, mais
il tressaillit. Or, nous voyons tressaillir, outre les enfants, les animaux
eux-mêmes. Ce qui est inhabituel, c'est que ce tressaillement s'est produit
dans le sein. Ainsi -telle est la loi de tout miracle-, s'est-il produit
divinement chez cet enfant, et non humainement, par lui. Même si ce petit avait
eu par anticipation, dès le sein maternel, l'usage de la raison et de la
volonté, au point de pouvoir déjà connaître, croire, consentir, -toutes
opérations qui requièrent normalement un certain âge-, je pense que cet
événement serait à classer parmi les miracles de la puissance divine."
Néanmoins
l'Écriture déclare expressément que Jean Baptiste "sera rempli du Saint-Esprit
dès le sein de sa mère." De même pour Jérémie : "Avant que tu sois
sorti du sein maternel, je t'ai sanctifié." Il faut donc affirmer, semble-t-il,
qu'ils ont été sanctifiés dans le sein de leur mère, bien qu'ils n'y aient pas
eu l'usage de leur libre arbitre. Sur cette question, soulevée par saint
Augustin, on remarquera de même que les enfants sanctifiés par le baptême n'ont
pas aussitôt l'usage du libre arbitre. - Et il ne faut pas croire qu'en dehors
de Jérémie et de Jean Baptiste, d'autres, que l'Écriture ne mentionne pas, auraient
reçu cette sanctification dans le sein maternel. Ces privilèges de la grâce, qui
sortent de la loi commune, sont ordonnés à l'utilité d'autrui selon saint Paul
(1 Co 12, 7) : "A chacun la manifestation de l'Esprit est donnée pour
l'utilité de tous." Or cette sanctification n'en aurait aucune si elle
était ignorée de l'Église.
Sans doute on ne
peut assigner une raison aux desseins de Dieu. Pourquoi, en effet, ce don de la
grâce est-il départi aux uns et non aux autres ? Il est possible toutefois
d'indiquer un motif de convenance pour lequel Jérémie et Jean Baptiste ont été
sanctifiés ainsi. Ce fut apparemment afin de préfigurer la sanctification que
le Christ devait apporter. D'abord par sa passion, selon l'épître aux Hébreux
(13, 12) : "Jésus, pour sanctifier le peuple par son sang, a souffert hors
de la porte." Or cette passion, Jérémie l'a annoncée très clairement par
ses oracles et ses actions mystérieuses et l'a figurée aussi de façon très
expressive par ses propres souffrances. Ensuite il convenait de préfigurer la
sanctification apportée aux hommes par le baptême du Christ : "Vous avez
été lavés, vous avez été sanctifiés" (1 Co 6, 11). Or c'est à ce baptême
que Jean a préparé les hommes par le baptême qu'il administrait.
Solutions :
1. La Bienheureuse Vierge, élue par Dieu pour être sa mère, eut
une plus grande grâce de sanctification que Jean Baptiste et Jérémie, élus pour
être des préfigurations partielles de la sanctification du Christ. Nous en
avons ce signe : à la Bienheureuse Vierge il fut donné de ne jamais commettre
aucun péché, ni mortel ni véniel. Aux autres sanctifiés on croit qu'il fut
accordé de ne pas pécher mortellement, par protection de la grâce divine.
2. Il est vrai que, sous d'autres rapporter des saints ont pu
être unis au Christ plus étroitement que Jean Baptiste et Jérémie. Mais, comme
nous venons de le dire, si l'on envisage la sanctification du Christ que
ceux-ci ont figurée expressément, c’est eux qui lui ont été le plus unis.
3. La miséricorde dont parle Job dans ce texte ne désigne pas
la vertu infuse, mais seulement une inclination naturelle à l'acte de cette
vertu.
1. La mère de Dieu a-t-elle été vierge en
concevant le Christ ? - 2. Est-elle demeurée vierge en l'enfantant ? - 3.
L'est-elle demeurée après l'enfantement ? - 4. Avait-elle fait voeu de
virginité ?
Objections :
1. Aucun enfant ayant père et mère n'est conçu d'une vierge
mère. Mais on ne dit pas que le Christ a eu seulement une mère, mais aussi un
père : "Son père et sa mère étaient dans l'étonnement de ce qui se disait
de lui" (Lc 1, 33). Et plus loin sa mère lui dit : "Ton père et moi
nous te cherchions, angoissés" (1, 48). Donc le Christ n'a pas été conçu
par une mère vierge.
2. Le début de saint Matthieu prouve que le Christ fut le fils
d'Abraham et de David par le fait que Joseph descendait de David. Cette preuve
ne vaudrait rien si Joseph n'avait pas été le père du Christ. Il semble donc
que la mère du Christ l'a conçu par l'union avec saint Joseph et qu'ainsi elle
n'a pas été vierge dans la conception du Christ.
3. Il est écrit (Ga 4, 4) : "Dieu envoya son Fils, né
d'une femme." Or ce terme de "femme" dans le langage courant
désigne l'épouse d'un homme.
4. Ce qui est de même espèce requiert le même mode de
génération, parce que la génération, comme tout mouvement, est spécifiée par
son terme. Or le Christ a été de même espèce que nous, dit l'Apôtre (Ph 2, 7) :
"Devenu semblable aux hommes et reconnu comme un homme à son
comportement." Puisque les autres hommes sont engendrés par l'union de
l'homme et de la femme, il semble que le Christ aussi a été engendré de cette
manière.
5. Toute forme naturelle a une matière qui lui est destinée, hors
de laquelle elle ne peut exister. Or la matière de la forme humaine, c'est la
semence du père et de la mère. Donc si le corps du Christ n'avait pas été conçu
ainsi, il n'aurait pas été un vrai corps d'homme.
Cependant :
Il y a l'oracle
d'Isaïe (7, 14) : "Voici que la Vierge concevra."[4]
Conclusion :
Il faut absolument
confesser que la mère du Christ a conçu en restant vierge. Soutenir le
contraire serait verser dans l'hérésie des ébionites et de Cérinthe, qui
faisaient du Christ un homme ordinaire et attribuaient sa naissance à l'union
des sexes.
Que le Christ ait
été conçu d'une vierge, cela convient pour quatre motifs :
- 1° Pour sauvegarder la dignité de celui qui
l'envoie. En effet, puisque le Christ est vraiment Fils de Dieu par nature, il
ne convenait pas qu'il eût un autre père que Dieu, pour que la dignité de Dieu
ne se reporte pas sur un autre.
- 2° Cela
convenait à ce qui est le propre du Fils de Dieu, qui est envoyé. Il est le
Verbe de Dieu. Or le verbe (la parole) est conçu sans aucune corruption de
notre coeur ; au contraire, la corruption du coeur est incompatible avec la
conception d'un verbe parfait. Parce que la chair a été assumée par le Verbe de
Dieu pour être vraiment sa chair, il convenait qu'elle-même fût conçue sans
aucune atteinte à l'intégrité de la mère.
- 3° Cela
convenait à la dignité de l'humanité du Christ, où le péché ne pouvait trouver
place, puisque c'est elle qui devait enlever le péché du monde selon la parole
rapportée par saint Jean (1, 29) : "Voici l'Agneau de Dieu", l'être
innocent, "qui enlève le péché du monde". Dans une nature déjà
corrompue par l'acte conjugal, la chair n'aurait pu naître sans être imprégnée
du péché originel. C'est pourquoi saint Augustin a pu écrire : "Une seule
absence ici", dans le mariage de Marie et de Joseph, "celle des
rapports conjugaux, car ils ne pouvaient s'accomplir dans la chair de péché, sans
cette convoitise de la chair qui vient du péché et sans laquelle voulut être
conçu celui qui devait être sans péché."
- 4° Cela
convenait à cause de la fin même de l'incarnation du Christ, qui est de faire
renaître les hommes en fils de Dieu "non d'un vouloir de chair ni de la
volonté de l'homme, mais de Dieu" (Jn 1, 13) c'est-à-dire par la puissance
divine. Le modèle de cette renaissance devait se montrer dans la conception du
Christ. Saint Augustin l'affirme : "Il fallait que notre tête naquît, selon
la chair, d'une vierge par un miracle insigne, pour montrer que ses membres
devaient naître, selon l'esprit, de cette vierge qu'est l'Église."
Solutions :
1. D'après saint Bède, "Joseph est appelé le père du
Sauveur, non qu'il le fût vraiment, comme disent les photiniens, mais parce
qu'il passait pour tel afin de sauvegarder la réputation de Marie." Ce qui
fait dire à saint Luc (3, 23) : "On croyait Jésus fils de Joseph."
Ou bien, selon
saint Augustin. Joseph est appelé père du Christ de la même manière "qu'il
est connu comme l'époux de Marie, sans commerce charnel, par le lien même du
mariage, ce qui l'unissait plus étroitement au Christ que s'il l'avait adopté
autrement. On devait l'appeler le père du Christ non parce qu'il l'aurait
engendré par une union charnelle, mais parce qu'il aurait été le père de
l'enfant qu'il aurait adopté, même si son épouse ne l'avait pas mis au
monde".
2. Selon saint Jérôme : "la généalogie du Sauveur est
amenée jusqu'à Joseph d'abord parce que ce n'est pas l'usage des Écritures de
constituer une généalogie par les femmes. Ensuite parce que Marie et Joseph
étaient de la même tribu. Aussi était-il obligé par la loi de l'épouser".
Et comme dit saint Augustin : "Il fallait faire aboutir la série des
générations jusqu'à Joseph pour ne pas déprécier, à propos de ce mariage, le
sexe masculin qui est le plus fort, et la vérité n'y perdrait rien, puisque
Joseph et Marie descendaient tous deux de David."
3. Comme dit la Glose, "le mot "femme" désigne,
selon l'usage des Hébreux, non celles qui ont perdu leur virginité, mais toutes
celles du sexe féminin".
4. Cet argument est valable pour les êtres qui viennent à
l'existence par des voies naturelles, du fait que la nature, de même qu'elle
est déterminée à produire un seul effet, est aussi déterminée à le produire
d'une seule façon. Mais la vertu surnaturelle de Dieu, qui est infinie, n'est
pas déterminée à produire un seul effet, ni à le produire d'une façon
particulière. Voilà pourquoi la puissance divine a pu former le premier homme
"de la glaise du sol" et le corps du Christ du sein d'une vierge, sans
intervention de l'homme.
5. Selon le Philosophe, la semence du mâle ne joue pas le rôle
de matière dans la conception de l'être vivant. Elle en est seulement le
principe actif ; c'est la femme seule qui fournit la matière de la conception.
Aussi, du fait que la semence du mâle a fait défaut dans la conception du corps
du Christ, il ne s'ensuit pas que ce corps n'ait pas eu la matière qui lui
était due.
Mais à supposer
que chez les animaux la semence du mâle soit vraiment la matière de la
conception, il est évident que cette matière ne subsiste pas sous la même forme,
mais qu'elle doit se transformer. De même que Dieu a transformé la glaise du
sol pour en faire le corps d'Adam, de même a-t-il pu transformer la matière
fournie par la mère pour en faire le corps du Christ, même si ce n'était pas
une matière suffisante pour une conception naturelle.
Objections :
1. Saint Ambroise de Milan écrit : "Celui qui a sanctifié,
en vue de la naissance d'un prophète, un sein étranger, c'est lui qui a ouvert
le sein de sa propre mère pour en sortir immaculé." Mais un sein ne peut
s'ouvrir sans exclure la virginité.
2. Rien, dans le mystère du Christ, ne devait faire paraître son
corps comme imaginaire. Mais qu'il puisse traverser des lieux clos, cela ne
peut convenir qu'à un corps non réel, mais imaginaire, du fait que deux corps
ne peuvent coexister dans le même lieu. Donc le corps du Christ ne pouvait
sortir du sein maternel si celui-ci demeurait fermé.
3. Comme dit saint Grégoire le Grand dans une homélie
sur l'octave de Pâques, du fait qu'après sa résurrection le Seigneur a pénétré
à travers les portes closes jusqu'à ses disciples "montre que son corps
avait gardé sa nature et reçu une nouvelle gloire". Ainsi, traverser les
lieux clos doit être attribué au corps glorieux. Or dans sa conception, le corps
du Christ n'était pas glorieux mais passible car, selon l'Apôtre (Rm 8, 3), "le
Christ avait une chair semblable à celle du péché". Il n'est donc pas
sorti du sein de la Vierge resté fermé.
Cependant :
On dit dans un
discours du Concile d'Éphèse : "La nature, après l'enfantement, ne connaît
plus de vierge. Mais la grâce a montré une mère qui enfante sans que sa
virginité en souffre."
Conclusion :
Sans aucun doute, il
faut affirmer que la mère du Christ est demeurée vierge même en enfantant. Car
le prophète ne dit pas seulement "Voici que la Vierge concevra", mais
il ajoute "Elle enfantera un fils." Et l'on peut en donner trois
raisons de convenance.
- 1° Cela
convenait à ce qui est le propre de celui qui naîtrait, et qui est le Verbe de
Dieu. Car non seulement le verbe est conçu dans notre coeur sans le corrompre, mais
c'est aussi sans corruption qu'il sort du coeur. Aussi, pour montrer qu'il y
avait là le corps du Verbe de Dieu en personne, convenait-il qu'il naquît du
sein intact d'une vierge. On lit encore dans un discours du Concile d'Éphèse :
"Celle qui engendre la chair seule cesse d'être vierge. Mais parce que le
Verbe est né de la chair, il protège la virginité de sa mère, montrant par là
qu'il est le Verbe... Car ni notre verbe, lorsqu'il est engendré, ne corrompt
notre âme, ni Dieu, le Verbe substantiel, lorsqu'il choisit de naître, ne
supprime la virginité."
- 2° Cela convient
quant à l'effet de l'Incarnation. Car le Christ est venu pour enlever notre
corruption. Aussi n'aurait-il pas été convenable qu'il détruisît par sa
naissance la virginité de sa mère. Aussi saint Augustin dit-il : "Il
aurait été malheureux que l'intégrité fût détruite par la naissance de celui
qui venait guérir la corruption."
- 3° Celui qui a
prescrit d'honorer ses parents ne pouvait en naissant diminuer l'honneur de sa
mère.
Solutions :
1. Ce passage de saint Ambroise de Milan commente la loi citée
par l’Évangile (Lc 2, 23) : "Tout mâle qui ouvre le sein maternel sera
consacré au Seigneur." C'est ainsi, explique saint Bède, "qu'on parle
d'une naissance ordinaire ; il ne faudrait pas en conclure que le Seigneur, après
avoir sanctifié cette demeure en y entrant, lui ait fait perdre, en en sortant,
sa virginité". Aussi "ouvrir le sein" ne signifie pas comme
d'ordinaire que le sceau de la pudeur virginale est brisé, mais seulement que
l'enfant est sorti du sein de sa mère.
2. Tout en voulant attester la réalité de son corps, le Christ
a voulu aussi manifester sa divinité. C'est pourquoi il a mêlé les prodiges
avec l'humilité. Aussi, afin de montrer la réalité de son corps, il naît d'une
femme. Mais afin de montrer sa divinité, il procède d'une vierge." Un tel
enfantement convient à Dieu", chante saint Ambroise de Milan dans un hymne
de Noël.
3. Certains ont dit qu'à sa naissance le Christ avait pris la
subtilité des corps glorieux, de même qu'en marchant sur la mer il a pris leur
agilité.
Mais cela ne
s'accorde pas avec ce que nous avons précisé antérieurement. En effet, ces
"dots", ou qualités des corps glorieux, proviennent de ce que la
gloire de l'âme rejaillit sur le corps, comme nous le dirons plus loin en
traitant des corps glorieux. Mais nous avons dit plus haut que le Christ, avant
la passion, permettait à sa chair d'agir et de souffrir comme cela lui est
propre, et que ce rejaillissement de la gloire de l'âme sur le corps ne se
produisait pas. Et c'est pourquoi il faut dire que tout cela a été réalisé
miraculeusement par la vertu divine. Aussi saint Augustin dit-il : "Les
portes closes n'ont pas été un obstacle pour la masse du corps où se trouvait
la divinité. Il a pu entrer sans qu'elles s'ouvrent comme, en naissant, il
avait laissé inviolée la virginité de sa mère." Et saint Denys le
pseudo-aréopagite, écrit : "Le Christ produisait d'une manière surhumaine
ce qui appartient à l'homme. C'est ce que montrent une vierge qui le conçoit
surnaturellement, et une eau fluide qui supporte la charge de ses pas
terrestres."
Objections :
1. On lit en saint Matthieu (1, 18) : "Avant que Joseph
et Marie se fussent unis, elle se trouva enceinte par l'action du Saint-Esprit."
L'évangéliste n'aurait pas dit : "Avant qu'ils se fussent unis" s'ils
ne devaient pas le faire, car personne ne dit de quelqu'un qui ne va pas
déjeuner : "avant qu'il ne déjeune". Il apparaît donc qu'à un moment
donné la Bienheureuse Vierge s'est unie charnellement à Joseph et qu'elle n'est
donc pas demeurée vierge après l'enfantement.
2. On trouve un peu plus loin, dans les paroles adressées à
Joseph par l'ange : "Ne crains pas de prendre Marie ton épouse." Or
les épousailles se consomment par l'union charnelle. Il apparaît donc qu'à un
certain moment, celle-ci est intervenue entre Marie et Joseph.
3. On trouve un peu plus loin : "Il prit chez lui son
épouse, et il ne la connut pas jusqu'au jour où elle enfanta son fils
premier-né." Or ce mot "jusque" désigne habituellement un délai
après lequel on fait ce qu'on n'avait pas fait jusqu'à ce moment." Et le
Verbe "connaître" a ici un sens charnel comme lorsqu'il est dit (Gn 4,
1) : "Adam connut son épouse." Il semble donc qu'après l'enfantement
la Vierge a eu des rapports charnels avec Joseph.
4. On ne peut appeler "premier-né" que le fils suivi
de plusieurs frères. Saint Paul dit (Rm 8, 29) : "Il les a prédestiné à
reproduire l'image de son Fils, pour qu'il soit le premier-né d'une multitude
de frères." Mais l'évangéliste (Lc 2, 7) appelle le Christ le "Premier-né"
de sa mère. Elle a donc eu d'autres fils après lui.
5. On lit (Jn 2, 5) : "Après cela (le Christ) descendit à
Capharnaüm ainsi que sa mère et ses frères." Mais on appelle frères ceux
qui sont nés du même lit. Il semble donc que la Bienheureuse Vierge a eu
d'autres fils après le Christ.
6. Nous lisons (Mt 25, 55) : "Il y avait là", près
de la croix du Christ, "beaucoup de femmes venues de loin qui avaient
suivi Jésus depuis la Galilée pour le servir. Parmi elles étaient Marie-Madeleine,
Marie mère de Jacques et de Joseph et la mère des fils de Zébédée". Cette
Marie appelée ici mère de Jacques et de Joseph semble être aussi la mère du
Christ, car Jean nous dit (19, 25) : "Debout près de la croix se tenait
Marie, sa mère." Il semble donc que la mère du Christ n'est pas demeurée
vierge après l'enfantement de celui-ci.
Cependant :
Il est écrit dans
Ézéchiel (44, 2) : "Cette porte sera fermée ; elle ne s'ouvrira point ; et
l'homme n'y passera pas parce que le Seigneur Dieu d'Israël est entré par
elle." saint Augustin explique ainsi ce texte : "Que signifie cette
porte fermée dans la maison du Seigneur, sinon que Marie sera toujours intacte
? Et que "l'homme n'y passera pas" sinon que Joseph ne la connaîtra
pas ? Que signifie : "Seul le Seigneur entre et sort par elle", sinon
que le Saint-Esprit la fécondera et que le Seigneur des anges naîtra d'elle ?
Et "elle sera fermée pour toujours", sinon que Marie est vierge avant
l'enfantement, vierge dans l'enfantement et vierge après l'enfantement ?"
Conclusion :
Il faut sans aucun
doute rejeter l'erreur d'Helvidius, qui a osé dire que la mère du Christ, après
l'avoir enfanté, a eu des rapports conjugaux avec Joseph et a engendré d'autres
fils.
- 1° Cela porte
atteinte à la perfection du Christ. Étant, selon sa nature divine, le fils
unique du Père, comme étant parfait à tous égards, il convenait qu'il fût le
fils unique de sa mère, son fruit très parfait.
- 2° Cette erreur
fait injure au Saint-Esprit, car le sein virginal fut le sanctuaire où il forma
la chair du Christ ; aussi aurait-il été indécent qu'il fût ensuite profané par
une union avec l'homme.
- 3° Elle rabaisse
la dignité et la sainteté de la Mère de Dieu, qui aurait paru très ingrate si
elle ne s'était pas contentée d'un Fils pareil et si elle avait voulu perdre
par une union charnelle la virginité qui s'était miraculeusement conservée en
elle.
- 4° On devrait
encore reprocher à Joseph la plus grande audace s'il avait essayé de souiller
celle dont l'ange lui avait révélé qu'elle a conçu Dieu par l'opération du Saint-Esprit.
C'est pourquoi il faut affirmer sans aucune réserve que la Mère de Dieu, qui
était restée vierge en concevant et en enfantant, est encore restée
perpétuellement vierge après avoir enfanté.
Solutions :
1. Comme dit saint Jérôme : "Il faut comprendre que cette
préposition, avant, bien qu'elle indique souvent des faits postérieurs, montre
parfois les faits qu'on avait placés auparavant par la pensée ; et il n'est pas
nécessaire que ces faits se réalisent, parce que autre chose est intervenu pour
empêcher ce projet de se réaliser. Par exemple, si quelqu'un dit : "Avant
de déjeuner dans le port, j'ai navigué", on ne comprend pas qu'il a
déjeuné au port après avoir navigué, mais seulement qu'il avait l'intention de
déjeuner au port." Pareillement, l'évangéliste dit : "Avant qu'ils
fussent unis, elle se trouve enceinte par l'action du Saint-Esprit" non
parce qu'ils se seraient unis ensuite mais parce que, tandis qu'ils
paraissaient devoir le faire, ils ont été devancés par la conception due au Saint-Esprit,
à cause de quoi ils ne se sont pas unis dans la suite.
2. Comme dit saint Augustin, la Mère de Dieu est appelée
"épouse de Joseph en raison du premier engagement des fiançailles avec
celle qu'il n'avait pas connue ni ne devait connaître charnellement".
Comme dit saint Ambroise de Milan : "L'Écriture n'affirme pas la perte de
la virginité, mais le lien conjugal et la célébration des noces."
3. Certains disent que dans ce texte "connaître" n'est
pas à prendre au sens de l'union charnelle, mais concerne la connaissance qui
éclaire l'esprit. En effet, saint Jean Chrysostome dit : "Avant que Marie
eût enfanté, Joseph ne connut pas sa dignité, mais il la connut ensuite car, par
son enfantement, elle devint plus belle et plus noble que tout l'univers parce
que, celui que l'univers entier ne pouvait contenir, elle seule l'avait reçu
dans le secret de ses entrailles."
Mais d'autres
parlent de "connaissance" par la vue. De même que le visage de Moïse
s'entretenant avec le Seigneur fut resplendissant de gloire au point que les
fils d'Israël ne pouvaient plus le regarder, de même Marie, que l'éclat de la
vertu du Très-Haut recouvrait de son ombre, ne pouvait être regardée par Joseph
avant d'enfanter. Mais après l'enfantement, Joseph la connut à l'aspect de son
visage et non par un contact charnel.
Saint Jérôme, lui,
concède qu'on doit entendre cette "connaissance" dans son acception
charnelle. Mais il dit que "jusque", dans l'Écriture, peut s'entendre
de deux façons. Parfois il désigne un temps déterminé, par exemple (Ga 3, 19) :
"La loi fut ajoutée en vue des transgressions, jusqu'à la venue de la
descendance à qui était destinée la promesse." Mais parfois elle désigne
un temps indéterminé comme dans le Psaume (123, 2) : "Nos regards sont
tournés vers le Seigneur notre Dieu jusqu'à ce qu'il nous prenne en pitié",
ce qui ne doit pas se comprendre comme si, après avoir obtenu miséricorde, nos
regards devaient se détourner de Dieu. Et selon cette manière de parler on
exprime "ce dont on pourrait douter si ce n'était pas écrit, mais tout le
reste est confié à notre intelligence". Et c'est en ce sens que
l'évangéliste dit que la Mère de Dieu "n'a pas été connue d'un homme
jusqu'à son enfantement, afin que nous comprenions bien plutôt qu'elle ne l'a
pas été après".
4. L'usage de la Sainte Écriture est d'appeler premier-né non
seulement celui qui a des frères après lui, mais celui qui est né le
premier." Autrement, s'il n'y a de premier-né que lorsque des frères le
suivent, la loi ne devait pas réclamer les prémices avant une autre
naissances." Il est évident que c'est faux, puisque la loi prescrivait de
racheter les premiers-nés dans le délai d'un mois.
5. "Certains, dit saint Jérôme supposent que les frères
du Seigneur étaient les fils d'une première épouse de Joseph. Mais nous, nous
comprenons que les frères du Seigneur n'étaient pas des fils de Joseph, mais
des cousins germains du Sauveur, fils d'une soeur de Marie, mère du
Seigneur." En effet l'Écriture parle de "frères" en quatre sens
: "par la nature, la nation, la parenté, l'affection". Aussi les
frères du Seigneur sont-ils appelés ainsi non selon la nature, car ils ne sont
pas nés de la même mère, mais selon la parenté, car ils sont du même sang que
lui. Quant à Joseph, selon saint Jérôme il semble plus croyable qu'il est resté
vierge, car "l'Écriture ne dit pas qu'il a eu une autre épouse, et un
saint homme ne succombe pas à la fornication".
6. Cette Marie "mère de Jacques et de Joseph" ne
doit pas être prise pour la mère du Seigneur, car dans l'Évangile, celle-ci est
habituellement signalée par sa dignité de mère de Jésus. Tandis que cette Marie
est identifiée comme l'épouse d'Alphée, dont le fils est Jacques le Mineur, appelé
frère du Seigneur.
Objections :
1. Il est écrit (Dt 8, 14) : "Il n'y aura chez toi ni homme
ni femme stérile." Or la stérilité est une conséquence de la virginité.
Donc observer la virginité était contraire au précepte de la loi ancienne. Mais
celle-ci demeurait en vigueur tant que le Christ n'était pas né. Donc, à cette
époque, la Bienheureuse Vierge ne pouvait licitement faire voeu de virginité.
2. L'Apôtre déclare (1 Co 7, 25) : "Au sujet des vierges
je n'ai aucun précepte du Seigneur, mais je donne un conseil." Or la
perfection des conseils devait commencer avec le Christ, qui est "la fin de
la loi" (Rm 10, 4). Il ne convenait donc pas que la Vierge fit voeu de
virginité.
3. L'Apôtre déclare (1 Tm 5, 12) : "Pour ceux qui font
voeu de chasteté, non seulement le mariage, mais le désir du mariage est
condamnable." Or, la mère du Christ n'a commis aucun péché condamnable, comme
on l'a établi précédemment. Donc, puisqu'elle a été "fiancée" dit
saint Luc (1, 27), il apparaît qu'elle n'avait pas fait voeu de virginité.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "A l'annonce faite par l'Ange, Marie
répond : Comment cela se fera-t-il, puisque
je ne connais pas d'homme ? Ce qu'elle n'aurait certainement pas dit si
elle n'avait pas antérieurement consacré à Dieu sa virginité. "
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit dans la deuxième Partie, les oeuvres de perfection méritent plus de
louanges quand elles sont solennisées par un voeu. Or, chez la Mère de Dieu, c'est
la virginité qui devait avoir le plus d'éclat, comme cela apparaît d'après nos
arguments. Il convenait donc que sa virginité fût consacrée à Dieu par un voeu.
Il est vrai qu'au temps de la loi il fallait pousser à la fécondité les femmes
aussi bien que des hommes, parce que c'était par la descendance charnelle que
se propageait le culte de Dieu, avant que le Christ naquit de ce peuple. Aussi
ne croit-on pas que la Mère de Dieu, avant ses fiançailles avec Joseph, ait
fait catégoriquement le voeu de virginité ; mais bien qu'elle en ait eu le
désir, elle a remis sur ce point sa volonté à la décision de Dieu. Plus tard, quand
elle eut pris un époux, comme l'exigeaient les moeurs du temps, elle fit avec
lui voeu de virginité.
Solutions :
1. Parce qu'il semblait interdit par la loi de ne pas
travailler à laisser une descendance sur terre, la Mère de Dieu ne fit pas voeu
de virginité sans réserve, mais sous la condition que cela plairait à Dieu.
Ensuite, sachant que cela lui plairait, elle fit voeu de virginité avant
l'annonciation.
2. De même que la plénitude de la grâce fut parfaite dans le
Christ, mais qu'une ébauche la précéda chez sa mère, de même l'observation des
conseils qui se fait par la grâce de Dieu, a trouvé sa première perfection chez
le Christ, mais avait en quelque sorte commencé chez la Vierge sa mère.
3. La parole de saint Paul est à entendre de ceux qui ont voué
la virginité d'une manière absolue. Ce n'était pas le cas de la Mère de Dieu
avant ses fiançailles avec Joseph. Mais après ses fiançailles, en même temps
que son époux et d'un commun accord, elle fit voeu de virginité.
1. Le Christ devait-il naître d'une fiancée ? -
2. Y eut-il un vrai mariage entre Marie, mère du Seigneur, et Joseph ?
Objections :
1. Les fiançailles sont ordonnées à l'acte du mariage. Mais la
Mère du Seigneur n'a jamais voulu user du mariage parce qu'elle aurait ainsi
dérogé à sa virginité spirituelle.
2. Que le Christ soit né d'une vierge, ce fut un miracle.
Aussi saint Augustin écrit-il : "La vertu même de Dieu a fait sortir les
membres d'un enfant à travers le sein virginal de sa mère inviolée, comme plus
tard elle fera entrer les membres d'un adulte par des portes closes. Si l'on en
cherche une raison, la merveille s'évanouit ; si l'on veut y trouver un exemple,
ce n'est plus un cas unique." Mais les miracles ont pour but de confirmer
la foi et c'est pourquoi ils doivent être évidents. Donc, puisque les
fiançailles auraient obscurci ce miracle, il ne semble pas que le Christ naquit
d'une fiancée.
3. D'après saint Jérôme, le martyr saint Ignace donne de ces
fiançailles le motif suivant : "Pour que son enfantement soit caché au
diable, parce que celui-ci le croirait engendré non d'une vierge mais d'une
épouse." Mais ce motif semble sans aucune valeur. D'abord parce que le
diable connaît, grâce à sa perspicacité, tout ce qui concerne les corps. En
outre, les démons ont plus tard quelque peu connu le Christ par de nombreux
signes évidents. On lit ainsi (Mc 1, 23) : "Un homme possédé de l'esprit
impur s'écria : Que nous veux-tu, Jésus
de Nazareth ? Es-tu venu avant le temps pour nous perdre ? Je sais qui tu es :
le saint de Dieu." Il ne parait donc pas que la Mère de Dieu ait été
fiancée.
4. Saint Jérôme indique un autre motif : "Pour qu'elle ne
soit pas lapidée par les juifs comme adultère." Mais ce motif paraît sans
valeur, car si elle n'avait pas été fiancée, elle n'aurait pas pu être
condamnée pour adultère. Ainsi ne paraît-il pas rationnel que le Christ naquît
d'une vierge fiancée.
Cependant :
On lit chez saint
Matthieu (1, 18) : "Marie, la mère de Jésus, était fiancée à Joseph."
Et chez saint Luc (1, 26) : "L'ange Gabriel fut envoyé à Marie, une vierge
fiancée à un homme appelé Joseph."
Conclusion :
Il convenait que
la vierge dont le Christ devait naître fût fiancée, à cause du Christ lui-même,
à cause de sa mère et à cause de nous.
A cause du Christ pour quatre raisons :
- 1° Afin qu'il ne
soit pas rejeté par les infidèles comme un enfant illégitime : "Qu'aurait-on
pu reprocher aux Juifs et à Hérode, demande saint Ambroise de Milan s'ils
avaient persécuté un enfant apparemment né de l'adultère ?"
- 2° Afin que l'on
pût dresser la généalogie du Christ, selon l'usage, en ligne masculine. Ce qui
fait dire à saint Ambroise de Milan : "Celui qui est venu dans le monde
est décrit à la manière du monde. On recherche l'homme à qui doivent échoir, au
Sénat ou dans les autres assemblées, les honneurs dus à une famille. C'est le
même usage qu'attestent les Écritures, en recherchant toujours l'origine d'un
homme."
- 3° Afin de
protéger le nouveau-né contre les attaques que le diable aurait lancées contre
lui avec plus de violence. Et c'est pourquoi saint Ignace soutient qu'elle fut
fiancée "afin que son enfantement fût caché au diable".
- 4° Afin que le
Christ fût élevé par les soins de saint Joseph, qui reçut dès lors le nom de
père nourricier.
En outre, cela convenait à l'égard de la Vierge elle-même.
- 1° Elle
échappait ainsi au châtiment "afin de ne pas être lapidée par les juifs
comme adultère" selon saint Jérôme.
- 2° Elle était
ainsi protégée contre le déshonneur, ce qui fait dire à saint Ambroise de Milan
: "Elle a été fiancée pour soustraire au stigmate infamant d'une virginité
perdue celle dont la grossesse aurait semblé faire éclater la déchéance."
- 3° "Pour
montrer l'aide que lui apporta saint Joseph", dit saint Jérôme.
Cela convenait aussi en ce qui nous concerne :
- 1° Parce que le
témoignage de Joseph atteste que le Christ est né d'une vierge, comme le
remarque saint Ambroise de Milan : "Personne ne témoigne avec plus
d'autorité de la pudeur d'une femme que son mari qui pourrait ressentir
l'injure et venger l'affront s'il n'avait reconnu là un mystère."
- 2° Parce que les
propres paroles de la Vierge affirmant sa virginité en reçoivent plus de crédit.
Saint Ambroise de Milan le dit aussi : "Cela donne plus de poids aux
paroles de Marie et enlève tout motif de mensonge. Car une vierge qui aurait
été enceinte sans être mariée aurait voulu voiler sa faute par un mensonge.
Fiancée, elle n'avait aucune raison de mentir puisque, pour les femmes, la
fécondité est la récompense du mariage et le bienfait des noces." Ces deux
motifs viennent confirmer notre foi.
- 3° Pour enlever
toute excuse aux vierges qui, par leur imprudence, n'évitent pas le déshonneur.
Ce que dit encore saint Ambroise de Milan : "Il ne convenait pas de
laisser aux vierges dont la conduite a mauvaise réputation le prétexte et
l'excuse de voir diffamée jusqu'à la Mère du Seigneur."
- 4° Parce qu'il y
avait là un symbole de toute l'Église qui, "bien que vierge, a été fiancée
à un unique époux, le Christ", dit saint Augustin.
- 5° On peut
encore ajouter une cinquième raison à ce que la Mère du Seigneur fût une vierge
fiancée : en sa personne sont honorés et la virginité et le mariage, contre les
hérétiques qui rabaissent l'un ou l'autre.
Solutions :
1. Il faut croire que la Bienheureuse Vierge Mère de Dieu a voulu
se fiancer par une impulsion secrète du Saint-Esprit. Comptant sur le secours
divin pour n'avoir jamais à s'unir charnellement, elle a cependant remis cela à
la décision divine, si bien que sa virginité n'a subi aucune atteinte.
2. Comme dit saint Ambroise de Milan : "Le Seigneur a
préféré laisser certains mettre en doute son origine plutôt que la pureté de sa
mère. Il savait combien est délicate la pudeur d'une vierge et fragile son
renom de pureté, et il n'a pas jugé devoir établir la vérité de son origine en
faisant mal juger sa mère". Il faut pourtant savoir que parmi les miracles
de Dieu, certains sont de foi comme celui de l'enfantement virginal et celui de
la résurrection du Seigneur, et aussi celui du sacrement de l'autel. Et c'est
pourquoi le Seigneur a voulu qu'ils soient plus cachés afin qu'on ait plus de
mérite à y croire. Mais certains miracles ont pour but de confirmer la foi, et
ceux-là doivent être manifestes.
3. Comme dit saint Augustin, le diable a par nature une grande
puissance, mais celle-ci est empêchée par la puissance divine. Et ainsi peut-on
dire que si, par la puissance de sa nature, le diable pouvait savoir que la
Mère de Dieu n'avait pas été souillée mais était demeurée vierge, Dieu
l'empêchait de connaître le mode de l'enfantement divin. Que par la suite le
diable ait pu découvrir que Jésus était le Fils de Dieu, cela ne s'y oppose pas,
parce qu'il était temps alors pour le Christ de montrer sa puissance contre le
diable et de subir la persécution soulevée par celui-ci. Aussi saint Léon
dit-il : "Les mages trouvèrent Jésus petit comme un enfant, ayant besoin
de l'aide d'autrui, incapable de parler, bref ne différant en rien de tous les
autres enfants des hommes." Cependant saint Ambroise de Milan semble
appliquer cela plutôt aux membres du diable. En effet, après avoir donné ce
motif : de tromper le prince de ce monde, il ajoute : "Mais il a plus
encore trompé les princes de ce monde. Car la nature des démons parvient à
pénétrer même les choses cachées, mais ceux qui sont absorbés par les vanités
de ce monde ne peuvent connaître les réalités divines."
4. Selon la loi, le châtiment des adultères, c'est-à-dire la
lapidation était infligée non seulement à la femme déjà fiancée ou mariée, mais
encore à la vierge gardée dans la maison paternelle en attendant le mariage.
Aussi est-il écrit (Dt 22, 20) : "Si une jeune fille n'a pas été trouvé
vierge, elle sera lapidée par les gens de la cité et elle mourra, parce qu'elle
a commis une infamie en Israël, en se prostituant dans la maison de son
père." Ou bien l'on peut dire que la Bienheureuse Vierge était de la race
d'Aaron, d'où sa parenté avec Élisabeth notée par Luc (1, 36). Or la vierge de
race sacerdotale, quand elle se déshonorait, était mise à mort selon le
Lévitique (21, 9) : "Si la fille d'un prêtre est surprise à se prostituer
et déshonore le nom de son père, elle sera brûlée." Certains rattachent la
parole de saint Jérôme à cette lapidation pour déshonneur.
Objections :
1. Saint Jérôme dit que "Joseph fut le gardien de Marie
plutôt que son époux". Mais s'il y avait eu un vrai mariage, Joseph aurait
été vraiment son époux.
2. Sur le texte (Mt 1, 16) : "Jacob engendra Joseph époux
de Marie", saint Jérôme nous dit : "Que ce terme d'époux n'évoque pas
en toi l'idée de mariage. Souviens-toi que c'est l'habitude des Écritures d'appeler
épouses les fiancées." Or ce qui fait le vrai mariage, ce ne sont pas les
fiançailles, mais les noces. Il n'y a donc pas eu mariage entre la Bienheureuse
Vierge et Joseph.
3. On lit en saint Matthieu (1, 19) : "Joseph, son époux,
parce qu'il était juste et ne voulait pas l'emmener" (dans sa maison pour
une cohabitation constante, selon une Glose), "résolut de la répudier
secrètement", c'est-à-dire de retarder la date des noces, explique saint
Rémi d'Auxerre Donc, puisque les noces n'avaient pas été célébrées, il n'y
avait pas encore de vrai mariage, d'autant plus qu'après avoir contracté
mariage, il n'était plus permis de répudier son épouse.
Cependant :
Il y a
l'affirmation de saint Augustin : "Il serait impie de croire que, d'après
l'évangéliste, Joseph aurait refusé de prendre Marie pour épouse parce que, sans
s'être unie à lui, elle aurait enfanté le Christ en restant vierge. Par cet
exemple il est clairement manifesté aux fidèles mariés qu'ils peuvent demeurer
de véritables époux et en mériter le nom tout en gardant la continence d'un
commun accord, sans avoir de relations conjugales."
Conclusion :
On appelle
véritable le mariage ou union conjugale qui atteint sa perfection. Or il y a
une double perfection pour un être : la première et la seconde. La première
perfection d'un être consiste proprement dans sa forme, qui lui donne son
espèce. La perfection seconde consiste dans l'opération par laquelle cet être
atteint en quelque sorte sa fin. Or la forme du mariage consiste en l'union
indissoluble des esprits, par laquelle chaque époux est tenu de garder une foi
inviolable à son conjoint. Quant à la fin du mariage, elle est d'engendrer et
d'élever des enfants. On les engendre par l'acte conjugal ; et ils sont élevés
par les services que le père et la mère se rendent réciproquement pour nourrir
leurs enfants.
Ainsi donc, en ce
qui concerne la perfection première du mariage, il faut dire que l'union entre
la Vierge Marie, mère de Dieu, et saint Joseph fut un mariage absolument
véritable. Car l'un et l'autre ont consenti à l'union conjugale, mais non
expressément à l'union charnelle, sauf sous condition : si Dieu le voulait.
Aussi l'ange appelle-t-il Marie l'épouse de Joseph quand il dit à celui-ci (Mt
1, 20) : "Ne crains pas de prendre chez toi Marie ton épouse." Ce que
saint Augustin explique ainsi : "Elle est appelée épouse en raison du
premier engagement des fiançailles, elle qui n'avait connu et ne devait jamais
connaître l'union charnelle."
Mais quant à la
perfection seconde, laquelle s'accomplit par l'acte du mariage, si l'on entend
celui-ci de l'union charnelle qui engendre les enfants, ce mariage n'a pas été
consommé. Ce qui fait dire à saint Ambroise de Milan : "Ne sois pas ému si
l’Écriture l'appelle souvent épouse : ce n'est pas pour lui enlever sa
virginité, mais pour attester le lien du mariage et la célébration des
noces." - Cependant ce mariage a eu aussi la perfection seconde quant à
l'éducation de l'enfant, comme dit saint Augustin : "Tout le bien du
mariage est accompli chez les parents du Christ : l'enfant, la fidélité et le
sacrement. L'enfant, nous le reconnaissons en le Seigneur Jésus ; la fidélité
en ce qu'il n'y eut aucun adultère ; le sacrement en ce qu'il n'y eut aucune
séparation. Une seule chose est absente : l’union charnelle."
Solutions :
1. Saint Jérôme prend le mot "époux" en l'entendant
d'un mariage consommé.
2. Saint Jérôme appelle "noces" l'union nuptiale.
3. Comme dit saint Jean Chrysostome : "La Bienheureuse
Vierge fut fiancée à saint Joseph de telle manière qu'elle habitait déjà sa
maison." Car si, chez la femme qui conçoit au domicile de son mari, la
conception est estimée légitime, ainsi prête-t-on des relations suspectes à
celle qui conçoit ailleurs." Et ainsi la réputation de la Bienheureuse
Vierge n'aurait pas été suffisamment sauvegardée par ses fiançailles, si elle
n'avait pas déjà habité la maison de Joseph. Aussi la parole "il ne
voulait pas l'emmener" se comprend-elle mieux, puisqu'"il ne voulait
pas la diffamer en public", plutôt que dans le fait de la conduire dans sa
maison. Aussi l'évangéliste ajoute-t-il" qu'il voulait la répudier en
secret". Bien quelle habitât la maison de Joseph à cause de l'engagement
des fiançailles, il n'y avait pas encore eu la célébration solennelle des noces
; et c'est pourquoi il n'y avait pas eu de rapports conjugaux. Aussi, remarque saint
Jean Chrysostome, "l'évangéliste ne dit pas : avant d'être conduite dans
la maison de l'époux, car elle y était déjà. En effet, la coutume des anciens
était très souvent d'avoir chez eux leurs fiancées." Et c'est encore pour
cela que l'ange dit à Joseph : "Ne crains pas de prendre Marie ton
épouse", c'est-à-dire : "Ne crains pas de célébrer avec elle la
solennité des noces."
Cependant, pour
d'autres auteurs, elle n'avait pas encore été introduite dans la maison, elle
n'était que fiancée. Mais la première explication s'harmonise mieux avec
l'Évangile.
Il faut maintenant étudier en elle-même la conception du Sauveur.
- I. Quant à la matière à partir de laquelle son corps fut conçu (Q.
31).
- II. Quant à l'auteur de cette conception (Q. 32).
- III. Quant au mode et à son ordre (Q. 33).
1. Convenait-il de lui annoncer ce qui allait
se faire en elle ? - 2. Qui devait lui faire cette annonce ? - 3. De quelle
manière ? - 4. Dans quel ordre ?
Objections :
1. Cette annonce paraissait uniquement nécessaire pour obtenir
son consentement. Mais celui-ci ne paraît pas avoir été nécessaire ; car cette
conception par une Vierge avait été annoncée à l'avance par une prophétie de
prédestination "qui s'accomplit sans notre décision", dit une Glose
sur saint Matthieu (1, 22). Donc une telle annonciation n'était pas nécessaire.
2. La Bienheureuse Vierge avait la foi en l'incarnation, foi
sans laquelle personne ne pouvait être en état de salut parce que, dit l'Apôtre
aux Romains (3, 22), "la justice de Dieu est donnée par la foi en Jésus
Christ". Mais lorsque l'on croit quelque chose avec certitude, on n'a pas
besoin d'être instruit davantage. Donc il n'était pas nécessaire à la
Bienheureuse Vierge que l'incarnation du Fils de Dieu lui soit annoncée.
3. De même que la Bienheureuse Vierge a conçu le Christ
corporellement, ainsi toute âme sainte le conçoit spirituellement, ce qui fait
dire à saint Paul (Ga 4, 19) : "Mes petits enfants, vous que j'enfante à
nouveau jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous." Mais à ceux qui
doivent concevoir le Christ spirituellement, une telle conception n'est pas
annoncée. Il n'y avait donc pas à annoncer à la Bienheureuse Vierge qu'elle
concevrait dans son sein le Fils de Dieu.
Cependant :
On trouve en saint
Luc (1, 31) que l'ange lui a dit : "Voici que tu concevras dans ton sein, et
que tu enfanteras un fils."
Conclusion :
Il convenait
d'annoncer à la Bienheureuse Vierge qu'elle concevrait le Christ.
- 1° Pour suivre
l'ordre qui convenait à cette union du Fils de Dieu avec la Vierge : que son
esprit soit informé avant qu'elle le conçoive dans sa chair. Ce qui a fait dire
à saint Augustin : "Marie fut plus heureuse de recevoir la foi au Christ
que de concevoir la chair du Christ." Et il ajoute peu après : "Cette
intimité maternelle n'aurait servi de rien à Marie, si elle n'avait eu plus de
bonheur à porter le Christ dans son coeur que dans sa chair."
- 2° Pour lui
permettre d'attester avec plus de certitude ce mystère quand elle en avait été
instruite par Dieu.
- 3° Pour qu'elle
offrît à Dieu les services volontaires de son dévouement, ce qu'elle fit avec
promptitude en disant : "Voici la servante du Seigneur."
- 4° Pour montrer
ainsi un certain mariage spirituel entre le Fils de Dieu et la nature humaine.
Et voilà pourquoi l'annonciation demandait le consentement de la Vierge
représentant toute la nature humaine.
Solutions :
1. La prophétie de prédestination s'accomplit sans que notre
libre arbitre en soit cause, mais non sans qu'il y consente.
2. La Bienheureuse Vierge avait une foi expresse en
l'Incarnation future. Mais son humilité l'empêchait d'avoir une si haute idée
d'elle-même. C'est pourquoi il fallait qu'elle en fût instruite.
3. La conception spirituelle du Christ qui se réalise par la
foi est bien précédée d'une annonciation par la prédication de la foi selon ce
principe "la foi vient de ce qu'on entend" (Rm 10, 17). Cependant
cela ne nous donne pas la certitude d'avoir la grâce, mais nous enseigne que la
foi reçue par nous est la vraie.
Objections :
1. Les anges suprêmes sont en relation immédiate avec Dieu, dit
saint Denys le pseudo-aréopagite. Mais la Mère de Dieu a été élevée au-dessus
de tous les anges. Il semble donc que le mystère de l'Incarnation aurait dû lui
être annoncé immédiatement par Dieu et non par un ange.
2. S'il fallait en cela observer l'ordre commun selon lequel
les mystères divins sont annoncés aux hommes par les anges, c'est aussi par
l'homme que les mystères divins sont proposés à la femme. Car saint Paul dit (1
Co 14, 34) : "Que les femmes gardent le silence dans l'église ; si elles
veulent apprendre quelque chose, qu'elles interrogent leurs maris à la
maison." Il semble donc qu'à la Bienheureuse Vierge le mystère de
l'Incarnation aurait dû être annoncé par un homme, étant donné surtout que
saint Joseph, son époux, en avait été instruit par un ange (Mt 1, 20).
3. Nul ne peut annoncer comme il faut ce qu'il ignore. Or même
les anges les plus élevés n'ont pas connu pleinement le mystère de
l'Incarnation ; aussi saint Denys le pseudo-aréopagite dit-il qu'il faut leur
attribuer la question posée en Isaïe (63, 1) : "Qui est celui-ci qui vient
d'Édom ?" Il semble donc qu'aucun ange n'a pu annoncer comme il faut la
réalisation de l'Incarnation.
4. Les plus grandes nouvelles doivent être annoncées par les
plus grands messagers. Mais le mystère de l'Incarnation est le plus grand de
tous ceux qui ont été annoncés aux hommes par les anges. Il semble donc que, s'il
devait être annoncé par un ange, celui-ci aurait dû appartenir à l'ordre le
plus élevé. Or ce n'est pas le cas de Gabriel, qui appartient à l'ordre des
archanges, lequel n'est pas le plus haut, mais l'avant-dernier ; aussi l'Église
chante-t-elle : "Nous savons que l'archange Gabriel t'a parlé de la part
de Dieu." Donc l'annonciation n'aurait pas dû, semble-t-il, être faite par
l'ange Gabriel.
Cependant :
Il y a cette
parole en saint Luc : "L'ange Gabriel fut envoyé par Dieu..."
Conclusion :
Il convenait que
le mystère de l'incarnation divine fût annoncé à la Mère de Dieu par un ange, et
cela pour trois raisons.
1° Afin d'observer
en cela aussi l'ordonnance divine selon laquelle les mystères divins parviennent
aux hommes par l'intermédiaire des anges. Aussi saint Denys le
pseudo-aréopagite enseigne-t-il : "Au divin mystère de l'amour de Jésus
pour les hommes, des anges d'abord furent initiés, et ensuite par eux la grâce
de cette naissance nous fut communiquée. Ainsi donc le très divin Gabriel
révéla à Zacharie que l'enfant qui naîtrait de lui serait le prophète Jean, et
à Marie comment s'accomplirait en elle le mystère théarchique de l'ineffable
formation de Dieu."
2° Cela convenait
à la régénération du genre humain qui devait être accomplie par le Christ.
Aussi saint Bède dit-il : "Il convenait, pour commencer la restauration de
l'humanité, que Dieu envoie un ange à la Vierge qui devait être consacrée par
l'enfantement de Dieu. Car la première cause de la perdition de l'humanité fut
l'envoi à la femme, par le diable, du serpent qui devait la tromper par un
esprit d'orgueil."
3° Cela convenait
à la virginité de la Mère de Dieu. Aussi saint Jérôme dit-il : "Il est
bien qu'un ange soit envoyé à la Vierge, parce que la virginité a toujours été apparentée
aux anges. Certes, vivre hors de la chair quand on est dans la chair, ce n'est
pas une vie terrestre, mais céleste."
Solutions :
1. La Mère de Dieu était supérieure aux anges quant à la
dignité à laquelle l'élevait le choix de Dieu. Mais son état de vie la rendait
alors inférieure aux anges. Parce que le Christ lui-même, en raison de sa vie
exposée à la souffrance, était "abaissé un peu au-dessous des anges"
(He 2, 9). Cependant, parce que le Christ était à la fois voyageur et
compréhenseur, il n'avait pas besoin d'être instruit des mystères divins par
les anges. Mais la Mère de Dieu, qui n'était pas encore dans l'état des
compréhenseurs, avait besoin d'apprendre par les anges qu'elle concevrait Dieu.
2. Comme dit saint Augustin c'est à juste titre que la Vierge
Marie est considérée comme échappant à certaines lois communes, "car ses
conceptions ne se sont pas multipliées et elle n'a pas vécu au pouvoir d'un
mari, elle qui avait reçu du Saint-Esprit le Christ dans son sein très
pur." Et c'est pourquoi elle ne devait pas être instruite du mystère de
l'Incarnation par un homme, mais par un ange. C'est pourquoi, en outre, c'est
elle qui fut instruite la première, avant Joseph, car elle le fut avant la
conception, et Joseph après.
3. Comme le montre bien ce texte de saint Denys le
pseudo-aréopagite, les anges ont eu connaissance du mystère de l'Incarnation.
Leur interrogation témoigne du désir qu'ils avaient d'apprendre plus
parfaitement du Christ les raisons de ce mystère, qui sont incompréhensibles
pour tout esprit créé. Ce qui fait dire à Maxime le Confesseur : "Que les
anges aient connu par avance l'Incarnation, il ne faut pas en douter. Ce qui
leur est demeuré caché, c'est la mystérieuse conception du Seigneur et le mode
suivant lequel le Fils, tout entier dans le Père qui l'a engendré, pouvait
aussi demeurer tout entier en tous, et aussi dans un sein virginal."
4. Certains affirment que Gabriel appartient à l'ordre suprême
des anges, et c'est pourquoi saint Grégoire le Grand écrit : "Il était
digne du plus élevé des anges d'annoncer le plus élevé des mystères." Mais
on ne peut en conclure qu'il occupe le premier rang par rapport à tous les
ordres ; il est seulement le plus élevé par rapport aux anges, car il
appartient à l'ordre des archanges. L'Église l'appelle ainsi, et saint Grégoire
le Grand dit : "On appelle archanges les messagers des plus hauts
mystères." Il est donc plausible qu'il soit au sommet de l'ordre des
archanges et, dit saint Grégoire : "Son nom convient à son office, car
Gabriel signifie "force de Dieu"." C'est donc bien par la force
de Dieu que devait être annoncé celui qui, Seigneur de l'univers et puissant
dans le combat, venait pour vaincre les puissances mauvaises répandues dans
l'air.
Objections :
1. Selon saint Augustin : "La vision spirituelle est plus
noble que la vision corporelle", et surtout elle convient davantage pour
un ange, car par une vision spirituelle on voit l'ange dans sa substance, tandis
que dans une vision corporelle on le voit sous une forme corporelle d'emprunt.
Il semble donc que l'ange de l'Annonciation est apparu à la Vierge Marie dans
une vision intellectuelle.
2. La vision en imagination paraît aussi plus noble que la
vision corporelle, de même que l'imagination est une puissance supérieure au
sens. Or "l'ange apparut en songe à Joseph" (Mt 1, 20 et 2, 13) selon
une vision de l'imagination. Il semble donc qu'il aurait dû apparaître aussi à
la Bienheureuse Vierge dans une vision de l'imagination, et non dans une vision
corporelle.
3. L'apparition corporelle d'une substance spirituelle ne peut
que stupéfier ceux qui la voient, c'est pourquoi on chante : "La Vierge
fut épouvantée par la lumière." Il ne convenait donc pas que cette annonce
se fit par une vision corporelle.
Cependant :
Saint Augustin dans un sermon prête à la Bienheureuse Vierge ces
paroles : "L'archange Gabriel vint à moi, le visage brillant, dans un
vêtement éclatant, avec une démarche admirable." Mais cela ne peut
appartenir qu'à une vision corporelle. C'est donc sous une forme corporelle que
l'ange annonciateur apparut à la Mère de Dieu.
Conclusion :
L'ange
annonciateur apparut à la Mère de Dieu de façon corporelle. Cela convenait pour
trois raisons.
1° Quant au
contenu de son message. Il venait en effet annoncer l'incarnation du Dieu
invisible. Aussi est-il approprié, pour dévoiler ce fait, qu'une créature
invisible assume pour apparaître une forme visible. En outre, toutes les
apparitions de l'Ancien Testament préfiguraient cette apparition du Fils de
Dieu dans la chair.
2° Cela
s'accordait avec la dignité de la Mère de Dieu, qui devait accueillir le Fils
de Dieu non seulement dans son esprit mais dans ses entrailles. C'est pourquoi
non seulement son esprit, mais encore ses sens corporels devaient être
réconfortés par la vision de l'ange.
3° Cela convenait
à la certitude du message. Nous appréhendons avec plus de certitude ce que nous
avons sous les yeux. Aussi saint Jean Chrysostome dit-il que l'ange ne s'est
pas présenté à la Vierge dans son sommeil, mais de façon visible : "Car, ayant
à recevoir de l'ange une grande révélation, elle avait besoin d'une apparition
solennelle avant un événement d'une telle importance."
Solutions :
1. La vision intellectuelle est supérieure à la vision par
l'imagination ou par les sens si elle est seule. Mais saint Augustin lui-même
dit que la prophétie qui comporte à la fois vision par l'intellect et vision
par l'imagination est supérieure à la prophétie qui comporte seulement l'une
des deux. Or la Vierge n'a pas perçu seulement une apparition corporelle, mais
aussi une illumination intellectuelle. Aussi cette apparition fut-elle plus
noble. Elle l'aurait été davantage encore si la Vierge avait vu l'ange lui-même
dans sa substance par une vision intellectuelle. Mais l'état de l'homme
voyageur ne permettait pas de voir l'ange dans son essence.
2. L'imagination est une puissance plus haute que le sens
extérieur ; cependant, parce que le sens est le principe de la connaissance
humaine, c'est en lui que réside la plus grande certitude, parce qu'il faut
toujours que, dans la connaissance, les principes soient le plus assurés. C'est
pourquoi Joseph à qui l'ange est apparu dans son sommeil n'a pas eu une
apparition aussi excellente que la Bienheureuse Vierge.
3. Comme dit saint Ambroise de Milan : "Nous sommes
troublés et hors de notre sens quand nous sommes saisis par la rencontre de
quelque puissance supérieure." Et cela n'arrive pas seulement dans la
vision corporelle mais aussi dans celle qui frappe l'imagination. Aussi est-il
écrit (Gn 15, 12) : "Au coucher du soleil, une torpeur tomba sur Abraham
et un grand effroi le saisit." Toutefois, ce trouble n'est pas tellement
dangereux pour l'homme qu'il devienne nécessaire d'éviter toute apparition
angélique. D'abord parce que, du fait que l'homme est soulevé au-dessus de
lui-même, ce qui contribue à sa dignité, ses puissances inférieures sont
affaiblies, et c'est ce qui produit son trouble ; ainsi, quand la chaleur
naturelle se concentre au-dedans de nous, nos extrémités se mettent à trembler.
Ensuite parce que, selon Origène : "L'ange qui apparaît connaît la nature
humaine et s'empresse de remédier au trouble qu'il produit". C'est
pourquoi l'ange a dit à Zacharie comme à Marie, après ce trouble : "Ne
crains pas." Et c'est pourquoi, comme on le lit dans la vie de saint
Antoine : "Le discernement est facile entre esprits bons et mauvais. Car
si la joie succède à la crainte, nous savons que ce secours est venu du
Seigneur, parce que la sécurité de l'âme indique la présence de la majesté
divine. Mais si la terreur persiste, c'est que l'apparition vient de
l'ennemi." L'émoi de la Vierge s'accordait bien avec sa pudeur virginale, parce
que, selon saint Ambroise de Milan : "C'est le fait des vierges d'être
troublées et intimidées chaque fois qu'un homme les aborde, de redouter tout
entretien avec un homme."
Cependant, certains
disent que la Bienheureuse Vierge, étant accoutumée aux apparitions angéliques,
ne fut pas troublée par la vue de l'ange, mais par l'étonnement d'entendre tout
ce que l'ange lui disait, parce qu'elle n'avait pas une si haute idée
d'elle-même. Aussi l'évangéliste ne dit pas qu'elle fut troublée par la vue de
l'ange, mais par sa parole.
Objections :
1. La dignité de la Mère de Dieu dépend de l'enfant qu'elle
conçoit. Mais on doit manifester la cause avant son effet. Donc l'ange aurait
dû annoncer à la Vierge la dignité de son enfant avant de proclamer sa dignité
en la saluant.
2. La preuve doit être omise dans les matières qui ne
soulèvent aucun doute, ou bien on doit commencer par donner la preuve dans ce
qui peut être douteux. Or l'ange semble avoir annoncé d'abord ce dont la Vierge
douterait, et qui lui ferait demander dans son doute : "Comment cela se
fera-t-il ?" Ensuite seulement il a apporté une preuve, tirée de l'exemple
d'Élisabeth et de la toute-puissance de Dieu. Donc l'annonciation a été
réalisée par l'ange dans un ordre peu satisfaisant.
3. On ne prouve pas le plus par le moins. Mais l'enfantement
par une vierge est un plus grand prodige que l'enfantement par une vieille
femme. Donc la preuve donnée par l'ange pour faire admettre qu'une vierge
concevrait était insuffisante.
Cependant :
Il est écrit (Rm
12, 1) : "Tout ce qui vient de Dieu se fait avec ordre." Or, dit
saint Luc : "L'ange fut envoyé par Dieu" pour porter l'annonce à
Marie. Donc l'annonciation fut accomplie par l'ange de la façon la mieux
ordonnée.
Conclusion :
L'annonciation
s'est accomplie dans un ordre bien adapté. En effet, l'ange avait un triple
devoir concernant la Vierge.
- 1° Rendre son
esprit attentif à considérer une si haute réalité. Il le fait en lui adressant
une salutation nouvelle et insolite, car, observe Origène : "Si la vierge
avait su qu'une parole semblable avait été adressée à quelqu'un d'autre, car
elle avait la science de la loi, jamais une telle salutation ne l'eût apeurée
par son étrangeté". Dans cette salutation il a mentionné en premier lieu
que la Vierge était digne de cette conception lorsqu'il a dit : "pleine de
grâce". Il a révélé qui serait conçu en disant : "Le Seigneur avec
toi" et il a annoncé d'avance l'honneur qui en découlait : "Tu es
bénie entre toutes les femmes."
- 2° Il voulait
l'instruire du mystère de l'Incarnation, qui allait s'accomplir en elle. Il l'a
fait en annonçant d'avance la conception et l'enfantement : "Voici que tu
concevras dans ton sein..." et en montrant le mode de la conception, lorsqu'il
dit : "le Saint-Esprit viendra sur toi...".
- 3° Il voulait
amener son esprit à consentir. Il le fait par l'exemple d'Élisabeth et un
argument tiré de la toute-puissance divine.
Solutions :
1. Rien n'est plus étonnant pour un coeur humble que
d'entendre proclamer sa supériorité. Mais l'étonnement rend l'esprit
particulièrement attentif. Et c'est pourquoi l'ange, voulant rendre l'esprit de
la Vierge attentif à entendre un si grand mystère, a commencé par son éloge.
2. Saint Ambroise de Milan dit expressément que la Bienheureuse
Vierge n'a pas douté des paroles de l'ange. Il dit en effet : "Combien la
réponse de la Vierge est plus mesurée que celle du prêtre ! Elle demande :
"Comment cela se fera-t-il ?" Et lui réplique : "Comment le
saurai-je ?" Il refuse de croire, en refusant de savoir. Mais elle ne
doute pas que cela ait lieu, puisqu'elle demande comment cela pourra se
faire."
Cependant saint
Augustin semble dire qu'elle a douté : "A Marie qui doute de cette
conception, l'ange affirme sa possibilité." Mais un tel doute vient de
l'étonnement plus que de l'incrédulité. Et c'est pourquoi l'ange apporte une
preuve non pour dissiper l'incrédulité de Marie, mais plutôt pour mettre un
terme à son étonnement.
3. Comme dit saint Ambroise de Milan : "c'est pour cela
que beaucoup de femmes stériles ont précédé" Marie, pour que l'on croie
que la Vierge enfanterait. Et c'est pourquoi la conception d'une femme stérile
chez Elisabeth est invoquée par l'ange non comme un argument contraignant, mais
par manière d'exemple préfiguratif. Et c'est pourquoi, afin de confirmer cet
exemple, l'ange ajoute un argument décisif tiré de la toute-puissance divine.
Il faut maintenant étudier en elle-même la conception du Sauveur.
- I. Quant à la matière à partir de laquelle son corps fut conçu (Q. 31).
- II. Quant à l'auteur de cette conception (Q. 32).
- III. Quant au mode et à son ordre (Q. 33).
1. La chair du Christ a-t-elle été prise d'Adam
? - 2. A-t-elle été prise de David ? - 3. La généalogie du Christ d'après les
évangiles. - 4. Convenait-il que le Christ naisse d'une femme ? - 5. Son corps
a-t-il été formé du sang le plus pur de la Vierge ? - 6. La chair du Christ
a-t-elle existé chez les anciens patriarches selon un élément déterminé ? - 7.
La chair du Christ, chez les patriarches, fut-elle sujette au péché ? - 8. Le
Christ a-t-il payé la dîme comme étant présent dans son aïeul Abraham ?
Objections :
1. L'Apôtre a écrit (1 Co 15, 47) : "Le premier homme
venu de la terre, est terrestre ; le second homme, venu du ciel, est
céleste." Or le premier homme est Adam et le second, le Christ. Donc le
Christ ne vient pas d'Adam, car il a une origine différente.
2. La conception du Christ a dû être hautement miraculeuse. Or
former le corps de l'homme avec le limon de la terre est un plus grand miracle
que de le former avec une matière humaine tirée d'Adam. Il ne convenait donc
pas que le Christ ait tiré sa chair d'Adam, et son corps n'aurait pas dû être
formé de la masse du genre humain dérivée d'Adam, mais d'une autre matière.
3. "Le péché est entré dans le monde par un seul
homme", Adam, parce que tous les hommes ont péché originellement du fait
qu'ils existaient en lui, comme le montre saint Paul (Rm 5, 12). Mais si le
corps du Christ avait été tiré d'Adam, lui-même aurait existé originellement en
celui-ci quand il péchait. Donc il aurait contracté le péché originel, ce qui
ne convenait pas à la pureté du Christ. Donc son corps n'a pas été formé avec
une matière tirée d'Adam.
Cependant :
Il y a
l'affirmation de l'Apôtre (He 2, 16) : "Jamais le Fils de Dieu n'a assumé
des anges, mais c'est la descendance d'Abraham qu'il a assumée." Or cette
descendance a été tirée d'Adam. Donc le corps du Christ a été formé par une
matière tirée d'Adam.
Conclusion :
Le Christ a assumé
la nature humaine pour la purifier de la corruption. Or cette nature humaine
avait besoin de purification uniquement parce qu'elle avait été atteinte par
l'origine viciée qu'elle tenait d'Adam. C'est pourquoi il convenait que le
Christ prenne une chair dont la matière venait d'Adam, afin de guérir, en
l'assumant, la nature humaine elle-même.
Solutions :
1. Le second homme, le Christ, est appelé céleste non quant à
la matière de son corps, mais ou bien quant à la puissance qui a formé son
corps, ou même quant à sa divinité. Mais, selon la matière, le corps du Christ
était terrestre, comme le corps d'Adam.
2. Nous l'avons dit plus haut, le mystère de l'incarnation du
Christ est quelque chose de miraculeux, non parce qu'il serait destiné à
confirmer la foi, mais en tant qu'il est un article de foi. Et c'est pourquoi
il n'est pas requis qu'il soit un miracle parmi les plus grands, comme ceux qui
doivent confirmer la foi, mais qu'il soit le mieux accordé à la sagesse divine
et le plus profitable au salut de l'homme, ce qui est requis de tous les objets
de foi.
On peut dire aussi
que dans le mystère de l'Incarnation non seulement on apprécie le miracle
d'après la matière de ce qui est conçu, mais davantage d'après le mode de la
conception et de l'enfantement, du fait qu'une vierge a conçu et enfanté.
3. Comme nous l'avons dit plus haut, le corps du Christ
existait en Adam selon sa substance corporelle, en ce sens que sa matière a
dérivé de celle d'Adam, mais non selon un principe séminal, puisqu'elle n'a pas
été conçue par le sperme d'un homme. Aussi le Christ n'a-t-il pas contracté le
péché originel, comme les autres hommes qui descendent d'Adam par origine
séminale.
Objections :
1. Saint Matthieu, en composant sa généalogie, l'a conduite
jusqu'à Joseph. Or Joseph n'était pas le père du Christ, on l'a dit plus haut.
Il ne paraît donc pas que le Christ descende de David.
2. Aaron était de la tribu de Lévi (Ex 6, 16). Marie, mère du
Christ, est appelée "parente d'Élisabeth", qui est "fille
d'Aaron" (Le 1, 5). Donc, puisque David était de la tribu de Juda (Mt 1, 3),
il apparaît que le Christ ne descendait pas de David.
3. Il est écrit (Jr 22, 30) au sujet de Jéchonias :
"Inscrivez cet homme : "Sans enfant" car nul de sa race ne
réussira à siéger sur le trône de David." Donc le Christ ne descendait pas
de Jéchonias, ni par conséquent de David, parce que saint Matthieu fait passer
par Jéchonias la série des générations à partir de David.
Cependant :
Il est écrit (Rm 1,
3) : Le Christ "est issu de la race de David selon la chair".
Conclusion :
Le Christ est
appelé spécialement le fils de deux anciens Pères : Abraham et David (Mt 1, 1),
pour plusieurs raisons.
- 1° C'est à eux
que la promesse du Christ a été adressée spécialement. Car il a été dit à
Abraham (Gn 22, 38) : "Toutes les nations de la terre seront bénies dans
ta descendance", ce que saint Paul (Ga 3, 6) applique au Christ :
"Les promesses ont été faites au Christ et à sa descendance. L'Écriture ne
dit pas : et à ses descendants, comme s'ils étaient plusieurs mais, comme à un
seul : "et à sa descendance", c'est-à-dire au Christ." Quant à
David, il lui a été dit (Ps 132, 11) : "C'est le fruit de tes entrailles
que je mettrai sur ton trône." Voilà pourquoi le peuple juif, pour
accueillir son roi avec honneur, criait : "Hosanna au fils de David !"
(Mt 21, 9).
- 2° Le Christ
devait être roi, prophète et prêtre. Or Abraham fut prêtre, comme on le voit à
ce que le Seigneur lui a dit (Gn 15, 9) : "Prends une génisse de trois ans,
etc." Il fut aussi prophète selon cette parole (Gn 30, 7) : "Il est
prophète et il intercédera pour toi." Quant à David il fut roi et
prophète.
- 3° C'est avec
Abraham qu'a commencé la circoncision (Gn 17, 10). Mais c'est surtout en David
que s'est manifestée l'élection divine (1 S 13, 14) : "Le Seigneur s'est
cherché un homme selon son coeur." Et c'est pourquoi le Christ est appelé
très spécialement le fils de l'un et l'autre, pour montrer qu'il venait
apporter le salut et aux Juifs de la circoncision, et aux païens bénéficiant de
l'élection.
Solutions :
1. C'était là l'objection du manichéen Faustus : il voulait
prouver que le Christ n'était pas fils de David parce qu'il n'avait pas été
conçu par Joseph, qui est le dernier terme de la généalogie selon saint
Matthieu. Saint Augustin lui répond ainsi : "Puisque le même évangéliste
nous dit que l'époux de Marie était Joseph, que la mère du Christ était vierge,
et que le Christ est de la descendance de David, que reste-t-il à croire, sinon
que Marie n'était pas étrangère à la parenté de David ; qu'elle n'est pas
appelée en vain l'épouse de Joseph, à cause de l'union de leurs âmes, bien
qu'il n'ait pas eu avec elle de rapports charnels ; et que si la série des
générations est poussée jusqu'à Joseph, c'est par considération pour la dignité
du mari. Ainsi donc, nous croyons que Marie aussi était de la parenté de David,
parce que nous croyons les Écritures qui nous disent l'un et l'autre : et que
le Christ descend de David selon la chair, et que Marie est sa mère sans
qu'elle eût de commerce avec son époux, mais en demeurant vierge." Saint
Jérôme dit en effet : "Joseph et Marie étaient de la même tribu, et
d'après la loi il était contraint de l'épouser, comme étant sa parente. Et
c'est pourquoi ils se font recenser à Bethléem, comme étant issus de la même
souche."
2. A cette objection saint Grégoire de Nazianze répond que, par
décision divine, une race royale s'est unie à une race sacerdotale, afin que le
Christ, qui est roi et prêtre, naisse selon la chair de l'une et de l'autre.
C'est ainsi qu'Aaron, le premier grand prêtre de la loi ancienne, a pris une
épouse dans la tribu de Juda : Élisabeth, fille d'Aminadab. Ainsi donc il a pu
se faire que le père d'Élisabeth ait épousé une femme de la race de David, si
bien que la Bienheureuse Vierge Marie, qui descendait de David, était la
parente d'Élisabeth. Ou plutôt, inversement, le père de la Bienheureuse Vierge,
descendant de David, aurait épousé une descendante d'Aaron.
Ou encore, selon
saint Augustin si Joachim, père de la Bienheureuse Vierge, était descendant
d'Aaron, comme l'hérétique Faustus l'affirmait d'après certains écrits
apocryphes, il faut croire que la mère de Joachim, ou encore son épouse, descendait
de David. Ainsi dirions-nous que, de toute façon, Marie descendait de David.
3. L'oracle de Jérémie, selon saint Ambroise de Milan ne nie
pas que Jéchonias aura des descendants, et ainsi le Christ est de sa
race". Et que le Christ ait régné, cela n'est pas contraire à la prophétie,
car il n'a pas été roi avec les honneurs du monde, lui qui a dit (Jn 18, 36) :
"Mon règne n'est pas de ce monde."
Objections :
1. Il semble que la généalogie du Christ ait été mal composée
par les évangélistes. Car il est écrit au sujet du Christ (Is 53, 8 Vg) :
"Sa génération, qui la racontera ?" Il ne fallait donc pas la
raconter.
2. Il est impossible à un seul homme d'avoir deux pères. Or
Matthieu dit : "Jacob engendra Joseph, époux de Marie." Et saint Luc
: "Joseph était fils d'Héli." Leurs affirmations sont donc
inconciliables.
3. Ils diffèrent sur d'autres points. En effet, Matthieu, au
début de son livre, commençant à Abraham pour descendre jusqu'à Joseph, énumère
quarante-deux générations. Luc donne la généalogie du Christ après son baptême
; il commence au Christ et il parcourt soixante-dix-sept générations, compte
tenu des deux extrêmes. Il apparaît donc qu'ils rapportent la généalogie du
Christ d'une façon inacceptable.
4. Il est écrit (2 R 8, 24) que Joram engendra Ochozias, à qui
succéda son fils Joas, à qui succéda son fils Amazias. Ensuite régna son fils
Azarias, appelé Ozias, à qui succéda Joathan son fils. Or saint Matthieu dit :
"Joram engendra Ozias." Donc il semble qu'il ait mal composé sa
généalogie du Christ, puisqu'il y a omis les noms de trois rois.
5. Tous ceux qui sont énumérés dans la généalogie du Christ
ont eu des pères et des mères, et la plupart ont eu des frères, et saint
Matthieu, dans sa généalogie du Christ, énumère trois mères seulement : Thamar,
Ruth et l'épouse d'Urie. Il nomme les frères de Juda et de Jéchonias, et aussi
Pharès et Zara. Luc ne dit rien de tous ces gens. Donc il apparaît que les
évangélistes ont mal organisé leur généalogie du Christ.
Cependant :
Il y a l'autorité
de l'Écriture.
Conclusion :
Selon saint Paul
(2 Tm 3, 16) : "Toute, l’Écriture sainte est inspirée par Dieu." Or
ce qui est fait par Dieu s'accomplit dans un ordre parfait selon cette parole
(Rm 13, 1) : "Tout ce qui vient de Dieu est parfaitement ordonné."
Donc la généalogie du Christ a été présentée par les évangélistes dans un ordre
satisfaisant.
Solutions :
1. Comme dit saint Jérôme, Isaïe parle de la génération divine
du Christ, tandis que Matthieu rapporte sa génération humaine. Non qu'il
explique le mode de l'Incarnation, qui est inexplicable, mais il énumère les
ancêtres desquels le Christ procède selon la chair.
2. On a répondu de façon diverse à cette objection, soulevée
par julien l'Apostat. Car certains, comme saint Grégoire de Nazianze, disent
que les deux évangélistes nomment les mêmes personnages, mais sous des noms
différents, comme ayant chacun deux noms. Mais cela ne tient pas, car Matthieu
nomme un fils de David qui est Salomon, et Luc un autre qui est Nathan ; or
nous voyons par les livres historiques (2 S 5, 14) qu'ils étaient frères.
Aussi d'autres ont
soutenu que Matthieu a donné la généalogie réelle du Christ, et Luc sa généalogie
légale, puisqu'il la commence en disant : "Il était, croyait-on, le fils
de Joseph." Car certains juifs croyaient, à cause des péchés des rois de
Juda, que le Messie ne naîtrait pas de David par les rois, mais par une autre
branche de simples particuliers.
D'autres encore
ont dit que Matthieu énumérait les pères charnels, et Luc, les pères spirituels,
appelés pères à cause d'une dignité comparable.
Mais dans le livre
Questions sur le Nouveau et l'Ancien Testament on répond :
"Il ne faut pas comprendre que Luc fait de Joseph le fils d'Héli, mais que
Héli et Joseph furent des ancêtres du Christ, descendant de David selon des
lignes différentes." Aussi est-il dit du Christ (Lc 3, 23) : "On le
croyait fils de Joseph", et que lui encore, le Christ, "était fils
d'Héli". Cela veut dire que le Christ, pour la même raison qui le fait
appeler fils de Joseph, peut être appelé fils d'Héli et de tous les descendants
de David. L'Apôtre le dit (Rm 9, 5) : "C'est d'eux (les Juifs) que le
Christ est né selon la chair."
Saint Augustin
propose une triple solution : "Trois partis se présentent que
l'évangéliste a pu adopter. Ou bien l'un d'eux a nommé le père qui a engendré
Joseph, tandis que l'autre a désigné son grand-père maternel, ou l'un de ses
parents les plus anciens. - Ou bien l'un était le père naturel de Joseph, et
l'autre le père adoptif. - Ou bien, d'après la coutume des Juifs, lorsqu'un
homme mourait sans enfants, l'un de ses proches épousait sa femme, et le fils
qu'il engendrait était considéré comme celui du mort." Comme le dit
ailleurs saint Augustin, c'était un genre d'adoption légale. Et ce dernier
motif est le plus vrai. Il est avancé par saint Jérôme, et Eusèbe de Césarée de
Césarée assure qu'il a été donné par l'historien Jules l'Africain. Ils disent
en effet que Nathan et Melchi avaient eu, à des époques différentes, d'une
seule et même épouse nommée Estha, plusieurs enfants. Nathan, qui descendait de
Salomon l'avait eue le premier pour épouse, et il mourut en laissant un seul
fils du nom de Jacob. Après sa mort, sa veuve, que la loi n'empêchait pas
d'épouser un autre homme, avait été épousée par Melchi qui était de la même
tribu, mais non de la même lignée. Melchi en avait eu un fils, appelé Héli.
C'est ainsi que, nés de deux pères différents, Jacob et Héli, ont été frères
utérins. L'un d'eux, Jacob, son frère Héli étant mort sans enfants, épousa, conformément
à la loi la femme de son frère et engendra Joseph, qui était son fils selon la
nature mais qui, selon la disposition de la loi est devenu le fils d'Héli. Et
voilà pourquoi Matthieu dit : "Jacob engendra Joseph", tandis que Luc,
qui suit la génération légale, ne dit d'aucun homme qu'il "engendra".
Et saint Jean
Damascène a beau dire que la Bienheureuse Vierge se rattachait à Joseph selon
cette origine par laquelle son père s'appelait Héli, puisqu'il dit qu'elle
descendait elle-même de Melchi, il faut croire aussi qu'elle est issue de
Salomon, de quelque manière, par ces anciens énumérés par Matthieu, dont on dit
qu'il établit une généalogie selon la chair, d'autant plus que, selon saint Ambroise
de Milan, le Christ descend de Jéchonias.
3. Comme dit saint Augustin, "Matthieu avait cherché à
suggérer le rôle royal du Christ, Luc son rôle sacerdotal. Aussi la généalogie
de Matthieu symbolise-t-elle que le Christ s'est chargé de nos péchés" en
tant que, par son origine charnelle, il a assumé la ressemblance de notre chair
de péché. Dans la généalogie de Luc est symbolisée la purification de nos
péchés, qui s'opère par le sacrifice du Christ." Et c'est pourquoi
Matthieu énumère les générations dans un ordre descendant, et Luc dans un ordre
ascendant." De là vient encore que "Matthieu fait descendre Jésus de
David par Salomon parce que c'est avec la mère de celui-ci que David a péché.
Luc remonte vers David par Nathan car Dieu avait pardonné le péché de David par
un prophète de ce nom."
Il en découle
encore ceci : "Matthieu, voulant marquer que le Christ était descendu
jusqu'à notre condition mortelle, a rappelé, dès le début de son évangile, sa
généalogie descendante, d'Abraham jusqu'à Joseph, et jusqu'à la naissance du
Christ lui-même. Quant à Luc, il a inséré sa généalogie non au début de son
évangile mais après le baptême du Christ, et voici pourquoi : en plaçant sa
généalogie au moment où Jean (1, 29) rend ce témoignage : "Voici celui qui
enlève le péché du monde", Luc tenait surtout à ce que l'on considère le
Christ comme le prêtre chargé d'effacer les péchés ; en suivant un ordre
ascendant qui passe par Abraham pour aboutir à Dieu, il laissait entendre que
c'est avec Dieu que, purifiés et pardonnés, nous sommes réconciliés.
"C'est ainsi
à juste titre que Luc a indiqué, dans sa généalogie, l'ordre d'adoption, car
c'est par adoption que nous sommes fils de Dieu, tandis que par la génération
charnelle, le Fils de Dieu est devenu fils de l'homme. Luc a montré assez
clairement que s'il a dit Joseph fils d'Héli, ce n'est pas parce que celui-ci
l'avait engendré, mais parce qu'il l'avait adopté. Il l'a fait comprendre en
nommant Adam lui-même "fils de Dieu", alors que Dieu l'a créé."
Le nombre de
quarante se rapporte au temps de la vie présente, à cause des quatre parties du
monde où nous menons cette vie sous le règne du Christ. Or quarante contient
quatre fois dix, et le nombre dix lui-même résulte de l'addition des nombres
qui vont de un à quatre. Le nombre dix pourrait aussi se rapporter au décalogue,
le nombre quatre à la vie présente, ou encore aux quatre évangiles, selon
lesquels le Christ règne en nous. Voilà pourquoi, remarque encore saint Augustin
: "Matthieu, pour mettre en valeur la personne royale du Christ, a énuméré
quarante personnages, sans compter le Christ lui-même." Mais ce calcul ne
se comprend que si, comme le veut saint Augustin, Jéchonias, qui vient à la fin
de la deuxième série de quatorze générations, est le même que celui mentionné
au début de la troisième série. D'après saint Augustin, cette double mention de
Jéchonias signifie que "par lui s'est fait un détour vers les nations
étrangères, quand il fut déporté à Babylone ; cela préfigurait que le Christ
passerait des peuples circoncis aux nations des incirconcis".
Saint Jérôme dit
qu'il y a eu deux Joachim, ou Jéchonias, le père et le fils, qui figurent tous
deux dans la généalogie du Christ, comme le prouve le nombre des générations
que l'évangéliste répartit en trois séries de quatorze. Ce qui monte à
quarante-deux personnes. Et ce nombre saint convient encore à la sainte Église.
Car ce nombre vient de six, qui signifie le labeur de la vie présente, et de
sept qui signifie le repos de la vie future, et six fois sept fait
quarante-deux. En outre, quatorze, formé par l'addition de dix et de quatre
peut se rattacher à la même signification attribuée à quarante, qui est le
produit des mêmes chiffres par multiplication.
Quant au nombre
employé par Luc dans sa généalogie du Christ, il symbolise l'universalité des
péchés. "Car dix, comme chiffre de la justice, apparaît dans les dix
commandements de la loi. Or le péché consiste à transgresser la loi. Mais le
chiffre qui transgresse dix, c'est onze." Or sept symbolise l'universalité
"parce que tout le temps se déroule selon le chiffre de sept jours".
Sept fois onze fait soixante-dix-sept. C'est ainsi que ce chiffre symbolise
l'universalité des péchés enlevés par le Christ.
4. Selon saint Jérôme : "La race de l'impie Jézabel
s'étant mêlée à celle de Joram, l'évangéliste en fait disparaître le souvenir
jusqu'à la troisième génération pour qu'elle ne soit point placée dans la
généalogie de la sainte Nativité." Et ainsi, dit saint Jean Chrysostome, "autant
Jéhu a été béni pour avoir exercé la vengeance sur la maison d'Achab et Jézabel,
autant la maison de Joram a été maudite à cause de la fille de l'impie Achab et
de Jézabel, si bien que ses enfants ont été retranchés du nombre des rois
jusqu'à la quatrième génération, comme il est écrit (Ex 20, 5) : "Je punis
le péché du père sur les enfants, jusqu'à la troisième et quatrième
génération."
Il faut encore
noter que d'autres rois furent des pécheurs, parmi ceux qui figurent dans la
généalogie du Christ, mais leur impiété ne fut pas constante. Car, comme on le
lit au livre des Questions sur le Nouveau et l’Ancien Testament, "Salomon fut pardonné comme
roi par le mérite de son père, et Roboam par celui de son descendant Asa.
Tandis que l'impiété des trois rois dont nous parlions fut constante.
5. Comme dit saint Jérôme : "La généalogie du Sauveur ne
comporte la mention d'aucune sainte femme, mais seulement de celles que blâme
l'Écriture, pour faire comprendre que celui qui étant venu pour les pécheurs, descendant
de pécheurs, effacerait les péchés de tous." C'est ainsi qu'on nomme
Thamar qui est blâmée pour ses relations avec son beau-père ; Rahab, qui était
une prostituée ; Ruth qui était une étrangère ; et Bethsabée, l'épouse d'Urie, qui
commit l'adultère. Mais celle-ci n'est pas désignée par son nom mais par celui
de son mari, pour indiquer qu'elle eut conscience de l'adultère et de
l'homicide, tandis qu'on nomme son mari pour rappeler le souvenir du péché de
David. Et Luc ne mentionne pas ces femmes parce qu'il veut présenter le Christ
comme celui qui expie les péchés.
Matthieu mentionne
les frères de Juda afin de montrer qu'ils appartiennent au peuple de Dieu, tandis
qu'Ismaël, frère d'Isaac, et Ésaü, frère de Jacob, ont été séparés du peuple de
Dieu, ce pourquoi la généalogie du Christ les omet. Si les frères de Juda sont
mentionnés, c'est aussi pour exclure tout orgueil nobiliaire, car beaucoup des
frères de Juda étaient fils de servantes, mais ils étaient tous à égalité
patriarches et chefs de tribus. Pharès et Zara sont nommés ensemble, dit saint Ambroise
de Milan parce qu'ils montrent les deux vies que doivent mener les peuples :
selon la loi, symbolisée par Zara ; selon la foi, symbolisée par Pharès.
Quant aux frères
de Jéchonias, Matthieu les nomme parce que tous ont régné à diverses époques, ce
qui ne s'était pas produit avec les autres rois. Et c'est aussi parce qu'ils se
ressemblent dans leur iniquité et dans leur misère.
Objections :
1. Le sexe masculin est plus noble que le sexe féminin. Mais
il convenait souverainement que le Christ assume ce qui est parfait dans la
nature humaine. Il apparaît donc qu'il n'aurait pas dû prendre sa chair à la
femme, mais plutôt à l'homme, comme Ève fut formée à partir du côté d'Adam.
2. Celui qui est conçu par la femme est enfermé dans son sein.
Dieu qui "remplit le ciel et la terre" (Jr 23, 24) ne peut donc
s'enfermer dans ces étroites limites. Il semble donc qu'il n'aurait pas dû être
conçu par la femme.
3. Ceux qui sont conçus par la femme subissent une certaine
impureté. Comme il est dit dans le livre de Job (25, 4) : "L'homme serait
juste devant Dieu ? Il serait pur, l'enfant de la femme ?" Or le Christ
est la Sagesse de Dieu, dont il est écrit (Sg 7, 24) : "Rien de souillé
n'entre en elle." Il ne semble donc pas qu'il aurait dû prendre chair de
la femme.
Cependant :
Il y a la parole
de saint Paul (Ga 4, 4) : "Dieu envoya son Fils, né d'une femme."
Conclusion :
Le Fils de Dieu
aurait pu à son gré tirer sa chair humaine de n'importe quelle matière, mais il
fut souverainement convenable qu'il prît chair de la femme.
- 1° Parce
qu'ainsi la nature humaine tout entière a été ennoblie. Aussi saint Augustin
dit-il : "Il fallait que la libération de l'homme apparaisse dans les deux
sexes. Donc, puisque c'est l'humanité mâle qu'il convenait d'assumer, comme le
sexe le plus honorable, il convenait que la libération du sexe féminin
apparaisse du fait que cet homme naîtrait de la femme."
- 2° Parce que
cela garantit la réalité de l'Incarnation. Aussi saint Ambroise de Milan dit-il
: "Tu trouveras dans le Christ beaucoup de choses conformes à la nature, et
beaucoup de choses qui la dépassent. Il était conforme à la condition naturelle
qu'il fût dans le sein d'une femme. Mais il était au-dessus de cette condition
qu'une vierge conçoive, qu'une vierge enfante. Afin que tu croies qu'il était
Dieu, lui qui transformait la nature ; et qu'il était homme, lui qui naîtrait
d'un être humain selon la nature." Et saint Augustin : "Si Dieu
tout-puissant avait créé un homme je ne sais comment, mais non à partir d'un
sein maternel, et qu'il l'eût présenté subitement à nos regards, n'aurait-il
pas fortifié le sentiment d'une illusion ? On aurait cru qu'il n'avait
aucunement assumé un homme réel. Et lui, qui produit tout de façon admirable, il
aurait détruit l'oeuvre de sa miséricorde ? Au contraire, médiateur entre Dieu
et l'homme, réunissant dans l'unité de sa personne l'une et l'autre nature, il
a voulu surélever l'habituel par l'insolite, et atténuer l'insolite par
l'habituel."
- 3° Parce que
cela complète les diverses manières dont l'homme a été engendré. En effet, le
premier homme a été tiré "du limon de la terre", sans le concours de
l'homme ni de la femme. Ève a été tirée de l'homme sans l'intervention d'une
femme. Les autres hommes sont engendrés à la fois par l’homme et par la femme.
Un quatrième mode de production : être issu de la femme sans intervention de
l'homme a été pour ainsi dire laissé au Christ comme lui appartenant en propre.
Solutions :
1. Le sexe masculin est plus noble que le sexe féminin ; c'est
pourquoi le Christ a pris la nature humaine avec le sexe masculin. Toutefois, afin
que le sexe féminin ne soit pas méprisé, il convenait que le Christ prenne chair
d'une femme. C'est ce qui fait dire à saint Augustin : "Ne vous méprisez pas
vous-mêmes, hommes : le Fils de Dieu a revêtu un homme. Ne vous méprisez pas
vous-mêmes, femmes. Le Fils de Dieu est né d'une femme."
2. Comme dit saint Augustin contre Faustus qui employait cette
objection : "La foi catholique croit que le Christ Fils de Dieu est né, selon
la chair, d'une vierge ; mais elle n'entend aucunement l'enfermer dans le sein
d'une femme comme s'il n'était pas ailleurs, comme s'il avait abandonné le gouvernement
du ciel et de la terre, comme s'il s'était éloigné du Père. Mais c'est vous, manichéens,
qui ne pouvez aucunement comprendre ces mystères, avec un coeur incapable de
dépasser les images corporelles."
Et comme il dit
ailleurs : "Ces hommes ont un esprit incapable de se représenter autre
chose que des corps, dont aucun ne peut être tout entier partout, puisqu'il
doit se trouver différemment, dans ses parties innombrables, en divers
endroits. La nature de l'âme est bien différente de celle des corps. Et combien
plus encore la nature de Dieu, créateur de l'âme et du corps ! Lui, il peut
être tout entier partout sans qu'un lieu le contienne ; il peut venir dans un
endroit sans s'éloigner de celui où il était ; il sait qu'il peut s'en aller
d'un lieu sans quitter celui où il était venu."
3. Dans la conception de l'homme par la femme il n'y a rien
d'impur en tant que c'est l'oeuvre de Dieu, comme il est dit dans les Actes (10,
15) : "Ce que Dieu a créé, garde-toi de le déclarer impur." Cependant,
il y a là une certaine impureté provenant du péché, pour autant que toute
conception s'accompagne de convoitise charnelle dans l'union de l'homme et de
la femme. Mais cela était absent de la conception du Christ, nous l'avons
montré. Si cependant il y avait là une impureté, elle ne souillerait pas le
Verbe de Dieu qui ne peut, en aucune manière, subir de changement ou
d'altération. D'où cette interrogation formulée par saint Augustin : "Dieu
parle, le créateur de l'homme : Qu'est-ce qui t'émeut dans cette naissance ? Je
n'ai pas été conçu dans la convoitise charnelle. La mère dont je devais naître,
c'est moi qui l'ai créée. Si le rayon de soleil peut dessécher les immondices
des égouts sans en être souillé, combien plus la splendeur de la lumière
éternelle peut-elle purifier ce qu'elle irradie, sans être elle-même salie!"
Objections :
1. On dit dans une collecte : "Seigneur, tu as voulu que
ton Verbe prît chair dans le sein de la Vierge Marie..." Mais la chair est
autre chose que le sang. Donc le corps du Christ n'est pas tiré du sang de la
Vierge.
2. De même que la femme a été formée miraculeusement de
l'homme, ainsi le corps du Christ a été formé miraculeusement de la Vierge. Mais
on ne dit pas que la femme a été formée du sang de l'homme, mais plutôt de sa
chair et de ses os, selon la Genèse (2, 23) : "Cette fois, celle-ci est
chair de ma chair et os de mes os." Il semble donc que le corps du Christ
non plus n'aurait pas dû être formé du sang de la Vierge, mais de sa chair et
de ses os.
3. Le corps du Christ était de la même espèce que les corps
des autres hommes. Mais ceux-ci ne sont pas formés du sang le plus pur, mais du
sperme et du sang menstruel. Il apparaît donc que le corps du Christ non plus
ne fut pas conçu du sang le plus pur de la Vierge.
Cependant :
Saint Jean Damascène écrit : "Le Fils de Dieu s'est édifié
une chair animée par l'âme raisonnable, à partir du sang le plus chaste et le
plus pur de la Vierge."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut dans la conception du Christ, ce qui est conforme aux conditions
de la nature, c'est qu'il soit né d'une femme ; ce qui dépasse la nature, c'est
qu'il soit né d'une vierge. Or la condition naturelle dans la génération d'un
animal, c'est que la femme fournisse la matière, et que le principe actif de la
génération vienne du mari, comme le prouve Aristote. Or la femme qui conçoit
des oeuvres de l'homme n'est pas vierge. Et c'est pourquoi le mode surnaturel
consiste en ce que, dans cette génération-là, le principe actif a été la vertu
divine ; mais le mode naturel consiste en ce que la matière de laquelle son
corps a été conçu était semblable à celle que fournissent les autres femmes
pour la conception de leur enfant. Or cette matière, selon le Philosophe, n'est
pas un sang quelconque, mais le sang qu'une transformation ultérieure, due à la
puissance génératrice de la mère, rend apte à la conception. C'est donc d'une
telle matière que le corps du Christ fut conçu.
Solutions :
1. Puisque la Bienheureuse Vierge était de la même nature que
les autres femmes, il s'ensuit qu'elle avait de la chair et des os de même
nature. Or la chair et les os des autres femmes sont des parties en acte de
leur corps, qui confèrent à celui-ci son intégrité ; et c'est pourquoi on ne
peut rien en soustraire sans détruire ou diminuer le corps. Le Christ, venant
réparer ce qui était détruit, ne devait infliger ni destruction ni diminution à
l'intégrité de sa mère, nous l'avons déjà dit. Et c'est pourquoi le Christ ne
devait pas être formé de la chair ou des os de la Vierge, mais de son sang, car
celui-ci n'est pas encore une partie en acte du corps, mais il est tout le
corps en puissance, dit Aristote. Et c'est pourquoi l'on dit qu'il a pris chair
de la Vierge, non parce que la matière de son corps aurait été de la chair en
acte, mais du sang, qui est de la chair en puissance.
2. Comme nous l'avons dit dans la première Partie, Adam avait
été créé comme un principe de la nature humaine. A ce titre il avait dans son
corps de la chair et des os qui ne rassortissaient pas à son intégrité
personnelle mais seulement à sa fonction de principe. Et c'est de cela que la
femme a été formée, sans aucun dommage pour lui. Mais dans le corps de la
Vierge il n'y avait rien de tel qui eût permis la formation du corps du Christ
sans destruction du corps maternel.
3. La semence de la femme n'est pas apte à la génération ;
c'est une semence imparfaite, et qui le demeure en raison de l'insuffisance de
la puissance féminine. Et c'est pourquoi une telle semence n'est pas la matière
nécessairement requise à la conception, selon le Philosophe (Aristote). C'est
pourquoi il n'y en eut pas dans la conception du Christ, d'autant plus que, tout
imparfaite qu'elle soit, cette semence est émise, comme le sperme de l'homme, avec
une certaine convoitise ; or, dans cette conception virginale, la convoitise ne
pouvait avoir de place et c'est pourquoi saint Jean Damascène, écrit : "Le
corps du Christ n'a pas été conçu par un processus séminal."
Quant au sang
menstruel, il contient une impureté naturelle, comme les autres superfluités
que le corps élimine parce qu'il n'en a pas besoin. La conception ne se fait
pas avec ce sang corrompu, mais avec un sang plus pur et plus parfait qu'une
transformation rend apte à cette fin. Néanmoins, dans la conception des autres
hommes, ce sang, pur par lui-même, conserve une certaine impureté due à la
sensualité ; car il n'est attiré dans le lieu propre à la génération que par
l'union de l'homme et de la femme. Mais cela n'a pas existé dans la conception
du Christ. C'est en effet par l'opération du Saint-Esprit que ce sang s'est
amassé dans le sein de la Vierge pour former le corps du Christ. Voilà pourquoi
saint Jean Damascène a écrit que le corps du Christ a été "formé du sang
le plus pur et le plus chaste de la Vierge".
Objections :
1. Saint Augustin dit que la chair du Christ a existé chez
Adam et Abraham "selon sa substance corporelle". Mais celle-ci est
quelque chose de déterminé. Donc la chair du Christ existait chez Adam, Abraham
et les autres ancêtres selon un élément déterminé.
2. Il est écrit (Rm 1, 3) que le Christ "est né de la
semence de David selon la chair". Mais la semence de David était en lui un
élément déterminé. Donc le Christ existait en David selon un élément déterminé
et, au même titre, chez les autres pères.
3. Le Christ s'apparente au genre humain en tant qu'il a pris
de lui sa chair. Or, si cette chair n'a pas existé en Adam selon un élément
déterminé, il semble qu'elle n'ait aucune parenté avec le genre humain, qui
descend d'Adam. Elle est plutôt apparentée à d'autres réalités d'où la matière
de sa chair a été prise. Il apparaît donc que la chair du Christ a existé en
Adam et d'autres pères selon un élément déterminé.
Cependant :
Selon saint
Augustin de quelque manière que le Christ ait existé en Adam, Abraham et les
autres pères, tous les autres hommes y ont existé aussi, mais la réciproque
n'est pas vraie. Or les autres hommes n'ont pas existé en Adam et Abraham selon
une matière déterminée, mais seulement selon leur origine, comme nous l'avons
établi dans la première Partie. Donc le Christ non plus ni, pour la même raison,
chez les autres patriarches.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, la matière du corps du Christ, ce ne furent pas la chair et les
os de la Bienheureuse Vierge, ni quoi que ce soit qui ait été en acte une
partie de son corps, mais son sang qui est de la chair en puissance. Or tout ce
qui était en la Sainte Vierge comme reçu de ses parents a été en acte une
partie de son corps. Donc rien de tout cela ne fut la matière du corps du
Christ. Et c'est pourquoi il faut dire que le corps du Christ n'a pas existé en
Adam ni chez les autres pères selon un élément déterminé, en ce sens qu'une
partie du corps d'Adam, ou d'un autre, pourrait être désignée avec précision
comme devant fournir une matière déterminée pour former le corps du Christ ; il
n'y a existé que par son origine, comme la chair des autres hommes. En effet, le
corps du Christ se rattache au corps d'Adam et des autres patriarches par
l'intermédiaire du corps de sa mère. Donc ce corps n'a pas existé dans les
patriarches autrement que le corps de sa mère, qui n'a pas existé chez ses
ancêtres selon une matière déterminée, pas plus que les corps des autres hommes,
comme nous l'avons dit dans la première Partie.
Solutions :
1. Lorsque l'on dit que le Christ a existé en Adam selon sa
substance corporelle, il ne faut pas le comprendre en ce sens que le corps du
Christ aurait existé en Adam comme une substance corporelle ; mais que la
substance corporelle du corps du Christ, c'est-à-dire la matière qu'il a prise
de la Vierge, a existé en Adam comme en son principe actif, non comme dans son
principe matériel. Ainsi, par la vertu génératrice d'Adam, et de ses autres
descendants jusqu'à la Bienheureuse Vierge, cette matière a été préparée à
recevoir le corps du Christ. Mais cette matière ne fut pas formée dans le corps
du Christ par une vertu séminale venue d'Adam. Et c'est pourquoi l'on peut dire
que le Christ a existé en Adam originellement selon sa substance corporelle, mais
non par raison séminale.
2. Bien que le corps du Christ n'ait pas existé en Adam et
chez les autres ancêtres par raison séminale, le corps de la Bienheureuse Vierge,
qui a été conçu par la semence d'un homme, a été conçu ainsi. C'est pourquoi on
peut dire que le Christ "est né de la semence de David selon la
chair", par l'intermédiaire de la Bienheureuse Vierge et en raison de son
origine.
3. La parenté du Christ avec le genre humain consiste en une
ressemblance spécifique. Or celle-ci ne tient pas à la matière éloignée, mais à
la matière prochaine, et selon le principe actif qui engendre un être
spécifiquement semblable à lui. Ainsi donc la parenté du Christ avec le genre
humain est suffisamment sauvegardée du fait que le corps du Christ a été formé
du sang de la Vierge, qui a son origine en Adam et les autres patriarches. Peu
importe pour cette parenté d'où vient la matière du sang de la Vierge ; cela
n'a pas d'importance non plus dans la génération des autres hommes, comme nous
l'avons dit dans la première Partie.
Objections :
1. Il est écrit (Sg 7, 25) de la Sagesse divine : "Rien
de souillé ne s'introduit en elle", c'est-à-dire dans le Christ qui est
"Sagesse de Dieu" (1 Co 1, 24). Donc la chair du Christ n'a jamais
été souillée par le péché.
2. Saint Jean Damascène écrit : "Le Christ a assumé les
prémices de notre nature." Mais dans son premier état la chair humaine
n'était pas atteinte par le péché. Donc la chair du Christ n'en a été atteinte
ni en Adam ni chez les autres Pères.
3. Saint Augustin dit : "La nature humaine a toujours eu,
avec la blessure, le remède à la blessure." Or ce qui est infecté ne peut
être le remède à la blessure, mais c'est cela plutôt qui a besoin de remède.
Donc il y a toujours eu dans la nature humaine quelque chose de non infecté, d'où
le corps du Christ a été ensuite formé.
Cependant :
Le corps du Christ
ne se rattache à Adam et aux autres Pères que par l'intermédiaire de la
Bienheureuse Vierge sa mère, dont il a pris chair. Mais le corps de la
Bienheureuse Vierge fut conçu tout entier dans le péché originel, nous l'avons
dit plus haut ; et ainsi même, selon qu'il a existé chez les Pères, il fut
sujet au péché. Donc la chair du Christ, selon qu'elle a existé chez les Pères,
a été sujette au péché.
Conclusion :
Lorsque nous
disons que le Christ, selon sa chair, a existé en Adam et les autres ancêtres, nous
le comparons, lui ou sa chair, à Adam et aux autres ancêtres. Or il est évident
que leur condition est différente de celle du Christ, car les ancêtres ont été
soumis au péché, et le Christ en a été totalement indemne. Or dans cette
comparaison il y a deux manières de se tromper. La première est d'attribuer au
Christ ou à sa chair la condition qui fut celle des ancêtres, par exemple si
nous disons que le Christ a péché en Adam parce qu'il a, d'une certaine manière,
existé en lui. Ce qui est faux, parce qu'il n'a pas existé en Adam de telle
sorte que le péché d'Adam parvienne jusqu'à lui, car il ne descend pas d'Adam
selon la loi de la convoitise ou par raison séminale, nous l'avons dit.
On se trompe d'une
autre manière si l'on attribue aux patriarches la condition du Christ ou de sa
chair, en ce sens que la chair du Christ, selon qu'elle existait en lui, n'était
pas sujette au péché, si bien qu'en Adam et les autres Pères il y aurait eu une
partie du corps qui n'ait pas été sujette au péché, parce que postérieurement
elle devait servir à former le corps du Christ, comme certains l'ont soutenu.
Mais cela est impossible. D'abord parce que, comme on l'a vu à l'Article
précédent, il n'y a pas eu chez Adam et les autres Pères un élément déterminé, qu'on
pût distinguer du reste de la chair comme on distingue le pur de l'impur, nous
l'avons dit aussi. Ensuite, c'est impossible parce que, la chair humaine étant
atteinte par le péché du fait qu'elle est conçue par convoitise, elle est
souillée tout entière par le péché. C'est pourquoi il faut dire que toute la
chair des anciens pères fut sujette au péché, et qu'il n'y avait en elle aucune
partie qui échappât au péché et dont, par la suite, le corps du Christ serait
formé.
Solutions :
1. Le Christ a assumé la chair du genre humain non pas soumise
au péché, mais purifiée de toute atteinte de péché. Et c'est pourquoi rien de
souillé ne s'introduit dans la Sagesse de Dieu.
2. On dit que le Christ a "assumé les prémices de notre
nature" en ce sens qu'il en a revêtu la condition première, c'est-à-dire
qu'il a assumé une chair indemne de péché comme celle de l'homme avant la
chute. Mais on ne veut pas signifier par là que cette chair du premier homme a
toujours conservé cette pureté, comme si cette chair d'un homme ordinaire
devait demeurer indemne de péché jusqu'à la formation du corps du Christ.
3. Avant le Christ il y avait dans la nature humaine une
blessure en acte : l'infection du péché originel. Tandis que le remède à la
blessure n'y était pas en acte, mais seulement par la vertu de son origine, en
tant que la chair du Christ devait descendre de ces patriarches.
Objections :
1. D'après l'Apôtre (He 7, 9) : "Lévi, arrière-petit-fils
d'Abraham, a payé la dîme en la personne d'Abraham parce que, lorsque celui-ci
versa la dîme à Melchisédech, Lévi était présent dans ses reins." Donc le
Christ aussi a payé la dîme en la personne d'Abraham.
2. Le Christ est de la descendance d'Abraham selon la chair
qu'il a reçue de sa mère. Mais celle-ci a payé la dîme dans la chair d'Abraham,
donc le Christ au même titre.
3. Selon saint Augustin : "Ce qui était soumis à la dîme
dans la chair d'Abraham, c'est ce qui avait besoin de guérison". Or ce qui
avait besoin de guérison, c'est toute chair sujette au péché. Et puisque
c'était le cas de la chair du Christ, nous l'avons dit à l'Article précédent, il
apparaît qu'en Abraham la chair du Christ a payé la dîme.
4. Cela ne semble en aucune manière déroger à la dignité du
Christ. Car si le père d'un pontife paie la dîme à un prêtre, rien n'empêche
son fils, qui est pontife, d'être supérieur au simple prêtre. Que le Christ ait
payé la dîme en ce qu'Abraham l'a payée à Melchisédech, n'empêche pas le Christ
d'être supérieur à Melchisédech.
Cependant :
Saint Augustin affirme : "Le Christ n'a pas payé la dîme en
Abraham parce que sa chair n'a pas trouvé en celui-ci l'inflammation d'une
blessure mais la matière d'un remède."
Conclusion :
Selon la
perspective de l'épître aux Hébreux, il faut dire que par sa présence dans les
reins d'Abraham le Christ n'a pas payé la dîme. En effet, l'Apôtre prouve que
le sacerdoce selon l'ordre de Melchisédech est supérieur au sacerdoce
lévitique. Il en donne comme preuve qu'Abraham a payé la dîme à Melchisédech, alors
que Lévi, à qui appartient le sacerdoce légal, était déjà dans ses reins. Si le
Christ, lui aussi, avait payé la dîme en Abraham, son sacerdoce ne serait pas
selon l'ordre de Melchisédech, mais d'une nature inférieure. Et c'est pourquoi
il faut dire que le Christ n'a pas offert la dîme, comme Lévi, dans les reins
d'Abraham.
En effet, celui
qui acquitte la dîme garde neuf parts pour lui et donne la dixième ; cette
dixième part est symbole de perfection, car elle est en quelque sorte le terme
de tous les nombres qui vont jusqu'à dix. Celui qui paie la dîme atteste donc
qu'il est imparfait par rapport au décimateur à qui il reconnaît la perfection.
Or l'imperfection du genre humain vient du péché ; elle a besoin de la
perfection de celui qui guérit le péché. Et guérir le péché est réservé au
Christ, dont il est dit (Jn 1, 29) qu'il est "l'Agneau qui enlève le péché
du monde".
Mais Melchisédech
préfigurait le Christ comme le prouve l'Apôtre (He 7). Donc, du fait qu'Abraham
a versé la dîme à Melchisédech, il avoue en figure que lui, qui a été conçu
dans le péché, et avec lui tous ceux qui descendent de lui, pour ce motif
qu'ils contracteraient le péché originel, ont besoin de la guérison apportée
par le Christ. Or Isaac, Jacob, Lévi et tous les autres ont existé en Abraham
comme devant descendre de lui non seulement selon leur substance corporelle, mais
aussi selon la raison séminale par laquelle on contracte le péché originel. Et
c'est pourquoi tous ont payé la dîme, c'est-à-dire ont préfiguré leur besoin
d'être guéris par le Christ. Lui seul a existé en Abraham de telle façon qu'il
ne descendrait pas de lui selon la raison séminale, mais selon la substance
corporelle. Et c'est pourquoi il a préexisté en Abraham non comme ayant besoin
de guérison, mais plutôt comme étant le remède à la blessure. Voilà pourquoi il
n'a pas payé la dîme dans les reins d'Abraham.
Solutions :
1. Cela répond à la première objection.
2. Parce que la Bienheureuse Vierge a été conçue dans le péché
originel, elle a existé en Abraham comme ayant besoin de guérison. Et c'est
pourquoi elle y a payé la dîme, comme descendant de lui par raison séminale. Il
n'en est pas ainsi pour le corps du Christ, on vient de le dire.
3. On dit que la chair du Christ fut sujette au péché dans les
anciens Pères selon la condition qu'elle avait chez ces anciens qui ont payé la
dîme. Mais non selon la condition qu'elle eut comme existant en acte dans le
Christ, qui n'a pas payé la dîme.
4. Le sacerdoce lévitique se transmettait selon l'origine
charnelle. Aussi n'existait-il pas moins chez Abraham que chez Lévi. Aussi en
payant la dîme à Melchisédech comme à son supérieur, Abraham montre-t-il que le
sacerdoce de Melchisédech, en tant que celui-ci préfigure le Christ, est plus
grand que le sacerdoce lévitique. Or le sacerdoce du Christ ne vient pas de
l'origine charnelle, mais d'une grâce spirituelle. Aussi un pontife, dont le
père aurait reconnu la supériorité d'un prêtre en lui offrant la dîme, peut-il
lui-même demeurer supérieur à ce prêtre, non pas en raison de son origine
charnelle, mais en vertu de sa grâce spirituelle, qu'il détient du Christ.
1. Le Saint-Esprit a-t-il été le principe actif
de la conception du Christ ? - 2. Peut-on dire que le Christ a été conçu du Saint-Esprit
? - 3. Peut-on dire que le Saint-Esprit est père du Christ selon la chair ? -
4. La Bienheureuse Vierge a-t-elle eu un rôle actif dans la conception du
Christ ?
Objections :
1. Selon saint Augustin : "Les oeuvres de la Trinité sont
indivises, comme son essence". Or c'est une oeuvre divine que réaliser la
conception du Christ. Il apparaît donc que cela ne doit pas s'attribuer au Saint-Esprit
plus qu'au Père et au Fils.
2. Saint Paul écrit (Ga 4, 4) : "Quand vint la plénitude
des temps, Dieu envoya son Fils, né d'une femme", ce que saint Augustin
explique ainsi : "Assurément il a été envoyé par celui qui l'a fait naître"
d'une femme. Mais l'envoi du Fils est attribué surtout au Père, comme on l'a
montré dans la première Partie. Donc la conception selon laquelle il
est né de la femme doit être attribuée surtout au Père.
3. On lit dans les Proverbes (9, 1) : "La Sagesse s'est
bâti une maison." Or la Sagesse de Dieu, c'est le Christ en personne selon
saint Paul (1 Co 1, 24) : "Le Christ, puissance de Dieu et sagesse de
Dieu." La maison de cette Sagesse est le corps du Christ qu'on appelle son
temple d'après saint Jean (2, 21) : "Il disait cela du temple de son
corps." Il apparaît donc que réaliser la conception du corps du Christ
doit être surtout attribué au Christ et non au Saint-Esprit.
Cependant :
Saint Luc a cette affirmation (1, 35) : "L'Esprit Saint
viendra sur toi."
Conclusion :
La conception du
corps du Christ est l'oeuvre de toute la Trinité. Cependant on l'attribue au Saint-Esprit
pour trois raisons :
- 1° Cela convient
au motif de l'Incarnation envisagé du côté de Dieu. En effet, l'Esprit Saint
est l'amour du Père et du Fils, comme nous l'avons établi dans la première
Partie. Or, que le Fils de Dieu ait assumé la chair dans un sein virginal, cela
vient d'un très grand amour de Dieu : "Dieu a tellement aimé le monde, qu'il
a donné son Fils unique" (Jn 3, 16).
- 2° Cela convient
au motif de l'Incarnation envisagé du côté de la nature assumée. On veut dire
par là que cette assomption de la nature humaine par le Fils de Dieu dans
l'unité de sa personne ne vient pas de ses mérites mais uniquement de la grâce,
laquelle est attribuée au Saint-Esprit : "Il y a diversité de grâces, mais
c'est le même Esprit" (2 Co 12, 4). Ce qui fait dire à saint Augustin :
"Le mode par lequel le Christ est né du Saint-Esprit nous fait comprendre
la grâce de Dieu ; par elle l'homme, au moment même où sa nature a commencé
d'exister, a été uni au Verbe de Dieu dans une si intime unité de personne que
lui-même était identiquement Fils de Dieu."
- 3° Cela convient
au terme de l'Incarnation, qui consiste en ce que cet homme, une fois conçu, était
le Saint et le Fils de Dieu, deux effets que l'on attribue au Saint-Esprit. Car
c'est par lui que les hommes deviennent fils de Dieu, selon l'Apôtre (Ga 4, 6)
: "La preuve que vous êtes des fils, c'est que Dieu a envoyé dans nos
coeurs l'Esprit de son Fils qui crie : Abba ! Père !" Et en outre il est
"l'Esprit de sanctification" (Rm 2, 4). Donc, comme nous-mêmes sommes
sanctifiés spirituellement par le Saint-Esprit pour devenir fils adoptifs de
Dieu, ainsi le Christ a-t-il été conçu dans la sainteté par le Saint-Esprit
pour être Fils de Dieu selon la nature divine. C'est ainsi que, selon une Glose,
le début du texte de Paul : "Celui qui a été établi fils de Dieu avec
puissance..." est éclairé par ce qui suit immédiatement : "selon
l'Esprit qui sanctifie", c'est-à-dire par le fait qu'il est conçu de
l'Esprit Saint. Et l'ange annonciateur, parce qu'il dit d'abord : "Le Saint-Esprit
viendra sur toi" conclut : "C'est pourquoi l'être saint qui naîtra
sera appelé Fils de Dieu."
Solutions :
1. Sans doute, l'oeuvre de conception est commune à toute la
Trinité ; cependant, suivant tel ou tel aspect on peut l'attribuer à chacune
des personnes. Ainsi l'on attribue au Père l'autorité sur la personne de son
Fils qui, par la conception, a assumé la nature humaine ; au Fils, l'assomption
même de la chair ; mais au Saint-Esprit la formation du corps que le Fils a
assumé. Le Saint-Esprit est en effet l'Esprit du Fils, selon l'épître aux
Galates (4, 6) : "Dieu a envoyé l'Esprit de son Fils." De même que, dans
la génération des autres hommes, la force de l'âme contenue dans la semence
forme le corps par l'intermédiaire de l'esprit vital que renferme celle-ci, de
même, la force de Dieu, qui est le Christ selon saint Paul (1 Co 1, 24), a
formé, par l'intermédiaire de l'Esprit Saint, le corps qu'il a assumé. Et c'est
ce que montrent encore les paroles de l'ange : "L'Esprit Saint viendra sur
toi" comme pour préparer et former la matière du corps du Christ ; et
"la force du Très-Haut", c'est-à-dire le Christ, "te couvrira de
son ombre". Selon saint Grégoire le Grand, "la lumière divine
incorporelle recevra en toi un corps humain ; car l'ombre naît d'une lumière et
d'un corps". Le Très-Haut désigne ici le Père, dont le Fils est la force.
2. Dans l'Incarnation, la mission se rapporte à la personne
qui l'assume et qui est envoyée par le Père. La conception se rapporte au corps
assumé par la personne, lequel est formé par l'opération du Saint-Esprit. Et
c'est pourquoi, bien que mission et conception s'identifient dans le sujet, comme
elles diffèrent en raison, envoyer est attribué au Père, réaliser la conception
est attribué au Saint-Esprit, mais assumer la chair est attribué au Fils.
3. Comme dit saint Augustin : "la maison du Christ peut
s'entendre en un double sens. Car la première maison, c'est l'Église, qu'il a
bâtie par son sang. Ensuite on peut appeler maison son corps, de même que
celui-ci est appelé un temple. L'oeuvre du Saint-Esprit est l'oeuvre du Fils de
Dieu à cause de leur unité de nature et de volonté".
Objections :
1. Sur ce texte (Rm 11, 36) : "Tout est à partir de Dieu,
par Dieu et en Dieu", la Glose de saint Augustin remarque : "Il faut
prendre garde qu'il ne dit pas "de Dieu" (de ipso) mais "à
partir de lui" (ex ipso). "A partir de lui" sont le Ciel
et la terre, parce qu'il les a créés. Mais non "de lui" parce qu'ils
ne sont pas de sa substance." Mais l'Esprit Saint n'a pas formé le corps
de sa substance. On ne doit donc pas dire que le Christ a été conçu "de"
l'Esprit Saint.
2. Le principe actif par lequel un être est conçu se comporte
comme la semence dans la génération. Mais ce n'a pas été le fait du Saint-Esprit
dans la génération du Christ. Saint Jérôme écrit : "Nous ne disons pas, comme
certains le pensent avec une grande impiété, que le Saint-Esprit a tenu lieu de
semence mais nous affirmons que le corps du Christ a été fait" ou
formé "par la puissance ou la force du Créateur." On ne doit
donc pas dire que le Christ a été formé du Saint Esprit.
3. De deux êtres on ne peut en former un seul que s’ils se
mélangent d’une certaine façon. Or le corps du Christ a été formé de la Vierge
Marie. Soutenir que le Christ a été conçu du Saint Esprit, ce serait donc
prétendre qu’il y a eu mélange entre lui et la matière fournie par la Vierge, ce
qui est évidemment faux.
Cependant :
Il y a cette
phrase de saint Matthieu (1, 18) : "Avant qu’ils aient habité ensemble, Marie
se trouva enceinte de l’Esprit Saint. "
Conclusion :
La conception
n’est pas seulement attribuée au corps du Christ mais au Christ lui-même, en
raison de son corps. Or l’Esprit Saint a un double rapport avec le Christ. Avec
le Fils de Dieu qui a été conçu, un rapport de consubstantialité ; mais avec
son corps, un rapport de cause efficiente. La proposition "de" dans
la phrase : "Le Christ a été conçu de l’Esprit Saint", exprime ces
deux rapports comme lorsque nous disons : "Un homme procède de son père".
C’est donc avec raison que nous disons aussi que le Christ a été conçu de
l’Esprit Saint, de telle sorte que son efficience se rapporte au corps assumé, et
la consubstantialité à la personne qui assume.
Solutions :
1. Le corps du Christ n’étant pas consubstantiel au Saint
Esprit, on ne peut pas dire en rigueur de terme qu’il a été conçu du Saint
Esprit, mais plutôt qu’il a été conçu en vertu de l’Esprit Saint, selon saint Ambroise
de Milan : "Ce qui vient d’un être vient ou bien de sa substance, ou bien
de sa puissance. De sa substance : ainsi le Fils procède du Père ; de sa
puissance : ainsi toutes choses qui procèdent de Dieu. C’est en ce dernier sens
que Marie a reçu dans son sein ce qui venait de l’Esprit Saint.
2. A ce sujet, il semble qu’il y ait une différence entre le
texte attribué à saint Jérôme et d’autres docteurs affirmant que le Saint
Esprit a tenu lieu de semence dans la conception du Christ. Par exemple, saint
Jean Chrysostome affirme : "Le Saint Esprit a précédé le Fils unique de
Dieu qui allait entrer dans le sein de la Vierge. C’est ainsi que la divinité
tenant lieu de semence, le Christ est né, selon son corps, dans la sainteté."
Et saint Jean Damascène : "La sagesse et la force de Dieu, comme une
semence divine, ont couvert Marie de leur ombre." Mais il est facile de
résoudre cette divergence. Saint Jean Chrysostome et saint Jean
Damascène comparent à la semence le Saint Esprit ou même le Fils qui est
la force du Très-Haut, dans la mesure où cette semence représente une force
active. Mais si par là on entendait une substance corporelle qui se transforme
dans la conception, il faudrait nier avec saint Jérôme que l’Esprit Saint ait
tenu lieu de semence.
3. Comme dit saint Augustin, ce n’est pas de la même manière
que le Christ a été conçu ou est né de l’Esprit Saint et de la Vierge Marie.
Celle-ci en a fourni la matière et le Saint Esprit en a été le principe actif.
Un mélange n’avait donc rien à faire là.
Objections :
1. Selon le Philosophe, le père est principe actif et la mère
fournit la matière. Or la Vierge Marie est appelée mère du Christ à cause de la
matière qu’elle lui a donné dans la conception. Il semble donc qu’on puisse
appeler le Saint Esprit aussi son père, puisqu’il a été principe actif de sa
conception.
2. L’esprit des saint est formé par le Saint Esprit ; de même
le corps du Christ. Mais les autres saints, à cause de cette formation, sont
appelés fils de la Trinité toute entière, et par conséquent du Saint Esprit. Il
semble donc que le Christ doive être appelé fils du Saint Esprit en tant que
son corps a été formé par celui-ci.
3. Dieu est appelé Père parce qu’il nous a faits, selon cette
parole (Dt 23, 6) : "N’est-il pas ton père, ton créateur ? N'est-ce pas
lui qui t'a façonné, formé et créé ?" Mais l'Esprit Saint a fait le corps
du Christ, comme on l'a dit aux articles précédents. Donc l'Esprit Saint doit
être appelé père du Christ, en raison du corps qu'il a formé.
Cependant :
Saint Augustin déclare : "Le Christ n'est pas né fils du Saint-Esprit,
mais fils de la Vierge Marie".
Conclusion :
Les noms de père, de
mère et de fils sont la conséquence d'une génération ; non pas génération
quelconque, mais génération au sens propre d'êtres vivants, et surtout
d'animaux. Nous ne disons pas, en effet, que le feu est fils du feu qui l'engendre,
sinon peut-être par métaphore. Mais nous parlons ainsi des animaux, dont la
génération est plus parfaite. Cependant, tout ce qu'engendrent les animaux
n'est pas appelé fils. Comme dit saint Augustin, nous ne disons pas que le
cheveu, qui vient de l'homme, soit fils de l'homme ; et nous ne disons pas non
plus que l'homme qui naît soit fils de la semence, parce que ni le cheveu ne
ressemble à l'homme, ni le nouveau-né de la semence ne ressemble à celle-ci, mais
à l'homme qui engendre. Et si la ressemblance est parfaite, il y aura filiation
parfaite aussi bien sur le plan humain que sur le plan divin. Aussi y a-t-il en
l'homme une certaine ressemblance imparfaite en tant qu'il a été créé à l'image
de Dieu, et en tant qu'il a été recréé selon la ressemblance de la grâce ; et
c'est pourquoi des deux manières l'homme peut être appelé fils de Dieu : et
parce qu'il a été créé à son image, et parce qu'il est venu à la ressemblance
que donne la grâce.
Or il faut
considérer que, lorsqu'un nom convient selon son sens parfait à un être, on ne
doit pas le lui appliquer suivant les sens imparfaits qu'il comporte. Par
exemple, Socrate étant un homme dans toute la propriété de cette raison d'homme,
on ne devra pas dire de lui qu'il est un homme au sens où l'est un portrait, même
à supposer que Socrate lui-même ressemble à un autre homme.
Or le Christ est
Fils de Dieu selon une parfaite raison de filiation ; aussi, bien que selon la
nature humaine il ait été créé et justifié, il ne doit être appelé Fils de Dieu
ni en raison de la création ni en raison de la justification, mais seulement en
raison de la génération éternelle qui fait de lui le Fils du Père seul. Et
voilà pourquoi on ne doit l'appeler d'aucune manière ni Fils du Saint-Esprit, ni
même Fils de toute la Trinité.
Solutions :
1. Le Christ a été conçu de la Vierge Marie qui lui
fournissait la matière d'une ressemblance spécifique, et c'est pourquoi on
l'appelle son fils. Mais, en tant qu'homme, il a été conçu du Saint-Esprit
comme d'un principe actif, mais non selon la ressemblance spécifique d'un fils
à l'égard de son Père. Et c'est pourquoi le Christ n'est pas appelé fils du Saint-Esprit.
2. Les hommes spirituellement formés par le Saint-Esprit ne
peuvent être appelés fils de Dieu selon une raison parfaite de filiation ; et
c'est pourquoi ils sont appelés fils de Dieu selon une filiation imparfaite, en
vertu de la ressemblance divine que leur donne la grâce et qui vient de la
Trinité tout entière. Mais, comme on vient de le dire, le cas du Christ est
différent.
3. La même réponse vaut pour cette objection.
Objections :
1. Saint Jean Damascène écrit : "L'Esprit Saint venant
sur la Vierge, l'a purifiée et lui a donné la force de recevoir le Verbe de
Dieu en même temps que de l'engendrer." Or elle avait déjà par nature, comme
toutes les femmes, la force passive d'engendrer. Donc la vertu qu'il lui a
donnée était active, et elle a joué un rôle actif dans la conception du Christ.
2. Toutes les puissances de l'âme végétative sont des
puissances actives selon le Commentateur d'Aristote. Or la puissance
génératrice, tant du père que de la mère, est une puissance de l'âme
végétative. Il y a donc chez la femme comme chez l'homme une contribution
active à la conception de l'enfant.
3. Dans la conception, la femme fournit la matière à partir de
laquelle le corps de l'enfant est formé par la nature. Mais la nature est un
principe intrinsèque de mouvement. Il apparaît donc que précisément par la
matière qu'elle a fournie à la conception du Christ, la Bienheureuse Vierge a
été un principe actif.
Cependant :
Le principe actif
de la génération est appelé raison séminale. Mais, dit saint Augustin, le corps
du Christ "a été pris à cette seule matière corporelle du corps de la
Vierge, selon le plan divin de sa conception et de sa formation, sans recours à
une raison séminale humaine." Donc la Bienheureuse Vierge n'est pas
intervenue activement dans la conception du corps du Christ.
Conclusion :
Certains
prétendent que, dans la conception du Christ, la Bienheureuse Vierge a agi
activement de deux façons : par une force naturelle, et par une force
surnaturelle.
- 1° Tout d'abord par une force naturelle. Ils avancent en effet que dans toute
matière naturelle il y a un principe actif. Autrement, croient-ils, il n'y
aurait pas de transformation naturelle. En cela ils se trompent. Car une
transformation n'est pas seulement naturelle quand un principe intrinsèque est
actif ; elle l'est encore quand ce principe n'est que passif. Le Philosophe
(Aristote) le dit expressément : dans les corps lourds et légers, le principe
du mouvement naturel n'est pas actif, mais uniquement passif. Et il n'est pas
possible que la matière agisse pour se donner une forme à elle-même, puisqu'elle
n'est pas en acte. Il est pareillement impossible qu'un être se meuve lui-même
s'il ne se compose pas de deux parties, l'une motrice, l'autre mue, ce qui
arrive seulement dans les êtres animés comme il est prouvé dans le même
ouvrage.
- 2° En second
lieu, d'après ces mêmes théologiens, la
Vierge aurait agi par une force surnaturelle. Dans la conception, la mère
fournirait non seulement une matière, le sang menstruel, mais aussi une semence
qui, mêlée à celle de l'homme, aurait une vertu active dans la génération. Or, la
Bienheureuse Vierge n'ayant produit aucune semence à cause de sa parfaite
virginité, le Saint-Esprit lui aurait octroyé surnaturellement, dans la
conception du Christ, la force active qu'exerce ordinairement la mère. Mais ce
raisonnement ne tient pas. Car, dit Aristote, "tout être existe en vue de
son opération". Or la nature n'aurait pas distingué les deux sexes pour
l'oeuvre de la génération, si l'action du père n'était pas différente de celle
de la mère. Dans la génération on distingue l'action de l'agent et celle du patient.
Il reste donc que toute la force active vient du père, tandis que la mère n'est
que principe passif. Et c'est la raison pour laquelle dans les plantes, où les
deux forces, active et passive, sont mêlées, il n'y a pas de distinction entre
mâle et femelle.
Donc, parce que la
Bienheureuse Vierge n'a pas été chargée d'être le père du Christ, mais sa mère,
il s'ensuit qu'elle n'a pas reçu de puissance active dans la conception du
Christ. Car, si elle avait agi activement, elle aurait été le père du Christ ;
si, comme certains le disent, elle n'avait rien fait, il s'ensuivrait que cette
puissance active lui aurait été donnée pour rien. Il faut donc tenir que dans
la conception du Christ, la Bienheureuse Vierge n'a exercé aucune activité, elle
n'a fourni que la matière. Néanmoins, avant la conception, elle a été active en
préparant la matière, pour qu'elle soit apte à la conception.
Solutions :
1. Cette conception a comporté trois privilèges : d'échapper
au péché originel ; de venir non de l'homme seul, mais de Dieu et de l'homme ;
d'être une conception virginale. Et ces trois privilèges lui sont venus du Saint-Esprit.
Du premier saint Jean Damascène dit : "L'Esprit Saint, venant sur la
Vierge, l'a purifiée", c'est-à-dire qu'il l'a préservée de concevoir ayant
le péché originel. Relativement au deuxième il dit : "Il lui a donné la
force de recevoir le Verbe de Dieu", c'est-à-dire de le concevoir. Et
quant au troisième, il dit : "en même temps que de l'engendrer", c'est-à-dire
qu'en demeurant vierge, elle puisse engendrer, non certes d'une manière active,
mais d'une manière passive, comme les autres mères qui tiennent cela de la
semence du père.
2. Chez la mère la puissance génératrice est imparfaite, en
regard de celle du père. Aussi, de même que, dans les arts, l'art subalterne
dispose la matière, tandis que l'art supérieur, selon Aristote, imprime la
forme ; de même, la vertu génératrice de la femme prépare la matière, et la
vertu active du mari communique la forme à la matière préparée.
3. Nous venons de le dire, pour qu'une transformation soit
naturelle, il n'est pas exigé qu'il y ait dans la matière un principe actif, mais
seulement un principe passif.
1. Le corps du Christ a-t-il été formé au
premier instant de sa conception ? - 2. A-t-il été animé dès ce premier instant
? - 3. A-t-il été assumé par le Verbe dès ce premier instant ? - 4. Cette
conception a-t-elle été naturelle ou surnaturelle ?
Objections :
1. On lit en saint Jean (2, 20) : "Ce temple a été
construit depuis quarante-six ans", ce que saint Augustin explique ainsi :
"Ce nombre convient parfaitement à la perfection du corps du Christ."
Et ailleurs : "Il n'est pas absurde de dire qu'on a bâti en quarante-six
ans le Temple qui préfigurait son corps, de sorte qu'il y eut autant de jours
pour la formation du corps du Seigneur qu'il y eut d'années pour la
construction du Temple." Le corps du Christ ne fut donc pas parfaitement
formé dès le premier instant de sa conception.
2. Sa formation exigeait un mouvement local, le sang très pur
de la Vierge ayant à passer de son corps dans le lieu favorable à la
génération. Or aucun corps ne peut se mouvoir localement de façon instantanée, comme
le prouve Aristote, parce que le temps du mouvement se divise selon la division
du mobile.
3. Le corps du Christ fut formé du sang le plus pur de la
Vierge, comme on l'a établi plus haut. Or ce sang n'a pu être au même
instant du sang et de la chair, car la même matière aurait alors existé en même
temps sous deux formes. Il y a donc eu un instant ultime où cette matière a
cessé d'être du sang, et un instant où elle a commencé à être de la chair. Mais
entre ces deux instants il y a un temps intermédiaire. Il s'ensuit que le corps
du Christ a été formé non instantanément, mais pendant un certain temps.
4. De même que la puissance qui fait grandir exige un temps
déterminé pour agir, de même la puissance génératrice, car l'une comme l'autre
est une puissance naturelle ressortissant à l'âme végétative. Mais le corps du
Christ a grandi pendant un temps déterminé, comme celui des autres hommes, car
on lit en saint Luc (2, 52) : "Il progressait en sagesse et en âge."
Il semble donc qu'au même titre la formation de son corps, qui ressortit à la
puissance génératrice, ne s'est pas réalisée instantanément mais dans le délai
fixé pour cette formation chez les autres hommes.
Cependant :
Il y a cette
affirmation de saint Grégoire le Grand : "A l'annonce de l'ange et à la
venue de l'Esprit Saint, aussitôt que le Verbe est dans le sein de la Vierge, il
devient chair."
Conclusion :
Dans la conception
du corps du Christ il faut envisager trois phases :
1) le mouvement
local du sang vers le lieu de la génération ;
2) la formation du
corps à partir de telle matière ;
3) la croissance
qui l'amène à sa quantité parfaite.
C'est dans la
phase intermédiaire que se réalise la raison de conception proprement dite ; la
première phase ne fait qu'y préparer, et la troisième en est la conséquence.
La première phase
n'a pu être instantanée parce que c'est contraire à la raison même de mouvement
local chez n'importe quel corps, dont les parties n'entrent que successivement
dans un lieu nouveau.
Pareillement la
troisième phase est forcément successive, parce que la croissance ne peut se
faire sans mouvement local, et aussi parce que cette croissance provient de la
vertu de l'âme agissant dans le corps déjà formé, et qui ne peut agir que dans
le temps.
Mais la formation
même du corps, en quoi consiste principalement la conception, s'est produite en
un instant pour un double motif. D'abord à cause de la vertu infinie de l'agent,
c'est-à-dire du Saint-Esprit, par qui le corps du Christ est formé, nous
l'avons dit récemment En effet, un principe actif peut disposer la matière
d'autant plus rapidement que sa puissance est plus grande. Aussi l'agent d'une
puissance infinie peut-il instantanément disposer la matière à la forme qui lui
est due.
Ensuite cette
formation a été instantanée du côté de la personne du Christ dont le corps se
formait. Car il ne lui convenait pas d'assumer un corps humain qui n'aurait pas
été formé. Mais, si la conception avait exigé un certain délai avant la
formation complète, la conception n'aurait pu être attribuée tout entière au
Fils de Dieu, car on ne la lui attribue qu'en raison de l'assomption d'un corps
humain. Et c'est pourquoi, au premier instant où la matière s'est trouvée
rassemblée et parvenait au lieu de la génération, le corps du Christ a été
parfaitement formé et assumé. Et c'est ainsi que l'on peut dire que le Fils de
Dieu lui-même a été conçu, - ce que l'on ne pourrait dire autrement.
Solutions :
1. Les deux textes de saint Augustin ne se rapportent pas
uniquement à la formation du corps du Christ, mais aussi à sa croissance
jusqu'au temps de l'enfantement. Aussi le nombre de jours indiqués amène à sa
perfection le temps de neuf mois que le Christ a passés dans le sein de la
Vierge.
2. Le mouvement local en question ne fait pas partie de la
conception proprement dite, mais il la précède.
3. On peut fixer non pas l'instant ultime où cette matière
était encore du sang, mais la fin du temps qui se relie sans aucun intervalle
au premier instant où fut formée la chair du Christ. Et cet instant fut aussi
la fin du temps du mouvement local de la matière jusqu'au lieu de la
génération.
4. La croissance se fait bien par la puissance de croissance
de celui-là même qui grandit ; tandis que la formation du corps se fait par la
puissance génératrice non de celui qui est engendré, mais de celui qui engendre
par sa semence, dans laquelle opère la vertu formatrice dérivée de l'âme du
père. Or le corps du Christ n'a pas été formé à partir d'une semence virile, nous
l'avons dit, mais de l'opération du Saint-Esprit. Il a donc fallu que cette
formation soit digne du Saint-Esprit. Mais la croissance du corps du Christ
s'est faite par la puissance de l'âme du Christ ; et puisque cette âme est de
la même espèce que la nôtre, il fallait que son corps augmente de la même
manière que ceux des autres hommes, pour montrer la réalité de sa nature
humaine.
Objections :
1. Le pape saint Léon écrit à Julien d'Éclane : "La chair
du Christ n'était pas d'une autre nature que la nôtre ; et son âme ne lui a pas
été insufflée par un autre principe qu'à nous." Mais l'âme des autres
hommes ne leur est pas infusée au premier moment de leur conception. Donc l'âme
ne devait pas être infusée dans le corps du Christ au premier instant de sa
conception.
2. L'âme, comme toute forme matérielle, requiert une quantité
déterminée de matière. Or, au premier instant de sa conception, le corps du
Christ n'a pas eu autant de volume qu'en ont les corps des autres hommes au
moment de leur animation. Autrement, s'il avait continué à se développer, ou
bien il serait né trop tôt, ou bien il aurait été à sa naissance plus gros que
les autres enfants. La première hypothèse contredit saint Augustin affirmant
que le Christ est resté neuf mois dans le sein de sa mère. La seconde contredit
le pape saint Léon pour qui "les mages trouvèrent l'enfant Jésus, qui ne
différait en rien de l'ensemble des enfants des hommes".
3. Partout où il y a un avant et un après, il y a forcément
plusieurs instants. Mais, selon le Philosophe, la génération de l'homme
requiert un avant et un après : il y a d'abord le vivant, ensuite l'animal et
ensuite l'homme. Donc l'animation du Christ ne pouvait se réaliser au premier
instant de sa conception.
Cependant :
Saint Jean Damascène nous dit : "C'est en même temps qu'il y
a eu la chair, la chair du Verbe de Dieu, et la chair animée par une âme
rationnelle et intellectuelle."
Conclusion :
Pour que la
conception soit attribuée au Fils de Dieu lui-même, comme nous le confessons
quand nous disons dans le Symbole : "Qui a été conçu du Saint-Esprit",
nous devons dire que le corps même, pendant qu'il était conçu, était assumé par
le Verbe de Dieu. Or nous avons montré plus haut que le Verbe de Dieu a assumé
le corps par l'intermédiaire de l'âme, et l'âme par l'intermédiaire de l'esprit,
c'est-à-dire de l'intellect. Aussi a-t-il fallu qu'au premier instant de sa
conception le corps du Christ soit animé par une âme rationnelle.
Solutions :
1. Le principe de l'insufflation de l'âme peut être envisagé
de deux côtés. D'une part, selon la disposition du corps, et à cet égard l'âme
n'a pas été insufflée au corps du Christ autrement qu'aux corps des autres
hommes. De même en effet qu'un homme reçoit son âme aussitôt que son corps est
formé, de même le Christ. Mais d'autre part on peut envisager ce principe
seulement par rapport au temps. Et ainsi, parce que le corps du Christ fut
parfaitement formé plus tôt que le nôtre, c'est plus tôt aussi qu'il fut animé.
2. L'âme ne peut être infusée que dans une matière ayant
atteint un certain volume ; mais ce volume admet une certaine latitude, il peut
être plus ou moins grand. Le volume que le corps possède quand l'âme lui est
infusée est proportionnel au volume parfait auquel il parviendra en grandissant,
si bien que les corps des hommes destinés à avoir une grande taille sont déjà
plus volumineux au moment de leur animation. La taille du Christ à l'âge
parfait était dans un juste milieu, auquel était proportionné le volume que son
corps avait à l'époque où les corps des autres hommes sont animés ; il était
cependant plus petit au moment de son animation. Cependant ce petit volume a
été suffisant, comme chez les hommes de petite taille, dont les corps sont
animés malgré leur petit volume.
3. Ce que dit là le Philosophe (Aristote) s'applique à la
génération des autres hommes, parce que c'est de façon progressive que leur
corps se forme et se dispose à recevoir l'âme. Étant d'abord imparfaitement
disposé, il reçoit une âme imparfaite. Ensuite, quand il est parfaitement
disposé, il reçoit une âme parfaite. Mais le corps du Christ, à cause de la
puissance infinie de l'agent, fut instantanément disposé de façon parfaite.
Aussi reçut-il dès le premier instant une forme parfaite, c'est-à-dire une âme
rationnelle.
Objections :
1. Ce qui n'existe pas ne peut être assumé. Mais la chair du
Christ a commencé d'exister par la conception. Il apparaît donc qu'elle fut
assumée par le Verbe de Dieu après avoir été conçue.
2. Le Verbe de Dieu a assumé la chair du Christ par
l'intermédiaire de l'âme rationnelle. Mais c'est au terme de la conception que
la chair a reçu cette âme, et donc que celle-ci fut assumée. Or, au terme de la
conception, elle était déjà conçue. Donc elle fut conçue d'abord, et assumée
ensuite.
3. Chez tout être engendré, ce qui est imparfait précède dans
le temps ce qui est parfait, comme le montre Aristote. Mais le corps du Christ
est engendré. Donc, il n'est pas parvenu à l'ultime perfection, qui consiste
dans l'union du Verbe de Dieu dès le premier instant de la conception ; la
chair fut conçue d'abord, et assumée ensuite.
Cependant :
Saint Augustin nous dit : "Tiens avec la plus grande fermeté
et ne doute aucunement que la chair du Christ n'a pas été conçue dans le sein
de la Vierge avant d'être prise par le Verbe."
Conclusion :
Comme nous l'avons
déjà dit, c'est au sens propre que Dieu s'est fait homme, mais nous ne disons
pas au sens propre que l'homme est devenu Dieu. Parce que Dieu a assumé ce qui
appartient à l'homme sans que cela ait d'abord existé comme subsistant par soi
avant d'être pris par le Verbe. Or, si la chair du Christ avait été conçue
avant d'être unie au Verbe, elle aurait eu à ce moment une hypostase autre que
celle du Verbe de Dieu. Ce qui est contraire à la notion d'Incarnation, selon
laquelle le Verbe de Dieu s'est uni à la nature humaine et à tous ses éléments
dans l'unité de son hypostase ; et il ne convenait pas que le Verbe de Dieu
détruise par son union l'hypostase préexistante de la nature humaine ou de l'un
de ses éléments. C'est pourquoi il est contraire à la foi de soutenir que la
chair du Christ a d'abord été conçue, et ensuite assumée par le Verbe de Dieu.
Solutions :
1. Si la chair du Christ n'avait pas été formée ou conçue en
un instant, mais dans une succession de temps, il faudrait choisir une de ces
hypothèses : ou bien que le Verbe s'est uni à ce qui n'était pas encore de la
chair, ou bien que la conception de la chair précéda son assomption. Or, puisque
nous soutenons que la conception fut instantanément parfaite, il s'ensuit que, dans
cette chair, l'acte de la conception et son résultat ont été simultanés. Et, selon
saint Augustin : "Nous disons que le Verbe de Dieu a été conçu par son
union à la chair, et que cette chair elle-même a été conçue par l'incarnation
du Verbe."
2. Cela répond aussi à la deuxième objection. Car c'est
simultanément, quand cette chair a été conçue, qu'elle reçoit conception et
animation.
3. Dans le mystère de l'Incarnation on n'envisage pas une
montée, comme si une réalité préexistante se haussait jusqu'à la dignité de
l'union, selon la position de l'hérétique Photin. On doit plutôt considérer
l'Incarnation comme une descente, en tant que le Verbe de Dieu a assumé l'imperfection
de notre nature, selon sa parole en saint Jean (6, 38. 51) : "Je suis
descendu du Ciel."
Objections :
1. Le Christ est appelé fils de l'homme selon la conception de
sa chair. Or il est véritablement et par nature fils de l'homme comme il est
véritablement et par nature le Fils de Dieu. Donc sa conception fut naturelle.
2. Aucune créature ne réalise une action miraculeuse. Mais la
conception du Christ est attribuée à la Bienheureuse Vierge, qui n'est qu'une
créature ; car on dit que la Vierge a conçu le Christ. Il apparaît donc que
cette conception n'a pas été miraculeuse mais naturelle.
3. Pour qu'une transformation soit naturelle il suffit que son
principe passif soit naturel, comme on l'a vu plus haut. Mais le principe
passif dans la conception du Christ a été naturel du côté de sa mère, on le
voit par ce qui a été dit. Donc la conception du Christ fut naturelle.
Cependant :
Saint Denys le pseudo-aréopagite écrit : "Le
Christ faisait les actions de l'homme d'une manière surhumaine, et c'est ce que
montre la Vierge qui conçoit surnaturellement."
Conclusion :
Selon saint Ambroise
de Milan, " tu rencontreras dans ce mystère beaucoup de choses conformes à
la nature, et beaucoup supérieures à la nature". En effet, si nous
considérons la conception du côté de la matière fournie par la mère, tout est
naturel. Mais si nous la considérons du côté de son principe actif, tout est
miraculeux. Or, le jugement que l'on porte sur un être quelconque doit tenir
compte de sa forme plus que de sa matière, et de l'agent plus que du patient.
Il s'ensuit que la conception du Christ doit être dite absolument miraculeuse
et surnaturelle, bien qu'elle soit naturelle à certains égards.
Solutions :
1. Le Christ est dit fils de l'homme au sens naturel en tant
qu'il a une nature humaine véritable, par laquelle il est fils d'homme, bien
qu'il l'ait reçue miraculeusement. C'est ainsi qu'un aveugle recouvrant la vue
a bien une vision naturelle par la puissance visuelle qu'il a reçue d'un
miracle.
2. La conception est attribuée à la Bienheureuse Vierge non
parce qu'elle en serait le principe actif, mais parce qu'elle a fourni la
matière de la conception et que celle-ci s'est accomplie dans son sein.
3. Un principe passif naturel suffit pour une transformation
naturelle quand il est mû lui-même d'une manière naturelle et ordinaire par un
principe qui lui est propre. Mais cela n'a pas lieu dans le cas envisagé. C'est
pourquoi la conception du Christ ne peut pas être appelée purement naturelle.
1. Au premier instant de sa conception, le
Christ a-t-il été sanctifié par la grâce ? - 2. A-t-il eu alors l'usage de son
libre arbitre ? - 3. A-t-il pu alors mériter ? - 4. A-t-il alors pleinement
joui de la vision béatifique ?
Objections :
1. Il est écrit (1 Co 15, 16) : "Ce qui vient en premier
n'est pas le spirituel." Or la sanctification de la grâce appartient au
spirituel. Ce n'est donc pas aussitôt, dès le premier instant de sa conception,
que le Christ a reçu la grâce de la sanctification, mais après un certain
délai.
2. La sanctification implique l'éloignement du péché, selon
saint Paul (1 Co 6, 11) : "Et cela", c'est-à-dire pécheurs, "vous
l'avez été jadis. Mais vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés".
Mais chez le Christ il n'y a jamais eu de péché. Il ne lui convient donc pas
d'être sanctifié par la grâce.
3. De même que tout a été fait par le Verbe de Dieu, ainsi, par
le Verbe incarné ont été sanctifiés tous les hommes qui le sont, selon l'épître
aux Hébreux (2, 11) : "Le sanctificateur et les sanctifiés ont tous même
origine." Mais, selon saint Augustin : "Le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, n'a pas été
fait". Donc le Christ, par qui tous sont sanctifiés, n'a pas été sanctifié
lui-même.
Cependant :
Il est écrit en
saint Luc (1, 35) : "L'être saint qui naîtra de toi sera appelé Fils de
Dieu." Et en saint Jean (10, 36) : "Celui que le Père a sanctifié et
envoyé dans le monde."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, l'abondance de la grâce qui sanctifie l'âme du Christ dérive de
son union au Verbe, selon cette parole en saint Jean (1, 14) : "Nous avons
vu sa gloire, gloire qu'il tient de son Père comme Fils unique plein de grâce
et de vérité." Or nous venons de montrer que le corps du Christ a été
animé et assumé dès le premier instant de sa conception par le Verbe de Dieu.
Il s'ensuit qu'au premier instant de sa conception, le Christ a eu la plénitude
de la grâce qui sanctifiait son âme et son corps.
Solutions :
1. L'ordre présenté dans ce texte par saint Paul concerne ceux
qui progressent vers un état spirituel. Or dans le mystère de l'Incarnation on
envisage la descente de la plénitude divine dans la nature humaine plutôt que
la progression jusqu'à Dieu d'une nature humaine préexistante. Et c'est
pourquoi l'état spirituel de l'homme Christ fut parfait dès le principe.
2. La sanctification consiste en ce que quelque chose devient
saint. Or on devient quelque chose non seulement à partir d'un état contraire, mais
aussi à partir d'un terme opposé seulement par négation ou privation ; ainsi
devient-on blanc à partir du noir, mais aussi à partir du non-blanc. Nous, de
pécheurs que nous étions, devenons saints, et c'est ainsi que notre
sanctification part du péché. Mais le Christ en tant qu'homme est devenu saint
parce qu'il n'a pas toujours eu cette sainteté de la grâce ; cependant il n'est
pas devenu saint après avoir été pécheur parce qu'il n'a jamais eu de péché ;
mais en tant qu'homme il est devenu saint, de non saint qu'il était ; mais ce
n'est pas à entendre à partir d'une privation : c'est-à-dire qu'à un moment il
aurait été homme sans être saint ; mais d'une négation : c'est-à-dire que
lorsqu'il n'était pas homme, il n'avait pas de sainteté humaine. Et c'est
pourquoi il est devenu à la fois homme et homme saint. Ce qui fait dire à
l'ange (Lc 1, 35) : "L'être saint qui naîtra de toi." Parole que
saint Grégoire le Grand explique ainsi : "Pour distinguer de la nôtre la
sainteté de Jésus, on dit qu'il naîtra saint. Nous, nous devenons saints, nous
ne naissons pas saints parce que nous sommes captifs par la condition de notre
nature corruptible. Lui seul est vraiment saint de naissance, lui qui n'a pas
été conçu dans une union charnelle."
3. Le Père ne réalise pas la création du monde par son Fils de
la même manière dont toute la Trinité opère la sanctification des hommes par le
Christ homme. Car le Verbe de Dieu a la même vertu et la même opération que
Dieu le Père ; aussi le Père n'agit-il pas par le Fils comme par un instrument
qui meut en étant mû, nous l'avons dit plus haut. Tandis que l'humanité du
Christ est à la fois sanctifiante et sanctifiée.
Objections :
1. Un être doit exister avant d'agir. Or, user de son libre
arbitre, c'est agir. L'âme du Christ ayant commencé d'exister au premier
instant de sa conception ainsi qu'on l'a il paraît impossible qu'au premier
instant de sa conception, il ait eu l'usage de son libre arbitre.
2. L'usage du libre arbitre consiste dans le choix. Or le
choix doit être précédé par la délibération du conseil ; car, selon le Philosophe
(Aristote) : "Le choix est un désir de ce dont on a délibéré". Il
semble donc impossible qu'au premier instant de sa conception, le Christ ait eu
l'usage de son libre arbitre.
3. Le libre arbitre est une faculté de volonté et de raison, comme
on l'a établi dans la première Partie ; ainsi son usage est un acte de volonté
et de raison, c'est-à-dire d'intellect. Mais l'acte d'intellect présuppose un
acte du sens, qui ne peut se produire sans une harmonie des organes qui ne
semblent pas avoir existé au premier instant de la conception du Christ.
Cependant :
Voici une
affirmation de saint Augustin : "Dès que le Verbe vint dans le sein de sa
mère, il a vraiment gardé sa propre nature et il est devenu chair et homme
parfait." Or un homme parfait a l'usage de son libre arbitre. Donc le
Christ, au premier instant de sa conception, a eu l'usage de son libre arbitre.
Conclusion :
Nous l'avons dit à
l'Article précédent la nature humaine assumée par le Christ doit avoir la
perfection spirituelle qu'elle n'a pas atteinte progressivement, mais qu'elle a
possédée dès le début. Or la perfection ultime ne se trouve ni dans la
puissance ni dans l'habitus, mais dans l'opération, aussi Aristote dit-il que
celle-ci est l'acte second. C'est pourquoi il faut affirmer que le Christ, au
premier instant de sa conception, eut cette opération de l'âme qui peut être
instantanée. Telle est l'opération de la volonté et de l'intelligence en quoi
consiste l'usage du libre arbitre. Car elle s'effectue soudainement et en un
seul instant, avec plus de rapidité encore que la vision corporelle ; la raison
en est que les actes de comprendre, de vouloir et de sentir ne sont pas des
mouvements, c'est-à-dire "les actes d'un sujet imparfait" accomplis
de façon successive, mais "les actes d'un sujet déjà parfait" selon
Aristote. On en conclura donc que le Christ a eu l'usage du libre arbitre dès
le premier instant de sa conception.
Solutions :
1. Un être a toujours une antériorité de nature par rapport à
son activité, non une antériorité de temps, mais au moment même où l'agent
possède son être parfait, il commence d'agir, à moins d'un obstacle. Ainsi le
feu, en même temps qu'il est engendré, commence à chauffer et à éclairer ; mais
tandis qu'il ne chauffe que progressivement, l'illumination est instantanée. Et
l'usage du libre arbitre est une opération de ce genre, on vient de le dire.
2. Le choix peut coïncider avec le terme du conseil, ou
délibération. Ceux qui ont besoin de délibérer font leur choix aussitôt que, leur
conseil achevé, ils ont la certitude du choix à faire, et c'est pourquoi ils ne
choisissent pas aussitôt. Cela montre que la délibération n'est requise avant
le choix que pour examiner ce qui est incertain. Or le Christ, au premier
instant de sa conception, comme il a eu la plénitude de la grâce sanctifiante, a
eu de même la plénitude de la vérité comme il a eu celle de la grâce
sanctifiante selon la parole de saint Jean : "plein de grâce et de
vérité". Aussi, ayant la certitude de toutes choses, il a pu faire son
choix instantanément.
3. L'intellect du Christ, selon sa science infuse, pouvait
comprendre même sans se tourner vers les images, nous l'avons montré plus haut.
Aussi pouvait-il y avoir en lui activité de la volonté et de l'intellect sans
activité sensible. Cependant il a pu y avoir en lui une première opération du
sens également, au premier instant de sa conception, surtout pour le sens du
toucher, sens par lequel l'enfant dans le sein de sa mère éprouve des
sensations avant même d'avoir reçu une âme raisonnable, dit Aristote.
Puisque
le Christ, au premier instant de sa conception, a eu une âme raisonnable, parce
que son corps était déjà formé et doté de ses organes, à beaucoup plus forte
raison pouvait-il au même instant exercer son sens du toucher.
Objections :
1. Le libre arbitre a le même rapport à l'égard du mérite ou
du démérite. Mais le démon, au premier instant de sa création, n'a pas pu
pécher, ainsi qu'on l'a montré dans la première Partie. Donc l'âme du
Christ non plus, au premier instant de sa création, qui fut le premier instant
de la conception du Christ, n'a pas pu mériter.
2. Ce que l'homme possède au premier instant de sa conception
semble lui être naturel parce que c'est à cela que se termine sa génération
naturelle.
Mais nous ne
méritons pas par les dons naturels, comme on l'a montré dans la deuxième Partie.
Il apparaît donc que l'usage du libre arbitre, que le Christ a possédé en tant
qu'homme au premier instant de sa conception, n'a pas été méritoire.
3. Ce qu'on a mérité une seule fois, on l'a en quelque sorte
acquis comme sien, et il semble ainsi qu'on ne peut plus le mériter, car
personne ne mérite ce qui lui appartient. Donc, si le Christ avait mérité au
premier instant de sa conception, il s'ensuivrait qu'il n'a rien mérité ensuite,
ce qui est évidemment faux.
Cependant :
Saint Augustin affirme : "Le Christ n'a eu absolument rien, quant
au mérite de l'âme, par où il puisse progresser." Or il aurait pu progresser
en mérite s'il n'avait pas mérité au premier instant de sa conception. Donc, au
premier instant de sa conception, le Christ a mérité.
Conclusion :
On l'a dit plus
haut : le Christ, au premier instant de sa conception, fut sanctifié par la
grâce. Or il y a une double sanctification : celle des adultes, qui se
sanctifient par leurs propres actes, et celle des enfants, qui sont sanctifiés
non par leur propre acte de foi, mais selon la foi de leurs parents ou de
l'Église. La première de ces sanctifications est plus parfaite que la seconde, de
même que l'acte est plus parfait que l'habitus, et ce qui est par soi plus que
ce qui est par un autre. Donc, puisque la sanctification du Christ a été
absolument parfaite, parce qu'il était sanctifié ainsi pour sanctifier les
autres, il s'ensuit que lui-même a été sanctifié selon le propre mouvement de
son libre arbitre. Mouvement qui est méritoire. En conséquence, le Christ a
mérité au premier instant de sa conception.
Solutions :
1. Non, le libre arbitre n'est pas dans le même rapport avec
le bien et avec le mal ; car il se porte vers le bien par lui-même et selon sa
nature, et vers le mal par déficience et hors de sa nature. Comme dit le
Philosophe (Aristote) : "Ce qui est contraire à la nature est postérieur à
ce qui lui est conforme ; parce que ce qui est contraire à la nature est comme
une brisure par rapport à ce qui lui est conforme". Et c'est pourquoi le
libre arbitre de la créature peut dès le premier instant de sa création se
mouvoir vers le bien en méritant, et non vers le mal en péchant, du moins si la
nature est intègre.
2. Ce que l'homme possède au principe de sa création, selon le
cours commun de la nature, il est naturel. Cependant rien n'empêche qu'aussitôt
créée une créature reçoive de Dieu quelque bienfait de la grâce. Et c'est de
cette manière que l'âme du Christ, au principe de sa création a reçu la grâce
qui lui permettrait de mériter. Pour cette raison l'on dit que cette grâce, selon
une certaine ressemblance, a été naturelle à cet homme qu'était le Christ, selon
saint Augustin.
3. Rien n'empêche de posséder une même réalité en vertu de
causes différentes. C'est ainsi que le Christ a mérité la gloire de son
immortalité dès le premier instant de sa conception, et il a pu la mériter
encore par ses actions et ses souffrances postérieures. Non que cette gloire
lui ait été due davantage, mais elle lui était due pour de plus nombreux
motifs.
Objections :
1. Le mérite précède la récompense de même que la faute
précède la peine. Or, on vient de le dire à l'Article précédent, le Christ a
mérité au premier instant de sa conception. Puisque l'état de compréhenseur est
la récompense primordiale, il apparaît que le Christ n'en a pas joui dès le
premier instant de sa conception.
2. Le Seigneur a dit (Lc 24, 26) : "Ne fallait-il pas que
le Christ souffrît et entrât ainsi dans sa gloire ?" Mais la gloire
appartient à l'état de compréhenseur. Donc le Christ n'a pas été dans cet état
dès le premier instant de sa conception.
3. Ce qui ne convient ni à l'homme ni à l'ange apparaît comme
le propre de Dieu et ainsi ne convient pas au Christ en tant qu'homme. Mais
être toujours bienheureux ne convient ni à l'homme ni à l'ange ; car s'ils
avaient été créés dans la béatitude, ils n'auraient pas péché par la suite.
Donc le Christ en tant qu'homme n'a pas été dans la béatitude au premier
instant de sa conception.
Cependant :
Il y a le Psaume
(65, 5) qui dit : "Bienheureux, celui que tu as choisi et assumé." Ce
que la Glose a appliqué à la nature humaine du Christ, qui a été assumée par le
Verbe de Dieu dans l'unité de sa personne. Mais c'est au premier instant de sa
conception que la nature humaine a été assumée ainsi. Donc en ce même instant
le Christ en tant qu'homme a été bienheureux, c'est-à-dire compréhenseur.
Conclusion :
Comme le
montraient les considérations précédentes, il ne convenait pas que le Christ, dans
sa conception, reçoive la grâce à l'état habituel sans en exercer l'acte. Or il
a reçu la grâce sans mesure, comme nous l'avons établi plus haut. Or la grâce
du voyageur, puisqu'elle n'égale pas celle du compréhenseur, a une mesure
moindre. Il est donc évident que le Christ, au premier instant de sa conception,
a reçu non seulement autant de grâce que les compréhenseurs, mais même une
grâce supérieure à celle de tous les bienheureux. Et puisque cette grâce n'a
pas existé sans s'exercer en acte, il s'ensuit qu'il a eu en acte la vision
bienheureuse : il a vu Dieu dans son essence plus clairement que n'ont pu le
faire les autres créatures.
Solutions :
1. Nous l'avons dit précédemment le Christ n'a pas mérité la
gloire de son âme, selon laquelle il est appelé compréhenseur, mais la gloire
de son corps, à laquelle il est parvenu par sa passion.
2. Cela répond aussi à la deuxième objection.
3. Il faut dire que le Christ, du fait qu'il fut Dieu et homme,
a eu dans son humanité même cette supériorité sur toutes les autres créatures :
d'avoir été bienheureux dès le début de sa conception.
Après avoir étudié la conception du Christ il faut traiter de sa
naissance :
- I. Sa naissance elle-même (Q. 35)
- II. La manifestation du Christ à sa naissance (Q. 36).
1. La naissance appartient-elle à la nature ou
à la personne ? - 2. Faut-il attribuer au Christ une autre naissance que sa
naissance éternelle ? - 3. La Bienheureuse Vierge est-elle la mère du Christ
selon sa naissance temporelle ? - 4. Doit-elle être appelée Mère de Dieu ? - 5.
Le Christ est-il Fils de Dieu le Père et de la Vierge-Mère selon deux
filiations ? - 6. Le mode de sa naissance. - 7. Le lieu de sa naissance. - 8.
L'époque de sa naissance.
Objections :
1. Saint Augustin écrit : "La nature éternelle et divine
ne peut être conçue et naître de la nature humaine que selon la réalité de
cette nature." Donc, s'il convient à la nature divine d'être conçue et de
naître en raison de la nature humaine, cela convient bien davantage à la nature
humaine elle-même.
2. Selon Aristote, "nature" dérive de "naître".
Or ces dérivations de mots correspondent à des ressemblances entre les
réalités. Il semble donc que la naissance se rattache à la nature plus qu'à la
personne.
3. On ne parle de "naître" au sens propre, que pour
ce qui commence d'exister par la naissance. Or ce qui commence d'exister par la
naissance du Christ, ce n'est pas sa personne, c'est sa nature humaine. La
naissance convient donc en propre à la nature, non à la personne.
Cependant :
Saint Jean Damascène écrit : "La naissance regarde
l'hypostase, non la nature."
Conclusion :
On peut attribuer
la naissance à un être de deux façons : comme à un sujet, ou comme à un terme.
Comme à un sujet, on l'attribue à ce qui naît. Or l'être qui naît, c'est
proprement l'hypostase, non la nature. En effet, puisque naître, c'est être
engendré, le but de la naissance est le même que celui de la génération : qu'un
être existe. Or l'existence n'appartient proprement qu'à l'être subsistant ; à
la forme non subsistante on attribue l'existence pour autant seulement que par
elle un être existe. D'autre part, la personne ou hypostase possède tous les
caractères de l'être subsistant, tandis que la nature se définit à la manière
d'une forme en laquelle un être subsiste. Donc, si l'on veut désigner le
véritable sujet de la naissance, il faudra attribuer celle-ci à la personne ou
hypostase, non à la nature.
En revanche, si
l'on pense au terme de la naissance, on attribuera celle-ci à la nature. Car le
terme de la génération et de n'importe quelle naissance, c'est la forme. Or, la
nature se définit à la manière d'une forme. Aussi la naissance est-elle définie
par Aristote, une voie qui mène à la nature" - l'intention de la nature, en
effet, vise la forme ou la nature de l'espèce.
Solutions :
1. En Dieu l'identité entre la nature et l'hypostase fait que
parfois on parle de nature au sens de personne. C'est la raison pour laquelle le
texte allégué dit que la nature a été conçue et est née : il faut l'entendre en
ce sens que la personne du Fils a été conçue et est née selon la nature
humaine.
2. Quant aux dérivations de mots, on remarquera que tout
mouvement ou changement ne tire pas son nom du sujet soumis au mouvement, mais
du terme auquel il aboutit et qui lui donne son espèce. Voilà pourquoi la
"naissance" ne reçoit pas son nom de la personne qui naît, mais de la
"nature" à laquelle aboutit la naissance.
3. En rigueur de termes, ce n'est pas la nature qui commence
d'exister, c'est plutôt la personne qui commence d'exister dans une nature. Car,
on vient de le voir, la nature est ce par quoi un être existe, tandis que la
personne est ce qui possède l'être subsistant.
Objections :
1. "La naissance est comme le mouvement d'une réalité qui
n'existait pas avant de naître et à laquelle le bienfait de la naissance donne
d'exister." Or le Christ a existé de toute éternité. Il n'a donc pas pu
naître temporellement.
2. Ce qui est parfait en soi n'a pas besoin de naissance. Or
la personne du Christ a été parfaite de toute éternité. Elle n'a donc pas eu
besoin de naissance temporelle.
3. La naissance convient en propre à la personne. Mais dans le
Christ il n'y a qu'une seule personne. Donc il n'y a en lui qu'une seule
naissance.
4. S'il y avait eu deux naissances, le Christ serait né deux
fois. Or cela est faux, car la naissance par laquelle il est né du Père ne
souffre pas d'interruption, étant éternelle. Pour parler de "deux
fois", il faudrait pourtant qu'il y ait eu interruption ; car on ne dit de
quelqu'un qu'il a couru deux fois que s'il a interrompu sa course. Il semble
donc que l'on ne doit pas poser dans le Christ une double naissance.
Cependant :
Avec saint Jean
Damascène : "Nous confessons deux naissances du Christ ; l'une éternelle
qui est du Père ; et l'autre qui a lieu dans les derniers temps, pour
nous".
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit à l'Article précédent, la nature a le même rapport avec la naissance que le
terme avec le mouvement ou changement. Or des termes divers appellent des
mouvements divers, dit Aristote. Et dans le Christ il y a deux natures : l'une
qu'il a reçue du Père, de toute éternité ; l'autre qu'il a reçue de sa mère, dans
le temps. Il est donc nécessaire d'attribuer au Christ deux naissances : l'une
par laquelle il est né éternellement du Père ; l'autre par laquelle il est né
de sa mère dans le temps.
Solutions :
1. Cette objection a été soulevée par un hérétique appelé
Félicien, et saint Augustin l'a résolue ainsi : "Imaginons, comme
plusieurs le veulent, qu'il y a dans le monde une âme commune qui, par un
mouvement inexplicable, vivifie tous les germes, de telle manière qu'elle ne
soit pas produite avec ce qui est engendré, mais qu'elle donne elle-même la vie
à ce qu'elle engendre. Cette âme commune, quand elle sera parvenue dans le sein
où elle doit former à son usage une matière passible, composera une seule personne
avec cette réalité, qui n'a pourtant pas la même substance qu'elle ; de l'union
de ces deux substances : l'âme commune qui agit et la matière qui subit son
action, résultera un seul homme. Et ainsi nous dirons que l'âme naît de sa mère,
non pas toutefois, qu'avant de naître, en ce qui la concerne, elle n'ait pas
existé du tout. De même donc, et d'une manière bien plus sublime, le Fils de
Dieu est né de sa mère en tant qu'homme, dans les mêmes conditions qu'un esprit
naît avec un corps ; ni l'esprit ni le corps ne sont de même substance, mais de
l'un et l'autre résulte une seule personne. Toutefois, nous ne disons pas que
le Fils de Dieu a commencé d'exister à partir de ce moment, pour qu'on ne croît
pas que la divinité est dans le temps. Nous ne reconnaissons pas non plus que
la chair du Fils de Dieu a existé de toute éternité, pour qu'on ne pense pas
que le Fils de Dieu n'avait pas pris un corps humain réel, mais seulement une
image de ce corps."
2. Cette objection, c'est l'argument de Nestorius. Saint Cyrille
d'Alexandrie y répond de la façon suivante : "Nous ne disons pas que le
Fils de Dieu ait eu besoin nécessairement pour lui-même d'une seconde naissance
après celle qui vient du Père ; c'est faire preuve de sottise et d'ignorance de
soutenir que le Fils, antérieur à tous les siècles et coéternel au Père, a eu
besoin d'un commencement pour exister une seconde fois. On dit qu'il est né
selon la chair parce que, pour nous et pour notre salut, en unissant à lui, de
façon permanente, ce qui est humain, il a procédé de la femme."
3. La naissance appartient à la personne comme à son sujet, à
la nature comme à son terme. Or un même sujet peut être soumis à plusieurs
changements, et ces changements varient nécessairement selon leurs termes.
Néanmoins, nous parlons ainsi, non parce que la naissance éternelle serait un
changement ou un mouvement, mais parce qu'on la présente à la manière d'un
changement ou d'un mouvement.
4. On peut dire que le Christ est né deux fois, en raison de
ses deux naissances. Comme le coureur qui court à deux moments différents est
dit courir deux fois, de même peut-on dire que naître une fois dans l'éternité,
et une fois dans le temps, qui désignent tous deux une mesure de durée, diffèrent
entre eux beaucoup plus que deux moments du temps.
Objections :
1. On l'a dit plus haut : la Bienheureuse Vierge Marie n'a
rien opéré dans la génération du Christ par mode de principe actif, elle a
seulement fourni la matière. Mais cela ne semble pas suffire pour qu'elle soit
considérée comme mère, autrement le bois serait appelé la mère du lit ou du
banc. Il apparaît donc que la Bienheureuse Vierge ne peut être appelée la mère
du Christ.
2. Le Christ est né miraculeusement de la Bienheureuse Vierge.
Mais la génération miraculeuse ne suffit pas à fonder la raison de maternité ou
de filiation, car nous ne disons pas qu'Ève est la fille d'Adam. Il semble donc
que le Christ ne doit pas non plus être appelé le fils de la Bienheureuse
Vierge.
3. Il revient à la mère d'émettre sa semence. Mais, dit saint
Jean Damascène : "Le corps du Christ n'a pas été formé par voie séminale, mais
par l'action créatrice de l'Esprit Saint." Il semble donc que la
Bienheureuse Vierge ne doit pas être appelée la mère du Christ.
Cependant :
Il y a ce texte de
saint Matthieu (1, 18) : "Telle fut la génération du Christ. Marie sa mère
était fiancée à Joseph."
Conclusion :
La Bienheureuse
Vierge est vraiment et au sens naturel la mère du Christ. On l'a dit déjà le
corps du Christ n'a pas été apporté du Ciel comme le prétendait l'hérétique
Valentin, mais il a été pris de la Vierge mère, et formé de son sang le plus
pur. Et cela seul est requis pour constituer la raison de mère, nous l'avons
montré. Donc la Bienheureuse Vierge est vraiment la mère du Christ.
Solutions :
1. On sait déjà que la paternité, la maternité et la filiation
ne se trouvent pas dans n'importe quelle génération, mais seulement dans la
génération des vivants. Lorsque des êtres inanimés proviennent d'une matière, il
n'en découle pas pour autant une relation de maternité et de filiation, mais
seulement dans la génération des vivants, qui est appelée à proprement parler
une naissance.
2. Selon saint Jean Damascène : La naissance temporelle, par
laquelle le Christ naquit pour notre salut, est d'une certaine façon "conforme
à la nôtre, puisqu'il est né homme, d'une femme, et au temps requis après la
conception ; mais elle dépasse la nôtre parce qu'il n'est pas né d'une semence,
mais du Saint-Esprit et de la Sainte Vierge, par-dessus la loi de la
conception". Ainsi, du côté de la mère, cette naissance a été naturelle, mais
du côté de l'opération du Saint-Esprit, elle a été miraculeuse. La Bienheureuse
Vierge est donc vraiment, et au sens naturel, mère du Christ.
3. La semence de la femme n'est pas nécessaire à la conception,
vous l'avons vu. Elle n'est donc pas requise à la maternité.
Objections :
1. Au sujet des mystères divins, il ne faut dire que ce qu'on
trouve dans la Sainte Écriture. Or celle-ci ne dit jamais que la Bienheureuse
Vierge soit la mère ou la génératrice de Dieu, mais qu'elle est "la mère
du Christ (Mt 1, 8), ou la mère de l'enfant" (Mt 2, 11; Mt 2, 20).
2. Le Christ est appelé Dieu selon sa nature divine. Mais
celle-ci n'a pas commencé d'exister par la Vierge. Donc on ne doit pas appeler
mère de Dieu la Bienheureuse Vierge.
3. Ce nom de Dieu est attribué à la fois au Père, au Fils et
au Saint-Esprit. Donc, si la Bienheureuse Vierge est la mère de Dieu, il
s'ensuivrait qu'elle est la mère du Père et du Saint-Esprit, ce qui est
absurde.
Cependant :
On lit dans les
chapitres de saint Cyrille d'Alexandrie approuvés par le Concile d'Éphèse :
"Si quelqu'un ne confesse pas que l'Emmanuel est vraiment Dieu, et que, par
suite, la Sainte Vierge est mère de Dieu, puisqu'elle a engendré selon la chair,
la chair qui est devenue celle du Dieu Verbe, qu'il soit anathème."
Conclusion :
On l'a dit
ailleurs. Tout nom qui désigne une nature au concret peut représenter
l'hypostase ou personne qui possède cette nature. Or, ainsi qu'on l'a montré, l'union
de l'Incarnation s'étant faite dans la personne, il est clair que ce nom :
"Dieu" peut représenter une personne ayant la nature humaine et la
nature divine. C'est pourquoi tout ce qui convient à la nature divine et à la
nature humaine peut être attribué à cette personne, qu'il s'agisse de noms
désignant la nature divine, ou se rapportant à la nature humaine. Or, on dit
d'une personne ou hypostase qu'elle est conçue et qu'elle naît, en raison de la
nature où se produisent la conception et la naissance. Étant donné que dès le début
de sa conception la nature humaine a été assumée par la personne divine, comme
nous l'avons dit plus haut, il s'ensuit que l'on peut dire en toute vérité que
Dieu a été conçu et est né de la Vierge. Or, on donne à une femme le titre de
mère de tel enfant parce qu'elle l'a conçu et engendré. Aussi est-il logique
que la Bienheureuse Vierge soit appelée en toute vérité mère de Dieu.
On ne pouvait nier,
en effet, que la Bienheureuse Vierge est mère de Dieu que dans deux hypothèses.
Ou bien parce que l'humanité aurait été le sujet de la conception et de la
naissance, avant que cet homme ait été Fils de Dieu : c'est la position de
Photin. Ou bien parce que l'humanité n'aurait pas été assumée dans l'unité de
la personne ou hypostase du Verbe de Dieu : c'est la position de Nestorius.
Mais l'une et l'autre position est erronée. Il est donc hérétique de nier que
la Bienheureuse Vierge est la mère de Dieu.
Solutions :
1. C'est l'objection de Nestorius. Voici comment on peut la
résoudre ; Quoiqu'on ne trouve pas expressément dans l’Écriture que la Vierge
soit la mère de Dieu, on y trouve pourtant explicitement que Jésus Christ est
"le Dieu véritable" (1 Jn 5, 20) et que la Bienheureuse Vierge est
"mère de Jésus Christ" (Mt 1, 18). Il résulte donc nécessairement des
paroles de l'Écriture que la Vierge est mère de Dieu.
En outre, il est
écrit (Rm 9, 5) : "C'est des Juifs qu'est issu le Christ selon la chair, lequel
est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement !" Or, il n'est issu des
juifs que par l'intermédiaire de la Bienheureuse Vierge. Par conséquent, celui
qui "est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement" est
véritablement né de la Bienheureuse Vierge et l'a eue pour mère.
2. C'est là encore une objection de Nestorius. Mais saint Cyrille
d'Alexandrie la résout ainsi : "L'âme humaine naît avec son propre corps
et est considérée comme ne faisant qu'un avec lui ; donc, si quelqu'un veut
dire que la Vierge a engendré la chair sans avoir engendré l'âme, il parle pour
ne rien dire. Nous percevons quelque chose d'analogue dans la génération du
Christ ; car le Verbe de Dieu est né de la substance de Dieu le Père ; mais
parce qu'il a assumé la chair, il est nécessaire de confesser qu'il est né
d'une femme selon la chair." Il faut donc affirmer que la Bienheureuse
Vierge est appelée "mère de Dieu", non pas qu'elle soit la mère de la
divinité, mais parce qu'elle est la mère, selon l'humanité, de la personne qui
possède la divinité et l'humanité.
3. Ce nom de Dieu a beau être attribué à la fois au Père, au
Fils et au Saint-Esprit, tantôt il représente la seule personne du Père, tantôt
la seule personne du Fils, ou celle du Saint-Esprit, comme nous l'avons montré
ailleurs". Ainsi, lorsqu'on dit : "La Bienheureuse Vierge est mère de
Dieu", le nom "Dieu" représente uniquement la personne du Fils
incarné.
Objections :
1. La naissance est cause de filiation. Mais dans le Christ il
y a deux naissances. Il y a donc aussi deux filiations.
2. La filiation, qui est la relation du fils à son père ou à
sa mère, dépend en quelque manière de ce fils, parce que l'être de la relation
est de se trouver en rapport avec autre chose ; si l'un des termes disparaît, l'autre
disparaît aussi. Or la filiation éternelle du Christ, en vertu de laquelle il
est Fils de Dieu le Père, ne dépend pas de sa mère, puisque rien d'éternel ne
dépend d'un être temporel. Le Christ n'est donc pas Fils de sa mère par une
filiation éternelle. Ou bien donc le Christ n'est d'aucune manière son fils, à
l'encontre de ce qu'on vient d'établir, ou bien il est son fils par une
filiation temporelle. Il y a donc dans le Christ deux filiations.
3. Dans la définition d'un terme relatif figure toujours
l'autre, ce qui montre que chacun d'eux est spécifié par l'autre. Mais un seul
et même être ne peut exister dans des espèces diverses. Il paraît donc
impossible qu'une seule et même relation ait pour termes des extrêmes
totalement divers. Or le Christ est le Fils du Père éternel et d'une mère
temporelle ; ce sont là des termes totalement divers. Il apparaît donc que le
Fils ne peut être le Fils du Père et de sa mère par la même relation. Il y a
donc dans le Christ deux filiations.
Cependant :
D'après saint Jean
Damascène, on peut multiplier dans le Christ tout ce qui convient à la nature, mais
non ce qui relève de sa personne. Or, la filiation appartient au premier chef à
la personne, car c'est une propriété personnelle, comme on a pu le voir dans la
première partie. Il n'y a donc dans le Christ qu'une seule filiation.
Conclusion :
À ce sujet on a
émis des opinions diverses. Certains, attentifs à la cause de la filiation, qui
est la naissance, mettent dans le Christ deux filiations comme deux naissances.
D'autres, attentifs au sujet de la filiation qui est la personne ou hypostase, mettent
dans le Christ une seule filiation comme il n'y a qu'une seule hypostase ou
personne.
En effet, l'unité
ou la pluralité de la relation ne tient pas aux termes, mais à la cause ou au
sujet. Car si elle tenait aux termes, il faudrait que tout homme ait en lui
deux filiations. L'une se rapportant à son père, et l'autre à sa mère. Mais, à
bien considérer, il apparaît que chacun est en rapport avec son père et sa mère
par la même relation, à cause de l'unité de la cause. En effet, par une même
naissance on naît de son père et de sa mère, si bien qu'on se rattache à tous
deux par la même relation. Et il en est de même pour le maître qui dispense le
même enseignement à de nombreux élèves, comme pour le seigneur qui gouverne
divers sujets par le même pouvoir.
Au contraire, lorsque
les causes diffèrent spécifiquement, les relations qu'elles produisent
diffèrent aussi spécifiquement. Alors rien n'empêche que plusieurs relations de
cette nature se trouvent dans le même sujet. C'est ainsi que le maître qui
enseigne aux uns la grammaire, et à d'autres la logique, n'exerce pas le même
magistère. Les relations d'un seul et même maître seront donc différentes avec
des élèves différents, ou avec les mêmes, auxquels il donne des enseignements
différents.
Il arrive parfois
que l'on soit en relation avec plusieurs personnes pour des causes diverses, mais
de même espèce ; on peut par exemple être père de divers fils en vertu d'actes
divers de génération. En ce cas la paternité ne peut différer spécifiquement
puisque les actes de générations sont de même espèce. Et parce que plusieurs
formes de même espèce ne peuvent exister simultanément dans un même sujet, il
est impossible qu'il y ait plusieurs paternités en celui qui a engendré
plusieurs fils. Mais il en serait autrement si l'on était père de l'un par
génération naturelle, et de l'autre par adoption.
Or, il est évident
que ce n'est pas par une seule et même naissance que le Christ est né de son
Père dans l'éternité, et de sa mère dans le temps. Ces naissances ne sont pas
les mêmes spécifiquement. En se plaçant à ce point de vue, il faudrait donc
dire qu'il y a dans le Christ des filiations diverses, l'une temporelle, l'autre
éternelle. Mais, parce que le sujet de la filiation n'est pas la nature ou une
partie de la nature, mais seulement la personne ou hypostase ; et parce qu'il
n'y a dans le Christ pas d'autre hypostase ou personne que la personne
éternelle, il ne peut y avoir en lui qu'une seule filiation : celle qui est
dans sa personne éternelle. Toute relation que l'on applique à Dieu en fonction
du temps ne pose rien de réel en Dieu. Lui-même qui est éternel, mais seulement
un être de raison, comme on l'a montré dans la première Partie. Voilà pourquoi
la filiation qui met le Christ en rapport avec sa mère ne peut pas être une
relation réelle, mais seulement une relation de raison.
Les deux opinions
exposées plus haut ont donc chacune une part de vérité. Car, si l'on envisage
les raisons parfaites de filiation, on dira qu'il y a deux filiations, puisqu'il
y a deux naissances. Mais si l'on considère le sujet de la filiation, qui ne
peut être que le suppôt éternel, il ne peut y avoir dans le Christ, comme
relation réelle, que la filiation éternelle.
Toutefois, on
donne au Christ le nom de fils relativement à sa mère, en vertu d'une relation
que l'on conçoit simultanément avec celle qui unit sa mère à lui. Il en va de
même pour Dieu, que l'on appelle Seigneur en vertu de la relation que l'on
conçoit simultanément avec la relation réelle par laquelle la créature est soumise
à Dieu. En Dieu, cette relation de domination n'est pas réelle, et pourtant
Dieu est vraiment Seigneur, en vertu de la soumission réelle de la créature
envers lui. Pareillement, le Christ est appelé réellement fils de la Vierge sa
mère, en raison de la relation réelle de maternité entre elle et le Christ.
Solutions :
1. La naissance temporelle causerait dans le Christ une
filiation temporelle réelle, s'il y avait là un sujet capable de recevoir cette
relation. Mais cela est impossible ; car le suppôt éternel ne peut lui-même
recevoir une relation temporelle, on vient de le voir. On ne peut pas dire non
plus que le Christ reçoit une filiation temporelle en raison de la nature
humaine, de même qu'il est sujet à une naissance temporelle ; car il faudrait
que la nature humaine soit d'une certaine manière sujette à la filiation, comme
elle est, d'une certaine manière sujette à la naissance ; lorsque l'on dit du
nègre qu'il est blanc en raison de ses dents, il faut que ses dents soient le
sujet de la blancheur. Or, la nature humaine ne peut d'aucune manière être le
sujet de la filiation, car cette relation regarde directement la personne.
2. La filiation éternelle ne dépend pas d'une mère temporelle
; mais avec cette filiation éternelle on conçoit un rapport temporel qui dépend
de cette mère, et qui suffit pour affirmer du Christ qu'il est fils de sa mère.
3. Comme dit Aristote : "L'un et l'être s'engendrent
réciproquement". Aussi parfois, dans l'un des deux extrêmes en relation, la
relation est un être réel, alors qu'elle n'est dans l'autre extrême qu'un être
de raison ; c'est le cas de la science et de son objet, ainsi que le dit encore
Aristote. Parfois aussi, dans l'un des deux extrêmes en relation, il n'y a
qu'une seule relation, alors que du côté de l'autre on en compte un grand
nombre. C'est ainsi que chez les parents on trouve une double relation : l'une
de paternité, l'autre de maternité ; ces deux relations sont différentes
spécifiquement, car c'est pour des raisons différentes que le père et la mère
sont principes de génération. (En revanche, si c'était sous le même aspect que
plusieurs individus seraient principes d'une seule action, par exemple du
halage d'un bateau, il n'y aurait chez tous qu'une seule et même relation.) Du
côté de l'enfant, il n'existe qu'une seule relation selon la réalité ; mais
cette filiation est conçue comme double par la raison, en tant qu'elle
correspond aux deux relations que l'on constate chez les parents, selon deux
points de vue de l'esprit. Pareillement donc, d'une certaine manière, il n'y a
dans le Christ qu'une seule filiation réelle, celle qui regarde le Père éternel
; et cependant on y conçoit aussi un autre point de vue, temporel, celui qui
regarde la mère temporelle.
Objections :
1. La mort des hommes dérive du péché des premiers parents (Gn
2, 17) : "Le jour où vous en mangerez, vous mourrez certainement." De
même aussi les douleurs de l'enfantement (Gn 3, 16) : "Tu enfanteras tes
fils dans la douleur." Mais le Christ a voulu subir la mort. Il semble au
même titre que son enfantement a dû s'accompagner de douleurs.
2. La fin est proportionnelle au principe. Or, la vie du
Christ s'est achevée dans la douleur (Is 53, 4) : "Il a vraiment porté nos
douleurs." Il apparaît donc que même dans sa naissance il devait y avoir
les douleurs de l'enfantement.
3. Dans le Protévangile de Jacques on voit des
sages-femmes accourir à la naissance du Christ, qui semblent avoir été
nécessaires à cause des douleurs de l'enfantement. Il semble donc que la
Bienheureuse Vierge a enfanté dans la douleur.
Cependant :
Dans un sermon
qu'on lui attribue, saint Augustin s'adresse ainsi à la Vierge Marie : "Tu
n'as connu ni flétrissure en concevant, ni douleur en enfantant."
Conclusion :
Les douleurs de
l'enfantement sont causées par la distension des organes à travers lesquels
l'enfant sort du sein de la mère. Or, nous avons dit précédemment que le Christ
est sorti du sein de sa mère resté fermé, ce qui n'a imposé aucune violence aux
organes. C'est pourquoi cet enfantement n'a comporté aucune douleur, ni aucune
lésion physique. Au contraire, il y a eu là une très grande joie, du fait que
l'homme Dieu est né dans le monde, selon la parole d'Isaïe (75, 1) : "La
terre fleurira comme le lis, elle exultera dans la joie et la louange."
Solutions :
1. Les douleurs de l'enfantement sont chez la femme une
conséquence de son union charnelle avec l'homme. C'est ce que suggère la Genèse
quand, après avoir dit (3, 16) : "Tu enfanteras dans la douleur", elle
ajoute "Et l'homme te dominera." Mais comme le remarque un sermon
attribué à saint Augustin, sur l'Assomption de la Vierge mère de Dieu a été
exceptée de cette sentence : "Ayant reçu le Christ sans la souillure du
péché et sans l'abaissement d'un commerce charnel avec l'homme, elle a engendré
sans douleur, et sans atteinte à son intégrité, et elle est demeurée dans une
parfaite virginité. Et si le Christ a subi la mort, c'est volontairement, afin
de satisfaire pour nous ; il n'y fut point comme forcé par cette sentence, car
lui-même n'était pas astreint à la mort.
2. De même que le Christ en mourant a détruit notre mort, ainsi,
par sa douleur, nous a-t-il délivrés de nos douleurs ; c'est pourquoi il a
voulu mourir dans la souffrance. Mais les douleurs de l'enfantement qu'aurait
subies sa mère ne concernaient pas le Christ qui venait satisfaire pour nos
péchés. C'est pourquoi il n'a pas fallu que sa mère l'enfante dans la douleur.
3. D'après saint Luc (2, 7), la Bienheureuse Vierge elle-même
"enveloppa de langes et posa dans une mangeoire" l'enfant qu'elle
venait de mettre au monde : ce qui montre la fausseté du Protévangile de
Jacques, livre apocryphe. Aussi saint Jérôme, écrit-il : "Il n'y eut
là aucune sage-femme, aucune activité de commères, Marie fut à la fois la mère
et la sage-femme. "Elle enveloppa son enfant de langes et le posa dans une
mangeoire" : cette phrase condamne les extravagances des apocryphes."
Objections :
1. Il est dit en Isaïe (2, 3) : "C'est de Sion que
sortira la Loi, et la parole du Seigneur, de Jérusalem." Mais le Christ
est véritablement la Parole de Dieu. Il aurait donc dût venir au monde à Jérusalem.
2. Selon saint Matthieu (2, 23), il était écrit du Christ :
"On l'appellera Nazaréen", ce qui vient de la prophétie d'Isaïe (11, 1)
: "Une fleur montera de sa tige", Nazareth en effet veut dire "fleur".
Mais on tire son nom surtout de son lieu de naissance. Il semble donc qu'il
aurait dû naître à Nazareth, où il avait été conçu et où il devait grandir.
3. Le Seigneur est venu en ce monde pour annoncer la foi en la
Vérité, comme il le dit en saint Jean (18, 37) : "Je suis né et je suis
venu dans le monde afin de rendre témoignage à la vérité." Mais cette
mission lui aurait été facilitée s'il était né dans la ville de Rome, qui
tenait alors le monde sous sa domination. C'est ce qui faisait dire à saint
Paul écrivant aux Romains (1, 8) : "Votre foi est annoncée à tout
l'univers." On voit donc qu'il n'aurait pas dû naître à Bethléem.
Cependant :
Il est écrit dans
Michée (5, 2) : "Et toi, Bethléem Éphrata, tu es toute petite parmi les
chefs-lieux de Juda ; c'est de toi que sortira pour moi celui qui doit régner
sur Israël."
Conclusion :
Le Christ a voulu
naître à Bethléem pour deux motifs :
- 1° Le premier, c'est
que "il est né de la race de David selon la chair" (Rm 1, 3). C'est à
David qu'avait été faite une promesse spéciale au sujet du Christ (2 S 23, 1) :
"Oracle de l'homme haut placé, du Messie du Dieu de Jacob." Et c'est
pourquoi le Christ voulut naître à Bethléem, où David était né, afin de montrer
par le lieu même de sa naissance l'accomplissement de la promesse qui lui avait
été faite. C'est ce que souligne l'évangile disant (Lc 2, 4) : "Parce que
Joseph était de la maison et de la famille de David."
- 2° Deuxième
motif pour naître à Bethléem. Comme dit saint Grégoire le Grand :
"Bethléem se traduit : Maison du pain. Or le Christ est celui qui a dit :
Je suis le pain vivant, qui suis descendu du Ciel."
Solutions :
1. De même que David est né à Bethléem, c'est Jérusalem qu'il
a choisie pour établir le siège de sa royauté et y construire le temple de Dieu
; c'est ainsi qu'il choisit Jérusalem pour qu'elle soit une cité à la fois
royale et sacerdotale. Or le sacerdoce du Christ et sa royauté se sont
consommés surtout dans sa passion. Ainsi convenait-il que le Christ ait choisi
Bethléem comme lieu de sa naissance, et Jérusalem comme lieu de sa passion.
Par là, en outre, le
Christ a confondu la vaine gloire des hommes qui s'enorgueillissent de naître
dans des villes réputées et cherchent à y être honorés. A l'inverse, le Christ
a voulu naître dans une cité sans gloire, et souffrir l'opprobre dans une cité
illustre.
2. Le Christ voulut se signaler par sa vie vertueuse, et non
par son origine charnelle. C'est pourquoi il voulut être élevé et formé dans la
ville de Nazareth, tandis qu'il ne voulut naître à Bethléem que comme un hôte
de passage. Selon saint Grégoire le Grand : "Par l'humanité qu'il avait
assumée, il naissait comme à l'étranger, non selon sa puissance, mais selon sa
nature." Et, dit encore saint Bède, "il cherchait une place à
l'hôtellerie pour nous préparer de nombreuses demeures dans la maison de son
Père".
3. Comme il est dit dans un sermon du Concile d'Éphèse :
"Si le Christ avait choisi la grande cité de Rome, on aurait attribué la
conversion du monde au prestige de ses concitoyens. S'il avait été le fils de
l'Empereur, on aurait rattaché sa réussite à sa puissance. Mais afin de faire
reconnaître que sa divinité avait transformé le monde, il choisit une mère très
pauvre et une patrie plus pauvre encore." Comme dit saint Paul (1 Co 1, 27)
: "Dieu choisit ce qui est faible ici-bas pour confondre ce qui est
fort." C'est pourquoi, afin de montrer davantage son pouvoir, c'est de
Rome même, capitale du monde, qu'il fit la capitale de son Église, en signe de
victoire parfaite. De là devait se répandre la foi dans le monde entier, selon
cet oracle d'Isaïe (26, 8) : "Il humiliera la cité altière. Elle sera
foulée aux pieds par le pauvre", c'est-à-dire le Christ, "par les pas
des indigents", c'est-à-dire des Apôtres Pierre et Paul.
Objections :
1. Le Christ venait pour rendre aux siens la liberté. Or il
est né au temps de l'esclavage, où le monde entier est recensé sur l'ordre
d'Auguste, parce que soumis à l'impôt, selon saint Luc (2, 1).
2. Ce n'est pas aux païens qu'avait été promise la naissance
du Christ, d'après saint Paul (Rm 9, 4) : "Les promesses appartiennent à
Israël." Mais le Christ est né à l'époque où dominait en Judée un roi
étranger : "Jésus étant né au temps du roi Hérode" (Mt 2, 1).
3. Le temps de la présence du Christ dans le monde est comparé
au jour parce qu'il est lui-même la lumière du monde ; ce qui lui fait dire (Jn
9, 4) : "Tant qu'il fait jour, il faut que j'accomplisse les oeuvres de
celui qui m'a envoyé." Mais en été les jours sont plus longs qu'en hiver.
Donc, puisqu'il est né au coeur de l'hiver, le huit des calendes de janvier (25
décembre), il apparaît que l'époque de sa naissance était mal choisie.
Cependant :
Il y a cette
parole de saint Paul (Ga 4, 4) : "Lorsqu'est venue la plénitude des temps,
Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme, né sujet de la loi."
Conclusion :
Il y a cette
différence entre le Christ et les autres hommes que ceux-ci naissent soumis à
la nécessité du temps, et que le Christ, comme Seigneur et Créateur de tous les
temps, a choisi la date où il naîtrait, ainsi que sa mère et le lieu de sa
naissance. Et parce que ce qui vient de Dieu est parfaitement ordonné et
harmonieusement disposé, il s'ensuit que le Christ naîtrait au moment le mieux
choisi.
Solutions :
1. Oui, le Christ était venu pour nous ramener de l'état de
servitude à l'état de liberté. Et c'est pourquoi, de même qu'il a adopté notre
mortalité afin de nous ramener à la vie, de même, dit saint Bède : "Il a
daigné s'incarner au moment où, dès sa naissance, il serait enregistré par le
recensement de César et, pour notre libération, se soumettrait lui-même à la
servitude."
De plus, à cette
époque où l'univers entier vivait sous un seul prince, une paix parfaite
régnait sur le monde. Et c'est pourquoi il convenait que le Christ naisse à
cette époque, lui qui est "notre paix, faisant de deux peuples un seul"
(Ep 2, 14). Aussi, saint Jérôme dit-il : "Déroulons l'histoire ancienne :
nous y trouvons que la discorde a régné dans le monde entier jusqu'à la
vingt-huitième année de César Auguste ; mais à la naissance du Seigneur, toutes
les guerres cessèrent", selon cette prédiction d'Isaïe (2, 4) :
"Aucun peuple ne lèvera l'épée contre un autre."
En outre, il
convenait que sa naissance ait lieu au temps où un seul prince dominait le
monde, puisque lui-même venait "rassembler les siens dans l'unité, afin
qu'il n'y ait plus qu'un seul troupeau et un seul pasteur" (Jn 10, 16).
2. Le Christ a voulu naître au temps d'un roi étranger, pour
accomplir la prophétie de Jacob disant (Gn 50, 10) : "Le sceptre ne
s'éloignera pas de Juda, ni le chef ne s'éloignera de sa race, jusqu'à ce que
vienne celui qui doit être envoyé." saint Jean Chrysostome explique :
"Tant que la nation juive fut régie par des rois juifs, même pécheurs, les
prophètes lui furent envoyés pour lui porter remède. Mais, lorsque la loi de
Dieu fut sous le pouvoir d'un roi inique, le Christ naquit ; car le mal
souverain et implacable appelait un médecin d'autant plus habile."
3. "Ce fut quand la lumière du jour commence à croître
que le Christ a voulu naître "pour montrer qu'il venait pour faire grandir
les hommes dans la lumière divine, selon la prophétie (Lc 1, 79) :
"Éclairer ceux qui sont assis dans les ténèbres et l'ombre de la
mort." De même encore, il a choisi pour naître les rigueurs de l'hiver
afin de souffrir pour nous, dès ce moment, dans sa chair.
1. La naissance du Christ devait-elle être
manifestée à tous ? - 2. Devait-elle être manifestée à quelques-uns ? - 3. A
qui devait-elle être manifestée ? - 4. Devait-il se manifester lui-même, ou
plutôt par d'autres ? - 5. Par quels autres moyens aurait-il dû se manifester ?
- 6. L'ordre de ses manifestations. - 7. L'étoile par laquelle sa naissance fut
manifestée. - 8. L'adoration des mages qui ont connu par l'étoile la naissance
du Christ.
Objections :
1. L'accomplissement doit correspondre à la promesse. Or un
Psaume (50, 3) promet ainsi l'avènement du Christ : "Dieu viendra d'une
façon manifeste." Or il est venu par sa naissance charnelle. Il semble
donc que cette naissance aurait dû être manifeste pour le monde entier.
2. Paul écrit (1 Tm 1, 15) : "Le Christ est venu en ce
monde pour sauver les pécheurs." Mais cela ne se réalise que dans la
mesure où la grâce de Dieu se manifeste à eux selon l'épître à Tite (2, 11) :
"La grâce du Sauveur notre Dieu s'est manifestée à tous les hommes, nous
enseignant à renoncer à l'impiété et aux convoitises mondaines pour que nous
vivions en ce monde avec tempérance, piété et justice." Il apparaît donc que
la naissance du Christ aurait dû être manifeste à tous.
3. Dieu est enclin par-dessus tout à faire miséricorde, selon
le Psaume (145, 9) : "Ses miséricordes sont pour toutes ses oeuvres."
Mais au second avènement, où la justice exercera son jugement, sa venue sera
manifeste à tous selon saint Matthieu (25, 27) : "Comme l'éclair part de
l'orient et brille jusqu'à l'occident, ainsi sera l'avènement du Fils de
l'homme." Donc, à plus forte raison, le premier avènement, par lequel il
est né charnellement dans le monde, doit être manifeste à tous.
Cependant :
On lit dans Isaïe
(45, 15) : "Vraiment tu es un Dieu caché, saint d'Israël, Sauveur."
Et on y lit encore (53, 3) : "Son visage était comme caché et
méprisé."
Conclusion :
La naissance du
Christ ne devait pas être manifestée communément à tous :
- 1° Parce que
cela aurait empêché la rédemption des hommes, qui s'est réalisée par la croix
du Christ, car, dit saint Paul (1 Co 2, 8) : "S'ils l'avaient connu, jamais
ils n'auraient crucifié le Seigneur de gloire".
- 2° Parce que
cela aurait diminué le mérite de la foi, par laquelle il était venu justifier
les hommes selon cette parole (Rm 3, 22) : "La justice de Dieu est par la
foi en Jésus Christ." Car si, à la naissance du Christ, des indices
manifestes l'avaient révélé à tous, la foi aurait perdu sa raison d'être
puisqu'elle est d'après l'épître aux Hébreux (11, 1) : "La conviction des
réalités qu'on ne voit pas".
- 3° Parce que
cela aurait jeté le doute sur la réalité de son humanité. Aussi saint Augustin écrit-il
: "S'il était passé directement de la petite enfance à la jeunesse, s'il
n'avait pris aucune nourriture, aucun sommeil, n'aurait-il pas donné des armes
à l'erreur ? N'aurait-on pas cru qu'il n'avait en rien assumé l'homme véritable
? En produisant tout par miracle, n'aurait-il pas détruit l'oeuvre de sa
miséricorde ?
Solutions :
1. Ce Psaume s'entend de la venue du Christ pour le jugement, selon
l'explication de ce passage par la Glose.
2. Il fallait bien que tous les hommes soient instruits pour
leur salut de la grâce du Christ, non dès sa naissance mais plus tard, au cours
des temps, après qu'il aurait "opéré le salut au milieu de la terre"
(Ps 74, 12). Voilà pourquoi le Christ, après sa passion et sa résurrection, a
dit à ses disciples : "Allez, enseignez toutes les nations."
3. Il est requis pour le jugement que l'autorité du juge soit
connue ; aussi faut-il que l'avènement du Christ pour le jugement soit
manifeste. Mais son premier avènement s'est fait pour le salut de tous, qui
s'obtient par la foi, laquelle a pour objet des réalités qu'on ne voit pas. Et
c'est pourquoi le premier avènement du Christ devait être caché.
Objections :
1. On vient de le dire, il convenait au salut de l'humanité
que le premier avènement du Christ soit caché. Mais le Christ est venu pour
sauver tous les hommes, selon saint Paul (1 Tm 4, 10) : "Il est le Sauveur
de tous les hommes, surtout des croyants." Donc sa naissance n'aurait dû
être manifestée à personne.
2. La future naissance du Christ avait été manifestée à la
Bienheureuse Vierge et à Joseph. Il n'était donc pas nécessaire, après sa
naissance, de manifester celle-ci à d'autres.
3. Le sage ne manifeste pas ce qui provoque du trouble et du
dommage chez les autres. Or la manifestation de la naissance du Christ a
provoqué du trouble selon saint Matthieu (2, 3) : "A cette nouvelle, Hérode
fut troublé et tout Jérusalem avec lui." En outre, on sait le mal que cela
fit à d'autres, car à cette occasion "Hérode fit massacrer à Bethléem et
aux alentours, les enfants âgés de deux ans et au-dessous".
Cependant :
La naissance du Christ
n'aurait profité à personne si elle avait été cachée à tous. Mais il fallait
que sa naissance soit profitable ; autrement il serait né pour rien. Il semble
donc qu'elle devait être manifestée à quelques-uns.
Conclusion :
Comme dit l'Apôtre
(Rm 13, 1) : "Ce qui vient de Dieu est fait avec ordre". Or, c'est
une loi de la sagesse divine que les dons de Dieu et les secrets de sa sagesse
ne parviennent pas uniformément à tous. Ils sont d'abord communiqués
directement à certains, et par leur intermédiaire les autres en bénéficient. Il
en fut ainsi pour le mystère de la Résurrection : on lit dans les Actes (10, 40)
: "Dieu a donné au Christ ressuscité de se faire voir, non à tout le
peuple, mais aux témoins qu'il avait choisis d'avance." La même règle
s'était imposée au sujet de la naissance du Christ : manifester celle-ci non
pas à tous, mais à quelques-uns, par l'entremise desquels la connaissance en
parviendrait aux autres hommes.
Solutions :
1. Il aurait été également préjudiciable au salut de l'humanité
que la naissance de Dieu soit manifestée à tous les hommes, ou qu'elle ne soit
connue d'aucun. Dans les deux cas, la foi disparaissait. Dans le premier, parce
que cette naissance aurait été entièrement manifeste ; dans le second, parce
qu'elle n'aurait été connue par personne dont on puisse entendre le témoignage
; car, suivant l'Apôtre (Rm 10, 17), "la foi vient de ce qu'on a
entendu".
2. Marie et Joseph devaient être instruits de la naissance du
Christ parce qu'il leur revenait de montrer du respect à l'enfant attendu, et
de l'accueillir à sa naissance. Mais leur témoignage, à cause de son caractère
familial, n'aurait pas été reçu comme un hommage à la grandeur du Christ. Il
fallait donc que sa naissance soit manifestée à des étrangers dont le témoignage
ne pouvait être suspect.
3. Le trouble qui a suivi cette manifestation s'harmonise
lui-même avec la naissance du Christ.
- 1° D'abord parce
que la dignité céleste du Christ s'y révèle, comme dit saint Grégoire le Grand
: "A la naissance du roi du Ciel, le roi de la terre se trouble : la
grandeur humaine est confondue quand se découvre la dignité céleste."
- 2° Ensuite on y
voyait préfiguré le pouvoir judiciaire du Christ. C'est ce qui fait dire à
saint Augustin dans un sermon sur l'Épiphanie. "Que sera le tribunal du
Christ, si déjà le berceau d'un enfant a terrorisé les rois orgueilleux ?"
- 3° Enfin ce
trouble symbolisait la destruction du règne des démons. Car, selon saint Léon, "Hérode
n'est pas tellement troublé en lui-même que le démon en Hérode. Car Hérode
voyait un homme terrestre là où le démon voyait Dieu. Et tous deux redoutaient
un successeur à leur royauté : le démon un successeur céleste, Hérode un
successeur terrestre". Mais cette crainte était superflue parce que le
Christ n'était pas venu pour régner sur terre. Comme dit le pape saint Léon en
s'adressant à Hérode : "Ton royaume ne suffit pas à contenter le Christ, et
le maître du monde ne peut être enfermé dans les étroites limites de ton
pouvoir."
Que les Juifs se
soient troublés, alors qu'ils auraient dû se réjouir, cela tient, dit saint
Jean Chrysostome "à ce que des gens iniques ne pouvaient se réjouir de
l'avènement du juste" ; ou bien, c'est parce qu'ils voulaient flatter
Hérode qu'ils craignaient, car "la foule flatte plus qu'il n'est juste
ceux dont elle subit la cruauté".
Et que des enfants
aient été massacrés par Hérode, cela n'a pas été à leur détriment, mais à leur
avantage. Car saint Augustin dit dans un sermon pour l'Épiphanie : "Ne
croyez pas que le Christ, venu afin de délivrer les hommes, n'a rien fait pour
récompenser ceux qui étaient massacrés pour lui, alors que sur la croix il
priait pour ses meurtriers."
Objections :
1. Le Seigneur a ordonné à ses disciples (Mt 10, 5) : "Ne
prenez pas le chemin des païens", parce qu'il voulait d'abord se
manifester aux Juifs. Il était encore beaucoup moins indiqué que la naissance
du Christ soit révélée à des païens "qui venaient d'Orient" (Mt 2, 1).
2. La manifestation de la vérité divine doit se faire d'abord
aux amis de Dieu, selon le livre de Job (36, 33 Vg) : "Il l'annoncera à
son ami." Mais les mages étaient des ennemis de Dieu, selon ce texte (Lv
19, 31 Vg) : "N'allez pas vers les mages et ne consultez pas les
devins." La naissance du Christ n'aurait donc pas dû être manifestée aux
mages.
3. Le Christ était venu délivrer le monde entier de la
puissance du diable, aussi est-il dit en Malachie (1, 11) : "Du levant au
couchant, mon nom est grand parmi les nations." Il ne devait donc pas se
manifester seulement à l'orient, mais aussi sur toute la terre.
4. Tous les sacrements de l'ancienne loi préfiguraient le
Christ. Or ils étaient dispensés par le ministère des prêtres de cette loi. Il
semble donc que la naissance du Christ aurait dû être manifestée aux prêtres
dans le Temple, plutôt qu'à des bergers dans la campagne.
5. Le Christ est né d'une vierge mère, et c'était un
tout-petit. Il aurait donc paru mieux de manifester sa naissance à des jeunes
gens et à des vierges, plutôt qu'à des gens âgés et mariés comme Syméon et
Anne.
Cependant :
Il y a cette
parole du Christ (Jn 13, 18) : "Je connais ceux que j'ai choisis." Or,
ce qui se fait selon la sagesse de Dieu est bien fait. Donc ceux à qui a été
manifestée la naissance du Christ ont été bien choisis.
Conclusion :
Le salut qui
devait être réalisé par le Christ concernait toutes les catégories d'hommes
parce que, dit saint Paul (Col 3, 11) : "Dans le Christ Jésus il n’y a
plus ni homme ni femme, ni païens ni Juifs, ni esclaves ni homme libre" et
ainsi des autres différences. Et pour que cela soit préfiguré dans la naissance
même du Christ il a été manifesté à des hommes de toutes conditions. Parce que,
dit saint Augustin : "Les bergers étaient des Israélites et les mages des
païens. Les uns habitaient tout près, les autres venaient de loin. Les uns et
les autres se rejoignirent en s'unissant à la pierre angulaire". Il y eut
entre eux d'autres différences : les mages étaient sages et puissants, les
bergers ignorants et grossiers. Il s'est aussi manifesté à des justes comme
Syméon et Anne, et à des pécheurs comme les mages ; il s'est encore manifesté à
des hommes et à des femmes, comme Anne, pour montrer que nulle condition
humaine n'est exclue du salut du Christ.
Solutions :
1. Cette manifestation de la naissance du Christ fut comme les
prémices de la manifestation plénière qui se produirait plus tard. Selon saint
Augustin : "Et de même qu'à cette seconde manifestation la grâce du Christ
fut annoncée par le Christ et ses Apôtres d'abord aux Juifs et ensuite aux
païens ; de même les premiers à s'approcher du Christ furent les bergers, qui
étaient les prémices des juifs comme étant ses voisins ; et ensuite les mages
qui venaient de loin, eux qui furent les prémices des nations".
2. Comme dit encore saint Augustin : "Si le manque de
culture domine dans la rusticité des bergers, l'impiété domine dans les
sacrilèges des mages. Et pourtant, celui qui était la pierre angulaire s'est
adjoint les uns et les autres ; car il venait choisir ce qui était ignorant
pour confondre les sages, et appeler non les justes, mais les pécheurs, afin
qu'aucune grandeur ne pût s'enorgueillir et aucune faiblesse désespérer."
Toutefois, certains disent que les mages n'étaient pas des magiciens, mais de
savants astronomes, appelés "mages" par les Perses ou les Chaldéens.
3. Selon saint Jean Chrysostome : "Les mages sont venus
de l'orient parce que la foi a commencé là où naît le jour, parce que la foi
est la lumière des âmes". Ou bien "parce que tous ceux qui viennent
au Christ, viennent de lui et par lui", dont Zacharie nous dit (6, 12 Vg)
: "Voici un homme, Orient est son nom." On dit qu'ils sont venus
d'Orient, littéralement, c'est-à-dire du fond de l'Orient, pour certains ; ou
bien de régions proches de la Judée, mais à l'orient de celle-ci. Cependant il
est vraisemblable que certains signes de la naissance du Christ sont apparus
aussi dans d'autres parties du monde. Ainsi de l'huile a jailli à Rome, et en
Espagne apparurent trois soleils qui, peu à peu, se réunirent en un seul.
4. Comme dit saint Jean Chrysostome, pour manifester la
naissance du Christ, "l'ange n'est pas allé à Jérusalem, et n'a pas appelé
les scribes et les pharisiens, car ils étaient corrompus et dévorés d'envie.
Mais les bergers étaient sincères, pratiquant l'ancien mode de vie des
patriarches et de Moïse". De plus ces bergers préfiguraient les docteurs
de l'Église, à qui sont révélés les mystères du Christ, qui échappaient aux
Juifs.
5. Selon saint Ambroise de Milan : "La naissance du
Seigneur devait recevoir le témoignage non seulement des bergers, mais aussi
des vieillards et des justes", dont le témoignage, à cause de leur justice,
avait plus de crédit.
Objections :
1. "La cause qui agit par soi est supérieure à celle qui
agit par autrui", dit Aristote". Mais le Christ a manifesté sa
naissance par d'autres, ainsi aux bergers par des anges, aux mages par une
étoile. Il aurait donc dû bien davantage la manifester par lui-même.
2. On lit (Si 20, 30) : "Sagesse cachée et trésor ignoré,
à quoi cela sert-il ?" Mais le Christ, dès le début de sa conception a
possédé pleinement le trésor de la sagesse et de la grâce. Donc, s'il n'avait
pas manifesté cette plénitude par des oeuvres et des paroles, cette sagesse et
cette grâce lui auraient été données pour rien. Ce qui est inadmissible, car
"Dieu ne fait rien en vain" selon Aristote.
3. Dans le Protévangile de Jacques on lit que le Christ,
dans son enfance, a fait beaucoup de miracles. Et l'on voit ainsi qu'il a
manifesté sa naissance par lui-même.
Cependant :
Saint Léon dit que les mages trouvèrent l'enfant Jésus "qui
ne différait en rien de l'ensemble des enfants des hommes". Mais les
autres enfants ne se manifestent pas eux-mêmes. Il ne convenait donc pas que le
Christ manifeste sa naissance par lui-même.
Conclusion :
La naissance du
Christ était ordonnée au salut des hommes, et ce salut s'obtient par la foi. Or
la foi salutaire confesse la divinité et l'humanité du Christ. Il fallait donc
manifester la naissance du Christ en montrant sa divinité sans nuire à la foi
en son humanité. Cela s'est réalisé du fait que le Christ a montré en lui-même
une naissance pareille à celle des faibles hommes, tandis qu'il a montré par
l'intermédiaire des créatures de Dieu qu'il possédait la puissance de la
divinité. Voilà pourquoi ce n'est pas par lui-même que le Christ a manifesté sa
naissance, mais par d'autres créatures.
Solutions :
1. En toute génération et en tout mouvement, l'imparfait mène
au parfait. Aussi le Christ a-t-il d'abord été manifesté par d'autres créatures
; puis il s'est manifesté par lui-même d'une manifestation parfaite.
2. Sans doute la sagesse cachée est inutile. Cependant, il
appartient au sage de se manifester lui-même en temps opportun et non à
n'importe quel moment. "Tel se tait parce qu'il n'a rien à répondre : tel
autre se tait parce qu'il connaît le temps propice" (Si 20, 6). Ainsi donc
la donnée au Christ n'a pas été inutile, parce qu'il s'est manifesté lui-même
en temps opportun. Et le fait qu'il se cachait au temps voulu est une preuve de
sagesse.
3. Ce livre est un apocryphe. Et saint Jean Chrysostome
soutient que le Christ n'a pas fait de miracle avant de changer l'eau en vin
puisque saint Jean (2, 11) dit : "Tel fut le commencement des signes de
Jésus." En effet, "s'il avait accompli des miracles dès le premier
âge, les Israélites n'auraient eu besoin de personne d'autre pour le leur
manifester". Et cependant Jean Baptiste déclare (Jn 1, 3) : C'est pour qu'il soit manifesté à Israël que
je suis venu baptiser dans l'eau." C'est donc avec raison que Jésus
n'a pas commencé à faire des miracles dès le premier âge. En effet, les juifs
auraient pensé que son incarnation était une illusion et, rongés d'envie, ils
l'auraient livré à la croix avant le temps fixé."
Objections :
1. Les anges sont des créatures spirituelles selon le Psaume
(104, 4) : "Des esprits il fait ses anges." Mais la naissance du
Christ concernait sa chair, non sa substance spirituelle. Elle ne devait donc
pas être manifestée par des anges.
2. Les justes ont plus d'affinités avec les anges qu'avec
n'importe quelle créature, selon le Psaume (34, 8) : "L'Ange du Seigneur
campera à l'entour pour libérer ceux qui le craignent." Mais ce ne sont
pas des anges qui ont manifesté la naissance du Christ aux justes que sont
Syméon et Anne. Donc ce ne sont pas des anges qui auraient dû la manifester aux
bergers.
3. Il semble qu'elle n'aurait pas dû non plus se manifester
aux mages par une étoile. Car il semble que ce soit une occasion d'erreur pour
ceux qui croient que les astres président à la naissance des hommes. Mais on
doit éloigner des hommes les occasions de pécher.
4. Pour qu'un signe manifeste quelque chose, il faut qu'il
soit certain. Mais une étoile ne semble pas être un signe certain de la
naissance du Christ.
Cependant :
On lit (Dt 32, 4)
: "Les oeuvres de Dieu sont parfaites." Or cette manifestation fut
une oeuvre de Dieu. Donc elle fut réalisée par des signes appropriés.
Conclusion :
La manifestation
d'une vérité au moyen d'un syllogisme passe par des notions connues de celui à
qui s'adresse cette manifestation. De même la manifestation au moyen de signes
doit employer ceux qui sont familiers aux destinataires de cette manifestation.
Or, il est évident que les justes sont intimement et ordinairement enseignés
par une impulsion intérieure du Saint-Esprit, sans production de signes
sensibles, c'est-à-dire par l'esprit de prophétie.
D'autres, adonnés
à des activités corporelles, sont conduits par des moyens sensibles aux vérités
intelligibles. Or les juifs étaient accoutumés à recevoir les réponses divines
par l'entremise des anges, qui leur avaient aussi transmis la loi, comme le
rappelle le livre des Actes (7, 53) : "Vous avez reçu la loi par le
ministère des anges." Mais les païens, et surtout les astrologues, étaient
accoutumés à observer le cours des étoiles. Et c'est pourquoi, aux justes, Syméon
et Anne, la naissance du Christ a été manifestée par une impulsion intérieure
du Saint-Esprit, selon saint Luc (2, 26) : "Il avait été divinement averti
par l'Esprit Saint qu'il ne verrait pas la mort avant d'avoir vu le Christ du
Seigneur." Aux bergers et aux mages, comme adonnés à des activités
corporelles, la naissance du Christ a été manifestée par des apparitions
visibles. Et parce que cette naissance n'était pas purement terrestre mais
aussi, en un sens, céleste, c'est par des signes célestes qu'elle a été
manifestée aux uns et aux autres, car selon saint Augustin : "Les Cieux
sont habités par les anges et embellis par les astres ; c'est donc par les uns
et les autres que les Cieux racontent la gloire de Dieu."
Cela est logique :
puisque les bergers étaient des juifs chez qui les apparitions d'anges étaient
fréquentes, la naissance du Christ leur a été révélée par des anges ; quant aux
mages, accoutumés à observer les corps célestes, elle leur fut manifestée par
le signe de l'étoile. Comme dit saint Jean Chrysostome : "Par
condescendance, Dieu a voulu les appeler par des signes qui leur étaient
familiers." Saint Grégoire le Grand découvre un autre motif : "Les
Juifs, comme usant de la raison, devaient être avertis par la prédication d'un
être raisonnable, l'ange. Mais les païens, qui ne savaient pas employer leur
raison à connaître le Seigneur, sont conduits non par la parole, mais par des
signes. Et de même que des prédicateurs annoncèrent aux païens le Seigneur qui
avait pris la parole, de même des éléments muets le prêchèrent lorsqu'il ne
parlait pas encore."
Il y a encore un
autre motif donné par saint Augustin : "Abraham avait reçu la promesse
d'une postérité innombrable, qui ne serait pas engendrée selon la chair, mais
selon la fécondité de sa foi ; postérité que l'on comparait à la multitude des
étoiles, pour faire espérer une descendance céleste." C'est pourquoi les
païens "désignés par ces astres sont encouragés par le lever d'un astre
nouveau" à rejoindre le Christ, par qui ils deviendront postérité
d'Abraham.
Solutions :
1. Ce qui de soi est caché a besoin d'être manifesté, mais non
ce qui, de soi, est manifesté. Or la chair du nouveau-né était manifeste, mais
sa divinité était cachée. Voilà pourquoi cette naissance a été manifestée par
des anges, qui sont les ministres de Dieu. Et si l'ange est apparu dans la
clarté, c'était pour montrer que le nouveau-né était le resplendissement de la
gloire du Père.
2. Les justes n'avaient pas besoin d'une apparition visible
des anges mais, à cause de leur perfection, l'impulsion intérieure du Saint-Esprit
leur suffisait.
3. L'étoile, en manifestant la naissance du Christ, a supprimé
toute occasion d'erreur. Comme dit saint Augustin : "Aucun des astrologues
n'a établi le destin des hommes par l'influence des étoiles de telle façon qu'à
la naissance d'un homme il affirmerait que l'une d'elles aurait abandonné le
tracé de son orbite pour se rendre auprès du nouveau-né", comme c'est
arrivé à l'étoile qui manifesta la naissance du Christ. Et c'est pourquoi cette
étoile n'a pas confirmé l'erreur de ceux qui "estiment que le destin des
hommes est lié à la disposition des astres au moment de leur naissance, mais
qui ne croient pas que cette disposition puisse changer à la naissance d'un
homme". Pareillement, dit saint Jean Chrysostome "la tâche de
l'astronomie n'est pas de connaître, d'après les étoiles, quels sont les nouveau-nés,
mais de prédire leur avenir d'après les étoiles". Les mages n'ont pas
connu l'époque de la naissance afin de découvrir l'avenir par le mouvement des
étoiles à partir de cette naissance, mais plutôt à l'inverse.
4. Selon saint Jean Chrysostome : "Dans certaines
Écritures apocryphes, on lit qu'une nation d'Extrême-Orient, proche de l'Océan,
conservait un écrit attribué à Seth, sur cette étoile et les offrandes des
mages. Cette nation observait attentivement l'apparition de cette étoile en
postant douze veilleurs qui, à dates fixes, montaient de nuit sur la montagne.
De là, par la suite, ils l'observèrent ayant pris la forme d'un enfant, et
surmontée de l'image de la croix."
On peut encore
dire : "Ces mages suivaient la tradition de Balaam, qui a dit (Nb 24, 17)
: "Une étoile sortira de Jacob." Aussi, en voyant une étoile en
dehors du cours ordinaire de l'univers, ils comprirent que c'était celle dont
Balaam avait prophétisé qu'elle signalerait le roi des Juifs."
On peut dire aussi,
avec saint Augustin : "Ces mages ont appris, par un avertissement des
anges", que l'étoile annonçait la naissance du Christ. Et il semble
probable que ces anges "furent de bons anges, puisque les mages
cherchaient leur salut dans l'adoration du Christ". Enfin on peut dire
avec saint Léon : "Outre l'éclat qui frappait leur regard corporel, un
rayon plus brillant encore de la vérité pénétrait jusque dans leur coeur et les
enseignait : ce qui se rattache à la lumière de la foi."
Objections :
1. La naissance du Christ aurait dû être manifestée en premier
à ceux qui étaient plus proches de lui et qui le désiraient davantage, selon ce
qui est écrit de la Sagesse (6, 13) : "Elle devance ceux qui la désirent
en se faisant connaître la première." Or, ce sont les justes qui étaient
les plus proches du Christ par la foi, et qui désiraient le plus son avènement.
Saint Luc (2, 25) dit de Syméon : "Il était un homme juste et craignant
Dieu, attendant la délivrance d'Israël." C'est donc à lui que devait être
manifestée la naissance du Christ, avant de l'être aux bergers et aux mages.
2. Selon saint Augustin les mages étaient "les prémices
des nations" qui devaient croire au Christ. Mais d'abord, c'est "la
totalité des nations qui entre dans la foi", et ensuite "tout Israël
sera sauvé" (Rm 11, 25). Donc la naissance du Christ aurait dû être
manifestée aux mages avant de l'être aux bergers.
3. Saint Matthieu (2, 16) nous dit : "Hérode envoya tuer
à Bethléem et dans les environs tous les enfants de moins de deux ans, d'après
le temps qu'il s'était fait préciser par les mages." Il semble donc que
les mages n'ont trouvé le Christ que deux ans après sa naissance. On est choqué
qu'il ait fallu un si long délai avant que la naissance du Christ soit
manifestée aux païens.
Cependant :
Il est écrit (Dn 2,
21) : "C'est Dieu qui fait alterner périodes et temps." Aussi le
temps où s'est manifestée la naissance du Christ paraît-il avoir été organisé
de façon satisfaisante.
Conclusion :
- 1° La naissance du
Christ s'est manifestée d'abord aux bergers le jour même. Comme dit en effet
saint Luc (2, 8. 15) : "Il y avait aux environs des bergers qui passaient
la nuit aux champs veillant la nuit sur leurs troupeaux... quand les anges les
eurent quittés pour le Ciel, ils se dirent entre eux : "Allons jusqu'à
Bethléem". Ils y allèrent en hâte."
- 2° Les mages
arrivèrent auprès du Christ treize jours après la naissance, jour où l'on
célèbre l'Épiphanie. Car s'ils étaient venus après un an ou même deux, ils ne
l'auraient pas trouvé à Bethléem, puisqu'il est écrit (Lc 2, 39) : "Après
avoir tout accompli selon la loi du Seigneur", c'est-à-dire avoir offert
l'enfant Jésus dans le Temple "ils retournèrent en Galilée dans leur ville
de Nazareth".
- 3° La
manifestation aux justes dans le Temple eut lieu le quarantième jour après la
naissance du Christ (Lc 2, 12).
Et voici la raison
de cet ordre. Les bergers symbolisaient les Apôtres et les autres Juifs
croyants, auxquels la foi au Christ fut manifestée en premier, parmi lesquels, dit
saint Paul (1 Co 1, 20), il n'y eut "pas beaucoup de puissants ni beaucoup
de nobles". Ensuite la foi au Christ parvint à la plénitude des nations, préfigurée
par les mages, et enfin à la plénitude des juifs, préfigurée par les justes. De
là vient aussi que le Christ leur fut manifesté dans le temple des juifs.
Solutions :
1. Selon l'apôtre (Rm 9, 30) : "Israël, qui cherchait une
loi de justice, ne l'a pas atteinte" ; mais les païens qui "ne
cherchaient pas la justice" ont généralement devancé les Juifs dans la
justice de la foi. Pour figurer cela, Syméon, "qui attendait la
consolation d'Israël" n'a connu la naissance du Christ que le dernier ;
les mages et les bergers l'ont devancé, alors qu'ils n'attendaient pas la naissance
du Christ avec autant d'ardeur.
2. Sans doute, la plénitude des nations est venue à la foi
avant la masse des Juifs ; cependant, les prémices de Juifs ont devancé dans la
foi les prémices des nations. Aussi la naissance du Christ a-t-elle été manifestée
aux bergers avant de l'être aux mages.
3. En ce qui concerne l'apparition de l'étoile aux mages, on
constate une double opinion.
- Pour saint Jean
Chrysostome et saint Augustin, l'étoile est apparue aux mages deux ans avant la
naissance du Christ ; c'est alors que les mages, après avoir réfléchi et s'être
préparés au voyage, arrivèrent auprès du Christ le treizième jour après sa
naissance. Voilà pourquoi Hérode, aussitôt après le départ des mages, ordonna, quand
il se vit joué par eux, de tuer les enfants de deux ans et au-dessous, car il
se demandait si le Christ n'était pas né au moment où, d'après les mages, l'étoile
était apparue.
- D'après la
seconde opinion, l'étoile est apparue aussitôt que le Christ est né, et
aussitôt qu'ils l'eurent aperçue, les mages se mirent en route et, parcourant
cette très longue distance en treize jours, grâce à l'assistance spéciale de
Dieu et aussi à la vélocité de leurs dromadaires. Et je dis cela pour le cas où
ils seraient venus du fond de l'orient. Cependant, certains pensent qu'ils
vinrent de la contrée toute proche d'où était originaire Balaam, dont ils
avaient adopté l'enseignement ; cette contrée se trouvant à l'est du pays des
Juifs, on dit qu'ils sont venus de l'orient. En ce cas, Hérode n'a pas fait
tuer les enfants aussitôt après le départ des mages, mais au bout de deux ans.
Soit parce que, dans l'intervalle, il aurait gagné Rome pour se défendre contre
une accusation ; soit que, agité par la terreur d'autres dangers, il ait été
momentanément détourné du projet de ce massacre. Ou encore Hérode a pu croire
que les mages, "trompés par la vision d'une étoile imaginaire, n'avaient
pas trouvé le nouveau-né qu'ils cherchaient et auraient eu honte de revenir
vers lui", comme le suppose saint Augustin Et c'est pourquoi Hérode fit
tuer non seulement les enfants de deux ans, mais encore les plus jeunes, parce
que, selon saint Augustin : "Il craignait que cet enfant, servi par les
astres, n'eût changé son aspect pour paraître plus âgé ou moins âgé".
Objections :
1. Il semble que l'étoile apparue aux mages fut une des
étoiles du ciel, car saint Augustin a dit : "Tandis que Dieu est suspendu
à un sein et qu'il est revêtu de misérables langes, un nouvel astre répand du
ciel sa clarté." L'étoile apparue aux mages était donc véritablement une
étoile du ciel.
2. Saint Augustin dit encore : "Aux bergers, ce sont les
anges qui montrent le Christ ; aux mages c'est une étoile. Aux uns et aux
autres n'est-ce pas le langage des Cieux qui se fait entendre, puisque la
langue des prophètes s'était tue ?" Mais les anges qui apparurent aux
bergers étaient de vrais anges célestes. Donc l'étoile des mages était vraiment,
elle aussi, une étoile du ciel.
3. Les étoiles qui ne sont pas au ciel mais dans l'air
s'appellent des comètes, qui n'apparaissent pas à la naissance des rois, mais
qui sont plutôt les présages de leur mort. Mais cette étoile désignait la
naissance du roi, si bien que les mages demandent (Mt 2, 2) : "Où est le
roi des Juifs qui vient de naître ? Car nous avons vu son étoile à
l'orient." Donc il apparaît que c'était une étoile du ciel.
Cependant :
Saint Augustin le nie : "Ce n'était pas l'une des étoiles
qui, depuis le début de la création, gardent l'ordre de leur course sous la loi
du Créateur, mais c'est un astre nouveau apparu pour l'enfantement nouveau
d'une vierge."
Conclusion :
Comme le dit saint
Jean Chrysostome, que cette étoile apparue aux mages n'ait pas été une étoile
du ciel, de nombreux indices le manifestent.
- 1° Aucune autre
étoile ne suit cette direction, car celle-ci se portait du nord au midi ; c'est
en effet la situation de la Judée par rapport à la Perse, d'où les mages sont
venus.
- 2° C'est évident
quant au temps. Car non seulement cette étoile apparaissait la nuit, mais aussi
en plein jour. Ce qui n'est au pouvoir d'aucune étoile, ni même de la lune.
- 3° Parfois elle
se montrait et parfois elle se cachait. En effet, quand les mages entrèrent à
Jérusalem elle se cacha ; ensuite, quand ils quittèrent Hérode, elle se montra.
- 4° Elle n'avait
pas un mouvement continu, mais quand il fallait que les mages se mettent en
marche, elle marchait, et quand ils devaient s'arrêter, elle s'arrêtait.
- 5° Elle ne
montrait pas seulement l'enfantement de la Vierge en demeurant en l'air, mais
aussi en descendant. On lit en effet (Mt 2, 9) : "L'étoile qu'avaient vue
les mages à l'orient les précédait jusqu'à ce qu'elle s'arrêtât au-dessus du
lieu où était l'enfant." Cela montre que la parole des mages : "Nous
avons vu son étoile à l'orient" ne doit pas se comprendre comme si, eux-mêmes
étant situés à l'orient, l'étoile leur apparut alors qu'elle se trouvait en
Judée, mais en ce sens qu'ils la virent située à l'orient et qu'elle les précéda
jusqu'en Judée ; bien que cela demeure encore douteux pour certains. Elle
n'aurait pas pu indiquer distinctement la maison, si elle n'avait été voisine
de la terre. Et comme saint Jean Chrysostome le dit lui-même, ce n'est pas là
le fait d'une étoile, mais d'une puissance raisonnable. Aussi apparaît-il que
cette étoile était une vertu invisible qui aurait emprunté cette apparence.
Aussi certains
disent-ils que le Saint-Esprit est apparu aux mages sous l'aspect d'une étoile,
de même qu'il est descendu sur le Seigneur à son baptême sous l'aspect d'une
colombe. D'autres disent que l'ange apparut aux bergers sous un aspect humain
apparut aux mages sous l'aspect d'une étoile.
Cependant, il
semble plus probable qu'elle a été une étoile créée à nouveau, non dans le ciel,
mais dans l'air proche de la terre, et qu'elle se mouvait selon la volonté de
Dieu. Aussi saint Léon a-t-il prêché : "Trois mages des pays de l'orient
voient apparaître une étoile d'une clarté nouvelle : plus brillante, plus belle
que les autres astres, elle attire aisément les regards et captive les coeurs
de ceux qui l'observent ; ils comprennent d'emblée qu'un fait aussi insolite
n'est pas sans portée."
Solutions :
1. Dans la Sainte Écriture, on dit parfois "le ciel"
pour parler de l'air, ainsi : "Les oiseaux du ciel et les poissons de la
mer" (Ps 8, 9).
2. Les anges célestes, en vertu de leur office doivent
descendre jusqu'à nous, puisqu'ils sont "envoyés pour le service" (He
1, 14). Mais les étoiles du ciel ne peuvent changer de position. Aussi la
comparaison ne vaut pas.
3. Cette étoile ne suivait pas le mouvement des étoiles du
ciel, ni non plus, par conséquent, le mouvement des comètes, car celles-ci
n'apparaissent pas durant le jour, ni ne modifient leur cours ordinaire. Et
pourtant le symbolisme que l'on attribue aux comètes n'était pas complètement
absent ici. Le royaume céleste du Christ, en effet, "brisera et anéantira
tous les royaumes de la terre, tandis que lui-même subsistera toujours" (Dn
2, 44).
Objections :
1. Il semble que la façon dont les mages sont venus vénérer le
Christ n'était pas ce qu'elle aurait dû être. En effet, tout roi doit recevoir
l'hommage de ses propres sujets. Or les mages n'appartenaient pas au royaume
des Juifs. Donc, lorsque la vue de l'étoile leur fit connaître la naissance du
roi des Juifs, il semble qu'ils n'auraient pas dû venir l'adorer.
2. Il est sot, quand le roi est vivant, d'annoncer un roi
étranger. Mais le royaume de Judée avait Hérode pour roi. Les mages ont donc
agi sottement en annonçant la naissance d'un autre roi.
3. Un renseignement venu du Ciel est plus sûr qu'un
renseignement humain. Mais les mages étaient venus d'orient en Judée, guidés
par un renseignement venu du Ciel. Ils ont donc agi déraisonnablement, alors
qu'une étoile les guidait, en cherchant un renseignement humain par cette
question : "Où est le roi des Juifs qui vient de naître ?"
4. L'offrande de présents et les marques d'adoration ne sont
dues qu'aux rois qui règnent déjà. Mais les mages n'ont pas trouvé le Christ
décoré de la dignité royale. C'est donc sans raison qu'ils lui ont offert des
présents et rendu des honneurs royaux.
Cependant :
Il y a l'oracle
d'Isaïe (60, 3) : "Les nations marcheront vers ta lumière, et les rois
vers la clarté de ton aurore." Or ceux qui sont conduits par la lumière
divine ne se trompent pas. C'est donc sans erreur que les mages ont montré de
la vénération envers le Christ.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, les mages sont les prémices des nations qui croient au Christ. En eux
apparurent, comme en un présage, la foi et la dévotion des nations venues de
loin vers le Christ. C'est pourquoi, de même que la dévotion et la foi des
nations est préservée de l'erreur par l'inspiration du Saint-Esprit, de même
faut-il croire que les mages, inspirés par l'Esprit Saint, ont agi sagement en
rendant hommage au Christ.
Solutions :
1. Comme dit saint Augustin : "Alors que beaucoup de rois
des Juifs étaient nés et étaient morts, les mages n'ont cherché à en adorer
aucun." "Ce n'est donc pas à un roi des Juifs ordinaire que ces
visiteurs, venus de loin et totalement étrangers à ce royaume, pensaient devoir
rendre de si grands honneurs. Mais le roi dont ils avaient appris la naissance
était tel qu'en l'adorant, ils ne doutaient absolument pas d'obtenir le salut
auprès de Dieu."
2. Cette annonce par les mages préfigurait la constance des
nations qui confesseraient le Christ jusqu'à la mort. D'après saint Jean
Chrysostome, en considérant le Roi à venir, ils ne craignaient pas le roi
présent. Ils n'avaient pas encore vu le Christ et déjà ils étaient prêts à
mourir pour lui.
3. Dans le même sermon pour l'Épiphanie, saint Augustin ajoute
: "L'étoile qui avait guidé les mages jusqu'au lieu où l'enfant Dieu se trouvait
avec sa mère vierge, pouvait les conduire jusqu'à la cité même de Bethléem où
était né le Christ. Cependant elle se déroba jusqu'à ce que les Juifs eux-mêmes
eussent rendu témoignage au sujet de la cité où devait naître le Christ."
Et, comme dit saint Léon : "Rassurés par deux témoignages convergents, ils
se mettent à chercher avec une foi plus ardente celui que leur manifestent et
la clarté de l'étoile et l'autorité de la prophétie."
Selon saint
Augustin, "eux-mêmes annoncent" aux Juifs la naissance du Christ, "et
leur demandent "le lieu, "ils croient et ils cherchent, comme pour
symboliser ceux qui marchent par la foi et désirent la claire vision".
Quant aux juifs, qui leur indiquèrent le lieu de la naissance du Christ "ils
ressemblèrent aux ouvriers qui bâtirent l'arche de Noé : ils fournirent aux
autres le moyen d'échapper, mais eux-mêmes périrent dans le déluge. Alors que
ceux qui enquêtaient écoutèrent et partirent, les savants parlèrent et
restèrent, pareils aux bornes milliaires, qui indiquent la route, mais ne
marchent pas".
Ce fut aussi par
la volonté divine que les mages, qui avaient perdu de vue l'étoile, se
rendirent avec bon sens à Jérusalem, cherchant dans la cité royale le roi qui
venait de naître, afin que la naissance du Christ soit annoncée publiquement
pour la première fois à Jérusalem, selon la prophétie d'Isaïe (2, 3) : "De
Sion sortira la Loi, et de Jérusalem la parole du Seigneur." En outre, l'empressement
des mages venus de loin condamnerait la paresse des juifs tout proches.
4. Selon saint Jean Chrysostome : "Si les mages étaient
venus chercher un roi de la terre, ils auraient été déçus ; car ils auraient
supporté sans raison la fatigue d'un si long trajet". Mais, cherchant le
roi du Ciel, "quoique ne voyant rien en lui de la dignité royale, ils se
contentèrent cependant du témoignage de l'étoile, et ils l'adorèrent". En
effet, ils voient un homme et ils reconnaissent Dieu. Et ils offrent des
présents accordés à la dignité du Christ." L'or, comme au grand Roi ;
l'encens, qui sert dans les sacrifices divins, comme à Dieu ; la myrrhe, dont
on embaume les corps des défunts, comme à celui qui doit mourir pour le salut
des hommes." saint Grégoire le Grand dit encore : Nous apprenons par là
"à offrir au Roi nouveau-né l'or", qui symbolise la sagesse, "lorsque
nous resplendissons en sa présence de la lumière de la sagesse ; l'encens
"qui exprime le don de soi dans la prière, "nous l'offrons quand, par
l'ardeur de notre prière, nous exhalons devant Dieu une bonne odeur ; et la
myrrhe, qui symbolise la mortification de la chair, nous l'offrons si nous
mortifions nos vices charnels par l'abstinence".
Il faut maintenant considérer la circoncision du Christ. Or la
circoncision est une profession de la loi à observer selon l'épître aux Galates
(5, 3) : "Je l'atteste à tout homme qui se fait circoncire : il est tenu à
l'observance de la loi." C'est pourquoi, avec la circoncision, il faut
étudier les autres prescriptions de la loi observées au sujet de Jésus enfant.
1. Sa circoncision. - 2. L'imposition du nom de
Jésus. - 3. Son oblation au Temple. - 4. La purification de sa mère.
Objections :
1. Lorsque survient la réalité, la figure disparaît. Or la
circoncision avait été prescrite à Abraham en signe de l'alliance qui se ferait
avec ses descendants (Gn 17). Or cette alliance s'est accomplie par la naissance
du Christ. Elle aurait donc dû cesser aussitôt.
2. "Toutes les actions du Christ doivent nous instruire"
si bien qu'on lit en saint Jean (13, 15) : "Je vous ai donné l'exemple
afin que, ce que je vous ai fait, vous le fassiez vous-mêmes." Or, nous ne
devons pas nous faire circoncire, selon l'avertissement de saint Paul (Ga 5, 2)
: "Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de
rien." Donc il semble que le Christ non plus n'aurait pas dû être
circoncis.
3. La circoncision est ordonnée à remédier au péché originel.
Or, on l'a vu, le Christ n'a pas contracté le péché originel. Donc il n'aurait
pas dû être circoncis.
Cependant :
Il y a cette
mention chez saint Luc (2, 21) : "Les huit jours écoulés, l'enfant fut
circoncis."
Conclusion :
Le Christ devait
être circoncis pour plusieurs motifs.
- 1° Pour montrer
la réalité de sa chair humaine contre le manichéisme qui lui attribuait un
corps irréel ; contre Apollinaire, qui disait le corps du Christ consubstantiel
à la divinité ; contre Valentin d'après qui le Christ avait apporté son corps
du ciel.
- 2° Pour
approuver la circoncision, jadis instituée par Dieu.
- 3° Pour prouver
que le Christ était de la descendance d'Abraham, qui avait reçu le précepte de
la circoncision.
- 4° Pour retirer
aux Juifs une excuse de ne pas le recevoir, sous prétexte qu'il était
incirconcis.
- 5° Pour nous
recommander par son exemple la vertu d'obéissance. Aussi a-t-il été circoncis
le huitième jour selon le précepte de la loi.
- 6° Puisqu’il
était venu dans la ressemblance avec la chair du péché, pour qu'il ne repousse
pas le remède qui purifiait ordinairement la chair du péché.
- 7° Pour délivrer
les autres du fardeau de la loi, en portant ce fardeau lui-même, selon l'épître
aux Galates (4, 4) : "Dieu a envoyé son Fils né sous la loi pour racheter
ceux qui étaient sous la loi."
Solutions :
1. La circoncision, en dénudant le membre de la génération, signifiait
que l'on dépouillait l'ancienne génération. De cet ancien état de choses nous
sommes libérés par la passion du Christ. Et c'est pourquoi la vérité de cette
figure ne fut pas pleinement accomplie à la naissance du Christ, mais à sa
passion, avant laquelle la circoncision gardait son efficacité et son statut.
Voilà pourquoi il convenait que le Christ, en tant que fils d'Abraham, fût
circoncis.
2. Le Christ a reçu la circoncision à l'époque où elle était
de précepte. Nous devons donc imiter son action en observant ce qui est de
précepte à notre époque car "il y a un temps opportun pour tout", dit
l'Ecclésiaste (8, 6). Et en outre, dit Origène : "si nous sommes morts
avec la mort du Christ, et ressuscités avec sa résurrection, de même
sommes-nous circoncis spirituellement par le Christ. Et c'est pourquoi nous
n'avons pas besoin de circoncision charnelle". Et c'est ce que saint Paul
écrivait (Col 2, 11) : "En lui (le Christ) vous avez été circoncis, d'une
circoncision qui n'est pas de main d'homme, par l'entier dépouillement de votre
corps charnel, dans la circoncision du Christ."
3. Le Christ, par sa propre volonté, a accepté notre mort, qui
est l'effet du péché, alors qu'il n'avait en lui aucun péché, pour nous
délivrer de la mort et nous faire mourir spirituellement au péché. Pareillement,
il a accepté la circoncision qui est un remède contre le péché originel, alors
qu'il n'avait pas le péché originel, pour nous libérer du joug de la loi et
produire en nous la circoncision spirituelle ; c'est-à-dire qu'il voulait, en
acceptant la figure, accomplir la réalité.
Objections :
1. La réalité évangélique doit correspondre à l'annonce
prophétique. Or les prophètes avaient annoncé un autre nom pour le Christ. Car
on lit en Isaïe (7, 14) : "Voici que la Vierge concevra et enfantera un
fils> et on lui donnera le nom d'Emmanuel." Et encore (8, 3) :
"Appelle-le Prompt-Butin, Proche-Pillage." Et encore (9, 6) :
"On lui donnera comme nom : Admirable, Conseiller, Dieu, Fort, Père du
monde à venir, Prince de la paix" Et Zacharie (6, 12) avait prédit :
"Voici un homme dont le nom est Orient" Il ne convenait donc pas de
le nommer Jésus.
2. On lit dans Isaïe (42, 2) : "On te nommera d'un nom
nouveau que la bouche du Seigneur nommera." Or le nom de Jésus n'est pas
un nom nouveau, car il avait été donné à plusieurs personnages de l'Ancien
Testament. On le voit même dans la généalogie du Christ (Lc 3, 29).
3. Ce nom de Jésus signifie "salut", comme le montre
cette parole (Mt 1, 21) : "Elle enfantera un fils, et elle lui donnera le
nom de Jésus, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés." Mais le
salut par le Christ n'a pas été accordé seulement "aux circoncis, mais
également aux incirconcis" (Rm 4, 11). Il était donc mal à propos de
donner ce nom au Christ lors de sa circoncision.
Cependant :
Il y a l'autorité
de la Sainte Écriture, où il est dit (Lc 2, 21) : "Quand fut écoulé le
huitième jour, celui de la circoncision, l'enfant reçut le nom de Jésus."
Conclusion :
Les noms doivent
correspondre aux propriétés des choses. C'est évident pour les noms des genres
et des espèces parce que, dit Aristote : "L'idée ou raison signifiée par
le nom est la définition" qui désigne la nature propre de la chose.
Or le nom
individuel que l'on donne à chaque homme est toujours justifié par une
particularité de celui qui reçoit le nom. Soit d'une circonstance de temps, comme
on donne à certains hommes le nom de certains saints fêtés le jour de leur
naissance. Soit de la parenté, comme lorsque l'on donne à un fils le nom de son
père ou d'un parent de celui-ci ; c'est ainsi que les proches de Jean Baptiste
voulaient l'appeler "Zacharie du nom de son père", et non pas Jean
"parce qu'il n'y avait personne dans sa parenté qui portait ce
nom-là". Ou bien encore à partir d'un événement comme Joseph "appela
son premier-né Manassé car, dit-il, Dieu m'a fait oublier toutes mes peines"
(Gn 41, 51). Ou encore d'une caractéristique de celui que l'on nomme, comme on
lit dans la Genèse (15, 25) : "Celui qui sortit le premier du sein de sa
mère était roux et tout entier comme un manteau de poil, aussi fut-il appelé
Esaü" qui se traduit par "roux".
Quant aux noms
donnés par Dieu, ils signifient toujours un don gratuit de sa part. Ainsi dans
la Genèse (17, 5) il est dit à Abraham : "Tu t'appelleras Abraham, car je
t'ai établi père de nombreuses nations." Et en saint Matthieu (16, 18), il
est dit à Pierre : "Tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon
Église."
Le Christ en tant
qu'homme avait reçu ce don gratuit de sauver tous les hommes ; c'est donc très
justement qu'on l'a appelé du nom de Jésus, c'est-à-dire Sauveur ; l'ange avait
annoncé ce nom d'avance non seulement à sa mère mais aussi à Joseph, qui allait
être son père nourricier.
Solutions :
1. Dans tous ces noms on retrouve la signification du nom de
Jésus qui signifie le salut. Car en l'appelant "Emmanuel, ce qui se
traduit : Dieu avec nous" on désigne la cause du salut qui est l'union de
la nature divine à la nature humaine dans la personne du Fils de Dieu, union
par laquelle Dieu serait avec nous, comme participant de notre nature. - En lui
disant : "Appelle-le Prompt-Butin, Proche-Pillage", on désigne
l'ennemi dont il nous a sauvés, le démon, dont il a enlevé les dépouilles, selon
l'épître aux Colossiens (2, 15) : "Il a dépouillé les principautés et les
puissances et les a livrées en spectacle."
Les noms :
"Admirable, etc." expriment la voie et le terme de notre salut ;
c'est en effet par le conseil et la force admirables de la divinité que nous
sommes conduits à l'héritage du monde à venir, dans lequel sera la paix parfaite
des fils de Dieu, avec Dieu lui-même comme Prince.
Quant à la
parole." Voici un homme dont le nom est Orient", elle se réfère elle
aussi au mystère de l'Incarnation, selon que "la lumière s'est levée dans
les ténèbres pour les coeurs droits" (Ps 112, 4).
2. Le nom de Jésus a pu convenir à des personnages qui ont
vécu avant le Christ, par exemple parce qu'ils ont procuré un salut particulier
et temporel. Mais si l'on envisage le salut dans son sens spirituel et
universel, ce nom est propre au Christ. Et c'est dans ce sens qu'on l'appelle
un nom nouveau.
3. Comme il est écrit (Gn 17), Abraham a reçu tout à la fois
l'imposition de son nom par Dieu et le précepte de la circoncision. Aussi, chez
les Juifs, avait-on coutume de donner leur nom aux enfants le jour même de leur
circoncision, comme si auparavant les enfants n'avaient pas encore atteint leur
être parfait ; comme aujourd'hui encore on donne un nom aux enfants quand on
les baptise. Sur le texte des Proverbes (4, 3) : "Je fus un fils pour mon
père, un enfant tendre et unique aux yeux de ma mère", la Glose donne ce
commentaire : "Pourquoi Salomon se désigne-t-il comme un enfant unique aux
yeux de sa mère, alors que l'Écriture nous affirme qu'il avait été précédé par
un frère utérin, sinon parce que ce frère, mort sans avoir porté de nom, est
sorti de la vie comme s'il n'avait jamais existé." Voilà pourquoi le
Christ a reçu son nom au moment où il a été circoncis.
Objections :
1. Il semble étrange que Jésus ait été offert au Temple. Car
il est écrit (Ex 3, 2) : "Consacre-moi tout premier-né qui ouvrira le sein
de sa mère, parmi les fils d'Israël." Mais le Christ est sorti du sein de
sa mère sans l'ouvrir, Donc, en vertu de cette loi il ne devait pas être offert
dans le Temple.
2. On ne présente pas à quelqu'un ce qui lui est toujours
présent. Mais l'humanité du Christ a toujours été suprêmement présente à Dieu
puisqu'elle lui a toujours été unie dans l'unité de personne. Elle n'avait donc
pas à être présentée devant le Seigneur.
3. Le Christ est la victime principale à laquelle toutes les
victimes de l'ancienne loi se réfèrent, comme les figures à la réalité. Mais
une victime n'exige pas une autre victime. Il n'a donc pas été normal qu'une
autre victime soit offerte à la place du Christ.
4. Parmi les victimes légales, la principale était l'agneau
qui était "le sacrifice perpétuel" (Nb 28, 3. 6). Voilà pourquoi le
Christ aussi est appelé agneau par saint Jean (Jn 1, 28) : "Voici l'Agneau
de Dieu." Il eût donc été juste d'offrir pour le Christ un agneau plutôt qu'"une
paire de tourterelles ou deux jeunes colombes".
Cependant :
Il y a l'autorité
de l’Écriture qui atteste ce fait (Lc 2, 22).
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, le Christ a voulu naître sous la loi afin de racheter tous ceux qui
étaient sous la loi, et afin d'accomplir spirituellement dans ses membres la
justification de la loi. Or, au sujet des nouveau-nés, la loi comportait deux
préceptes. L'un, général, concernait toutes les naissances : au terme des jours
de la purification de la mère, on devait offrir un sacrifice pour le fils ou la
fille, prescrit par le Lévitique (12, 6). Et ce sacrifice avait pour but
d'expier le péché dans lequel l'enfant avait été conçu et était né, et aussi de
le consacrer en quelque sorte, parce qu'on le présentait alors au Temple pour
la première fois. Et c'est pourquoi on faisait une offrande en holocauste, et
une autre pour le péché.
L'autre précepte
était spécial et ne visait que les premiers-nés, chez les animaux comme chez
les hommes, car le Seigneur s'était réservé tout premier-né des fils d'Israël
du fait que, pour libérer son peuple, "il avait frappé les premiers-nés de
l’Égypte, hommes et bêtes", et ce commandement se trouve dans l'Exode (13,
2. 12). Cela préfigurait aussi le Christ "premier-né d'une multitude de
frères" (Rm 8, 29).
Donc, parce que le
Christ était né de la femme comme un premier-né et avait voulu être sous la loi,
l'évangéliste Luc montre que ces deux préceptes ont été observés à son propos.
D'abord ce qui concerne les premiers-nés, lorsqu'il dit : "Ils le
portèrent à Jérusalem pour le présenter au Seigneur, selon qu'il est écrit dans
la loi du Seigneur : Tout mâle ouvrant le
sein de sa mère sera consacré au Seigneur." Puis, en ce qui concerne
toutes les naissances, lorsqu'il dit : Pour
offrir en sacrifices, selon ce qui était dit dans la loi du Seigneur : une
paire de tourterelles ou deux jeunes colombes."
Solutions :
1. D'après Grégoire de Nysse : "Le précepte de l'Exode
paraît s'être accompli dans le Dieu incarné d'une manière spéciale et
différente des autres. Lui seul, en effet, a été conçu d'une manière
inexprimable et mis au monde d'une manière incompréhensible. Il a ouvert le
sein virginal de sa mère, sans que le mariage l'eût préalablement défloré, car
il gardait intact, même après l'enfantement, le sceau de sa virginité".
Les mots : "Il a ouvert le sein" signifient donc que rien auparavant
n'y était entré ni n'en était sorti. Le terme de "mâle" indique
"que le Christ n'a rien porté de la faute de la femme", "lui à
qui toute atteinte de la corruption terrestre a été épargnée par la nouveauté
de son enfantement sans tache".
2. Le Fils de Dieu "s'est fait homme et a été circoncis
dans sa chair, non pour lui-même, mais en vue de nous faire dieux par sa grâce
et de nous circoncire spirituellement ; pareillement, c'est pour nous qu'il est
présenté au Seigneur afin de nous enseigner à nous présenter nous-mêmes à
Dieu". Et cela s'est fait après la circoncision du Christ pour montrer que
"personne n'est digne d'être regardé par Dieu, s'il n'est pas circoncis de
ses vices".
3. Le Christ, qui était la vraie victime, a voulu que les
victimes prescrites par la loi fussent offertes à sa place, afin que la figure
se joignît à la réalité et fût approuvée par elle : cela contredit ceux qui
nient que le Christ, par l'Évangile, ait proclamé ce Dieu de la loi. Car on ne
doit pas croire, dit Origène : "Que le Dieu bon aurait soumis son Fils à
la loi de son ennemi, une loi qu'il n'aurait pas accordée lui-même".
4. Le Lévitique (12, 6) "prescrit à ceux qui le peuvent
d'offrir pour leur fils ou leur fille un agneau en même temps qu'une
tourterelle ou une colombe", et que ceux qui n'ont pas les moyens d'offrir
un agneau présentent deux tourterelles ou deux jeunes colombes. Donc le
Seigneur "qui étant riche, s'est fait pauvre pour nous, afin de nous
enrichir par sa pauvreté" (2 Co 8, 9), a voulu qu'on offre pour lui le
sacrifice des pauvres, de même qu'à sa naissance il est enveloppé de langes et
couché dans une mangeoire.
Néanmoins ces
oiseaux ont une portée figurative. En effet, la tourterelle qu'on entend sans
cesse symbolise la prédication de la profession de foi ; parce qu'elle est
chaste, elle symbolise la chasteté ; parce qu'elle est solitaire, elle symbolise
la contemplation. Quant à la colombe, animal doux et simple, elle symbolise la
douceur et la simplicité. En outre, c'est un animal grégaire si bien qu'elle
symbolise la vie active. Et c'est pourquoi une telle victime préfigurait la
perfection du Christ et de ses membres." Ces deux oiseaux à cause de leurs
gémissements symbolisent les pleurs actuels des saints ; mais la tourterelle, qui
est solitaire, symbolise les larmes secrètes de la prière ; et la colombe, qui
est grégaire symbolise les prières publiques de l'Église." Et chacun de
ces oiseaux est offert par paire, pour que la sainteté ne soit pas seulement
dans l'âme, mais aussi dans le corps.
Objections :
1. On ne purifie que d'une souillure. Mais chez la
Bienheureuse Vierge, il n'y avait aucune souillure, comme on l'a montré.
2. Il est prescrit dans le Lévitique (12, 2) : "La femme
qui, de la semence de l'homme, aura enfanté un enfant mâle, sera impure pendant
sept jours." Et il est donc prescrit "qu'elle n'entrera pas au
sanctuaire jusqu'à ce que soient accomplis les jours de sa purification".
Mais la Bienheureuse Vierge a enfanté un garçon sans avoir eu de relation charnelle.
3. La purification d'une souillure ne se fait que par la
grâce. Or les sacrements de l'ancienne loi ne conféraient pas la grâce, mais la
Vierge avait beaucoup mieux avec elle : l'auteur de la grâce.
Cependant :
Il y a l'autorité
de l'Écriture qui affirme (Lc 2, 22) que "furent accomplis les jours de la
purification de Marie, selon la loi de Moïse".
Conclusion :
De même que la
plénitude de la grâce découle du Christ sur sa mère, il convenait que la mère
se modelât sur l'humilité de son fils car, dit saint Jacques (4, 6), "Dieu
donne sa grâce aux humbles". C'est pourquoi, bien qu'il ne fût pas soumis
à la loi, le Christ a cependant voulu subir la circoncision et les autres
contraintes de la loi afin de donner l'exemple de l'humilité et de l'obéissance,
d'approuver la loi et d'enlever aux Juifs l'occasion de le calomnier. Pour la
même raison, il a voulu que sa mère aussi accomplît les observances de la loi, auxquelles
pourtant elle n'était pas soumise.
Solutions :
1. Bien que la Bienheureuse Vierge n'ait eu aucune souillure, elle
a voulu cependant accomplir l'observance de la purification, non par nécessité,
mais à cause du précepte de la loi. Et c'est pourquoi l'évangéliste dit que les
jours de sa purification furent accomplis "selon la Loi" ; car, personnellement,
elle n'avait pas besoin de purification.
2. Moïse paraît avoir choisi intentionnellement ses termes, afin
d'excepter de la souillure la Mère de Dieu, qui n'a pas enfanté "de la
semence de l'homme". Il est donc évident qu'elle n'était pas tenue
d'accomplir ce précepte, mais qu'elle a volontairement accompli l'observance de
la purification, comme nous venons de le dire.
3. Les sacrements de la loi ne purifient pas de la souillure
de la faute, ce qui est l'oeuvre de la grâce ; ils ne pouvaient que préfigurer
cette purification, en purifiant, d'une certaine manière charnelle, de la
souillure qui consiste en une irrégularité, comme on l'a montré dans la
deuxième Partie.
Il faut maintenant étudier le baptême reçu par le Christ. Et parce que
le Christ a reçu le baptême de Jean, il faut étudier :
- I. Le baptême de Jean en général (Q. 38).
- II. Le baptême reçu par le Christ (Q. 39).
1. Convenait-il à Jean de baptiser ? - 2. Ce
baptême venait-il de Dieu ? - 3. Conférait-il la grâce ? - 4. D'autres que le
Christ devaient-ils le recevoir ? - 5. Ce baptême devait-il cesser après avoir
été reçu par le Christ ? - 6. Ceux qui avaient reçu le baptême de Jean
devaient-ils recevoir ensuite le baptême institué par le Christ ?
Objections :
1. Tout rite sacramentel se rattache à une loi. Or Jean n'a
pas introduit de loi nouvelle. Il ne convenait donc pas qu'il introduisît un
rite nouveau.
2. Jean a été envoyé par Dieu en témoignage comme prophète, selon
le texte de saint Luc (1, 76) : "Toi, petit enfant, tu seras appelé
prophète du Très-Haut." Or, les prophètes antérieurs au Christ n'ont pas
établi de nouveau rite, mais poussaient à observer les rites de la loi, comme
faisait Malachie (3, 22) : "Rappelez-vous la loi de Moïse, mon
serviteur."
3. On n'ajoute pas à ce qui est déjà surabondant. Or les Juifs
multipliaient les baptêmes, comme l'explique saint Marc (7, 3 Vg) : "Les
pharisiens et les Juifs ne mangent pas sans s'être soigneusement lavé les mains
; lorsqu'ils reviennent du marché, ils ne mangent pas sans avoir pratiqué des
ablutions. Ils pratiquent encore beaucoup d'autres observances traditionnelles,
la purification des coupes, des cruches, des vases de bronze et des lits."
Il était donc superflu que Jean baptise.
Cependant :
Il y a l'autorité
de l'Écriture en saint Matthieu (3, 5), où, après avoir fait mention de la sainteté
de saint Jean, elle ajoute que beaucoup allaient vers lui "et étaient
baptisés dans le Jourdain".
Conclusion :
Il convenait que Jean
baptisât pour quatre raisons.
- 1° Il fallait
que le Christ soit baptisé par lui afin de consacrer le baptême, dit saint
Augustin.
- 2° Afin de
manifester le Christ. Aussi Jean Baptiste lui-même déclare-t-il : "C'est
afin que le Christ soit manifesté que moi je suis venu baptiser dans
l'eau." Aux foules accourues vers lui, Jean annonçait le Christ, ce qu'il
n'aurait pu faire aussi facilement s'il avait dû aller trouver chacun, dit saint
Jean Chrysostome.
- 3° Afin
d'accoutumer les hommes, par son baptême, à celui du Christ. Saint Grégoire le
Grand dit que Jean a baptisé "afin de remplir sa fonction de précurseur :
sa naissance avait précédé celle du Seigneur ; de même son baptême préparait
celui du Seigneur".
- 4° Afin de
pousser les hommes à la pénitence et par là les préparer à recevoir dignement
le baptême du Christ. Aussi saint Bède dit-il sur le même passage : "On
peut comparer le profit que retirent les catéchumènes de l'enseignement de la
foi avant leur baptême, au bien que procurait le baptême de Jean avant celui du
Christ. Jean prêchait, en effet, la pénitence, annonçait le baptême du Christ, et
attirait à la connaissance de la vérité qui s'est manifestée au monde ;
pareillement les ministres du Christ, qui commencent par enseigner, réprouvent
ensuite les péchés et en promettent la rémission dans le baptême du
Christ."
Solutions :
1. Le baptême de Jean n'était pas par lui-même un sacrement, mais
comme une sorte de sacramental disposant au baptême du Christ ; aussi se
rattachait-il quelque peu à la loi du Christ et non à la loi de Moïse.
2. Jean ne fut pas seulement un prophète mais, comme dit le
Christ en saint Matthieu (11, 9), "plus qu'un prophète". Il fut en
effet le terme de la loi et le commencement de l'Évangile. Il lui revenait donc
d'amener les hommes, par sa parole et par ses actes, à la loi du Christ plutôt
qu'à l'observance de l'ancienne loi.
3. Les ablutions (ou baptêmes) des pharisiens étaient inutiles,
car elles ne visaient qu'à purifier la chair. Mais le baptême de Jean visait à
purifier l'esprit, car il amenait les hommes à la pénitence, comme nous venons
de le montrer.
Objections :
1. Aucune réalité sacramentelle venant de Dieu ne porte le nom
d'un homme. Ainsi le baptême de la loi nouvelle n'est-il pas appelé baptême de
Pierre ou de Paul, mais du Christ. Or le baptême administré par Jean porte son
nom, car on lit en saint Matthieu (21, 25) : "Le baptême de Jean, d'où
venait-il ? Du Ciel, ou des hommes ?" Il ne pouvait donc venir de Dieu.
2. Tout enseignement nouveau qui vient de Dieu doit être
confirmé par des signes ; c'est pourquoi le Seigneur a donné à Moïse le pouvoir
d'en accomplir (Ex 4, 2) et on lit dans l'épître aux Hébreux (2, 3) :
"Notre foi, inaugurée par la prédication du Seigneur, nous a été confirmée
par ceux qui l'ont entendue, Dieu appuyant leur témoignage par des signes et
des prodiges." Or, on nous dit dans le quatrième évangile (10, 41) :
"Jean n'a fait aucun signe". Il semble donc que son baptême ne venait
pas de Dieu.
3. Les sacrements institués par Dieu sont prescrits par la Sainte
Écriture. Mais ce n'est pas le cas du baptême de Jean, qui ne vient donc pas de
Dieu.
Cependant :
Jean Baptiste
déclare lui-même, selon le quatrième évangile (1, 33) : "Celui qui m'a
envoyé baptiser dans l'eau, c'est lui qui m'a dit : Celui sur qui tu verras
l'Esprit, etc."
Conclusion :
Dans le baptême de
Jean on peut considérer deux réalités : le rite même du baptême, et l'effet du
baptême. Le rite du baptême n'a pas été institué par les hommes mais par Dieu ;
c'est Dieu qui, par une révélation intime du Saint-Esprit, a envoyé Jean
baptiser. En revanche, l'effet de ce baptême venait de l'homme, car ce baptême
ne produisait rien que l'homme ne puisse faire. Par suite, le baptême de Jean
n'est pas venu de Dieu seul, sinon dans la mesure où Dieu agit dans l'homme.
Solutions :
1. Par le baptême de la loi nouvelle, les hommes sont baptisés
intérieurement par le Saint-Esprit, ce qui est l'oeuvre de Dieu seul. Mais par
le baptême de Jean le corps seul était purifié par l'eau. Voilà pourquoi Jean
lui-même affirme (Mt 3, 11) : "Moi, je vous baptise dans l'eau ; lui vous
baptisera dans l'Esprit Saint." Aussi le baptême administré par Jean
porte-il son nom, car tout ce qui s'y faisait était fait par lui. Mais le
baptême de la loi nouvelle ne porte pas le nom du ministre, car celui-ci ne
produit pas l'effet principal du baptême, qui est la purification intérieure.
2. L'enseignement et l'action de Jean étaient tout entiers
ordonnés au Christ, qui a confirmé par une multitude de signes sa propre
doctrine et celle de Jean. Si Jean avait fait des miracles, les hommes lui
auraient porté la même attention qu'au Christ. Pour que les hommes s'attachent
principalement au Christ, il n'a pas été accordé à Jean de faire des miracles.
Cependant, aux juifs qui lui demandaient pourquoi il baptisait, il a confirmé
sa mission par l'autorité de la Sainte Écriture en disant (Jn 1, 19) : "Je
suis la voix qui crie dans le désert." L'austérité de sa vie était encore
une preuve de sa mission car, d'après saint Jean Chrysostome, "c'était
chose étonnante de voir dans un corps humain une telle endurance".
3. Le baptême de Jean
ne fut prévu par Dieu que pour durer peu de temps, on a dit pourquoi à
l'Article précédent. Aussi ne fut-il pas recommandé par précepte promulgué pour
tous dans la Sainte Écriture, mais par une révélation intime de l'Esprit Saint,
comme nous venons de le dire.
Objections :
1. On lit en saint Marc (1, 4) : "Jean baptisait dans le
désert, et il prêchait un baptême de pénitence pour la rémission des
péchés." Or la pénitence et la rémission des péchés requièrent la grâce.
Donc le baptême de Jean conférait la grâce.
2. Ceux que Jean devait baptiser confessaient leurs péchés, comme
on le lit en Matthieu (3, 6) et Marc (1, 5). Or la confession des péchés se
fait en vue de leur pardon, qui se réalise par la grâce. Le baptême de Jean
conférait donc la grâce.
3. Le baptême de Jean était plus proche du baptême du Christ
que la circoncision. Or la circoncision remettait le péché originel ; car, d’après
saint Bède, "sous la loi, la circoncision apportait contre la blessure du
péché originel le même remède de guérison salutaire que le baptême apporte
maintenant au temps de la révélation de la grâce". Donc, à plus forte
raison, le baptême de Jean apportait-il la rémission des péchés ; ce qui ne
peut se faire sans la grâce.
Cependant :
Jean Baptiste
déclare en saint Matthieu (3, 11) : "Moi, je vous baptise dans l’eau, pour
la pénitence." Ce que saint Grégoire le Grand explique ainsi : "Jean
ne baptisa pas dans l'Esprit, mais dans l'eau, parce qu'il ne pouvait pas
enlever les péchés." Or la grâce vient du Saint-Esprit, et c'est par elle
que les péchés sont enlevés. Le baptême de Jean ne conférait donc pas la grâce.
Conclusion :
On le sait par
l'Article précédent, l'enseignement et l'action de Jean ne faisaient que
préparer ceux du Christ. C'est ainsi que l'apprenti et l'ouvrier subalterne
préparent une matière à recevoir la forme que lui donnera le maître d'oeuvre.
Or la grâce devait être conférée aux hommes par le Christ, suivant cette parole
de Jean l'évangéliste (1, 17) : "La grâce et la vérité sont venues par
Jésus Christ." Il en résulte que le baptême de Jean ne conférait pas la
grâce, mais y préparait seulement. De trois manières :
- 1° par
l'enseignement de Jean, qui amenait les auditeurs à la foi au Christ ;
- 2° en accoutumant
les hommes au rite du baptême du Christ ;
- 3° par la
pénitence, qui les préparait à recevoir l'effet du baptême du Christ.
Solutions :
1. D'après saint Bède, le mot "baptême" peut
se comprendre de deux façons. Ou bien c'est le baptême administré par Jean
lui-même, lequel est un "baptême de pénitence" en ce sens qu'il
incite à pratiquer la pénitence et constitue une protestation par laquelle on
professait qu'on ferait pénitence. Le baptême du Christ est différent : ce
baptême-là, qui remet les péchés, Jean ne pouvait pas le donner ; il ne faisait
que le prêcher en disant : "Lui, il vous baptisera dans l'Esprit Saint."
On peut soutenir
aussi que Jean prêchait le baptême de pénitence, c'est-à-dire le baptême qui
conduit à la pénitence, laquelle conduit à son tour à la rémission des péchés.
Ou bien encore on
peut suivre l'opinion de saint Jérôme : "La grâce qui remet gratuitement
les péchés est donnée par le, baptême du Christ. Mais ce qui est achevé par
l’Époux est commencé par l'ami de l'Époux", c'est-à-dire Jean. Si donc
"Jean baptisait et prêchait le baptême de la pénitence pour la rémission
des péchés", cela ne veut pas dire qu'il achevait toute cette oeuvre de la
grâce ; mais il la commençait en y préparant les hommes.
2. Cette confession des péchés ne se faisait pas pour obtenir
immédiatement leur pardon par le baptême de Jean, mais pour le recevoir par la
pénitence qui suivait, et par le baptême du Christ auquel cette pénitence
préparait.
3. La circoncision avait été instituée comme remède du péché
originel. Mais le baptême de Jean n'avait pas été institué à cette fin ; il ne
faisait que préparer au baptême du Christ, comme nous venons de le dire. Si les
sacrements sont efficaces, c'est en vertu de l'institution divine.
Objections :
1. On l'a dit, Jean baptisait pour que le Christ soit baptisé,
selon saint Augustin. Mais ce qui est propre au Christ ne doit pas convenir aux
autres. Donc il ne fallait pas qu'un autre reçoive le baptême de Jean.
2. Quiconque est baptisé ou bien reçoit quelque effet du
baptême, ou bien lui confère quelque qualité. Or, personne ne pouvait rien
recevoir du baptême de Jean, qui ne donnait pas la grâce, nous venons de le
dire. Et personne ne pouvait rien conférer au baptême de Jean, sauf le Christ, qui
"a sanctifié les eaux par le contact de sa chair très pure". Donc le
Christ seul devait recevoir le baptême de Jean.
3. Si d'autres recevaient ce baptême, ce n'était que pour se préparer
à celui du Christ ; ainsi, de même que le baptême du Christ est administré à
tous, grands et petits, païens et Juifs, il aurait convenu que tous reçoivent
le baptême de Jean. Mais l'Écriture ne dit pas que celui-ci ait baptisé des
enfants ni des païens car, selon saint Marc (1, 5) : "Tous les Israélites
allaient à Jean et étaient baptisés par lui". Il semble donc que le Christ
aurait dû être le seul à recevoir le baptême de Jean.
Cependant :
On lit en saint
Luc (3, 21) : "Une fois que tout le peuple eut été baptisé, Jésus fut
baptisé lui aussi et pendant qu'il priait le Ciel s'ouvrit."
Conclusion :
D'autres que le
Christ devait être baptisés par Jean, pour deux motifs :
- 1° D'abord, dit
saint Augustin : "Si le Christ seul avait reçu le baptême de Jean, il
n'aurait pas manqué d'hommes pour dire que le baptême de Jean, reçu par le
Christ, était supérieur à celui du Christ, reçu par les autres".
- 2° Ensuite il
fallait, comme nous l'avons dit, que les autres soient préparés par le baptême
de Jean à recevoir le baptême du Christ.
1. Si le
baptême de Jean a été institué, ce n'était pas seulement pour que le Christ
soit baptisé, mais aussi pour d'autres motifs, comme nous l'avons dit à
l'article premier. Pourtant, même si le baptême de Jean avait été institué
uniquement pour cela, il aurait fallu éviter les inconvénients indiqués, en
donnant ce baptême à d'autres.
2. Les autres hommes qui venaient au baptême de Jean ne
pouvaient rien conférer à ce baptême ; cependant ils n'en recevaient pas la
grâce, mais seulement le signe de la pénitence.
3. Puisque ce baptême était "de pénitence" et que
celle-ci ne convient pas aux enfants, il n'était pas donné à ceux-ci. Quant aux
païens, leur ouvrir le chemin du salut était réservé au Christ "attente des
nations" (Gn 49, 10 Vg). Et lui-même a interdit aux Apôtres de prêcher
l’Évangile aux païens avant sa passion et sa résurrection. Aussi convenait-il
beaucoup moins que Jean admette des païens au baptême.
Objections :
1. Il est écrit (Jn 1, 31) : "C'est pour qu'il soit
manifesté à Israël que je suis venu baptiser dans l'eau." Or, après son
baptême, le Christ était suffisamment manifesté : par le témoignage de Jean, par
la descente de la colombe, par le témoignage de la voix du Père. Il semble donc
que le baptême de Jean n'aurait pas dû continuer ensuite.
2. Saint Augustin l'affirme : "Le Seigneur a été baptisé
du baptême de Jean, et celui-ci a pris fin."
3. Le baptême de Jean préparait à celui du Christ. Or le
baptême administré par le Christ a commencé aussitôt que celui-ci eut été
baptisé, car, dit saint Bède : "C'est par le contact de sa chair très pure
qu'il a conféré aux eaux la vertu de régénérer". Il apparaît donc que le
baptême de Jean a pris fin aussitôt que le Christ l'eut reçu.
Cependant :
Il est écrit (Jn 3,
22) : "Jésus vint au pays de Judée... et il y baptisait. Jean aussi
baptisait." Mais le Christ n'a baptisé qu'après avoir reçu le baptême. Il
apparaît donc que Jean a continué ensuite de baptiser.
Conclusion :
Le baptême de Jean
ne devait pas prendre fin après que le Christ eut été baptisé.
- 1° Parce que, selon
saint Jean Chrysostome, "si Jean avait cessé de baptiser après le baptême
du Christ, on aurait pensé que c'était par jalousie ou par colère".
- 2° Parce que
s'il avait cessé de baptiser au moment où le Christ baptisait, "il aurait
accru la jalousie de ses disciples".
- 3° En continuant
à baptiser, "il envoyait ses auditeurs au Christ".
- 4° Comme dit saint
Bède : "L'ombre de la loi ancienne demeurait encore, et le Précurseur ne
devait pas cesser son ministère jusqu'à la manifestation de la vérité".
Solutions :
1. Une fois baptisé, le Christ n'était pas encore pleinement
manifesté. Il était donc nécessaire que Jean continue à baptiser.
2. On peut dire que, le Christ une fois baptisé, le baptême de
Jean a pris fin ; non aussitôt, mais après l'emprisonnement du Précurseur. Ce
qui fait dire à saint Jean Chrysostome : "A mon sens, voici pourquoi la
mort de Jean a été permise et pourquoi, après sa disparition, le Christ s'est
mis à prêcher abondamment : pour que tout l'attachement de la foule se reporte
sur le Christ, et qu'on ne soit plus divisé par l'opinion que l'on avait de
l'un et de l'autre."
3. Le baptême de Jean était une préparation non seulement au
baptême que le Christ devait recevoir, mais aussi à ce que d'autres parviennent
au baptême du Christ. Ce qui ne s'était pas encore réalisé lorsque le Christ
fut baptisé.
Objections :
1. Jean n'était pas inférieur aux Apôtres, puisqu'il est écrit
de lui (Mt 11, 11) : "Parmi les enfants des hommes, il ne s'en est pas
levé de plus grand que Jean Baptiste." Or ceux à qui les Apôtres avaient
donné le baptême n'étaient pas baptisé à nouveau, mais on se bornait à leur
imposer les mains ; on dit en effet dans les Actes (8, 16) de ceux qui "avaient
été seulement baptisés par Philippe au nom du Seigneur Jésus, que les Apôtres
Pierre et Jean leur imposaient les mains et ils recevaient le Saint-Esprit".
Il semble donc que ceux qui avaient été baptisés par Jean n'avaient pas dû
recevoir le baptême du Christ.
2. Les Apôtres ont reçu le baptême de Jean, car quelques-uns
avaient été ses disciples comme on le voit dans le quatrième évangile (1, 37).
Mais les Apôtres ne semblent pas avoir reçu le baptême du Christ : "Jésus
ne baptisait pas lui-même, mais seulement ses disciples" (Jn 4, 2).
3. Celui qui est baptisé est inférieur à celui qui baptise. Or
nous ne lisons pas que Jean lui-même ait reçu le baptême du Christ. Donc, bien
moins encore ceux que Jean avait baptisés ont-ils eu besoin du baptême du
Christ.
4. On lit dans les Actes (19, 1) : "Paul, ayant rencontré
quelques disciples, leur dit : Avez-vous reçu le Saint-Esprit, quand vous avez
cru ? Ils lui répondirent : Nous n'avons même pas entendu dire qu'il y ait un Saint-Esprit.
Il dit : Quel baptême avez-vous donc reçu ? Et ils répondirent : Le baptême de
Jean. Ils furent alors baptisés à nouveau au nom du Seigneur Jésus
Christ." Il semble donc qu'il avait fallu les baptiser à nouveau parce
qu'ils ignoraient l'Esprit Saint ; telle est l'opinion de saint Jérôme dans un
commentaire sur Joël et sa lettre Sur
l'époux d'une seule femme, et celle de saint Ambroise de Milan. Mais
certains de ceux qui reçurent le baptême de Jean avaient une pleine
connaissance de la Trinité. Ceux-là n'avaient donc pas à recevoir le baptême du
Christ.
5. La parole de saint Paul (Rm 10, 8) : "Voici la parole
de foi que nous prêchons" est ainsi commentée par une Glose de saint
Augustin : "D'où vient à l'eau une vertu telle qu'en touchant le corps
elle lave le coeur, sinon de l'efficacité de la parole, celle que l'on croit, non
celle qui est prononcée ?" Cela montre bien que là vertu du baptême dépend
de la foi. Or la forme du baptême de Jean signifiait la foi au Christ, en
laquelle nous sommes baptisés ; Paul déclare en effet, d'après les Actes (19, 11)
: "Jean a baptisé du baptême de pénitence, disant au peuple de croire en
celui qui venait après lui, c'est-à-dire en Jésus." Il semble donc que
ceux qui avaient reçu le baptême de Jean n'avaient pas besoin de recevoir celui
de Jésus.
Cependant :
Saint Augustin nous dit : "Ceux qui ont été baptisés du
baptême de Jean, il fallait qu'ils soient baptisés du baptême du Christ."
Conclusion :
Selon l'opinion du
Maître des Sentences : "Ceux qui avaient reçu le baptême de Jean en
ignorant l'existence du Saint-Esprit et en mettant leur espérance dans ce
baptême, ont été baptisés ensuite du baptême du Christ. Quant à ceux qui
n'avaient pas mis leur espoir dans ce baptême et qui croyaient au Père, au Fils
et au Saint-Esprit, on ne les baptisa pas dans la suite ; mais ils reçurent l'Esprit
Saint par l'imposition des mains que les Apôtres firent sur eux."
- La première
partie de cette opinion est vraie de multiples autorités la confirment.
- La seconde
partie est tout à fait déraisonnable. D'abord parce que le baptême de Jean ne
conférait pas la grâce, ni n'imprimait de caractère ; il était seulement donné
dans l'eau, comme Jean le dit lui-même en Matthieu (3, 11). La foi ou
l'espérance que le baptisé avait dans le Christ ne pouvait donc pas suppléer à
ce défaut. En second lieu parce que, si l'on omet dans un sacrement quelque
chose de nécessaire, non seulement il faut suppléer ce qui a été omis, mais il
faut tout recommencer. Or, le baptême du Christ exige nécessairement qu'il soit
fait non seulement dans l'eau, mais aussi dans le Saint-Esprit, selon saint
Jean (3, 5) : "Si quelqu'un ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint, il ne
peut pas entrer dans le royaume de Dieu." Aussi, pour ceux qui, par le
baptême de Jean, n'avaient été baptisés que dans l'eau, il ne fallait pas seulement
suppléer ce qui manquait, en leur donnant l'Esprit Saint par l'imposition des
mains, il fallait encore les baptiser à nouveau totalement dans l'eau et dans
le Saint-Esprit.
Solutions :
1. D'après saint Augustin : "On a baptisé après Jean, parce
qu'il ne donnait pas le baptême du Christ, mais le sien... Le baptême donné par
Pierre, et celui qu'a pu donner Judas était le baptême du Christ... Et c'est
pourquoi si Judas a célébré des baptêmes, on n'a pas rebaptisé..." (…)
"Car la valeur du baptême vient de celui par le pouvoir de qui il est
donné, et non en fonction de celui qui l’administre." C'est aussi la
raison pour laquelle ceux qu'avait baptisés le diacre Philippe, qui
administrait le baptême du Christ, n'ont pas été baptisés à nouveau, mais ont
reçu des Apôtres l'imposition des mains ; de même que ceux que les prêtres ont
baptisés sont confirmés par les évêques.
2. Saint Augustin écrit : "Nous croyons que les disciples
du Christ ont reçu soit le baptême de Jean, comme quelques-uns le pensent, soit
plus probablement le baptême du Christ. Car il aurait bien pu administrer le
baptême afin d'avoir des serviteurs qui le donneraient à d'autres, lui qui a
exercé le ministère de l'humilité en leur lavant les pieds."
3. Comme dit saint Jean Chrysostome, "lorsque, à Jean qui
lui dit : "C'est moi qui ai besoin d'être baptisé par toi", le Christ
répond : "laisse maintenant", cela montre que, par la suite, le
Christ baptisa Jean". Il ajoute : "Cela est écrit dans certains
livres apocryphes."
Il est cependant certain,
d'après saint Jérôme, "que si le Christ devait être baptisé dans l'eau, Jean
devait l'être par le Christ dans l'Esprit".
4. Quant à ceux dont on nous dit qu'ils furent baptisés à
nouveau après le baptême de Jean, tout le motif n'en est pas qu'ils ignoraient
l'existence du Saint-Esprit, mais qu'ils n'avaient pas reçu le baptême du
Christ.
5. Comme écrit saint Augustin : "Nos sacrements sont des
signes de la grâce présente, tandis que les sacrements de l'ancienne loi
étaient les signes de la grâce future. Aussi, du fait même que Jean baptisait
au nom de celui qui doit venir, nous devons comprendre qu'il n'administrait pas
le baptême du Christ, qui est un sacrement de la loi nouvelle."
1. Le Christ devait-il être baptisé ? - 2.
Devait-il être baptisé du baptême de Jean ? - 3. L'âge auquel le Christ reçut
le baptême. - 4. Le lieu de ce baptême. - 5. "Les Cieux se sont ouverts."
- 6. L'apparition du Saint-Esprit sous forme de colombe. - 7. Cette colombe
fut-elle un véritable animal ? - 8. Le témoignage de la voix du Père.
Objections :
1. Être baptisé, c'est être lavé. Mais il ne convenait pas au
Christ d'être lavé, puisqu'il n'y avait en lui aucune impureté.
2. Le Christ a été circoncis pour accomplir la loi. Mais le
baptême ne faisait pas partie de la loi. Donc le Christ ne devait pas être
baptisé.
3. En chaque genre de mouvements, le premier moteur ne peut
lui-même recevoir le mouvement qu'il imprime. Ainsi le ciel, qui est le premier
agent d'altération, ne peut subir lui-même d'altération. Mais le Christ a été
le premier à baptiser, selon cette parole (Jn 1, 33) : "Celui sur qui tu
verras l'Esprit descendre et demeurer, c'est lui qui baptise dans l'Esprit Saint."
Mais il ne convenait pas que lui-même reçût le baptême.
Cependant :
On lit (Mt 3, 13) :
"Jésus arrive de la Galilée au Jourdain vers Jean, pour être baptisé par
lui."
Conclusion :
Il convenait que
le Christ soit baptisé.
- 1° Selon saint Ambroise
de Milan : "Le Seigneur fut baptisé non pour être purifié mais pour
purifier les eaux, afin que, purifiées par la chair du Christ, qui n'a pas
connu le péché, elles aient le pouvoir de baptiser". Et, dit saint Jean
Chrysostome "afin qu'il les laisse sanctifiées pour ceux qui seraient
baptisés dans la suite".
- 2° Parce que, dit
saint Jean Chrysostome, "bien qu'il ne fût pas pécheur lui-même, il a pris
une nature pécheresse et une chair semblable à la chair du péché. C'est
pourquoi, bien qu'il n'eût pas besoin du baptême pour lui, la nature charnelle
des autres en avait besoin". Et, dit saint Grégoire de Nazianze : "Le
Christ fut baptisé afin d'engloutir dans l'eau le vieil Adam tout entier".
- 3° Il a voulu
être baptisé, dit saint Augustin : "Parce qu'il a voulu faire ce qu'il a
demandé à tous de faire". Et c'est ce qu'il dit lui-même (Mt 3, 15) : C'est ainsi qu'il nous convient d'accomplir
toute justice." Car, déclare saint Ambroise de Milan : "La
justice, c'est que l'on fasse le premier ce que l'on veut que les autres
fassent, et qu'on les entraîne par son exemple."
Solutions :
1. Le Christ n'a pas été baptisé pour être purifié, mais pour
purifier, on vient de le dire.
2. Le Christ ne devait pas seulement accomplir les
prescriptions de la loi ancienne, mais aussi inaugurer ce que commande la loi
nouvelle. Et c'est pourquoi il n'a pas voulu seulement être circoncis, mais
aussi être baptisé.
3. Le Christ a été le premier à baptiser dans l'Esprit. Et ce
n'est pas ainsi qu'il a été baptisé, mais seulement dans l'eau.
Objections :
1. Le baptême de Jean fut un baptême de pénitence. Mais la
pénitence ne convient pas au Christ, car il n'eut aucun péché.
2. Le baptême de Jean, dit saint Jean Chrysostome, a tenu le
milieu entre le baptême des juifs et le baptême chrétien. Mais ce qui est au
milieu est homogène à la nature des deux extrêmes. Donc, puisque le Christ n'a
pas reçu le baptême juif, ni non plus son propre baptême, il semble que, à
titre égal, il n’aurait pas dû recevoir le baptême de Jean.
3. Ne faut-il pas attribuer au Christ ce qu'il y a de meilleur
? Or le baptême de Jean n'est pas le meilleur des baptêmes. Le Christ ne devait
donc pas le recevoir.
Cependant :
Il est écrit (Mt 3,
13) : "Jésus arrive au Jourdain pour être baptisé par Jean".
Conclusion :
Comme dit saint
Augustin : "Une fois baptisé, le Seigneur baptisait, mais non du baptême
dont lui-même avait été baptisé". De ce fait, puisque lui-même baptisait
de son baptême à lui, il s'ensuit qu'il n'a pas été baptisé de son baptême à
lui, mais du baptême de Jean. Et c'est cela qui convenait.
- 1° A cause de ce
qui caractérise le baptême de Jean, baptême non dans l'Esprit, mais dans l'eau
seulement. Or, le Christ n'avait pas besoin d'un baptême dans l'Esprit, lui qui,
dès le commencement de sa conception, fut rempli de la grâce du Saint-Esprit, comme
on l'a montré précédemment. Et tel est le motif donné par saint Jean
Chrysostome.
- 2° Selon saint
Bède, le Christ fut baptisé du baptême de Jean "afin d'approuver le
baptême de Jean en le recevant lui-même".
- 3° Selon saint
Grégoire de Nazianze : "Jésus est venu au baptême de Jean afin de
sanctifier le baptême".
Solutions :
1. Nous l'avons dit à l'Article précédent, le Christ a voulu
recevoir le baptême pour nous y inciter par son exemple. Aussi, pour rendre son
imitation plus efficace, il a voulu recevoir un baptême dont manifestement il
n'avait pas besoin, afin que les hommes s'approchent du baptême dont ils
avaient besoin. Ce qui fait dire à saint Ambroise de Milan : "Que personne
ne se dérobe au bain de la grâce, quand le Christ ne s'est pas dérobé au bain
de la pénitence."
2. Le baptême prescrit dans la loi juive était seulement
figuratif ; mais le baptême de Jean contenait déjà une certaine réalité, en
tant qu'il incitait les hommes à s'abstenir du péché ; quant au baptême
chrétien, il est efficace pour purifier du péché et pour conférer la grâce. Or,
le Christ n'avait pas besoin de recevoir la rémission des péchés, puisqu'il
n'avait pas de péché, ni de recevoir la grâce, puisqu'il la possédait en
plénitude. En outre, et pareillement, étant la vérité en personne, ce qui était
une simple figure ne lui convenait pas. Et c'est pourquoi il lui convenait de
recevoir le baptême placé entre le baptême juif et le baptême chrétien, plutôt
que l'un de ceux-ci.
3. Le baptême est un remède spirituel. Or, plus on est parfait,
moins on a besoin de remède. Aussi, du fait même que le Christ est
souverainement parfait, il convenait qu'il ne reçoive pas le baptême le plus
parfait, comme celui qui est en bonne santé n'a pas besoin d'un traitement
efficace.
Objections :
1. Le Christ a été baptisé pour inciter les autres, en leur
donnant l'exemple, à se faire baptiser. Mais il est louable pour les fidèles du
Christ d'être baptisés non seulement avant trente ans, mais dans la petite
enfance. Il semble donc que le Christ n'aurait pas dû être baptisé à l'âge de
trente ans.
2. L'Écriture ne dit pas que le Christ ait enseigné ou fait
des miracles avant son baptême. Or, s'il avait commencé plus tôt à enseigner, dès
sa vingtième année ou même avant, cela aurait été plus avantageux pour le
monde. Donc, le Christ, qui était venu pour le bien des hommes, aurait dû être
baptisé avant l'âge de trente ans.
3. C'est surtout chez le Christ qu'a dû se manifester la
sagesse divine. Or, elle s'est manifestée chez Daniel dans son enfance (Dn 13, 43)
: "Le Seigneur suscita l'esprit saint d'un jeune enfant nommé
Daniel." Donc, à plus forte raison, le Christ aurait dû être baptisé et se
mettre à enseigner dans son enfance.
4. Le baptême est ordonné au baptême reçu par le Christ comme
à sa fin. Or la fin est première dans l'ordre d'intention, mais dernière dans
l'ordre d'exécution. Donc le Christ devait être baptisé par Jean soit le
premier, soit le dernier.
Cependant :
Il y a le texte de
Luc (3, 21) : "Il advint, une fois que tout le peuple eut été baptisé et
au moment où Jésus, baptisé lui aussi, se trouvait en prière..." et plus
loin : "Jésus, lors de ses débuts, avait environ trente ans."
Conclusion :
Il est tout à fait
convenable que le Christ ait été baptisé à trente ans :
- 1° Il a été
baptisé pour commencer dès lors à enseigner et à prêcher, ce qui requiert l'âge
parfait, qui est trente ans. Aussi lit-on dans la Genèse (41, 46) que "Joseph
avait, trente ans" quand il reçut le gouvernement de l’Égypte. Il est
écrit également de David (2 S 5, 4) "qu'il avait trente ans quand il
commença de régner". Ézéchiel aussi (1, 1) commença de prophétiser "à
trente ans".
- 2° Selon saint Jean
Chrysostome : "Après le baptême du Christ, la loi allait prendre fin. Et
c'est pourquoi le Christ est venu au baptême à l'âge où l'on peut endosser tous
les péchés ; ainsi, puisqu'il avait observé la loi, personne ne dirait qu'il
l'avait abolie parce qu'il ne pouvait pas l'accomplir".
- 3° Le fait que
le Christ est baptisé à l'âge parfait, nous donne à entendre que le baptême
engendre des hommes parfaits, selon saint Paul (Ep 4, 13) : "Nous devons
parvenir tous ensemble à ne faire plus qu'un dans la foi et la connaissance du
Fils de Dieu, et à constituer cet homme parfait, dans la force de l'âge, qui
réalise la plénitude du Christ." A cela semble se rattacher ce qui est
propre au chiffre trente. Il est le produit de trois par dix ; trois évoque la
foi en la Trinité ; et dix, l'accomplissement des préceptes de la loi : c'est
en ces deux points que consiste la perfection de la vie chrétienne.
Solutions :
1. Comme dit saint Grégoire de Nazianze, le Christ n'a pas été
baptisé "comme s'il avait besoin d'être purifié... ou comme s'il eût été
dangereux pour lui de retarder le baptême. Mais pour tout autre, ce serait un
grand danger de sortir de ce monde sans avoir revêtu la robe
d'immortalité", la grâce. Et s'il est bon de garder sa pureté après le
baptême, "il vaut mieux", dit le même auteur, "recevoir parfois
quelques taches que d'être entièrement démuni de la grâce".
2. Le bien que le Christ apporte aux hommes leur vient
principalement de la foi et de l'humilité. Or, pour l'une et l'autre, il
importe que le Christ n'ait pas commencé à enseigner dans son enfance ou son
adolescence, mais à l'âge parfait. Pour la foi, parce que la réalité de
l'humanité du Christ se manifeste par la croissance de son corps ; et pour que
cette croissance ne soit pas tenue pour imaginaire, il n'a pas voulu manifester
sa sagesse ou sa force avant d'avoir atteint l'âge parfait de son développement
physique. Pour l'humilité, afin que personne, avant d'avoir atteint l'âge
parfait, n'ait la prétention de prendre un titre de supérieur ni une fonction
d'enseignement.
3. Le Christ était proposé en exemple aux hommes en toutes
choses. C'est pourquoi il devait montrer en lui ce qui convient à tous selon la
loi commune, et donc n'enseigner qu'à l'âge parfait. Mais, dit saint Grégoire
de Nazianze : "La loi commune n'est pas ce qui arrive rarement, de même
qu'une hirondelle ne fait pas le printemps". Car il a été accordé à
quelques-uns, par une disposition spéciale voulue par la sagesse divine et
contraire à la loi commune, de recevoir avant l'âge parfait la fonction de
gouverner ou d'enseigner, comme ce fut le cas pour Salomon, Daniel et Jérémie.
4. Le Christ ne devait être baptisé par Jean ni le premier, ni
le dernier. Car, dit saint Jean Chrysostome le Christ était baptisé "pour
confirmer la prédication et le baptême de Jean, et pour recevoir le témoignage
de celui-ci". Or, on n'aurait pas cru au témoignage de Jean si d'abord
beaucoup d'hommes n'avaient été baptisés par lui. Et c'est pourquoi le Christ
ne devait pas être baptisé le premier. Et non plus le dernier. Car, ajoute le
même auteur, "de même que le soleil n'attend pas que décline l'étoile du
matin, mais qu'il se lève tandis que celle-ci poursuit sa course, et qu'il en
efface l'éclat par sa lumière, de même le Christ n'a pas attendu que Jean ait
accompli sa course, mais est apparu tandis que celui-ci continuait à enseigner
et à baptiser."
Objections :
1. La vérité doit correspondre à la figure. Mais la
préfiguration du, baptême fut le passage de la mer Rouge, où les Égyptiens
furent engloutis comme les péchés sont effacés par le baptême. Il semble donc
que le Christ aurait dû être baptisé dans la mer plutôt que dans le Jourdain.
2. "Jourdain" se traduit par "descente".
Mais dans le baptême on monte beaucoup plus qu'on ne descend, aussi est-il
écrit (Mt 3, 16) : "Jésus, aussitôt baptisé, remonta de l'eau."
3. Lorsque les fils d'Israël passèrent le Jourdain, "ses
eaux retournèrent en arrière" (Jos 3, 16-17 ; Ps 114, 3-5). Or les
baptisés ne retournent pas en arrière, ils vont de l'avant. Il ne convenait donc
pas que le Christ soit baptisé dans le Jourdain.
Cependant :
Il est écrit (Mc 1,
9) : "Jésus fut baptisé par Jean dans le Jourdain."
Conclusion :
C'est en
traversant le Jourdain que les fils d'Israël entrèrent dans la Terre promise.
Or le baptême du Christ a ceci de particulier par rapport aux autres baptêmes, qu'il
introduit dans le royaume de Dieu, symbolisé par la Terre promise. D'où ce
texte de saint Jean (3, 5) : "Nul, s'il ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint,
ne peut entrer dans le royaume de Dieu." A cela se rattache le fait
qu'Élie a divisé les eaux du Jourdain avant d'être enlevé au ciel par un char
de feu (2 R 2, 7), parce que, pour ceux qui traversent les eaux du baptême, le
feu de l'Esprit Saint ouvre l'accès au Ciel. Aussi convenait-il que le Christ
fût baptisé dans le Jourdain.
Solutions :
1. Le passage de la mer Rouge préfigurait le baptême en ce que
celui-ci efface les péchés. Mais le passage du Jourdain le préfigurait en ce
qu'il ouvre la porte du royaume céleste, ce qui est l'effet principal du
baptême, et qui n'est accompli que par le Christ. Il convenait donc que le
Christ soit baptisé dans le Jourdain plutôt que dans la mer.
2. Il y a dans le baptême une montée par le progrès de la
grâce ; elle requiert la descente par l'humilité, selon saint Jacques (4, 6) :
"Aux humbles le Seigneur donne la grâce." Et c'est à cette descente
que se rapporte le nom de Jourdain.
3. Selon saint Augustin : "de même que jadis les eaux du
Jourdain sont retournées en arrière, de même, le Christ une fois baptisé, les
péchés sont retournés en arrière".
Ou bien cela peut
symboliser qu'à l'opposé des eaux qui descendent, le fleuve des bénédictions se
portait vers le haut.
Objections :
1. Les cieux doivent s'ouvrir pour celui qui a besoin d'y
entrer parce qu'il se trouve en dehors. Or le Christ se trouvait toujours dans
le Ciel, selon la parole en saint Jean (3, 13) : "Le Fils de l'homme, qui
est dans le Ciel..."
2. L'ouverture des cieux peut s'entendre ou d'une manière
spirituelle, ou d'une manière physique. On ne peut l'entendre d'une manière
physique, car les corps célestes sont inaltérables et infrangibles selon le
livre de Job (37, 18) : "C'est peut-être toi qui as fabriqué les cieux, aussi
solides que le bronze ?" On ne peut l'entendre non plus d'une manière
spirituelle, car aux regards du Fils de Dieu, les cieux n'étaient pas fermés
auparavant. C'est pourquoi il est inexact de dire qu'après le baptême du Christ
"les Cieux se sont ouverts".
3. Pour les fidèles, le Ciel s'est ouvert par la passion du
Christ, selon l'épître aux Hébreux (10, 19) : "Nous avons confiance
d'entrer dans le saint des saints par le sang du Christ." C'est pourquoi
même les baptisés du baptême du Christ, s'ils étaient morts avant sa passion, n'auraient
pu entrer au Ciel. Donc les Cieux auraient dû s'ouvrir pendant sa passion et
non après son baptême.
Cependant :
Il y a
l'affirmation de Luc (3, 21) : "Au moment où Jésus, après son baptême, était
en prière, le ciel s'ouvrit."
Conclusion :
Nous l'avons dit, le
Christ a voulu être baptisé pour consacrer par son baptême celui que nous
recevrions. Aussi le baptême qu'il a reçu devait-il manifester ce qui ressortit
à l'efficacité de notre baptême. A ce sujet trois points sont à considérer :
- 1° La vertu
principale d'où le baptême tient son efficacité, et qui est une vertu céleste.
C'est pourquoi, au baptême du Christ, le ciel s'est ouvert pour montrer que
désormais une vertu céleste sanctifierait notre baptême.
- 2° Ce qui agit
pour l'efficacité du baptême. C'est la foi de l'Église et du baptisé ; de là
vient que les baptisés professent la foi et que le baptême est appelé "sacrement
de la foi". Or, par la foi notre regard pénètre les mystères célestes qui
dépassent le sens et la raison de l'homme. C'est pour symboliser cela que les
Cieux se sont ouverts après le baptême du Christ.
- 3° C'est
spécialement par le baptême du Christ que nous est ouverte l'entrée du royaume
céleste, que le péché avait fermée au premier homme. Aussi, au baptême du Christ,
les Cieux s’ouvrirent-ils afin de montrer que le chemin du Ciel était ouvert
aux baptisés.
D'autre part, après
le baptême, pour que l'homme entre au Ciel, la prière continuelle lui est
nécessaire. Certes, par le baptême les péchés sont remis, mais il reste le
foyer de convoitise qui nous attaque intérieurement, et le monde et les démons
qui nous attaquent extérieurement. C'est pourquoi saint Luc dit nettement :
"Au moment où Jésus, après son baptême, était en prière", parce que
la prière est nécessaire aux fidèles après le baptême.
Ou bien on veut
nous faire entendre que le fait même de l'ouverture du Ciel aux croyants par le
baptême, tient à la vertu de la prière du Christ. Aussi Matthieu (3, 16)
écrit-il nettement : "Le Ciel fut ouvert pour lui", c'est-à-dire
"à tous à cause de lui", comme si un empereur disait à quelqu'un qui
l'implore pour un autre : "Ce bienfait, je ne le donne pas à lui, mais à
toi", c'est-à-dire "à cause de toi", selon le commentaire de saint
Jean Chrysostome.
Solutions :
1. Comme dit saint Jean Chrysostome : "De même que le
Christ selon sa condition humaine a été baptisé, quoiqu'il n'eût pas besoin de
baptême pour lui-même ; de même, selon cette condition humaine, les Cieux se
sont ouverts pour lui, mais selon sa nature divine, il était toujours dans les
Cieux".
2. D'après saint Jérôme : "Les Cieux s'ouvrirent pour le
Christ baptisé, non par une ouverture matérielle mais pour les yeux de son
esprit, ces yeux avec lesquels Ézéchiel aussi les vit ouverts, comme il le
rapporte au début de son livre". Et saint Jean Chrysostome le prouve en
disant : "Si la créature (les cieux) s'était brisée, on n'aurait pas dit :
"les cieux lui furent ouverts", car ce qui s'ouvre corporellement est
ouvert pour tous." Aussi Marc (1, 10) dit-il expressément : "Aussitôt,
Jésus, remonta de l'eau, vit les cieux s'ouvrir", comme si l'ouverture des
cieux était en relation avec la vision du Christ. Certains la ramènent à une
vision physique, disant qu'autour du Christ, au moment du baptême, il y eut une
telle splendeur que les Cieux parurent ouverts. Cela peut encore se rattacher à
une vision par l'imagination, à la manière dont Ézéchiel vit les Cieux ouverts
; car elle était formée dans l'imagination du Christ par la vertu divine et la
volonté rationnelle, pour signifier que par le baptême l'entrée du Ciel est
ouverte aux hommes. On peut encore la rattacher à une vision intellectuelle, en
tant que le Christ vit, quand le baptême venait d'être sanctifié, que le Ciel
est ouvert aux hommes ; mais déjà avant son baptême, il avait vu que cela
devait se réaliser.
3. La passion du Christ ouvre le Ciel aux hommes comme une
cause universelle de l'ouverture des Cieux. Mais il faut encore appliquer cette
cause universelle aux individus ; ce qui se fait par le baptême, selon saint
Paul (Rm 6, 3) : "Nous tous, qui avons été baptisés dans le Christ, c'est
dans sa mort que nous avons été baptisés." Et c'est pourquoi l'on fait
mention de l'ouverture des Cieux au baptême du Christ plutôt, que lors de sa
passion. Ou bien, dit saint Jean Chrysostome : "Au baptême du Christ, les
cieux se sont seulement ouverts, mais c'est plus tard qu'il a vaincu le tyran
par la croix. Alors les portes n'étaient plus nécessaires, le Ciel ne devant
plus être fermé. C'est pourquoi les anges ne disent pas : "Ouvrez les
portes" car elles étaient déjà ouvertes, mais : "Enlevez les
portes" (Ps 24, 7. 9) : "saint Jean Chrysostome donne ainsi à
entendre que les obstacles empêchant les âmes des défunts d'entrer au Ciel ont
été totalement enlevés par la passion du Christ ; mais au baptême du Christ, elles
ont été ouvertes en ce sens que la route par laquelle les hommes entreraient au
Ciel, avait déjà été montrée.
Objections :
1. L'Esprit Saint habite dans l'homme par la grâce. Mais
l'homme Christ a eu la plénitude de la grâce dès le principe de sa conception
comme Fils unique du Père, on l'a dit plus haut. Donc ce n'est pas au baptême
que le Saint-Esprit devait lui être envoyé.
2. On dit que le Christ "est descendu" dans le monde
par le mystère de l'Incarnation, quand "il s'est anéanti lui-même prenant
condition d'esclave" (Ph 2, 7). Mais le Saint-Esprit ne s'est pas incarné.
Il n'est donc pas juste de dire que le Saint-Esprit "est descendu sur
lui".
3. Le baptême du Christ devait, comme une sorte de prototype, montrer
ce qui se passerait dans notre propre baptême. Mais le nôtre ne comporte pas de
mission visible du Saint-Esprit. Donc le baptême du Christ, lui non plus, n'aurait
pas dû en comporter.
4. Le Saint-Esprit découle du Christ sur tous les autres
hommes, selon saint Jean (1, 16) : "De sa plénitude nous avons tous
reçu." Mais sur les Apôtres le Saint-Esprit n'est pas descendu sous la
forme d'une colombe, mais sous la forme du feu. Il aurait donc dû en être de
même au baptême du Christ.
Cependant :
L'évangile (Lc 3, 22)
est formel : "Le Saint-Esprit descendit sur lui sous une forme corporelle,
pareil à une colombe."
Conclusion :
Selon saint Jean
Chrysostome, ce qui s'est accompli au sujet du Christ dans son baptême se
rattache au mystère accompli en tous ceux qui devaient être baptisés ensuite.
Or, tous ceux qui reçoivent le baptême du Christ reçoivent le Saint-Esprit, sauf
s'ils ne sont pas sincères, selon cette parole du Baptiste (Mt 3, 11) :
"C'est lui qui vous baptisera dans l’Esprit Saint." Et c’est pourquoi
il convenait que celui-ci descende sur le Christ lors de son baptême.
Solutions :
1. Pour saint Augustin : "Il est absolument ridicule de
croire que le Christ avait déjà trente ans quand il reçut l’Esprit Saint ;
quand il vint au baptême, il était sans péché, il n’était donc pas dans
l’Esprit Saint. S’il est écrit de Jean qu’il sera rempli du Saint-Esprit dès le
sein de sa mère, que devons-nous dire du Christ homme, dont la chair n’a pas
été conçue charnellement, mais spirituellement ?... Alors donc", dans le
baptême, "il a daigné préfigurer son corps, c'est-à-dire l'Église, en
laquelle on reçoit le Saint-Esprit, spécialement au moment du baptême."
2. Comme dit saint Augustin : "Si le Saint-Esprit est
descendu sur le Christ sous une forme corporelle semblable à une colombe, ce
n'est pas qu'on ait vu la substance même du Saint-Esprit, qui est invisible. Ce
n'est pas non plus que cette créature visible ait été assumée dans l'unité de
la personne divine ; car on ne dit pas que le Saint-Esprit est une colombe
comme on dit que le Fils de Dieu est un homme, en raison de son union avec lui.
Ce n'est pas davantage qu'on ait vu alors le Saint-Esprit sous la forme d'une
colombe de la façon dont Jean a vu l'agneau immolé selon l'Apocalypse (5, 6)".
Car cette vision s'est faite en esprit, par les images spirituelles des corps, tandis
que la colombe du baptême, personne n'a jamais douté qu'on l'ait vue de ses
yeux. Le Saint-Esprit n'est pas apparu non plus sous l'apparence d'une colombe,
ainsi qu'il est écrit (1 Co 10, 4) : "Le rocher était le Christ." Car
ce rocher faisait partie de la création, mais on lui a donné le nom de Christ, qu'il
préfigurait par sa manière d'agir. Mais cette colombe a existé soudainement
pour exercer son symbolisme et a disparu ensuite, comme la flamme apparue à
Moïse dans le buisson.
On dit donc que le
Saint-Esprit est descendu sur le Christ non en raison de son union avec la
colombe, mais ou bien en raison du symbolisme de la colombe elle-même à l'égard
du Saint-Esprit, elle qui est venue sur le Christ en descendant ; ou encore en
raison de la grâce spirituelle qui découle de Dieu sur la créature par une
sorte de descente spirituelle, selon saint Jacques (1, 17) : "Tout don
excellent, toute donation parfaite vient d'en haut et descend du Père des
lumières."
3. Selon saint Jean Chrysostome : "Au début des
communications spirituelles apparaissent toujours des visions sensibles, au
profit de ceux qui ne peuvent avoir aucune intelligence de la nature
incorporelle ; mais ensuite, si ces visions ne se produisent plus, on accepte
la foi parce qu'elles se sont produites un jour". Et c'est pourquoi le Saint-Esprit
est descendu visiblement sous une apparence corporelle, afin que l'on crût dans
la suite qu'il descend invisiblement sur tous les baptisés.
4. Que le Saint-Esprit ait apparu sur le Christ à son baptême
sous la forme d'une colombe, on peut en donner quatre raisons :
- 1° A cause de la
disposition requise du baptisé qu'il ne vienne pas sans sincérité. Car, selon
le livre de la Sagesse (1, 5) : "L'Esprit Saint, l'éducateur, fuit
l'hypocrisie." La colombe est en effet un animal simple, sans ruse ni
tromperie. Aussi nous est-il dit (Mt 10, 16) : "Soyez simples comme des
colombes."
- 2° Pour
symboliser les sept dons du Saint-Esprit par les caractéristiques de la
colombe. Elle niche près des cours d'eau, et dès qu'elle voit l'épervier, elle
plonge et s'échappe. Cela se rattache au don de la sagesse, par lequel les
saints demeurent le long des eaux de la divine Écriture et échappent ainsi aux
assauts du démon.
- La colombe
choisit les meilleurs grains. Cela se rattache au don de science, par lequel
les saints choisissent pour leur nourriture les opinions saines.
- La colombe
nourrit les petits qui lui sont étrangers. Cela se rattache au don de conseil
par lequel les saints nourrissent les hommes qui furent les petits du démon, c'est-à-dire
ses imitateurs, par leur enseignement et leur exemple. - La colombe ne déchire
pas avec son bec, ce qui se rattache au don d'intelligence, par lequel les
saints ne pervertissent pas les opinions saines en les lacérant, comme font les
hérétiques.
- La colombe n'a
pas de fiel, ce qui se rattache au don de piété, par lequel les saints évitent
la colère déraisonnable.
- La colombe fait
son nid dans les anfractuosités des rochers. Cela se rattache au don de force, par
lequel les saints font leur nid, c'est-à-dire mettent leur refuge et leur
espoir dans les plaies et la mort du Christ.
- La colombe gémit
au lieu de chanter. Cela se rattache au don de crainte, par lequel les saints
se plaisent à déplorer leurs péchés.
- 3° Le Saint-Esprit
est apparu sous la forme d'une colombe pour indiquer l'effet propre du baptême,
qui est la rémission des péchés et la réconciliation avec Dieu ; or la colombe
est un animal plein de douceur. Et c'est pourquoi, note saint Jean Chrysostome
: "au déluge cet animal est apparu portant un rameau d'olivier et
annonçant ainsi la tranquillité générale de tout l'univers ; et maintenant
c'est encore la colombe qui apparaît au baptême du Christ, nous annonçant la
délivrance".
- 4° Le Saint-Esprit
est apparu ainsi pour désigner l'effet général du baptême, qui est de
construire l'unité de l'Église. Comme dit saint Paul (Ep 5, 25) : "Le
Christ s'est livré afin de se présenter à lui-même l'Église toute
resplendissante, sans tache ni ride, en la purifiant par le bain d'eau dans la
parole de vie." Et c'est pourquoi il convenait qu'au baptême
l'Esprit-saint se montrât sous la forme d'une colombe, animal aimable et
social. Aussi, dans le Cantique (6, 8) est-il dit de l'Église : "Elle est
unique, ma colombe."
Mais sur les
Apôtres, c'est sous forme de feu que le Saint-Esprit est descendu, pour deux
motifs. D'abord pour montrer la ferveur qui devait animer leur coeur pour
prêcher partout le Christ au milieu des persécutions. Et c'est aussi pourquoi
il est apparu sous forme de langues de feu. Aussi saint Augustin remarque-t-il
: "Le Seigneur a rendu visible l'Esprit Saint de deux manières : par la
colombe sur le Seigneur après son baptême ; par le feu sur les disciples
réunis. Là nous est montrée la simplicité ; ici, la ferveur... La colombe
enseigne à ceux qui sont sanctifiés par l'Esprit à ne pas employer la ruse ; et
le feu enseigne à la simplicité qu'elle ne doit pas demeurer froide. Ne te
laisse pas ébranler par la division des langues : reconnais l'unité dans la
colombe."
Le deuxième motif,
d'après saint Jean Chrysostome est, puisqu'il fallait pardonner les fautes, ce
qui se fait dans le baptême, "la douceur était nécessaire", et la
colombe en était le symbole. Mais, quand nous avons reçu la grâce, reste le
temps du jugement, figuré par le feu".
Objections :
1. Dans une apparition, ce que l'on voit n'a qu'une apparence
de réalité. Mais saint Luc (3, 2) nous dit : "L'Esprit Saint descendit sur
lui sous une forme corporelle, pareil à une colombe." Ce ne fut donc pas
une colombe véritable, mais un semblant de colombe.
2. "La nature ne fait rien en vain, ni Dieu", dit
Aristote. Or cette colombe ne venant "que pour symboliser et ensuite
disparaître", dit saint Augustin, aurait été inutilement une colombe
véritable, parce que ce rôle pouvait être joué par un simulacre de colombe.
Elle n'a donc pas été un animal réel.
3. Les propriétés d'un être font connaître sa nature. Donc si
cette colombe avait été un animal réel, ses propriétés auraient révélé la nature
d'un animal réel, non les effets du Saint-Esprit.
Cependant :
Saint Augustin affirme : "Nous ne prétendons pas dire que
seul le Seigneur Jésus Christ eut un vrai corps et que l'Esprit Saint est
apparu aux yeux des hommes sous une forme trompeuse. Nous croyons bien que ces
deux corps étaient de vrais corps."
Conclusion :
Comme nous l'avons
déjà dit il ne convenait pas que le Fils de Dieu, qui est la Vérité du Père, emploie
de faux semblants, et c'est pourquoi il n'a pas pris un corps irréel, mais un vrai
corps. Et parce que le Saint-Esprit est appelé "l'Esprit de Vérité" (Jn
16, 13), lui-même aussi a formé une colombe véritable dans laquelle il
apparaîtrait, bien qu'il ne l'ait pas assumée pour l'unir à sa personne.
Aussitôt après les paroles citées plus haut, saint Augustin écrit : "Il ne
fallait pas que le Fils de Dieu trompe les hommes ; de même il ne convenait pas
que le Saint-Esprit les trompe. Mais, au Dieu tout-puissant, qui a fabriqué de
rien la création universelle, il n'était pas difficile de former un vrai corps
de colombe, sans l'aide d'autres colombes, pas plus qu'il ne lui avait été
difficile de façonner un vrai corps dans le sein de Marie sans la semence d'un
homme. Puisque la nature corporelle, aussi bien dans les entrailles d'une femme
pour former un homme, que dans le monde pour former une colombe, obéit au
commandement et à la volonté du Seigneur."
Solutions :
1. On dit que l'Esprit Saint est descendu sous l'apparence ou
la ressemblance d'une colombe non pour exclure sa réalité, mais pour montrer
qu'il n'est pas apparu sous la forme de sa substance.
2. Il n'était pas superflu de former une colombe véritable, afin
que le Saint-Esprit apparaisse en elle, car précisément la réalité de la
colombe symbolise la réalité de l'Esprit Saint et de ses effets.
3. C'est de la même manière que les propriétés de la colombe
conduisent à découvrir et la nature de la colombe et les effets du Saint-Esprit.
Car, par le fait même que la colombe possède de telles propriétés, il se trouve
qu'elle symbolise le Saint-Esprit.
Objections :
1. On dit du Fils et de l'Esprit-Saint, du fait qu'ils sont
apparus d'une manière sensible, qu'ils ont été chargés d'une mission visible.
Mais il ne convenait pas au Père d'être envoyé, comme l'a montré saint
Augustin. Donc il ne lui convenait pas non plus d'apparaître.
2. La voix signifie le verbe conçu dans le coeur. Mais le Père
n'est pas le verbe. Il est donc étrange qu'il se soit manifesté par une voix.
3. Le Christ homme n'a pas commencé d'être Fils de Dieu au
baptême, comme certains hérétiques l'ont pensé ; il était Fils de Dieu dès le
début de sa conception. C'est donc à sa naissance que la voix du Père aurait dû
attester la divinité du Christ, plutôt qu'à son baptême.
Cependant :
On lit en saint
Matthieu (3, 17) : "Voici qu'une voix venue des Cieux disait : Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; en lui
j'ai mis tout mon amour."
Conclusion :
Nous l'avons dit :
dans le baptême du Christ devait se montrer tout ce qui s'accomplit dans notre
baptême, dont il est le prototype. Or le baptême que reçoivent les fidèles est
consacré par l'invocation et la vertu de la Trinité, selon saint Matthieu (28, 19)
: "Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du
Fils et du Saint-Esprit." Et c'est pourquoi au baptême du Christ, dit
saint Jérôme : "c'est le mystère de la Trinité qui se manifeste. Car le
Seigneur, dans sa nature humaine, est baptisé ; l'Esprit Saint descend sous
l'aspect d'une colombe ; on entend la voix du Père rendant témoignage au
Fils". Et c'est pourquoi il convenait que, dans ce baptême, le Père se
manifeste par sa voix.
Solutions :
1. La mission visible implique que non seulement l'envoyé
apparaisse, mais que l'envoyeur ait autorité. Et c'est pourquoi du Fils et du Saint-Esprit,
qui dépendent d'un autre, on ne dit pas seulement qu'ils apparaissent, mais
aussi qu'ils sont envoyés d'une manière visible. Tandis que le Père, qui ne
dépend pas d'un autre, peut bien apparaître, mais non être envoyé de façon visible.
2. Le Père ne se fait connaître par une voix que comme
l'auteur de cette voix, ou celui qui parle par elle. Et parce qu'il est propre
au Père de produire le Verbe, ce qui est dire ou parler, il convient
parfaitement que le Père se manifeste par la voix, laquelle signifie le Verbe.
Il en résulte que la voix émise par le Père atteste la filiation du Verbe. Et
de même que la forme de colombe, où se montre le Saint-Esprit, n'est pas la
nature même de celui-ci ; de même que la forme d'homme, où se montre le Fils en
personne n'est pas non plus la nature même du Fils de Dieu : de même encore
cette voix n'appartient pas à la nature du Verbe, ou du Père, qui parlait. Le
Seigneur le dit en saint Jean (5, 37) : "Vous n'avez jamais entendu la
voix du Père, vous n'avez jamais vu sa figure." Par là, dit saint Jean
Chrysostome, "Jésus les introduisant peu à peu dans une croyance
philosophique, leur montre qu'il n'y a en Dieu ni voix ni figure, mais que Dieu
est supérieur aux formes extérieures et à de telles paroles."
Et de même que la
Trinité tout entière a formé la colombe, ainsi que la nature humaine assumée
par le Christ, c'est elle aussi qui a formé cette voix.
Pourtant, le Père
est seul à se manifester dans la voix parce qu'il parle, de même que le Fils
seul a assumé la nature humaine, et ainsi le Saint-Esprit seul s'est manifesté
dans la colombe, comme le montre saint Augustin.
3. La divinité du Christ ne devait pas se manifester à tous
dès sa naissance, mais plutôt se cacher sous les faiblesses de l'enfance. Mais
dès qu'il est venu à l'âge parfait, où il lui fallait enseigner, faire des
miracles et attirer à lui les hommes, c'est alors que sa divinité devait être
manifestée par le témoignage du Père pour rendre son enseignement plus
crédible. Aussi dit-il lui-même (Jn 5, 37) : "Le Père qui m'a envoyé, c'est
lui qui rend témoignage de moi." Et cela surtout au baptême, par lequel
les hommes renaissent en fils adoptifs de Dieu ; en effet, les fils adoptifs de
Dieu sont constitués tels à la ressemblance de son Fils par nature, comme dit
saint Paul (Rm 5, 29) : "Ceux que d'avance il a discernés, il les a aussi
prédestinés à reproduire l'image de son Fils." Aussi, d'après saint
Hilaire, le Saint-Esprit descendit sur Jésus après son baptême, et l'on
entendit la voix du Père disant : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé".
Ainsi "d'après ce qui se réalisait pleinement dans le Christ, nous
apprendrions qu'après le baptême d'eau, le Saint-Esprit vole sur nous depuis
les portes des cieux, et que nous devenons fils de Dieu en vertu de l'adoption
déclarée par la voix du Père".
Nous venons d'étudier ce qui concerne l'entrée du Christ dans le monde,
c'est-à-dire ses débuts. Il nous faut, à la suite, étudier ce qui concerne le
déploiement de son activité.
- I. Son genre de vie (Q. 40).
- Il. Sa tentation (Q. 41).
- III. Son enseignement (Q. 42).
- IV. Ses miracles (Q. 43-44).
1. Devait-il mener la vie solitaire, ou bien
vivre parmi les hommes ? - 2. Devait-il mener une vie austère en matière de
nourriture, de boisson et de vêtements, ou bien vivre comme tout le monde ? -
3. Devait-il vivre en ce monde en étant méprisé, ou bien riche et honoré ? - 4.
Devait-il vivre selon la loi.
Objections :
1. La vie du Christ ne devait pas seulement montrer qu'il
était homme, mais aussi qu'il est Dieu. Mais il ne convient pas que Dieu vive
avec les hommes, comme il est écrit (Dn 2, 11) : "Les dieux ne demeurent
pas parmi les mortels" et Aristote écrit : "Celui qui mène la vie
solitaire, ou bien est une brute", s'il le fait par sauvagerie, "ou
bien est un dieu", s'il le fait pour contempler la vérité. Donc il
apparaît qu'il ne convenait pas au Christ de vivre parmi les hommes.
2. Tant qu'il vivait dans une chair mortelle, le Christ devait
mener la vie la plus parfaite, qui est la vie contemplative, comme on l'a
montré dans la deuxième Partie. Or la solitude convient souverainement à la vie
contemplative selon Osée (2, 4) : "Je la conduirai au désert, et je
parlerai à son coeur."
3. La vie du Christ devait être constante, car il devait
toujours montrer ce qui est le meilleur. Or parfois il cherchait la solitude en
s'éloignant de la foule, ce qui fait dire à Rémi d'Auxerre : "Le Seigneur
avait trois refuges : la barque, la montagne et le désert ; il recourait à l'un
d'eux chaque fois qu'il était pressé par la foule." Donc il aurait dû
mener constamment la vie solitaire.
Cependant :
Il y a le texte de
Baruch (3, 38 Vg) : "Après cela Dieu se fit voir sur la terre et vécut
parmi les hommes."
Conclusion :
Le genre de vie du
Christ devait s'accorder avec la fin de l'Incarnation, selon laquelle il est
venu dans le monde.
- 1° Il est venu
d'abord pour manifester la vérité, comme il l'a dit lui-même (Jn 18, 37) :
"Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la
vérité." C'est pourquoi il ne devait pas se cacher en menant la vie
solitaire, mais se montrer en public en prêchant ouvertement. A ceux qui
voulaient le retenir il a dit (Lc 4, 42) : "Il faut aussi que j'aille
annoncer le règne de Dieu aux autres cités, car c'est pour cela que j'ai été
envoyé."
- 2° Il est venu
pour délivrer les hommes de leurs péchés : "Le Christ Jésus est venu en ce
monde pour sauver les pécheurs" (1 Tm 1, 15). Et c'est pourquoi, dit saint
Jean Chrysostome : "Le Christ aurait pu en demeurant au même endroit
attirer à lui tous les auditeurs de sa prédication, mais il ne l'a pas fait ;
il nous a donné l'exemple pour que nous allions à la recherche de ceux qui se
perdent, comme le pasteur cherche la brebis perdue et le médecin vient auprès
du malade".
- 3° Il est venu
afin que "par lui nous ayons accès à Dieu" (Rm 5, 2). Et ainsi
convenait-il que, vivant familièrement avec les hommes, il inspire à tous la
confiance d'aller vers lui. On lit en saint Matthieu (9, 10) : "Il arriva,
comme il était à table dans la maison, que beaucoup de publicains et de
pécheurs vinrent s'attabler avec lui et ses disciples." Ce que saint
Jérôme commente ainsi : "Ils avaient vu un publicain converti de ses
péchés à une vie meilleure, admis à la pénitence. Aussi eux-mêmes ne
désespéraient-ils pas de leur salut."
Solutions :
1. C'est par son humanité que le Christ a voulu manifester sa
divinité. Par suite, c'est en vivant avec les hommes, (ce qui est le propre de
l'homme), qu'il a manifesté à tous sa divinité, en prêchant, en faisant des
miracles, et en menant parmi les hommes une vie innocente et juste.
2. Comme on l’a vu dans la deuxième Partie, la vie
contemplative est meilleure absolument que la vie active qui ne comporte que
des activités corporelles. Mais la vie active par laquelle on transmet aux
autres par l’enseignement et la prédication ce que l’on a contemplé est plus
parfaite que la vie qui se borne à la contemplation seule, parce que cette vie
présuppose que l’on contemple beaucoup. C’est pourquoi le Christ a choisi
celle-là.
3. Les actions du Christ ont eu pour objet notre instruction.
C’est pourquoi, pour donner aux prédicateurs l’exemple de ne pas se donner
toujours en public, il a voulu quelquefois s’éloigner de la foule. On voit qu’il
l’a fait pour trois motifs. Parfois pour obtenir un repos physique. D’après
saint Marc (6, 31), "il disait à ses disciples : "Venez à l’écart
dans un désert et reposez-vous un peu. "Car les gens ne cessaient d’aller
et venir, et on n’avait plus le temps de manger ". Parfois, c’était pour
prier. Saint Luc nous dit (6, 12) : "En ces jours-là, il se retira dans la
montagne pour prier, et il passait la nuit à prier Dieu." Sur quoi saint Ambroise
de Milan dit : "Le maître nous façonne par son exemple aux préceptes de la
vertu." Parfois il le faisait pour enseigner à éviter la faveur humaine.
Aussi, sur saint Matthieu (5, 1) : "Voyant les foules, Jésus gravit la
montagne ", saint Jean Chrysostome nous dit : "En siégeant non pas
dans la ville et sur le forum, mais dans la montagne et la solitude, il nous a
enseigné à ne jamais agir par ostentation et à nous éloigner de l’agitation, surtout
lorsqu’il faut discuter de ce qui est nécessaire au salut."
Objections :
1. Le Christ a prêché la perfection beaucoup plus que Jean
Baptiste. Mais celui-ci a mené une vie austère afin de provoquer les hommes par
son exemple à la vie parfaite. Saint Matthieu (3, 4) nous dit : "Il
portait un vêtement de poils de chameau et une ceinture de cuir autour des
reins ; et il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage." saint
Jean Chrysostome commente ainsi ce verset : "Il était étonnant de voir une
telle endurance dans un corps humain, c'est ce qui attirait le plus les Juifs."
Il semble donc que cette austérité aurait convenu bien davantage au Christ.
2. L'abstinence est ordonnée à la continence, selon Osée (4, 10)
: "Ils mangeront et ne seront pas rassasiés ; ils se prostitueront, mais
sans s'accroître." Or le Christ a gardé lui-même la continence et a
proposé aux autres de l'observer, lorsqu'il dit (Mt 19, 12) : "Il y a des
eunuques qui le sont volontairement en vue du Royaume des Cieux ; qui peut
comprendre, qu'il comprenne !" Il semble donc que le Christ aurait dû
lui-même, avec ses disciples, mener une vie austère.
3. Il semble ridicule de commencer par mener une vie sévère
pour en revenir vers plus de relâchement ; car en peut dire alors (Lc 14, 30) :
"Cet homme a commencé par bâtir et n'a pas pu achever." Or le Christ
a mené une vie très sévère après son baptême, demeurant au désert et jeûnant
quarante jours et quarante nuits. Il ne semble pas normal qu'après une si
grande rigueur, il soit revenu à la vie de tout le monde.
Cependant :
Il y a cette
affirmation (Mt 11, 19) : "Le Fils de l'homme est venu, mangeant et
buvant..."
Conclusion :
On l'a dit à
l'Article précédent, il était conforme au but de l'Incarnation que le Christ ne
mène pas la vie solitaire, mais vive parmi les hommes. Or il convient
souverainement que celui qui vit parmi d'autres se conforme à leur genre de vie,
selon l'Apôtre (1 Co 9, 22) : "Je me suis fait tout à tous." C'est
pourquoi il était souverainement convenable que le Christ fasse comme tout le
monde en matière de nourriture et de boisson. Aussi saint Augustin écrit-il :
"On disait que Jean ne mangeait pas, ne buvait pas, parce qu'il ne se
nourrissait pas comme les Juifs. Donc, si le Seigneur n'avait pas fait comme
eux, on n'aurait pas dit de lui, par comparaison, qu'il était mangeur et
buveur."
Solutions :
1. Dans son genre de vie, le Seigneur a donné l'exemple de la
perfection en tout ce qui se rapporte essentiellement au salut. Ce n'est pas le
cas de l'abstinence dans la nourriture et la boisson, selon saint Paul (Rm 14, 17)
: "Le règne de Dieu n'est pas dans le manger et le boire." Et sur la
parole (Mt 11, 19) : "La sagesse de Dieu a été justifiée par ses
enfants", saint Augustin donne ce commentaire : "Parce que les saints
Apôtres ont compris que le règne de Dieu ne consiste pas dans le manger et le
boire mais dans une parfaite égalité d'âme", eux que l'abondance n'enfle
pas et que la disette ne déprime pas. Et il dit encore : "En tout cela ce
n'est pas l'usage des biens qui est coupable, mais la sensualité de celui qui
en use." Les deux façons de vivre sont licites et louables : qu'on observe
l'abstinence en se séparant de la compagnie des hommes, ou que, dans leur
société, on vive comme tout le monde. Et c'est pourquoi le Seigneur a voulu
donner aux hommes l'exemple de ces deux genres de vie.
Quant au Baptiste,
dit saint Jean Chrysostome : "Il ne pouvait montrer autre chose que sa vie
et sa justice ; tandis que le Christ avait en outre le témoignage de ses
miracles. Laissant donc à Jean le prestige de son jeûne, il a suivi un chemin
contraire : il a pris place à la table des publicains, il y a mangé et il y a
bu".
2. Comme les autres hommes obtiennent par l'abstinence le
pouvoir de garder la continence, de même le Christ, en lui-même et en ses
disciples, dominait la chair par la vertu de sa divinité. Aussi comme il est
écrit (Mt 9, 4) : "Les pharisiens et les disciples de Jean jeûnaient, mais
non les disciples du Christ" ; saint Bède dit à ce propos : "Jean ne
buvait ni vin ni boisson fermentée, parce que l'abstinence augmente le mérite
de celui qui ne trouvait aucune aide dans sa nature. Mais le Seigneur, qui
possédait par nature le pouvoir de remettre les péchés, pourquoi aurait-il
éloigné ceux qu'il était capable de rendre plus purs que les abstinents ?"
3. Selon saint Jean Chrysostome : "Pour que tu apprennes
comme est grand le bienfait du jeûne, comment il est un bouclier contre le
diable, et combien après le baptême il faut s'adonner non à l'intempérance mais
au jeûne, lui-même a jeûné, non qu'il en eût besoin, mais pour nous former. Mais
il n'a pas poussé son jeûne plus loin que Moïse et Élie, afin que son
incarnation ne parût pas incroyable".
Saint Grégoire le
Grand donne cette explication mystique : "On observe le chiffre quarante
dans le jeûne à l'exemple du Christ, parce que la vertu du décalogue atteint sa
plénitude dans les quatre évangiles, car quatre fois dix donne quarante. Ou
bien, c'est parce que nous subsistons grâce aux quatre éléments dans ce corps
mortel, dont la volonté s'oppose aux préceptes du Seigneur que nous recevons du
décalogue."
Selon saint
Augustin : "Toute l'initiation à la sagesse, qui a pour but l'instruction
de l'homme, consiste à distinguer le Créateur et la créature. Le Créateur, c'est
la Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit. Quant aux créatures, il en est d'invisibles,
comme l'âme. A l'invisible convient le chiffre trois, car il nous est prescrit
d'aimer Dieu triplement : de tout notre coeur, de toute notre âme, et de tout
notre esprit". Au visible, comme le corps, convient le chiffre quatre, à
cause du chaud, du froid, de l'humide et du sec." Et le chiffre dix, qui
suggère toute la connaissance, multiplié par quatre, chiffre de la complexion
corporelle, donne le chiffre quarante. Voilà pourquoi l'on célèbre quarante
jours le temps que nous passons dans les gémissements et l'affliction."
Et pourtant il n'a
pas été anormal qu'après avoir jeûné au désert, le Christ soit revenu à la vie
ordinaire. Car cela convenait au genre de vie selon laquelle on transmet le
fruit de sa contemplation, genre de vie qu'il a adopté pour vaquer d'abord à la
contemplation et ensuite descendre à l'action publique en vivant avec les
autres hommes. C’est ce qui fait dire à saint Bède : "Le Christ a jeûné pour que tu ne te détournes pas du
précepte. Il a mangé avec les pécheurs pour qu'en voyant sa miséricorde tu
reconnaisses son pouvoir."
Objections :
1. Le Christ aurait dû adopter la vie la plus souhaitable.
Mais la plus souhaitable est celle qui tient le milieu entre la richesse et la
pauvreté. Car il est écrit (Pr 30, 8) : "Ne me donne ni pauvreté ni
richesse, mais seulement ce qui est nécessaire pour vivre." Donc le Christ
n'aurait pas dû mener une vie pauvre, mais une vie modeste.
2. Les richesses extérieures sont au service du corps, pour le
nourrir et le vêtir. Mais le Christ, sur ce point, a mené la vie ordinaire des
gens qu'il fréquentait. Il semble donc que même sur le chapitre des richesses
et de la pauvreté, il aurait dû mener la vie de tout le monde, et non pratiquer
une pauvreté extrême.
3. Le Christ a proposé aux hommes avant tout un exemple
d'humilité, lui qui a dit (Mt 11, 9) : "Apprenez de moi que je suis doux
et humble de coeur." Mais c'est surtout en matière de richesses que
l'humilité est recommandée, aussi saint Paul écrit-il (1 Tm 6, 17) :
"Prescris aux riches de ce monde de ne pas juger de haut."
Cependant :
On trouve en saint
Matthieu (8, 20) : "Le Fils de l'homme n'a pas de lieu où reposer la
tête." Comme s'il disait, selon saint Jérôme : "Pourquoi veux-tu me
suivre pour les richesses et les profits du siècle, quand ma pauvreté est si
grande que je n'ai pas le moindre petit asile, et que le toit qui m'abrite
n'est pas à moi ?" Et sur cette parole (Mt 17, 26) : "Pour éviter de
les scandaliser, va à la mer jeter l'hameçon", saint Jérôme écrit : "Même
dans son sens littéral, l'épisode édifie le lecteur : il découvre que la
pauvreté du Seigneur était si grande qu'il n'a pas de quoi payer le tribut pour
lui-même et son Apôtre."
Conclusion :
Il convenait au
Christ de mener une vie pauvre en ce monde :
- 1° Parce que
cela s'accordait avec l'office de la prédication pour lequel il dit être venu
(Mc 1, 38) : "Allons dans les bourgs et les cités voisines pour que j'y
prêche, car c'est pour cela que je suis venu." Or il faut que les
prédicateurs de la parole de Dieu, pour se consacrer totalement à la
prédication, soient totalement affranchis du souci des affaires séculières.
Cela est impossible à ceux qui possèdent des richesses. C'est pourquoi
lorsqu'il envoie ses Apôtres prêcher, le Seigneur leur dit (Mt 10, 9) :
"Ne possédez ni or ni argent." Et les Apôtres disent eux-mêmes (Ac 6,
2) : "Il ne faut pas que nous délaissions la parole de Dieu pour servir
aux tables."
- 2° De même qu'il
a assumé la mort corporelle pour nous conférer la vie spirituelle, de même
a-t-il supporté la pauvreté corporelle pour nous accorder les richesses
spirituelles, comme dit saint Paul (2 Co 8, 9) : "Vous connaissez la
libéralité de notre Seigneur Jésus Christ qui pour nous s'est fait pauvre, de
riche qu'il était, afin de nous enrichir par sa pauvreté."
- 3° Parce que, s'il
avait possédé des richesses, on aurait pu attribuer sa prédication à la
cupidité. Aussi saint Jérôme écrit-il que, si les disciples avaient eu des
richesses "ils auraient semblé prêcher non pour le salut des hommes, mais
pour le gain". Et le même motif aurait valu pour le Christ.
- 4° Afin que la
vertu de sa divinité se montre d'autant mieux que sa pauvreté semblait
l'abaisser davantage. Aussi est-il dit dans un sermon du Concile d'Ephèse :
"Il a choisi tout ce qu'il y avait de pauvre et de vil, tout ce qu'il y
avait de modeste et d'obscur, pour faire reconnaître que sa divinité avait
transformé le monde. C'est pourquoi il a choisi une mère pauvre, et une patrie
plus pauvre encore. Voilà ce que la crèche te fait comprendre."
Solutions :
1. La surabondance de richesses et la mendicité sont à éviter
par ceux qui veulent vivre vertueusement, en tant qu'elles sont des occasions
de pécher, car l'abondance de richesses est une occasion d'orgueil, tandis que
la mendicité expose à voler, à mentir ou même à se parjurer. Mais parce que le
Christ n'était pas capable de péché, il n'a pas évité ces extrêmes pour la même
raison qui les faisait éviter à Salomon, auteur des Proverbes. Cependant toute
mendicité n'est pas occasion de voler et de se parjurer, comme Salomon semble
le sous-entendre dans ce passage, mais seulement celle que l'on subit malgré
soi, si bien que l'on vole et que l'on se parjure pour l'éviter. Mais la
pauvreté volontaire ne présente pas ce danger, et c'est elle que le Christ a
choisie.
2. On peut vivre comme tout le monde en matière de nourriture
et de vêtements non seulement en possédant des richesses, mais aussi en
recevant des riches le nécessaire. C'est ce qui s'est produit pour le Christ. Saint
Luc nous dit en effet (8, 2-3) que des femmes suivaient le Christ "et
l'aidaient de leurs ressources". Ainsi que saint Jérôme Il l'écrit :
"C'était un usage chez les Juifs, et personne n'eût jugé coupable cette
ancienne coutume, que des femmes prennent sur leur fortune pour donner à leurs
guides spirituels nourriture et vêtement. Saint Paul rappelle qu'il a rejeté
cet usage parce qu'il aurait pu scandaliser chez les peuples païens."
Ainsi donc on pouvait suivre la manière commune de vivre sans se charger d'un
souci qui aurait entravé, comme la possession des richesses, la tâche de la
prédication.
3. Chez celui qui est pauvre par nécessité, l'humilité n'est
pas d'un grand mérite. Mais chez celui qui pratique la pauvreté volontaire, comme
le Christ, la pauvreté est elle-même l'indice de la plus profonde humilité.
Objections :
1. La loi prescrivait de ne faire aucun travail le jour du
sabbat, comme "Dieu qui, le septième jour, s'était reposé de tout son
travail" (Gn 2, 2). Mais le Christ a guéri un homme le jour du sabbat et
lui a ordonné d'emporter son grabat. Il apparaît donc qu'il ne vivait pas
conformément à la loi.
2. Selon les Actes (1, 1) : "Jésus se mit à agir et à
enseigner". Et lui-même a enseigné (Mt 15, 11) que "tout ce qui entre
dans la bouche ne souille pas l'homme", ce qui est contraire au précepte
de la loi qui déclarait impurs ceux qui avaient mangé ou touché certains
animaux, comme on le voit au chapitre 11 du Lévitique. Il semble donc que le
Christ ne vivait pas conformément à la loi.
3. On porte le même jugement sur celui qui accomplit une
action et sur celui qui l'approuve, selon saint Paul (Rm 1, 32). Mais le Christ
a été d'accord avec ses disciples qui enfreignaient la loi en arrachant des
épis le jour du sabbat, car il les excusait, comme on le voit en saint Matthieu
(12, 1-8).
Cependant :
Il y a cette
parole du Seigneur en saint Matthieu (5, 17) : "Ne croyez pas que je sois
venu abolir la Loi et les Prophètes", ce que saint Jean Chrysostome
commente ainsi : "Le Christ a accompli la loi, d'abord en ne transgressant
aucune de ses prescririons, ensuite en justifiant par la foi ce que la lettre
de la loi ne pouvait pas faire."
Conclusion :
Le Christ a mené
une vie entièrement conforme aux préceptes de la loi. En signe de cela, il a
voulu être circoncis, car la circoncision équivaut à professer qu'on accomplira
la loi, selon saint Paul (Ga 5, 3) : "J'atteste à tout homme qui se fait
circoncire qu'il est tenu d'accomplir toute la loi."
Or le Christ a
voulu vivre conformément à la loi.
- 1° Pour
approuver la loi ancienne.
- 2° Pour, en
l'observant, la porter en lui-même à sa consommation et à son terme, et se
montrer lui-même comme étant la fin assignée à la loi.
- 3° Pour enlever
aux Juifs un prétexte à le calomnier.
- 4° Afin de
libérer les hommes de l'esclavage de la loi, selon cette parole (Ga 4, 5) :
"Dieu a envoyé son Fils né sous la loi pour qu'il rachète ceux qui étaient
sujets de la loi."
Solutions :
1. Sur ce point, le Seigneur s'excuse de trois façons d'avoir
transgressé la loi.
- 1° Le précepte
de sanctifier le sabbat n'interdit pas un ouvrage divin, mais un ouvrage humain
car, bien que Dieu ait cessé le septième jour de produire des créatures
nouvelles, il est toujours à l'oeuvre pour la conservation et le gouvernement
du monde. Or, faire des miracles était bien, de la part du Christ, une oeuvre
divine. Aussi dit-il lui-même (Jn 5, 17) : "Mon Père est à l'oeuvre
jusqu'à présent, et moi aussi."
- 2° Ce précepte
n'interdisait pas les oeuvres nécessaires au salut, même à celui du corps.
Aussi Jésus demanda-t-il (Lc 13, 15) : "Chacun de vous ne détache-t-il pas
de la mangeoire son boeuf ou son âne pour le mener boire ?" Et il dit plus
loin (14, 5) : "Lequel d'entre vous, si son âne ou son boeuf tombe dans un
puits ne l'en retire pas le jour du sabbat ?" Or, il est évident que les
miracles du Christ avaient pour but le salut du corps et de l'âme.
- 3° Ce précepte
n'interdisait pas les oeuvres qui rassortissaient au culte divin. C'est
pourquoi il dit (Mt 12, 5) : "Ne lisez-vous pas, dans la loi, qu'à chaque
sabbat les prêtres, dans le Temple, enfreignent la loi du sabbat sans être
coupables ?"
Il est donc
évident que le Christ ne violait pas le sabbat, bien que ce fût le reproche que
les Juifs lui faisaient faussement, d'après Jean (9, 16) : "Cet homme ne
vient pas de Dieu, puisqu'il n'observe pas le sabbat."
2. Par ces paroles, le Christ a voulu montrer que l'homme
n'est pas souillé dans son âme par certains aliments en raison de leur nature, mais
en raison de leur symbolisme. Saint Augustin écrit à ce sujet : "Si l'on
nous demande au sujet du porc ou de l'agneau, s'il est pur par nature, nous
répondons que toute créature de Dieu est bonne, mais en raison de leur
symbolisme, l'agneau est pur, le porc est impur."
3. Même les disciples qui, ayant faim, arrachaient des épis, étaient
excusés d'enfreindre la loi, à cause de leur faim qui les y contraignait ; de
même David n'avait pas transgressé la loi quand, poussé par la faim, il avait
mangé les pains sacrés qui étaient interdits.
1. Était-il convenable que le Christ fût tenté
? - 2. Le lieu de la tentation. - 3. Son moment. - 4. Le genre et l'ordre des
tentations.
Objections :
1. Tenter, c'est faire une expérience, ce qu'on ne fait que
pour une chose inconnue. Mais la vertu du Christ était connue des démons
eux-mêmes, puisqu'on lit en saint Luc (4, 41) : "Il ne laissait pas les
démons parler, parce qu'ils savaient qu'il était le Christ." Donc il apparaît
que la tentation du Christ ne se justifiait pas.
2. "Le Christ est apparu afin de ruiner les oeuvres du
démon" (1 Jn 3, 8). Mais ruiner ses oeuvres est tout autre chose que les
subir. Ainsi semble-t-il étrange que le Christ ait subi la tentation démoniaque.
3. La tentation vient de la chair, du monde ou du démon. Mais
Jésus, qui n'a été tenté ni par la chair ni par le monde, ne devait pas non
plus l'être par le démon.
Cependant :
Il est écrit (Mt 4,
1) : "Jésus fut conduit par l'Esprit dans le désert, pour y être tenté par
le diable."
Conclusion :
C'est le Christ
qui a voulu être tenté :
- 1° Pour nous
fournir un secours contre la tentation. C'est ainsi que saint Grégoire le Grand
nous dit : "Il n'était pas indigne de notre Rédempteur de vouloir être
tenté, lui qui était venu pour être mis à mort ; de la sorte il vaincrait nos
tentations par les siennes, comme il a triomphé de notre mort par la
sienne."
- 2° Pour notre
sauvegarde, afin que personne, si saint soit-il, ne se juge en sécurité et à l'abri
de toute tentation. Aussi a-t-il voulu être tenté après le baptême, dit saint
Hilaire, parce que "les tentations du diable s'acharnent surtout contre
les sanctifiés, car c'est sur les saints qu'il désire le plus remporter la
victoire". D'où la parole de l'Ecclésiastique (2, 1) : "Mon fils, si
tu entreprends de servir Dieu, demeure dans la justice et la crainte, et
prépare ton âme à la tentation."
- 3° Pour nous
donner l'exemple, c'est-à-dire nous apprendre comment vaincre les tentations du
diable. Saint Augustin écrit : "Le Christ s'offrit au démon pour être
tenté, afin d'être le médiateur qui nous ferait surmonter nos tentations non
seulement par son aide, mais aussi par son exemple."
- 4° Pour nous
donner confiance en sa miséricorde : "Nous n'avons pas un grand prêtre
incapable de compatir à nos faiblesses : il a été tenté en toutes choses, comme
nous, à l'exception du péché" (He 4, 15).
Solutions :
1. Selon saint Augustin : "Les démons ont connu le Christ
dans la mesure où il l'a voulu, non par le fait qu'il est la vie éternelle, mais
par certains effets temporels de sa puissance" qui leur faisait plus ou
moins conjecturer qu'il était le Fils de Dieu. Mais d'autre part, voyant en lui
des signes de la faiblesse humaine, ils n'en étaient pas sûrs. Et c'est
pourquoi le démon a voulu le tenter. Saint Matthieu (4, 2) le signale en disant
: "Quand il eut faim, le tentateur s'approcha de lui."
En effet, dit
saint Hilaire : "Le diable n'aurait pas osé tenter le Christ, s'il n'avait
pas reconnu ce qui est propre à l'homme dans la faiblesse de la faim". Et
cela se voit bien à la manière dont le démon l'a tenté, en disant : "Si tu
es le Fils de Dieu..." Ce que saint Ambroise de Milan explique ainsi :
"Que signifie cette entrée en matière, sinon qu'il savait que le Fils de
Dieu viendrait, mais sans se douter qu'il viendrait dans la faiblesse du corps
humain ?"
2. Oui, le Christ venait ruiner les oeuvres du démon, non en
agissant avec puissance mais plutôt en souffrant de la part du démon et de ses
membres, de façon à vaincre "non par la puissance de Dieu mais par la
justice" dit saint Augustin. Et c'est pourquoi il faut distinguer, dans la
tentation du Christ, ce qu'il a fait par sa propre volonté, et ce qu'il a
souffert du diable. Qu'il se soit présenté au tentateur était volontaire. Aussi
est-il écrit (Mt 4, 1) : "Jésus fut conduit par l'Esprit dans le désert, pour
y être tenté par le diable."
Saint Grégoire le
Grand explique qu'il faut l'entendre de l'Esprit Saint en ce sens que "celui-ci
le conduirait là où l'esprit malin le trouverait pour le tenter". Mais
c'est du diable qu'il souffrit d'être emporté soit sur le pinacle du Temple, soit
sur une haute montagne. Et il n'est pas étonnant, ajoute saint Grégoire, "qu'il
ait permis de le conduire sur la montagne à celui qui permettrait aux membres
de son corps de le crucifier". Et l'on comprend qu'il ait été enlevé par
le diable en ce sens qu'il n'a pas subi de contrainte, mais qu'il le suivait
"pour rejoindre le lieu de la tentation", dit Origène : "comme
un athlète qui s'avance librement".
3. Selon l'Apôtre (He 4, 15) : "Le Christ voulut être
tenté en toutes choses, mais sans pécher." La tentation qui vient de
l'ennemi peut être sans péché, car elle n'est qu'une suggestion extérieure. La
tentation qui vient de la chair ne peut pas être sans péché parce qu'elle a
pour cause le plaisir et la convoitise. Et, dit saint Augustin : "Il y a
du péché lorsque la chair convoite contre l'esprit". C'est pourquoi le
Christ a bien voulu être tenté par l'ennemi, mais non par la chair.
Objections :
1. Le Christ a voulu être tenté, on vient de le dire, pour
nous donner l'exemple. Mais on doit proposer l'exemple de façon manifeste, pour
qu'il forme les intéressés. Le Christ n'aurait donc pas dû être tenté dans le
désert.
2. Saint Jean Chrysostome dit : "Que le diable s'obstine
surtout à tenter ceux qu'il voit solitaires. Aussi, à l'origine, a-t-il tenté
la femme lorsqu'il l'a trouvée sans son mari". Il apparaît ainsi qu'en
allant au désert pour y être tenté, le Christ s'est exposé à la tentation. Donc,
puisque sa tentation est notre modèle, il semble que nous devrions aussi aller
au-devant des tentations. Ce qui semble périlleux, puisque nous devons plutôt
en éviter les occasions.
3. Pour la deuxième tentation, saint Matthieu (4, 5) nous dit
: "Le diable emporta le Christ dans la cité sainte et le plaça sur le
pinacle du Temple", qui n'était pas dans le désert. Donc celui-ci ne fut
pas le seul lieu de la tentation.
Cependant :
On lit en saint
Marc (2, 13) : "Jésus demeurait quarante jours et quarante nuits dans le
désert, et il était tenté par Satan."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit à l'Article précédent, le Christ s'est présenté volontairement au diable
pour être tenté, de même qu'il devait se présenter volontairement à ses membres
pour être mis à mort ; autrement le diable n'aurait pas pu l'aborder. Et le
diable s'attaque davantage à celui qui est solitaire parce que, dit
l'Ecclésiaste (4, 12), "là où un homme seul est vaincu, deux tiennent
bon". Et c'est pourquoi le Christ s'en est allé au désert, comme sur un
terrain de combat, pour y être tenté par le diable. Aussi saint Ambroise de
Milan dit-il : "Jésus était conduit dans le désert à dessein pour
provoquer le diable, car si celui-ci n'avait pas combattu, le Seigneur n'aurait
pas vaincu." Il ajoute encore d'autres motifs : "Il l'a fait pour
réaliser le mystère, en délivrant de l'exil Adam", qui avait été chassé du
paradis dans le désert, "et pour donner l'exemple, en montrant que le
diable jalouse ceux qui s'efforcent de progresser".
Solutions :
1. C'est par la foi que le Christ est proposé à nous tous en
exemple, selon l'épître aux Hébreux (12, 2) : "Fixons nos regards sur
l'auteur de notre foi, qui la mène à sa perfection." Or la foi "vient
de ce qu'on entend" (Rm 10, 17), non de ce qu'on voit ; au contraire, il
est dit en saint Jean (20, 29) : "Heureux ceux qui n'ont pas vu, et qui
ont cru." Et c'est pourquoi, pour nous servir d'exemple, la tentation du
Christ n'avait pas besoin d'être vue par les hommes, il suffisait qu'elle leur
soit racontée.
2. Il y a deux sortes d'occasions de tentation. L'une vient de
l'homme, par exemple lorsque l'on s'approche du péché en n'évitant pas les
occasions de pécher. Et il faut éviter de telles occasions, selon ce qui est
dit à Lot (Gn 19, 17) : "Ne t'arrête pas dans toute la région qui entoure
Sodome." Une autre sorte d'occasion vient du diable qui "jalouse ceux
qui s'efforcent de progresser", selon saint Ambroise de Milan. Et cette
occasion-là, il ne faut pas l'éviter. Selon saint Jean Chrysostome : "Le
Christ n'est pas le seul à être conduit au désert par l'Esprit, mais il y a
aussi tous les fils de Dieu qui ont le Saint-Esprit. Car ils ne se contentent
pas de rester oisifs, mais l'Esprit Saint nous presse d'entreprendre une grande
oeuvre ; c'est cela, être au désert pour le démon, car on n'y trouve pas
l'injustice où le démon se complaît. Et de même, toute oeuvre bonne est un
désert pour la chair et le monde, parce qu'elle n'est pas conforme à la volonté
de la chair et du monde." Offrir au démon une telle occasion de tentation
est sans danger parce que le secours du Saint-Esprit, auteur de toute oeuvre
parfaite, triomphe des assauts du démon jaloux.
3. Pour certains, toutes les tentations ont eu lieu au désert.
Certains d'entre eux disent que le Christ a été emmené dans la cité sainte en
imagination, et non réellement. D'après d'autres, la cité sainte elle-même, Jérusalem,
serait le désert parce qu'elle avait été abandonnée par Dieu. Mais cela n'est
pas nécessaire. Saint Marc dit qu'au désert Jésus était tenté par le diable, mais
il ne dit pas que ce fut seulement au désert.
Objections :
1. Nous avons vu plus haut qu'il ne convenait pas au Christ de
mener une vie austère. Mais qu'il n'ait rien mangé pendant quarante jours et
quarante nuits est d'une austérité extrême car, dit saint Grégoire le Grand : "Pendant
ce temps, il n'a pris absolument aucune nourriture". Donc il semble qu'il
n'aurait pas dû faire précéder sa tentation d'un jeûne pareil.
2. On lit dans saint Marc (1, 13) : "Il demeurait
quarante jours et quarante nuits dans le désert, et il était tenté par
Satan." Or c'est pendant tout ce temps qu'il a jeûné. Il apparaît donc que
ce n'est pas après son jeûne, mais en même temps, qu'il fut tenté par le
diable.
3. D'après les textes, le Christ n'a jeûné qu'une seule fois.
Mais il a été tenté plus d'une fois par le diable puisque saint Luc nous dit (4,
13) : "Après avoir épuisé tous les genres de tentation, le démon s'éloigna
de lui pour un temps." De même que le jeûne n'a pas précédé cette deuxième
tentation, il ne devait pas non plus précéder la première.
Cependant :
On lit dans saint
Matthieu (4, 2) : "Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il
eut faim" ; et c'est alors que "le tentateur s'approcha de lui".
Conclusion :
C'est à juste
titre que le Christ voulut être tenté après son jeûne.
- 1° Pour
l'exemple. Parce que, nous l'avons dit il s'impose à tous de se prémunir contre
les tentations ; du fait que le Christ a jeûné avant la tentation, il nous a
enseigné à nous armer par le jeûne contre la tentation, et c'est pourquoi l'Apôtre
énumère les jeûnes parmi "les armes de la justice" (2 Co 6, 5. 7).
- 2° Pour montrer
que le démon assaille de ses tentations ceux qui jeûnent comme ceux qui
s'adonnent aux bonnes oeuvres. Et c'est pourquoi le Christ est tenté après son
baptême et après son jeûne." Apprenez, dit saint Jean Chrysostome, quel
est le bienfait du jeûne, quel bouclier il constitue contre le démon ; et
puisque, après le baptême, il ne faut pas s'adonner au plaisir, mais au jeûne, le
Christ a jeûné non parce qu'il en avait besoin, mais pour nous instruire."
- 3° Parce que son
jeûne fut suivi de la faim qui donna au démon l'audace de l'attaquer, comme
nous l'avons dit. Mais lorsque le Seigneur eut faim, dit saint Hilaire : "Ce
ne fut pas l'effet sournois de l'inanition, mais l'abandon de l'homme à sa
nature. Car le diable devait être vaincu non par Dieu mais par la chair".
Aussi encore, dit saint Jean Chrysostome : "Il n'est pas allé plus loin
dans son jeûne que Moïse et Elie, pour ne pas rendre incroyable son
incarnation".
Solutions :
1. Il ne convenait pas au Christ de mener une vie austère, pour
se montrer semblable à ceux auxquels il prêchait. Cependant nul ne doit assumer
l'office de la prédication avant d'être purifié et rendu parfait en vertu, à
l'exemple du Christ, qui, selon les Actes (1, 1) a "commencé par agir et
enseigner". C'est pourquoi le Christ, aussitôt après son baptême, a adopté
une vie austère afin d'enseigner qu'on ne doit aborder l'office de prêcher aux
autres qu'après avoir dompté sa chair, selon cette parole de saint Paul (1 Co 9,
7) : "Je châtie mon corps et je le réduis en servitude, de peur qu'après
avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé."
2. On peut comprendre ainsi le texte de saint Marc :
"Jésus était dans le désert pendant quarante jours et quarante nuits",
et c'est alors qu'il jeûna. La suite : "Et il était tenté par Satan" doit
s'entendre non pendant quarante jours et quarante nuits, mais après, car saint
Matthieu dit : "Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, ensuite
il eut faim", ce qui a fourni au tentateur l'occasion de s'approcher.
Aussi ce qui suit : "Et les anges le servaient" doit s'entendre comme
un événement consécutif, du fait qu'il est dit en Matthieu : "Alors le
diable le quitta", c'est-à-dire après la tentation "et voici que les
anges s'approchèrent et ils le servaient". Quant à l'incise de Marc "et
il était avec les bêtes sauvages", elle est là pour indiquer, selon saint
Jean Chrysostome, la nature de ce désert : inaccessible aux hommes et rempli
de bêtes sauvages.
Cependant, d'après
le commentaire de saint Bède, le Seigneur a été tenté pendant quarante jours et
quarante nuits. Mais il ne s'agit pas des tentations visibles racontées par
Matthieu et Luc, qui ont lieu évidemment après le jeûne, mais d'autres attaques
que le Christ a pu subir de la part du diable pendant ce temps de jeûne.
3. Saint Ambroise de Milan dit que le diable s'éloigna du
Christ pour un temps, parce qu'ensuite "il ne viendra plus le tenter mais
le combattre ouvertement", c'est-à-dire au temps de la Passion. Et
cependant, par ce nouvel assaut, il semble tenter le Christ en lui suggérant la
tristesse et la haine de ses proches, comme il l'avait tenté au désert pour le
faire jouir par la gourmandise et mépriser Dieu par l'idolâtrie.
Objections :
1. Il semble que leur genre et leur ordre aient été mal adaptés.
Car la tentation du diable pousse à pécher. Mais, si le Christ avait soulagé sa
faim corporelle en changeant les pierres en pains, il n'aurait pas plus péché
que lorsqu'il a multiplié les pains, ce qui ne fut pas un moindre miracle, pour
subvenir à la faim de la multitude. Il semble donc qu'il n'y a eu là aucune
tentation.
2. Aucun séducteur ne cherche à persuader du contraire de ce
qu'il veut obtenir. Mais le diable, en plaçant le Christ sur le pinacle du
Temple, visait à le tenter par l'orgueil ou la vaine gloire. Donc il est
absurde de l'inviter à se jeter en bas, contrairement à l'orgueil et à la vaine
gloire qui poussent toujours à monter.
3. Une tentation efficace doit porter sur un seul péché. Mais
dans la tentation sur la montagne, le démon a suggéré deux péchés : la cupidité
et l'idolâtrie. L'agencement de cette tentation semble donc maladroit.
4. Les tentations sont ordonnées au péché. Mais on a vu dans
la deuxième Partie qu'il y a sept vices capitaux. Or le diable n'a tenté que
sur trois : la gourmandise, la vaine gloire et la cupidité. Il semble donc que
la méthode de cette tentation était insuffisante.
5. Après avoir triomphé de tous les vices, l'homme est exposé
à la tentation d'orgueil et de vaine gloire parce que "l'orgueil s'insinue
jusque dans les oeuvres bonnes pour les détruire", dit saint Augustin. Il
est
donc malheureux que Matthieu place en dernier la tentation de cupidité sur la
montagne, et au milieu la tentation de vaine gloire au Temple, d'autant plus
que Luc suit l'ordre inverse.
6. Saint Jérôme dit que "le propos du Christ fut de
vaincre le diable par l'humilité, non par la puissance". Il n'aurait donc
pas dû le repousser de façon impérieuse et sévère en lui disant "Arrière, Satan
!"
7. Le récit de l'évangile semble contenir des erreurs. Car il
ne semble pas possible que le Christ ait été placé sur le pinacle du Temple
sans que d'autres l'aient vu. Et il n'existe pas de montagne assez haute pour
que, de son sommet, on puisse voir le monde entier et montrer au Christ tous
les royaumes de la terre. Le récit de la tentation du Christ semble donc mal
fait.
Cependant :
Il y a l'autorité
de la Sainte Écriture.
Conclusion :
Selon saint Grégoire
le Grand : "La tentation qui vient de l'ennemi se fait par mode de
suggestion". Or, on ne peut pas suggérer quelque chose à tout le monde de
la même manière, mais on suggère à chacun selon son penchant. Et c'est pourquoi
le diable commence par tenter l'homme spirituel en lui proposant non des péchés
graves, mais des péchés légers, à partir desquels il le conduira à des péchés
plus graves. Aussi, dans son commentaire sur Job (39, 25) : "Il flaire de
loin le combat, les appels des chefs et les clameurs de l'armée", saint
Grégoire nous dit : "On a raison de dire que les chefs appellent et que
l'armée pousse des clameurs. Car les premiers vices trompent l'âme et s'y
insinuant sous des apparences de raison. Mais les vices innombrables qui
suivent et qui entraînent l'âme à toutes sortes d'actions honteuses, se fondent
dans une sorte de clameur bestiale."
Et le démon a
observé cette tactique dans la tentation du premier homme. Car il a commencé
par inquiéter son âme à propos du fruit de l'arbre défendu, en disant (Gn 3, 1)
: "Pourquoi Dieu vous a-t-il prescrit de ne manger le fruit d'aucun arbre
du paradis ?" Puis, il lui a suggéré de la vaine gloire, lorsqu'il a dit :
"Vos yeux s'ouvriront." Enfin, il a poussé la tentation au comble de
l'orgueil, quand il a dit : "Vous serez comme des dieux, connaissant le
bien et le mal."
Et il a encore
suivi le même ordre pour tenter le Christ. Car il l'a d'abord tenté sur ce que
désirent, si peu que ce soit, les hommes spirituels : soutenir sa vie par la
nourriture. Ensuite, il s'est avancé jusqu'à ce qui fait tomber les hommes
spirituels : agir par ostentation, ce qui relève de la vaine gloire. Enfin, il
a poussé la tentation jusqu'à ce qui n'appartient plus aux hommes spirituels, mais
aux hommes charnels : la convoitise des richesses et de la gloire du monde, poussée
jusqu'au mépris de Dieu. Et c'est pourquoi, s'il a dit dans les deux premières
tentations : "Si tu es le Fils de Dieu", il ne le dit plus pour la
troisième, car elle ne peut convenir aux hommes spirituels qui sont par
adoption fils de Dieu, contrairement aux deux premières.
Ces tentations, le
Christ les repousse par des textes de la loi, non par sa puissance divine. "Par
là même, il honorait davantage l'homme et il punissait l'adversaire davantage, puisque
l'ennemi du genre humain paraissait vaincu non par Dieu mais par l'homme",
dit le pape saint Léon.
Solutions :
1. Pourvoir aux nécessités de la vie pour se sustenter n'est
pas pécher par gourmandise ; mais ce qui peut relever de ce vice, c'est que
l'on agisse de façon désordonnée par désir de se sustenter. Or, il est
désordonné, lorsqu'on peut recourir à des moyens humains, de vouloir obtenir de
la nourriture par un miracle, pour le soutien du corps seul. Aussi le Seigneur
a-t-il procuré miraculeusement la manne aux fils d'Israël, dans le désert, où
l'on ne pouvait trouver de nourriture autrement. Pareillement, le Christ a
nourri miraculeusement les foules dans le désert où elles ne pouvaient se
procurer de nourriture autrement. Mais le Christ, pour subvenir à sa faim, pouvait
se pourvoir autrement qu'en faisant des miracles. Il pouvait se nourrir comme
faisait Jean Baptiste (Mt 3, 4) ou même en gagnant des localités voisines.
C'est pourquoi le démon escomptait que le Christ pécherait si, pour subvenir à
sa faim, il essaierait de faire des miracles, alors qu'il ne serait qu'un
homme.
2. Par abaissement extérieur on cherche souvent la gloire qui
nous élèvera dans le domaine des biens spirituels. Aussi saint Augustin dit-il
: "Remarquez-le : ce n'est pas seulement dans l'éclat et la pompe des
ornements extérieurs que peut se loger la prétention, mais aussi dans les
haillons crasseux."
3. Désirer les richesses et les honneurs du monde est un péché
quand on le fait de façon désordonnée. Cela se manifeste surtout lorsque, pour
les obtenir, on commet une action déshonnête. Et c'est pourquoi le démon ne
s'est pas contenté de pousser à la convoitise de la richesse et des honneurs, mais
il a engagé le Christ à l'adorer pour les obtenir, ce qui est un très grand
crime, qui va contre Dieu. Et il n'a pas dit seulement : "Si tu
m'adores", il a ajouté : "en te prosternant". Parce que, dit
saint Ambroise de Milan : "l'ambition comporte un péril intérieur : pour
dominer les autres, elle commence par être esclave : elle se prodigue en
courbettes pour recevoir des honneurs, et plus elle a de hautes visées, plus
elle fait de bassesses".
Pareillement
encore, dans les tentations précédentes, le démon s'est efforcé d'amener du
désir d'un péché à un autre péché, par exemple du désir de nourriture à la
vanité de faire des miracles sans motif ; et du désir de la gloire il a essayé
de conduire au péché de tenter Dieu en se précipitant du haut du Temple.
4. Selon saint Ambroise de Milan : "L'Écriture n'aurait
pas dit que le diable s'était éloigné de lui après avoir épuisé toutes sortes
de tentation, si ces trois points ne renfermaient pas toute la matière du
péché. Car les causes des tentations sont les causes des convoitises : la
jouissance de la chair, l'espérance de la gloire et l'avidité du pouvoir".
5. Comme dit saint Augustin : "On ne sait pas quelle a
été la première tentation : les royaumes de la terre lui ont-ils été montrés
tout d’abord, et a-t-il été ensuite placé sur le pinacle du Temple ? Ou bien
est-ce l'inverse ? Cependant c'est sans importance pourvu qu'il soit bien
évident que tout cela a eu lieu." Il semble que les évangélistes n'ont pas
suivi le même ordre parce que l'on peut parfois aller de la vaine gloire à la
cupidité, et parfois inversement.
6. Lorsque le Christ a subi l'assaut de la tentation, quand le
diable lui disait : "Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas", il
n'a pas été troublé et il n'a pas fait de reproche au démon. Mais c'est quand
celui-ci a usurpé l'honneur dû à Dieu en disant : "Je te donnerai tout
cela si tu m'adores en te prosternant", que le Christ s'est irrité et le
repoussa en disant : "Arrière, Satan !" pour que nous sachions à son
exemple supporter avec magnanimité les offenses qui nous sont faites, et ne pas
même supporter d'entendre offenser Dieu.
7. Selon saint Jean Chrysostome : "le diable plaçait
ainsi le Christ sur le pinacle du Temple" pour le faire voir à tous ; mais
lui, à l'insu du démon, s'arrangerait pour n'être vu de personne". Quant à
la parole : "Il lui montra tous les royaumes du monde avec leur
gloire", il ne faut pas l'entendre en ce sens "qu'il aurait vu les
royaumes eux-mêmes, leurs cités, leur population, leur or et leur argent, mais
les régions de la terre où se situait chaque royaume ou chaque cité... Le
diable les désignait du doigt au Christ, et il présentait en paroles les
honneurs et la situation de chaque royaume".
Ou bien, selon Origène
: "le démon lui montra comment lui-même, par des vices divers, régnait sur
le monde".
1. Le Christ devait-il prêcher aux Juifs
seulement ou bien aux païens aussi ? - 2. Dans sa prédication aurait-il dû
éviter de heurter les Juifs ? - 3. Devait-il enseigner en public ou secrètement
? - 4. Devait-il enseigner seulement par la parole, ou aussi par l'écrit ?
Quant au temps où il a commencé à
enseigner, on en a parlé plus haut, en traitant de son baptême (Q. 39, a. 3).
Objections :
1. On lit
en Isaïe (49, 6) : "C'est trop peu que tu sois mon serviteur pour relever
les tribus d'Israël et ramener les survivants de Jacob ; je fais de toi la
lumière des nations pour que mon salut atteigne jusqu'aux extrémités de la
terre." Mais le Christ a apporté la lumière et le salut par son
enseignement. Cela semble donc trop peu qu'il n'ait prêché qu'aux Juifs et non
aux païens.
2. Selon
saint Matthieu (7, 29) : "Il enseignait
comme ayant autorité". Mais la puissance de l'enseignement se montre dans
l'instruction de ceux qui n'ont reçu aucun enseignement, ce qui était le cas
des païens. Aussi saint Paul écrit-il (Rm 15, 20) : "J'ai proclamé
l'Évangile là où le nom du Christ n'avait pas encore été prononcé, afin de ne
pas construire sur les fondations d'un autre." Donc, le Christ aurait dû
bien davantage prêcher à la multitude des païens.
3. Instruire
plusieurs est plus utile que d'instruire un seul individu. Mais le Christ a
instruit quelques païens, comme la Samaritaine (Jn 4, 7) et la Cananéenne (Mt
15, 22). Il semble donc que, bien davantage, le Christ aurait dû prêcher à la
multitude des païens.
Cependant :
Le Seigneur déclare en saint Matthieu
(15, 24) : "Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison
d'Israël." Mais on lit en saint Paul (Rm 10, 15) : "Comment prêcher, si
l'on n'a pas été envoyé ?"
Conclusion :
Il convenait que la prédication du
Christ, par lui-même et par les Apôtres, fût adressée aux seuls Juifs pour
commencer.
- 1° Afin de montrer que la venue du
Christ accomplissait les promesses faites anciennement aux Juifs, mais non aux
païens. Et saint Paul le dit bien (Rm 15, 8) : "J'affirme que le Christ
Jésus a été ministre des circoncis", c'est-à-dire apôtre et prédicateur
des juifs, "pour manifester la fidélité
de Dieu, en accomplissant les promesses faites à leurs pères".
- 2° Cela prouvait que sa venue était
voulue par Dieu car, dit saint Paul (Rm 13, 1) : "Tout
ce qui vient de Dieu s'accomplit avec ordre". Or cet ordre nécessaire
exigeait que l'enseignement du Christ fût d'abord proposé aux Juifs, qui
étaient plus proches de Dieu par leur foi et leur culte monothéiste, pour être
ensuite transmis par eux aux païens. C'est ainsi que, dans la hiérarchie
céleste, les illuminations divines parviennent aux anges inférieurs par
l'intermédiaire des anges supérieurs. Aussi, sur cette parole en saint Matthieu
: "Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël", saint
Jérôme fait-il ce commentaire : "Il ne dit pas cela parce qu'il n'aurait
pas été envoyé aussi aux païens, mais parce qu'il l'a été d'abord à
Israël." Aussi Isaïe (66, 19) avait-il écrit : "J'enverrai, parmi les
sauvés", c'est-à-dire les Juifs, "vers
les nations, auxquelles ils annonceront ma gloire.
- 3° Pour enlever aux Juifs un prétexte
à calomnie. En effet, sur cette parole (Mt 15, 24), "N'allez
pas chez les païens", saint Jérôme ; écrit : "Il fallait annoncer la
venue du Messie tout d'abord aux Juifs, pour qu'ils n'aient pas une juste
excuse en disant qu'ils l'avaient rejeté parce qu'il avait envoyé ses Apôtres
auprès des païens et des Samaritains."
- 4° Parce que le Christ a mérité le
pouvoir et la domination sur les païens par la victoire de la croix. C'est
pourquoi on lit dans l'Apocalypse (2, 26-28) : "Au vainqueur je donnerai
pouvoir sur les nations... comme je l'ai reçu de mon Père." Et dans
l'épître aux Philippiens (2, 8) : "Parce qu'il s'est fait obéissant
jusqu'à la mort de la croix, Dieu l'a exalté pour qu'au nom de Jésus tout genou
fléchisse et que toute langue le proclame." C'est pourquoi, avant sa
passion, le Christ n'a pas voulu prêcher aux païens son enseignement, mais
après la passion, il a dit aux disciples (Mt 28, 19) : "Allez, enseignez
toutes les nations." Cela explique ce qu'on lit en saint Jean (12, 20) :
la Passion étant imminente, lorsque certains païens voulurent voir Jésus, celui-ci
répondit : "Si le grain de froment ne tombe en terre et ne meurt, il reste
seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruits." Et comme dit saint
Augustin sur ce passage : "Ce grain était destiné à mourir, en sa personne,
par l'incroyance des Juifs, et à se multiplier par la foi des nations
païennes."
Solutions :
1. Le
Christ a été la lumière et le salut des païens par les disciples qu'il a
envoyés leur prêcher.
2. Faire
quelque chose par d'autres montre une plus grande puissance que le faire par
soi-même.
Et c'est pourquoi la puissance divine du
Christ s'est manifestée hautement du fait qu'il a conféré à ses disciples une
telle efficacité d'enseignement qu'ils convertissaient à lui des païens qui
n'avaient jamais entendu parler de lui. Or la puissance de l'enseignement du
Christ se mesure aux miracles par lesquels il confirmait cet enseignement, à
son efficacité de persuasion, et à l'autorité de celui qui parle, parce qu'il
s'exprimait comme ayant autorité sur la loi, quand il disait : "Eh bien, moi,
je vous dis..." Et sa puissance divine s'est manifestée par la rectitude
vertueuse où il vivait, sans aucun péché.
3. De même
que le Christ ne devait pas, dès le début, communiquer sa doctrine
indifféremment aux païens, de même il ne devait pas repousser totalement
ceux-ci, pour ne pas leur enlever l'espérance du salut. Et c'est pourquoi
quelques païens en particulier ont été accueillis à cause de l'éminence de leur
foi et de leur dévouement.
Objections :
1. Saint
Augustin a dit : "Dans l'homme Jésus Christ, le Fils de Dieu s'est offert
à nous en modèle de vie." Mais nous devons éviter de scandaliser, non
seulement les fidèles mais aussi les infidèles, selon cette recommandation de
saint Paul (1 Co 10, 32) : "Ne scandalisez ni les Juifs, ni les païens, ni
l'Église de Dieu." Il semble donc que le Christ aussi, dans son
enseignement aurait dû éviter de heurter les Juifs.
2. Aucun
sage ne doit empêcher son oeuvre de réussir. Mais, du fait que Jésus troublait
les Juifs par son enseignement, il empêchait celui-ci de porter ses fruits. Saint Luc (11, 53) rapporte en effet que les
pharisiens et les scribes, après avoir été repris par lui, "se mirent à lui en vouloir terriblement et à
le faire parler sur une foule de choses, lui tendant des pièges pour surprendre
ses paroles et pouvoir l'accuser".
3. L'Apôtre
conseille (1 Tm 5, 1) : "Ne rudoie pas le vieillard, honore-le comme un
père." Or les prêtres et les chefs des Juifs étaient les anciens de ce
peuple. Ils n'auraient donc pas dû recevoir de durs reproches.
Cependant :
Il était prophétisé en Isaïe (8, 14) que
le Messie serait "un caillou qui fait tomber, et une pierre de scandale
pour les deux dynasties d'Israël".
Conclusion :
Le salut de la multitude doit passer
avant la paix de quelques individus. C'est pourquoi, quand certains empêchent
par leur perversité le salut du grand nombre, il ne faut pas craindre qu'un
prédicateur ou un docteur les heurte afin de pourvoir au salut de la multitude.
Or les scribes, les pharisiens et les chefs des Juifs empêchaient gravement le
salut du peuple par leur malice, parce qu'ils s'opposaient à l'enseignement du
Christ qui seul pouvait procurer le salut, et parce qu'ils corrompaient la vie
du peuple par leur conduite mauvaise. Et c'est pourquoi le Seigneur, sans se
laisser arrêter par leur scandale, enseignait publiquement la vérité et leur
reprochait leurs vices. Et c'est pourquoi il est rapporté (Mt 15, 12-14) que, les
disciples de Jésus lui disant : "Sais-tu que les Juifs, en entendant cette
parole, en sont scandalisés ?" Jésus répondit : "Laissez-les. Ce sont
des aveugles conducteurs d'aveugles. Si un aveugle se fait le guide d'un
aveugle, tous deux tombent dans un trou."
Solutions :
1. On doit
éviter de scandaliser quiconque pour ne donner à personne, par une action ou
une parole déplacée, une occasion de chute." Mais quand le scandale naît
de la vérité, il vaut mieux endurer le scandale qu'abandonner la vérité".
dit saint Grégoire le Grand.
2. En
blâmant publiquement les scribes et les pharisiens, le Christ n'a pas empêché
mais plutôt favorisé l'effet de son enseignement. Parce que, leurs vices étant
connus du peuple, celui-ci n'était guère détourné du Christ à cause des paroles
des scribes et des pharisiens, qui s'opposaient toujours à l'enseignement du
Christ.
3. Cette
parole de l'Apôtre doit s'entendre des "anciens" qui ne le sont pas
seulement par l'âge et l'autorité, mais qui sont aussi des vieillards par leur
dignité morale, selon les Nombres (11, 16) : "Rassemble-moi soixante-dix
des anciens d'Israël, que tu connais comme de vrais anciens du peuple."
Mais ceux qui font servir à la malice le prestige de la vieillesse en péchant
publiquement, il faut les condamner ouvertement et sévèrement comme l'a fait
Daniel (13, 52) : "Toi qui as vieilli dans le crime..."
Objections :
1. On lit
que le Christ a dit bien des choses à ses disciples en particulier, comme on le
voit dans le discours de la Cène. Aussi a-t-il dit (Mt 10, 27) : "Ce que
vous entendez à l'oreille dans votre chambre, proclamez-le sur les toits."
Donc il n'a pas tout enseigné en public.
2. On ne
doit exposer qu'aux parfaits les profondeurs de la sagesse, selon saint Paul (1
Co 2, 6) : "Nous parlons de sagesse parmi les parfaits." Mais
l'enseignement du Christ contenait une très profonde sagesse. Il ne fallait
donc pas le communiquer à la multitude imparfaite.
3. C'est
pareil, de cacher une vérité en la taisant, ou en l'enveloppant de mots
obscurs. Mais, pour les foules, le Christ dissimulait la vérité qu'il prêchait
sous l'obscurité de ses paroles, car "il ne leur parlait pas sans
paraboles" (Mt 13, 34). Donc, au même titre, il pouvait cacher la vérité
par le silence.
Cependant :
Il y a cette parole du Christ lui-même
(Jn 18, 20) : "Je n'ai rien dit en secret."
Conclusion :
Un enseignement peut être dissimulé de
trois façons :
- 1° Par la volonté de l'enseignant qui
ne désire pas manifester son enseignement à beaucoup, mais plutôt le cacher.
Cela se produit de deux façons.
Parfois cela vient de ce que
l'enseignant est envieux : parce qu'il veut dominer par sa science, il ne veut
pas la communiquer à d'autres. Ce qui était impossible chez le Christ, car
c'est en son nom que la Sagesse parle ainsi (Sg 7, 13) : "Je l'ai apprise
sans arrière-pensée ; je la communique sans envie ; et je ne cache pas sa
dignité." Mais parfois cela se produit à cause de l'immoralité de
l'enseignement, dont saint Augustin nous dit : "Il y a certains maux que
la pudeur humaine ne peut aucunement supporter. C'est pourquoi il est dit de la
doctrine des hérétiques (Pr 9, 17) : "Les eaux dérobées sont les plus
douces." Et c'est pourquoi le Seigneur demande (Mc 4, 21) : "Est-ce
que la lampe", l'enseignement véritable et honorable, vient pour être mise
sous le boisseau ?""
- 2° Une deuxième façon d'être caché, pour
un enseignement, c'est qu'on le propose à un petit nombre. Et de cette façon
non plus, le Christ n'a rien enseigné en secret, parce qu'il a proposé sa
doctrine ou bien à toute la foule, ou bien à tous ses disciples rassemblés.
Aussi, saint Augustin remarque-t-il : "Parle-t-il dans le secret, celui
qui parle devant tant de gens ? Surtout s'il parle à un petit nombre parce
qu'il veut, par ceux-ci, instruire beaucoup de gens ?"
- 3° Il y a une troisième façon pour un
enseignement d'être caché, qui tient à la manière d'enseigner. Et c'est ainsi
que le Christ parlait aux foules de façon secrète, en employant des paraboles
pour leur enseigner des mystères spirituels dont elles étaient incapables ou
indignes. Et cependant il valait mieux pour elles d'entendre cette doctrine
spirituelle ainsi, sous l'écorce des paraboles, que d'en être totalement
privés. Cependant le Seigneur en expliquait la vérité claire et nue à ses
disciples, qui la transmettraient à ceux qui en seraient capables, selon l'invitation
de saint Paul (2 Tm 2, 2) : "Les enseignements que tu as entendus de moi
en présence de nombreux témoins, confie-les à des hommes sûrs, capables de les
transmettre à d'autres." Et cette conduite est symbolisée par l'ordre
donnée aux fils d'Aaron d'envelopper les vases du sanctuaire, que les lévites
porteraient enveloppés (Nb 4, 5).
Solutions :
1. Comme
dit saint Hilaire en commentant la parole citée dans l'objection : "Nous
ne lisons pas que le Seigneur avait l'habitude de faire des déclarations la nuit
et de donner son enseignement dans les ténèbres, mais il parle ainsi parce que
tout propos de lui est ténèbres pour les hommes charnels, que sa parole est
obscurité pour les incroyants. C'est pourquoi ce qu'il a dit doit être annoncé
parmi les incroyants avec la liberté de professer la foi."
Ou bien, selon saint Jérôme, il faut
entendre cette proposition en ce que le Christ enseignait dans un petit coin de
Judée, comparativement au monde entier où la prédication des Apôtres devait
répandre son enseignement.
2. Dans son
enseignement, le Seigneur n'a pas manifesté aux foules toutes les profondeurs
de sa sagesse, ni même à ses disciples, auxquels il a dit (Jn 16, 12) :
"J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les
porter maintenant." Cependant, tout ce que sa Sagesse a jugé digne d'être
communiqué aux autres, il l'a proposé non en secret mais ouvertement, bien que
tous n'en aient pas eu l'intelligence. Ce qui fait dire à saint Augustin :
"Quand le Seigneur dit "J'ai parlé ouvertement", cela veut dire
Beaucoup m'ont entendu... Et d'ailleurs, ce n'était pas ouvertement car ils ne
comprenaient pas."
3. Comme
nous l'avons dit à l'instant, le Seigneur parlait en paraboles aux foules parce
qu'elles n'étaient ni dignes ni capables de saisir la vérité nue qu'il exposait
aux disciples. Quant à l'affirmation qu'il ne leur parlait pas sans paraboles, il
faut la comprendre selon saint Jean Chrysostome : cela ne concerne que ce
discours précis car, d'autres fois, Jésus a enseigné beaucoup de choses sans
paraboles.
Ou bien, selon saint Augustin, on dit
cela "non parce qu'il n'a jamais parlé en termes propres, mais parce qu'il
n'a développé presque aucun discours sans y avoir employé de paraboles, bien
qu'il y ait aussi donné certains enseignements en termes clairs".
Objections :
1. L'écriture
a été inventée pour permettre de confier une doctrine à la mémoire en vue de
l'avenir. Or la doctrine du Christ doit durer pour toujours, comme il l'a dit
(Lc 21, 33) : "Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront
pas." Il semble donc que le Christ aurait dû confier sa doctrine à
l'écriture.
2. La loi
ancienne a précédé le Christ pour le préfigurer selon l'épître aux Hébreux (10,
1) : "La loi n'avait que l'ombre des biens à venir." Mais la loi
ancienne fut écrite par Dieu, selon l'Exode (24, 12) : "Je te donnerai
deux tables de pierre, avec la loi et les commandements que j'ai écrits."
Il semble donc que le Christ aurait dû écrire sa doctrine.
3. Puisque
le Christ était venu "éclairer ceux qui sont assis dans les ténèbres et
l'ombre de la mort" (Lc 1, 79), il lui appartenait d'exclure les occasions
d'erreur et d'ouvrir le chemin de la foi. Mais il l'aurait fait en écrivant son
enseignement. En effet, selon saint Augustin : "Souvent
certains s'étonnent de ce que le Christ lui-même n'ait rien écrit, si bien
qu'on est obligé de croire ceux qui ont écrit sur lui. Ces gens-là et surtout
les païens se le demandent sans oser inculper le Christ ou blasphémer contre
lui, et ils lui attribuent une sagesse très profonde, mais en le considérant
comme un homme. Ils disent que ses disciples ont accordé à leur maître plus
qu'il n'était, pour déclarer qu'il est le Fils de Dieu et le Verbe de Dieu par
qui tout a été fait". Et il ajoute plus loin : "Ils semblent avoir
été prêts à croire de lui ce qu'il aurait écrit de lui-même, non ce que
d'autres en ont prêché à leur manière." Il semble donc que le Christ en
personne aurait dû confier par écrit son enseignement.
Cependant :
Le canon des Écritures ne contient aucun
livre qui aurait été écrit par le Christ.
Conclusion :
Il convenait que le Christ n'ait pas mis
par écrit son enseignement.
- 1° A cause de sa dignité. Plus un
docteur est éminent, et plus le mode de son enseignement doit l'être. Et c'est
pourquoi il convenait au Christ, comme au plus éminent des docteurs, de graver
sa doctrine dans le coeur de ses auditeurs. C'est pourquoi il est dit en saint
Matthieu (7, 29) : "Il les enseignait comme ayant autorité." Aussi, même
chez les païens, Pythagore et Socrate, qui furent les plus éminents docteurs, ne
voulurent rien écrire. En effet l'écriture n'est qu'un moyen ordonné, comme à
sa fin, à graver la doctrine dans le coeur des auditeurs.
- 2° A cause de la supériorité de la
doctrine du Christ, qui ne pouvait s'enfermer dans un texte comme il est dit en
saint Jean (21, 25) : "Jésus a fait encore beaucoup d'autres choses si on
les rapportait en détail, je ne crois pas que le monde entier pourrait contenir
les livres qu'il faudrait écrire." Saint Augustin nous demande de "ne
pas l'entendre en ce sens que le monde ne pourrait les loger, mais qu'ils
dépassent la capacité des lecteurs". Mais si le Christ avait consigné par
écrit sa doctrine, on penserait qu'on n'y trouve rien de plus profond que ce
qui est dans la formulation écrite.
- 3° Le Christ n'a rien écrit afin que
son enseignement parvienne à tous, à partir de lui, dans un certain ordre, c'est-à-dire
que lui-même instruisait immédiatement ses disciples, qui ensuite ont instruit
les autres par leur parole et par leurs écrits. Tandis que, si lui-même avait
écrit, son enseignement serait parvenu immédiatement à tous. Il est dit de la
Sagesse de Dieu (Pr 9, 3) : "Qu'elle a envoyé ses servantes inviter vers
les hauteurs de la ville" à son festin.
Cependant il faut savoir, à la suite de
saint Augustin que certains païens ont cru le Christ auteur de certains livres
contenant des formules magiques pour ses miracles, alors que la discipline
chrétienne condamne la magie. "Et cependant, ceux qui affirment avoir lu
de tels livres n'opèrent rien de ce qui, dans ces livres, fait leur admiration.
Par le jugement de Dieu, ils poussent si loin leur erreur qu'ils affirment que
ces livres portent une dédicace à Pierre et à Paul... parce qu'en plusieurs
endroits ils ont vu des peintures qui les représentaient avec le Christ... il
n'est pas surprenant qu'ils aient été induits en erreur par ces peintures
mêmes. Car tout le temps que le Christ a vécu avec ses disciples dans sa chair mortelle,
Paul n'était pas encore son disciple."
Solutions :
1. Comme le
dit saint Augustin : "Par rapport à tous les disciples qui sont ses
membres, le Christ est comme la tête. Aussi, puisque c'est eux qui ont écrit ce
qu'il avait montré et déclaré, on ne doit pas dire que ce n'est pas lui qui a
écrit, puisque ses membres ont consigné ce qu'ils ont appris sous la dictée de
la tête. Tout ce qu'il a voulu nous faire lire, au sujet de ses actions et de
ses paroles, il leur a commandé de l'écrire comme s'ils étaient ses
mains."
2. Puisque
la loi ancienne était donnée sous des figures sensibles, il convenait aussi
qu'elle soit écrite avec des caractères visibles. Mais l'enseignement du Christ,
qui est la loi de l'Esprit de vie devait être écrit : "Non avec de l'encre,
mais par l'Esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur les
tables de chair du coeur", dit saint Paul (2 Co 3, 3).
3. Ceux qui
n'ont pas voulu croire les écrits des Apôtres sur le Christ n'auraient pas cru
davantage au Christ écrivain, car ils pensaient que ses miracles étaient
accomplis par des procédés magiques.
LES
MIRACLES DU CHRIST
Nous étudierons :
- I. Leur ensemble (Q. 43).
- II. Le détail des diverses catégories
de miracles (Q. 44).
- III. Le cas particulier de la Transfiguration
(Q. 45).
1. Le Christ devait-il faire des miracles ? -
2. Les a-t-il faits par une vertu divine ? - 3. A quel moment a-t-il commencé
d'en faire ? - 4. Ont-ils suffisamment montré sa divinité ?
Objections :
1. Il aurait dû agir conformément à ses paroles. Il a dit (Mt
16, 4) : "Cette génération perverse et adultère demande un signe, et il ne
lui en sera pas donné, sinon le signe du prophète Jonas."
2. Si le Christ, lors de son second avènement, doit venir
"en grande puissance et majesté" (Mt 24, 30), dans son premier
avènement il vient dans la faiblesse selon Isaïe (53, 3) : "Homme de
douleurs, connaissant la faiblesse." Mais l'accomplissement des miracles
ressortit à la puissance plus qu'à la faiblesse. Donc il aurait été bien qu'à
son premier avènement il ne fit pas de miracles.
3. Le Christ est venu pour sauver les hommes par la foi, selon
l'épître aux Hébreux (12, 2) : "Celui qui est l'initiateur de la foi et
qui la mène à son accomplissement, Jésus." Mais les miracles diminuent le
mérite de la foi, aussi le Seigneur dit-il (Jn 4, 48) : "Si vous ne voyez
pas des signes et des prodiges, vous ne croyez pas." Il semble donc que le
Christ n'aurait pas dû faire de miracles.
Cependant :
Ce sont ses
adversaires qui disent (Jn 11, 47) : "Qu'allons-nous faire ? Cet homme
accomplit un grand nombre de miracles."
Conclusion :
Dieu concède à
l'homme de faire des miracles pour deux motifs :
- 1° D'abord et à
titre primordial pour confirmer la vérité que quelqu'un enseigne. En effet, les
vérités de foi dépassent la raison humaine et ne peuvent être prouvées par des
raisonnements humains ; elles doivent être prouvées par l'argument de la
puissance divine, afin que, lorsqu'un homme accomplit des oeuvres que Dieu seul
peut faire, on croie que ce qu'il dit vient de Dieu. Ainsi, lorsque quelqu'un
présente une lettre marquée par le sceau royal, on croit que son contenu
procède de la volonté royale.
- 2° Enfin, Dieu
accomplit des miracles pour montrer la présence de Dieu dans l'homme par la
grâce du Saint-Esprit : lorsqu'un homme accomplit les oeuvres de Dieu, on croit
que Dieu habite en lui par la grâce. D'où cette parole (Ga 3, 5) : "Celui
qui nous a donné l'Esprit Saint accomplit par nous des miracles."
Au sujet du Christ,
il fallait manifester aux hommes ces deux vérités : que Dieu était en lui par
la grâce, grâce d'union et non d'adoption ; et que sa doctrine surnaturelle
venait de Dieu. Et c'est pourquoi il convenait au plus haut point qu'il fit des
miracles. Aussi dit-il lui-même (Jn 10, 38) : "Si vous ne voulez pas me
croire, croyez mes oeuvres." Et aussi (Jn 5, 36) : "Les oeuvres que
mon Père m'a données à faire, c'est elles qui rendent témoignage de Moi."
Solutions :
1. Cette parole du Christ : "Il ne lui sera pas donné de
signe, sinon celui du prophète Jonas" signifie, d'après saint Jean
Chrysostome, qu'alors "ils ne reçurent pas le genre de signe qu'ils
demandaient", c'est-à-dire un signe du Ciel, "mais non qu'il ne leur
a donné aucun signe. Ou bien qu'il faisait des signes, non pour eux qu'il
savait de pierre, mais afin d'amender les autres". Et c'est pourquoi ce
n'est pas à eux, mais aux autres, que ces signes étaient donnés.
2. Bien que le Christ soit venu "dans la faiblesse de la
chair", ce que manifestent ses souffrances, il est cependant venu dans la
force de Dieu. Ce qu'il allait manifester par ses miracles.
3. Les miracles diminuent le mérite de la foi dans la mesure
où ils montrent la dureté de ceux qui ne veulent pas croire ce qui est prouvé
par la Sainte Écriture à moins qu'ils ne voient des miracles. Cependant, il
valait mieux pour eux d'être convertis à la foi, fût-ce par des miracles, que
de demeurer entièrement dans l'infidélité. Saint Paul dit en effet (1 Co 14, 22)
que "les miracles sont pour les incrédules" afin qu'ils se
convertissent à la foi.
Objections :
1. La vertu divine est toute-puissante. Mais il semble que le
Christ, dans l'accomplissement de ses miracles, n'était pas tout-puissant, car
on lit dans saint Marc (6, 5) : "Il ne pouvait faire là", dans sa
patrie, "aucun miracle".
2. Il n'appartient pas à Dieu de prier. Mais le Christ priait
parfois en faisant des miracles, comme on le voit à la résurrection de Lazare
(Jn 11, 41) et à la multiplication des pains (Mt 14, 19).
3. Ce qui se fait par la vertu divine ne peut se faire en
vertu d'une créature. Mais les miracles que Jésus faisait pouvaient se faire en
vertu d'une créature ; aussi les pharisiens disaient-ils : "C'est par Belzébul,
prince des démons, qu'il chasse les démons" (Lc 11, 15).
Cependant :
Le Seigneur dit
(Jn 14, 10) : "C'est le Père, qui demeure en moi, qui fait toutes ces
oeuvres."
Conclusion :
Comme nous l'avons
établi dans la première Partie, les vrais miracles ne peuvent s'accomplir que
par la vertu divine, parce que Dieu seul peut changer l'ordre de la nature, ce
qui relève de la raison de miracle. Aussi le pape saint Léon écrit-il que le
Christ ayant deux natures, l'une, la nature divine, "brille par les
miracles" ; l'autre, la nature humaine, "est accablée par les
outrages" et cependant "chacune agit en communication avec
l'autre", parce que la nature humaine est l'instrument de la nature divine,
et l'action humaine a reçu une vertu de la nature divine, nous l'avons dit plus
haut.
Solutions :
1. Cette façon de parler : "Il ne put faire aucun miracle"
ne doit pas être rapportée à la puissance absolue, mais à ce qui pouvait se
faire de façon cohérente, car il n'était pas cohérent d'accomplir des miracles
parmi les incrédules. Aussi ajoute-t-on : "Et il s'étonnait de leur
incrédulité." C'est de la même manière que Dieu dit (Gn 18, 17) : "Je
ne peux pas cacher à Abraham ce que je vais faire", et aussi (Gn 19, 22) :
"Je ne puis rien faire (contre Sodome) avant que tu n'y sois arrivé."
2. Voici ce que dit saint Jean Chrysostome sur cette prière au
moment de la multiplication des pains : "Il fallait croire que le Christ
vient du Père, et qu'il est égal à lui. Et c'est pourquoi, afin de montrer l'un
et l'autre, il fait ses miracles tantôt avec puissance, tantôt en priant. C'est
dans les miracles moindres qu'il regarde vers le Ciel, comme à la
multiplication des pains ; dans les grands miracles, qui viennent de Dieu seul,
il agit avec puissance, ainsi quand il a remis les péchés ou ressuscité les
morts." Si l'on dit qu'à la résurrection de Lazare "il leva les yeux
vers le ciel", il l'a fait non parce qu'il avait besoin d'appui, mais pour
donner l'exemple. Aussi dit-il : "J'ai parlé ainsi à cause de la foule qui
m'entoure, afin qu'ils croient que tu m'as envoyé."
3. Le Christ ne chassait pas les démons de la façon dont
agissait la vertu des démons. Car, par la vertu des démons supérieurs, les
démons sont bien chassés des corps, mais de telle sorte qu'ils gardent leur
pouvoir sur l'âme, car le démon n'agit pas contre son règne. Tandis que le
Christ chassait les démons du corps, mais bien davantage de l'âme. Aussi a-t-il
condamné le blasphème des pharisiens prétendant qu'il chassait les démons par
la vertu des démons :
- 1° Parce que
Satan n'est pas divisé contre lui-même.
- 2° Par l'exemple
de ceux qui chassaient les démons par l'Esprit de Dieu.
- 3° Parce qu'il
ne pourrait chasser les démons s'il ne les avait pas vaincus par la vertu
divine.
- 4° Parce qu'il
n'y avait dans ses oeuvres ou dans leurs effets aucun accord entre lui et Satan,
puisque Satan cherchait à disperser ce que lui-même, le Christ, rassemblait.
Objections :
1. Il semble que le Christ n'a pas commencé de faire des
miracles aux noces de Cana, en changeant l'eau en vin. Car on lit dans le
Protévangile de Jacques qu'il a fait beaucoup de miracles dans son enfance,
tandis qu'il a fait le miracle des noces de Cana dans sa trentième ou
trente-et-unième année. Ce n'est donc pas alors qu'il a commencé à faire des
miracles.
2. Le Christ faisait des miracles par la vertu divine. Or
celle-ci fut en lui dès le début de sa conception, car il fut Dieu et homme dès
ce moment. Il semble donc qu'il a fait des miracles dès le début.
3. D'après saint Matthieu (4, 18) et saint Jean (1, 35) le
Christ a commencé de rassembler ses disciples après son baptême et après sa
tentation. Or les disciples se sont rassemblés autour de lui surtout à cause de
ses miracles. Ainsi saint Luc (5, 4) raconte qu'il appela Pierre, stupéfait de
la pêche miraculeuse. Il semble donc qu'il a fait d'autres miracles avant celui
des noces de Cana.
Cependant :
On lit en saint
Jean (2, 11) : "Ce fut le commencement des miracles de Jésus à Cana de
Galilée."
Conclusion :
Le Christ a fait
des miracles pour confirmer son enseignement, et pour montrer qu'il avait la
puissance divine. Et c'est pourquoi, relativement au premier point, il ne
devait pas faire de miracles avant d'avoir commencé à enseigner, et il ne
devait pas enseigner avant d'être parvenu à l'âge parfait comme nous l'avons établi
à propos de son baptême.
Quant au second point,
il devait par ses miracles montrer sa divinité de telle manière que l'on crût à
la réalité de son humanité. Et c'est pourquoi, selon saint Jean Chrysostome :
"Il a eu raison de ne pas commencer à faire des miracles dès son premier
âge, car on aurait estimé que son incarnation était irréelle, et on l'aurait
livré à la croix avant le temps opportun".
Solutions :
1. D'après la parole du Baptiste (Jn 1, 31) : "Je suis
venu baptiser dans l'eau pour qu'il soit manifesté en Israël", "il
est évident, dit saint Jean Chrysostome que les miracles accomplis par le
Christ dans son enfance ne sont que mensonges et inventions. Car si le Christ
avait fait des miracles dans son premier âge, il n'aurait pas été inconnu de
Jean, et le reste de la foule n'aurait pas eu besoin d'un maître pour le lui
manifester".
2. La vertu divine agissait dans le monde où c'était
nécessaire pour le salut des hommes, but de l'Incarnation. Et c'est pourquoi il
a fait des miracles par la vertu de Dieu de telle sorte que cela ne nuise pas à
la foi en la réalité de sa chair.
3. Cela même est à l'éloge des disciples, "qu'ils ont
suivi le Christ alors qu'ils ne lui avaient vu accomplir aucun miracle", dit
saint Grégoire le Grand. Et, selon saint Jean Chrysostome : "Il était
surtout nécessaire de faire des miracles quand les disciples étaient déjà
rassemblés, dévoués, attentifs à tout ce qui se faisait. Aussi ajoute-t-on
(Jean 2, 11) : "Et ses disciples crurent en lui", non parce qu'ils
crurent alors pour la première fois, mais parce qu'alors ils crurent avec plus
de zèle et de perfection." Ou bien, explique saint Augustin on appelle
disciples "ceux qui le seraient plus tard".
Objections :
1. Être Dieu et homme est propre au Christ. Mais les miracles
accomplis par le Christ ont été faits aussi par d'autres. Il semble donc qu'ils
ne suffisaient pas à montrer sa divinité.
2. Rien n'est plus grand que la vertu divine. Mais certains
ont fait de plus grands miracles que le Christ, car il dit lui-même (Jn 14, 12)
: "Celui qui croit en moi fera lui-même les oeuvres que je fais, et il en
fera de plus grandes." Il semble donc que les miracles accomplis par Jésus
n'ont pas été suffisants pour montrer sa divinité.
3. Le particulier n'est pas suffisant pour montrer
l'universel. Mais chaque miracle du Christ fut une oeuvre particulière. Donc
aucun d'entre eux n'a pu manifester suffisamment la divinité du Christ, à
laquelle il appartient de posséder un pouvoir universel sur toutes choses.
Cependant :
Il y a cette
parole du Seigneur (Jn 5, 36) : "Les oeuvres que mon Père m'a données à
faire, ce sont elles qui rendent témoignage de moi."
Conclusion :
Il faut affirmer
que les miracles du Christ étaient suffisants pour manifester sa divinité selon
trois points de vue.
- 1° En raison de
la nature spécifique de ces oeuvres, qui dépassaient la puissance de toute
vertu créée et par conséquent ne pouvaient être accomplies que par la vertu
divine. Et c'est pourquoi l'aveugle-né disait après sa guérison (Jn 9, 32) :
"On n'a jamais entendu dire que quelqu'un ait rendu la vue à un aveugle de
naissance. Si celui-ci ne venait pas de Dieu, il ne pourrait rien faire."
- 2° A cause de la
façon d'accomplir ces miracles, en ce sens que Jésus les accomplissait comme
par son propre pouvoir, sans prier, comme les autres. Aussi est-il écrit (Lc 6,
19) : "Une vertu sortait de lui et les guérissait tous." Cela montre,
dit saint Cyrille d'Alexandrie "qu'il ne recevait pas une vertu étrangère
mais, puisqu'il était Dieu par nature, il montrait sa propre puissance sur les
malades. Et c'est pourquoi il faisait d'innombrables miracles". Aussi, sur
ces paroles (Mt 8, 16) : "D'un mot il chassait les esprits et il
guérissait tous les malades", saint Jean Chrysostome nous dit :
"Remarquez quelle multitude de guérisons nous rapportent les évangélistes.
Ils ne racontent pas chaque cure en détail, mais ils évoquent d'un mot une mer
infinie de miracles." Et par là il montrait qu'il avait une puissance
égale à celle du Père selon cette parole (Jn 5, 19. 21) : "Tout ce que
fait le Père, le Fils le fait pareillement... De même que le Père ressuscite
les morts et leur donne la vie, ainsi le Fils de l'homme donne la vie à qui il
veut."
- 3° En raison de
la doctrine par laquelle il se disait Dieu : si elle n'avait pas été vraie, elle
n'aurait pas été confirmée par des miracles dus à la puissance divine. D'où
cette réflexion (Mc 1, 27) : "Quel est cet enseignement nouveau ? Il
commande avec autorité aux esprits mauvais, et ceux-ci lui obéissent !"
Solutions :
1. C'était là l'objection des païens. Aussi saint Augustin
écrit-il : "Une si grande majesté, disent-ils, n'est ni prouvée ni
éclairée par des signes suffisants. Car cette expulsion de spectres", quand
il chassait les démons, "cette guérison des malades, cette résurrection
des morts, et tout le reste, c'est peu de chose pour Dieu". A cela saint
Augustin répond : "Nous-mêmes reconnaissons que les prophètes ont fait des
miracles semblables... Moïse et les autres prophètes ont prophétisé le Seigneur
Jésus et lui ont donné une grande gloire... C'est pour cela que lui-même a
voulu faire des miracles semblables, de peur qu'il n'eût semblé absurde qu'il
ne fit point par lui-même ce qu'il avait fait par eux. Cependant il devait
faire aussi des miracles qui lui fussent propres : naître de la Vierge, ressusciter
d'entre les morts, monter au Ciel. Celui qui estime que pour Dieu c'est peu de
chose, j'ignore ce qu'il peut attendre de plus. Après s'être uni l'homme, aurait-il
dû créer un autre monde pour que nous puissions croire que le monde a été fait
par lui ? Mais il n'aurait pu faire en ce monde un monde supérieur ni égal à
celui-ci. Et s'il avait fait un monde inférieur, on aurait encore trouvé que
c'était peu de chose."
Mais ce que
d'autres ont fait, le Christ l'a fait d'une manière supérieure. Aussi, sur
cette parole (Jn 15, 24) : "Si je n'avais pas fait en eux ce que personne
d'autre n'a fait...", saint Augustin explique : "Parmi les oeuvres du
Christ, aucune ne semble plus grande que la résurrection des morts, et nous
savons que les anciens prophètes l'ont aussi accomplie... Cependant le Christ a
fait certains miracles que personne d'autre n'a faits. Mais on nous répond que
d'autres en ont faits que ni lui ni aucun autre n'ont faits. Cependant, qu'il
ait guéri tant d'infirmités, de maladies, de détresses humaines avec une telle
puissance, on ne lit cela d'aucun ancien. Car pour ne pas parler des guérisons
individuelles qu'il accordait à tous ceux qui se présentaient, Marc dit (6, 56)
: "En tout lieu où il pénétrait, villages, villes ou fermes, on mettait
les malades sur les places et le priait de les laisser toucher ne fût-ce que la
frange de son manteau, et tous ceux qui le touchaient étaient sauvés."
Cela, personne d'autre ne l'a fait en eux. On doit comprendre en effet qu'il a
bien dit "en eux". Ni "parmi eux", ni "devant
eux", mais bien "en eux", parce qu'il les a guéris. Et personne
n'a fait en eux de telles oeuvres, car si un autre homme a fait l'une ou
l'autre, c'est parce que lui-même les a faites ; mais lui-même les a faites
sans que d'autres les aient faites."
2. Saint Augustin, expliquant ce texte de saint Jean, se demande
:
- "Quelles
sont ces oeuvres plus grandes "que doivent faire ceux qui croient en lui ?"
Serait-ce que les malades, à leur passage, étaient guéris par leur ombre ? Que
l'ombre guérisse, c'est un miracle plus grand que d'obtenir la guérison en
touchant une frange de manteau. Néanmoins, quand le Christ parlait ainsi, il
mettait en valeur les faits et les oeuvres de ses propres paroles. En effet, quand
il a dit (Jn 14, 10) : "C'est le Père demeurant en moi qui fait ces
oeuvres" de quelles oeuvres parlait-il, sinon de ses propres paroles ? Et
le fruit de ses paroles, c'était la foi de ses disciples. Toutefois, lorsque
ceux-ci annoncèrent l'Évangile, ceux qui crurent ne furent pas aussi peu
nombreux qu'eux-mêmes : ce sont les nations qui ont cru."
- "N'est-ce
pas sur une parole de sa bouche que le riche se retira tout triste ? Et
pourtant ce que ce seul homme n'avait pas fait après avoir entendu le Christ, de
nombreux riches l'ont fait après avoir entendu les disciples. Voilà comment, prêché
par des croyants, le Christ a fait des oeuvres plus grandes que lorsqu'il
parlait lui-même."
- "Pourtant
ceci encore nous ébranle : ces oeuvres plus grandes, il les a faites par les
Apôtres, et pourtant il ne désignait pas seulement eux lorsqu'il disait :
"Celui qui croit en moi, fera aussi les oeuvres que je fais..."
Écoute donc et comprends ainsi : "Celui qui croit en moi, les oeuvres que
je fais, il les fera aussi." C'est moi qui fais d'abord, et ensuite c'est
lui qui les fera, car je fais qu'il les fasse." Quelles oeuvres sinon la
justification de l'impie ? C'est en lui, mais ce n'est pas sans lui que le
Christ agit. Certes, je dirai que c'est une oeuvre plus grande que la création
du ciel et de la terre, car le ciel et la terre passeront, mais le salut et la
justification des prédestinés dureront toujours. Mais dans les Cieux les anges
sont les oeuvres du Christ. Est-ce qu'il n'accomplit pas des oeuvres plus
grandes, celui qui coopère avec le Christ pour sa propre justification ? Qu'on
juge, si c'est possible, si créer des justes est une oeuvre plus grande que de
justifier des impies ? Certes, si ces deux oeuvres demandent une égale
puissance, la seconde demande plus de miséricorde. Mais rien ne nous oblige à
penser que, lorsque le Christ dit : "Il fera des oeuvres plus grandes",
cela concerne toutes les oeuvres du Christ. Peut-être parlait-il seulement de
celles qu'il faisait à ce moment. Alors il disait des paroles de foi et, certes,
proclamer des paroles de justice, ce qu'il a fait sans nous, est une oeuvre
moins grande que justifier des impies, ce qu'il fait en nous, afin que nous le
fassions à notre tour."
3. Lorsque l'oeuvre particulière d'un agent lui est propre, elle
prouve toute la vertu de cet agent. Ainsi, puisque raisonner est le propre de
l'homme, un individu montre qu'il est un homme du fait qu'il raisonne sur
n'importe quel sujet particulier. Pareillement, puisque faire des miracles par
sa propre puissance appartient à Dieu seul, le fait que le Christ a accompli
par sa propre puissance n'importe quel miracle montre suffisamment qu'il est
Dieu.
1. Ses miracles sur les substances
spirituelles. - 2. Sur les corps célestes. - 3. Sur les hommes. - 4. Sur les
créatures dépourvues de raison.
Objections :
1. Parmi les substances spirituelles, les saints anges
l'emportent sur les démons, parce que, dit saint Augustin : "Les esprits
pécheurs qui ont déserté la vie spirituelle sont régis par les esprits justes
et pieux". Mais l'Évangile ne dit pas que le Christ ait fait des miracles
concernant les bons anges. Il n'aurait donc pas dû en faire concernant les
démons.
2. Les miracles du Christ étaient ordonnés à manifester sa
divinité. Mais celle-ci n'avait pas à être manifestée aux démons, parce que
cela aurait empêché le mystère de sa passion, selon saint Paul (2 Co 2, 8) :
"S'ils l'avaient connu, ils n'auraient jamais crucifié le Seigneur de
gloire." Le Christ ne devait donc pas faire de miracles sur les démons.
3. Les miracles du Christ étaient ordonnés à la gloire de Dieu.
C'est pourquoi saint Matthieu (9, 8) écrit : "Les foules en voyant cela
(le paralytique guéri par le Christ), furent saisies de crainte et rendirent
gloire à Dieu qui a donné aux hommes une telle puissance." Mais il ne
revient pas aux démons de glorifier Dieu, parce que "la louange n'est pas
belle dans la bouche du pécheur" (Si 15, 9). Aussi, nous disent Marc (1, 34)
et Luc (4, 41) : "Il ne permettait pas aux démons de parler" de ce
qui touchait à sa gloire. Il ne semble donc pas bien ordonné qu'il ait fait des
miracles sur les démons.
4. Les miracles du Christ étaient ordonnés au salut des
hommes. Mais il est arrivé que des hommes aient souffert du dommage, lorsque le
Christ en chassa les démons. Soit un dommage corporel, par exemple (Mc 9, 24)
lorsque le démon, sur l'ordre du Christ, "poussa un grand cri et sortit de
l'enfant en l'agitant avec violence et en le laissant inanimé", si bien
que beaucoup disaient : "Il est mort." Soit du dommage pécuniaire, par
exemple (Mt 8, 31) quand, à la prière des démons, le Christ envoya ceux-ci dans
des porcs qu'ils précipitèrent dans la mer, de sorte que les habitants de cette
région "lui demandèrent de quitter leur territoire". On voit donc les
inconvénients de tels miracles.
Cependant :
Zacharie (13, 2)
avait prédit cela quand il disait : "J'ôterai du pays l'esprit
impur."
Conclusion :
Les miracles du
Christ venaient à l'appui de la foi qu'il enseignait. Or, il devait se faire
que, par la puissance de sa divinité, il détruirait le pouvoir des démons chez
les hommes qui croiraient en lui, selon sa parole (Jn 12, 31) :
"Maintenant, le prince de ce monde va être jeté dehors." Et c'est
pourquoi il était bon que, entre autres miracles, il délivre les hommes
esclaves du démon.
Solutions :
1. De même que les hommes devaient être délivrés par le Christ
du pouvoir des démons, de même devaient-ils être par lui associés aux anges, selon
la parole de saint Paul (Col 1, 20) : "Pacifiant par le sang de sa croix
ce qui est au ciel et ce qui est sur terre." Et c'est pourquoi, concernant
les anges, il ne convenait pas de montrer aux hommes d'autres miracles que ceux
de leurs apparitions, qui se sont produites à sa naissance, à sa résurrection
et à son ascension.
2. Selon saint Augustin : "Le Christ s'est fait connaître
aux démons autant qu'il l'a voulu ; et il l'a voulu dans la mesure où il l'a
fallu. Mais il s'est fait connaître à eux, non comme aux saints anges par le
fait qu'il est la vie éternelle, mais par certains effets temporels de sa
puissance." Et d'abord, en voyant le Christ avoir faim après son jeûne, ils
ont pensé qu'il n'était pas le Fils de Dieu. C'est pourquoi, sur ce texte (Lc 4,
3) : "Si tu es le Fils de Dieu..." saint Ambroise de Milan écrit :
"Que signifie cette entrée en matière, sinon qu'il savait que le Fils de
Dieu viendrait ; mais il ne pensait pas qu'il viendrait dans la faiblesse d'un
corps." Mais plus tard, après avoir vu ses miracles, il soupçonna par
conjecture que le Christ était le Fils de Dieu. Aussi, sur le texte de Marc (1,
24) : "Je sais que tu es le Fils de Dieu", saint Jean Chrysostome
nous dit-il : "Il n'avait pas une connaissance certaine et ferme de la
venue de Dieu." Il savait cependant qu'il était "le Messie promis
dans la Loi", aussi Luc dit-il (4, 41) : "Parce qu'ils savaient qu'il
était le Messie." Mais, s'ils reconnaissaient en lui le Fils de Dieu, c'était
davantage un soupçon qu'une certitude. Ce qui fait dire à saint Bède :
"Les démons confessent le Fils de Dieu et, comme on dit dans la suite, ils
savaient qu'il était le Messie." Parce que le diable, le voyant fatigué
par le jeûne, comprit qu'il était réellement un homme ; mais parce qu'il
n'avait pu le vaincre par la tentation, il se demandait s'il était le Fils de
Dieu." Plus tard la puissance des miracles lui fit comprendre, ou plutôt soupçonner,
qu'il était le Fils de Dieu. Donc, s'il persuada aux juifs de le crucifier, ce
n'était pas parce qu'il ne pensait pas qu'il était le Messie ou le Fils de Dieu,
mais parce qu'il ne prévit pas que lui-même serait condamné par sa mort. Car
l'Apôtre dit (1 Co 2, 8) de ce mystère : "Nul des princes de ce monde ne
l'a connu. Car s'ils l'avaient connu, ils n'auraient jamais crucifié le
Seigneur de gloire."
3. Le Christ n'a pas fait le miracle d'expulser des démons
dans leur intérêt, mais dans l'intérêt des hommes afin que ceux-ci le
glorifient. Et c'est pourquoi il leur interdisait de publier ce qui aurait
servi à sa propre louange. D'abord, pour donner l'exemple.
- Selon saint
Athanase : "Il faisait taire le démon, bien que celui-ci proclamât la vérité,
pour nous habituer à ne pas attacher d'importance à de tels propos, même s'ils
semblent vrais. Il serait impie, en effet, quand nous avons la divine Écriture,
de nous faire instruire par le démon." C'est dangereux, d'ailleurs, parce
que les démons mêlent souvent des mensonges à la vérité.
- Ensuite, dit saint
Jean Chrysostome : "Il ne fallait pas permettre aux démons d'usurper la
gloire du ministère apostolique, et il ne convenait pas que le mystère du
Christ soit publié par une langue fétide, parce que "la louange n'est pas
belle dans la bouche des pécheurs" (Si 15, 9).
- Enfin, parce que,
dit saint Bède il ne voulait pas attiser la haine des Juifs". Et c'est
aussi pourquoi "il ordonne aux Apôtres eux-mêmes de se taire à son sujet, pour
éviter que la révélation de sa majesté divine ne retarde l'échéance de la
Passion".
4. Le but spécial de la venue du Christ a été d'enseigner et
de faire des miracles dans l'intérêt des hommes, principalement quant au salut
de leur âme. Et c'est pourquoi il permit aux démons qu'il expulsait de nuire
aux hommes, soit dans leur corps, soit dans leurs biens, en vue du salut de
leur âme, c'est-à-dire pour leur instruction. Saint Jean Chrysostome dit que le
Christ "permit aux démons d'aller dans les porcs, non parce qu'il se
serait plié à leur volonté, mais premièrement pour faire connaître la grandeur
du dommage que les pièges du démon infligent aux hommes ; deuxièmement pour
apprendre à tous qu'ils n'auraient rien osé faire aux porcs si lui-même n'y
avait consenti ; troisièmement pour montrer que les démons auraient fait un mal
plus grand aux hommes qu'à ces porcs, si les hommes n'avaient pas été secourus
par la providence divine".
Et pour les mêmes
motifs, il a permis que l'enfant délivré des démons fût plus gravement affligé
momentanément, puisqu'il le délivra aussitôt de cette affliction. Cela montre, selon
saint Bède, "que souvent lorsque nous essayons, après nos péchés, de nous
convertir à Dieu, l'antique ennemi nous assaille par des ruses plus dangereuses
et nouvelles. Il agit ainsi soit pour inspirer la haine de la vertu, soit pour
se venger de la honte de son expulsion". En outre, l'enfant guéri a semblé
mort, d'après saint Jérôme : "parce que c'est aux hommes guéris que l'on
dit : "Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en
Dieu" (Col 3, 3)".
Objections :
1. Selon saint Denys le pseudo-aréopagite : "Il ne
convient pas à la providence divine de détruire la nature, mais de la conserver".
Or les corps célestes sont, par leur nature, indestructibles et inaltérables, comme
le prouve Aristote. Donc il ne convenait pas que le Christ apporte aucun
changement à l'ordre des corps célestes.
2. Le mouvement des astres sert à marquer le cours du temps, selon
la Genèse (2, 14) : "Qu'il y ait des luminaires dans le firmament du ciel,
et qu'ils servent de signes pour les fêtes, les jours et les années." Tout
changement dans le cours des astres change donc la distinction et l'ordre des
temps. Mais on ne lit nulle part que cela ait été constaté par des astronomes
qui, selon Isaïe (47, 13), "contemplent les astres et comptent les
mois". Il apparaît donc que le Christ n'a opéré aucun changement dans le
cours des astres.
3. Il convenait davantage au Christ de faire des miracles
tandis qu'il vivait et enseignait, plutôt qu'au moment de sa mort parce que, dit
saint Paul (2 Co 13, 4) : "Il a été crucifié en raison de sa faiblesse, mais
il est vivant par la puissance de Dieu" selon laquelle il faisait ses miracles.
Et aussi parce que ses miracles servaient à confirmer son enseignement. Mais on
ne lit pas que, pendant sa vie, le Christ ait fait aucun miracle sur les
astres. Bien au contraire, aux pharisiens qui lui demandaient "un signe du
Ciel" il a refusé (Mt 12, 38 et 16, 1). Il apparaît donc que, dans sa mort
non plus, il n'aurait pas dû faire de miracle sur les astres.
Cependant :
On lit en saint
Luc (23, 44) : "Les ténèbres s'étendirent sur la terre jusqu'à la neuvième
heure, et le soleil s'obscurcit."
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, les miracles du Christ devaient pouvoir suffire à montrer qu'il est
Dieu. Or cela n'est pas montré avec autant d'évidence par des transformations
de corps inférieurs, qui peuvent être actionnés par d'autres causes, que par
une transformation du cours des astres, dont l'ordre immuable est fixé par Dieu
seul. Et c'est ce que dit saint Denys le pseudo-aréopagite : "Certaines
perturbations dans l'ordre et le mouvement des astres ne peuvent avoir d'autre
cause que l'intervention de celui qui crée tout et qui change tout par sa
parole." Aussi convenait-il que le Christ fit aussi des miracles
concernant les astres.
Solutions :
1. De même qu'il est naturel pour les corps inférieurs d'être
mus par les corps célestes qui leur sont supérieurs dans l'ordre de la nature, de
même est-il naturel pour toute créature de subir les changements que Dieu lui
impose par sa volonté. Aussi saint Augustin dit-il : "Dieu" qui a
créé et constitué tous les êtres, "ne fait rien de contraire à la nature, car
la nature de chaque être, c'est ce qu'il crée". Ainsi la nature des astres
n'est pas détruite quand leur cours est changé par Dieu, alors qu'elle serait
détruite si elle était changée par toute autre cause.
2. Le miracle accompli par le Christ n'a pas renversé l'ordre
des temps. Car, pour certains, ces ténèbres, cet obscurcissement du soleil qui
arriva au cours de la Passion, s'explique par le fait que le soleil a ramené à
lui ses rayons, sans que se produise aucune modification dans les mouvements
des astres qui mesurent le temps. C'est pourquoi saint Jérôme écrit : "Le
grand luminaire retira ses rayons pour ne pas voir le Seigneur suspendu au
gibet, ou pour priver de sa lumière des blasphémateurs impies."
Il ne faut pas
comprendre cette rétraction comme si le soleil avait le pouvoir d'émettre ou de
retirer ses rayons ; car il n'est pas libre d'émettre ses rayons, mais il le
fait par nature, dit saint Denys le pseudo-aréopagite. On dit que le soleil a
retiré ses rayons en ce sens que la vertu divine empêchait ses rayons de
parvenir jusqu'à la terre.
Origène dit qu'ils
ont été arrêtés par des nuages : "Il faut comprendre que des nuages très
obscurs et très étendus se sont amassés au-dessus de Jérusalem et de la Judée, et
c'est ainsi que se sont produites des ténèbres profondes de la sixième à la
neuvième heure. J'estime en effet que, comme les autres signes qui ont marqué
la Passion, tels que le voile qui se déchire, la terre qui tremble, etc. ne se
sont produits qu'à Jérusalem, il en est de même en ce cas ; ou bien si l'on
veut que ces ténèbres se soient étendues davantage, ce serait à toute la terre
de Judée, parce qu'il est dit (Lc 23, 44) : "Les ténèbres couvrirent toute
la terre", et que cela peut s'entendre de la terre de Judée. C'est ainsi qu'Obadya
dit à Élie (1 R 18, 10) : "Par le Seigneur qui est vivant il n'y a pas de
nation ni de royaume où mon maître m'ait envoyé te chercher", alors qu'on
l'avait évidemment cherché seulement dans les nations qui avoisinent la
Judée."
Mais à ce sujet il
vaut mieux se fier à saint Denys le pseudo-aréopagite qui fut témoin oculaire.
Il a vu que c'est arrivé parce que la lune s'est interposée entre le soleil et
nous. Il écrit en effet dans sa lettre à Polycarpe : "De façon
imprévisible", de l'Égypte où il se trouvait, dit-il, "nous voyions
la lune passer devant le soleil". Et il note quatre miracles.
- 1° L'éclipse
naturelle du soleil par interposition de la lune n'arrive qu'au moment où tous
deux se rencontrent. Alors, pourtant, la lune était à l'opposite, puisqu'elle
en était à son quinzième jour, où l'on célébrait la Pâque des Juifs.
- 2° C'était
encore un miracle que la lune, qu'on voyait cachant le soleil au milieu du ciel
à la sixième heure, soit apparue le soir à sa place, c'est-à-dire à l'Orient, à
l'opposé du soleil. C'est pourquoi saint Denys le pseudo-aréopagite écrit :
"Nous l'avons revue (la lune) à partir de la neuvième heure" où elle
s'est éloignée du soleil, ce qui a fait cesser les ténèbres ; "jusqu'à
l'heure de vêpres, quand elle eût été ramenée surnaturellement dans une
direction diamétralement opposée à celle du soleil". Ainsi voit-on
clairement que le cours habituel des temps n'a pas été troublé, puisque c'est
par la vertu divine que la lune s'approcha surnaturellement du soleil en dehors
du temps normal, et qu'elle s'en éloigna pour revenir à son lieu propre en
temps voulu.
- 3° Autre
miracle. Une éclipse naturelle commence toujours à l'ouest pour finir à l'est ;
et cela parce que la lune, selon son mouvement propre, qui va de l'ouest en est,
est plus rapide que celui du soleil qui se fait d'est en ouest. Et c'est
pourquoi la lune, venant à l'ouest, atteint le soleil et le dépasse, en allant
vers l'est. Mais alors la lune avait déjà dépassé le soleil et en était
distante d'environ la moitié du cercle, puisqu'elle se trouvait à l'opposé.
Aussi fallait-il qu'elle revînt de l'est vers le soleil et l'atteignît d'abord
dans sa partie orientale, en progressant vers l'ouest. Et c'est bien ce
qu'écrit saint Denys le pseudo-aréopagite : "Nous avons même vu l'éclipse
elle-même commencer par l'est et gagner jusqu'à l'extrémité du soleil "parce
qu'elle cacha le soleil entier, "puis revenir en arrière".
- 4° Dans une
éclipse naturelle, le soleil commence à reparaître du côté par lequel il a
commencé de s'obscurcir ; car la lune, en se plaçant devant le soleil, le
dépasse par son mouvement naturel vers l'est ; et ainsi la partie occidentale
du soleil, qu'elle a d'abord cachée, est aussi la première qu'elle découvre. Or,
ce jour-là, la lune, revenant miraculeusement de l'est à l'ouest, n'a pas
dépassé le soleil de façon à être plus à l'ouest que lui ; mais, après avoir
atteint l'extrémité occidentale du soleil, elle retourna vers l'est ; et ainsi,
la partie du soleil qu'elle avait cachée en dernier lieu fut aussi la première
qu'elle découvrit. L'éclipse commença donc par la partie orientale du soleil, mais
la lumière réapparut tout d'abord dans sa partie occidentale. Saint Denys le
pseudo-aréopagite écrit en effet : "Puis nous vîmes la disparition et le
retour de la lumière, non pas du même côté du soleil, mais du côté
diamétralement opposé."
- 5° saint Jean
Chrysostome" ajoute un autre miracle : "Les ténèbres durèrent trois
heures, alors que l'éclipse du soleil ne dure qu'un moment, comme le savent les
observateurs." On donne à entendre par là que la lune s'est attardée sous
le soleil. A moins que cela ne veuille dire que la durée des ténèbres se compte
de l'instant où le soleil a commencé à s'obscurcir jusqu'à celui où il a
retrouvé tout son éclat.
Mais, dit Origène
: "Contre ce miracle, les fils de ce siècle objectent : "Comment
aucun auteur, Grec ou Barbare, n'a-t-il signalé un fait aussi étonnant ?"
Et il répond qu'un certain Phlégon "a écrit dans ses Chroniques que le
fait s'est passé sous le règne de l'empereur Tibère, mais sans signaler que
c'était au moment de la pleine lune". Ce silence peut donc s'expliquer par
le fait que les astronomes existant alors dans le monde n'avaient pas eu leur
attention attirée sur cette éclipse inopinée et attribuèrent cette obscurité à
une perturbation atmosphérique. Mais en Égypte où les nuages sont rares, à
cause de la sérénité du climat, saint Denys le pseudo-aréopagite et ses
compagnons furent amenés à faire sur cet obscurcissement les observations que
nous avons citées.
3. Il fallait que le Christ montre par ses miracles sa
divinité, alors qu'apparaissait surtout la faiblesse de sa nature humaine.
C'est pourquoi, à sa naissance, apparut dans le ciel une étoile nouvelle. Aussi
saint Maxime de Turin dit-il, dans un sermon de Noël : "Si tu dédaignes la
mangeoire, lève un peu les yeux et regarde dans le ciel l'étoile nouvelle qui
annonce au monde la naissance du Seigneur." Mais dans sa passion, la
faiblesse du Christ dans son humanité apparut plus grande encore. Et c'est
pourquoi il fallait que des miracles plus extraordinaires se fassent voir
concernant les principaux luminaires du monde. Et, dit saint Jean Chrysostome :
"Tel est le signe qu'il promettait de donner quand il disait : "Cette
génération perverse et adultère demande un signe, et on ne lui en donnera pas
d'autre que celui du prophète Jonas", qui symbolisait la croix et la
résurrection. En effet, ce signe était beaucoup plus merveilleux, accompli au
moment de sa crucifixion, que s'il avait encore cheminé sur cette terre."
Objections :
1. Chez l'homme, l'âme est supérieure au corps. Or le Christ a
fait beaucoup de miracles en faveur des corps, mais on ne lit jamais qu'il ait
fait des miracles en faveur des âmes. Car, s'il a converti certains incrédules
à la foi, cela n'a jamais été par miracle, mais par des exhortations et la
présentation de miracles extérieurs ; de même on ne lit pas qu'il ait donné la
sagesse à des fous.
2. On l'a dit, le Christ faisait ses miracles par la puissance
divine, dont le propre est d'agir instantanément et sans aucune aide. Or le
Christ n'a pas toujours guéri les corps instantanément, car saint Marc (8, 22)
raconte : "Prenant l'aveugle par la main, Jésus le fit sortir de la ville.
Après lui avoir mis de la salive sur les yeux, et lui avoir imposé les mains, il
lui demandait : Aperçois-tu quelque chose ? Et l'autre, qui commençait à voir, répondit
: Je vois les gens, ils sont comme des arbres qui marchent. Après cela il lui
imposa de nouveau les mains sur les yeux, et l'homme vit clair, il fut rétabli
et il voyait tout clairement." Il est donc évident que la guérison n'a pas
été instantanée, mais qu'elle a été d'abord imparfaite et que la salive y a
contribué. Il apparaît donc que les miracles du Christ sur les hommes se
présentent mal.
3. Quand des effets ne sont pas réciproques, il ne s'impose
pas de les supprimer ensemble. Or la maladie physique n'a pas toujours le péché
pour cause, le Seigneur l'a dit lui-même (Jn 9, 2) : "Ni lui-même ni ses
parents n'ont péché, pour que cet homme soit né aveugle." Il ne fallait
donc pas remettre les péchés aux hommes cherchant une guérison physique, comme
Jésus l'a fait pour un paralytique (Mt 9, 2) ; d'autant plus que la guérison
physique, étant un effet moindre que la guérison des péchés, ne peut constituer
une preuve suffisante que le Christ pouvait remettre les péchés.
4. Les miracles du Christ avaient pour but de confirmer son
enseignement et d'attester sa divinité, on l'a dit plus haut. Mais nul ne doit
empêcher ce qui est le but de son activité. Il parait donc incohérent que le
Christ ait prescrit à ceux qu'il avait miraculeusement guéris, de ne le dire à
personne, comme on le voit dans l'évangile (Mt 9, 30 ; Mc 8, 26). D'autant plus
qu'il a prescrit à d'autres de publier les miracles dont ils avaient bénéficié
; ainsi lit-on (Mc 5, 19) qu'il dit à un homme qu'il avait délivré des démons :
"Rentre chez toi, auprès des tiens, et annonce leur tout ce que Seigneur a
fait pour toi."
Cependant :
On lit (Mc 7, 37)
: "Il a bien fait toutes choses : il a rendu l'ouïe aux sourds, et la
parole aux muets."
Conclusion :
Les moyens
ordonnés à une fin doivent lui être proportionnés. Or, si le Christ était
venu dans le monde et enseignait, c'était pour sauver les hommes, selon ce
texte de saint Jean (3, 17) : "Car le Fils de l'homme n'est pas venu dans
le monde pour le juger, mais afin que par lui le monde soit sauvé." Et
c'est pourquoi il était bon que le Christ guérisse miraculeusement certains
hommes en particulier, afin de montrer qu'il est le Sauveur universel et
spirituels.
Solutions :
1. Les moyens ordonnés à la fin se distinguent de celle-ci. Or
les miracles du Christ étaient ordonnés, comme à leur fin, au salut de la
partie rationnelle, qui consiste en l'illumination de celle-ci par la sagesse, et
en sa purification. Le premier de ces deux effets présuppose le second, car il
est écrit (Sg 1, 4) : "La sagesse n'entrera pas dans une âme malfaisante
et n'habitera pas un corps esclave du péché." Or justifier les hommes ne
convenait qu'à ceux qui le veulent ; autrement on serait allé contre la notion
de justice, qui implique la rectitude de la volonté et aussi contre la notion
de nature humaine, qui doit être amenée au bien par son libre arbitre et non
par la contrainte. Donc le Christ, par sa vertu divine, a justifié les hommes
intérieurement, mais non malgré eux. Et cela n'est pas un miracle, mais c'est
le but auquel sont ordonnés les miracles.
Semblablement
aussi, par la vertu divine, le Christ a infusé la sagesse à des hommes simples
qu’étaient ses disciples, car il leur a dit (Lc 21, 15) : "Moi, je vous
donnerai une parole et une sagesse que tous vos adversaires ne pourront ni
supporter ni contredire." L'illumination intérieure de cette sagesse n'est
pas comptée parmi les miracles visibles, sinon par son effet extérieur, c'est-à-dire
en tant qu'on voyait ces hommes, connus pour être ignorants et sans culture, parler
avec tant de sagesse et de fermeté. Aussi dit-on dans les Actes (4, 13) :
"Les juifs, voyant la constance de Pierre et de Jean, et sachant que ces
hommes étaient des ignorants de condition modeste, étaient dans
l'étonnement." Et cependant, ces effets spirituels, bien qu'ils se
distinguent des miracles visibles, sont des témoignages à l'appui de l'enseignement
et de la puissance du Christ selon l'épître aux Hébreux (2, 4) : le salut
annoncé, "Dieu l'atteste par des signes, des prodiges, des miracles de
toutes sortes, ainsi que par des communications d'Esprit Saint qu'il distribue
à son gré".
Cependant, le
Christ a fait quelques miracles concernant les âmes des hommes, surtout en
agissant sur leurs puissances inférieures. Ainsi saint Jérôme sur ce texte (Mt
9, 9) : "Il se leva et le suivit", explique-t-il : "L'éclat et
la majesté de la divinité cachée qui resplendissait même sur son visage humain
avaient le pouvoir d'attirer à lui dès le premier regard." Et sur le texte
(Mt 21, 12) : "Il chassait tous ceux qui vendaient et achetaient..."
saint Jérôme encore nous dit : "De tous les miracles du Seigneur, celui-ci
me paraît le plus étonnant : qu'un homme, alors méprisable, ait pu à coups de
fouet chasser une telle multitude. C'est que ses yeux jetaient une flamme
céleste et que la majesté divine brillait sur son visage." Et Origène dit
aussi : "C'est là un plus grand miracle que de changer l'eau en vin, parce
que là subsiste une matière inanimée, alors qu'ici il domine les esprits de
milliers d'hommes." Et sur le texte de saint Jean (18, 6) : "Ils
reculèrent et tombèrent sur le sol", saint Augustin écrit : "Un seul
mot, sans aucune arme, a frappé, repoussé et renversé une troupe à la haine
féroce et aux armes terribles, car Dieu était caché dans la chair." Et sur
ce texte : "Jésus, passant au milieu d'eux, allait son chemin" (Lc 4,
30), saint Jean Chrysostome exprime la même idée : "Passer au milieu
d'ennemis menaçants sans se laisser prendre, montrait l'éminence de sa
divinité." Et sur cette notation (Jn 8, 59) : "Jésus se cacha et
sortit du Temple", saint Augustin dit : "Il ne se cacha pas dans un
recoin du Temple comme apeuré, derrière un mur ou une colonne, mais par la
puissance divine il se rendit invisible à ses ennemis et sortit en passant au
milieu d'eux."
De tout cela il
ressort que le Christ, quand il le voulut, changea les âmes des hommes, non
seulement en les justifiant et en y infusant la sagesse, ce qui est le but même
des miracles, mais aussi en agissant extérieurement par un attrait, une terreur
ou une stupéfaction, qui relèvent du miracle.
2. Le Christ était venu sauver le monde non seulement par la
vertu divine, mais par le mystère de son incarnation. Et c'est pourquoi, dans
la guérison des malades, non seulement il employait souvent la puissance divine
en guérissant par mode de commandement, mais aussi en y ajoutant une action
relevant de sa nature humaine. C'est pourquoi sur ce texte (Lc 4, 40) :
"En imposant les mains à chacun, il les guérissait tous", saint Cyrille
d'Alexandrie remarque : "Comme Dieu, il aurait pu chasser d'un mot toutes
les maladies, mais il les touche tous pour montrer que sa chair est efficace
pour y porter remède." Et sur ce texte de saint Marc (8, 23) : "Avoir
mis de la salive sur les yeux de l'aveugle, il lui imposa les mains", saint
Jean Chrysostome dit : "Il fait de la salive et il impose les mains à
l'aveugle afin de prouver que la parole divine jointe à l'action, accomplit des
merveilles ; car la main indique l'action, et la salive, la parole proférée par
la bouche." Et sur le texte de saint Jean (9, 6) : "Il fit de la boue
avec sa salive et enduisit de cette boue les yeux de l'aveugle", saint
Augustin donne ce commentaire : "Il a fait de la boue avec sa salive, parce
que le Verbe s'est fait chair." Ou encore, pour symboliser que c'était lui
qui avait formé l'homme de la boue de la terre, selon saint Jean Chrysostome.
Il faut encore, au
sujet des miracles du Christ, remarquer ceci : il accomplissait constamment des
oeuvres absolument parfaites. Sur la remarque (Jn 2, 10) : "Tout homme
sert d'abord le bon vin", saint Jean Chrysostome explique : "Les
miracles du Christ sont tels qu'ils dépassent, en beauté et en utilité, les
oeuvres de la nature." Pareillement, il conférait instantanément aux
malades une santé parfaite. Sur cette phrase de saint Matthieu (8, 15) :
"La belle-mère de Pierre se leva et se mit à les servir", saint
Jérôme souligne : "La santé que confère le Seigneur revient tout entière
d'un seul coup."
Le cas de
l'aveugle est spécial, et le Christ a agi de façon opposée à cause de
l'incroyance de cet homme, selon saint Jean Chrysostome. Ou bien, pour saint
Bède : "celui qu'il aurait pu guérir tout entier d'un mot, il le guérit
progressivement pour montrer la gravité de l'aveuglement humain qui, péniblement
et par degrés, revient à la lumière, et afin de nous faire prendre garde à la
grâce par laquelle se soutient chacun de nos progrès vers la perfection".
3. Nous l'avons dit plus haut : le Christ accomplissait des
miracles par la vertu divine. Or "les oeuvres de Dieu sont parfaites"
(Dt 32, 4). Mais une action n'est parfaite que si elle réalise sa fin. Or la fin
de la guérison extérieure opérée par le Christ, c'est la guérison de l'âme.
C'est pourquoi il ne convenait pas que le Christ guérisse un corps sans guérir
aussi l'âme. Aussi sur cette parole (Jn 7, 23) : "J'ai guéri un homme tout
entier le jour du sabbat", saint Augustin nous dit : "Il fut guéri
pour avoir la santé dans son corps ; il crut pour avoir la santé dans son
âme."
Au paralytique, il
est dit spécialement : "Tes péchés te sont remis" parce que, dit
saint Jérôme : "Par là, il nous est donné de comprendre que la plupart des
infirmités corporelles sont l'effet de péchés ; et peut-être, si la rémission
des péchés précède, c'est pour que, une fois disparues les causes de
l'infirmité, la santé soit rétablie." Aussi est-il dit au paralytique
guéri (Jn 5, 14) : "Ne pèche plus, de peur qu'il ne t'arrive quelque chose
de pire", et saint Jean Chrysostome en conclut : "Nous apprenons que
cette maladie avait été produite par le péché."
Pourtant, dit le
même Père "Autant l'âme vaut mieux que le corps, autant remettre le péché
est une oeuvre plus grande que guérir le corps. Mais parce que ce n'est pas
manifeste, le Christ accomplit l'oeuvre moindre, qui est visible, afin de
montrer l'oeuvre qui est la plus grande et la plus cachée."
4. Sur cette parole (Mt 9, 30) : "Prenez garde! Que
personne ne le sache", saint Jean Chrysostome commente : "Ce qui est
dit là ne contredit pas ce qui est dit à un autre (Lc 9, 60) : "Va et
annonce la gloire de Dieu." Cela nous enseigne à faire taire ceux qui
veulent nous louer pour nous-mêmes. Mais si cette louange est rapportée à la
gloire de Dieu, nous ne devons pas l'interdire, mais au contraire la
prescrire."
Objections :
1. Les bêtes sont supérieures aux plantes. Or le Christ a fait
des miracles sur les plantes, par exemple quand le figuier s'est desséché sur
son ordre (Mt 21, 19). Il semble donc qu'il aurait dû faire des miracles sur
les bêtes.
2. On n'inflige de châtiment que pour une faute. Mais il n'y
avait pas de faute chez le figuier où le Christ ne trouva pas de fruits quand
ce n'était pas la saison. Il est donc choquant qu'il l'ait desséché.
3. L'eau et l'air
sont intermédiaires entre le ciel et la terre. Mais le Christ a fait des
miracles dans le ciel, comme on l'a vu à l'article 2. Pareillement dans la
terre quand, au moment de sa passion, celle-là a tremblé. Il semble donc qu'il
aurait dû en faire aussi dans l'air et dans l'eau, en divisant la mer comme
Moïse, ou même le Jourdain, comme Josué et Élie ; et aussi dans les airs, produire
du tonnerre comme au Sinaï quand la loi fut donnée, et comme le fit Élie (1 R
18, 45).
4. Les oeuvres miraculeuses ressortissent à l'oeuvre du
gouvernement du monde par la providence divine. Or cette oeuvre présuppose la
création. Il paraît donc désordonné que le Christ, dans ses miracles, ait usé
du pouvoir créateur, lorsqu’il a multiplié les pains. Les miracles sur les
créatures irrationnelles semblent donc difficiles à admettre.
Cependant :
Le Christ est la
"sagesse de Dieu" (1 Co 1, 24) dont il est dit (Sg 8, 1)
"qu'elle dispose tout harmonieusement".
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, les miracles du Christ étaient ordonnés à faire connaître que la
vertu de la divinité était en lui pour procurer le salut des hommes. Or il
appartient à la puissance divine que toute créature lui soit soumise. Et c'est
pourquoi il fallait qu'il fasse des miracles sur toutes les catégories de
créatures, et non seulement sur les hommes, mais aussi sur les créatures
dépourvues de raison.
Solutions :
1. Par leur genre, les bêtes sont proches de l'homme, et c'est
pourquoi elles ont été créées le même jour que lui. Et ce n'est pas parce qu'il
faisait beaucoup de miracles sur les hommes qu'il aurait dû en faire sur les
corps des bêtes, d'autant plus que, pour la nature sensible et corporelle, les
hommes sont pareils aux animaux, surtout terrestres. Les poissons, du fait
qu'ils vivent dans l'eau, sont plus différents des hommes par nature, et c'est
pourquoi ils ont été créés un autre jour. Le Christ a fait des miracles sur eux
avec la pêche miraculeuse rapportée par Luc (5, 4) et Jean (21, 6), et aussi avec
le poisson que Pierre pêcha et dans lequel il trouva une pièce d'un statère.
Que des porcs se soient précipités dans la mer, ce n'était pas l'effet d'un
miracle divin, mais d'une activité démoniaque permise par Dieu.
2. Selon saint Jean Chrysostome : "Lorsque le Seigneur
agit ainsi sur des plantes ou des bêtes, ne cherchez pas à savoir s'il était
juste de dessécher le figuier, parce que ce n'était pas la saison des fruits, car
une telle recherche est de la dernière démence", car en tout cela on ne
trouve ni faute ni châtiment, "mais contemple le miracle et admire son
auteur". Et le Créateur ne fait aucun tort au propriétaire, s'il use
librement de sa créature pour le salut d'autrui ; mais plutôt, dit saint Hilaire
: "Nous trouvons là une preuve de la bonté divine. En effet, quand il a
voulu offrir un exemple du salut qu'il apporte, il a exercé la puissance de sa
vertu sur les corps humains ; mais là où il fixait la norme de sa sévérité
envers les obstinés, il révéla la figure de l'avenir dans le dommage causé à
cet arbre". Et surtout parce que c'est un figuier : "Cet arbre étant
gorgé d'eau, le miracle devait paraître d'autant plus grand."
3. Même dans l'eau et dans l'air le Christ a fait des miracles
qui convenaient à sa mission, par exemple quand on lit (Mt 8, 26) : "Il
commanda à la mer et aux vents, et il se fit un grand calme." Mais il ne
lui convenait pas, à lui qui venait ramener toutes choses à la paix et à la
tranquillité, de produire des perturbations dans l'air ou de diviser les eaux.
D'où cette parole (He 12, 18) : "Vous ne vous êtes pas approchés d'une
réalité palpable : feu ardent, tourbillon, ténèbres et tempête."
Cependant, au
moment de la Passion "le voile se déchira" (Mt 27, 51) pour montrer
que les mystères de la loi étaient dévoilés ; "les tombeaux s'ouvrirent"
pour montrer que par sa mort les morts recevaient la vie ; "la terre
trembla et les rochers se fendirent", pour montrer que les coeurs de
pierre des humains seraient attendris par sa Passion, et que par la vertu de sa
Passion, le monde entier allait s'améliorer.
4. La multiplication des pains ne s'est pas réalisée par mode
de création, mais par addition d'une matière étrangère, convertie en pain. Ce
qui fait dire à saint Augustin : "Comme il multiplie quelques grains en
moissons, il a multiplié dans ses mains les cinq pains." Or il est évident
que c'est par conversion que les grains se multiplient pour donner des
moissons.
1. Convenait-il que le Christ soit transfiguré
? - 2. La lumière de la Transfiguration est-elle la lumière de gloire ? - 3.
Les témoins de la Transfiguration. - 4. Le témoignage de la voix du Père.
Objections :
1. Il ne convient pas à un corps réel mais à un corps
imaginaire de changer en présentant diverses figures. Or le corps du Christ
n'était pas un corps imaginaire, mais un corps réel on l'a établi plus haut. Il
semble donc qu'il n'aurait pas dû se transfigurer.
2. La "figure" rentre dans la quatrième espèce de
qualité, et la clarté, puisqu'elle est une qualité sensible, dans la troisième.
Donc, que le Christ ait été enveloppé de clarté ne doit pas être appelé une
"transfiguration".
3. Les corps glorieux ont quatre "dots" ou
propriétés, comme on le verra plus loin. Le Christ ne devait donc pas plus se
transfigurer en étant revêtu de clarté que par les autres propriétés.
Cependant :
On lit dans
l'évangile (Mt 17, 2) : "Jésus fut transfiguré" devant trois de ses
disciples.
Conclusion :
Le Seigneur, après
avoir annoncé sa passion à ses disciples les avait engagés à suivre sa passion.
Or, pour que quelqu'un marche avec assurance sur une route, il faut qu'il
connaisse plus ou moins par avance le but du voyage, de même que l'archer ne
lance pas bien la flèche s'il n'a pas vu la cible qu'il faut viser. C'est ainsi
que Thomas disait (Jn 14, 5) : "Seigneur, nous ne savons pas où tu vas :
comment pourrions-nous connaître le chemin ?" Et cela est particulièrement
nécessaire quand la voie est difficile et escarpée, le trajet pénible, et la
fin joyeuse. Or le Christ par sa passion est parvenu à obtenir la gloire non
seulement de l'âme, gloire qu'il avait depuis le premier instant de sa
conception, mais aussi du corps, comme il l'a dit (Lc 24, 26) : "Il
fallait que le Christ souffrit cela et entrât ainsi dans sa gloire." C'est
à elle qu'il conduit ceux qui suivent les traces de sa passion, selon la parole
de saint Paul : "Il nous faut traverser bien des épreuves pour entrer dans
le Royaume des Cieux" (Ac 14, 21). Et c'est pourquoi il convenait qu'il
montre à ses disciples sa gloire lumineuse, qui est sa transfiguration, à
laquelle il configurera les siens, selon l'épître aux Philippiens (3, 24) :
"Il transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de
gloire." Si bien que saint Bède déclare : "Il a pourvu dans sa bonté
à ce que ses disciples, ayant goûté peu de temps la contemplation de la joie
définitive, soient capables de supporter plus courageusement l'adversité."
Solutions :
1. Saint Jérôme le dit bien : "Que personne ne pense que
le Christ", parce qu'il s'est transfiguré, "ait perdu la figure et le
visage qu'il avait auparavant, où qu'il ait abandonné son corps réel pour
prendre un corps spirituel ou aérien. Comment il s'est transformé, l'évangéliste
nous le dit : "Son visage resplendit comme le soleil, ses vêtements
devinrent blancs comme neige". Si l'on montre la splendeur de son visage, si
l'on décrit l'éclat de son vêtement, ce n'est pas que la substance disparaisse,
mais elle est transformée par la gloire".
2. La figure caractérise ce qui limite le corps elle est en
effet ce qui est inclus dans des limites. Et c'est pourquoi tout ce qui
concerne l'extérieur d'un corps semble appartenir plus ou moins à la figure.
Comme la couleur, la lumière d'un corps non transparent s'observe à la surface
de ce corps. C'est pourquoi on le dit transfiguré quand il se revêt de clarté.
3. Parmi ces quatre propriétés, la clarté seule est une
qualité de la personne en elle-même ; les autres propriétés ne se perçoivent
que dans un acte, ou un mouvement, c'est-à-dire une passion. Donc le Christ a
présenté dans son corps quelques indices de ces trois propriétés : l'agilité
quand il a marché sur les eaux de la mer ; la subtilité quand il est sorti du
sein intact de la Vierge Marie ; l'impassibilité quand il a échappé indemne aux
mains des juifs qui voulaient le précipiter d'une hauteur, ou le lapider.
Cependant on ne le dit pas transfiguré à cause de ces qualités ; on le dit
uniquement à cause de la clarté qui concerne l'aspect de sa personne même.
Objections :
1. Sur Matthieu (17, 2) : "Il fut transfiguré devant
eux", une glose de saint Bède nous dit : "Il montra dans son corps
mortel non l'immortalité, mais une clarté semblable à l'immortalité
future." Or la clarté de gloire est celle de l'immortalité. Donc cette
clarté que le Christ montra à ses disciples n'était pas la lumière de gloire.
2. Sur Luc (9, 27) : "Ils ne goûteront pas la mort avant
d'avoir vu le règne de Dieu", la glose interlinéaire précise :
"C'est-à-dire la glorification du corps dans une image représentant la
béatitude future." Mais l'image d'une réalité n'est pas la réalité
elle-même. Donc cette clarté n'était pas celle de la béatitude.
3. La lumière de gloire ne se trouve que dans le corps humain.
Mais cette lumière de la Transfiguration n'apparut pas seulement dans le corps
du Christ, mais aussi dans ses vêtements, et dans la nuée lumineuse qui
recouvrit les disciples. Il semble donc que cette lumière n'était pas la
lumière de gloire.
Cependant :
Sur "Il fut
transfiguré devant eux", saint Jérôme déclare : "Tel il sera au
jugement, tel il apparut à ses Apôtres." Et sur "jusqu'à ce qu'ils
voient le Fils de l'homme venir dans son règne" (Mt 16, 18), saint Jean
Chrysostome dit aussi : "Voulant montrer quelle est cette gloire dans
laquelle il reviendra plus tard, il la leur révèle dans la vie présente, autant
qu'il était possible de le leur apprendre, pour qu'ils ne se laissent pas
accabler par la douleur de sa mort."
Conclusion :
Cette clarté que
le Christ a revêtue dans sa Transfiguration était la lumière de gloire quant à
son essence, mais non quant à son mode d'être. En effet, la clarté du corps
glorieux dérive de la clarté de l'âme, écrit saint Augustin. Et pareillement la
clarté du corps du Christ transfiguré dérivait de sa divinité, dit saint Jean
Damascène, et de la gloire de son âme.
Car si, dès le
début de la conception du Christ, la gloire de son âme ne rejaillissait pas sur
son corps, cela venait d'un plan divin, afin qu'il puisse accomplir les
mystères de notre rédemption dans un corps passible, comme nous l'avons dit
plus haut.
Mais cela
n'enlevait pas au Christ le pouvoir de faire dériver sur le corps la gloire de
l'âme. Et c'est ce qu'il a fait, quant à la lumière de gloire, dans la
Transfiguration, mais d'une autre manière que dans un corps glorifié. Car, sur
un corps glorifié la clarté rejaillit, venant de l'âme, comme une qualité qui
affecte le corps d'une façon permanente. Aussi le resplendissement corporel
dans un corps glorieux n'est-il par un miracle. Mais, dans la Transfiguration, la
clarté a dérivé de sa divinité et de son âme sur son corps non comme une
qualité permanente affectant le corps lui-même, mais plutôt par mode de passion
transitoire, comme lorsque l'air est illuminé par le soleil. Aussi ce
resplendissement qui apparut alors dans le corps du Christ, était-il miraculeux,
comme sa marche sur les eaux. C'est pourquoi saint Denys le pseudo-aréopagite
écrit : "Le Christ opérait d'une manière surhumaine les actes propres à
l'homme ; et c'est ce que montrent sa conception surnaturelle par la Vierge, et
sa marche sur une eau liquide qui supporte le poids de ses pas matériels et
terrestres."
Aussi ne faut-il
pas dire, comme Hugues de Saint-Victor, que le Christ a revêtu les quatre
propriétés des corps glorieux : la clarté dans la Transfiguration, l'agilité en
marchant sur la mer, la subtilité en sortant du sein intact de la Vierge, et
l'impassibilité à la Cène, quand il a donné son corps en nourriture sans qu'il
soit divisé, car ces "dots", ou propriétés, désignent des qualités
immanentes aux corps glorieux. Mais il a possédé miraculeusement ce qui relève
de ces propriétés. Et c'est comparable, chez l'âme, à la vision par laquelle
saint Paul vit Dieu dans un ravissement, comme nous l'avons montré dans la
deuxième Partie.
Solutions :
1. Cette phrase de saint Bède ne prouve pas que la clarté du
Christ n'était pas la lumière de gloire, mais qu'elle n'était pas la clarté
d'un corps glorieux, parce que son corps n'était pas encore immortel. Car, de
même que, grâce à une disposition spéciale de Dieu, chez le Christ la gloire de
l'âme ne rejaillissait pas sur le corps, il a pu se faire par une disposition
analogue qu'elle rejaillisse sur le corps seulement quant à la clarté, et non
quant à l'impassibilité.
2. On dit que cette clarté a été une image, non pour nier
qu'elle ait été une réelle clarté de gloire, mais en ce sens qu'elle
représentait cette perfection de la gloire en vertu de laquelle le corps sera
glorieux.
3. De même que la clarté qui enveloppait le corps du Christ
transfiguré représentait la clarté future de son corps, ainsi la clarté de ses
vêtements désigne la future clarté des saints, qui sera surpassée par celle du
Christ, comme l'éclat de la neige est surpassé par la splendeur du soleil. Aussi
saint Grégoire le Grand dit-il que les vêtements du Christ sont devenus
resplendissants "parce que, au sommet de la clarté céleste, tous les
saints adhéreront à lui, resplendissant de la lumière de justice. Car ses
vêtements symbolisent les justes qu'il unira à lui", selon la parole
d'Isaïe (49, 18) : "Ils sont tous comme une parure dont tu te
vêtiras."
Quant à la nuée
lumineuse, elle symbolise la gloire du Saint-Esprit, ou "la naissance du
Père" selon Origène, par laquelle les saints seront protégés dans la
gloire future. Cependant elle peut aussi symboliser de façon vraisemblable la
clarté du monde renouvelé qui sera la tente des saints. Aussi, tandis que
Pierre se dispose à dresser des tentes, la nuée lumineuse recouvrit-elle les
disciples.
Objections :
1. On ne peut porter témoignage que sur des faits connus. Mais
quelle serait la gloire future, aucun homme ne le savait encore par expérience,
au moment de la transfiguration du Christ, mais seulement les anges. Les
témoins de la Transfiguration auraient donc dû être des anges plutôt que des
hommes.
2. Ce qui convient aux témoins de la vérité, ce n'est aucune
fiction, mais la vérité. Or Moïse et Élie n'étaient pas présents réellement, mais
pour l'imagination. C'est ce que dit une Glose sur Luc (9, 30) : "Il y
avait là Moïse et Élie..." : "Il faut savoir que ni les corps ni les
âmes de Moïse et d'Élie n'ont apparu là, mais que ces corps ont été formés
d'une créature d'emprunt. On peut croire aussi que ce fut réalisé par le
ministère des anges, qui figurèrent ces deux personnages." Il semble donc
que ce n'étaient pas des témoins valables.
3. Il est écrit (Ac 10, 43) que "tous les prophètes
rendent témoignage" au Christ. Donc Moïse et Élie n'auraient pas dû être
les seuls témoins présents, mais aussi tous les prophètes.
4. La gloire du Christ est promise à tous les fidèles, et par
sa transfiguration lui-même a voulu attiser en eux le désir de cette gloire. Il
n'aurait donc pas dû prendre seulement Pierre, Jacques et Jean comme témoins de
sa transfiguration, mais tous les disciples.
Cependant :
Il y a l'autorité
de l'Écriture évangélique.
Le Christ a voulu être transfiguré pour montrer sa gloire
aux hommes et les provoquer à la désirer, comme nous l'avons dit à l'article
premier. Or le Christ amène à la gloire de la béatitude éternelle non seulement
les hommes qui ont existé après lui, mais aussi ceux qui l'ont précédé ; ainsi,
tandis qu'il s'acheminait vers sa passion, "aussi bien les foules qui le
suivaient que celles qui le précédaient criaient : Hosanna", selon
Matthieu (21, 9), comme pour lui demander le salut. Et c'est pourquoi il était
justifié que, parmi ses témoins, soient présents quelques-uns de ceux qui
l'avaient précédé : Moïse et Elie, et de ceux qui le suivaient : Pierre, Jacques
et Jean "pour que sur la parole de deux témoins le fait soit garanti"
(Mt 18, 16).
Solutions :
1. Le Christ, par sa transfiguration, manifesta à ses
disciples sa gloire corporelle, qui n'intéresse que les hommes. Logiquement, ce
n'est donc pas des anges, mais des hommes qui sont appelés comme témoins.
2. La glose en question est empruntée au livre Des
Merveilles de la Sainte Écriture, qui n'a pas d'autorité, étant attribué
faussement à saint Augustin. Et c'est pourquoi il ne faut pas s'appuyer sur
cette glose. Car selon saint Jérôme : "Il faut remarquer qu'aux scribes et
aux pharisiens demandant des signes venus du Ciel, il les refusa. Ici, au
contraire, pour fortifier la foi des Apôtres, il donne un signe venu du Ciel :
Élie descend d'où il était monté, et Moïse remonte des enfers." Ce n'est
pas à comprendre comme si l'âme de Moïse aurait repris son corps, mais son âme
apparut au moyen d'un corps qu'elle aurait pris, comme les anges lorsqu'ils
apparaissent. Quant à Élie, il apparut avec son propre corps venu non du ciel
empyrée, mais du lieu supérieur où il avait été enlevé dans un char de feu.
3. Comme dit saint Jean Chrysostome, "Moïse et Élie
entrent en scène pour de multiples raisons".
- 1° "Parce
que les foules disaient qu'il était Élie, Jérémie ou l'un des prophètes, le
Christ amène avec lui les chefs de file des prophètes, afin qu'au moins par là
apparaisse la différence entre les serviteurs et le Seigneur."
- 2° "Parce
que Moïse a donné la loi, tandis qu'Élie fut le zélateur de la gloire
divine." Aussi, leur présence avec le Christ exclut la calomnie des Juifs
"qui accusaient le Christ de transgresser la loi et de blasphémer en
s'appropriant la gloire de Dieu".
- 3° "Afin de
montrer qu'il a pouvoir sur la mort et sur la vie, et qu'il est juge des
vivants et des morts, par le fait qu'il amène avec lui Moïse déjà mort, et Élie
toujours vivant."
- 4° Parce que, selon
saint Luc (9, 31) : "Ils parlaient avec lui de son départ qui devait
s'accomplir à Jérusalem", c'est-à-dire de sa passion et de sa mort. Et
c'est pourquoi, "afin de fortifier les coeurs de ses disciples à ce
sujet", il met en scène ceux qui se sont exposés à la mort pour Dieu, car
c'est en risquant la mort que Moïse s'est présenté devant le Pharaon, et Elie
devant le roi Achab.
- 5° "Parce
qu'il voulait inviter ses disciples à imiter la douceur de Moïse et le zèle
d'Elie."
- 6° Cette raison
est ajoutée par saint Hilaire : afin de montrer que lui-même avait été annoncé
par la loi, que donna Moïse, et par les prophètes, dont le principal fut Élie.
4. Les profonds mystères ne doivent pas être exposés à tous
mais, par le moyen des supérieurs, parvenir aux autres hommes en temps voulu.
Et c'est pourquoi, dit saint Jean Chrysostome : "Il prit les trois
disciples les plus importants". Car Pierre "fut éminent par l'amour
qu'il portait au Christ", et aussi à cause du pouvoir qui lui fut confié ;
Jean par le privilège de l'amour dont le Christ l'aimait à cause de sa
virginité, et aussi à cause de la supériorité doctrinale de son évangile.
Jacques à cause de la primauté que lui conférerait son martyre. Et cependant il
leur interdit d'annoncer ce qu'ils avaient vu, de crainte, dit saint Jérôme, que
"à cause de son caractère prodigieux, l'événement ne soit incroyable, et
qu'après une si grande gloire, la croix ne soit scandale", ou même qu'elle
soit empêchée par le peuple ; "en sorte qu'ils soient les témoins de ces
événements spirituels seulement après avoir été remplis de l'Esprit Saint".
Objections :
1. Selon le livre de Job (33, 14 Vg) : "Dieu parle une
fois et ne répète pas deux fois la même chose". Mais au baptême, la voix
du Père avait déjà donné cette attestation.
2. Au baptême, en même temps que la voix du Père, le Saint-Esprit
avait été présent sous la forme d'une colombe. Mais cela ne s'est pas produit à
la Transfiguration. L'attestation du Père n'y avait donc pas sa place.
3. Le Christ a commencé à enseigner après son baptême. Et
pourtant au baptême la voix du Père n'avait pas engagé les hommes à l'écouter.
Donc il n'aurait pas dû le faire à la Transfiguration.
4. Il ne faut pas dire aux gens ce qu'ils ne peuvent porter, selon
cette parole (Jn 16, 12) : "J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais
vous ne pouvez les porter maintenant." Or les disciples ne pouvaient pas
supporter la voix du Père, car il est dit (Mt 17, 6) : "En l'entendant les
disciples tombèrent la face contre terre et furent saisis de crainte."
Donc la voix du Père n'aurait pas dû s'adresser à eux.
Cependant :
Il y a l'autorité
de l'Écriture évangélique.
Conclusion :
L'adoption des
fils de Dieu se fait par une certaine image qui les rend conformes au Fils de
Dieu par nature. Cela se fait d'une double manière :
- 1° D'abord par
la grâce du voyage, qui donne une conformité imparfaite.
- 2° Ensuite par
la gloire de la patrie qui donnera une conformité parfaite, selon ce que dit
saint Jean (1 Jn 3, 2) : "Dès maintenant nous sommes enfants de Dieu, et
ce que nous serons n'a pas encore paru. Nous savons que lorsque cela paraîtra, nous
lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est." Donc, parce
que nous obtenons la grâce par le baptême, ce qui nous est montré dans la
Transfiguration, c'est la clarté de la gloire future ; et c'est pourquoi, tant
au baptême du Christ qu'à sa transfiguration, il convenait de manifester la
filiation naturelle du Fils par le témoignage du Père, parce que lui seul a
parfaitement conscience de cette génération parfaite, avec le Fils et l'Esprit Saint.
Solutions :
1. Ce texte doit être rapporté à la parole éternelle du Père
par laquelle Dieu le Père a proféré le Verbe unique qui lui est coéternel. Et
pourtant on peut dire que, si Dieu a rendu deux fois le même témoignage, ce
n'est pas pour le même but mais pour montrer les différents modes selon
lesquels les hommes peuvent recevoir en participation une ressemblance de la
filiation éternelle.
2. Dans le baptême où fut mis en lumière le mystère de la
première régénération, c'est l'opération de la Trinité tout entière qui fut
montrée, du fait qu'il y avait là le Fils incarné, que le Saint-Esprit apparut
sous la forme d'une colombe, et que le Père fit entendre sa voix. De même dans
la Transfiguration, qui est le sacrement de la seconde régénération, toute la
Trinité apparut : le Père par sa voix, le Fils en tant qu'homme, l'Esprit Saint
dans la nuée lumineuse. Car, de même qu'au baptême il donne l'innocence, symbolisée
par la simplicité de la colombe, de même à la résurrection il donnera à ses élus
la lumière de gloire et le rafraîchissement contre tout mal, dont la nuée
lumineuse est la figure.
3. Le Christ était venu donner effectivement la grâce, et
promettre la gloire par sa parole. Et c'est pourquoi il convenait d'engager les
hommes à l'écouter lors de la Transfiguration plutôt que lors du baptême.
4. Il était normal que les disciples soient terrifiés par la
voix du Père et se prosternent pour montrer que la supériorité de la gloire
ainsi manifestée dépasse toute convenance et toute capacité des mortels, selon
cette parole de l'Exode (33, 20) : "L'homme ne peut pas me voir et
vivre." Saint Jérôme le dit aussi : "La fragilité ne soutient pas la
vue d'une trop grande gloire." Mais le Christ guérit les hommes de cette
fragilité quand il les introduit dans la gloire. C'est le sens de ce qu'il leur
dit alors : "Levez-vous, soyez sans crainte."
Il faut maintenant étudier comment le Christ est sorti du monde, c'est-à-dire
:
- I. Sa passion (Q. 46-49).
- II. Sa mort (Q. 50).
- III. Son ensevelissement (Q. 51).
- IV. La descente aux enfers (Q. 52).
L'étude de sa passion comporte trois parties : - 1. Sa passion en
elle-même (Q. 46). - 2. La cause efficiente de sa passion (Q. 47-48). - 3. Le
fruit de sa passion (Q. 49).
1. Était-il nécessaire que le Christ souffrit
pour délivrer les hommes ? - 2. Y avait-il une autre manière possible de
délivrer les hommes ? - 3. Cette manière était-elle la plus appropriée ? - 4.
Convenait-il que le Christ souffre sur la croix ? - 5. Le caractère universel
de sa passion. - 6. La douleur qu'il a endurée dans sa passion fut-elle la plus
grande ? - 7. Toute son âme a-t-elle souffert ? - 8. Sa passion a-t-elle
empêché la joie de la jouissance béatifique ? - 9. Le temps de sa passion. -
10. Le lieu de sa passion. - 11. Convenait-il qu'il soit crucifié avec des
bandits ? - 12. La passion du Christ doit-elle être attribuée à la divinité ?
Objections :
1. Le genre humain ne pouvait être libéré que par Dieu, selon
Isaïe (45, 21) : "N'est-ce pas moi, le Seigneur ? Il n'y a pas d'autre
Dieu que moi. Un Dieu juste et sauveur, il n'y en a pas excepté moi." Or
Dieu ne subit aucune nécessité, car cela serait contraire à sa toute-puissance.
Donc il n'était pas nécessaire que le Christ souffrît.
2. Le nécessaire s'oppose au volontaire. Or le Christ a
souffert par sa propre volonté (Is 53, 7) : "Il a souffert parce que
lui-même l'a voulu." Sa souffrance n'était donc pas nécessaire.
3. Il est dit dans le Psaume (25, 10) : "Toutes les voies
du Seigneur sont miséricorde et vérité." Mais il ne semble pas nécessaire
qu'il souffre, ni du côté de la miséricorde divine, qui distribue gratuitement
ses dons, si bien qu'elle remet gratuitement les dettes sans exiger aucune
satisfaction ; ni non plus du côté de la justice divine, selon laquelle l'homme
avait mérité la damnation éternelle.
4. La nature angélique est supérieure à la nature humaine, comme
le montre saint Denys le pseudo-aréopagite. Mais le Christ n'a pas souffert
pour restaurer la nature angélique, qui avait péché. Il n'était donc pas
nécessaire non plus qu'il souffrît pour le salut du genre humain.
Cependant :
Il y a cette
parole de saint Jean (3, 16) : "De même que Moïse a élevé le serpent dans
le désert, il faut que le Fils de l'homme soit élevé, afin que tout homme qui
croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle." Ce qui
s'entend de l'élévation du Christ en croix. Il apparaît donc que le Christ
devait souffrir.
Conclusion :
Selon
l'enseignement d'Aristote, "nécessaire" se dit en plusieurs sens :
I. Au sens de ce qui, par sa nature, ne peut pas être
autrement. En ce sens, il est évident que la souffrance du Christ n'était pas
nécessaire, ni de la part de Dieu, ni de la part de l'homme.
II. Au sens où quelque chose est nécessaire du fait d'une
cause extérieure. Si c'est une cause extérieure ou motrice, elle produit une
nécessité de contrainte, par exemple si quelqu'un ne peut marcher à cause de la
violence de celui qui le retient. Mais si la cause extérieure qui introduit la
nécessité est une cause finale, l'acte sera dit nécessaire en raison de la fin,
par exemple dans le cas où une fin ne peut être aucunement réalisée, ou ne peut
l'être de façon appropriée, si telle autre fin n'est pas présupposée.
Donc la souffrance
du Christ n'a pas été nécessaire d'une nécessité de contrainte, ni de la part
de Dieu qui a décidé cette souffrance, ni de la part du Christ qui a souffert
volontairement. Mais elle a été nécessaire en raison de la fin, ce qu'on peut
comprendre à trois points de vue.
- 1° Par rapport à
nous, qui avons été délivrés par la passion, selon la parole de saint Jean (3, 15)
: "Il faut que le Fils de l'homme soit élevé, afin que tout homme qui
croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle."
- 2° Par rapport
au Christ lui-même : par l'abaissement de sa passion, il a mérité la gloire de
l'exaltation, comme il le dit en saint Luc (24, 26) : "Ne fallait-il pas
que le Christ souffrît tout cela pour entrer dans la gloire ?"
- 3° Par rapport à
Dieu : il fallait accomplir ce qu'il avait décidé touchant la passion du Christ
prophétisée dans l'Écriture et préfigurée dans l'ancienne loi : "Le Fils
de l'homme s'en va selon ce qui a été décidé", dit-il en saint Luc (22, 22)
; et encore (Lc 24, 44-46) : "C'est là ce que je vous disais étant encore
avec vous : il fallait que s'accomplisse tout ce qui est écrit de moi dans la
loi de Moïse, les prophètes et les psaumes... Car il était écrit que le Christ
devait souffrir, et ressusciter d'entre les morts le troisième jour."
Solutions :
1. Cet argument procède de la nécessité de contrainte du côté
de Dieu.
2. Celui-ci procède de la nécessité de contrainte du côté de
l'humanité du Christ.
3. Que l'homme soit délivré par la passion du Christ, cela
convenait et à la justice et à la miséricorde de celui-ci. A sa justice parce
que le Christ par sa passion a satisfait pour le péché du genre humain, et
ainsi l'homme a été délivré par la justice du Christ. Mais cela convenait aussi
à la miséricorde parce que, l'homme ne pouvant par lui-même satisfaire pour le
péché de toute la nature humaine, comme nous l'avons déjà dit Dieu lui a donné
son Fils pour opérer cette satisfaction ; saint Paul le dit (Rm 3, 24) :
"Vous avez été justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption qui
est dans le Christ Jésus, lui que Dieu a destiné à servir d'expiation par la
foi en son sang." Et cela venait d'une miséricorde plus abondante que s'il
avait remis les péchés sans satisfaction : "Dieu qui est riche en
miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a aimés, alors que nous étions
morts du fait de nos péchés, nous a vivifiés dans le Christ" (Ep 2, 4).
4. Le péché de l'ange n'était pas réparable comme celui de
l'homme, nous l'avons montré dans la première Partie.
Objections :
1. Le Seigneur a dit (Jn 12, 24) : "Si le grain de
froment tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s'il meurt il porte
beaucoup de fruit." Et saint Augustin explique : "C'est lui-même
qu'il désignait comme le grain." Donc, s'il n'avait pas subi la mort, il
n'aurait pas pu produire le fruit de notre libération.
2. Le Seigneur a dit à son Père (Mt 26, 42) : "Mon Père, si
cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté soit
faite." La coupe dont il parle est celle de sa passion. Donc la passion du
Christ ne pouvait être esquivée, comme dit saint Hilaire : "Si le calice
ne peut pas passer loin de lui sans qu'il le boive, c'est parce que nous ne
pouvons être rachetés que par sa passion."
3. La justice de Dieu exigeait que l'homme soit délivré du
péché par la satisfaction que procurait la passion du Christ. Mais le Christ ne
pouvait transgresser sa propre justice, car saint Paul dit (2 Tm 2, 13) :
"Si nous devenons infidèles, lui demeure fidèle, car il ne peut se renier
lui-même". Or il se renierait s'il reniait sa justice, puisqu'il est
lui-même la justice. Il semble donc qu'il aurait été impossible que l'homme ait
été libéré autrement que par la passion du Christ.
4. La foi ne peut comporter d'erreur. Mais les anciens pères
ont cru que le Christ souffrirait. Il semble donc avoir été impossible que le
Christ ne souffre pas.
Cependant :
Voici ce qu'écrit
saint Augustin : "Ce moyen que Dieu a daigné choisir pour nous libérer :
par le médiateur entre Dieu et les hommes, l'homme Jésus Christ, nous affirmons
qu'il est bon et conforme à la dignité divine, et même nous montrerons que Dieu
pouvait employer un autre moyen, car tous les êtres sont également soumis à sa
puissance."
Conclusion :
Possible et
impossible peuvent s'entendre de deux façons différentes : ou bien simplement
et absolument, ou bien en tenant compte d'une condition.
- 1° A parler
simplement et absolument, il était possible que Dieu délivre l'homme par un
autre moyen que la passion du Christ "parce que rien n'est impossible à
Dieu" (Lc 1, 37).
- 2° Mais si l'on
se place dans une condition donnée, cela était impossible. En effet, il est
impossible que la prescience de Dieu se trompe ou que sa volonté ou son plan
soit annulé. Or, si l'on tient comme établi que la passion du Christ a été
connue et préordonnée par Dieu, il n'était pas possible en même temps que le
Christ ne souffre pas, ou que l'homme soit libéré autrement que par sa passion.
Et l'argument est le même pour tout ce qui est su et ordonné préalablement par
Dieu, comme on l'a vu dans la première Partie.
Solutions :
1. A cet endroit, le Seigneur parle en supposant la prescience
et la préordination divine ; dans cette hypothèse, le fruit du salut de
l'humanité ne pouvait être obtenu que par la passion du Christ.
2. Même réponse." Si cette coupe ne peut passer sans que
je la boive", c'est parce que tu l'as ainsi disposé. Aussi le Seigneur
ajoute-t-il "Que ta volonté se fasse."
3. La justice de Dieu dépend elle-même de la volonté divine, qui
exige du genre humain satisfaction pour le péché. Car si Dieu avait voulu
libérer l'homme du péché sans aucune satisfaction, il n'aurait pas agi contre
la justice. Un juge ne peut sans léser la justice remettre une faute ou une
peine, car il est là pour punir la faute commise contre un autre, soit un tiers,
soit tout l'État, soit le chef qui lui commande. Mais Dieu n'a pas de chef, il
est lui-même le bien suprême et commun de tout l'univers. C'est pourquoi, s'il
remet le péché, qui a raison de faute en ce qu'il est commis contre lui, il ne
fait de tort à personne, pas plus qu'un homme ordinaire qui remet, sans exiger
de satisfaction, une offense commise contre lui ; il agit alors avec
miséricorde, non d'une manière injuste. Et c'est pourquoi David demandait
miséricorde en disant (Ps 51, 6) : "Contre toi seul j'ai péché" comme
pour dire : Tu peux me pardonner sans injustice.
4. La foi de l'homme, et aussi les Saintes Écritures qui
l'établissent s'appuient sur la prescience et la préordination divines. Aussi
la nécessité qui découle des assertions de la foi est-elle de même nature que
la nécessité qui provient de la prescience et de la volonté divines.
Objections :
1. La nature, dans son activité, imite les oeuvres divines, car
elle est mue et réglée par Dieu. Mais la nature n'emploie pas deux moyens là où
elle peut agir par un seul. Puisque Dieu aurait pu délivrer l'homme par sa
seule volonté, il ne semble pas normal d'y ajouter la passion du Christ pour le
même but.
2. Ce qui se fait selon la nature se fait mieux que par la
violence, parce que, dit Aristote, "la violence est une brisure ou une
chute de ce qui est conforme à la nature". Mais la passion du Christ
entraîne sa mort violente. Donc le Christ aurait délivré l'homme de façon plus
appropriée par une mort naturelle que par la souffrance.
3. Il semble tout à fait approprié que celui qui retient un
butin par la violence et l'injustice en soit dépouillé par une puissance
supérieure. Car, selon Isaïe (52, 3) : "Vous avez été vendus pour rien, vous
serez rachetés sans argent." Mais le démon n'avait aucun droit sur l'homme,
il l'avait trompé par le mensonge et le maintenait en esclavage par une sorte
de violence. Il semble donc qu'il aurait été tout à fait approprié, pour le
Christ, de dépouiller le diable par sa seule puissance, et sans endurer la
passion.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "Pour guérir notre misère, il n'y
avait pas de moyen plus adapté" que la passion du Christ.
Conclusion :
Un moyen est
d'autant plus adapté à une fin qu'il procure à cette fin un plus grand nombre
d'avantages. Or, du fait que l'homme a été délivré par la passion du Christ, celle-ci,
outre la libération du péché, lui a procuré beaucoup d'avantages pour son
salut.
1° Par elle, l'homme
connaît combien Dieu l'aime et par là il est provoqué à l'aimer, et c'est en
cet amour que consiste la perfection du salut de l'homme. Aussi saint Paul
dit-il (Rm 5, 8) : "La preuve que Dieu nous aime, c'est que le Christ, alors
que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous."
2° Par la passion,
le Christ nous a donné l'exemple de l'obéissance, de l'humilité, de la
constance, de la justice et des autres vertus nécessaires au salut de l'homme.
Comme dit saint Pierre (1 P 2, 21) : "Le Christ a souffert pour nous, nous
laissant un modèle afin que nous suivions ses traces."
3° Le Christ, par
sa passion, n'a pas seulement délivré l'homme du péché ; il lui a en outre
mérité la grâce de la justification et la gloire de la béatitude, comme nous le
dirons plus loin.
4° Du fait de la
Passion, l'homme comprend qu'il est obligé de se garder pur de tout péché
lorsqu'il pense qu'il a été racheté du péché par le sang du Christ, selon saint
Paul (1 Co 6, 20) : "Vous avez été rachetés assez cher ! Glorifiez donc
Dieu dans votre corps."
5° La Passion a
conféré à l'homme une plus haute dignité : vaincu et trompé par le diable, l'homme
devait le vaincre à son tour, ayant mérité la mort, il devait aussi, en mourant,
la dominer elle-même, et saint Paul nous dit (1 Co 15, 57) : "Rendons
grâce à Dieu qui nous a donné la victoire par Jésus Christ."
Et pour toutes ces
raisons, il valait mieux que nous soyons délivrés par la passion du Christ
plutôt que par la seule volonté de Dieu.
Solutions :
1. La nature elle-même, pour mieux accomplir son oeuvre, utilise
parfois plusieurs moyens, par exemple elle nous donne deux yeux pour voir. Et
on pourrait citer d'autres exemples.
2. Saint Jean Chrysostome répond ainsi à cette objection :
"Le Christ est venu afin de consommer non sa propre mort, puisqu'il est la
vie, mais celle des hommes. Il ne déposa pas son corps par une mort qui aurait
été naturelle, mais il accepte celle que lui infligeaient les hommes. Si son
corps avait été malade, et que le Verbe s'en soit séparé à la vue de tous, il
n'aurait pas été convenable que celui qui avait guéri le corps des autres ait
son corps épuisé par la maladie. Mais s'il était mort sans aucune maladie, et
qu'il ait caché son corps quelque part pour se montrer ensuite, on ne l'aurait
pas cru lorsqu'il aurait affirmé qu'il était ressuscité. Comment la victoire du
Christ sur la mort aurait-elle éclaté, si en supportant la mort devant tous, il
n'avait pas prouvé qu'elle était anéantie par l'incorruption de son corps ?"
3. Le diable avait attaqué l'homme injustement ; cependant il
était juste que l'homme, en raison de son péché, soit abandonné par Dieu à la
servitude du diable. C'est pourquoi il convenait que l'homme soit libéré en
justice, grâce à la satisfaction payée pour lui par le Christ dans sa passion.
Il convenait aussi,
pour vaincre l'orgueil du diable "qui fuit la justice et recherche la
puissance", que le Christ "vainque le démon et libère l'homme, non
par la seule puissance de la divinité, mais aussi par la justice et l'humilité
de sa passion", remarque saint Augustin.
Objections :
1. La réalité doit répondre à la figure. Mais dans tous les
sacrifices de l'Ancien Testament qui ont préfiguré le Christ, les animaux
étaient mis à mort par le glaive, puis brûlés. Il semble donc que le Christ ne
devait pas mourir sur la croix, mais plutôt par le glaive et par le feu.
2. Selon saint Jean Damascène : "Le Christ ne devait pas
accepter des souffrances dégradantes". Mais la mort de la croix paraît
avoir été souverainement dégradante et ignominieuse. Comme il est écrit (Sg 2, 20)
: "Condamnons-le à la mort la plus honteuse."
3. On a acclamé le Christ en disant : "Béni soit celui
qui vient au nom du Seigneur" (Mt 21, 5). Or la mort de la croix était un
supplice de malédiction, selon le Deutéronome (21, 23) : "Il est maudit de
Dieu, celui qui est pendu au bois." Donc la crucifixion du Christ n'était
pas acceptable.
Cependant :
Il est écrit (Ph 2,
3) : "Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort, la mort sur une
croix."
Conclusion :
Il convenait au
plus haut point que le Christ souffre la mort de la croix :
- 1° Pour nous
donner un exemple de vertu. C'est ce qu'écrit saint Augustin" : "La
Sagesse de Dieu assume l'humanité pour nous donner l'exemple d'une vie droite.
Or une condition de la vie droite, c'est de ne pas craindre ce qui n'est pas à
craindre... Or il y a des hommes qui, sans craindre la mort elle-même, ont
horreur de tel genre de mort. Donc, que nul genre de mort ne soit à craindre
par l'homme dont la vie est droite, c'est ce que nous a montré la croix de cet
homme, car, entre tous les genres de mort, c'est le plus odieux et le plus
redoutable."
- 2° Ce genre de
mort était parfaitement apte à satisfaire pour le péché de notre premier père ;
celui-ci l'avait commis en mangeant le fruit de l'arbre interdit, contrairement
à l'ordre de Dieu. Il convenait donc que le Christ, en vue de satisfaire pour
ce péché, souffre d'être attaché à l'arbre de la croix, comme pour restituer ce
qu'Adam avait enlevé, selon le Psaume (69, 5) : "Ce que je n'ai pas pris, devrai-je
le rendre ?" C'est pourquoi saint Augustin dit : "Adam méprise le
précepte en prenant le fruit de l'arbre, mais tout ce qu'Adam avait perdu, le
Christ l'a retrouvé sur la croix."
- 3° Comme dit saint
Jean Chrysostome : "Le Christ a souffert sur un arbre élevé et non sous un
toit, afin de purifier la nature de l'air. La terre elle-même a ressenti les
effets de la Passion ; car elle a été purifiée par le sang qui coulait goutte à
goutte du côté du Crucifié." Et à propos de ce verset de saint Jean (3, 4)
: "Il faut que le Fils de l'homme soit élevé", il écrit r : "Par
"fut élevé", entendons que le Christ fut suspendu entre ciel et terre,
afin de sanctifier l'air, lui qui avait sanctifié la terre en y marchant."
- 4° "Par sa
mort sur la croix, le Christ a préparé notre ascension au Ciel", d'après saint
Jean Chrysostome. C'est pourquoi il a dit lui-même (Jn 12, 32) : "Moi, lorsque
j'aurai été élevé de terre, j'attirerai tout à moi."
- 5° Cela
convenait au salut de tout le genre humain. C'est pourquoi saint Grégoire de
Nysse a pu dire : "La figure de la croix, où se rejoignent au centre
quatre branches opposées, symbolise que la puissance et la providence de celui
qui y est suspendu se répandent partout." Et saint Jean Chrysostome dit
encore : "Il meurt en étendant les mains sur la croix ; de l'une il attire
l'ancien peuple, de l'autre ceux qui viennent des nations."
- 6° Par ce genre
de mort sont symbolisées diverses vertus, selon saint Augustin : "Ce n'est
pas pour rien que le Christ a choisi ce genre de mort, pour montrer qu'il est
le maître de la largeur et de la hauteur, de la longueur et de la profondeur"
dont parle saint Paul (Ep 3, 18) : "Car la largeur se trouve dans la
traverse supérieure : elle figure les bonnes oeuvres parce que les mains y sont
étendues. La longueur est ce que l'on voit du bois au-dessus de la terre, car
c'est là qu'on se tient pour ainsi dire debout, ce qui figure la persistance et
la persévérance, fruits de la longanimité. La hauteur se trouve dans la partie
du bois située au-dessus de la traverse ; elle se tourne vers le haut, c'est-à-dire
vers la tête du crucifié parce qu'elle est la suprême attente de ceux qui ont
la vertu d'espérance. Enfin la profondeur comprend la partie du bois qui est
cachée en terre ; toute la croix semble en surgir, ce qui symbolise la
profondeur de la grâce gratuite." Et comme saint Augustin le dit ailleurs
: "Le bois auquel étaient cloués les membres du crucifié était aussi la
chaire d'où le maître enseignait."
- 7° Ce genre de
mort répond à de très nombreuses préfigurations. Comme dit saint Augustin :
"Une arche de bois a sauvé le genre humain du déluge. Lorsque le peuple de
Dieu quittait l'Égypte, Moïse a divisé la mer à l'aide d'un bâton et, terrassant
ainsi le pharaon, il a racheté le peuple de Dieu. Ce même bâton, Moïse l'a
plongé dans une eau amère qu'il a rendue douce. Et c'est encore avec un bâton
que Moïse a fait jaillir du rocher préfiguratif une eau salutaire. Pour vaincre
Amalec, Moïse tenait les mains étendues sur son bâton. La loi de Dieu était
confiée à l'arche d'Alliance, qui était en bois. Par là tous étaient, comme par
degrés, amenés au bois de la croix."
Solutions :
1. L'autel des holocaustes, sur lequel on offrait les
sacrifices d'animaux, était fait de bois (Ex 27, 1). Et à cet égard la réalité
correspond à la figure. "Mais il ne faut pas qu'elle y corresponde
totalement, sinon la figure serait déjà la réalité", remarque saint Jean
Damascène. Toutefois, d'après saint Jean Chrysostome : "On ne l'a pas
décapité comme Jean Baptiste, ni scié comme Isaïe, pour qu'il garde dans la
mort son corps entier et indivis, afin d'enlever tout prétexte à ceux qui
veulent diviser l'Église". Mais au lieu d'un feu matériel, il y eut dans
l'holocauste du Christ le feu de la charité.
2. Le Christ a refusé de se soumettre aux souffrances qui
proviennent d'un défaut de science, de grâce, ou même de force, mais non aux
atteintes infligées de l'extérieur. Bien plus, selon l'épître aux Hébreux (12, 2)
: "Il a enduré, sans avoir de honte, l'humiliation de la croix."
3. Selon saint Augustin, le péché est une malédiction, et par
conséquent la mort et la mortalité qui résultent du péché." Or la chair du
Christ était mortelle, puisqu'elle était semblable à une chair de péché."
Et c'est ainsi que Moïse l'a qualifiée de "maudite" ; de la même
manière, l'Apôtre l'appelle "péché" (2 Co 5, 21) : "Il a fait
péché celui qui ne connaissait pas le péché", c'est-à-dire qu'il lui a
imposé la peine du péché. Lorsque Moïse prédit du Christ qu'il est "maudit
de Dieu", "il ne marque donc pas une plus grande haine de la part de
Dieu. Car, si Dieu n'avait pas détesté le péché et, par suite, notre mort, il
n'aurait pas envoyé son Fils endosser et supprimer cette mort... Donc, confesser
qu'il a endossé la malédiction pour nous revient à confesser qu'il est mort
pour nous". C'est ce que dit saint Paul (Ga 3, 13) : "Le Christ nous
a rachetés de la malédiction de la loi en se faisant pour nous
malédiction."
Objections :
1. Saint Hilaire écrit : "Le Fils unique de Dieu, pour
accomplir le mystère de sa mort, a attesté qu'il avait consommé tous les genres
de souffrances humaines lorsqu'il inclina la tête et rendit l'esprit." Il
semble donc qu'il a enduré toutes les souffrances humaines.
2. Isaïe (52, 13) avait prédit : "Voici que mon serviteur
prospérera et grandira, il sera exalté et souverainement élevé. De même, beaucoup
ont été dans la stupeur en le voyant, car son apparence était sans gloire parmi
les hommes, et son aspect parmi les fils des hommes." Or le Christ a été
exalté en ce sens qu'il a possédé toute grâce et toute science, ce qui a plongé
dans la stupeur beaucoup de ses admirateurs. Il semble donc qu'il a été sans
gloire en endurant toutes les souffrances humaines.
3. La passion du Christ, on l'a dit, était ordonnée à libérer
l'homme du péché. Or le Christ est venu délivrer les hommes de tous les genres
de péché. Il semble donc qu'il devait supporter tous les genres de souffrances.
Cependant :
Nous savons par
saint Jean (19, 32) que "les soldats brisèrent les jambes du premier, puis
du second qui avaient été crucifiés avec Jésus ; mais venant à lui, ils ne lui
rompirent pas les jambes". Le Christ n'a donc pas enduré toutes les
souffrances humaines.
Conclusion :
Les souffrances
humaines peuvent être considérées à deux points de vue :
- I. Tout d'abord selon leur espèce. De ce point de
vue, il n'était pas nécessaire que le Christ les endure toutes. Beaucoup de ces
souffrances sont, par leur espèce, opposées les unes aux autres, comme par
exemple être dévoré par le feu ou submergé par l'eau. Nous n'envisageons ici, en
effet, que les souffrances infligées de l'extérieur ; celles qui ont une cause
intérieure, comme les infirmités corporelles, ne lui auraient pas convenu, nous
l'avons déjà montré.
- II. Mais, selon leur genre, le Christ les a
endurées toutes, sous un triple rapport :
- 1° De la part
des hommes qui les lui ont infligées. Il a souffert de la part des païens et
des juifs, des hommes et des femmes, comme on le voit avec les servantes qui
accusaient Pierre. Il a encore souffert de la part des chefs et de leurs
serviteurs, et aussi de la part du peuple, comme l'avait annoncé le psalmiste
(2, 1) : "Pourquoi ce tumulte des nations, ce vain murmure des peuples ?
Les rois de la terre se soulèvent, les grands se liguent entre eux contre le
Seigneur et son Christ." Il a aussi été affligé par tous ceux qui vivaient
dans son entourage et sa familiarité, puisque Judas l'a trahi et que Pierre l'a
renié.
- 2° Dans tout ce
qui peut faire souffrir un homme. Le Christ a souffert dans ses amis qui l'ont
abandonné ; dans sa réputation par les blasphèmes proférés contre lui ; dans
son honneur et dans sa gloire par les moqueries et les affronts qu'il dut
supporter ; dans ses biens lorsqu'il fut dépouillé de ses vêtements ; dans son
âme par la tristesse, le dégoût et la peur ; dans son corps par les blessures
et les coups.
- 3° Dans tous les
membres de son corps. Le Christ a enduré : à la tête les blessures de la
couronne d'épines ; aux mains et aux pieds le percement des clous ; au visage
les soufflets, les crachats et, sur tout le corps, la flagellation. De plus il
a souffert par tous ses sens corporels : par le toucher quand il a été flagellé
et cloué à la croix ; par le goût quand on lui a présenté du fiel et du
vinaigre ; par l'odorat quand il fut suspendu au gibet en ce lieu, appelé
Calvaire, rendu fétide par les cadavres des suppliciés ; par l'ouïe, lorsque
ses oreilles furent assaillies de blasphèmes et de railleries ; et enfin par la
vue, quand il vit pleurer sa mère et le disciple qu'il aimait.
Solutions :
1. Les paroles de saint Hilaire visent tous les genres de
souffrances endurées par le Christ, mais non leurs espèces.
2. Cette comparaison ne porte pas sur le nombre des
souffrances et des grâces, mais sur leur grandeur. Si le Christ a été élevé
au-dessus de tous les hommes par les dons de la grâce, il a été abaissé
au-dessous de tous par l'ignominie de sa passion.
3. En ce qui concerne leur efficacité, la moindre des
souffrances du Christ aurait suffi pour racheter le genre humain de tous les
péchés ; mais si l'on considère ce qui convenait il suffisait qu'il endure tous
les genres de passion, comme on vient de le dire.
Objections :
1. La douleur augmente avec la violence et la durée de la
souffrance. Mais certains martyrs ont enduré des supplices plus terribles et
plus prolongés que le Christ, par exemple saint Laurent qui a été rôti sur un
gril, ou saint Vincent dont la chair a été déchirée par des crocs de fer. Il
apparaît donc que la douleur du Christ dans sa passion n'a pas été la plus grande.
2. La force de l'esprit atténue la douleur, si bien que les
stoïciens prétendaient que "la tristesse ne s'introduit pas dans l'âme du
sage". Et Aristote enseigne que la vertu morale fait garder le juste
milieu dans les passions. Or le Christ possédait la force morale la plus
parfaite. Il apparaît donc que sa douleur n'a pas été la plus grande.
3. Plus le patient est sensible, plus sa souffrance lui
inflige de douleur. Or l'âme est plus sensible que le corps, puisque le corps
est sensible par elle. Et même, dans l'état d'innocence Adam eut un corps plus
sensible que le Christ, qui a assumé un corps humain avec ses défauts de
nature. Il apparaît donc que la douleur de l'âme, chez celui qui souffre au
purgatoire ou en enfer, ou même la douleur d'Adam s'il avait souffert, aurait
été plus grande que celle du Christ dans sa passion.
4. Plus le bien que l'on perd est grand, plus la douleur est
grande. Mais l'homme, en péchant, perd un plus grand bien que le Christ en
souffrant, parce que la vie de la grâce est supérieure à la vie naturelle. Et
même, le Christ, qui a perdu la vie pour ressusciter trois jours plus tard, a
perdu moins que ceux qui perdent la vie pour demeurer dans la mort. Il apparaît
donc que la douleur du Christ ne fut pas la pire des douleurs.
5. L'innocence de celui qui souffre diminue sa douleur. Or le
Christ a souffert innocemment selon Jérémie (11, 19) : "Mais moi, je suis
comme un agneau docile que l'on mène à l'abattoir."
6. Dans le Christ il n'y avait rien de superflu. Mais la plus
petite douleur du Christ aurait suffi pour obtenir le salut du genre humain, car
elle aurait eu, en vertu de sa personne divine, une puissance infinie. Il
aurait donc été superflu qu'il assume le maximum de douleurs.
Cependant :
On lit dans les
Lamentations (1, 12) cette parole attribuée au Christ : "Regardez et voyez
s'il est une douleur comparable à ma douleur."
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, à propos des déficiences assumées par le Christ : dans sa passion, le
Christ a ressenti une douleur réelle et sensible, causée par les supplices
corporels ; et une douleur intérieure, la tristesse, produite par la perception
de quelque nuisance. L'une et l'autre de ces douleurs, chez le Christ, furent
les plus intenses que l'on puisse endurer dans la vie présente. Et cela pour
quatre raisons.
- 1° Par rapport
aux causes de la douleur. La douleur sensible fut produite par une lésion
corporelle. Elle atteignit au paroxysme, soit en raison de tous les genres de
souffrances dont il a été parlé à l'Article précédent, soit aussi en raison du
mode de la passion ; car la mort des crucifiés est la plus cruelle : ils sont
en effet cloués à des endroits très innervés et extrêmement sensibles, les
mains et les pieds. De plus le poids du corps augmente continuellement cette douleur
; et à tout cela s'ajoute la longue durée du supplice, car les crucifiés ne
meurent pas immédiatement, comme ceux qui périssent par le glaive.
Quant à la douleur
intérieure du coeur, elle avait plusieurs causes ; en premier lieu, tous les
péchés du genre humain pour lesquels il satisfaisait en souffrant, si bien
qu'il les prend à son compte en parlant dans le Psaume (22, 2) du "cri de
mes péchés". Puis, particulièrement, la chute des juifs et de ceux qui lui
infligèrent la mort, et surtout des disciples qui tombèrent pendant sa Passion.
Enfin, la perte de la vie corporelle, qui par nature fait horreur à la nature
humaine.
- 2° On peut
mesurer l'intensité de la douleur à la sensibilité de celui qui souffre, dans
son âme et dans son corps. Or le corps du Christ était d'une complexion
parfaite, puisqu'il avait été formé miraculeusement par l'Esprit Saint. Rien
n'est plus parfait que ce qui est produit par miracle. Saint Jean Chrysostome
le remarque au sujet du vin en lequel le Christ avait transformé l'eau aux
noces de Cana. Et c'est ainsi que, dans le Christ, le sens du toucher qui sert
à percevoir la douleur était extrêmement délicat. Son âme saisissait ainsi avec
la plus grande acuité, dans ses puissances intérieures, toutes les causes de
tristesse.
- 3° l'intensité
de la douleur du Christ peut se prendre aussi de la pureté de sa douleur. Dans
les autres êtres qui souffrent, en effet, la tristesse intérieure, et même la
douleur extérieure sont tempérées par la raison, en vertu de la dérivation ou
rejaillissement des puissances supérieures sur les puissances inférieures. Or, chez
le Christ souffrant, cela ne s'est pas produit, puisque, à chacune de ses
puissances "il permit d'agir selon sa loi propre", dit saint Jean
Damascène.
- 4° On peut enfin
évaluer l'intensité de la douleur du Christ d'après le fait que sa souffrance
et sa douleur furent assumées volontairement en vue de cette fin : libérer
l'homme du péché. Et c'est pourquoi il a assumé toute la charge de douleur qui
était proportionnée à la grandeur ou fruit de sa passion.
Toutes ces causes
réunies montrent à l'évidence que la douleur du Christ fut la plus grande.
Solutions :
1. Cette objection est fondée sur une seule des causes de
souffrance que nous avons énumérées : la lésion corporelle qui cause la douleur
sensible. Mais la douleur du Christ en sa passion s'est accrue bien davantage
en raison des autres causes, nous venons de le dire.
2. La vertu morale n'atténue pas de la même façon la tristesse
intérieure et la douleur sensible extérieure, car elle y établit un juste
milieu, et c'est là sa matière propre. Or c'est la vertu morale qui établit le
juste milieu dans les passions, nous l'avons montré dans la deuxième Partie non
d'après une quantité matérielle, mais selon une quantité de proportion, de
sorte que la passion n'outrepasse pas la règle de raison. Et parce qu'ils
croyaient que la tristesse n'avait aucune utilité, les stoïciens la croyaient
en désaccord total avec la raison ; par suite ils jugeaient que le sage devait
l'éviter totalement. Il est pourtant vrai, comme le prouve saint Augustin, qu'une
certaine tristesse mérite l'éloge lorsqu'elle procède d'un saint amour ; ainsi
lorsque l'on s'attriste de ses propres péchés ou de ceux des autres ; la
tristesse a aussi son utilité lorsqu'elle a pour but de satisfaire pour le
péché, selon saint Paul (2 Co 7, 10) : "La tristesse selon Dieu produit un
repentir salutaire que l'on ne regrette pas." Et c'est pourquoi le Christ,
afin de satisfaire pour les péchés de tous les hommes, a souffert la tristesse
la plus profonde, en mesure absolue, sans néanmoins qu'elle dépasse la règle de
la raison.
Quant à la douleur
extérieure des sens, la vertu morale ne la diminue pas directement ; car cette
douleur n'obéit pas à la raison, mais elle suit la nature du corps. Cependant, la
vertu morale diminue indirectement la tristesse, par voie de rejaillissement
des puissances supérieures sur les puissances inférieures. Ce qui ne s'est pas
produit chez le Christ, nous l'avons dit.
3. La douleur de l'âme séparée appartient à l'état de
damnation, qui dépasse tous les maux de cette vie, comme la gloire des saints
en dépasse tous les biens. Lorsque nous disons que la douleur du Christ était
la plus grande, nous ne voulons donc pas la comparer à celle de l'âme séparée.
D'autre part, le
corps d'Adam ne pouvait souffrir avant de pécher et de devenir ainsi mortel et
passible ; et ses souffrances furent alors moins douloureuses que celles
endurées par le Christ, nous venons d'en donner les raisons. Ces raisons
montrent aussi que, même si, par impossible, Adam avait pu souffrir dans l'état
d'innocence, sa douleur aurait été moindre que celle du Christ.
4. Le Christ s'est affligé non seulement de la perte de sa vie
corporelle, mais aussi des péchés de tous les autres hommes. Sous cet aspect, sa
douleur a dépassé celle que pouvait provoquer la contrition chez n'importe quel
homme. Car elle avait sa source dans une sagesse et une charité plus grandes et
augmentait en proportion. D'autre part, le Christ souffrait pour tous les péchés
à la fois, selon Isaïe (53, 4) : "Il a vraiment porté nos douleurs."
Quant à la vie
corporelle, elle était dans le Christ d'une dignité telle, surtout par la
divinité qui se l'était unie, qu'il souffrit davantage de sa perte, même
momentanée, qu'un homme ne peut souffrir en la perdant pour un grand laps de
temps. Aussi, remarque Aristote, le vertueux aime-t-il d'autant plus sa vie
qu'il la sait meilleure, mais il l'expose à cause du bien de la vertu. De même
le Christ a offert, pour le bien de la charité, sa vie qu'il aimait au plus
haut point, comme l'a dit Jérémie (12, 7 Vg) : "J'ai remis mon âme
bien-aimée aux mains de mes ennemis."
5. L'innocence diminue la douleur de la souffrance quant au
nombre, parce que le coupable souffre non seulement de la peine, mais aussi
quant à la coulpe, tandis que l'innocent souffre uniquement de la peine.
Toutefois cette douleur augmente en lui en raison de son innocence, en tant
qu'il saisit combien ce qu'il souffre est plus injuste. C'est pourquoi les
autres sont plus répréhensibles s'ils ne compatissent pas à sa peine, selon
Isaïe (57, 1) : "Le juste périt, et nul ne s'en inquiète."
6. Le Christ a voulu délivrer le genre humain du péché, non
seulement par sa puissance, mais encore par sa justice. C'est ainsi qu'il a
tenu compte, non seulement de la puissance que sa douleur tirait de l'union à, sa
divinité, mais aussi de l'importance qu'elle aurait selon la nature humaine, pour
procurer une si totale satisfaction
Objections :
1. Si l'âme souffre en même temps que le corps, c'est par
accident, en tant qu'elle est l'acte de ce corps. Or, elle n'est pas l'acte du
corps dans toutes ses parties, car l'intellect n'est l'acte d'aucun corps, écrit
Aristote. Il semble donc que le Christ n'a pas souffert selon toute son âme.
2. Chaque puissance de l'âme pâtit de son objet propre. Mais
l'objet de la partie supérieure de l'âme consiste dans les idées éternelles, "qu'elle
s'applique à contempler et à consulter", dit saint Augustin. Or le
Christ ne pouvait ressentir aucune souffrance des idées éternelles, puisqu'elles
ne lui étaient contraires en rien.
3. Lorsque la passion sensible va jusqu'à la raison, on le
nomme une passion accomplie. Or il n'y eut pas chez le Christ de passion
parfaite, mais seulement, selon saint Jérôme une "propassion". Aussi saint
Denys le pseudo-aréopagite écrit-il à saint Jean l'Évangéliste : "Tu ne
ressens les souffrances qui te sont infligées que dans la mesure où tu les
perçois."
4. La passion ou souffrance cause la douleur. Mais dans
l'intellect spéculatif il n’y a pas de douleur parce que, selon Aristote, "on
ne peut opposer aucune tristesse à la délectation qui naît de la
contemplation". Le Christ n'a donc pas souffert, semble-t-il, selon toute
son âme.
Cependant :
Il y a cette
parole du Psaume (88, 4) mise sur les lèvres du Christ : "Mon âme est
rassasiée de maux "qui, selon la Glose, "ne sont pas des vices, mais
des douleurs par lesquelles l'âme compatit à la chair, ou aux maux du peuple en
train de se perdre". Donc le Christ a souffert selon toute son âme.
Conclusion :
Le tout se dit par
rapport aux parties. On appelle les parties de l'âme ses puissances. Pour l'âme,
pâtir tout entière, c'est pâtir selon son essence, ou selon toutes ses
puissances.
Mais il faut
remarquer que chaque puissance de l'âme peut pâtir d'une double manière : en
premier lieu d'une souffrance qui lui vient de son objet propre ; la vue, par
exemple pâtit d'un objet visible éblouissant. En second lieu, la puissance
pâtit de la souffrance de l'organe où elle siège ; la vue pâtit si l'on touche
l'oeil qui est son organe, par exemple si on le pique, ou s'il est affecté par
la chaleur.
Donc, si l'on
entend "toute l'âme" selon son essence, il est évident que l'âme du
Christ a pâti ; car l'essence de l'âme est tout entière unie au corps, de telle
sorte qu'elle est tout entière dans tout le corps et dans chacune de ses
parties. Voilà pourquoi, lorsque le corps du Christ souffrait et allait être
séparé de l'âme, toute son âme pâtissait.
Mais si l'on
entend par "toute l'âme" toutes ses puissances, en parlant des
passions propres à chacune d'elles, l'âme du Christ pâtissait selon toutes ses
puissances inférieures ; car, dans chacune de ses puissances qui ont pour objet
les réalités temporelles, il se trouvait une cause de douleur dans le Christ, ainsi
que nous l'avons montré. Mais sous ce rapport, la raison supérieure, dans le
Christ, n'a point pâti de la part de son objet, qui est Dieu, car Dieu n'était
pas pour l'âme du Christ une cause de douleur, mais de délectation et de joie.
Cependant, si l'on
considère la souffrance qui affecte une puissance du fait de son sujet, on peut
dire que toutes les puissances de l'âme ont pâti. Car elles sont toutes
enracinées dans l'essence de l'âme, et l'âme pâtit quand le corps, dont elle
est l'acte, souffre.
Solutions :
1. L'intellect, en tant que puissance, n'est pas l'acte du
corps ; c'est l'essence de l'âme qui en est l'acte, et c'est en elle que
s'enracine la puissance intellective, comme nous l'avons vu dans la première
Partie.
2. Cet argument se fonde sur la souffrance ou passion qui
vient de l'objet propre, selon laquelle la raison supérieure, chez le Christ, n'a
pas souffert.
3. La douleur est appelée une passion accomplie, qui trouble
l'âme, lorsque la souffrance de la partie sensible va jusqu'à faire dévier la
raison de la rectitude de son acte au point qu'elle suit la passion et ne la
dirige plus par son libre arbitre. Mais chez le Christ la souffrance sensible
n'est point parvenue jusqu'à la raison ; elle ne l'a atteinte que par
l'intermédiaire du sujet, comme nous venons de le préciser.
4. L'intellect spéculatif ne peut endurer ni douleur ni
tristesse de la part de son objet. Celui-ci est le vrai, considéré de façon
absolue, et qui est la perfection de l'intellect. La douleur ou sa cause
peuvent toutefois l'atteindre de la manière exposée dans la Conclusion.
Objections :
1. Il est impossible de souffrir et de se réjouir en même
temps, puisque la tristesse et la joie sont contraires l'une à l'autre. Mais
l'âme du Christ souffrait tout entière pendant sa passion, comme on l'a vu à
l'Article précédent. Il lui était donc impossible de jouir tout entière.
2. Aristote enseigne que la tristesse violente empêche non
seulement la délectation qui lui est directement contraire, mais encore toute
délectation et réciproquement. Or la douleur de la passion du Christ a été la
plus intense, on l'a vu plus haut et, de même, la délectation de la jouissance
béatifique est la plus intense, comme on l'a établi dans la première section de
la deuxième Partie. Il a donc été impossible que l'âme du Christ tout entière ait
souffert et joui en même temps.
3. La jouissance bienheureuse se rattache à la connaissance et
à l'amour des réalités divines, dit saint Augustin. Or toutes les puissances de
l'âme ne parviennent pas à connaître et à aimer Dieu. L'âme du Christ n'a donc
pas joui tout entière de la vision béatifique.
Cependant :
Saint Jean Damascène écrit : "La divinité du Christ a
permis à sa chair de faire et de souffrir ce qui lui était propre." Au
même titre, la jouissance qui était propre à l'âme du Christ en tant que
bienheureuse n'a pas été empêchée par sa passion.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit à l'Article précédent, on peut entendre "toute l'âme" ou selon
son essence ou selon toutes ses puissances. Selon son essence, toute l'âme du
Christ jouissait, en tant qu'elle est le siège de la partie supérieure de l'âme
à laquelle appartient la jouissance de Dieu, de même que, réciproquement, la
jouissance est attribuée à l'essence en raison de la partie supérieure de
l'âme.
Mais, selon toutes
ses puissances, l'âme ne jouissait pas tout entière ; ni directement, la
jouissance ne pouvant être l'acte de chacune des parties de l'âme ; ni non plus
par un rejaillissement de gloire, car, lorsque le Christ était voyageur sur
cette terre, il n'y avait pas rejaillissement de gloire de la partie supérieure
de son âme sur la partie inférieure, ni de l'âme sur le corps. Mais, réciproquement,
la partie supérieure de l'âme du Christ, n'étant pas entravée dans son
opération propre par la partie inférieure, il en résulte qu'elle a joui
parfaitement de la vision bienheureuse tandis que le Christ souffrait.
Solutions :
1. La joie de la vision n'est pas directement contraire à la
douleur de la passion, car l'une et l'autre n'ont pas le même objet. Rien
n'empêche, en effet, que des contraires existent dans un même être quand ils ne
portent pas sur un même objet. Ainsi la joie de la vision peut appartenir à la
partie supérieure de la raison par son acte propre, et la douleur de la passion
par le sujet qui la supporte. La douleur de la passion appartient à l'essence
de l'âme, du côté du corps dont cette âme est la forme ; et la joie de la
vision, du côté de la puissance dont elle est le siège.
2. Cet enseignement du Philosophe est vrai, en raison du
rejaillissement qui se fait naturellement d'une puissance de l'âme sur l'autre
; mais cela n'a pas eu lieu chez le Christ, nous l'avons dit.
3. Cette objection est valable pour la totalité de l'âme selon
ses puissances.
Objections :
1. Cette passion était préfigurée par l'immolation de
l'Agneau pascal, selon l'Apôtre (1 Co 5, 7) : "Notre Agneau pascal, le
Christ, a été immolé." Mais l'Agneau pascal était immolé le quatorzième
jour au soir, comme le prescrit l'Exode (12, 6). Il apparaît donc que le Christ
aurait dû souffrir à ce moment. Or cela est évidemment faux, car c'est alors
qu'il célébra la Pâque avec ses disciples, selon saint Marc (14, 12) :
"Ils immolaient la Pâque, le premier jour des azymes." Et il n'a
souffert que le lendemain.
2. La passion du Christ est appelée son exaltation, selon
saint Jean (3, 14) : "Il faut que le Fils de l'homme soit exalté." Or
le Christ est désigné par Malachie (3, 20) comme "le Soleil de
justice". Il semble donc qu'il aurait dû souffrir à la sixième heure
(midi) où le soleil est le plus élevé. Tout au contraire, saint Marc (15, 25)
rapporte : "C'est vers la troisième heure qu'ils le crucifièrent."
3. De même que le soleil est le plus élevé chaque jour à midi,
de même est-ce au solstice d'été qu'il est le plus élevé chaque année. Le
Christ aurait donc dû souffrir sa passion au solstice d'été plutôt qu'à
l'équinoxe de printemps.
4. Le monde a été éclairé par la présence du Christ :
"Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde" (Jean 9,
5). Il convenait donc au salut du genre humain qu'il vive plus longtemps en ce
monde, ce qui l'aurait fait mourir dans sa vieillesse et non dans sa jeunesse.
Cependant :
On lit en saint
Jean (13, 1) : "Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce
monde à son Père..." Et aussi (Jn 2, 4) : "Mon heure n'est pas encore
venue." Ce que saint Augustin commente ainsi : "Dès qu'il eut
accompli ce qu'il jugea suffisant, l'heure vint, non celle de la nécessité, mais
celle de la volonté." Il a donc subi sa passion au moment approprié.
Conclusion :
La passion du
Christ était soumise à sa volonté, nous l'avons dit plus haut. Or sa volonté
était régie par la sagesse divine qui, d'après l'Écriture (Sg 8, 1) dispose
tout avec harmonie et douceur. Il faut donc dire que la passion du Christ a eu
lieu au temps voulu. Aussi saint Augustin écrit-il : "Le Sauveur a
accompli toutes choses aux lieux et temps appropriés."
Solutions :
1. Certains pensent que Jésus a souffert le quatorzième jour
de la lune, quand les juifs immolaient la Pâque. Ils s'appuient sur ces paroles
de saint Jean (13, 18) : "Les Juifs n'entrèrent pas dans le prétoire"
de Pilate le jour même de la Passion, "afin de ne pas se souiller mais de
pouvoir manger la Pâque". Aussi saint Jean Chrysostome écrit-il :
"C'est alors que les Juifs ont célébré la Pâque ; mais le Christ l'avait
célébrée la veille, réservant son immolation pour le vendredi, alors que
s'accomplirait la Pâque ancienne." Cette opinion s'accorde avec un autre
texte de saint Jean (13, 1) : "Avant la fête de la Pâque, après le repas, le
Christ lava les pieds de ses disciples."
Au contraire on
lit dans Matthieu (26, 17) : "Le premier jour des azymes, les disciples
vinrent trouver Jésus et lui dirent : "Où veux-tu que nous préparions le
repas pascal ?" Or, le premier jour des azymes, remarque saint Jérôme :
"Tombait le quatorzième jour du premier mois, lorsque l'on immolait
l'agneau et que l'on était à la pleine lune". D'où il résulte que c'est le
quatorzième jour de la lune que le Christ a célébré la Cène, et le quinzième
qu'il a souffert. Et ceci est manifesté plus explicitement par ce que dit saint
Marc (14, 12) : "Le premier jour des azymes, lorsqu'ils immolaient la
Pâque..."
C'est pourquoi
certains disent que le Christ mangea la Pâque avec ses disciples au jour voulu,
c'est-à-dire le quatorzième, "montrant ainsi jusqu'au dernier jour qu'il
ne s'opposait pas à la loi", observe saint Jean Chrysostome ; les Juifs, occupés
à faire condamner le Christ, remirent au lendemain, malgré la loi, la
célébration de la Pâque ; c'est la raison pour laquelle, le jour de la passion
du Christ, ils ne voulurent pas entrer dans le prétoire, afin de ne pas se
souiller et de pouvoir manger la Pâque.
Mais cela non plus
ne s'accorde pas avec les paroles de saint Marc : "Le premier jour des
azymes, lorsqu'ils immolaient la Pâque..." Donc le Christ et les Juifs ont
célébré le même jour l'ancienne Pâque. Et comme dit saint Bède, "bien que
le Christ, qui est notre Pâque, ait été crucifié le jour suivant, à savoir le
quinzième du mois, ce fut toutefois dans la nuit où l'on immolait l'agneau
qu'il livra son corps et son sang à ses disciples pour la célébration des
saints mystères ; et que, pris et ligoté par les Juifs, il consacra le début de
son immolation, c'est-à-dire de sa passion".
Lorsqu'on lit dans
saint Jean : "Avant la fête de la Pâque", il faut entendre que ce fut
le quatorzième jour du mois, qui était cette année-là un jeudi ; car c'était le
quinzième jour de la me jour, mais la nourriture pascale, c'est-à-dire les
pains azymes qui devaient être mangés par ceux qui étaient purs.
Saint Jean
Chrysostome donne une autre explication : il dit que la Pâque peut s'entendre
de toute la fête des Juifs, qui durait sept jours.
2. Comme dit saint Augustin : "Ce fut aux environs de la
sixième heure que le Christ fut livré pour être crucifié, dit saint Jean (19, 14).
En effet, ce n'était pas la sixième heure, mais environ la sixième heure : la
cinquième était passée, et la sixième commencée. Lorsque celle-ci s'acheva, le
Christ étant en croix, l'obscurité se fit. Ce fut à la troisième heure que les
Juifs demandèrent à grands cris la crucifixion du Seigneur. On peut donc dire
en toute vérité qu'ils le crucifièrent quand ils poussèrent des cris. Afin
qu'on ne décharge pas les juifs pour accuser les soldats d'avoir eu le dessein
d'un tel crime, saint Marc écrit : "On était à la troisième heure
lorsqu'ils le crucifièrent" faisant ainsi ressortir qu'on doit attribuer
la crucifixion du Christ surtout à ceux qui avaient réclamé sa mort à la
troisième heure." Cependant certains veulent l'interpréter de la troisième
heure du jour de la Parascève dont parle saint Jean (19, 14) : "C'était la
Parascève de la Pâque, vers la sixième heure." Parascève se traduit
"Préparation". La préparation de la vraie Pâque, célébrée dans la
passion du Seigneur, a commencé à la neuvième heure de la nuit, lorsque tous
les chefs des prêtres dirent (Mt 26, 66) "il mérite la mort !" C'est
à partir de cette heure de la nuit jusqu'à la crucifixion que se compte la
sixième heure de la Parascève, d'après saint Jean, et la troisième heure du
jour, d'après saint Marc."
D'autres pensent
toutefois que cette divergence d'heures est due à une erreur de copiste chez
les grecs, la forme des chiffres trois et six étant presque semblable chez eux.
3. Selon le livre Questions du Nouveau et de l'Ancien
Testament, "le Seigneur voulut racheter et restaurer le monde par sa
passion à l'époque même où il l'avait créé, c'est-à-dire à l'équinoxe : c'est à
cette saison que le monde a commencé et c'est alors que le jour augmente par
rapport à la nuit car, par sa passion, le Seigneur nous a conduits des ténèbres
à la lumière". L'illumination parfaite se produira au second avènement du
Christ ; aussi, selon saint Matthieu (24, 32), ce second avènement est-il comparé
à l'été : "Lorsque les rameaux du figuier deviennent tendres et que
poussent les feuilles, vous savez que l'été est proche. Ainsi vous, lorsque
vous verrez tout cela, sachez que le Fils de l'homme est proche, qu'il est à la
porte." Et ce sera alors l'exaltation suprême du Christ.
4. Le Christ a voulu subir sa passion dans sa jeunesse pour
trois motifs :
- 1° Pour mettre
davantage son amour en valeur, parce qu'il a donné sa vie pour nous dans l'état
le plus parfait.
- 2° Parce qu'il
ne convenait pas qu'apparaisse en lui une diminution physique, pas plus que de
la maladie, nous l'avons dit plus haut.
- 3° Pour montrer
en lui par avance, en mourant et ressuscitant dans sa jeunesse, la nature que
posséderont les corps après la résurrection. Comme dit saint Paul (Ep 4, 13) :
"Jusqu'à ce que nous soyons tous parvenus à l'unité de la foi et de la
connaissance du Fils de Dieu, à l'état d'homme fait, à la mesure de la stature
parfaite du Christ."
Objections :
1. Le Christ a souffert dans sa chair d'homme, qui a été
conçue de la Vierge Marie à Nazareth et est née à Bethléem. Ce n'était donc pas
à Jérusalem, mais à Nazareth ou à Bethléem, que le Christ devait souffrir.
2. La réalité doit correspondre à la figure. Or les sacrifices
de l'ancienne loi, qui symbolisaient la Passion, étaient offerts dans le
Temple. Il semble donc que le Christ aurait dû souffrir dans le Temple, et non
hors des portes de la ville.
3. Le remède doit s'adapter à la maladie. Or Adam n'a pas été
enterré à Jérusalem, mais à Hébron, car on lit dans Josué (14, 15 Vg) :
"Autrefois le nom d'Hébron était Qiryat-Arba ; Adam était le plus grand
des Anaqim." Il semble donc que le Christ devait souffrir à Hébron, et non
à Jérusalem.
Cependant :
Le Seigneur dit en
saint Luc (13, 33) : "Il ne convient pas qu'un prophète meure hors de
Jérusalem." Mais le Christ était prophète. Il convenait donc qu'il souffre
à Jérusalem.
Conclusion :
Selon saint
Augustin : "Le Seigneur a accompli toutes choses aux lieux et temps
appropriés" parce que, si tous les temps sont en son pouvoir, il en est de
même pour les lieux. C'est pourquoi, de même que le Christ a souffert au temps
approprié, il a souffert au lieu qui convenait.
Solutions :
1. Il convenait au plus haut point que le Christ souffre à
Jérusalem :
- 1° Parce que
c'était le lieu choisi par Dieu pour qu'on lui offre des sacrifices. Ces
sacrifices figuratifs symbolisaient la passion du Christ, sacrifice véritable, selon
saint Paul (Ep 5, 2) : "Il s'est livré lui-même comme une victime et une
oblation d'agréable odeur." Selon saint Bède : "Tandis qu'approchait
l'heure de la passion, le Seigneur voulut s'approcher du lieu de la
passion", c’est-à-dire de Jérusalem, où il arriva six jours avant la Pâque,
le sixième jour de la lune, selon la loi, au lieu de son immolation.
- 2° La vertu de
sa passion devant se répandre dans le monde entier, le Christ a voulu souffrir
au centre de la terre habitable, à Jérusalem, car il est écrit (Ps 75, 12 Vg) :
"Mon Roi dès l'origine a opéré le salut au milieu de la terre", à
Jérusalem, centre du monde.
- 3° Ce lieu
convenait au plus haut point à l'humilité du Christ, lui qui avait choisi le
genre de mort le plus honteux, il ne devait pas refuser de souffrir la honte
dans un lieu aussi fréquenté. C'est pourquoi saint Léon disait : "Celui
qui avait assumé la condition de l'esclave choisit à l'avance Bethléem pour sa
naissance, Jérusalem pour sa passion."
- 4° Il a voulu
mourir à Jérusalem où résidaient les chefs du peuple juif pour montrer qu'ils
étaient responsables de l'iniquité commise par ses meurtriers. D'où cette
affirmation du livre des Actes (4, 27) : "Ils se sont ligués dans cette
ville contre ton serviteur Jésus, consacré par ton onction, Hérode et Ponce
Pilate, avec les païens et les peuples d'Israël."
2. Le Christ a souffert non pas dans le Temple ou dans la
ville, mais hors des portes, pour trois raisons :
- 1° Pour que la
réalité réponde à la figure. Car le taureau et le bouc, offerts dans le
sacrifice le plus solennel pour l'expiation de tout le peuple, étaient brûlés
hors du camp, selon la prescription du Lévitique (16, 27). Aussi lit-on dans
l'épître aux Hébreux (13, 17) : "Les animaux dont le sang est porté par le
grand prêtre dans le sanctuaire ont leur corps brûlé hors du camp. Et c'est
pour cela que Jésus, afin de sanctifier le peuple par son sang, a souffert hors
de la porte."
- 2° Afin de nous
enseigner à quitter la vie du monde. On lit donc au même endroit : "Pour
aller au Christ, sortons hors du camp en portant son opprobre."
- 3° D'après saint
Jean Chrysostome : "Le Seigneur n'a pas voulu souffrir sous un toit ni
dans le Temple juif pour empêcher les juifs d'accaparer ce sacrifice du salut
en faisant croire qu'il avait été offert seulement pour leur peuple. Aussi
a-t-il souffert hors de la ville, hors des remparts, pour vous faire savoir que
ce sacrifice a été offert pour tous, puisqu'il est l'oblation de toute la terre,
et la purification de tous."
3. A cette objection, il faut répondre avec saint Jérôme :
"Quelqu'un a soutenu que le Calvaire, ou Lieu-du-Crâne, était celui où fut
enterré Adam, et aurait été ainsi appelé parce que la tête du premier homme y
aurait été ensevelie. Interprétation séduisante, qui flatte l'oreille du peuple,
mais qui n'est pas exacte. En effet, c'est en dehors de la ville, hors des
portes, que se trouvent les lieux où l'on tranchait la tête des condamnés, et
ils ont pris le nom de Lieu-du-Crâne, c'est-à-dire des décapités. C'est là que
fut crucifié Jésus pour que, là où précédemment se trouvait le champ des
condamnés, se dresse l'étendard du martyre. Quant à Adam, il fut enseveli près
d'Hébron, comme on le lit dans le livre de Josué." Le Christ devait être
crucifié dans le terrain commun des condamnés plutôt qu'auprès du tombeau
d'Adam, pour montrer que la croix du Christ guérissait non seulement le péché
personnel d'Adam, mais aussi le péché du monde entier.
Objections :
1. Selon saint Paul (2 Co 6, 14) : "Quel rapport y a-t-il
entre la justice et l'iniquité ?" Mais le Christ "a été constitué
pour nous justice venant de Dieu" (1 Co 1, 30), tandis que l'iniquité
appartient aux bandits.
2. Ce texte (Mt 26, 35) : "Quand il faudrait mourir avec
toi, je ne te renierai pas" est ainsi commenté par Origène : "Mourir
avec Jésus qui mourait pour tous n'était pas l'affaire des hommes." Et sur
le texte de Luc (22, 33) : "Je suis prêt à aller avec toi et en prison et
à la mort", saint Ambroise de Milan nous dit : "La passion du
Seigneur a des imitateurs, elle n'a pas d'égaux." Il convenait donc encore
moins que le Christ souffre en même temps que des malfaiteurs.
3. On lit dans saint Matthieu (27, 44) : "Les bandits qui
étaient en croix avec lui l'insultaient." Mais saint Luc rapporte que l'un
d'eux disait au Christ : "Souviens-toi de moi, Seigneur, quand tu viendras
régner." Il semble donc qu'en plus des bandits qui blasphémaient il y en
avait un autre qui ne blasphémait pas. Il semble donc peu exact, de la part des
évangélistes, de dire que le Christ a été crucifié avec des malfaiteurs.
Cependant :
C'est une
prophétie d'Isaïe (53, 12) : "Il a été compté parmi les criminels."
Conclusion :
Les raisons pour
lesquelles le Christ a été crucifié entre deux bandits ne sont pas les mêmes
selon qu'on les regarde par rapport à l'intention des juifs, ou par rapport au
plan divin.
Par rapport à
l'intention des Juifs, saint Jean Chrysostome fait observer : "Ils
crucifièrent deux bandits de part et d'autre", pour lui faire partager
leur honte. Mais ce n'est pas ce qui s'est produit. Car on ne parle plus des
bandits, tandis que la croix du Christ est honorée partout : les rois, déposant
les diadèmes, prennent la croix : sur la pourpre, sur les diadèmes, sur les
armes, sur l'autel, dans tout l'univers, brille la croix.
Par rapport au
plan divin, le Christ a été crucifié avec des bandits pour trois raisons :
- 1° D'après saint
Jérôme : "De même que pour nous le Christ s'est fait malédiction sur la
croix, il a été crucifié comme un criminel entre des criminels pour le salut de
tous".
- 2° Selon saint
Léon : "Deux bandits furent crucifiés, l'un à sa droite, l'autre à sa
gauche, pour que même le spectacle du gibet montre la séparation qui sera
opérée entre tous les hommes au jour du jugement par le Christ". Et saint
Augustin dit aussi : "Si tu fais attention, la croix elle-même est un
tribunal ; le juge en effet siégeait au milieu, l'un des voleurs qui a cru a
été libéré, l'autre qui a outragé le Seigneur a été condamné. Il manifestait
déjà ce qu'il ferait un jour à l'égard des vivants et des morts en plaçant les
uns à sa droite et les autres à sa gauche."
- 3° Selon saint
Hilaire : "A sa droite et à sa gauche sont crucifiés deux bandits qui
montrent que la totalité du genre humain est appelée au mystère de la passion
du Seigneur. Le partage des fidèles et des infidèles se fait entre la droite et
la gauche ; aussi le bandit placé à droite est-il sauvé par la justification de
la foi".
- 4° Selon saint
Bède : "Les bandits crucifiés avec le Seigneur représentent ceux qui sous
la foi et la confession du Christ subissent le combat du martyre ou embrassent
une forme de vie plus austère. Ceux qui agissent pour la gloire éternelle sont
figurés par le bandit de droite ; mais ceux qui agissent pour recevoir la
louange des hommes imitent le bandit de gauche dans son esprit et dans ses
actes".
Solutions :
1. Le Christ n'était pas tenu à la mort comme à un dû, mais il
a subi la mort volontairement afin de vaincre la mort par sa puissance. De même
il n'avait pas mérité d'être placé avec les bandits, mais il a voulu être
compté avec des gens iniques afin de détruire l'iniquité par sa puissance.
Aussi saint Jean Chrysostome dit-il : "Convertir le bandit sur la croix et
l'introduire en paradis, ce ne fut pas une oeuvre moins grande que de briser
les rochers."
2. Il ne convenait pas que d'autres souffrent avec le Christ
pour la même cause, ce qui fait dire à Origène : "Tous étaient pécheurs et
tous avaient besoin qu'un autre meure pour eux, mais non eux pour les
autres."
3. D'après saint Augustin : "Nous pouvons entendre que
Matthieu a employé le pluriel pour le singulier, quand il a dit : les bandits
l'insultaient".
Selon saint Jérôme
: "Tous deux ont blasphémé d'abord, puis, à la vue des miracles, l'un
d'eux se mit à croire".
Objections :
1. Saint Paul a dit (1 Co 2, 8) : "S'ils l'avaient connu,
jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de gloire." Mais le Seigneur de
gloire c'est le Christ selon sa divinité. La passion du Christ doit donc lui
être attribuée selon sa divinité.
2. Le principe du salut du genre humain appartient à la
divinité selon le Psaume (37, 39) : "Le salut des justes vient du
Seigneur." Si la passion du Christ ne se rattachait pas à sa divinité, il
semblerait donc qu'elle ne pouvait pas être fructueuse pour nous.
3. Les juifs ont été punis pour le péché d'avoir tué le Christ,
comme les meurtriers de Dieu lui-même, ce que montre la grandeur du châtiment.
Or cela ne serait pas si la passion du Christ n'avait pas atteint sa divinité.
Cependant :
Saint Athanase écrit : "Le Verbe, demeurant Dieu par nature,
est impassible." Mais ce qui est impassible ne peut souffrir. Donc la
passion du Christ ne se rattachait pas à sa divinité.
Conclusion :
Nous l'avons dit, l'union
de la nature humaine et de la nature divine s'est faite dans la personne, l'hypostase
et le suppôt, mais les natures sont restées distinctes. Aussi, bien que
l'hypostase ou la personne soit la même pour la nature divine et la nature humaine,
les propriétés de chaque nature sont demeurées sauves. Et c'est pourquoi, d'après
ce que nous avons établi plus haut, il faut attribuer la passion au suppôt de
la nature divine, non pas en raison de cette nature qui est impassible, mais en
raison de la nature humaine. C'est pourquoi on lit dans une lettre de saint Cyrille
d'Alexandrie : "Si quelqu'un refuse de confesser que le Verbe de Dieu a
souffert et a été crucifié dans sa chair, qu'il soit anathème !" La
passion du Christ appartient donc au suppôt de la nature divine, en raison de
la nature passible qu'il a assumée, non en raison de la nature divine, qui est
impassible.
Solutions :
1. On dit que le Seigneur de gloire a été crucifié, non en
tant qu'il est Seigneur de gloire, mais en tant qu'il était un homme passible.
2. On lit dans un sermon du concile d'Éphèse : "La mort
du Christ, parce qu'elle était celle de Dieu" par l'union dans la personne,
"a détruit la mort, parce que celui qui souffrait était Dieu et homme. Car
ce n'est pas la nature de Dieu, mais la nature humaine, qui a été blessée, et
les souffrances ne lui ont apporté aucun changement".
3. Le même sermon ajoute : "Les juifs n'ont pas crucifié
seulement un homme. C'est à Dieu même qu'ils se sont attaqués. Supposez un
prince qui donne des instructions orales, et les consigne dans des lettres
qu'il envoie à ses villes. Si un rebelle déchire la lettre, il sera condamné à
mort non pour avoir déchiré du papier, mais pour avoir déchiré la parole
impériale. Les juifs ne doivent donc pas se croire en sécurité comme s'ils
n'avaient crucifié qu'un homme. Ce qu'ils voyaient, c'était comme le papier, mais
ce qui y était caché, c'était le Verbe, la parole impériale, née de la nature
divine, non proféré par la langue."
1. Le Christ a-t-il été mis à mort par autrui
ou par lui-même ? - 2. Pour quel motif s'est-il livré à la Passion ? - 3.
Est-ce le Père qui l'a livré à la Passion ? - 4. Convenait-il qu'il souffre par
la main des païens, ou plutôt des Juifs ? - 5. Ses meurtriers l'ont-ils connu ?
- 6. Le péché de ses meurtriers.
Objections :
1. Le Christ lui-même dit (Jn 10, 18) : "Personne ne me
prend ma vie, c'est moi qui la donne." Le Christ n'a donc pas été mis à
mort par d'autres, mais par lui-même.
2. Ceux qui sont mis à mort par d'autres s'éteignent peu à peu
par l'affaiblissement de leur nature ; cela se remarque surtout chez les
crucifiés car, selon saint Augustin ils "étaient torturés par une longue
agonie". Mais ce ne fut pas le cas du Christ car "poussant un grand
cri, il expira" (Mt 27, 50). Le Christ n'a donc pas été mis à mort par
d'autres, mais par lui-même.
3. Être mis à mort, c'est mourir d'une mort violente et par
suite, ce qui est violent s'opposant à ce qui est volontaire, mourir d'une mort
subie contre son gré. Or, saint Augustin le fait observer, "l'esprit du
Christ n'a pas quitté sa chair malgré lui, mais parce qu'il le voulut, quand il
le voulut, et comme il le voulut". C'est donc par lui-même et non par
autrui que le Christ a été mis à mort.
Cependant :
Le Christ
annonçait en parlant de lui-même (Lc 18, 33) : "Après l'avoir flagellé, ils
le tueront."
Conclusion :
Il y a deux manières
d'être cause d'un effet :
- 1° En agissant
directement pour cela. C'est de cette manière que les persécuteurs du Christ
l'ont mis à mort ; car ils lui ont fait subir les traitements qui devaient
amener la mort, avec l'intention de la lui donner. Et la mort qui s'en est
suivie a été réellement produite par cette cause.
- 2° Indirectement,
en n'empêchant pas cet effet ; par exemple on dira qu'on mouille quelqu'un en
ne fermant pas la fenêtre par laquelle entre la pluie. En ce sens, le Christ lui-même
a été cause de sa passion et de sa mort. Il pouvait en effet les empêcher.
- Tout d'abord
parce qu'il était capable de réprimer ses adversaires de telle façon qu'ils ne
voulussent pas ou ne pussent pas le mettre à mort.
- En second lieu
parce que son esprit avait le pouvoir de garder la nature de sa chair de telle
sorte qu'aucune blessure ne pût l'abattre, car l'âme du Christ était unie au
Verbe de Dieu dans l'unité d'une même personne, ainsi que le remarque saint
Augustin.
Etant donné que
l'âme du Christ n'a pas écarté de son propre corps les coups qui lui étaient
portés, mais a voulu que sa nature corporelle succombe sous ces coups, on peut
dire que le Christ a donné sa vie ou qu'il est mort volontairement.
Solutions :
1. "Personne ne prend ma vie", dit le Christ ;
entendez : "sans que j'y consente", car prendre, au sens propre du
mot, c'est enlever quelque chose à quelqu'un contre son gré et sans qu'il
puisse résister.
2. Pour montrer que la passion qu'il subissait par violence ne
lui arrachait pas son âme, le Christ a gardé sa nature corporelle dans toute sa
force ; aussi, à ses derniers instants, a-t-il poussé un grand cri ; c'est là
un des miracles de sa mort. D'où la parole de Marc (15, 39) : "Le
centurion qui se tenait en face, voyant qu'il avait expiré en criant ainsi, déclara
: Vraiment cet homme était le Fils de Dieu !"
Il y eut encore
ceci d'admirable dans la mort du Christ, qu'il mourut plus rapidement que les
hommes soumis au même supplice. On lit dans saint Jean (19, 32) qu'on "brisa
les jambes" de ceux qui étaient crucifiés avec le Christ "pour hâter
leur mort" : mais "lorsqu'ils vinrent à Jésus, ils virent qu'il était
déjà mort et ils ne lui rompirent pas les jambes". D'après saint Marc (15,
44), "Pilate s'étonna qu'il fût déjà mort". De même que, par sa
volonté, sa nature corporelle avait été gardée dans toute sa vigueur jusqu'à la
fin, de même c'est lorsqu'il le voulut qu'il céda aux coups qu'on lui avait
porté.
3. En mourant le Christ, tout à la fois, a subi la violence et
est mort volontairement, puisque la violence faite à son corps n'a pu dominer
celui-ci que dans la mesure où il l'a voulu lui-même.
Objections :
1. L'obéissance répond au précepte. Or aucun texte ne nous dit
que le Christ ait reçu le précepte de souffrir.
2. On ne fait par obéissance que ce que l'on accomplit sous la
contrainte d'un précepte. Or le Christ n'a pas souffert par contrainte mais
volontairement.
3. La charité est une vertu supérieure à l'obéissance. Mais il
est écrit que le Christ a souffert par charité (Ep 5, 2) : "Vivez dans
l'amour, de même que le Christ nous a aimés et s'est livré lui-même pour
nous." La passion du Christ doit donc être attribuée à la charité plus
qu'à l'obéissance.
Cependant :
Il est écrit (Ph 2,
8) : "Il s'est fait obéissant à son Père jusqu'à la mort."
Conclusion :
Il est de la plus
haute convenance que le Christ ait souffert par obéissance :
- 1° Parce que
cela convenait à la justification des hommes : "De même que par la
désobéissance d'un seul, beaucoup ont été constitués pécheurs, de même aussi, par
l'obéissance d'un seul, beaucoup sont constitués justes" (Rm 5, 19).
- 2° Cela
convenait à la réconciliation de Dieu avec les hommes. "Nous avons été
réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils" (Rm 5, 10), c'est-à-dire en
tant que la mort du Christ fut elle-même un sacrifice très agréable à Dieu :
"Il s'est livré lui-même à Dieu pour nous en oblation et en sacrifice
d'agréable odeur" (Ep 5, 2). Or l'obéissance est préférée à tous les
sacrifices d'après l'Écriture (1 S 15, 22) : "L'obéissance vaut mieux que
les sacrifices." Aussi convenait-il que le sacrifice de la passion du
Christ eût sa source dans l'obéissance.
- 3° Cela
convenait à la victoire par laquelle il triompha de la mort et de l'auteur de
la mort. Car un soldat ne peut vaincre s'il n'obéit à son chef. Et ainsi
l'homme Christ a obtenu la victoire en obéissant à Dieu : "L'homme
obéissant remportera la victoire" (Pr 21, 28 Vg).
Solutions :
1. Le Christ avait reçu de son Père le précepte de souffrir.
On lit en effet en saint Jean (10, 18) : "J'ai le pouvoir de donner ma vie,
et le pouvoir de la reprendre, tel est le commandement que j'ai reçu de mon
Père."
Saint Jean
Chrysostome explique : "Ce n'est pas qu'il ait dû entendre ce commandement
et qu'il ait eu besoin de l'apprendre, mais il a montré qu'il agissait
volontairement, et il a détruit tout soupçon d'opposition à son Père."
Cependant, parce
que la foi ancienne a atteint son terme avec la mort du Christ, puisqu'il a dit
lui-même en mourant (Jn 19, 30) : "Tout est consommé", on peut
comprendre que par sa passion le Christ a accompli tous les préceptes de la loi
ancienne.
- Les préceptes
moraux fondés sur le précepte de la charité, il les a accomplis en tant qu'il a
souffert par amour pour son Père, d'après sa parole en saint Jean (14, 31) :
"Pour que le monde sache que j'aime mon Père, et que j'agis comme mon Père
me l'a ordonné, levez-vous, sortons d'ici" pour aller au lieu de la
Passion ; et il a souffert également par amour du prochain, selon saint Paul
(Ga 2, 20) : "Il m'a aimé et s'est livré pour moi".
- Quant aux
préceptes cérémoniels de la loi, qui sont surtout ordonnés aux sacrifices et
aux oblations, il les a accomplis par sa passion, en tant que tous les anciens
sacrifices étaient des figures de ce vrai sacrifice que le Christ a offert en
mourant pour nous. Aussi est-il écrit (Col 2, 16) : "Que personne ne vous
critique sur la nourriture et la boisson, ou à cause des jours de fête ou des
néoménies, qui ne sont que l'ombre des choses à venir, tandis que la réalité, c'est
le corps du Christ", en ce sens que le Christ leur est comparé comme le
corps à l'ombre.
- Quant aux
préceptes judiciaires de la loi, qui ont surtout pour but de satisfaire aux
dommages subis, le Christ les a aussi accomplis par sa passion ; car, selon le
Psaume (69, 5), "ce qu'il n'a pas pris, il l'a rendu", permettant
qu'on le cloue au bois à cause du fruit que l'homme avait dérobé à l'arbre du
paradis, contre le commandement de Dieu.
2. L'obéissance implique une contrainte à l'égard de ce qui
est prescrit ; mais elle suppose aussi l'acceptation volontaire à l'égard de
l'accomplissement du précepte. Et telle fut l'obéissance du Christ. La passion
et la mort, considérées en elles-mêmes, étaient opposées à sa volonté naturelle
; cependant il a voulu accomplir sur ce point la volonté de Dieu d'après le
Psaume (40, 9) : "Faire ta volonté, mon Dieu, je l'ai voulu", ce qui
lui a fait dire (Mt 26, 42) : "Si cette coupe ne peut passer loin de moi
sans que je la boive, que ta volonté soit faite."
3. Que le Christ ait souffert par charité et par obéissance, c'est
pour une seule et même raison : il a accompli les préceptes de la charité par
obéissance, et il a été obéissant par amour pour le Père lui donnait ces
préceptes.
Objections :
1. Il semble inique et cruel qu'un innocent soit livré à la
passion et à la mort. Or "Dieu est fidèle et sans aucune iniquité" (Dt
32, 4). Donc il n'a pas livré le Christ innocent à la passion et à la mort.
2. On n'est pas livré à la mort par soi-même en même temps que
par un autre. Or le Christ s'est livré lui-même pour nous selon Isaïe (53, 12)
: "Il s'est livré à la mort." Donc il ne semble pas que Dieu le Père
l'ait livré.
3. Judas est incriminé d'avoir livré le Christ aux Juifs, selon
cette parole rapportée par saint Jean (6, 70) : "L'un de vous est un démon. Jésus parlait de Judas qui devait le
livrer." De même encore les Juifs sont incriminés de l'avoir livré à
Pilate, qui disait lui-même (Jn 18, 35) : "Ta nation et tes grands prêtres
t'ont livré à moi." Pilate aussi "le livra pour qu'il soit crucifié"
(Jn 19, 16). Or, dit saint Paul (2 Co 6, 14), "il n'y a aucun rapport
entre la justice et l'iniquité". Il semble donc que Dieu le Père n'a pas
livré le Christ à la passion.
Cependant :
Il est écrit (Rm 8,
32) : "Dieu n'a pas épargné son Fils unique, mais il l'a livré pour nous
tous."
Conclusion :
Nous l'avons montré à l'Article précédent : le Christ a
souffert volontairement, par obéissance à son Père. Aussi Dieu le Père a-t-il
livré le Christ à la passion de trois façons :
- 1° Selon sa
volonté éternelle, il a ordonné par avance la passion du Christ à la libération
du genre humain, selon cette prophétie d'Isaïe (53, 6) : "Le Seigneur a
fait retomber sur lui l'iniquité de nous tous." Et il ajoute : "Le
Seigneur a voulu le broyer par la souffrance."
- 2° Il lui a
inspiré la volonté de souffrir pour nous, en infusant en lui la charité. Aussi
Isaïe ajoute-t-il "Il s'est livré en sacrifice parce qu'il l'a
voulu."
- 3° Il ne l'a pas
mis à l'abri de la passion, mais il l'a abandonné à ses persécuteurs. C'est
pourquoi il est écrit (Mt 27, 46) que, sur la croix, le Christ disait :
"Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?" Parce que, remarque
saint Augustin Dieu a abandonné le Christ à ses persécuteurs.
Solutions :
1. Il est impie et cruel de livrer un homme innocent à la
passion et à la mort contre sa volonté. Ce n'est pas ainsi que le Père a livré
le Christ, mais en lui inspirant la volonté de souffrir pour nous. Par là on
constate tout d'abord la sévérité de Dieu qui n'a pas voulu remettre le péché
sans châtiment, ce que souligne l'Apôtre (Rm 8, 32) : "Il n'a pas épargné
son propre Fils" ; et sa bonté en ce que l'homme ne pouvant pas satisfaire
en souffrant n'importe quel châtiment, il lui a donné quelqu'un qui satisferait
pour lui, ce que l'Apôtre a souligné ainsi : "Il l'a livré pour nous
tous." Et il dit (Rm 3, 25) : "Lui dont Dieu a fait notre
propitiation par son sang."
2. En tant que Dieu, le Christ s'est livré lui-même à la mort
par le même vouloir et la même action par lesquels le Père le livra. Mais en
tant qu'homme, le Christ s'est livré lui-même, par un vouloir que son Père
inspirait. Il n'y a donc aucune opposition en ce que le Père a livré le Christ,
et que celui-ci s'est livré lui-même.
3. La même action se juge diversement, en bien ou en mal, suivant
la racine dont elle procède. En effet, le Père a livré le Christ et le Christ
s'est livré lui-même, par amour, et on les en loue. Mais Judas a livré le
Christ par cupidité, les Juifs par envie, Pilate par crainte ambitieuse envers
César, et c'est pourquoi on les blâme.
Objections :
1. Par la mort du Christ, les hommes devaient être libérés du
péché, et il paraissait convenable que très peu d'entre eux commettent le péché
de le faire mourir. Or les Juifs ont commis le péché, car c'est à eux que l'on
attribue cette parole (Mt 21, 38) : "Voici l'héritier, venez, tuons-le."
Donc il aurait été convenable que dans le péché du meurtre du Christ, les
païens n'aient pas été impliqués.
2. La vérité doit correspondre à la figure. Or les sacrifices
figuratifs de l'ancienne loi n'étaient pas offerts par les païens, mais par les
juifs. Donc la passion du Christ qui était le sacrifice véritable, n'aurait pas
dû non plus être accompli par les païens.
3. D’après saint Jean (5, 18) : "Les Juifs cherchaient à
faire périr Jésus non seulement parce qu'il violait le sabbat, mais aussi parce
qu'il appelait Dieu son Père, se faisant ainsi l'égal de Dieu". Mais cela
paraissait s'opposer seulement à la loi des Juifs. Du reste eux-mêmes le
disaient (Jn 19, 7) : "Selon notre loi il doit mourir, parce qu'il s'est
fait Fils de Dieu." Il aurait donc été convenable que le Christ ait dû
souffrir non de la part des païens, mais de celle des Juifs, et il semble que
ceux-ci ont menti en disant : "Il ne nous est pas permis de mettre à mort
quelqu'un" (Jn 18, 31) puisque beaucoup de péchés étaient punis de mort
selon la loi, comme on le voit dans le Lévitique (20, 31).
Cependant :
Il y a cette
parole du Seigneur lui-même (Mt 20, 19) : "Ils le livreront aux païens
pour qu'il soit bafoué, flagellé et crucifié."
Conclusion :
Les circonstances
mêmes de la passion du Christ ont préfiguré l'effet de celle-ci.
- D'abord, elle a
eu un effet salutaire sur les Juifs, dont beaucoup furent baptisés, d'après les
Actes (2, 41 et 4, 42), dans la mort du Christ.
- Mais ensuite, par
la prédication des Juifs, l'effet de la passion du Christ est passé aux païens.
Et c'est pourquoi il convenait que le Christ commence à souffrir de la part des
Juifs, et ensuite, les juifs le livrant aux païens, que sa passion soit achevée
par ceux-ci.
Solutions :
1. Afin de montrer l'abondance de sa charité, à cause de
laquelle il souffrait, le Christ en croix a imploré le pardon de ses
persécuteurs ; et c'est pour que le fruit de cette prière parvienne aux Juifs
et aux païens que le Christ a voulu souffrir de la part des uns et des autres.
2. La passion du Christ a été l'oblation d'un sacrifice en
tant que, de son plein gré, il a subi la mort par amour. Mais en tant que le
Christ a souffert de la part de ses persécuteurs, ce ne fut pas un sacrifice
mais un péché infiniment grave.
3. Comme dit saint Augustin : "Les Juifs en disant :
"Il ne nous est pas permis de mettre à mort quelqu'un", veulent dire
que cela ne leur est pas permis à cause de la sainteté de la fête dont ils
avaient commencé la célébration." Ou bien ils parlaient ainsi, d'après saint
Jean Chrysostome, parce qu'ils voulaient le mettre à mort non comme
transgressent de la loi, mais comme ennemi public, parce qu'il s'était fait roi,
ce dont il ne leur appartenait pas de juger. Ou bien parce qu'ils n'avaient pas
le droit de crucifier, ce qu'ils désiraient, mais de lapider, ce qu'ils ont
fait pour saint Étienne.
La meilleure
réponse est que les Romains, dont ils étaient les sujets, leur avaient enlevé
le pouvoir de mettre à mort.
Objections :
1. D'après saint Matthieu (21, 38) : "Les vignerons, en
le voyant, dirent entre eux : Voici l'héritier, venez, tuons-le." Saint
Jérôme commente : "Par ces paroles, le Seigneur prouve clairement que les
chefs des juifs ont crucifié le Fils de Dieu non par ignorance, mais par envie.
Car ils ont compris qu'il est celui à qui le Père avait dit par le prophète (Ps
2, 8) : "Demande-moi et je te donnerai les nations en héritage.""
Il semble donc qu'ils ont connu qu'il était le Christ, ou le Fils de Dieu.
2. Le Seigneur dit (Jn 15, 24) : "Maintenant ils ont vu, et
ils nous haïssent, moi et mon Père." Or, ce qu'on voit, on le connaît
clairement. Donc, les Juifs connaissant le Christ, c'est par haine qu'ils lui
ont infligé la passion.
3. On lit dans un sermon du concile d'Éphèse : "Celui qui
déchire une lettre impériale est traité comme s'il déchirait la parole de
l'empereur et condamné à mort. Ainsi le juif qui a crucifié celui qu'il voyait
sera châtié comme s'il avait osé s'attaquer au Dieu Verbe lui-même." Il
n'en serait pas ainsi s'ils n'avaient pas su qu'il était le Fils de Dieu, parce
que leur ignorance les aurait excusés. Il apparaît donc que les Juifs qui ont
crucifié le Christ ont su qu'il est le Fils de Dieu.
Cependant :
Il y a la parole
de saint Paul (1 Co 2, 8) : "S'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient
crucifié le Seigneur de gloire", et celle-ci de saint Pierre aux Juifs (Ac
3, 17) : "Je sais que vous avez agi par ignorance, comme vos chefs"
et le Seigneur sur la croix demande (Lc 23, 34) : "Père, pardonne-leur, car
ils ne savent pas ce qu'ils font."
Conclusion :
Chez les Juifs, il
y avait les grands et les petits.
- Les grands, qui
étaient leurs chefs, comme dit un auteur ont su "qu'il était le Messie
promis dans la loi ; car ils voyaient en lui tous les signes annoncés par les
prophètes ; mais ils ignoraient le mystère de sa divinité". Et c'est
pourquoi saint Paul dit : "S'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient
crucifié le Seigneur de gloire."
Il faut cependant
remarquer que leur ignorance n'excusait pas leur crime, puisque c'était en
quelque manière une ignorance volontaire. En effet, ils voyaient les signes
évidents de sa divinité ; mais par haine et jalousie, ils les prenaient en
mauvaise part, et ils refusèrent de croire aux paroles par lesquelles il se
révélait comme le Fils de Dieu. Aussi dit-il lui-même à leur sujet (Jn 15, 22)
: "Si je n'étais pas venu, et si je ne leur avais pas parlé, ils
n'auraient pas de péché ; mais maintenant ils n'ont pas d'excuse à leur
péché." Et il ajoute : "Si je n'avais fait parmi eux les oeuvres que
personne d'autre n'a faites, ils n'auraient pas de péché." On peut donc
leur appliquer ce texte (Job 21, 14) : "Ils ont dit à Dieu : Éloigne-toi
de nous, nous ne voulons pas connaître tes chemins."
- Quant aux petits,
c'est-à-dire les gens du peuple, qui ne connaissaient pas les mystères de
l’Écriture, ils ne connurent pleinement ni qu'il était le Messie, ni qu'il
était le Fils de Dieu. Car bien que quelques-uns aient cru en lui, la multitude
n'a pas cru. Parfois elle se demanda si Jésus n'était pas le Messie, à cause de
ses nombreux miracles et de l'autorité de son enseignement, comme on le voit
chez saint Jean (7, 31). Mais ces gens furent ensuite trompés par leurs chefs
au point qu'ils ne croyaient plus ni qu'il soit le Fils de Dieu ni qu'il soit
le Messie. Aussi Pierre leur dit-il : "Je sais que vous avez agi par
ignorance, comme vos chefs" ; c'est-à-dire que ceux-ci les avaient
trompés.
Solutions :
1. Ces paroles sont attribuées aux vignerons, qui symbolisent
les dirigeants du peuple. Et ceux-ci savaient bien qu'il était l'héritier, le
connaissant comme le Messie promis dans la loi.
Mais cette réponse
semble contredite par les paroles du Psaume (2) : "Demande-moi, et je te
donnerai les nations en héritage", adressées au même personnage que
celles-ci : "Tu es mon Fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré."
Donc, s'ils avaient su que c'est à Jésus qu'étaient adressés ces mots :
"Demande-moi..." ils devaient par suite savoir qu'il était le Fils de
Dieu. Saint Jean Chrysostome dit aussi à cet endroit : "Ils savaient qu'il
était le Fils de Dieu." Et sur la parole : "Car ils ne savent pas ce
qu'ils font", saint Bède précise : "Il faut croire qu'il ne prie pas
pour ceux qui ont compris qu'il était le Fils de Dieu, mais qui ont préféré le
crucifier plutôt que le confesser."
2. Avant de dire ces paroles, Jésus avait dit : "Si je
n'avais pas fait parmi eux les oeuvres que personne d'autre n'a faites, ils
n'auraient pas de péché." Et il dit ensuite : "Mais maintenant ils
ont vu, et ils ont haï moi et mon Père." Cela montre que, voyant les
oeuvres admirables du Christ, ce fut par haine qu'ils ne le reconnurent pas
comme le Fils de Dieu.
3. L'ignorance volontaire n'excuse pas la faute, mais l'aggrave
plutôt ; car elle prouve que l'on veut si violemment accomplir le péché que
l'on préfère demeurer dans l'ignorance pour ne pas éviter le péché, et c'est
pourquoi les Juifs ont péché comme ayant crucifié le Christ non seulement comme
homme, mais comme Dieu.
Objections :
1. Le péché qui a une excuse n'est pas le plus grave. Or le
Seigneur lui-même a excusé le péché de ceux qui l'ont crucifié, en disant :
"Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font."
2. Le Seigneur a dit à Pilate (Jn 19, 11) : "Celui qui
m'a livré à toi a commis un péché plus grand." Or Pilate a fait crucifier
Jésus par ses subordonnés. Il apparaît donc que le péché de Judas qui l'a livré
était plus grand que celui des exécuteurs.
3. Selon le Philosophe (Aristote) : "Personne ne souffre
d'injustice, s'il y consent", et comme il le dit au même endroit, "si
nul ne souffre une injustice, nul ne la commet". Donc on ne commet pas
d'injustice contre celui qui est consentant. Or on a vu que le Christ a
souffert volontairement. Donc les bourreaux du Christ n'ont rien fait d'injuste,
et ainsi leur péché n'est pas le plus grave.
Cependant :
Sur le texte de
saint Matthieu (23, 32) : "Et vous, vous dépassez la mesure de vos
pères", il y a ce commentaire de saint Jean Chrysostome : "En vérité,
ils ont dépassé la mesure de leurs pères. Car ceux-là tuaient des hommes, et
eux ils ont crucifié Dieu."
Conclusion :
Nous l'avons dit à
l'Article précédent, les chefs des juifs ont connu le Christ, et s'il y a eu
chez eux de l'ignorance, elle fut volontaire et ne peut les excuser. C'est
pourquoi leur péché fut le plus grave, que l'on considère le genre de leur
péché ou la malice de leur volonté.
Quant aux "petits",
aux gens du peuple, ils ont péché très gravement, si l'on regarde le genre de
leur péché, mais celui-ci est atténué quelque peu à cause de leur ignorance.
Aussi sur la parole : "Ils ne savent pas ce qu'ils font", saint Bède
nous dit-il : "Le Christ prie pour ceux qui ne savaient pas ce qu'ils
faisaient, ayant le zèle de Dieu, mais dépourvus de connaissance."
Beaucoup plus
excusable fut le péché des païens qui l'ont crucifié de leurs mains, parce
qu'ils n'avaient pas la science de la loi.
Solutions :
1. Cette excuse du Seigneur ne vise pas les chefs des Juifs, nous
venons de le montrer, mais les petites gens du peuple.
2. Judas a livré le Christ non à Pilate mais aux chefs des
prêtres, qui le livrèrent à Pilate selon cette parole (Jn 18, 35) : "Ta
nation et tes grands prêtres t'ont livré à moi." Cependant le péché de
tous ces gens fut plus grave que celui de Pilate qui tua le Christ par peur de
César ; et il fut plus grand que celui des soldats qui crucifièrent le Christ
sur l'ordre de leurs chefs, non par cupidité comme Judas, ni par envie et par
haine comme les chefs des prêtres.
3. Le Christ a voulu sa passion, c'est vrai, comme Dieu l'a
voulue, mais il n'a pas voulu l'action inique des juifs. Et c'est pourquoi les
meurtriers du Christ ne sont pas excusés d'injustice. Et pourtant celui qui met
à mort un homme ne fait pas tort seulement à cet homme, mais aussi à Dieu et à
la société, comme du reste celui qui se tue, selon le Philosophe (Aristote).
Aussi
David
condamna-t-il à mort celui qui n'avait pas craint de porter la main sur le Messie
du Seigneur afin de le tuer, quoique celui-ci l'eût demandé (2 S 1, 6).
Il faut maintenant étudier les effets de la passion du Christ. D'abord
le mode de son efficacité (Q. 48). Ensuite ses effets proprement dits (Q. 49).
1. La passion du Christ a-t-elle causé notre
salut par mode de mérite ? - 2. Par mode de satisfaction ? - 3. Par mode de
sacrifice ? - 4. Par mode de rachat ? - 5. Est-il propre au Christ d'être le
Rédempteur ? - 6. A-t-il produit les effets de notre salut par mode
d'efficience ?
Objections :
1. Les principes des passions que l'on souffre ne sont pas en
nous. Or, on ne reçoit du mérite ou de la louange que pour ce dont le principe
est en nous. Donc la passion du Christ n'a rien opéré par mode de mérite.
2. Le Christ a mérité pour lui et pour nous dès le début de sa
conception, on l'a vu plus haut. Or il est superflu de mériter de nouveau ce
qu'on a déjà mérité auparavant.
3. La racine du mérite est la charité. Or la charité du Christ
n'a pas progressé davantage pendant sa passion qu'auparavant. Il n'a donc pas
plus mérité notre salut en souffrant qu'il ne l'avait mérité auparavant.
Cependant :
Sur ce texte (Ph 2,
9) : "C'est pourquoi Dieu l'a exalté...", saint Augustin écrit :
"L'humilité de la passion est ce qui mérite la gloire. La gloire est la
récompense de l'humilité." Or le Christ a été glorifié en lui-même et
aussi dans ses fidèles, comme il le dit lui-même (Jn 17, 10). Donc il apparaît
que lui-même a mérité le salut de ses fidèles.
Conclusion :
Nous l'avons dit
précédemment, le Christ a reçu la grâce non seulement à titre individuel, mais
aussi comme tête de l'Église, de telle façon que sa grâce rejaillisse de lui
sur ses membres. Voilà pourquoi les actions du Christ ont pour ses membres
aussi bien que pour lui les mêmes effets que les actions d'un homme en état de
grâce en ont pour lui-même. Or, il est évident que tout homme en état de grâce
qui souffre pour la justice mérite par le fait même le salut pour lui, d'après
cette parole en saint Matthieu : "Heureux ceux qui souffrent persécution
pour la justice." Il s'ensuit que le Christ par sa passion a mérité le
salut non seulement pour lui, mais aussi pour tous ses membres.
Solutions :
1. La passion, en tant que telle, n'est pas méritoire, car
elle a son principe à l'extérieur. Mais en tant qu'on la supporte
volontairement, elle a son principe à l'intérieur, et sous ce rapport elle est
méritoire.
2. Dès le début de sa conception le Christ nous a mérité le
salut éternel, mais, de notre part, il y avait certains obstacles qui nous
empêchaient d'obtenir l'effet des mérites acquis précédemment ; aussi, pour
écarter ces obstacles, a-t-il fallu que le Christ souffre, comme on l'a dit
plus haut.
3. La passion du Christ a eu un effet que n'avaient pas
produit ses mérites antérieurs, non pas en raison d'une plus grande charité, mais
en raison du genre d'action qui convenait à cet effet, comme on l'a vu quand on
a indiqué les motifs de la passion du Christ.
Objections :
1. Celui qui a péché est celui qui doit satisfaire, comme
c'est évident pour les autres parties de la pénitence ; car c'est à celui qui a
péché qu'il appartient de se repentir et de se confesser. Mais le Christ, selon
saint Pierre (1 P 2, 22) "n'a pas commis de péché". Il n'a donc pas
satisfait par sa propre passion.
2. On n'opère aucune satisfaction en commettant une plus
grande offense. Or la plus grande offense fut commise dans la passion du Christ,
puisque ceux qui l'ont tué ont commis le plus grave des péchés, comme on l'a vu
plus haut. Il semble donc que l'on ne pouvait fournir de satisfaction à Dieu
par la passion du Christ.
3. Toute satisfaction implique une certaine égalité avec la
faute, puisque c'est un acte de justice. Or la passion du Christ ne peut égaler
tous les péchés du genre humain. Le Christ, en effet, n'a pas souffert selon sa
divinité, mais "selon sa chair", dit saint Pierre (1 P 4, 1). Et
l'âme, qui est le siège du péché, est plus importante que la chair. Le Christ
n'a donc pas satisfait pour nos péchés par sa passion.
Cependant :
On attribue au
Christ cette parole du Psaume (69, 5 Vg) : "Ce que je n'ai pas pris, je
l'ai rendu." Or on ne rend pas si l'on ne satisfait pas intégralement. Il
apparaît donc que le Christ, en souffrant, a parfaitement satisfait pour nos
péchés.
Conclusion :
On satisfait
évidemment pour une offense, si l'on offre à l'offensé ce que celui-ci aime
autant ou davantage qu'il n'a détesté l'offense. Or le Christ, en souffrant par
charité et par obéissance, a offert à Dieu quelque chose de plus grand que ne
l'exigeait la compensation de toutes les offenses du genre humain :
- 1° à cause de la
grandeur de la charité en vertu de laquelle il souffrait ;
- 2° à cause de la
dignité de la vie qu'il donnait comme satisfaction, parce que c'était la vie de
celui qui était Dieu et homme ;
- 3° à cause de
l'universalité de ses souffrances et de l'acuité de sa douleur, nous l'avons
dit plus haut. Et c'est pourquoi la passion du Christ a été une satisfaction
non seulement suffisante, mais surabondante pour les péchés du genre humain, selon
saint Jean (1 Jn 2, 2) : "Il est lui-même propitiation pour nos péchés, non
seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier".
Solutions :
1. La tête et les membres forment comme une seule personne
mystique ; aussi la satisfaction du Christ s'étend-elle à tous les fidèles, comme
à ses membres. De plus, en tant que deux hommes sont unis dans la charité, l'un
d'eux peut aussi satisfaire pour l'autre, nous le dirons plus loin.
2. La charité du Christ souffrant a surpassé la malice de ceux
qui l'ont crucifié ; aussi la satisfaction offerte par le Christ dans sa
passion a-t-elle été plus grande que l'offense que ses meurtriers ont commise
en le tuant. C'est au point que la passion du Christ a été une satisfaction
suffisante et même surabondante pour les péchés de ses meurtriers.
3. La dignité de la chair du Christ n'est pas à estimer
seulement d'après la nature de cette chair, mais aussi d'après la personne qui
l'a prise. En tant qu'elle était la chair de Dieu elle possédait une dignité
infinie.
Objections :
1. La réalité doit correspondre à la figure. Or, dans les
sacrifices de l'ancienne loi, qui étaient des figures du Christ, on n'offrait
jamais de chair humaine. Au contraire, les sacrifices humains étaient tenus
pour abominables selon ce texte du Psaume (106, 38) : "Ils ont répandu le
sang innocent, le sang de leurs fils et de leurs filles, qu'ils ont immolés aux
idoles de Canaan." Il semble donc que la passion du Christ n'est pas un
sacrifice.
2. "Le sacrifice visible, dit saint Augustin est le
sacrement, c'est-à-dire le signe sacré du sacrifice invisible." Or la
passion du Christ n'est pas un signe, elle est plutôt symbolisée par d'autres
signes.
3. Offrir un sacrifice, c'est faire du sacré, comme le mot
même de sacrifice le montre. Or ceux qui ont tué le Christ n'ont pas fait
quelque chose de sacré, mais ont agi avec une grande méchanceté. La passion du
Christ fut donc un maléfice, un crime, plutôt qu'un sacrifice.
Cependant :
Il y a ce texte de
saint Paul (Ep 5, 2) : "Il s'est livré lui-même à Dieu pour nous en
oblation et en sacrifice d'agréable odeur."
Conclusion :
Le sacrifice, au
sens propre, désigne ce que l'on offre à Dieu pour lui rendre l'honneur qui lui
est dû, en vue de l'apaiser. De là vient cette définition de saint Augustin :
"Le vrai sacrifice est toute oeuvre qui contribue à nous unir à Dieu dans
une sainte société, c'est-à-dire rapportée à ce bien suprême grâce auquel nous
pouvons être véritablement heureux." Or le Christ "s'est offert
lui-même pour nous dans sa passion" ; et cette oeuvre : supporter
volontairement sa passion, fut souverainement agréable à Dieu, comme provenant
de la charité. Il est donc évident que la passion du Christ fut un véritable
sacrifice. Et comme saint Augustin le remarque un peu plus loin : "De ce
vrai sacrifice les anciens sacrifices des saints étaient les signes multiples
et variés, ne figurant que lui sous des formes nombreuses, de même qu'une seule
chose se dit en beaucoup de mots pour la faire valoir au maximum et sans
ennui." Il note aussi : "Il y a quatre choses à considérer en tout
sacrifice : celui à qui on l'offre, celui qui l'offre, ce qu'on offre, ceux
pour qui on l'offre. Or le seul, unique et véritable médiateur, qui nous
réconcilie avec Dieu par le sacrifice de paix devait demeurer un avec celui à
qui il offrait ce sacrifice, faire un en lui ceux pour qui il l'offrait, être
le seul et le même qui offrait, et ce qu'il offrait."
Solutions :
1. La réalité correspond à la figure dans une certaine mesure,
mais non totalement, car la vérité dépasse forcément la figure. Aussi
convenait-il que la figure du sacrifice où la chair du Christ est offerte pour
nous, n'utilisât que la chair des animaux et non celle des hommes. La chair du
Christ est le sacrifice le plus parfait. Voici pourquoi.
- 1° Appartenant à
la nature humaine, elle est offerte à juste titre pour des hommes, et elle est
consommée par eux sacramentellement.
- 2° Passible et
mortelle, elle se prêtait à l'immolation.
- 3° Sans péché, elle
était efficace pour purifier les péchés.
- 4° Étant la
chair de l'offrant lui-même, elle était agréée de Dieu à cause de la charité de
celui qui offrait sa chair.
C'est l'avis de
saint Augustin : "Qu'est-ce que les hommes pouvaient prendre et offrir
pour eux-mêmes, de plus adapté qu'une chair humaine ? Quoi de plus apte à
l'immolation qu'une chair mortelle ? Quoi d'aussi pur pour purifier les vices
des mortels qu'une chair née sans la corruption de la convoitise charnelle, dans
un sein et d'un sein virginal ? Qu'est-ce qui pouvait être offert et accepté
avec plus de grâce que la chair de notre sacrifice, devenu le corps de notre
prêtre ?"
2. Dans ce texte saint Augustin parle des sacrifices
figuratifs visibles. En outre, la passion même du Christ, bien que symbolisée
par les autres sacrifices figuratifs, est à son tour le signe d'une réalité que
nous devons observer (1 P 4, 1) : "Le Christ ayant souffert dans sa chair,
armez-vous aussi de cette pensée : celui qui a souffert dans sa chair a rompu
avec le péché, afin de passer le temps qu'il reste à passer dans la chair, non
plus selon les convoitises des hommes, mais selon la volonté de Dieu."
3. La passion, considérée de la part de ceux qui ont tué le
Christ fut un maléfice, un crime, mais de la part du Christ qui a souffert par
charité, elle fut un sacrifice. Aussi dit-on que c'est le Christ lui-même qui
l'a offert, et non pas ses meurtriers.
Objections :
1. Nul n'achète ni ne rachète ce qui n'a pas cessé de lui
appartenir. Or les hommes n'ont pas cessé d'être à Dieu : "Au Seigneur le
monde et sa richesse, la terre et tous ses habitants" (Ps 24, 1).
2. D'après saint Augustin : "Le démon devait être dominé
par la justice du Christ". Mais la justice exige que le ravisseur
frauduleux du bien d'autrui en soit dépouillé, parce que "la fraude et la
ruse ne doivent profiter à personne" ainsi que le dit le droit humain
lui-même. Donc, puisque le diable a trompé frauduleusement et asservi la
créature de Dieu qu'est l'homme, il apparaît que l'homme n'aurait pas dû être
arraché à son pouvoir par mode de rachat.
3. Quiconque achète ou rachète un objet en verse le prix à
celui qui le possédait. Or le Christ n'a pas versé le sang, prix de notre
rédemption, au démon qui nous tenait captifs. Le Christ ne nous a donc pas
rachetés par sa passion.
Cependant :
Saint Pierre écrit (1 P 1, 18) : "Ce n'est pas avec de l'or
ou de l'argent corruptible que vous avez été rachetés des vaines pratiques que
vous teniez de vos pères, mais par le sang précieux du Christ, comme d'un
agneau sans tache et sans souillure." Et saint Paul aux Galates (3, 13) :
"Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi en se faisant pour
nous malédiction." Or, si le Christ s'est fait pour nous malédiction, c'est
en souffrant pour nous sur l'arbre de la croix, comme nous l'avons déjà dit.
Donc il nous a rachetés par sa passion.
Conclusion :
Par le péché
l'homme avait contracté une double obligation :
- 1° Celle de
l'esclavage du péché, car "celui qui pèche est esclave du péché" (Jn
8, 35), et "on est esclave de celui par qui on s'est laissé vaincre"
(2 P 2, 19). Donc, parce que le démon avait vaincu l'homme en l'induisant à
pécher, l'homme était soumis à l'esclavage du démon.
- 2° Quant à la
responsabilité de la peine, l'homme était débiteur envers la justice divine. Et
c'est là aussi un esclavage, car c'est un esclavage, que de subir ce qu'on ne
veut pas, alors que l'homme libre dispose de lui-même comme il veut.
Donc, parce que la
passion du Christ a été une satisfaction adéquate et surabondante pour le péché
et pour la peine due par le genre humain, sa passion a été comme une rançon par
laquelle nous avons été libérés de cette double obligation. Car la satisfaction
offerte pour soi ou pour autrui, est comme une rançon par laquelle on rachète
soi-même ou autrui du péché et de la peine, selon cette parole de Daniel (4, 24)
: "Rachète tes péchés par des aumônes." Or, si le Christ a satisfait,
ce n'est évidemment pas en donnant de l'argent ou quelque chose de semblable, mais
en donnant pour nous ce qui était le plus précieux, c'est-à-dire lui-même. Et
voilà pourquoi on dit que la passion du Christ est notre rachat et notre
rédemption.
Solutions :
1. L'homme appartient à Dieu de deux manières :
- 1° En tant qu'il
est soumis à sa puissance. Et sous ce rapport, l'homme n'a jamais cessé
d'appartenir à Dieu, selon le texte de Daniel (4, 29) : "Le Très-Haut
domine sur le royaume des hommes, et il le donne à qui il veut."
- 2° L'homme
appartient à Dieu en lui étant uni par la charité, dit saint Paul (Rm 8, 9) :
"Qui n'a pas l'esprit du Christ ne lui appartient pas."
De la première
manière, l'homme n'a jamais cessé d'être à Dieu. De la deuxième manière, il l'a
cessé par le péché. Et c'est pourquoi, en tant qu'il a été libéré par le Christ
qui satisfaisait en souffrant pour lui, on dit qu'il a été racheté par la
passion du Christ.
2. En péchant, l'homme avait contracté une obligation envers
Dieu et envers le démon. Quant à la faute, il avait offensé Dieu et s'était
soumis au démon, en lui cédant. Aussi, en raison de la faute, il n'était pas
devenu l'esclave de Dieu, mais il s'était plutôt écarté de son service et il
était tombé sous la servitude du démon, Dieu le permettant avec justice à cause
de l'offense commise contre lui. Mais quant à la peine, c'est envers Dieu que
l'homme s'était lié, comme envers son souverain juge ; et envers le démon comme
envers son bourreau, selon cette parole de saint Matthieu (5, 25) : "De
peur que ton adversaire ne te livre au juge, et que le juge ne te livre à
l'exécuteur", c'est-à-dire, selon saint Jean Chrysostome, "à l'ange
cruel du châtiment". Si le démon gardait injustement sous son esclavage
autant qu'il était en lui, l'homme trompé par sa ruse et quant à la faute et
quant à la peine, il était juste cependant que l'homme souffre cela, car Dieu
avait permis quant à la faute, et l'avait prescrit quant à la peine. Voilà
pourquoi la justice exigeait par rapport à Dieu que l'homme soit racheté.
3. Pour libérer l'homme, le rachat était requis par rapport à
Dieu, non par rapport au démon. Le prix ne devait donc pas en être payé au
démon, mais à Dieu. Aussi ne dit-on pas que le Christ a offert son sang, prix
de notre rachat, au démon, mais à Dieu.
Objections :
1. On dit dans le Psaume (31, 6) : "Tu m'as racheté, Seigneur,
Dieu de vérité." Mais être "Seigneur, Dieu de vérité" convient à
toute la Trinité et n'est donc pas propre au Christ.
2. Est rédempteur celui qui verse le prix du rachat. Mais Dieu
le Père a donné son Fils en rédemption pour nos péchés selon le Psaume (111, 9)
: "Le Seigneur a envoyé la rédemption à son peuple", c'est-à-dire, pour
la Glose, "le Christ qui donne la rédemption aux captifs". Donc, non
seulement le Christ, mais aussi Dieu le Père nous a rachetés.
3. Non seulement la passion du Christ, mais celle des autres
saints a été profitable à notre salut selon saint Paul (Col 1, 24) : "Je
me réjouis dans mes souffrances pour vous, et j'achève dans ma chair ce qui
manque aux épreuves du Christ, pour son corps qui est l'Église." Le Christ
ne doit donc pas être seul à être appelé le Rédempteur, mais aussi les autres
saints.
Cependant :
Il y a cette
parole de saint Paul (Ga 3, 13) : "Le Christ nous a rachetés de la
malédiction de la loi, en se faisant pour nous malédiction." Or, seul le
Christ est devenu pour nous malédiction. Seul donc, il doit être appelé notre
Rédempteur.
Conclusion :
Pour un rachat, deux
choses sont requises : l'acte de paiement et le prix à payer. Si, pour un
rachat, on paie non avec son bien, mais avec le bien d'autrui, on n'est pas
l'acheteur principal : c'est celui dont le bien a servi au paiement. Or, le
prix de notre rédemption, c'est le sang du Christ ou sa vie corporelle, qui est
dans le sang, et c'est le Christ lui-même qui l'a payé. Il s'ensuit que l'acte
du paiement et le prix du paiement appartiennent immédiatement au Christ en
tant qu'homme ; ils appartiennent aussi à la Trinité tout entière, comme à leur
cause première et éloignée ; car la vie même du Christ appartenait à la Trinité,
comme à son premier auteur, et c'est la Trinité qui a inspiré au Christ homme
de souffrir pour nous. Voilà pourquoi il est propre au Christ, en tant qu'homme,
d'être le Rédempteur d'une manière immédiate, mais la rédemption elle-même peut
être attribuée à la Trinité comme à sa cause première.
Solutions :
1. La Glose explique ainsi ce texte : "Toi, Seigneur, Dieu de vérité, tu m'as
racheté : cela s'est accompli lorsque le Christ a crié : En tes mains, Seigneur, je remets mon esprit."
Et ainsi la rédemption appartient immédiatement au Christ homme, et à Dieu
comme principe.
2. La rançon de notre rachat, le Christ homme l'a payée, sans
intermédiaire, mais sur l'ordre du Père, auteur primordial.
3. Les souffrances des saints profitent à l'Église, non par
mode de rédemption, mais à titre d'exhortation et d'exemple, comme dit saint
Paul (2 Co 1, 6) : "Nous sommes dans la détresse pour votre exhortation et
votre salut."
Objections :
1. La cause efficiente de notre salut, c'est la grandeur de la
puissance divine, d'après Isaïe (59, 1) : "Non, la main du Seigneur n'est
pas trop courte pour nous sauver." Or le Christ, dit saint Paul (2 Co 13, 4),
"a été crucifié en raison de sa faiblesse". La passion du Christ n'a
donc pas produit notre salut par efficience.
2. Une cause corporelle n'agit d'une manière efficiente que
par contact. C'est ainsi que le Christ a guéri le lépreux en le touchant, "afin
de montrer, dit saint Jean Chrysostome, que sa chair avait une vertu
salutaire". Mais la passion du Christ n'a pas pu être en contact avec tous
les hommes. Donc elle n'a pas pu opérer leur salut par efficience.
3. Le même homme ne peut pas agir à la fois par mode de mérite
et par mode d'efficience, car celui qui mérite attend d'autrui sa réalisation.
Or la passion du Christ a produit notre salut par mode de mérite. Elle ne l'a
donc pas produit par efficience.
Cependant :
On lit dans la
première épître aux Corinthiens (1, 18) : "La parole de la croix, pour
ceux qui se sauvent, est vertu de Dieu." Or la vertu de Dieu produit notre
salut par efficience.
Conclusion :
Il y a une double
cause efficiente principale et instrumentale. La cause efficiente principale du
salut des hommes est Dieu. Mais l'humanité du Christ, étant l'instrument de sa
divinité, comme on l'a dit précédemment il s'ensuit que toutes les actions et
souffrances du Christ agissent instrumentalement, en vertu de la divinité, pour
le salut des hommes. A ce titre, la passion du Christ cause le salut des hommes
par efficience.
Solutions :
1. La passion du Christ, par rapport à sa chair, convient à la
faiblesse qu'il a prise ; mais, par rapport à sa divinité, elle en retire une
vertu infinie, d'après saint Paul (1 Co 1, 25) : "Ce qui est faiblesse en
Dieu est plus fort que les hommes", car la faiblesse du Christ, en tant
qu'elle appartient à Dieu, possède une puissance qui dépasse toute puissance
humaine.
2. Quoique corporelle, la passion du Christ est dotée
cependant d'une puissance spirituelle en raison de la divinité qui se l'est
unie. Aussi obtient-elle son efficacité par un contact spirituel c'est-à-dire
par la foi et les sacrements de la foi, selon la parole de saint Paul (Rm 3, 25)
: "Dieu a destiné le Christ à servir de propitiation par la foi en son
sang."
3. Par rapport à sa divinité, la passion du Christ agit par
mode de cause efficiente ; par rapport à la volonté de l'âme du Christ, elle
agit par mode de mérite ; par rapport à la chair même du Christ, elle agit par
mode de satisfaction, en tant que par elle nous sommes délivrés de l'obligation
de la peine ; par mode de rachat ou rédemption, en tant que par elle nous
sommes délivrés de l'esclavage de la faute ; par mode de sacrifice, en tant que
par elle nous sommes réconciliés avec Dieu, comme on le dira à la question
suivante.
1. Par la passion du Christ sommes-nous
délivrés du péché ? - 2. Sommes-nous délivrés de la puissance du démon ? - 3.
Sommes-nous délivrés de l'obligation du châtiment ? - 4. Sommes-nous
réconciliés avec Dieu ? - 5. Par elle, la porte du Ciel nous a-t-elle été
ouverte ? - 6. Est-ce par elle que le Christ a obtenu son exaltation dans la
gloire ?
Objections :
1. Délivrer des péchés est propre à Dieu, selon Isaïe (43, 25)
: "C'est moi qui efface tes iniquités, par égard pour moi." Or le
Christ n'a pas souffert en tant que Dieu, mais en tant qu'homme. Donc nous ne
sommes pas délivrés du péché par sa passion.
2. Le corporel n'agit pas sur le spirituel. Or la passion du
Christ est corporelle, tandis que le péché n'existe que dans l'âme, qui est une
créature spirituelle. La passion du Christ n'a donc pas pu nous purifier du
péché.
3. Nul ne peut être délivré du péché qu'il n'a pas commis, mais
qu'il commettra dans la suite. Donc, puisque beaucoup de péchés ont été commis
après la passion du Christ et qu'il s'en commet tous les jours, il apparaît que
nous ne sommes pas délivrés du péché par la passion du Christ.
4. Une fois posée la cause suffisante pour produire un effet, rien
d'autre n'est requis. Or, pour la rémission des péchés, on requiert encore le
baptême et la pénitence. Il semble donc que la passion du Christ ne soit pas
cause suffisante de la rémission des péchés.
5. Il est écrit dans les Proverbes (10, 12) : "La charité
couvre toutes les offenses." Et aussi (15, 27 Vg) : "Les péchés sont
purifiés par la miséricorde et la foi." Or la foi a beaucoup d'autres
objets, et la charité beaucoup d'autres motifs que la passion du Christ.
Cependant :
Il est écrit dans
l'Apocalypse (1, 5) : "Il nous a aimés et il nous a lavés de nos péchés
dans son sang."
Conclusion :
La passion du
Christ est la cause propre de la rémission des péchés de trois manières :
- 1° Par mode
d'excitation à la charité ; car selon saint Paul (Rm 6, 8) : "La preuve
que Dieu nous aime, c'est que dans le temps où nous étions encore pécheurs, le
Christ est mort pour nous." Or, par la charité, nous obtenons le pardon
des péchés, suivant cette parole (Lc 7, 47) : "Ses nombreux péchés lui ont
été remis parce qu'elle a beaucoup aimé."
- 2° Par mode de
rédemption. En effet, le Christ est notre tête. Par la passion qu'il a subie en
vertu de son obéissance et de son amour, il nous a délivrés de nos péchés, nous
qui sommes ses membres, comme si sa passion était le prix de notre rachat.
C'est comme si un homme, au moyen d'une oeuvre méritoire accomplie par sa main,
se rachetait du péché commis par ses pieds. Car, de même que le corps naturel
est un, alors qu'il consiste en membres divers, l'Église tout entière, corps
mystique du Christ, est comptée pour une seule personne avec sa tête, qui est
le Christ.
- 3° Par mode
d'efficience. La chair dans laquelle le Christ a souffert sa passion est
l'instrument de sa divinité, et c'est en raison de sa divinité que ses
souffrances et ses actions agissent dans la vertu divine, en vue de chasser le
péché.
Solutions :
1. Le Christ n'a pas souffert en tant que Dieu ; cependant sa
chair a été l'instrument de sa divinité. De ce fait sa passion a eu, comme on
vient de le dire, la vertu divine de remettre les péchés.
2. La passion du Christ est corporelle ; cependant elle reçoit
une vertu spirituelle de la divinité à laquelle sa chair a été unie comme
instrument. Par cette vertu la passion du Christ est cause de la rémission des
péchés.
3. Par sa passion le Christ nous a délivrés de nos péchés par
mode de causalité : elle institue en effet la cause de notre libération, cause
par laquelle peuvent être remis, à tout moment, n'importe quels péchés, présents
ou futurs ; comme un médecin qui ferait un remède capable de guérir n'importe
quelle maladie, même dans l'avenir.
4. La passion du Christ, nous venons de le dire, est comme la
cause préalable de la rémission des péchés. Il est pourtant nécessaire qu'on
l'applique à chacun, pour que ses propres péchés soient effacés. Cela se fait
par le baptême, la pénitence et les autres sacrements, qui tiennent leur vertu
de la passion du Christ, comme on le dira plus loin.
5. C'est aussi par la foi que la passion du Christ nous est
appliquée, afin que nous en percevions les fruits, d'après saint Paul (Rm 9, 25)
: "Dieu a destiné le Christ à servir de propitiation par la foi en son
sang." Or, la foi par laquelle nous sommes purifiés du péché, n'est pas la
foi informe, qui peut subsister même avec le péché, mais la foi informée par la
charité ; la passion du Christ nous est donc appliquée non seulement quant à
l'intelligence, mais aussi quant à l'affectivité. Et de cette manière encore, c'est
par la vertu de la passion du Christ que les péchés sont remis.
Objections :
1. On n'a aucun pouvoir si l'on ne peut l'exercer sans la
permission d'un autre. Or, c'est le cas du démon, comme on le voit dans le
livre de Job : ce n'est qu'après en avoir reçu de Dieu le pouvoir que le démon
a frappé Job, d'abord dans ses biens, puis dans son corps. On lit aussi (Mt 8, 31)
que les démons n'ont pu entrer dans les porcs qu'avec la permission du Christ.
Donc le démon n'a
jamais eu de pouvoir sur les hommes. Et ainsi on ne peut pas dire que par la
passion du Christ nous avons été libérés de la puissance du démon.
2. Le démon exerce son pouvoir sur les hommes par ses
tentations et par ses vexations corporelles. Or, il continue, après la passion
du Christ, à exercer ce pouvoir sur les hommes. Donc nous n'avons pas été
libérés de son pouvoir par la passion du Christ.
3. La vertu de la passion du Christ dure perpétuellement
d'après l'épître aux Hébreux (10, 14) : "Par une seule oblation il a rendu
parfaits pour toujours ceux qui ont été sanctifiés." Or les hommes ne sont
pas délivrés en tous lieux du pouvoir du démon, car en beaucoup de parties du
monde il y a encore des idolâtres ; et ils n'en sont pas non plus délivrés pour
toujours, car au temps de l'Antéchrist le démon exercera sa puissance au
maximum pour nuire aux hommes, car "il viendra par l'opération de Satan, au
milieu de toutes sortes de miracles, de signes, de prodiges mensongers, et avec
toutes les tromperies du mal" (2 Th 2, 9). Il semble donc que la passion
du Christ n'a pas délivré le genre humain de la puissance du démon.
Cependant :
Le Seigneur dit en
saint Jean (12, 31) à l'approche de la passion : "Maintenant le prince de
ce monde va être jeté dehors ; et moi, quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai
tout à moi." Or le Christ a été élevé de terre par la passion de la croix.
C'est donc par elle que le démon a été dépouillé de son pouvoir sur les hommes.
Conclusion :
Au sujet du
pouvoir que le diable exerçait sur les hommes avant la passion du Christ, trois
points de vue entrent en ligne de compte :
- 1° Celui de
l'homme qui, par son péché, a mérité d'être livré au pouvoir du péché, dont la
tentation l'avait dominé.
- 2° Celui de Dieu
que l'homme avait offensé en péchant, et qui en vertu de la justice l'avait
abandonné au pouvoir du diable.
- 3° Celui du
démon qui, par sa volonté très perverse, empêchait l'homme d'atteindre son
salut.
Or :
- 1° l'homme a été
délivré du pouvoir du démon par la passion du Christ en tant que celle-ci est
cause de la rémission des péchés.
- 2° Elle nous a
délivrés du pouvoir du démon en tant qu'elle nous a réconciliés avec Dieu, comme
on le verra tout à l'heure.
- 3° Elle nous a
délivrés du pouvoir du démon en tant que celui-ci a dépassé la mesure du pouvoir
que Dieu lui avait accordé, en complotant la mort du Christ, qui n'avait pas
mérité la mort, puisqu'il était sans péché. Ce qui fait dire à saint Augustin :
"Le démon a été vaincu par la justice de Jésus Christ, parce qu'il l'a tué,
bien qu'il n'ait rien trouvé en lui qui mérite la mort. Dès lors il est juste
que les débiteurs retenus par lui soient libérés, puisqu'ils mettent leur
confiance en celui que le démon a mis à mort sans aucun droit."
Solutions :
1. On ne dit pas que le démon a eu pouvoir sur les hommes au
point qu'il aurait pu leur nuire sans la permission de Dieu. Mais il lui était
permis en toute justice de nuire aux hommes qu'il avait amenés, en les tentant,
à lui obéir.
2. Encore maintenant le démon peut, avec la permission de Dieu,
tenter les hommes dans leurs âmes, et les tourmenter dans leurs corps ;
cependant ils trouvent dans la passion du Christ un remède préparé pour qu'ils
se protègent contre les assauts de l'ennemi en évitant d'être entraînés dans le
désastre de la mort éternelle. Avant la passion du Christ, tous ceux qui
résistaient au démon le pouvaient grâce à leur foi en la passion du Christ, quoique
cette passion ne fût pas accomplie. Sur un point cependant, personne n'avait pu
échapper au pouvoir du démon en ne descendant pas aux enfers. Mais après la
passion du Christ et grâce à sa vertu, les hommes peuvent en être préservés.
3. Dieu permet au démon de tromper les hommes quant à
certaines personnes, certains temps et certains lieux, selon le dessein caché
de ses jugements. Toujours, cependant, par la passion du Christ, les hommes
trouvent un remède préparé pour se protéger contre les fourberies du démon, même
au temps de l'Antéchrist. Mais si quelques-uns négligent d'employer ce remède, cela
n'enlève rien à l'efficacité de la passion du Christ.
Objections :
1. Le principal châtiment du péché, c'est la damnation
éternelle. Or ceux qui étaient damnés en enfer pour leurs péchés n'ont pas été
délivrés par la passion du Christ, car en enfer il n'y a pas de rédemption.
2. A ceux qui ont été délivrés de leur obligation à la peine, on
ne doit pas en imposer une autre. Or on impose aux pénitents une peine
satisfactoire. Donc la passion du Christ n'a pas délivré de l'obligation du
châtiment.
3. La mort est le châtiment du péché selon saint Paul (Rm 6, 23)
: "Le salaire du péché, c'est la mort." Or après la passion du Christ
les hommes continuent à mourir. Donc par la passion du Christ les hommes n'ont
pas été délivrés de l'obligation du châtiment.
Cependant :
Il y a la
prophétie d'Isaïe (53, 4) : "Vraiment il a pris nos maladies, il a porté
lui-même nos douleurs."
Conclusion :
Par la passion du
Christ nous avons été libérés de l'obligation de la peine de deux manières :
- 1° Directement :
la passion du Christ a été une satisfaction adéquate et surabondante pour les
péchés de tout le genre humain. Or, dès que la satisfaction adéquate est
fournie, l'obligation de la peine est enlevée.
- 2° Indirectement
: la passion du Christ est la cause de la rémission du péché, sur lequel se
fonde l'obligation de la peine.
Solutions :
1. La passion du Christ obtient son effet sur ceux à qui elle
est appliquée par la foi et la charité, et par les sacrements de la foi. Et
c'est pourquoi les damnés en enfer, qui ne sont pas unis de cette manière à la
passion du Christ, ne peuvent percevoir ses effets.
2. Nous l'avons déjà dit, pour obtenir les effets de la
passion du Christ, il faut que nous lui soyons configurés sacramentellement.
"Nous avons été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort", dit
saint Paul (Rm 6, 4). C'est pourquoi on n'impose aucune peine satisfactoire aux
baptisés, car ils sont totalement libérés par la satisfaction du Christ. Mais
étant donné que "le Christ est mort une seule fois pour nos péchés", selon
saint Pierre (1 P 3, 18), l'homme ne peut une seconde fois être configuré au
Christ par le sacrement de baptême. Il faut donc que ceux qui pèchent après le
baptême soient configurés au Christ souffrant par une pénalité ou par une
souffrance qu'ils subissent en eux-mêmes. Cependant cette peine suffit, tout en
étant beaucoup moindre que ne le réclamait le péché, à cause de la satisfaction
du Christ qui agit avec elle.
3. Si la satisfaction du Christ a ses effets en nous, c'est en
tant que nous sommes incorporés au Christ, comme les membres à leur tête, ainsi
qu'on vient de le dire. Or il faut que les membres soient conformes à la tête.
Le Christ a eu d'abord la grâce dans l'âme, tout en ayant un corps passible, et
il est parvenu à la gloire de l'immortalité par le moyen de la passion. De même
nous, qui sommes ses membres, sommes libérés de toute obligation de peine par
sa propre passion. Cependant, nous recevons d'abord dans l'âme l'Esprit des
fils d'adoption, qui nous marque pour l'héritage de la gloire immortelle, tandis
que nous avons maintenant un corps passible et mortel ; puis, configurés aux
souffrances et à la mort du Christ, nous sommes conduits à la gloire immortelle,
selon l'Apôtre (Rm 8, 17) : "Si nous sommes enfants de Dieu, nous sommes
aussi ses héritiers, héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ ; à condition
toutefois que nous souffrions avec lui pour être glorifiés avec lui."
Objections :
1. Il n'y a pas de réconciliation entre amis. Or Dieu nous a
toujours aimés : "Tu aimes tout ce qui existe et tu ne hais rien de ce que
tu as fait" (Sg 11, 25).
2. La même réalité ne peut être à la fois principe et effet ;
c'est pourquoi la grâce, qui est principe de mérite n'est pas méritoire. Or
l'amour de Dieu est le principe de la passion du Christ, comme le montre saint
Jean (3, 16) : "Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils
unique." Il ne semble donc pas que par la passion du Christ nous avons été
réconciliés avec Dieu de telle sorte qu'il ait commencé de nous aimer à
nouveau.
3. La passion du Christ a été accomplie par les meurtriers du
Christ qui, de ce fait, ont gravement offensé Dieu. La passion est donc pour
Dieu un motif d'indignation plus que de réconciliation.
Cependant :
Il y a cette
parole de saint Paul (Rm 5, 10) : "Nous avons été réconciliés avec Dieu
par la mort de son Fils."
Conclusion :
La passion du
Christ est la cause de notre réconciliation avec Dieu sous deux rapports :
- 1° En tant
qu'elle écarte le péché, par lequel les hommes sont constitués ennemis de Dieu,
selon le livre de la Sagesse (14, 9) : "Dieu déteste également l'impie et
son impiété", et selon le Psaume (5, 7) : "Tu hais tous les
malfaisants."
- 2° En tant
qu'elle est un sacrifice souverainement agréable à Dieu. Car l'effet propre du
sacrifice, c'est de nous rendre Dieu favorable. Ainsi un homme pardonne une
offense commise contre lui, à cause d'un service agréable qu'on lui rend. Aussi
est-il écrit (1 S 26, 19) : "Si c'est le Seigneur qui t'excite contre moi,
qu'il soit apaisé par l'odeur d'un sacrifice." Et pareillement, que le
Christ ait souffert volontairement, ce fut un si grand bien que Dieu, à cause
de ce si grand bien trouvé dans la nature humaine, s'est apaisé au sujet de
toute offense du genre humain, pour tous ceux qui s'unissent de la manière
qu'on a indiquée au Christ qui a souffert.
Solutions :
1. Dieu aime dans tous les hommes la nature que lui-même a
faite. Mais il les hait quant à la faute commise contre lui, selon
l'Ecclésiastique (12, 6) : "Le Très-Haut a les pécheurs en haine."
2. On ne dit pas que le Christ nous a réconciliés avec Dieu en
ce sens qu'il aurait commencé de nous aimer à nouveau, puisqu'il est écrit dans
Jérémie (31, 3) : "Je t'ai aimé d'un amour éternel." C'est parce que
la passion du Christ a supprimé toute cause de haine, aussi bien en enlevant le
péché qu'en le compensant par un bien plus agréable.
3. Si les meurtriers du Christ étaient des hommes, de même le
Christ mis à mort. Or la charité du Christ souffrant a été plus grande que
l'iniquité des meurtriers. Et c'est pourquoi la passion du Christ a été plus
puissante pour réconcilier Dieu avec tout le genre humain que pour provoquer sa
colère.
Objections :
1. Il est écrit (Pr 11, 18) : "A qui sème la justice, la
récompense est assurée." Mais la récompense de la justice, c'est l'entrée
dans le royaume céleste. Donc il apparaît que les saints patriarches, qui ont
accompli des oeuvres de justice, auraient obtenu assurément l'entrée dans le
royaume céleste, même sans la passion du Christ. Elle n'est donc pas la cause
qui a ouvert la porte du royaume céleste.
2. Avant la passion du Christ, Élie fut enlevé au ciel (2 R 2,
11). Mais l'effet ne précède pas la cause. Il apparaît donc que l'ouverture de
la porte du Ciel n'est pas l'effet de la passion du Christ.
3. On lit en saint Matthieu (3, 16) qu'au baptême du Christ
"les Cieux se sont ouverts". Mais son baptême a précédé la passion.
4. On lit en Michée (2, 13) : "Il monte, frayant le
chemin devant eux." Mais frayer le chemin du Ciel est identique à en
ouvrir la porte. Il semble donc que la porte du Ciel nous a été ouverte non par
la passion du Christ, mais par son ascension.
Cependant :
Il est écrit (He
10, 19) : "Nous avons l'assurance d'entrer au sanctuaire" c'est-à-dire
au Ciel, "par le sang du Christ".
Conclusion :
La fermeture d'une
porte est un obstacle qui empêche les gens d'entrer. Or les gens étaient
empêchés d'entrer dans le royaume céleste par le péché, parce que, dit Isaïe
(35, 8) : "On appellera cette voie la voie sacrée, et l'impur n'y passera
pas." Le péché qui empêche d'entrer dans le royaume du Ciel est de deux
sortes :
- 1° L'un est le
péché commun à toute la nature humaine : c'est le péché du premier père. Par ce
péché l'entrée du royaume céleste était fermée à tout homme. Aussi lit-on dans
la Genèse (3, 24) qu'après le péché du premier homme "Dieu plaça un
Chérubin avec un glaive de feu tournoyant pour garder le chemin de l'arbre de
vie".
- 2° L'autre est
le péché spécial à chaque personne : c'est le péché que chaque homme commet par
son acte personnel.
Or, par la passion
du Christ non seulement nous avons été délivrés du péché commun à toute la
nature humaine et quant à la faute, et quant à l'obligation de la peine, lui-même
en payant le prix à notre place ; mais encore nous sommes délivrés des péchés
individuels de chacun de ceux qui communient à sa passion par la foi et la
charité, et par les sacrements de la foi, on l'a dit. Et c'est pourquoi la
passion du Christ nous a ouvert la porte du royaume céleste. C'est ce que dit
l'Apôtre (He 9, 11. 12) : "Le Christ, survenu comme grand prêtre des biens
à venir, entra une fois pour toutes dans le sanctuaire par son sang, nous ayant
acquis une rédemption éternelle." Et cela est symbolisé au livre des
Nombres (35, 25 s.) : L'homicide "demeurera là", dans la ville de
refuge, "jusqu'à ce que meure le grand prêtre consacré par l'huile sainte"
; après la mort de celui-ci, il pourra retourner dans sa maison.
Solutions :
1. Les saints patriarches, en accomplissant des oeuvres de
justice, ont mérité d'entrer dans le royaume céleste par leur foi en la passion
du Christ, selon l'épître aux Hébreux (11, 33) : "Les saints, par la foi, ont
vaincu des royaumes, ils ont pratiqué la justice." C'est aussi par cette
foi que chacun d'eux était purifié de ses péchés en ce qui regarde leur
purification strictement personnelle. Néanmoins, la foi ni la justice de
personne ne suffisait pour enlever l'obstacle produit par la culpabilité de
toute la race humaine ; cet obstacle n'a été enlevé que par la rançon du sang
du Christ. Aussi, avant la passion du Christ, personne ne pouvait entrer dans
le royaume céleste en obtenant la béatitude éternelle, qui consiste en la
jouissance plénière de Dieu.
2. Élie fut enlevé dans le ciel de l'air, non dans le ciel
empyrée qui est le lieu des bienheureux. De même Énoch, qui a été enlevé dans
le paradis terrestre où l'on croit qu'il vit avec Élie jusqu'à l'avènement de
l'Antéchrist.
3. Comme nous l'avons dit plus haut, lorsque le Christ eut été
baptisé, les Cieux s'ouvrirent, non pas pour le Christ lui-même, à qui le ciel
était toujours ouvert, mais pour signifier que le ciel s'ouvre à ceux qui sont
baptisés du baptême du Christ, lequel tient son efficacité de la Passion.
4. Par sa passion, le Christ nous a mérité l'entrée du royaume
céleste et en a écarté l'obstacle, mais par son ascension, il nous a introduits
dans la possession de ce royaume. Voilà pourquoi Michée écrit : "Il monte,
frayant le chemin devant eux."
Objections :
1. Comme la connaissance de la vérité, la sublimité est propre
à Dieu, selon le Psaume (113, 4) : "Le Seigneur domine tous les peuples, sa
gloire s'élève au-dessus des Cieux." Or le Christ, en tant qu'homme, a eu
la connaissance de toute vérité, non pas en raison d'un mérite antérieur, mais
en vertu de l'union même entre Dieu et l'homme, selon la parole de saint Jean
(1, 14) : "Nous avons vu sa gloire, qu'il tient de son Père, comme Fils
unique, plein de grâce et de vérité." Le Christ n'a donc pas reçu non plus
son exaltation du mérite de sa passion, mais uniquement en raison de l'union
hypostatique.
2. Comme on l'a vu plus haut, c'est dès le premier instant de
sa conception que le Christ a mérité pour lui-même. Or sa charité n'a pas été
plus grande au temps de la Passion qu'elle ne l'était auparavant. Donc, la
charité étant le principe du mérite, il semble que le Christ n'a pas plus
mérité son exaltation glorieuse qu'il ne l'avait méritée auparavant.
3. La gloire du corps résulte de la gloire de l'âme, dit saint
Augustin. Or, par sa passion, le Christ n'a pas mérité l'exaltation glorieuse
de son âme. Car celle-ci fut bienheureuse dès le premier instant de sa conception.
Il n'a donc pas non plus mérité par sa passion l'exaltation glorieuse de son
corps.
Cependant :
Il est écrit (Ph 2,
8) : "Le Christ s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et la mort de la
croix ; et c'est pourquoi Dieu l'a exalté."
Conclusion :
Le mérite comporte
une certaine égalité de justice. Selon saint Paul (Rm 4, 4), "à celui qui
travaille, le salaire est imputé comme un dû". Si quelqu'un, par une
volonté injuste s'attribue plus qu'il ne lui est dû, il est juste qu'on lui
enlève même ce qui lui était dû : "Celui qui vole une brebis en rendra
quatre", prescrit l'Exode (22, 1). En ce cas l'on dit qu'il le mérite, pour
autant que l'on punit ainsi sa volonté injuste. De même encore, celui qui, par
volonté de justice, se retranche ce qu'il devait avoir, mérite quelque chose de
plus en récompense de son acte de justice. C'est pourquoi, d'après saint Luc
(14, 11) : "Qui s'abaisse sera élevé."
Or le Christ, dans
sa passion, s'est abaissé au-dessous de sa dignité, de quatre manières :
- 1° Quant à sa
passion et à sa mort, qui ne lui étaient pas dues.
- 2° Quant au lieu,
car son corps a été déposé dans le sépulcre, et son âme est descendue aux
enfers.
- 3° Quant à la
confusion et aux opprobres qu'il a subis.
- 4° Quant au fait
qu'il a été livré à un pouvoir humain, selon ce qu'il dit à Pilate (Jn 19, 4) :
"Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi, s'il ne t'avait été donné d'en
haut."
Et c'est pourquoi,
par sa passion, le Christ a mérité d'être exalté dans la gloire, de quatre
manières également :
- 1° Quant à sa
résurrection glorieuse ; aussi est-il dit dans le Psaume (139, 2) : "Tu as
connu mon abaissement", c'est-à-dire l'humilité de ma passion, "et ma
résurrection".
- 2° Quant à son
ascension au Ciel, qui fait dire à saint Paul (Ep 4, 9) : "Il est d'abord
descendu dans les parties inférieures de la terre ; lui qui est descendu, c'est
lui qui monte au-dessus de tous les Cieux."
- 3° Quant à sa
session à la droite du Père et à la manifestation de sa propre divinité, selon
Isaïe (52, 13) : "Il grandira, il sera exalté, souverainement élevé ;
beaucoup ont été dans la stupeur en le voyant, tant son apparence parmi les
hommes était sans gloire." Comme dit la lettre aux Philippiens (2, 8) :
"Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et la mort sur la croix ; et c'est
pourquoi Dieu l'a exalté et lui a donné le nom qui est au-dessus de tous les
noms", c'est-à-dire qu'il doit être nommé Dieu par tous, et que tous
doivent lui rendre hommage comme à Dieu. Et c'est ce que Paul dit ensuite :
"Afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse au Ciel, sur terre et dans
les enfers."
- 4° Quant au
pouvoir judiciaire ; car il est écrit dans Job (36, 17 Vg) : "Ta cause a
été jugée comme celle d'un impie tu recevras toute cause et tout
jugement."
Solutions :
1. Le principe du mérite est dans l'âme, et le corps est
l'instrument de l'acte méritoire. C'est pourquoi la perfection de l'âme du
Christ, qui est au principe du mérite, ne devait pas être acquise en lui par
voie de mérite, comme la perfection du corps, qui fut le sujet de sa passion et
a été par là l'instrument du mérite lui-même.
2. Par ses mérites antérieurs, le Christ a mérité l'exaltation
glorieuse de son âme, dont la volonté était informée par la charité et les
autres vertus. Mais, dans sa passion, il a mérité l'exaltation glorieuse de son
corps par mode de récompense. Il était juste, en effet, que son corps, qui
avait été soumis à la passion par charité, reçut sa récompense dans la gloire.
3. C'était par une économie divine que, chez le Christ, la
gloire de son âme ne rejaillissait pas sur son corps avant la passion. Ainsi
obtiendrait-il avec plus d'honneur la gloire de son corps, quand il l'aurait
méritée par sa passion. Quant à la gloire de son âme, il ne convenait pas de la
retarder, car son âme était unie immédiatement au Verbe, et, de ce fait, elle
devait être comblée de gloire par le Verbe lui-même. Le corps, au contraire, était
uni au Verbe par l'intermédiaire de l'âme.
1. Convenait-il au Christ de mourir ? - 2. Par
la mort sa divinité a-t-elle été séparée de sa chair ? - 3. Sa divinité
a-t-elle été séparée de son âme ? - 4. Durant les trois jours de sa mort, le
Christ est-il resté homme ? - 5. Y avait-il identité numérique entre son corps
mort et son corps vivant ? - 6. Sa mort a-t-elle contribué à notre salut ?
Objections :
1. Le premier principe dans un genre donné ne reçoit aucune
altération de ce qui est contraire à ce genre ; le feu, par exemple, ne peut
jamais être froid, parce qu'il est le principe de la chaleur. Or, le Fils de
Dieu est la source et le principe de toute vie, d'après le psaume (36, 10) :
"En toi est la source de la vie." Donc il ne convenait pas au Christ
de mourir.
2. La mort est pire que la maladie, car la maladie est le
chemin qui mène à la mort. Or, il ne convient pas au Christ d'être affecté
d'une maladie, dit saint Jean Chrysostome. Il ne convenait donc pas non plus au
Christ de mourir.
3. Le Seigneur déclare (Jn 10, 10) : "Je suis venu pour
qu’ils aient la vie et qu'ils l'aient avec surabondance." Or, le contraire
d'une qualité ne peut produire celle-ci. Il semble donc qu'il ne convenait pas
au Christ de mourir.
Cependant :
On lit en saint
Jean (11, 50) : "Il est bon qu'un seul homme meure pour le peuple, et que
toute la nation ne périsse pas." Cette sentence, Caïphe l'a prononcée de
façon prophétique, l'Évangéliste l'atteste.
Conclusion :
Il convenait au
Christ de mourir pour cinq raisons :
- 1° Satisfaire
pour le genre humain qui était condamné à la mort à cause du péché, selon la
Genèse (2, 17) : "Le jour où vous mangerez du fruit de l'arbre, vous
mourrez de mort." Or, c'est bien satisfaire pour un autre, que de se soumettre
à la peine qu'il a méritée. C'est pourquoi le Christ a voulu mourir, afin de
satisfaire pour nous en mourant : "Le Christ est mort une seule fois pour
nos péchés" (1 P 3, 18).
- 2° Prouver la
réalité de la nature qu'il avait prise ; car, comme l'écrit Eusèbe de Césarée :
"Si, après avoir vécu avec les hommes, il s'était échappé subitement, en
disparaissant et en évitant la mort, tous l'auraient pris pour un
fantôme".
- 3° Nous délivrer,
en mourant, de la crainte de la mort ; aussi est-il écrit (He 2, 14) : Il a
participé avec nous "à la chair et au sang, afin de détruire par sa mort
celui qui détenait l'empire de la mort, le démon, et de libérer ceux qui, par
peur de la mort, étaient pour toute leur vie soumis à la servitude".
- 4° Nous donner
l'exemple, en mourant corporellement à la "similitude du péché", c'est-à-dire
à la pénalité, de mourir spirituellement au péché, comme dit saint Paul (Rm 6, 10)
: "S'il est mort au péché, il est mort une seule fois ; et s'il vit, il
vit pour Dieu ; ainsi vous, estimez-vous morts au péché et vivants pour
Dieu."
- 5° Montrer, en
ressuscitant des morts, la vertu par laquelle il a triomphé de la mort, et nous
inculquer l'espoir de ressusciter des morts. "Si l'on prêche que le Christ
est ressuscité des morts, comment quelques-uns parmi vous disent-ils qu'il n'y
a pas de résurrection des morts ?" (1 Co 15, 12).
Solutions :
1. Le Christ est source de la vie en tant que Dieu, mais non
en tant qu'homme. Or, s'il est mort, c'est en tant qu'homme et non en tant que
Dieu. Aussi saint Augustin écrit-il : "Il faut exclure que le Christ ait
subi la mort, comme s'il avait perdu la vie en tant qu'il est la vie elle-même
; s'il en était ainsi, la source de la vie aurait tari. Il a donc subi la mort
en raison de la nature humaine qu'il avait prise spontanément ; mais il n'a pas
perdu la puissance de la nature divine, par laquelle il vivifie toutes
choses."
2. Si le Christ n'a pas subi une mort provenant de la maladie,
c'est qu'il ne voulait pas paraître mourir par nécessité, par faiblesse de
nature ; mais il a souffert une mort qui lui était imposée de l'extérieur et à
laquelle il s'est soumis spontanément pour montrer que sa mort était
volontaire.
3. De soi, le contraire d'une qualité ne saurait produire
celle-ci, mais parfois on trouve la production accidentelle d'une qualité par
son contraire ; le froid, par exemple, peut accidentellement réchauffer. C'est
de cette manière que le Christ nous a conduits à la vie par sa mort, puisque
par sa mort il a détruit notre mort ; pareillement, celui qui subit une peine
pour un autre écarte la peine que celui-ci devait subir.
Objections :
1. Le Seigneur, attaché à la croix, s'est écrié : "Mon
Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?" (Mt 27, 46). Ce que saint Ambroise
de Milan commente ainsi : "Il a crié comme un homme que sa séparation de
la divinité allait faire mourir ; car, la divinité étant exempte de mort, la
mort ne pouvait se produire que si la divinité se retirait ; et la vie, c'est
la divinité." Il semble donc qu'à la mort du Christ, sa divinité a été
séparée de sa chair.
2. Enlevez l'intermédiaire, et les termes qu'il unissait se
séparent. Or, la divinité a été unie à la chair par l'intermédiaire de l'âme, on
l'a vue. A la mort du Christ, son âme ayant été séparée de sa chair, il
s'ensuit que sa divinité a été aussi séparée de sa chair.
3. La puissance vivificatrice de Dieu est plus forte que celle
de l'âme. Or, le corps du Christ ne pouvait mourir que si son âme en était
séparée. Il y avait donc encore moins de raison qu'il meure, si sa divinité
n'en était pas séparée.
Cependant :
Ce qui appartient
à la nature humaine ne se dit du Fils de Dieu qu'en raison de l'union, comme on
l'a montré. Or, on attribue au Fils de Dieu ce qui convient au corps du Christ
après la mort, par exemple d'avoir été enseveli, comme on le voit dans le
symbole de foi où l'on dit que le Fils de Dieu "a été conçu, est né de la
Vierge, a souffert, est mort et a été enseveli". Le corps du Christ, à la
mort, n'a donc pas été séparé de la divinité.
Conclusion :
Ce que Dieu
concède par grâce, il ne le reprend jamais sans qu'il y ait eu faute :
"Les dons de Dieu et son appel sont sans repentance" (Rm 11, 29). Or,
la grâce d'union, en vertu de laquelle la divinité a été unie à la chair du
Christ dans la même personne, dépasse de beaucoup la grâce d'adoption, en vertu
de laquelle nous sommes sanctifiés ; elle est même plus permanente, de sa
nature, parce que cette grâce est ordonnée à une union personnelle, tandis que
la grâce d'adoption est ordonnée à une union d'affection. Et pourtant, nous
voyons que la grâce d'adoption n'est jamais perdue sans une faute. Puisqu'il
n'y a eu aucun péché dans le Christ, il a été impossible que l'union de sa
divinité à sa chair ait été dissoute. Et c'est pourquoi la chair du Christ
ayant été unie au Fils de Dieu dans la même personne et hypostase avant la mort,
elle lui est demeurée unie même après la mort. Comme le remarque saint Jean
Damascène après la mort du Christ l'hypostase de la chair du Christ n'a pas été
autre que l'hypostase du Verbe de Dieu.
Solutions :
1. Il ne faut pas rapporter l'abandon du Christ sur la croix à
une rupture de l'union personnelle, mais à ce fait que Dieu le Père a exposé le
Christ à la passion ; abandonner, ici, n'a pas d'autre signification que celle
de ne pas protéger contre les persécuteurs.
Ou bien encore, comme
le note saint Augustin, le Christ se dit abandonné, eu égard à la prière où il
disait : "Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi !"
2. Le Verbe de Dieu s'est uni à la chair par l'intermédiaire
de l'âme, en ce sens que la chair appartient par l'âme à la nature humaine, que
le Fils de Dieu voulait assumer ; mais non en ce sens que l'âme serait
l'intermédiaire qui relie entre elles la divinité et la chair. La chair doit à
l'âme d'appartenir à la nature humaine, même après que l'âme en a été séparée ;
car le cadavre conserve, en vertu du plan divin, un ordre à la résurrection.
Aussi l'union de la divinité à la chair n'a-t-elle pas été détruite.
3. L'âme du Christ possède la vertu de vivifier le corps à
titre de principe formel ; aussi, tant qu'elle est présente et unie
formellement au corps, est-il nécessaire que celui-ci soit vivant. Mais la
divinité possède la vertu de vivifier non à titre de principe formel, mais
comme cause efficiente ; la divinité, en effet, ne peut être forme du corps ;
aussi n'est-il pas nécessaire que la chair soit vivante tant que dure son union
à la divinité, car Dieu n'agit point par nécessité, mais par volonté.
Objections :
1. Le Seigneur dit (Jn 10, 18) : "Personne ne m'enlève
mon âme, mais je la donne de moi-même ; j'ai le pouvoir de la donner et j'ai le
pouvoir de la reprendre." Or, le corps ne peut livrer son âme en se
séparant d'elle, car l'âme n'est pas soumise au pouvoir du corps, mais c'est
plutôt l'inverse. Par suite, c'est au Christ, comme Verbe de Dieu, qu'il
appartient de donner son âme. Or, c'est là s'en séparer. Par la mort du Christ,
son âme a donc été séparée de la divinité.
2. Saint Athanase écrit : "Maudit celui qui ne confesse
pas que tout l'homme assumé par le Fils de Dieu a été repris ou libéré pour
ressusciter des morts le troisième jour." Mais tout l'homme ne pouvait pas
être repris s'il n'avait pas été séparé quelque temps du Verbe de Dieu. Or, l'homme
en sa totalité est composé d'âme et de corps. Il y a donc eu une séparation
momentanée entre la divinité d'une part, et le corps et l'âme d'autre part.
3. C'est par son union à l'homme tout entier que le Fils de
Dieu mérite le nom d'homme. Donc, si l'union entre son âme et son corps étant
dissoute, le Verbe de Dieu était demeuré uni à l'âme, il s'ensuivrait qu'on
aurait pu donner le nom d'âme au Fils de Dieu. Or, cela est faux ; car, l'âme
étant forme du corps, il en résulterait que le Verbe de Dieu aurait été forme
du corps, ce qui est impossible. A la mort du Christ, son âme a donc été
séparée du Verbe de Dieu.
4. Lorsque l'âme et le corps sont séparés l'un de l'autre, il
n'y a plus une seule hypostase, mais deux. Donc, si le Verbe de Dieu est
demeuré uni tant au corps qu'à l'âme du Christ, séparés tous deux l'un de
l'autre par la mort, il paraît s'ensuivre que le Verbe de Dieu, aussi longtemps
qu'a duré la mort du Christ, a eu deux hypostases. Ce qui est inadmissible.
Après la mort du Christ, son âme n'est donc pas demeurée unie au Verbe.
Cependant :
Saint Jean Damascène écrit : "Bien que le Christ soit mort
comme homme, et que sa sainte âme se soit séparée de son corps non soumis à la
corruption, sa divinité est demeurée inséparable de l'un et de l'autre, de son
âme et de son corps."
Conclusion :
L'âme est unie au
Verbe de Dieu d'une manière plus immédiate et plus prochaine que le corps ; car
le corps est uni au Verbe de Dieu par l'intermédiaire de l'âme, nous l'avons
déjà dit. Donc, puisque le Verbe de Dieu n'a pas été, à la mort, séparé du
corps, il a été encore moins séparé de l'âme. Aussi, de même que l'on attribue
au Fils de Dieu ce qui appartient au corps séparé de l'âme, à savoir qu'"il
a été enseveli", de même dit-on dans le Symbole qu'"il est descendu
aux enfers", parce que son âme, séparée du corps, y est descendue.
Solutions :
1. Saint Augustin, commentant ce texte de saint Jean se
demande, puisque le Christ est "Verbe, âme et chair, en vertu de quel principe
il a livré son âme ; comme Verbe, comme âme, ou comme chair ?" Et il
répond : "Si l'on prétend que c'est comme Verbe, il s'ensuit qu'à un
moment son âme a été séparée du Verbe ; ce qui est faux, car la mort a séparé
le corps de l'âme ; mais je ne dis pas que l'âme a été séparée du Verbe. Si
l'on affirme au contraire que l'âme s'est livrée elle-même ; il en résulte que
l'âme a été séparée d'elle-même : ce qui est absurde." Il reste donc que
"la chair elle-même a livré son âme et l'a reprise ensuite, non par sa
propre puissance, mais par la puissance du Verbe qui habitait dans la chair"
; car, on vient de le dire, par la mort la divinité du Verbe n’a pas été
séparée de la chair.
2. Ces paroles ne signifient pas que l'homme tout entier, c'est-à-dire
toutes ses composantes, a été repris, comme si le Verbe de Dieu avait quitté
par la mort les deux composantes de la nature humaine. Mais que la totalité de
la nature qui avait été assumée avait été réintégrée dans la résurrection en
vertu de l'union rétablie entre le corps et l'âme.
3. Le Verbe de Dieu, en raison de son union avec la nature
humaine, n'est pas une nature humaine, mais un homme, ce qui veut dire qu'il
possède la nature humaine. Or, l'âme et le corps sont des parties essentielles
de la nature humaine. Aussi, à cause de l'union du Verbe avec l'un et l'autre, il
ne s'ensuit pas que le Verbe de Dieu soit une âme ou un corps, mais qu'il
existe en ayant une âme et un corps.
4. D'après saint Jean Damascène : "Au fait qu'à la mort
du Christ l'âme a été séparée de la chair, l'hypostase unique ne s'est pas
trouvée divisée en deux hypostases ; car le corps et l'âme du Christ ont existé
au même titre dès le principe dans l'hypostase du Verbe ; et dans la mort, quoique
divisés l'un et l'autre, ils sont restés chacun avec la même et unique
hypostase du Verbe. C'est pourquoi la même et unique hypostase du Verbe est
demeurée l'hypostase et du Verbe, et de l'âme, et du corps. Jamais en effet ni
l'âme, ni le corps n'ont eu d'hypostase propre en dehors de l'hypostase du
Verbe, car il y eut toujours une seule hypostase, celle du Verbe ; il n'y en
eut jamais deux."
Objections :
1. Saint Augustin écrit : "Telle était cette union
qu'elle ferait Dieu homme, et l'homme Dieu." Or, cette union n'a pas cessé
par la mort. Il semble donc que par la mort le Christ n'a pas cessé d'être
homme.
2. D'après le Philosophe (Aristote) : "Tout homme est son
intelligence" ; aussi, après la mort de saint Pierre par exemple, nous
adressons-nous à son âme en disant : "Saint Pierre, priez pour nous."
Or, après la mort, le Fils de Dieu n'a pas été séparé de son âme
intellectuelle. Donc, pendant les trois jours de sa mort, le Fils de Dieu est
resté homme.
3. Tout prêtre est homme. Or, pendant ces trois jours, le
Christ est demeuré prêtre ; autrement, il n'aurait pas été vrai de dire avec le
Psaume (110, 4) : "Tu es prêtre pour toujours." Donc, le Christ est
resté homme pendant les trois jours de sa mort.
Cependant :
Enlevez le genre
supérieur, le genre inférieur disparaît. Or, l'être vivant et animé est
supérieur à l'animal ou à l'homme. L'animal est en effet une substance animée
sensible. Pendant les trois jours de sa mort, le corps du Christ, ayant cessé
d'être vivant et animé, il s'ensuit qu'il n'était plus homme.
Que le
Christ ait été vraiment mort est un article de foi. Il en résulte que toute
affirmation qui va contre la réalité de la mort du Christ est une erreur contre
la foi. Aussi est-il dit dans la lettre synodale de saint Cyrille d'Alexandrie
: "Si quelqu'un ne confesse pas que le Verbe de Dieu a souffert, a été
crucifié et a goûté la mort dans sa chair, qu'il soit anathème." Or, pour
que la mort d'un homme ou d'un animal soit réelle, il importe que par la mort
on cesse d'être homme ou animal ; en effet, la mort d'un homme ou d'un animal
provient de la séparation de l'âme, élément qui complète l'idée d'homme ou
d'animal. Et voilà pourquoi affirmer que le Christ, pendant les trois jours de
sa mort, a été homme, en parlant d'une manière simple et absolue, est erroné.
On peut dire cependant que le Christ, pendant ces trois jours, a été "un
homme mort".
Néanmoins, certains
ont soutenu que le Christ avait été un homme durant ces trois jours ; s'il est
vrai qu'ils ont avancé une proposition erronée, on ne peut les incriminer
d'erreur dans la foi. Ainsi, Hugues de Saint-Victor a prétendu que le Christ, pendant
les trois jours de sa mort, avait été homme, parce qu'il pensait que l'âme
constituait l'homme ; ce qui est faux, ainsi que nous l'avons montré dans la
première Partie.
Le Maître des
Sentences a soutenu la même opinion, mais pour une autre raison ; il a cru que
l'union de l'âme et du corps n'était pas impliquée dans l'idée d'homme, mais
qu'il suffisait pour être homme d'avoir une âme et un corps, unis ou non entre
eux ; cela aussi est faux d'après ce que nous avons prouvé dans la première
Partie, et ce que nous avons dit plus haut sur le mode d'union.
Solutions :
1. Le Verbe de Dieu a pris une âme et une chair qu'il s'est
unies ; ce fut donc cette union avec le Verbe qui a fait Dieu homme, et l'homme
Dieu. Or, cette union n'a pas cessé d'exister, comme si le Verbe s'était séparé
de l'âme ou de la chair ; ce qui a cessé d'exister, pourtant, c'est l'union de
la chair et de l'âme.
2. On dit que l'homme est son intelligence : non pas que
l'intelligence soit tout l'homme, mais l'intelligence est sa partie principale,
et en elle se trouve virtuellement toute l'ordonnance de l'homme : ainsi le
chef de la cité est appelé parfois toute la cité, parce qu'en lui se trouve
tout le gouvernement de la ville.
3. L'homme est prêtre en raison de son âme, qui reçoit le
caractère de l'ordre ; aussi, par la mort, l'homme ne perd-il pas son caractère
sacerdotal. Et beaucoup moins encore, le Christ, source de tout le sacerdoce.
Objections :
1. Le Christ est mort vraiment, comme meurent les autres
hommes. Or, au point de vue numérique, le corps de n'importe quel autre homme
n'est pas purement et simplement le même, lorsqu'il est vivant et lorsqu'il est
mort ; car il intervient là une différence essentielle. Le corps du Christ non
plus n'est donc pas purement et simplement le même, au point de vue numérique.
2. D'après le Philosophe, ce qui est divers spécifiquement
l'est aussi numériquement. Or, le corps du Christ vivant et du Christ mort a
été divers spécifiquement. Comme dit Aristote, l'oeil ou la chair d'un mort ne
sont appelés tels que d'une manière équivoque. Le corps du Christ vivant et du
Christ mort ne fut donc pas le même purement et simplement, au point de vue
numérique.
3. La mort est une corruption. Or, ce qui est soumis à une
corruption substantielle n'existe plus après qu'il a été corrompu, puisque la
corruption est un passage de l'être au non-être. Le corps du Christ n'est donc
pas demeuré le même numériquement après la mort, puisque la mort est une
corruption substantielle.
Cependant :
Saint Athanase écrit : "Le corps qui a été circoncis, qui a
bu et mangé, qui a souffert, qui a été cloué à la croix, était le corps du
Verbe impassible et incorporel ; c'est le même qui a été déposé dans le
sépulcre." Or le corps qui a été circoncis et cloué à la croix, c'est le
corps vivant du Christ ; et le corps qui a été déposé dans le sépulcre, c'est
son corps mort. Donc le corps qui avait été vivant est le même que celui qui
était mort.
Conclusion :
L'expression
"purement et simplement" a deux sens :
- 1° Celui
d'"absolument" ; d'après le Philosophe, "purement et simplement
équivaut à : sans qu'on y ajoute rien". En ce sens, le corps du Christ
mort et vivant, est demeuré le même purement et simplement, au point de vue
numérique. Car un être demeure le même purement et simplement au point de vue
numérique lorsqu'il a le même suppôt. Or, le corps du Christ, vivant et mort, a
eu le même suppôt ; car, vivant et mort, il n'a eu d'autre hypostase que celle
du Verbe, nous l'avons montré plus haut. Et c'est en ce sens que parle saint
Athanase dans le texte cité en Cependant.
- 2° Celui de
"tout à fait" ou de "totalement". De la sorte, le corps du
Christ, mort et vivant, ne fut pas purement et simplement le même, au point de
vue numérique ; car il ne fut pas tout à fait le même, puisque la vie fait
partie de l'essence du corps vivant ; en effet, c'est un attribut essentiel et
non accidentel ; d'où il résulte que le corps qui cesse d'être vivant ne
demeure pas tout à fait le même.
Si l'on disait que
le corps du Christ mort est demeuré totalement le même, il s'en suivrait qu'il
n'aurait pas été soumis à la corruption, je veux dire à la corruption de la
mort : c'est là l'hérésie des gaïanites, ainsi que le rapporte saint Isidore de
Séville, et comme on le trouve dans les
Décrets. D'après saint Jean Damascène : "Le mot de
corruption a deux significations : tout d'abord la séparation de l'âme et du
corps, et autres choses semblables ; en second lieu, la dissolution complète
d'un être en ses éléments". Par suite, dire que le corps du Seigneur était,
au sens de Julien et de Gaïen, incorruptible selon le premier mode de corruption,
avant la résurrection, est une chose impie ; car le corps du Christ ne nous
aurait pas été consubstantiel, il ne serait pas mort en toute vérité, et nous
ne serions pas sauvés réellement. Mais, suivant la seconde signification du mot
corruption, le corps du Christ n'a pas été soumis à la corruption.
Solutions :
1. Le corps mort d'un homme, quel qu'il soit, ne demeure pas
uni à une hypostase permanente, comme le corps mort du Christ. Aussi le corps
mort d'un homme ne reste-t-il pas le même purement et simplement, mais d'une
manière toute relative : il conserve la même matière, mais non la même forme.
Or, le corps du Christ demeure le même purement et simplement, à cause de
l'identité du suppôt, comme on vient de le dire.
2. L'identité numérique se prend du suppôt, l'identité
spécifique se prend de la forme. Là où le suppôt subsiste dans une seule nature,
il est nécessaire que l'unité spécifique étant détruite, l'unité numérique
disparaisse également. Mais l'hypostase du Verbe de Dieu subsiste en deux
natures : il s'ensuit que dans le Christ le corps peut ne pas conserver l'unité
spécifique, propre à la nature humaine ; l'unité numérique demeure pourtant, en
raison du suppôt du Verbe de Dieu.
3. La corruption et la mort ne conviennent pas au Christ en
raison du suppôt, qui donne l'unité numérique, mais en raison de la nature qui,
elle, peut se trouver sous les états différents de vie ou de mort.
Objections :
1. La mort est la privation de la vie ; or, une privation, n'étant
rien, ne peut avoir aucune puissance active. Elle n'a donc pu avoir aucun effet
pour notre salut.
2. La passion du Christ a produit notre salut par mode de
mérite. La mort du Christ n'a pu agir de cette manière ; car, à la mort, l'âme
est séparée du corps ; et c'est elle qui est principe de mérite.
3. Ce qui est corporel ne peut-être cause de ce qui est
spirituel. Or, la mort du Christ a été corporelle. Elle n'a donc pu être cause
spirituelle de notre salut.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "Une seule mort de notre
Sauveur", sa mort corporelle, "a été salutaire pour nos deux morts à
nous", la mort de l'âme et la mort du corps.
Conclusion :
On peut parler de
la mort du Christ de deux manières : pendant qu'elle est en devenir et quand
elle est achevée. La mort est en devenir lorsque, par une souffrance naturelle
ou violente, on s'achemine vers la mort : parler de cette manière de la mort du
Christ, c'est parler de sa passion. A ce point de vue, la mort du Christ est
cause de notre salut de la façon que nous avons dit plus haut à propos de la
passion.
La mort du Christ
est achevée lorsqu’on l'envisage après la séparation du corps et de l'âme. Et
c'est ainsi que nous en parlons présentement. Or, sous cet aspect, la mort du
Christ ne peut pas être cause de notre salut par mode de mérite, elle ne l'est
que par mode d'efficience ; par la mort, en effet, la divinité n'a pas été séparée
de la chair du Christ ; aussi tout ce qui a rapport à la chair du Christ, même
séparée de son âme, nous a-t-il été salutaire en vertu de la divinité qui lui
était unie.
Or, lorsque l'on
considère un effet en tant que tel, on y découvre une ressemblance avec sa
cause. Aussi, parce que la mort est la privation de la vie, l'effet de la mort
du Christ visera à écarter ce qui peut être contraire à notre salut : la mort
de l'âme et la mort du corps. Et voilà pourquoi l'on dit que la mort du Christ
a détruit en nous la mort de l'âme, produite par notre péché, selon saint Paul
(Rm 4, 25) : "Il s'est livré "à la mort" à cause de nos
péchés". Et la mort du Christ a aussi détruit la mort du corps produite
par la séparation de l'âme : "La mort a été engloutie dans la victoire"
(1 Co 15, 54).
Solutions :
1. La mort du Christ a produit notre salut, en vertu de la
divinité qui lui était unie, et non pas au seul titre de la mort.
2. Considérée dans son achèvement, la mort du Christ n'a pas
produit notre salut par mode de mérite ; mais elle l'a pourtant produite par
mode d'efficience, on vient de le dire.
3. La mort du Christ a été corporelle ; mais ce corps a été
l'instrument de la divinité qui lui était unie ; il agissait par sa vertu, même
étant mort.
1. Convenait-il au Christ d'être
enseveli ? - 2. Le mode de son ensevelissement. - 3. Dans le sépulcre son corps
s'est-il décomposé ? - 4. Combien de temps est-il resté dans le sépulcre ?
Objections :
1. Le
Psaume (88, 5) dit du Christ : "Il est devenu comme un homme sans secours,
libre parmi les morts." Or, dans le tombeau, les corps des morts sont
enfermés ; ce qui est contraire à leur liberté. Il semble donc qu'il ne
convenait pas d'ensevelir le corps du Christ.
2. Tout ce
qui arrivait au Christ devait nous être salutaire. Or que le Christ ait été
enseveli ne semble avoir aucun rapport avec notre salut.
3. Dieu est
élevé au-dessus des Cieux. Il est donc choquant qu'il soit enseveli dans la
terre. Or ce qui convient au Christ mort est attribué à Dieu, en raison de
l'union hypostatique. Il est donc choquant que le Christ ait été enseveli.
Cependant :
Le Seigneur dit de la femme qui l'avait
oint (Mt 26, 10) : "Elle a fait une bonne oeuvre à mon égard" ; et il
ajoute : "En répandant ce parfum sur mon corps, elle l'a fait en vue de
mon ensevelissement."
Conclusion :
Il convenait que le Christ soit enseveli
:
- 1° Afin de prouver la réalité de sa
mort : en effet, on ne met un corps au tombeau, que si l'on est certain de la
réalité de la mort. Aussi lit-on dans saint Marc (15, 44) que Pilate, avant de
permettre que le Christ soit enseveli, s'assura, par une enquête soigneuse, qu'il
était bien mort.
- 2° Afin de donner par sa résurrection
du sépulcre, l'espoir de ressusciter par lui à ceux qui sont dans le tombeau, d'après
ce texte de saint Jean (5, 28) : "Tous ceux qui sont dans les tombeaux
entendront la voix du Fils de l'homme, et ceux qui l'auront entendue
vivront."
- 3° Afin de donner l'exemple à ceux qui
par la mort du Christ meurent spirituellement aux péchés, c'est-à-dire à "ceux
qui sont protégés contre les perturbations des hommes" (Ps 31, 21). Aussi
saint Paul dit-il (Col 3, 3) : "Vous êtes morts, et votre vie est cachée
en Dieu avec le Christ." De là vient que les baptisés, qui par la mort du
Christ meurent aux péchés, sont comme ensevelis avec le Christ par l'immersion,
d'après cette parole : "Nous avons été ensevelis avec le Christ dans la
mort par le baptême" (Rm 6, 4).
Solutions :
1. Le
Christ enseveli a montré qu'il était resté libre parmi les morts, en ce que le
tombeau n'a pu l'empêcher d'en sortir par la résurrection.
2. De même
que la mort du Christ a opéré notre salut de façon efficiente, de même son
ensevelissement. Aussi saint Jérôme écrit-il : "Nous ressuscitons par
l'ensevelissement du Christ." Le texte d'Isaïe (53, 9 Vg) : "Il
donnera les impies pour sa sépulture", la Glose l'interprète de cette
manière : "Il donnera à Dieu son Père les nations qui étaient sans pitié ;
car il les a acquises par sa mort et son ensevelissement."
3. Il est
dit dans un sermon du concile d'Éphèse : "De tout ce qui sauve les hommes,
rien ne fait insulte à Dieu, car cela montre non qu'il est passible, mais qu'il
est clément." Et dans un autre sermon du même concile on lit : "Dieu
ne se juge insulté par rien de ce qui est occasion de salut pour les hommes. Et
toi, garde-toi de tenir la nature de Dieu pour si vile qu'elle ait pu être
exposée jamais à l'insulte."
Objections :
1. Son
ensevelissement répond à sa mort. Or, le Christ a subi la mort la plus infâme, d'après
cette parole : "Condamnons-le à la mort la plus honteuse" (Sg 2, 29).
Il semble donc incohérent qu'on ait offert au Christ une sépulture honorable, puisqu'il
a été mis au tombeau par des notables, comme Joseph d'Arimathie, "noble décurion" d'après saint Marc (15,
43 Vg), et Nicodème, "prince des Juifs"
selon saint Jean (3, 1).
2. On
n'aurait pas dû, en faveur du Christ, donner un exemple de prodigalité. C'est
ce que semble avoir fait "Nicodème venu porter un mélange de myrrhe et
d'aloès d'environ cent livres" (Jn 19, 39), d'autant plus que d'après
saint Marc (14, 8), "une femme avait par
avance oint son corps en vue de la sépulture".
3. Il ne
convient pas qu'un fait comporte des éléments contradictoires. Or, d'un côté, l'ensevelissement
du Christ fut simple, puisque Joseph "enveloppa le corps dans un linceul
propre" (Mt 27, 59) : "Et non dans l'or, les gemmes et la soie",
dit saint Jérôme. Et d'un autre côté, il semble avoir été fastueux, en tant
qu'on a enseveli le Christ avec des aromates.
4. D'après
saint Paul (Rm 15, 4) : "Tout ce qui se
trouve dans l'Écriture a été écrit pour notre instruction". Mais on trouve
dans les évangiles des détails sur la sépulture du Christ qui semblent n'avoir
aucun rapport avec notre instruction : qu'il a été enseveli dans un jardin, dans
un sépulcre neuf qui ne lui appartenait pas, et taillé dans le roc...
Cependant :
Il est prédit dans Isaïe (11, 10 Vg) :
"Son sépulcre sera glorieux."
Conclusion :
On peut indiquer trois raisons qui
justifient la manière dont le Christ a été enseveli :
- 1° Confirmer la foi en sa mort et sa
résurrection.
- 2° Louer la piété de ceux qui l'ont
enseveli : "C'est avec louange, écrit saint Augustin qu'on mentionne dans
l’Évangile ceux qui ont pris soin d'envelopper et d'ensevelir avec sollicitude
et honneur le corps du Christ descendu de la croix."
- 3° Instruire par ce mystère ceux qui
sont ensevelis avec le Christ dans la mort.
Solutions :
1. Dans la
mort du Christ se manifestent sa patience et sa constance, et cela d'autant
plus que sa mort a été ignominieuse. Mais dans son ensevelissement honorable se
montre la vertu du Christ mourant, qui, même après sa mort, a été enseveli avec
honneur contre l'intention de ses meurtriers ; en cette sépulture se trouve
aussi symbolisée la dévotion des fidèles, qui se mettraient au service du
Christ mort.
2. D'après
saint Augustin en disant qu'"on a enseveli Jésus selon la coutume des
Juifs", saint Jean "nous avertit qu'en ces sortes de devoirs rendus
aux morts il faut suivre les usages de chaque nation. Or, c'était la coutume
des Juifs d'oindre d'aromates divers les corps des morts, afin de les conserver
plus longtemps intacts". Ailleurs, saint Augustin remarque que "dans
de tels cas ce n'est pas l'usage, mais la passion de celui qui en use, qui est
coupable" ; et il ajoute : "Ce qui pour d'autres est le plus souvent
un opprobre est, pour une personne divine ou pour un prophète, le signe d'un
très grand honneur." La myrrhe et l'aloès, en effet, à cause de leur
amertume, symbolisent la pénitence, par laquelle on conserve en soi le Christ
sans la corruption du péché. Et le parfum des aromates est le symbole d'une
bonne renommée.
3. La
myrrhe et l'aloès furent employés pour le corps du Christ, afin de le garder à
l'abri de la corruption, ce qui paraissait une nécessité. Cela nous montre que
nous pouvons user de certains remèdes coûteux afin de conserver notre corps.
Mais, si l'on a enveloppé le corps du Christ, ce fut par décence, et en de
telles circonstances il faut nous contenter de choses simples. Cependant, saint
Jérôme apporte une raison mystique : "Celui-là enveloppe Jésus dans un
linceul propre, qui le reçoit dans un coeur pur." De là vient, d'après saint
Bède, que "l'usage s'est établi dans l'Église de célébrer le sacrifice de
l'autel, non pas sur des linges de soie ou de couleur, mais sur des linges de
lin, comme le corps du Christ avait été enseveli dans un linge blanc".
4. Le
Christ est enseveli "dans un jardin" afin de symboliser que par sa
mort et sa sépulture nous sommes libérés de la mort que nous avons encourue par
le péché d'Adam commis dans le jardin du paradis.
Comme dit saint Augustin : "Si le
Sauveur est déposé dans un tombeau étranger, c'est parce qu'il était mort pour
le salut des autres ; or, le tombeau est la demeure de la mort."
- Par là aussi on peut mesurer le degré
de la pauvreté acceptée pour nous par le Christ. Car celui qui durant sa vie
n'avait pas eu de maison est enfermé aussi après sa mort dans un tombeau
étranger et sa nudité est recouverte par le linceul de Joseph d'Arimathie.
- Selon saint Jérôme, il est déposé dans
un "tombeau neuf", "pour éviter
qu'après la résurrection, s'il y avait eu d'autres cadavres dans le tombeau, on
crût que c'était l'un d'entre eux qui était ressuscité. Le tombeau neuf peut
aussi symboliser le sein virginal de Marie".
- Autre symbolisme : par la sépulture du
Christ, nous sommes "renouvelés", la mort et la corruption étant
détruites.
- Le Christ a été enfermé dans un
tombeau "taillé dans le roc", afin que, "s'il
avait été construit en pierres, qu'on ne puisse pas dire, écrit saint Jérôme
qu'on avait dérobé le Christ en enlevant les fondements du tombeau". Aussi
la "grande pierre", qui fut roulée devant le tombeau, "prouve-t-elle que le sépulcre n'aurait pu
être ouvert sans l'aide de plusieurs hommes". "Pareillement, si le
Christ avait été enseveli en terre, on aurait pu prétendre : ils ont fouillé la
terre et ils ont dérobé le corps", note saint Augustin.
- A ce dernier détail du tombeau taillé
dans le roc, saint Hilaire trouve un sens mystique : "Par la doctrine des
Apôtres, le Christ est introduit dans le coeur dur des païens, entamé par la
prédication, coeur non taillé et nouveau, jadis impénétrable à la crainte de
Dieu. Et, parce que rien, sauf lui, ne doit plus pénétrer dans notre coeur, une
pierre est roulée devant l'entrée.
-
Comme l'observe aussi Origène : "Ce n'est
point par hasard qu'il est écrit que Joseph enveloppa le corps du Christ dans
un linceul blanc, le déposa dans un sépulcre neuf et roula une grande pierre ;
car tout ce qui touche au corps du Christ, est pur, nouveau et aussi très
grand".
Objections :
1. Il est
vraisemblable que dans le sépulcre le corps du Christ a été réduit en
poussière. Car c'est là, comme de mourir, une peine du péché du premier père.
Il a été dit au premier homme après son péché : "Tu es poussière et tu
retourneras en poussière." Or le Christ a subi la mort pour nous délivrer
d'elle. Son corps devait donc aussi être réduit en poussière, afin de nous
délivrer de la décomposition.
2. Le corps
du Christ était de même nature que le nôtre. Or, notre corps, aussitôt après la
mort, commence à se décomposer et est soumis à la corruption ; car, tandis que
se dissipe la chaleur naturelle, survient une chaleur étrangère qui produit la
corruption. Il semble donc qu'il en fut de même pour le corps du Christ.
3. On l'a
dit, le Christ a voulu être enseveli pour donner aux hommes l'espoir qu'ils
ressusciteraient aussi du tombeau. Il a donc dû aussi être réduit en poussière,
afin de donner à tous l'espoir qu'ils en ressusciteraient.
Cependant :
Il est écrit dans le Psaume (16, 10) :
"Tu ne permettras pas à ton saint de voir la corruption", ce que
saint Jean Damascène entend de la corruption qui se produit par le retour aux
éléments naturels.
Conclusion :
Il ne convenait pas au corps du Christ
de se corrompre ou d'être réduit en poussière, de quelque manière que ce fût.
La corruption d'un corps provient de la faiblesse de sa nature, qui ne peut
plus le maintenir dans son unité. Or, nous l'avons dit : la mort du Christ ne
devait pas être causée par la faiblesse de sa nature, car on aurait pu croire
que cette mort n'était pas volontaire. Aussi a-t-il voulu mourir non pas de
maladie, mais par la Passion à laquelle il s'était offert spontanément. Et
c'est pourquoi le Christ, afin d'éviter que l'on attribue sa mort à la
faiblesse de sa nature, n'a pas voulu que son corps se corrompe, ou soit réduit
en ses éléments, de quelque manière que ce fût. Afin de montrer sa vertu divine,
il a voulu au contraire que son corps demeure sans corruption. Saint Jean Chrysostome remarque : "Pour les
hommes, s'ils agissent avec vaillance durant leur vie, leurs actions leur
sourient ; mais avec leur mort tout disparaît. Dans le Christ, ce fut tout
l'opposé. Car, avant la croix, tout est triste et faible ; mais dès qu'il a été
crucifié, tout devient éclatant. Reconnais que ce n'est pas un pur homme qui a
été crucifié."
Solutions :
1. N'ayant
pas été soumis au péché, le Christ n'était nullement tenu de mourir ni d'être
réduit en poussière. Toutefois, c'est volontairement qu'il a subi la mort à
cause de notre salut, pour les raisons que nous avons exposées. Mais, si son
corps avait été soumis à la corruption ou réduit en cendres, cela aurait plutôt
tourné au détriment de notre salut : n'aurait-on pas pensé qu'il n'y avait pas
en lui de vertu divine ? C'est en son nom que parle le Psalmiste (30, 10) en
s'écriant : "Quelle utilité y a-t-il dans mon sang, si je descends dans la
corruption ?" C'est comme s'il disait : "Si mon corps se corrompt, l'utilité
du sang que j'ai versé sera perdue."
2. Par sa
nature passible, le corps du Christ était apte à se corrompre ; mais cette
corruption, il ne la méritait pas ; car c'est par le péché qu'on la mérite.
Toutefois, la vertu divine a préservé le corps du Christ de la corruption, de
même qu'elle l'a ressuscité.
3. Si le
Christ est ressuscité du sépulcre, c'est par la vertu divine, qui ne connaît
aucune limite. Voilà pourquoi il suffisait qu'il ressuscitât du tombeau pour
prouver aux hommes que, par la vertu divine, ils ressusciteraient, non
seulement de leurs sépulcres, mais aussi de n'importe quelles cendres.
Objections :
1. Le
Christ a dit lui-même : "Comme Jonas fut dans le ventre du poisson trois
jours et trois nuits, ainsi le Fils de l'homme sera dans le sein de la terre
trois jours et trois nuits" (Mt 12, 40).
2. Saint Grégoire
le Grand écrit : "De même que Samson enleva les portes de Gaza au milieu
de la nuit, c'est aussi au milieu de la nuit que le Christ enleva les portes de
l'enfer et ressuscita." Il n'est donc pas resté dans le sépulcre deux
nuits entières.
3. Par la
mort du Christ la lumière a triomphé des ténèbres. Or, la nuit appartient aux
ténèbres, tandis que le jour appartient à la lumière. Il aurait donc mieux valu
que le Christ demeurât dans le sépulcre deux jours et une nuit, plutôt que deux
nuits et un jour.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "Du soir de la
sépulture à l'aube de la résurrection se sont écoulées trente-six-heures, c’est-à-dire
une journée complète entre deux nuits entières."
Conclusion :
Le temps où le Christ a demeuré au
tombeau symbolise les effets de sa mort. Or, nous l'avons dit, par la mort du
Christ nous sommes libérés d'une double mort, la mort de l'âme et la mort du
corps ; ces deux morts sont symbolisées par les deux nuits que le Christ a
passées au tombeau. Quant à sa mort, elle ne venait pas du péché, mais elle
avait été acceptée par amour ; elle ressemblait donc au jour et non à la nuit ;
aussi est-elle symbolisée par le jour complet que le Christ a passé dans le
sépulcre. Il convenait donc que le Christ demeurât dans le tombeau un jour et
deux nuits.
Solutions :
1. Saint
Augustin écrit : "Certains ignorent le mode de parler des Écritures ; ils
ont voulu compter pour une nuit les trois heures durant lesquelles, de sexte à
none, le soleil s'est obscurci ; et pour un jour, les trois autres heures
durant lesquelles le soleil a été rendu à la terre, c'est-à-dire de none à son
coucher. Vient ensuite la nuit du samedi ; si on la compte avec son jour, on
obtient comme total deux nuits et deux jours. Au samedi succède la nuit du
dimanche, jour où le Seigneur ressuscita. Mais, même ainsi, on n'obtient pas le
compte des trois jours et des trois nuits. On ne peut le trouver que si, d'après
la manière de parler des Écritures, on admet que le tout est compris dans la partie."
Il faut donc prendre une nuit et un jour pour un jour naturel. De cette façon, le
premier jour comprend la fin du vendredi, où le Christ est mort et a été
enseveli ; le deuxième jour est entier avec ses vingt-quatre heures de nuit et
de jour ; quant à la nuit suivante, elle fait partie du troisième jour."
Les premiers jours du monde étaient comptés de la lumière à la nuit, à cause de
la future chute de l'homme ; mais les trois jours du tombeau sont comptés des
ténèbres à la lumière à cause de la restauration de l'homme."
2. Comme
l'observe saint Augustin, le Christ ressuscita au matin, alors que la lumière
apparaît déjà, mais qu'il reste encore un peu des ténèbres de la nuit. Aussi
saint Jean (20, 1) écrit-il à propos des femmes : "Elles vinrent au tombeau
tandis qu'il y avait encore des ténèbres." A cause de ces ténèbres, saint Grégoire
le Grand écrit que le Christ ressuscita en pleine nuit, non pas juste au milieu,
mais au cours de la nuit ; car l'aube peut être appelée une partie de la nuit
ou une partie du jour, à cause de son union avec la nuit et avec le jour.
3. Dans la
mort du Christ, la lumière (désignée par un seul jour) a prévalu pour autant
qu'elle a écarté les ténèbres de deux nuits, c'est-à-dire de notre double mort,
nous l'avons dit dans la réponse.
1. Convenait-il au Christ de descendre aux
enfers ? - 2. En quel enfer est-il descendu ? - 3. A-t-il été tout entier dans
les enfers ? - 4. Y a-t-il séjourné quelque temps ? - 5. A-t-il délivré de
l'enfer les saints patriarches ? - 6. A-t-il délivré de l'enfer des damnés ? -
7. A-t-il délivré les enfants morts avec le seul péché originel ? - 8. A-t-il
délivré les hommes du purgatoire ?
Objections :
1. Saint Augustin écrit : "Nulle part, dans les Écritures,
je n'ai pu trouver ce mot employé dans un sens favorable." Or, l'âme du
Christ n'est pas descendue en un lieu mauvais, pas plus que les âmes des
justes. Le Christ n'est donc pas descendu aux enfers.
2. Il ne pouvait y descendre avec sa nature divine, qui est
tout à fait immuable ; il ne le pouvait qu'avec la nature qu'il avait assumée.
Or, ce que le Christ a fait ou souffert dans cette nature est ordonné au salut
des hommes. Celui-ci ne paraît pas exiger qu'il descende aux enfers, puisque, par
la passion qu'il avait subie en ce monde, il nous avait délivrés de la faute et
de la peine, comme on l'a prouvé.
3. Par la mort du Christ, son âme a été séparée de son corps, qui
a été déposé dans le sépulcre, on vient de le voir. Comment le Christ serait-il
descendu aux enfers avec son âme seulement ? L'âme étant incorporelle ne peut
se mouvoir d'un mouvement local ; ce mouvement est propre au corps, comme le
démontre Aristote. Or, descendre implique un mouvement corporel.
Cependant :
On dit dans le
Symbole : "Il est descendu aux enfers." Et saint Paul écrit (Ep 4, 9)
: "S'il est monté, qu'est-ce à dire, sinon qu'il est d'abord descendu dans
les régions inférieures de la terre ?" Ce que la Glose entend des "enfers".
Conclusion :
Il convenait que
le Christ descende aux enfers pour plusieurs raisons :
- 1° Afin de nous
arracher à la peine qu'il était venu supporter, d'après Isaïe (53, 4) :
"En vérité, il a pris nos maladies et porté lui-même nos douleurs."
Or, par le péché, l'homme avait mérité non seulement la mort du corps, mais
aussi la descente aux enfers. Donc, si le Christ devait mourir pour nous
délivrer de la mort, il convenait aussi qu'il descende aux enfers, afin de nous
préserver d'y descendre nous-mêmes. De là cette parole d'Osée (13, 14) :
"Je serai ta mort, ô mort ; je serai ta destruction, ô enfer !"
- 2° Puisqu'il
avait vaincu le démon par sa passion, il convenait qu'il aille délivrer ceux
que celui-ci détenait captifs en enfer, selon Zacharie (9, 11 Vg) : "Toi
aussi, dans le sang de ton alliance, tu as retiré les captifs de la
fosse." Et saint Paul : "Dépouillant les principautés et les
puissances, il les a emmenées triomphalement" (Col 2, 15).
- 3° De même qu'il
avait montré son pouvoir en vivant et en mourant sur terre, il lui convenait de
montrer aussi son pouvoir dans les enfers en les visitant et en y répandant la
lumière. Aussi le Psalmiste s'écrie-t-il (24, 7) : "Élevez vos portes, ô
princes" ; et la Glose commente : "Princes de l'enfer, renoncez à la
puissance en vertu de laquelle vous déteniez jusqu'à présent les hommes dans
l'enfer" ; et ainsi, "au nom de Jésus tout genou fléchit", non
seulement "dans les Cieux", mais aussi "dans les enfers", selon
saint Paul (Ph 2, 10).
Solutions :
1. Le nom d'enfers évoque le mal de peine, mais non le mal de
faute. Il convenait donc que le Christ descende dans les enfers, non comme si
lui-même portait la dette de la peine, mais pour délivrer ceux qui l'avaient
contractée.
2. La passion du Christ est comme la cause universelle du
salut des hommes, tant vivants que morts. Or, pour appliquer une cause
universelle à des effets particuliers, il faut une action spéciale. Aux vivants,
la vertu de la passion du Christ est appliquée par le moyen des sacrements qui
nous configurent à la passion du Christ ; aux morts, elle a été appliquée par
la descente du Christ aux enfers. Aussi est-ce à dessein que Zacharie écrit (9,
11) qu'il a "retiré les captifs de la fosse, dans le sang de son
alliance", c'est-à-dire par la vertu de sa passion.
3. L'âme du Christ n'est pas descendue aux enfers à la manière
des corps, mais à la manière dont les anges se meuvent, ce dont nous avons
traité dans la première Partie.
Objections :
1. Il est dit par la bouche de la Sagesse divine (Si 24, 45
Vg) : "Je pénétrerai toutes les parties inférieures de la terre." Or,
parmi ces parties inférieures de la terre, on compte aussi l'enfer des damnés
(Psaume 63, 10 Vg) : "Ils entreront dans les lieux inférieurs de la
terre." Donc le Christ, qui est la Sagesse de Dieu, est descendu aussi
jusqu'à l'enfer des damnés.
2. De plus, saint Pierre dit (Ac 2, 24) : "Dieu a
ressuscité le Christ, le délivrant des douleurs de l'enfer ; car il était
impossible qu'il y soit retenu." Or, il n'y a pas de douleurs dans l'enfer
des patriarches ; il n'y en a pas non plus dans l'enfer des enfants, qui ne
sont pas punis de la peine du sens à cause du péché actuel, mais seulement de
la peine du dam à cause du péché originel. Donc le Christ est descendu dans
l'enfer des damnés, ou même au purgatoire, où les hommes sont punis de la peine
du sens pour leurs péchés actuels.
3. Saint Pierre écrit (1 P 3, 19) : "Le Christ est venu
par l'esprit pour prêcher à ceux qui étaient retenus en prison et qui avaient
été autrefois incrédules." saint Athanase interprète ce texte de la
descente du Christ aux enfers. Il dit en effet : "Le corps du Christ fut
mis au tombeau, quand lui-même alla prêcher aux esprits qui étaient en prison, comme
dit saint Pierre." Il est évident d'autre part, que les incrédules se
trouvaient dans l'enfer des damnés. Le Christ y est donc descendu.
4. Saint Augustin écrit : "Si la Sainte Écriture avait
dit que le Christ était venu dans le sein d'Abraham, sans nommer l'enfer et ses
douleurs, je m'étonnerais qu'on ose affirmer qu'il est descendu aux enfers.
Mais des témoignages évidents mentionnent l'enfer et ses douleurs ; aussi n'y
a-t-il aucune raison de croire que le Sauveur y soit venu sinon pour délivrer
de ces douleurs." Or, le lieu de douleurs, c'est l'enfer des damnés.
5. Saint Augustin enseigne encore qu'en descendant aux enfers
le Christ "a délié tous les justes qui y étaient attachés par le péché
originel". Or, parmi ceux-ci, se trouvait aussi Job qui dit de lui-même
(17, 16 Vg) : "Tout ce qui est à moi descendra au plus profond de
l'enfer." Le Christ aussi est donc descendu au plus profond de l'enfer.
Cependant :
De l'enfer des
damnés, il est dit dans Job (10, 21) : "Avant que j'aille, sans en revenir,
à la terre ténébreuse et couverte de l'ombre de la mort, où il n'y a aucun
ordre, mais où habite une horreur éternelle." Or, dit saint Paul (2 Co 6, 14)
: "Il n'y a rien de commun entre la lumière et les ténèbres." Donc le
Christ, qui est la lumière, n'est pas descendu dans l'enfer des damnés.
Conclusion :
On peut se trouver
dans un lieu de deux manières :
- 1° D'abord, par
l'effet qu'on y produit. De cette manière, le Christ est descendu dans chacun
des enfers ; mais de façon différente. Car, dans l'enfer des damnés, il est
descendu pour les confondre de leur incrédulité et de leur malice. A ceux qui
étaient détenus dans le purgatoire, il a donné l'espoir d'obtenir la gloire ;
quant aux saints patriarches qui étaient retenus dans les enfers à cause du
seul péché originel, il leur a donné la lumière de la gloire éternelle.
- 2° En second
lieu par son essence, et de cette manière l'âme du Christ n'est descendue que
dans les enfers où les justes étaient retenus, afin de visiter aussi, dans leur
lieu même et par son âme, ceux qu'il visitait intérieurement par sa divinité en
leur accordant sa grâce. C'est ainsi que, en se trouvant en l'une seulement des
parties de l'enfer, il a fait rayonner d'une certaine façon son action dans
l'enfer entier, de même qu'en souffrant en un seul lieu de la terre, il a
libéré par sa passion le monde tout entier.
Solutions :
1. Le Christ, qui est la Sagesse de Dieu, "a pénétré
toutes les parties inférieures de la terre", non pas en les parcourant
toutes localement avec son âme, mais en étendant à toutes en quelque sorte
l'effet de sa puissance. Néanmoins, il n'a communiqué sa lumière qu'aux seuls
justes. Aussi l'Ecclésiastique ajoute-t-il : "J'illuminerai tous ceux qui
espèrent dans le Seigneur."
2. On distingue deux sortes de douleurs :
- 1° L'une est
celle de la peine que souffrent les hommes pour un péché actuel : "Les
douleurs de l'enfer m'ont enveloppé", dit le Psaume (18, 6).
- 2° L'autre est
celle qui est causée par le délai de la gloire que l'on espère :
"L'espérance qui est différée afflige l'âme", disent les Proverbes
(13, 18). C'est cette douleur que ressentaient les saints patriarches en enfer
; et pour la décrire saint Augustin dit : "Ils priaient le Seigneur en le
suppliant avec larmes." En descendant aux enfers, le Christ a mis un terme
à ces deux douleurs, mais diversement. Car à la douleur des peines il a mis fin
en en préservant les patriarches, comme un médecin coupe court à une maladie
dont il préserve par un remède. Quant aux douleurs causées par le retard de la
gloire, il en a délivré sur-le-champ, en accordant la gloire aux patriarches.
3. Certains rapportent le texte de saint Pierre à la descente
du Christ aux enfers, et le commentent de la façon suivante : "A ceux qui
étaient retenus en prison", c'est-à-dire en enfer, "par
l'esprit", à savoir son âme, "le Christ est venu prêcher, à eux qui
autrefois avaient été incrédules". Aussi saint Jean Damascène écrit :
"Il a évangélisé ceux qui étaient en enfer comme il avait porté la bonne
nouvelle à ceux qui se trouvaient sur la terre", non pas certes pour
convertir des incrédules à la foi, mais "pour confondre les
incrédules". Car cette prédication elle-même ne peut pas être autre chose
que la manifestation de sa divinité, manifestation faite à ceux qui étaient en
enfer, et produite par la descente pleine de puissance du Christ aux enfers.
Cependant saint
Augustin fournit une meilleure explication dans une lettre : il ne rapporte pas
le texte de saint Pierre à la descente du Christ aux enfers, mais à l'action de
sa divinité, qu'il a exercée depuis le début du monde. Le sens du passage
devient le suivant : "A ceux qui étaient retenus en prison", c'est-à-dire
à ceux qui vivaient dans un corps mortel, qui est comme une prison de l'âme, "par
l'esprit" de sa divinité, "il est venu prêcher", au moyen
d'inspirations intérieures, et aussi d'avertissements extérieurs donnés par la
bouche des justes ; "à ceux-là il a prêché, à eux qui autrefois avaient
été incrédules", lors de la prédication de Noé, "tandis qu'ils se
reposaient sur la patience de Dieu", qui différait le châtiment du déluge
; aussi saint Pierre ajoute-t-il : "Aux jours de Noé, pendant qu'on
construisait l'arche."
4. Le sein d'Abraham peut se considérer sous deux aspects :
- 1°Sous celui du
repos que l'on goûtait là sans aucune peine sensible ; à ce point de vue, le
nom d'enfer ne lui convient pas et il n'y a là aucune douleur.
- 2° Sous celui de
privation de la gloire escomptée ; à ce point de vue, le sein d'Abraham évoque
l'idée d'enfer et de douleur. Aussi cette expression du sein d'Abraham
désigne-t-elle le repos des bienheureux ; on ne lui donne plus le nom d'enfer ;
et on ne parle plus maintenant de douleurs à son sujet.
5. D'après saint Grégoire le Grand : "Ce sont les lieux
supérieurs de l'enfer que Job appelle le plus profond de l'enfer. Comparée, en
effet, à la hauteur du ciel, toute atmosphère est un enfer ténébreux ; comparée
à la hauteur de cette atmosphère, la terre, qui se trouve au-dessous, peut-être
appelée un enfer et un lieu profond ; comparée à la hauteur de cette terre, les
lieux de l'enfer qui sont au-dessus de tous les autres réceptacles de l'enfer
peuvent aussi être désignés par l'expression : le plus profond de l'enfer.
Objections :
1. L'une des composantes du Christ, son corps, n'a pas été
dans les enfers.
2. De plus, on ne peut donner le nom de "tout" à ce
dont les parties sont séparées l'une de l'autre. Or, on le sait, après la mort,
le corps et l'âme, qui sont les composantes de la nature humaine, ont été
séparés l'un de l'autre dans le Christ, et c'est seulement après la mort que le
Christ est descendu dans les enfers. Il n'a donc pas pu y être tout entier.
3. D'ailleurs, on dit exister tout entier dans un lieu l'être
dont aucune partie n'existe ailleurs. Or, le Christ avait hors de l'enfer son
corps, qui se trouvait dans le sépulcre, et sa divinité, qui était partout. Il
ne fut donc pas tout entier dans les enfers.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "Le Fils était tout entier chez le
Père, tout entier dans le Ciel, sur la terre, dans le sein de la Vierge, tout
entier sur la croix, tout entier en enfer, tout entier dans le paradis où il a
introduit le bon larron."
Conclusion :
On a noté dans la
première Partie que les noms masculins se rapportent à l'hypostase ou personne
; les noms neutres à la nature. A la mort du Christ, si son âme fut séparée de
son corps, ni son âme ni son corps ne furent pourtant séparés de la personne du
Fils de Dieu, nous l'avons montré plus haut. C'est pourquoi, pendant les trois
jours de sa mort, le Christ fut tout entier dans le sépulcre, car toute sa
personne s'y trouva par le corps qui lui était uni. Et, pareillement, il fut
tout entier dans les enfers, car toute sa personne s'y trouva en raison de
l'âme qu'il s'était unie. De même aussi le Christ était tout entier partout, en
raison de sa nature divine.
Solutions :
1. Le corps du Christ, qui était alors dans le sépulcre, n'était
pas une composante de sa personne incréée, mais de la nature qu'il avait
assumée. Aussi, que le corps du Christ n'ait pas été dans les enfers, cela
n'exclut pas que le Christ y était tout entier, mais cela prouve que tout ce
qui appartient à la nature humaine ne s'y trouvait pas.
2. La totalité de la nature humaine est constituée par l'union
de l'âme et du corps ; mais non la totalité de la personne divine. Aussi, quand
l'union de l'âme et du corps a été rompue par la mort, le Christ est-il demeuré
tout entier, mais la nature humaine n'est pas restée dans sa totalité.
3. La personne du Christ est tout entière dans chaque lieu, mais
elle n'y est pas totalement ; car elle n'est circonscrite par aucun lieu. Même
tous les lieux pris ensemble ne peuvent pas enfermer son immensité. Mais c'est
bien plutôt la personne du Christ elle-même qui, par son immensité, enferme
toutes choses. Il n'y a que les réalités qui sont corporellement dans leur lieu
et qui sont circonscrites par lui, dont on puisse dire que, si elles sont tout
entières quelque part, aucune de leurs parties ne se trouve ailleurs. Or, tel
n'est pas le cas de Dieu. Aussi saint Augustin affirme-t-il : "Ce n'est
pas en raison de la diversité des temps ou des lieux que nous disons le Christ
tout entier partout, comme si maintenant il était tout entier ici, et ensuite
tout entier autre part ; mais il est tout entier partout et toujours."
Objections :
1. Si le Christ est descendu aux enfers, ce fut pour libérer
les hommes. Or, cette libération s'est faite aussitôt, dans sa descente même. "Il
est
facile de relever subitement le pauvre en présence de Dieu", dit
l'Ecclésiastique (11, 22 Vg). Il semble donc que le Christ n'a pas prolongé son
séjour dans les enfers.
2. Saint Augustin s'écrie : "Sans aucun retard, au
commandement du Seigneur et Sauveur, tous les verrous de fer se sont brisés."
Aussi est-il dit, à l'adresse des anges qui accompagnaient le Christ :
"Enlevez vos portes, ô princes" (Ps 24, 7). Or, le Christ est
descendu pour briser les verrous des enfers. Le Christ n'a donc pas séjourné
dans les enfers.
3. Saint Luc (23, 43) rapporte que le Christ sur la croix a
annoncé au bon larron : "Aujourd'hui, tu seras avec moi dans le
paradis." Il est donc clair que le Christ fut dans le paradis le jour
même. Or, ce ne fut pas avec son corps, qui avait été mis au tombeau, mais avec
son âme, qui était descendue dans les enfers. Il semble ainsi que le Christ ne
séjourna pas dans les enfers.
Cependant :
Saint Pierre dit (Ac 2, 24) : "Dieu l'a ressuscité, en
brisant les douleurs de l'enfer, parce qu'il était impossible qu'il y soit
retenu." Il semble donc que le Christ a demeuré dans les enfers jusqu'à
l'heure de la résurrection.
Conclusion :
Pour prendre sur
lui nos peines, le Christ a voulu que son corps soit déposé dans le sépulcre, et
aussi que son âme descende aux enfers. Or, son corps est demeuré dans le
sépulcre pendant un jour entier et deux nuits, afin de prouver la réalité de sa
mort. Par conséquent, il faut croire que son âme a demeuré dans les enfers
juste aussi longtemps, afin que simultanément son âme soit tirée des enfers et
son corps du tombeau.
Solutions :
1. En descendant aux enfers, le Christ a délivré aussitôt les
saints qui s'y trouvaient ; à la vérité, il ne les a pas emmenés immédiatement
du lieu de l'enfer, mais il les a illuminés de la lumière de sa gloire dans les
enfers mêmes. Et pourtant il convenait que son âme demeure dans les enfers
aussi longtemps que son corps restait dans le sépulcre.
2. Les verrous de l'enfer, ce sont les obstacles qui
empêchaient les saints patriarches de sortir des enfers, en raison de la faute
du premier père. Ces verrous, le Christ les a brisés par la vertu de sa passion
et de sa mort, aussitôt qu'il fut descendu aux enfers. Toutefois, il a voulu y
demeurer quelque temps, pour le motif que venons de dire.
3. La parole du Seigneur au bon larron est à entendre non du
paradis terrestre et corporel, mais du paradis spirituel, où se trouvent tous
ceux qui jouissent de la gloire divine. Aussi le bon larron, en ce qui concerne
le lieu, est-il descendu aux enfers avec le Christ, afin d'être avec lui, ainsi
qu'il lui avait été promis : "Tu seras avec moi dans le paradis."
Toutefois, en ce qui regarde la récompense, il fut au paradis, car il jouissait
là de la divinité du Christ, comme les autres saints.
Objections :
1. Saint Augustin écrit : "Chez les justes qui étaient
dans le sein d'Abraham, je n'ai pas encore trouvé quel bienfait le Christ leur
aurait apporté en descendant aux enfers ; car je ne vois pas qu'il se soit jamais
retiré d'eux quant à la présence béatifiante de sa divinité." Or, il leur
aurait apporté un grand bienfait, s'il les avait délivrés des enfers.
2. Personne n'est retenu dans les enfers sinon pour un péché.
Or, durant leur vie, les saints patriarches avaient été justifiés de leur péché
par la foi au Christ. Ils n'avaient donc pas besoin d'être libérés par la
descente du Christ aux enfers.
3. Si l'on écarte la cause, on supprime l'effet. Mais la
cause de la descente aux enfers est le péché, qui avait été écarté, nous
l'avons dit, par la passion du Christ. Les saints patriarches n'ont donc pas
été ramenés des enfers par le Christ qui y était descendu.
Cependant :
Saint Augustin dit que lorsque le Christ est descendu aux enfers,
"il en a brisé la porte et les verrous de fer, et il a délivré tous les
justes qui s'y trouvaient enchaînés par le péché originel".
Conclusion :
On vient de le
dire lors de sa descente aux enfers, le Christ a agi en vertu de
sa passion. Par sa passion, il a libéré le genre humain non seulement du péché,
mais aussi de l'obligation de la peine, nous l'avons montré plus haut. Les
hommes étaient astreints à l'obligation de la peine d'une double manière :
- 1° à cause du
péché actuel, que chacun commet personnellement ;
- 2° à cause du
péché de toute la nature humaine, qui, dit saint Paul (Rm 5, 12), passe du
premier père chez tous les hommes, par voie d'origine. La peine de ce péché
originel, c'est la mort corporelle et la perte de la vie de gloire, comme on le
voit dans la Genèse (2, 17 ; 3, 3) ; car l'homme que Dieu avait menacé de mort,
s'il venait à pécher, il l'a chassé du paradis après le péché. Et c'est
pourquoi, en descendant aux enfers, le Christ, par la vertu de sa passion, a
délivré les saints de cette contrainte en raison de laquelle ils étaient exclus
de la vie de gloire, de sorte qu'ils ne pouvaient voir Dieu par essence, ce qui
constitue la parfaite béatitude de l'homme, comme nous l'avons dit dans la
deuxième Partie. Or, les saints patriarches étaient retenus dans les enfers
parce que l'entrée dans la vie de gloire ne leur était pas ouverte à cause du
péché du premier père. Et ainsi, en descendant aux enfers, le Christ en a
délivré les saints patriarches. C'est ce qu'avait dit le prophète Zacharie (9, 11
Vg) : "Toi, c'est dans le sang de ton alliance, que tu as retiré les
captifs de la fosse sans eau." Et saint Paul écrit (Col 2, 15) :
"Dépouillant les principautés et les puissances, le Christ les a
emmenées." La Glose commente en disant que "le Christ a dépouillé les
principautés et les puissances de l'enfer, et, ayant enlevé Abraham, Isaac, Jacob
et les autres justes, les a emmenés au Ciel loin de ce royaume de
ténèbres".
Solutions :
1. Dans le texte cité, saint Augustin s'élève contre ceux qui
croyaient que, avant la venue du Christ, les anciens justes avaient été soumis
dans les enfers à des peines douloureuses. Aussi un peu auparavant avait-il
écrit : "Certains prétendent qu'aux anciens justes avait été aussi concédé
le bienfait d'être délivrés des douleurs, lorsque le Seigneur était venu dans
les enfers. Mais, comment entendre qu'Abraham, dans le sein duquel le saint
pauvre Lazare avait été reçu, aurait subi ces douleurs, moi je ne le vois
pas." Voilà pourquoi, quand saint Augustin ajoute ensuite "qu'il n'a
pas encore trouvé quel bienfait la descente du Christ aux enfers avait pu
apporter aux anciens justes", il faut l'entendre d'une délivrance de
peines douloureuses.
Toutefois, le
Christ leur a procuré l'acquisition de la gloire et, par conséquent, les a
délivrés de la douleur qu'ils ressentaient de la voir retardée. Cependant, l'espoir
qu'ils avaient de posséder cette gloire leur donnait une grande joie, d'après
cette parole en saint Jean (3, 56) : "Abraham, votre père, exulta à la
pensée de voir mon jour." Et voilà pourquoi saint Augustin continue :
"Je ne vois pas qu'il se soit jamais retiré d'eux quant à la présence
bienfaisante de sa divinité" ; avant l'arrivée du Christ, en effet, ils
étaient bienheureux en espérance, quoique sans l'être parfaitement en réalité.
2. Durant leur vie, les saints patriarches ont été libérés, par
la foi au Christ, de tout péché, aussi bien originel qu'actuel ; ils ont été
libérés aussi de l'obligation à la peine due pour leurs péchés actuels, mais
non de la peine due pour le péché originel, qui les excluait de la gloire, tant
que n'était pas acquitté le prix de la rédemption humaine. Pareillement, maintenant,
les fidèles du Christ sont délivrés, par le baptême, de la peine due pour leurs
péchés actuels ; quant à la peine due pour le péché originel, ils ne sont plus
condamnés à être exclus de la gloire, mais ils demeurent pourtant encore soumis
à la nécessité de mourir d'une mort corporelle, car ils sont renouvelés selon
l'esprit, mais pas encore selon la chair, selon le mot de saint Paul (Rm 8, 10)
: "Le corps est mort, à cause du péché ; mais l'esprit est vivant, à cause
de la justification."
3. Aussitôt que le Christ eut subi la mort, son âme descendit
aux enfers et communiqua le fruit de sa passion aux saints qui y étaient
enfermés. Cependant, ils ne sont pas sortis de ce lieu tant que le Christ est
demeuré dans les enfers, car la présence même du Christ les comblait de gloire.
Objections :
1. Isaïe écrit (24, 22) : "Ils seront réunis en groupe
dans la fosse et enfermés là dans une prison ; après de nombreux jours, ils
seront visités." Comme l'explique saint Jérôme, Isaïe parle ici des damnés
qui ont adoré "la milice du Ciel". Il semble donc que, lorsque le
Christ est descendu aux enfers, même les damnés ont été visités. Ce qui devait
être pour leur libération.
2. Ce texte de Zacharie (3, 11 Vg) : "Toi, c'est dans le
sang de ton alliance que tu as retiré les captifs de la fosse sans eau", la
Glose le commente ainsi : "Tu as délivré ceux qui étaient tenus captifs
dans les prisons où aucune miséricorde ne les rafraîchissait, cette miséricorde
à laquelle faisait appel le riche de l'Évangile." Or, seuls les damnés
sont enfermés dans les prisons sans aucune miséricorde. Donc le Christ en a
délivré quelques-uns de l'enfer.
3. La puissance du Christ n'est pas moindre dans l'enfer qu'en
ce monde ; car, de part et d'autre, le Christ a opéré par la puissance de sa
divinité. Or, dans ce monde, il a délivré certains hommes de toutes sortes
d'état. Donc, dans l'enfer aussi, il a libéré certains hommes de la damnation.
Cependant :
Il est dit dans
Osée (13, 14) : "Je serai ta mort, ô mort, ta destruction, ô enfer!" La
Glose ajoute : "En emmenant les élus et en y laissant les réprouvés."
Or, seuls, les réprouvés sont dans l'enfer des damnés. Donc, par la descente du
Christ aux enfers, personne n'a été libéré de l'enfer des damnés.
Conclusion :
On vient de le
voir, en descendant aux enfers, le Christ a opéré en vertu de sa passion.
Aussi sa descente
aux enfers n'a-t-elle apporté le fruit de la délivrance qu'à ceux qui avaient
été unis à la passion du Christ par la foi jointe à la charité, qui en est la
forme et qui enlève les péchés. Or, ceux qui se trouvaient dans l'enfer des
damnés ou bien n'avaient possédé la foi d'aucune manière, comme les infidèles, ou
bien, s'ils avaient possédé la foi, n'avaient eu aucune conformité avec la
charité du Christ souffrant. Ils n'avaient donc pas été purifiés de leurs
péchés. Telle est la raison pour laquelle la descente du Christ aux enfers ne
leur a pas apporté la délivrance de leur obligation à la peine de l'enfer.
Solutions :
1. Lors de la descente du Christ aux enfers, tous ceux qui se
trouvaient dans quelque partie de l'enfer ont été d'une certaine façon visités
; les uns pour leur consolation et leur délivrance ; les autres pour leur
condamnation et leur confusion ; ceux-ci sont les damnés. Aussi Isaïe ajoute-t-il
dans le texte cité (24, 23) : "La lune rougira et le soleil sera
confondu."
On peut aussi
rapporter ce texte d'Isaïe à la visite que recevront les damnés au jour du
jugement, non pour être délivrés, mais pour être condamnés davantage encore, selon
le mot de Sophonie (1, 12) : "Je visiterai les hommes qui croupissent sur
leurs ordures."
2. Le commentaire de la Glose : "Là, aucune miséricorde
ne les rafraîchissait", doit s'entendre du rafraîchissement que donne la
délivrance parfaite ; car les saints patriarches ne pouvaient être délivrés de
ces prisons de l'enfer avant l'arrivée du Christ.
3. Ce ne fut pas à cause de l'impuissance du Christ que des
âmes n'ont pas été délivrées de chacun des états où elles pouvaient se trouver
dans les enfers, comme des hommes ont été délivrés de chacun des états où ils
se trouvaient en ce monde ; mais ce fut à cause de la différence de leurs
conditions. Car les hommes, tant qu'ils vivent, peuvent se convertir à la foi
et à la charité, étant donné que durant cette vie ils ne sont pas confirmés
dans le bien ou dans le mal comme ils le seront après leur sortie de ce monde.
Objections :
1. Les enfants morts avec le péché originel n'étaient détenus
dans les enfers que pour ce péché originel. De même que les anciens
patriarches. Mais on vient de voir que ceux-ci ont été libérés des enfers par
le Christ. Donc pareillement les enfants.
2. Saint Paul écrit (Rm 5, 15) : "Si, par la faute d'un
seul, beaucoup sont morts, à plus forte raison la grâce de Dieu et ses dons
ont-ils abondé en un plus grand nombre dans la grâce d'un seul homme : Jésus
Christ." Or, c'est à cause du péché du premier père que les enfants morts
avec le seul péché originel sont détenus dans les enfers. Donc, à plus forte
raison, ont-il été délivrés par la grâce du Christ.
3. De même que le baptême agit en vertu de la passion, de même
la descente du Christ aux enfers, comme il est clair par ce que l'on vient de
dire. Or, par le baptême, les enfants sont délivrés du péché originel et de
l'enfer. Donc, pareillement, ils sont délivrés par la descente du Christ aux
enfers.
Cependant :
L'Apôtre écrit (Rm
3, 25) : "Dieu a exposé le Christ comme instrument de propitiation par la
foi en son sang." Or, les enfants qui étaient morts avec le seul péché
originel n'avaient participé d'aucune manière à la foi dans le Christ. Ils
n'ont donc pas perçu le fruit de la propitiation du Christ, en vue d'être
délivrés par lui de l'enfer.
Conclusion :
La descente du
Christ aux enfers n'a apporté la délivrance qu'à ceux qui étaient unis par la
foi et la charité à sa passion ; c'est en effet par elle seulement que la
descente du Christ était libératrice. Or, les enfants qui étaient morts avec le
péché originel n'étaient nullement unis à la passion du Christ par la foi et
par l'amour. La foi, ils n'avaient pu l'avoir en propre, puisqu'ils n'avaient
pas eu l'usage de leur libre arbitre ; et ils n'avaient pas non plus été
purifiés du péché originel par la foi de leurs parents, ni par quelque
sacrement de la foi. C'est pour cela que la descente du Christ aux enfers n'a pas
délivré les enfants qui s'y trouvaient.
D'ailleurs, si les
saints patriarches ont été délivrés des enfers, c'est qu'ils ont été admis à la
gloire de la vision divine. Or, à cette gloire personne ne peut parvenir que
par la grâce, d'après saint Paul (Rm 6, 23) : "La vie éternelle est une
grâce de Dieu." Puisque les enfants morts avec le péché originel, n'ont
pas reçu la grâce, ils n'ont pas été libérés des enfers.
Solutions :
1. Si les saints patriarches encouraient encore la contrainte
du péché originel en tant qu'elle concerne la nature humaine, cependant par la
foi au Christ ils avaient été délivrés de toute souillure du péché. Aussi
étaient-ils capables de cette délivrance que le Christ a apportée en descendant
aux enfers. Mais, on vient de le montrer, il n'en était pas de même pour les
enfants.
2. Lorsque l'Apôtre écrit que "la grâce de Dieu a abondé
en un plus grand nombre", ce plus grand nombre ne doit pas, être pris
comparativement, comme si les hommes sauvés par la grâce du Christ étaient plus
nombreux que les hommes damnés par le péché d'Adam ; mais il faut l'entendre
d'une manière absolue, comme si saint Paul disait que la grâce d'un seul, le
Christ, a abondé en beaucoup d'hommes, de même que le péché d'un seul, Adam, est
parvenu a beaucoup d'hommes aussi. Or le péché d'Adam a atteint seulement ceux
qui étaient nés d'Adam d'une manière charnelle et par voie séminale.
Pareillement, la grâce du Christ parvient seulement à ceux qui sont devenus ses
membres par une régénération spirituelle. Ce qui n'est pas le cas des enfants
morts avec le péché originel.
3. Le baptême est conféré en cette vie, où l'on peut passer de
la faute à la grâce ; mais la descente du Christ aux enfers n'eut d'effet sur
les âmes que dans l'au-delà, où un tel passage à la grâce n'est plus possible.
Aussi les enfants sont-ils libérés du péché originel par le baptême, mais non
par la descente du Christ aux enfers.
Objections :
1. Saint Augustin écrit : "Des témoignages évidents
mentionnent l'enfer avec ses douleurs ; il n'y a aucun motif de croire que le
Sauveur y soit venu, sinon pour délivrer de ces douleurs. Mais a-t-il délivré
tous ceux qu'il y a trouvés, ou seulement ceux qu'il a jugé dignes de cette
faveur, je le cherche encore. Il est pourtant indubitable que le Christ est
venu dans les enfers et qu'il a octroyé le bienfait de la délivrance à ceux qui
s'y trouvaient dans les douleurs." Or, ainsi qu'on l'a vu, il n'a pas
accordé ce bienfait aux damnés. En dehors d'eux, il n'y a, pour souffrir ces
peines, que ceux qui sont au purgatoire. Donc le Christ a délivré les âmes du
purgatoire.
2. La présence du Christ n'aurait pas eu moins d'effet que ses
sacrements. Or, par les sacrements du Christ, les âmes sont délivrées du
purgatoire ; surtout par le sacrement de l'eucharistie, on le montrera plus
loin. Donc à plus forte raison, par la présence même du Christ qui était
descendu aux enfers, les âmes ont été délivrées du purgatoire.
3. Tous ceux qu'il a guéris en cette vie, le Christ les a
guéris totalement, ainsi que l'écrit saint Augustin. Le Seigneur lui-même le
dit aussi (Jn 7, 23) : "J'ai sauvé totalement cet homme le jour du
sabbat." Or, ceux qui se trouvaient dans le purgatoire, le Christ les a
délivrés de l'obligation à la peine du dam, qui les excluait de la gloire. Il
les a donc aussi libérés de la peine du purgatoire.
Cependant :
Saint Grégoire le Grand écrit : "Après avoir franchi les
portes de l'enfer, notre Créateur et Rédempteur en a ramené les âmes des élus ;
il ne souffre donc pas que nous allions dans les lieux où il est déjà descendu,
pour libérer d'autres âmes." Or, il souffre que nous allions dans le
purgatoire. En descendant dans les enfers, il n'a donc pas délivré les âmes du
purgatoire.
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit à plusieurs reprises, la descente du Christ aux enfers a produit la
délivrance en vertu de sa passion. Or, cette passion ne possède pas une vertu
temporaire et transitoire, mais une vertu éternelle : "Par une seule
oblation, il a parfait pour toujours les sanctifiés" (He 10, 14). Et ainsi,
il est clair que la passion du Christ n'a pas eu alors plus d'efficacité
qu'elle n'en a maintenant. Voilà pourquoi ceux qui étaient à ce moment dans
l'état où sont maintenant les âmes du purgatoire n'ont pas été délivrés du
purgatoire par la descente du Christ aux enfers. Si, toutefois, certaines âmes
se sont alors trouvées dans la condition où sont actuellement les âmes qui sont
délivrées du purgatoire, rien ne s'oppose à ce qu'elles aient été libérées du
purgatoire par la descente du Christ aux enfers.
Solutions :
1. Du texte de saint Augustin on ne peut conclure que tous
ceux qui se trouvaient dans le purgatoire en ont été délivrés, mais que cette
faveur a été octroyée à quelques-uns d'entre eux, c'est-à-dire à ceux qui
étaient déjà suffisamment purifiés, ou même à ceux qui avaient mérité durant
leur vie, par leur foi et leur dévotion à la mort du Christ, d'être libérés de
la peine temporelle du purgatoire, lorsque le Christ descendrait aux enfers.
2. La vertu du Christ agit dans les sacrements par mode de
guérison et d'expiation. Le sacrement de l'eucharistie libère donc l'homme du
purgatoire autant qu'elle est un sacrifice satisfactoire pour le péché. Or, la
descente du Christ aux enfers n'a pas été satisfactoire. Elle agissait pourtant
en vertu de la passion, qui, a été satisfactoire, ainsi qu'on l'a vu plus haut
; mais la passion n'était elle-même satisfactoire qu'en général ; sa vertu
devait être appliquée aux hommes par des moyens particuliers et spéciaux à
chacun d'entre eux. Il n'était donc pas nécessaire que la descente du Christ
aux enfers les libère tous du purgatoire.
3. Les faiblesses, dont le Christ guérissait simultanément les
hommes en cette vie, étaient personnelles et propres à chacun d'eux. Mais
l'exclusion de la gloire de Dieu était une déficience générale qui atteignait
toute la nature humaine. Aussi rien n'empêche que ceux qui étaient dans le
purgatoire aient été délivrés par le Christ de cette peine qu'est l'exclusion
de la gloire, sans être libérés de l'obligation à la peine du purgatoire, qui
est personnelle à chacun. Les saints patriarches, au contraire, ont été libérés,
avant l'arrivée du Christ, de leurs peines personnelles, mais non de la peine
commune, comme on l'a dit plus haut.
- I. Sa résurrection (Q. 53-56).
- II. Son ascension (Q. 57).
- III. Sa session à la droite du Père (Q. 58).
- IV. Son pouvoir judiciaire (Q. 59).
LA RÉSURRECTION
DU CHRIST
L'étude de la résurrection considérera :
- 1° La résurrection en elle-même. (Q. 53) ; - 2° Les qualités du
Christ ressuscité (Q. 54) ; - 3° La manifestation de la résurrection (Q. 55) ;
- 4° La causalité de la résurrection (Q. 56).
1. Sa nécessité. - 2. Au troisième jour.
- 3. Dans quel ordre elle s'est accomplie. - 4. Sa cause.
Objections :
1. Saint Jean
Damascène écrit : "Pour un être vivant, la résurrection c'est le fait de
se relever quand son corps s'était dissous ou était tombé." Or, le Christ
n'est pas tombé par le péché, ni son corps ne s'est dissous, on vient de le
montrer. Il ne lui convient donc pas
au sens propre de ressusciter.
2. Ressusciter,
c'est être promu à un état plus élevé. Car c'est surgir, et surgir implique un
mouvement vers le haut. Or, le corps du Christ, après la mort, est demeuré uni
à la divinité, et il ne pouvait pas monter plus haut. Il ne lui convenait donc
pas de ressusciter.
3. Tout ce
qui touche l'humanité du Christ est ordonné à notre salut. Or, la passion du
Christ suffisait pleinement à notre salut, puisque par elle nous sommes
délivrés de la peine et de la faute, on l'a montré. Il n'était donc pas
nécessaire que le Christ ressuscite d'entre les morts.
Cependant :
On lit dans saint Luc (24, 46) :
"Il fallait que le Christ souffre et ressuscite d'entre les morts."
Conclusion :
Qu'il ait été nécessaire que le Christ
ressuscite, on peut en donner cinq raisons :
- 1° La glorification de la justice
divine. Il lui convient en effet d'exalter ceux qui s'humilient à cause de Dieu,
d'après saint Luc (1, 52) : "Il a déposé les puissants de leur trône, et
il a élevé les humbles." Le Christ s'étant humilié jusqu'à la mort de la
croix par charité et par obéissance à Dieu, il fallait que Dieu l'exalte
jusqu'à la résurrection glorieuse. C'est en sa personne que le Psalmiste dit
(139, 2) : "Tu as connu", c'est-à-dire tu as approuvé, "ma chute", c'est-à-dire mon humiliation
et ma passion, "et aussi ma
résurrection", c'est-à-dire ma glorification dans la résurrection : ces
explications du Psaume sont de la Glose.
- 2° L'instruction de notre foi. Par la
résurrection notre foi en la divinité du Christ se trouve confirmée car, dit
saint Paul (2 Co 13, 4) : "Quoiqu'il ait été crucifié en raison de sa
faiblesse, il vit cependant par la vertu de Dieu." Aussi dit-il encore (1
Co 15, 14) : "Si le Christ n'est pas ressuscité, vaine est notre
prédication, vaine aussi notre foi." Et le Psalmiste (30, 10) affirme :
"Quelle utilité y a-t-il dans mon sang", c'est-à-dire dans l'effusion
de mon sang, "tandis que je
descends", comme par une échelle de malheurs, "dans
la corruption ?". Comme s'il disait : Il n'y a aucune utilité." Si, en
effet, je ne ressuscite pas aussitôt et que mon corps se corrompe, explique la
Glose, je ne l'annoncerai à personne, je ne gagnerai personne."
- 3° Le relèvement de notre espérance.
En voyant ressusciter le Christ, qui est notre tête, nous espérons ressusciter
nous aussi. Aussi est-il écrit (1 Co 15, 12) : "Si l'on prêche que le
Christ est ressuscité, comment certains parmi vous disent-ils qu'il n'y a pas
de résurrection des morts ?" Et Job (19, 25) assurait : "Je
sais", par la certitude de la foi, "que
mon Rédempteur", le Christ, "est
vivant", ressuscité d'entre les morts ; aussi "au dernier jour me
lèverai-je de terre ; telle est l'espérance qui est fixée dans mon coeur".
- 4° La formation morale des fidèles. Saint Paul écrit (Rm 6, 4) : "Le Christ est
ressuscité des morts par la gloire du Père ; de même, nous, marchons dans une
vie renouvelée." Et il ajoute : "Le Christ ressuscité des morts ne
meurt plus ; de même vous, croyez que vous êtes morts au péché et vivants pour
Dieu."
- 5° L'achèvement de notre salut. Si en
mourant il a supporté les maux afin de nous en délivrer, en ressuscitant il a
été glorifié afin de nous pousser vers le bien, suivant cette parole (Rm 4, 25)
: "Il s'est livré pour nos péchés, et il a ressuscité pour notre
justification."
Solutions :
1. Le
Christ n'est pas tombé par le péché, et pourtant il est tombé par la mort ; car,
si le péché est une chute par rapport à la justice, la mort en est une par
rapport à la vie. Aussi peut-on considérer comme dit par le Christ cette parole
de Michée (7, 8) : "Ne te réjouis pas à mon sujet, ô mon ennemie, parce
que je suis tombé ; car je me relèverai."
De même aussi le corps du Christ ne
s'est pas dissous comme s'il avait été réduit en poussière ; cependant on peut
appeler dissolution la séparation de l'âme et du corps.
2. La
divinité était unie à la chair du Christ, après sa mort, d'une union
personnelle ; elle ne l'était pas d'une union de nature, selon laquelle l'âme
est unie au corps comme une forme afin de constituer la nature humaine. Voilà
pourquoi, en s'unissant de nouveau à l'âme, le corps du Christ a été promu a un
état plus élevé dans l'ordre de la nature, mais non pas plus élevé dans l'ordre
de la personne.
3. La
passion du Christ a accompli notre salut, à proprement parler, en écartant les
maux qui s'y opposaient ; mais la résurrection l'a accompli en ouvrant la série
des biens dont elle est le modèle.
Objections :
1. Les
membres doivent se conformer à leur tête. Or nous, qui sommes les membres du
Christ, nous ne ressuscitons pas le troisième jour après notre mort, mais notre
résurrection est retardée jusqu'à la fin du monde. Il semble donc que le Christ,
notre tête, n'aurait pas dû ressusciter le troisième jour, mais que sa
résurrection aurait dû être retardée jusqu'à la fin du monde.
2. Saint Pierre
dit (Ac 2, 24) : "Il était impossible que le Christ fût détenu par l'enfer"
et par la mort. C'est donc le jour même de sa mort que le Christ aurait dû
ressusciter, et non le troisième jour. D'autant plus que la Glose citée à
l'article précédent remarque : "Il n'y aurait eu aucune utilité dans
l'effusion du sang du Christ, s'il n'était ressuscité aussitôt."
3. Le jour
commence au lever du soleil, dont la présence cause le jour. Or, le Christ est
ressuscité avant le lever du soleil. On lit, en effet, en saint Jean (20, 1) :
"Le premier jour après le sabbat, Marie-Madeleine vint le matin au tombeau,
alors qu'il faisait encore sombre." Et pourtant, le Christ était déjà
ressuscité, car saint Jean ajoute : "Et elle vit la pierre roulée de
devant le tombeau." Le Christ n'est donc pas ressuscité le troisième jour.
Cependant :
Il est prédit en saint Matthieu (20, 19)
: "Ils livreront le Fils de l'homme aux païens afin de le bafouer, de le
flageller et de le crucifier, et il ressuscitera le troisième jour."
Conclusion :
On vient de le dire, la résurrection du
Christ était nécessaire à l'instruction de notre foi.
Or, notre foi porte sur la divinité et
sur l'humanité du Christ ; comme nous l'avons montré il ne suffit pas de croire
à l'une sans croire à l'autre. C'est pourquoi, afin de confirmer la foi en la
réalité de la divinité du Christ, il a fallu qu'il ressuscite promptement, et
que sa résurrection ne soit pas différée jusqu'à la fin du monde. D'autre part,
afin de confirmer la foi en la réalité de son humanité et de sa mort, il était
nécessaire qu'il y ait un intervalle de temps entre la mort et la résurrection.
Si, en effet, il avait ressuscité aussitôt après sa mort, il aurait pu sembler
que sa mort n'était pas réelle, et que, par conséquent, sa résurrection ne
l'était pas non plus. Or, pour manifester la réalité de la mort du Christ, il
suffisait que sa résurrection soit retardée jusqu'au troisième jour ; il n'est
pas possible, en effet, que durant ce laps de temps un homme qui paraît mort
continue à vivre sans donner des signes de vie.
Le fait que le Christ est ressuscité le
troisième jour souligne aussi la perfection du nombre trois ; c'est le nombre
de toute réalité, puisqu'"il a un commencement, un milieu et une fin",
selon Aristote.
Ce fait offre aussi un autre symbolisme
: par son unique mort corporelle, qui a été lumière en raison de la justice, le
Christ a détruit nos deux morts, celle du corps et celle de l'âme, qui sont
ténébreuses en raison du péché ; et c'est pourquoi le Christ est demeuré dans
la mort pendant un jour entier et deux nuits, remarque saint Augustin Ce fait
montre encore que par la résurrection du Christ une troisième période
commençait. La première s'était déroulée avant la loi, la seconde se place sous
la réalité de la foi, le troisième allait se dérouler sous la grâce.
Avec la résurrection du Christ a
commencé aussi une troisième époque pour les saints. La première se situait
sous les figures de la loi, la seconde sous la réalité de la foi, la troisième
se placera dans l'éternité de la gloire, que le Christ a inaugurée en
ressuscitant.
Solutions :
1. La tête
et les membres sont conformes en nature, mais non en puissance ; car la
puissance de la tête est plus forte que celle des membres. Aussi, pour
démontrer l'excellence de la puissance du Christ, convenait-il que le Christ
ressuscite le troisième jour, tandis que notre résurrection est retardée
jusqu'à la fin du monde.
2. Toute
détention implique une violence. Or, le Christ n'était nullement détenu par la
mort, mais il restait "libre parmi les morts". S'il est demeuré
quelque temps dans la mort, ce ne fut donc pas comme un détenu, mais de son
plein gré, aussi longtemps qu'il le jugea nécessaire à l'instruction de notre
foi. Or, ce qui se fait après un bref intervalle est dit se produire tout de
suite.
3. On l'a
remarqué plus haut : Le Christ est ressuscité au point du jour, quand la
lumière commence à paraître, afin de symboliser que par sa résurrection il nous
introduisait à la lumière de la gloire ; pareillement, il est mort lorsque le
jour s'approchait du soir et des ténèbres, afin de montrer que par sa mort il
détruisait les ténèbres de la faute et de la peine. On dit toutefois qu'il a
ressuscité le troisième jour, en prenant le mot "jour" dans le sens
de jour naturel comprenant un es ace de vingt-quatre heures. D'après saint
Augustin, " la nuit jusqu'au matin où la résurrection du Seigneur s'est
manifestée appartient au troisième jour. Dieu a dit en effet : "Que la
lumière sorte des ténèbres", afin que la grâce du Nouveau Testament et par
la participation à la résurrection du Christ nous comprenions le sens de cette
parole (Ep 5, 8) : "Vous avez été jadis ténèbres, mais maintenant vous
êtes lumière dans le Seigneur." Par là il nous suggère en quelque sorte
que le jour tire de la nuit son commencement. Les premiers jours du monde
étaient comptés de la lumière à la nuit, à cause de la future chute de l'homme
; mais les trois jours du tombeau sont comptés des ténèbres à la lumière, à cause
de la restauration de l'homme."
Et ainsi il est clair que, même si le
Christ avait ressuscité au milieu de la nuit, on pourrait dire encore qu'il a
ressuscité le troisième jour, en l'entendant du jour naturel. Mais, étant donné
qu'il a ressuscité au point du jour, on peut dire qu'il a ressuscité le
troisième jour, même en le comprenant du jour solaire, puisque déjà le soleil
commençait à éclairer l'atmosphère. - Aussi saint Marc (16, 2) dit-il que les
femmes vinrent au tombeau "lorsque le soleil était déjà levé" ; ce
qui ne contredit pas le mot de saint Jean : "Alors qu'il faisait encore
sombre" ; car, observe saint Augustin, "quand
le jour se lève, les ténèbres disparaissent peu à peu, à mesure que monte la
lumière. Quant à la précision de saint Marc : "Lorsque le soleil était
déjà levé", il ne faut pas l'entendre comme si le soleil lui-même avait
déjà paru au-dessus de l'horizon, mais comme près de se lever pour ces régions.
Objections :
1. Dans
l'Ancien Testament, Élie et Elisée ont ressuscité des morts. Comme l'affirme
l'épître aux Hébreux (11, 35) : "Des femmes ont retrouvé leurs morts
ressuscités par eux." Pareillement, le Christ avant sa passion a
ressuscité trois morts. Donc il n'est pas le premier des ressuscités.
2. Entre
autres miracles qui se sont produits lors de la passion du Christ, saint
Matthieu raconte (7, 52) : "Les tombeaux s'ouvrirent, et de nombreux corps
de saints qui étaient morts ressuscitèrent."
3. Par sa
résurrection le Christ est cause de notre résurrection, comme par sa grâce il
est cause de notre grâce, car il est dit en saint Jean (1, 16) : "De sa
plénitude nous avons tous reçu." Or, avant le Christ, certains avaient
reçu la grâce, par exemple les saints patriarches de l'Ancien Testament.
Certains sont donc aussi parvenus à la résurrection corporelle avant le Christ.
Cependant :
Sur le texte (1 Co 15, 20) : "Le
Christ est ressuscité d'entre les morts, premier de ceux qui dorment", la
Glose explique : "C'est lui qui est ressuscité en premier, comme il
convenait à sa dignité."
Conclusion :
La résurrection est le retour de la mort
à la vie. Or, on peut être arraché à la mort de deux manières :
- 1° en commençant à mener sa vie dans
les mêmes conditions que jadis, après avoir subi la mort ;
- 2° en étant délivré non seulement de
la mort, mais même de la nécessité, et, qui plus est, de la possibilité de
mourir. Et telle est la vraie et parfaite résurrection ; car, aussi longtemps
que l'on vit soumis à la nécessité de mourir, on demeure dominé en quelque
façon par la mort : "Le corps est mort à cause du péché" (Rm 8, 10).
De même, pouvoir être, ce n'est être que d'une manière relative, c'est-à-dire
en puissance. Par où il est clair que la résurrection en vertu de laquelle on
est arraché seulement à la mort actuelle est une résurrection imparfaite.
Ainsi donc, si l'on parle de
résurrection parfaite, le Christ est le premier des ressuscités ; car, en
ressuscitant, lui-même est parvenu le premier à la vie pleinement immortelle, selon
l'épître aux Romains (6, 9) : "Le Christ, ressuscité des morts, ne meurt
plus." Mais, si l'on parle de résurrection imparfaite, certains autres ont
ressuscité avant le Christ, afin de montrer à l'avance, comme dans un symbole, sa
résurrection à lui.
Solutions :
1. Par là
se trouve résolue la première objection ; car ceux qui ont été ressuscités dans
l'Ancien Testament, ou ceux qui ont été ressuscités par le Christ sont revenus
à la vie, mais pour mourir de nouveau.
2. Au sujet
de ceux qui ont ressuscité avec le Christ, on constate une double opinion.
Certains affirment qu'ils sont revenus à la vie pour ne plus mourir ; ce leur
eût été en effet un plus grand tourment de mourir une seconde fois que de ne
pas ressusciter. En ce sens, il faut entendre avec saint Jérôme, qu'"ils
ne ressuscitèrent pas avant la résurrection du Seigneur". Aussi
l'Évangéliste écrit-il : "Ils sortirent de leurs tombeaux après la
résurrection du Christ et vinrent dans la cité sainte, où ils apparurent à
beaucoup."
Mais, en citant cette opinion, saint
Augustin remarque : "Je sais que, d'après certains, lors de la mort du
Christ Seigneur, la résurrection telle qu'elle nous est promise pour la fin
aurait déjà été accordée à quelques justes. Pourtant, si ces justes ne se sont
pas de nouveau endormis en laissant une seconde fois leurs corps, comment
comprendre que le Christ soit le premier-né d'entre les morts, puisqu'un si
grand nombre l'ont précédé dans cette résurrection ? On répondra peut-être que
l'Évangéliste parle par anticipation : les tombeaux se seraient ouverts au
moment du tremblement de terre, pendant que le Christ était suspendu à la croix,
tandis que les corps des justes ne seraient pas ressuscités à cet instant, mais
seulement après la résurrection du Christ. Il reste alors une difficulté :
comment saint Pierre aurait-il pu affirmer devant les Juifs qu'il fallait
appliquer non à David mais au Christ la prédiction que sa chair ne verrait pas
la corruption, pour ce motif que le tombeau de David était encore parmi eux ?
Les aurait-il convaincus, si le corps de David ne s'était plus trouvé dans le
tombeau ? Car, même si David était ressuscité auparavant et peu de temps après
sa mort, et que sa chair n'ait pas vu la corruption, son tombeau pouvait
néanmoins subsister. Par ailleurs, il semble dur que David n'ait pas été parmi
les justes ressuscités, si cette résurrection leur est déjà donnée pour
l'éternité, puisque le Christ est acclamé comme descendant de David. En outre, comment
soutenir ce que l'épître aux Hébreux (11, 40) dit des anciens justes :
"Ils ne seront pas conduits sans nous à leur consommation finale", s'ils
avaient déjà été établis dans l'incorruptibilité de la résurrection qui nous
est promise pour la fin comme notre perfection dernière ?"
Ainsi donc, saint Augustin semble être
d'avis que les justes ont ressuscité pour mourir de nouveau. De ce sentiment se
rapproche ce qu'écrit saint Jérôme : "Comme Lazare, beaucoup de corps de
saints ont ressuscité pour prouver la résurrection du Seigneur." Toutefois,
ailleurs il laisse la chose en doute. En fin de compte, les arguments de saint
Augustin paraissent beaucoup plus efficaces.
3. Ce qui a
précédé l'arrivée du Christ fut une préparation à sa venue ; de même la grâce
est une disposition à la gloire. C'est pourquoi, tout ce qui appartient à la
gloire, soit de l'âme, comme la jouissance parfaite de Dieu, soit du corps, comme
la résurrection glorieuse, devait d'abord se produire dans le Christ, auteur de
la gloire. Mais il convenait que la grâce soit d'abord en ceux qui étaient
ordonnés au Christ.
Objections :
1. Lorsque
l'on est ressuscité par un autre, on ne saurait être la cause de sa
résurrection. Or le Christ a été ressuscité par Dieu, dit saint Pierre (Ac 2, 24)
: "Dieu l'a ressuscité, brisant les douleurs de l'enfer." Et saint
Paul (Rm 8, 11) : "Dieu qui a ressuscité Jésus Christ d'entre les morts
rendra aussi la vie à nos corps mortels."
2. On ne
mérite pas et on ne demande pas à un autre ce dont on est soi-même la cause. Or,
par sa passion, le Christ a mérité sa résurrection ; comme dit saint Augustin, "l'humilité de la Passion mérite la gloire de
la Résurrection". Lui-même a demandé aussi à son Père de le ressusciter :
"Toi, Seigneur, s'écrie le Psalmiste (41, 11), aie pitié de moi et
ressuscite-moi." Il n'a donc pas été cause de sa résurrection.
Cependant :
Le Seigneur dit (Jn 10, 17) :
"Personne ne m’enlève la vie ; mais moi-même je la dépose et de nouveau je
la prends." Or, ressusciter n’est pas autre chose que prendre de nouveau
sa vie. Il semble donc que le Christ a ressuscité par sa propre vertu.
Conclusion :
On l'a déjà noté, la mort n'a séparé la
divinité ni de l'âme du Christ, ni de son corps. L'âme du Christ mort, aussi
bien que son corps, peut donc être considérée à un double point de vue : ou au
titre de la divinité, ou au titre de la nature créée elle-même. Au titre de la
divinité qui lui était unie, le corps du Christ a repris l'âme qu'il avait
déposée et son âme a repris le corps qu'elle avait quittée. Et c'est ce que
saint Paul (2 Co 13, 4) déclare du Christ : "S'il a été crucifié en raison
de l'infirmité de sa chair, le Christ vit par la vertu de Dieu."
Mais si nous considérons le corps et
l'âme du Christ mort selon la vertu de la nature créée, ils ne pouvaient pas se
réunir l'un à l'autre, mais il a fallu que le Christ soit ressuscité par Dieu.
Solutions :
1. La vertu
divine du Père et du Fils et leur action sont les mêmes ; ces deux propositions
s'impliquent l'une l'autre, que le Christ ait été ressuscité par la vertu du
Père, ou qu'il ait ressuscité par sa propre vertu.
2. C'est
comme homme et non comme Dieu que le Christ a demandé par la prière et mérité
sa résurrection.
3. Selon sa
nature créée, le corps n'est pas plus puissant que l'âme du Christ ; il l'est
pourtant selon la vertu divine. L'âme, à son tour, selon son union à la
divinité, est plus puissante que le corps selon sa nature créée. Voilà pourquoi
le corps et l'âme se sont repris mutuellement l'un l'autre selon la vertu
divine, mais non selon la vertu de la nature créée.
1. Après la résurrection, le Christ a-t-il eu
un corps véritable ? - 2. Son corps était-il glorieux ? - 3. Est-il ressuscité
avec l'intégrité de son corps ? - 4. Les cicatrices que l'on voyait sur son
corps.
Objections :
1. Un corps véritable ne peut-être simultanément avec un autre
dans le même lieu. Or, après la résurrection le corps du Christ s'est trouvé
simultanément avec un autre dans le même lieu, car il est entré chez ses
disciples "les portes étant fermées", dit saint Jean (20, 26). Il
semble donc qu'après la résurrection le Christ n'a pas eu un corps véritable.
2. Un corps véritable ne peut disparaître à la vue de ceux qui
le regardent, sauf s'il se corrompt. Or, d'après saint Luc (24, 31), "le
corps du Christ a disparu aux yeux des disciples" qui le regardaient.
3. Tout véritable corps a un aspect déterminé. Or, le corps
du Christ, d'après saint Marc (16, 12), a apparu aux disciples "sous un
autre aspect". Il semble donc que le Christ, après sa résurrection, n'a
pas eu un corps humain véritable.
Cependant :
D'après saint Luc
(24, 37), lorsque le Christ apparut aux disciples, ceux-ci "furent
troublés et effrayés, car ils croyaient voir un esprit", comme s'il
n'avait pas un corps véritable, mais imaginaire. Pour écarter cette erreur, le
Christ lui-même ajoute ensuite ; "Touchez et voyez ; car un esprit n'a ni
chair, ni os, comme vous voyez que j'en ai." Le Christ n'a donc pas eu un
corps imaginaire, mais un corps véritable.
Conclusion :
Selon saint Jean
Damascène : "Ne se relève que ce qui est tombé". Or, le corps du
Christ est tombé par la mort, parce que son âme qui était la perfection
formelle du corps, en a été séparée. Il a donc fallu pour que la résurrection
du Christ soit véritable, que le même corps soit de nouveau uni à la même âme.
Et parce que la réalité de la nature du corps vient de sa forme, il s'ensuit
que le corps du Christ, après la résurrection, a été un corps véritable et a eu
la même nature que précédemment. Si le corps du Christ avait été imaginaire, sa
résurrection n'aurait été qu'apparente et non pas réelle.
Solutions :
1. Ce ne fut pas par un miracle, mais par suite des conditions
de la gloire, comme le soutiennent certains, que le corps du Christ, après la
résurrection, entra chez les disciples les portes étant closes, et se trouva
simultanément avec un autre corps dans le même lieu. Était-ce en vertu d'une
propriété qui lui était inhérente ? On en discutera plus loin, en traitant de
la résurrection en général. Pour notre propos, il suffit de dire que ce n'est
pas en raison de la nature du corps, mais plutôt en raison de la divinité qui
lui était unie, que ce corps, tout en étant véritable, est entré chez les disciples
les portes closes. Aussi saint Augustin rapporte-t-il que certains se demandent
: "Si c'était un corps, si c'était le même corps qui avait été pendu à la
croix et qui était ressuscité, comment a-t-il pu entrer portes closes ?" Et
il répond : "Si vous comprenez comment, ce n'est plus un miracle. La foi
commence là où la raison fait défaut" Ailleurs il écrit : "A la masse
du corps où se trouvait la divinité les portes closes n'ont pas opposé
d'obstacle. Car il put entrer sans les ouvrir, celui dont la naissance avait
laissé inviolée la virginité de sa mère."
Saint Grégoire le
Grand exprime les mêmes pensées dans son homélie pour l'octave de Pâques.
2. On l'a dit précédemment le Christ est ressuscité à la vie
immortelle de la gloire. Or, telle est la condition du corps glorieux qu'il
soit "spirituel" comme l'écrit saint Paul (1 Co 15, 44) c'est-à-dire
soumis à l'esprit. Pour que le corps soit entièrement soumis à l'esprit, il est
requis que toute action du corps soit soumise à la volonté de l'esprit. D'après
le Philosophe, la vision s'explique par l'action de l'objet visible sur la vue.
C'est pourquoi quiconque a un corps glorifié possède en son pouvoir d'être vu
ou de ne pas être vu, à son gré. Ce pouvoir, le Christ l'a eu non seulement par
sa condition de corps glorieux, mais aussi en vertu de sa divinité ; par cette
divinité il peut se faire que même les corps non glorieux échappent
miraculeusement aux regards ; ce fut le privilège de saint Barthélemy qui
pouvait miraculeusement, à son gré, être vu ou non." Donc, si le Christ
disparut aux yeux des disciples, ce ne fut pas parce que son corps fut détruit
ou dissous en des éléments invisibles, mais parce qu'il cessa, par la volonté
du Christ, d'être vu, soit qu'il restât présent, soit même qu'il se fût éloigné
rapidement grâce à l'agilité, propriété du corps glorieux.
3. Comme le remarque Sévérien : "Personne ne doit penser
que le Christ, par sa résurrection, ait changé l'aspect de son visage". Ce
qu'il faut entendre de ses traits ; car, dans le corps du Christ formé par le Saint-Esprit,
il n'y avait rien de désordonné ou de difforme qui dût être rectifié à la
résurrection. Pourtant, quand il ressuscita, le Christ reçut la gloire de la
clarté. Aussi Sévérien ajoute-t-il : "Toutefois son aspect a changé, lorsque
de mortel il est devenu immortel ; c’est-à-dire qu'il a acquis un visage de
gloire, mais non qu'il a perdu la réalité de son visage."
Néanmoins, ce
n'est pas sous son aspect glorieux qu'il apparut à ses disciples. Mais, comme
il était en son pouvoir que son corps fût vu ou non, de même dépendait-il de sa
volonté que son aspect produisît dans les yeux de ceux qui le voyaient une
forme glorieuse ou non, ou même une forme intermédiaire, ou n'importe quelle
autre forme. Il suffit d'ailleurs d'une très légère modification que l'on
change d'aspect aux yeux de quelqu’un.
Objections :
1. Les corps glorieux sont brillants. "Les justes
brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père" (Mt 13, 43). Or, les
corps brillants tombent sous le regard parce qu'ils sont lumineux, non parce
qu'ils sont colorés. Le corps du Christ ayant été vu avec les couleurs de jadis,
il semble donc ; qu'il n'a pas été glorieux.
2. Un corps glorieux est incorruptible. Or, le corps du Christ
ne semble pas avoir été incorruptible. On pouvait le toucher : "Touchez et
voyez", dit le Christ lui-même (Lc 24, 39) ; mais, d'après saint Grégoire
le Grand : "Ce qui se touche doit nécessairement se corrompre, et ce qui
ne se corrompt pas ne peut se toucher". Le corps du Christ n'a donc pas
été glorieux.
3. D'après saint Paul (1 Co 15, 36), le corps glorieux n'est
pas animal, mais spirituel. Or le corps du Christ semble avoir eu encore la vie
animale, puisque d'après saint Luc (24, 41) et saint Jean (21, 9) le Christ a
mangé et bu avec ses disciples. Il semble donc que le corps du Christ n'a pas
été glorieux.
Cependant :
L'Apôtre écrit (Ph
3, 21) : "Le Christ transfigurera notre corps de misère, le rendant
semblable à son corps de gloire."
Conclusion :
Le corps du Christ
ressuscité fut glorieux. On peut en donner trois raisons :
- 1° La
résurrection du Christ est le modèle et la cause de la nôtre, comme le montre
saint Paul (1 Co 15, 12). Or, les saints, à la résurrection, auront un corps
glorieux (1 Co 15, 43) : "Il est semé dans l'ignominie ; il ressuscitera
dans la gloire." La cause l'emportant sur l'effet et le modèle sur la
copie, à plus forte raison le corps du Christ ressuscité a-t-il été glorieux.
- 2° Par
l'humilité de sa passion, le Christ a mérité la gloire de sa résurrection.
Aussi lui-même disait-il (Jn 12, 27) : "Maintenant, mon âme est
troublée", ce qui a trait à la Passion. Et il ajoutait : "Père, glorifie
ton nom", par quoi il demandait la gloire de la résurrection.
- 3° Nous l'avons
dit précédemment, l'âme du Christ a été glorieuse dès le début de sa conception
grâce à la jouissance parfaite de la divinité. Or, nous l'avons vu, c'est par
un dessein providentiel que dans le Christ la gloire n'a pas rejailli de l'âme
sur le corps, afin qu'il accomplisse par sa passion le mystère de notre
rédemption. C'est pourquoi, lorsque ce mystère de la passion et de la mort du
Christ fut accompli, aussitôt l'âme fit rejaillir sa gloire sur le corps
qu'elle avait repris à la résurrection ; et c'est ainsi que le corps est devenu
glorieux.
Solutions :
1. Tout ce qui est reçu dans un sujet l'est selon le mode de
ce sujet. Saint Augustin remarque que, la gloire du corps dérivant de l'âme, l'éclat
ou la clarté du corps glorieux s'accorde avec la couleur naturelle à ce corps ;
c'est ainsi que le verre de telle ou telle teinte reçoit des rayons du soleil
une lumière qui varie suivant sa teinte. On vient de dire qu'il est au pouvoir
de l'homme glorifié que son corps soit vu ou non ; il dépend pareillement de
lui que sa clarté frappe ou non les regards. Tout corps glorifié peut donc être
vu suivant sa propre couleur, sans aucune clarté. Et telle est la manière dont
le Christ apparut à ses disciples après la résurrection.
2. Un corps est palpable, non seulement en raison de sa
résistance, mais aussi en raison de sa densité. Selon qu'il est raréfié ou
dense, un corps est lourd ou léger, chaud ou froid ; ces qualités contraires, et
d'autres encore sont les principes de corruption des corps élémentaires. Il en
résulte que le corps palpable au toucher de l'homme est naturellement
corruptible. Mais un corps qui résiste au toucher et n'offre pas ces qualités, objets
propres du sens du toucher, le corps céleste, par exemple, n'est pas palpable.
Or, après la résurrection, le corps du Christ par sa nature était vraiment
composé d'éléments et possédait en lui ces qualités perceptibles au toucher. Il
était donc naturellement palpable, et, s'il n'avait eu que sa nature de corps
humain, il aurait aussi été corruptible. Mais il possédait quelque chose
d'autre qui le rendait incorruptible, non pas une nature de corps céleste, comme
le prétendent quelques-uns, ainsi qu'on le verra mieux plus loin, mais la
gloire qui rejaillissait de l'âme bienheureuse ; car, "Dieu a fait l'âme
d'une nature si puissante, écrit saint Augustin, que de la parfaite plénitude
de sa béatitude rejaillit sur le corps la plénitude de la santé, C'est-à-dire
une force d'incorruptibilité". Et c'est pourquoi, d'après saint Grégoire
le Grand : "Le corps du Christ, après la résurrection, se montre d'une
même nature, mais d'une gloire différentes."
3. Comme dit saint Augustin : "Après la résurrection, notre
Sauveur a eu une chair spirituelle, quoique véritable ; il a pris avec ses
disciples de la nourriture et de la boisson, non par nécessité, mais en vertu
du pouvoir qu'il avait de le faire." De son côté, saint Bède, remarque :
"Ce n'est pas de la même manière que la terre assoiffée et le rayon d'un
soleil brûlant absorbent l'eau : l'une, c'est par besoin, l'autre, c'est par
puissance." Donc, si le Christ a pris de la nourriture, après la
résurrection, ce n'est pas par nécessité, mais pour montrer la nature de son
corps ressuscité. Il ne s'ensuit donc pas que ce corps ait été un corps animal,
qui aurait eu besoin de se nourrir.
Objections :
1. La chair et le sang font partie de l'intégrité du corps
humain. Le Christ ne semble pas les avoir eus, car il est dit (1 Co 15, 50) :
"La chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu." Or, le
Christ est ressuscité dans la gloire du royaume de Dieu. Il semble donc qu'il
n'a eu ni chair ni sang.
2. Le sang est une des quatre humeurs. Si donc le Christ a eu
du sang, pour la même raison il a eu les autres humeurs, qui causent la
corruption dans le corps des animaux. Par suite, le corps du Christ aurait été
corruptible, ce qui est inadmissible. Le Christ n'a donc pas eu de chair et de
sang.
3. Le corps du Christ ressuscité est monté au Ciel. Or, certaines
Églises conservent comme une relique un peu de sang du Christ. Son corps n'est
donc pas ressuscité dans l'intégrité de toutes ses parties.
Cependant :
Le Seigneur dit en
parlant à ses disciples après la résurrection (Lc 24, 39) : "Un esprit n'a
ni chair, ni os, comme vous voyez que j'en ai."
Conclusion :
On vient de le
dire, le corps du Christ, à la résurrection, "s'est montré d'une même
nature, mais d'une gloire différente". Or, tout ce qui appartient à la
nature du corps humain, s'est trouvé intégralement dans le corps du Christ
ressuscité. Il est évident qu'à la nature du corps humain appartiennent les
chairs, les os, le sang, etc. Aussi tout cela s'est-il trouvé dans le corps du
Christ ressuscité, et même intégralement, sans aucune diminution ; autrement, si
tout ce qui était tombé par la mort n'avait pas été réintégré, il n'y aurait
pas eu de résurrection parfaite. De là vient que le Seigneur a fait cette
promesse à ses fidèles, d'après saint Matthieu (10, 30) : "Les cheveux de
votre tête sont tous comptés." Et encore d'après saint Luc (21, 18) :
"Pas un cheveu de votre tête ne périra."
Dire que le corps
du Christ n'a pas eu la chair, les os, et les autres parties naturelles au
corps humain relève de l'erreur d'Eutychès, évêque de Constantinople, qui
prétendait que "notre corps, à la résurrection glorieuse, sera impalpable
et plus subtil que le vent et l'air ; et que le Seigneur, après avoir
réconforté le coeur des disciples qui le touchaient, avait rendu subtil tout ce
que l'on pouvait toucher en lui". Saint Grégoire le Grand combat cette
erreur, car le corps du Christ, après la résurrection, n'a pas été changé :
"Le Christ ressuscité d'entre les morts désormais ne meurt plus" (Rm
6, 9). Aussi Eutychès, à sa mort, a-t-il rétracté son opinion. S'il est faux, en
effet, que le Christ ait reçu lors de sa conception un corps d'une autre nature,
par exemple, un corps céleste, comme l'affirmait Valentin, il est bien plus
faux encore que lors de sa résurrection il ait repris un corps d'une autre
nature ; il a repris alors pour une vie immortelle le corps qu'il avait assumé
pour une vie mortelle lors de sa conception.
Solutions :
1. La chair et le sang dont parle saint Paul désigne non leur
nature physique, mais, d'après saint Grégoire le Grand, la faute dont ils sont
le siège, ou encore, d'après saint Augustin, la corruption à laquelle ils sont
soumis ; celui-ci écrit, en effet : "Il n'y aura là ni corruption ni
mortalité de la chair et du sang." Par conséquent, la chair, dans sa réalité
physique, possédera le royaume de Dieu, selon le mot du Seigneur en saint Luc :
"Un esprit n'a point de chair ni d'os, comme vous voyez que j'en ai"
; mais la chair sujette à la corruption n'entrera pas dans ce royaume ; aussi
saint Paul ajoute-t-il aussitôt après le texte cité dans la première objection
: "La corruption ne possédera pas l'incorruptibilité."
2. Saint Augustin continue dans le même traité : "Peut-être,
à l'occasion du sang, notre contradicteur insistera-t-il pour nous embarrasser
en disant : "Si le sang s'est trouvé dans le corps du Christ ressuscité, pourquoi
pas aussi la pituite", c'est-à-dire le flegme ? "Pourquoi pas le fiel
jaune", c'est-à-dire la bile ? "Pourquoi pas le fiel noir", c'est-à-dire
l'humeur noire ? La science médicale elle-même ne nous atteste-t-elle pas que
la nature de la chair résulte de ces quatre humeurs ? Qu'on ajoute tout ce que
l'on voudra, pourvu qu'on évite d'y mettre la corruption ; autrement l'on
corromprait la santé et la pureté de sa foi. La puissance divine est capable
d'enlever de cette nature visible et palpable des corps les qualités qu'il lui
plaît, et de laisser celles qu'il veut, de sorte que l'aspect demeure sans
aucune souillure (de la corruption), que le mouvement subsiste sans aucune
fatigue, que le pouvoir de se nourrir existe sans aucun besoin de
nourriture."
3. Puisque tout le sang qui a coulé du corps du Christ
appartenait à la réalité de la nature humaine, il a ressuscité avec le corps du
Christ. La raison est la même pour toutes les autres parties du corps qui
appartiennent à la réalité et à l'intégrité de la nature humaine. Quant au sang
que certaines Églises gardent comme une relique, il n'a pas coulé du côté du
Christ, mais miraculeusement, dit-on, d'une image du Christ qu'on avait frappée.
Objections :
1. Il est écrit (1 Co 15, 32) : "Les morts ressuscitent
incorruptibles." Or, les cicatrices et les blessures impliquent une
corruption et une déficience. Il ne convenait donc pas que le Christ, auteur de
la résurrection, ressuscite avec ses cicatrices.
2. Le corps du Christ est ressuscité dans son intégrité, on
l’a dit précédemment. Or, les ouvertures des plaies sont contraires à
l’intégrité du corps dont elles rompent la continuité. Il ne convenait donc pas
que dans le corps du Christ demeurent les ouvertures de ses plaies ; certaines
traces de ces blessures suffisaient pour qu’on y croie, comme Thomas à qui il
fut dit (Jn 20, 29) : "Parce que tu as vu, Thomas, tu as cru."
3. Selon saint Jean Damascène : "Après la résurrection, le
Christ a présenté certaines particularités, qu'il possédait non pas
naturellement, mais selon un dessein providentiel, afin de certifier que le
corps qui avait souffert était le même qui était ressuscité, par exemple les
cicatrices". L'effet cesse avec la cause. Il semble donc que, lorsque les
disciples furent certains de la résurrection, le Christ n'aurait plus eu de
cicatrices. Mais il ne convenait pas à l'immortalité de la gloire que le Christ
assume ce qui ne demeurerait pas, toujours en lui. Il semble donc qu'à la
résurrection il ne devait pas reprendre son corps avec ses cicatrices.
Cependant :
Il y a la parole
du Christ à Thomas (Jn 20, 27) : "Mets ton doigt ici, et vois mes mains ;
avance ta main et mets-la dans mon côté."
Conclusion :
Il convenait que
l'âme du Christ à la résurrection reprenne son corps avec ses cicatrices pour
plusieurs raisons :
- 1° A cause de la
gloire du Christ lui-même. Saint Bède écrit que, si le Christ a gardé ses
cicatrices, ce n'est pas par impuissance de les guérir, mais "pour faire
connaître à jamais le triomphe de sa victoire". Aussi saint Augustin
fait-il cette remarque : "Sans doute, dans le royaume de Dieu, verrons-nous
dans les corps des martyrs les cicatrices des blessures qu'ils ont reçues pour
le nom du Christ. Car ce ne sera pas chez eux une difformité, mais un honneur ;
et en eux resplendira une beauté qui ne sera pas celle du corps, tout en étant
dans le corps, mais celle de la vertu."
- 2° Pour
raffermir les coeurs de ses disciples au sujet "de la foi en sa
résurrection".
- 3° "Pour
montrer constamment à son Père, en suppliant pour nous, quel genre de mort il
avait subi pour l'humanité."
- 4° "Pour
insinuer à ceux qu'il rachetait par sa mort, avec quelle miséricorde il les
avait aidés, en mettant sous leurs yeux les marques de sa mort même."
- 5° Enfin, "pour
faire connaître, au jour du jugement, combien juste sera la condamnation
portée". Aussi, comme l'observe saint Augustin : "Le Christ savait
pourquoi il conservait dans son corps ses cicatrices. Il les a montrées à
Thomas, qui ne voulait pas croire à moins de les toucher et de les voir ; il
les montrera aussi un jour à ses ennemis et leur dira en les convainquant par
sa vérité : "Voilà l'homme que vous avez crucifié ; voyez les blessures
que vous lui avez faites ; reconnaissez le côté que vous avez percé ; car c'est
par vous et pour vous qu'il a été ouvert, pourtant vous n'avez pas voulu y
croire.""
Solutions :
1. Les cicatrices qui sont restées dans le corps du Christ
n'impliquent ni corruption ni déficience, mais marquent le plus haut comble de
gloire ; car elles sont comme des traces de sa vertu, et une beauté spéciale
apparaîtra aux emplacements de ces blessures.
2. L'ouverture des plaies implique une solution de continuité
dans le corps du Christ ; néanmoins tout cela est compensé par un plus grand
éclat de gloire. Donc, si le corps est moins intègre, il est plus parfait.
Quant à Thomas, non seulement il a vu les blessures, mais il les a touchées, car,
dit le pape saint Léon : "Il lui suffisait, pour sa foi personnelle, de
voir ; mais il a travaillé pour nous en touchant ce qu'il voyait".
3. Le Christ a voulu que les cicatrices de ses blessures
demeurent dans son corps non seulement pour rendre certaine la foi de ses
disciples, mais aussi pour les raisons que l'on a dites. Ces raisons montrent
que les cicatrices resteront toujours dans son corps. Saint Augustin écrit :
"Je crois que le corps du Seigneur se trouve dans le Ciel tel qu'il était
au moment de son ascension." Et saint Grégoire le Grand écrit à son tour :
"Si quelque chose a pu changer dans le corps du Christ après la
résurrection, c'est que, contrairement à la doctrine véridique de saint Paul, le
Seigneur après la résurrection est retourné à la mort. Qui oserait l'affirmer, sinon
l'insensé qui nierait que la chair est vraiment ressuscitée ?" Il est donc
évident que les cicatrices que le Christ a montrées sur son corps après la
résurrection n'ont jamais, dans la suite, disparu de ce corps.
1. La résurrection du Christ devait-elle être
manifestée à tous, ou seulement à quelques personnes en particulier ? - 2.
Aurait-il convenu qu'il ressuscite à la vue de ses disciples ? - 3. Après sa
résurrection aurait-il dû continuer à vivre avec ses disciples ? - 4.
Convenait-il qu'il apparaisse à ses disciples sous un autre visage - 5.
Devait-il manifester sa résurrection par des preuves ? - 6. Ces preuves
ont-elles été suffisantes ?
Objections :
1. A un péché public est due une peine publique, selon la 1ère
lettre à Timothée (5, 20) : "Les pécheurs, reprends-les devant tous."
Aussi, à un mérite public est due pareillement une récompense publique. Or, d'après
saint Augustin : "L'éclat de la résurrection récompense l'humilité de la
passion". Donc, puisque la passion du Christ a été montrée à tous, car il
avait souffert publiquement, il semble que la gloire de la résurrection devait
aussi être manifestée à tous.
2. Comme la passion du Christ, sa résurrection est ordonnée à
notre salut, selon saint Paul (Rm 4, 25) : "Il est ressuscité pour notre
justification." Or, ce qui concerne l'utilité commune doit être signalé à
tous. Il en est donc de même de la résurrection.
3. Ceux à qui a été dévoilée la résurrection du Christ en ont
été ensuite les témoins ; aussi, lit-on dans les Actes (3, 15) : "Nous
sommes les témoins de celui que Dieu a ressuscité d'entre les morts." Ce
témoignage, ils l'ont rendu en prêchant publiquement. Or, la prédication est
interdite aux femmes, d'après saint Paul (1 Co 14, 34) : "Que les femmes
se taisent dans les assemblées", et encore (1 Tm 2, 18) : "Je ne
permets pas à la femme d'enseigner." Ce fut donc mal à propos que la
résurrection du Christ a été manifestée aux femmes, avant de l'être à tous en
général.
Cependant :
On lit dans les
Actes (10, 40) : "Dieu l'a ressuscité le troisième jour et l'a manifesté
non à tout le peuple, mais aux témoins que Dieu avait désignés d'avance."
Conclusion :
Parmi les réalités
connues, les unes le sont en vertu d'une loi commune de la nature, d'autres par
un don de la grâce, comme ce qui est révélé par Dieu. Or, telle est la loi qui
préside, d'après saint Denys le pseudo-aréopagite, à ces révélations : c'est
que Dieu les fasse connaître immédiatement aux êtres supérieurs et par leur
intermédiaire aux êtres inférieurs, ainsi qu'on le voit dans la hiérarchie des
êtres célestes. D'autre part, ce qui appartient à la gloire future dépasse la
connaissance commune des hommes, d'après Isaïe (64, 4) : "L'oeil n'a pas
vu, ô Dieu, en dehors de toi, ce que tu as préparé à ceux qui
t'attendent." Il s'ensuit que ces réalités ne peuvent être connues que par
une révélation divine, dit l'Apôtre (1 Co 2, 10) : "C'est Dieu qui nous
l'a révélé par son Esprit." Donc, parce que le Christ a eu une
résurrection glorieuse, cette résurrection n'a pas été dévoilée à tout le
peuple, mais seulement à certains, dont le témoignage l'a portée à la
connaissance de tous.
Solutions :
1. La passion du Christ s'est accomplie dans un corps qui
avait encore une nature passible. Or, cette nature passible avait été connue de
tous, suivant la loi commune. C'est pourquoi la Passion a pu être montrée
immédiatement à tout le peuple. Mais la résurrection du Christ s'est faite
"par la gloire du Père", dit l'Apôtre (Rm 6, 4). Aussi a-t-elle été
manifestée immédiatement, non à tous, mais à certains.
Qu'on impose une
peine publique aux pécheurs publics, il faut l'entendre des peines de la vie
présente. De même, il faut récompenser publiquement les mérites publics, afin
de stimuler les autres. Tandis que les peines et les récompenses de la vie
future ne sont pas révélées publiquement à tous, mais spécialement à ceux que
Dieu a désignés d'avance.
2. La résurrection du Christ intéresse le salut commun de tous
; elle est donc parvenue à la connaissance de tous. Elle n'a pourtant pas été
montrée à tous immédiatement, mais à certains, par qui l'attestation en
parviendrait à tous.
3. On ne permet pas à la femme d'enseigner publiquement dans
l'église ; mais il lui est permis d'instruire en particulier sous forme
d'admonition privée. Voilà pourquoi, dit saint Ambroise de Milan : "On
envoie la femme à ceux qui sont de la maison", mais on ne la délègue pas
pour porter au peuple le témoignage de la résurrection.
Ainsi donc, le
Christ est apparu d'abord aux femmes, afin que la femme, qui la première avait
porté à l'homme le principe de la mort, fût la première aussi à proclamer les
débuts du Christ ressuscité dans la gloire. Aussi saint Cyrille d'Alexandrie
écrit-il : "La femme, qui avait été jadis l'instrument de la mort, a perçu
et annoncé, la première, le mystère de la vénérable résurrection. Toutes les
femmes ont donc reçu l'absolution de leur honte et ont rompu avec la
malédiction."
Cela montre aussi
que, à cause de leur sexe, les femmes ne souffriront aucun dommage au point de
vue de l'état de gloire ; mais si elles font preuve d'une plus grande charité, elles
jouiront d'une plus grande gloire dans la vision divine. Car les femmes, qui
avaient aimé plus étroitement le Seigneur, puisqu'elles n'avaient pas quitté le
sépulcre comme les disciples, furent les premières à voir le Seigneur
ressuscitant dans la gloire.
Objections :
1. Il appartenait, en effet, aux disciples d'attester la
résurrection du Christ (Ac 4, 33) : "Avec grande puissance, les Apôtres
rendaient témoignage à la résurrection de Jésus Christ, notre Seigneur."
Or, le témoignage oculaire est le plus certain. Il convenait donc que les
disciples voient directement la résurrection du Christ.
2. Afin d'avoir une foi certaine, les disciples ont assisté à
l'ascension du Christ, selon les Actes (1, 9) : "Sous leurs regards, il
s'éleva." Or, pareillement, il est nécessaire d'avoir une foi certaine à
la résurrection du Christ. Il semble donc que le Christ aurait dû ressusciter
sous les yeux des disciples.
3. La résurrection de Lazare était un signe de la résurrection
du Christ. Or, le Seigneur a ressuscité Lazare sous les yeux de ses disciples.
Il semble donc que le Christ aurait dû lui aussi ressusciter à leurs yeux.
Cependant :
On lit en saint
Marc (16, 9) : "Le Seigneur étant ressuscité le matin du premier jour après
le sabbat apparut d'abord à Marie-Madeleine." Or, Marie-Madeleine ne l'a
pas vu ressusciter ; mais tandis qu'elle le cherchait dans le sépulcre, elle
entendit l'ange lui dire : "Il est ressuscité, il n'est pas ici."
Donc personne ne l'a vu ressusciter.
Conclusion :
Selon saint Paul
(Rm 10, 1) : "Ce qui vient de Dieu se fait avec ordre." Or, l'ordre
institué par Dieu exige que ce qui dépasse les hommes leur soit révélé par les
anges, comme le montre saint Denys le pseudo-aréopagite. Le Christ ressuscité
n'est pas revenu à la vie que connaissent ordinairement les hommes, mais il est
entré dans une vie immortelle et conforme à Dieu, selon l'épître aux Romains
(Rm 6, 10) : "Ce qui vit, vit pour Dieu." C'est pourquoi la
résurrection même du Christ ne devait pas être directement vue par les hommes, mais
leur être annoncée par les anges. Aussi saint Hilaire écrit-il : "L'ange
est le premier annonciateur de la résurrection afin d'être le messager de la
volonté du Père pour proclamer la résurrection."
Solutions :
1. Les Apôtres ont pu attester la résurrection du Christ même
comme témoins oculaires ; car ils ont vu de leurs yeux celui auquel ils
croyaient, le Christ, vivant après la résurrection, alors qu'ils avaient vu sa
mort. Mais, s'il est vrai que l'on ne parvient à la vision bienheureuse que par
l'audition de la foi, les hommes ne sont parvenus également à la vision du
Christ que par ce qu'ils en avaient d'abord entendu de la part des anges.
2. L'ascension du Christ ne dépassait pas la connaissance
commune des hommes quant à son point de départ, mais seulement quant à son
point d'arrivée. Et c'est pourquoi les disciples ont pu voir l'ascension du
Christ à son point de départ, lorsqu'il s'est élevé de terre ; mais ils ne le
virent pas à son point d'arrivée, car ils n'assistèrent pas à son accueil dans
le Ciel. Mais la résurrection du Christ dépassait la connaissance commune quant
à son point de départ : lorsque l'âme du Christ est revenue des enfers et que
son corps est sorti du sépulcre fermé ; et quant à son point d'arrivée :
lorsque le Christ a acquis la vie glorieuse. La résurrection ne devait donc pas
se faire de manière à être vue par des hommes.
3. Lazare a été ressuscité pour revenir à la vie qu'il avait
menée précédemment, et cette vie ne dépasse pas la connaissance commune des
hommes. C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.
Objections :
1. Le Christ apparut à ses disciples après la résurrection
pour leur donner la certitude de la foi en sa résurrection et apporter la
consolation à leurs âmes troublées, d'après saint Jean (20, 20) : "Les
disciples furent dans la joie à la vue du Seigneur." Or, leur certitude et
leur consolation auraient été bien plus grandes s'il leur avait offert une
présence continuelle.
2. Le Christ ressuscité d'entre les morts n'est pas monté
aussitôt au Ciel, mais seulement "après quarante jours" (Ac 2, 3). Or,
durant ce temps intermédiaire, il ne pouvait être mieux à sa place que là où
ses disciples étaient tous rassemblés.
3. Le jour même de sa résurrection, le Christ apparut cinq
fois, d'après saint Augustin :
- 1. Aux femmes
près du tombeau ;
- 2. Aux femmes
sur leur chemin de retour du tombeau ;
- 3. A saint
Pierre ;
- 4. Aux deux
disciples qui allaient au bourg d'Emmaüs ;
- 5. A plusieurs à
Jérusalem lorsque saint Thomas n'était pas là."
Il semble donc
aussi que le Christ aurait dû apparaître au moins plusieurs fois les autres
jours, jusqu'à son ascension.
4. Avant sa passion, le Christ avait dit à ses disciples (Mt
26, 32) : "Lorsque je serai ressuscité, je vous précéderai en
Galilée." Après la résurrection, l'ange et le Seigneur lui-même font aux
femmes la même annonce. Et pourtant, auparavant, à Jérusalem, le Christ apparut
aux regards des disciples le jour même de la résurrection, comme on vient de le
dire, et aussi huit jours après, ainsi qu'on le lit en saint Jean (20, 26). Il
ne semble donc pas qu'après la résurrection, le Christ ait vécu avec ses
disciples, comme cela convenait.
Cependant :
Saint Jean écrit que, "huit jours après", le Christ
apparut à ses disciples. Il n'a donc pas vécu continuellement avec eux.
Conclusion :
Au sujet de la
résurrection du Christ, deux choses devaient être claires pour les disciples :
la réalité même de la résurrection, et la gloire du ressuscité.
Pour montrer la
réalité de la résurrection, il a suffi qu'il leur apparaisse plusieurs fois, qu'il
leur parle familièrement, qu'il mange et boive, et qu'il les invite à le
toucher. C'est pour manifester la gloire du ressuscité, qu'il n'a pas voulu
vivre continuellement avec eux, comme il l'avait fait jadis, car ils auraient
pu croire qu'il était revenu à la même vie qu'auparavant. Aussi, d'après saint
Luc (24, 44), leur dit-il : "Telles sont les paroles que je vous adressais
lorsque j'étais encore avec vous." Certes, il leur était maintenant
présent corporellement ; jadis, outre cette présence corporelle, il avait avec
eux une ressemblance : comme eux il était mortel. Aussi saint Bède
commente-t-il ces paroles de la manière suivante : "Lorsque j'étais encore
dans la chair mortelle en laquelle vous êtes. Il était, en effet, ressuscité
dans la même chair, mais il n'avait plus leur mortalité."
Solutions :
1. Les apparitions fréquentes du Christ suffisaient à rendre
les disciples certains de la réalité de la résurrection ; mais une vie
continuelle avec eux auraient pu les induire en erreur en leur faisant croire
qu'il était revenu à la vie d'autrefois. Quant à la consolation que pouvait
leur apporter sa présence continuelle, c'est pour une autre vie qu'il l'a
promise par ces paroles conservées en saint Jean (16, 22) : "Je vous
verrai de nouveau ; votre coeur se réjouira, et votre joie, personne ne vous
l'enlèvera."
2. Si le Christ n'a pas vécu continuellement avec ses
disciples, ce n'est pas parce qu'il jugeait qu'il lui convenait mieux d'être
ailleurs, mais parce qu'il estimait que cela était préférable pour instruire
ses disciples, pour le motif que nous venons de dire. Quant aux lieux où il a
pu se trouver corporellement durant cet intervalle, ils sont inconnus ; car la Sainte
Écriture ne nous fournit aucune donnée à ce sujet, et c'est en tout lieu que
s'exerce sa domination.
3. Le Christ apparut plus fréquemment le premier jour parce
qu'il fallait donner aux disciples plus de preuves afin de faire accepter la
foi à la résurrection dès le premier moment. Mais, dès qu'ils l'eurent acceptée,
il n'y avait plus à les instruire par d'autres apparitions fréquentes, eux qui
étaient maintenant établis dans la certitude. Aussi l'Évangile ne nous
rapporte-t-il, après le premier jour, que cinq autres apparitions. Selon saint
Augustin, après les cinq premières apparitions, il leur apparut ;
- 6. Quand saint
Thomas le vit ;
- 7. Au bord du
lac de Tibériade, lors de la pêche ;
- 8. Sur la
montagne de Galilée, d'après saint Matthieu ;
- 9. Selon saint
Marc, lorsqu'ils prirent avec lui leur dernier repas, car ils ne devaient plus
vivre avec lui sur cette terre ;
- 10. Le même jour,
non plus ici-bas, mais dans la nuée où il s'élevait puisqu'il montait au Ciel.
Cependant, comme
le reconnaît saint Jean (20, 30 ; 21, 25), toutes les apparitions ne nous sont
pas décrites. Les rapports du Christ avec ses disciples furent fréquents avant
son ascension", et cela en vue de leur consolation ; aussi saint Paul
rapporte-t-il (1 Co 15, 6) : "Il apparut à plus de cinq cents frères
réunis ; il apparut ensuite à Jacques." Apparitions dont l’Évangile ne
fait pas mention.
4. Ce texte : "Lorsque je serai ressuscité je vous
précéderai en Galilée", saint Jean Chrysostome le commente ainsi :
"Pour leur apparaître, il ne s’en va pas dans une région lointaine, mais
il demeure dans son propre pays et presque dans les mêmes régions "où il
avait vécu avec eux le plus longtemps." Ils pourraient ainsi se convaincre
que celui qui avait été crucifié était aussi le même qui était
ressuscité." Pareillement "il leur dit qu’il va en Galilée, pour les
délivrer de la crainte des juifs".
"Ainsi donc, d'après
saint Ambroise de Milan, le Seigneur avait prescrit à ses disciples d'aller le
voir en Galilée, mais puisque la peur les tenait enfermés dans le Cénacle, il
vint d'abord lui-même à leur rencontre ; ce n'est pas là une transgression de
sa promesse, mais bien plutôt une anticipation due à sa bonté. Plus tard, quand
leurs âmes eurent été réconfortées, ils gagnèrent la Galilée." Rien n'empêche
non plus de dire que dans le Cénacle ils étaient peu nombreux, mais qu'ils
étaient bien plus sur la montagne.
"Car, explique
Eusèbe de Césarée, deux Évangélistes, saint Luc et saint Jean, écrivent que le
Christ apparut à Jérusalem à onze disciples seulement, mais les deux autres
disent que l'ange et le Sauveur ont ordonné non seulement aux onze, mais à tous
les disciples et à tous les frères, de se rendre en hâte en Galilée."
C'est d'eux que parle saint Paul quand il écrit : Ensuite il est apparu à plus de cinq cents frères réunis. La vraie
solution est donc que le Christ a été vu une ou deux fois d'abord à Jérusalem
par les disciples qui s'y cachaient, afin de les consoler ; en Galilée au
contraire au contraire, ce n'est ni en secret, ni une fois ou deux, mais dans
un grand déploiement de puissance qu'il s'est montré vivant après sa passion
par de nombreux signes, comme l'atteste saint Luc dans les Actes."
Avec saint
Augustin on pourrait dire que "l'annonce de l'ange et du Seigneur", qu'il
les précéderait en Galilée, "est à prendre comme une prophétie. Galilée, en
effet, signifie "transmigration" ; par où il faut entendre que la
grâce du Christ émigrerait du peuple d'Israël aux païens ; ceux-ci
n'ajouteraient pas foi à la prédication des Apôtres si le Seigneur lui-même ne
préparait les voies dans le coeur des hommes ; c'est là ce que signifient ces
mots : "Il vous précédera en Galilée." Galilée a aussi le sens de
"révélation" ; il ne faut plus alors l'entendre du Christ dans sa
forme d'esclave, mais dans la forme où il est égal à son Père ; cette forme, il
l'a promise à ceux qui l'aiment ; et il nous a précédés là où il ne nous a pas
abandonnés en nous précédant".
Objections :
1. Ne peut apparaître réellement que ce qui existe. Or le
Christ n'a eu qu'un seul visage. Donc, s'il est apparu sous d'autres traits, ce
ne fut pas une apparition réelle, mais simulée. Ce qui est inadmissible, car
d'après saint Augustin : "Si le Christ trompe, il n'est plus la vérité ;
or, le Christ est la vérité". Il semble donc que le Christ n'a pas dû
apparaître aux disciples sous un autre visage.
2. Pour apparaître sous un autre visage que le sien, il faut
que des prodiges captivent les yeux des spectateurs. Or, des prodiges, opérés
par magie, ne conviennent pas au Christ, d'après saint Paul (2 Co 10, 25) :
"Qu'y a-t-il de commun entre le Christ et Bélial ?"
3. Notre foi est certifiée par la Sainte Écriture mais la foi
des disciples à la résurrection a été certifiée par les apparitions du Christ.
Or, dit saint Augustin dans sa lettre à saint Jérôme, "si l'on accepte un
seul mensonge dans la Sainte Écriture, toute autorité en est ruinée".
Pareillement, si le Christ, dans une seule de ses apparitions, apparut à ses
disciples autrement qu'il n'était, tout ce que les disciples ont vu dans le
Christ après la résurrection en sera infirmé : ce qui est inadmissible. Le Christ
n'a donc pas dû apparaître sous un autre visage.
Cependant :
Il est écrit (Mc
16, 12) : "Ensuite, le Christ apparut sous un autre aspect à deux de ses
disciples qui s'en allaient à la campagne."
Conclusion :
On vient de le
dire la manifestation de la résurrection du Christ revêt le mode de la
révélation des réalités divines. Or, les réalités divines sont connues des
hommes suivant la diversité de leurs dispositions. Car ceux qui ont l'esprit
bien disposé perçoivent ces réalités dans leur vérité ; mais ceux qui ont des
dispositions contraires les perçoivent avec un mélange de doute ou d'erreur ;
en effet, "livré à ses seules forces, l'homme ne perçoit pas les réalités
divines", dit saint Paul (1 Co 2, 14). C'est pourquoi, après la
résurrection, le Christ apparut sous son propre visage à ceux qui étaient
disposés à croire ; mais à ceux qui n'avaient qu'une foi tiède il apparut sous
un autre ; aussi disaient-ils (Lc 24, 21) : "Nous espérions que c'était
lui qui rachèterait Israël." Selon saint Grégoire le Grand : "Il
s'est montré corporellement tel qu'il était dans leur esprit ; dans leur coeur,
en effet, il était encore comme un étranger loin de la foi, aussi feignit-il
d'aller plus loin", comme s'il était vraiment un voyageur.
Solutions :
1. D'après saint Augustin : "Tout ce que nous simulons
n'est pas mensonge ; il n'y a mensonge que lorsque nous simulons ce qui n'a
aucune réalité. Donc, lorsque nos simulations ont un sens, ce ne sont pas des
mensonges, mais des symboles ; autrement tout ce que les sages, les saints, ou
même Dieu ont exprimé sous une forme figurée sera tenu pour mensonge ; car, selon
le sens ordinaire, il n'y a pas de vérité dans ces symboles. A l'instar de ces
simulations parlées, des faits peuvent être pris sans aucun mensonge pour symboliser
une réalité". On vient de dire que c’est précisément le cas ici.
2. Au témoignage encore de saint Augustin : "Le Seigneur
pouvait transformer sa chair de manière à lui donner un visage différent de
celui qu'on avait coutume de lui voir ; c'est ainsi qu'avant sa passion il
s'était transfiguré sur la montagne, au point que sa face brillait comme le
soleil. Mais ce ne fut pas le cas ici. Ce n'est pas en effet sans raison que
nous pouvons attribuer à Satan le fait que leurs yeux n'ont pas reconnu Jésus".
Aussi saint Luc écrit-il (24, 16) : "Leurs yeux étaient empêchés de le
reconnaître."
3. L'objection porterait si les disciples n'avaient pas été
ramenés, de cette apparence d'un visage étranger, à reconnaître le véritable
visage du Christ. Comme dit saint Augustin : "Le Christ a permis que leurs
yeux soient ainsi empêchés jusqu'au mystère du pain, pour que la participation
à l'unité de son corps écarte l'obstacle par lequel l'ennemi les empêchait de
reconnaître le Christ." Aussi saint Luc ajoute-t-il que "leurs yeux
s'ouvrirent et ils le reconnurent" ; ils ne marchaient pas auparavant les
yeux fermés, mais il y avait comme un voile ou comme un brouillard qui ne leur
permettait pas de reconnaître ce qu'ils voyaient.
Objections :
1. Saint Ambroise de Milan écrit : "Enlève les preuves, là
où tu cherches la foi." Or, au sujet de la résurrection du Christ, ce
qu'on cherche, c'est la foi. Les preuves ne sauraient donc trouver place ici.
2. Saint Grégoire le Grand remarque : "La foi n'a pas de
mérite là où la raison humaine fournit des arguments." Or, il
n'appartenait pas au Christ d'affaiblir le mérite de la foi. Donc il ne lui
convenait pas de confirmer sa résurrection par des preuves.
3. Le Christ est venu dans le monde pour procurer aux hommes
le bonheur. Il dit lui-même en saint Jean (10, 10) : "Je suis venu pour
qu'ils aient la vie, et qu'ils l'aient en surabondance." Or, en offrant
des preuves, il semble que l'on mette obstacle au bonheur des hommes :
"Bienheureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru", dit le Christ
lui-même (Jn 20, 19). Selon toute apparence, le Christ n'aurait donc pas dû
manifester sa résurrection par des preuves.
Cependant :
Il est écrit (Ac 1,
3) : "Le Christ apparut à ses disciples durant quarante jours, leur
donnant beaucoup de preuves et leur parlant du royaume de Dieu."
Conclusion :
Il y a deux sortes de
preuves : tout d'abord n'importe quelle "raison qui fait foi en matière
douteuse" ; puis le signe sensible qui est donné pour manifester une
vérité, et c'est ainsi qu'Aristote emploie parfois dans ses livres le mot de
preuve.
- 1° Si l'on
entend le mot de preuve dans le premier sens, le Christ n'a pas démontré à ses
disciples sa résurrection par des preuves. Car une telle argumentation aurait
dû procéder de certains principes ; si ces principes n'avaient pas été connus
des disciples, ils ne leur auraient rien manifesté ; de l'inconnu, en effet, on
ne peut rien tirer de connu ; mais si ces principes leur étaient connus, c'est
qu'ils ne dépassaient pas la vertu humaine et, en ce cas, ils n'avaient aucune
efficacité pour établir la foi en la résurrection, car la résurrection dépasse
la raison humaine. Or, il est nécessaire, dit Aristote que les principes soient
toujours du même genre que la conclusion. - En revanche, le Christ a prouvé sa
résurrection aux disciples par l'autorité de la Sainte Écriture qui, elle, est
le fondement de la foi, lorsqu'il a dit, d'après saint Luc (24, 44) : "Il
faut que s'accomplisse tout ce qui est écrit de moi dans la Loi, les Psaumes et
les Prophètes."
- 2° Si l'on
entend le mot de preuve dans le second sens, on peut dire que le Christ a
manifesté sa résurrection par des preuves, car il a montré par des signes
évidents qu'il était vraiment ressuscité. Aussi le grec, là où nous avons :
"beaucoup de preuves", porte le mot tekmèrion, qui veut dire"
signe manifeste pour prouver".
Ces signes de la
résurrection, le Christ les a montrés à ses disciples pour deux motifs :
- Parce que leur
coeur n'était pas disposé à accepter facilement la foi en la résurrection ;
aussi leur dit-il lui-même (Lc 24, 25) : "Ô insensés et lents à croire !"
Et encore (Mc 16, 14) : "Il leur reprocha leur incrédulité et leur dureté
de coeur."
- Afin qu'à la
suite de ces signes leur témoignage soit rendu plus efficace, selon cette
parole de saint Jean (1 Jn 1, 1) : "Ce que nous avons vu, ce que nous
avons entendu, ce que nous avons touché, voilà ce dont nous sommes témoins."
Solutions :
1. Saint Ambroise de Milan dans son texte parle des preuves
que trouve la raison humaine ; on vient de le voir, ces preuves n'ont pas de
valeur pour démontrer les vérités de foi.
2. Le mérite de la foi vient de ce que l'homme croit, sur
l'ordre de Dieu, ce que son esprit ne voit pas. La preuve, qui fait voir par la
science ce qui est proposé à la foi, est donc seule à exclure le mérite, et
c'est le cas de la raison démonstrative. Mais le Christ n'apporte pas de
raisons de cette sorte pour manifester sa résurrection.
3. On vient de le dire, le mérite de la béatitude, causé par
la foi, n'est totalement exclu que si l'homme ne veut croire que ce qu'il voit
; mais si, à la vue de certains signes, on croit ce que l'on ne voit pas, la
foi n'est pas rendue totalement vaine, ni son mérite non plus ; saint Thomas, par
exemple, à qui il a été dit : "Parce que tu m'as vu, tu as cru", a vu
une chose et en a cru une autre : il a vu les blessures et il a cru Dieu. Mais
la foi qui ne requiert pas de tels secours pour croire est plus parfaite. Aussi,
pour blâmer le manque de foi chez certains, le Seigneur dit-il (Jn 4, 48) :
"Si vous ne voyez pas des signes et des prodiges, vous ne croyez
pas." Et, de ce point de vue, on peut comprendre que ceux qui ont le coeur
assez docile pour croire en Dieu, même lorsqu'ils ne voient pas de signes, sont
heureux en comparaison de ceux qui ne croient que s'ils en voient.
Objections :
1. Après sa résurrection, le Christ n'a rien fait voir à ses
disciples que les anges en apparaissant aux hommes n'aient montré ou n'aient pu
montrer eux-mêmes ; car les anges se sont présentés fréquemment sous une forme
humaine et ils ont parlé, vécu et mangé avec eux, comme s'ils avaient été des
hommes véritables, par exemple, dans la Genèse (18), les anges qu'Abraham a
reçus dans son hospitalité, et dans le livre de Tobie (5, 5), l'ange qui a
conduit et ramené celui-ci. Pourtant, les anges n'ont pas de corps véritable
qui leur soit uni naturellement. Or, cela est requis pour une résurrection. Les
preuves que le Christ a présentées à ses disciples n'ont donc pas été
suffisantes pour manifester sa résurrection.
2. Le Christ a eu une résurrection glorieuse, c'est-à-dire
qu'il a possédé une nature humaine en même temps que la gloire. Or, le Christ a
manifesté à ses disciples certains signes qui semblent contraires à la nature
humaine, comme de "disparaître à leurs yeux" (Lc 24, 31), ou d'entrer
auprès d'eux "les portes closes" (Jn 20, 19. 26). D'autre part, certaines
actions semblent contraires à la gloire, comme de manger et de boire (Lc 24, 43
; Ac 1, 4 ; 10, 41), et de porter les cicatrices de ses blessures (Jn 20, 20.
27). Il semble donc que ces signes n'aient pas été suffisants ni appropriés
pour éveiller la foi en sa résurrection.
3. Le corps du Christ n'était pas tel après la résurrection qu'il
puisse être touché par un mortel, aussi dit-il lui-même à Marie-Madeleine (Jn
20, 17) : "Ne me touche pas, car je ne suis pas encore remonté vers mon
Père." Il ne lui convenait donc pas de se donner à toucher à ses disciples,
afin de manifester la réalité de sa résurrection.
4. Parmi les propriétés du corps glorifié, la principale
semble être la clarté. Or, cette clarté, il ne la montre par aucune preuve dans
la résurrection.
5. Les anges, donnés comme témoins de la résurrection, ne sont
pas présentés de la même manière par les évangélistes. D'après saint Matthieu, l'ange
est assis sur la pierre qu'on a roulée près du monument ; d'après saint Marc, l'ange
se trouve à l'intérieur du sépulcre, et c'est là qu'il fut aperçu par les
femmes qui y étaient entrées. Ces deux évangélistes ne parlent que d'un seul
ange ; saint Jean nous dit qu'il y en avait deux assis ; saint Luc, qu'il y en
avait deux debout. Les témoignages de la résurrection semblent donc
insuffisants.
Cependant :
Le Christ qui est
la Sagesse de Dieu "a tout disposé d'une façon suave et harmonieuse"
(Sg 8, 1).
Conclusion :
Le Christ a
manifesté sa résurrection d'une double manière : par des témoignages et par des
preuves ou signes. Et chacune de ces manifestations a été suffisante en son genre
:
En effet, pour
prouver sa résurrection à ses disciples le Christ a usé de deux sortes de
témoignages, dont aucun ne peut être rejeté.
- Le premier est
le témoignage des anges qui ont annoncé aux femmes la résurrection, ce qu'on
voit chez tous les évangélistes.
- L'autre est le
témoignage des Écritures que lui-même a proposées pour prouver sa résurrection
(Lc 24, 25-44).
Les preuves aussi
furent suffisantes pour établir que sa résurrection était réelle, et glorieuse.
Qu'elle soit réelle, il le montra, en ce qui concerne son corps, sous trois
aspects. Il montre, en effet :
- 1° Que c'était
un corps réel et résistant, et non pas un corps imaginaire ou éthéré comme
l'air. C'est pourquoi il donna son corps à toucher en disant : "Touchez et
voyez ; un esprit n'a ni chair, ni os, comme vous voyez que j'en ai" ;
- 2° Que c'était
un corps humain ; le Christ présenta à ses disciples son visage véritable, qu'ils
pouvaient voir de leurs yeux ;
- 3° Que c'était
aussi le même corps individuel qu'il avait auparavant ; car il leur fit
constater les cicatrices de ses blessures ; aussi leur dit-il (Lc 24, 38) :
"Voyez mes mains et mes pieds, c'est bien moi."
Que sa
résurrection soit réelle, il le montra d'autre part, en ce qui concerne l'âme
qu'il a de nouveau unie à son corps, par des actions de chacun des trois degrés
de vie [et sa vie surnaturelle] :
- 1° La vie
végétative, en mangeant et en buvant avec ses disciples (Lc 24, 30. 43) ;
- 2° La vie
sensitive, en répondant aux questions de ses disciples et en saluant ceux qui
étaient présents ;
- 3° la vie
intellectuelle, en conversant avec les disciples et en expliquant les
Écritures.
- 4° Et, pour que
rien ne manque à cette manifestation, il révéla aussi qu'il possédait la nature
divine, en faisant un miracle, celui de la pêche, et plus tard en montant au Ciel
sous leurs yeux ; car il est dit (Jn 3, 13) : "Personne ne monte au Ciel
si ce n'est celui qui est descendu du Ciel, le Fils de l'homme qui est dans le Ciel."
Quant à la gloire
de sa résurrection, le Christ la montra à ses disciples en entrant auprès d'eux,
"portes closes" ; d'après saint Grégoire le Grand : "Le Seigneur
offrit à toucher la chair qu'il avait introduite, portes closes, afin de
prouver qu'après la résurrection son corps avait une autre gloire, tout en
gardant la même nature". De même, c'était une propriété de la gloire
"de disparaître subitement à leurs yeux" (Lc 24, 31). Il montrait par
là qu'il avait le pouvoir d'être vu ou non ; ce qui est, on l'a dit, l'une des
prérogatives du corps glorieux.
Solutions :
1. Chacune des preuves ne suffit pas à manifester la
résurrection du Christ. Cependant, toutes prises ensemble manifestent
parfaitement la résurrection du Christ, surtout à cause du témoignage de
l'Écritures des paroles des anges et de l'affirmation du Christ lui-même, confirmée
par des miracles. Or, les anges, dans leurs apparitions, n'affirmaient pas
qu'ils étaient des hommes, tandis que le Christ affirmait être un homme réel.
Et si les anges
ont mangé des aliments, c'est d'une autre manière que le Christ ; les corps
pris par les anges n'étaient pas des corps vivants ou animés, il n'y avait pas
de véritable manducation, bien que les aliments aient été vraiment broyés et
soient passés à l'intérieur du corps qu'ils avaient pris ; aussi l'ange dit-il
à Tobie (12, 8) : "Quand j'étais avec vous, je paraissais manger et boire
vraiment avec vous ; or moi, j'use d'une nourriture invisible." Mais, parce
que le corps du Christ était réellement animé, il a mangé réellement. Comme dit
saint Augustin : "Ce n'est pas le pouvoir, mais le besoin de manger qui
est enlevé aux corps des ressuscités". Aussi, d'après saint Bède : "Le
Christ a mangé par puissance et non par indigence".
2. On l'a dit dans la Conclusion,
certaines preuves étaient apportées par le Christ pour démontrer la réalité de
sa nature humaine, d'autres pour faire éclater la gloire du Ressuscité. Or, la
condition de la nature humaine, considérée en elle-même, dans son état présent,
s’oppose à la condition de la gloire, selon saint Paul (1 Co 15, 43) : "Le
corps est semé dans la faiblesse, il ressuscitera dans la puissance."
Voilà pourquoi ce qui tend à montrer la condition de la gloire semble s’opposer
à la nature, prise non pas d’une manière absolue, mais dans son état présent, et
réciproquement. Aussi saint Grégoire le Grand écrit-il : "Le Seigneur a
montré deux choses admirables, qui, pour la raison humaine, sont contraires
entre elles : après la résurrection, il a prouvé que son corps était
incorruptible et que, pourtant, il pouvait être touché."
3. Selon saint Augustin, en disant à Marie-Madeleine :
"Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père", le
Seigneur a voulu figurer dans cette femme l'Église des païens qui n'a cru au
Christ qu'après son ascension vers son Père. Ou encore Jésus a voulu que l'on
crût en lui, c'est-à-dire qu'on le touchât spirituellement, parce que lui-même
et son Père ne sont qu'un. D'une certaine façon, le Christ monte vers son Père
par les sens intimes de celui qui progresse jusqu'à le reconnaître égal au
Père. Or, Marie-Madeleine croyait encore en lui d'une manière charnelle, elle
qui le pleurait comme on pleure un homme. On lit ailleurs que Marie toucha le
Christ, quand en même temps que les autres femmes, elle "s'approcha et
embrassa ses pieds". Comme dit Séverin "cela ne fait pas de
difficulté ; dans le premier cas, il s'agit d'une préfiguration de la grâce
divine ; dans le second cas, Jésus refuse le contact d'une femme, au plan de la
nature humaine".
Ou bien encore, écrit
saint Jean Chrysostome, "cette femme voulait continuer à vivre avec le
Christ comme avant la passion. Dans sa joie, elle ne concevait rien de grand, bien
que la chair du Christ, en ressuscitant, fût devenue d'une condition beaucoup
plus haut". Et c'est pourquoi le Christ lui dit : "Je ne suis pas
encore monté vers mon Père". Comme s'il disait : "Ne pense pas que je
mène encore une vie terrestre. Si tu me vois sur terre, c'est que je ne suis
pas encore monté vers mon Père, mais le moment est proche où je vais
monter." Aussi ajoute-t-il : "Je monte vers mon Père et votre
Père."
4. Comme l'écrit aussi saint Augustin : "Le Seigneur est
ressuscité avec une chair dotée de clarté : mais il n'a pas voulu apparaître à
ses disciples avec cette clarté, car leurs yeux ne pouvaient la fixer. Si, en
effet, avant qu'il meure pour nous et qu'il ressuscite, ses disciples n'ont pu
soutenir sa vue lors de sa transfiguration sur la montagne, à plus forte raison
quand sa chair fut glorifiée !".
Il faut aussi se
rappeler qu'après la résurrection le Seigneur voulait surtout prouver son
identité avec celui qui était mort. Or, c'eût été un grand obstacle que de leur
montrer la clarté de son corps. Aucune modification ne contribue, en effet, à
révéler la diversité des choses comme le changement d'aspect ; car les
sensibles communs, parmi lesquels se trouvent l'un et le multiple, le même et
le divers, relèvent surtout de la vue. Avant la passion, au contraire, pour
détourner les disciples de mépriser la faiblesse de sa passion, le Christ
cherchait à leur manifester la gloire de sa majesté. Or, cette gloire, rien ne
la fait mieux connaître que la clarté du corps. Voilà pourquoi le Christ a
prouvé à ses disciples sa gloire avant la passion, par la clarté, mais après la
résurrection, par d'autres indices.
5. D'après saint Augustin encore : "Nous pouvons entendre
qu'il n'y a eu qu'un seul ange vu par les femmes, selon saint Matthieu et saint
Marc, au moment où elles entrèrent dans le sépulcre, c'est-à-dire dans la
chambre qui le précédait. Là, elles ont aperçu un ange assis sur la pierre
roulée d'auprès du tombeau, dit saint Matthieu ; assis à droite, selon saint
Marc. Puis, en regardant le lieu où gisait le corps du Seigneur, elle virent
deux autres anges, qui étaient d'abord assis, selon saint Jean, et qui ensuite,
après s'être levés, se tinrent debout, selon saint Luc."
1. La résurrection du Christ est-elle la cause
de notre résurrection ? - 2. Est-elle la cause de notre justification ?
Objections :
1. Dès qu'une cause suffisante est posée, son effet suit
immédiatement. Donc, si la résurrection du Christ est la cause suffisante de la
résurrection des corps, tous les morts ont dû ressusciter aussitôt après cette
résurrection.
2. La cause de la résurrection des morts, c'est la justice
divine, afin que les corps soient récompensés ou punis en même temps que les
âmes, de même qu'ils ont communié dans le même mérite ou dans le péché. C'est
l'opinion de saint Denys le pseudo-aréopagite et aussi de saint Jean Damascène.
Or, même si le Christ n'était pas ressuscité, la justice de Dieu se serait
accomplie nécessairement. Les morts seraient donc ressuscités, même si le
Christ n'était pas ressuscité. Sa résurrection n'est donc pas la cause de la
résurrection des morts.
3. Si elle était la cause de la résurrection des corps, elle
en serait ou la cause exemplaire, ou la cause efficiente, ou la cause
méritoire. Elle n'en est pas la cause exemplaire, car c'est Dieu qui produira
la résurrection des corps, selon le Christ en saint Jean (5, 21) : "Le
Père ressuscite les morts" ; or, Dieu n'a pas besoin de regarder un modèle
hors de lui.
- Elle n'en est
pas non plus la cause efficiente ; car la cause efficiente agit uniquement par
contact spirituel ou corporel ; or, il est manifeste que la résurrection du
Christ n'a pas de contact corporel avec les morts qui ressuscitent, à cause de
la distance dans le temps et dans l'espace ; ni non plus de contact spirituel, puisque
ce contact se fait par la foi et la charité et que même les infidèles et les
pécheurs ressuscitent.
- Elle n'en est pas
enfin la cause méritoire ; car le Christ ressuscité n'est plus voyageur et par
suite, ne se trouve plus en état de mérite.
- Ainsi, la
résurrection du Christ ne semble être d'aucune manière la cause de notre
résurrection.
4. La mort étant une privation de la vie, détruire la mort
n'est pas autre chose que ramener la vie, ce que fait la résurrection. Or, en
mourant le Christ a détruit notre mort. C'est donc la mort du Christ et non sa
résurrection qui est la cause de notre résurrection.
Cependant :
Sur ce texte (1 Co
15, 12) : "Si l'on prêche que le Christ est ressuscité des morts..."
la Glose remarque : "Le Christ est la cause efficiente de notre
résurrection."
Conclusion :
Aristote dit :
"Ce qui est premier dans un genre est cause de tout ce qui en fait
partie." Or, dans l'ordre de notre résurrection, ce qui est premier, c'est
la résurrection du Christ, on l'a vu plus haut. Il faut donc que la
résurrection du Christ soit la cause de notre résurrection. L'Apôtre écrit (1
Co 15, 20) : "Le Christ est ressuscité d'entre les morts, prémices de tous
les dormants ; car si la mort a été causée par un seul homme, c'est aussi par
un seul homme qu'est causée la résurrection des morts."
Et cela est
conforme à la raison. Le principe de la vie des hommes, c'est le Verbe de Dieu,
dont il est dit dans le Psaume (36, 10) : "En toi est la source de la
vie." Aussi lui-même déclare-t-il en saint Jean (5, 21) : "Comme le
Père ressuscite les morts et les vivifie, le Fils vivifie ceux qu'il
veut." Or, l'ordre naturel institué par Dieu dans les choses veut que
chaque cause agisse d'abord sur l'être qui lui est le plus proche et, par cet
être, sur les plus éloignés ; par exemple, le feu chauffe d'abord l'air qui est
tout près de lui et, par l'air, les corps qui sont plus distants ; Dieu
lui-même illumine en premier lieu les substances qui sont le plus rapprochées
de lui, et, par elles, éclaire celles qui sont le plus éloignées de lui, selon saint
Denys le pseudo-aréopagite. C'est pourquoi le Verbe de Dieu a d'abord conféré
la vie immortelle au corps qui lui était uni par nature et, par lui, il opère
la résurrection de tous les autres hommes.
Solutions :
1. On vient de le dire, la résurrection du Christ est cause de
notre résurrection par la vertu du Verbe. Or, le Verbe agit par sa volonté. Il
n'est donc pas nécessaire que l'effet produit le soit immédiatement, mais qu'il
soit réalisé dans les conditions voulues par le Verbe de Dieu ; c'est ainsi que
nous sommes d'abord conformes au Christ souffrant et mourant en cette vie
passible et mortelle, et que nous acquérons ensuite la ressemblance de sa
résurrection.
2. La justice de Dieu est la cause première de notre
résurrection ; mais la résurrection du Christ en est la cause secondaire et
comme instrumentale. Il est vrai que la vertu de la cause principale n'est
jamais déterminée à se servir de tel ou tel instrument ; mais du fait qu'elle
agit par tel instrument, cet instrument est cause de l'effet produit. Ainsi
donc, la justice divine, considérée en elle-même, n'est pas tenue de causer
notre résurrection par la résurrection du Christ ; elle aurait pu, en effet, comme
on l'a fait remarquer plus haut, nous délivrer par un autre moyen que par la
Passion et la Résurrection. Mais, étant donné qu'elle a décrété de nous
délivrer de cette façon, il est évident que la résurrection du Christ est cause
de notre résurrection.
3. - A proprement parler, la résurrection du Christ n'est pas cause méritoire de notre résurrection ;
mais elle en est la cause efficiente et la cause exemplaire.
- Elle en est tout
d'abord la cause efficiente :
l'humanité du Christ, selon laquelle il est ressuscité, est d'une certaine
manière l'instrument de sa divinité et agit par sa vertu, ainsi qu'on l'a
montré plus haut. Voilà pourquoi tout ce que le Christ a fait ou souffert dans
son humanité nous étant salutaire par la vertu de sa divinité, comme on l'a
prouvé précédemment, la résurrection du Christ est aussi la cause efficiente de
notre résurrection par la vertu divine, dont le propre est de rendre la vie aux
morts. Cette vertu atteint par sa présence tous les lieux et tous les temps, et
son contact suffit pour qu'il y ait véritable efficience. Par suite, on vient
de le dire, la cause primordiale de la résurrection des hommes est la justice
divine, en vertu de laquelle le Christ a le pouvoir de faire le jugement, en
tant que Fils de l'homme ; et la vertu efficiente de sa résurrection s'étend
non seulement aux bons, mais aussi aux méchants, qui sont soumis à son
jugement.
- Cause exemplaire : Parce que le corps
du Christ était uni personnellement au Verbe, sa résurrection est la première
dans le temps ; elle est aussi, dit la Glose, "la première en dignité et
en perfection". Or, ce qui est le plus parfait est toujours le modèle
qu'imite à sa manière ce qui est moins parfait. Aussi la résurrection du Christ
est-elle la cause exemplaire de notre résurrection. Et cela est nécessaire, non
pas du côté de celui qui cause la résurrection, car il n'a pas besoin de modèle,
mais du côté de ceux qui ressuscitent, car les ressuscités doivent être
conformes à cette résurrection du Christ, d'après saint Paul (Ph 3, 21) :
"Il transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de
gloire." La causalité efficiente de la résurrection du Christ s'étend à la
résurrection tant des bons que des méchants ; néanmoins, sa causalité
exemplaire n'atteint que les bons ; ceux-ci sont rendus conformes à la
filiation du Christ, dit saint Paul (Rm 8, 29).
4. Au point de vue de l'efficience, qui dépend de la vertu
divine, la mort du Christ comme aussi sa résurrection est d'une manière
générale cause de la destruction de la mort tout autant que de la restauration
de la vie. Pourtant, au point de vue de la causalité exemplaire, la mort du
Christ, étant la privation de la vie mortelle qu'il menait, est cause de la
destruction de notre mort ; mais sa résurrection étant l'inauguration de sa vie
immortelle, est la cause de la restauration de notre vie. Toutefois la passion
du Christ offre en outre un caractère spécial comme on l'a dit plus haut. Elle
est cause méritoire.
Objections :
1. D'après saint Augustin : "Les corps ressuscitent par
l'économie humaine du Christ, mais les âmes ressuscitent par la substance de Dieu".
Or, la résurrection du Christ ne concerne pas la substance de Dieu, mais relève
de l'économie humaine. La résurrection du Christ, tout en étant la cause de la
résurrection des corps, ne semble donc pas être la cause de la résurrection des
âmes.
2. Le corps ne peut agir sur l'esprit. Or, la résurrection du
Christ regarde son corps abattu par la mort. La résurrection du Christ n'est
donc pas la cause de la résurrection des âmes.
3. Parce que la résurrection du Christ est la cause de la
résurrection des corps, "tous les corps, ressusciteront", selon saint
Paul (1 Co 15, 51) : "Tous, nous ressusciterons." Mais les âmes de
tous les hommes ne ressusciteront pas, car certains "iront au supplice
éternel" (Mt 25, 46). La résurrection du Christ n'est donc pas la cause de
la résurrection des âmes.
4. La résurrection des âmes se fait par la rémission des
péchés. Or, c'est là l'effet de la passion du Christ, d'après l'Apocalypse (1, 5)
: "Il nous a lavés de nos péchés dans son sang." Donc c'est la
passion du Christ qui est la cause de la résurrection des âmes, bien plus que
sa résurrection.
Cependant :
L'Apôtre écrit (Rm
4, 25) : "Le Christ est ressuscité pour notre justification", et la
justification n'est rien d'autre que la résurrection des âmes. Et sur ce texte
du Psaume (30, 6) : "Vers le soir, il y aura des pleurs", la Glose
écrit : "La résurrection du Christ est la cause de notre résurrection :
celle de notre âme dans la vie présente, celle de notre corps dans
l'avenir."
Conclusion :
On vient de le
voir la résurrection du Christ agit par la vertu de la divinité. Cette vertu
s'étend non seulement à la résurrection des corps, mais aussi à la résurrection
des âmes ; car c'est Dieu qui fait que l'âme vit par la grâce et que le corps
vit par l'âme. C'est pourquoi la résurrection du Christ possède, d'une manière
instrumentale, une vertu efficiente, non seulement pour la résurrection des
corps, mais aussi pour la résurrection des âmes.
Pareillement, elle
est aussi cause exemplaire par rapport à la résurrection des âmes, car nous
devons aussi être conformes par notre âme au Christ ressuscité, selon saint
Paul (Rm 6, 4) : "Le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père
; de même, nous aussi, nous devons marcher dans une vie nouvelle. Ressuscité
d'entre les morts, le Christ ne meurt plus ; de même, nous aussi, nous devons
nous considérer comme morts au péché, afin que, de nouveau, nous vivions par
lui."
Solutions :
1. Lorsque saint Augustin écrit que la résurrection des âmes
se fait par la substance de Dieu, il faut l'entendre d'une participation ; les
âmes deviennent, en effet, bonnes et justes, en participant de la bonté divine,
et non pas en participant d'une créature quelconque. Aussi, après avoir dit :
"Les âmes ressuscitent par la substance de Dieu", saint Augustin
ajoute-t-il : "L'âme devient bienheureuse en participant de Dieu, mais non
en participant d'une âme sainte." Quant à nos corps, ils deviennent
glorieux en participant de la gloire du corps du Christ.
2. La causalité efficiente de la résurrection du Christ
atteint les âmes, non pas par la vertu propre du corps ressuscité lui-même, mais
par la vertu de la divinité, à laquelle il est personnellement uni.
3. La résurrection des âmes ressortit au mérite, et le mérite
est un effet de la justification ; mais la résurrection des corps est ordonnée
à la peine ou à la récompense, qui sont l'effet de la sentence du juge. Or, il
appartient au Christ non de justifier tous les hommes, mais de les juger tous.
C'est pourquoi, s'il ressuscite tous les corps, il ne ressuscite pas toutes les
âmes.
4. Deux facteurs concourent à la justification des âmes : la
rémission de la faute et la nouveauté de vie par la grâce. Quant à la causalité
efficiente, qui vient de la vertu divine, la passion du Christ, et aussi sa résurrection,
sont causes de la justification sous ses deux aspects. Mais au point de vue de
la causalité exemplaire, la passion et la mort du Christ sont la cause propre
de la rémission de la faute qui nous fait mourir au péché ; et la résurrection
du Christ est la cause d'une vie nouvelle ; car cette vie nouvelle s'exerce par
la grâce ou la justice. Aussi saint Paul écrit-il (Rm 4, 25) que le Christ
"a été livré" à la mort pour enlever "nos péchés ; et qu'il est
ressuscité pour notre justification". Mais la passion du Christ est aussi
cause méritoire, nous l'avons dit.
1. Convenait-il que le Christ monte au Ciel
? - 2. Selon quelle nature l'ascension lui convenait-elle ? - 3. Est-il monté
par sa propre puissance ? - 4. Est-il monté au-dessus de tous les cieux
corporels ? - 5. Est-il monté au-dessus de toutes les créatures spirituelles ? -
6. Les effets de l'Ascension.
Objections :
1. D'après le
Philosophe (Aristote) : "Les réalités les plus parfaites possèdent leur
bien sans se mouvoir". Or, le Christ tient le rang le plus élevé ; car, selon
sa nature divine, il est le souverain bien, et selon sa nature humaine, il est
au sommet de la gloire. L'ascension étant un mouvement, il ne convenait pas que
le Christ monte au Ciel.
2. Tout
mouvement se fait en vue d'un bien meilleur. Or, le Christ n'eut pas une
meilleure existence au Ciel que sur la terre, car il n'a rien acquis au Ciel, ni
pour son âme, ni pour son corps. Il semble donc que le Christ ne devait pas
monter au Ciel.
3. Le Fils
de Dieu a pris la nature humaine pour notre salut. Mais il aurait été plus
salutaire pour les hommes qu'il vive toujours avec nous sur la terre. Il le
déclare lui-même à ses disciples (Lc 17, 22) : "Des jours viennent où vous
désirerez voir un seul des jours du Fils de l'homme, et vous ne le verrez
pas." Il semble donc qu'il ne convenait pas au Christ de monter au Ciel.
4. Selon
saint Grégoire le corps du Christ n'a subi aucun changement après sa
résurrection. Or, ce n'est pas immédiatement après la résurrection qu'il est monté
au Ciel, puisque le Seigneur dit lui-même aussitôt après sa résurrection (Jn 20,
17) : "Je ne suis pas encore monté vers mon Père." Il semble donc
qu'il ne devait pas davantage monter au Ciel quarante jours plus tard.
Cependant :
Le Seigneur l'affirme (Jn 20, 17) :
"Je monte vers mon Père et votre Père."
Conclusion :
Le lieu doit être proportionné à ce qui
y réside. Le Christ, par sa résurrection, a commencé une vie immortelle et
incorruptible. Or, le lieu où nous habitons est celui de la génération et de la
corruption, mais le Ciel est celui de l’incorruption. Il ne convenait donc pas
qu’après sa résurrection le Christ demeure sur la terre ; mais bien au
contraire, il fallait qu’il monte au Ciel.
Solutions :
1. La
réalité la plus parfaite qui possède son bien sans se mouvoir est Dieu
lui-même. Il est, en effet, absolument immuable (Ml 3, 6) : "Moi, le
Seigneur, je ne change pas." Or, d'après saint Augustin, toute créature
est de quelque manière soumise au changement. La nature prise par le Fils de
Dieu étant demeurée toujours une nature créée, nous l'avons dit il n'y a pas
d'inconvénient à lui attribuer quelque mouvement.
2. L'ascension
du Christ au Ciel ne lui a rien procuré de ce qui appartient à l'essence de la
gloire, soit du corps, soit de l'âme ; elle lui a donné toutefois un lieu
honorable, ce qui constitue un supplément accidentel de gloire. Non que son
corps ait rien acquis des corps célestes, ni de leur perfection, ni de leur
conservation, mais il a obtenu uniquement un lieu plus honorable. Or, cela
contribuait de quelque façon à sa gloire. De fait, le Christ a éprouvé de la
joie ; non pas qu'il ait commencé de s'en réjouir pour la première fois, au
moment où il est monté au Ciel ; mais il s'en est réjoui d'une nouvelle manière
comme d'une réalité qui arrive à son achèvement. Aussi, ce verset du Psaume (16,
11) : "Délices éternelles à ta droite", la Glose le commente en ces
termes : "La dilatation et la joie s'empareront de moi lorsque je serai
assis à ton côté, loin des regards des hommes."
3. L'ascension
a retiré aux fidèles la présence corporelle du Christ ; cependant, par sa
divinité, le Christ reste toujours présent parmi eux. Aussi dit-il lui-même en
saint Matthieu (28, 20) : "Voici que je suis avec vous jusqu'à la
consommation des siècles. "Celui" qui est monté aux Cieux, dit saint
Léon n'abandonne pas ceux qu'il a adoptés." Mais l'ascension du Christ qui
nous a privés de sa présence corporelle, nous a été plus utile que ne l'aurait
été cette présence elle-même, pour les trois raisons suivantes :
- 1° Elle augmente notre foi, qui a pour
objet ce qu'on ne voit pas. Le Seigneur lui-même dit en saint Jean (16, 8) que
l'Esprit Saint, lorsqu'il sera venu, "convaincra le monde au sujet de la
justice", la justice "de ceux qui auront cru", remarque saint
Augustin : "car la comparaison des fidèles avec les infidèles est par
elle-même la condamnation de ces derniers". Aussi le Seigneur ajoute-t-il :
"Je vais au Père, et vous ne me verrez plus." saint Augustin reprend
: "Bienheureux ceux qui ne voient pas et qui croient. Ce sera donc par
notre justice que le monde sera condamné, car vous croirez en moi sans me
voir."
- 2° Elle relève notre espérance. Le
Seigneur déclare (Jn 14, 3) : "Lorsque je m'en serai allé et que je vous
aurai préparé une place, je reviendrai et je vous prendrai avec moi, afin que
là où je suis, vous y soyez aussi." Et le Christ, en emmenant au Ciel la
nature humaine qu'il avait prise, nous a donné l'espoir d'y parvenir, car
"partout où sera le corps s'assembleront les aigles" (Mt 24, 28). Et
Michée (2, 13) avait prophétisé "Il monte en frayant le chemin devant
eux."
- 3° Elle dirige vers les réalités
célestes l'affection de notre charité : "Recherchez les choses d'en haut, où
le Christ demeure assis à la droite de Dieu ; affectionnez-vous aux choses d'en
haut, et non à celles de la terre" (Col 3, 1). Car, d'après saint Matthieu, "où est ton trésor, là aussi est ton
coeur". L'Esprit Saint étant l'amour qui nous ravit vers les réalités du Ciel,
le Seigneur dit aux disciples (Jn 16, 7) : "Il vous est bon que je m'en
aille car, si je ne m'en vais pas, le Défenseur ne viendra pas à vous ; mais si
je m'en vais, je vous l'enverrai." Ce que saint Augustin commente ainsi :
"Vous ne pouvez saisir l'Esprit Saint tant que vous persistez à connaître
le Christ selon la chair. Lorsque le Christ se fut éloigné corporellement, non
seulement l'Esprit Saint, mais encore le Père
et le Fils leur furent présents spirituellement."
4. Au
Christ ressuscité pour la vie immortelle il convenait d'être dans un lieu
céleste ; toutefois, il a retardé son ascension afin de prouver la réalité de
sa résurrection. Aussi lit-on dans les Actes (1, 3) : "Après sa passion, il
se montra vivant à ses disciples, leur en donnant des preuves nombreuses
pendant quarante jours." La Glose fournit plusieurs explications de ce
texte : "Ayant subi la mort pendant quarante heures, il a voulu pendant
quarante jours confirmer qu'il était vivant. Par ces quarante jours, on peut
aussi entendre le temps du monde présent durant lequel le Christ vit avec son
Église ; l'homme est composé en effet de quatre éléments, et il est instruit à
ne pas transgresser les dix commandements."
Objections :
1. On lit
dans le Psaume (47, 6) : "Dieu monte au milieu des acclamations", et
dans le Deutéronome (33, 26) : "Il chevauche les cieux pour te
secourir." Or, ces paroles sont appliquées à Dieu avant même l'incarnation
du Christ. Il convenait donc au Christ de monter au Ciel en tant que Dieu.
2. Celui
qui monte au Ciel est celui-là même qui en est descendu, selon cette parole (Jn
3, 13) : "Personne ne monte au Ciel, sinon celui qui en est descendu",
et selon saint Paul (Ep 4, 10) : "Celui qui est descendu, c'est celui-là
même qui monte." Or, le Christ est descendu du Ciel non comme homme, mais
comme Dieu. C'est donc en tant que Dieu qu'il y est monté.
3. Par son
ascension, le Christ monte vers le Père. Or, ce n'est pas comme homme qu'il est
parvenu à l'égalité avec le Père ; il dit en effet (Jn 14, 28) : "Le Père
est plus grand que moi." Il semble donc que le Christ est monté au Ciel en
tant que Dieu.
Cependant :
Sur l'épître aux Éphésiens (4, 9) :
"Que signifie : Il est monté, sinon qu'il était d'abord descendu", la
Glose remarque : "Il est évident que c'est selon son humanité que le
Christ est monté et descendu."
Conclusion :
L'expression "en tant que" peut
servir à désigner deux choses : soit la condition de celui qui monte, soit la
cause de l'ascension.
- 1° Si elle désigne la condition de
celui qui monte, le fait de monter ne peut convenir au Christ selon la
condition de la nature divine. Tout d'abord, parce que rien, où l'on puisse
monter, n'est plus élevé que la divinité. Ensuite, parce que l'ascension est un
mouvement local, lequel ne convient pas à la nature divine, qui est immobile et
n'a pas de lieu. Mais de cette manière au contraire l'ascension convient au
Christ en tant qu'homme, car la nature humaine est contenue dans un lieu et
peut être soumise au mouvement. Voilà pourquoi, dans ce sens, on peut dire que
le Christ est monté au Ciel en tant qu'homme, mais non en tant que Dieu.
- 2° Par contre, si l'expression "en
tant que" désigne la cause de l'ascension, le Christ étant aussi monté au Ciel
par la vertu de sa divinité, mais non par celle de sa nature humaine, il faut
dire que le Christ est monté au Ciel non en tant qu'homme, mais en tant que
Dieu. Aussi saint Augustin écrit-il : "C'est par ce qu'il tenait de nous
que le Fils de Dieu a été suspendu à la croix, mais c'est par ce qu'il tenait
de lui qu'il est monté aux Cieux."
Solutions :
1. Les
témoignages invoqués s'appliquent prophétiquement à Dieu, en tant qu'il devait
s'incarner. Toutefois, on peut dire que si le fait de monter n'appartient pas
en propre à Dieu, cela peut du moins lui convenir par métaphore. On dit en
effet que Dieu "monte dans le coeur de l'homme" lorsque ce coeur se
soumet à Dieu et s'humilie devant lui. Ainsi dit-on métaphoriquement de Dieu
qu'il s'élève au-dessus d'une créature lorsqu'il se la soumet.
2. Celui
qui monte au Ciel est celui-là même qui en descend. Saint
Augustin écrit en effet : "Qui est celui qui descend ? L'Homme-Dieu. Qui
est celui qui monte ? Le même Homme-Dieu."
Toutefois deux sortes de descentes sont
attribuées au Christ.
- L'une par laquelle il est descendu du Ciel.
On l'attribue à l'Homme-Dieu en tant que Dieu. Cette descente est à entendre, non
selon un mouvement local, mais selon "l'anéantissement par lequel, étant
dans la forme de Dieu, il a pris celle d'un esclave" (Ph 2, 7). Il s'est
anéanti, non pas en perdant sa plénitude, mais en prenant notre petitesse.
Pareillement, on dit qu'il est descendu du Ciel, non parce qu'il a quitté le Ciel,
mais parce qu'il a pris une nature terrestre dans l'unité de sa personne.
- L'autre descente est celle par
laquelle, "il est descendu dans les
parties inférieures de la terre" (Ep 4, 9). Il s'agit ici d'une descente
locale. Elle convient donc au Christ en tant qu'homme.
3. On dit
que le Christ est monté vers son Père pour autant qu'il est monté s'asseoir à
sa droite. Or, cela convient au Christ et selon sa nature divine, et selon sa
nature humaine, ainsi qu'on l'exposera dans la question suivante.
Objections :
1. On lit
en saint Marc (16, 9) : "Après avoir parlé à ses disciples, le Seigneur
Jésus fut enlevé au Ciel", et dans les Actes des Apôtres (1, 9) : "Il
fut élevé en leur présence et une nuée le déroba à leurs regards." Or, ce
qui est pris et enlevé est mû par un autre. Ce n'est donc pas par sa propre
puissance, mais par celle d'un autre, que le Christ a été porté au Ciel.
2. Le corps
du Christ était un corps terrestre comme le nôtre. Or, il est contraire à la
nature d'un corps terrestre d'être élevé en l'air, et aucun mouvement ne peut
venir de la propre puissance de ce qui est mû contre sa nature. Le Christ ne
s'est donc pas élevé au Ciel par sa propre puissance.
3. La
puissance propre du Christ est la puissance divine. Mais ce mouvement de montée
ne pouvait venir de la puissance divine parce que, celle-ci étant infinie, l'ascension
aurait dû être instantanée. Mais alors le Christ n'aurait pas pu "s'élever
dans le Ciel sous les regards de ses disciples", comme on le lit dans les
Actes. Le Christ n'est donc pas monté au Ciel par sa propre puissance.
Cependant :
Isaïe (63, 1) prophétise au sujet du
Christ : "Il est magnifique dans son vêtement, et il s'avance dans la
grandeur de sa force." Et saint Grégoire remarque : "Il est dit
d'Élie qu'il est monté au Ciel dans un char ; c'est pour montrer avec évidence
que celui qui n'est qu'un homme avait besoin d'un secours étranger. Quant à
notre Rédempteur, il ne s'est élevé ni dans un char, ni avec l'aide des anges :
lui qui a fait toutes choses, il a été porté au-dessus de toutes choses par sa
propre puissance."
Conclusion :
Il y a dans le Christ deux natures, la
nature divine et la nature humaine. On peut entendre la puissance propre du
Christ selon l'une et l'autre nature.
- 1° Selon sa nature humaine, on peut
aussi entendre une double puissance du Christ : l'une naturelle, qui procède
des principes de la nature ; il est évident que, par cette puissance, le Christ
ne pouvait s'élever dans le Ciel. L'autre puissance dans la nature humaine du
Christ est la vertu de la gloire ; c'est selon cette puissance que le Christ
est monté au Ciel.
Certains cherchent la raison de cette
puissance dans une "quinte essence", la lumière. Celle-ci, affirment-ils,
entre dans la composition du corps humain, et c'est par elle que les éléments
contraires s'harmonisent dans l'unité. Il en résulte que, dans l'état présent
de la vie mortelle, la nature des éléments prédomine dans le corps humain et, suivant
cette prédominance de la nature des éléments, le corps humain se trouve attiré
en bas par sa puissance. Mais, dans l'état de gloire, ce sera la nature céleste
qui prédominera ; aussi est-ce suivant l'inclination et la puissance de cette
nature que le corps du Christ et celui des saints sont portés au Ciel. On a
déjà discuté cette opinion dans la première Partie et elle sera exposée avec
plus de développement dans le traité de la résurrection générale.
Cette opinion étant rejetée, d'autres
trouvent la source de cette puissance du côté de l'âme glorifiée, dont le
rejaillissement glorifiera le corps, ainsi que le déclare saint Augustin. La
soumission du corps glorieux à l'âme bienheureuse sera telle, dit encore saint
Augustin, que "le corps sera à l'instant même là où le voudra l'esprit ;
et l'esprit ne voudra rien qui ne puisse lui convenir, non plus qu'au
corps". Or, nous l'avons établi : il convenait au corps glorieux et
immortel d'être dans un lieu céleste. Aussi est-ce par la puissance de l'âme
qui le voulait, que le corps du Christ est monté au Ciel.
- 2° De même que le corps devient
glorieux en participant de l'âme, "de
même en participant de Dieu, l'âme devient bienheureuse", remarque saint
Augustin. C'est pourquoi la première cause de l'ascension du Christ au Ciel est
la vertu divine. Ainsi donc, si le Christ est monté au Ciel, c'est par sa
propre puissance ; tout d'abord, par la puissance divine ; en second lieu, par
la puissance de l'âme glorifiée qui meut le corps comme elle le veut.
Solutions :
1. Bien que
le Christ ait été ressuscité par le Père, on dit cependant qu'il est ressuscité
par sa propre puissance, parce que la puissance du Père et celle du Fils est la
même. Pareillement, le Christ est monté au Ciel par sa propre puissance, quoiqu'il
ait été élevé et pris par le Père.
2. L'objection
montre que sa propre puissance, par laquelle le Christ est monté au Ciel, n'est
pas celle qui est naturelle à sa nature humaine, mais celle de sa vertu divine,
et aussi celle qui appartient à son âme bienheureuse. Il est vrai que le fait
de monter vers les hauteurs est contraire à la nature du corps humain dans son
état présent, où notre corps n'est pas entièrement soumis à l'esprit ; mais
cette ascension ne sera ni un acte contraire à la nature du corps glorieux, ni
un acte de violence, puisque toute la nature du corps glorieux est parfaitement
soumise à l'esprit.
3. Bien que
la puissance divine soit infinie et opère d'une manière infinie, en ce qui
dépend de celui qui agit, l'effet de sa vertu est reçu dans les choses selon
leur capacité et selon le plan de Dieu. Or, le corps n'est pas capable de
changer de lieu instantanément ; car il faut qu'il se mesure à l'espace et, comme
le prouve Aristote, ce sont les divisions de l'espace qui divisent le temps.
Aussi n'est-il pas nécessaire que le corps mû par Dieu le soit instantanément ;
il l'est avec la rapidité que Dieu lui assigne.
Objections :
1. On dit
dans le Psaume (11, 4) : "Le Seigneur est dans son temple saint, il a son
trône dans les Cieux." Or, ce qui est dans le Ciel n'est pas au-dessus des
cieux. Le Christ n'est donc pas monté au-dessus de tous les cieux.
2. Deux
corps ne peuvent être situés en un même lieu, comme le prouve Aristote. Or, un
corps ne peut se déplacer d'une extrémité à l'autre sans passer par le milieu.
Il semble alors que le Christ ne pouvait monter au-dessus des cieux sans que le
ciel lui-même fût divisé. Ce qui est impossible.
3. Il est
dit dans les Actes (1, 9) : "Une nuée le déroba à leurs yeux." Mais
les nuées ne peuvent monter au-dessus du Ciel. Le Christ n'est donc pas monté
au-dessus de tous les cieux.
4. Nous
croyons que le Christ demeure pour toujours là où il est monté. Or, ce qui est
contre nature ne peut exister toujours ; car ce qui est conforme à la nature ne
se trouve réalisé que le plus souvent et dans la plupart des cas seulement.
Étant donné qu'il est contraire à la nature qu'un corps céleste soit élevé
au-dessus des cieux, il semble donc que le Christ ne s'est pas élevé au-dessus
des cieux.
Cependant :
Saint Paul écrit (Ep 4, 10) : "Le Christ
s'est élevé au-dessus de tous les cieux afin de tout accomplir."
Conclusion :
Plus certains corps participent d'une
manière parfaite de la bonté divine, plus ils sont supérieurs à l'ordre
corporel qui est un ordre local. Aussi remarque-t-on que les corps qui
réalisent le plus de forme appartiennent à un ordre naturellement plus élevé, comme
l'enseigne le Philosophe (Aristote) ; c'est en effet par la forme qu'un corps
participe de l'être divin, dit encore Aristote. Or, un corps participe plus de
la bonté divine par la gloire que tout autre corps naturel par la forme de sa
nature. Et, parmi les corps glorieux, il est évident que le corps du Christ est
le plus resplendissant de gloire. Il lui convenait donc éminemment d'être
établi au-dessus de tous les corps. Voilà pourquoi sur ce verset (Ep 4, 8) :
"Il s'est élevé dans les hauteurs", la Glose précise "par le
lieu et la dignité".
Solutions :
1. Le trône
de Dieu est dans le Ciel, non que celui-ci le renferme, mais c'est plutôt ce
trône qui contient le Ciel. Aussi, bien loin que quelque partie du Ciel lui
soit supérieure, doit-il se trouver lui-même au-dessus de tous les cieux comme
dit le Psaume (8, 2 Vg) : "Ô Dieu, ta gloire s'est élevée au-dessus de
tous les cieux."
2. Il n'est
pas dans la nature d'un corps de subsister avec un autre en un même lieu.
Cependant, Dieu peut faire par un miracle que deux corps existent simultanément
dans un même lieu. Ainsi a-t-il fait que "le corps du Christ sorte du sein
fermé de la Bienheureuse Vierge" et que ce corps vienne vers les disciples
"portes closes", remarque saint Grégoire le Grand. Il en résulte que
le corps du Christ peut être simultanément avec un autre corps dans un même lieu
; non pas en vertu de ses propriétés naturelles, mais grâce à la vertu divine
qui l'aide et qui produit cet effet.
3. La nuée
n'a pas fourni au Christ, lors de son ascension, une aide semblable à celle
d'un véhicule. Elle apparut comme un signe de la divinité, de même que la
gloire du Dieu d'Israël s'était montrée dans une nuée au-dessus du tabernacle.
4. Le corps
glorieux, en vertu des principes de sa nature, n'a pas le pouvoir d'être dans
le Ciel ou au-dessus du Ciel. Ce pouvoir lui vient de l'âme bienheureuse dont
il reçoit sa gloire. Et de même que le mouvement du corps glorieux vers les
hauteurs n'est pas violent, de même son repos. Donc, rien ne s'oppose à ce que
ce repos dure toujours.
Objections :
1. On ne
peut comparer des réalités dépourvues de raison commune. Or le lieu n'est pas
attribué pour la même raison aux corps et aux créatures spirituelles, on l'a
prouvé dans la première Partie. On ne peut donc pas dire, semble-t-il, que le
corps du Christ est monté au-dessus de toute créature spirituelle.
2. D'après
saint Augustin : "L'esprit surpasse tout
corps". Or la réalité la plus noble doit occuper le lieu le plus élevé. Il
semble donc que le Christ n'est pas monté au-dessus de toutes les créatures
spirituelles.
3. Dans
tout lieu il y a un corps, puisque le vide n'existe pas dans la nature. Donc, si
aucun corps n'obtient une place plus élevée que l'esprit dans l'ordre des corps
naturels, il n'y aura aucun lieu au-dessus de toute créature spirituelle. Le
corps du Christ n'a donc pu s'élever au-dessus de ces créatures.
Cependant :
L'Apôtre écrit (Ep 1, 20) : "Il l'a
établi au-dessus de toute principauté, de toute autorité, de toute puissance, de
toute domination et de tout ce qui peut se nommer, non seulement dans le siècle
passé, mais encore dans le siècle à venir."
Conclusion :
Une réalité doit occuper un lieu
d'autant plus élevé qu'elle est plus parfaite, que ce lieu lui soit dû par mode
de contact corporel comme pour les corps, ou par mode de contact spirituel
comme pour les substances spirituelles. De ce fait, les réalités spirituelles
ont droit à occuper un lieu céleste qui est le lieu suprême, parce que ces
substances sont les plus élevées dans l'ordre des substances. Or le corps du
Christ, si l'on considère la condition de sa nature corporelle, est inférieur
aux substances spirituelles. Mais si l'on considère la dignité de l'union par
laquelle il est personnellement uni à Dieu, il surpasse en dignité toutes les
substances spirituelles. Aussi, pour le motif que nous avons dit, lui
convient-il d'occuper un lieu plus élevé, au-dessus de toute créature, même
spirituelle. Voilà pourquoi saint Grégoire le Grand dit : "Celui qui a
fait toutes choses a été porté au-dessus de toutes par sa propre
puissance."
Solutions :
1. Ce n'est
pas pour la même raison que l'on attribue un lieu aux substances corporelles et
aux substances spirituelles. Cependant, dans les deux cas, il reste que le lieu
le plus élevé est attribué à la réalité la plus digne.
2. Cette
objection ne considère le corps du Christ que selon la condition de sa nature
corporelle, et non selon les exigences de l'union hypostatique.
3. Cette
comparaison peut s'entendre de deux manières. Si l'on ne prête attention qu'aux
lieux matériels, il n'y en a pas un qui soit tellement élevé qu'il surpasse la
dignité de la substance spirituelle ; en ce sens l'objection est valable. Mais
si l'on examine la dignité de ceux à qui l'on attribue un lieu, il convient au
corps du Christ de se trouver au-dessus des créatures spirituelles.
Objections :
1. Le
Christ a été cause de notre salut en tant qu'il l'a mérité. Or, par son ascension,
il ne nous a rien mérité. Cette ascension appartient en effet à la récompense
de son exaltation ; or, le mérite et la récompense ne sont pas identiques, pas
plus que le chemin n'est le but. Il semble donc que l'ascension du Christ n'a
pas été la cause de notre salut.
2. Si
l'ascension du Christ est cause de notre salut, cela doit surtout se vérifier
comme cause de notre propre ascension. Or, celle-ci nous est garantie par la
passion du Christ : "Nous avons par le sang du Christ libre accès dans le sanctuaire"
(He 10, 19). L'ascension du Christ ne semble donc pas avoir été la cause de
notre salut.
3. Le salut
qui nous est conféré par le Christ est éternel. "Mon salut demeurera à
jamais", dit Isaïe (51, 6). Or, le Christ n'est pas monté au Ciel pour y
rester toujours. "Ce Jésus que vous avez vu monter au Ciel en reviendra de
la même manière", lit-on dans les Actes (1, 11). Et il est écrit aussi
qu'il s'est montré à beaucoup de saints sur terre après son ascension, comme à
saint Paul (Ac 9). L'ascension du Christ n'a donc pas été la cause de notre
salut.
Cependant :
Le Christ déclare en saint Jean (16, 7)
: "Il vous est utile que je m'en aille", c'est-à-dire que je
m'éloigne de vous par l'ascension.
Conclusion :
L'ascension du Christ est la cause de notre
salut de deux façons : tout d'abord par rapport à nous ; puis par rapport au
Christ lui-même.
- Par
rapport à nous, l'ascension du Christ est cause de notre salut : grâce à
elle, en effet, notre esprit se tourne vers lui. Ainsi qu'on vient de le voir, l'ascension
est utile :
- 1° à notre foi ;
- 2° à notre espérance ;
- 3° à notre charité ;
- 4° En outre, notre respect pour le
Christ s'augmente, car nous ne le considérons plus comme un homme terrestre, mais
comme Dieu. Aussi l'Apôtre écrit-il (2 Co 5, 16) : "Si nous avons connu le
Christ selon la chair", c'est-à-dire, d'après la Glose, selon une chair
mortelle qui nous faisait penser qu'il n'était qu'un homme, "à présent, nous ne le connaissons plus comme
tel".
- Par
rapport au Christ lui-même, l'ascension
est cause de notre salut :
- 1° Il nous a préparé la voie pour
monter au Ciel, comme il le dit en saint Jean (14, 2) : "Je vais vous
préparer une place" ; et ainsi que l'écrit Michée (2, 13) : "Il est
monté en ouvrant le chemin." Il est en effet notre chef, et là où le chef
a passé, il faut que passent les membres. Aussi le Christ affirme-t-il (Jn 14, 3)
: "Il faut que là où je suis, vous soyez aussi." La preuve en est que
les âmes des saints qu'il avait libérées de l'enfer, il les a conduites au Ciel,
comme le chante le Psaume (68, 19) : "En montant au Ciel, il a emmené
captive la captivité." Ceux qui avaient été faits captifs par le démon, il
les a emmenés avec lui au Ciel, comme en un lieu étranger à la nature humaine, captifs
d'une bonne capture, puisqu'il les a acquis par la victoire.
- 2° De même que le grand prêtre de
l'Ancien Testament entrait dans le sanctuaire afin de se tenir devant Dieu et
de représenter le peuple, ainsi le Christ "est entré au Ciel afin
d'intercéder pour nous" (He 7, 25). Sa présence même, par la nature
humaine qu'il a introduite au Ciel, est en effet une intercession pour nous.
Dieu, qui a exalté de la sorte la nature humaine du Christ, aura aussi pitié de
ceux pour lesquels le Fils de Dieu a assumé la nature humaine.
- 3° Le Christ siégeant ainsi dans les
Cieux comme Dieu et Seigneur, envoie de là-haut les biens divins aux
hommes." Il s'est élevé au-dessus de tous les cieux, afin de remplir
toutes choses" (Ep 4, 10), de les remplir "de ses dons", explique
la Glose.
Solutions :
1. L'ascension
du Christ est la cause de notre salut, non par mode de mérite, mais par mode
d'efficience, comme nous l'avons montré pour la résurrection.
2. La
passion du Christ est au sens propre la cause de notre ascension au Ciel, en
écartant le péché qui nous en fermait l'entrée, et par mode de mérite. Et
l'ascension du Christ est la cause directe de la nôtre, parce qu'elle l'a
commencée dans notre chef, auquel il faut que ses membres soient unis.
3. Le
Christ, qui est monté une seule fois au Ciel, a acquis à jamais pour lui et
pour nous le droit et la dignité d'y résider. Toutefois, il n'y a aucune
dérogation à cette dignité, si le Christ, pour quelque motif, descend parfois
corporellement, c'est-à-dire en vertu d'une apparition quelconque. Le contraire
ressort de ce que l'Apôtre dit de lui-même (1 Co 15, 8) afin de confirmer la
foi en la résurrection : "Et il apparut aussi à moi, qui suis comme le
dernier de tous, comme l'avorton." Du moins, cette vision ne témoignerait
pas en faveur de la résurrection si saint Paul n'avait pas vu le vrai corps du
Christ.
1. Convient-il que le Christ siège à la droite
du Père ? - 2. Cela lui convient-il en tant que Dieu ? - 3. Selon sa nature
humaine ? - 4. Cela lui est-il propre ?
Objections :
1. La droite et la gauche se distinguent par des positions
corporelles. Or, rien de corporel ne convient à Dieu ; car "Dieu est
esprit" (Jn 4, 24).
2. Quand un homme est assis à la droite d'un autre, celui-ci
est assis à sa gauche. Donc, si le Christ est assis à la droite du Père, il
s'ensuit que le Père est assis à la gauche du Fils. Ce qui est inadmissible.
3. Être assis et être debout s'opposent. Or, saint Étienne dit
(Ac 7, 55) : "Voici, je vois les Cieux ouverts et le Fils de l'homme
debout à la droite de Dieu." Il semble donc que le Christ n'est pas assis
à la droite du Père.
Cependant :
On lit en saint
Marc (16, 19) : "Après avoir parlé à ses disciples, le Seigneur Jésus
monta au Ciel, et il est assis à la droite de Dieu."
Conclusion :
Sous le nom de
"session" nous pouvons considérer deux choses : le fait de demeurer, d'après
saint Luc (24, 49) : "Asseyez-vous (sedete) à Jérusalem" ; et
aussi le pouvoir royal ou judiciaire, selon les Proverbes (20, 8) : "Le
roi, siégeant au tribunal, dissipe tout mal de son regard." Il convient au
Christ de s'asseoir à la droite du Père dans les deux sens :
- Tout d'abord, il
y goûte le repos, en tant qu'il demeure éternellement incorruptible dans la
béatitude du Père, que l'on signifie par sa droite : "A ta droite, éternité
de délices !" (Ps 16, 11). Aussi saint Augustin écrit-il : "Il est
assis à la droite du Père : il siège ou il est assis ; entendez qu'il habite, comme
nous disons d'un homme : il a siégé dans ce pays pendant trois ans. Ainsi donc,
croyez que le Christ habite à la droite de Dieu le Père ; car il est
bienheureux, et le nom de sa béatitude est la droite du Père."
- Le Christ siège
aussi à la droite de Dieu le Père parce qu'il règne avec lui et tient de lui
son pouvoir judiciaire, comme celui qui siège à la droite du roi l'assiste en
régnant et en jugeant avec lui. D'après saint Augustin : "Par la droite, entendez
le pouvoir que cet homme, pris par Dieu, a reçu pour venir juger, lui qui était
venu d'abord pour être jugé."
Solutions :
1. D'après saint Jean Damascène : "Ce n'est pas au sens
local que nous parlons de la droite de Dieu. Comment celui qui n'a pas de
limite aurait-il une droite, entendue en ce sens ? Il n'y a que les êtres ayant
des limites qui possèdent une droite et une gauche. La droite du Père, c'est la
gloire et l'honneur de la divinité".
2. La seconde objection prend au sens matériel "s'asseoir
à la droite". Aussi saint Augustin dit-il : "Si l'on entend
dans un sens corporel que le Christ est assis à la droite du Père, celui-ci
sera à la gauche du Christ. Mais là (dans la béatitude éternelle) tout est à la
droite, car il n'y a aucune misère."
3. Comme l'écrit saint Grégoire le Grand : "Siéger ou
s'asseoir est l'attitude du juge, se tenir debout celle du combat ou du secours.
Saint Étienne, étant encore dans la peine du combat, a vu debout celui qui
venait à son secours. Mais celui-là même, saint Marc nous le décrit après son
ascension comme étant assis ; car, après la gloire de son ascension, il
apparaîtra à la fin comme juge."
Objections :
1. Le Christ, en tant que Dieu, est la droite même du Père. Or,
on ne peut à la fois être la droite de quelqu'un et être assis à sa droite. Le
Christ, en tant que Dieu, n'est donc pas assis à la droite du Père.
2. D'après saint Marc (16, 19) : "Le Seigneur Jésus fut
enlevé au Ciel et s'est assis à la droite de Dieu". Or, ce n'est pas comme
Dieu que le Christ est monté au Ciel. Donc ce n'est pas non plus comme Dieu
qu'il est assis à la droite de Dieu.
3. En tant que Dieu, le Christ est égal au Père et au Saint-Esprit.
Donc, si le Christ, comme Dieu est assis à la droite du Père, pour la même
raison le Saint-Esprit sera assis à la droite du Père et du Fils, et le Père à
la droite du Fils et du Saint-Esprit. Ce qui n'est écrit nulle part.
Cependant :
Saint Jean Damascène écrit : "La droite du Père, c'est la
gloire et l'honneur de la divinité, en laquelle le Fils de Dieu existe avant
les siècles, comme Dieu et en tant qu'il est consubstantiel au Père."
Conclusion :
A partir de ce qui
précède par le nom de "droite" on peut entendre, d'après saint Jean
Damascène, la gloire de la divinité ; d'après saint Augustin, la béatitude du
Père ; d'après saint Augustin encore, le pouvoir judiciaire. Par contre, la
"session" désigne, ainsi qu'on l'a dit, soit le séjour, soit la
dignité royale ou judiciaire. "Siéger à la droite du Père", ce n'est
donc rien d'autre que de posséder, comme le Père, la gloire de la divinité, la
béatitude et le pouvoir judiciaire ; et cela d'une manière immuable et royale.
Or, c'est là un privilège qui convient au Fils en tant que Dieu. Par suite, il
est évident que le Christ, en tant que Dieu, est assis à la droite du Père.
Toutefois, la préposition "à", qui est transitive, n'implique qu'une
distinction personnelle et un ordre d'origine, non un degré de nature ou de
dignité ; car, dans les personnes divines, il n'y a pas de degré, ainsi qu'on
l'a prouvé dans la première Partie.
Solutions :
1. Si le Fils de Dieu est appelé la droite du Père, c'est par
appropriation, de la même manière qu'il est appelé aussi la puissance du Père.
Mais la droite du Père, suivant les trois sens signalés, est quelque chose de
commun aux trois personnes.
2. En montant au Ciel, le Christ, comme homme, a été admis aux
honneurs divins : c'est ce que désigne le mot de session. Pourtant, ces
honneurs divins conviennent au Christ comme Dieu, non en vertu d'une faveur
mais en vertu de son origine éternelle.
3. On ne peut dire d'aucune façon que le Père est assis à la
droite du Fils et du Saint-Esprit ; car le Fils et le Saint-Esprit tirent leur
origine du Père, et non réciproquement. Mais du Saint-Esprit on peut dire
vraiment qu'il est assis à la droite du Père et du Fils, selon les trois sens que
nous avons donnés. Toutefois, à parler par appropriation, on réserve la session
au Fils, parce qu'on lui attribue l'égalité, selon cette parole de saint
Augustin : "Dans le Père est l'unité, dans le Fils l'égalité, dans le Saint-Esprit
l'harmonie entre l'unité et l'égalité."
Objections :
1. D'après saint Jean Damascène : "La droite du Père,
c'est la gloire et l'honneur de la divinité". Or, l'honneur et la gloire
de la divinité ne conviennent pas au Christ en tant qu'homme. Il semble donc
que le Christ, en tant qu'homme, ne siège pas à la droite du Père.
2. D'ailleurs, siéger à la droite d'un roi, n'est-ce pas
exclure la sujétion ? Or, le Christ en tant qu'homme demeure "soumis au
Père" (1 Co 15, 23). Il semble donc que le Christ en tant qu'homme ne soit
pas à la droite du Père.
3. Ce texte (Rm 8, 34) : "Qui est à la droite de
Dieu". La Glose le commente ainsi : "Égal au Père en honneur divin ou
dans les biens les meilleurs de Dieu." Quant au texte de l'épître aux
Hébreux (1, 3) : "Il siège au Ciel à la droite (20de Dieu", la Glose
l'entend ainsi : "Il possède l'égalité avec le Père, au-dessus de toutes
choses par le lieu et par la dignité." Or, il ne convient pas au Christ en
tant qu'homme d'être l'égal de Dieu. Lui-même l'affirme en saint Jean (14, 28)
: "Le Père est plus grand que moi." Il semble donc qu'il ne convient
pas au Christ en tant qu'homme de siéger à la droite du Père.
Cependant :
Saint Augustin déclare : "Par la droite de Dieu entendez le
pouvoir que cet homme, assumé par Dieu, a reçu pour venir juger, lui qui était
venu pour être jugé."
Conclusion :
On vient de le
dire : La "droite du Père" signifie ou la gloire de la divinité
elle-même, ou sa béatitude éternelle, ou son pouvoir judiciaire et royal. La
préposition "à" désigne l'accès à la droite du Père ; par quoi on
entend, nous l'avons vu, une conjonction entre des réalités et aussi une
certaine distinction entre elles. Or, cela peut exister de trois manières :
- 1° Il peut y
avoir conjonction entre les natures et distinction entre les personnes. C'est
ainsi que le Christ, en tant que Fils de Dieu, est assis à la droite du Père ;
car il possède la même nature que le Père. Aussi tous les sens que l'on a
déclarés plus haut conviennent-ils essentiellement au Fils comme au Père ; et
c'est là être à égalité avec le Père.
- 2° La grâce
d'union implique, au contraire, la distinction de nature et l'unité de
personne. Et c'est ainsi que le Christ, en tant qu'homme, est Fils de Dieu et, par
conséquent, est assis à la droite du Père ; l'expression "en tant
que", toutefois ne désigne pas la condition de la nature, mais l'unité de
suppôt, nous l'avons expliqué plus haut.
- 3° L'accès à la
droite du Père peut s'entendre selon la grâce habituelle : cette grâce est plus
abondante chez le Christ que chez les autres créatures, en tant que la nature
humaine est elle-même, chez le Christ, dans un état de béatitude plus parfait
que chez les autres créatures, et sur toutes ces créatures elle exerce un
pouvoir royal et judiciaire.
Ainsi donc, si
l'expression "en tant que" désigne la condition de la nature, le
Christ, en tant que Dieu, est assis à la droite de Dieu, c'est-à-dire à égalité
avec le Père. Mais le Christ, en tant qu'homme, est assis à la droite du Père en
ce sens qu'il participe à des biens plus importants que les autres créatures ;
il jouit, en effet, d'une béatitude plus parfaite, et possède le pouvoir
judiciaire.
- Mais si
l'expression "en tant que" désigne l'unité de suppôt, le Christ, en
tant qu'homme, est pareillement assis à la droite du Père ; il a droit à des
honneurs égaux ; les honneurs dus au Père, nous les accordons, en effet, au
Fils de Dieu avec la nature qu'il a prise, ainsi qu'on l'a dit précédemment.
Solutions :
1. Selon les conditions de sa nature, l'humanité du Christ n'a
pas droit à la gloire ou aux honneurs de la divinité ; elle n'y a droit qu'en
raison de la personne à laquelle elle est unie. Aussi saint Jean Damascène
ajoute-t-il : "Dans la gloire de la divinité, le Fils de Dieu, qui existe
avant les siècles comme Dieu et en tant qu'il est consubstantiel au Père, siège
avec sa chair associée à sa gloire ; car c'est d'une seule et même adoration
que toute créature adore une seule et même personne avec sa chair."
2. Si l'expression "en tant que" désigne la
condition de la nature, le Christ, en tant qu'homme, est soumis au Père ; et, à
ce point de vue, il ne convient pas au Christ de siéger à la droite du Père
dans l'égalité parfaite avec lui. Mais il lui convient seulement de siéger à la
droite du Père en ce sens qu'il possède au-dessus de toute créature
l'excellence de la béatitude et le pouvoir judiciaire.
3. Être égal au Père n'appartient pas à la nature humaine du
Christ, mais uniquement à la personne qui a pris cette nature. Toutefois, participer
aux biens les plus éminents de Dieu, suivant un mode qui dépasse celui de
toutes les créatures, convient à la nature elle-même qui a été prise par le
Christ.
Objections :
1. L'Apôtre écrit (Ep 2, 6) : "Dieu nous a ressuscités et
nous a fait siéger dans le Ciel avec le Christ Jésus." Or, il n'est pas
propre au Christ de ressusciter. Par suite, il ne lui est pas propre non plus
d'être assis à la droite de Dieu.
2. D'après saint Augustin : "pour le Christ, siéger à la
droite du Père, c'est habiter dans sa béatitude". Or, cela convient à
beaucoup d'autres.
3. Le Christ lui-même déclare dans l'Apocalypse (3, 21) :
"Le vainqueur, je lui donnerai de siéger avec moi sur mon trône ; comme
moi aussi j'ai vaincu et je siège avec mon père sur son trône." Or, le
Christ siège à la droite du Père par le fait qu'il est assis sur son trône.
Donc, les vainqueurs siègent pareillement à la droite du Père.
4. Le Seigneur dit en saint Matthieu (20, 23) : "Siéger à
ma droite ou à ma gauche, il ne m'appartient pas de vous le donner ; mais ce
sera pour ceux pour qui mon Père l'a préparé." Or, si cela n'avait pas été
vraiment préparé pour quelques-uns, cette promesse aurait été vaine. Siéger à
la droite du Père ne convient donc pas au Christ seul.
Cependant :
Il est écrit dans
l'épître aux Hébreux (1, 13) : "Auquel des anges a-t-il jamais été dit :
"Siège à ma droite" ?" c'est-à-dire, comme l'interprète la Glose
: "Participe à mes biens les plus éminents", ou "Sois mon égal
en divinité." Comme s'il disait : "Cela n'a jamais été dit à
personne." Donc, à plus forte raison, ne convient-il à personne d'autre
qu'au Christ d'être assis à la droite du Père.
Conclusion :
On vient de
l'expliquer le Christ siège à la droite du Père en ce sens que selon sa nature
divine il est égal au Père, et que selon sa nature humaine, il possède les
biens divins plus excellemment que toutes les autres créatures. Or, l'un et
l'autre privilèges conviennent au Christ seul.
Donc il
n'appartient à nul autre qu'au Christ, ange ou homme, de siéger à la droite du
Père.
Solutions :
1. Le Christ étant notre tête, ce qui lui est conféré nous est
aussi attribué en lui. Voilà pourquoi, lui-même étant déjà ressuscité, l'Apôtre
écrit que Dieu nous a d'une certaine façon ressuscités avec lui, et pourtant
nous ne sommes pas encore ressuscités en personne, mais nous ressusciterons un
jour : "Celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts rendra aussi la vie
à nos corps mortels" (Rm 8, 11). C'est suivant la même manière de parler
que l'Apôtre écrit encore : "Il nous fait siéger avec lui dans le Ciel",
car le Christ, qui est notre tête, siège dans le Ciel.
2. La droite symbolisant la béatitude divine, siéger à la
droite ne signifie pas simplement être dans la béatitude, mais posséder la
béatitude avec une puissance dominatrice, et d'une manière pour ainsi dire
propre et naturelle. Or, cela convient uniquement au Christ et nullement à une
autre créature. - On peut dire néanmoins que tout saint qui est parvenu à la
béatitude "est établi à la droite de Dieu" ; aussi est-il écrit en
saint Matthieu (25, 33) : "Le Fils de l'homme mettra les brebis à sa
droite."
3. Le "trône" symbolise le pouvoir judiciaire que le
Christ tient de son Père ; ainsi est-il écrit qu'il "siège sur le trône de
son Père". Mais les autres saints, c'est du Christ qu'ils tiennent ce
pouvoir ; et, en ce sens, on dit pareillement qu'ils "siègent sur le trône
du Christ", suivant saint Matthieu (19, 28) : "Vous siégerez, vous
aussi, sur douze trônes, pour juger les douze tribus d'Israël."
4. D'après saint Jean Chrysostome : "Ce lieu", c'est-à-dire
la droite du Père où il siège, "est envié non seulement de tous les hommes,
mais aussi des anges". Car saint Paul l'assigne comme la prérogative du
Fils unique, quand il écrit : "Auquel des anges a-t-il jamais été dit :
"Siège à ma droite" ?" Le Seigneur a donc parlé non comme à des
hommes qui devaient siéger à sa droite, mais par condescendance envers ceux qui
lui adressaient une prière. Car ils ne cherchaient qu'une chose : être auprès
de lui avant tous les autres.
On peut répondre
aussi que les fils de Zébédée demandaient d'avoir la préséance sur les autres
en participant au pouvoir judiciaire du Christ. Ils ne demandaient donc pas
d'être assis à la droite ou à la gauche du Père, mais à la droite ou à la
gauche du Christ.
1. Le pouvoir judiciaire doit-il être attribué
au Christ ? - 2. Ce pouvoir convient-il au Christ en tant qu'homme ? - 3. Le
Christ l'a-t-il obtenu par ses mérites ? - 4. Son pouvoir judiciaire est-il
universel par rapport à toutes les affaires humaines ? - 5. Outre le jugement
que le Christ exerce dans le temps présent, faut-il attendre qu'il exerce un
autre jugement universel dans les temps à venir ? - 6. Le pouvoir judiciaire du
Christ s'étend-il même aux anges ?
Quant à l'exécution du jugement final, il sera plus à propos d'en
traiter quand nous étudierons la fin du monde. Pour le moment, il suffit que
nous parlions de ce qui touche à la dignité du Christ.
Objections :
1. Le jugement appartient au maître, selon saint Paul (Rm 14, 4)
: "Qui es-tu, toi, pour juger le serviteur d'autrui ?" Or, être
maître des créatures est commun à toute la Trinité. Le pouvoir judiciaire ne
doit donc pas être attribué spécialement au Christ.
2. On lit dans Daniel (7, 9) : "L'Ancien des jours est
assis", et un peu plus loin : "Le tribunal est constitué et les
livres sont ouverts." Or, l'Ancien des jours désigne le Père, puisque, d'après
saint Hilaire "dans le Père se trouve l'éternité". Le pouvoir
judiciaire doit donc être attribué au Père plutôt qu'au Christ.
3. Il appartient de juger à celui qui accuse. Or cela est du
ressort du Saint-Esprit, car le Seigneur dit en saint Jean (16, 8) :
"Lorsque le Saint-Esprit viendra, il accusera le monde, à propos du péché,
de la justice et du jugement." Le pouvoir judiciaire appartient donc au Saint-Esprit
plutôt qu'au Christ.
Cependant :
Il est écrit dans
les Actes (10, 42) au sujet du Christ : "C'est lui qui est établi par Dieu
juge des vivants et des morts."
Conclusion :
Trois qualités
sont requises pour prononcer un jugement :
- 1° Le pouvoir de contraindre les sujets.
Aussi est-il dit dans l'Ecclésiastique (7, 6) : "Ne cherche pas à devenir
juge, si tu n'es pas capable d'extirper l'injustice."
- 2° Le zèle de la droiture, afin de rendre
les jugements, non par haine ou par envie, mais par amour de la justice, selon
les Proverbes (3, 12) : "Dieu châtie ceux qu'il aime, et comme un père se
complaît en son fils."
- 3° La sagesse, qui sert à établir le
jugement, selon l'Ecclésiastique (10, 1) : "Le juge sage jugera son
peuple." Les deux premières qualités sont nécessaires avant le jugement.
Mais la troisième est proprement celle qui concourt à établir le jugement ; la
norme même du jugement, en effet, c'est la loi de la sagesse ou de la vérité
selon laquelle on juge.
Le Fils étant la
"Sagesse engendrée", la Vérité qui procède du Père et le représente
parfaitement, il s'ensuit que le pouvoir judiciaire est attribué en propre au
Fils de Dieu. Aussi saint Augustin écrit-il : "Telle est cette Vérité
immuable qu'on appelle justement la loi de tous les arts, et l'art de l'Artiste
tout-puissant. Nous et toutes les âmes raisonnables, nous jugeons avec
rectitude et selon la vérité des choses qui nous sont inférieures ; ainsi seule
la Vérité elle-même juge de nous, quand nous lui sommes unis. De la Vérité
elle-même personne ne juge, pas même le Père ; car elle ne lui est pas
inférieure. Aussi ce que le Père juge, c'est par elle qu'il le juge." Et
il conclut : "Le Père ne juge personne, mais il a livré tout jugement à
son Fils."
Solutions :
1. Cet argument prouve que le pouvoir judiciaire est un
privilège commun à toute la Trinité ; et cela est vrai. Néanmoins, le pouvoir
judiciaire est attribué au Fils, en vertu d'une appropriation, on vient de le
dire.
2. D'après saint Augustin, l'éternité est attribuée au Père à
titre de principe, car elle-même implique dans sa notion cette idée de principe.
Saint Augustin dit aussi en ce même endroit que le Fils est "l'art du
Père". Ainsi donc l'autorité nécessaire pour juger est attribuée au Père, en
tant qu'il est le principe du Fils ; mais la raison même de jugement est
attribuée au Fils qui est l'art et la sagesse du Père ; par suite, le Père a
tout fait par son Fils en tant que celui-ci est son art, et il jugera aussi
toutes choses par son Fils en tant que celui-ci est sa sagesse et sa vérité.
Cela est signifié dans Daniel : on y lit d'abord (7, 9) : "L'Ancien des
jours est assis" ; puis : "Le Fils de l'homme parvint jusqu'à
l'Ancien des jours et il lui donna la puissance, l'honneur et la royauté"
(7, 13). Par là on donne à entendre que l'autorité requise pour juger réside
dans le Père, de qui le Fils a reçu pouvoir de juger.
3. D'après saint Augustin, si le Christ déclare que le Saint-Esprit
accusera le monde à propos du péché, "c'est comme s'il disait : lui-même
répandra dans vos coeurs la charité ; car, une fois la crainte chassée, vous
aurez la liberté d'accuser". Ainsi donc, le jugement est attribué au Saint
Esprit, non quant à la notion de jugement, mais pour les dispositions
affectives que le jugement implique de la part des hommes.
Objections :
1. Saint Augustin dit : "Le jugement est attribué au Fils
en tant qu'il est la loi même de la vérité suprême." Or, c'est là une
prérogative du Christ en tant que Dieu. Le pouvoir judiciaire ne convient donc
pas au Christ en tant qu'homme.
2. Le rôle du pouvoir judiciaire est de récompenser ceux qui
agissent bien, et de punir les méchants. Mais la récompense des bonnes oeuvres,
c'est la béatitude éternelle qui n'est donnée que par Dieu." C'est en
participant de Dieu, et non d'une âme sainte, que l'âme devient
bienheureuse", remarque saint Augustin. Il semble donc que le pouvoir
judiciaire ne convienne pas au Christ en tant qu'homme, mais en tant que Dieu.
3. C'est au pouvoir judiciaire du Christ qu'il revient de
juger les pensées secrètes des coeurs, selon saint Paul (1 Co 4, 8) : "Ne
jugez de rien avant le temps, jusqu'à ce que vienne le Seigneur ; il mettra en
lumière ce qui est caché dans les ténèbres et manifestera les desseins des
coeurs." Or, cela appartient seulement à la puissance divine, d'après
Jérémie (17, 9) : "Le coeur de l'homme est dépravé et insondable : qui le
connaîtra ? Moi, le Seigneur, qui sonde les coeurs et éprouve les reins, et
cela pour rendre à chacun selon sa conduite." Le pouvoir judiciaire
convient donc au Christ, non en tant qu'homme, mais en tant que Dieu.
Cependant :
On lit en saint
Jean (5, 27) : "Le Père lui a donné le pouvoir de juger parce qu'il est le
Fils de l'homme."
Conclusion :
Saint Jean Chrysostome semble penser que le pouvoir judiciaire appartient au
Christ, non en tant qu'homme, mais seulement en tant que Dieu. Voici comme il
présente les paroles de saint Jean : "Le Père lui a donné le pouvoir de
juger. N'en soyons pas étonnés parce qu'il est le Fils de l'homme." Et il
commente : "Ce n'est pas, en effet, parce qu'il est homme qu'il a reçu le
pouvoir de juger ; mais, s'il est juge, c'est qu'il est le Fils de Dieu
ineffable. Cette prérogative du Christ dépassant le pouvoir de l'homme, le
Seigneur lui-même écarte cette objection en ajoutant : "Ne vous étonnez
point parce qu'il est le Fils de l'homme ; car lui-même est aussi le Fils de
Dieu." Et le Christ prouve son affirmation par les effets de la
résurrection en ajoutant : L'heure vient
où tous ceux qui sont dans les sépulcres entendront la voix du Fils de Dieu."
Toutefois, bien
que le pouvoir de juger réside en Dieu tout d'abord, les hommes reçoivent de
lui un pouvoir judiciaire envers tous ceux qui sont soumis à leur juridiction.
Aussi lit-on dans le Deutéronome (1, 16) : "Jugez ce qui est juste" ;
et ensuite : "Car la sentence est à Dieu" ; c'est en effet par
l'autorité de Dieu que vous jugez. Or, nous avons dit précédemment que le
Christ, même dans sa nature humaine, est le chef de l'Église tout entière, et
que Dieu a mis toutes choses sous ses pieds. Il lui appartient donc, même dans
sa nature humaine, d'avoir le pouvoir judiciaire. Aussi convient-il d'entendre
ainsi le passage de l'Évangile rapporté plus haut : "Le pouvoir de juger a
été donné au Christ parce qu'il est le Fils de l'homme", non pas certes en
raison de sa nature, autrement tous les hommes auraient ce pouvoir, comme
l'objecte saint Jean Chrysostome. Mais ce pouvoir, le Christ le possède en
vertu de la grâce capitale qu'il a reçue dans sa nature humaine.
Le pouvoir
judiciaire convient de la sorte au Christ selon sa nature humaine pour trois
raisons:
- 1° A cause de sa
communauté et de son affinité avec les autres hommes. Or, Dieu agit par
l'intermédiaire des causes secondes parce qu'elles sont plus proches des effets
qu'il produit. Ainsi juge-t-il les hommes par le Christ-Homme, afin que son
jugement leur soit plus indulgent." Nous n'avons pas un grand prêtre
incapable de compatir à nos infirmités, dit l'épître aux Hébreux (4, 15) ; pour
nous ressembler, il les a toutes éprouvées, hormis le péché. Approchons-nous
donc avec assurance du trône de sa grâce."
- 2° Comme on le
lit dans saint Augustin : "Au jugement dernier, lors de la résurrection
des morts, Dieu ressuscite les corps par le Fils de l'homme, comme il
ressuscite les âmes par le même Christ, en tant qu'il est le Fils de
Dieu."
- 3° D'après saint
Augustin encore : "Il est juste que ceux qui doivent être jugés voient
leur juge. Or, ceux qui doivent être jugés, ce sont à la fois les bons et les
méchants. Il faut donc que dans le jugement la forme de l'esclave soit montrée
aux méchants comme aux bons, et que la forme de Dieu soit réservée aux seuls
bons."
Solutions :
1. Le jugement relève de la vérité comme de sa règle propre ;
mais il relève aussi de l'homme qui est pénétré de vérité, car celui-ci ne fait
qu'un, en quelque sorte, avec la vérité, étant comme une loi et une justice
vivantes. Aussi saint Augustin invoque-t-il dans son commentaire, cité dans
l'objection, ce mot de l'Apôtre (1 Co 2, 15) : "L'homme spirituel juge
toutes choses." Or l'âme du Christ a été plus unie à la vérité et en a été
plus remplie que toutes les autres créatures, selon saint Jean (1, 14) :
"Nous l'avons vu plein de grâce et de vérité." Il convient donc
éminemment à l'âme du Christ de juger toutes choses.
2. Dieu seul peut rendre les âmes bienheureuses par la
participation de lui-même. Mais il appartient au Christ de conduire les âmes à
la béatitude comme chef et comme auteur de leur salut, selon l'épître aux
Hébreux (2, 10) : "Celui qui avait amené à la gloire un grand nombre de
fils devait rendre parfait, à force de souffrances, l'auteur de leur
salut."
3. Par soi, Dieu seul a le pouvoir de connaître et de juger
les pensées secrètes des coeurs. Cependant, en vertu du rejaillissement de sa
divinité sur son âme, il convient également au Christ de connaître et de juger
les desseins secrets des coeurs, comme nous l'avons établi plus haut en parlant
de la science du Christ. C'est ainsi que l'Apôtre écrit (Rm 2, 16) : "Ce
jour-là, Dieu jugera les pensées secrètes des hommes par Jésus Christ."
Objections :
1. Le pouvoir judiciaire relève de la dignité royale selon les
Proverbes (20, 8) : "Le roi assis sur le trône de la justice dissipe tout
mal par son regard." Or, le Christ a reçu la dignité royale en dehors de
tout mérite, car elle lui convient du fait même qu'il est fils unique de Dieu, aussi
est-il dit dans saint Luc (1, 33) : "Le Seigneur Dieu lui donnera le trône
de David son père, et il régnera éternellement sur la maison de Jacob." Le
Christ n'a donc pas obtenu le pouvoir judiciaire par ses mérites.
2. On vient de le dire, le pouvoir judiciaire convient au
Christ en tant qu'il est notre chef. Or, la grâce capitale du Christ ne lui
appartient pas à cause de ses mérites, mais elle est la conséquence de son
union personnelle entre la nature divine et la nature humaine, selon saint Jean
(1, 14-16) : "Nous avons contemplé sa gloire, gloire qu'il tient de son
Père comme Fils unique plein de grâce et de vérité, et de sa plénitude nous
avons tous reçu", ce qui fait appel à la notion de chef. Il semble donc
que le Christ n'a pas obtenu le pouvoir judiciaire par ses mérites.
3. L'Apôtre écrit (1 Co 2, 15) : "L'homme spirituel juge
de toutes choses." Or, l'homme devient spirituel par la grâce, et celle-ci
ne provient pas des mérites, "sinon la grâce ne serait plus la grâce"
(Rm 2, 8). Il apparaît donc que le pouvoir judiciaire ne convient ni au Christ,
ni à personne par mérite, mais seulement par grâce.
Cependant :
On lit dans Job
(36, 17, Vg) : "Ta cause a été jugée comme celle de l'impie ; tu recevras
le jugement de toutes causes." Et saint Augustin écrit : "Il siégera
comme juge, lui qui a été soumis à un juge ; il condamnera les vrais coupables,
lui qui a été faussement déclaré coupable."
Conclusion :
Rien n'empêche
qu'une seule et même qualité soit attribuée à quelqu'un à des titres divers.
Ainsi, la gloire des corps ressuscités était-elle due au Christ non seulement
eu égard à sa divinité et à la gloire de son âme, mais aussi en vertu du mérite
acquis par l'abaissement de sa passion. Pareillement, il faut dire que le
pouvoir judiciaire appartient tout ensemble au Christ-Homme en raison de sa
personne divine, de sa dignité de chef et de la plénitude de sa grâce
habituelle ; toutefois, il l'a aussi reçu en vertu de ses mérites. C'est ainsi
que, selon la justice de Dieu, celui-là devait être établi juge, qui avait
lutté et vaincu pour la justice de Dieu et qui avait été jugé injustement.
Ainsi dit-il lui-même dans l'Apocalypse (3, 22) : "J'ai vaincu et je me
suis assis sur le trône de mon Père." Le trône symbolise ici le pouvoir
judiciaire, selon le Psaume (9, 5) : "Il est assis sur un trône, et il
rend la justice."
Solutions :
1. La première objection entend le pouvoir judiciaire en tant
qu'il est dû au Christ à cause de l'union elle-même au Verbe de Dieu.
2. La seconde objection l'entend selon que ce pouvoir relève
de la grâce capitale.
3. Celle-ci le considère par rapport à la grâce habituelle qui
parfait l'âme du Christ. Néanmoins, bien que le pouvoir judiciaire revienne au
Christ à ces divers titres, cela n'empêche pas qu'il lui soit dû en vertu de
ses mérites.
Objections :
1. Quelqu'un du milieu de la foule ayant dit au Christ (Lc 13,
13) : "Ordonne à mon frère qu'il partage avec moi l'héritage", le
Seigneur lui répondit : "Homme, qui m'a établi pour être votre juge et
pour faire vos partages ?" Il ne porte donc pas de jugement sur toutes les
affaires humaines.
2. Nul ne porte de jugement que sur ce qui lui est soumis. Or,
"nous ne voyons pas encore que toutes choses soient soumises" au
Christ (He 2, 8). Le Christ n'a donc pas le pouvoir d'exercer son jugement sur
toutes les affaires humaines.
3. Selon saint Augustin il ressortit au jugement divin que, en
ce monde, les bons soient tantôt dans l'affliction, tantôt dans la prospérité ;
et les mauvais de même. Mais il en était ainsi même avant l’incarnation du
Christ. Donc tous les jugements de Dieu concernant les affaires humaines ne
ressortissent pas au pouvoir judiciaire du Christ.
Cependant :
Il est dit en
saint Jean (5, 12) : "Le Père a donné tout jugement au Fils."
Conclusion :
Si l'on parle du
Christ selon sa nature divine, il est évident que tout jugement appartient au
Fils : de même en effet que le Père a fait toutes choses par son Verbe, ainsi
juge-t-il tout par lui.
Mais si l'on parle
du Christ selon sa nature humaine, il est également manifeste que toutes choses
sont soumises à son jugement, et cela pour trois raisons :
- 1° A cause de la
relation particulière qui existe entre l'âme du Christ et le Verbe de Dieu ; si,
en effet, "l'homme spirituel juge de tout" (1 Co 2, 15) en tant que
son esprit est uni au Verbe de Dieu, à plus forte raison l'âme du Christ, qui
est remplie par la vérité du Verbe de Dieu, porte-t-elle un jugement sur toutes
choses.
- 2° Le mérite de
la mort du Christ le montre aussi : "Le Christ est mort et ressuscité afin
d'être le Seigneur des vivants et des morts" (Rm 14, 9). Et tel est le
motif pour lequel il juge tous les hommes. Aussi saint Paul ajoute-t-il
aussitôt : "Nous comparaîtrons tous au tribunal du Christ." Et Daniel
(7, 14) avait déjà dit : "Il lui a été donné pouvoir, honneur et royauté
et tous les peuples, toutes les tribus, toutes les langues le serviront."
- 3° On le voit
encore si l'on considère le rapport des réalités humaines à la fin du salut de
l'homme. En effet, à celui qui a la charge du principal, on confie aussi
l'accessoire. Or, les réalités humaines sont toutes ordonnées à cette fin : la
béatitude ; cette béatitude, c'est le salut éternel, et les hommes y sont admis
ou rejetés par le jugement du Christ, comme on le lit en saint Matthieu (25, 21).
Il est donc évident que toutes les réalités humaines sont soumises au pouvoir
judiciaire du Christ.
Solutions :
1. Le pouvoir judiciaire, on l'a vu, relève de la dignité
royale. Or, bien qu'établi roi par Dieu, le Christ n'a pas voulu, pendant qu'il
vivait sur la terre, administrer temporellement un royaume terrestre. Ainsi
dit-il lui-même en saint Jean (18, 36) : "Ma royauté ne vient pas de ce
monde." Pareillement, le Christ, qui venait conduire les hommes à Dieu, n'a
pas voulu exercer le pouvoir judiciaire sur les réalités temporelles. Voilà
pourquoi saint Ambroise de Milan écrit : "C'est à bon droit que le Christ
rejette les biens terrestres, lui qui était descendu sur terre à cause des
biens divins. Et il n'a pas daigné se faire juge des litiges et arbitre des
fortunes, lui qui a la faculté d'être juge des vivants et des morts et
l'arbitre des mérites."
2. Toutes les réalités sont soumises au Christ en raison du
pouvoir qu'il a reçu de son Père sur toutes choses." Tout pouvoir, dit-il,
m'a été donné au Ciel et sur la terre" (Mt 28, 18). Cependant, tout ne lui
est pas soumis dès maintenant, en ce qui concerne la réalisation de son pouvoir
; celle-ci n'aura lieu que plus tard, lorsque le Christ accomplira sa volonté
sur tous en sauvant les uns et en punissant les autres.
3. Avant l'Incarnation, les jugements sur les hommes étaient
rendus par le Christ en tant que Fils de Dieu. A ce pouvoir judiciaire, l'âme
du Christ qui lui est personnellement unie participe grâce à l'Incarnation.
Objections :
1. Après la dernière distribution des récompenses et des
peines, il est inutile d'instituer un autre jugement. Or, cette distribution se
fait dans le temps présent ; car selon saint Luc (23, 49), le Seigneur a
déclaré au larron en croix : "Aujourd'hui, tu seras avec moi dans le
paradis" ; et saint Luc rapporte aussi (16, 22) : "Le riche, après sa
mort, fut enseveli dans l'enfer." Il est donc inutile d'attendre le
jugement final.
2. D'après une version, on lit dans le livre de Nahum (1, 9) :
"Dieu ne jugera pas deux fois la même cause." Or, le jugement de Dieu
s'exerce dans le temps quant au temporel et au spirituel. Il ne semble donc pas
qu'il faille attendre un autre jugement final.
3. La récompense et le châtiment correspondent au mérite et au
démérite. Mais ceux-ci ne concernent le corps que dans la mesure où celui-ci
est l'instrument de l'âme. Donc, ce n'est pas par l'intermédiaire de l'âme que
la récompense ou le châtiment sont dus au corps. Pour que l'homme soit
récompensé ou puni dans son corps, il n'est donc pas requis d'autre jugement
final en dehors de celui par lequel les âmes sont maintenant punies ou
récompensées.
Cependant :
Le Seigneur dit en
saint Jean (12, 48) : "La parole que je vous ai dite, c'est elle qui vous
jugera au dernier jour." Au dernier jour, il y aura donc un jugement en
dehors du jugement rendu présentement.
Conclusion :
Un jugement ne
peut être définitivement rendu sur une réalité changeante avant qu'elle ait
atteint sa consommation. Ainsi une activité, quelle qu'elle soit, ne peut être
définitivement jugée avant d'être achevée en elle-même et dans son effet ;
beaucoup d'actions semblent en effet utiles, alors que leurs conséquences les
dénoncent comme nuisibles. Pareillement, sur un homme, on ne peut prononcer
aucun jugement définitif avant que sa vie soit terminée ; il peut en effet, de
multiples façons, passer du bien au mal et inversement, ou du bien au mieux, ou
du mal au pire. Aussi l'Apôtre affirme-t-il (He 9, 27) : "Il est établi
que les hommes meurent une fois ; après quoi ils sont jugés."
Toutefois, si la
vie temporelle de l'homme s'achève en elle-même par la mort, elle demeure
encore, de quelque manière, dépendante de ce qui la suivra. L'homme, en effet, peut
se survivre :
- 1° Dans la
mémoire des autres hommes. Or, parfois à tort, tel ou tel conserve une bonne ou
une mauvaise réputation.
- 2° Dans ses
enfants qui sont comme quelque chose du père." Si le père meurt c'est
comme s'il n'était pas mort ; car il laisse après lui quelqu'un qui lui
ressemble" (Si 30, 4). Cependant, beaucoup d'hommes bons ont de mauvais
fils, et inversement.
- 3° Dans les
conséquences de ses actes. Ainsi, par l'imposture d'Arius et des autres mauvais
guides, l'infidélité se répand-elle jusqu'à la fin du monde. Et jusqu'alors
aussi, la foi progresse à cause de la prédication des Apôtres
- 4° Dans son
corps. Celui-ci est parfois enseveli avec honneur, parfois aussi laissé sans
sépulture ; et quelquefois même, réduit en poussière, il disparaît
complètement.
- 5° Dans des
réalités où l'homme a mis son affection, comme par exemple en certains biens
temporels, dont les uns finissent rapidement, et d'autres durent plus
longtemps.
Or, tout cela est
soumis à l'appréciation du jugement divin. Et voilà pourquoi l'on ne Peut, sur
toutes ces choses, porter de jugement définitif et public tant que le cours de
ce temps se poursuit. Il suit de là qu'un jugement final est nécessaire : tout
ce qui appartient à chaque homme, en quelque manière que ce soit, sera alors
jugé d'une façon définitive et manifeste.
Solutions :
1. Certains ont pensé qu'avant le jour du jugement les âmes
des saints n'étaient pas récompensées dans le Ciel, ni les âmes des damnés
punies en enfer. Or, cela semble faux. L'Apôtre écrit en effet (2 Co 5, 6) :
"Nous avons bon courage et nous préférons nous exiler de ce corps pour
aller vivre avec le Seigneur" ; comme il ressort des versets suivants, ce
n'est plus là "marcher par la foi, mais selon la claire vision".
C'est là voir Dieu dans son essence, ce qui est l'objet même de la vie
éternelle, d'après saint Jean (17, 3). Il est donc évident que les âmes
séparées des corps sont dans la vie éternelle.
Et c'est pourquoi
il faut soutenir qu'après la mort, l'homme, pour tout ce qui touche à l'âme, obtient
un statut immuable ; par suite, en ce qui concerne la récompense de l'âme, il
n'est pas nécessaire de retarder davantage le jugement. Quant aux choses
humaines qui restent soumises à la marche du temps, et ne sauraient cependant
être étrangères au jugement de Dieu, elles doivent à la fin du temps être
appelées de nouveau en jugement. Bien que l'homme n'ait pas mérité ni démérité
au sujet de ces choses, elles concourent cependant de quelque manière à sa
récompense ou à sa peine. Il est donc nécessaire que tout cela soit apprécié
dans un jugement final.
2. "Dieu ne jugera pas deux fois la même cause", à
savoir sous le même rapport. Mais il n'est pas impossible que Dieu juge deux
fois la même cause sous des points de vue divers.
3. La récompense du corps ou son châtiment dépend de la
récompense ou du châtiment de l'âme. Cependant, l'âme n'étant soumise au
changement qu'accidentellement et à cause du corps, aussitôt qu'elle est
séparée du corps elle possède un statut immuable et reçoit son jugement. Le
corps, au contraire, demeure soumis au changement jusqu'à la fin du temps. Il
faut donc qu'il reçoive alors sa récompense ou son châtiment dans le jugement
final.
Objections :
1. Les anges, tant bons que mauvais, ont été jugés au
commencement du monde, lorsque les uns sont tombés par le péché et que les
autres ont été confirmés dans la béatitude. Or, ceux qui ont été jugés n'ont
plus besoin d'autre jugement. Le pouvoir judiciaire du Christ ne s'étend donc
pas aux anges.
2. Un même être ne peut à la fois juger et être jugé. Or, les
anges viendront avec le Christ pour juger, comme on le dit en saint Matthieu
(25, 31) : "Le Fils de l'homme viendra dans sa majesté et avec tous ses
anges." Les anges ne doivent donc pas être jugés par le Christ.
3. En outre, les anges sont plus parfaits que les autres
créatures. Donc, si le Christ est non seulement le juge des hommes, mais encore
celui des anges, par la même raison il sera le juge de toutes les créatures. Or,
cela semble faux, puisque c'est le propre de la providence de Dieu. On lit dans
Job (34, 13) : "Qui lui a remis le gouvernement de la terre ? Qui lui a confié
l'univers ?" Le Christ n'est donc pas le juge des anges.
Cependant :
L'Apôtre écrit (1
Co 6, 3) : "Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges ?" Mais les
saints ne pourront juger que par l'autorité du Christ. Le Christ a donc, avec
plus de raison encore, un pouvoir judiciaire sur les anges.
Conclusion :
Les anges sont
soumis au pouvoir judiciaire du Christ non seulement selon sa nature divine, mais
encore en raison de sa nature humaine. Trois motifs le mettent en évidence :
- 1° L'union
étroite entre Dieu et la nature que le Christ a assumée. Car, dit l'épître aux
Hébreux (2, 16) : "Ce n'est pas des anges qu'il se charge, mais de la
postérité d'Abraham." C'est pourquoi l'âme du Christ plus qu'aucun ange
fut remplie de la vérité du Verbe de Dieu. Aussi, comme le remarque saint Denys
le pseudo-aréopagite l'âme du Christ illumine-t-elle les anges. D'où il suit
qu'elle a le pouvoir de les juger.
- 2° En raison de
l'abaissement de sa passion, la nature humaine du Christ mérite d'être élevée
au-dessus des anges, de sorte que, selon la parole de saint Paul (Ph 2, 10), "au
nom de Jésus tout genou fléchisse au Ciel, sur la terre et dans les
enfers". C'est pourquoi le pouvoir judiciaire du Christ s'étend même aux
anges, bons et mauvais. En signe de quoi il est dit dans l'Apocalypse (7, 11) :
"Tous les anges se tenaient autour de son trône."
- 3° La mission
que les anges exercent auprès des hommes dont le Christ est le chef, d'une
manière spéciale. Aussi lit-on (He 1, 14) : "Tous sont des esprits au
service de Dieu, envoyés en ministère pour ceux qui reçoivent l'héritage du
salut."
Les anges sont
soumis au jugement du Christ à trois titres divers :
- 1° Dans la
répartition de leurs charges. Cette répartition se fait aussi par le
Christ-Homme : "Les anges étaient à son service" (Mt 4, 11), et les
démons lui demandaient d'être envoyés dans un troupeau de porcs (Mt 8, 31).
- 2° Dans les
autres récompenses accidentelles que reçoivent les bons anges, à savoir la joie
qu’ils éprouvent du salut des hommes, selon le mot du Seigneur en saint Luc (15,
10) : "Il y aura de la joie parmi les anges de Dieu pour un seul pécheur
qui fait pénitence." Et aussi dans les peines accidentelles que subissent
les démons et qui font leurs tourments ici-bas ou dans l'enfer. Cela même, en
effet, appartient encore au Christ-Homme, puisqu'on lit dans saint Marc (1, 24)
qu'un démon s'écria : "Qu'y a-t-il entre nous et toi, Jésus de Nazareth ?
Es-tu venu pour nous perdre ?"
- 3° Dans la
récompense essentielle des bons anges, qui est la vie éternelle, et dans la
peine essentielle des démons, qui est la damnation éternelle. Mais ce jugement
a été porté depuis l'origine du monde par le Christ, en tant qu'il est le Verbe
de Dieu.
Solutions :
1. Cette objection est prise du jugement relatif à la
récompense essentielle et à la peine principale.
2. D'après saint Augustin, bien que "l'être spirituel
juge de toutes choses", il est toutefois jugé par la vérité elle-même.
C'est pourquoi les anges, tout en exerçant un jugement du fait qu'ils sont des
créatures spirituelles, sont néanmoins jugés par le Christ en tant qu'il est le
Verbe.
3. Le pouvoir judiciaire du Christ s'étend non seulement aux
anges, mais au gouvernement de toute la création. Au témoignage de saint
Augustin les êtres inférieurs sont régis par Dieu selon un certain ordre, au
moyen des créatures supérieures. L'âme du Christ qui est au-dessus de toute
créature régit donc toutes choses. Aussi l'Apôtre écrit-il aux Hébreux (2, 5) :
"Ce n'est pas à des anges que Dieu a soumis le monde terrestre à venir"
; comme l'explique la Glose, "le monde est soumis à celui dont nous
parlons : au Christ".
Et voilà la raison
pour laquelle Dieu n'a remis à aucun autre le gouvernement de la terre. Car
c'est un seul et même être qui est à la fois Dieu et homme : le Seigneur Jésus
Christ. Ce que nous avons dit sur le mystère de son Incarnation suffit
présentement.
Après l'étude des mystères du Verbe incarné doit venir celle des
sacrements de l'Église, car c'est du Verbe incarné qu'ils tiennent leur
efficacité. Cette étude comprend premièrement le traité général des sacrements
(Q. 60-65), deuxièmement les traités concernant chaque sacrement en
particulier.
Le traité des sacrements en général examine les cinq points suivants :
- 1° L'essence du sacrement (Q. 60) ;
- 2° La nécessité des sacrements (Q. 61) ;
- 3° Les effets des sacrements (Q. 62-63) ;
- 4° Leur cause (Q. 64) ;
- 5° Leur nombre (Q. 65).
Cette étude se divise en huit articles :
- 1. Le sacrement entre-t-il dans le genre du signe ? - 2. Tout signe d'une
réalité sacrée est-il un sacrement ? - 3. Le sacrement est-il signe d'une
réalité unique ou de plusieurs ? - 4. Le signe sacramentel est-il une chose
sensible ? - 5. Requiert-il une chose sensible déterminée ? - 6. Le sacrement
requiert-il une signification opérée par des paroles ? - 7. Les sacrements
requièrent-ils des paroles déterminées ? - 8. Peut-on ajouter ou enlever
quelque chose à ces paroles ?
Objections :
1. Il
semble que non, car sacrement s'apparente à l'action de sacrer, comme
médicament à celle de remédier ; c'est là une dérivation rattachée à la
causalité plutôt qu'à la signification.
2. Sacramentum se dit d'une chose cachée ; ainsi dans
le livre de Tobie (12, 7) : "Il est bon de cacher le secret (Vg : sacramentum) du roi" ; et dans
l'épître aux Éphésiens (3, 9) : "L'économie du mystère (Vg : sacramentum) caché depuis l'origine des
siècles, en Dieu...". Mais le fait d'être caché est contraire à la notion
même de signe, que saint Augustin définit
ainsi : "Ce qui, au-delà de l'image qu'il apporte aux sens, fait connaître
quelque chose d'autre."
3. L'action
de jurer est appelée parfois sacramentum,
car on lit dans les Décrets de
Gratien : "Les enfants qui n'ont pas l'âge de raison ne doivent pas jurer
; et celui qui aura juré une fois ne sera plus témoin ni admis au sacramentum", c'est-à-dire au serment. Mais le serment ne se rattache pas à la
raison de signe. Il semble donc que le sacrement n'entre pas dans le genre du
signe.
Cependant :
Saint Augustin affirme que "le sacrifice
visible est le sacrement du sacrifice invisible", en ce sens qu'il en est
le signe sacré.
Conclusion :
Tous les êtres ordonnés, même sous des
rapports divers, à une seule et même réalité, peuvent lui emprunter leur nom.
C'est ainsi que la santé, qui se trouve dans l'animal, permet d'appeler sain
non seulement l'animal qui la possède, mais le remède qui la produit, le régime
qui la conserve, l'urine qui en présente les signes.
De même on peut d'abord appeler
sacrement une chose ayant en soi une sainteté cachée, et alors sacrement
équivaut à secret sacré ; mais on peut encore appeler sacrement ce qui est
ordonné à cette sainteté, comme cause, ou comme signe, ou sous tout autre
rapport. Or, en ce moment nous parlons des sacrements à ce point de vue
particulier : comme impliquant le rapport de signe. A ce point de vue le
sacrement se classe donc dans le genre signe.
Solutions :
1. La
médecine est cause efficiente de la santé ; tous les dérivés du mot médecine
impliquent donc référence à ce même et unique agent premier, et c'est pourquoi
le mot de médicament exprime la causalité. Tandis que la sainteté, cette
réalité sacrée d'où le sacrement tire son nom, n'est pas signifiée par mode de
cause efficiente, mais plutôt de cause formelle ou finale. C'est pourquoi le
mot sacrement n'implique pas toujours causalité.
2. Cette
objection porte selon que sacrement équivaut à secret sacré. Or on ne parle pas
seulement du secret de Dieu mais aussi de celui du roi, comme étant sacré et
sacrement. C'est parce que, pour les anciens, on appelait saint ou sacro-saint
tout ce qu'il était interdit de violer, comme les remparts de la cité et les
personnes constituées en dignité. C'est pourquoi ces secrets, divins ou humains,
qu'on ne peut violer en les révélant à tous, sont appelés sacrés ou sacrements.
3. Le
serment lui aussi, a quelque rapport aux réalités sacrées : il est une
attestation faite au nom d'une réalité sacrée ; on peut donc l'appeler
sacrement, en un sens différent de celui où nous parlons maintenant des
sacrements ; il n'y a pas là équivoque mais analogie, c'est-à-dire rapports
divers à un seul et même être, ici la réalité sacrée.
Objections :
1. Il ne le
semble pas car toutes les créatures sensibles sont des signes de réalités
sacrées, comme dit saint Paul (Rm 1, 20) : "Les perfections invisibles de
Dieu se font connaître par ses créatures." Et pourtant on ne peut dire que
toutes les choses sensibles sont des sacrements.
2. Tous les
faits de l'ancienne loi figuraient le Christ qui est bien une réalité sacrée, puisqu'il
est "le saint des saints". Car "tout leur arrivait en figure"
selon saint Paul (1 Co 10, 11), qui dit encore : "C'est l'ombre de ce qui
doit venir ensuite. La réalité est au Christ" (Col 2, 17). Et cependant
toutes les actions des Pères de l'Ancien Testament, toutes les cérémonies de la
loi ne sont pas des sacrements, sauf cas particuliers traités dans la deuxième
Partie.
3. Sous la
loi nouvelle également, bien des choses jouent ce rôle de signes d'une réalité
sacrée, sans pourtant qu'on les appelle des sacrements : par exemple
l'aspersion d'eau bénite, la consécration de l'autel, etc. Donc tout signe
d'une réalité sacrée n'est pas un sacrement.
Cependant :
La définition est adéquate au défini. Or
certains définissent le sacrement comme le signe d'une réalité sacrée, et le
texte de saint Augustin cité plus haut appuie cette définition.
Conclusion :
On ne donne des signes proprement dits
qu'aux hommes, car c'est leur condition de parvenir à ce qu'ils ignorent au
moyen de ce qu'ils connaissent. Aussi appelle-t-on sacrement, à proprement
parler, ce qui est le signe d'une réalité sacrée intéressant les hommes ; de
telle sorte qu'à proprement parler on appelle sacrement, dans le sens où nous
traitons ici des sacrements, ce qui est le signe d'une réalité sacrée, en tant
qu'elle est sanctifiante pour les hommes.
Solutions :
1. Les
créatures sensibles signifient quelque chose de sacré, c'est vrai, car elles
manifestent la sagesse et la bonté divines en tant qu'elles sont sacrées en
elles-mêmes, mais non en tant qu'elles servent à notre sanctification. C'est
pourquoi on ne peut les appeler des sacrements au sens où nous en parlons ici.
2. Certains
faits de l'Ancien Testament signifiaient la sainteté du Christ en tant qu'il
est saint en lui-même. Mais d'autres signifiaient sa sainteté en tant que
sanctifiante pour nous ; ainsi l’immolation de l'agneau pascal signifiait
l'immolation du Christ par laquelle nous avons été sanctifiés. Ce sont ceux-là
seuls qu'on appelle sacrements de l'ancienne loi.
3. On
qualifie une chose d'après ce qui lui est attribué à titre de fin et
d'achèvement. Or c'est la perfection qui est la fin, ce n'est pas la
disposition. Les choses auxquelles se rapporte l'objection signifient seulement
la disposition à la sainteté et ne portent pas le nom de sacrement. On réserve
ce nom à ce qui signifie la sainteté comme complètement constituée dans son
sujet humain.
Objections :
1. Il
semble que le sacrement ne soit signe que d'une seule réalité, car un signe qui
signifie plusieurs choses est un signe ambigu qui prête à l'erreur : tels sont
les noms équivoques. Mais la religion chrétienne doit rejeter toute cause
d'erreur, selon l'exhortation de saint Paul (Col 2, 8) : "Veillez à ce que
personne ne vous séduise par la philosophie et par une vaine tromperie."
2. On vient
d'établir que le sacrement signifie une réalité sacrée en tant qu'elle cause la
sanctification des hommes. Mais leur sanctification, d'après l'épître aux
Hébreux (13, 12), n'a qu'une seule cause, le sang du Christ : "Jésus a
souffert hors de la ville pour sanctifier le peuple par son sang."
3. On vient
de le dire le sacrement signifie proprement la sanctification arrivée à son
achèvement, à sa fin. Mais la fin de la sanctification, selon l'épître aux Romains
(6, 22), c'est la vie éternelle : "Vous avez votre fruit pour la
sanctification, et la fin c'est la vie éternelle."
Cependant :
Dans le sacrement de l'autel une double
réalité est signifiée : le corps véritable du Christ et son corps mystique, selon
saint Augustin cité dans les Sentences de
Prosper.
Conclusion :
Nous venons de le dire : on appelle
sacrement à proprement parler ce qui est ordonné à signifier notre
sanctification. Or on peut distinguer trois aspects de notre sanctification :
sa cause proprement dite, qui est la passion du Christ ; sa forme, qui consiste
dans la grâce et les vertus ; sa fin ultime, qui est la vie éternelle. Les
sacrements signifient tout cela.
Un sacrement est donc un signe qui
remémore la cause passée, la passion du Christ ; manifeste l'effet de cette
Passion en nous, la grâce ; et qui prédit la gloire future.
Solutions :
1. Un signe
est ambigu et prête à l'erreur quand il signifie plusieurs choses qui ne sont
pas ordonnées entre elles. Mais quand il signifie plusieurs choses unifiées par
un certain ordre de rapports, il est un signe non ambigu, mais parfaitement
déterminé. C'est ainsi que le nom d'homme signifie l'âme et le corps, comme
éléments constitutifs de la nature humaine. De même le sacrement signifie trois
réalités unifiées par un certain ordre de rapports.
2. Le
sacrement, en signifiant une réalité qui sanctifie, signifie forcément du même
coup son effet, qui est compris dans la cause sanctifiante en tant que telle.
3. Il
suffit, pour la notion de sacrement, que celui-ci signifie la perfection
essentielle qu'est la forme et il n'est pas besoin qu'il signifie seulement
cette perfection qu'est la fin.
Objections :
1. Il
semble que ce ne soit pas toujours le cas. Car, selon Aristote : "Tout
effet est signe de sa cause". Mais s'il y a des effets sensibles, il y a
aussi des effets intelligibles, comme la science, effet de la démonstration. Il
n'y a donc pas que des signes sensibles. Or, nous l'avons dit, il suffit, pour
constituer la notion de sacrement, du signe d'une chose sacrée, en tant que par
elle l'homme est sanctifié. Il n'est donc pas nécessaire que le sacrement soit
une chose sensible.
2. Les
sacrements concernent le culte et le règne de Dieu, auxquels les choses
sensibles sont étrangères, car il est dit en saint Jean (4, 24) : "Dieu
est esprit, et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et en
vérité." Et saint Paul (Rm 14, 17) : "Le royaume de Dieu n'est pas
affaire de nourriture et de boisson."
3. Saint
Augustin prétend que "les choses sensibles sont les moindres de tous les
biens : l'homme peut s'en passer et vivre vertueusement". Tandis que les
sacrements, nous le verrons, sont nécessaires au salut.
Cependant :
On connaît la phrase de saint Augustin :
"La parole se joint à l'élément, et voilà le sacrement." Or, il
s'agit bien dans cette phrase d'un élément sensible : l'eau. Donc des réalités
sensibles sont requises aux sacrements.
Conclusion :
La sagesse divine pourvoit à chaque être
selon son mode : "Elle dispose tout harmonieusement" dit le livre de
la Sagesse (8, 1). Et en saint Matthieu (25, 15) : "Il donne à chacun à la
mesure de ses forces." Or, il est dans la nature de l'homme de parvenir à
la connaissance des choses intelligibles au moyen des choses sensibles. Et le
signe est le moyen de parvenir à la connaissance d'autre chose. Aussi, puisque
les choses sacrées que les sacrements doivent signifier sont des biens
spirituels et intelligibles par lesquels l'homme se sanctifie, c'est au moyen
de choses sensibles que la signification sacramentelle sera pleinement
accomplie. C'est ainsi encore que la divine Écriture présente les réalités
spirituelles au moyen de comparaisons tirées des choses sensibles. Les
sacrements requièrent donc des choses sensibles, comme saint Denys le
pseudo-aréopagite le prouve de son côté.
Solutions :
1. Tout
être reçoit son nom et sa définition à titre premier de ce qui lui convient
immédiatement et par soi, non de ce qui lui convient par autrui. Or, l'effet
sensible est capable par lui-même de conduire à la connaissance d'autre chose, car
c'est immédiatement et par soi que l'effet sensible se manifeste à l'homme, chez
qui toute connaissance est d'origine sensible. Au contraire, les effets
intelligibles ne sont capables de conduire à la connaissance d'autre chose que
dans la mesure où ils sont déjà manifestés eux-mêmes par le moyen de choses
sensibles. C'est pourquoi on appelle signe, immédiatement et à titre premier, les
choses offertes aux sens. Saint Augustin le
dit : "Le signe est ce qui, au-delà de l'image qu'il apporte aux sens, fait
connaître quelque chose d'autre." Ainsi les effets intelligibles n'ont valeur
de signe que dans la mesure où ils sont eux-mêmes connus par des signes
proprement dits. C'est par ce biais que des choses d'elles-mêmes inaccessibles
aux sens peuvent être appelées sacrements, comme nous le verrons.
2. Évidemment,
si l'on regarde les choses sensibles dans leur nature propre, elles ne se
rapportent pas au culte ou au règne de Dieu. Elles n'y ont rapport que dans la
mesure où elles sont signes de ces réalités spirituelles en quoi consiste le
règne de Dieu.
3. De même
saint Augustin parle ici des choses sensibles prises dans leur nature propre, non
en tant qu'elles servent à signifier les biens spirituels, qui sont les plus
précieux.
Objections :
1. Il
semble que non, car, on vient de le voir, on emploie dans les sacrements des
choses sensibles pour leur signification. Or, rien n'empêche diverses choses
sensibles d'avoir une signification identique. C'est ainsi que la Sainte Écriture emploie pour désigner Dieu diverses
métaphores : rocher, lion, soleil, etc. Il semble donc que des choses diverses
pourraient convenir pour le même sacrement et que des choses déterminées ne
sont pas requises.
2. Le salut
de l'âme est plus nécessaire que la santé du corps. Or, pour les remèdes
matériels destinés à la santé du corps, on peut employer une chose à défaut
d'une autre. A beaucoup plus forte raison, dans les sacrements qui sont des
remèdes spirituels destinés au salut de l'âme, pourra-t-on prendre une chose à
défaut d'une autre.
3. Il ne
convient pas que le salut de l'homme soit restreint par la loi divine et
surtout par la loi du Christ qui est venu sauver tous les hommes. Or, sous le
régime de la loi de nature, la pratique des sacrements ne requérait pas des
choses déterminées : on employait celles qu'on voulait. C'est ce qu'on voit
dans la Genèse (28, 20), où Jacob s'engage envers Dieu par le voeu de lui
offrir des dîmes et des sacrifices pacifiques. Il semble donc que, surtout dans
la loi nouvelle, l'homme ne doit pas être contraint par l'obligation d'employer
pour les sacrements des choses déterminées.
Cependant :
Le Seigneur a dit (Jn 3, 5) : "Si
quelqu'un ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint,
il ne peut entrer dans le royaume de Dieu."
Conclusion :
On peut considérer deux aspects dans la
pratique des sacrements : le culte divin et la sanctification de l'homme. Le
premier point de vue regarde l'homme dans ses rapports avec Dieu. Le second, à
l'inverse, regarde Dieu dans ses rapports avec l'homme. Personne n'est chargé
de fixer des règles dans ce qui dépend du pouvoir d'un autre, mais seulement
dans ce qui est en son pouvoir. Donc puisque la sanctification de l'homme est
au pouvoir de Dieu, qui sanctifie, l'homme n'est pas juge de ce qu'il doit
employer pour sa sanctification, et c'est à l'institution divine de le
déterminer. C'est pourquoi, dans les sacrements de la nouvelle loi qui
sanctifient les hommes, selon la parole de saint Paul (1 Co 6, 11) : "Vous
avez été lavés, vous avez été sanctifiés", les choses qu'on y emploie
doivent être déterminées par l'institution divine.
Solutions :
1. Il est
vrai que la même réalité peut être signifiée par des signes divers. Mais déterminer
quel signe doit servir à cette signification, cela regarde l'auteur de cette
sanctification. Or, c'est Dieu qui nous signifie des réalités spirituelles par
des choses sensibles dans les sacrements, et par des expressions métaphoriques
dans l’Écriture. Donc, de même que le Saint-Esprit
a décidé l'emploi de métaphores déterminées pour signifier des réalités
spirituelles dans tel passage de l'Écriture, de même c'est l'institution divine
qui doit déterminer pour tel ou tel sacrement l'emploi des choses chargées de
signification.
2. Les
choses sensibles possèdent en elles-mêmes par un don de la nature les vertus
qui les rendent bonnes pour la santé du corps. Si deux d'entre elles possèdent
la même vertu, peu importe donc qu'on emploie l'une ou l'autre. Tandis qu'elles
ne sont ordonnées à la sanctification par aucune vertu naturelle contenue en
elles, mais seulement par institution divine. Il a donc fallu que Dieu
déterminât quelles choses sensibles on emploierait dans les sacrements.
3. A des
temps différents, selon saint Augustin, conviennent des sacrements différents, comme
aussi on emploie des formes verbales différentes (présent, passé ou futur) pour
signifier des temps différents. Sous la loi de nature une inspiration
intérieure, sans nulle loi imposée du dehors, portait les hommes à honorer Dieu
; de même une inspiration intérieure déterminait quelles choses sensibles
employer à ce culte. Mais la promulgation d'une loi extérieure fut ensuite
rendue nécessaire parce que les péchés des hommes avaient obnubilé cette loi de
nature, et aussi afin que la grâce du Christ qui sanctifie le genre humain, fût
signifiée d'une façon plus expressive. Il fut donc nécessaire de déterminer
quelles choses les hommes emploieraient dans les sacrements. La voie du salut
n'en est pas resserrée, car les sacrements ne requièrent que des choses
usuelles, ou du moins que l'on peut facilement se procurer.
Objections :
1. Il ne
semble pas car, selon saint Augustin : "Les sacrements matériels sont-ils
autre chose, pour ainsi dire, que des paroles visibles ?" En ce cas, ajouter
des paroles aux choses sensibles requises par les sacrements consisterait à
ajouter des paroles à des paroles, ce qui est superflu.
2. Le
sacrement est un être qui est un. Comment constituer un être qui soit un en
unissant des êtres de genres disparates ? Les choses sensibles étant des
produits de la nature, et les paroles des produits de la raison, il semble que
les sacrements ne requièrent pas qu'on ajoute des paroles aux choses sensibles.
3. Les
sacrements de la loi nouvelle ont succédé aux sacrements de la loi ancienne : à
l'abolition de ceux-ci, ceux-là ont été institués, dit saint Augustin. Mais les
sacrements de l'ancienne loi ne nécessitaient aucune formule verbale. Les
sacrements de la loi nouvelle ne doivent pas en comporter non plus.
Cependant :
L'Apôtre nous dit (Ep 5, 25) : "Le
Christ a aimé l'Église et s'est livré pour elle afin de la sanctifier en la
purifiant dans le bain d'eau que la parole de vie accompagne." Et saint
Augustin : "La parole se joint à l'élément, et voilà le sacrement."
Conclusion :
Les sacrements, nous l'avons vu, sont
employés à la sanctification de l'homme comme étant des signes. Nous pouvons tirer
de là trois considérations montrant chacune une convenance à ce que des paroles
viennent s'adjoindre aux choses sensibles.
- 1° On peut envisager dans les
sacrements la cause qui sanctifie : c'est le Verbe incarné auquel le sacrement
se conforme en ce qu'il joint le "verbe" à la chose sensible ; ainsi
dans le mystère de l'Incarnation, le Verbe de Dieu est-il uni à une chair
sensible.
- 2° On peut envisager l'homme qu'il
s'agit de sanctifier par les sacrements. L'homme est un composé d'âme et de
corps, auquel s'adapte parfaitement le remède sacramentel qui, par la chose
visible, touche le corps, et, par la parole, devient un objet de foi pour
l'âme. Aussi, le texte : "Déjà vous êtes purs à cause de la parole... (Jn
15, 3) : "Inspire-t-il à saint Augustin cette réflexion : "D'où vient
à l'eau une si grande vertu qu'elle touche le corps et lave le coeur ? Ne lui
vient-elle pas de la parole qui opère non parce qu'elle est dite, mais parce
qu'elle est crue ?"
- 3° On peut envisager la signification
sacramentelle proprement dite. Saint Augustin
remarque que "chez les hommes, les paroles occupent la première place
entre les autres signes", parce qu'on peut en tirer des combinaisons
variées pour leur faire signifier les diverses conceptions de l'esprit ; aussi
est-ce par elles que nous pouvons le plus distinctement exprimer nos
conceptions. Pour la perfection de la signification sacramentelle, il était
donc nécessaire que la signification des choses sensibles fût précisée par des
paroles. C'est ainsi que l'eau peut également signifier l'ablution puisqu'elle
est liquide, ou le rafraîchissement puisqu'elle est froide. Mais lorsqu'on dit :
"Je te baptise" il devient évident que dans le baptême on se sert de
l'eau pour signifier la purification spirituelle.
Solutions :
1. C'est
par analogie que les choses visibles des sacrements sont appelées des paroles :
en tant qu'elles participent d'une certaine valeur de signification qui se
trouve à titre premier dans les paroles proprement dites, nous venons de le
dire. C'est pourquoi il n'y a pas redoublement superflu de paroles lorsqu'on
ajoute des paroles aux choses sensibles, parce que les unes précisent la
signification des autres, comme nous l'avons dit.
2. Sans
doute, les paroles et les choses sensibles appartiennent à des genres
disparates en ce qui regarde leur nature de choses. Mais elles se rejoignent
dans la raison de signe qui d'ailleurs se trouve plus parfaitement réalisée
dans les paroles que dans les autres moyens d'expression, nous venons de le
dire. Paroles et choses, jointes dans le sacrement, constituent donc quelque
chose d'un, à la manière d'une forme et d'une matière dans la mesure où les
paroles achèvent la signification des choses. Par choses, d'ailleurs, on entend
aussi bien les actions sensibles : ablution, onction, etc. car la raison de
signe se réalise en elles de la même façon que dans les choses proprement
dites.
3. Comme le
dit saint Augustin, autres doivent être les sacrements d'une réalité présente
et autres les sacrements d'une réalité à venir. Les sacrements de la loi
ancienne : "le Seigneur te bénisse, etc." soit par les sujets de ces
sacrements, comme on lit au Deutéronome (26, 3) : "(Tu diras au prêtre) :
Je déclare aujourd'hui devant le Seigneur ton Dieu, etc."
Objections :
1. Il ne
semble pas car, d'après le Philosophe (Aristote) : "Les mots ne sont pas
les mêmes chez tous." Mais le salut que l'on demande par les sacrements
est le même chez tous. Des paroles déterminées ne sont donc pas requises dans
les sacrements.
2. Les
sacrements requièrent des paroles en tant que celles-ci sont significatives au
premier chef, nous venons de le dire. Mais il arrive que la même chose soit
signifiée par des paroles différentes ; des paroles déterminées ne sont donc
pas requises.
3. Ce qui
déforme une chose change son espèce. Mais certains déforment les paroles en les
prononçant ; on ne croit pourtant pas que l'effet des sacrements en soit
empêché. Sans quoi les ignorants et les bègues qui administrent les sacrements
les rendraient fréquemment nuls. C'est donc que les sacrements ne requièrent
pas des paroles déterminées.
Cependant :
Le Seigneur a prononcé des paroles
déterminées en consacrant le sacrement de l'eucharistie, lui qui a dit (Mt 26, 26)
: "Ceci est mon corps." De même, il a donné ordre à ses disciples de
baptiser sous forme verbale déterminée (Mt 28, 19) : "Allez, enseignez
toutes les nations, les baptisant au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit."
Conclusion :
On vient de le voir, dans le sacrement, les
paroles se comportent à la façon d'une forme et les choses sensibles à la façon
d'une matière. Or, dans tout ce qui est composé de matière et de forme, le
principe de détermination est du côté de la forme, laquelle est en quelque
sorte la fin et le terme de la matière. Aussi ce qui est requis tout d'abord et
à titre de principe pour qu'une chose existe, c'est une forme déterminée ; car
une matière déterminée n'est requise que pour être proportionnée à la forme
déterminée. Puisque les sacrements requièrent des choses sensibles déterminées
qui s'y comportent comme une matière, ils requièrent bien davantage une forme
verbale déterminée.
Solutions :
1. Selon
saint Augustin : "La parole opère dans les sacrements, non parce qu'elle
est dite", c'est-à-dire non pas selon le son extérieur du mot, "mais parce qu'elle est crue" c'est-à-dire
selon le sens des paroles auquel la foi s'attache. Et c'est ce sens qui est le
même pour tous, malgré la diversité des sons. Un tel sens peut donc s'exprimer
dans les paroles de n'importe quelle langue ; le sacrement ne s'en réalise pas
moins.
2. Sans
doute, en toute langue, la même chose peut être signifiée par des mots divers.
Cependant il y a toujours un mot que cette langue emploie de préférence et plus
communément pour signifier telle chose. Et c'est ce mot qu'on doit affecter à
la signification sacramentelle. De même pour les choses sensibles : on affecte
à la signification sacramentelle celles qu'on emploie le plus communément pour
l'acte qui signifie l'effet du sacrement. Ainsi, comme on emploie communément
de l'eau pour l'ablution corporelle, signe d'ablution spirituelle, c'est de
l'eau qu'on prend comme matière du baptême.
3. Celui
qui déforme les paroles sacramentelles, s'il le fait exprès, semble bien ne pas
avoir l'intention de faire ce que fait l'Église, et vraisemblablement le
sacrement ne se réalise pas.
Dans le cas d'erreur ou de lapsus linguae, si cette déformation va
jusqu'à détruire entièrement le sens de la phrase, il ne semble pas que le
sacrement se réalise. Cela arrive surtout quand cette altération atteint le
commencement du mot, par exemple, si au lieu de "In nomine Patris", on dit : "In nomine Matris". Mais
si cette corruption ne détruit pas entièrement le sens de la phrase, le
sacrement se réalise néanmoins. Cela arrive surtout quand l'altération atteint
la désinence, par exemple si on dit : "In
nomine Patrias et Filias". Sans doute ces mots ainsi défigurés n'ont
pas de signification en vertu d'une institution quelconque, mais on concède
qu'ils en ont une selon que l'usage s'en accommode. Et c'est pourquoi, malgré
le changement pour l'oreille, le sens demeure le même.
Ce qu'on a dit sur la différence entre
la déformation située au début ou à la fin d'un mot s'explique du fait que, chez
nous, le changement du début d'un mot change sa signification, ce qui n'est pas
le cas pour le changement d'une désinence. Mais chez les Grecs il y a aussi, des
changements au début du mot dans la conjugaison des verbes. Cependant, plus
qu'à la place de l'altération, c'est à son importance qu'il faut prendre garde
; car, soit au commencement soit à la fin du mot, elle peut être assez légère
pour ne pas détruire le sens des paroles ou, au contraire, assez importante
pour le détruire. Mais le premier cas se produit plus facilement du côté du
début, et le second cas du côté de la fin.
Objections :
1. Il
semble qu'il ne soit pas permis d'ajouter aux paroles qui constituent la forme
des sacrements. En effet, ces paroles sacramentelles ne sont pas moins
essentielles que les paroles de la Sainte
Écriture. Or, on lit dans le Deutéronome (4, 2) : "Vous n'ajouterez rien à
la parole que je vous dis et vous n'en retrancherez rien." Et dans
l'Apocalypse (22, 18) : "J'atteste à quiconque entend les paroles de la
prophétie de ce livre : si quelqu'un y ajoute, Dieu ajoutera sur lui les plaies
qui ont été décrites dans ce livre ; et si quelqu'un en retranche, Dieu
retranchera sa part du livre de vie." Il ne doit donc pas être permis non
plus d'ajouter ou de retrancher dans la forme des sacrements.
2. Les
paroles se comportent dans les sacrements à la façon d'une forme, nous l'avons
dit. Mais toute addition ou soustraction dans une forme varie son espèce de
même que dans les nombres, selon Aristote. Donc il apparaît que si l'on ajoute
ou si l'on retranche quelque chose dans la forme du sacrement, celui-ci ne sera
plus le même.
3. La forme
des sacrements requiert, outre un nombre déterminé de syllabes, que les mots
soient émis dans un ordre déterminé et par un discours continu. Si ajouter ou
retrancher des paroles ne détruit pas la vérité du sacrement, il devrait en
être de même lorsqu'on les prononce dans un ordre différent, ou de façon
discontinue.
Cependant :
Tous ne mettent pas les mêmes paroles
dans les formules sacramentelles. Ainsi les Latins baptisent sous cette forme :
"Je te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit."
et les Grecs avec celle-ci : "Que le serviteur du Christ N. soit baptisé, au
nom du Père, etc." Et pourtant les uns et les autres confèrent vraiment le
sacrement. Il est donc permis d'ajouter ou de retrancher dans les formules
sacramentelles.
Conclusion :
Au sujet de tous ces changements qui
peuvent se produire dans les formules sacramentelles, il faut faire intervenir
deux considérations :
- 1° L'intention de celui qui prononce
ces paroles est requise au sacrement, comme nous le verrons plus loin. C'est
pourquoi, s'il a l'intention, par cette addition ou ce retranchement, d'introduire
un nouveau rite, non agréé par l'Église, le sacrement ne semble pas réalisé, car
le ministre ne semble pas avoir l'intention de faire ce que fait l'Église.
- 2° Il faut considérer la signification
des paroles. En effet, les paroles opèrent dans les sacrements selon le sens
qu'elles offrent, nous l'avons dit Il faut donc se demander si le changement en
question supprime ce sens exigé, car, en ce cas, il est évident que la vérité
du sacrement est supprimée. Or, si l'on retranche un élément essentiel dans la
forme sacramentelle, il est évident que le sens des paroles disparaît. Ainsi, selon
Didyme : "Si quelqu'un a bien l'intention de baptiser, mais omet un de ces
noms (ceux du Père, ou du Fils, ou du Saint-Esprit)
le baptême ne s'accomplira pas." Tandis que si l'on retranche un élément
qui n'appartient pas à la substance de la forme, cette soustraction ne supprime
pas le sens requis, ni, par suite, l'accomplissement du sacrement. Ainsi dans
la forme de l'eucharistie : Hoc est enim
corpus meum, l'omission de enim ne
supprime pas le sens requis des mots, et par conséquent n'empêche pas le
sacrement de s'accomplir, bien que, peut-être, l'auteur de l'omission commette
un péché par négligence ou par irrévérence.
De même pour ce qui est des additions.
On peut ajouter quelque chose qui détruise le sens requis ; si l'on dit, par
exemple, selon la formule arienne du baptême : "Je te baptise au nom du
Père qui est supérieur, et du Fils qui est moindre", une addition de ce
genre détruit la vérité du sacrement. Mais si l'addition n'enlève pas le sens
requis, elle ne fait pas disparaître la vérité du sacrement. Et peu importe que
cette addition ait lieu au commencement, au milieu ou à la fin. Si l'on dit, par
exemple : "Je te baptise au nom de Dieu Tout-Puissant, et du Fils son
unique engendré, et du Saint-Esprit Paraclet"
il y aura vraiment baptême. Semblablement si l'on disait : "Je te baptise
au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit
; et que la Sainte Vierge te soit en aide"
il y aura vraiment baptême. Mais si l'on disait : "Je te baptise au nom du
Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, et de la
Sainte Vierge Marie" peut-être n'y
aurait-il pas baptême. Car saint Paul a dit (1 Co 1, 13) : "Est-ce Paul
qui a été crucifié pour vous ? Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés
?" Cependant, pour que cette adjonction du nom de la Vierge rende le
baptême invalide, il faudrait qu'on ait entendu par là baptiser au nom de la Sainte Vierge de la même façon qu'au nom de la
Trinité par lequel le baptême est consacré ; un tel sens serait, en effet, contraire
à la vraie foi et par suite supprimerait la vérité du sacrement. Mais si, au
lieu d'ajouter "et au nom de la Sainte
Vierge" pour signifier que le nom de la Sainte
Vierge opérerait quelque chose dans le baptême, on l'ajoute simplement pour
assurer au baptisé le bénéfice de son intercession afin qu'il conserve la grâce
baptismale, on ne fait pas disparaître l'effet du sacrement.
Solutions :
1. On n'a
pas le droit d'ajouter quelque chose aux paroles de la Sainte
Écriture pour leur apporter un sens nouveau ; mais s'il s'agit d'expliquer la Sainte Écriture, on voit que les professeurs y
ajoutent bien des paroles. Seulement, on n'a pas le droit d'y ajouter ces
paroles en prétendant qu'elles appartiennent à l'intégrité du texte : ce serait
une falsification. Il en serait de même pour les sacrements si l'on affirmait
faussement que quelque chose appartient à l'intégrité essentielle de la forme
sacramentelle.
2. Les
paroles appartiennent à la forme du sacrement en raison du sens qu'elles
signifient. Toute addition ou soustraction de paroles qui n'ajoute ou ne retranche
rien au sens requis ne détruit pas l'espèce du sacrement.
3. Si
l'arrêt des paroles est assez important pour suspendre l'intention de celui qui
les prononce, le sens du sacrement disparaît et par conséquent sa vérité. Mais
elle ne disparaît pas quand l'interruption est trop brève pour annuler
l'intention de celui qui parle et le sens de ses paroles. De même pour un
changement dans l'ordre des mots. S'il détruit le sens de la phrase, le
sacrement ne s'accomplit pas ; un cas évident est celui d'une négation
précédant ou suivant la parole significative. Mais si cette transposition n'est
pas de nature à changer le sens de la phrase, elle ne détruit pas la vérité du
sacrement, car, selon la remarque d'Aristote, "les
noms et les verbes, même transposés, gardent leur signification ".
Quatre questions : - 1. Les sacrements
sont-ils nécessaires au salut de l'homme ? - 2. Étaient-ils nécessaires dans
l'état qui a précédé le péché ? - 3. Étaient-ils nécessaires dans l'état qui a
suivi le péché et précédé le Christ ? - 4. Étaient-ils nécessaires après la
venue du Christ ?
Objections :
1. Il
semble que non, puisque saint Paul affirme (1 Tm 4, 8) : "L'activité
corporelle a peu d'utilité." Mais les sacrements engagent une activité
corporelle puisqu'ils sont constitués par la signification de choses sensibles
accompagnées de paroles. Ils ne sont donc pas nécessaires au salut.
2. Il a été
dit à saint Paul (2 Col 2, 9) : "Ma grâce te suffit." Elle ne
suffirait pas si les sacrements étaient nécessaires au salut.
3. Une fois
posée la cause efficace, rien d'autre n'est nécessaire à la réalisation de
l'effet. Mais la passion du Christ est cause efficace de notre salut, car saint
Paul affirme (Rm 5, 10) : "Si, lorsque nous étions ennemis, nous avons été
réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, à plus forte raison, maintenant
que nous sommes réconciliés, serons-nous sauvés en sa vie." Les sacrements
ne sont donc pas requis au salut des hommes.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "On ne peut unir
des hommes en aucune confession religieuse, vraie ou fausse, sans les assembler
par une communauté d'insignes, c'est-à-dire de sacrements visibles." Mais
il est nécessaire au salut des hommes que ceux-ci soient unis en une seule
confession de la vraie religion. Les sacrements sont donc nécessaires au salut
des hommes.
Conclusion :
Les sacrements sont nécessaires au salut
de l'homme pour trois raisons :
- 1° La première se tire de la condition
de la nature humaine : il lui est propre de s'acheminer par le corporel et le
sensible au spirituel et à l'intelligible. Or, il appartient à la providence
divine de pourvoir à chaque être selon le mode de sa condition. La sagesse
divine agit donc harmonieusement en conférant à l'homme les secours du salut
sous des signes corporels et sensibles qu'on appelle les sacrements.
- 2° La deuxième raison se tire de
l'état de fait où se trouve l'homme : en péchant, il s'est soumis par sa
sensibilité aux choses corporelles. Or, on doit appliquer le remède à l'endroit
du mal. Il convenait donc que Dieu se servit de signes corporels pour
administrer à l'homme un remède spirituel qui, présenté à découvert, serait
inaccessible à un esprit livré aux intérêts corporels.
- 3° La troisième raison se tire du goût
prépondérant de l'homme pour les occupations corporelles. L'en retirer
totalement serait trop dur, aussi lui propose-t-on dans les sacrements des
activités corporelles qui l'habituent salutairement à éviter des activités
superstitieuses -c'est-à-dire le culte des démons- ou, en général, les
activités pécheresses qui lui nuisent de toute façon.
Ainsi, par l'institution des sacrements,
l'homme est instruit au moyen du sensible d'une façon adaptée à sa nature ; il
s'humilie par le recours au corporel dont il reconnaît ainsi la domination ;
enfin, les salubres activités sacramentelles le gardent des actions nuisibles.
Solutions :
1. Certes, l'activité
corporelle, entant que corporelle, n'est guère utile ; mais la pratique des
sacrements n'est pas purement corporelle ; elle est spirituelle dans sa
signification et dans son efficacité.
2. La grâce
divine est cause pleinement efficace du salut. Mais Dieu donne la grâce aux
hommes selon le mode adapté à leur nature. C'est pourquoi les sacrements sont
nécessaires à l'obtention de la grâce.
3. La
passion du Christ est cause pleinement efficace du salut de l'homme. Mais il ne
s'ensuit pas que les sacrements ne sont pas nécessaires au salut ; au contraire,
ils opèrent en vertu de la passion du Christ, et c'est par eux que celle-ci est
comme mise à la portée des hommes, selon l'épître aux Romains (6, 3) :
"Nous tous qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, c'est dans sa mort
que nous avons été baptisés."
Objections :
1. Il
semble que, même avant le péché, les sacrements furent nécessaires à l'homme, puisqu'ils
sont nécessaires, avons-nous dit pour obtenir la grâce. Or l'homme avait besoin
de la grâce dans l'état d'innocence, nous l'avons vu dans la première Partie.
Donc, même en cet état, les sacrements étaient nécessaires.
2. Les
sacrements sont nécessaires à l'homme selon la condition de sa nature d'homme, nous
venons de le dire. Mais celle-ci est la même avant comme après le péché, il
semble donc que l'homme avait besoin des sacrements.
3. Le
mariage est un sacrement d'après l'épître aux Éphésiens (5, 32) : "Ceci
est un grand sacrement. Je parle, moi, du Christ et de l'Église." Mais on
voit dans la Genèse (2, 22) que le mariage a été institué avant le péché
originel. Les sacrements étaient donc nécessaires à l'homme avant le péché
originel.
Cependant :
La médecine n'est nécessaire qu'au
malade : "Les gens bien portants n'ont pas besoin du médecin" (Mt 9, 12).
Mais les sacrements sont des médecines spirituelles qu'on emploie contre les
blessures du péché.
Conclusion :
Dans l'état d'innocence qui précéda le
péché originel les sacrements ne furent pas nécessaires. On peut en donner
comme raison le bon ordre qui régnait dans cet état où le supérieur dominait
l'inférieur et ne dépendait de lui en aucune façon ; car, de même que l'âme
rationnelle était soumise à Dieu, les puissances inférieures étaient soumises à
l'âme rationnelle, et le corps à l'âme. Il eût été contraire à cet ordre que
l'âme fût perfectionnée soit quant à la science, soit quant à la grâce, par un
moyen corporel tel que les sacrements. C'est pourquoi, dans l'état d'innocence,
l'homme n'avait pas besoin de sacrements, non seulement en tant qu'ils sont
ordonnés à guérir le péché, mais aussi en tant qu'ils sont ordonnés à la
perfection de l'âme.
Solutions :
1. Sans
doute l'homme, dans l'état d'innocence, avait besoin de la grâce ; toutefois, il
n'avait pas à l'obtenir par des signes sensibles, mais de façon spirituelle et
invisible.
2. Avant
comme après le péché la nature de l'homme est la même ; mais l'état de cette
nature n'est pas le même. Car après le péché l'âme, même dans sa partie la plus
haute, a besoin pour sa perfection de recourir aux choses sensibles, ce qui ne
s'imposait pas à l'homme dans l'état d'innocence.
3. Le
mariage fut institué dans l'état d'innocence non en tant qu'il est sacrement, mais
en tant qu'il répond à un office naturel. Cependant, par voie de conséquence, il
symbolisait, un mystère à venir relativement au Christ et à l'Église, comme
toutes les figures qui ont précédé le Christ.
Objections :
1. Il
semble que non. Car nous avons vu que les sacrements servent à appliquer aux
hommes la passion du Christ. Celle-ci est donc comme leur cause. Donc les
sacrements n'ont pas dû exister avant la venue du Christ.
2. Les
sacrements doivent s'adapter à l'état du genre humain, comme le montre saint
Augustin Mais l'état du genre humain n'a pas changé après le péché jusqu'à la
réparation opérée par le Christ. Donc les sacrements n'ont pas dû changer non
plus ; ainsi la loi de Moïse n'a pas dû instituer de nouveaux sacrements outre
ceux de la loi de nature.
3. Plus on
s'approche de ce qui est parfait, plus on doit y ressembler. Mais la perfection
du salut de l'homme a été réalisée par le Christ, et les sacrements de
l'ancienne loi étaient plus proches du Christ que les sacrements antérieurs à
la loi. Les sacrements de la loi devraient donc être les plus semblables aux
sacrements du Christ. Or, on constate le contraire puisqu'il était prédit que
le sacerdoce du Christ serait selon l'ordre de Melchisédech et non selon
l'ordre d'Aaron (He 7, 11). L'institution des sacrements antérieurs au Christ
semble donc avoir été mal organisée.
Cependant :
Selon saint Augustin : "Les premiers
sacrements célébrés et observés en vertu de la loi étaient les précurseurs du
Christ à venir". Mais il était nécessaire au salut de l'homme que la venue
du Christ fût annoncée à l'avance. Il était donc nécessaire qu'avant le Christ
certains sacrements fussent établis.
Conclusion :
Les sacrements sont nécessaires au salut
de l'homme à titre de signes sensibles des réalités invisibles par lesquelles
l'homme est sanctifié. Or nul ne peut être sanctifié après le péché, si ce
n'est par le Christ "que Dieu a établi d'avance comme auteur de la
propitiation par la foi en son sang pour la manifestation de sa justice... pour
se montrer juste en justifiant celui qui s'attache à la foi en Jésus
Christ" (Rm 3, 25-26). C'est pourquoi, avant la venue du Christ, il fallait
déjà des signes visibles par lesquels l'homme professerait sa foi en la venue
future du Sauveur. Ce sont ces signes qu'on appelle sacrements. Ainsi est-il
évident que l'institution de certains sacrements s'imposait avant la venue du
Christ.
Solutions :
1. La
passion du Christ est la cause finale des anciens sacrements, en ce sens qu'ils
ont été institués pour la symboliser. Or, la cause finale, si elle ne vient pas
la première dans le temps, est première dans l'intention de celui qui agit. Il
n'y a donc pas d'illogisme à ce que des sacrements aient existé avant la
passion du Christ.
2. On peut
envisager à deux points de vue l'état où s'est trouvé le genre humain après le
péché et avant le Christ. Si l'on considère le régime de la foi, cet état est
toujours demeuré identiquement le même, car les hommes étaient justifiés par la
foi en la venue future du Christ. Mais on peut aussi le considérer selon
différents degrés dans le péché et dans une connaissance du Christ plus ou
moins explicite. Car, avec le déroulement du temps, le péché prit sur l'homme
un empire croissant et obscurcit à tel point sa raison que les préceptes de la
loi naturelle ne suffisaient plus pour le faire vivre vertueusement, et il
fallut déterminer des préceptes en établissant une loi positive, et, outre cela,
certains sacrements de la foi. Il fallait aussi qu'avec le progrès du temps, la
connaissance de foi s'explicitât davantage. Saint
Grégoire le Grand dit en effet : "La connaissance divine s'accrut avec le
progrès du temps." C'est pourquoi il fut encore nécessaire, dans la loi
ancienne, de déterminer des sacrements de la foi dans le Christ à venir ;
c'était le déterminé succédant à l'indéterminé ; en effet, avant la loi, on
n'avait pas prescrit à l'homme d'une façon arrêtée quels sacrements pratiquer.
La loi le fit et c'était nécessaire par suite de l'obscurcissement de la loi
naturelle et afin de rendre plus précise la signification de la foi.
3. Le
sacrement de Melchisédech qui exista avant la loi, ressemble davantage au
sacrement de la loi nouvelle quant à la matière, puisque, nous dit la Genèse
(14, 18), "il offrit du pain et du vin", et que le sacrifice de la
loi nouvelle consiste lui aussi dans l'oblation du pain et du vin. Mais les
sacrements de la loi mosaïque ressemblaient davantage à la réalité signifiée
par nos sacrements, c'est-à-dire à la passion du Christ : on le voit avec
l'agneau pascal et les rites analogues. Autrement, si les mêmes apparences
sacramentelles s'étaient perpétuées à travers les époques successives, on aurait
pu croire à la continuation d'un même sacrement.
Objections :
1. Il
semble que non, car lorsque la réalité apparent, la figure doit disparaître.
Mais "la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ" (Jn 1, 17).
Les sacrements étant signe ou figures de la réalité, il semble qu'après la
passion du Christ, les sacrements n'auraient pas dû exister.
2. Les
sacrements consistent en certains éléments, nous l'avons montré plus haut. Or, l'Apôtre
affirme (Ga 4, 3. 7) : "Lorsque nous étions enfants, nous servions sous
les éléments du monde". Mais maintenant "la plénitude des temps est
arrivée" et nous ne sommes plus enfants. Il semble donc que nous ne devons
plus servir Dieu sous les éléments de ce monde, en pratiquant des sacrements
corporels.
3. "En
Dieu, il n'y a ni changement ni ombre de vicissitude" (Jc 1, 17). Mais
cela entraîne un changement dans la volonté divine, si elle offre maintenant, au
temps de la grâce, des sacrements différents de ceux qu'elle proposait avant le
Christ pour la sanctification des hommes. Il semble donc qu'après le Christ
d'autres sacrements n'auraient pas dû être institués.
Cependant :
Saint Augustin nous dit : "Les sacrements
de l'ancienne loi ont été abolis parce qu'accomplis ; et d'autres ont été
institués, d'une plus grande vertu, d'une meilleure utilité, d'une pratique
plus facile, en nombre plus restreint."
Conclusion :
De même que les anciens Pères ont été
sauvés par la foi dans le Christ à venir, ainsi sommes-nous sauvés par la foi
au Christ qui, maintenant, est né et a souffert. Les sacrements sont des signes
professant cette foi qui justifie. Or, il faut des signes différents pour
signifier des réalités futures, des réalités passées ou des réalités
présentes." On énonce différemment la même chose selon qu'elle est à faire
ou déjà faite, dit saint Augustin c'est ainsi que les mots même "qui
souffrira" ou "qui a souffert" n'ont pas le même son."
C'est pourquoi il faut, dans la loi nouvelle, pour signifier les actions du
Christ déjà accomplies, des sacrements différents de ceux de l'ancienne loi qui
annonçaient des réalités à venir.
Solutions :
1. Selon saint
Denys le pseudo-aréopagite l'état de la loi nouvelle tient le milieu entre
l'état de la loi ancienne dont les figures se réalisent dans la loi nouvelle ;
et l'état de la gloire, dans lequel toute la vérité se manifestera à découvert
et complètement. C'est pourquoi dans ce dernier état, il n'y aura plus aucun
sacrement. Mais présentement, tant que nous connaissons "par miroir et
obscurément", selon saint Paul (1 Co 13, 12), il nous faut passer par des
signes sensibles pour arriver aux réalités spirituelles : ce qui concorde avec
la définition des sacrements.
2. Ce sont
les sacrements de l'ancienne loi que l'Apôtre appelle "des éléments
infirmes et indigents" parce qu'ils ne contenaient ni ne causaient la
grâce. Aussi dit-il que les usagers de ces sacrements "servaient Dieu sous
les éléments du monde" car ces éléments n'étaient que cela. Mais nos
sacrements contiennent et causent la grâce.
3. On
n'accuse pas un maître de maison d'être capricieux parce qu'il donne à ses gens
des ordres différents suivant les saisons. De même si, après la venue du Christ,
Dieu institue des sacrements différents de ceux qui existaient sous la loi, cela
ne met en lui aucun changement, car les uns convenaient à une grâce qu'il
s'agissait de préfigurer, les autres conviennent à une grâce qu'il faut montrer
comme présente.
Il faut étudier maintenant l'effet des sacrements. Premièrement, leur
effet principal, qui est la grâce (Q. 62) ; deuxièmement leur effet secondaire,
qui est le caractère (Q. 63).
Au sujet de la grâce, six questions : 1. Les sacrements de la loi
nouvelle sont-ils cause de la grâce ? - 2. La grâce sacramentelle ajoute-t-elle
quelque chose à la grâce des vertus et des dons ? - 3. Les sacrements
contiennent-ils la grâce ? - 4. Y a-t-il en eux une vertu pour causer la grâce
? - 5. Cette vertu des sacrements découle-t-elle de la passion du Christ ? - 6.
Les sacrements de l'ancienne loi causaient-ils la grâce ?
Objections :
1. Il semble que les sacrements ne sont pas cause de la grâce.
Signe et cause ne s'identifient pas, car la raison de signe convient davantage
à l'effet. Or le sacrement est signe de la grâce, il n'en est donc pas cause.
2. Nul être corporel ne peut agir sur une réalité spirituelle
car "l'agent est plus noble que le patient" dit saint Augustin. Mais
le sujet de la grâce, c'est l'âme de l'homme, qui est chose spirituelle. Les
sacrements ne peuvent donc causer la grâce.
3. Ce qui appartient en propre à Dieu ne doit pas être
attribué à une créature. Mais causer la grâce appartient en propre à Dieu, selon
le Psaume (84, 12) : "Le Seigneur donnera la grâce et la gloire." Les
sacrements étant des créatures -paroles et choses créées- on ne voit pas qu'ils
puissent causer la grâce.
Cependant :
Saint Augustin affirme que l'eau baptismale "touche le corps
et lave le coeur". Or le coeur n'est lavé que par la grâce. C'est donc que
l'eau baptismale cause la grâce, et de même les autres sacrements de l'Église.
Conclusion :
Il est impossible
de le nier : les sacrements de la loi nouvelle, de quelque façon, causent la
grâce. Il est manifeste, en effet, que, par les sacrements de la loi nouvelle, l'homme
est incorporé au Christ ; l'Apôtre le dit pour le baptême (Ga 3, 27) :
"Vous tous qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le
Christ." Or, l'homme n'est fait membre du Christ que par la grâce.
Certains disent
pourtant que les sacrements ne sont pas cause de la grâce en ce qu'ils
opéreraient un effet réel, mais en ce sens que Dieu, lorsqu'on a usé des
sacrements, produit la grâce dans l'âme. Ils donnent l'exemple d'un homme qui, sur
la présentation d'un jeton de plomb reçoit cent francs, en vertu d'une
ordonnance royale ; non que ce jeton ait une efficacité quelconque pour
procurer cette somme, la seule cause en est la volonté du roi. Saint Bernard
dit en ce sens : "De même que l'investiture est donnée à un chanoine par
le livre, à un abbé par la crosse, à un évêque par l'anneau, ainsi les divers
partages de grâces sont-ils conférés par les sacrements."
Mais, à y bien
regarder, une telle explication ne s'élève pas au-dessus de la raison de signe.
Le jeton de plomb n'est qu'un signe de l'ordonnance royale selon laquelle on
doit donner de l'argent au porteur de ce signe ; de même, le livre est un signe
de canonicat conféré. A s'en tenir à cette explication, les sacrements de la
loi nouvelle ne seraient rien de plus que des signes de la grâce, tandis que
d'après l'enseignement des Pères, on doit tenir que les sacrements de la
nouvelle loi non seulement signifient, mais causent la grâce.
Il faut donc
parler autrement et distinguer deux sortes de cause efficiente : la cause
principale et la cause instrumentale. La cause principale opère par la vertu de
sa forme, dont son effet est une ressemblance : c'est ainsi que le feu, en
vertu de sa chaleur, rend chaud. Au titre de cette causalité principale, aucun
être ne peut causer la grâce, hormis Dieu, parce que la grâce n'est pas autre
chose qu'une certaine ressemblance de la nature divine reçue en participation, selon
la parole de saint Pierre (2 P 1, 4) : "Il nous a donné de grandes et
précieuses promesses pour que nous soyons participants de la nature
divine." La cause instrumentale, elle, n'agit pas par la vertu de sa forme
propre mais seulement par le mouvement que lui imprime l'agent principal. Aussi
l'effet de la cause instrumentale ne ressemble-t-il pas à l'instrument, mais à
l'agent principal : le lit ne ressemble pas à la hache, mais au projet contenu
dans l'esprit de l'artisan. Et c'est ainsi que les sacrements de la loi
nouvelle causent la grâce : sous l'influence d'une ordination divine, ils sont
offerts aux hommes pour causer en eux la grâce. Ainsi s'explique la parole de
saint Augustin : "Toutes ces choses -il s'agit des sacrements-
apparaissent et disparaissent ; mais la vertu, c'est-à-dire Dieu, qui opère par
elles, demeure en permanence." Et c'est là ce qu'on appelle proprement un
instrument : ce par quoi quelqu'un opère. Ainsi s'exprime l'épître à Tite (3, 5
: "Il nous a sauvés par le bain de régénérations."
Solutions :
1. Sans doute, la cause principale ne peut être dite
proprement le signe de son effet, celui-ci fût-il caché, et elle-même fût-elle
sensible et apparente. Mais la cause instrumentale, pourvu qu'elle soit
apparente, peut être dite signe d'un effet caché ; car elle n'est pas seulement
cause, elle est encore de quelque manière un effet, en tant qu'elle est mue par
l'agent principal. Ainsi les sacrements de la loi nouvelle sont-ils à la fois
des causes et des signes ; d'où cet adage : "Ils réalisent ce qu'ils
représentent." Il en ressort aussi qu'ils ont parfaitement raison de
sacrement en tant qu'ils ordonnent à quelque chose de sacré non seulement par
mode de signe, mais encore par mode de cause.
2. L'instrument a une double action : une action instrumentale
selon laquelle il opère non par sa vertu propre, mais par la vertu de l'agent
principal ; et aussi une action propre qui lui revient en vertu de sa forme
propre, comme il revient à la hache de couper en raison de son tranchant, tandis
qu'il lui revient de faire un lit en tant qu'elle est l'instrument de l'idée
artistique. Toutefois, elle n'accomplit son action instrumentale qu'en exerçant
son action propre : c'est en coupant qu'elle fait le lit.
De même les
sacrements corporels : par leur opération propre exercée à l'égard du corps
qu'ils touchent, ils effectuent leur opération instrumentale, qui procède de la
puissance divine, et qui atteint l'âme. Ainsi l'eau du baptême, en lavant le
corps, selon sa vertu propre, lave l'âme selon qu'elle-même est instrument de
la vertu divine, car l'âme et le corps constituent un seul être. Ainsi
s'explique la parole de saint Augustin : "Elle touche le corps et lave le
coeur."
3. Cet argument porterait si l'on voulait attribuer aux
sacrements, à l'égard de la grâce, une causalité principale qui, en effet, appartient
en propre à Dieu comme nous venons de le dire.
Objections :
1. Il ne le semble pas. En effet, par la grâce des vertus et
des dons, l'âme est pleinement perfectionnée quant à son essence et quant à ses
puissances, nous l'avons montré dans la deuxième Partie. Mais la grâce est
ordonnée à la perfection de l'âme. La grâce sacramentelle ne peut donc ajouter
quoi que ce soit à la grâce des vertus et des dons.
2. Les défauts de l'âme ont les péchés pour cause. Mais tous les
péchés sont efficacement exclus par la grâce des vertus et des dons, puisque
tout péché s'oppose à une vertu. La grâce sacramentelle étant ordonnée à
enlever les défauts de l'âme ne peut donc ajouter quoi que ce soit à la grâce
des vertus et des dons.
3. Toute addition ou soustraction dans les formes les fait
changer d'espèce, d'après Aristote Donc, si la grâce sacramentelle ajoute
quelque chose à la grâce des vertus et des dons, il s'ensuit que le mot grâce
est employé de façon équivoque ; alors on ne nous apprend rien de sûr lorsqu'on
affirme que les sacrements causent la grâce.
Cependant :
Si la grâce
sacramentelle n'ajoute pas quelque chose à la grâce des vertus et des dons, c'est
inutilement que les sacrements sont conférés à ceux qui ont les dons et les
vertus. Mais il n'y a rien d'inutile dans les oeuvres de Dieu. Il semble donc
que la grâce sacramentelle ajoute quelque chose à la grâce des vertus et des
dons.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit dans la deuxième Partie, la grâce considérée en elle-même, en tant qu'elle
participe d'une certaine ressemblance avec l'être divin, perfectionne l'essence
de l'âme. Et de même que les puissances de l'âme découlent de son essence, ainsi
de la grâce découlent certaines perfections pour les puissances de l'âme ; ce
sont les vertus et les dons qui perfectionnent les puissances en vue de leurs
actes. Or les sacrements sont ordonnés à certains effets spéciaux nécessaires
dans la vie chrétienne ; ainsi le baptême est ordonné à une régénération
spirituelle par laquelle l'homme meurt aux vices et devient membre du Christ ;
cet effet est une réalité spéciale, différente des actes des puissances de
l'âme ; et la même raison vaut pour les autres sacrements. Donc si les vertus
et les dons ajoutent à la grâce prise en général une certaine perfection
ordonnée de façon déterminée aux actes propres des puissances, de même la grâce
sacramentelle ajoute à la grâce prise en général, ainsi qu'aux vertus et aux
dons, un certain secours divin pour l'obtention de la fin du sacrement. De
cette façon, la grâce sacramentelle ajoute quelque chose à la grâce des vertus
et des dons.
Solutions :
1. La grâce des vertus et des dons perfectionne pleinement
l'essence et les puissances de l'âme quant à la bonne disposition générale des
actes de l'âme : mais la grâce sacramentelle est nécessaire à certains effets
spéciaux que la vie chrétienne requiert.
2. Les vertus et les dons excluent pleinement les vices et les
péchés pour le présent et pour l'avenir, c'est-à-dire qu'ils retiennent l'homme
de pécher. Mais quant aux péchés passés, si l'acte est écoulé la culpabilité
demeure, et l'homme trouve contre eux un remède spécifique dans les sacrements.
3. La grâce sacramentelle se trouve avec la grâce en général
dans le rapport d'espèce à genre. Or, le terme d'animal n'est pas équivoque du
fait qu'on l'applique à l'animal en général et à l'homme ; ainsi il n'y a pas
d'équivoque à employer le même terme de grâce pour désigner la grâce prise en
général et la grâce sacramentelle.
Objections :
1. Il semble que non, car le contenu est dans le contenant. Or, la
grâce n'est pas dans le sacrement : ni comme un sujet, car le sujet de la grâce,
c'est un esprit et non un corps ; ni comme un vase, car selon la définition
d'Aristote, "un vase est un lieu mobile" et être dans le lieu
ne peut pas être le fait d'un accident comme la grâce.
2. Les sacrements sont ordonnés à faire parvenir la grâce aux
hommes. Mais la grâce, étant un accident, ne peut passer de sujet en sujet. Si
elle était dans les sacrements, ce serait donc pour rien.
3. Le spirituel, fût-il dans le corporel, n'y est pas contenu
; l'âme n'est pas contenue dans le corps, elle le contient plutôt. La grâce, être
spirituel, ne doit donc pas être contenue dans le sacrement, être corporel.
Cependant :
Hugues de Saint-Victor
affirme : "Le sacrement, en vertu de sa sanctification, contient la grâce
invisible."
Il y a
mainte façon pour une chose d'être dans une autre. Ainsi la grâce est dans les
sacrements de deux façons. D'abord comme dans un signe, car le sacrement est
signe de la grâce. Elle y est aussi comme dans une cause. Car le sacrement de
la loi nouvelle est cause instrumentale de la grâce, nous l'avons dit. Aussi la
grâce est-elle dans le sacrement de la loi nouvelle, non pas sous la forme
spécifique ainsi que l'effet se trouve dans la cause univoque ; ni même selon
une forme modifiée et permanente qui se proportionnerait à tel effet, à la
façon dont les effets se trouvent dans les causes supérieures, ainsi que, par
exemple, tous les vivants produits par la génération se trouvent dans le
soleil. Mais la grâce se trouve dans les sacrements selon une certaine vertu
instrumentale qui est une réalité en devenir et inachevée dans son être naturel,
vertu que l'on étudiera à l'article suivant.
Solutions :
1. On ne dit pas que la grâce est dans le sacrement comme dans
son sujet ; on ne dit pas non plus qu'elle y soit comme dans un vase, en
entendant ce mot d'un lieu ; on donne à ce mot le sens d'instrument d'une
oeuvre à faire, sens qu'il a dans le texte d'Ézéchiel (9, 1) : "Chacun
tient en main un vase (un instrument) de destruction."
2. Certes, l'accident ne passe pas de sujet en sujet.
Cependant, par l'instrument, il passe en quelque façon de la cause au sujet ;
il ne se trouve pas en l'un et l'autre selon le même mode, mais en chacun selon
un mode approprié à sa raison propre.
3. L'être spirituel qui existe d'une façon achevée dans un
autre être le contient, au lieu d'être contenu par lui. Mais la grâce se trouve
dans le sacrement selon une existence en devenir et inachevée. Il n'y a donc
pas de contradiction à dire que le sacrement contient la grâce.
Objections :
1. C'est impossible, car une vertu productrice de grâce est
une vertu spirituelle. Or il ne peut y avoir de vertu spirituelle dans un corps
; ce ne peut être une vertu propre, parce que la vertu propre découle de
l'essence de la chose et ne peut dont lui être supérieure ; ni une vertu qu'il
recevrait d'un autre, car ce qui est reçu par un être y existe selon le mode de
celui qui le reçoit. Donc il ne peut y avoir dans les sacrements une vertu qui
cause la grâce.
2. Tout ce qui est se ramène à un genre de l'être et à une
degré du bien. Mais on peut parcourir tous les genres sans trouver où y loger
cette vertu sacramentelle. On ne peut davantage le ramener à un degré de bien.
Elle ne se range pas parmi les biens moindres, puisque les sacrements sont
nécessaires au salut ; ni parmi les biens intermédiaires tels que les
puissances de l'âme, car celles-ci sont des puissances naturelles ; ni parmi
les biens suprêmes, puisqu'eue n'est ni la grâce ni une vertu de l'âme. Il
n'existe donc dans les sacrements aucune vertu productrice de grâce.
3. S'il y a une telle vertu dans les sacrements, elle n'est
causée en eux que par Dieu et par voie de création. Mais alors il est choquant
qu'une créature aussi noble cesse d'exister une fois que le sacrement est
accompli.
4. Un être unique ne peut exister dans plusieurs êtres
disparates. Les sacrements sont constitués par le concours de réalités
disparates les paroles et les choses ; or dans un sacrement ne peut y avoir
qu'une seule vertu. Il n'y a donc aucune vertu dans les sacrements.
Cependant :
Saint Augustin demande : "Quelle est donc cette puissance de
l'eau, assez forte pour toucher le corps et laver le coeur ?" Et saint
Bède déclare : "Le Seigneur, en touchant les eaux de sa chair très pure, leur
a conféré une puissance de régénération."
Conclusion :
Pour ceux qui
réduisent les sacrements à ne causer la grâce que par une sorte de concomitance,
il n'y a pas en eux de vertu qui joue un rôle efficace dans la production du
sacrement. Il y a seulement une vertu divine qui se rend présente au
rendez-vous du sacrement et opère l'effet sacramentel.
Mais si l'on tient
que le sacrement est cause instrumentale de la grâce, il faut nécessairement
poser du même coup dans le sacrement l'existence d'une certaine vertu
instrumentale pour amener l'effet sacramentel. Et cette vertu se proportionne à
l'instrument. Elle se trouve donc, avec la vertu constituée et achevée qui
appartient à un être, dans le même rapport que l'instrument avec l'agent
principal. Car l'instrument, nous le savons, n'opère que sous la motion de
l'agent principal, tandis que celui-ci opère par lui-même. C'est pourquoi la
vertu de l'agent principal a un être stable et achevé dans sa nature ; quant à
la vertu instrumentale, son être passe d'un terme à l'autre, c'est un être en
devenir, de même que le mouvement est l'acte en devenir issu de l'agent pour
aboutir au patient.
Solutions :
1. Certes, une vertu spirituelle ne peut exister dans un être
corporel par mode d'être stable et achevé. Mais rien n'interdit l'existence, dans
un corps, d'une vertu spirituelle si celle-ci est instrumentale ; car un corps
peut être mû par une substance spirituelle à engager un effet spirituel. C'est
ainsi qu'il y a dans la parole sensible une puissance spirituelle capable
d'éveiller l'intelligence humaine, du fait que cette parole procède d'une
conception de l'âme. C'est de cette manière qu'une puissance spirituelle existe
dans les sacrements, en tant que Dieu les ordonne à un effet spirituel.
2. Le mouvement, étant un acte imparfait, ne se range
proprement dans aucune catégorie, mais se ramène à la catégorie où l'on range
l'acte parfait ; c'est ainsi que le mouvement d'altération se réduit au genre
qualité. Ainsi la vertu instrumentale n'est-elle à proprement parler dans
aucune catégorie, mais on la réduit au genre et à l'espèce de la vertu
parfaite.
3. De même que la vertu instrument acquise à l'instrument du
fait qu'il est l'agent principal, de même le sacrement reçoit sa vertu
spirituelle de sa bénédiction par le Christ et de sa mise en usage par le
ministre. C'est l’explication de saint Augustin dans une homélie sur
l’Épiphanie : "Il ne faut pas s'étonner si nous disons que l'eau, substance
corporelle, atteint l'âme pour la purifier. Oui, elle l'atteint, et elle
pénètre tous les replis de la conscience. Car si l'eau est déjà subtile et
souple par nature, la bénédiction du Christ la rend plus subtile encore, et
elle traverse comme une fine rosée les principes vitaux les plus profonds, et
jusqu'aux dernières retraites de l'âme."
4. La même puissance de l'agent principal se retrouve à l'état
instrumental dans tous les instruments ordonnés en vue de l'effet, puisqu'il y
a entre eux unité d'ordre. Ainsi la puissance sacramentelle se retrouve-t-elle
dans les paroles et dans les choses puisque et choses constituent un seul
sacrement.
Objections :
1. Il semble que non, car si les sacrements ont une vertu, c'est
pour causer la grâce, vie spirituelle de l'âme. Mais, selon saint Augustin :
"Le Verbe, en tant qu'il existait dès le principe en Dieu, vivifie les
âmes ; en tant qu'il est incarné, il vivifie les corps." Donc, puisque la
passion du Christ appartient au Verbe en tant qu'il est incarné, elle ne peut
causer la vertu des sacrements.
2. La vertu des sacrements dépend de la foi car pour saint
Augustin le Verbe de Dieu accomplit le sacrement "non parce qu'il est dit,
mais parce qu'il est cru". Mais notre foi ne se limite pas à la passion du
Christ, elle vise aussi les autres mystères de son humanité et aussi, au premier
chef, sa divinité. Il paraît donc que les sacrements ne tiennent pas leur vertu
spécialement le la passion du Christ.
3. Les sacrements sont ordonnés à la justification hommes, selon
saint Paul (1 Co 6, 11) : "Vous avez été lavés et vous avez été justifiés."
Mais on attribue la justification à la résurrection, à preuve l'épître aux
Romains (4, 25) : "Il est ressuscité en vue de notre justification."
Les sacrements semblent donc tenir leur vertu plutôt de la résurrection du
Christ que de sa passion.
Cependant :
On lit dans la
Glose (sur Rm 5, 14, "Cependant la mort a régné d'Adam à Moïse même sur
ceux qui n'avaient point péché...") : "Les sacrements, par lesquels
l'Église est sauvée, jaillirent du côté du Christ endormi sur la croix."
Conclusion :
Le sacrement opère,
pour causer la grâce, par mode d'instrument, nous l'avons dit. Mais il y a deux
sortes d'instruments : séparé, comme le bâton ; conjoint, comme la main. C'est
par l'intermédiaire de l'instrument conjoint qu'on meut l'instrument séparé :
le bâton est mû par la main. La cause efficiente principale de la grâce est
Dieu lui-même, pour qui l'humanité du Christ est un instrument conjoint, et le
sacrement un instrument séparé. C'est pourquoi il faut que la vertu salutaire
découle de la divinité du Christ par son humanité jusqu'aux sacrements.
La grâce
sacramentelle paraît ordonnée surtout à deux fins : supprimer les défauts des
péchés passés (car si leur acte est écoulé, leur culpabilité demeure) ; et en
outre perfectionner l'âme en ce qui regarde le culte de Dieu selon l'observance
de la vie chrétienne. Il est évident, d'après ce que nous avons dit
antérieurement que c'est surtout la passion du Christ qui nous a délivrés de
nos péchés par manière d'efficience, de mérite, mais aussi de satisfaction. De
même encore est-ce par sa passion que le Christ a inauguré le régime cultuel de
la religion chrétienne en "s'offrant lui-même en offrande et en victime à
Dieu", dit l'épître aux Éphésiens (5, 2). Il est donc évident que les
sacrements de l'Église tiennent spécialement leur vertu de la passion du Christ
; c'est la réception des sacrements qui nous met en communication avec la vertu
de la passion du Christ. L'eau et le sang jaillis du côté du Christ en croix
symbolisent cette vérité, l'eau se rapporte au baptême et le sang à
l'eucharistie, car ce sont les sacrements les plus importants.
Solutions :
1. Le Verbe, comme existant dès le principe en Dieu, vivifie
les âmes à titre d'agent principal : sa chair et les mystères qui s'y sont
accomplis opèrent instrumentalement pour la vie de l'âme. Sur la vie du corps, ils
agissent non seulement à titre instrumental, mais encore par une certaine
exemplarité, nous l'avons dit.
2. "Par la foi, le Christ habite en nous", dit
l'épître aux Éphésiens (3, 17). C'est pourquoi la vertu du Christ nous est unie
par la foi. La vertu de remettre les péchés ressortit d'une façon spéciale à sa
passion. Les hommes sont donc délivrés de leurs péchés spécialement par la foi
à sa passion, selon l'épître aux Romains (3, 25) : "Dieu l'a établi comme
moyen de propitiation par la foi en son sang." C'est pourquoi la vertu des
sacrements, ordonnée à la destruction du péché, vient surtout de la foi à la
passion du Christ.
3. Si la justification est attribuée à la résurrection, c'est
parce que le terme auquel elle mène est la nouveauté de vie établie par la
grâce. Mais elle est attribuée à la passion comme à son origine, car le pardon
de la faute est fruit de la passion.
Objections :
1. Il le semble bien, car, on vient de le voir, les sacrements de
la loi nouvelle tiennent leur efficacité de la foi à la passion du Christ. Mais
cette foi a existé dans la loi ancienne comme elle existe dans la loi nouvelle
: "Nous avons le même esprit de foi" dit saint Paul (2 Co 4, 13).
Puisque les sacrements de la loi nouvelle confèrent la grâce, les sacrements de
la loi ancienne la conféraient aussi.
2. Il n'y a de sanctification que par la grâce. Mais les
hommes se sanctifiaient par les sacrements de la loi ancienne, car il est dit
dans le Lévitique (8, 31) : "Lorsque Moïse eut sanctifié Aaron et ses fils
et leurs vêtements..."
3. "Sous la loi, la circoncision fournissait le même
secours de guérison contre la blessure du péché originel que le baptême au
temps de la révélation de la grâce", dit saint Bède. Mais aujourd'hui le
baptême confère la grâce. La circoncision la conférait donc. Il en va de même
pour les autres sacrements de la loi ; car si le baptême est la porte des
sacrements de la loi nouvelle, la circoncision était la porte des sacrements de
la loi ancienne. Ce qui fait dire à l'Apôtre (Ga 5, 3) : "J'atteste à
quiconque se fait circoncire qu'il est tenu d'observer toute la loi."
Cependant :
Il est écrit dans
l'épître aux Galates (4, 9) : "Est-ce que vous revenez à des éléments
infirmes et indigents ?" c'est-à-dire, explique la Glose, "à la loi
qui est appelée infirme parce qu'elle ne justifie pas parfaitement". Mais
la grâce justifie parfaitement. Donc les sacrements de la loi ancienne ne
conféraient pas la grâce.
Conclusion :
On ne peut
soutenir que les sacrements de la loi ancienne conféraient la grâce justifiante
par eux-mêmes, c'est-à-dire par leur vertu propre car, en ce cas, la passion du
Christ n'aurait pas été nécessaire, selon l'épître aux Galates (2, 21) :
"Si la justice vient de la loi, le Christ est mort pour rien." Mais
on ne peut pas soutenir non plus que les sacrements de la loi ancienne tenaient
de la passion du Christ la vertu de conférer la grâce justifiante. On vient de
le voir, nous sommes mis en communication avec la vertu de la passion du Christ
par le moyen de la foi et des sacrements, de façon différente toutefois ; car
la conjonction au moyen de la foi est réalisée par un acte de l'âme, la
conjonction au moyen des sacrements est réalisée par l'emploi de choses
extérieures. Or, ce qui est temporellement postérieur peut très bien agir avant
d'exister réellement, à condition d'être antérieur dans l'acte de l'âme ; c'est
ainsi que la fin, temporellement postérieure, meut celui qui agit en tant
qu'elle est appréhendée et désirée par lui. Mais, s'il s'agit de moyens
extérieurs, ceux qui n'existent pas encore sont sans effets. C'est ainsi que la
cause efficiente ne peut, comme la cause finale, agir en étant postérieure dans
l'existence selon l'ordre de succession chronologique. Il en ressort donc avec
évidence que la passion du Christ, cause de la justification des hommes, produit
bien une vertu justifiante pour les sacrements de la loi nouvelle, mais non
pour ceux de la loi ancienne.
Cependant, les
anciens Pères étaient justifiés comme nous par la foi à la passion du Christ.
Or, les sacrements de la loi ancienne étaient comme des protestations de cette
foi, en tant qu'ils signifiaient la passion du Christ et ses effets. Il est
donc clair que les sacrements de la loi ancienne n'avaient en eux aucune vertu
capable de conférer la grâce justifiante ; ils se bornaient à signifier la foi
par laquelle on était justifié.
Solutions :
1. Les anciens Pères avaient foi en la passion future du
Christ ; celle-ci pouvait les justifier en tant qu'elle existait dans leur âme
à titre de représentation. Mais nous, nous avons foi en la passion du Christ
qui nous est antérieure et qui peut donc justifier en outre lorsque nous
employons, à titre de moyens objectifs, les réalités sacramentelles, comme nous
venons de le dire.
2. Cette sanctification était en figure ; on les disait
sanctifiés en ce sens qu'ils étaient députés au culte divin selon le régime
rituel de la loi ancienne qui, tout entier, était ordonné à figurer la passion
du Christ.
3. Sur la circoncision, il y a eu diverses opinions. On a dit
qu'elle ne conférait pas la grâce et se bornait à enlever le péché. Mais c'est
impossible, car l'homme n'est justifié du péché que par la grâce. "Vous
avez été justifiés gratuitement par sa grâce", dit saint Paul (Rm 3, 24).
Aussi d'autres
ont-ils soutenu que la circoncision conférait la grâce quant à ses effets
destructeurs de la faute, mais non quant à ses effets positifs. Cela encore est
faux car, par la circoncision, les enfants recevaient la faculté de parvenir à
la gloire, ultime effet positif de la grâce. En outre, dans l'ordre de la
causalité formelle, les effets positifs sont antérieurs par nature aux effets
privatifs, bien que ce soit l'inverse dans l'ordre de la causalité matérielle ;
car la forme n'exclut la privation qu'en informant le sujet.
C'est pourquoi
d'autres ont dit que la circoncision conférait bien la grâce quant à cet effet
positif qui rend digne de la vie éternelle, mais non pour ce qui est de
réprimer la convoitise poussant au péché. J'ai partagé quelque temps cette
manière de voir. Mais si l'on y regarde de plus près, on remarque que cette
réponse n'est pas encore la vraie, car la plus petite grâce peut résister à
n'importe quelle convoitise et mériter la vie éternelle.
La meilleure
réponse est donc que la circoncision, comme les autres sacrements de la loi
ancienne, était signe de la foi justifiante, ce qui fait dire à saint Paul (Rm
4, 11) : "Abraham reçut le signe de la circoncision comme le sceau de la
justice obtenue par la foi." La grâce était donc conférée dans la
circoncision en tant qu'elle était signe de la passion future du Christ, comme
on le verra plus loin.
1. Les sacrements produisent-ils dans l'âme un
caractère ? - 2. Quelle est l'essence de ce caractère ? - 3. De qui est-il
l'empreinte ? - 4. Quel est le sujet dans lequel il réside ? - 5. Est-il
indélébile ? - 6. Tous les sacrements impriment-ils un caractère ?
Objections :
1. Il semble que non, car le mot caractère semble signifier un
signe distinctif. Or, les membres du Christ sont distingués des autres hommes
par la prédestination éternelle, qui ne met rien de réel dans les prédestinés, mais
seulement en Dieu qui prédestine, comme nous l'avons établi dans la première
Partie. Saint Paul (2 Tm 2, 19) dit en effet : "Le fondement solide posé
par Dieu demeure, portant en guise de sceau : Le Seigneur connaît ceux qui lui
appartiennent."
2. Le caractère est un signe distinctif. Mais saint Augustin
définit le signe : "Ce qui, au-delà de l'image qu'il fournit aux sens, fait
connaître quelque chose d'autre." Or, il n'y a rien dans l'âme qui
fournisse une image aux sens.
3. Si le fidèle est distingué de l'infidèle par le sacrement
de la loi nouvelle, il en était de même par les sacrements de la loi ancienne.
Mais ceux-ci n'imprimaient pas de caractère dans l'âme, d'où leur appellation
par l'Apôtre (He 9, 10) d'"ordonnances charnelles". Il semble donc
que les sacrements de la loi nouvelle eux non plus n'impriment pas de
caractère.
Cependant :
Selon l'Apôtre (2
Co 1, 21) : "Celui qui nous a oints, c'est Dieu, qui nous a aussi marqués
d'un sceau et a donné comme gage le Saint-Esprit dans nos coeurs." Mais
tout ce que le caractère implique, c'est justement l'impression d'un sceau. Il
semble donc que Dieu, par les sacrements, nous imprime son caractère.
Conclusion :
Comme on l'a
montré plus haut, les sacrements de la loi nouvelle sont ordonnés à une double
fin : remédier aux péchés et parfaire l'âme en vue du culte de Dieu tel qu'il
convient au rite de la vie chrétienne. Or tous ceux que l'on députe à une
fonction précise, il est d'usage de les marquer par un signe approprié ; ainsi,
dans l'antiquité, les soldats enrôlés au service militaire portaient certains
caractères sur leur corps, du fait qu'ils étaient députés à un service
corporel. Aussi, puisque les hommes sont députés par les sacrements au service
spirituel du culte de Dieu, il est logique que ces sacrements marquent les
fidèles d'un certain caractère spirituel. D'où la parole de saint Augustin :
"Supposons un soldat qui, pris de peur, a fui le combat, reniant ainsi le
caractère imprimé dans son corps ; s'il a recouru ensuite à la clémence du chef,
obtenu son pardon à force de prières et retourne au combat, maintenant que cet
homme est libre, qu'il s'est amendé, va-t-on lui renouveler son caractère, alors
qu'il suffit de le reconnaître et de l'approuver ? Les sacrements du Christ
seraient-ils moins profondément imprimés que cette marque corporelle ?"
Solutions :
1. Concédons que les fidèles du Christ sont députés à la
récompense de la gloire future par le sceau de la prédestination divine ; mais
ils sont députés, aux actes qui conviennent à l'état présent de l'Église par un
certain sceau spirituel, imprimé en eux, que l'on nomme le caractère.
2. Le caractère imprimé dans l'âme a raison de signe en tant
qu'imprimé par un sacrement sensible ; car on connaît qu'un homme est marqué du
caractère baptismal à ce qu'il a été lavé par l'eau perceptible aux sens. Mais
on peut aussi appeler caractère ou sceau, par métaphore, tout ce qui sert à
configurer ou à distinguer, même s'il ne s'agit pas d'un signe sensible ; c'est
ainsi que l'Apôtre nomme le Christ figure ou caractère de la substance du Père
(He 1, 3).
3. Ainsi qu'on l'a dit précédemment, les sacrements de
l'ancienne loi n'avaient pas en eux-mêmes le pouvoir spirituel de produire un
effet spirituel. C'est pourquoi ces sacrements n'exigeaient pas un caractère
spirituel : la circoncision corporelle, que l'Apôtre appelle un sceau (Rm 4, 11)
était un signe pleinement suffisant.
Objections :
1. Il ne semble pas que le caractère soit une puissance
spirituelle. En effet, "caractère" semble synonyme de "figure",
si bien que dans le passage de l'épître aux Hébreux (1, 3), où le Christ est
appelé "figure de la substance" du Père, le grec porte character au
lieu de "figure". Mais la figure rentre dans la quatrième espèce de
qualité ; elle diffère donc de la puissance qui est de la deuxième espèce.
2. "La divinité bienheureuse, dit saint Denys le
pseudo-aréopagite, reçoit le baptisé à la participation d'elle-même et lui
confère cette participation par sa propre lumière comme par un signe."
Ainsi le caractère semble-t-il être une sorte de lumière. Mais la lumière
appartient à la troisième espèce de qualité. Le caractère n'est donc pas une
puissance, puisque celle-ci appartient à la deuxième espèce de qualité.
3. Certains définissent le caractère "un signe sacré de
la communion dans la foi et de l'ordination sainte, conféré par le
pontife". Mais le signe est dans le genre de la relation, et non dans le
genre de la puissance.
4. La puissance a raison de cause et de principe, d'après
Aristote Mais le signe, qui entre dans la définition du caractère, s'apparente
plutôt à la raison d'effet. Le caractère n'est donc pas une puissance
spirituelle.
Cependant :
Au dire d'Aristote
: "Il y a trois choses dans l'âme : la puissance, l'habitus et la
passion." Or, le caractère n'est pas une passion, car la passion disparaît
vite, alors que le caractère est indélébile comme nous le dirons plus loin. De
même, il n'est pas un habitus, car il n'est pas d'habitus qui soit indéterminé
au bien ou au mal ; or, le caractère est indéterminé, car certains en usent
bien, d'autres mal, ce qui n'arrive pas dans les habitus ; car personne ne fait
mauvais usage de l'habitus vertueux, et personne ne fait bon usage de l'habitus
vicieux. Il reste donc que le caractère est une puissance.
Conclusion :
Les sacrements de
la loi nouvelle, nous l'avons vu impriment un caractère en tant qu'ils députent
les hommes au culte de Dieu tel qu'il convient au rite de la religion
chrétienne. Aussi, après avoir dit que "Dieu, par l'impression d'un
certain signe, donne au baptisé une participation de lui-même", saint
Denys le pseudo-aréopagite ajoute-t-il : "Il le parfait ainsi en le
faisant divin et transmetteur du divin." Or, le culte divin consiste à
recevoir des choses divines ou à les transmettre à autrui. Mais, pour chacun de
ces offices, une puissance est nécessaire, puissance active pour transmettre, puissance
passive pour recevoir. C'est pourquoi le caractère comporte une puissance
spirituelle ordonnée au culte divin.
Il faut bien
savoir cependant que cette puissance spirituelle est instrumentale, ainsi qu'on
l'a dit pour la vertu contenue dans les sacrements. Car posséder le caractère
sacramentel revient aux ministres de Dieu ; mais d'après le Philosophe
(Aristote) : "Le ministre se comporte à la manière d'un instrument".
Et comme la vertu qui est dans les sacrements ne rentre que par réduction dans
un genre déterminé, car elle est quelque chose d'instable par soi, et
d'inachevé ; ainsi le caractère n'est pas proprement dans un genre ou une
espèce, mais il se ramène à la deuxième espèce de qualité.
Solutions :
1. La figure termine pour ainsi dire la quantité. Elle
n'existe donc à proprement parler que dans l'ordre corporel ; on n'en parle que
par métaphore dans l'ordre spirituel. Mais un être est toujours rangé dans un
genre ou dans une espèce par ce qu'on lui attribue en propre. Le caractère ne
peut donc être dans la quatrième espèce de la qualité, en dépit de certaines
opinions.
2. Il n'y a dans la troisième espèce de qualité que des
passions sensibles ou des qualités sensibles. Or le caractère n'est pas une
lumière sensible. Il n'est donc pas de la troisième espèce de qualité où
certains ont voulu le mettre.
3. La relation qu'implique le mot signe doit être fondée sur
une réalité. Or la relation de ce signe qu'est le caractère ne peut avoir pour
fondement immédiat l'essence de l'âme, car elle conviendrait alors par nature à
toute âme. Il faut donc admettre en l'âme quelque chose qui fonde une telle
relation : et c'est l'essence du caractère. Aussi ne faut-il pas qu'il soit
dans le genre de la relation comme certains l'ont prétendu.
4. Le caractère a raison de signe si on le rapporte au
sacrement sensible qui l'imprime ; mais, considéré en lui-même, il a raison de
principe de la façon qu'on a dite.
Objections :
1. Il ne semble pas que le caractère sacramentel soit
l'empreinte du Christ. On lit en effet dans l’épître aux Éphésiens (4, 30) :
"Ne contristez pas le Saint-Esprit de Dieu dans lequel vous avez été
marqués d'un signe." Mais l'impression d'un signe est impliquée dans le
mot de caractère. Il faut donc attribuer le caractère sacramentel au Saint-Esprit
plutôt qu'au Christ.
2. Le caractère a raison de signe. Il est signe de la grâce
que confère le sacrement. Mais la grâce est infusée dans l'âme par la Trinité
tout entière ; d'où la parole du Psaume (84, 12) : "La grâce et la gloire,
c'est le Seigneur qui les donne." Il ne semble donc pas que le caractère
sacramentel doive être attribué spécialement au Christ.
3. Si quelqu'un reçoit un caractère, c'est pour être distingué
des autres. Mais c'est la charité qui distingue les saints d'avec les autres
hommes, car selon saint Augustin : "elle seule distingue entre les fils du
royaume et les fils de perdition" ; c'est aussi pourquoi l'on dit que les
fils de perdition portent le caractère de la bête, comme il est écrit dans
l'Apocalypse (13, 16). Or la charité n'est pas appropriée au Christ, mais
plutôt au Saint-Esprit, selon l'épître aux Romains (5, 5) : "La charité de
Dieu a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été
donné", ou même au Père selon la 2ème épître aux Corinthiens
(13, 13) : "La grâce de notre Seigneur Jésus Christ et la charité de
Dieu..." Donc, semble-t-il, le caractère sacramentel ne doit pas être
attribué au Christ.
Cependant :
Certains donnent
cette définition du caractère : "Le caractère est une marque distinctive
imprimée par le Caractère éternel dans l'âme rationnelle selon qu'il est image,
configurant la trinité créée à la Trinité créatrice et recréatrice, et
distinguant les fidèles de ceux qui ne sont pas configurés selon la condition
stable de la foi." Mais le Caractère éternel, c'est le Christ lui-même qui
est, selon l'épître aux Hébreux (1, 3) : "le rayonnement de la gloire, et
la figure (ou caractère) de la substance du Père." C'est donc au Christ
que l'on doit attribuer en propre le caractère sacramentel.
Conclusion :
Comme on l'a
montré plus haut, le caractère est proprement un sceau qui désigne une chose
ordonnée à une fin déterminée ; ainsi, c'est par un caractère que le denier est
désigné pour servir au commerce, et les soldats sont marqués d'un caractère qui
les députe au service militaire. Or le fidèle est député à deux choses :
- 1° D'abord et à
titre principal à la jouissance de la gloire, et pour cela, il est marqué du
sceau de la grâce ; c'est ce que dit Ézéchiel (9, 4) : "Marque d'un Tau le
front des hommes qui gémissent et qui souffrent", et de même l'Apocalypse
(7, 3) : "Ne nuisez pas à la terre, ni aux arbres, jusqu'à ce que nous
ayons marqué au front les serviteurs de notre Dieu."
- 2° En second lieu,
chaque fidèle est député à recevoir ou à donner aux autres ce qui concerne le
culte de Dieu ; et c'est là le rôle propre du caractère sacramentel. Or, tout
le rite de la religion chrétienne découle du sacerdoce du Christ.
C'est pourquoi il
est évident que le caractère sacramentel est spécialement caractère du Christ, au
sacerdoce de qui les fidèles sont configurés selon les caractères sacramentels
; et ceux-ci ne sont pas autre chose que des sortes de participations du
sacerdoce du Christ, qui découlent du Christ même.
Solutions :
1. L'Apôtre parle ici de cette configuration par laquelle on
est député à la gloire future. Cette configuration est l'oeuvre de la grâce, et
elle est attribuée au Saint-Esprit, car le Saint-Esprit est amour, et c'est par
amour que Dieu nous fait ces dons gratuits, ce qui ressortit à la raison de
grâce. Aussi saint Paul écrit-il (1 Co 12, 4) : "Les grâces sont diverses,
mais l'Esprit est le même."
2. Le caractère sacramentel est réalisé par rapport au signe
extérieur et il est signe par rapport à l'effet ultime. On peut donc attribuer
quelque chose au caractère de deux façons. Ou bien sous la raison de signe ; en
ce sens il est le signe de la grâce invisible que confère le sacrement. Ou bien
sous sa raison propre de caractère ; en ce sens, il est un signe configurant au
chef qui possède l'autorité souveraine sur la tâche à laquelle on est député ;
par exemple, les soldats qui sont députés au combat sont marqués de la marque
du chef, et lui sont ainsi comme configurés. De même, ceux qui sont députés au
culte chrétien dont le souverain est le Christ, reçoivent un caractère qui les
configure au Christ ; il est donc bien proprement caractère du Christ.
3. Le caractère établit une distinction par rapport à une fin
à laquelle est ordonné celui qui reçoit ce caractère, nous l'avons dit ; c'est
en vue du combat que le caractère militaire distingue le soldat du roi d'avec
le soldat ennemi. De même, le caractère des fidèles est ce qui distingue les
fidèles du Christ d'avec les esclaves du démon, soit en vue de la vie éternelle,
soit en vue du culte de l'Église présente ;
- Le premier rôle
est rempli par la charité et la grâce -c'est ce que démontre l'objection-
- Le second, par
le caractère sacramentel. Si bien qu'à l'opposé, on peut entendre par "caractère
de la bête" ou bien une malice obstinée qui députe à la peine éternelle, ou
bien la profession d'un culte illicite.
Objections :
1. Il semble que le caractère ne réside pas dans les
puissances de l'âme. Car on dit que le caractère est une disposition à la
grâce. Or celle-ci a pour sujet l'essence de l'âme, comme on l'a dit dans la
deuxième Partie.
2. Une puissance de l'âme ne peut être le sujet que d'un
habitus ou d'une disposition. Or, le caractère, on l'a dit, n'est pas un
habitus ou une disposition, mais plutôt une puissance qui n'a pas d'autre sujet
que l'essence de l'âme. Donc il semble que le caractère ne réside pas dans une
puissance de l'âme, mais plutôt dans son essence.
3. Les puissances de l'âme rationnelle se divisent en
puissance de connaissance et puissance appétitive. Mais on ne peut dire que le
caractère soit seulement dans une puissance de connaissance, ni seulement dans
une puissance appétitive. On ne peut dire non plus qu'il soit dans les deux à
la fois, car un même accident ne peut avoir des sujets divers. Il semble donc
que le sujet du caractère soit l'essence de l'âme, plutôt qu'une de ses
puissances.
Cependant :
Selon la
définition du caractère que nous avons citée plus haut, le caractère est
imprimé en l'âme rationnelle selon qu'il est une image. Si l'on voit une image
de la Trinité dans l'âme, c'est selon ses puissances. Le caractère existe donc
dans les puissances de l'âme.
Conclusion :
Nous l'avons dit, le
caractère est un certain sceau par lequel l'âme est désignée pour recevoir ou
transmettre aux autres ce qui concerne le culte divin. Or, le culte divin
consiste en certains actes, et ce sont les puissances de l'âme qui sont
proprement ordonnées aux actes comme l'essence à l'existence. Le caractère n'a
donc pas pour sujet l'essence de l'âme, mais l'une de ses puissances.
Solutions :
1. Pour attribuer son sujet à un accident, on tient compte de
la disposition prochaine que cet accident produit, non d'une disposition
éloignée ou indirecte. Or, le caractère dispose l'âme de façon directe et
prochaine à l'accomplissement du culte divin. Et parce que le culte n'est
accompli dignement qu'avec le secours de la grâce, car "ceux qui adorent
Dieu doivent l'adorer en esprit et en vérité" (Jn 4, 24), il s'ensuit que
la libéralité divine accorde la grâce à ceux qui reçoivent le caractère, pour
leur permettre de remplir dignement les fonctions auxquelles ils sont députés.
Pour désigner le sujet du caractère, il faut donc tenir compte des actes
relatifs au culte divin, plutôt que de la grâce.
2. L'essence de l'âme est le sujet de la puissance naturelle
qui découle des principes de l'essence. Or, le caractère n'est pas une
puissance de cette sorte, mais une certaine puissance spirituelle survenant du
dehors. Aussi, de même que l'essence de l'âme, principe de la vie naturelle de
l'homme, est perfectionnée par la grâce qui donne à l'âme la vie spirituelle, de
même la puissance naturelle de l'âme est perfectionnée par cette puissance
spirituelle qu'est le caractère. Si en effet l'habitus et la disposition
appartiennent aux puissances de l'âme, c'est qu'elles sont ordonnées aux actes
dont les puissances sont les principes ; et pour la même raison, tout ce qui
est ordonné à l'acte doit être attribué à la puissance.
3. Comme nous venons de le dire, le caractère est ordonné au
culte divin, lequel est une protestation de foi par des signes extérieurs. Il
faut donc que le caractère soit dans cette puissance connaissante de l'âme où
réside la foi.
Objections :
1. Il ne semble pas. Un accident est en effet d'autant mieux
fixé en son sujet qu'il est plus parfait. Or, la grâce est plus parfaite que le
caractère qui s'ordonne à elle comme à une fin ultérieure. Or la grâce est
détruite par le péché. Donc à plus forte raison le caractère.
2. Par le caractère, on est député au culte divin, on vient de
le dire ; mais certains passent du culte divin à un culte contraire par
l'apostasie de la foi. Ces gens-là semblent donc bien perdre le caractère
sacramentel.
3. Lorsque la fin disparaît, ce qui est ordonné à la fin doit
aussi disparaître sous peine de subsister pour rien. Ainsi, après la
résurrection, il n'y aura plus de mariage, car la génération, fin du mariage, aura
disparu. Or le culte extérieur, fin du caractère, ne subsistera pas dans la
patrie où l'on ne fera rien par figure, mais selon une vérité sans ombre. Donc
le caractère sacramentel ne subsiste pas perpétuellement en l'âme, et ainsi n'y
est pas imprimé de façon indélébile.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "Les sacrements chrétiens ne sont pas
moins profondément imprimés, que la marque corporelle du service
militaire." Or ce caractère militaire n'est pas renouvelé, mais il est
"reconnu et approuvé" en celui qui, après une faute, mérite le pardon
de son chef. Donc le caractère sacramentel non plus ne peut être effacé.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, le caractère sacramentel est une certaine participation du sacerdoce du
Christ dans ses fidèles ; par là, de même que le Christ a le pouvoir plénier du
sacerdoce spirituel, ses fidèles lui sont configurés en ce qu'ils participent
d'un certain pouvoir spirituel à l'égard des sacrements et en ce qui concerne
le culte divin. C'est aussi pour cela qu'il ne convient pas au Christ d'avoir
un caractère ; son pouvoir sacerdotal est au caractère ce que l'être plénier et
parfait est à l'être participé. Or, le sacerdoce du Christ est éternel selon la
parole du Psaume (110, 4) : "Tu es prêtre pour toujours, selon l'ordre de Melchisédech."
Il en résulte que toute sanctification opérée par son sacerdoce est perpétuelle,
du moment que la réalité consacrée subsiste. Cela est déjà évident lorsqu'il
s'agit de réalités inanimées : la consécration d'une église ou d'un autel
demeure toujours, à moins que cette église ou cet autel ne soient détruits.
Donc, puisque l'âme est sujet du caractère en sa partie intellectuelle où
réside la foi, il est évident que, l'intellect étant perpétuel et incorruptible,
de même le caractère demeure en l'âme de façon indélébile.
Solutions :
1. La grâce et le caractère existent dans l'âme de façon
différente. La grâce s'y trouve comme une forme qui y a son être achevé, tandis
que le caractère y est comme une vertu instrumentale, nous l'avons dit plus
haut. Or une forme achevée revêt dans son sujet la manière d'être de ce sujet.
Et parce que l'âme est soumise au changement en vertu de son libre arbitre tant
que dure son pèlerinage terrestre, la manière d'être de la grâce dans l'âme est
soumise aussi au changement. Mais lorsqu'il s'agit d'une vertu instrumentale, on
considère plutôt la manière d'être de son agent principal. Et c'est pourquoi le
caractère est indélébile en l'âme, non en raison de sa perfection propre, mais
en raison de la perfection possédée par le sacerdoce du Christ dont il découle
à titre de vertu instrumentale.
2. Comme le dit saint Augustin au même endroit : "A notre
avis, les apostats eux-mêmes ne perdent pas le baptême ; car on ne le leur
confère pas à nouveau lorsqu'ils reviennent par la pénitence ; on le juge donc
ineffaçable." La raison en est que le caractère est une vertu
instrumentale, nous l'avons dit. Or, la raison d'instrument consiste à être mû
par un autre et non à se mouvoir soi-même, ce qui appartient à la volonté.
Celle-ci peut bien se renier autant qu'il lui plaît, le caractère demeure
immuablement à cause de l'immutabilité de l'agent principal.
3. Si, après cette vie, le culte extérieur ne subsiste pas, son
but pourtant demeure. C'est pourquoi, après cette vie le caractère demeurera
dans les bons pour leur gloire, dans les méchants pour leur honte. De même
qu'après la victoire le caractère militaire demeure dans les soldats, s’ils
sont vainqueurs pour leur gloire, et s'ils sont vaincus pour leur châtiment.
Objections :
1. Il semble que oui, car tous les sacrements de la loi
nouvelle rendent participants du sacerdoce du Christ, on l'a dit. Il semble
donc que tout sacrement de la loi nouvelle imprime un caractère.
2. Le caractère est à l'âme où il réside ce que la
consécration est aux objets consacrés. Mais, par chaque sacrement de la loi
nouvelle, l'homme reçoit la grâce qui sanctifie, comme nous l'avons dit. Il
paraît donc que chaque sacrement de la loi nouvelle imprime un caractère.
3. Le caractère est réalité et sacrement. Or, de chaque
sacrement de la loi nouvelle, il y a ce qui est seulement réalité, ce qui est
seulement sacrement, et ce qui est déjà réalité et encore sacrement. Chaque
sacrement de la loi nouvelle imprime donc un caractère.
Cependant :
Les sacrements qui
impriment un caractère ne sont pas réitérés, parce que le caractère est
indélébile. Or, certains sacrements sont réitérés : ainsi la pénitence et le
mariage. Donc tous les sacrements de la loi nouvelle n'impriment pas de
caractère.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, les sacrements de la loi nouvelle ont un double objet : le remède au péché
et le culte divin. Or il est commun à tous les sacrements de fournir un remède
contre le péché du fait qu'ils confèrent la grâce. Mais tous les sacrements ne
sont pas ordonnés directement au culte divin ; il est évident, par exemple, que
le sacrement de pénitence, qui délivre l'homme du péché, ne lui fournit rien de
nouveau pour le culte divin, mais le rétablit dans son état premier.
Or, un sacrement
peut se rapporter au culte divin de trois façons différentes :
- 1° dans l'action
sacramentelle elle-même ;
- 2° en lui
fournissant des ministres ou agents ;
- 3° en lui
fournissant des bénéficiaires.
Le sacrement qui
concerne le culte divin dans l'action sacramentelle elle-même, c'est
l'eucharistie en quoi consiste comme en son principe le culte divin, du fait
qu'elle est le sacrifice de l'Église ; et ce sacrement n'imprime pas de
caractère en l'homme, car il ne l'ordonne pas à agir ou à recevoir
ultérieurement dans l'ordre sacramentel, étant plutôt, selon saint Denys le
pseudo-aréopagite, "la fin et la consommation de tous les
sacrements". Cependant il contient le Christ lui-même, qui n'a pas le
caractère, mais toute la plénitude du sacerdoce.
Ensuite, le
sacrement qui se rapporte au culte divin pour lui fournir des ministres, c'est
l'ordre, qui députe certains hommes à donner les sacrements.
Enfin, le
sacrement qui se rapporte au culte divin pour lui fournir des bénéficiaires, c’est
le baptême, car il donne à l'homme le pouvoir de recevoir les autres sacrements
de l'Église ; aussi le nomme-t-on la porte de tous les autres sacrements. A
cela aussi est ordonnée d'une certaine façon la confirmation, comme nous le
verrons en son lieu.
Ainsi trois
sacrements impriment un caractère le baptême, la confirmation et l'ordre.
Solutions :
1. Par tous les sacrements l'homme est fait participant du
sacerdoce du Christ, en ce sens qu'il en reçoit quelque effet ; mais tous les
sacrements ne le députent pas au culte en qualité de membre actif ou passif du
sacerdoce du Christ. Or, c'est cela qui est requis pour qu'un sacrement imprime
un caractère.
2. Par tous les sacrements l'homme est sanctifié en tant que
la sainteté comporte la purification du péché, oeuvre de la grâce. Mais, d'une
façon plus spéciale, par certains sacrements qui impriment un caractère, l'homme
est sanctifié par une consécration, en ce sens qu'il est député au culte divin
; de même que les objets inanimés sont dits sanctifiés par une semblable
députation.
3. Bien que le caractère soit déjà réalité et encore sacrement,
tout ce qui est tel n'est pas nécessairement caractère. Nous verrons plus loin,
à propos des divers sacrements, ce qui est en eux déjà réalité et encore
sacrement.
Il faut maintenant étudier la cause des sacrements, qu'il s'agisse de
la cause souveraine ou qu'il s'agisse de la cause ministérielle.
Dix questions se posent :
1. Dieu est-il seul à réaliser l'effet intérieur du sacrement ? - 2.
L'institution des sacrements a-t-elle Dieu seul pour auteur ? - 3. Le pouvoir
du Christ sur les sacrements. - 4. Le Christ pouvait-il communiquer à d'autres
son pouvoir sur les sacrements ? - 5. Les mauvais peuvent-ils avoir un pouvoir
ministériel sur les sacrements ? - 6. Les mauvais pèchent-ils en administrant
les sacrements ? - 7. Les anges peuvent-ils être ministres des sacrements ? -
8. L'intention du ministre est-elle requise dans les sacrements ? - 9. Une foi
droite est-elle requise au point qu'un infidèle ne puisse donner les sacrements
? - 10. L'intention droite est-elle requise ?
Objections :
1. Il semble que Dieu ne soit pas seul à réaliser l'effet
intérieur du sacrement mais que cela appartienne aussi au ministre. Car cet
effet intérieur consiste à purifier l'homme de ses péchés et à l'illuminer par
la grâce. Or il appartient aux ministres de l'Église de "purifier, illuminer
et parfaire", selon l'enseignement de saint Denys le pseudo-aréopagite.
2. Dans l'administration des sacrements, certains suffrages
sont présentés à Dieu sous forme de prières. Mais les prières des justes ont
plus de chance d'être exaucées par Dieu que les prières du premier venu, comme
il est dit en saint Jean (9, 31) : "Si quelqu'un rend hommage à Dieu et
fait sa volonté, Dieu l'exaucera." Il semble donc que l'on bénéficie
davantage du sacrement si on le reçoit d'un ministre vertueux. Donc le ministre
aussi réalise l'effet intérieur et pas seulement Dieu.
3. L'homme est plus digne qu'une chose inanimée, et cependant
il y a des choses inanimées qui concourent à l'effet intérieur : "L'eau
touche le corps et lave le coeur", dit saint Augustin. Donc, l'homme concourt
à l'effet intérieur, et pas seulement Dieu.
Cependant :
Il est dit dans
l'épître aux Romains (8, 33) : "C'est Dieu qui justifie." Puisque
l'effet intérieur de tous les sacrements est la justification, on voit que Dieu
seul réalise l'effet intérieur du sacrement.
Conclusion :
Il y a deux façons
de réaliser un effet : en qualité d'agent principal ou en qualité d'instrument.
Selon la première manière, c'est Dieu seul qui réalise l'effet intérieur du
sacrement. C'est parce que Dieu seul pénètre dans l'âme où réside l'effet du
sacrement, et un être ne peut agir directement là où il n'est pas. C'est aussi
parce qu'il appartient à Dieu seul de produire la grâce, qui est l'effet
intérieur du sacrement, nous l'avons dit dans la deuxième Partie. En outre, le
caractère, effet intérieur de certains sacrements, est une vertu instrumentale
dérivant de l'agent principal qui est Dieu.
Mais, de la
seconde manière, c'est-à-dire en agissant en qualité de ministre, l'homme peut
réaliser l'effet intérieur du sacrement ; car le ministre et l'instrument ont
la même définition : l'action de l'un et de l'autre s'exerce à l'extérieur et
aboutit à un effet intérieur sous la motion de l'agent principal qui est Dieu.
Solutions :
1. La purification qui est attribuée aux ministres de l'Église
n'est pas la purification du péché ; on dit que les diacres purifient parce
qu'ils écartent les impurs de l'assemblée des fidèles, ou parce qu'ils les
préparent par de saintes admonitions à la réception des sacrements. De même, on
dit que les prêtres illuminent le peuple saint, non parce qu'ils infusent la
grâce, mais parce qu'ils administrent les sacrements de la grâce, comme le
montre saint Denys le pseudo-aréopagite au même endroit.
2. Les prières prononcées dans l'administration des sacrements
ne sont pas adressées à Dieu de la part d'une personne privée, mais de la part
de toute l’Église, dont les prières sont agréables à Dieu : "Si deux parmi
vous s'accordent sur la terre, quelque chose qu'ils demandent, ils
l'obtiendront de mon Père", est-il dit en saint Matthieu (18, 19).
D'ailleurs, rien n'empêche que la dévotion d'un juste concoure à ce résultat.
Mais ce qui est proprement l'effet du sacrement n'est pas obtenu par la prière
de l'Église ou du ministre, mais par le mérite de la passion du Christ, dont la
vertu agit dans les sacrements, nous l'avons déjà dit d. Aussi l'effet du
sacrement n'est-il pas rendu meilleur parce que le ministre est meilleur.
Cependant un bien
annexe peut être obtenu au bénéficiaire du sacrement par la dévotion du
ministre ; cependant ce n'est pas le ministre qui le réalise, mais celui-ci en
obtient de Dieu la réalisation.
3. Les choses inanimées ne concourent à l'effet intérieur
qu'en qualité d'instruments, on l'a dit. De même les hommes n'y concourent
qu'en qualité de ministres, on vient de le dire aussi.
Objections :
1. Il ne semble pas, car c'est la Sainte Écriture qui nous
fait connaître les institutions divines. Mais il est certains éléments des
rites sacramentels dont on ne trouve nulle mention dans la Sainte Écriture, ainsi
le saint chrême avec lequel on donne la confirmation et l'huile dont on oint
les prêtres, et bien d'autres paroles ou gestes dont on use dans les
sacrements.
2. Les sacrements sont des signes. Or les choses sensibles ont
une signification naturelle ; et l'on ne peut pourtant pas dire que Dieu se
complaise en certaines significations plutôt qu'en d'autres, car il approuve
tout ce qu'il a fait. Il semble au contraire que ce soit le propre des démons
d'être attirés par des signes pour produire certains effets, suivant la parole
de saint Augustin : "Comme les démons s'insinuent dans des créatures qui
ne sont pas leur ouvrage mais l'ouvrage de Dieu, ils sont alléchés par des
attraits conformes au goût de chacun ; ce n'est pas l'attrait de l'animal pour
la nourriture, mais de l'esprit pour les signes." Il semble donc inutile
de faire intervenir l'institution divine dans les sacrements.
3. Les Apôtres ont été sur terre les vicaires de Dieu ; c'est
pourquoi l'Apôtre écrit (2 Co 2, 10) : "Car pour moi le don que j'ai fait
-si tant est que j'aie donné quelque chose- c'est par considération pour vous
et en tenant la place du Christ", c'est-à-dire comme si le Christ avait
fait ce don lui-même. Il semble donc que les Apôtres et leurs successeurs
puissent instituer de nouveaux sacrements.
Cependant :
C'est celui qui
donne à une institution sa force et sa vertu qui est l'auteur de cette
institution : on le voit chez ceux qui instituent des lois. Mais la vertu du
sacrement vient de Dieu seul, nous venons de le montrer Donc Dieu seul peut
instituer les sacrements.
Conclusion :
C'est à titre
d'instrument, on l'a vu que les sacrements réalisent des effets spirituels. Or,
l'instrument tient sa vertu de l'agent principal. Il y a deux agents, dans le
cas du sacrement : celui qui l'institue, et celui qui use du sacrement déjà
institué en l'appliquant à produire son effet. Mais la vertu du sacrement ne
peut pas venir de celui qui ne fait qu'en user, car il n'agit ainsi qu'à la
façon d'un ministre. Il reste donc que la vertu du sacrement lui vienne de
celui qui l'a institué. La vertu du sacrement ne venant que de Dieu, il en
résulte que Dieu seul a institué les sacrements.
Solutions :
1. Les éléments du rite sacramentel qui sont d'institution humaine
ne sont pas nécessaires au sacrement, mais contribuent à la solennité dont on
l'entoure pour exciter dévotion et respect en ceux qui les reçoivent. Quant aux
éléments nécessaires au sacrement, ils ont été institués par le Christ lui-même
qui est à la fois Dieu et homme ; et s'ils ne nous sont pas tous révélés dans
les Écritures, l'Église cependant les a reçus de l'enseignement ordinaire des
Apôtres ; c'est ainsi que saint Paul écrit (1 Co 11, 34) : "Pour les
autres points, je les réglerai lors de ma venue".
2. Les choses sensibles ont par leur nature une certaine
aptitude à signifier des effets spirituels ; mais cette aptitude encore
indéterminée est précisée par l'institution divine qui lui donne une
signification particulière. C'est ce qu'entend Hugues de Saint-Victor lorsqu'il
dit que "le sacrement signifie en vertu de l'institution". Cependant
Dieu a choisi certaines réalités de préférence à d'autres pour les
significations sacramentelles, non qu'il limite son action à ces seules
réalités, mais afin que la signification soit mieux adaptée.
3. Les Apôtres et leurs successeurs sont les vicaires de Dieu
pour le gouvernement de cette Église qui est constituée par la foi et les
sacrements de la foi. Aussi, de même qu'ils ne peuvent constituer une autre Église,
ils ne peuvent transmettre une autre foi, ni instituer d'autres sacrements ;
c'est "par les sacrements qui coulèrent du côté du Christ crucifié" que
l'Église du Christ a été constituée.
Objections :
1. Il semble que le Christ, en tant qu'homme, avait le pouvoir
de produire l'effet intérieur des sacrements. En effet, saint Jean Baptiste a
déclaré (Jn 1, 33) : "Celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau m'a dit :
Celui sur qui tu verras descendre et demeurer l'Esprit, c'est celui-là qui
baptise dans l'Esprit Saint." Mais baptiser dans l'Esprit Saint c'est
conférer intérieurement la grâce de l'Esprit Saint. Or, l'Esprit Saint est
descendu sur le Christ en tant qu'homme ; car en tant que Dieu c'est lui-même
qui donne l'Esprit Saint. Le Christ, comme homme, avait donc le pouvoir de
produire l'effet intérieur des sacrements.
2. Notre Seigneur a dit (Mt 9, 6) : "Sachez que le Fils
de l'homme a le pouvoir sur terre de remettre les péchés." Or la rémission
des péchés est l'effet intérieur du sacrement.
3. L'institution des sacrements appartient à celui qui est
l'agent principal dans la production de leur effet intérieur. Or, il est
évident que c'est le Christ qui a institué les sacrements.
4. Nul ne peut produire l'effet du sacrement sans conférer le
sacrement, à moins qu'il ne produise cet effet par sa vertu propre. Or le
Christ, en dehors du rite sacramentel, en a produit l'effet, comme on peut le
voir pour Marie-Madeleine à qui il a dit (Luc 7, 48) : "Tes péchés te sont
remis."
5. L'être par la vertu duquel agit le sacrement, est l'agent
principal qui produit l'effet intérieur. Or les sacrements tiennent leur vertu
de la passion du Christ et de l'invocation de son nom, d'après saint Paul (1 Co
1, 13) : "Paul est-il mort pour vous, ou bien avez-vous été baptisés au
nom de Paul ?" Donc le Christ en tant qu'homme produit l'effet intérieur
du sacrement.
Cependant :
Saint Augustin enseigne que "dans les sacrements, c'est la
vertu divine qui produit secrètement le salut". Or la vertu divine
appartient au Christ non en tant qu'il est homme, mais en tant qu'il est Dieu.
Conclusion :
Le Christ produit
l'effet intérieur des sacrements en tant qu'il est Dieu et en tant qu'il est
homme, mais de façon différente dans les deux cas.
En tant que Dieu, il
agit dans les sacrements à titre d'auteur souverain. En tant qu'homme, il en
opère les effets intérieurs de façon méritoire et aussi par mode d'efficience, mais
alors il s'agit seulement d'une efficience instrumentale. On a vu en effets que
la passion du Christ, qu'il a soufferte en sa nature humaine, est cause de
notre justification et en la méritant et en la réalisant effectivement, cela
non par mode d'agent principal, comme un auteur souverain, mais à la façon d'un
instrument, en tant que son humanité est l'instrument de sa divinité, nous
l'avons déjà dit.
Cependant, parce
qu'elle est l'instrument conjoint à la divinité dans l'unité d'une seule
personne, cette humanité possède une sorte de primauté et de causalité à l'égard
des instruments séparés que sont les ministres de l'Église. C'est pourquoi, de
même que le Christ, en tant que Dieu, a un pouvoir souverain sur les sacrements,
de même, en tant qu'homme, il a un pouvoir de ministre principal, ou pouvoir
d'excellence. Ce pouvoir consiste en quatre prérogatives :
- 1° En ce que
c'est le mérite et la vertu de sa passion qui agissent dans les sacrements, on
l'a dit.
- 2° C'est par la
foi que nous entrons en communication avec la vertu de sa passion, car
"c'est lui que Dieu a établi d'avance comme moyen de propitiation par la
foi en son sang" (Rm 3, 25), foi que nous professons par l'invocation du
nom du Christ ; c'est pourquoi le fait que les sacrements sont consacrés au nom
du Christ relève du pouvoir d'excellence qu'il exerce sur les sacrements.
- 3° C'est de leur
institution par le Christ qu'ils tiennent leur vertu. Il appartient donc à
l'excellence du pouvoir du Christ que celui qui a donné aux sacrements leur
vertu ait pu les instituer.
- 4° Comme la
cause ne dépend pas de son effet, mais bien plutôt l'effet de sa cause, il
appartient à l'excellence du pouvoir du Christ qu'il ait pu produire l'effet
des sacrements sans accomplir le rite sacramentel extérieur.
Solutions :
La réponse aux
objections et à l'argument Cependant est
ainsi évidente, car il y a du vrai des deux côtés, on vient de le dire.
Objections :
1. Il semble que le Christ ne pouvait pas communiquer à ses
ministres le pouvoir qu'il avait sur les sacrements. En effet, saint Augustin
raisonne ainsi : "S'il le pouvait et s'il ne l'a pas voulu, c'est qu'il
était jaloux de son pouvoir." Mais il n'y avait aucune jalousie dans le
Christ en qui résidait toute la plénitude de la charité. Donc, puisque le
Christ n'a pas communiqué son pouvoir à des ministres, c'est qu'il ne le
pouvait pas.
2. A propos de cette parole en saint Jean (14, 12) : "Il
fera de plus grandes choses", saint Augustin écrit : "Je l'affirme
hautement, c'est une plus grande chose de justifier un homme que de créer le Ciel
et la terre". Mais le Christ ne pouvait communiquer à ses disciples le
pouvoir de créer le Ciel et la terre. Il ne pouvait donc leur communiquer celui
de justifier un impie. Donc, puisque la justification de l'impie s'accomplit
par le pouvoir que le Christ exerce dans les sacrements, il semble qu'il ne
pouvait communiquer ce pouvoir à des ministres.
3. Il revient au Christ comme tête de l'Église que la grâce
découle de lui jusqu'aux autres hommes selon saint Jean (1, 16) : "De sa
plénitude, nous avons tous reçu." Mais cela 'n'était pas communicable à
d'autres, sans quoi l'Église serait un monstre, ayant plusieurs têtes. Il
apparaît donc que le Christ n'a donc pu communiquer son pouvoir à des
ministres.
Cependant :
Sur cette parole
de saint Jean Baptiste (Jn 1, 31) : "Et moi, je ne le connaissais
pas", saint Augustin écrit : "Il ne savait pas que le Seigneur
lui-même aurait le pouvoir baptismal et se le réserverait." Jean Baptiste
ne l'aurait pas ignoré si un pouvoir de cette sorte était incommunicable. Donc
le Christ a pu communiquer ce pouvoir à ses ministres.
Conclusion :
Le Christ avait un
double pouvoir sur les sacrements, nous venons de le dire : un pouvoir
souverain qui lui appartient en tant qu'il est Dieu. Et ce pouvoir ne pouvait
être communiqué à aucune créature, pas plus que l'Essence divine. Il avait un
autre pouvoir, celui d'excellence, qui lui appartient en tant qu'il est homme.
Ce pouvoir-là, il pouvait le communiquer à des ministres, en leur donnant une
telle plénitude de grâce que leur mérite aurait produit les effets des
sacrements, qu'à l'invocation de leurs noms les sacrements auraient été
sanctifiés, qu'ils auraient pu eux-mêmes instituer des sacrements et, sans les
rites sacramentels, conférer l'effet des sacrements par leur seul commandement.
L'instrument conjoint peut en effet transmettre d'autant mieux sa vertu à
l'instrument séparé qu'il est lui-même plus puissant, comme la main à l'égard
du bâton.
Solutions :
1. Ce n'est pas par jalousie que le Christ s'est abstenu de
communiquer son pouvoir d'excellence aux ministres de l'Église, mais pour
l'utilité des fidèles, afin qu'ils ne mettent pas leur espoir en l'homme, et
qu'il n'y ait pas de multiples catégories de sacrements d'où naîtrait la
division dans l'Église ; comme il arriva pour ceux qui disaient : "Moi, je
suis à Paul. Et moi, à Apollos, et moi à Céphas" (1 Co 1, 12).
2. Cette objection se réfère au pouvoir d'autorité souveraine
qui appartient au Christ selon qu'il est Dieu. Mais, comparé aux pouvoirs des
autres ministres, le pouvoir d'excellence, lui aussi, peut être appelé
souveraineté. Aussi, sur ce mot de la 1ère épître aux Corinthiens (1,
13), "le Christ est divisé", la Glose enseigne "qu'il pouvait
donner autorité sur le baptême à ceux qu'il a chargés de ce ministère".
3. Pour éviter qu'il y ait plusieurs têtes dans l'Église, le
Christ n'a pas voulu communiquer à des ministres son pouvoir d'excellence.
D'ailleurs, s'il l'avait communiqué, il serait lui-même tête à titre principal,
et les autres seulement de façon secondaire et dérivée.
Objections :
1. Cela paraît impossible, car les sacrements de la loi
nouvelle ont pour but de purifier du péché et de conférer la grâce. Mais les
méchants, étant impurs, ne peuvent pas purifier les autres de leurs péchés :
"Qu'est-ce qu'un impur pourrait bien purifier ?" dit l'Ecclésiastique
(34, 4). De plus, n'ayant pas la grâce, ils ne sauraient la conférer, puisqu'on
ne donne que ce que l'on a.
2. Toute la vertu des sacrements découle du Christ, on l'a
dit. Mais les méchants sont séparés du Christ ; car ils n'ont pas la charité
qui unit les membres à la tête : "Celui qui demeure dans la charité, demeure
en Dieu et Dieu en lui" (1 Jn 4, 16).
3. Si l'un des éléments requis dans les sacrements vient à
manquer, le sacrement n'est pas réalisé ; par exemple s'il manque la forme ou
la matière requise. Mais le ministre requis pour le sacrement, c'est celui qui
n'est pas souillé par le péché selon le Lévitique (31, 17) : "Tout homme
de ta race, dans toutes les familles, qui aura contracté une souillure, n'offrira
pas le pain à son Dieu, et n'accédera pas à son ministère." Donc, si le
ministre est un mauvais, rien ne se produit dans le sacrement.
Cependant :
Sur ce passage de
saint Jean (1, 33) : "Celui sur qui tu verras l'Esprit, etc.", saint
Augustin écrit : "Qu'est-ce que saint Jean Baptiste ignorait dans le
Christ ? Que le Seigneur posséderait et se réserverait le pouvoir souverain sur
le baptême, mais en transmettrait le ministère aux bons comme aux mauvais. Que
peut te faire un ministre mauvais quand le Seigneur est bon ?"
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, les ministres de l'Église agissent instrumentalement dans les sacrements
car, d'une certaine façon, la définition du ministre est identique à celle de
l'instrument. Or, comme nous l'avons vu, l'instrument n'agit pas selon sa forme
ou sa vertu propre, mais selon une vertu qui appartient à celui qui le meut.
C'est pourquoi il est accidentel à l'instrument comme instrument d'avoir telle
forme ou telle vertu, en dehors de ce qui est requis à sa raison d'instrument ;
ainsi est-il indifférent que le corps du médecin soit sain ou malade, car il
n'est que l'instrument de l'âme en qui réside l'art médical ; peu importe que
le conduit par où l'eau passe soit, en argent ou en plomb. Aussi les ministres
de l'Église peuvent-ils conférer les sacrements, même s'ils sont mauvais.
Solutions :
1. Si les ministres de l'Église purifient de leurs péchés les
hommes qui s'approchent des sacrements, et s'ils leur confèrent la grâce, ce
n'est pas par leur vertu, mais c'est le Christ qui, par son pouvoir, réalise
ces effets en utilisant ses ministres comme instruments. Aussi le résultat
produit en ceux qui reçoivent les sacrements ne les fait-il pas ressembler aux
ministres, mais les configure au Christ.
2. Par la charité, les membres du Christ sont unis à leur chef
pour recevoir de lui la vie, car "celui qui n'aime pas demeure dans la
mort" (1 Jn 3. 14). Mais on peut agir à l'aide d'un instrument privé de
vie et qui soit séparé quant à l'appartenance corporelle, pourvu qu'il soit
conjoint par la motion qu'on lui imprime ; l'artiste n'agit pas de la même
façon avec sa main et avec une hache. Ainsi donc le Christ agit dans les
sacrements avec les bons comme avec des membres vivants, avec les mauvais comme
avec des instruments privés de vie.
3. Une chose peut être requise de deux façons dans le
sacrement :
- 1° Elle est
requise comme absolument nécessaire ; et alors, si elle vient à manquer, le
sacrement n'est pas réalisé : s'il manque, par exemple, la forme requise ou la
matière requise.
- 2° Mais une
chose peut encore être requise dans le sacrement pour une raison de bienséance
; c'est à ce titre que la bonté des ministres est requise.
Objections :
1. Il semble que non, car on est le ministre de Dieu par les
oeuvres de charité, comme on est son ministre dans les sacrements ; c'est
pourquoi on lit dans l'épître aux Hébreux (13, 16) : "Ne négligez pas la
bienfaisance, ni la solidarité : car Dieu est favorable à de tels
sacrifices." Mais les mauvais ne pèchent pas en se faisant les ministres
de Dieu dans les oeuvres de charité ; au contraire il faut le leur conseiller
selon cette parole de Daniel (4, 24) : "Écoute mon conseil : rachète tes
péchés par des aumônes." Donc il semble que les mauvais ne pèchent pas en
administrant les sacrements.
2. Quiconque se solidarise avec le pécheur est lui-même
coupable de péché, car selon l'épître aux Romains (1, 32) : "Sont dignes
de mort, non seulement ceux qui commettent des péchés mais aussi ceux qui
approuvent ceux qui les commettent." Si les ministres mauvais pèchent en
administrant les sacrements, ceux qui reçoivent d'eux les sacrements se
solidarisent avec eux dans le péché. Ils pécheraient donc également, ce qui
semble absurde.
3. Il semble que jamais la conscience ne puisse se trouver
dans une impasse, car l'homme serait alors acculé au désespoir. Mais c'est ce
qui se produirait si les mauvais péchaient en administrant les sacrements, car
parfois ils pécheraient aussi en ne les administrant pas, par exemple alors que
leur charge les y oblige. Saint Paul dit en effet (1 Co 9, 16) : "Malheur
à moi si je n'évangélise pas car l'obligation m'en incombe." Parfois aussi
ils pécheraient par leur abstention en présence d'un péril : par exemple, si on
apporte un enfant en danger de mort à un pécheur pour qu'il le baptise. Il
n'est donc pas possible que les mauvais pèchent en administrant les sacrements.
Cependant :
Saint Denys le pseudo-aréopagite enseigne qu'"aux
mauvais il n'est pas même permis de toucher les symboles", c'est-à-dire
les signes sacramentels ; et, dans sa lettre à Démophile, il écrit :
"Un tel homme", c'est-à-dire un pécheur" est bien audacieux
d'imposer les mains dans des rites sacerdotaux ; il n'a ni crainte ni pudeur à
poursuivre des actions divines sans la divinité ; il croit que Dieu ignore ce
que lui-même connaît bien au dedans de lui ; il pense tromper par l'emploi d'un
nom mensonger celui qu'il appelle son Père, et ses infamies immondes -je ne
puis pas dire ses prières- il ose les proférer sur les signes divins, en se
montrant semblable au Christ".
Conclusion :
On pèche par
action en agissant "non selon ce qu'il faut", dit Aristote. Or, on
l'a vu, il convient que les ministres des sacrements soient des justes, car les
ministres doivent se conformer à Dieu selon ces paroles du Lévitique (19, 16) :
"Vous serez saints, car je suis saint" et de l'Ecclésiastique (10, 2)
: "Tel est le chef du peuple, et tels ses ministres." Il est donc
certain que les mauvais qui se présentent comme ministres de Dieu et de
l'Église pèchent en dispensant les sacrements. Et parce que ce péché est une
irrévérence à l'égard de Dieu, qu'il souille les sacrements pour autant que le
pécheur en a le pouvoir (car, de soi, les sacrements ne sauraient être
souillés) : il en résulte qu'un tel péché, par nature, est mortel.
Solutions :
1. Les oeuvres de charité ne sont pas sanctifiées par une
consécration, mais ce sont elles qui contribuent à la sainteté d'une vie juste,
comme étant des éléments de la justice. C'est pourquoi l'homme qui se montre le
ministre de Dieu dans les oeuvres de charité est sanctifié davantage s'il est
déjà juste, et il est préparé à la sainteté s'il est pécheur. Tandis que les
sacrements comportent en eux-mêmes une certaine sanctification par une
consécration mystique ; le ministre doit donc avoir d'abord la sainteté d'une
vie juste pour être accordé à son ministère. Il agit donc de façon discordante
et il pèche s'il accède dans l'état de péché à un tel ministère.
2. Celui qui s'approche des sacrements les reçoit du ministre
de l'Église, non pas en tant que celui-ci est tel ou tel, mais en tant qu'il
est ministre de l'Église. C'est pourquoi, aussi longtemps que l'Église lui
laisse son ministère, celui à qui il donne le sacrement ne se met pas en
communion avec son péché, mais en communion avec l'Église qui le présente comme
son ministre. Mais si l'Église ne le supporte plus, par exemple si elle le
dégrade, l'excommunie ou le suspend, on pèche lorsqu'on reçoit de lui un
sacrement, car on entre en communion avec son péché.
3. Celui qui est dans l'état de péché mortel n'est pas
contraint de pécher de toute façon si, par sa charge, il lui incombe de
distribuer les sacrements, car il peut se repentir de son péché, puis
administrer licitement. Il n'est d'ailleurs pas inconcevable qu'il soit
perplexe, c'est-à-dire contraint à pécher, à supposer qu'il veuille demeurer
dans son péché. Dans le cas de nécessité absolue cependant, il ne pécherait pas
en baptisant là où un laïc pourrait baptiser. Car il est évident alors, qu’il
ne se présenterait pas comme le ministre de l'Église, mais qu'il viendrait en
aide à celui qui est pris par la nécessité. Il n'en est pas de même pour les
autres sacrements, qui ne sont pas aussi nécessaires que le baptême, comme on
le verra plus loin.
Objections :
1. Cela paraît possible, car tout ce qu'un ministre supérieur
peut faire, un ministre inférieur le peut : tous les pouvoirs du diacre, le
prêtre les possède, mais non inversement. Or, dans l'organisation de la
hiérarchie, selon saint Denys le pseudo-aréopagite, les anges sont supérieurs à
n'importe quels hommes. Donc, puisque les hommes peuvent administrer les
sacrements, à plus forte raison les anges.
2. Dans le Ciel, les saints deviennent semblables aux anges, d'après
l'Évangile (Mt 22, 30). Mais certains saints du Ciel peuvent administrer les
sacrements, puisque le caractère sacramentel est indélébile, on l'a dit. Il
semble donc que les anges peuvent administrer les sacrements.
3. Comme on l'a dit le diable est le chef des mauvais, qui
sont ses membres. Or, les mauvais peuvent administrer les sacrements. Donc, les
démons aussi.
Cependant :
L'épître aux
Hébreux (5, 1) enseigne : "Tout grand prêtre, pris d'entre les hommes, est
établi en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu." Or, les anges,
bons ou mauvais, ne sont pas pris d'entre les hommes. Ils ne sont donc pas
établis ministres dans les relations avec Dieu, c'est-à-dire dans les
sacrements.
Conclusion :
Nous avons vu que
toute la vertu des sacrements découle de la passion du Christ, qui est le fait
du Christ en tant qu'homme. Ce sont les hommes qui ont la même nature que lui, et
non les anges. C'est en raison de sa passion précisément qu'il est dit
"abaissé un moment au-dessous des anges", comme le montre l'épître
aux Hébreux (2, 9). C'est donc aux hommes et non aux anges qu'il appartient de
dispenser les sacrements et d'en être les ministres.
Il faut noter
cependant que Dieu, s'il n'a pas lié sa vertu aux sacrements au point de ne
pouvoir sans eux conférer l'effet sacramentel, n'a pas davantage lié sa vertu
aux ministres de l'Église, au point de ne pouvoir donner aux anges celle
d'administrer les sacrements. Et, parce que les bons anges sont des messagers
de vérité, si un ministère sacramentel était accompli par de bons anges, on
devrait le tenir pour authentique, car il serait indubitable que cela s'est
fait de par la volonté divine ; c'est ainsi que certains temples ont été
consacrés par le ministère des anges, dit-on. Mais si des démons, qui sont
esprits de mensonge, se donnaient comme ministres d'un sacrement, on ne devrait
pas tenir leur ministère pour valable.
Solutions :
1. Ce que les hommes font sous un mode inférieur, c'est-à-dire
au moyen de sacrements sensibles qui sont proportionnés à leur nature, les
anges, ministres supérieurs, le font sous un mode supérieur" en purifiant,
illuminant et perfectionnant" de façon invisible.
2. Les saints dans le Ciel sont semblables aux anges en ce
qu'ils participent de la même gloire divine, non en ce qu'ils posséderaient une
même nature. Par suite ils ne leur sont pas semblables dans leurs relations
avec les sacrements.
3. Si les mauvais peuvent être les ministres des sacrements, ce
n'est pas parce que leur méchanceté fait d'eux les membres du diable. Aussi, de
ce que le diable est leur chef, on ne peut pas conclure qu'il ait plus de
pouvoir qu'eux sur les sacrements.
Objections :
1. Elle ne semble pas nécessaire à l'accomplissement du
sacrement, car le ministre agit dans les sacrements en qualité d'instrument. Or,
l'accomplissement de l'action ne répond pas à l'intention de l'instrument, mais
à celle de l'agent principal. L'intention du ministre n'est donc pas requise
pour l'accomplissement du sacrement.
2. Aucun homme ne peut connaître l'intention d'un autre. Si
l'intention du ministre était requise pour l'accomplissement du sacrement, celui
qui s'y présente ne pourrait savoir s'il l'a vraiment reçu. Ainsi il ne
pourrait être certain de son salut, étant donné surtout que certains sacrements
sont nécessaires au salut, comme on le verra plus loin. L'intention ne se
sépare pas de l'attention. Mais parfois les ministres du sacrement pensent à
autre chose et ne font pas attention à ce qu'ils disent et à ce qu'ils font. Et,
en ce cas, comme il y aurait défaut d'intention, le sacrement ne s'accomplirait
pas.
Cependant :
Les oeuvres
accomplies hors de toute intention sont le produit du hasard. Mais on ne peut
dire cela de l'opération sacramentelle ; celle-ci requiert donc l'intention du
ministre.
Conclusion :
Quand un être est
capable de plusieurs réalisations possibles, il faut faire intervenir un
principe de détermination qui le limitera à l'oeuvre unique qu'il s'agit de
produire.
Les actions
sacramentelles peuvent avoir une portée multiple ; ainsi l'ablution de l'eau
dans le baptême peut avoir pour raison d'être la propreté ou la santé
corporelle, le jeu, etc. Il faut donc faire intervenir l'intention de celui qui
fait l'ablution pour déterminer celle-ci à un seul effet qui sera celui du
sacrement. Et cette intention est exprimée par les paroles prononcées dans
l'administration des sacrements, telles que : "Je te baptise au nom du
Père, etc."
Solutions :
1. L'instrument inanimé n'a pas d'intention à l'égard de
l'effet ; ce qui en tient lieu c'est le mouvement que lui imprime l'agent
principal. Mais l'instrument animé, tel que le ministre, n'est pas seulement mû
; il se meut encore lui-même, en tant que par sa volonté il meut ses membres
pour leur faire produire l'oeuvre à faire. Son intention est donc requise pour
qu'il se soumette lui-même à l'agent principal, c’est-à-dire pour qu'ait
l'intention de faire ce que fait le Christ et l'Église.
2. Ici, deux opinions sont en présence. Certains exigent du
ministre l'intention mentale sans laquelle le sacrement n'est pas accompli.
Cependant, ce défaut d'intention de la part du ministre est suppléé : chez les
enfants qui ne désirent pas le baptême, par le Christ qui baptise invisiblement
; et chez les adultes qui désirent le baptême, par leur foi et leur dévotion.
Mais si cette opinion se soutient assez bien en ce qui concerne l'effet dernier,
c'est-à-dire la justification, en ce qui concerne l'effet intermédiaire qui est"
déjà réalité et encore sacrement", c'est-à-dire le caractère, on ne peut
admettre que la dévotion du sujet puisse suppléer ; car le caractère n'est jamais
imprimé en dehors du sacrement.
C'est pourquoi
d'autres ont une position meilleure : ils disent que le ministre du sacrement
agit comme représentant de l'Église tout entière dont il est le ministre ; les
paroles qu'il prononce expriment l'intention de l'Église, qui suffit pleinement
à l'accomplissement du sacrement, pourvu que ni le ministre ni le sujet ne
manifestent extérieurement une intention contraire.
3. Celui qui pense à autre chose n'a pas l'intention actuelle
; il a pourtant l'intention habituelle qui suffit à l'accomplissement du
sacrement. Par exemple, un prêtre qui vient donner le baptême a l'intention de
faire, en baptisant, ce que fait l'Église. Si par la suite sa pensée est
entraînée d'un autre côté, le sacrement est accompli en vertu de l'intention
première. Certes, le ministre du sacrement doit s'appliquer consciencieusement
à avoir l'intention actuelle ; mais ce n'est pas entièrement au pouvoir de
l'homme et il a beau vouloir fermement être attentif, il se met à penser à
autre chose, comme dit le Psaume (40, 13) : "Mon coeur m'a
abandonné".
Objections :
1. La foi du ministre semble nécessaire au sacrement. Car, nous
venons de le dire, son intention est nécessaire à l'accomplissement du
sacrement. Mais "la foi dirige l'intention", selon saint Augustin.
2. Si un ministre de l'Église n'a pas la vraie foi, il est
hérétique. Mais les hérétiques, semble-t-il ne peuvent conférer les sacrements.
"Toutes les oeuvres des hérétiques, écrit saint Cyprien de Carthage sont
charnelles, vaines et fausses, si bien que nous ne devons ratifier aucun de
leurs actes." Et saint Léon affirme : "Sans aucun doute, cette
aberration très cruelle et très folle a éteint toute la lumière des sacrements
célestes dans l'Église d'Alexandrie ; l'offrande du sacrifice est interrompue ;
elle a cessé, la consécration du chrême ; et dans les mains parricides des
impies se sont dérobés tous les mystères." Une vraie foi, chez le ministre
est donc nécessaire au sacrement.
3. Ceux qui n'ont pas la vraie foi semblent être séparés de
l'Église par l'excommunication. Saint Jean écrit dans sa deuxième épître (10) :
"Si quelqu'un vient à vous sans vous apporter cette doctrine, ne le
recevez pas dans votre maison et ne le saluez même pas" ; et saint Paul à
Tite (3, 10) : "Quant à l'hérétique, après un premier et un second
avertissement, éloigne-le de toi." Mais l'excommunié ne peut pas conférer
les sacrements de l'Église, étant séparé de l'Église, au ministère de qui est
confiée la distribution des sacrements.
Cependant :
Saint Augustin soutient en face des donatistes :
"Souvenez-vous que les moeurs des méchants ne peuvent nuire aux sacrements
de Dieu ni en les rendant nuls ni en les rendant moins saints."
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut : parce que le ministre agit instrumentalement dans les sacrements, il
n'agit pas par sa vertu propre, mais par la vertu du Christ. Or, on met la foi
d'un homme, de même que sa charité, au compte de sa vertu propre. Aussi, de
même que la charité du ministre n'est pas requise pour l'accomplissement du
sacrement, puisque les pécheurs peuvent administrer les sacrements comme nous
venons de le voir, la foi n'est pas davantage requise ; et un infidèle peut
procurer un vrai sacrement du moment que toutes les autres conditions
nécessaires sont réalisées.
Solutions :
1. Il peut arriver que la foi d'un homme soit défaillante sur
un point, mais non sur la vérité du sacrement qu'il administre. Par exemple, si
un homme croit que le serment est illicite en toute circonstance, tout en
croyant que le baptême est le moyen efficace du salut. L'infidélité, en ce cas,
n'empêche pas d'avoir l'intention de conférer le sacrement. Mais supposons que
le ministre n'ait pas la foi, précisément au sujet du sacrement dont il célèbre
le rite : il ne croit pas que l'action extérieure qu'il accomplit soit suivie
d'aucun effet intérieur ; malgré cela, il n'ignore pas que l'Église catholique
a l'intention, en accomplissant cette action extérieure de produire le
sacrement ; il peut donc, en dépit de son incroyance, avoir l'intention de
faire ce que fait l'Église, tout en croyant que cela ne sert de rien. Une telle
intention suffit pour le sacrement, car, nous l'avons vu le ministre du
sacrement agit comme représentant de toute l'Église dont la foi supplée ce qui
manque à la sienne.
2. Certains hérétiques administrent les sacrements sans
observer la forme de l'Église ; ceux-là ne confèrent ni le sacrement ni l'effet
du sacrement. D'autres observent la forme de l'Église ; ils confèrent le
sacrement, mais non l'effet du sacrement. A condition qu'ils soient séparés de
l'Église de façon patente, car dans ce cas celui qui reçoit d'eux le sacrement
pèche par le fait même, et c'est cela qui l'empêche d'obtenir l'effet du
sacrement. C'est ce qui explique la parole de saint Augustin : "Tiens avec
pleine certitude et ne doute aucunement que ceux qui ont reçu le baptême hors
de l'Église, s'ils ne reviennent pas à l'Église, le baptême achève leur
perdition." C'est en ce sens qu'il faut également interpréter la parole de
saint Léon : "Toute la lumière des sacrements est éteinte dans l'Église
d'Alexandrie." Il l'entend de l'effet du sacrement, mais non du rite
sacramentel lui-même.
Quant à saint Cyprien
de Carthage, il croyait que les hérétiques ne pouvaient pas conférer les
sacrements. Mais, sur ce point son opinion n'est pas suivie. Comme le dit saint
Augustin : "Le martyr Cyprien de Carthage ne voulait pas reconnaître le
baptême donné chez les hérétiques ou les schismatiques ; mais il a accumulé de
si grands mérites, jusqu'à obtenir le triomphe du martyre, que sa charité
éclatante dissipe cette ombre légère ; et ce qu'il pouvait y avoir à émonder
sur ce point a été retranché par la faux de la souffrance."
3. La puissance d'administrer les sacrements relève du caractère
spirituel qui est indélébile, nous l'avons montré. Aussi, du fait qu'un homme
est suspendu, excommunié ou même dégradé par l'Église, il ne perd pas le
pouvoir de conférer le sacrement, mais la permission d'user de ce pouvoir. Cet
homme confère donc le sacrement mais, ce faisant, il pèche. Et celui qui reçoit
le sacrement d'un tel ministre pèche de son côté, et ne reçoit pas l'effet du
sacrement, à moins d'être excusé par l'ignorance.
Objections :
1. Il semble que l'intention droite du ministre est requise à
l'accomplissement du sacrement. Car, d'après ce qui a été dit l'intention du
ministre doit se conformer à l'intention de l'Église. Mais celle-ci est
toujours droite. Une intention droite de la part du ministre est donc
nécessairement requise à l'accomplissement du sacrement.
2. L'intention perverse est pire que l'intention de s'amuser.
Mais l'intention de s'amuser annule le sacrement, par exemple dans le cas d'un
baptême administré par jeu. A plus forte raison par conséquent, l'intention
perverse annule-t-elle le sacrement, par exemple si l'on baptise quelqu'un afin
de le tuer ensuite.
3. L'intention perverse vicie toute l'oeuvre selon la parole
de Notre Seigneur : "Si ton oeil est mauvais, tout ton corps est dans les
ténèbres" (Lc 11, 34). Mais les sacrements du Christ ne peuvent être
viciés par la méchanceté des hommes, dit saint Augustin. Donc, s'il y a
intention perverse du ministre, il apparaît qu'il n'y a pas vrai sacrement.
Cependant :
L'intention
perverse relève de la malice du ministre et nous savons que celle-ci n'annule
pas le sacrement. Donc l'intention perverse non plus.
Conclusion :
L'intention du
ministre peut être perverse de deux façons :
- 1° A l'égard du
sacrement lui-même ; par exemple, on ne veut pas conférer le sacrement, mais
agir par plaisanterie ; une telle perversion détruit la vérité du sacrement, surtout
si l'intention est extérieurement manifeste.
- 2° L'intention
du ministre peut être perverse à l'égard de ce qui suivra le sacrement ; par
exemple, si un prêtre veut baptiser une femme pour abuser d'elle, ou s'il
consacre le corps du Christ pour en faire un poison. Comme ce qui est premier
ne dépend pas de ce qui est postérieur, la vérité du sacrement n'est pas
détruite par cette intention perverse. Mais en ayant une pareille intention le
ministre commet un péché grave.
Solutions :
1. L'intention de l'Église est droite quant à la réalisation
et quant à l'usage du sacrement. Mais si la première rectitude est réalisatrice
du sacrement, la seconde est seulement cause de mérite. Ainsi le ministre qui
conforme son intention à celle de l'Église quant au premier point et non quant
au second, réalise le sacrement mais n'en retire pas de mérite.
2. L'intention de s'amuser ou de plaisanter exclut même la
première rectitude de l'intention, celle qui réalise le sacrement. Par
conséquent, la comparaison avec l'intention perverse ne porte pas.
3. L'intention perverse ne pervertit que l'oeuvre de son
auteur, non celle d'un autre. L'intention perverse du ministre ne pervertit
dans l'action sacramentelle que ce qui est l'oeuvre du ministre, non ce qui est
l'oeuvre du Christ dont il est le ministre. C'est comme si un intendant avait une
mauvaise intention en distribuant aux pauvres des aumônes que son maître lui
aurait prescrites avec une intention droite.
Quatre questions : - 1. Y a-t-il sept sacrements ? - 2. Leur ordre
réciproque. - 3. Leur hiérarchie. - 4. Sont-ils tous nécessaires au salut ?
Objections :
1. Il semble qu'il ne doit pas y en avoir sept, car ils
tiennent leur efficacité de la vertu divine qui est une, et de la vertu de la
passion du Christ, qui est une aussi. Car, selon l'épître aux Hébreux (10, 14)
: "Par une oblation unique, il a rendu parfaits pour toujours ceux qui
sont sanctifiés." Il ne devrait donc y avoir qu'un seul sacrement.
2. Le sacrement est fait pour remédier au défaut du péché, qui
est double : la peine et la faute. Deux sacrements suffiraient donc.
3. Les sacrements sont des actions de la hiérarchie
ecclésiastique comme on le voit dans saint Denys le pseudo-aréopagite. Mais, comme
il le dit lui-même, la hiérarchie a trois actions : purifier, illuminer et
parfaire. Il ne doit donc y avoir que trois sacrements.
4. D'après saint Augustin, les sacrements de la loi nouvelle
sont moins nombreux que ceux de la loi ancienne. Or, il n'y avait dans la loi
ancienne aucun sacrement correspondant à la confirmation et à
l'extrême-onction. Donc ceux-ci ne doivent pas compter non plus parmi les
sacrements de la loi nouvelle.
5. La luxure n'est pas le plus grave des péchés, nous l'avons
montré dans la deuxième Partie : Puisqu'on n'a pas institué de
sacrement pour remédier aux autres péchés, il était inutile d'instituer le
mariage pour combattre la luxure.
Cependant :
6. Les sacrements semblent être plus de sept. Car on appelle
sacrements des signes sacrés. Mais il y a dans l'Église bien d'autres réalités
saintes exprimées par des signes sensibles, comme l'eau bénite, la consécration
de l'autel, etc.
7. Selon Hugues de Saint-Victor, les sacrements de la loi
ancienne furent les oblations, les dîmes et les sacrifices. Mais le sacrifice
de l'Église est un sacrement : l'eucharistie. Donc les oblations et les dîmes, elles
aussi, doivent être appelées des sacrements.
8. Il y a trois catégories de péché : originel, mortel et
véniel. Mais le baptême est dirigé contre le péché originel, et contre le péché
mortel il y a la pénitence. Il devrait donc y avoir un sacrement, outre les
sept que l'on connaît, dirigé contre le péché véniel.
Conclusion :
Les sacrements de
l'Église ont un double objet, avons-nous dite : perfectionner l'homme en ce qui
concerne le culte divin réglé par la religion de la vie chrétienne, et
présenter un remède contre le mal du péché. Le nombre de sept sacrements se
justifie à ces deux points de vue. En effet la vie spirituelle a une certaine
ressemblance avec la vie corporelle, selon la ressemblance générale du corporel
avec le spirituel. Or, la vie corporelle comporte un double achèvement : l'un
personnel, l'autre relatif à toute la communauté sociale où vit la personne, car
l'homme, par sa nature, est un animal social.
- Relativement à lui-même, l'homme est
achevé de deux façons dans sa vie corporelle : d'une façon essentielle, en
acquérant un achèvement de sa vie ; d'une façon accidentelle, en écartant les
obstacles à la vie, tels que les maladies et autres maux de même genre.
D'une façon
essentielle et directe, la vie corporelle atteint son achèvement selon trois modes.
- 1° Par la
génération qui inaugure l'existence et la vie de l'homme ; ce qui en tient lieu
dans sa vie spirituelle, c'est 1° le
baptême, régénération spirituelle, selon l'épître à Tite (3, 5) : "Par
le bain de régénération..."
- 2° Par la
croissance qui fait atteindre à l'homme sa taille et sa force parfaites ; ce
qui en tient lieu dans la vie spirituelle, c'est 2° la confirmation où l'on reçoit le Saint-Esprit pour être fortifié.
D'où cette parole aux disciples, une fois baptisés : "Demeurez dans la
ville jusqu'à ce que vous soyez revêtus de la force d'en-haut" (Luc 24, 49).
- 3° Par la
nutrition, qui conserve dans l'homme la vie et la force ; ce qui en tient lieu
dans la vie spirituelle, c'est 3° l'eucharistie.
Comme dit Notre Seigneur en saint Jean (6, 54) : "Si vous ne mangez la
chair du Fils de l'homme et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie
en vous."
Et ce serait
suffisant si l'homme avait, au corporel et au spirituel, une vie qui ne souffre
aucune atteinte. Mais, comme il est sujet à l'infirmité corporelle et à
l'infirmité spirituelle, qui est le péché, il lui faut un traitement contre
cette infirmité. Celui-ci est double : il y a cette guérison qui rend la santé,
et ce qui en tient lieu dans la vie spirituelle, c'est 4° la pénitence, selon la parole du Psaume (41, 5) : "Guéris mon
âme, car j'ai péché contre toi" ; et il y a ce rétablissement de la
vigueur première qu'on obtient par un régime et un exercice appropriés ; ce qui
en tient lieu dans la vie spirituelle, c'est 5° l'extrême-onction qui enlève les séquelles du péché et rend l'homme
prêt pour la gloire finale. Aussi, selon l'épître de saint Jacques (5, 15) : "Et
s'il a commis des péchés, ils lui seront pardonnés."
- Relativement à toute la communauté, l'homme est
perfectionné de deux façons. D'abord, du fait qu'il reçoit le pouvoir de
gouverner la multitude et d'exercer des fonctions publiques. Ce qui correspond
à cela dans la vie spirituelle, c'est le sacrement de 6° l'ordre, puisque, d'après l'épître aux Hébreux (7, 27), les prêtres
n'offrent pas des victimes pour eux seulement, mais aussi pour le peuple.
Ensuite, à l'égard
de la propagation de l'espèce, l'homme est perfectionné par 7° le mariage tant dans la vie corporelle
que dans la vie spirituelle, du fait que ce n'est pas là seulement un sacrement,
mais d'abord un office naturel.
C'est encore ainsi
que se justifie le nombre des sacrements, selon qu'ils sont dirigés contre le
défaut du péché ; le baptême est dirigé contre le manque de vie spirituelle ;
la confirmation contre la faiblesse de l'âme qui se trouve chez les nouveau-nés
; l'eucharistie contre la fragilité de l'âme en face du péché ; la pénitence
contre le péché actuel commis après le baptême ; l’extrême-onction contre les
séquelles du péché qui n'ont pas été suffisamment enlevées par la pénitence, du
fait de la négligence ou de l'ignorance ; l'ordre contre la désorganisation de
la multitude ; le mariage est un remède à la fois contre la convoitise
personnelle et contre la diminution de la multitude causée par la mort.
Enfin, certains
justifient le nombre des sacrements en les adaptant aux vertus, et aux défauts
produits par les péchés et leurs châtiments. Selon ces théologiens, à la foi
correspond le baptême, dirigé contre la faute originelle ; à l'espérance, l'extrême-onction
dirigée contre la faute vénielle ; à la charité, l'eucharistie dirigée contre
la blessure de malice ; à la prudence, l'ordre dirigé contre la blessure
d'ignorance ; à la justice, la pénitence dirigée contre le péché mortel ; à la
tempérance, le mariage dirigé contre la convoitise ; à la force, la
confirmation dirigée contre la blessure de faiblesse.
Solutions :
1. Un même agent principal emploie des instruments divers pour
produire divers effets, en harmonie avec l'oeuvre à faire. De même la vertu
divine et la passion du Christ opèrent en nous par des sacrements divers comme
par divers instruments.
2. La faute et la peine diffèrent selon l'espèce en tant qu'il
y a des espèces diverses de fautes et de peines ; et elles différent encore selon
les états et les positions diverses des hommes. C'est cela qui a obligé à
multiplier les sacrements, nous venons de le dire.
3. Dans les actions hiérarchiques, on considère les agents, les
bénéficiaires et les actions. Les agents sont les ministres de l'Église, que
concerne le sacrement de l'ordre. Les bénéficiaires sont ceux qui s'approchent
des sacrements, et ils sont produits par le mariage. Quant aux actions, elles
consistent à purifier, illuminer et perfectionner. Mais la purification, considérée
isolément, ne peut être un sacrement de la loi nouvelle, qui confère la grâce ;
elle n'est le fait que de sacramentaux : la catéchèse et l'exorcisme
préparatoires au baptême. Selon saint Denys le pseudo-aréopagite la
purification et l'illumination réunies sont le fait du baptême et, secondairement,
en raison de la rechute, sont le fait de la pénitence et de l'extrême-onction.
Enfin, le perfectionnement, quant à la vertu qui est comme la perfection de la
forme, ressortit à la confirmation ; et quant à l'obtention de la fin, ressortit
à l'eucharistie.
4. Dans le sacrement de confirmation on reçoit la plénitude du
Saint-Esprit pour être fortifié ; par l'extrême-onction, on est rendu prêt à
recevoir la gloire sans délai. Mais ni l'une ni l'autre ne convient à l'ancienne
alliance. C'est pourquoi, dans la loi ancienne, il ne pouvait rien y avoir qui
correspondit à ces deux sacrements. Cette absence n'empêche pas les sacrements
anciens d'avoir été plus nombreux à cause de la diversité des sacrifices et des
cérémonies.
5. Il a fallu employer contre la convoitise charnelle un
remède spécial, au moyen d'un sacrement ; d'abord parce que cette convoitise
corrompt la nature et pas seulement la personne ; ensuite à cause de son
impétuosité qui submerge la raison.
6. L'eau bénite et les autres choses consacrées ne sont pas
appelées des sacrements, parce qu'elles ne conduisent pas jusqu'à l'effet du
sacrement qui est l'obtention de la grâce. Mais ce sont là des dispositions aux
sacrements qui opèrent en écartant un obstacle ; c'est ainsi que l'eau bénite
est dirigée contre les pièges du démon et contre les péchés véniels ; ou encore
en produisant une certaine capacité à l'égard de l'accomplissement et de la
réception des sacrements ; c'est ainsi que, par révérence pour l'eucharistie, on
consacre l'autel et les vases qu'on y emploie.
7. Aussi bien dans la loi de nature que dans la loi mosaïque, les
oblations et les dîmes n'avaient pas pour seule fin l'entretien des ministres
du culte et des pauvres, mais encore une préfiguration ; c'est à cause de
celle-ci qu'elles étaient des sacrements. Mais aujourd'hui elles ont perdu leur
symbolisme figuratif, c'est pourquoi elles n'ont plus rang de sacrement.
8. L'infusion de la grâce n'est pas requise à l'effacement du
péché véniel. C'est pourquoi, puisque tout sacrement de la loi nouvelle produit
une infusion de grâce, aucun n'est institué directement contre le péché véniel,
que certains sacramentaux comme l'eau bénite et les rites analogues suffisent à
enlever. Certains affirment pourtant que l'extrême-onction est dirigée contre
le péché véniel. Mais nous traiterons cette question en son lieu.
Objections :
1. L'énumération qui précède ne présente pas un ordre
satisfaisant. Car l'Apôtre dit (1 Co 15, 46) : "Ce qui est animal vient en
premier, et ensuite ce qui est spirituel." Or, tandis que le mariage
engendre l'homme selon la génération animale, le baptême le réengendre, par une
seconde génération, spirituelle cette fois. Le mariage doit donc passer avant
le baptême dans l'énumération des sacrements.
2. Le sacrement de l'ordre confère le pouvoir d'être agent
dans les actions sacramentelles. Mais l'agent précède son action. L'ordre doit
donc avoir le premier rang, avant le baptême et les autres sacrements.
3. L'eucharistie est une nourriture spirituelle, et la
confirmation est définie par analogie avec la croissance. Mais la nourriture
étant cause de la croissance, doit la précéder. Donc l'eucharistie précède la
confirmation.
4. La pénitence prépare l'homme à l'eucharistie ; elle doit
donc la précéder comme la préparation précède le plein accomplissement.
5. Le plus proche de la fin ultime est ce qui vient en
dernier. L'extrême-onction est, de tous les sacrements, le plus proche de la
béatitude, notre fin ultime. C'est donc à elle de clore la liste des
sacrements.
Cependant :
Tout le monde range habituellement les sacrements dans
l'ordre adopté à l'Article précédent.
Conclusion :
On peut facilement
justifier l'ordre des sacrements d'après ce que nous avons dit. Car, de même
que l'unité précède la multiplicité, les sacrements ordonnés à la perfection
personnelle précèdent naturellement ceux qui sont ordonnés à la perfection du
groupe. C'est pourquoi l'on range en tout dernier lieu l'ordre et le mariage ;
et si l'on met le mariage après l'ordre, c'est parce qu'il réalise moins
parfaitement la notion de vie spirituelle à laquelle les sacrements sont
ordonnés.
Parmi les
sacrements ordonnés à la perfection personnelle, ceux qui sont ordonnés essentiellement
à la perfection de la vie spirituelle passent par nature avant ceux qui n'y
sont ordonnés qu'accidentellement, c'est-à-dire pour écarter les suites
nuisibles d'un accident survenu. Les derniers sacrements sont donc la pénitence
et l'extrême-onction, et celle-ci qui consomme la guérison, est rangée après la
pénitence qui l'inaugure.
Parmi les trois
autres sacrements, évidemment le baptême, régénération spirituelle, vient en
premier ; la confirmation vient ensuite, qui est ordonnée à procurer une force
spirituelle pleinement possédée ; on nomme en dernier lieu l'eucharistie, ordonnée
à l'achèvement final.
Solutions :
1. Le mariage, en tant qu'ordonné à la vie animale, est un
office naturel. Mais en tant qu'il comporte quelque spiritualité, il est un
sacrement ; et comme il est celui des sacrements qui en comporte le moins, on
le met en fin de liste.
2. Avant d'agir, il faut être en pleine possession de son
être. C'est pourquoi les sacrements qui achèvent l'être personnel viennent
avant le sacrement de l'ordre par lequel on est établi dans l'office de
perfectionner les autres.
3. La nourriture précède la croissance pour la causer, elle la
suit également pour conserver à l'homme toute la corpulence et toute la force à
laquelle la croissance l'a fait parvenir. C'est pourquoi on peut mettre
l'eucharistie avant la confirmation, avec saint Denys le pseudo-aréopagite, ou
après, avec le Maître des Sentences.
4. Cet argument serait juste si la pénitence était nécessaire
pour préparer à l'eucharistie. Or, cela n'est pas, car un homme indemne de
péché mortel n'a pas besoin de se préparer par la pénitence à la réception de
l'eucharistie. On voit donc que la pénitence ne prépare à l'eucharistie que par
accident, c'est-à-dire dans l'hypothèse du péché. Comme il est dit dans
l'Écritures : "Toi, Seigneur, Dieu des justes, tu n'as pas imposé de
pénitence aux justes."
5. Nous avons expliqué pour quelle raison l'extrême-onction
occupe la dernière place parmi les sacrements ordonnés à la perfection
personnelle.
Objections :
1. Il semble que l'eucharistie ne soit pas le plus important
des sacrements, car, dit Aristote le bien commun est plus important que le bien
d'un seul. Le mariage est ordonné au bien commun de l'espèce humaine réalisé
par la génération, et l'eucharistie est ordonnée au bien propre de celui qui la
reçoit. Donc celle-ci n'est pas le plus important des sacrements.
2. Les sacrements conférés par un ministre supérieur semblent
les plus dignes. La confirmation et l'ordre sont conférés exclusivement par
l'évêque qui est supérieur à un simple prêtre, lequel confère l'eucharistie.
Ces deux sacrements sont donc plus importants que l'eucharistie.
3. Les sacrements sont d'autant plus importants qu'ils ont
plus d'efficacité. Les sacrements qui impriment un caractère : le baptême, la
confirmation et l'ordre, sont donc plus importants que l'eucharistie qui n'en
imprime pas.
4. L'être dont d'autres êtres dépendent semble plus important
qu'eux. Mais l'eucharistie dépend du baptême, car on ne peut recevoir
l'eucharistie si l'on n'est baptisé. Le baptême est donc plus important que
l'eucharistie.
Cependant :
Saint Denys le pseudo-aréopagite affirme :
"On voit qu'aucune fonction sacramentelle n'est achevée sans la très
sainte eucharistie. Ce sacrement est donc le plus important, celui qui achève
tous les autres."
Conclusion :
En thèse absolue, l'eucharistie
est le plus important de tous les sacrements. Cela se manifeste de trois façons
:
- 1° En raison du
contenu de ce sacrement l'eucharistie contient substantiellement le Christ
lui-même, tandis que les autres sacrements ne contiennent qu'une vertu
instrumentale reçue du Christ en participation, nous l'avons montré plus haut ;
or, en tout domaine, l'être par essence est plus important que l'être
participé.
- 2° Cela se voit
par la connexion interne de l'organisme sacramentel, car tous les autres
sacrements sont ordonnés à celui-ci comme à leur fin. En effet, il est évident
que le sacrement de l'ordre a pour fin la consécration de l'eucharistie. Le
sacrement de baptême est ordonné à la réception de l'eucharistie, et il est
perfectionné par la confirmation, qui empêche de se soustraire, par crainte, à
un si grand sacrement. Puis, la pénitence et l'extrême-onction préparent
l'homme à recevoir dignement le corps du Christ. Le mariage aussi rejoint ce
sacrement, au moins par son symbolisme, en tant qu'il représente la conjonction
du Christ et de l'Église, dont l'union est figurée par le sacrement de
l'eucharistie. D'où la parole de l'Apôtre (Ep 5, 23) : "Ce sacrement (le
mariage) est grand. Je parle, moi, du Christ et de l'Église."
- 3° Cette
supériorité de l'eucharistie apparaît dans les rites sacramentels. Car
l'administration de presque tous les sacrements se consomme dans l'eucharistie,
comme le remarque saint Denys le pseudo-aréopagite (argument Cependant) ; ainsi voit-on les nouveaux ordonnés communier et aussi
les nouveaux baptisés s'ils sont adultes.
Quant aux autres
sacrements, on peut les hiérarchiser selon de multiples points de vue. Au point
de vue de la nécessité, le baptême est le plus important des sacrements ; au
point de vue de la perfection, c'est l'ordre ; et la confirmation se situe
entre les deux. Quant à la pénitence et à l'extrême-onction, ils appartiennent
à une catégorie inférieure par rapport aux précédents, parce que, nous l'avons
dit ils sont ordonnés à la vie chrétienne non pas essentiellement, mais par
accident, c'est-à-dire pour remédier à un défaut survenu. Dans cette catégorie,
toutefois, l’extrême-onction se rapporte à la pénitence comme la confirmation
au baptême ; c'est-à-dire que si la pénitence est plus nécessaire, l'extrême-onction
confère une perfection plus haute.
Solutions :
1. Le mariage est ordonné au bien commun corporel. Mais le
bien commun spirituel de toute l'Église réside substantiellement dans le
sacrement de l'eucharistie lui-même.
2. L'ordre et la confirmation députent les fidèles du Christ à
des fonctions spéciales qui se rattachent à la fonction du prince. C'est
pourquoi l'administration de ces deux sacrements est réservée à l'évêque qui, dans
l'Église, est comme le prince. Mais le sacrement de l'eucharistie ne députe à
aucune fonction, étant plutôt la fin de toutes les fonctions, nous venons de le
dire.
3. Le caractère sacramentel est, nous l'avons dit une certaine
participation du sacerdoce du Christ. Aussi le sacrement qui unit à l'homme le
Christ lui-même est-il plus digne que le sacrement qui imprime le caractère du
Christ.
4. Cet argument porte si on se place au point de vue de la nécessité.
Ainsi le baptême est le plus important des sacrements en tant qu'il est le plus
nécessaire. De même l'ordre et la confirmation jouissent d'une certaine
prééminence en raison de celui qui les administre, et le mariage en raison de
son symbolisme : car rien n'empêche un être qui n'est pas purement et
simplement le plus digne, d'être le plus digne à un point de vue particulier.
Objections :
1. Tous les sacrements sont nécessaires au salut. En effet, ce
qui n'est pas nécessaire est superflu, et aucun sacrement n'est superflu, car
Dieu ne fait rien en vain.
2. De même que Notre Seigneur a dit du baptême (Jn 3, 5) :
"Nul, s'il ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint, ne peut entrer dans le
royaume de Dieu", de même a-t-il dit de l'eucharistie (Jn 6, 54) :
"Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et si vous ne buvez son
sang, vous n'aurez pas la vie en vous." L'eucharistie est donc un
sacrement aussi nécessaire que le baptême.
3. On peut être sauvé sans le sacrement de baptême, pourvu que
ce soit la nécessité et non le mépris de la religion qui ait exclu le sacrement
comme on le verra plus loin. Mais il est vrai pour n'importe quel sacrement que
le mépris de la religion est un obstacle au salut. C'est donc à un titre égal
que tous les sacrements sont nécessaires au salut.
Cependant :
Les enfants sont
sauvés par le seul baptême, sans qu'il soit besoin des autres sacrements.
Conclusion :
La qualification
de "nécessaire" à l'égard de la fin -et telle est la nécessité dont
il s'agit ici- peut être attribuée de deux façons.
On peut appeler
nécessaire ce sans quoi on ne peut obtenir la fin ; ainsi la nourriture est
nécessaire à la vie humaine. C'est là quelque chose d'absolument nécessaire à
la fin. Mais on appelle aussi nécessaire ce sans quoi on n'obtient pas la fin
aussi commodément ; c'est ainsi qu'un cheval est nécessaire au voyage. Ce n'est
pas là quelque chose d'absolument nécessaire à la fin.
Trois sacrements
sont nécessaires au premier sens : deux pour l'individu, le baptême absolument,
la pénitence en raison d'un péché mortel commis après le baptême. Le sacrement
de l'ordre est nécessaire de la même façon, mais pour l'Église, car "où il
n'y a pas de chef, la communauté s'écroule", constatent les Proverbes (11,
14). Quant aux autres sacrements, ils ne sont nécessaires qu'au second sens :
car la confirmation achève, pour ainsi dire le baptême, et l'extrême onction
achève la pénitence ; quant au mariage, il conserve la communauté de l'Église
en renouvelant ses membres.
Solutions :
1. Pour qu'un être ne soit pas superflu il suffit qu'il soit
nécessaire au premier ou au second des sens que nous avons distingués ; c'est
ainsi que tous les sacrements sont nécessaires, on vient de le dire.
2. Il faut entendre cette parole de Notre Seigneur de la
manducation spirituelle et non pas seulement de la manducation sacramentelle ;
c'est l'explication de saint Augustin.
3. Le mépris de n'importe quel sacrement est un obstacle au
salut, mais il n'y a pas mépris du fait qu'on ne s'inquiète pas de recevoir un
sacrement qui n'est pas nécessaire au salut. Autrement tous ceux qui ne
reçoivent pas le sacrement de l'ordre et qui ne contractent pas mariage, mépriseraient
ces sacrements.
Il faut maintenant étudier les sacrements les uns après les autres en
ce qu'ils ont de propre : le baptême d'abord, puis la confirmation, l'eucharistie,
la pénitence, l'extrême-onction, l'ordre et le mariage. Au sujet du baptême, nous
étudierons : - 1° Le baptême lui-même (Q. 66-69). - 2° Les rites qui y
préparent (Q. 70-72).
Sur le baptême lui-même nous considérerons :
- I. La nature du sacrement (Q. 66).
- Il. Son ministre (Q. 67).
- III. Ceux qui le reçoivent (Q. 68).
- IV. Ses effets (Q. 69).
1. Qu'est-ce que le baptême ? Est-ce l'ablution
? - 2. L'institution de ce sacrement. - 3. L'eau en est-elle la matière propre
? - 4. Faut-il de l'eau pure ? - 5. La forme : "Moi, je te baptise au nom
du Père et du Fils et du Saint-Esprit" convient-elle à ce sacrement ? - 6.
Pourrait-on baptiser sous cette forme : "Moi, je te baptise au nom du
Christ ?" - 7. L'immersion est-elle nécessaire au baptême ? - 8. Faut-il
une triple immersion ? - 9. Le baptême peut-il être réitéré ? - 10. La liturgie
du baptême. - 11. Les différentes sortes de baptême. - 12. Comparaison entre
ces baptêmes.
Objections :
1. L'ablution du corps passe et le baptême demeure. Donc le
baptême n'est pas l'ablution elle-même, mais plutôt, comme dit saint Jean
Damascène, "une régénération, un sceau, une sauvegarde, une
illumination".
2. Hugues de Saint-Victor dit que "le baptême c'est l'eau
sanctifiée par la parole de Dieu pour laver nos fautes". Mais l'eau n'est
pas l'ablution elle-même, c'est plutôt l'ablution qui est l'usage qu'on fait de
l'eau.
3. Saint Augustin dit : "La parole s'ajoute à l'élément
pour faire le sacrement." Or ici l'élément c'est l'eau ; le baptême est
donc l'eau elle-même, et non pas l'ablution.
Cependant :
Il est écrit (Si
34, 25) : "Celui qui se lave après avoir touché un mort et de nouveau le
touche, que lui sert son ablution ?" Il semble donc que le baptême soit
l'ablution elle-même.
Conclusion :
Dans le baptême, trois
choses sont à considérer : ce qui est seulement "signe" (sacramentum
tantum), ce qui est à la fois "réalité et signe" (res et
sacramentum) ; ce qui est seulement "réalité" (res tantum).
- 1° Ce qui n'est que "sacrement", est quelque chose
de visible et d'extérieur, signe d'un effet intérieur : c'est bien cela qui
constitue le sacrement. Or ici, ce qui se présente aux sens, c'est l'eau
elle-même, et l'usage qu'on en fait, c'est-à-dire l'ablution. C'est pourquoi
certains ont pris l'eau elle-même pour le sacrement. Tel semble être le sens
des mots d'Hugues de Saint-Victor qui définit tout sacrement : "un élément
matériel", et le baptême : "de l'eau".
Mais cela n'est
pas vrai. Puisque les sacrements de la loi nouvelle opèrent une certaine
sanctification, le sacrement se réalise là où se réalise cette sanctification.
Or ce n'est pas dans l'eau que se réalise cette sanctification ; l'eau ne
possède qu'une vertu sanctifiante instrumentale, qui n'est pas permanente, mais
qui s'écoule dans l'homme, sujet de la sanctification proprement dite. Ce n'est
donc pas dans l'eau que s'accomplit le sacrement, mais dans l'application de
cette eau à l'homme, c'est-à-dire dans l'ablution. Aussi le Maître des
Sentences dit-il que "le baptême est une ablution extérieure du corps, accomplie
avec les paroles prescrites".
- 2° Quant à ce qui est à la fois "réalité et
sacrement", c'est le caractère baptismal : réalité signifiée par
l'ablution extérieure, et par là même signe sacramentel de la justification
intérieure. Celle-ci dans ce sacrement, est seulement réalité signifiée et non
point signe.
Solutions :
1. Ce qui est "réalité et sacrement" est le
caractère ; et ce qui est "réalité
seulement" : la justification intérieure, sont deux effets permanents
; mais si le caractère demeure et ne peut être effacé, la justification
intérieure demeure et peut se perdre. Saint Jean Damascène a donc défini le
baptême non quant à son élément extérieur, qui est sacrement seulement, mais
quant à son effet intérieur.
- Deux des
définitions qu'il a données s'appliquent au caractère : le "sceau" et
la "sauvegarde", parce que de soi le caractère, qu'on appelle aussi
"sceau", garde l'âme dans le bien.
- Deux autres
définitions s'appliquent à la réalité ultime du sacrement : elle est une "régénération",
en ce que par le baptême l'homme commence la vie nouvelle de la justice ; et
une "illumination" : ce qui s'entend spécialement de la foi par
laquelle l'homme reçoit la vie spirituelle, selon le mot d'Habacuc (2, 4) :
"Le juste vit de la foi." Or le baptême est une profession de foi :
c'est pourquoi on l'appelle "sacrement de la foi".
De même saint
Denys le pseudo-aréopagite défini le baptême par rapport aux autres sacrements,
quand il dit qu'il est "comme le principe des plus saintes prescriptions
de l'action sacrée, qui donne à notre âme les dispositions capables de les
recevoir". Et par rapport à la gloire céleste, qui est la fin générale de
tous les sacrements, quand il ajoute que le baptême ouvre le chemin qui nous
fait monter jusqu'au repos du Ciel. Et encore par rapport au principe de la vie
spirituelle, quand il l'appelle "la transmission de notre sacrée et très
divine régénération".
2. Nous venons de le dire : il n'est pas nécessaire de suivre
sur ce point l'opinion d'Hugues de Saint-Victor. - On peut cependant l'entendre
correctement en disant que le baptême est l'eau, parce que l'eau est le
principe matériel du baptême. Ce serait alors définir le baptême par sa cause.
3. Si l'union de la parole à l'élément sensible constitue le
sacrement, celui-ci se réalise non pas dans l'élément lui-même, mais dans
l'homme à qui l'on applique cet élément sous forme d'ablution. Et c'est ce que
signifient les paroles qui s'ajoutent à l'élément : "Je te baptise, etc."
Objections :
1. Il semble que le baptême fut institué après la passion du
Christ, car la cause précède son effet : or c'est la passion du Christ qui agit
dans les sacrements de la loi nouvelle. La passion du Christ a donc précédé
l'institution des sacrements de la loi nouvelle, et particulièrement
l'institution du baptême, puisque l'Apôtre dit (Rm 6, 3) : "Nous tous qui
avons été baptisés dans le Christ Jésus, c'est en sa mort que nous avons été
baptisés."
2. Les sacrements de la loi nouvelle tiennent leur efficacité
du commandement du Christ. Or le Christ a donné à ses disciples l'ordre de
baptiser après sa passion et sa résurrection, en disant (Mt 28, 19) :
"Allez, enseignez toutes les nations, baptisez-les au nom du Père, etc."
Il semble donc que c'est après la passion du Christ que le baptême fut
institué.
3. Le baptême est un sacrement nécessaire, on l'a dit plus
haut ; aussi semble-t-il que dès son institution, les hommes étaient obligés de
le recevoir. Or, avant la passion du Christ, les hommes n'étaient pas obligés
au baptême, puisque la circoncision, à laquelle a succédé le baptême, gardait
encore toute sa valeur. Il semble donc que le baptême n'a pas été institué
avant la passion du Christ.
Cependant :
Saint Augustin dit : "C'est par l'immersion du Christ dans
l'eau que l'eau lave tous nos péchés." Mais cela se fit avant la Passion.
Donc le baptême a été institué avant la Passion.
Conclusion :
On l'a dit plus
haut, les sacrements tiennent de leur institution le pouvoir de conférer la
grâce. Il semble donc qu'un sacrement est institué au moment où il reçoit le
pouvoir de produire son effet. Or le baptême a reçu ce pouvoir lors du baptême
du Christ. C'est donc alors vraiment que le baptême a été institué, quant au
sacrement lui-même.
Mais l'obligation
de recevoir ce sacrement ne fut imposée aux hommes qu'après la Passion et la
résurrection. D'abord parce que la passion du Christ mit fin aux sacrements
figuratifs, que remplacent le baptême et les autres sacrements de la loi
nouvelle. Puis parce que le baptême configure l'homme à la passion et à la
résurrection du Christ, en le faisant mourir au péché et renaître à une vie
nouvelle dans la justice. Aussi fallait-il que le Christ souffre et ressuscite
avant que soit imposée aux hommes la nécessité de se configurer à sa mort et à
sa résurrection.
Solutions :
1. Même avant la passion du Christ, le baptême tenait son
efficacité de cette passion, en tant qu'il la préfigurait. Cependant c'était
autrement que les sacrements de la loi ancienne : ceux-ci n'étaient que des
figures ; mais le baptême tenait sa vertu justificatrice du Christ lui-même, de
qui la passion elle-même tient son pouvoir salutaire.
2. Il ne fallait pas que le Christ contraigne les hommes à
observer des figures multiples, puisqu'il venait par sa vérité abolir les
figures en les accomplissant. Aussi avant sa passion, il n'a pu faire un
précepte du baptême qu'il avait institué, mais il a voulu que les hommes
s'accoutument peu à peu à en faire usage et cela surtout pour le peuple juif, dont
tous les actes étaient figuratifs, dit saint Augustin. Mais après sa passion et
sa résurrection, ce n'est pas seulement aux Juifs, mais aussi aux païens, qu'il
imposa par son commandement l'obligation du baptême en disant : "Allez, enseignez
toutes les nations..."
3. Les sacrements ne sont obligatoires que quand ils sont
l'objet d'un précepte. Or on l'a dit, cela n'eut pas lieu avant la Passion. Par
conséquent, ce que le Seigneur dit à Nicodème (Jn 3, 5) : "Nul, s'il ne
renaît de l'eau et de l'Esprit Saint, ne peut entrer dans le royaume de
Dieu", semble viser l'avenir plus que le présent.
Objections :
1. Il semble que non, car le baptême, selon saint Denys le
pseudo-aréopagite et saint Jean Damascène a le pouvoir d'illuminer. Or cela
convient surtout au feu. Donc le baptême devrait se faire dans le feu plutôt
que dans l'eau, et d'autant plus que Jean Baptiste, en annonçant le baptême du
Christ, dit : "Il vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu" (Mt 3,
11).
2. Le baptême signifie l'ablution des péchés ; mais on peut
laver avec d'autres liquides que l'eau : avec le vin, l'huile, etc. Donc on
pourrait aussi s'en servir pour le baptême, et l'eau n'est pas la matière
propre du baptême.
3. Les sacrements de l'Église, on l'a vu, ont coulé du côté du
Christ fixé à la croix. Or il en coula non seulement de l'eau, mais aussi du
sang. Il semble donc qu'on puisse baptiser aussi avec du sang. Et cela semble
convenir davantage à l'effet du baptême, puisque l'Apocalypse dit (1, 5) :
"Il nous a lavés de nos péchés en son sang."
4. Saint Augustin et saint Bède disent que "par le
contact de sa chair très pure le Christ a conféré aux eaux le pouvoir de
régénérer et de purifier". Mais toutes les eaux ne sont pas en
communication avec l'eau du Jourdain que le Christ a touchée avec sa chair.
N'importe quelle eau ne peut donc pas servir au baptême, et par conséquent ce
n'est pas l'eau, comme telle, qui est la matière propre du baptême.
5. Si l'eau comme telle était la matière propre du baptême, il
ne serait pas nécessaire de la soumettre à d'autres rites, avant de s'en servir
pour le baptême. Mais on exorcise et on bénit l'eau qui doit servir au baptême
solennel. Il semble donc que l'eau en tant que telle n'est pas la matière
propre du baptême.
Cependant :
Le Seigneur dit
(Jn 3, 5) : "Nul, s'il ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint, ne peut
entrer dans le royaume de Dieu."
Conclusion :
Par l'institution
divine, l'eau est la matière propre du baptême. Et cela est plein de
convenances :
- 1° La nature du
baptême, c'est de nous engendrer à la vie spirituelle ; et cela convient
absolument à l'eau : les germes, d'où naissent tous les vivants, plantes et
animaux, sont humides, au point que certains philosophes ont fait de l'eau le
principe de toutes choses.
- 2° Les
propriétés de l'eau conviennent aux effets du baptême. Par l'humidité, elle
lave ; et par là elle est apte à signifier et à causer l'ablution des péchés.
Sa fraîcheur tempère l'excès de chaleur, et par là elle peut apaiser le feu de
la convoitise. Elle est transparente et peut recevoir la lumière, et par là
elle convient au baptême qui est "le sacrement de la foi".
- 3° L'eau peut
convenablement représenter les mystères du Christ par lesquels nous sommes
justifiés. Comme le dit saint Jean Chrysostome : "Quand nous plongeons la
tête dans l'eau, c'est comme un tombeau dans lequel le vieil homme est enseveli,
il y est plongé et y disparaît ; ensuite c'est un homme nouveau qui
renaît."
- 4° L'eau est une
matière commune et abondante ; elle convient donc à un sacrement aussi
nécessaire, puisqu'on peut facilement la trouver partout.
Solutions :
1. L'illumination appartient au feu comme à son principe actif
Or celui qui est baptisé ne devient pas source de lumière, mais il est illuminé
par la foi qui vient "de l'audition" de la Parole (Rm 10, 17). L'eau
convient donc au baptême plus que le feu.
Quant à ce que dit
Jean Baptiste : "Il vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu", cela
peut s'entendre, avec saint Jérôme, de l'Esprit Saint qui apparut sur les
disciples sous la forme de langues de feu ; - ou avec saint Jean Chrysostome de
la tribulation qui purifie les péchés et apaise la convoitise ; - ou, comme dit
saint Hilaire." ceux qui ont été baptisés dans l'Esprit Saint, il reste
encore à recevoir la purification finale dans le feu du jugement".
2. Le vin et l'huile ne servent pas aussi communément que
l'eau pour les ablutions. Et ils ne lavent pas aussi parfaitement, car ils
laissent après eux une odeur, ce qui n'est pas le cas de l'eau. De plus on ne
les trouve pas aussi communément et aussi abondamment que l'eau.
3. Du côté du Christ l'eau coula pour nous laver, le sang pour
nous racheter. Aussi le sang se rapporte-t-il à l'eucharistie, et l'eau au
baptême. Celui-ci cependant tient sa puissance purificatrice de la vertu du
sang du Christ.
4. La vertu du Christ s'est transmise à toutes les eaux, non à
cause d'une continuité locale, mais à cause de leur communauté spécifique.
Comme dit saint Augustin : "La bénédiction qui a jailli du baptême du
Sauveur, s'est répandue comme un fleuve spirituel, et a rempli le lit de tous
les fleuves et les profondeurs de toutes les sources".
5. La bénédiction de l'eau n'est pas nécessaire au baptême, mais
elle appartient à une solennité qui sert à exciter la dévotion des fidèles et à
empêcher que la ruse du démon ne fasse obstacle à l'effet du baptême.
Objections :
1. Il semble que non, car l'eau que nous connaissons n'est pas de
l'eau pure ; cela est évident pour l'eau de mer, à laquelle sont mélangés
beaucoup d'éléments terrestres, comme le montre Aristote. Et cependant on peut
s'en servir pour le baptême. Donc l'eau pure n'est pas requise pour le baptême.
2. Dans la célébration solennelle du baptême, on mélange du
chrême à l'eau. Mais cela corrompt la pureté et la simplicité de l'eau.
3. L'eau qui a coulé du côté du Christ fixé à la croix était, on
l'a dit, la figure du baptême. Mais il semble que ce n'était pas de
l'eau pure, car dans un corps mixte, comme était le corps du Christ, les
éléments ne sont pas à l'état pur.
4. L'eau de lessive n'est pas de l'eau pure, puisqu'elle a des
propriétés opposées à celles de l'eau, comme de chauffer et de dessécher. Et
cependant on peut s'en servir pour le baptême, comme des eaux thermales qui
passent par des veines sulfureuses, de même que la lessive est filtrée sur de
la cendre.
5. L'eau de rose est produite par la distillation des roses, et
les autres eaux chimiques par la distillation de certains corps. Mais il semble
qu'on puisse s'en servir pour le baptême, comme des eaux de pluie, produites
par condensation des vapeurs. Et comme ces eaux ne sont pas pures et sans
mélange, il semble donc que l'eau pure et sans mélange n'est pas requise pour
le baptême.
Cependant :
On vient de dire
que la matière propre du baptême est l'eau. Mais il n'y a que de l'eau sans
mélange à être spécifiquement de l'eau. Donc l'eau pure et sans mélange est de
toute nécessité requise pour le baptême.
Conclusion :
L'eau peut perdre
sa pureté et sa simplicité de deux façons : par mélange avec un autre corps, ou
par altération. Et l'un et l'autre peut être naturel ou artificiel. Mais l'art
est moins puissant que la nature : la nature donne la forme substantielle, ce
que l'art ne peut pas faire. Aussi toutes les formes artificielles sont
accidentelles, sauf si l'art fait agir un agent approprié sur la matière
correspondante, comme le feu sur le combustible. C'est ainsi que certains
animaux naissent de matières en décomposition.
Toute modification
artificielle de l'eau, soit par mélange, soit par altération, n'en change donc
pas la nature. Aussi peut-on s'en servir pour le baptême, à moins que l'eau ne
soit mélangée à un corps en si petite quantité que le composé serait autre
chose que de l'eau ; la boue par exemple est de la terre plutôt que de l'eau, et
le vin coupé est du vin plus que de l'eau.
Mais les
changements naturels peuvent parfois modifier l'espèce de l'eau ; cela se
produit quand l'eau devient, par la nature, élément d'un corps mixte : ainsi
l'eau, changée en jus de raisin, est du vin, et n'a plus les caractères
spécifiques de l'eau. Parfois aussi la nature peut produire des changements qui
ne modifient pas l'espèce, qu'il s'agisse d'altération, comme pour l'eau
chauffée par le soleil, ou de mélange, comme l'eau de rivière troublée par le
mélange de parcelles de terre.
Par conséquent
l'eau, quelle qu'elle soit, quelque changement qu'elle ait subi, qui n'a pas
perdu sa nature d'eau, peut servir pour le baptême. Mais si elle l'a perdue, on
ne peut s'en servir.
Solutions :
1. Les changements que subit l'eau de mer, ou les eaux que
l'on rencontre communément, ne sont pas tels qu'ils changent la nature de
l'eau. Par conséquent, on peut s'en servir pour le baptême.
2. Le mélange de chrême ne change pas la nature de l'eau. Il
en est de même pour l'eau de cuisson des viandes, ou autres préparations
semblables, à moins que les matières qui ont ainsi cuit dans l'eau n'y soient
tellement dissoutes que le liquide ainsi obtenu soit moins de l'eau qu'une
substance étrangère ; on pourra en juger à sa consistance. Cependant si de
cette gelée on peut extraire de l'eau limpide, on pourra s'en servir pour le
baptême, ainsi qu'on peut le faire avec l'eau exprimée de la boue, bien qu'on
ne puisse pas baptiser avec de la boue.
3. L'eau qui a coulé du côté du Christ suspendu à la croix ne
fut pas une humeur lymphatique, comme l'ont dit certains auteurs. On ne
pourrait en effet conférer le baptême avec un tel liquide, non plus qu'avec du
sang, du vin, un suc de plante quelconque. Ce fut de l'eau pure, sortant
miraculeusement du corps mort, comme le sang, pour prouver la vérité du corps
du Seigneur, contre l'hérésie des manichéens : l'eau, un des quatre éléments, montrait
que le corps du Christ était vraiment composé des quatre éléments, et le sang
montrait qu'il était composé de quatre humeurs.
4. On peut employer pour le baptême l'eau de lessive, et l'eau
des bains sulfureux ; ces eaux ne sont ni artificiellement ni naturellement
incorporées à des corps mixtes, mais elles reçoivent seulement quelques
modifications pour être passées à travers certains corps.
5. L'eau de rose est un suc extrait de la rose ; on ne peut
donc s'en servir pour le baptême, ni, pour la même raison, des eaux chimiques
ou du vin. Il n'en est pas de même des eaux de pluie, qui sont produites par la
condensation des vapeurs nées de l'eau, et ne renferment qu'une très faible
proportion de liquides venant des corps mixtes ; ceux-ci d'ailleurs, sous
l'action de la nature qui est plus puissante que l'art, sont lors de cette
condensation réduits en eau véritable, ce que l'art ne saurait faire. Aussi
l'eau de pluie ne garde aucune propriété des corps mixtes ; on n'en peut dire
autant de l'eau de rose et des eaux chimiques.
Objections :
1. Il semble que non, car une action doit être attribuée à
l'agent principal plutôt qu'au ministre. Or, dans le sacrement, le ministre
agit comme un instrument, mais l'agent principal du baptême est le Christ, comme
il est dit en saint Jean (1, 33) : "Celui sur qui tu verras l'Esprit
descendre et se reposer, c'est lui qui baptise." Il ne convient donc pas
que le ministre dise : "Je te baptise", et d'autant moins que dans le
mot baptizo (je baptise) le pronom ego (moi) est sous-entendu, il
est donc superflu de l'ajouter.
2. Il n'est pas nécessaire que celui qui exerce une activité
quelconque fasse mention expresse de l'activité qu'il exerce ; ainsi celui qui
enseigne n'a pas besoin de dire : "Je vous enseigne." Or le Seigneur
a donné en même temps l'ordre de baptiser et celui d'enseigner, quand il a dit
(Mt 28, 19) : "Allez, enseignez toutes les nations, etc." Il n'est
donc pas nécessaire que dans la forme du baptême on fasse mention de l'acte du
baptême.
3. Parfois le baptisé n'entend pas les paroles, par exemple si
c'est un sourd ou un petit enfant. Il est donc inutile de lui adresser la
parole : "Lorsqu'on ne t'écoute pas, garde tes discours" (Si 32, 6
Vg). Il ne convient donc pas de dire : "Je te baptise" en s'adressant
à celui que l'on baptise.
4. Il peut arriver que plusieurs personnes soient baptisées en
même temps par plusieurs ministres, comme lorsque les Apôtres baptisèrent le
même jour trois mille personnes, et un autre jour cinq mille (Ac 2, 41 ; 4, 4).
La forme du baptême ne devrait donc pas se limiter au singulier ("je te
baptise "), mais on devrait pouvoir dire : "Nous vous
baptisons."
5. Le baptême tient sa vertu de la passion du Christ. Or, c'est
sa forme qui fait du baptême un rite saint. Il semble donc que la forme du
baptême devrait faire mention de la passion du Christ.
6. Le nom désigne les propriétés de la chose. Mais les
propriétés personnelles des personnes divines sont au nombre de trois, nous
l'avons dit dans la première Partie. On ne devrait donc pas dire : "Au nom
du Père, et du Fils et du Saint-Esprit", mais bien "aux noms".
7. La personne du Père n'est pas désignée seulement par le nom
de Père, mais aussi par celui d'Innascible et de Générateur ; le Fils est
désigné aussi par les noms de Verbe, d'Image, d'Engendré ; le Saint-Esprit peut
être aussi désigné par les noms de Don et d'Amour, de Celui qui procède. Il
semble donc qu'on pourrait employer ces noms pour conférer le baptême.
Cependant :
Le Seigneur a dit
(Mt 28, 19) : "Allez, enseignez toutes les nations, et baptisez-les au nom
du Père et du Fils et du Saint-Esprit."
Conclusion :
Le baptême est
consacré par sa forme, dit saint Paul (Ep 5, 26) : "Il l'a purifiée par le
bain d'eau avec la parole de vie." Et saint Augustin : "Le baptême est
consacré par les paroles évangéliques." Il faut donc que la forme exprime
la cause du baptême.
Or cette cause est
double : l'une, la cause principale d'où il tient sa vertu, c'est la sainte
Trinité ; l'autre, instrumentale, c'est le ministre qui confère le rite
sacramentel. La forme du baptême doit donc faire mention de l'une et de
l'autre. On désigne le ministre quand on dit : "Je te baptise", et la
cause principale, quand on dit : "Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit."
Ainsi cette formule convient bien au baptême.
Solutions :
1. Une action est attribuée à l'instrument comme à l'agent
immédiat, et à l'agent principal comme à celui par la vertu duquel agit
l'instrument. Aussi la forme du baptême désigne-t-elle justement le ministre
dans l'exercice de son rôle, quand on dit : "Je te baptise", et
d'ailleurs le Seigneur lui-même a attribué aux ministres l'action du baptême, en
disant : "Baptisez-les, etc." - La cause principale, par la vertu de
laquelle est donné le sacrement, est désignée quand on dit : "Au nom du
Père, etc.", car le Christ ne baptise pas sans le Père et sans l'Esprit Saint.
Les Grecs
n'attribuent pas au ministre l'acte du baptême, pour éviter l'erreur des
anciens qui attribuaient au baptiseur la vertu du baptême, et disaient :
"Moi je suis de Paul et moi de Céphas" (1 Co 1, 12). C'est pourquoi
ils disent : "Que le serviteur du Christ un tel soit baptisé au nom du
Père, etc." Et comme ces mots expriment l'acte posé par le ministre, avec
l'invocation de la Trinité, c'est un vrai sacrement.
L'addition du
pronom ego dans notre formule n'appartient pas à la substance de la
forme, mais n'est là que pour exprimer plus fortement l'intention.
2. L'homme peut se laver dans l'eau pour bien des raisons ; il
faut donc que la formule sacramentelle détermine le sens de cette ablution.
Cela ne se ferait pas en disant : "Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit",
car nous devons tout faire au nom des trois Personnes (Col 3, 17). Donc si
l'acte même du baptême n'est pas exprimé, soit à notre façon, soit à celle des
Grecs, le baptême n'est pas valide, d'après une décrétale d'Alexandre III :
"Si l'on plonge trois fois un enfant dans l'eau au nom du Père, et du Fils
et du Saint-Esprit, Amen, sans dire : je te baptise au nom du Père, et du Fils
et du Saint-Esprit, Amen, - l'enfant n'est pas baptisé."
3. Les paroles employées dans la formule sacramentelle sont
prononcées non seulement pour signifier, mais aussi pour produire ce qu'elles
signifient, puisqu'elles tiennent leur efficacité de la Parole "par qui
tout a été fait" (Jn 1, 3). Aussi convient-il de les adresser non
seulement aux hommes, mais aussi à des créatures insensibles, comme lorsqu'on
dit : "Je t'exorcise, créature du sel."
4. Plusieurs ministres ne peuvent pas baptiser en même temps un
seul sujet ; car les actions se multiplient avec les agents qui les
accomplissent intégralement. S’il y avait ensemble deux ministres, un muet qui
ne pourrait proférer les paroles, et un manchot qui ne pourrait pas faire les
gestes, ils ne pourraient pas se mettre à deux pour baptiser, l’un prononçant
les paroles, et l’autre faisant les gestes.
Si la nécessité
l’exige, on peut baptiser en même temps plusieurs personnes ; chacune d’elles
ne recevra qu’un seul baptême. Mais il faudra alors dire "Je vous baptise."
Et cela ne change pas la forme : "Vous" n’est pas autre chose que
"toi et toi". Mais quand on dit : "Nous", ce n'est pas la
même chose que "moi et moi", mais bien "moi et toi". Et
cela serait changer la forme.
On la changerait
aussi en disant : "Je me baptise." C'est pourquoi personne ne peut se
baptiser soi-même. Aussi le Christ lui-même a-t-il voulu être baptisé par Jean.
5. La passion du Christ est cause principale par rapport au
ministre, elle n'est pourtant que cause instrumentale par rapport à la sainte
Trinité. Aussi fait-on mention de la Trinité plutôt que de la passion du
Christ.
6. Bien qu'il y ait trois noms personnels pour les trois
Personnes, il n'y a pourtant qu'un seul nom essentiel. Or la puissance divine
qui agit dans le sacrement, appartient à l'essence. C'est pourquoi on dit :
"au nom" (singulier), et non pas "aux noms" (pluriel).
7. De même que l'eau est employée pour le baptême parce qu'on
s'en sert le plus communément pour les ablutions, de même pour désigner les
trois personnes divines dans la forme du baptême, on emploie les noms qui
servent le plus communément à les désigner dans telle langue donnée. Et si on
se servait d'autres noms, il n'y aurait pas baptême.
Objections :
1. C'est vraisemblable, car notre baptême est un comme notre
foi est une. Mais on lit dans les Actes (8, 12) : "Hommes et femmes
étaient baptisés au nom de Jésus Christ." Donc maintenant encore on peut
baptiser au nom du Christ.
2. Selon saint Ambroise de Milan : "En disant : le Christ,
vous nommez aussi le Père qui l'a oint, et le Fils lui-même qui a été oint, et
le Saint-Esprit en qui il a été oint." Mais on peut donner le baptême au
nom de la Trinité. Donc aussi au nom du Christ.
3. Le pape Nicolas répondant à une consultation des Bulgares, dit
: "Ceux qui ont été baptisés au nom de la sainte Trinité, ou même
seulement au nom du Christ, comme on le lit dans les Actes des Apôtres, ne
doivent pas être rebaptisés, car, comme dit saint Ambroise de Milan, c'est une
seule et même chose." Or il faudrait les rebaptiser si, ayant été baptisés
sous cette forme, ils n'avaient pas reçu le baptême. Le baptême peut donc être
administré au nom du Christ avec cette formule : "Je te baptise au nom du
Christ."
Cependant :
Le pape Gélase II
écrit à l'évêque Gaudentius : "Si ceux qui habitent dans le voisinage de
Votre Dilection déclarent qu'ils ont été baptisés seulement au nom du Seigneur,
sans aucune hésitation, quand ils viendront à la foi catholique, vous les
baptiserez au nom de la Trinité." Et Didyme dit : "Il peut arriver
que quelqu'un ait l'esprit assez dérangé pour baptiser en omettant un des noms
susdits" -c'est-à-dire d'une des trois Personnes- "ce baptême sera
invalide".
Conclusion :
On l'a dit
ci-dessus, les sacrements tiennent leur efficacité de l'institution du Christ.
C'est pourquoi, si l'on omet une des conditions posées par le Christ pour tel
sacrement, celui-ci perd toute son efficacité, à moins d'une disposition spéciale
du Christ, qui n'a pas lié sa puissance aux sacrements. Or le Christ a institué
que le baptême serait donné sous l'invocation de la Trinité. Par conséquent, tout
ce qui manque à la totalité de cette invocation ruine l'intégrité du baptême.
Qu'on n'objecte
pas que le nom d'une Personne suppose le nom d'une autre, comme le nom du Père
laisse entendre le nom du Fils ; ni que celui qui ne désigne qu'une seule
Personne peut avoir des trois une foi correcte. Car le sacrement requiert une
forme sensible, aussi bien qu'une matière sensible ; aussi l'intelligence de la
Trinité ou la foi en elle ne suffisent-elles pas à la perfection du sacrement
si la Trinité n'est pas exprimée de façon sensible par des mots. Aussi au
baptême du Christ, qui fut à l'origine de l'institution de notre baptême, la
Trinité s'est fait connaître à nos sens : le Père par la voix, le Fils en sa
nature humaine, l'Esprit Saint par la colombe.
Solutions :
1. C'est par une révélation spéciale du Christ que, dans la
primitive Église, les Apôtres baptisaient au nom du Christ, pour que ce nom, odieux
aux juifs et aux païens, soit mis en honneur, du fait que le Saint-Esprit était
donné au baptême à l'invocation de ce nom.
2. Saint Ambroise de Milan nous explique pourquoi il convenait
que cette dispense fût donnée dans la primitive Église : dans le nom du Christ
on entend toute la Trinité. Et par là on gardait au moins dans son contenu
intellectuel l'intégrité de la forme que Jésus avait donnée dans l’Évangile.
3. Le pape Nicolas s'appuie sur les deux autorités
précédentes. Par conséquent sa réponse s'explique par les deux solutions
ci-dessus.
Objections :
1. C'est vraisemblable car, dit saint Paul (Ep 4, 5) : "Il
n'y a qu'une seule foi, un seul baptême." Mais l'usage courant, en bien
des régions, est de baptiser par immersion. Il semble donc qu'on ne peut
baptiser autrement.
2. L'Apôtre dit aux Romains (6, 3) : "Nous tous qui avons
été baptisés dans le Christ Jésus, c'est dans sa mort que nous avons été
baptisés, car nous avons été ensevelis avec lui par le baptême en sa
mort." Mais cela se fait par l'immersion. Car saint Jean Chrysostome, sur
ces mots de Saint Jean (3, 5) : "Nul, s'il ne tenait de l'eau et de
l'Esprit Saint", dit : "Quand nous plongeons la tête dans l'eau, c'est
comme un tombeau dans lequel le vieil homme est enseveli, il y est plongé et y
disparaît ; ensuite c'est un homme nouveau qui renaît." Il semble donc que
l'immersion soit nécessaire au baptême.
3. Si l'on pouvait baptiser sans immerger tout le corps, il
suffirait également de verser de l'eau sur n'importe quelle partie du corps.
Mais cela ne convient pas, puisque le péché originel, contre lequel
principalement est donné le baptême, n'est pas localisé dans une partie du
corps seulement. Il semble donc que l'immersion est requise pour le baptême, et
que la seule infusion ne suffit pas.
Cependant :
Il est écrit (He
10, 22) : "Approchons-nous de lui avec un coeur sincère, le coeur purifié
des souillures d'une conscience mauvaise, et le corps lavé dans une eau
pure."
Conclusion :
Dans le sacrement
de baptême, on emploie l'eau sous forme d'ablution pour signifier la
purification intérieure du péché. Mais l'ablution dans l'eau peut se faire non
seulement par immersion, mais aussi par aspersion ou effusion. Aussi, bien
qu'il soit plus sûr de baptiser par immersion, puisque tel est l'usage commun, on
peut aussi baptiser par aspersion, ou par effusion, selon le mot d'Ézéchiel (36,
25) : "Je verserai sur vous une eau pure", et comme on dit aussi que
baptisa saint Laurent.
Et cela peut se
faire surtout en cas de nécessité ; soit à cause du grand nombre des candidats
au baptême, comme on dit dans les Actes (2, 41 ; 4, 4) qu'un jour trois mille
personnes reçurent le baptême, et un autre jour cinq mille. Ou bien si l'eau
n'est pas assez abondante, ou si le ministre n'est pas assez robuste pour
soutenir le baptisé, ou à cause de la faiblesse du baptisé que l'immersion
pourrait mettre en péril de mort. Il faut donc dire que l'immersion n'est pas
nécessaire au baptême.
Solutions :
1. Ce qui n'est qu'accidentel ne change pas la nature d'une chose.
De soi, le baptême requiert l'ablution du corps avec de l'eau : c'est pourquoi
on appelle le baptême "bain" : "La purifiant dans le bain d'eau
avec la parole de vie" (Ep 5, 26). Mais que cette ablution se fasse de
telle ou telle manière, cela est accidentel au baptême. Aussi la diversité des
usages en cette matière ne ruine-t-elle pas l'unité du baptême.
2. L'immersion signifie de façon plus expressive la sépulture
du Christ ; aussi est-elle la manière de baptiser la plus commune et la plus
recommandable. Mais dans les autres manières de baptiser, cette sépulture est
représentée d'une façon ou d'une autre bien que moins expressément ; et de
quelque façon que se fasse l'ablution, le corps de l'homme, au moins en partie,
est recouvert d'eau, comme le corps du Christ fut mis sous la terre.
3. La partie principale du corps, surtout par rapport aux
membres extérieurs, c'est la tête, où siègent tous les sens, internes et
externes. C'est pourquoi, si l'on ne peut verser de l'eau sur tout le corps, soit
par pénurie d'eau, soit pour quelque autre raison, c'est sur la tête qu'il faut
répandre l'eau, comme sur la partie où se manifeste le principe de la vie
animale.
Bien que les
organes de la génération soient les transmetteurs du péché originel, ce ne sont
pas ces organes qu'il faut laver, mais plutôt la tête, car le baptême ne met
pas fin à la transmission du péché originel par la génération, mais il délivre
l'âme de la tache et de la culpabilité du péché qu'elle encourt. Il faut donc
laver de préférence la partie du corps où se manifestent les opérations de
l'âme.
Dans l'ancienne
loi cependant, le remède contre le péché originel avait été institué dans
l'organe de la génération, car celui qui devait ôter le péché originel était
encore à naître de la race d'Abraham, dont la foi était signifiée par la
circoncision.
Objections :
1. Il semble qu'elle soit nécessaire. En effet saint Augustin dit
dans un sermon aux néophytes : "On a eu raison de vous plonger trois fois
dans l'eau, puisque c'est au nom de la Trinité que vous avez été baptisés. On a
eu raison aussi puisque vous avez reçu le baptême au nom de Jésus Christ qui
est ressuscité des morts le troisième jour. Cette immersion répétée trois fois,
par laquelle vous avez été ensevelis avec le Christ dans le baptême, est la
figure de la sépulture du Seigneur." Mais il paraît nécessaire au baptême
que la Trinité y soit exprimée, et que le néophyte soit configuré à la
sépulture du Christ. Il semble donc que la triple immersion soit nécessaire au
baptême.
2. Les sacrements tiennent leur efficacité du commandement du
Christ. Mais cette triple immersion se fait sur l'ordre du Christ. Le pape
Gélase écrit en effet à l'évêque Gaudentius : "Le précepte évangélique, donné
par Jésus Christ lui-même, le Seigneur Dieu et notre Sauveur, nous ordonne de
baptiser au nom de la Trinité, et même par une triple immersion." Ainsi, comme
il est nécessaire de baptiser au nom de la Trinité, il semble bien que la
triple immersion soit également nécessaire pour le baptême.
3. Si la triple immersion n'est pas nécessaire au baptême, le
sacrement, semble-t-il, sera conféré dès la première immersion. Si donc on en
ajoute une deuxième et une troisième, on paraît baptiser une deuxième et une
troisième fois : ce qui ne convient pas. Une seule immersion ne suffit donc pas
pour le baptême, mais les trois sont nécessaires.
Cependant :
Saint Grégoire le Grand écrit à l'évêque Léandre : "Il n'y a
rien de répréhensible à plonger un enfant dans l'eau baptismale trois fois ou
une seule, car trois immersions signifient la Trinité des Personnes, mais une
seule peut signifier l'unité de la divinité."
Conclusion :
Nous l'avons dit
le baptême requiert de soi l'ablution dans l'eau, qui est nécessaire au
sacrement ; mais la façon dont se fait cette ablution est accidentelle au
sacrement. Aussi, selon l'autorité de saint Grégoire citée ci-dessus, il est, de
soi, également licite de pratiquer une ou trois immersions : l'unique immersion
signifie l'unité de la mort du Christ et l'unité de la divinité ; la triple
immersion signifie les trois jours de la sépulture du Christ et la trinité des
Personnes.
Mais pour diverses
raisons, la législation de l'Église a établi tantôt l'une, tantôt l'autre. Au
début de l'Église naissante, certains avaient des idées fausses sur la Trinité,
pensant que le Christ était un homme ordinaire, qui, surtout par sa mort, avait
mérité d'être appelé Fils de Dieu et Dieu ; aussi ne baptisaient-ils pas au nom
de la Trinité, mais seulement en mémoire de la mort du Christ, et par une seule
immersion. Mais cela fut réprouvé dans la primitive Église ; ainsi on lit dans
les Canons des Apôtres : "Si un prêtre ou un évêque baptise non par une
triple immersion, mais par une seule, comme, dit-on, font certains "dans
la mort du Seigneur", qu'il soit déposé, car le Seigneur n'a pas dit :
"Baptisez en ma mort", mais "au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit"."
Plus tard se répandit l'erreur de certains schismatiques et hérétiques qui
rebaptisaient, comme saint Augustin le rapporte des donatistes. Aussi, pour
écarter leur erreur, le concile de Tolède décida qu'il n'y aurait qu'une seule
immersion : "Pour éviter le scandale du schisme ou la pratique d'une
doctrine hérétique, nous nous en tiendrons à une immersion simple."
Mais puisque cette
raison n'existe plus, la triple immersion est la pratique commune pour le
baptême. Aussi, en baptisant autrement, on pécherait gravement, car on
n'observerait pas le rite de l'Église. Néanmoins le baptême serait valide.
Solutions :
1. La Trinité est comme l'agent principal du baptême. La
ressemblance de l'agent s'imprime dans l'effet par la forme et non par la
matière. Ainsi la Trinité est-elle représentée dans le baptême par les paroles
qui constituent la forme. Il n'est pas nécessaire que la Trinité soit
représentée par l'usage qu'on fait de la matière ; si elle l'est, c'est pour
rendre la signification plus expressive.
De même une seule
immersion suffit à signifier la mort du Christ. Les trois jours de la sépulture
n'étaient pas nécessaires à notre salut ; même s'il n'était resté qu'un seul
jour dans la mort ou dans le tombeau, cela aurait suffi pour achever notre
rédemption. Mais, comme on l'a dit plus haut, ces trois jours ont pour but de
manifester la réalité de la mort.
Donc, ni du point
de vue de la Trinité, ni de celui de la Passion, la triple immersion n'est
nécessaire au sacrement.
2. Si le pape Pélage a compris que le Christ avait prescrit la
triple immersion, c'est par analogie avec la formule baptismale qu'il a prescrite
: "Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit." Mais comme on
vient de le dire, on ne peut pas employer le même argument sur la forme et sur
l'usage de la matière.
3. On a dit plus haut que l'intention est requise peur le
baptême. Ainsi l'intention du ministre de l'Église, qui entend donner par une
triple immersion un seul baptême, ne fait-elle qu'un seul baptême. Ainsi saint
Jérôme dit-il : "Bien que le sujet soit baptisé" c'est-à-dire immergé,
"trois fois, en l'honneur du mystère de la Trinité, il n'y a cependant
qu'un seul baptême".
Cependant, si à
chaque immersion il y avait l'intention de donner un baptême, en répétant à
chacune les paroles de la forme, il pécherait en ce qui dépend de lui, comme
baptisant plusieurs fois.
Objections :
1. Le baptême a été institué pour nous purifier de nos péchés.
Le baptême devrait donc être renouvelé, et d'autant plus que la miséricorde du
Christ dépasse la faute de l'homme.
2. Jean Baptiste fut plus qu'un autre loué par le Christ, qui
a dit de lui (Mt 11, 11) : "Parmi les enfants des femmes, nul n'a été plus
grand que Jean Baptiste." Mais ceux qui avaient été baptisés par lui
étaient rebaptisés, comme nous voyons dans les Actes (19, 5) que Paul rebaptisa
ceux qui avaient reçu le baptême de Jean. A plus forte raison faut-il
rebaptiser ceux qui ont été baptisés par des hérétiques ou des pécheurs.
3. Le Concile de Nicée a décidé qu'il fallait baptiser ceux
qui venaient à l'Église de la secte des paulianistes et des cataphrygiens. Il
semble que le même motif joue pour les autres hérétiques. Donc ceux qui ont été
baptisés par les hérétiques doivent être rebaptisés.
4. Le baptême est nécessaire au salut. Or il y a des baptisés
dont le baptême est douteux. Il faut donc les rebaptiser.
5. L'eucharistie est un sacrement plus parfait que le baptême.
Mais on peut recevoir plusieurs fois l'eucharistie. Donc et à plus forte raison
on peut renouveler le baptême.
Cependant :
Saint Paul dit (Ep 4, 5) : "Une seule foi et un seul
baptême."
Conclusion :
Le baptême ne peut
pas être renouvelé :
- 1° Il est une sorte
de renaissance spirituelle, puisque par lui on meurt à la vie passée pour
commencer à mener une vie nouvelle : "Personne, à moins d'être né à
nouveau de l'eau et de l'Esprit Saint, ne peut voir le royaume de Dieu" (Jn
3, 5). Mais chaque homme ne naît qu'une fois. Aussi le baptême ne peut-il être
renouvelé, pas plus que la génération charnelle. Et saint Augustin, sur ce mot
en saint Jean : "Peut-on entrer à nouveau dans le sein de sa mère et en
ressortir ?" ajoute : "Tu dois comprendre la naissance spirituelle
comme Nicodème a compris la naissance charnelle. On ne peut rentrer dans le
sein maternel, on ne peut non plus retourner au baptême."
- 2° "Nous
sommes baptisés dans la mort du Christ" (Rm 6, 3), par laquelle nous
mourons au péché et ressuscitons pour une vie nouvelle. Or le Christ est "mort
au péché une fois pour toutes" (v. 10), et c'est pourquoi le baptême ne
peut être réitéré. L'épître aux Hébreux (6, 6) dit de certains qui voulaient se
faire rebaptiser "qu'ils crucifient à nouveau le Fils de Dieu pour
eux-mêmes". Et la Glose ajoute : "L'unique mort du Christ a consacré
un baptême unique."
- 3° Le baptême
imprime un caractère qui est ineffaçable, et qui est conféré avec une sorte de
consécration. Or dans l'Église les consécrations ne se renouvellent pas, et le
baptême non plus." Le caractère militaire ne se donne pas deux fois",
dit saint Augustin et il ajoute : "Le sacrement du Christ n'est pas moins
permanent que cette marque corporelle, et nous voyons que les apostats
eux-mêmes ne perdent pas le baptême, puisqu'on ne les rebaptise pas quand ils
reviennent par la pénitence."
- 4° Le baptême
nous est donné surtout pour nous libérer du péché originel. Et comme le péché
originel ne se renouvelle pas, le baptême non plus n'a pas à être renouvelé :
"Comme par la faute d'un seul la condamnation s'est étendue à tous les
hommes, ainsi par la justice d'un seul vient pour tous les hommes la
justification qui donne la vie" (Rm 5, 18).
Solutions :
1. Le baptême agit par la vertu de la passion du Christ. Aussi,
comme les péchés qui sont venus après elle n’enlèvent rien à la puissance de la
passion du Christ, ils n’enlèvent non plus rien au baptême au point qu’il
faille le renouveler. Mais la pénitence supprime le péché qui faisait obstacle
à l’effet du baptême.
2. Sur ce mot de saint Jean (1, 33) : "Moi, je ne le
connaissais pas", saint Augustin dit : "Voilà que l’on baptise après
que Jean a baptisé, et on ne baptise pas après qu'un homicide a baptisé. C'est
que Jean a donné son baptême à lui, et l'homicide a donné le baptême du Christ
; le sacrement est si saint que même l'homicide qui l'administre ne peut le
souiller."
3. Les pauliens et les cataphrygiens ne baptisaient pas au nom
de la Trinité. Saint Grégoire écrit à l'évêque Quirice : "Les hérétiques
qui ne sont pas baptisés au nom de la Trinité, comme les bonosiens et les
cataphrygiens", qui partageaient l'erreur des pauliens, "ceux-ci qui
ne croient pas à la divinité du Christ", ne voyant en lui qu'un homme
ordinaire, "et ceux-là", les cataphrygiens, "dont l'esprit
perverti croit que le Saint-Esprit est un homme (Montan), quand ils reviennent
à la sainte Église, ils sont baptisés, parce que ce n'est pas un baptême, ce que,
dans l'hérésie, ils ont reçu sans l'invocation de la sainte Trinité". Mais
on lit dans les Croyances ecclésiastiques : "Si ceux qui ont été baptisés chez les hérétiques qui
baptisent au nom de la sainte Trinité viennent à la foi catholique, qu'on les reçoive
comme déjà baptisés."
4. Une décrétale d'Alexandre III dit : "Ceux dont on
doute s'ils ont été baptisés, qu'on les baptise en disant d'abord : "Si tu
es baptisé, je ne te rebaptise pas ; mais si tu n'es pas baptisé, je te baptise,
etc." Cela n'est pas recommencer, puisqu'on ne sait pas si cela a déjà été
fait."
5. Le baptême et l'eucharistie représentent tous deux la mort
et la passion du Seigneur, mais chacun à sa manière. Le baptême rappelle la
mort du Christ parce qu'il fait mourir avec le Christ pour naître à une vie
nouvelle. Mais le sacrement de l'eucharistie rappelle la mort du Christ en nous
présentant le Christ lui-même en sa passion comme notre repas pascal, d'après
saint Paul (1 Co 5, 7-8) : "Le Christ notre Pâque a été immolé, prenons donc
part au festin." Et de même que l'homme ne naît qu'une fois, mais mange
souvent, ainsi on ne donne qu'une seule fois le baptême, mais plus d'une fois
l'eucharistie.
Objections :
1. Il semble que le rite employé par l'Église dans la
célébration du baptême ne soit pas satisfaisant. En effet, saint Jean
Chrysostome dit : "Les eaux du baptême ne seraient jamais capables de
purifier les croyants de leurs péchés, si elles n'avaient été sanctifiées par
le contact du corps du Seigneur." Or cela s'est produit le jour du baptême
du Christ, que nous célébrons le jour de l’Épiphanie. Le baptême solennel
devrait donc être conféré à la fête de l'Épiphanie, plutôt qu'à la vigile de
Pâques ou à celle de la Pentecôte.
2. Le même sacrement ne doit pas comporter l'usage de
plusieurs matières. Mais la matière du baptême est l'ablution dans l'eau. Il ne
convient donc pas de faire au baptisé une double onction d'huile sainte, d'abord
sur la poitrine, puis sur les épaules, et une troisième de chrême sur le sommet
de la tête.
3. "Dans le Christ Jésus, il n'y a ni homme ni femme, ni
barbare ni Scythe" (Ga 3, 28 ; Col 3, 11), ni aucune différence de cette
sorte. A plus forte raison la diversité des vêtements n'a-t-elle rien à faire
dans la foi chrétienne. Il ne convient donc pas de donner une robe blanche aux
nouveaux baptisés.
4. Le baptême peut être valide sans toutes les cérémonies que
nous venons de dire. Elles paraissent donc superflues, et il ne semble pas
convenable qu'elles aient été introduites par l'Église dans le rite du baptême.
Cependant :
L’Église est
dirigée par l'Esprit Saint, qui ne fait rien de contraire à l'ordre.
Conclusion :
Dans le baptême, certains
éléments sont nécessaires au sacrement, et d'autres n'ont pour but que de lui
donner une certaine solennité. Ce qui est nécessaire au sacrement, c'est la
forme, qui désigne sa cause principale ; le ministre, qui est la cause
instrumentale ; et l'usage de la matière, l'ablution dans l'eau, qui en désigne
l'effet principal. Toutes les autres cérémonies dont l'Église se sert dans le
rite du baptême ont pour objet de lui donner une certaine solennité.
Mais on les
pratique pour trois raisons :
- 1° Pour exciter
la dévotion des fidèles et leur respect pour le sacrement. S'il n'y avait
qu'une simple ablution dans l'eau, sans solennité, certains croiraient
facilement qu'il ne s'agit que d'une ablution ordinaire.
- 2° Pour
instruire les fidèles. En effet, les gens simples, qui n'étudient pas dans les
livres, ont besoin d'être instruits par des signes sensibles, comme des images
ou d'autres moyens semblables. Ainsi les rites sacramentels les instruisent, ou
les poussent à chercher les vérités que signifient ces signes sensibles. Et
comme il nous faut connaître, à propos du baptême, outre l'effet principal, d'autres
choses encore, il convenait que celles-ci soient représentées par des signes
extérieurs.
- 3° Les oraisons,
bénédictions, etc., font obstacle à la puissance des démons, qui cherchent à
empêcher les effets du sacrement.
Solutions :
1. Le jour de l'Épiphanie, le Christ a reçu le baptême de Jean
; mais ce n'est pas ce baptême-là que reçoivent les fidèles mais celui du
Christ. Celui-ci tient son efficacité de la passion du Christ, comme dit saint
Paul (Rm 6, 3) : "Nous tous qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, c'est
dans sa mort que nous avons été baptisés", - et du Saint-Esprit, comme dit
saint Jean (3, 5) : "Si l'on ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint..."
C'est pourquoi le baptême solennel est conféré dans l'Église durant la veillée
pascale, quand on commémore l'ensevelissement du Seigneur et sa résurrection, et
c'est pourquoi c'est après sa résurrection que le Seigneur a donné à ses
disciples le précepte de baptiser. Et à la vigile de la Pentecôte, quand
commencent les solennités du Saint-Esprit ; aussi voit-on que les Apôtres ont
baptisé trois mille personnes le jour de la Pentecôte où ils avaient reçu le Saint-Esprit.
2. L'emploi de l'eau dans le baptême appartient à la substance
du sacrement, mais l'emploi de l'huile ou du chrême sert pour lui donner une
certaine solennité. Le catéchumène est oint d'huile sur la poitrine et sur les
épaules "comme un athlète de Dieu", dit saint Ambroise de Milan parce
que c'était la coutume des pugilistes." Ou bien, dit le pape Innocent III
le catéchumène est oint sur la poitrine, pour qu'il reçoive le don du Saint-Esprit,
rejette l'erreur et l'ignorance, et reçoive la vraie foi, car le juste vit de
la foi ; entre les épaules, pour qu'il revête la grâce du Saint-Esprit, se
dépouille de la négligence et accomplisse des oeuvres saintes, de sorte que le
sacrement de la foi lui donne dans le coeur la pureté des pensées, et sur les
épaules la force des travaux."
Mais après le
baptême, dit Raban Maur : "Il est aussitôt signé sur la tête par le prêtre
avec le saint chrême, accompagné d'une oraison, pour qu'il puisse participer au
règne du Christ et recevoir du Christ le nom de chrétien". Ou, dit saint Ambroise
de Milan : "L'huile parfumée est répandue sur la tête, "parce que la
sagesse du sage est sur sa tête, et pour qu'il soit prêt à rendre raison de sa
foi à qui le lui demande".
3. On remet au baptisé un vêtement blanc, non pas qu'il ne lui
soit plus permis de porter d'autres vêtements, mais en signe de la glorieuse
résurrection à laquelle le baptême fait renaître, et pour désigner la pureté de
vie qu'il doit garder après le baptême, selon le mot de saint Paul : "Que
nous marchions dans une vie nouvelle" (Rm 6, 4).
4. Tous ces rites qui appartiennent à la solennité du
sacrement, bien qu'ils ne soient pas nécessaires à celui-ci, ne sont pas pour
autant superflus, car, nous venons de le dire, ils contribuent à sa perfection.
Objections :
1. Il semble malheureux de distinguer trois baptêmes, car
l'Apôtre dit (Ep 4, 5) : "Une seule foi, un seul baptême." Donc il ne
doit pas y avoir trois baptêmes.
2. Le baptême est un sacrement, on l'a établi plus haut. Mais
seul le baptême d'eau est un sacrement. Il ne faut donc pas poser deux autres
baptêmes.
3. Saint Jean Damascène énumère plusieurs autres sortes de
baptêmes. Il ne faut donc pas en poser seulement trois.
Cependant :
Au passage de
l'épître aux Hébreux sur "la doctrine des baptêmes", la Glose ajoute
: "L'auteur emploie le pluriel, car il y a le baptême d'eau, le baptême de
pénitence et le baptême de sang."
Conclusion :
- 1° Comme on l'a
dit, le baptême d'eau tire son
efficacité de la passion du Christ, à laquelle l'homme est configuré par le
baptême ; et au-delà, comme de sa cause première, de l'Esprit Saint. Mais si
l'effet dépend de la cause première, la cause domine son effet, et n'en dépend
pas.
- 2° Baptême du sang : Aussi, en dehors du
baptême d'eau, on peut recevoir l'effet du sacrement de la passion du Christ en
tant qu'on se conforme à lui en souffrant pour lui ; c'est ce que dit
l'Apocalypse (7, 14) : "Ceux-ci sont venus de la grande épreuve, ils ont
lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l'Agneau."
- 3° Baptême du Saint-Esprit : Pour la même
raison, on peut aussi recevoir l'effet du baptême par la vertu du Saint-Esprit,
non seulement sans le baptême d'eau, mais même sans le baptême de sang : quand
le coeur est mû par le Saint-Esprit à croire en Dieu et à se repentir de son
péché. C'est pourquoi on dit aussi "baptême de pénitence". C'est de
lui que parle Isaïe quand il dit (4, 4) : "Quand le Seigneur aura lavé les
souillures des filles de Sion, et purifié Jérusalem du sang qui est au milieu
d'elle, par l'esprit de jugement et par l'esprit de feu."
Ces deux autres
baptêmes sont donc appelés baptêmes parce qu'ils suppléent au baptême. Ainsi
parle saint Augustin : "Que le martyre remplace quelquefois le baptême, le
bienheureux Cyprien de Carthage en trouve un argument qui n'est pas sans poids,
dans le larron qui n'était pas baptisé, et à qui il a été dit :
"Aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis." En y réfléchissant
de plus en plus, je trouve que ce n'est pas seulement la souffrance subie pour
le nom du Christ qui peut suppléer au défaut de baptême, mais aussi la foi et
la conversion du coeur, si le manque de temps empêche de célébrer le mystère du
baptême."
Solutions :
1. Les deux autres baptêmes (de sang et d'esprit) sont inclus
dans le baptême d'eau, qui tient son efficacité de la passion du Christ.
L'unité du baptême n'est donc pas atteinte.
2. Comme on l'a dit plus haut, le sacrement est
essentiellement signe. Ce que les deux autres baptêmes ont de commun avec le
baptême d'eau, ce n'est pas la raison de signe, mais l'effet du baptême. Aussi
ne sont-ils pas des sacrements.
3. Saint Jean Damascène parle des baptêmes figuratifs. Ainsi
le déluge, qui fut le signe de notre baptême, en ce sens que les fidèles sont sauvés
dans l'Église et y trouvent le salut, comme "un petit nombre de personnes
furent sauvées dans l'arche" (1 P 3, 20).
- Ou le passage de
la mer Rouge, qui signifie notre baptême, en ce sens qu'il nous délivre de la
servitude du péché ; ainsi l'Apôtre dit que "tous furent baptisés dans la
nuée et dans la mer" (1 Co 10, 2).
- Ou encore les
ablutions diverses de la loi ancienne, préfigurant notre baptême qui nous
purifie de nos péchés.
- Ou aussi le
baptême de Jean, qui préparait au baptême chrétien.
Objections :
1. Il semble que le baptême de sang ne soit pas le plus
important. En effet, le baptême d'eau imprime un caractère, ce que ne fait pas
le baptême de sang. Donc le baptême de sang n'est pas supérieur au baptême
d'eau.
2. Le baptême de sang n'a aucune valeur sans le baptême de l'Esprit
qui consiste dans la charité. Saint Paul dit en effet (1 Co 13, 3) :
"Quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela
ne me sert de rien." Mais le baptême de l'Esprit vaut sans le baptême de
sang, puisque les martyrs ne sont pas les seuls à être sauvés. Le baptême de
sang n'est donc pas le principal.
3. Le baptême d'eau tient son efficacité de la passion du
Christ, à laquelle, comme on l'a dit répond le baptême de sang. Mais la passion
du Christ elle-même tient sa vertu de l'Esprit Saint." Le sang du Christ, qui
par le Saint-Esprit s'est offert lui-même pour nous, purifiera notre conscience
de ses oeuvres mortes" (He 9, 14). Donc le baptême de l'Esprit est
supérieur au baptême de sang, et le baptême de sang n'est pas le principal.
Cependant :
Saint Augustin, comparant entre eux ces baptêmes, dit : "Le
baptisé confesse sa foi devant l'évêque, le martyr devant le persécuteur. Après
cette confession, l'un est arrosé d'eau, l'autre de sang ; l'un par
l'imposition des mains du pontife reçoit le Saint-Esprit, l'autre devient le
temple du Saint-Esprit."
Conclusion :
Comme on l'a dit à
l'Article précédent, l'effusion de sang pour le Christ et l'action intérieure de
l'Esprit Saint sont appelées des "baptêmes" parce qu'elles produisent
l'effet du baptême d'eau ; et le baptême d'eau tient son efficacité de la
passion du Christ et du Saint-Esprit, nous l'avons dit. Or ces deux causes
agissent en chacun de ces trois baptêmes, mais d'une façon tout à fait
supérieure dans le baptême de sang.
Car la passion du
Christ opère dans le baptême d'eau où elle est représentée symboliquement ;
dans le baptême d'esprit ou de pénitence elle agit par un mouvement du coeur
(qu'elle suscite) ; mais dans le baptême de sang, elle agit par l'imitation des
oeuvres elles-mêmes. Pareillement, la vertu du Saint-Esprit agit dans le
baptême d'eau par sa vertu qui y est cachée, et dans le baptême de pénitence
par la conversion du coeur ; mais dans le baptême de sang elle agit par la plus
intense ferveur de l'amour et de l'attachement, selon le mot de l'Évangile (Jn
15, 13) : "Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses
amis."
Solutions :
1. Le caractère est à la fois réalité et sacrement. Mais si
nous donnons la prééminence au baptême de sang, ce n'est pas sous la raison de
sacrement, c'est quant à l'effet du sacrement.
2. Répandre son sang n'a pas de valeur si cela se fait sans
charité. Aussi le baptême de sang implique le baptême d'esprit, mais l'inverse
n'est pas vrai, et cela prouve sa supériorité.
3. Le baptême de sang tient sa supériorité non seulement de la
passion du Christ, mais aussi de l'action du Saint-Esprit.
1. Est-ce au diacre qu'il appartient de
baptiser ? - 2. Est-ce le prêtre ou seulement l'évêque qui peut conférer le
baptême ? - 3. Un laïc peut-il conférer le baptême ? - 4. Une femme peut-elle
le faire ? - 5. Un non-baptisé peut-il conférer le baptême ? - 6. Plusieurs
ministres peuvent-ils baptiser en même temps un seul et même sujet ? - 7.
Est-il nécessaire que quelqu'un reçoive le baptisé au sortir des fonts ? - 8.
Celui-ci qui reçoit ainsi le baptisé est-il tenu de l'instruire ?
Objections :
1. Le Seigneur impose en même temps le devoir de prêcher et
celui de baptiser (Mt 28, 19) : "Allez, enseignez toutes les nations, les
baptisant, etc.". Or la prédication de l’Évangile relève de l'office du
diacre. Il semble donc qu'il lui appartienne aussi de baptiser.
2. D'après saint Denys le pseudo-aréopagite, le diacre est le
ministre de la purification. Mais c'est par le baptême surtout que se fait la
purification des péchés, selon saint Paul (Ep 5, 26) : "Il purifie
(l'Église) dans le bain avec la parole de vie." Il appartient donc au
diacre de baptiser.
3. On lit de saint Laurent que, étant diacre, il fit de
nombreux baptêmes. Il appartient donc aux diacres de baptiser.
Cependant :
Le pape Gélase dit
: "Nous ordonnons que les diacres gardent le rang qui leur est
propre", et plus loin : "Qu'ils n'aient pas l'audace de baptiser en
l'absence de l'évêque ou du prêtre, à moins que, ceux-ci étant trop éloignés, une
extrême nécessité ne les y pousse."
Conclusion :
De même que, d'après
saint Denys le pseudo-aréopagite, les propriétés des ordres célestes et
leurs fonctions nous sont connues par les noms qu'ils portent, de même aussi
les noms des ordres ecclésiastiques nous font connaître le rôle de chacun
d'eux.
Or le nom de
diacre signifie "serviteur" ; c'est-à-dire qu'il n'appartient pas aux
diacres de donner les sacrements à titre principal et en vertu de leur charge, mais
ils doivent assister les ministres supérieurs dans l’administration des
sacrements. Ainsi il n'appartient pas au diacre de baptiser en vertu de sa
charge, mais seulement d'assister et de servir les supérieurs dans la collation
de ce sacrement et des autres. Ainsi saint Isidore de Séville dit-il : "Il
appartient au diacre d'assister et de servir les prêtres dans toutes leurs
fonctions sacramentelles, c'est-à-dire dans le baptême, le chrême, la patène et
le calice."
Solutions :
1. Il appartient au diacre de lire l'évangile dans l'église, et
de prêcher sur l'évangile par mode de catéchisme. Aussi saint Denys le
pseudo-aréopagite dit-il que le diacre a pouvoir sur les impurs, parmi lesquels
il compte les catéchumènes. Mais enseigner, c'est-à-dire expliquer l'Évangile, est
la fonction propre de l'évêque, dont l'activité a pour effet de
"perfectionner", comme dit encore saint Denys le pseudo-aréopagite ;
et perfectionner, c'est la même chose qu'instruire. Il ne s'ensuit donc pas que
les diacres aient la charge de baptiser.
2. Saint Denys le pseudo-aréopagite dit que le baptême est non
seulement une purification, mais aussi une illumination. Il dépasse donc la
charge du diacre, à qui il ne revient que de purifier, soit en écartant les
impurs, soit en les préparant à recevoir le sacrement.
3. Parce que le baptême est un sacrement de première nécessité,
on permet aux diacres de baptiser en cas d'urgence et en l'absence des
ministres supérieurs. C'est le sens de l'autorité de Gélase alléguée ci-dessus,
et c'est ainsi que saint Laurent baptisa étant diacre.
Objections :
1. Comme on l'a dit à l'Article précédent, c'est le même
commandement qui impose la charge d'enseigner et celle de baptiser. Mais
enseigner, qui est "perfectionner" est une fonction épiscopale. Il
semble donc que baptiser le soit aussi.
2. Par le baptême l’homme est incorporé au peuple chrétien ;
or c’est là l’office du prince seul. Mais dans l’Église, les princes sont les
évêques, qui tiennent la place des Apôtres dont il est dit (Ps 45, 17) :
"Tu les établiras princes sur toute la terre." Il semble donc que le
baptême revienne à l’évêque seul.
3. Saint Isidore de Séville dit : "Il appartient à
l’évêque de consacrer les basiliques, d’oindre les autels et de faire le chrême
; c’est lui aussi qui distribue les ordres ecclésiastiques et bénit les vierges
sacrées." Mais le sacrement de baptême est bien supérieur à tous ces
rites. A plus forte raison donc appartient-il à l'évêque seul.
Cependant :
Saint Isidore de
Séville dit : "Il est reconnu que le baptême n'a été confié qu'aux
prêtres."
Conclusion :
Les prêtres sont
consacrés pour faire le sacrement du corps du Christ, comme on l'a dit plus
haut. Ce sacrement est le signe de l'unité de l'Église, selon saint Paul (1 Co
10, 17) : "Tout en étant plusieurs, nous ne faisons qu'un seul pain et un
seul corps, car nous participons tous à un seul pain et à un seul calice."
Mais c'est le baptême qui nous fait participer à l'unité de, l'Église et nous
donne le droit d'approcher de la table du Seigneur. Par conséquent, puisqu'il
appartient au prêtre de consacrer l'eucharistie, et que c'est à cela qu'est
ordonné principalement le sacerdoce, il appartient au prêtre, comme son office
propre, de baptiser ; car c'est au même qu'il appartient d'opérer le tout et
d'en organiser les parties.
Solutions :
1. Le Seigneur a confié aux Apôtres et aux évêques qui
tiennent leur place la double mission d'enseigner et de baptiser, mais à des
titres différents. Le Christ leur a confié la charge d'enseigner pour qu'ils l'exercent
par eux-mêmes, comme leur fonction principale. Aussi les Apôtres eux-mêmes
ont-ils dit : "Il ne convient pas que nous laissions la parole de Dieu
pour servir aux tables" (Ac 6, 2). Mais il a confié aux Apôtres la charge
de baptiser pour qu'ils l'exercent par d'autres ; aussi l'Apôtre dit-il (1 Co 1,
17) : "Le Christ ne m'a pas envoyé baptiser, mais prêcher
l'Évangile." La raison en est que dans le baptême le mérite et la sagesse
du ministre ne font rien, à la différence de l'enseignement, nous l'avons
montré plus haut. On en trouve un signe dans le fait que le Seigneur "ne
baptisait pas lui-même, mais c'étaient ses disciples" (Jn 4, 2). - Et cela
n'exclut pas que les évêques puissent baptiser : ce que peut un pouvoir
inférieur, le supérieur peut aussi le faire. Et l'Apôtre au même endroit dit
qu'il a baptisé quelques personnes.
2. Dans toute communauté, les affaires de moindre importance
sont laissées aux fonctions inférieures, mais les plus importantes sont
réservées aux supérieurs, comme dit l'Écriture (Ex 18, 22) : "Ils
porteront devant toi les litiges les plus importants, et eux-mêmes ne jugeront
que les choses de moindre importance." Et ainsi dans une ville, les
fonctionnaires subalternes ont la charge du petit peuple ; mais les premiers
dignitaires prennent soin de ce qui regarde les classes supérieures.
Or le baptême ne
nous donne que le dernier rang dans le peuple chrétien. Sa collation appartient
donc aux chefs subalternes de l'Église, qui tiennent la place des
soixante-douze disciples du Christ.
3. Comme on l'a dit plus haut, le sacrement de baptême est le
plus important quant à la nécessité ; mais s'il s'agit de la perfection, d'autres
sont plus importants et sont réservés à l'évêque.
Objections :
1. Baptiser, on vient de le dire, appartient proprement à
l'ordre sacerdotal. Mais les fonctions d'un ordre ne peuvent pas être confiées
à celui qui n'a pas cet ordre. Il semble donc qu'un laïc, qui n'a pas reçu les
ordres, ne peut pas baptiser.
2. Baptiser est davantage que d'accomplir les autres rites
sacramentels du baptême, comme le catéchisme, les exorcismes et la bénédiction
de l'eau. Or ceux-ci ne peuvent être accomplis par les laïcs, mais bien par les
seuls prêtres. Il semble donc qu'à plus forte raison les laïcs ne peuvent pas
baptiser.
3. Si le baptême est un sacrement absolument nécessaire, la
pénitence aussi. Mais un laïc ne peut absoudre au for sacramentel. Il ne peut
donc pas davantage baptiser.
Cependant :
Le pape Gélase et saint
Isidore de Séville disent qu'en cas d'urgence on autorise généralement les
laïcs chrétiens à baptiser.
Conclusion :
Il appartient à la
miséricorde de celui qui veut que tous les hommes soient sauvés, de permettre à
l'homme, en ce qui est nécessaire au salut, de trouver facilement un moyen de
salut. Or, parmi tous les autres sacrements, le baptême par lequel l'homme
renaît à la vie spirituelle est de la plus haute nécessité ; les enfants n'ont
pas d'autre moyen d'être sauvés, et les adultes ne peuvent recevoir que par le
baptême la pleine rémission de la faute et de la peine.
Aussi pour que
l'homme ne risque pas d'être privé d'un moyen aussi nécessaire, il a été établi
que la matière du baptême soit une matière commune, l'eau, que n'importe qui
peut trouver ; et que le ministre du baptême soit aussi n'importe quel homme, même
s'il n'est pas ordonné, pour que l'impossibilité de recevoir le baptême ne
prive pas l'homme du salut.
Solutions :
1. Si le baptême est réservé à l'ordre sacerdotal, c'est pour
une raison de convenance et de solennité ; mais cela n'appartient pas
nécessairement au sacrement. Donc, si un laïc baptise en dehors du cas de
nécessité, il pèche assurément, mais il confère cependant le sacrement, et
celui qu'il a ainsi baptisé n'a pas à être rebaptisé.
2. Ces sacramentaux appartiennent à la solennité du baptême, mais
ne lui sont pas nécessaires. Par conséquent, un laïc ne peut ni ne doit les
administrer, mais seulement le prêtre, à qui est réservé le baptême solennel.
3. La pénitence n'est pas aussi nécessaire que le baptême, puisque
la contrition peut suppléer au défaut d'absolution sacerdotale. Celle-ci
d'ailleurs ne libère pas de toute la peine, et ne peut être appliquée aux
petits enfants. Il n'en va donc pas de même pour le baptême, dont l'effet ne
peut être remplacé par rien d'autre.
Objections :
1. On lit dans un concile de Carthage : "Que la femme, si
docte et sainte soit-elle, n'ait pas l'audace d'enseigner les hommes dans
l'assemblée chrétienne, ou de baptiser." Or en aucun cas il n'est permis à
une femme d'enseigner publiquement, selon saint Paul (1 Co 14, 35) : "Il
est inconvenant pour une femme de prendre la parole dans l'assemblée." Il
semble donc qu'en aucune façon il n'est permis à une femme de baptiser.
2. Baptiser est la fonction d'un supérieur : c'est pourquoi il
faut demander le baptême aux prêtres qui ont charge d'âmes. Mais cette
supériorité n'appartient pas à la femme, selon saint Paul (1 Tm 2, 12) :
"Je ne permets pas à la femme d'enseigner, ni de prendre autorité sur
l'homme, mais qu'elle lui soit soumise." Donc une femme ne peut baptiser.
3. Dans la régénération spirituelle, l'eau semble remplacer le
sein maternel, comme dit saint Augustin à propos du texte de saint Jean (3, 4)
: "Est-ce que l'homme peut entrer à nouveau dans le sein de sa mère et
renaître ?" Et celui qui baptise tient plutôt le rôle du père. Mais ce
rôle ne convient pas à la femme. Donc la femme ne peut baptiser.
Cependant :
Le pape Urbain II
enseigne : "A la question que m'a posée Votre Dilection, voici ma réponse
: Il y a baptême quand en cas de nécessité, une femme a baptisé un enfant au
nom de la Trinité."
Conclusion :
C'est le Christ
qui baptise à titre de cause principale, selon ce mot de saint Jean (1, 33) :
"Celui sur qui tu verras l'Esprit descendre et se reposer, c'est lui qui
baptise." Or l'épître aux Colossiens (3, 11) dit que "dans le Christ
il n'y a ni homme ni femme". Donc, de même qu'un laïc de sexe masculin
peut baptiser, comme ministre du Christ, une femme peut le faire aussi.
Cependant, comme
"le chef de la femme c'est l'homme, et le chef de l'homme c'est le Christ"
(1 Co 11, 3), une femme ne doit pas baptiser si un homme est là, pas plus qu'un
laïc ne peut baptiser en présence d'un clerc, ni un clerc en présence d'un
prêtre. Mais celui-ci peut baptiser en présence de l'évêque, car le baptême
appartient à l'office du prêtre.
Solutions :
1. La femme ne peut pas enseigner en public ; elle peut
cependant en privé donner quelque instruction ou quelque conseil. De même il ne
lui est pas permis de donner le baptême public et solennel, mais elle peut
baptiser en cas de nécessité.
2. Lorsque le baptême est célébré solennellement et selon
toutes les règles, il doit être conféré par un prêtre qui a charge d'âmes, ou
par son délégué. Mais cela n'est pas requis en cas de nécessité, et alors une
femme peut baptiser.
3. Dans la génération charnelle, l'homme et la femme agissent
selon la vertu propre de leur sexe ; la femme ne peut donc être principe actif
de la génération, mais seulement principe passif Mais dans la génération
spirituelle, ni l'un ni l'autre n'agit selon sa vertu propre, ils ne sont que
les instruments de la vertu du Christ. Ainsi l'homme et la femme peuvent
également baptiser en cas de nécessité.
Si cependant une
femme baptise en dehors du cas de nécessité, il ne faudrait pas rebaptiser, comme
on l’a dit au sujet du laïc. Elle pécherait cependant, ainsi que ceux qui
coopéreraient à ce baptême, soit en recevant d’elle le baptême, soit en lui
présentant quelqu’un à baptiser.
Objections :
1. "personne ne donne ce qu’il n’a pas." Mais un
non-baptisé n’a pas le baptême. Donc il ne peut pas le conférer.
2. Celui qui confère le baptême le fait en tant que ministre
de l’Église. Mais celui qui n’est pas baptisé n’appartient en aucune façon à
l'Église, ni en réalité, ni par le sacrement. Il ne peut donc conférer le
sacrement de baptême.
3. Donner un sacrement c'est plus que le recevoir. Or le
non-baptisé ne peut recevoir les autres sacrements. A plus forte raison ne
peut-il en donner aucun.
Cependant :
Saint Isidore de
Séville dit : "Le pontife romain juge que ce n'est pas le ministre du
baptême, mais l'Esprit de Dieu qui donne la grâce du baptême, même si celui qui
baptise est un païen." Mais on n'appelle pas païen un baptisé. Donc un
non-baptisé peut conférer le sacrement de baptême.
Conclusion :
Saint Augustin a laissé cette question sans la trancher. Il dit :
"C'est une autre question de savoir si même ceux qui n'ont jamais été
chrétiens peuvent donner le baptême ; il faut se garder ici de toute
affirmation téméraire, sans l'autorité d'un saint concile assez considérable
pour une matière aussi importante."
Mais plus tard, l'Église
a déterminé que les non-baptisés, Juifs ou païens, peuvent conférer le
sacrement de baptême, pourvu qu'ils le fassent selon la forme de l'Église.
Ainsi le pape Nicolas Ier répond aux Bulgares : "Vous dites que
dans votre patrie beaucoup de gens ont été baptisés par quelqu'un dont vous ne
savez pas s'il est chrétien ou païen. S'ils ont été baptisés au nom de la
Trinité, vous n'avez pas à les rebaptiser." Mais si la forme de l'Église
n'a pas été observée, il n'y a pas de baptême. C'est ainsi qu'il faut comprendre
la lettre de Grégoire le Grand à l'évêque saint Boniface : "Ceux que vous
dites avoir été baptisés par des païens" -c'est-à-dire sans observer la
forme de l'Église-, "nous vous ordonnons de les baptiser de nouveau au nom
de la Trinité."
Et en voici la
raison : de même que du côté de la matière n'importe quelle eau suffit pour la
validité du sacrement, de même aussi, du côté du ministre, n'importe quel homme
suffit. Par conséquent, même un non-baptisé peut baptiser en cas de nécessité.
Ainsi deux non-baptisés peuvent se baptiser l'un l'autre, le premier baptisant
le second et étant ensuite baptisé par lui ; tous deux recevraient non
seulement le sacrement, mais ses effets. Cependant, s'ils le faisaient en
dehors de toute nécessité, ils pécheraient tous les deux, le baptiseur et le
baptisé ; et par là ils empêcheraient l'effet du sacrement, bien que le
sacrement lui-même subsiste.
Solutions :
1. L'homme qui baptise apporte seulement son ministère
extérieur ; mais c'est le Christ qui baptise intérieurement, lui qui peut se
servir de tout homme pour tout ce qu'il voudra. Aussi ceux qui ne sont pas
baptisés peuvent-ils baptiser, car, comme dit le pape Nicolas, ce n'est pas
leur baptême qu'ils donnent, mais celui du Christ.
2. Celui qui n'est pas baptisé n'appartient à l'Église ni
réellement, ni sacramentellement, mais il peut lui appartenir par l'intention
et par la conformité de son action, s'il a l'intention de faire ce que fait
l'Église, et si, en donnant le baptême, il observe la forme dont se sert l'Église.
Il agit ainsi comme ministre du Christ, qui n'a pas lié sa puissance à ceux qui
sont baptisés, pas plus qu'aux sacrements.
3. Les autres sacrements ne sont pas aussi nécessaires que le
baptême. C'est pourquoi on accorde à un non-baptisé de baptiser plutôt que de
recevoir les autres sacrements.
Objections :
1. La multitude contient l'unité, mais la réciproque n'est pas
vraie. Aussi semble-t-il, que ce qu'un seul peut faire, plusieurs peuvent le
faire aussi, mais non l'inverse ; ainsi plusieurs peuvent tirer un bateau qu'un
seul ne pourrait pas tirer. Mais un homme seul peut baptiser ; donc plusieurs
aussi peuvent baptiser ensemble le même sujet.
2. Il est plus difficile à un agent unique d'agir sur
plusieurs sujets qu'à plusieurs agents d'agir sur un seul sujet. Donc, et à
plus forte raison, plusieurs peuvent baptiser en même temps un seul sujet.
3. Le baptême est un sacrement d'absolue nécessité. Mais en
certains cas il semble nécessaire que plusieurs se mettent ensemble pour
baptiser un même sujet. Par exemple si un petit enfant était en danger de mort,
et qu'il y eût là deux hommes dont l'un serait muet et l'autre n'aurait pas de
mains ou de bras, alors il faudrait que le mutilé prononce les paroles et que
le second accomplisse le baptême. Il semble donc que plusieurs peuvent baptiser
en même temps un seul sujet.
Cependant :
Un seul agent
n'exerce qu'une seule action. Donc, si plusieurs baptisaient un seul sujet, il
s'ensuivrait qu'il y aurait, plusieurs baptêmes, contrairement à l'épître aux
Éphésiens (4, 5) : "une seule foi, un seul baptême".
Conclusion :
La vertu du
sacrement de baptême lui vient principalement de sa forme, que l'Apôtre (Ep 5, 26)
appelle "la parole de vie". Il faut donc examiner, au cas où plusieurs
ministres baptiseraient en même temps un seul sujet, quelle forme ils
emploieraient.
S'ils disaient :
"Nous te baptisons au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit", certains
tiennent qu'il n'y aurait pas alors de baptême, parce que ce ne serait pas
observer la forme de l'Église, qui est celle-ci : "Je te baptise, etc."
Mais cette raison est à écarter, étant donné la forme dont se servent les
Grecs. Ils pourraient dire en effet : "Le serviteur de Dieu N. est
baptisé..." qui est la formule grecque, formule beaucoup plus éloignée de
la nôtre que celle qui dirait : "Nous te baptisons..."
Mais il faut
remarquer que cette formule : "Nous te baptisons..." exprime
l'intention de plusieurs de concourir à un baptême unique. Et cela semble aller
contre la notion même de ministère : en effet l'homme ne baptise que comme
ministre du Christ et comme tenant sa place. Aussi, comme il n'y a qu'un seul
Christ, il faut aussi qu'il n'y ait qu'un seul ministre qui représente le
Christ. C'est ce que dit précisément saint Paul : "Un seul Seigneur, une
seule foi, un seul baptême." Ainsi l'intention contraire semble exclure le
sacrement de baptême.
Si les ministres
disaient tous les deux : "Je te baptise...", l'un et l'autre
exprimerait son intention de conférer lui-même individuellement le baptême. Ce
qui pourrait arriver dans les cas où tous les deux en se querellant voudraient
conférer le baptême au même sujet. Dans ce cas, il est évident que celui qui
prononcerait les paroles le premier donnerait le sacrement de baptême, et que
l'autre, quel que soit son droit à baptiser, s'il voulait quand même prononcer
les paroles, devrait être puni comme rebaptiseur.
Mais si tous les
deux, exactement en même temps, prononçaient les paroles, et immergeaient ou
aspergeaient le sujet, ils devraient être punis pour ce rite insolite, mais non
pour avoir réitéré le baptême. Chacun en effet aurait l'intention de baptiser
quelqu'un qui ne l'est pas, et chacun, pour ce qui est de lui, baptiserait. Et
ils ne donneraient pas deux sacrements, mais le Christ, qui seul baptise
intérieurement, conférerait par tous deux un seul sacrement.
Solutions :
1. Cette raison vaut pour les causes qui agissent par leur
vertu propre. Or les hommes ne baptisent pas par leur vertu propre, mais par la
vertu du Christ, qui, étant un, accomplit son oeuvre par un seul ministre.
2. En cas de nécessité, un seul ministre pourrait baptiser
plusieurs sujets avec cette formule : "Je vous baptise...", par
exemple dans l'imminence d'une catastrophe ou d'une exécution, qui ne
laisserait pas le temps de les baptiser les uns après les autres. Et ce ne
serait pas modifier la forme qu'emploie l'Église, car le pluriel n'est que le
singulier répété, et d'autant plus que le Christ a dit au pluriel ; "Baptisez-les,
etc." - Mais il n'en va pas de même du baptiseur et du baptisé : car le
Christ, qui baptise à titre principal, est un ; tandis que par le baptême
plusieurs deviennent un dans le Christ.
3. Comme on l'a dit plus haut, l'intégrité du baptême consiste
dans la forme des paroles et l'usage de la matière. Par conséquent, ne
baptisent ni celui qui ne prononce que les paroles, ni celui qui ne fait
qu'immerger. C'est pourquoi, si l'un prononce les paroles, et que l'autre
immerge, aucune forme ne conviendrait. On ne pourrait pas dire : "Je te
baptise", parce que le premier n'immerge pas et donc ne baptise pas. Et
l'on ne pourrait pas dire non plus : "Nous te baptisons", puisque ni
l'un ni l'autre ne baptiserait.
Quand deux auteurs
ont écrit chacun une partie d'un livre et qu'ils disent : "Nous avons
écrit ce livre", ce n'est pas une expression propre, mais une synecdoque
qui prend le tout pour la partie.
Objections :
1. Notre baptême est consacré par le baptême du Christ et s'y
conforme. Or le Christ après son baptême n'a été tiré de l'eau par personne, mais,
comme dit saint Matthieu (3, 16), "après son baptême Jésus sortit aussitôt
de l'eau". Il semble donc que dans le baptême des autres, il n'est pas
nécessaire que quelqu'un soit là pour faire sortir des fonts le baptisé.
2. Comme on l'a dit le baptême est une régénération spirituelle.
Mais la génération charnelle ne requiert qu'un principe actif, qui est le père,
et un principe passif, qui est la mère. Or dans le baptême, selon saint
Augustin, le baptiseur tient lieu de père, et l'eau baptismale de mère. Il
n'est donc pas requis qu'un autre encore reçoive le baptisé au sortir de la
fontaine sacrée.
3. Dans les sacrements de l'Église rien ne doit prêter à rire.
Mais il semble dérisoire que des adultes qui peuvent se tenir eux-mêmes et
sortir tout seuls des fonts, soient soutenus par quelqu'un. Il ne semble donc
pas nécessaire, surtout dans le baptême des adultes, que quelqu'un reçoive le
baptisé au sortir des fonts.
Cependant :
Saint Denys le pseudo-aréopagite a dit :
"Les prêtres reçoivent le baptisé et le confient à son parrain, responsable
de son éducation."
Conclusion :
La régénération
spirituelle opérée par le baptême est comparable à la génération charnelle, dit
saint Pierre (1 P 2, 2) : "Comme des enfants nouveau-nés, désirez le pur
lait spirituel." Or dans la génération charnelle le nouveau-né a besoin
d'une nourrice et d'un éducateur. Aussi dans la génération spirituelle du
baptême, faut-il quelqu'un qui assume les fonctions de la nourrice et de
l'éducateur, pour former celui qui est novice dans la foi et l'instruire des choses
de la foi et de la vie chrétienne. Les supérieurs ecclésiastiques ne peuvent
s'en charger, absorbés qu'ils sont par le soin de la communauté, alors que les
petits enfants et les néophytes réclament des soins tout particuliers. Il faut
donc que quelqu'un reçoive le baptisé au sortir de la piscine sacrée, comme
pour l'instruire et le protéger. C'est ce que dit saint Denys le
pseudo-aréopagite : "Nos maîtres divins", -c'est-à-dire les Apôtres-
"ont pensé et décidé d'admettre les enfants, à condition que les parents
de l'enfant confient leur fils à quelque pédagogue instruit dans les choses
divines, pour qu'il vive sous sa conduite, sous la garde d'un père spirituel
chargé de son salut".
Solutions :
1. Si le Christ a été baptisé, ce n'est pas pour sa propre
régénération, mais pour régénérer les autres. Après le baptême, il n'avait donc
pas besoin d'un maître, comme s'il avait été un petit enfant.
2. La génération charnelle ne requiert absolument que le père
et la mère ; mais pour faciliter l'accouchement, et pour l'éducation de
l'enfant, il faut une sage-femme, une nourrice et un pédagogue. Dans le baptême,
ces fonctions sont assurées par celui qui retire l'enfant du baptistère. Il
n'est donc pas absolument nécessaire au sacrement, mais en cas de nécessité un
seul ministre peut baptiser dans l'eau.
3. Ce n'est pas à cause de sa faiblesse corporelle que le
baptisé est reçu par son parrain au sortir de la fontaine sacrée, mais à cause
de sa faiblesse spirituelle.
Objections :
1. Personne ne peut instruire, s'il n'est lui-même instruit.
Mais on prend souvent comme parrains des gens simples et sans instruction. Le
parrain n'est donc pas tenu d'instruire son filleul.
2. Un fils est mieux instruit par son père que par un étranger,
car c'est de son père, dit le Philosophe, que le fils reçoit l'être, la
nourriture et l'instruction. Donc, si le parrain doit instruire son filleul, il
conviendrait que le père selon la chair fût plutôt qu'un autre le parrain de
son fils, mais cela est interdit par le droit.
3. Plusieurs maîtres instruisent mieux qu'un seul. Si le
parrain est obligé d'instruire son filleul, il faudrait donc qu'il y eût
plusieurs parrains plutôt qu'un seul. Mais c'est le contraire que prescrit le
pape Léon : "Qu'il n'y ait pas plusieurs parrains à recevoir l'enfant au
sortir du baptême, mais qu'il n'y en ait qu'un seul, homme ou femme."
Cependant :
Saint Augustin dit : "Vous, hommes et femmes, qui avez reçu
des fils au baptême, je vous avertis avant tout d'avoir à vous considérer comme
responsables devant Dieu de ceux qu'on vous a vus recevoir au sortir de la
fontaine sacrée."
Conclusion :
Chacun est tenu de
remplir la charge qu'il accepte. Or nous avons dit que celui qui reçoit
quelqu'un au sortir des fonts assume la charge de précepteur. Il est donc
obligé de prendre soin de lui, si c'est nécessaire, comme cela arrive en des
temps ou des lieux où des néophytes sont élevés parmi les infidèles. Pourtant, s'ils
sont élevés parmi des chrétiens catholiques, les parrains peuvent s'estimer
libérés de ce soin, en présumant que leurs filleuls sont instruits
soigneusement par leurs parents. Mais si d'une façon ou d'une autre ils se
rendaient compte qu'il n'en est pas ainsi, ils seraient tenus de s'employer de
leur mieux au salut de leurs enfants spirituels.
Solutions :
1. S'il y avait quelque danger, il faudrait que ce soit
quelqu'un "d'instruit dans les choses divines", comme dit saint Denys
le pseudo-aréopagite qui reçoive le néophyte au sortir de la fontaine sacrée.
Mais si ce danger n'existe pas, parce que les enfants sont élevés dans un
milieu catholique, n'importe qui peut être admis à cette fonction, car tout le
monde connaît ce qui appartient à la foi et à la vie chrétienne.
Et cependant un
non-baptisé ne peut être parrain, comme l'a déclaré un concile de Mayence, bien
qu'il puisse baptiser ; car le ministre est indispensable au sacrement, mais
non le parrain, nous l'avons dit.
2. De même qu'il y a une génération spirituelle différente de
la génération charnelle, il doit aussi y avoir une autre éducation, selon
l'épître aux Hébreux (12, 9) : "Nous avons eu nos pères selon la chair
comme éducateurs et nous les respectons ; combien plus devons-nous nous
soumettre au Père des esprits pour avoir la vie ? Il faut donc, à moins que la
nécessité n'exige le contraire, que le père spirituel ne soit pas le même que
le père selon la chair."
3. Il y aurait confusion dans l'éducation s'il n'y avait pas
un unique éducateur principal. C'est pourquoi dans le baptême, il ne doit y
avoir qu'un seul parrain principal. D'autres cependant peuvent être admis comme
auxiliaires.
1. Tous les hommes sont-ils tenus de recevoir
le baptême ? - 2. Peut-on être sauvé sans le baptême ? - 3. Le baptême doit-il
être retardé ? - 4. Faut-il baptiser les pécheurs ? - 5. Faut-il imposer des
oeuvres satisfactoires aux pécheurs qu'on a baptisés ? - 6. La confession des
péchés est-elle requise ? - 7. L'intention est-elle requise chez le baptisé ? -
8. La foi est-elle requise ? - 9. Faut-il baptiser les enfants ? - 10. Faut-il
baptiser les enfants des Juifs malgré leurs parents ? - 11. Faut-il baptiser
les enfants qui sont encore dans le sein de leur mère ? - 12. Faut-il baptiser
les fous et les déments ?
Objections :
1. Le Christ n'est pas venu resserrer pour les hommes le
chemin du salut. Mais avant la venue du Christ les hommes pouvaient être sauvés
sans le baptême. Donc ils le peuvent encore après sa venue.
2. Le baptême, semble-t-il, a été institué surtout comme
remède contre le péché originel. Mais celui qui a été baptisé, n'ayant plus le
péché originel, ne peut plus le transmettre à ses enfants. Il ne semble donc
pas qu'il faille baptiser les enfants des baptisés.
3. Le baptême nous est donné pour nous purifier du péché par
la grâce. Mais cela, ceux qui sont sanctifiés dès le sein de leur mère
l'obtiennent sans le baptême. Ils ne sont donc pas tenus de recevoir le
baptême.
Cependant :
On lit en saint
Jean (3, 5) : "Si l'on ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint, on ne peut
entrer dans le royaume de Dieu", et dans le livre des Croyances ecclésiastiques : "Nous croyons qu'il n'y a de
chemin de salut que pour les baptisés."
Conclusion :
Les hommes sont
tenus de prendre les moyens sans lesquels leur salut est impossible. Or il est
évident que nul ne peut trouver le salut que par le Christ ; aussi l'Apôtre
dit-il (Rm 5, 12) : "De même que par la faute d'un seul ce fut la
condamnation pour tous les hommes, de même par la justice d'un seul, c'est pour
tous les hommes la justification qui donne la vie." Or le baptême est
donné pour que, régénéré par lui, on soit incorporé au Christ en devenant un de
ses membres ; c'est ce que dit saint Paul (Ga 3, 27) : "Vous tous qui avez
été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ." Il est donc
évident que tous sont tenus au baptême, et que sans lui il ne saurait y avoir
de salut pour les hommes.
Solutions :
1. Jamais les hommes ne purent être sauvés, même avant la
venue du Christ, s'ils ne devenaient membres du Christ, car "il n'y a
aucun autre nom qui ait été donné aux hommes par lequel nous devions être
sauvés" (Ac 4, 12). Avant la venue du Christ les hommes étaient incorporés
au Christ par la foi à sa venue future, foi dont le "sceau" était la
circoncision (Rm 4, 11). Avant l'institution de la circoncision, c'était par la
foi seule, dit saint Grégoire le Grand, que les hommes étaient incorporés au
Christ, foi accompagnée d’offrandes et de sacrifices, par lesquels les anciens
Pères professaient leur foi.
Mais depuis la
venue du Christ, c’est encore par la foi que les hommes sont incorporés au
Christ (Ep 3, 17) : "Le Christ habite dans vos coeurs par la foi."
Mais la foi à une réalité présente s’exprime par un signe autre que celui qui
la manifestait quand cette réalité était encore à venir ; de même que c’est par
des mots différents que l’on exprime le présent, le passé et le futur. Ainsi, bien
que le sacrement de baptême lui-même n'ait pas toujours été nécessaire au salut,
la foi, dont le baptême est le sacrement, a toujours été indispensable.
2. Comme on l'a dit dans la deuxième Partie, ceux qui sont
baptisés sont renouvelés spirituellement par le baptême, mais leur corps reste
soumis à la vétusté du péché, dit saint Paul (Rm 8, 10) : "Le corps est
mort à cause du péché, mais l'esprit vit à cause de la justification." Et
saint Augustin en conclut que "n'est pas baptisé tout ce qui est dans
l'homme". Or il est évident que par la génération charnelle l'homme
n'engendre pas selon l'esprit, mais selon la chair. Par conséquent les enfants
des baptisés naissent avec le péché originel. Aussi ont-ils besoin d'être
baptisés.
3. Ceux qui sont sanctifiés dans le sein de leur mère
reçoivent sans doute la grâce qui les purifie du péché originel, mais ils n'en
reçoivent pas pour autant le caractère qui les configurerait au Christ. Par
conséquent, si maintenant encore il y avait des enfants qui soient sanctifiés
dans le sein maternel, il serait nécessaire de les baptiser, pour que, en
recevant le caractère, ils soient conformés aux autres membres du Christ.
Objections :
1. Le Seigneur dit (Jn 3, 5) : "Nul, s'il ne renaît de
l'eau et de l'Esprit Saint, ne peut entrer dans le royaume de Dieu." Mais
ceux-là seuls sont sauvés qui entrent dans le royaume de Dieu. Personne donc ne
peut être sauvé sans le baptême, qui régénère dans l'eau et l'Esprit Saint.
2. On lit dans le livre des Croyances ecclésiastiques : "Nous croyons qu'aucun
catéchumène, fut-il mort dans les bonnes oeuvres, ne peut obtenir la vie
éternelle, excepté dans le cas du martyre, en lequel est accompli tout le
sacrement du baptême." Mais si quelqu'un pouvait être sauvé sans le
baptême, ce serait précisément le cas des catéchumènes qui ont les bonnes
oeuvres, et qui semblent avoir la foi qui agit par la charité. Par conséquent
personne ne peut être sauvé sans le baptême.
3. Comme on l'a dit plus haut, le sacrement de baptême est
nécessaire au salut. Or le nécessaire est "ce sans quoi une chose ne peut
être". Il semble donc que personne ne peut sans le baptême obtenir le
salut.
Cependant :
Saint Augustin dit : "Certains ont pu recevoir le bienfait
de la sanctification invisible en dehors des sacrements visibles ; mais la
sanctification visible que réalise le sacrement visible, peut être donnée sans
la sanctification invisible, mais alors elle ne sert de rien." Comme le
sacrement de baptême appartient à la sanctification visible, il semble que sans
le sacrement de baptême on puisse obtenir le salut par la sanctification
invisible.
Conclusion :
Il y a deux façons
de ne pas être baptisé. D'une part, ne l'être ni de fait ni de désir ; c'est le
cas de ceux qui ne sont pas baptisés et ne veulent pas l'être. Et c'est manifestement
mépriser le sacrement, au moins chez ceux qui ont l'usage du libre arbitre.
Ceux à qui le baptême fait défaut de cette façon ne peuvent parvenir au salut, puisque
ni sacramentellement, ni spirituellement, ils ne sont incorporés au Christ qui seul
peut nous sauver.
D'autre part, on
peut n'être pas baptisé de fait, mais en avoir le désir. C'est le cas de celui
qui désire être baptisé, mais qui par accident est surpris par la mort avant
d'avoir pu recevoir le baptême. Celui-là, sans avoir reçu de fait le baptême, peut
parvenir au salut, à cause du désir du baptême, qui procède de la foi "qui
agit par la charité", et par laquelle Dieu, dont la puissance n'est pas
liée aux sacrements visibles, sanctifie intérieurement l'homme. Ainsi saint Ambroise
de Milan dit-il de Valentinien qui mourut catéchumène : "Celui que je
devais régénérer, je l'ai perdu, mais lui n'a pas perdu la grâce qu'il avait
demandée."
Solutions :
1. Comme dit l'Écriture (1 S 16, 7) : "Les hommes voient
ce qui paraît, mais Dieu regarde les coeurs." Or celui qui désire être
régénéré par le baptême dans l'eau et l'Esprit Saint est régénéré de coeur, mais
non de corps ; comme dit l'Apôtre (Rm 2, 29), "la circoncision du coeur
est dans l'esprit et non dans la lettre ; c'est elle qui sera louée non par les
hommes, mais par Dieu".
2. Personne ne parvient à la vie éternelle s'il n'est absous
de toute faute et de toute peine. Cette absolution totale est donnée dans la
réception du baptême, et dans le martyre. Aussi dit-on que le martyre accomplit
tout le sacrement du baptême, en tant qu'il libère entièrement de la faute et
de la peine. Donc, si un catéchumène a le désir du baptême (autrement il ne
mourrait pas dans les bonnes oeuvres, qui ne peuvent exister sans la foi, qui
agit par la charité), et si ce catéchumène vient à mourir, il ne parvient pas
aussitôt à la vie éternelle, mais il subira la peine de ses péchés passés :
"Pourtant il sera sauvé comme à travers le feu" (1 Co 3, 15).
3. Si l'on dit que le sacrement de baptême est nécessaire au
salut, c'est que l'homme ne peut être sauvé s'il ne le possède au moins par sa
volonté, et Dieu tient cette volonté pour une chose faite.
Objections :
1. Le pape Léon II dit : "Le pontife romain a fixé deux
époques, Pâques et la Pentecôte, où il serait légalement permis de baptiser.
Nous engageons donc Votre Dilection à ne pas ajouter d'autres jours à cette
prescription." Il ne faut donc baptiser personne immédiatement, mais
différer le baptême jusqu'aux époques susdites.
2. On lit dans les actes d'un concile d'Agde : "Si les
Juifs, que leur infidélité fait souvent revenir à leur vomissement, désirent se
mettre sous la loi de l'Église catholique, qu'ils restent pendant huit mois
avec les catéchumènes à l'entrée de l'église ; et si l'on voit qu'ils viennent
avec une intention pure, on les jugera dignes de la grâce du baptême." On
ne doit donc pas donner immédiatement le baptême, mais il faut attendre quelque
temps.
3. On lit dans Isaïe (27, 9) : "Tout le fruit, c'est que
disparaisse le péché." Mais le péché disparaîtrait plus complètement, ou
du moins serait diminué, si l'on différait le baptême. D'abord, parce que ceux
qui pèchent après le baptême commettent une faute plus grave : "Quel
châtiment plus grave pensez-vous que méritera celui qui aura tenu pour profane
le sang de l'alliance dans lequel il a été sanctifié ?" (He 10, 29), c'est-à-dire
le baptême ? Ensuite le baptême efface les péchés passés, mais non les péchés
futurs ; par conséquent, plus on retardera le baptême, plus il remettra de
péchés. On doit donc, semble-t-il, le différer longtemps.
Cependant :
Il est écrit (Si 5,
7) : "Ne tarde pas à te convertir au Seigneur, et ne diffère pas de jour
en jour." Mais la parfaite conversion à Dieu est le fait de ceux qui sont
régénérés dans le Christ par le baptême. Il ne faut donc pas remettre celui-ci
de jour en jour.
Conclusion :
Ici il faut
distinguer selon que les candidats au baptême sont des enfants ou des adultes.
Si ce sont des enfants, il ne faut pas différer le baptême, d'abord parce qu'il
n'y a pas à attendre chez eux une instruction plus avancée ou une conversion
plus complète ; ensuite à cause du danger de mort, puisque pour eux il n'y a
pas d'autre remède que le sacrement de baptême.
Quant aux adultes,
ils peuvent avoir le secours du seul baptême de désir, comme nous l'avons dit à
l'Article précédent. Par conséquent, il ne faut pas leur conférer le sacrement
dès leur conversion, mais il faut leur imposer un certain délai.
- 1° D'abord par prudence,
pour que l'Église ne se laisse pas tromper par ceux qui viendraient avec des
sentiments feints (1 Jn 4, 1) : "Ne vous fiez pas à tout esprit, mais
éprouvez les esprits, pour voir s'ils viennent de Dieu." Pour les
candidats au baptême, cette épreuve consistera à examiner leur foi et leur
conduite pendant un certain temps.
- 2° Ensuite, cela
est nécessaire pour le profit des candidats eux-mêmes ; ils ont besoin de
quelque délai pour être pleinement instruits de la foi, et pour s'exercer aux
devoirs de la vie chrétienne.
- 3° Enfin cela
est nécessaire pour le respect que nous devons aux sacrements ; si les
candidats sont admis au baptême lors des solennités majeures de Pâques et de la
Pentecôte, ils reçoivent le sacrement avec plus de dévotion.
Ce délai peut être
supprimé pour deux raisons :
- 1° D'abord quand
ceux qui doivent être baptisés paraissent parfaitement instruits dans la foi et
aptes au baptême ; ainsi Philippe baptise immédiatement l'eunuque, et Pierre, Corneille
et ses compagnons (Ac 8, 36 et 10, 47).
- 2° Ensuite en
cas de maladie ou de danger de mort. Aussi le pape Léon II, dit-il : "Ceux
que pressent le danger de mort, la maladie, un siège, la persécution ou le
naufrage, doivent être baptisés en tout temps." Si pourtant quelqu'un qui attend
l'époque fixée par l'Église est surpris par la mort et empêché de recevoir le
baptême, il est sauvé, comme nous l'avons dit "à travers le feu". Et
il y aurait cependant péché à différer le baptême au-delà du temps fixé par
l'Église, sans raison et sans autorisation des supérieurs ecclésiastiques. Mais
ce péché peut comme les autres être effacé par la contrition qui tient lieu du
baptême, nous l'avons dit.
Solutions :
1. Cette prescription du pape Léon II de s'en tenir pour
l'administration du baptême aux deux jours de fête doit s'entendre, comme on
l'a dit, "hors du péril de mort", qui est toujours à craindre pour
les enfants.
2. Cette mesure concernant les juifs a été prise pour la
sécurité de l'Église, afin qu'ils ne corrompent pas la foi des simples au cas
où ils ne seraient pas pleinement convertis. Et cependant, comme on l'ajoute, "si
durant le délai prescrit ils tombent malades et courent quelque danger, il faut
les baptiser".
3. Par la grâce qu'il confère, le baptême non seulement remet
les péchés passés, mais empêche aussi d'en commettre à l'avenir. Et que les
hommes ne pèchent pas, c'est cela qu'il faut considérer ; que leurs fautes
soient moins graves, ou même que leurs péchés soient lavés, cela est secondaire,
selon ce que dit saint Jean : "Mes petits enfants, je vous écris cela pour
que vous ne péchiez pas. Mais si quelqu'un a péché, nous avons un avocat auprès
du Père, Jésus Christ le juste ; lui-même est la propitiation pour nos péchés"
(1 Jn 2, 1-2).
Objections :
1. On lit dans Zacharie (13, 1) : "En ce jour-là, il y
aura une source ouverte à la maison de David et aux habitants de Jérusalem, pour
laver le péché et la souillure", ce qui s'entend de la fontaine baptismale.
Il semble donc qu'il faut donner le sacrement de baptême même aux pécheurs.
2. Le Seigneur dit (Mt 9, 12) : "Ce ne sont pas les
bien-portants qui ont besoin du médecin, mais les malades." Les malades, ce
sont les pécheurs. Et comme le remède que donne ce médecin spirituel, le Christ,
c'est le baptême, il semble qu'il faut donner aux pécheurs le sacrement de
baptême.
3. Aucun secours spirituel ne doit être refusé aux pécheurs.
Mais les pécheurs baptisés sont aidés spirituellement par le caractère baptismal,
qui est une disposition à la grâce ; il semble donc qu'il faut donner aux
pécheurs le sacrement de baptême.
Cependant :
Saint Augustin dit : "Celui qui t'a créé sans toi ne te
justifiera pas sans toi." Mais le pécheur, qui n'a pas la volonté bien disposée,
ne coopère pas à l'oeuvre de Dieu. Donc lui donner le baptême ne servirait pas
à sa justification.
Conclusion :
On peut être
pécheur de deux façons :
- 1° D'abord à
cause de la souillure d'une faute passée. A ceux qui sont pécheurs en ce sens
il faut conférer le baptême, qui a été institué précisément pour nous purifier
de la souillure du péché, comme dit saint Paul (Ep 5, 2) : "Purifiant
l'Église dans le bain d'eau avec la parole de vie."
- 2° Mais on peut
aussi être pécheur par la volonté de pécher et le propos de demeurer dans le
péché. A ceux qui sont pécheurs en ce sens il ne faut pas conférer le baptême :
- D'abord parce
que le baptême nous incorpore au Christ (Ga 3, 27) : "Vous tous qui avez
été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ." Or, aussi
longtemps qu'on a la volonté de pécher, on ne peut être uni au Christ (2 Co 6, 14)
: "Qu'y a-t-il de commun entre la justice et l'iniquité ?" Aussi
saint Augustin dit-il que "nul homme, en possession du libre arbitre, ne
peut commencer une vie nouvelle sans se repentir de l'ancienne".
- Ensuite, parce
qu'il ne doit y avoir rien d'inutile dans les oeuvres du Christ et de l'Église.
Or est inutile ce qui n'atteint pas la fin à laquelle il est destiné. Et
personne ne peut avoir la volonté de pécher et en même temps être purifié du
péché, ce qui est le but du baptême : ce serait contradictoire.
- Enfin, parce
qu'il ne doit y avoir aucune fausseté dans les signes sacramentels. Or un signe
est faux quand la chose signifiée n'y correspond pas. Mais quand un homme se
présente à l'ablution baptismale, cela signifie qu'il se dispose à la
purification intérieure. Or ce n'est pas le cas pour celui qui a le propos de
demeurer dans son péché. Il est donc clair qu'à des pécheurs de cette sorte on
ne doit pas administrer le baptême.
Solutions :
1. Ce texte doit s'entendre des pécheurs qui ont la volonté de
sortir de leur péché.
2. Le médecin des âmes, le Christ, agit de deux façons.
- D'abord, à
l'intérieur et par lui-même, et c'est ainsi qu'il prépare la volonté de l'homme
à vouloir le bien et détester le mal.
- D'autre part, il
agit par ses ministres, en employant extérieurement les sacrements, et ainsi il
agit en achevant à l'extérieur ce qu'il a commencé à l'intérieur.
Aussi le baptême
ne doit-il être administré qu'à celui qui présente quelque signe de conversion
intérieure, de même qu'on ne donne de médicaments corporels qu'au malade en qui
apparaît quelque signe de vie.
3. Le baptême est le sacrement de la foi. Or la foi informe ne
suffit pas au salut, et elle n'en est pas le fondement ; il y faut la foi
formée, "qui agit par la charité", dit saint Augustin. Ainsi le
baptême ne peut pas non plus donner le salut, si l'on garde la volonté de
pécher, qui exclut la forme de la foi. - Et l'impression du caractère baptismal
ne peut disposer à la grâce aussi longtemps qu'apparaît la volonté de péché, car,
dit saint Jean Damascène : "Dieu ne force personne à la vertu."
Objections :
1. Il appartient à la justice divine de punir tout péché :
"Toutes les actions, Dieu les citera en jugement" (Qo 12, 14). Mais
on impose des oeuvres satisfactoires aux pécheurs en punition de leurs fautes
passées. Il semble donc qu'il faut imposer des oeuvres satisfactoires aux
pécheurs qui reçoivent le baptême.
2. Les oeuvres satisfactoires exercent à la justice les
pécheurs nouvellement convertis, et leur évitent les occasions de rechute, car
"la satisfaction supprime les causes du péché et ne laisse pas entrer le
péché". Mais cela est extrêmement nécessaire aux nouveaux baptisés. Il
semble donc qu'il faut leur imposer des oeuvres satisfactoires.
3. Il n'est pas moins nécessaire de satisfaire à Dieu qu'aux
hommes. Si les nouveaux baptisés ont causé quelque dommage à leur prochain, on
doit leur enjoindre de le réparer. Donc il faut aussi leur enjoindre de
satisfaire envers Dieu par des oeuvres de pénitence.
Cependant :
Sur ce texte (Rm
11, 29) "Les dons de Dieu et son appel sont sans repentance", saint Ambroise
de Milan dit : "La grâce de Dieu ne demande dans le baptême ni
gémissements ni lamentations, ni une oeuvre quelconque, mais la foi seule, et
elle pardonne tout gratuitement."
Conclusion :
L'Apôtre dit aux
Romains (6, 3) : "Nous tous, qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, c'est
dans sa mort que nous avons été baptisés ; nous avons été ensevelis avec lui
par le baptême en sa mort." Ainsi par le baptême l'homme est incorporé à
la mort même du Christ. Or, d'après ce qui a été dit plus haut, il est clair
que la mort du Christ a satisfait suffisamment pour les péchés, "non
seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier" (1 Jn 2, 2).
Par conséquent, à celui qui est baptisé, quelles que soient ses fautes, on ne
doit imposer aucune satisfaction, car ce serait faire injure à la passion et à
la mort du Christ, comme si elles ne suffisaient pas à satisfaire pleinement
pour les péchés des baptisés.
Solutions :
1. Saint Augustin dit : "L'effet du baptême est
d'incorporer les baptisés au Christ comme ses membres." Donc la peine même
du Christ a satisfait pour les péchés des baptisés, comme la peine d'un membre
peut satisfaire pour le péché d'un autre membre. Aussi Isaïe dit-il (53, 4) :
"Il a vraiment porté nos maladies, il s'est chargé de nos iniquités."
2. Les néophytes doivent être exercés à pratiquer la justice, mais
par des oeuvres faciles, et non par des oeuvres douloureuses, "pour les
conduire comme par le lait d'un exercice facile jusqu'à une haute
perfection", dit la Glose sur le Psaume (131, 2) : "comme un enfant
sevré près de sa mère...". Aussi le Seigneur exempta de jeûner ses
disciples récemment convertis (Mt 9, 14). Et c'est ce que dit saint Pierre (1 P
2, 2) : "Comme des nouveau-nés désirez le lait, pour qu'il vous fasse
grandir pour le salut."
3. Restituer le bien mal acquis, et réparer les torts commis
envers le prochain, c'est abandonner le péché, puisque c'est un péché de
retenir le bien d'autrui et de ne pas se réconcilier avec le prochain. C'est
pourquoi il faut enjoindre aux nouveaux baptisés de réparer envers le prochain,
comme on leur enjoint d'abandonner le péché. Mais il n'y a pas à leur imposer
une peine quelconque pour les péchés passés.
Objections :
1. On lit en saint Matthieu (3, 6) que "beaucoup de gens
étaient baptisés par Jean dans le Jourdain, confessant leurs péchés". Il
semble donc qu'à plus forte raison ceux qui se font baptiser du baptême du
Christ doivent confesser leurs péchés.
2. On lit dans les Proverbes (28, 13) : "Celui qui cache
ses fautes ne prospérera pas ; mais celui qui les avoue et les quitte, obtiendra
miséricorde." Mais on se fait baptiser pour obtenir le pardon de ses
péchés. Donc ceux qui se font baptiser doivent confesser leurs péchés.
3. La pénitence est requise avant le baptême, suivant cette
parole des Actes (2, 38) : "Faites pénitence et que chacun de vous se
fasse baptiser." Mais la confession est une partie de la pénitence. Il
semble donc qu'elle est requise avant le baptême.
Cependant :
C'est avec des
larmes que nous devons confesser nos péchés : "Il faut repasser dans son
coeur toute cette multiplicité de péchés et les pleurer", dit saint
Augustin. Mais saint Ambroise de Milan dit que "la grâce de Dieu ne
demande dans le baptême ni gémissements ni lamentations". Ceux qui vont
être baptisés ne doivent donc pas confesser leurs péchés.
Conclusion :
Il y a deux façons
de confesser ses péchés :
- 1° L'une est
intérieure et s'adresse à Dieu. Celle-là est requise avant le baptême : l'homme
doit se souvenir de ses péchés et les regretter, "car personne, dit saint
Augustin, ne peut commencer une vie nouvelle s'il ne se repent de
l'ancienne".
- 2° L'autre
confession est extérieure et se fait au prêtre. Celle-là n'est pas requise
avant le baptême. D'abord parce que cette confession, qui s'adresse à la
personne du ministre, appartient au sacrement de pénitence, qui n'est pas exigé
avant le baptême, "porte de tous les sacrements".
- Puis cette
confession extérieure se fait au prêtre pour qu'il absolve le pénitent de ses
péchés et lui impose des oeuvres satisfactoires ; mais, on l'a dit ci-dessus, il
ne faut pas en imposer aux baptisés.
- Enfin, cette
confession détaillée faite à un homme a quelque chose de pénible, à cause de la
honte qu'on a de s'accuser. Et il ne faut imposer au baptisé aucune peine
extérieure.
Par conséquent, on
ne demande pas aux baptisés une confession détaillée de leurs péchés ; mais il
suffit de la confession générale qu'ils font quand, selon le rite de l'Église, ils
renoncent à Satan et à toutes ses oeuvres. Aussi la Glose dit-elle que le
baptême de Jean donne aux catéchumènes l'exemple de confesser leurs péchés et
de promettre une vie meilleure.
Pourtant si, par
dévotion, certains voulaient confesser leurs péchés, il faudrait entendre leur
confession, non pas pour leur imposer une pénitence, mais pour leur donner, contre
leurs fautes coutumières, une formation à la vie spirituelle.
Solutions :
1. Le baptême de Jean ne remettait pas les péchés, mais c'était
un baptême de repentance. C'est pourquoi ceux qui venaient le recevoir
faisaient bien de confesser leurs péchés, pour recevoir une pénitence
proportionnée. Mais le baptême du Christ, dit saint Ambroise de Milan, ne
comporte pas de pénitence extérieure. Le cas n'est donc pas le même.
2. L'aveu intérieur fait à Dieu, et même la confession
extérieure générale suffisent pour que les baptisés puissent être mis dans la
voie droite et obtenir miséricorde. Mais, nous l'avons dit, une confession
extérieure détaillée n'est pas requise.
3. La confession est une partie de la pénitence sacramentelle,
laquelle, nous venons de le dire, n'est pas requise avant le baptême ; mais ce
qui est requis c'est la vertu de la pénitence intérieure.
Objections :
1. Le baptisé, dans le sacrement, n'a que le rôle de patient.
Or l'intention est requise, non chez le patient, mais chez l'agent.
2. Si l'on omet un élément essentiel au baptême, il faut que le
sujet soit rebaptisé, comme si l'on omet l'invocation de la Trinité. Mais il ne
semble pas qu'il faille rebaptiser celui qui n'avait pas l'intention de
recevoir le baptême. Autrement, comme on ne peut être certain de l'intention, n'importe
qui pourrait demander à être rebaptisé à cause de son défaut d'intention. Il ne
semble donc pas que l'intention de recevoir le sacrement soit requise chez le
baptisé.
3. Le baptême est donné contre le péché originel. Or, on
contracte le péché originel à la naissance, sans aucune intention. De même, semble-t-il,
le baptême ne requiert pas l'intention de la part du baptisé.
Cependant :
Selon le rite de
l'Église, les catéchumènes affirment publiquement qu'ils demandent à l'Église
le baptême. Par là ils affirment leur intention de recevoir ce sacrement.
Conclusion :
Par le baptême, on
meurt à l'ancienne vie de péché pour commencer une vie nouvelle : "Nous
avons été ensevelis avec le Christ par le baptême en sa mort, afin que, comme
le Christ est ressuscité des morts, nous aussi nous marchions dans une vie
nouvelle" (Rm 6, 4). Or, pour mourir à sa vie ancienne, il faut, dit saint
Augustin, chez l'homme qui dispose de son libre arbitre, la volonté de
regretter le passé ; de même est requise la volonté de commencer la vie nouvelle
dont le principe est la réception même du sacrement. Par conséquent, il est
requis du baptisé qu'il ait la volonté, ou l'intention, de recevoir le
sacrement.
Solutions :
1. Dans la justification opérée par le baptême, la passivité
n'est pas contrainte, mais volontaire. Aussi l'intention de recevoir ce qui est
donné là est-elle requise.
2. Si un adulte n'avait pas eu l'intention de recevoir le
sacrement, il faudrait le rebaptiser. Si l'on n'en était pas certain, il
faudrait dire : "Si tu n'es pas baptisé, je te baptise."
3. Le baptême est donné non seulement contre le péché originel,
mais aussi contre le péché actuel qui provient de la volonté et de l'intention.
Objections :
1. Le baptême a été institué par le Christ. Mais le Christ, en
prescrivant la forme du baptême, suppose la foi avant le baptême (Mc 16, 16) :
"Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé." Il semble donc que
sans la foi il ne peut y avoir de baptême.
2. Rien n'est inutile dans les sacrements de l'Église. Mais
selon le rite de l'Église, on interroge sur sa foi celui qui s'approche du
baptême, quand on lui demande : "Crois-tu en Dieu, le Père tout-puissant
?" Il semble donc que la foi est requise pour le baptême.
3. Le baptême requiert l'intention de recevoir le sacrement.
Mais cette intention n'est possible qu'avec une foi droite, puisque le baptême
est le sacrement de la foi droite ; car c'est par lui que les hommes sont
incorporés au Christ, dit saint Augustin, et cela n'est possible qu'avec une
foi droite : "le Christ habite dans vos coeurs par la foi" (Ep 3, 17).
Il semble donc que celui qui n'a pas la vraie foi ne peut recevoir le sacrement
de baptême.
4. L'infidélité est le plus grave des péchés, comme on l'a
montré dans la deuxième Partie. Mais il ne faut pas baptiser ceux qui demeurent
dans le péché. Ni non plus, donc, ceux qui persistent dans l'infidélité.
Cependant :
Saint Grégoire le Grand écrit à l'évêque Quirice : "Les
anciennes décisions des Pères nous ont appris que ceux qui dans l'hérésie ont
été baptisés au nom de la Trinité, s'ils reviennent à l'Église, doivent être
reçus dans le sein de la Mère Église par l'onction du chrême, ou par
l'imposition des mains, ou seulement par la profession de foi." Il n'en
serait pas ainsi si la foi était nécessairement requise pour recevoir le
baptême.
Conclusion :
Comme il ressort
de ce que nous avons dit baptême produit dans l'âme deux effets, le caractère
et la grâce. Aussi une condition peut-elle être nécessaire pour le baptême à
double titre. Il y a d'une part ce qui est nécessaire à la réception de la
grâce, effet ultime du sacrement. Et dans ce sens, la foi est nécessaire pour
le baptême, car, comme dit saint Paul (Rm 3, 22) : "la justice de Dieu est
par la foi en Jésus Christ".
Il y a d'autre
part ce qui est requis nécessairement pour l'impression du caractère baptismal.
Et à ce titre la foi du baptisé n'est pas requise nécessairement pour le baptême,
pas plus que la foi de celui qui baptise, pourvu que soient remplies les autres
conditions nécessaires au sacrement. Car le sacrement n'est pas l'oeuvre de la
justice de l'homme, ni de celui qui le donne, ni de celui qui le reçoit, mais
il est l'oeuvre de la puissance de Dieu.
Solutions :
1. Le Seigneur parle ici du baptême comme du moyen de conduire
les hommes au salut par la grâce sanctifiante, ce qui est impossible sans la
vraie foi. Aussi dit-il expressément : "Celui qui croira et sera baptisé, sera
sauvé."
2. L'intention de l'Église est de baptiser les hommes pour les
purifier de leurs péchés, selon la parole d'Isaïe (27, 9) : "Tout le fruit,
c'est le pardon de leurs péchés." Aussi elle ne veut, pour ce qui est
d'elle, donner le baptême qu'à ceux qui ont la vraie foi, sans laquelle il n'y
a pas de rémission des péchés. Aussi interroge-t-elle ceux qui viennent au
baptême, pour leur demander s'ils croient.
Mais si quelqu'un
reçoit le baptême en dehors de l'Église et sans avoir la vraie foi, le sacrement
n'est pas utile à son salut. Aussi saint Augustin dit-il : "Comparer
l'Église au paradis nous apprend que les hommes peuvent, même en dehors d'elle,
recevoir son baptême, mais que sans elle nul ne peut recevoir ni garder le
salut de la béatitude."
3. Même sans avoir la vraie foi aux autres articles, on peut
avoir la vraie foi à l'égard du sacrement de baptême ; ainsi rien n'empêche
qu'on puisse avoir l'intention de recevoir le baptême. Et même si l'on n'a pas
une idée juste de ce sacrement, il suffit pour le recevoir d'avoir l'intention
générale de recevoir le baptême tel que le Christ l'a institué et tel que
l'Église le donne.
4. De même qu'il ne faut pas conférer le sacrement de baptême
à celui qui ne veut pas sortir de ses autres péchés, de même en va-t-il de
celui qui ne veut pas abandonner l'infidélité. Pourtant si on le leur confère, l'un
et l'autre reçoivent le sacrement, mais sans profit pour leur salut.
Objections :
1. Chez celui qui reçoit le baptême est requise, comme on l'a
dit, l'intention de recevoir le sacrement. Or les enfants, qui n'ont pas
l'usage de leur libre arbitre, ne peuvent avoir cette intention. Il semble donc
qu'ils ne peuvent pas recevoir le sacrement de baptême.
2. Le baptême, comme on l'a dit plus haut, est le sacrement de
la foi. Mais les enfants n'ont pas la foi, puisqu'elle consiste, dit saint Augustin
: "dans la volonté de ceux qui croient". On ne peut pas dire non plus
qu'ils sont sauvés par la foi des parents, puisque parfois les parents sont
infidèles, et que leur infidélité pourrait perdre leurs enfants. Il semble donc
que les enfants ne peuvent pas être baptisés.
3. Saint Pierre dit (1 P 3, 21) : "Le baptême qui sauve
les hommes, ce n'est pas l'ablution des souillures du corps, mais la demande à
Dieu d'une bonne conscience." Or la conscience des enfants ne peut être ni
bonne ni mauvaise, puisqu'ils n'ont pas l'usage de la raison. Il ne convient
pas non plus de les interroger, puisqu'ils ne comprennent pas. Donc il ne faut
pas les baptiser.
Cependant :
Saint Denys le pseudo-aréopagite affirme :
"Nos chefs divins (les Apôtres) ont jugé bon d'admettre les enfants au
baptême."
Conclusion :
L'Apôtre dit aux
Romains (5, 17) : "Si par le péché d'un seul la mort a régné par un seul
(c'est-à-dire par Adam) à plus forte raison ceux qui reçoivent l'abondance de
la grâce et du don et de la justice, régneront-ils dans la vie par un seul, Jésus
Christ." Or les enfants, par le péché d'Adam, contractent le péché
originel : on le voit à ce qu'ils sont soumis à la mortalité qui, par le péché
du premier homme, est passée à tous les autres, dit l'Apôtre au même endroit.
Aussi, et à plus forte raison, les enfants peuvent-ils par le Christ recevoir
la grâce qui les fera régner dans la vie éternelle. Mais le Seigneur lui-même a
dit (Jn 3, 5) : "Nul, s'il n'est rené de l'eau et de l'Esprit Saint, ne
peut entrer dans le royaume de Dieu." Aussi est-il nécessaire de baptiser
les enfants ; puisqu'à leur naissance ils encourent par Adam leur condamnation,
il faut qu'en renaissant ils reçoivent du Christ leur salut.
Il convient aussi
de baptiser les enfants pour que, nourris dès l'enfance dans la vie chrétienne,
ils y persévèrent avec plus de fermeté, selon ce que disent les Proverbes (22, 6)
: "Le jeune homme, une fois engagé dans sa voie, ne la quittera pas, même
devenu vieux." Et c'est la raison que donne saint Denys le
pseudo-aréopagite dans le texte cité.
Solutions :
1. La régénération spirituelle opérée par le baptême ressemble
à la génération charnelle en ceci : dans le sein maternel les enfants ne se
nourrissent pas eux-mêmes, mais sont alimentés par la nourriture que prend leur
mère ; ainsi les enfants qui n'ont pas l'usage de la raison, comme s'ils
étaient dans le sein de la Mère Église, reçoivent-ils le salut, non par
eux-mêmes, mais par les actes, de l'Église." La Mère Église, dit saint
Augustin, prête aux enfants sa bouche maternelle pour qu'ils soient abreuvés des
saints mystères, puisqu'ils ne peuvent encore croire pour la justice avec leur
propre coeur, ni confesser la foi pour le salut avec leur propre bouche. Mais
si l'on a raison de les appeler fidèles parce qu'ils professent d'une certaine
manière leur foi par la bouche de ceux qui les portent, pourquoi ne les
appellerait-on pas aussi pénitents, puisque par la bouche de ceux qui les
portent on les entend renoncer au diable et au monde ?" Et pour la même
raison, on peut dire qu'ils ont l'intention de recevoir le baptême, non pas
certes par un acte d'intention personnelle, puisqu'il leur arrive parfois de
s'y opposer et de pleurer, mais par l'acte de ceux qui les présentent.
2. Saint Augustin écrit à saint Boniface : "Dans l'Église
du Sauveur les petits enfants croient par les autres, de même que c'est par les
autres qu'ils ont contracté les péchés qui sont remis dans le baptême."
Leur salut n'est pas empêché par l'infidélité de leurs parents puisque, dit
encore saint Augustin écrivant au même saint saint Boniface : "Les petits
enfants sont présentés pour recevoir la grâce spirituelle, moins par ceux dont
les mains les portent (qui pourtant eux aussi les présentent, s'ils sont
fidèles), que par toute la société des saints et des fidèles. On a raison de
croire qu'ils sont offerts par tous ceux qui le veulent et dont la charité les
admet à la communion du Saint-Esprit".
Et si des parents
infidèles s'efforcent d'initier ces enfants au culte des démons après leur
baptême, cette infidélité ne nuit pas aux enfants. Car, dit saint Augustin :
"Une fois engendrés par la volonté des autres, l'enfant ne peut ensuite
être pris dans, les liens de l'iniquité d'autrui, selon la parole d'Ézéchiel
(18, 4) : "Comme l'âme du père est à moi, ainsi l'âme du fils ; l'âme qui
pèche, c'est elle qui mourra." Et si l'enfant a contracté en Adam la
souillure dont la grâce du sacrement devait le libérer, c'est parce qu'il ne
vivait pas encore d'une vie personnelle".
Mais la foi d'un
seul, ou plutôt la foi de toute l'Église, sert à l'enfant par l'opération du Saint-Esprit
qui fait l'unité de l'Église et par qui les biens de chacun sont communs à tous
les autres.
3. De même qu'à son baptême l'enfant croit non d'une foi
personnelle, mais par une foi des autres, de même il est interrogé, non lui-même,
mais en la personne des autres, et ceux qui sont interrogés confessent la foi
de l'Église en son nom ; il est agrégé à cette foi par le sacrement de la foi.
Quant à la "bonne conscience", l'enfant l'acquiert en lui-même, non
pas encore en acte, mais en habitus, par la grâce sanctifiante.
Objections :
1. On doit sauver un homme du danger de la mort éternelle plus
encore que du danger de la mort temporelle. Or si un enfant est en danger de
mort temporelle, on doit lui porter secours, même si par méchanceté ses parents
s'y opposaient. A plus forte raison faut-il donc, malgré leurs parents, préserver
du danger de la mort éternelle les enfants qui sont fils d'infidèles.
2. Les fils d'esclaves sont esclaves et au pouvoir de leurs maîtres.
Mais les juifs et tous les autres infidèles sont esclaves des rois et des
princes. Les princes peuvent donc, sans aucune injustice, faire baptiser les
enfants des juifs et ceux de leurs autres esclaves infidèles.
3. Un homme appartient à Dieu, de qui il tient son âme, plus
qu'à son père de qui il tient son corps. Il n'y a donc pas d'injustice à
enlever à leurs parents selon la chair les enfants des infidèles pour les
consacrer à Dieu par le baptême.
Cependant :
On lit dans les
décrétales ce canon d'un concile de Tolède : "Quant aux Juifs, le saint
concile a décrété que désormais personne ne doit être amené à la foi par
violence ; ce n'est pas malgré eux qu'il faut les sauver, mais de leur plein
gré, pour que reste entière la forme de la justice."
Conclusion :
Les enfants qui
sont fils d'infidèles ont l'usage de la raison, ou ils ne l'ont pas. S'ils
l'ont, ils commencent à pouvoir disposer d'eux-mêmes en ce qui est de droit
divin et de droit naturel. Ils peuvent donc, de leur propre volonté et malgré
leurs parents, se faire baptiser, tout comme ils peuvent contracter mariage, et
c'est pourquoi on peut licitement les exhorter et les inviter à recevoir le
baptême.
Mais s'ils n'ont
pas encore l'usage de la raison, ils sont, de droit naturel, sous la tutelle de
leurs parents, aussi longtemps qu'ils ne peuvent pas se gouverner eux-mêmes.
Ainsi dit-on que sous la loi ancienne les enfants étaient sauvés par la foi de
leurs parents. Ce serait donc contraire à la justice naturelle que de baptiser
ces enfants contre le gré de leurs parents, comme de baptiser malgré lui un
homme qui a l'usage de la raison. Il serait de plus dangereux de baptiser les
enfants des infidèles, car ils retourneraient facilement à l'infidélité, à
cause de l'affection naturelle qu'ils ont pour leurs parents. Par conséquent, ce
n'est pas l'habitude de l'Église de baptiser les enfants des infidèles malgré
leurs parents.
Solutions :
1. Il n'est pas permis d'arracher quelqu'un à la mort
corporelle au mépris du droit civil ; par exemple on n'a pas le droit
d'arracher à la mort par violence celui qui a été condamné à mort par le juge.
De même, il n'est pas permis, pour préserver un enfant du danger de la mort
éternelle, de violer l'ordre du droit naturel qui le met sous la tutelle de son
père.
2. Les juifs sont les esclaves des princes, mais d'un
esclavage purement civil, qui n'exclut pas l'ordre du droit naturel ou du droit
divin.
3. L'homme est ordonné à Dieu par sa raison, qui lui permet de
le connaître. Par conséquent avant d'avoir l'usage de la raison, l'enfant, d'après
l'ordre de la nature, est ordonné à Dieu par la raison de ses parents, aux
soins desquels la nature l'a soumis. C'est en suivant leurs décisions qu'il
faut agir envers lui dans les choses divines.
Objections :
1. Le don du Christ est plus efficace pour notre salut que ne
l'est le péché d'Adam pour notre damnation, dit saint Paul (Rm 5, 15). Mais les
enfants sont, dès le sein de leur mère, condamnés à cause du péché d'Adam. Donc,
et à plus forte raison, peuvent-ils être sauvés par le don du Christ, ce que
fait le baptême. On peut donc baptiser les enfants dans le sein de leur mère.
2. L'enfant dans le sein de sa mère est quelque chose d'elle.
Mais si l'on baptise la mère, tout ce qui est d'elle sera baptisé aussi. Il
semble donc que si l'on baptise la mère, l'enfant qui est dans son sein sera
baptisé aussi.
3. La mort éternelle est pire que la mort corporelle. Mais de
deux maux il faut choisir le moindre. Donc, si un enfant dans le sein de sa
mère ne peut être baptisé, il vaudrait mieux ouvrir la mère et en extraire
l'enfant pour le baptiser, plutôt que de laisser l'enfant mourir sans baptême
et aller à la mort éternelle.
4. Il arrive parfois qu'une partie seulement de l'enfant
vienne d'abord, comme on le lit à propos de Thamar (Gn 38, 27) :
"Lorsqu'elle accoucha, un des enfants étendit la main ; la sage-femme y
attacha un fil écarlate en disant : "Celui-ci est le premier." Mais
l'enfant retira sa main, et l'autre sortit." Mais il arrive en pareil cas
qu'il y ait péril de mort. Il semble donc qu'il faille baptiser la partie qui
se présente, alors que l'enfant est encore dans le sein maternel.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "Personne ne peut renaître qui ne
soit né d'abord." Mais le baptême est une renaissance spirituelle. On ne
peut donc baptiser quelqu'un avant qu'il sorte du sein maternel.
Conclusion :
Il est nécessaire
au baptême que le corps du baptisé soit en quelque façon lavé dans l'eau, puisque
le baptême, comme on l'a dit, est une ablution. Mais le corps d'un enfant, avant
qu'il sorte du sein maternel, ne peut en aucune façon être lavé dans l'eau. A
moins qu'on n'aille dire que l'ablution baptismale, qui lave le corps de la
mère, atteint l'enfant qu'elle porte en son sein. Mais cela ne peut se faire :
- D'abord parce
que l'âme de l'enfant, que le baptême est destiné à sanctifier, est distincte
de l'âme de sa mère;
- Puis parce que
le corps d'un enfant animé est déjà formé, et donc distinct du corps de sa
mère. Ainsi le baptême que reçoit la mère ne rejaillit pas sur l'enfant. Aussi
saint Augustin écrit-il contre julien : "Si le fœtus appartenait au corps
de la mère au point d'être considéré comme une partie d'elle-même, on ne
baptiserait pas l'enfant dont la mère a été baptisée en cas de danger de mort
au cours de sa grossesse. Comme néanmoins on baptise l'enfant, c'est donc que, même
dans le sein de sa mère, il n'appartient pas au corps de celle-ci."
Ainsi reste-t-il
qu'en aucune manière on ne peut baptiser les enfants qui sont encore dans le
sein maternel.
Solutions :
1. Les enfants dans le sein de leur mère ne sont pas encore
venus à la lumière pour partager la vie des autres hommes. Aussi ne peuvent-ils
être soumis à l'action de ceux-ci pour recevoir par leur ministère les
sacrements qui leur donneraient le salut. Mais ils peuvent être soumis à
l'action de Dieu, pour qui ils sont vivants, et par privilège recevoir la grâce
de la sanctification, comme cela se voit pour les saints qui furent sanctifiés
dans le sein de leur mère.
2. Les organes internes de la mère sont quelque chose d'elle
par la continuité et l'union d'une partie matérielle avec le tout. Mais
l'enfant dans le sein de sa mère est quelque chose d'elle par le lien qui
attache l'un à l'autre deux corps distincts. Le cas n'est donc pas le même.
3. On ne doit pas faire le mal pour qu'en sorte le bien",
dit saint Paul (Rm 3, 8). Il n'est donc pas permis de tuer la mère pour
baptiser son enfant. Cependant, si la mère est morte et que l'enfant vive
encore dans son sein, il faut l'ouvrir pour baptiser l'enfant.
4. A moins qu'il y ait péril de mort, il faut attendre, pour
donner le baptême, que l'enfant soit entièrement sorti. S'il y avait danger de
mort imminente, et que sorte la première la tête, qui est le siège du sentiment,
il faudrait baptiser l'enfant. Et il n'y aurait pas à le rebaptiser ensuite, s'il
vient à naître entièrement. Il faudrait faire de même, en cas de péril imminent,
quelle que soit la partie du corps qui se présente. Cependant, comme la
perfection de l'homme ne réside en aucune partie comme dans la tête, certains
tiennent qu'à cause du doute il faut, l'accouchement achevé, et quelle que soit
la partie du corps qui a reçu l'eau, que l'enfant soit baptisé ainsi "Si
tu n'es pas baptisé, je te baptise."
Objections :
1. La réception du baptême requiert, comme on l'a dit, l'intention
du sujet. Mais les fous et les déments, qui sont privés de l'usage de la raison,
ne peuvent avoir une intention réglée. Ils ne doivent donc pas être baptisés.
2. C'est par la raison que l'homme est supérieur aux animaux.
Mais les fous et les déments n'ont pas l'usage de la raison, et parfois même on
ne peut attendre, comme chez l'enfant qu'elle s'éveille en eux. Il semble donc
que, comme on ne baptise pas les animaux, on ne doit pas non plus baptiser les
fous et les déments.
3. L'usage de la raison est plus étroitement lié par la folie
ou la démence que par le sommeil. Mais on n'a pas l'habitude de donner le
baptême aux gens qui dorment. On ne doit donc pas non plus le donner aux
déments et aux fous.
Cependant :
Saint Augustin dit de l'un de ses amis qu'on le baptisa alors
qu'il était dans un état désespéré. Et cependant ce baptême fut efficace. On
doit donc quelquefois donner le baptême à ceux qui n'ont pas l'usage de la
raison.
Conclusion :
Au sujet des fous
et des déments, il faut distinguer :
- Certains sont
dans cet état depuis leur naissance, n'ont pas d'intervalles lucides, et aucun
usage de la raison n'apparaît en eux. En ce qui concerne le baptême, il faut en
juger comme des enfants, que l'on baptise dans la foi de l'Église.
- Il y en a
d'autres qui, après avoir été sains d'esprit, sont tombés dans la folie. Il
faut en juger selon la volonté qu'ils avaient exprimée alors qu'ils étaient
sains d'esprit. S'ils ont alors manifesté la volonté de recevoir le baptême, on
doit le leur donner dans leur état de folie ou démence, même si maintenant ils
y contredisent. Si au contraire, ils n'ont manifesté, alors qu'ils étaient
sains d'esprit, aucune volonté de recevoir le baptême, il ne faut pas les
baptiser.
- Certains sont
fous ou déments depuis leur naissance, mais ont cependant des intervalles
lucides pendant lesquels ils peuvent user droitement de leur raison. Si alors
ils veulent être baptisés, on peut les baptiser, même s'ils sont retombés dans
leur démence, et même on le doit, s'ils sont en danger de mort ; sinon il vaut
mieux attendre un moment de lucidité pour qu'ils puissent recevoir le sacrement
avec plus de dévotion. Mais si, dans leurs intervalles de lucidité, ils ne
manifestent aucune intention de recevoir le baptême, il ne faut pas les
baptiser quand ils retombent dans leur état.
- D'autres enfin, même
s'ils ne sont pas absolument sains d'esprit, ont cependant assez de raison pour
pouvoir penser à leur salut et comprendre la vertu du sacrement. Il faut juger
de ceux-ci comme de ceux qui sont sains d'esprit, et que l'on baptise de leur
plein gré, et non malgré eux.
Solutions :
1. Les déments qui n'ont jamais eu et n'ont pas l'usage de la
raison sont baptisés en vertu de l'intention de l'Église, comme on l'a dit au
sujet des enfants. Ceux qui ont eu quelque temps l'usage de la raison, ou qui
l'ont maintenant, sont baptisés selon leur propre intention, qu'ils ont
maintenant ou qu'ils ont eue quand ils étaient sains d'esprit.
2. Les fous et les déments sont privés de l'usage de la raison
accidentellement, à cause de quelque obstacle provenant des organes corporels
et non pas, comme les animaux, parce qu'ils n'auraient pas une âme raisonnable.
Le cas n'est donc pas le même.
3. Ceux qui dorment ne doivent être baptisés qu'en danger de
mort imminente. Et dans ce cas on doit les baptiser si auparavant ils ont
manifesté le désir de recevoir le baptême, comme on l'a dit des fous. C'est ce
que saint Augustin raconte de son ami qui fut baptisé sans le savoir, à cause
du danger de mort.
1. Le baptême enlève-t-il tous les péchés ? -
2. Le baptême délivre-t-il de toute peine ? - 3. Le baptême enlève-t-il les
maux de cette vie ? - 4. Le baptême confère-t-il la grâce et les vertus ? - 5.
Les effets des vertus conférées par le baptême. - 6. Même les petits enfants
reçoivent-ils au baptême la grâce et les vertus ? - 7. Le baptême ouvre-t-il
aux baptisés la porte du royaume des Cieux ? - 8. Le baptême produit-il un
effet égal chez tous les baptisés ? - 9. La "fiction" empêche-t-elle
l'effet du baptême ? - 10. Quand la fiction disparaît, le baptême obtient-il
son effet ?
Objections :
1. Le baptême est comme une régénération spirituelle, qui
correspond à la génération charnelle. Mais par la génération charnelle, l'homme
ne contracte que le péché originel. Donc le baptême n'efface que le péché
originel.
2. La pénitence suffit à remettre les péchés actuels. Mais la
pénitence est exigée chez les adultes, avant le baptême (Ac 2, 38) :
"Faites pénitence, et que chacun de vous soit baptisé." Donc le
baptême ne joue aucun rôle dans la rémission des péchés actuels.
3. Des maladies différentes réclament des remèdes différents, dit
saint Jérôme : "Ce qui guérit le talon ne peut pas guérir l'oeil."
Mais le péché originel, que remet le baptême, est d'un autre genre que le péché
actuel. Donc ce ne sont pas tous les péchés qui sont remis par le baptême.
Cependant :
Ézéchiel dit (36, 25)
: "Je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez purifiés de toutes
vos souillures."
Conclusion :
L'Apôtre dit aux
Romains (6, 3) : "Nous tous qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, c'est
dans sa mort que nous avons été baptisés." Et plus loin (6, 11) il conclut
: "Aussi vous-mêmes regardez-vous comme morts au péché et vivant pour Dieu
en Jésus Christ notre Seigneur." Cela montre que par le baptême l'homme
meurt à la vétusté du péché, et commence à vivre dans la nouveauté de la grâce.
Or tout péché appartient à cette vétusté passée. Tout péché, par conséquent, est
effacé par le baptême.
Solutions :
1. Comme dit l'Apôtre (Rm 5, 15) : "Le péché d'Adam n'a
pas autant de puissance que le don du Christ, que nous recevons par le baptême,
"car le jugement a été porté à cause d'une seule faute pour la
condamnation, mais la grâce apporte la justification de beaucoup de
fautes". Aussi, dit saint Augustin, "la génération de la chair
n'entraîne que le péché originel, mais la régénération par l'esprit remet non
seulement le péché originel, mais aussi les fautes volontaires".
2. Aucun péché ne peut être remis que par la vertu de la
passion du Christ, dit l'Apôtre (He 9, 22) : "Sans effusion de sang il n'y
a pas de rémission." Aussi le mouvement de la volonté humaine ne suffirait
pas à remettre la faute sans la foi en la passion du Christ et le propos d'y
participer, soit en recevant le baptême, soit en se soumettant aux clefs de
l'Église. Ainsi, quand un adulte repentant vient au baptême, il obtient sans
doute la rémission de tous ses péchés par le désir du baptême, mais il
l'obtient plus parfaitement par sa réception réelle.
3. Il s'agit dans cette objection de remèdes particuliers.
Mais le baptême agit en vertu de la passion du Christ, qui est le remède
universel pour tous les péchés ; aussi le baptême remet-il tous les péchés.
Objections :
1. L'Apôtre écrit (Rm 13, 1) : "Ce qui vient de Dieu est
bien ordonné." Mais la faute n'est remise en ordre que par le châtiment, dit
saint Augustin. Le baptême n'enlève donc pas la peine méritée par les fautes
passées.
2. L'effet du sacrement a quelque ressemblance avec le
sacrement lui-même, puisque les sacrements de la loi nouvelle réalisent ce
qu'ils signifient, comme on l'a dit plus haut. Mais si l'ablution baptismale a
quelque ressemblance avec la purification d'une souillure, elle semble n'en
avoir aucune avec la remise d'une peine. Donc le baptême n'enlève pas la peine.
3. Une fois sa peine remise, l'homme ne mérite plus de
châtiment, et il serait injuste de le punir. Donc, si le baptême remet la peine,
il serait injuste de pendre après le baptême le brigand qui aurait auparavant
commis un homicide. Ainsi le baptême relâcherait la rigueur de la justice
humaine, ce qui ne convient pas. Le baptême ne remet donc pas la peine.
Cependant :
Sur la parole de
saint Paul (Rm 11, 29) : "Les dons de Dieu et son appel sont sans
repentance", saint Ambroise de Milan dit : "La grâce de Dieu dans le
baptême remet tout gratuitement."
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit le baptême nous incorpore à la passion et à la mort du Christ ; comme dit
saint Paul (Rm 6, 8) : "Si nous sommes morts avec le Christ, nous croyons
que nous vivrons aussi avec lui." Cela montre que tout baptisé participe à
la passion du Christ pour y trouver un remède, aussi bien que s'il avait souffert
et était mort lui-même. Or la passion du Christ, nous l'avons dit est une
satisfaction suffisante pour tous les péchés de tous les hommes. Ainsi le
baptisé est libéré de la peine qu'il devait acquitter pour ses péchés, comme si
lui-même avait pleinement satisfait pour tous ses péchés.
Solutions :
1. Puisque le baptisé participe à la peine de la passion du
Christ, au titre de membre du Christ, comme si lui-même avait enduré cette
peine, c'est par la peine de la passion du Christ que ses péchés sont remis en
ordre.
2. L'eau lave, mais elle rafraîchit aussi. Et ainsi ce
rafraîchissement signifie la rémission de la peine, comme l'ablution signifie
que l'âme est lavée de ses péchés.
3. Dans les châtiments infligés par la justice humaine, on ne
doit pas considérer seulement la peine que le coupable a méritée devant Dieu, mais
aussi la dette qu'il a contractée envers les hommes, qui ont été lésés et
scandalisés par son péché. Ainsi, bien qu'un assassin soit par le baptême
libéré de toute peine devant Dieu, il demeure cependant lié devant les hommes, qu'il
doit édifier en subissant son châtiment comme il les a scandalisés par sa
faute. Cependant le prince pourrait par miséricorde lui remettre sa peine.
Objections :
1. Selon l'Apôtre (Rm 5, 15) : "Le don du Christ est plus
puissant que le péché d'Adam." Mais par le péché d'Adam, dit l'Apôtre au
même endroit, "la mort est entrée dans le monde", et après elle, toutes
les autres peines de la vie présente. A plus forte raison, par conséquent, le
don du Christ reçu au baptême doit-il libérer l'homme des peines de la vie
présente.
2. Le baptême, on l'a dit plus haut, remet la faute originelle
et la faute actuelle. Et il remet le péché actuel de telle sorte qu'il libère
de toute la peine qui lui était due. Donc il libère aussi des peines de la vie
présente, qui sont le châtiment du péché originel.
3. Si l'on supprime la cause, ses effets disparaissent. Mais
la cause des peines de cette vie, c'est le péché originel, que le baptême
supprime. Donc les peines de cette vie ne devraient pas subsister.
Cependant :
Sur la parole de
saint Paul (Rm 6, 6) : "Que le corps du péché soit détruit", la Glose
dit : "Le baptême a pour effet de crucifier le vieil homme et de détruire
le corps du péché : non pas que la convoitise mêlée à la chair vivante et née
avec elle, soit aussitôt consumée et n'existe plus, mais, présente en l'homme à
sa naissance, elle ne peut plus lui nuire après sa mort." Pour la même
raison, les autres peines de la vie ne sont pas enlevées par le baptême.
Conclusion :
Le baptême a la
puissance d'enlever les peines de la vie présente ; cependant il ne les enlève
pas en cette vie, mais c'est par sa vertu que les justes en seront libérés à la
résurrection, "quand ce corps mortel revêtira l'immortalité" (1 Co 15,
54). Et il est raisonnable qu'il en soit ainsi.
- 1° D'abord, parce
que l'homme est incorporé au Christ par le baptême et devient ainsi l'un de ses
membres. Il convient donc que ce qui s'est passé pour la tête se passe aussi
pour les membres. Or, si le Christ a été depuis sa conception plein de grâce et
de vérité, il a eu cependant un corps passible qui par sa passion et sa mort
est ressuscité à la vie glorieuse. Ainsi le chrétien reçoit-il par le baptême
la grâce en son âme, alors qu'il a un corps passible, dans lequel il peut
souffrir pour le Christ ; mais à la fin il ressuscitera pour une vie
impassible. Aussi l'Apôtre dit-il (Rm 8, 11) : "Celui qui a ressuscité
Jésus Christ d'entre les morts rendra aussi la vie à nos corps mortels à cause
de son Esprit qui habite en nous." Et plus loin (v. 17) : "Nous
sommes les héritiers de Dieu et les cohéritiers du Christ, si toutefois nous
souffrons avec lui pour être glorifiés avec lui."
- 2° De plus, cela
convient aussi pour l'exercice de la vie spirituelle : c'est en luttant contre
la convoitise et les autres faiblesses que l'homme recevra la couronne de la
victoire. Aussi sur ce mot de saint Paul (Rm 6, 6) : "Pour que soit
détruit le corps du péché", la Glose dit : "Si après le baptême
l'homme vit encore dans la chair, il garde la convoitise qu'il doit combattre, et
vaincre avec l'aide de Dieu." C'est ce que figure cette parole (Jg 3, 1-2)
: "Voici les nations que le Seigneur a laissées pour éprouver par elles
Israël, et pour qu'ensuite leurs fils apprennent à combattre les ennemis et
qu'ils gardent l'habite combat."
- 3° Enfin cela
convient aussi pour que les hommes ne viennent pas au baptême en vue d’obtenir
l'impassibilité dans la vie présente, plutôt que la gloire de la vie éternelle.
C'est ce que dit l'Apôtre (1 Co 15, 19) : "Si nous n’avons d'espérance
dans le Christ que pour cette vie seulement, nous sommes les plus malheureux
des hommes."
Solutions :
1. Sur le verset de l'épître aux Romains (6, 6) : "Pour
que nous ne soyons plus les esclaves du péché", la Glose dit : "De
même que celui qui s'empare d'un ennemi très cruel ne le tue pas sur le champ, mais
le laisse vivre quelque temps dans la honte et la douleur, ainsi le Christ a
commencé par enchaîner la peine du péché, et l'anéantira dans la vie
future."
2. La Glose dit encore sur le même passage : "La peine du
péché est double, celle de la géhenne et celle de cette vie. Celle de la
géhenne, le Christ l'a totalement détruite, de sorte que les baptisés et ceux
qui font vraiment pénitence ne puissent plus l'éprouver. Mais celle de cette
vie, il ne l'a pas supprimée totalement, et la faim, la soif, la mort sont
toujours là. Mais il a renversé leur royaume et leur puissance", c'est-à-dire
que l'homme ne doit plus les craindre, "et au dernier jour, enfin, il les
exterminera totalement".
3. Comme il a été dit dans la deuxième Partie, le péché
originel s'est répandu de telle façon que c'est d'abord la personne qui a
infecté la nature, puis la nature qui a infecté la personne. Le Christ à
l'inverse répare d'abord ce qui appartient à la personne, puis plus tard et
chez tous en même temps, il réparera ce qui appartient à la nature. Ainsi la
coulpe du péché originel, et même la peine de la privation de la vision de Dieu,
qui concernent la personne, sont aussitôt remises par le baptême. Mais les
peines de la vie présente, comme la mort, la faim, la soif et le reste, concernent
la nature, parce qu'elles dérivent des principes qui la constituent en tant
qu'elle est déchue de la justice originelle. C'est pourquoi ces défauts ne
disparaîtront que dans l'ultime réparation de la nature par la résurrection
glorieuse.
Objections :
1. On l'a dit plus haut : les sacrements de la loi nouvelle
"produisent ce qu'ils signifient". Mais l'ablution baptismale
signifie que l'âme est purifiée de ses fautes, non qu'elle est informée par la
grâce et les vertus. Il semble donc que le baptême ne confère pas à l'homme la
grâce et les vertus.
2. Ce que l'on a déjà reçu, on n'a plus besoin de le recevoir
une seconde fois. Mais certains viennent au baptême qui ont déjà la grâce et
les vertus : ainsi lit-on dans les Actes (10, 1-2) : "Qu'il y avait à
Césarée un homme nommé Corneille, centurion dans la cohorte italique, religieux
et craignant Dieu", à qui pourtant Pierre a donné le baptême. Ce n'est
donc pas le baptême qui donne la grâce et les vertus.
3. La vertu est un habitus, c'est-à-dire une qualité qui
disparaît difficilement, qui fait agir facilement et avec plaisir. Or, même
après le baptême, l'homme reste enclin au mal, qui fait perdre la vertu, et il
éprouve de la difficulté pour le bien, qui est l'acte de la vertu. Donc le
baptême ne lui donne pas la grâce et les vertus.
Cependant :
L'Apôtre écrit à
Tite (3, 5-6) : "Il nous a sauvés par le bain de la régénération", c'est-à-dire
par le baptême, "et en nous renouvelant dans l'Esprit Saint, qu'il a
répandu sur nous en abondance", c'est-à-dire explique la Glose, "pour
la rémission des péchés et l'abondance des vertus". Ainsi dans le baptême
nous sont données la grâce de l'Esprit Saint et l'abondance des vertus.
Conclusion :
Comme dit saint
Augustin, le baptême a pour effet d'incorporer les baptisés au Christ comme ses
membres. Or, de la tête qui est le Christ découle en tous ses membres la
plénitude de la grâce et de la vertu, comme dit saint Jean (1, 16) : "De
sa plénitude nous avons tous reçu." Il est donc évident que par le baptême
on reçoit la grâce et les vertus.
Solutions :
1. Si l'eau du baptême signifie par l'ablution la purification
de la faute et par le rafraîchissement la remise de la peine, elle signifie par
sa clarté naturelle la splendeur de la grâce et des vertus.
2. Comme on l'a dit plus haut, on reçoit la rémission des
péchés avant le baptême, si l'on a implicitement ou explicitement le désir du
baptême ; et cependant la réception réelle du baptême procure une rémission
plus complète, en ce sens qu'elle libère de toute la peine. Ainsi, même avant
le baptême, Corneille et ceux qui sont dans le même cas, reçoivent la grâce et
les vertus par la foi au Christ et le désir, implicite ou explicite, du baptême
; ils reçoivent dans le baptême une abondance plus grande de grâce et de
vertus. Aussi sur ce verset du Psaume (22, 2) : "Il me conduit près des
eaux rafraîchissantes", la Glose dit : "Dans le baptême, il m'a
conduit par un accroissement de vertus et d'oeuvres bonnes."
3. Si les baptisés gardent de la difficulté pour le bien et
de l'inclination au mal, ce n'est pas que l'habitus des vertus fasse défaut, mais
c'est à cause de la convoitise, que le baptême ne supprime pas. Cependant elle
est diminuée par le baptême, en sorte qu'elle ne règne plus en maîtresse ; de
même cette difficulté et cette inclination sont diminuées elles aussi, pour que
l'homme ne soit pas écrasé par elles.
Objections :
1. On ne donne le baptême aux adultes que s'ils ont la foi, selon
saint Marc (16, 16) : "Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé."
Mais c'est la foi qui incorpore au Christ (Ep 3, 17) : "Le Christ habite
dans vos coeurs par la foi." Ainsi personne n'est baptisé qui ne soit déjà
incorporé au Christ, et cette incorporation n'est donc pas l'effet du baptême.
2. C'est l'enseignement qui illumine les âmes, selon saint
Paul (Ep 3, 5) : "A moi, le moindre de tous les saints, a été accordée
cette grâce d'illuminer tous les fidèles, etc." Mais l'enseignement
précède le baptême avec la catéchèse. Il n'est donc pas l'effet du baptême.
3. La fécondité est le fait de celui qui engendre. Or, par le
baptême on est engendré spirituellement. Donc le baptême n'a pas pour effet la
fécondité.
Cependant :
Saint Augustin dit que le baptême a pour effet d'incorporer au
Christ les baptisés. Saint Denys le pseudo-aréopagite attribue au baptême
l'illumination. Et sur ce verset du Psaume (23, 2) : "Il me conduit près
des eaux rafraîchissantes", la Glose ajoute : "L'âme du pécheur, stérilisée
par la sécheresse, est fécondée par le baptême."
Conclusion :
Par le baptême on
est régénéré pour la vie spirituelle, qui est proprement la vie des fidèles du
Christ, comme dit l'Apôtre (Ga 2, 20) : "Ce que je vis maintenant dans la
chair, je le vis dans la foi au Fils de Dieu." Mais il n'y a de vie que
pour les membres qui sont unis à la tête d'où ils reçoivent le sens et le mouvement.
Il est donc nécessaire que par le baptême on soit incorporé au Christ comme un
de ses membres.
Mais de la tête
naturelle dérivent dans les membres le sens et le mouvement ; de même, de la
tête spirituelle, qui est le Christ, dérivent dans ses membres un sens
spirituel, la connaissance de la vérité, et un mouvement spirituel, l'impulsion
de la grâce. Aussi saint Jean dit-il (1, 14-16) : "Nous l'avons vu, plein
de grâce et de vérité, et de sa plénitude nous avons tous reçu." Il
s'ensuit que le Christ illumine les baptisés pour qu'ils connaissent la vérité,
et qu'en leur infusant la grâce il leur donne la fécondité des bonnes oeuvres.
Solutions :
1. Les adultes qui croient au Christ avant le baptême lui sont
incorporés spirituellement ; quand ensuite ils reçoivent le baptême, ils sont
incorporés d'une certaine façon corporellement, c'est-à-dire par le sacrement
visible, sans le désir duquel ils n'auraient pas pu être incorporés, même
spirituellement.
2. Le docteur n'éclaire pas du dehors par le ministère du
catéchisme. Mais c'est Dieu qui illumine au-dedans les baptisés, en préparant
leur coeur à recevoir la doctrine de vérité, selon saint Jean (6, 45) :
"Il est écrit : Tous seront enseignés par Dieu."
3. La fécondité qu'on met parmi les effets du baptême, c'est
la fécondité qui fait produire de bonnes actions, et non celle qui permet
d'engendrer les autres au Christ, dit l'Apôtre (1 Co 4, 15) : "C'est moi
qui vous ai engendrés à Jésus Christ par l'Évangile."
Objections :
1. Il semble que non, car on ne peut avoir la grâce et les vertus
sans la foi et la charité. Mais la foi, dit saint Augustin, réside dans la
volonté des croyants, et de même la charité réside dans la volonté de ceux qui
aiment. Comme les enfants n'ont pas l'usage de leur volonté, ils n'ont ni la
foi ni la charité. Ils ne reçoivent donc pas au baptême la grâce et les vertus.
2. Sur ce mot en saint Jean (14, 12) : "Il fera de plus
grandes choses", saint Augustin dit que faire un juste d'un impie, "le
Christ le fait en lui, mais non pas sans lui". Mais l'enfant, qui n'a pas
l'usage de son libre arbitre, ne peut coopérer avec le Christ à sa
justification, parfois même il s'y oppose de toutes ses forces. Il n'est donc
pas justifié par la grâce et les vertus.
3. Saint Paul écrit (Rm 4, 5) : "Celui qui ne fait aucune
oeuvre, mais qui croit en celui qui justifie l'impie, sa foi lui est imputée à
justice, selon le décret de la grâce de Dieu." Mais l'enfant n'est pas
"croyant en celui qui justifie l'impie". Il ne reçoit donc ni la
grâce qui justifie, ni les vertus.
4. Ce que motive une intention charnelle ne peut avoir un
effet spirituel. Or parfois des enfants sont présentés au baptême pour une
intention charnelle, c'est-à-dire pour qu'ils soient guéris physiquement. Ils
ne reçoivent donc pas l'effet spirituel de la grâce et des vertus.
Cependant :
Saint Augustin dit : "En renaissant, les petits enfants
meurent au péché qu'ils ont contracté en naissant. Et par là leur convient
aussi cette parole (Rm 6, 4) : Par le
baptême nous avons été ensevelis avec lui dans la mort." Et il ajoute :
"Afin que comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous
aussi nous marchions dans une vie nouvelle." Mais cette vie nouvelle, c'est
celle de la grâce et des vertus. Donc les enfants reçoivent au baptême la grâce
et les vertus.
Conclusion :
Quelques anciens
ont enseigné que le baptême ne donne pas aux enfants la grâce et les vertus, mais
qu'il leur imprime le caractère du Christ, en vertu duquel, une fois parvenus à
l'âge parfait, ils recevront la grâce et les vertus.
Mais cela est faux,
pour deux raisons :
- 1° D'abord parce
que les enfants, comme les adultes, deviennent par le baptême membres du Christ
; ils doivent donc recevoir du chef l'influx de la grâce et des vertus.
- 2° De plus, parce
qu'à ce compte les enfants morts après le baptême ne pourraient pas parvenir à
la vie éternelle, puisque "la grâce de Dieu, c'est la vie éternelle"
(Rm 6, 23). Il ne leur servirait de rien pour le salut d'avoir été baptisés.
La cause de cette
erreur fut que ces docteurs ne surent pas distinguer l'habitus et l'acte.
Voyant que les enfants sont incapables de faire les actes des vertus, ils
crurent qu'après le baptême ils n'avaient aucunement les vertus. Mais cette
impuissance à agir provient chez les enfants non de l'absence de l'habitus, mais
d'un empêchement corporel, de même que ceux qui dorment, bien qu'ils aient
l'habitus des vertus, sont empêchés par le sommeil d'en faire les actes.
Solutions :
1. La foi et la charité résident dans la volonté de l'homme, mais
si ces habitus et ceux des autres vertus requièrent la puissance de la volonté,
qui existe chez les enfants, les actes des vertus requièrent l'acte de la volonté,
qui n'existe pas chez les enfants. C'est en ce sens que saint Augustin dit :
"Ce qui fait du petit enfant un croyant, ce n'est pas encore la foi qui
réside en la volonté du croyant, mais bien déjà le sacrement de la foi", qui
cause l'habitus de la foi.
2. Saint Augustin dit, que "personne sans le vouloir ne
renaît de l'eau et de l'Esprit Saint". Cela ne s'entend que des adultes.
C'est des adultes aussi qu'il faut entendre que "le Christ ne justifie pas
l'homme sans lui". Que les petits enfants qu'on apporte au baptême s'y
opposent de toutes leurs forces, "cela, dit saint Augustin ne leur est pas
imputé, parce qu'ils ignorent tellement ce qu'ils font qu'on doit les
considérer comme ne le faisant pas."
3. Saint Augustin dit : "Aux petits enfants, la Mère
Église prête les pieds des autres pour qu'ils viennent, le coeur des autres
pour qu'ils croient, la langue des autres pour qu'ils affirment leur foi."
Ainsi les enfants croient, non par un acte propre, mais par la foi de l'Église,
qui leur est communiquée. Et c'est par la vertu de cette foi que la grâce et
les vertus leur sont conférées.
4. L'intention charnelle des parents qui présentent au baptême
leurs enfants ne fait aucun tort à ceux-ci, pas plus que la faute d'un homme ne
peut nuire à un autre s'il n'y consent. Aussi saint Augustin écrit-il :
"Ne te trouble pas si certains présentent des enfants au baptême, non
parce qu'ils croient que la grâce spirituelle les fera renaître pour la vie
éternelle, mais parce qu'ils pensent que ce remède leur gardera ou leur rendra
la santé du corps. Si l'on n'a pas présenté ces enfants avec l'intention qu'ils
soient régénérés, cela ne les empêchera pas de l'être."
Objections :
1. Ce qui est déjà ouvert n'a pas besoin de l'être à nouveau.
Or la porte du royaume des Cieux a été ouverte par la passion du Christ :
"Après cela, je vis une porte grande ouverte dans les Cieux" (Ap 4, 1).
Ce n'est donc pas l'effet du baptême, de nous ouvrir la porte du royaume des
Cieux.
2. Le baptême possède son efficacité depuis son institution.
Or certains ont été baptisés du baptême du Christ avant la Passion, et ceux-là,
s'ils étaient morts, n'auraient pas trouvé le ciel ouvert, puisque personne n'y
entra avant le Christ, suivant le mot de Michée (2, 13) : "Il est monté en
leur ouvrant la route." Ce n'est donc pas l'effet du baptême d'ouvrir la
porte des Cieux.
3. Les baptisés restent encore sujets à la mort et aux autres
peines de la vie présente, comme on l'a dit plus haut. Mais l'entrée du royaume
des Cieux n'est pas ouverte à celui qui est encore soumis à un châtiment, comme
c'est le cas de ceux qui sont en purgatoire. Ce n'est donc pas un effet du
baptême d'ouvrir la porte du royaume des Cieux.
Cependant :
Sur ce mot de
saint Luc (3, 21) : "Les cieux s'ouvrirent", la Glose dit :
"Ceci nous montre la puissance du baptême : la porte des cieux s'ouvre
pour quiconque sort du baptême."
Conclusion :
Ouvrir la porte
des Cieux, c'est enlever l'obstacle qui empêche d'y entrer. Cet obstacle, c'est
la faute et la peine qui lui est due. Or on a montré que le baptême remet
absolument tous les péchés, et toutes les peines. Par conséquent, il a pour
effet d'ouvrir le royaume des Cieux.
Solutions :
1. Le baptême ouvre au baptisé la porte du royaume des Cieux
parce qu'il l'incorpore à la passion du Christ et lui en applique la vertu.
2. Quand la passion du Christ n'était pas encore accomplie en
réalité, mais n'existait que dans la foi des croyants, le baptême, de la même
façon, ouvrait la porte du Ciel, non en réalité, mais en espérance. Les
baptisés qui mouraient alors attendaient avec une espérance certaine l'entrée
au royaume des Cieux.
3. Si le baptisé reste sujet à la mort et aux peines de la vie
présente, c'est à cause, non de sa culpabilité personnelle, mais de l'état de
la nature. Aussi rien ne l'empêche d'entrer dans le royaume des Cieux quand la
mort sépare l'âme de son corps : par là il a payé sa dette à la nature.
Objections :
1. L'effet du baptême est de remettre les fautes. Or le
baptême remet plus de péchés chez les uns que chez les autres : chez les
enfants il ne remet que le péché originel, mais chez les adultes il remet aussi
les péchés actuels, qui sont nombreux chez les uns, moins nombreux chez les
autres. Donc les effets ne sont pas les mêmes chez tous.
2. Le baptême nous donne la grâce et les vertus. Mais après le
baptême, certains paraissent avoir une grâce plus abondante et une vertu plus
parfaite que d'autres baptisés. Donc le baptême n'a pas chez tous le même
effet.
3. La grâce perfectionne la nature, comme la forme
perfectionne la matière. Mais la matière reçoit la forme à la mesure de sa
capacité. Comme certains baptisés, même des enfants, ont une capacité naturelle
plus grande que d'autres, il semble que ceux-là reçoivent une grâce plus
abondante que d'autres.
4. Certains trouvent dans le baptême non seulement la santé de
l'âme, mais aussi celle du corps : on le voit chez Constantin que le baptême
guérit de sa lèpre. Mais tous les malades ne trouvent pas dans le baptême la
santé du corps. Le baptême n'a donc pas le même effet chez tous.
Cependant :
Il est écrit (Ep 4,
5) : "Une seule foi, un seul baptême." Mais une même cause ne peut
produire qu'un même effet. Donc le baptême a chez tous le même effet.
Conclusion :
L'effet du baptême
est double. L'un qui est essentiel, l'autre qui est accidentel :
- 1° L'effet
essentiel est celui pour lequel le baptême a été institué : la naissance à la
vie spirituelle. Aussi, comme tous les enfants sont dans la même disposition à
l'égard du baptême, puisqu'ils sont baptisés non dans leur foi propre, mais
dans la foi de l'Église, ils reçoivent tous au baptême un effet égal. Quant aux
adultes, qui apportent au baptême leur foi personnelle, ils n'ont pas tous les
mêmes dispositions, et viennent au baptême, les uns avec plus, les autres avec
moins de dévotion. Aussi les uns reçoivent-ils plus, les autres moins de cette
grâce de renouvellement ; bien que, par soi, le feu répande une chaleur égale
pour tous, ceux qui en approchent davantage en reçoivent plus de chaleur.
- 2° L'effet
accidentel du baptême est celui pour lequel le baptême n'a pas été ordonné, mais
qui est l'oeuvre miraculeuse de la puissance divine dans le baptême. Sur cette
parole de saint Paul (Rm 6, 6) : "Pour que nous ne soyons plus esclaves du
péché...", la Glose a dit : "Sans un miracle ineffable du Créateur, le
baptême n'a pas pour résultat d'éteindre absolument la loi du péché qui est
dans nos membres." Et ces effets-là, tous les baptisés ne les reçoivent
pas également, même s'ils s'approchent avec une égale dévotion, car ces effets
sont distribués suivant le plan de la providence divine.
Solutions :
1. La moindre grâce baptismale est suffisante pour effacer
tous les péchés. Si le baptême remet plus de péchés chez les uns, moins de
péchés chez les autres, cela ne tient pas à une plus grande efficacité, mais à
la disposition du sujet : le baptême remet en chacun tout le péché qu'il y
trouve.
2. Si l'on voit chez les baptisés une grâce plus ou moins
grande, cela peut tenir à deux raisons. D'abord parce que l'on reçoit dans le
baptême une grâce plus grande à cause de sa plus grande dévotion, comme on
vient de le dire. Puis, même si tous reçoivent une grâce égale, ils ne
l'utilisent pas tous également, mais l'un en profite avec plus de zèle, tandis
que l'autre, par sa négligence, manque à la grâce de Dieu.
3. Les diverses capacités des hommes ne viennent pas d'une
différence de l'âme qui est renouvelée par le baptême -puisque tous les hommes,
qui appartiennent à une seule espèce, ont tous la même forme-, mais de la
diversité des corps. Il en va autrement pour les anges, qui différent en
espèce. Aussi les dons gratuits sont-ils donnés aux anges selon la diversité de
leurs capacités naturelles. Mais ce n'est pas le cas pour les hommes.
4. La santé du corps n'est pas de soi un effet du baptême, mais
une oeuvre miraculeuse de la providence divine.
Objections :
1. L'Apôtre affirme (Ga 3, 27) : "Vous tous qui avez été
baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ." Or tous ceux qui
reçoivent le baptême du Christ sont baptisés dans le Christ. Donc tous revêtent
le Christ. Et c'est là recevoir le fruit du baptême. Ainsi la fiction n'empêche
pas l'effet du baptême.
2. La puissance divine, qui agit dans le baptême, est capable
de tourner vers le bien la volonté humaine. Mais l'effet d'une cause efficiente
ne peut être empêché par cela même qu'elle peut supprimer. La fiction ne peut
donc empêcher l'effet du baptême.
3. L'effet du baptême est la grâce, à laquelle s'oppose le
péché. Mais il y a beaucoup d'autres péchés plus graves que la fiction, dont on
ne dit pourtant pas qu'ils empêchent l'effet du baptême. Donc la fiction
n'empêche pas non plus l'effet du baptême.
Cependant :
On lit dans la
Sagesse (1, 5) : "L'Esprit Saint qui nous éduque, fuit le simulateur (fictum) : "Mais l'effet du baptême
vient de l'Esprit Saint. La fiction empêche donc l'effet du baptême.
Conclusion :
Comme dit saint
Jean Damascène : "Dieu ne force pas l'homme à la justice." Aussi, pour
que le baptême justifie un homme, il faut que sa volonté embrasse et le baptême
et ses effets ; et l'on parlera de "fiction" quand cette volonté
s'oppose au baptême ou à ses effets. Selon saint Augustin, on peut parler aussi
de fiction de quatre manières :
- D'abord quand le
baptisé n'a pas la foi, alors que le baptême est "le sacrement de la foi"
;
- Puis quand il
méprise le sacrement lui-même ;
- Puis quand il
célèbre ce sacrement sans observer les rites de l'Église ;
- Enfin quand il
s'y présente sans dévotion.
Il est donc
évident que la fiction empêche l'effet du baptême.
Solutions :
1. "Être baptisé dans le Christ peut s'entendre de deux
façons :
- "Dans le
Christ" veut dire "en conformité avec le Christ". Alors, tous
ceux qui sont baptisés dans le Christ, se conformant à lui par la foi et la
charité, revêtent le Christ par la grâce.
- Dans un autre
sens on dira que quelqu'un est baptisé dans le Christ s'il reçoit le sacrement
du Christ. Et ainsi tous les baptisés le revêtent en étant configurés à lui par
le caractère, mais non de cette conformité qui vient de la grâce.
2. Quand Dieu change la volonté de l'homme en la faisant
passer du mal au bien, l'homme ne vient pas au baptême avec fiction. Mais Dieu
ne le fait pas toujours et le sacrement n'a pas pour but de transformer la
fiction en sincérité, mais de justifier celui qui se présente sans aucune
fiction.
3. On appelle fictus (simulateur) celui qui exprime une
intention qu'il n'a pas. Or celui qui vient au baptême montre par là même qu'il
a la vraie foi au Christ, qu'il respecte le sacrement, qu'il veut se conformer
à l'Église, et sortir du péché. Aussi, quel que soit le péché auquel on veut
rester attaché tout en s'approchant du baptême, c'est s'en approcher avec
fiction, c'est-à-dire sans dévotion. Cela s'entend du péché mortel, qui est
contraire à la grâce, mais non du péché véniel. C'est ainsi que le mot de
"fiction" englobe n'importe quel péché.
Objections :
1. Une oeuvre morte, c'est-à-dire sans charité, ne peut jamais
revivre. Mais celui qui vient au baptême avec fiction reçoit le sacrement sans
charité. Par conséquent ce sacrement ne pourra jamais être vivifié de sorte
qu'il puisse produire la grâce.
2. La fiction paraît être plus puissante que le baptême, puisqu'elle
en empêche l'effet. Mais le plus fort ne peut être détruit par le plus faible.
Par conséquent, le péché de fiction ne peut être détruit par le baptême que la
fiction elle-même empêche. Et ainsi le baptême ne produit pas son effet, qui
est la rémission de tous les péchés.
3. Il peut arriver qu'un homme s'approche du baptême avec
fiction, et qu'après le baptême, il commette de nombreux péchés. Ces péchés ne
sont pas enlevés par le baptême, qui efface les fautes passées, mais non les
fautes à venir. Par conséquent le baptême ne produira jamais son effet, qui est
la rémission de tous les péchés.
Cependant :
Saint Augustin dit : "Le baptême retrouve son efficacité
salutaire, lorsqu'une confession sincère fait disparaître cette fiction qui, aussi
longtemps que le coeur persévérait dans la malice et le sacrilège, empêchait
l'ablution des péchés."
Conclusion :
Comme on l'a dit
plus haut, le baptême est une régénération spirituelle. Or, quand un être est
engendré, il reçoit en même temps la forme et l'effet de cette forme, à moins
qu'il n'y ait un obstacle ; mais dès que cet obstacle est écarté, la forme de
l'être engendré produit son effet. Par exemple un corps lourd, dès sa
génération, est attiré vers le bas, à moins qu'un obstacle ne l'arrête ; dès
que cet obstacle est écarté, il commence à tomber. De même, quand un homme est
baptisé, il reçoit le caractère, comme une forme, et il reçoit l'effet propre
de cette forme, la grâce qui remet tous les péchés. Mais cet effet peut être
empêché par la fiction. Aussi, dès que celle-ci est écartée par la pénitence, il
est certain que le baptême produit aussitôt son effet.
Solutions :
1. Le baptême est l'oeuvre de Dieu, et non de l'homme. Par
conséquent il n'est pas une oeuvre morte chez celui qui se fait baptiser avec
fiction et sans charité.
2. Ce n'est pas le baptême qui enlève la fiction, mais la
pénitence. Une fois la fiction écartée, le baptême enlève toute la faute et
toute la peine des péchés commis avant le baptême, et même des péchés commis
dans le baptême. Aussi saint Augustin dit-il : "Hier est pardonné, et tout
ce qui reste est pardonné, et l'heure même et le moment qui précèdent le
baptême, et le moment du baptême. C'est après seulement que l'on commence à
redevenir coupable." Et ainsi le baptême et la pénitence concourent tous
deux à produire l'effet du baptême, mais le baptême comme la cause directe, la
pénitence comme une cause accidentelle, qui écarte les obstacles.
3. Le baptême n'a pas pour effet d'effacer les péchés futurs, mais
seulement les péchés présents ou passés. Aussi, la fiction disparue, les péchés
qui ont suivi le baptême sont remis sans doute, mais par la pénitence, et non
par le baptême. Aussi la peine qu'ils ont méritée n'est-elle pas entièrement
remise, comme l'était celle des péchés commis avant le baptême.
Il faut étudier maintenant les rites préparatoires au baptême.
- D'abord un rite préparatoire qui a précédé le baptême : la
circoncision (Q. 70).
- Ensuite les rites préparatoires qui accompagnent le baptême : le
catéchisme et l'exorcisme (Q. 71)
1. A-t-elle préparé et préfiguré le baptême ? -
2. Son institution. - 3. Son rite. - 4. Son effet.
Objections :
1. Toute figure ressemble à ce qu'elle représente. Or la
circoncision n'a aucune ressemblance avec le baptême. Il semble donc qu'elle
n'était pas une préparation et une figure du baptême.
2. L'Apôtre dit, en parlant des anciens Pères (1 Co 10, 2) :
"Tous ont été baptisés dans la nuée et dans la mer" ; mais il ne dit
pas qu'ils aient été baptisés dans la circoncision. Ainsi la protection de la
colonne de nuée et le passage de la mer Rouge ont été, plus que la circoncision,
une préparation et une figure du baptême.
3. On a dit plus haut que le baptême de Jean préparait au
baptême du Christ. Donc, si la circoncision a été une préparation et une figure
du baptême, il semble que le baptême de Jean a été superflu ; ce qui est
inadmissible. La circoncision n'est donc pas une préparation et une figure du
baptême.
Cependant :
L'Apôtre écrit
(Col 2, 11-13) : "Vous avez été circoncis d'une circoncision qui n'a pas
été faite de main d'homme par le dépouillement de votre corps de chair, mais de
la circoncision de Jésus Christ par votre ensevelissement avec lui dans le
baptême."
Conclusion :
Le baptême est
appelé "sacrement de la foi" parce qu'il comporte une profession de
foi, et que par lui l'homme est agrégé à la société des croyants. Or, notre foi
est la même que celle des anciens Pères, dit saint Paul (2 Co 4, 13) :
"C'est animés du même esprit de foi que nous croyons." Mais la
circoncision était comme une profession de foi ; aussi par la circoncision les
anciens étaient-ils incorporés à la communauté des croyants. Ainsi est-il
évident que la circoncision était une préparation et une figure du baptême, puisque,
pour les anciens Pères, tout était une figure de l'avenir (1 Co 10, 11), de
même que leur foi avait l'avenir pour objet.
Solutions :
1. La circoncision ressemblait au baptême quant à son effet
spirituel. De même que la circoncision enlève à l'homme une petite membrane de
chair, de même le baptême dépouille l'homme de ses moeurs charnelles.
2. La protection de la colonne de nuée et le passage de la mer
Rouge furent bien des figures de notre baptême, puisque par le baptême nous
renaissons de l'eau, symbolisée par la mer Rouge, et de l'Esprit Saint, signifié
par la colonne de nuée. Mais ces deux figures n'étaient pas, comme la
circoncision, une profession de foi. Aussi n'étaient-elles que des figures, et
non des sacrements. Mais la circoncision était un sacrement, préparatoire au
baptême. Cependant son rite extérieur figurait le baptême de façon moins
expressive que les autres symboles ; aussi l'Apôtre fait-il mention de ceux-ci
plutôt que de la circoncision.
3. Le baptême de Jean fut une préparation au baptême du Christ
quant au geste extérieur. Mais la circoncision l'avait été quant à la
profession de foi requise au baptême.
Objections :
1. On vient de dire que la circoncision était comme une
profession de foi. Mais depuis le péché du premier homme personne ne put jamais
être sauvé que par la foi à la passion du Christ, selon l'épître aux Romains (3,
25) : "C'est lui que Dieu a montré comme victime de propitiation par son
sang au moyen de la foi." Donc, c'est aussitôt après le péché du premier
homme que la circoncision aurait dû être instituée, et non pas au temps
d'Abraham.
2. Par la circoncision l'homme s'engageait à observer la loi
ancienne, comme par le baptême il s'engage à observer la loi nouvelle. Aussi
l'Apôtre dit-il (Ga 5, 3) : "Je l'atteste à tout homme qui se fait
circoncire : il est tenu d'observer la loi tout entière." Mais ce n'est
pas au temps d'Abraham, que fut mise en vigueur l'observation de la loi, ce fut
plutôt au temps de Moïse. Donc il ne convenait pas d'instituer ce sacrement au
temps d'Abraham.
3. La circoncision fut la figure et la préparation du baptême.
Mais le baptême est offert à tous les peuples (Mt 28, 19) : "Allez, enseignez
toutes les nations et baptisez-les." La circoncision n'aurait donc pas dû
être instituée comme un rite à observer par le seul peuple juif, mais bien par
tous les peuples.
4. La circoncision charnelle doit correspondre à la
circoncision spirituelle, comme la figure à la réalité. Mais la circoncision
spirituelle que donne le Christ convient indifféremment aux deux sexes, puisque,
dit l'épître aux Galates (3, 2) : "Dans le Christ Jésus, il n'y a ni homme
ni femme." Donc il ne convenait pas d'instituer la circoncision, qui n'est
applicable qu'aux hommes.
Cependant :
Nous lisons dans
la Genèse (17, 10) que la circoncision fut instituée par Dieu, dont les oeuvres
sont parfaites.
Conclusion :
Comme on vient de
le dire, la circoncision préparait au baptême parce qu'elle était une
profession de foi au Christ, foi que nous professons aussi au baptême. Mais
parmi les anciens Pères, Abraham fut le premier à recevoir la promesse du
Christ à venir, quand il lui fut dit (Gn 22, 18) : "Dans ta race seront
bénies toutes les tribus de la terre." Il fut aussi le premier à se
séparer de la société des infidèles pour obéir à l'ordre de Dieu qui lui disait
(Gn 12, 1) : "Sors de ton pays et de ta famille." Il convenait donc
que la circoncision fût instituée en Abraham.
Solutions :
1. Immédiatement après le péché du premier homme, la science
personnelle d'Adam, qui avait été plus parfaitement instruit des choses de Dieu,
maintenait assez de foi et de raison naturelle chez l'homme pour qu'il ne soit
pas nécessaire d'instituer pour les hommes des signes de la foi et du salut, et
chacun témoignait de sa foi à sa guise par des signes qui la manifestaient.
Mais à l'époque d'Abraham la foi avait diminué, et beaucoup d'hommes
inclinaient à l'idolâtrie. De plus, la raison naturelle avait été obscurcie par
les progrès de la convoitise, jusqu'à commettre des péchés contre nature. Aussi
était-ce alors et non plus tôt qu'il convenait que fût instituée la
circoncision, comme profession de foi, et comme remède à la convoitise
charnelle.
2. Les observances légales ne devaient être imposées qu'une
fois le peuple rassemblé, puisque la loi est ordonnée au bien public, comme on
l'a dit dans la deuxième Partie. Pourtant il fallait que le peuple des croyants
fût rassemblé par quelque signe sensible, nécessaire, comme dit saint Augustin,
pour rassembler les hommes en quelque religion que ce soit. Il fallait donc
instituer la circoncision avant de donner la loi.
Mais les
Patriarches qui vécurent avant la loi instruisirent leur famille des choses
divines sous forme d'exhortation paternelle. Aussi le Seigneur dit-il d'Abraham
(Gn 18, 19) : "Je sais qu'il ordonnera à ses fils et à sa maison après lui
de garder la voie du Seigneur."
3. Le baptême contient en lui la perfection du salut, auquel
Dieu appelle tous les hommes, selon saint Paul (1 Tm 2, 4) : "Il veut que
tous les hommes soient sauvés." Aussi le baptême est-il offert à tous les
peuples. Mais la circoncision ne comportait pas cette perfection du salut ;
elle ne faisait que le signifier comme devant s'accomplir par le Christ, qui
naîtrait du peuple juif Aussi est-ce à ce seul peuple que la circoncision a été
donnée.
4. La circoncision a été instituée comme le signe de la foi
d'Abraham, qui crut à la promesse qu'il serait le père du Christ. Aussi
convient-elle aux seuls mâles. De plus le péché originel, contre lequel la
circoncision était spécialement instituée, se transmet par le père et non par
la mère, comme on l'a dit dans la deuxième Partie. Mais le baptême contient la
vertu du Christ qui est la cause universelle du salut de tous les hommes, et la
rémission de tous les péchés.
Objections :
1. La circoncision, on l'a dite est une profession de foi.
Mais la foi réside dans les facultés de connaissance, dont les opérations se
manifestent surtout dans la tête. Ainsi le signe de la circoncision devait-il
se faire sur la tête plutôt que sur l'organe de la génération.
2. Nous prenons, pour les sacrements, les matières qui sont
d'un usage courant, comme l'eau pour laver et le pain pour nourrir. Mais pour
couper, on se sert plus communément de couteaux de fer que de couteaux de
pierre. On ne devait donc pas se servir de couteaux de pierre pour la circoncision.
3. Comme le baptême, la circoncision a été instituée comme
remède du péché originel. Mais maintenant on ne retarde pas le baptême jusqu'au
huitième jour, pour que les enfants ne risquent pas la damnation à cause du
péché originel, s'ils mouraient sans baptême. Il ne fallait donc pas fixer la
circoncision au huitième jour, mais il fallait tantôt l'avancer tantôt aussi la
retarder.
Cependant :
En commentant
cette parole de saint Paul (Rm 4, 11) : "Il reçut le signe de la
circoncision", la Glose montre que le rite de la circoncision est établi
comme il convient.
Conclusion :
Nous l'avons dit, la
circoncision est un signe de foi institué par Dieu, "dont la sagesse est
sans limites" (Ps 147, 5). Or c'est l'oeuvre de la sagesse de déterminer
ce qui convient. Donc il faut accorder que le rite de la circoncision fut ce
qu'il devait être.
Solutions :
1. Il était convenable que la circoncision se fasse dans
l'organe de la génération. D'abord parce qu'elle était le signe de la foi par
laquelle Abraham crut que le Christ naîtrait de sa race. Puis parce qu'elle
était le remède au péché originel, qui se transmet par la génération. Enfin
parce qu'elle avait pour but de diminuer la convoitise charnelle, qui réside
surtout dans ces organes, à cause de l'intensité de la délectation charnelle.
2. Le couteau de pierre n'était pas nécessaire à la
circoncision. Aussi on ne voit pas que le commandement divin ait prescrit cet
instrument, et les Juifs ne s'en servaient pas communément pour la
circoncision. Cependant on voit que certaines circoncisions fameuses ont été
opérées avec un couteau de pierre ; ainsi on lit dans l'Exode (4, 25) que
"Séphora prit une pierre tranchante et circoncit le prépuce de son fils"
et en Josué (5, 2) : "Fais-toi des couteaux de pierre, et circoncis de
nouveau les enfants d'Israël." Par là on signifiait que la circoncision
spirituelle était l'oeuvre du Christ, de qui il est dit : "La pierre était
le Christ" (1 Co 10, 4).
3. Le huitième jour avait été fixé pour la circoncision, d'abord
à cause du mystère signifié par là : c'est au huitième âge du monde, l'âge de
la résurrection, que le Christ, comme si c'était le huitième jour, achèvera la
circoncision spirituelle, quand il délivrera les élus, non seulement de toute
faute, mais aussi de tout châtiment. Puis, à cause de la fragilité de l'enfant
avant le huitième jour, si bien que le Lévitique dit, au sujet des animaux
eux-mêmes (22, 27) : "Un boeuf, une brebis ou une chèvre, quand ils
naîtront, resteront huit jours sous la mamelle de leur mère ; après le huitième
jour, ils pourront être offerts au Seigneur."
D'autre part, le
huitième jour était prescrit absolument par le précepte, en sorte que l'on ne
pouvait sans faute laisser passer le huitième jour, même si c'était le sabbat, selon
le mot de l'évangile (Jn 7, 23) : "On circoncit le huitième jour, pour ne
pas violer la loi de Moïse." Mais ce n'était pas nécessaire au sacrement, et
ceux qui n'avaient pas été circoncis le huitième jour pouvaient l'être plus
tard.
D'après certains
le danger de mort pouvait faire devancer le huitième jour. Mais ce n'est
attesté ni par l'autorité de l’Écriture, ni par la coutume des Juifs ; il vaut
donc mieux dire, avec Hugues de Saint-Victor, qu'aucune nécessité n'autorisait
à devancer le huitième jour. Aussi sur ce texte des Proverbes (4, 3) :
"J'étais le fils unique de ma mère", la Glose remarque que l'autre
fils de Betsabée n'était pas compté, parce que, mort avant le huitième jour, il
n'avait pas encore reçu de nom, et par conséquent n'avait pas été circoncis
(cf. 2 R 12, 18).
Objections :
1. Il semble qu'elle ne conférait pas la grâce qui justifie, car
l'Apôtre écrit aux Galates (2, 21) : "Si la justice vient de la loi, le
Christ est donc mort pour rien", c'est-à-dire sans raison. Mais la
circoncision était une obligation de cette loi qu'il fallait accomplir, selon
cette parole (Ga 5, 3) : "Je déclare à tout homme qui se fait circoncire
qu'il est tenu d'accomplir toute la loi." Donc si la circoncision confère
la justice, "le Christ est mort pour rien", c'est-à-dire sans raison.
Ce qui est inadmissible. La circoncision ne donnait donc pas la grâce qui
justifie du péché.
2. Avant l'institution de la circoncision, la foi seule
suffisait pour la justification, comme dit saint Grégoire le Grand : "Ce
que peut pour nous l'eau du baptême, la foi seule le faisait pour les petits
enfants chez les anciens." Mais la puissance de la foi n'a pas été
diminuée par le précepte de la circoncision. C'est donc la foi seule qui
justifiait les petits enfants, et non la circoncision.
3. On lit dans Josué (5, 5-6) : "Tout le peuple qui était
né dans le désert pendant quarante ans, n'avait pas été circoncis." Donc, si
la circoncision enlevait le péché originel, il semble que tous ceux qui
moururent dans le désert, aussi bien les petits enfants que les adultes, furent
damnés. Et l'on peut faire la même objection pour les enfants qui mouraient
avant le huitième jour, puisque comme on l'a dit la circoncision ne devait pas
être avancée.
4. Seul le péché empêche l'entrée au royaume des Cieux. Mais
même les circoncis ne pouvaient, avant la passion du Christ, entrer dans le
royaume des Cieux. Par conséquent la circoncision ne les justifiait pas de leur
péché.
5. Le péché originel n'est pas remis sans les péchés actuels :
"Il est impie, dit saint Augustin de n'attendre de Dieu qu'un
demi-pardon." Mais on ne voit nulle part que la circoncision ait remis les
péchés actuels. Donc elle ne remettait pas non plus le péché originel.
Cependant :
Saint Augustin dit : "Dès que la circoncision fut établie
dans le peuple de Dieu comme le signe de la justice par la foi, elle fut
capable de sanctifier les petits enfants et de les purifier de l'antique péché
originel, comme le baptême, dès qu'il fut institué, fut capable de renouveler
l'homme."
Conclusion :
Tout le monde
s'accorde à dire que la circoncision remettait le péché originel.
- Certains
cependant disent qu'il ne conférait pas la grâce, mais qu'elle ne faisait que
remettre le péché. Ainsi le Maître des Sentences et la Glose sur Romains (4, 11).
Mais cela est impossible, puisque le péché n'est remis que par la grâce, selon
ce mot (Rm 3, 24) : "Justifiés gratuitement par la grâce de Dieu, etc."
- Aussi d'autres
ont-ils dit que la circoncision conférait la grâce, mais seulement en tant que
celle-ci remet la faute, mais non dans ses effets positifs. C'était pour ne pas
être obligé de dire que la grâce reçue dans la circoncision suffisait pour
accomplir les commandements de la loi, et qu'ainsi la venue du Christ était inutile.
Mais cette opinion non plus ne peut se soutenir. D'abord parce que la
circoncision donnait aux petits enfants la possibilité de parvenir en temps
voulu à la gloire ; or celle-ci est l'ultime effet positif de la grâce. De plus
parce que, dans l'ordre de la causalité formelle, les effets positifs précèdent
naturellement les effets privatifs (bien que ce soit l'inverse dans l'ordre de
la causalité matérielle), car la forme n'exclut la privation qu'en informant le
sujet.
- Aussi d'autres
encore ont-ils dit que la circoncision conférait la grâce, même pour l'un de
ses effets positifs, qui est de rendre digne de la vie éternelle, mais non pour
tous ses effets, parce qu'elle ne suffisait pas à réprimer le foyer de la
convoitise, ni même à observer tous les commandements de la loi. Et cela fut
autrefois mon opinion. Mais en y regardant de plus près, il apparaît que cela
non plus n'est pas vrai. Car la moindre grâce est capable de résister à
n'importe quelle convoitise, et d'éviter le péché mortel qui se commet en
transgressant les commandements de la loi, car la plus petite charité aime Dieu
plus que la cupidité n'aime des milliers de pièces d'or et d'argent (Ps 119, 72).
- Aussi faut-il
dire que la circoncision conférait la grâce avec tous ses effets, mais autrement
que ne fait le baptême. Le baptême confère la grâce par sa vertu propre, qu'il
possède au titre d'instrument de la passion du Christ, déjà réalisée. Mais la
circoncision conférait la grâce parce qu'elle était signe de la foi à la
passion future : l'homme qui recevait la circoncision professait qu'il
embrassait cette foi, l'adulte pour lui-même, et un autre pour les enfants.
Aussi l'Apôtre dit-il (Rm 4, 11) : "Abraham reçut le signe de la
circoncision comme sceau de sa justification par la foi." C'est-à-dire que
la justice venait de la foi signifiée par la circoncision, et non de la
circoncision qui la signifiait.
Et parce que le
baptême, au contraire de la circoncision, opère comme un instrument en vertu de
la passion du Christ, le baptême imprime un caractère qui nous incorpore au
Christ, et il donne une grâce plus abondante que la circoncision, car une
réalité présente est plus efficace qu'une simple espérance.
Solutions :
1. Cet argument vaudrait si la justice provenait de la
circoncision autrement que par la foi à la passion du Christ.
2. Avant l'institution de la circoncision, la foi au Christ à
venir justifiait aussi bien les enfants que les adultes, et il en fut de même
ensuite. Mais auparavant aucun signe manifestant cette foi n'était requis, car
les croyants n'étaient pas encore séparés des infidèles et réunis dans le culte
du seul vrai Dieu. Il est probable cependant que les parents fidèles
adressaient certaines prières à Dieu pour leurs enfants nouveau-nés, ou leur
donnaient quelque bénédiction, surtout en cas de danger de mort ; c'était là
comme le sceau de leur foi, de même que les adultes offraient pour eux-mêmes
des prières et des sacrifices.
3. Au désert, le peuple était excusé de ne pas observer le
précepte de la circoncision, soit parce qu'on ne savait jamais quand il
faudrait lever le camp, soit, comme dit saint Jean Damascène, parce que, vivant
à l'écart des autres peuples, il n'avait pas besoin d'un signe pour s'en
distinguer. Cependant, dit saint Augustin, ceux qui négligeaient le
commandement par mépris étaient coupables de désobéissance.
Il semble qu'aucun
incirconcis ne mourut dans le désert, puisque le Psaume (105, 37) dit :
"Il n'y avait pas de malades dans leurs tribus." Il semble que seuls
sont morts au désert ceux qui avaient été circoncis en Égypte. Si cependant
quelques incirconcis moururent, il en fut d'eux comme de ceux qui moururent
avant l'institution de la circoncision. Et c'est ce qu'il faut entendre aussi
des enfants qui, au temps de la loi, mouraient avant le huitième jour.
4. La circoncision effaçait le péché originel dans ses
conséquences pour la personne, mais elle laissait subsister l'empêchement
d'entrer dans le Ciel, qui tenait à la nature tout entière, et que fit
disparaître la passion du Christ. C'est pourquoi le baptême lui-même, avant la
passion du Christ, n'introduisait pas dans le Royaume, et la circoncision, si
elle avait subsisté après la passion du Christ, aurait introduit dans le
Royaume.
5. Quand les adultes étaient circoncis, ils recevaient la rémission,
non seulement du péché originel, mais aussi des péchés actuels, mais non au
point d'être libérés de toute peine due à ceux-ci, comme fait le baptême qui
confère une grâce plus abondante.
1. Le catéchisme doit-il précéder le baptême ?
- 2. L'exorcisme doit-il précéder le baptême ? - 3. Ce qui se fait dans
l'exorcisme a-t-il une efficacité ou seulement valeur de signe ? - 4. Est-ce le
prêtre qui doit catéchiser et exorciser les candidats au baptême ?
Objections :
1. Le baptême fait renaître l'homme à la vie spirituelle. Mais
on reçoit la vie avant de recevoir l'enseignement. Donc l'homme n'a pas à être
catéchisé avant d'être baptisé.
2. Le baptême est conféré non seulement aux adultes, mais
aussi aux enfants, qui ne peuvent recevoir aucun enseignement, du fait qu'ils
n'ont pas l'usage de la raison. Il est donc ridicule de les catéchiser.
3. Dans le catéchisme, le catéchumène confesse sa foi. Mais
les enfants ne peuvent confesser leur foi, ni par eux-mêmes ni par un autre, parce
que personne ne peut engager autrui, et parce que l'on ne peut savoir si
l'enfant, arrivé à l'âge voulu, donnera son assentiment à cette foi. Le
catéchisme ne doit donc pas précéder le baptême.
Cependant :
Raban Maur affirme
: "Avant le baptême, il faut catéchiser le candidat, afin que le
catéchumène reçoive les premiers rudiments de la foi."
Conclusion :
Le baptême, nous
l'avons dit, est le "sacrement de la foi", puisqu'il est une
profession de foi chrétienne. Mais pour recevoir la foi, il faut en être
instruit, selon saint Paul (Rm 10, 14) : "Comment croire en celui dont on
n'a pas entendu parler ? Et comment entendre sans prédicateur ?" Aussi
convient-il que le baptême soit précédé par le catéchisme. Et c'est pourquoi le
Seigneur, donnant aux disciples l'ordre de baptiser, leur commande d'enseigner
avant de baptiser, quand il dit (Mt 28, 19) : "Allez, enseignez toutes les
nations, les baptisant, etc."
Solutions :
1. La vie de la grâce, qui nous régénère, présuppose la vie de
la nature raisonnable, qui permet à l'homme de recevoir l'instruction.
2. La Mère Église, nous l'avons dit, prête aux petits enfants
les pieds des autres pour qu'ils viennent au baptême, et leur coeur pour qu'ils
croient ; elle leur prête aussi les oreilles des autres pour qu'ils entendent, et
leur intelligence pour qu'ils soient instruits par les autres. Il faut donc les
catéchiser de même qu'il faut les baptiser.
3. Celui qui répond pour l'enfant baptisé : "Je
crois", ne prédit pas que l'enfant croira une fois arrivé à l'âge adulte ;
autrement, il dirait : "Il croira." Mais il professe au nom de
l'enfant la foi de l'Église, foi à laquelle celui-ci est associé, dont le
sacrement lui est conféré, et à laquelle il s'engage par un autre. Car il n'y a
pas d'inconvénient à ce qu'on soit engagé par un autre en ce qui est nécessaire
au salut. De même, le parrain qui répond pour l'enfant promet qu'il donnera
tous ses soins pour que l'enfant garde sa foi. Mais cela ne suffirait pas dans
le cas d'adultes jouissant de leur raison.
Objections :
1. L'exorcisme est destiné aux énergumènes, c'est-à-dire aux
possédés. Mais tous les catéchumènes ne sont pas possédés. L'exorcisme ne doit
donc pas précéder le baptême.
2. Aussi longtemps que l'homme est dans le péché, le démon a
pouvoir sur lui, puisque "celui qui commet le péché est esclave du péché"
(Jn 8, 34). Mais le baptême efface le péché. Il n'y a donc pas lieu d'exorciser
ceux qui vont être baptisés.
3. L'eau bénite a été instituée pour écarter la puissance du
démon. Il n'y a donc pas à utiliser pour cela ces autres remèdes que sont les
exorcismes.
Cependant :
Le pape Célestin dit
: "Que ce soient des petits enfants, ou des jeunes gens qui se présentent
au sacrement de la régénération, qu'ils n'approchent pas de la fontaine de vie
avant que l'esprit immonde ait été chassé loin d'eux par les exorcismes et les
exsudations des clercs."
Conclusion :
Quiconque veut
accomplir sagement une oeuvre, commence par écarter les obstacles qui s'y opposent
: "Défrichez vos jachères, dit Jérémie (4, 3), et ne semez pas dans les
épines." Le diable est l'ennemi du salut des hommes, salut que le baptême
leur assure, et il a un certain pouvoir sur les hommes parce qu'ils sont sous
l'empire du péché, originel ou actuel. Il convient donc avant le baptême de
chasser les démons par les exorcismes, pour qu'ils ne fassent pas obstacle au
salut de l'homme.
C'est cette
expulsion que signifie l'exsufflation. La bénédiction, avec l'imposition des
mains, ferme au démon expulsé le chemin du retour. Le sel mis dans la bouche, et
la salive dont on touche le nez et les oreilles, signifient que les oreilles
reçoivent la foi, que les narines en approuvent le parfum, et que la bouche le
confesse. Quant à l'onction d'huile, elle signifie la force de l'homme pour
lutter contre les démons.
Solutions :
1. On appelle énergumènes ceux qui souffrent en eux-mêmes
d'une action extérieure du démon. Et bien que tous ceux qui s'approchent du
baptême ne soient pas l'objet de telles vexations corporelles, cependant tous
les non-baptisés sont soumis au pouvoir du démon, au moins à cause du péché
originel.
2. L'ablution baptismale délivre l'homme du pouvoir du démon, en
tant que celui-ci l'empêche de parvenir à la gloire. Mais les exorcismes en
délivrent en tant qu'il empêche de recevoir le sacrement.
3. L'eau bénite est employée contre les attaques du démon qui
viennent de l'extérieur, mais l'exorcisme est dirigé contre celles qui viennent
du dedans ; aussi appelle-t-on énergumènes, c'est-à-dire "travaillés
intérieurement", ceux qu'on exorcise.
On peut dire
encore ceci : de même que la pénitence est un second remède contre le péché, puisque
le baptême ne se renouvelle pas, ainsi l'eau bénite est un second remède contre
les attaques du démon, puisque les exorcismes du baptême ne se renouvellent
pas.
Objections :
1. Si un enfant meurt après les exorcismes, et avant le
baptême, il n'obtient pas le salut. Mais l'effet des rites sacramentels est
ordonné au salut de l'homme (Mc 16, 16) : "Celui qui croira et sera
baptisé sera sauvé." Donc les exorcismes n'ont aucun effet, et ne sont que
des signes.
2. Pour le sacrement de la foi nouvelle, deux choses seulement
sont requises : qu'il soit signe, et qu'il soit cause, comme on l'a dit plus
haut. Par conséquent si les exorcismes avaient quelque efficacité, chacun d'eux
serait un sacrement.
3. Puisque l'exorcisme prépare au baptême, si l'exorcisme a
quelque effet, celui-ci prépare à l'effet du baptême. Mais la disposition
précède nécessairement la forme parfaite, puisque la forme n'est reçue que dans
une matière déjà disposée. Il s'ensuivrait donc que personne ne pourrait
recevoir l'effet du baptême sans avoir auparavant reçu les exorcismes, ce qui
est manifestement faux. Les exorcismes n'ont donc aucun effet.
4. Certains exorcismes se font avant le baptême, d'autres
après, comme l'onction faite par le prêtre sur la tête du baptisé. Mais ce qui
se fait après le baptême n'a, semble-t-il, aucune efficacité, puisque alors
l'effet du baptême lui-même serait imparfait. Donc les exorcismes qui se font
avant le baptême n'ont aucune efficacité eux non plus.
Cependant :
Saint Augustin dit : "On souffle sur les petits enfants et
on les exorcise, pour chasser d'eux la puissance hostile du diable qui a trompé
l'homme." Comme l'Église ne fait rien d'inutile, ces exsudations ont pour
effet de chasser la puissance du démon.
Conclusion :
Certains disent
que les exorcismes n'ont aucune efficacité, et ne sont que des signes. Mais
cela est évidemment faux, puisque l'Église, dans les exorcismes, use de paroles
impératives pour chasser la puissance du démon, par exemple quand elle dit :
"Donc, diable maudit, sors de cet homme, etc."
Il faut donc dire
que ces rites ont une certaine efficacité, mais différente de celle du baptême
lui-même. Car le baptême donne à l'homme la grâce par la pleine rémission de
ses fautes. Mais les rites de l'exorcisme écartent un double obstacle qui s'oppose
à la réception de la grâce du salut :
- 1° De ces
obstacles, l'un est extérieur : c'est le démon qui s'efforce d'empêcher le
salut de l'homme. Cet obstacle est écarté par l'exsufflation, qui repousse le
pouvoir du démon, comme le montre l'autorité alléguée de saint Augustin, pour
qu'il n'empêche pas de recevoir le sacrement. Mais le pouvoir du démon sur
l'homme subsiste par la tache du péché et la dette de la peine, aussi longtemps
que le baptême ne les a pas enlevées. C'est pourquoi saint Cyprien de Carthage
dit : "Sache que la malice du démon peut se maintenir jusqu'à l'eau
salutaire, mais le baptême écarte toute malice."
- 2° L'autre
obstacle est intérieur, en ce sens que, imprégnés par le péché originel, nos
sens sont fermés à la réception des mystères du salut. Aussi Raban Maur dit-il
: "Par la salive symbolique et le toucher du prêtre, la sagesse et la
puissance de Dieu opèrent le salut des catéchumènes en ouvrant leurs narines
pour qu'elles perçoivent le parfum de la connaissance de Dieu, en ouvrant leurs
oreilles pour qu'elles écoutent les commandements de Dieu, en ouvrant leur sens
pour qu'ils y répondent du fond du coeur."
Solutions :
1. Les rites de l'exorcisme n'enlèvent pas la faute dont
l'homme sera puni après la mort, ils enlèvent seulement les obstacles à la
rémission de cette faute par le sacrement. Aussi l'exorcisme sans le baptême
n'a-t-il aucune valeur après la mort.
Prévôtin dit que
les enfants qui ont reçu l'exorcisme, et qui mourraient avant le baptême, souffriront
de ténèbres moins profondes. Mais cela ne paraît pas être vrai, car ces
ténèbres sont la privation de la vision de Dieu, laquelle ne comporte pas de
plus ou de moins.
2. Il est essentiel au sacrement de produire son effet
principal, la grâce, qui remet la faute ou supplée à quelque défaut. Mais cela,
les exorcismes ne le font pas ; ils ne font que supprimer les obstacles. Aussi
ne sont-ils pas des sacrements, mais seulement des sacramentaux.
3. La disposition qui suffit pour recevoir la grâce baptismale,
c'est la foi et l'intention, celle du baptisé s'il est adulte, celle de
l'Église si c'est un petit enfant. Mais les rites de l'exorcisme sont ordonnés
à la disparition des obstacles, et on peut sans eux obtenir l'effet du baptême.
Il ne faut
pourtant pas les omettre hors le cas de nécessité. Et alors, le péril passé, il
faut les suppléer, pour que soit gardée l'uniformité du baptême. Et cette
suppléance après le baptême n'est pas inutile, car de même que l'effet du
baptême peut être empêché avant qu'on le reçoive, il peut l'être aussi après
qu'on l'aura reçu.
4. Des cérémonies qui suivent le baptême, certaines sont non
seulement des signes mais aussi des causes : ainsi l'onction sur la tête, qui
est destinée à conserver la grâce baptismale. D'autres ne sont que des signes, sans
efficacité : par exemple le vêtement blanc, qui signifie la vie nouvelle.
Objections :
1. Le rôle du ministre, selon saint Denys le pseudo-aréopagite
est de s'occuper des "impurs". Or les catéchumènes, qui sont
instruits ou catéchisés, et les énergumènes, que purifient les exorcismes, sont
au nombre des impurs, dit encore saint Denys le pseudo-aréopagite. Donc le
catéchisme et les exorcismes appartiennent à l'office des ministres, non des
prêtres.
2. Les catéchumènes sont instruits des vérités de la foi par
la Sainte Écriture, qui est lue à l'église par les ministres : les lecteurs
font les lectures de l'Ancien Testament, les diacres et les sous-diacres celles
du Nouveau. Ainsi appartient-il aux ministres de catéchiser. - De même
l'exorcisme appartient aux ministres. Saint Isidore de Séville écrit :
"L'exorciste doit retenir par coeur les exorcismes, et imposer les mains
sur les énergumènes et les catéchumènes au cours de la cérémonie." Il
n'appartient donc pas au prêtre de catéchiser et d'exorciser.
3. Catéchiser, c'est enseigner, et enseigner, c'est
perfectionner. Or cela est réservé aux évêques, selon saint Denys le
pseudo-aréopagite. Cela n'appartient donc pas au prêtre.
Cependant :
Le pape Nicolas
écrit : "Les prêtres de chaque église peuvent faire le catéchisme à ceux
qui doivent être baptisés." Et saint Grégoire le Grand : "Quand les
prêtres, par la grâce de l'exorcisme, imposent les mains aux croyants, que
font-ils d'autre que de chasser le démon ?"
Conclusion :
Le ministre est
par rapport au prêtre comme l'agent secondaire et instrumental par rapport à
l'agent principal ; c'est ce qu'indique le nom même de ministre. Or l'agent
secondaire, en produisant l'oeuvre, n'agit pas en dehors de l'agent principal.
Et plus l'oeuvre est excellente, plus l'agent principal a besoin d'agents de
haute qualité. Or c'est une oeuvre plus haute pour le prêtre de conférer le
sacrement lui-même que de préparer au sacrement. Aussi les ministres supérieurs,
qu'on appelle diacres, coopèrent avec le prêtre dans l'administration même des
sacrements ; comme dit saint Isidore de Séville : "Il appartient au diacre
d'assister les prêtres et de les servir en tout ce qui se fait dans les
sacrements du Christ, c'est-à-dire le baptême, le chrême, la patène, et le
calice." Mais les ministres inférieurs coopèrent avec le prêtre en tout ce
qui prépare au sacrement, les lecteurs pour le catéchisme, les exorcistes pour
les exorcismes.
Solutions :
1. Les ministres exercent sur les impurs une action
ministérielle et quasi instrumentale, mais le prêtre exerce l'action
principale.
2. Les lecteurs et les exorcistes sont chargés d'enseigner et
de catéchiser, non à titre principal, mais comme étant au service du prêtre.
3. Il y a diverses sortes d'instruction :
- 1° L'une est
destinée à convertir à la foi, et saint Denys le pseudo-aréopagite l'attribue à
l'évêque ; mais elle peut revenir à n'importe quel prédicateur, ou même à
n'importe quel fidèle.
- 2° Une autre
enseigne les rudiments de la foi et la manière de recevoir les sacrements ; elle
incombe secondairement aux ministres, et principalement aux prêtres.
- 3° Une autre
encore enseigne à vivre chrétiennement, et celle-là revient aux parrains.
- 4° La quatrième
enfin enseigne les profondeurs des mystères de la foi et la perfection de la
vie chrétienne. Et celle-là, d'office, appartient aux évêques.
1. La confirmation est-elle un sacrement ? - 2.
Sa matière. - 3. Est-il nécessaire au sacrement que le chrême ait été consacré
par l'évêque ? - 4. Sa forme. - 5. Imprime-t-elle un caractère ? - 6. Le
caractère de la confirmation suppose-t-il le caractère baptismal ? - 7.
Confère-t-elle la grâce ? - 8. A qui convient-il de recevoir ce sacrement ? -
9. Sur quelle partie du corps ? - 10. Faut-il quelqu'un pour tenir le
confirmand ? – 11 . Ce sacrement est-il
donné seulement par l'évêque ? - 12. Son rite.
Objections :
1. Il semble que non. Les sacrements, comme on l'a dit plus
haut, tiennent leur efficacité de l'institution divine. Mais on ne lit nulle
part que le Christ ait institué la confirmation. Elle n'est donc pas un
sacrement.
2. Les sacrements de la loi nouvelle ont été préfigurés dans
la loi ancienne, selon l'Apôtre (1 Co 10, 2) : "Tous ont été baptisés en
Moïse dans la nuée et dans la mer ; tous ont mangé le même aliment spirituel, et
tous ont bu la même boisson spirituelle." Mais la confirmation n'a pas été
préfigurée dans l'Ancien Testament, elle n'est donc pas un sacrement.
3. Les sacrements ont été ordonnés au salut des hommes. Mais
on peut obtenir le salut sans la confirmation, puisque les enfants baptisés qui
meurent sans la confirmation sont sauvés. La confirmation n'est donc pas un sacrement.
4. Tous les sacrements de l'Église conforment l'homme au
Christ, auteur des sacrements. Mais la confirmation ne peut conformer l'homme
au Christ, dont on ne lit pas qu'il ait été confirmé.
Cependant :
Le pape Melchiade
écrit aux évêques d'Espagne : "Quant au point sur lequel vous désirez être
instruit par nous, à savoir quel est le plus grand sacrement, l'imposition des
mains par les évêques ou le baptême, sachez que l'un et l'autre sont de grands
sacrements."
Conclusion :
Les sacrements de
la loi nouvelle sont ordonnés à produire des effets spéciaux de grâce. Par
conséquent, là où se rencontre un effet spécial de grâce, il y a un sacrement
spécial. Mais les choses sensibles et corporelles sont à l'image des réalités
spirituelles et intelligibles, et ce qui se passe dans la vie corporelle nous
permet de comprendre les particularités de la vie spirituelle. Or, visiblement,
il y a dans la vie corporelle une perfection spéciale quand l'homme arrive à
l'âge adulte et peut accomplir parfaitement les actes de l'homme, comme dit
l'Apôtre (1 Co 13, 11) : "Quand je suis devenu homme, j'ai abandonné ce
qui était enfantin." Aussi, après le mouvement de la génération qui donne
la vie corporelle, y a-t-il celui de la croissance qui conduit à l'âge parfait.
Ainsi l'homme reçoit la vie spirituelle par le baptême, qui est une génération
spirituelle, et dans la confirmation il reçoit pour ainsi dire l'âge adulte
dans la vie spirituelle.
Aussi le pape
Melchiade écrit-il : "Le Saint-Esprit, qui est descendu sur les eaux du
baptême pour notre salut, nous accorde dans la fontaine baptismale la plénitude
de l'innocence, et dans la confirmation l'accroissement de la grâce. Dans le
baptême nous naissons à la vie ; après le baptême, nous sommes affermis."
Il est donc visible que la confirmation est un sacrement spécial.
Solutions :
1. Sur l'institution de ce sacrement, il y a trois opinions.
Certains ont soutenu que ce sacrement n'a été institué ni par le Christ, ni par
les Apôtres, mais plus tard, au cours des temps, par un concile. D'autres au
contraire disent qu'il a été institué par les Apôtres. - Mais cela ne peut être,
car instituer un nouveau sacrement relève du pouvoir d'excellence qui
n'appartient qu'au Christ.
Aussi faut-il dire
que c'est le Christ qui a institué ce sacrement, non en le conférant, mais en
le promettant, comme il dit en saint Jean (16, 7) : "Si je ne m'en vais
pas, le Paraclet ne viendra pas à vous ; mais si je m'en vais, je vous
l'enverrai." Et cela parce que ce sacrement nous donne la plénitude de
l'Esprit Saint, qui ne devait pas être donnée avant la résurrection et
l'ascension du Christ, comme dit saint Jean (7, 39) : "L'Esprit n'avait
pas encore été donné, parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié."
2. La confirmation est le sacrement de la plénitude de la
grâce ; aussi ne pouvait-elle avoir d'équivalent dans l'ancienne loi, puisque
"la loi n'a rien conduit à la perfection" (He 7, 19).
3. Comme on l'a dit plus haut, tous les sacrements sont en
quelque façon nécessaire au salut ; mais il en est certains sans lesquels le
salut est impossible, et d'autres qui servent à rendre ce salut plus parfait.
C'est en ce sens que la confirmation est nécessaire au salut : on peut se
sauver sans elle, pourvu qu'on ne l'ait pas refusée par mépris du sacrement.
4. Ceux qui reçoivent la confirmation, sacrement de la
plénitude de la grâce, sont conformés au Christ en ce que lui-même, dès le
premier instant de sa conception, fut "plein de grâce et de vérité" (Jn
1, 14). Cette plénitude fut manifestée au baptême, lorsque "le Saint-Esprit
descendit sur lui sous une forme corporelle" (Lc 3, 22) ; aussi saint Luc
(4, 1) dit-il que "Jésus, rempli du Saint-Esprit, s'éloigna du Jourdain".
Mais il ne convenait pas à la dignité du Christ, qui est l'auteur des
sacrements, de recevoir d'un sacrement la plénitude de la grâce.
Objections :
1. Il semble que le chrême n'est pas une matière qui convienne
à ce sacrement. Celui-ci, on vient de le dire, a été institué par le Christ
quand il a promis l'Esprit Saint à ses disciples. Mais il leur a envoyé l'Esprit
Saint sans aucune onction de chrême. Et les Apôtres eux-mêmes conféraient ce
sacrement par la seule imposition des mains, sans onction ; les Actes (8, 17)
disent que "les Apôtres imposaient les mains sur les baptisés, et ceux-ci
recevaient le Saint-Esprit." Donc le chrême n'est pas la matière de ce
sacrement, puisque la matière est nécessaire au sacrement.
2. Comme on l'a dit plus haut, la confirmation est en quelque
sorte l'achèvement du baptême ; elle doit donc lui ressembler comme la
perfection ressemble à ce qui est perfectible. Or la matière du baptême est un
élément simple, l'eau. Le chrême, composé d'huile et de baume, est donc une
matière qui ne convient pas au sacrement.
3. L'huile est utilisée comme matière de ce sacrement, pour
oindre. Mais on peut faire une onction avec n'importe quelle huile, par exemple
l'huile de noix, ou de toute autre origine. Ce n'est donc pas la seule huile
d'olive qui doit être employée pour ce sacrement.
4. On a dit que l'eau a été choisie pour matière du baptême
parce qu'on la trouve facilement partout. Mais l'huile d'olive ne se trouve pas
partout, et encore moins le baume. Ainsi le chrême, composé d'huile et de baume,
n'est-il pas une matière qui convienne à ce sacrement.
Cependant :
Saint Grégoire le Grand dit : "Que les prêtres ne se
permettent pas de signer avec le saint chrême le front des enfants qui viennent
d'être baptisés." Donc le chrême est la matière de ce sacrement.
Conclusion :
Le chrême est la
matière qui convient à ce sacrement. Comme on l'a dit ce sacrement donne la
plénitude du Saint-Esprit pour la force spirituelle qui convient à l'âge
adulte. Mais arrivé à l'âge adulte, l'homme commence à entrer par son activité
en communication avec les autres -, jusque-là il vivait isolément et pour lui
seul. Or la grâce du Saint-Esprit est signifiée par l'huile ; on dit du Christ
qu'il a été "oint d'une huile d'allégresse" (Ps 45, 8), à cause du Saint-Esprit
dont il a été rempli. Ainsi l'huile consacrée est la matière de ce sacrement.
On y mêle du baume, à cause de la force pénétrante de son parfum, qui se répand
sur les autres. Aussi l'Apôtre dit-il (2 Co 2, 15) : "Nous sommes la bonne
odeur du Christ." Et bien qu'il y ait beaucoup d'autres matières
odoriférantes, on a choisi celle-ci à cause de l'excellence de son parfum, et
parce qu'elle communique l'incorruptibilité. Aussi l'Ecclésiastique dit-il (24,
21 Vg) : "Mon parfum est celui d'un baume sans mélange."
Solutions :
1. Le Christ, à cause du pouvoir qu'il a sur les sacrements, a
donné aux Apôtres la réalité de ce sacrement, c'est-à-dire la plénitude de
l'Esprit Saint, sans le signe sacramentel, parce que, dit saint Paul (Rm 8, 23)
: "Ils ont reçu les prémices de l'Esprit Saint."
Néanmoins quand
les Apôtres reçurent le Saint-Esprit sous forme sensible, il y eut là quelque
chose de conforme à la matière de ce sacrement :
- Si le Saint-Esprit
descendit sur eux sous la forme sensible du feu, cela a quelque analogie avec
le symbolisme de l'huile, avec cette différence que le feu est doué de force
active, et l'huile, qui est la matière et l'aliment du feu, de force passive.
Et ceci encore était assez convenable, puisque la grâce du Saint-Esprit devait
arriver jusqu'aux autres par les Apôtres.
- Le Saint-Esprit
descendit aussi sur les Apôtres sous forme de langues. Et cela a quelque
analogie avec le symbolisme du baume : les langues expriment la communication
aux autres par la parole, le baume l'exprime par l'odeur ; et les Apôtres
étaient remplis de l'Esprit Saint comme docteurs de la foi, et les autres fidèles
comme les ouvriers de ce qui se rattache à l'édification de l'Église.
- De même, lorsque
les Apôtres imposaient les mains, ou même seulement prêchaient, la plénitude de
l'Esprit Saint descendait sur les fidèles sous des signes visibles, comme elle
était descendue à l'origine sur les Apôtres. Ainsi Pierre dit-il (Ac 11, 15) :
"Lorsque j'eus commencé à parler, l'Esprit Saint descendit sur eux, comme
sur nous au commencement." Aussi, n'était-il pas nécessaire d'employer la
matière sensible d'un sacrement, quand Dieu donnait miraculeusement des signes
sensibles.
Cependant les
Apôtres se servaient généralement de chrême en administrant ce sacrement, quand
ces signes sensibles ne se produisaient pas. Saint Denys le pseudo-aréopagite
dit en effet : "Il y a une opération perfective que nos chefs" -c'est-à-dire
les Apôtres-, "appellent l'hostie du chrême".
2. Le baptême nous est donné pour que nous recevions purement
et simplement la vie spirituelle ; aussi une matière toute simple lui
suffit-elle. Mais ce sacrement est donné pour que nous recevions la plénitude
du Saint-Esprit, dont l'opération est multiple, comme dit la Sagesse (7, 22) :
"Il y a en elle un Esprit unique et multiforme", et saint Paul (1 Co
12, 4) : "Les dons sont divers, mais l'Esprit est unique." Il
convient donc que la matière du sacrement soit composée.
3. Les propriétés de l'huile, qui symbolisent le Saint-Esprit,
se trouvent dans l'huile d'olive plus que dans n'importe quelle huile. Et
l'olivier lui-même, au feuillage toujours vert, symbolise la force et la
miséricorde du Saint-Esprit.
De plus, c'est
cette huile qu'on appelle proprement huile, et que l'on emploie de préférence
là où on peut la trouver. D'autres liquides qui lui ressemblent s'appellent
aussi huile, et on ne les utilise que pour remplacer l'huile d'olive là où elle
fait défaut. Aussi c'est celle-là seule dont on se sert pour ce sacrement et
pour certains autres.
4. Le baptême est un sacrement absolument nécessaire, aussi sa
matière doit-elle se trouver partout. Quant à ce sacrement, qui n'est pas aussi
nécessaire, il suffit que sa matière puisse être transportée facilement en tous
les points du monde.
Objections :
1. Cela ne paraît pas nécessaire. Car le baptême, qui remet
tous les péchés, n'est pas moins efficace que la confirmation. Mais, bien que
l'on consacre l'eau baptismale avant le baptême, cette consécration n'est pas
nécessaire au sacrement, puisqu'on peut s'en passer en cas de nécessité. Il
n'est donc pas non plus nécessaire à ce sacrement que le chrême ait été
consacré par l'évêque.
2. On ne doit pas consacrer deux fois la même chose. Mais la
matière d'un sacrement est consacrée dans la collation même du sacrement, par
les paroles de la forme sacramentelle, comme dit saint Augustin : "La
parole se joint à l'élément, et le sacrement est fait." Donc il ne faut
pas consacrer le chrême avant d'administrer le sacrement.
3. Toute consécration sacramentelle est destinée à donner la
grâce. Mais une matière sensible, faite d'un mélange d'huile et de baume, n'est
pas capable de recevoir la grâce. Il ne faut donc pas lui donner une
consécration.
Cependant :
Le pape Innocent dit
: "Quand les prêtres baptisent, qu'on leur permette d'oindre les baptisés
avec le chrême qui a été consacré par l'évêque ; mais ils ne doivent pas signer
le front avec cette huile, ce qui est réservé à l'évêque, lorsqu'il donne le
Paraclet", ce qui se fait dans la confirmation. Il est donc requis pour ce
sacrement que la matière ait été auparavant consacrée par l'évêque.
Conclusion :
Comme on l'a dit
plus haut, toute la vertu sanctificatrice des sacrements découle du Christ. Or
il faut considérer que le Christ lui-même s'est servi de certains sacrements, le
baptême et l'eucharistie, qui comportent un élément matériel ; et c'est le fait
même que le Christ en a fait usage, qui a donné à cette matière l'aptitude à
constituer un sacrement. "Jamais, dit saint Jean Chrysostome, les eaux du
baptême n'auraient pu purifier les croyants de leurs péchés, si elles n'avaient
été sanctifiées par le contact du corps du Seigneur." De même, le Seigneur
lui-même "prit du pain, et le bénit... et pareillement la coupe" (Mt
26, 26-27 ; Lc 22, 19-20). Et c'est pourquoi il n'est pas nécessaire à ces
sacrements que la matière en soit d'abord bénite : la bénédiction du Christ y
suffit. Et si l'on y fait quelque bénédiction, celle-ci appartient à la
solennité du sacrement, et non à sa nécessité.
Mais le Christ ne
s'est pas servi d'onctions visibles, pour ne pas porter préjudice à l'onction
invisible par laquelle il a été "oint de préférence à ses compagnons"
(Ps 45, 8). Par conséquent, et le chrême et l'huile des malades doivent être
bénits avant de servir au sacrement.
Solutions :
1. On vient d'y répondre.
2. Les deux consécrations du chrême ne répondent pas au même
but. Un instrument reçoit deux fois la vertu instrumentale : d'abord quand il
reçoit sa forme d'instrument, puis quand il est mû par l'agent principal. Ainsi
la matière du sacrement a besoin d'une double sanctification, l'une qui en fait
la matière propre du sacrement, l'autre qui lui fait produire son effet.
3. La matière corporelle, comme on l'a dit plus haut, est
capable de recevoir la grâce non pas comme sujet, mais comme instrument. Et
c'est pour cela que la matière du sacrement est consacrée, soit par le Christ
lui-même, soit par l'évêque, qui tient dans l'Église la place du Christ.
Objections :
1. La forme de ce sacrement ne semble pas bien adaptée. Elle
dit : "Je te marque du signe de la croix, et je te confirme avec le chrême
du salut, au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit. Amen." Car c'est
du Christ et des Apôtres que vient l'usage des sacrements. Or le Christ n'a pas
institué cette forme, et l'on ne voit pas que les Apôtres en aient usé. Elle ne
convient donc pas à ce sacrement.
2. Puisque le sacrement est le même pour tous, sa forme doit
être aussi la même ; toute chose en effet tient son unité, comme son être, de
sa forme. Mais la forme en question n'est pas en usage partout, puisque
certains disent : "Je te confirme avec le chrême de la
sanctification." Elle n'est donc pas celle qui convient à ce sacrement.
3. Ce sacrement doit ressembler au baptême, comme la perfection
ressemble à ce qui doit être perfectionné, comme on l'a dit plus haut. Mais la
forme du baptême ne mentionne pas l'empreinte du caractère, ni la croix du
Christ, bien que le baptême nous fasse mourir avec le Christ, dit l'Apôtre (Rm
6, 3) ; et elle ne fait pas mention non plus de l'effet salutaire, bien que le
baptême soit nécessaire au salut. De plus la forme du baptême n'exprime qu'un
seul acte, et désigne la personne du ministre par ces mots : "Je te
baptise." C'est le contraire que l'on voit dans la forme en question.
Celle-ci ne convient donc pas à ce sacrement.
Cependant :
Il y a l'autorité
de l'Église, qui se sert communément de cette forme.
Conclusion :
Cette forme
convient au sacrement. De même que la forme d'un être naturel lui donne son espèce,
ainsi la forme sacramentelle doit contenir tout le caractère spécifique du
sacrement. Comme il ressort de ce qui a été dit plus haut, ce sacrement donne
le Saint-Esprit pour nous fortifier dans le combat spirituel. Trois choses sont
donc nécessaires dans ce sacrement, et elles sont contenues dans la forme en
question :
- 1° D'abord la
cause qui confère cette plénitude de force spirituelle, c'est la Trinité sainte,
qu'expriment les mots : "Au nom du Père, etc."
- 2° Ensuite, cette
force spirituelle elle-même, communiquée à l'homme pour son salut par le
sacrement d'une matière visible. Elle est indiquée par ces mots : "Je te
confirme avec le chrême du salut."
- 3° Enfin le
signe donné au combattant, comme dans les combats corporels les soldats sont
marqués des insignes de leur chef. Et c'est pourquoi on dit : "Je te
marque du signe de la croix", cette croix par laquelle, dit saint Paul, "notre
Roi a triomphé (Col 2, 15)."
Solutions :
1. Comme on l'a dit plus haut, l'effet de ce sacrement, c'est-à-dire
la plénitude de l'Esprit, a été quelquefois donnée par le ministère des Apôtres,
sous des signes visibles accomplis miraculeusement par Dieu, qui peut sans le
sacrement donner l'effet du sacrement. Et alors ni la matière ni la forme de ce
sacrement n'étaient nécessaires.
Parfois aussi les
Apôtres conféraient ce sacrement comme étant les ministres des sacrements. Et
alors ils se servaient de matière et de forme selon les ordres du Christ. Les
Apôtres en effet observaient dans la collation des sacrements des rites qui
n'ont pas été rapportés dans les Écritures présentées à tous. Ainsi saint Denys
le pseudo-aréopagite dit-il : "Qu'il n'est pas juste que ceux qui
interprètent les Écritures tirent du secret, pour les présenter à tous, les
invocations consécratoires" -c'est-à-dire les paroles qui constituent les
sacrements-, "ni qu'ils révèlent leur sens mystique ni les merveilles que
Dieu opère par elles ; mais que notre saint enseignement les transmette sans
pompe", c’est-à-dire en secret. Aussi l'Apôtre dit-il, au sujet de la
célébration de l'eucharistie (1 Co 11, 34) : "Je réglerai le reste à mon
retour."
2. La sainteté est cause du salut. Il revient donc au même de
dire "chrême du salut" et "chrême de sanctification".
3. Le baptême nous régénère à la vie spirituelle individuelle.
Aussi la forme baptismale ne mentionne-t-elle que l'acte qui sanctifie l'homme
en lui-même. Mais ce sacrement est ordonné à sanctifier l'homme non seulement
en lui-même, mais en tant qu'il est exposé à une lutte extérieure.
Aussi on ne fait
pas mention seulement de la sanctification intérieure, quand on dit : "Je
te confirme du chrême du salut", mais aussi du signe par lequel l'homme
est marqué à l'extérieur, comme de l'étendard de la croix, pour la lutte
spirituelle extérieure, ce qui est exprimé quand on dit : "Je te marque du
signe de la croix." Le mot même de baptême, qui signifie ablution, peut
indiquer en même temps la matière, qui est l'eau avec laquelle on est lavé, et
l'effet salutaire. Mais le mot "confirmer" n'exprime pas tout cela ;
il a donc fallu ajouter ces précisions.
On a dit plus haut,
que le mot "je" n'est pas nécessaire à la forme du baptême, parce
qu'il est compris dans le verbe à la première personne. On l'ajoute cependant
pour exprimer l'intention. Ce qui est moins nécessaire dans la confirmation, qui,
comme on le dira plus bas, n'est conféré que par des ministres supérieurs.
Objections :
1. Il semble que non, car le caractère implique un signe
distinctif. Mais le sacrement de confirmation ne distingue pas les fidèles des
païens, puisque cela est fait par le baptême ; ni les confirmés des autres
fidèles, puisque ce sacrement est ordonné au combat spirituel, qui s'impose à
tous. Ce sacrement n'imprime donc pas un caractère.
2. On a dit plus haut que le caractère est une puissance
spirituelle. Or une puissance spirituelle ne peut être qu'active ou passive.
Dans les sacrements, la puissance active est conférée par le sacrement de
l'ordre ; la puissance passive, ou réceptive, par le sacrement de baptême.
Ainsi le sacrement de confirmation n'imprime pas de caractère.
3. La circoncision, qui est une marque corporelle, n'imprime
pas de caractère spirituel. Mais dans ce sacrement on imprime une marque
corporelle quand le confirmé est marqué avec le chrême du signe de la croix sur
le front. Donc ce sacrement non plus n'imprime pas un caractère spirituel.
Cependant :
Tout sacrement qui
n'est pas réitéré imprime un caractère. Mais ce sacrement ne se réitère pas, dit
Grégoire le Grand : "Quant à celui qui a été confirmé de nouveau par le
pontife, cette réitération est interdite." Donc la confirmation imprime un
caractère.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, le caractère est une puissance spirituelle ordonnée à certains actes
sacrés. Or nous avons dit que, si le baptême est comme une naissance
spirituelle à la vie chrétienne, la confirmation est la croissance spirituelle
qui amène l'homme à l'âge adulte dans la vie spirituelle. Or, il est visible, par
l'analogie de la vie corporelle, que l'activité de l'homme à sa naissance, et
celle qui lui convient quand il est parvenu à l'âge adulte, sont différentes.
Aussi le sacrement donne-t-il à l'homme le pouvoir d'accomplir certaines
actions sacrées autres que celles dont le baptême lui donne le pouvoir. Dans le
baptême, il reçoit le pouvoir de faire ce qui concerne son salut personnel, en
tant qu'il vit pour lui-même ; mais dans la confirmation, il reçoit le pouvoir
de faire ce qui concerne la lutte spirituelle contre les ennemis de la foi. On
le voit par l'exemple des Apôtres qui, avant de recevoir la plénitude du Saint-Esprit,
étaient au cénacle, "persévérant dans la prière" (Ac 1, 13) ; mais
ensuite ils en sortirent, et ne craignirent pas de confesser publiquement leur
foi, même devant les ennemis de la foi chrétienne.
Il est donc
évident que la confirmation imprime un caractère.
Solutions :
1. Le combat spirituel contre les ennemis invisibles est le
fait de tous les baptisés. Mais combattre contre les ennemis visibles, c'est-à-dire
contre les persécuteurs de la foi, en confessant le nom du Christ, est le fait
des confirmés, qui ont été conduits spirituellement jusqu'à l'âge adulte, selon
saint Jean (1 Jn 2, 14) : "Je vous écris, jeunes gens, parce que vous êtes
forts, et que la parole de Dieu demeure en vous, et que vous avez vaincu le
malin." Ainsi le caractère de la confirmation est un signe qui distingue
non les fidèles des infidèles, mais ceux qui ont grandi spirituellement de ceux
que saint Pierre appelle (1 P 2, 2) : "des enfants nouveau nés".
2. Tous les sacrements sont des protestations de foi. Par
conséquent, si le baptisé reçoit le pouvoir spirituel de protester sa foi en
recevant les autres sacrements, le confirmé reçoit le pouvoir de confesser la
foi du Christ publiquement, et comme en vertu de sa charge.
3. Les sacrements de l'ancienne loi sont appelés "justice
de la chair" (He 9, 10), parce qu'ils n'avaient aucune efficacité
intérieure ; c'est pourquoi la circoncision imprimait un signe dans le corps
seul et non dans l'âme. Mais la confirmation, qui est un sacrement de la loi
nouvelle, imprime, en même temps qu'une marque corporelle, un caractère
spirituel.
Objections :
1. Il semble que non, car le sacrement de confirmation est
ordonné à la confession publique de la foi au Christ. Or beaucoup, même avant
le baptême, ont confessé publiquement la foi au Christ, en répandant leur sang
pour elle. Le caractère de la confirmation ne présuppose donc pas le caractère
du baptême.
2. On ne dit pas des Apôtres qu'ils aient été baptisés ; et
même on dit que le Christ "ne baptisait pas lui-même, mais c'étaient ses
disciples" (Jn 4, 2). Et cependant ils furent ensuite confirmés par la
venue du Saint-Esprit. Par conséquent d'autres peuvent pareillement être
confirmés avant le baptême.
3. On lit dans les Actes (10, 44) : "Pierre parlait
encore, quand le Saint-Esprit descendit sur tous ceux qui écoutaient la parole,
et on les entendait parler en langues". Et ensuite "il ordonna de les
baptiser". Donc d'autres peuvent pareillement être confirmés avant le
baptême.
Cependant :
Raban Maur dit :
"En dernier lieu, par l'imposition des mains du Souverain Prêtre, le
baptisé reçoit le Paraclet afin d'être fortifié par le Saint-Esprit pour
proclamer sa foi".
Conclusion :
Le caractère de la
confirmation présuppose nécessairement le caractère du baptême, au point que si
un non-baptisé était confirmé, il ne recevrait rien, mais il faudrait à nouveau
le confirmer après son baptême. La raison en est que, comme nous l'avons dit, la
confirmation est au baptême comme la croissance est à la génération. Or il est
manifeste que nul ne peut atteindre l'âge adulte s'il n'est pas déjà né. Et
pareillement, si l'on n'a pas d'abord été baptisé, on ne peut recevoir le
sacrement de confirmation.
Solutions :
1. La puissance divine n'est pas liée aux sacrements. Un homme
peut donc, sans le sacrement de confirmation, recevoir la force spirituelle
pour confesser publiquement la foi du Christ, comme on peut recevoir la
rémission des péchés sans le baptême. Cependant, comme personne ne reçoit
l'effet du baptême sans le désir du baptême, personne non plus ne reçoit
l'effet de la confirmation sans le désir de celle-ci ; et cela, on peut l'avoir
avant d'être baptisé.
2. Sur la parole du Seigneur (Jn 13, 10) : "Celui qui a
pris un bain n'a besoin que de se laver les pieds." saint Augustin dit :
"Nous comprenons que Pierre et les autres disciples du Christ avaient été
baptisés, soit du baptême de Jean, comme le pensent quelques-uns, soit, ce qui
est plus croyable, du baptême du Christ. Car il n'a pas refusé d'exercer ce
ministère du baptême, pour avoir des serviteurs par qui il pourrait baptiser
les autres."
3. Ceux qui entendaient la prédication de Pierre reçurent
miraculeusement l'effet de la confirmation, mais non le sacrement. Or, nous
avons dit que l'effet de la confirmation peut être reçu avant le baptême, mais
non le sacrement de la confirmation. Ainsi, de même que l'effet de la
confirmation, qui est la force spirituelle, présuppose l'effet du baptême, qui
est la justification, de même le sacrement de confirmation présuppose le
sacrement de baptême.
Objections :
1. Il semble que ce sacrement ne confère pas la grâce
sanctifiante. Celle-ci est dirigée contre le péché. Mais ce sacrement, comme on
l'a dit, ne se donne qu'aux baptisés, qui sont purifiés du péché. Donc il ne
confère pas la grâce sanctifiante.
2. Ce sont les pécheurs surtout qui ont besoin de la grâce
sanctifiante pour être justifiés. Donc, si ce sacrement donne la grâce, il
semble qu'il faudrait le donner à ceux qui sont en état de péché. Mais cela
n'est pas vrai.
3. Dans la grâce sanctifiante, il n'y a pas d'espèces
différentes, puisqu'elle est ordonnée à un effet unique. Mais deux formes de la
même espèce ne peuvent coexister dans le même sujet. Puisque la grâce
sanctifiante est donnée à l'homme dans le baptême, il semble donc que le
sacrement de confirmation, qui n'est administré qu'aux baptisés, ne confère pas
la grâce sanctifiante.
Cependant :
Le pape Melchiade dit
: "Aux fonts baptismaux, l'Esprit Saint donne la plénitude de l'innocence
; dans la confirmation il donne l'augmentation de la grâce."
Conclusion :
Dans ce sacrement,
nous l'avons dit l'Esprit Saint est donné aux baptisés pour les fortifier, comme
il le fut aux Apôtres le jour de la Pentecôte (Ac 2, 2), et aux baptisés par
l'imposition des mains des Apôtres (Ac 8, 17). Or on a montré dans la première
Partie que la mission ou le don du Saint-Esprit est toujours liée à la grâce
sanctifiante. Il est donc manifeste que la confirmation donne cette grâce.
Solutions :
1. La grâce sanctifiante remet le péché, mais elle a aussi
d'autres effets, car elle suffit à faire monter les hommes par tous les degrés
jusqu'à la vie éternelle. Aussi a-t-il été dit à saint Paul (2 Co 12, 9) :
"Ma grâce te suffit", et il a dit de lui-même (1 Co 15, 10) : "La
grâce de Dieu m'a fait ce que je suis." La grâce sanctifiante est donc
donnée non seulement pour remettre les fautes, mais aussi pour augmenter et
affermir la justice. Et c'est ainsi qu'elle est donnée dans ce sacrement.
2. Comme son nom l'indique, ce sacrement est destiné à "confirmer"
ce qu'il a trouvé dans l'âme. Aussi ne faut-il pas le donner à ceux qui n'ont
pas la grâce. Et c'est pourquoi, comme on ne le donne pas aux non-baptisés, on
ne doit pas non plus le donner aux adultes pécheurs, à moins qu'ils n'aient
recouvré la grâce par la pénitence. Ainsi un concile d'Orléans dit-il :
"Que ceux qui se présentent à la confirmation viennent à jeun, et qu'on
les avertisse de se confesser auparavant, pour qu'ils soient purs pour recevoir
le don du Saint-Esprit." Ainsi ce sacrement achève l'effet de la pénitence,
comme celui du baptême ; la grâce reçue dans ce sacrement donne au pénitent une
rémission plus entière de son péché. Et si un adulte se présente à la
confirmation avec un péché dont il n'a pas conscience, ou même s'il n'a pas la
contrition parfaite, la grâce reçue dans ce sacrement lui remettra son péché.
3. Comme nous l'avons dit, la grâce sacramentelle ajoute à la
grâce sanctifiante prise en général la puissance de réaliser l'effet spécial
auquel est ordonné le sacrement. Par conséquent, si l'on considère la grâce
reçue dans ce sacrement en ce qu'elle a de commun, ce sacrement ne confère pas
une autre grâce que celle du baptême, il augmente celle qui existait déjà. Mais
si on la considère en ce qu'elle a de spécial, qui est surajouté à la grâce du
baptême, elle n'est pas de la même espèce que celle-ci.
Objections :
1. Il semble que ce sacrement ne doit pas être donné à tous.
En effet, il confère une certaine supériorité. Mais la supériorité ne convient
pas à tous.
2. Ce sacrement fait grandir l'homme spirituellement jusqu'à
l'âge adulte. Mais il y a opposition entre l'âge adulte et l'enfance. Donc les
enfants au moins ne doivent pas le recevoir.
3. Le pape Melchiade dit : "Après le baptême nous sommes
confirmés pour le combat." Mais le combat ne convient pas aux femmes, à
cause de la fragilité de leur sexe. Donc aux femmes non plus on ne doit pas
donner ce sacrement.
4. Le pape Melchiade dit : "A ceux qui vont bientôt
passer, suffisent les bienfaits de la régénération, mais à ceux qui doivent
vivre est nécessaire le bienfait de la confirmation. La confirmation arme et
équipe ceux qui restent pour les luttes et les combats de ce monde. Quant à
celui qui après le baptême arrive à la mort sans tache et avec l'innocence
qu'il a reçue, il est confirmé par la mort, puisque après la mort il ne peut
plus pécher." Donc ce sacrement ne doit pas être administré aux mourants.
Et ainsi il ne doit pas être donné à tous.
Cependant :
Les Actes (2, 2-4)
disent que le Saint-Esprit "remplit toute la maison", qui symbolise
l'Église, et ensuite on ajoute que "tous furent remplis de l'Esprit Saint."
Mais c'est pour recevoir cette plénitude que ce sacrement est donné ; il faut
donc l'administrer à tous ceux qui sont dans l'Église.
Conclusion :
Nous avons dit que
ce sacrement conduit l'homme spirituellement à l'âge parfait. Or il est dans
l'intention de la nature que tous ceux qui naissent corporellement arrivent à
l'âge parfait ; mais cela est parfois empêché par la corruptibilité du corps
qui est prévenu par la mort. A plus forte raison il est dans l'intention de
Dieu, - et la nature l'imite en participant de cette intention -, de conduire
tous les êtres à leur perfection ; aussi est-il écrit (Dt 32, 4) que "toutes
les oeuvres de Dieu sont parfaites." Mais l'âme, sujet de cette naissance
et de cet âge adulte au plan spirituel, est immortelle ; elle peut donc dans la
vieillesse recevoir la naissance spirituelle, comme dans la jeunesse et même
dans l'enfance parvenir à l'âge adulte ; car l'âge du corps ne fait aucun tort
à l'âme. Par conséquent il faut administrer à tous ce sacrement.
Solutions :
1. Ce sacrement confère une certaine supériorité, non pas la
supériorité d'un homme sur un autre, comme le sacrement de l'ordre ; mais la
supériorité d'un homme par rapport à lui-même ; ainsi le même homme, devenu
adulte, possède une certaine supériorité par rapport à ce qu'il était dans son
enfance.
2. Comme on l'a dit l'âge du corps ne fait aucun tort à l'âme.
Ainsi, même dans l'enfance, l'homme peut recevoir la perfection de l'âge
spirituel dont parle la Sagesse (4, 8) : "La vieillesse honorable n'est
pas celle que donnent de longs jours, elle ne se mesure pas au nombre des
années." C'est ainsi que de nombreux enfants, grâce à la force du Saint-Esprit
qu'ils avaient reçue, ont lutté courageusement et jusqu'au sang pour le Christ.
3. Saint Jean Chrysostome dit que "pour les combats de ce
monde on recherche la qualité de l'âge, de la beauté ou de la naissance, et
c'est pourquoi on les interdit aux esclaves et aux femmes, aux vieillards et
aux enfants. Mais dans les combats pour le Ciel, le stade est ouvert à tous
sans distinction de personne, d'âge ou de sexe". Et ailleurs : "Devant
Dieu, même le sexe féminin livre bataille ; beaucoup de femmes ont avec un
courage viril combattu dans la milice spirituelle. Et dans la lutte du martyre,
certaines ont égalé les hommes par la force de l'homme intérieur ; certaines
même ont été plus courageuses que les hommes." Par conséquent les femmes
aussi doivent recevoir ce sacrement.
4. Comme on l'a dit, l'âme, sujet de l'âge spirituel, est
immortelle. Donc, les mourants doivent recevoir ce sacrement, pour qu'à la
résurrection ils apparaissent avec la perfection dont parle saint Paul (Ep 4, 13)
: "Jusqu'à ce que nous parvenions à l'état d'homme parfait, à la mesure de
la pleine stature du Christ." C'est pourquoi Hugues de Saint-Victor dit :
"Il serait très périlleux que quelqu'un sorte de cette vie sans la
confirmation." Non parce qu'il serait damné, sauf le cas de mépris, mais
parce qu'il serait privé de cette perfection. Aussi les enfants qui meurent
confirmés reçoivent-ils une gloire plus grande, comme ici-bas ils obtiennent
une grâce plus abondante. L'autorité citée se comprend en ce sens que la
confirmation n'est pas nécessaire aux mourants pour affronter le combat de la
vie présente.
Objections :
1. Il semble que ce sacrement ne doit pas être donné sur le
front. Nous l'avons dit : il est l'achèvement du baptême. Mais le baptême est donné
à l'homme sur tout le corps. Donc ce sacrement ne doit pas être donné à l'homme
seulement sur le front.
2. Ce sacrement est donné pour la force spirituelle. Mais la
force spirituelle réside surtout dans le coeur. Donc ce sacrement devrait être
donné sur le coeur plutôt que sur le front.
3. Ce sacrement est donné à l'homme pour qu'il confesse
librement la foi du Christ. Mais "c'est en confessant de bouche que l'on
parvient au salut" (Rm 10, 10). Donc ce sacrement devrait être donné sur
la bouche plutôt que sur le front.
Cependant :
Raban Maur écrit :
"Le baptisé est marqué du chrême par le prêtre sur le sommet de la tête, mais
par l'évêque sur le front."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, dans ce sacrement l'homme reçoit l'Esprit Saint pour être fort dans le
combat spirituel, et confesser courageusement la foi du Christ même au milieu
des adversaires de la foi. Aussi convient-il qu'il soit marqué avec le chrême
du signe de la croix sur le front, et cela pour deux raisons :
- 1° D'abord parce
qu'il est marqué du signe de la croix comme le soldat est marqué du signe de
son chef, signe qui doit être apparent et visible. Or, de toutes les parties du
corps humain, c'est certainement le front qui est le plus visible, puisqu'il
n'est presque jamais couvert. Ainsi le confirmé reçoit l'onction de chrême sur
le front, pour manifester ouvertement qu'il est chrétien, comme les Apôtres, qui
d'abord cachés au cénacle, se montrèrent publiquement après avoir reçu le Saint-Esprit.
- 2° En second
lieu, parce qu'il y a deux choses qui empêchent l'homme de confesser librement
le nom du Christ, la crainte et la honte. Or l'une et l'autre se manifestent
particulièrement sur le front, à cause du voisinage de l'imagination, et parce
que les esprits animaux montent directement du coeur au front ; de là vient que
"les honteux rougissent et que les peureux pâlissent", dit Aristote.
Aussi le confirmé est-il marqué du chrême sur le front, pour que ni la crainte
ni la honte ne l'empêchent de confesser le nom du Christ.
Solutions :
1. Par le baptême, nous renaissons à la vie spirituelle, qui
est le fait de l'homme tout entier. Mais la confirmation nous fortifie pour le
combat, dont il nous faut porter le signe sur le front, comme en un lieu bien
visible.
2. Le principe de la force est dans le coeur, mais le signe de
la force apparaît sur le front, comme il est dit dans Ézéchiel (3, 8) :
"Voici que j'ai rendu ton front plus dur que leur front." C'est
pourquoi l'eucharistie, qui fortifie l'homme au-dedans de lui-même, est en
relation avec le coeur, selon ce mot du Psaume (104, 15) : "Le pain
fortifie le coeur de l'homme." Mais le sacrement de confirmation est
nécessaire comme signe de notre force envers les autres. Aussi est-il donné sur
le front.
3. Ce sacrement est donné en vue d'une confession libre, et
non pour une confession pure et simple, car cela se fait aussi dans le baptême.
Donc il ne doit pas être administré sur la bouche, mais sur le front, où
apparaissent les signes des passions qui empêchent cette libre confession.
Objections :
1. Il semble que celui qui est confirmé ne doive pas être tenu
par quelqu'un. Ce sacrement est conféré non seulement aux enfants, mais aussi
aux adultes. Or ceux-ci peuvent se tenir seuls. Il est donc ridicule qu'ils
soient tenus par un autre.
2. Celui qui est déjà membre de l'Église a libre accès au
prince de l'Église, c'est-à-dire à l'évêque. Mais ce sacrement, comme on l'a
dit n'est donné qu'aux baptisés, qui sont déjà membres de l'Église. Il semble
donc que pour recevoir ce sacrement, ils n'ont pas besoin qu'un autre les
présente à l'évêque.
3. Ce sacrement est donné en vue de la force spirituelle, qui
est plus vigoureuse chez les hommes que chez les femmes, suivant ce mot des
Proverbes (31, 10) : "Qui trouvera une femme forte ?" Donc au moins
une femme ne doit pas tenir un homme pour la confirmation.
Cependant :
Le pape Innocent
dit : "Si l'un des deux époux a reçu au sortir des fonts, ou tenu pour le
chrême, le fils ou la fille d'une autre famille, ..." Donc, comme il est
nécessaire que quelqu'un aide le baptisé à sortir de la fontaine sacrée, de
même quelqu'un doit-il tenir celui qui reçoit le sacrement de confirmation.
Conclusion :
Nous l'avons dit, ce
sacrement est donné à l'homme pour le fortifier dans la lutte spirituelle. Or, de
même que le nouveau-né a besoin d'un éducateur qui lui apprenne à se comporter
dans la vie, selon l'épître aux Hébreux (12, 9) : "Nous avons eu pour
maîtres nos pères selon la chair et nous les respections", de même, ceux
qui sont enrôlés pour le combat ont besoin d'instructeurs qui les exercent au
métier des armes ; aussi dans les guerres d’ici-bas établit-on des généraux et
des centurions pour commander les autres. Et c'est pourquoi aussi celui qui
reçoit ce sacrement est tenu par un autre, qui doit pour ainsi dire l'exercer
au combat.
Pareillement, comme
ce sacrement, nous l'avons dit, confère à l'homme la perfection de l'âge adulte,
celui qui s'approche pour le recevoir est soutenu par un autre, comme étant encore,
spirituellement, un faible enfant.
Solutions :
1. Bien que le confirmé soit adulte corporellement, il ne
l'est pas encore spirituellement.
2. Bien que le baptisé soit devenu membre de l'Église, il
n'est pas encore inscrit dans la milice chrétienne. Aussi est-il présenté à
l'évêque, comme au chef de cette armée, par un autre qui est déjà inscrit dans
la milice chrétienne. Car celui qui n'est pas encore confirmé ne peut tenir un
autre pour la confirmation.
3. Comme dit l'épître aux Galates (3, 28) : "dans le
Christ Jésus il n'y a ni homme ni femme". Cela ne change donc rien si
c'est un homme ou une femme qui tient le confirmand.
Objections :
1. Il semble que ce n'est pas l'évêque seul qui peut conférer
ce sacrement. Saint Grégoire le Grand écrit à l'évêque Januarius : "Il
nous est revenu que certains ont été scandalisés de ce que nous avons interdit
aux prêtres d'oindre de chrême les baptisés. Sans doute nous avons suivi
l'antique usage de notre Église ; mais s'il en est que cela contraste trop, nous
accordons qu'en l'absence de l'évêque, les prêtres aussi puissent oindre de chrême
les baptisés même sur le front." Pourtant ce qui appartient nécessairement
au sacrement ne peut être modifié pour éviter le scandale. Il semble donc qu'il
ne soit pas nécessaire à ce sacrement d'être conféré par l'évêque.
2. Le sacrement de baptême paraît avoir plus d'efficacité que
le sacrement de confirmation, puisque le baptême opère la pleine rémission des
péchés, et quant à la faute et quant à la peine, ce que ne fait pas la
confirmation. Mais un simple prêtre peut, par son office, conférer le sacrement
de baptême, et, en cas de nécessité, n'importe qui, même s'il n'est pas dans
les ordres, peut baptiser. Il n'est donc pas nécessaire que la confirmation
soit conférée par l'évêque.
3. Le sommet de la tête, qui, selon les médecins, est le siège
de la raison, de cette raison particulière qu'on appelle cogitative, est plus
noble que le front, qui est le siège de l'imagination. Mais un simple prêtre
peut oindre de chrême les baptisés sur le sommet de la tête. A plus forte
raison peut-il les marquer de chrême sur le front, ce qui est le rite de ce
sacrement.
Cependant :
Le pape Eusèbe de
Césarée dit : "Le sacrement de l'imposition des mains doit être tenu en
grande vénération, parce qu'il ne peut être conféré que par les grands prêtres.
Au temps des Apôtres on ne lit pas et on ne sait pas qu'il ait été administré
par d'autres que les Apôtres eux-mêmes ; et jamais il ne peut et ne doit l'être
que par ceux qui tiennent leur place. Si l'on osait faire autrement, que cet
acte soit tenu pour nul et sans effet, et on ne le comptera jamais parmi les
sacrements de l'Église". Il est donc nécessaire que ce sacrement, appelé
ici sacrement de l'imposition des mains, soit conféré par l'évêque.
Conclusion :
En toute oeuvre le
dernier achèvement est réservé à l'art ou à la puissance la plus haute ; par
exemple les ouvriers inférieurs préparent les matériaux, et c'est un artiste
supérieur qui donne la forme. Mais c'est au mettre qu'est réservé l'usage, qui
est la fin de l'oeuvre d'art ; ainsi la lettre, qui est écrite par un
secrétaire, est signée par son maître.
Les fidèles du
Christ sont une oeuvre divine, selon cette parole (1 Co 3, 9) : "Vous êtes
l'édifice de Dieu" ; ils sont aussi comme "une lettre écrite par
l'Esprit Saint", dit encore saint Paul (2 Co 3, 2). Or le sacrement de
confirmation est l'ultime consommation du baptême. Par le baptême l'homme est
construit comme une demeure spirituelle, il est écrit comme une lettre
spirituelle ; mais le sacrement de confirmation consacre au Saint-Esprit cette
maison déjà construite, et scellé du signe de la croix cette lettre déjà
écrite. Et c'est pourquoi la collation de ce sacrement est réservée aux évêques,
qui détiennent dans l'Église le pouvoir souverain, comme dans la primitive
Église la plénitude de l'Esprit Saint était donnée par l'imposition des mains
des Apôtres (Ac 8, 14), dont les évêques sont les successeurs. Aussi le pape
Urbain Ier dit-il :
"Tous les fidèles doivent après le baptême recevoir le Saint-Esprit par
l'imposition des mains de l'évêque, pour devenir parfaits chrétiens."
Solutions :
1. Le pape a dans l'Église la plénitude du pouvoir, qui lui
permet de confier aux ordres inférieurs certaines des fonctions qui reviennent
aux ordres supérieurs. C'est ainsi qu'il accorde à des prêtres de conférer les
ordres mineurs, ce qui relève du pouvoir épiscopal. C'est en vertu de ce
pouvoir souverain que le bienheureux pape Grégoire le Grand a permis à de
simples prêtres d'administrer la confirmation, jusqu'à ce que le scandale ait
cessé.
2. Le sacrement de baptême est plus efficace que la
confirmation pour écarter le mal, parce qu'il est une génération spirituelle, c'est-à-dire
un passage du non-être à l'être. Mais la confirmation est plus efficace pour
faire progresser dans le bien, puisqu'elle est une croissance spirituelle qui
fait passer de l'être imparfait jusqu'à l'être parfait. Et c'est pourquoi ce
sacrement est confié à un ministre plus digne.
3. Raban Maur dit que "le baptisé est marqué du chrême
sur le sommet de la tête par le prêtre, et par l'évêque sur le front, pour que
la première onction signifie la descente du Saint-Esprit sur lui comme sur une
demeure qui doit être consacrée à Dieu, et que la seconde onction montre que la
grâce septiforme du même Esprit Saint vient à l'homme avec toute la plénitude de
la sainteté, de la science et de la vertu". Cette onction est donc
réservée aux évêques, à cause de sa plus grande efficacité, et non à cause de
la supériorité de la partie du corps qui la reçoit.
Objections :
1. Il semble que le rite de ce sacrement n'est pas ce qu'il
doit être. Le sacrement de baptême est plus nécessaire que celui-ci, comme on
l'a dit. Mais on réserve le baptême pour certaines époques, Pâques et
Pentecôte. On doit donc aussi fixer pour la confirmation un temps déterminé.
2. Ce sacrement requiert la dévotion du ministre et du sujet, comme
le baptême. Mais pour le baptême on n'exige pas que celui qui le reçoit et
celui qui le confère soient à jeun. Il semble donc hors de propos qu'un concile
d'Orléans ait statué que l'on soit à jeun pour être confirmé, et un concile de
Meaux que les évêques soient à jeun pour donner le Saint-Esprit par
l'imposition des mains.
3. Le Chrême, comme on l'a dit, est le signe de la plénitude
du Saint-Esprit. Mais la plénitude du Saint-Esprit a été donnée aux fidèles du
Christ le jour de la Pentecôte. Donc le chrême devrait être préparé et bénit le
jour de la Pentecôte plutôt que le jeudi saint.
Cependant :
Tel est l'usage de
l'Église, qui est gouvernée par l'Esprit Saint.
Conclusion :
Le Seigneur a fait
cette promesse à ses fidèles (Mt 18, 20) : "Là où deux ou trois sont
assemblés en mon nom, je suis au milieu d'eux." Aussi faut-il tenir
fermement que les décisions de l'Église sont dirigées par la sagesse du Christ.
Par conséquent il est certain que les rites que l'Église observe dans ce
sacrement comme dans les autres sont ce qu'ils doivent être.
Solutions :
1. Le pape Melchiade dit que "ces deux sacrements, -baptême
et confirmation,- sont si étroitement unis que, sauf danger de mort, on ne doit
pas les séparer et que l'un ne peut régulièrement être administré sans
l'autre". Les dates prévues sont donc les mêmes pour la célébration
solennelle du baptême et pour la confirmation. Mais comme celle-ci n'est donnée
que par les évêques, qui ne sont pas toujours là quand les prêtres baptisent, il
a fallu, dans la pratique courante, renvoyer à d'autres temps la confirmation.
2. "Les malades et ceux qui sont en danger de mort ne
sont pas touchés par cette défense", lit-on dans les statuts du concile de
Meaux. Ainsi, à cause de la multitude des fidèles et des dangers qui les
menaçaient, on admet que ce sacrement, qui ne peut être donné que par les
évêques, puisse être donné ou reçu même par ceux qui ne sont pas à jeun ; car, un
seul évêque, surtout dans un grand diocèse, ne pourrait suffire à confirmer
tout le monde, si le temps lui était mesuré. Mais là où cela peut être
commodément observé, il est plus convenable que le ministre et le sujet soient
à jeun.
3. D'après un concile tenu sous le pape Martin, "il était
permis de consacrer le chrême en tout temps". Mais comme le baptême
solennel, qui requiert l'usage du chrême, est conféré durant la vigile pascale,
il a été sagement ordonné que l'évêque bénirait le chrême deux jours avant, afin
qu'il puisse être distribué dans le diocèse. - De plus, ce jour convient assez
à la bénédiction de la matière des sacrements, puisque c'est le jour où fut
institué le sacrement de l'eucharistie, auquel sont ordonnés tous les autres
sacrements.
L’ordre normal des choses nous invite à étudier maintenant le sacrement
d'eucharistie :
- 1° le sacrement en tant que tel (Q. 73) ;
- 2° sa matière (Q. 74-77) ;
- 3° sa forme (Q. 78) ;
- 4° ses effets (Q. 79) ;
- 5° ceux qui reçoivent ce sacrement (Q. 80-81) ;
- 6° son ministre (Q. 82) ;
- 7° son rite (Q. 83).
1. L'eucharistie est-elle un sacrement ? - 2.
Est-elle un seul sacrement ou plusieurs ? - 3. Est-elle nécessaire au salut ? -
4. Ses noms. - 5. Son institution. - 6. Ses figures.
Objections :
1. Il semble que non. Car deux sacrements ne doivent pas avoir
la même fin, puisque tout sacrement est capable de produire son effet. Si la
perfection est le but de la confirmation comme de l'eucharistie, selon saint
Denys le pseudo-aréopagite, il semble que l'eucharistie n'est pas un sacrement,
puisque la confirmation en est déjà un, comme nous venons de le voir.
2. Dans tout sacrement de la loi nouvelle, l'objet visible
proposé aux sens produit l'effet invisible du sacrement. Ainsi l'ablution d'eau
produit, nous l'avons vu, et le caractère sacramentel et l'ablution
spirituelle. Mais les espèces du pain et du vin, qui sont proposées aux sens
dans ce sacrement, ne produisent ni le vrai corps du Christ en lui-même (qui
est réalité et signe) ni le corps mystique (qui est réalité seulement) dans
l'eucharistie. Il semble donc que l'eucharistie n'est pas un sacrement
de la loi nouvelle.
3. Les sacrements de la loi nouvelle qui ont une matière sont
pleinement réalisés dans l'usage de cette matière : ainsi le baptême dans
l'ablution, et la confirmation dans la consignation avec le chrême. Donc, si
l'eucharistie était un sacrement, elle se réaliserait dans l'usage de la
matière, et non dans sa consécration. Or cela est évidemment faux puisque la
forme de ce sacrement consiste dans les paroles qu'on prononce en consacrant sa
matière, comme on le verra plus loin. L'eucharistie n'est donc pas un
sacrement.
Cependant :
On dit dans une
collecte : "Votre sacrement que voici puisse-t-il ne pas nous rendre
coupables de peine".
Conclusion :
Les sacrements de
l'Église ont pour fin de soutenir l'homme dans sa vie spirituelle ; or la vie
spirituelle s'harmonise à la vie corporelle, du fait que les réalités
corporelles portent la ressemblance des réalités spirituelles. Il est bien
évident que la vie corporelle, si elle requiert la génération par quoi l'homme
reçoit la vie, et la croissance par quoi l'homme est conduit à la perfection de
sa vie, requiert aussi la nourriture par quoi l'homme est conservé en vie. Par
conséquent, de même que la vie spirituelle a requis le baptême, qui est
génération spirituelle, et la confirmation, qui est croissance spirituelle, de
même elle a requis le sacrement d'eucharistie, qui est nourriture spirituelle.
Solutions :
1. Il y a deux espèces de perfection. L'une est dans l'homme
lui-même, il y est amené par la croissance, et telle est la perfection qui
revient à la confirmation. L'autre est obtenue par l'homme du fait qu'on lui
ajoute un élément extérieur qui le conserve, par exemple, de la nourriture, un
vêtement, etc. Telle est la perfection qui revient à l'eucharistie, réfection
spirituelle.
2. L'eau du baptême ne cause pas d'effet spirituel par
elle-même, mais à cause de la vertu du Saint-Esprit qui se trouve en elle.
Aussi saint Jean Chrysostome sur le texte de saint Jean (5, 4) : "L'ange
du Seigneur par moment...", fait-il ce commentaire : "Dans les
baptisés ce n'est pas l'eau toute seule qui opère : mais celle-ci, lorsqu'elle
a reçu la grâce du Saint-Esprit, efface tous les péchés". La vertu du Saint-Esprit
est dans le même rapport avec l'eau du baptême que le véritable corps du Christ
avec les espèces du pain et du vin ; ainsi les espèces du pain et du vin ne
produisent-elles aucun effet sinon par la vertu du véritable corps du Christ.
3. On appelle sacrement ce qui contient quelque chose de
sacré. Et une chose peut être sacrée de deux façons : en elle-même, absolument,
ou bien par relation à autre chose. Or il y a cette différences, entre
l'eucharistie et les autres sacrements qui ont une matière sensible, que
l'eucharistie contient quelque chose de sacré en elle-même, absolument, à
savoir le Christ lui-même ; tandis que l'eau du baptême contient quelque chose
de sacré par relation à autre chose, c'est-à-dire qu'elle contient une vertu
capable de sanctifier l'âme ; et il en est de même pour le chrême et les
éléments analogues. C'est pourquoi le sacrement de l'eucharistie est pleinement
réalisé dans la consécration même de la matière, tandis que les autres
sacrements ne sont pleinement réalisés que dans l'application de la matière à
l'homme qu'il s'agit de sanctifier. De là résulte une autre différence : dans
le sacrement de l'eucharistie, ce qui est réalité et signe réside dans la
matière elle-même, mais ce qui est réalité seulement, c'est-à-dire la grâce
conférée, réside en celui qui reçoit l'eucharistie. Dans le baptême, au
contraire, l'un et l'autre résident dans le sujet du sacrement : le caractère, qui
est réalité et signe, la grâce de la rémission des péchés, qui est réalité
seulement. On retrouve la même structure dans les autres sacrements.
Objections :
1. Il semble que l'eucharistie ne soit pas un seul sacrement
mais plusieurs. Car on dit dans une collecte : "Qu'ils nous purifient, Seigneur,
les sacrements que nous avons consommés", en référence à la réception de
l'eucharistie. Celle-ci n'est donc pas un seul sacrement, mais plusieurs.
2. Il est impossible, lorsqu'on multiplie le genre, que
l'espèce ne soit pas multipliée : qu'il n'y ait qu'un seul homme en plusieurs
animaux. Mais on a vu, que le signe joue le rôle de genre dans le sacrement ;
et puisqu'il y a dans l'eucharistie plusieurs signes, à savoir le pain et le
vin, il apparaît par conséquent qu'il y a là plusieurs sacrements.
3. Ce sacrement, on vient de le voir, est pleinement réalisé
dans la consécration de la matière ; mais ce sacrement comporte double
consécration de matière ; c'est donc un sacrement double.
Cependant :
L'Apôtre dit (1 Co
10, 17) : "Tous, si nombreux que nous soyons, nous ne formons qu'un seul
pain et un seul corps, nous qui prenons part à un seul pain et à une seule
coupe." Ce texte établit clairement que l'eucharistie est le sacrement de
l'unité ecclésiale ; or le sacrement ressemble à la réalité dont il est le
signe ; donc l'eucharistie est un sacrement unique.
Conclusion :
Selon Aristote, on
attribue l'unité non seulement à ce qui possède une unité matérielle par
indivision ou continuité, mais encore à ce qui possède une unité d'intégrité et
de perfection ; ainsi dit-on "une" maison et "un" homme.
Cette unité de perfection est celle d'un être qui rassemble intégralement tous
les éléments requis à sa fin. Un homme est complet s'il rassemble tous les
membres nécessaires à l'opération de l'âme. Une maison est complète si elle
comporte toutes les parties nécessaires pour qu'on puisse y habiter. C'est en
ce sens que ce sacrement est un, car il est ordonné à la réfection spirituelle,
qui ressemble à la réfection corporelle. Or celle-ci réclame deux choses : la
nourriture, qui est l'aliment sec, et la boisson, qui est l'aliment humide. De
même, deux choses concourent à l'intégrité de ce sacrement : la nourriture
spirituelle et la boisson spirituelle, selon la parole de Notre Seigneur en
saint Jean (6, 56) : "Ma chair est vraiment nourriture et mon sang est
vraiment boisson." Si ce sacrement comporte une pluralité du côté de la
matière, il est donc un du côté de la forme et de la perfection.
Solutions :
1. Dans la même collecte on parle d'abord au pluriel :
"Qu'ils nous purifient, les sacrements que nous avons consommés", et
on ajoute ensuite au singulier : "Votre sacrement, que voici, puisse-t-il
ne pas nous rendre coupables de peine" pour montrer que si ce sacrement, à
un certain point de vue, est multiple, il est pourtant un, en définitive.
2. Le pain et le vin, pris matériellement, constituent
plusieurs signes, mais, pris formellement et du côté de la perfection finale, ils
n'en font qu'un, en tant qu'ils aboutissent à accomplir une seule réfection.
3. De ce que ce sacrement comporte une double consécration de
matière, tout ce qu'on peut déduire, c'est que, du côté de la matière, il est
multiple, comme on l'a vu.
Objections :
1. Il apparaît que ce sacrement est nécessaire au salut. Car
le Seigneur dit en saint Jean (6, 54) : "Si vous ne mangez la chair du
Fils de l'homme et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en
vous." Or c'est dans ce sacrement qu'on mange la chair du Christ et qu'on
boit son sang. Sans ce sacrement l'homme ne peut donc avoir le salut de la vie
spirituelle.
2. Ce sacrement est un aliment spirituel. Or l'aliment
corporel est nécessaire au salut du corps. Donc ce sacrement est nécessaire lui
aussi au salut spirituel.
3. Le baptême est le sacrement de la passion du Seigneur, sans
laquelle il n'est pas de salut. Il en est de même de l'eucharistie, car
l'Apôtre dit (1 Co 11, 26) : "Chaque fois que vous mangerez ce pain et que
vous boirez cette coupe, vous proclamerez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il
vienne." Donc, si le baptême est nécessaire au salut, ce sacrement l'est
aussi.
Cependant :
Saint Augustin a écrit : "Ne vous imaginez pas que les
tout-petits ne peuvent avoir la vie, eux qui n'ont pas reçu le corps et le sang
du Christ."
Conclusion :
Dans ce sacrement
il faut considérer deux choses : le sacrement lui-même et la réalité du
sacrement. Or on vient de voir que la réalité de ce sacrement est l'unité du
corps mystique, sans laquelle il ne peut y avoir de salut ; car personne ne
peut accéder au salut hors de l'Église, de même que dans le déluge il n'y avait
pas de salut hors de l'arche de Noé, qui figure l'Église, dit saint Pierre (1 P
3, 20). Or on a vu précédemment que la réalité d'un sacrement peut être obtenue
avant la réception rituelle de ce sacrement, du fait même qu'on aspire à le
recevoir. Par conséquent on peut obtenir le salut avant de recevoir ce
sacrement du fait qu'on y aspire, de même qu'avant le baptême, si l'on aspire
au baptême, comme nous l'avons dit.
Il y a cependant
une différence et elle porte sur deux points. Premièrement, le baptême est le
principe de la vie spirituelle et la porte des sacrements ; tandis que l'eucharistie
est comme la consommation de la vie spirituelle et la fin de tous les
sacrements, nous l'avons déjà dit. En effet, les sanctifications procurées par
tous les sacrements préparent à recevoir ou à consacrer l'eucharistie. Par
conséquent la réception du baptême est nécessaire à l'inauguration de la vie
spirituelle, tandis que la réception de l'eucharistie est nécessaire à sa
consommation, mais non à sa possession pure et simple : il suffit pour cela de
la posséder dans l'aspiration qui nous y porte. C'est ainsi que la fin est
possédée par le désir et l'intention. L'autre différence vient de ce que, par
le baptême, on est ordonné à l'eucharistie. Par conséquent, du fait que les
enfants sont baptisés, ils sont ordonnés par l'Église à l'eucharistie. Et, de
même qu'ils croient par la foi de l'Église, par son intention ils désirent
l'eucharistie et en reçoivent la réalité. Mais ils ne sont pas ordonnés au
baptême par un sacrement antérieur, et c'est pourquoi, avant la réception du
baptême, les enfants ne possèdent aucunement la réalité du baptême en y
aspirant : cela est réservé aux adultes. Ils ne peuvent donc recevoir la
réalité du sacrement sans recevoir extérieurement le sacrement. Par conséquent
l'eucharistie n'est pas nécessaire au salut de la même façon que le baptême.
Solutions :
1. En commentant la parole de saint Jean : "Cette
nourriture et cette boisson" (de sa chair et de son sang), saint Augustin
donne cette explication : "Notre Seigneur veut faire entendre par là la
société de son corps et de ses membres, qui est l'Église dans les saints
prédestinés, appelés et justifiés, et dans ses fidèles." Aussi, comme il
le dit dans sa lettre à saint Boniface (sur le texte de l'épître aux
Corinthiens : "La coupe de bénédiction ") : "Personne ne doit
aucunement hésiter à admettre que tout fidèle participe au corps et au sang du
Seigneur quand, par le baptême, il devient membre du corps du Christ ; et on ne
doit pas le juger étranger à la communion de ce pain et de cette coupe, même
s'il quitte ce monde avant de manger ce pain et de boire cette coupe, lui qui
est établi dans l'unité du corps du Christ."
2. Il y a cette différence, entre l'aliment corporel et
l'aliment spirituel, que l'aliment corporel est transformé en la substance de
celui qui s'en nourrit. Par conséquent l'aliment corporel ne peut servir à la
conservation de la vie s'il n'est pas réellement consommé. Mais l'aliment
spirituel transforme en lui-même celui qui le mange, selon saint Augustin qui
attribue au Christ cette parole : "Tu ne me changes pas en toi, comme tu
fais pour la nourriture de ta chair, mais c'est toi qui seras changé en
moi." Quelqu'un peut donc être assimilé au Christ et lui être incorporé
par une aspiration purement intérieure même sans recevoir ce sacrement. Le cas
de l'aliment corporel n'est donc pas comparable.
3. Le baptême est le sacrement de la mort et de la passion du
Christ en tant que l'homme est régénéré dans le Christ en vertu de sa passion.
Tandis que l'eucharistie est le sacrement de la passion du Christ en tant que
l'homme est rendu parfait par son union au Christ dans la passion. Par suite, comme
le baptême est appelé sacrement de la foi, laquelle est le fondement de la vie
spirituelle, l'eucharistie est appelée sacrement de la charité, laquelle est le
lien de la perfection selon l'épître aux Colossiens (3, 14).
Objections :
1. Il paraît illogique que ce sacrement soit désigné par
plusieurs noms, car les noms doivent correspondre aux réalités qu'ils
désignent. Ce sacrement est un, nous l'avons vu ; il ne doit donc pas être
désigné par plusieurs noms.
2. Il n'est pas à propos de faire connaître l'espèce par ce
qui est commun à tout le genre. Mais l'eucharistie est un sacrement de la loi
nouvelle. Or il est commun à tous ces sacrements que la grâce soit conférée par
eux, ce que signifie le nom d'"eucharistie", synonyme de "bonne
grâce". En outre, tous les sacrements nous apportent un remède dans le
voyage de la vie présente : telle est la signification du nom de "viatique".
Puis, dans tous les sacrements s'accomplit quelque chose de sacré, ce que
signifie le nom de "sacrifice" ; et tous les sacrements établissent
une communication des fidèles entre eux, ce que signifie le nom grec de "synaxe",
ou le nom latin de "communion". Par conséquent tous ces noms ne sont
pas logiquement appropriés à ce sacrement.
3. Hostie est synonyme de sacrifice. Puisque le nom de
sacrifice ne peut lui convenir en propre, de même le nom d'"hostie".
Cependant :
Il y a l'usage des
fidèles.
Conclusion :
Ce sacrement a une
triple signification :
- 1° la première à
l'égard du passé, en tant qu'il commémore la passion du Seigneur, qui fut un
véritable sacrifice, nous l'avons vu ; et à ce point de vue il est appelé un
sacrifice.
- 2° Il a une
deuxième signification à l'égard de la réalité présente, qui est l'unité
ecclésiale à laquelle les hommes s'agrègent par ce sacrement ; et à ce titre on
l'appelle communion ou synaxe ; en effet, selon saint Jean Damascène, "on
le nomme ainsi parce que c'est lui qui nous unit au Christ, nous fait
participer à sa chair et à sa divinité, et c'est lui qui nous relie, nous met
en communication les uns avec les autres".
- 3° Ce sacrement
a une troisième signification à l'égard de l'avenir, en tant qu'il préfigure la
jouissance de Dieu dans la patrie. A ce titre, il est appelé viatique parce
qu'il nous donne ici-bas la voie pour y parvenir ; à ce titre encore il est
appelé eucharistie, c'est-à-dire "bonne grâce", parce que "la
grâce de Dieu c'est la vie éternelle", selon l'épître aux Romains (6, 23)
; ou encore parce qu'il contient réellement le Christ, qui possède la grâce en
plénitude. On l'appelle encore en grec métalepsis, c'est-à-dire
assomption, parce que, selon saint Jean Damascène, "par lui nous assumons
la divinité du Fils".
Solutions :
1. Rien n'empêche que le même être porte plusieurs noms, selon
des propriétés ou des effets divers.
2. Ce qui est commun à tous les sacrements est attribué à
celui-ci par antonomase, à cause de son excellence.
3. Ce sacrement est appelé sacrifice en tant qu'il représente
la passion même du Christ, et il est appelé hostie en tant qu'il contient le
Christ lui-même, qui est une victime salutaire selon l'épître aux Éphésiens (5,
2).
Objections :
1. Il semble que non, car, selon le Philosophe (Aristote) : "Nous
sommes nourris des mêmes éléments qui nous font exister." Or, par le
baptême, qui est une régénération spirituelle, nous avons reçu l'existence
spirituelle, selon saint Denys le pseudo-aréopagite. Nous sommes donc nourris
par le baptême également, et il n'était pas nécessaire d'instituer ce sacrement
comme une nutrition spirituelle.
2. Par ce sacrement les hommes sont unis au Christ comme les
membres à la tête. Mais le Christ est tête de tous les hommes, même de ceux qui
ont existé depuis l'origine du monde, nous l'avons vu. Il ne fallait donc pas
différer l'institution de ce sacrement jusqu'à la Cène du Seigneur.
3. Ce sacrement est appelé le mémorial de la passion du
Seigneur, comme il est dit en saint Luc (22, 19) : "Faites cela en mémoire
de moi." Mais la mémoire regarde les événements passés. Ce sacrement
n'aurait donc pas dû être institué avant la passion du Christ.
4. C'est par le baptême que nous sommes ordonnés à
l'eucharistie, laquelle ne doit être donnée qu'aux baptisés. Mais le baptême, comme
on le voit au dernier chapitre de saint Matthieu (19), fut institué après la
passion et la résurrection du Christ. On ne peut donc pas justifier que ce
sacrement ait été institué avant la passion.
Cependant :
Ce sacrement a été
institué par le Christ dont il est dit en saint Marc (7, 17) : "Il a bien
fait toutes choses."
Conclusion :
Il est très
logique que ce sacrement ait été institué à la Cène, où le Christ eut son
dernier entretien avec ses disciples.
- 1° En raison du
contenu de ce sacrement. C'est le Christ lui-même qui est contenu
sacramentellement dans l'eucharistie. C'est pourquoi, au moment où le Christ, sous
son aspect naturel, allait quitter ses disciples, il se légua à eux sous son
aspect sacramentel, de même qu'en l'absence de l'empereur on offre son image à
la vénération de ses sujets. Ce qui fait dire à Eusèbe de Césarée :
"Puisque, relativement au corps assumé par l'incarnation, il devait être
ôté de leurs yeux et emporté au ciel, il était nécessaire qu'au jour de la Cène
le Christ consacrât pour nous le sacrement de son corps et de son sang, afin
qu'on honore continuellement par mode de mystère ce qui était offert une seule
fois en rançon."
- 2° Parce que, sans
la foi à la passion du Christ, le salut a toujours été impossible, selon
l'épître aux Romains (3, 25) : "Celui que Dieu a présenté comme
propitiateur par la foi en son sang..." Il fallait donc qu'il y eût en tout
temps chez les hommes quelque chose qui représentât la passion du Seigneur dont,
sous l'Ancien Testament, la principale figure sacramentelle était l'agneau
pascal, ce qui fait dire à saint Paul (1 Co 5, 7) : "Le Christ, notre
agneau pascal, a été immolé." Cette figure a été remplacée dans le Nouveau
Testament par le sacrement d'eucharistie, qui commémore la passion passée comme
l'agneau pascal avait préfiguré la passion future. C'est pourquoi il a été
logique qu'à l'approche de la passion, le premier sacrement ayant été célébré, un
nouveau sacrement fût institué. D'où la parole de saint Léon : "Pour que
les ombres disparaissent devant le corps, l'antique observance est éliminée par
le nouveau sacrement ; l'hostie disparaît devant l'hostie ; le sang est enlevé
par le sang, et la fête légale, en étant changée, est accomplie."
- 3° Parce que les
paroles suprêmes, particulièrement lorsqu'elles sont prononcées par des amis
qui s’en vont, s’imposent davantage à la mémoire, surtout parce qu'alors nous
portons à nos amis une affection plus ardente. En effet, ce qui nous touche
davantage s'imprime plus profondément dans le coeur. Et donc, parce que, selon
la parole du pape saint Alexandre, "il ne peut y avoir de sacrifice plus
grand que celui du corps et du sang du Christ et aucune oblation n'est
supérieure", afin que ce sacrement fût tenu en plus grande vénération, le
Seigneur l'institua au moment de quitter ses disciples. C'est ce que dit saint
Augustin : "Le Sauveur, pour mettre plus fortement en valeur la profondeur
de ce mystère, voulut l'imprimer le dernier dans les coeurs et dans la mémoire
de ses disciples, qu'il allait quitter pour subir sa passion".
Solutions :
1. Nous sommes nourris par les mêmes éléments qui nous font
exister, mais ils ne nous sont pas fournis de la même façon. Car les éléments
qui nous font exister nous sont fournis par la génération. Les mêmes éléments, en
tant qu'ils nous alimentent, nous sont fournis par la manducation. Ainsi, comme
nous sommes régénérés dans le Christ par le baptême, de même nous mangeons le
Christ par l'eucharistie.
2. L'eucharistie est le sacrement parfait de la passion du
Seigneur, en tant qu'elle contient le Christ dans sa passion. Elle n'a donc pu
être instituée avant l'incarnation. Mais alors sa place était tenue par ces
sacrements qui se bornaient à préfigurer la Passion.
3. Ce sacrement fut institué à la Cène pour être dans l'avenir
le mémorial de la passion du Seigneur, une fois que celle-ci serait accomplie.
C'est pourquoi il dit expressément : "Toutes les fois que vous ferez cela"
en parlant de l'avenir.
4. L'institution répond à l'ordre d'intention. Or le sacrement
d'eucharistie, quoiqu'il soit postérieur au baptême dans sa réception, est
cependant premier en intention. Il devait donc être institué le premier. Ou
bien on peut répondre que le baptême était déjà, d'une certaine façon, institué
dans le baptême du Christ, si bien que quelques-uns avaient déjà été baptisés
du baptême du Christ, comme on le lit en saint Jean (3, 22).
Objections :
1. Il semble que non. Car le Christ est appelé prêtre selon
l'ordre de Melchisédech (Ps 110, 4), et cela parce que Melchisédech a préfiguré
le sacrifice du Christ en offrant du pain et du vin (Gn 14, 18). Or, si l'on
transfère le nom d'un être à un autre, c'est pour exprimer la ressemblance qui
existe entre eux. Il semble donc que l'oblation de Melchisédech fut la
meilleure figure de ce sacrement.
2. Le passage de la mer Rouge fut une préfiguration du baptême
(1 Co 10, 2) : "Tous furent baptisés dans la nuée et dans la mer."
Mais l'immolation de l'agneau pascal a précédé le passage de la mer Rouge ; la
manne, au contraire, l'a suivi, comme l'eucharistie suit le baptême. La manne est
donc une figure plus éloquente de ce sacrement.
3. La plus puissante vertu de ce sacrement, c'est qu'il nous
introduit dans le royaume des Cieux, comme un viatique. Mais ce qui a le mieux
préfiguré cette vertu, c'est le sacrement de l'Expiation, lorsque le grand
prêtre entrait une fois par an, avec le sang, dans le saint des saints, comme
le prouve saint Paul dans l'épître aux Hébreux (9, 7). Il semble donc que ce
sacrifice préfigura l'eucharistie de façon plus expressive que l'agneau pascal.
Cependant :
Saint Paul écrit (1 Co 5, 5) : "Le Christ, notre agneau
pascal, a été immolé ; festoyons donc avec les azymes de la sincérité et de la
vérité."
Conclusion :
Dans ce sacrement,
nous pouvons considérer trois choses : ce qui est sacrement seul, et c'est le
pain et le vin ; ce qui est réalité et sacrement, et c'est le véritable corps
du Christ ; et ce qui est réalité seule : c'est l'effet de ce sacrement.
Or, en ce qui
concerne le sacrement seul, la plus claire figure en fut l'oblation de ce
sacrement par Melchisédech, qui offrit du pain et du vin. Mais pour ce qui est
du Christ en sa passion, qui est contenu dans ce sacrement, tous les sacrifices
de l'Ancien Testament l'ont préfiguré, et principalement le sacrifice de
l'Expiation, qui était le plus solennel. Enfin, quant à l'effet, sa principale
figure fut la manne qui, dit la Sagesse (16, 20), "avait en soi la douceur
de tous les goûts", de même que la grâce de ce sacrement restaure l'âme
selon tous ses besoins.
Mais l'agneau
pascal préfigurait le sacrement d'eucharistie selon ces trois aspects :
- 1° Quant au
premier, parce qu'on le mangeait avec des pains azymes selon le précepte de
l'Exode (12, 8) : "Ils mangeront les chairs et les pains azymes."
- 2° Selon le
second, parce qu'il était immolé le quatorzième jour du mois par toute
l'assemblée des enfants d'Israël, et c'était là une figure de la passion du
Christ, qui est appelé agneau à cause de son innocence.
- 3° Enfin, quant
à l'effet c'est par le sang de l'agneau que les enfants d'Israël furent protégés
contre l'ange exterminateur et délivrés de la servitude d’Égypte. C'est
pourquoi l'agneau pascal est donné comme la principale figure de ce sacrement, puisqu'il
le représente sous tous ses aspects.
Solutions :
Et cela donne la
réponse aux objections.
Il faut ensuite étudier la matière de ce sacrement :
- 1° Ce qui détermine cette matière (Q. 74).
- 2° La conversion du pain et du vin au corps du Christ (Q. 75).
- 3° Le mode selon lequel le corps du Christ existe dans ce sacrement
(Q. 76).
- 4° Les accidents du pain et du vin qui subsistent dans ce sacrement
(Q. 77).
1. Le pain et le vin sont-ils la matière de ce sacrement ? - 2. Une
quantité déterminée est-elle requise à la matière de ce sacrement ? - 3. La
matière de ce sacrement est-elle le pain de froment ? - 4. Est-ce le pain azyme,
ou le pain fermenté ? - 5. La matière de ce sacrement est-elle le vin de la
vigne ? - 6. Faut-il y mêler de l'eau ? - 7. L'eau est-elle nécessaire ? - 8.
La quantité d'eau à mettre.
Objections :
1. Il apparaît que non. Car ce sacrement doit représenter la
passion du Christ plus parfaitement que ne faisaient les sacrements de la loi
ancienne. Or ceux-ci avaient pour matière des chairs d'animaux, qui
représentent la passion du Christ de façon plus vive que le pain et le vin. Ce
sacrement devrait donc avoir pour matière des chairs d'animaux, plutôt que le
pain et le vin.
2. Ce sacrement doit se célébrer partout. Mais en beaucoup de
régions on ne trouve pas de pain de froment, et dans quelques-unes on ne trouve
pas de vin. Le pain et le vin ne sont donc pas la matière idoine de ce
sacrement.
3. Ce sacrement s'adresse aux biens portants et aux malades.
Mais le vin est nuisible à certains malades. Il semble donc que le vin ne doive
pas être la matière de ce sacrement.
Cependant :
Le pape Alexandre
Ier dit : "Que dans les oblations sacramentelles, on n'offre
pour le sacrifice que du pain et du vin mêlé d'eau."
Conclusion :
Sur la matière de
ce sacrement, on a commis de multiples erreurs. Certains, appelés artotyrites, au
dire de saint Augustin : "Offrent" dans ce sacrement "du pain et
du fromage, sous prétexte que les oblations célébrées par les premiers hommes
le furent avec des produits de la terre et des brebis." D'autres, les
cataphrygiens et les pépuziens, "célèbrent leur eucharistie, paraît-il, en
faisant du pain avec du sang de petits enfants, qu'ils tirent de tout leur
corps par de petites piqûres, et qu'ils mêlent à la farine". D'autres, appelés
aquariens, sous prétexte de sobriété, n'offrent dans ce sacrement que de l'eau.
Toutes ces erreurs
et d'autres du même genre sont éliminées par le fait que le Christ a institué
ce sacrement sous l'espèce du pain et du vin, comme on le voit au chapitre 26
de saint Matthieu. Donc le pain et le vin sont la matière idoine de ce
sacrement. Et cela s'explique :
- 1° Quant à
l'usage de ce sacrement, qui consiste en sa manducation. De même qu'on prend de
l'eau, dans le sacrement de baptême où l'on pratique une ablution de l'âme, parce
que les ablutions du corps se font généralement avec de l'eau ; de même dans ce
sacrement, où l'on pratique une manducation spirituelle, on prend du pain et du
vin qui sont les aliments habituels de l'homme.
- 2° Quant à la
passion du Christ, dans laquelle le sang est séparé du corps ; c'est pourquoi, dans
ce sacrement qui est le mémorial de la passion du Seigneur, on prend séparément
le pain comme sacrement du corps, et le vin comme sacrement du sang.
- 3° Quant à
l'effet considéré en chacun de ceux qui consomment le pain et le vin
eucharistiques ; comme le note saint Ambroise de Milan : "Ce sacrement
sert à la protection du corps et de l'âme ; et c'est pourquoi le corps du
Christ est offert sous l'espèce du pain pour le salut du corps, le sang est
offert sous l'espèce du vin pour le salut de l’âme" car le Lévitique dit
(17, 14) : "L'âme de la chair est dans le sang."
- 4° Quant à
l'effet de l'eucharistie à l'égard de toute l’Église, qui est constituée de
divers fidèles "comme le pain est fait de divers grains et comme le vin
coule de diverses grappes" selon la Glose sur ce passage (1 Co 10, 17) :
"Tous, si nombreux que nous soyons, nous ne formons qu'un seul
corps...".
Solutions :
1. Bien que les chairs d'animaux mis à mort représentent plus
vivement la passion du Christ, elles sont moins appropriées à l'usage fréquent
de ce sacrement et à son symbolisme d'unité ecclésiastique.
2. Bien que le blé ou le vin ne soient pas produits dans
toutes les régions, on peut les transporter facilement partout, autant que
c'est nécessaire pour l'usage qu'on en fait dans ce sacrement. Et si l'un des
deux manque, on ne doit pas consacrer l'un sans l'autre, parce que ce ne serait
pas alors un sacrement complètement achevé.
3. Le vin pris en petite quantité ne peut guère incommoder un
malade. Pourtant, si on craint qu'il fasse mal, il n'est pas nécessaire que
tous ceux qui reçoivent le corps du Christ reçoivent aussi son sang, comme on
le verra plus loin.
Objections :
1. Il semble qu'une quantité déterminée de pain et de vin est
requise à la matière de ce sacrement. Car les effets de la grâce ne sont pas
moins bien réglés que les effets de la nature. Or, dit Aristote : "Tous
les éléments de la nature ont une limite fixée, une mesure de grandeur et de
croissance." Donc à bien plus forte raison, dans ce sacrement appelé
eucharistie c'est-à-dire "bonne grâce", est requise une quantité
déterminée de pain et de vin.
2. Le Christ n'a pas donné à ses ministres un pouvoir tel
qu'ils puissent exposer au ridicule la foi et ses sacrements (2 Co 10, 8) :
"Dieu nous a donné pouvoir pour l'édification et non pour la
destruction." Mais le sacrement serait exposé au ridicule si un prêtre
voulait consacrer tout le pain qu'on vend au marché et tout le vin qui est à la
cave. Il ne peut donc le faire.
3. Si quelqu'un baptise dans la mer, la forme du baptême ne
sanctifie pas toute l'eau de la mer, mais seulement l'eau qui lave le corps du
baptisé. Donc dans ce sacrement, on ne peut consacrer une quantité superflue de
pain et de vin.
Cependant :
Beaucoup est le
contraire de peu, grand est le contraire de petit, mais il n'y a pas une quantité
de pain et de vin si petite qu'on ne puisse la consacrer. De même donc, il n'y
a pas une quantité si grande qu'on ne puisse la consacrer.
Conclusion :
Certains ont dit
qu'un prêtre ne peut consacrer une quantité illimitée de pain ou de vin : par
exemple tout le pain qui se vend au marché ou tout le vin qui est dans le
tonneau. Mais cela ne semble pas vrai. Car, dans tous les êtres qui comportent
une matière, la mesure qui détermine la matière se prend par relation à la fin.
C'est ainsi qu'on fait une scie avec du fer, pour que cette scie soit capable
de couper. Or la fin de ce sacrement, c'est l'usage qu'en font les fidèles.
Ainsi faut-il que la quantité de matière, dans ce sacrement, soit déterminée
par rapport à l'usage des fidèles. Mais il est impossible de le déterminer par
rapport à l'usage des fidèles qui se présentent maintenant. Autrement, un
prêtre ayant peu de paroissiens ne pourrait pas consacrer beaucoup d'hosties.
Il s'ensuit donc que la matière de ce sacrement se détermine par rapport à l'usage
des fidèles, sans aucune autre considération. Or le nombre des fidèles n'est
pas mesuré. Aussi ne peut-on dire que la quantité de matière, dans ce sacrement,
est déterminée.
Solutions :
1. La matière de tout être naturel reçoit une quantité
déterminée par rapport à une forme déterminée. Mais le nombre des fidèles, qui
règle l'usage de ce sacrement, n'est pas déterminé. Le cas n'est donc pas le
même.
2. Le pouvoir des ministres de l'Église est ordonné à deux
fins :
- 1° à l'effet
propre du sacrement ;
- 2° à la fin de
cet effet, et la seconde fin ne supprime pas la première. Donc si un prêtre a
l'intention de consacrer le corps du Christ en vue d'une fin mauvaise, pour le
tourner en dérision ou pour en confectionner un poison, il pèche parce que son intention
vise une fin mauvaise. Néanmoins, à cause du pouvoir qui lui a été conféré, il
consacre validement.
3. Le sacrement de baptême s'accomplit dans l'usage de la
matière ; c'est pourquoi la forme du baptême ne sanctifie pas plus
d'eau qu'on n'en emploie. Mais le sacrement d'eucharistie s'accomplit dans la
consécration de la matière. Par conséquent la comparaison ne vaut pas.
Objections :
1. Il apparaît que non. Car l'eucharistie est le mémorial de
la passion du Seigneur. Or le pain d'orge s'accorde mieux à la passion du
Seigneur, parce qu'il est plus grossier, et en outre le Seigneur en a nourri
les foules sur la montagne (Jn 6, 9). Le pain de froment n'est donc pas la matière
propre de ce sacrement.
2. C'est la forme extérieure, chez les êtres produits par la
nature, qui permet de reconnaître leur espèce. Mais il y a certaines céréales
qui ressemblent extérieurement au froment, comme l'engrain et l'épeautre dont, en
certains endroits, on fait du pain pour l'usage de ce sacrement. Le pain de
froment n'en est donc pas la matière propre.
3. Le mélange détruit l'espèce. Mais on ne trouve guère de
farine de froment qui soit pure de tout mélange, à moins qu'on ne trie les
grains avec grand soin. Il ne semble donc pas que le pain de froment soit la
matière propre de ce sacrement.
4. La dissolution d'un être change son espèce. Mais certains
consacrent avec du pain en décomposition qui, de ce fait, ne se présente plus
comme du pain de froment. Il semble donc qu'un tel pain ne soit pas la matière
propre de ce sacrement.
Cependant :
Ce sacrement
contient le Christ qui se compare au grain de froment, lorsqu'il dit (Jn 12, 24)
: "Si le grain de froment tombé en terre, ne meurt pas, il reste
seul." Donc le pain de froment est la matière de ce sacrement.
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, on prend pour l'usage des sacrements telle matière que les hommes
emploient le plus communément pour cet usage. Entre toutes les sortes de pain, les
hommes usent plus communément du pain de froment, car les autres sortes de pain
semblent avoir été employées à défaut de celui-là. C'est pourquoi on croit que
le Christ a institué ce sacrement sous l'espèce de ce pain. En outre, c'est là
le pain le plus fortifiant, et à ce titre c'est la matière la mieux adaptée à
signifier l'effet de ce sacrement. C'est pourquoi la matière propre de ce
sacrement est le pain de froment.
Solutions :
1. Le pain d'orge convient pour symboliser la dureté de la loi
ancienne, tant à cause de la dureté de ce pain que parce que, dit saint
Augustin, "le grain de l'orge, qui est recouvert d'une balle très
résistante, symbolise la loi, dans laquelle l'aliment vital de l'âme était
enveloppé dans des signes corporels ; elle symbolise aussi le peuple lui-même
qui n'était pas encore dépouillé de ces désirs charnels qui adhèrent à son
coeur comme la balle adhère au grain." Or ce sacrement se rattache au joug
du Christ, qui est suave, à la vérité rendue désormais manifeste, et au peuple
spirituel. Le pain d'orge ne serait donc pas une matière appropriée à ce
sacrement.
2. Celui qui engendre, engendre un être de même espèce. Il y a
cependant parfois une dissemblance entre celui qui engendre et celui qui est
engendré, quant aux accidents, et cela soit à cause de la matière engendrée qui
est différente, soit à cause des déficiences de la vertu générative.
Par conséquent, s'il
y a des céréales qui peuvent être engendrées par une semence de froment (comme
de la fleur de froment peut naître de grain semé dans des terres pauvres) le
pain fabriqué avec une telle céréale peut être la matière de ce sacrement. Mais
le cas ne semble pas réalisé avec de l'orge, de l'épeautre, ou même de
l'engrain, qui est, de toutes les céréales, la plus semblable au grain de
froment. La ressemblance extérieure, chez ces céréales, semble signifier une
parenté plutôt qu'une identité d'espèces. Ainsi la ressemblance extérieure
entre le chien et le loup prouve qu'ils sont d'espèces voisines mais non
identiques. Par conséquent, avec de telles céréales, qui ne peuvent aucunement
naître d'une semence de froment, on ne peut fabriquer du pain qui soit la
matière exigée pour ce sacrement.
3. Un léger mélange ne change pas l'espèce, car ce qui est en
petite quantité est comme absorbé par ce qui est en plus grande quantité. Par
conséquent si une autre céréale est mélangée en faible proportion à une
quantité très supérieure de froment, on pourra en fabriquer du vrai pain, qui
est la matière de ce sacrement. Mais si le mélange est en plus grande
proportion, par exemple à égalité ou à peu près, un tel mélange change l'espèce,
et le pain ainsi fabriqué ne sera pas la matière exigée pour ce sacrement.
4. Parfois le pain est si corrompu que la nature du pain
disparaît. Si la consistance, le goût, la couleur disparaissent ou que d'autres
accidents soient changés, on ne peut avec une telle matière produire le corps
du Christ. Parfois, la décomposition n'est pas assez avancée pour détruire
l'espèce, mais la matière est sur le point de se décomposer, ce que décèle un
changement de saveur. Avec un tel pain on peut produire le corps du Christ, mais
celui qui le fait commet un péché par irrévérence envers le sacrement. Quant à
l'amidon, qui vient d'un froment profondément altéré, il ne semble pas que du
pain fait avec ce produit puisse être transformé au corps du Christ, bien que
certains affirment le contraire.
Objections :
1. Il semble que non. Car nous devons, en célébrant ce
sacrement, nous conformer à ce que le Christ a institué. Or il semble que le
Christ a institué ce sacrement avec du pain fermenté car, comme on le voit au
livre de l'Exode (12, 15), les Juifs, conformément à la loi, ne commençaient à
user de pain azyme que le jour de la Pâque, qui se célébrait le quatorzième
jour du mois. Or le Christ a institué ce sacrement à la Cène qu'il célébra
"avant le jour de la fête pascale" dit saint Jean (13, 1). Donc nous
devons à notre tour célébrer ce sacrement avec du pain fermenté.
2. Les prescriptions légales ne doivent plus être observées
sous le régime de la grâce. Mais l'usage de pains azymes était une cérémonie
légale, comme on le voit bien dans l'Exode. Dans ce sacrement de la grâce nous
ne devons donc pas employer de pains azymes.
3. Comme on l'a vu plus haut, l'eucharistie est le sacrement
de la charité, comme le baptême est le sacrement de la foi. Mais la ferveur de
la charité est symbolisée par le levain, comme le montre bien la Glose sur le
texte de saint Matthieu (13, 33) : "Le royaume des Cieux est semblable à
du levain..." Ce sacrement doit donc être fait avec du pain levé.
4. Être azyme ou fermenté, pour du pain, ce sont des accidents
qui ne changent pas l'espèce. Or dans le baptême on ne tient aucun compte des
accidents divers qui affectent l'eau, par exemple que celle-ci soit salée ou
douce, chaude ou froide. De même dans ce sacrement on ne doit pas tenir compte
de ce que le pain est ou azyme ou fermenté.
Cependant :
La décrétale sur
la célébration de la messe punit le prêtre qui "s'est permis de célébrer
la messe avec du pain fermenté et une coupe de bois".
Conclusion :
Au sujet de la matière
de ce sacrement on peut envisager deux points de vue : celui de la nécessité, et
celui de la convenance. Ce qui est nécessaire, on l'a vu, c'est que le pain
soit fait avec du froment, sans quoi le sacrement n'est pas accompli. Or il
n'est pas nécessaire au sacrement que ce pain soit azyme ou fermenté : l'un ou
l'autre permet une consécration valide. Mais ce qui est convenable, c'est que
chacun observe le rite de son Église dans la célébration du sacrement. Or, sur
ce point, les Églises ont des coutumes divergentes. Ainsi saint Grégoire le
Grand écrit : "L'Église romaine offre des pains azymes parce que le
Seigneur a pris une chair très pure. Mais certaines Églises offrent du pain
fermenté parce que le Verbe du Père s'est revêtu de chair, de même que le
ferment est mêlé à la farine." Ainsi, de même que le prêtre de l'Église
latine pèche s'il célèbre avec du pain fermenté, de même le prêtre de l'Église
grecque qui célébrerait avec du, pain azyme, parce qu'il bouleverse le rite de
son Église. Cependant la coutume de célébrer avec du pain azyme est plus
justifiée.
- 1° A cause de
l'institution du Christ, qui a institué ce sacrement "le premier jour des
azymes" selon saint Matthieu (26, 17), saint Marc et saint Luc, alors que
rien de fermenté ne devait demeurer dans les maisons des juifs, comme le
prescrit l'Exode (12, 15.19).
- 2° Parce que le
pain est proprement le sacrement du corps du Christ, qui a été conçu dans la
pureté, plus qu'il n'est le sacrement de sa divinité comme on l'établira plus
loin.
- 3° Parce que
cela convient mieux à la sincérité des fidèles, qui est requise pour qu'ils
s'approchent de ce sacrement, selon la parole de saint Paul (1 Co 5, 7) :
"Le Christ, notre agneau pascal, a été immolé. Aussi nous devons festoyer
avec les azymes de la sincérité et de la vérité."
Cependant la
coutume des Grecs n'est pas dénuée de raison : à cause du symbolisme que
signale saint Grégoire le Grand, et pour repousser l'hérésie des nazaréens qui
mêlaient les observances légales à l'Évangile
Solutions :
1. Comme on le voit dans l'Exode (12, 7.18), la solennité
pascale commençait au soir du quatorzième jour, et c'est alors que le Christ, après
l'immolation de l'agneau pascal, a institué ce sacrement. C'est pourquoi ce
même jour est donné par saint Jean comme précédant le jour de la Pâque, tandis
que les trois autres évangélistes l'appellent le "premier jour des
azymes", lorsqu'on ne trouvait plus rien de fermenté dans les maisons des
Juifs, comme nous venons de le dire. Nous avons signalé cela plus longuement au
traité de la passion du Seigneur.
2. Ceux qui consacrent avec du pain azyme n'ont pas
l'intention d'observer les cérémonies de l'ancienne loi, mais de se conformer à
l'institution du Christ. Par conséquent, ils ne "judaïsent" pas.
Autrement, ceux qui emploient du pain fermenté judaïseraient également. Car les
Juifs offraient pour les prémices des pains fermentés.
3. Le levain symbolise la charité à cause de certains de ses
effets, parce qu'il donne au pain plus de goût et plus de volume. Mais il symbolise
la corruption à cause de sa nature même.
4. Parce que le ferment est un principe de décomposition et
qu'avec du pain corrompu on ne peut consacrer validement ce sacrement, nous
l'avons vu, la différence entre le pain azyme et le pain fermenté a plus d'importance
que la différence entre l'eau chaude et l'eau froide pour le baptême. Car la
corruption introduite par le levain pourrait être poussée si loin qu'elle
empêcherait la consécration sacramentelle.
Objections :
1. Il apparaît que non. Comme l'eau est la matière du baptême,
ainsi le vin est-il la matière de ce sacrement. Mais on peut célébrer le
baptême avec n'importe quelle eau. On peut donc consacrer ce sacrement avec du
vin de grenades, de mûres, etc. D'autant plus qu'il y a des pays où la vigne ne
pousse pas.
2. Le vinaigre est une espèce de vin, car il est tiré de la
vigne, selon saint Isidore de Séville. Mais on ne peut consacrer ce sacrement
avec du vinaigre. Il semble donc que le vin de la vigne n'est pas la matière
propre de ce sacrement.
3. De la vigne on tire non seulement du vin clarifié, mais du
verjus et du moût. Pourtant il ne semble pas qu'on puisse consacrer ce
sacrement avec de tels produits. On lit en effet dans les actes du Concile in
Trullo : "Nous avons appris que, dans certaines Églises, des prêtres
joignent du raisin au vin de l'oblation, et distribuent au peuple ce mélange.
Nous prescrivons qu'aucun prêtre n'agisse plus ainsi à l'avenir." Et le
pape Jules Ier réprimande des prêtres qui, dans le sacrement de la
coupe du Seigneur, offrent du vin fait de raisin pressé. Il semble donc que le
vin de la vigne n'est pas la matière propre de ce sacrement.
Cependant :
De même que le
Seigneur s'est comparé au grain de froment, il s'est comparé à la vigne
lorsqu'il dit (Jn 15, 1) : "Je suis la vraie vigne." Mais seul le
pain de froment est la matière de ce sacrement, nous l'avons vu. Donc seul le
vin de la vigne est la matière propre de ce sacrement.
Conclusion :
C'est seulement
avec le vin de la vigne qu'on peut consacrer ce sacrement :
- 1° A cause de
l'institution du Christ, qui a institué ce sacrement avec du vin de la vigne :
c'est chose claire d'après ce qu'il dit lui-même touchant l'institution de ce
sacrement (Mt 26, 29) : "Je ne boirai plus de ce fruit de la vigne."
- 2° Nous l'avons
déjà dit, on prend comme matière des sacrements ce qui, au sens propre et dans
l'usage universel, a telle nature. Or on donne proprement le nom de vin au
liquide tiré de la vigne. Les autres liquides ne sont appelés vins que par une
certaine ressemblance avec le vin de la vigne.
- 3° Parce que le
vin de la vigne convient davantage à l'effet de ce sacrement, qui est la joie
spirituelle, car il est écrit (Ps 104, 15) : "Le vin réjouit le coeur de
l'homme."
Solutions :
1. Ces liquides ne sont pas appelés du vin au sens propre du
terme, mais par suite d'une certaine ressemblance. Et, dans les pays où la
vigne ne pousse pas, l'on peut toujours transporter du vrai vin en quantité
suffisante pour célébrer ce sacrement.
2. Le vin devient du vinaigre en se décomposant, si bien que
le vinaigre ne peut redevenir du vin, dit Aristote. Aussi, de même qu'on ne
peut consacrer ce sacrement avec du pain complètement décomposé, on ne peut pas
davantage le consacrer avec du vinaigre. On peut cependant le consacrer avec du
vin qui tourne à l'aigre, comme avec du pain qui est en train de se corrompre, quoique
celui qui agisse ainsi commette un péché, nous l'avons vu.
3. Le verjus est du vin en train de se faire, il n'a donc pas
la nature du vin, et pour cette raison on ne peut consacrer le sacrement avec
ce produit. Le moût a déjà la nature du vin, car sa douceur atteste qu'il est
déjà digéré "ce qui est un achèvement produit par la chaleur
naturelle", dit Aristote. Par conséquent on peut consacrer ce sacrement
avec du moût. Mais on ne doit pas mélanger des raisins naturels à ce sacrement,
car alors il y aurait autre chose que du vin. Il est en outre interdit d'offrir
dans le calice du moût qui vient d'être exprimé du raisin, car cela est
inconvenant à cause de l'impureté du moût. Cela peut se faire toutefois en cas
de nécessité. Car le pape Jules Ier ajoute : "Si c'est
nécessaire, qu'on presse une grappe dans le calice."
Objections :
1. Il apparaît que non, car le sacrifice du Christ fut
préfiguré par l'oblation de Melchisédech. Or la Genèse (14, 18) ne dit pas que
celui-ci ait offert autre chose que du pain et du vin. Il semble donc qu'on ne
doive pas ajouter de l'eau dans ce sacrement.
2. Autant de sacrements, autant de matières. Mais l'eau est
déjà la matière du baptême. On ne doit donc pas l'employer comme matière de
l'eucharistie.
3. Le pain et le vin sont la matière de ce sacrement. Mais on
n'ajoute rien au pain. Pas davantage ne doit-on ajouter quoi que ce soit au
vin.
Cependant :
Le pape Alexandre
Ier écrit : "Dans les oblations sacramentelles qui sont
offertes au Seigneur à la messe, qu'on offre du pain seulement, et du vin mêlé
d'eau."
Conclusion :
On doit mêler de
l'eau au vin qui est offert dans ce sacrement :
- 1° A cause de
l'institution. On croit en effet avec de bonnes raisons que le Seigneur a
institué ce sacrement avec du vin mêlé d'eau selon la coutume du pays. C'est
pourquoi il est écrit dans les Proverbes (9, 5) : "Buvez le vin que j'ai
mêlé pour vous."
- 2° Parce que
cela convient à la représentation de la passion du Seigneur. Ce qui fait dire
au pape Alexandre Ier : "On ne doit pas offrir dans le calice
du vin seul ou de l'eau seule, mais un mélange des deux, car nous lisons dans
le récit de la Passion que l'un et l'autre ont jailli de son côté."
- 3° Parce que
cela convient pour symboliser l'effet de ce sacrement, qui est l'union au
Christ du peuple chrétien car, comme dit le pape Jules Ier : "Nous
voyons que l'eau signifie le peuple, et que le vrai vin signale le sang du
Christ. Donc, lorsque l'eau est mêlée au vin dans le calice, le peuple est uni
au Christ".
- 4° Parce que
cela répond à l'effet ultime de ce sacrement, qui est l'entrée dans la vie
éternelle. D'où la parole de saint Ambroise de Milan : "L'eau coule dans
le calice et jaillit en vie éternelle."
Solutions :
1. Comme saint Ambroise de Milan le dit au même endroit, si le
sacrifice du Christ a été symbolisé par l'oblation de Melchisédech, il a encore
été symbolisé par l'eau qui, dans le désert, a jailli du rocher, selon la
parole de saint Paul (1 Co 10, 4) : "Ils buvaient au rocher spirituel qui
les suivait."
2. L'eau est employée dans le baptême pour laver. Dans
l'eucharistie, elle est employée pour rafraîchir, selon la parole (Ps 23, 2) :
"Il m'a conduit auprès des eaux rafraîchissantes."
3. Le pain est fait avec de l'eau et de la farine. Par
conséquent, lorsqu'on mêle de l'eau au vin, ni le pain ni le vin ne se trouvent
sans mélange d'eau.
Objections :
1. Il semble que oui. Car saint Cyprien de Carthage écrit à
Cecilius : "Ainsi la coupe du Seigneur, ce n'est pas l'eau seule, ni le
vin seul, mais le mélange des deux, de même que le corps du Seigneur ne peut
être la farine seule, mais tous les deux" (la farine et l'eau). Or le
mélange de l'eau à la farine est nécessaire à ce sacrement. Il en est donc de
même pour le mélange de l'eau au vin.
2. Dans la passion du Seigneur, dont ce sacrement est le
mémorial, il est sorti de son côté non seulement du sang, mais encore de l'eau.
Mais le vin, qui est le symbole du sang, est nécessaire à ce sacrement. Il en
est donc de même pour l'eau.
3. Si l'eau n'était pas nécessaire à ce sacrement, on pourrait
y mettre n'importe quelle eau ; ainsi on pourrait y mettre de l'eau de roses ou
n'importe quelle eau analogue, ce que l'usage de l’Église n'admet pas. L'eau
est donc nécessaire à ce sacrement.
Cependant :
Saint Cyprien de Carthage dit ceci : "Si l'un de nos
prédécesseurs, par ignorance ou par simplicité, n'a pas observé cette règle"
de mêler de l'eau au vin dans le sacrement, "on peut pardonner à sa
simplicité". Ce qui serait impossible si l'eau était nécessaire à ce
sacrement, comme le sont le vin et le pain. Le mélange d'eau n'est donc pas
nécessaire au sacrement.
Conclusion :
On doit juger un
signe d'après ce qu'il signifie. L'adjonction d'eau au vin a pour but de
signifier la participation des fidèles à ce sacrement, en ce que l'eau mélangée
au vin symbolise le peuple uni au Christ, nous venons de le voir. Et cela même,
que de l'eau ait jailli du côté du Christ crucifié, a la même signification ;
car l'eau signifie la purification des péchés, qui a été accomplie par la
passion du Christ. Or on a vu plus haut que ce sacrement est accompli dans la
consécration de la matière. Tandis que l'usage qu'en font les fidèles n'est pas
nécessaire au sacrement, car il n'est qu'une conséquence du sacrement. Il
s'ensuit donc que le mélange d'eau n'est pas nécessaire au sacrement.
Solutions :
1. Lorsque saint Cyprien de Carthage parle ici d'impossibilité,
il faut l'entendre d'une simple impossibilité de convenance. Ainsi sa
comparaison porte sur ce qu'on doit faire, mais elle n'engage pas une nécessité
; car l'eau est essentielle au pain, mais non au vin.
2. L'effusion de sang appartenait directement à la passion du
Christ. En effet, il est naturel que d'un corps humain blessé il jaillisse du
sang. Mais l'effusion d'eau ne fut pas une conséquence nécessaire de la
passion. Elle servait à signaler un effet de la passion, qui est de laver les
péchés et de refroidir l'ardeur de la concupiscence. C'est pourquoi l'eau n'est
pas offerte à part du vin, dans ce sacrement, comme le vin est offert
séparément du pain. Mais l'eau est offerte mêlée au vin pour montrer que le vin,
de soi, appartient à ce sacrement, comme en faisant nécessairement partie, tandis
que l'eau n'est offerte que comme un élément ajouté au vin.
3. Parce que le mélange d'eau au vin n'est pas nécessaire au
sacrement, peu importe au point de vue de la nécessité, qu'on mélange au vin
n'importe quelle eau, soit naturelle, soit artificielle comme l'eau de roses.
Cependant, pour des raisons de convenance à l'égard du sacrement, on pécherait
en offrant une eau qui ne serait pas naturelle et véritable. Car ce qui a coulé
du côté de Jésus crucifié c'est de l'eau véritable et non pas, comme certains
l'ont dit, de la lymphe. Cela, afin de montrer que le corps du Christ était
vraiment composé des quatre éléments ; de même l'effusion du sang montrait que
son corps était composé des quatre humeurs, dit le pape Innocent III. Mais
puisque le mélange de l'eau et de la farine est nécessaire à ce sacrement, comme
constituant la substance du pain, si à la farine on mêle de l'eau de roses, ou
tout liquide autre que de l'eau véritable, on ne pourrait consacrer le
sacrement avec ce pain qui ne serait pas du vrai pain.
Objections :
1. Il semble qu'il faudrait mettre de l'eau en grande
quantité. De même que le sang a coulé du côté du Christ de façon visible, de
même l'eau. Ce qui a permis à saint Jean de dire (19, 25) : "Celui qui l'a
vu en rend témoignage." Mais l'eau ne peut se trouver de façon visible
dans ce sacrement si elle n'y est mise en grande quantité.
2. Un peu d'eau mélangée à beaucoup de vin perd sa nature
propre, et ce qui disparaît ainsi n'existe plus. C'est donc pareil de mettre
dans ce sacrement un peu d'eau ou pas du tout. Mais il n'est pas permis de n'en
pas mettre du tout. Il n'est donc pas permis d'en mettre un peu seulement.
3. S'il suffisait d'en mettre un peu, il serait donc suffisant
de jeter une goutte d'eau dans tout un tonneau. Mais cela paraît ridicule. Il
ne suffit donc pas d'en mettre en petite quantité.
Cependant :
On lit dans la
décrétale sur la célébration de la messe : "Dans vos régions s'est
développé un abus funeste. Dans la célébration du sacrifice, on met plus d'eau
que de vin, alors que, selon la coutume raisonnable de l'Église universelle, on
doit mettre plus de vin que d'eau."
Conclusion :
Au sujet de l'eau
mêlée au vin, une décrétale du pape Innocent III reconnaît l'existence de trois
opinions :
- 1° Pour certains,
l'eau ajoutée au vin demeure telle quelle, une fois le vin converti au sang. Mais
cette opinion ne peut tenir parce que, dans le sacrement de l'autel, après la
consécration, il n'y a plus rien que le corps et le sang du Christ. Car, dit
saint Ambroise de Milan : "Avant la bénédiction on nomme une autre nature,
après la bénédiction c'est le corps du Christ qui est ici désigné."
Autrement on ne pourrait adorer l'oblation.
- 2° C'est
pourquoi, selon d'autres auteurs, de même que le vin est converti au sang, de
même l'eau est convertie en l'eau qui a coulé du côté du Christ. Mais on ne
peut dire cela raisonnablement, car en ce cas on consacrerait l'eau à part du
vin, de même qu'on consacre séparément le pain et le vin.
- 3° Et c'est
pourquoi, comme le pape Innocent III le professe lui-même, la troisième opinion
est la mieux fondée, selon laquelle l'eau est convertie au vin, et le vin au
sang. Or cela ne peut se produire que si on met de l'eau en quantité assez
petite pour qu'elle soit convertie au vin. Par conséquent il est toujours plus
sûr de mettre peu d'eau, surtout si le vin est faible. Car si l'on mettait
tellement d'eau que le vin en perdrait sa nature, le sacrement ne pourrait être
accompli. Aussi le pape Jules Ier réprimande-t-il ceux qui "gardent
toute l'année un linge imbibé de moût et qui, au moment du sacrifice, font
l'offrande avec de l'eau dans laquelle ils ont trempé ce linge".
Solutions :
1. Il suffit pour la signification de ce sacrement que l'eau
soit visible au moment où on la met dans le vin. Mais il n'est pas requis
qu'elle reste sensible après le mélange.
2. Si on ne mettait pas d'eau du tout, on évacuerait
complètement la signification de ce sacrement. Mais lorsque l'eau se convertit
au vin, cela signifie que le peuple est incorporé au Christ.
3. Si l'on mettait de l'eau dans le tonneau, cela ne servirait
pas à la signification sacramentelle. Il faut mettre de l'eau dans le vin au
moment même de la célébration sacramentelle.
1. Dans ce sacrement le corps du Christ est-il présent en toute vérité,
ou bien par mode de figure, ou comme dans un signe ? - 2. La substance du pain
et du vin subsiste-t-elle dans ce sacrement après la consécration ? - 3. La
substance du pain et du vin, après la consécration de ce sacrement, est-elle
anéantie ou se résout-elle en une matière préexistante ? - 4. Le pain peut-il
être converti au corps du Christ ? - 5. Les accidents du pain et du vin
subsistent-ils dans ce sacrement après la consécration ? - 6. Après la
consécration, la forme substantielle du pain subsiste-t-elle dans ce sacrement
? - 7. Cette conversion se fait-elle instantanément ? - 8. Cette proposition
est-elle vraie : "A partir du pain devient le corps du Christ" ?
Objections :
1. Il est écrit en saint Jean (6, 54.61.64) que lorsque le
Seigneur eut dit : "Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l'homme et
si vous ne buvez pas son sang", etc." beaucoup de disciples, en
l'entendant, dirent : cette parole est dure". Et il leur répliqua :
"C'est l'esprit qui vivifie. La chair ne sert de rien." Comme s'il
disait, explique saint Augustin : "Comprenez spirituellement mes paroles.
Le corps que vous voyez ce n'est pas lui que vous allez manger, et vous ne
boirez pas le sang que vont répandre mes bourreaux. Je vous ai confié un
mystère. Compris spirituellement, il vous vivifiera, alors que la chair ne sert
de rien."
2. Le Seigneur dit en saint Matthieu (28, 20) : "Voici
que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la consommation du monde", ce
que saint Augustin explique ainsi : "Le Christ est au Ciel jusqu'à la fin
du monde ; et pourtant le Seigneur, qui est la Vérité, est avec nous ici-bas.
Car le corps dans lequel il a ressuscité doit être en un seul lieu ; mais sa
vérité a été répandue partout." Le corps du Christ n'est donc pas dans ce
sacrement en toute vérité mais seulement comme un signe.
3. Aucun corps ne peut-être simultanément en plusieurs lieux, puisque
c'est impossible à l'ange lui-même, car, pour la même raison, il pourrait être
partout. Mais le corps du Christ est un vrai corps, et il est au Ciel. Il ne
peut donc se trouver en vérité dans le sacrement de l'autel, mais seulement
comme dans un signe.
4. Les sacrements de l'Église ont pour fin l'utilité des
fidèles. Or selon saint Grégoire le Grand : "Notre Seigneur reproche à
l'officier royal (Jn 4, 48) de "rechercher la présence corporelle du
Christ". En outre, c'était leur attachement à cette présence corporelle
qui empêchait les Apôtres de recevoir le Saint-Esprit.
C'est ce que dit
saint Augustin sur le texte (Jn 16, 7) : "Si je ne m'en vais pas, le
Paraclet ne viendra pas à vous." Le Christ n'est donc pas dans le
sacrement de l'autel par présence corporelle.
Cependant :
Saint Hilaire dit : "On ne peut mettre en doute la vérité de
la chair et du sang du Christ. C'est affirmé par la déclaration
du Seigneur et par notre foi : sa chair est vraiment une nourriture et son sang
est vraiment une boisson." Et saint Ambroise de Milan : "De même que
le Seigneur Jésus Christ est vraiment le Fils de Dieu, de même c'est sa vraie
chair que nous mangeons, et son vrai sang qui est une boisson."
Conclusion :
Que le vrai corps
du Christ et son sang soient dans le sacrement, les sens ne peuvent le saisir, mais
seulement la foi qui s'appuie sur l'autorité divine. Aussi le texte de saint
Luc (22, 19) : "Ceci est mon corps, qui sera livré pour vous" est
commenté ainsi par saint Cyrille d'Alexandrie : "Ne doutez pas que ce soit
vrai, mais plutôt recevez les paroles du Sauveur dans la foi : puisqu'il est la
vérité, il ne ment pas."
- 1° Or cela s'accorde
à la perfection de la loi nouvelle. Car les sacrifices de la loi ancienne ne
contenaient qu'en figure ce vrai sacrifice de la passion du Christ, selon ce
que dit l'épître aux Hébreux (10, 1) : "La loi a l'ombre des biens à venir,
non l'image même des réalités." Il fallait donc que le sacrifice de la loi
nouvelle, institué par le Christ, eût quelque chose de plus, c'est-à-dire qu'il
contint le Christ en sa passion, non seulement par mode de signification ou de
figure, mais bien en vérité réelle. Et c'est pourquoi ce sacrement, parce qu'il
contient réellement le Christ lui-même est, au dire de saint Denys le
pseudo-aréopagite : "Celui qui achève tous les autres sacrements", dans
lesquels on trouve seulement une participation de la vertu du Christ.
- 2° Cela convient
à la charité du Christ : c'est par charité qu'il a pris, pour notre salut, un
vrai corps de même nature que le nôtre. Et parce que la propriété essentielle
de l'amitié, selon Aristote, est "qu'on partage la vie de ses amis", il
nous a promis pour récompense sa présence corporelle : "Là où sera le
corps, dit-il (Mt 24, 28), là se rassembleront les aigles." En attendant
toutefois, il ne nous a pas privés de sa présence corporelle pour le temps de
notre pèlerinage, mais, par la vérité de son corps et de son sang, il nous unit
à lui dans ce sacrement. Ce qui lui fait dire (Jn 6, 57) : "Qui mange ma
chair et boit mon sang, demeure en moi, et moi en lui." Ce sacrement est
ainsi le signe de la suprême charité et le réconfort de notre espérance, puisqu'il
opère une si intime union entre le Christ et nous.
- 3° Cette
présence réelle ressortit à la perfection de la foi, qui doit être aussi ferme
à l'égard de l'humanité du Christ qu'à l'égard de sa divinité, comme il l'a dit
(Jn 14, 1) : "Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi." Or la foi
porte sur des réalités invisibles : de même que le Christ nous présente
invisiblement sa divinité, de même, en ce sacrement, nous présente-t-il sa
chair sous un mode invisible.
Certains, négligeant
toutes ces considérations, ont professé que le corps et le sang du Christ ne se
trouvent dans ce sacrement que comme le signifié se trouve dans le signe. Cette
position est à rejeter comme hérétique, car elle contredit les paroles du
Christ. C'est pourquoi Bérenger, initiateur de cette erreur, fut ensuite
contraint de la rétracter et de confesser la vraie foi.
Solutions :
1. Les hérétiques dont on vient de parler ont trouvé
l'occasion de leur erreur justement dans le texte allégué par l'objectant. Mais
ils ont mal compris les paroles de saint Augustin. Lorsque celui-ci disait :
"Vous ne mangerez pas ce corps que vous voyez", il ne voulait pas
nier la vérité du corps du Christ, mais seulement affirmer qu'on ne le
mangerait pas sous le même aspect où les disciples le voyaient. Lorsqu'il
ajoute : "Je vous ai confié un mystère. Compris spirituellement, il vous
vivifiera", il ne veut pas dire que le corps du Christ n'est dans ce
sacrement que par une signification mystique : "spirituellement" veut
dire invisiblement et par la vertu de l'esprit. C'est pourquoi, commentant
l'évangile de saint Jean à propos de la parole (6, 64) : "La chair ne sert
de rien", il donne cette explication : "Sans doute, elle ne sert de
rien à la manière dont ils l'ont comprise. Car ils ont compris qu'il fallait
manger une chair pareille à celle qu'on arrache d'un cadavre, ou qu'on vend à
la boucherie ; ils ne l'ont pas compris sous le mode où un esprit peut-être
nourri. Que l'esprit vienne se joindre à la chair, alors la chair sert beaucoup,
car si la chair ne servait de rien, le Verbe ne se serait pas fait chair pour
habiter parmi nous."
2. Cette parole de saint Augustin et bien d'autres paroles
semblables doivent s'entendre du corps du Christ tel qu'il est vu dans son
apparence propre, selon le sens où lui-même dit (Mt 26, 11) : "Mais moi, vous
ne m'aurez pas toujours." Cependant il se trouve de manière invisible sous
les apparences de ce sacrement, partout où celui-ci est réalisé.
3. Le corps du Christ ne s'y trouve pas de la manière dont un
corps se trouve dans le lieu avec lequel ses dimensions coïncident, mais selon
un mode spécial, qui est propre à ce sacrement. C'est pourquoi nous disons que
le corps du Christ se trouve sur divers autels non pas comme en des lieux
divers mais comme dans le sacrement. Bien que le sacrement soit dans le genre
signe, nous n'entendons pas que le Christ s'y trouve uniquement comme dans un
signe ; nous entendons que le Christ est là, encore une fois, selon le mode
propre à ce sacrement.
4. Cet argument envisage la présence du corps du Christ en
tant qu'il est présent selon le mode propre à un corps, c'est-à-dire selon
qu'il est visible sous son apparence propre. L'objection ne vaut pas pour une
présence spirituelle, c'est-à-dire invisible, selon le mode et les propriétés d'un
esprit. Aussi saint Augustin dit-il : "Si vous comprenez spirituellement
les paroles du Christ au sujet de sa chair, elles sont pour vous esprit et vie
; si vous les comprenez charnellement, elles sont bien encore esprit et vie, mais
pas pour vous."
Objections :
1. On lit dans saint Jean Damascène : "Parce que le pain
et le vin sont l'aliment habituel de l'homme, il leur a uni sa divinité et en a
fait son corps et son sang." Et plus loin : "Le pain auquel nous
communions n'est pas du simple pain, mais du pain uni à la divinité." Or
on ne peut unir que deux réalités existant en acte. Donc le pain et le vin
coexistent dans ce sacrement avec le corps et le sang du Christ.
2. Il faut qu'il y ait une ressemblance entre les sacrements
de l’Église. Or, dans les autres sacrements, la substance de la matière
subsiste ainsi dans le baptême la substance de l'eau, et dans la confirmation
la substance du chrême. La substance du pain et du vin subsiste donc dans
l'eucharistie.
3. On emploie du pain et du vin dans ce sacrement en tant
qu'ils signifient l'unité de l’Église puisque "un seul pain est fait d'une
multitude de grains, et un seul vin d'une multitude de grappes", dit saint
Augustin. Or cette signification appartient à la substance même du pain et du
vin. Donc leur substance demeure dans ce sacrement.
Cependant :
Saint Ambroise de Milan écrit : "Bien qu'on voie la forme
extérieure du pain et du vin, on doit croire qu'après la consécration il n'y a
pas autre chose que la chair et le sang du Christ."
Conclusion :
Certains auteurs
ont soutenu qu'après la consécration, la substance du pain et du vin subsiste
dans ce sacrement. Mais cette position ne peut tenir :
- 1° Parce qu'elle
supprime la vérité de ce sacrement, pour laquelle il est nécessaire que le vrai
corps du Christ existe dans ce sacrement. Or il n'y est pas avant la
consécration. Et une chose ne peut se trouver là où elle n'était pas
précédemment, sinon par changement de lieu, ou parce qu'une autre réalité est
transformée en elle. Ainsi, dans une maison, le feu ne peut apparaître que si
on l'y apporte ou si on l'y allume. Or il est évident que le corps du Christ ne
commence pas à se trouver dans ce sacrement par suite d'un transfert local.
D'abord parce qu'il s'ensuivrait qu'il cesserait de se trouver au Ciel : un
être qu'on transfère localement ne parvient à un nouveau lieu que s'il quitte
le lieu précédent. Ensuite parce que tout corps transféré localement doit traverser
tous les points intermédiaires, ce qu'on ne peut soutenir ici. Enfin parce
qu'il est impossible qu'un seul mouvement, affectant un seul corps localement
transféré, aboutisse simultanément à divers lieux ; or le corps du Christ, sous
ce sacrement, commence d'exister simultanément en plusieurs lieux. On est donc
obligé d'admettre que le corps du Christ ne peut commencer d'exister sous ce
sacrement autrement que parce que la substance du pain est convertie en ce
corps. Or, lorsqu'un être est converti en un autre, il ne subsiste plus, une
fois la conversion accomplie. On est donc réduit à admettre, pour sauvegarder
la vérité de ce sacrement, que la substance du pain ne peut subsister après la
consécration.
- 2° Cette thèse
contredit la forme de ce sacrement, qui consiste à dire : "Ceci est mon
corps." Ce ne serait pas vrai si la substance du pain y subsistait, car
jamais la substance du pain n'est le corps du Christ. Il faudrait plutôt dire :
"Ici est mon corps."
- 3° C'est
contraire à la vénération due à ce sacrement, car il y aurait là une substance
créée, à laquelle on ne pourrait accorder l'adoration de latrie.
- 4° Ce serait
contraire au rite de l'Église, selon lequel on ne peut manger le corps du
Christ après avoir pris une nourriture corporelle ; alors qu'il est permis, après
avoir mangé une hostie consacrée, d'en manger une autre
Pour toutes ces
raisons, il faut éviter cette thèse comme hérétique.
Solutions :
1. Dieu a uni au pain et au vin sa divinité, c'est-à-dire la
vertu divine, non pas pour que le pain et vin subsistent dans ce sacrement, mais
pour qu'il en fasse son corps et son sang.
2. Dans les autres sacrements, il n'y a pas, comme dans
celui-ci, présence réelle du Christ. C'est pourquoi la substance de la matière
demeure dans les autres sacrements, mais non dans celui-ci.
3. Les espèces qui subsistent dans ce sacrement, comme on le
verra plus loin, suffisent à assurer sa signification : car c'est aux accidents
qu'on reconnaît la nature de la substance.
Objections :
1. Tout être corporel doit être quelque part. Mais on vient de
voir que la substance du pain, qui est quelque chose de corporel, ne subsiste
pas dans ce sacrement, et l'on ne voit pas un autre lieu où elle puisse se
trouver. Elle n'existe donc plus après la consécration. C'est qu'elle est ou
bien anéantie ou bien réduite à une matière préexistante.
2. Le point de départ de tout changement ne subsiste pas, sinon
peut-être dans la puissance matérielle. Ainsi, quand l'air devient du feu, la
forme de l'air ne subsiste que dans la puissance matérielle ; de même quand le
blanc devient noir. Dans ce sacrement, la substance du pain et du vin joue le
rôle d'un point de départ, le corps et le sang du Christ sont comme un point
d'arrivée. Car saint Ambroise de Milan affirme : "Avant la bénédiction, on
lui donne le nom d'une autre nature ; après la bénédiction, on l'appelle corps."
Donc, une fois accomplie la consécration, la substance du pain et du vin ne
subsiste pas, sinon peut-être en tant qu'elle est réduite à sa matière
préalable.
3. De deux propositions contradictoires, l'une est forcément
vraie. Or celle-ci est fausse : "Une fois accomplie la consécration, la
substance du pain et du vin est quelque chose." Donc cette proposition est
vraie : "La substance du pain et du vin n'est rien."
Cependant :
Saint Augustin a dit : "Dieu n'est pas cause de la tendance
au non-être." Mais ce sacrement est accompli par la vertu divine. Donc, dans
ce sacrement, la substance du pain et du vin n'est pas anéantie.
Conclusion :
Parce que la
substance du pain et du vin ne subsiste pas dans ce sacrement, certains auteurs,
jugeant impossible que la substance du pain et du vin se convertisse au corps
et au sang du Christ, ont supposé que, par la consécration, la substance du
pain et du vin se résout en la matière préexistante, ou bien est anéantie. La
matière préexistante en laquelle peuvent se résoudre les corps mixtes, ce sont
les quatre éléments ; car il ne peut y avoir résolution en la matière première,
celle qui est sans forme, parce que la matière ne peut exister sans une forme.
Puisque, après la consécration, rien ne subsiste sous les espèces du pain et du
vin, que le corps et le sang, il faudra dire que les éléments, en quoi s'est
réduite la substance du pain et du vin, s'en vont par un mouvement local. Mais
ce mouvement serait perçu par nos sens.
De même la
substance du pain et du vin subsiste jusqu'au dernier instant de la
consécration. Or, au dernier instant de la consécration, la substance du corps
et du sang du Christ est déjà là, de même que la forme engendrée apparaît dès
le dernier instant de la génération. On ne peut donc trouver aucun instant où
la matière préexistante soit là. Car on ne peut dire que la substance du pain
ou du vin se résolve progressivement en la matière préexistante, ou qu'elle
sorte progressivement du lieu occupé par les espèces. Car, si cela commençait
de se produire au dernier instant de la consécration, il y aurait en même temps,
sous une partie de l'hostie, le corps du Christ à côté de la substance du pain,
hypothèse que nous avons éliminée. Et si ce changement graduel commençait avant
la consécration, il faudrait admettre qu'à un certain moment il n'y aurait dans
une partie de l'hostie, ni la substance du pain ni le corps du Christ. Ce qui
est absurde.
Nos auteurs
eux-mêmes se sont rendu compte de ces difficultés. Aussi ont-ils posé le second
terme de l'alternative : l'anéantissement. Mais cela aussi est impossible. Car
on ne peut admettre aucun mode selon lequel le vrai corps du Christ commence à
être dans ce sacrement, sinon par la conversion du pain en ce corps ; mais
cette conversion est supprimée si l'on admet soit l'anéantissement du pain, soit
sa résolution en la matière préexistante. De même encore on ne trouve rien qui
puisse être cause d'une telle résolution ou annihilation dans le sacrement, car
l'effet du sacrement est signifié par la forme. Or les paroles qui constituent
cette forme : "Ceci est mon corps", ne signifient rien de tel. La
thèse de ces auteurs est donc évidemment fausse.
Solutions :
1. La substance du pain et du vin, une fois
la consécration accomplie, ne subsiste ni sous les espèces sacramentelles ni
ailleurs. Il ne s'ensuit pas qu'elle soit anéantie ; elle est convertie au
corps du Christ. De même, lorsque l'air se transforme en feu, il n'est plus là
et il n'est pas ailleurs ; il ne s'ensuit pas qu'il soit anéanti.
2. La forme qui est au point de départ ne se convertit pas en
une autre forme, mais une forme en remplace une autre dans le même sujet ; la
première forme ne subsiste donc que dans la puissance de la matière. Or ici la
substance du pain est convertie au corps du Christ, nous l'avons vu. Donc
l'objection ne vaut pas.
3. Après la consécration, c'est émettre une proposition fausse
que de dire : "La substance du pain est quelque chose." Mais ce en
quoi la substance du pain a été convertie, est bien quelque chose.
Donc la substance du pain n'est pas anéantie.
Objections :
1. La conversion est une espèce du genre changement. Mais en
tout changement, il faut qu'il y ait un sujet, lequel est d'abord en puissance
et ensuite en acte. Comme dit Aristote : "Le mouvement est l'acte de ce
qui existe en puissance." Mais on ne peut trouver aucun sujet commun à la
substance du pain et à celle du corps du Christ. Car il est dit dans les Catégories
d'Aristote que, par définition, la substance n'a pas de sujet. Il n'est donc
pas possible que toute la substance du pain soit convertie au corps du Christ.
2. La forme à laquelle aboutit la conversion commence
d'exister dans la matière qui supportait la forme précédente ; ainsi, lorsque
l'air est converti en un feu qui n'existait pas d'abord, la forme du feu
commence d'exister dans la matière de l'air ; de même, lorsque l'aliment est
converti en un homme qui n'existait pas d'abord, la forme de l'homme commence
d'exister dans la matière de l'aliment. Donc, si le pain est converti au corps
du Christ, il est nécessaire que la forme du corps du Christ commence d'exister
dans la matière du pain, ce qui est évidemment faux. Le pain ne se convertit
donc pas en la substance du corps du Christ.
3. Lorsque deux réalités sont essentiellement opposées, jamais
l'une ne devient l'autre : ainsi la blancheur ne devient jamais noirceur, mais
le sujet de la blancheur devient sujet de la noirceur, selon Aristote. Or, de
même que deux formes contraires sont essentiellement opposées, puisqu'elles se
posent en principes de la différence formelle ; de même deux matières
déterminées sont essentiellement opposées, puisqu'elles se posent en principes
de l'opposition matérielle. Il est donc impossible que cette matière déterminée
du pain devienne cette matière par laquelle le corps du Christ est
individualisé. Et ainsi il est impossible que la substance de ce pain soit
convertie en la substance du corps du Christ.
Cependant :
Eusèbe de Césarée
d'Émèse affirme : "Tu ne dois pas juger inouï et impossible que des
éléments terrestres et mortels soient convertis en la substance du
Christ."
Conclusion :
Comme on l'a vu
plus haut, puisqu'il y a dans ce sacrement le vrai corps du Christ et qu'il ne
commence pas d'y être par un mouvement local ; puisqu'en outre, nous l'avons
montré, le corps du Christ n'est pas là comme dans un lieu : on est bien obligé
d'affirmer qu'il commence à y être par conversion de la substance du pain en
lui.
Certes, cette
conversion n'est pas semblable aux conversions naturelles, mais elle est
totalement surnaturelle, accomplie par la seule vertu de Dieu. Ce qui fait dire
à saint Ambroise de Milan : "Il est clair que la Vierge engendra hors des
lois de la nature. Et ce que nous consacrons, c'est le corps né de la Vierge.
Pourquoi donc chercher si les lois de la nature ont été observées à l'égard de
ce corps, puisque c'est en dehors de l'ordre naturel que le Seigneur Jésus a
été enfanté par la Vierge ?" Pour commenter le texte (Jn 6, 64) :
"Les paroles que je vous ai dites" au sujet de ce sacrement "sont
esprit et vie", saint Jean Chrysostome expliquer : "Elles sont
spirituelles, n'ayant rien de charnel, ni aucune logique naturelle, mais elles
sont affranchies de toute nécessité terrestre et de ces lois qui règnent
ici-bas."
Car il est évident
que tout agent agit en tant qu'il est en acte. Or tout agent créé est déterminé
dans son acte, puisqu'il appartient à un genre et à une espèce déterminée.
L'action de tout agent créé se porte donc sur un acte déterminé. Ce qui
détermine un être quelconque dans son existence actuelle, c'est sa forme. Donc
aucun agent naturel ou créé ne peut agir que pour changer une forme. C'est
pourquoi toute conversion qui s'opère selon les lois de la nature est une
conversion formelle. Mais Dieu est l'acte infini, nous l'avons vu dans la
première Partie. Aussi son action atteint-elle toute la profondeur de l'être.
Il peut donc accomplir non seulement une conversion formelle, c'est-à-dire
obtenir que des formes se remplacent dans un même sujet ; mais il peut produire
une conversion de tout l'être, c'est-à-dire dans laquelle toute la substance de
ceci se convertisse en toute la substance de cela.
Et c'est ce qui se
produit, par la vertu divine, dans ce sacrement. Car toute la substance du pain
est convertie en toute la substance du corps du Christ, et toute la substance
du vin en toute la substance du sang du Christ. Cette conversion n'est donc pas
formelle mais substantielle. Elle ne figure pas parmi les diverses espèces de
mouvements naturels, mais on peut l'appeler "transsubstantiation", ce
qui est son nom propres.
Solutions :
1. Cette objection vaut pour le changement formel, car il est
propre à la forme d'exister dans la matière ou dans le sujet. Mais elle ne
porte pas dans le cas d'une conversion de toute la substance. Aussi, comme
cette conversion substantielle importe un certain ordre entre les substances
dont l'une se convertit en l'autre, elle est comme dans son sujet dans chacune
de ces substances, à la manière des relations d'ordre et de nombre.
2. Cette objection, elle aussi, vaut pour la conversion
formelle, ou mutation, car il est nécessaire, nous venons de le concéder que la
forme existe dans la matière ou dans le sujet. Mais elle ne porte pas dans le
cas d'une conversion de toute la substance, puisqu'on ne peut y admettre aucun
sujet.
3. Par la vertu d'un agent fini on ne peut ni changer une
forme en une autre, ni une matière en une autre. Mais par la vertu de l'agent
infini, dont l'action s'étend à tout l'être, une telle conversion peut se
réaliser, car les deux formes et les deux matières ont quelque chose de commun
: l'appartenance à l'être. Et ce qu'il y a d'être dans l'une, l'auteur de
l'être peut le convertir en ce qu'il y a d'être dans l'autre, en supprimant ce
qui les distinguait.
Objections :
1. Enlevez l'être antérieur, vous enlevez par le fait même
l'être qui vient ensuite. Or la substance est essentiellement antérieure à
l’accident, comme le montre Aristote. Puisque, la consécration une fois
accomplie, la substance du pain ne subsiste pas dans ce sacrement, il apparaît
que ses accidents ne peuvent pas subsister.
2. Dans le sacrement de vérité il ne peut y avoir de
tromperie. Or c'est par les accidents que nous jugeons de la substance. Il
semble que le jugement humain serait trompé si, tandis que les accidents
subsisteraient, la substance du pain ne subsistait pas. Cela est donc
incompatible avec ce sacrement.
3. Bien que notre foi ne soit pas soumise à la raison, elle
n'est cependant pas contre elle, mais au-dessus d'elle, comme on l'a dit au
début de cet ouvrage. Or notre raison tire son origine de la connaissance
sensible. Notre foi ne doit donc pas être contre les sens. C'est pourtant ce
qui arrive lorsque nos sens jugent qu'il y a là du pain tandis que notre foi
croit qu'il y a là la substance du corps du Christ. Il ne convient donc pas à
ce sacrement que les accidents du pain, objets des sens, subsistent, et que la
substance du pain ne subsiste pas.
4. Ce qui subsiste, une fois la conversion accomplie, semble
être le sujet de ce changement. Donc, si les accidents du pain subsistent une
fois la conversion accomplie, il semble que ces accidents mêmes soient le sujet
de la conversion. Ce qui est impossible car "il n'y a pas d'accident de
l'accident". Donc, dans ce sacrement, les accidents du pain et du vin ne
doivent pas subsister.
Cependant :
Saint Augustin dit : "Sous l'apparence du pain et du vin, que
nous voyons, nous honorons des réalités invisibles, c'est-à-dire la chair et le
sang."
Conclusion :
Ce qui apparaît
aux sens, une fois la consécration faite, c'est-à-dire tous les accidents du
pain et du vin, tout cela subsiste. C'est raisonnablement que la divine
providence agit ainsi.
- 1° Les hommes
n'ont pas coutume de manger la chair et de boire le sang de l'homme, mais cela
leur inspire de l'horreur ; c'est pourquoi la chair et le sang du Christ nous
sont offerts sous les espèces des substances dont nous usons le plus souvent, et
qui sont le pain et le vin.
- 2° C'est pour
que ce sacrement ne soit pas exposé aux moqueries des infidèles, ce qui
arriverait si nous mangions notre Seigneur sous son aspect propre.
- 3° C'est pour
que, consommant invisiblement le corps et le sang de notre Seigneur, nous augmentions
le mérite de notre foi.
Solutions :
1. Comme il est dit au livre Des Causes, l'effet
dépend davantage de la cause première que la cause seconde. C'est pourquoi la
vertu de Dieu, qui est la cause première de tout, peut faire que des êtres
postérieurs subsistent après la disparition des êtres antérieurs.
2. Dans ce sacrement, il n'y a aucune tromperie : les
accidents discernés par notre connaissance sensible existent là réellement. Et
l'intellect qui a la substance pour objet propre, selon Aristote, est préservé
de toute tromperie par la foi.
3. Cet argument répond aussi à la troisième objection. Car la
foi ne s'oppose pas au sens, mais elle concerne des réalités auxquelles le sens
n'atteint pas.
4. Cette conversion n'a pas de sujet à proprement parler, nous
l'avons dit. Mais les accidents qui subsistent ont une certaine apparence de
sujet.
Objections :
1. Nous venons de voir que, la consécration une fois accomplie,
les accidents subsistent. Mais puisque le pain est un être artificiel, sa forme
elle-même est un accident. Elle subsiste donc après la consécration.
2. La forme du corps du Christ, c'est son âme, car celle-ci
est définie par Aristote comme "l'acte d'un corps naturel ayant la vie en
puissance". Mais on ne peut pas soutenir que la forme substantielle du
pain se convertisse en l'âme du Christ. Il paraît donc que cette forme
substantielle subsiste après la consécration.
3. L'opération propre d'un être découle de sa forme
substantielle. Mais ce qui subsiste dans ce sacrement garde sa valeur nutritive
et a toutes les vertus du pain ; c'est donc que la forme substantielle du pain
subsiste après la consécration.
Cependant :
La forme
substantielle du pain appartient à la substance du pain. Or on a vu que la
substance du pain se convertit au corps du Christ. Donc la forme substantielle
du pain ne subsiste pas.
Conclusion :
Selon certains
auteurs, après la consécration subsisteraient non seulement les accidents du
pain, mais encore sa forme substantielle. C'est impossible.
- 1° Parce que si
la forme substantielle subsistait, c'est que, seule, la matière du pain aurait
été convertie au corps du Christ. Et, par conséquent, cette conversion n'aurait
pas pour terme le corps tout entier du Christ, mais sa matière seule. C'est
contraire à la forme du sacrement où l'on dit : "Ceci est mon corps."
- 2° Si la forme
substantielle du pain subsistait, ce serait ou bien dans la matière ou bien
séparément de la matière. La première hypothèse est impossible. Car si cette
forme substantielle subsistait dans la matière du pain, c'est qu'alors toute la
substance du pain subsisterait, et nous avons vu le contraire. Et elle ne peut
subsister dans une autre matière, car la forme propre n'existe que dans la
matière propre. Si la forme substantielle subsistait séparément de la matière, c'est
qu'elle serait déjà une forme intelligible en acte et même un intellect, car
tel est le cas de toutes les formes séparées de la matière.
- 3° Ce serait
incompatible avec ce sacrement. Car les accidents du pain y subsistent pour que
ce soit en eux qu'on voie le corps du Christ, et non pas sous son aspect propre,
nous venons de le voir.
C'est pourquoi on
doit dire que la forme substantielle du pain ne subsiste pas.
Solutions :
1. Rien n'empêche qu'on puisse fabriquer artificiellement un
être dont la forme n'est pas accidentelle mais substantielle : ainsi peut-on
produire artificiellement des grenouilles et des serpents. Car l'art ne produit
pas une telle forme par sa vertu propre, mais par la vertu des principes
naturels. C'est de cette façon que le boulanger produit la forme substantielle
du pain par la vertu du feu, qui cuit une matière confectionnée avec de la
farine et de l'eau.
2. L'âme est la forme du corps, elle lui confère toute la
hiérarchie de son être parfait, c'est-à-dire l'être existant, l'être corporel, l'être
animé et ainsi de suite. La forme du pain se convertit donc en la forme du
corps du Christ selon que cette forme lui donne l'être corporel, mais non selon
qu'elle lui donne d'être animé par telle âme,
3. Parmi les opérations du pain, certaines lui appartiennent
en raison de ses accidents, comme d'affecter nos sens. Et l'on constate des
opérations de ce genre dans les espèces du pain après la consécration, à cause
des accidents eux-mêmes, qui subsistent. Mais d'autres opérations appartiennent
au pain, soit en raison de sa matière, comme sa conversion en un autre être ;
soit en raison de sa forme substantielle, comme l'opération qui découle de son
espèce, par exemple qu'il "fortifie le coeur de l'homme". Et ce sont
de telles opérations que l'on constate dans ce sacrement, non pas à cause de la
forme ou de la matière qui subsisterait, mais parce que ces opérations sont miraculeusement
accordées aux accidents eux-mêmes, comme on le verra plus loin.
Objections :
1. Dans cette conversion il y a d'abord la substance du pain, et
ensuite la substance du corps du Christ. Ces deux êtres n'occupent donc pas le
même instant, mais deux instants différents. Or entre deux instants il y a
toujours un temps intermédiaire. Il faut donc que cette conversion se déroule
selon la succession du temps qui occupe l'intervalle entre le dernier instant
où il y a là du pain et le premier instant où il y a là le corps du Christ.
2. Dans toute conversion il y a le devenir et son résultat.
Mais ceux-ci ne sont pas simultanés, car ce qui devient n'est pas ; et ce qui
est devenu existe désormais. Dans cette conversion, il y a donc un avant et un
après par conséquent elle n'est pas instantanée, mais progressive.
3. Saint Ambroise de Milan dit que ce sacrement "est
accompli par la parole du Christ". Or la parole du Christ est faite de
mots qui se succèdent. Cette conversion se fait donc progressivement.
Cependant :
Cette conversion est
accomplie par la vertu infinie, à qui il appartient d'opérer d'un seul coup.
Conclusion :
Un changement peut
être instantané pour trois motifs :
- 1° D'abord à
cause de la forme qui est le terme du changement. S'il s'agit d'une forme qui
comporte du plus ou du moins, comme la santé, le sujet s'en empare
progressivement. Et parce que la forme substantielle ne comporte pas de plus et
de moins, elle est introduite d'un seul coup dans la matière.
- 2° Puis à cause
du sujet, qui peut être préparé graduellement à la réception de la forme ;
c'est ainsi que l'eau devient chaude progressivement. Mais quand le sujet
lui-même est en disposition ultime à recevoir la forme, il la reçoit d'un seul
coup : par exemple lorsqu'un corps diaphane est subitement éclairé.
- 3° Enfin à cause
de l'agent, lorsqu'il est d'une puissance infinie, si bien qu'il peut disposer
aussitôt la matière à la forme. Ainsi saint Marc rapporte-t-il que, lorsque le
Christ eut dit : "Ephpheta, c'est-à-dire ouvre-toi, aussitôt les
oreilles de cet homme s'ouvrirent et sa langue fut déliée."
Or la conversion
eucharistique est instantanée à ce triple titre :
- 1° Parce que le
terme de cette conversion est la substance du corps du Christ, qui ne comporte
pas de degrés.
- 2° Parce que
cette conversion ne suppose pas de sujet, ni par conséquent une préparation
progressive.
- 3° Parce qu'elle
est accomplie par la puissance infinie de Dieu.
Solutions :
1. Certains ne concèdent pas absolument qu'entre deux instants
il y ait toujours un intervalle de temps. A leur avis cela se trouve entre deux
instants qui se réfèrent au même mouvement, mais non entre deux instants qui se
réfèrent à des mouvements différents. Ainsi, entre l'instant qui mesure la fin
du repos et l'instant qui mesure le début du mouvement, il n'y a pas de temps
intermédiaire. Mais c'est là une erreur. Car l'unité du temps et de l'instant, ou
leur pluralité, ne se prend pas selon des mouvements quelconques, mais selon le
premier mouvement du ciel, qui est la mesure de tout mouvement et de tout
repos.
Aussi d'autres
concèdent-ils l'existence de cet intervalle dans le temps qui mesure le
mouvement dépendant du mouvement du ciel. Or il y a des mouvements qui ne
dépendent pas du mouvement du ciel et ne sont pas mesurés par lui : on l'a vu
dans la première Partie pour les mouvements des anges. Entre deux instants
correspondant aux mouvements de ce genre, il n'y a pas de temps intermédiaire.
Mais cela n'a rien à voir ici. Car bien que cette conversion, prise en
elle-même, n'ait aucun rapport avec le mouvement du ciel, elle est l'effet
d'une émission de paroles, nécessairement mesurée par le mouvement du ciel. Il
y a donc nécessairement un temps intermédiaire entre deux instants marqués par
cette conversion.
C'est pourquoi, selon
certains auteurs, le dernier instant où il y a du pain et le premier instant où
il y a le corps du Christ sont bien deux par rapport aux réalités mesurées, mais
ne sont qu'un par rapport au temps qui les mesure ; ainsi, lorsque deux lignes
se rejoignent, il y a bien deux points à l'égard des deux lignes, mais il n'y a
qu'un point si l'on considère le lieu où elles se rejoignent. Mais la
comparaison ne vaut pas. Car l'instant et le temps, dans des mouvements
particuliers, n'est pas une mesure intrinsèque, comme la ligne et le point pour
les corps ; c'est une mesure extrinsèque, comme le lieu pour les corps.
D'autres encore
disent alors que c'est le même instant en réalité, divers seulement pour la
raison. Mais il s'ensuivrait que des êtres opposés coexisteraient réellement. Car
la diversité de raison ne change rien à la réalité.
Il faut donc dire
que cette conversion, comme nous l'avons dit, est accomplie par les paroles du
Christ que le prêtre prononce ; ainsi le dernier instant de l'émission des
paroles est le premier instant où le corps du Christ existe dans le sacrement ;
et pendant tout le temps qui précède, la substance du pain est là. Dans ce
temps, il ne faut pas considérer un instant qui précéderait immédiatement le
dernier, car le temps n'est pas composé d'instants qui se suivent, comme
Aristote l'a établi. Par conséquent, on peut bien considérer un instant où le
corps du Christ est là, mais on ne peut pas admettre un instant dernier où il y
ait la substance du pain : on peut admettre seulement un temps arrivant à son
terme. Il en est de même dans les changements naturels, comme le montre encore
Aristote.
2. Dans les changements instantanés, le devenir et son
résultat sont simultanés, comme sont simultanés l'illumination active et
l'illumination passive. Dans ces cas, le résultat est attribué à ce qui existe
déjà, et le devenir à ce qui n'existait pas auparavant.
3. Cette conversion, on vient de le dire, se fait au dernier
instant de l'émission des paroles ; c'est alors en effet que s'achève la
signification des paroles, qui est efficace dans la forme des sacrements. Il ne
s'ensuit donc pas que cette conversion soit progressive.
Objections :
1. Tout être à partir duquel un autre devient, est cela même
qu'il devient, mais non réciproquement. Nous disons en effet qu'à partir du
blanc vient le noir, et que le blanc devient noir ; et nous pouvons bien dire
que l'homme devient noir, nous ne disons pourtant pas qu'à partir de l'homme
vient le noir, remarque Aristote. Donc, s'il est vrai qu'à partir du pain
devient le corps du Christ, il sera vrai de dire que le pain devient le corps
du Christ. Ce qui apparaît faux, car le pain n'est pas le sujet de ce devenir, il
en est plutôt un terme. C'est donc une affirmation fausse de dire qu'à partir
du pain devient le corps du Christ.
2. Le devenir a pour terme l'être ou l'être-fait. Mais jamais
ne sera vraie l'une de ces propositions : "Le pain est le corps du
Christ", ou "Le pain est devenu corps du Christ", ou même "Le
pain sera le corps du Christ." Donc celle-ci non plus n'est pas vraie :
"A partir du pain devient le corps du Christ."
3. Tout être, à partir duquel devient un autre être, se dit
réciproquement de l'être qui devient à partir de lui. Mais cette proposition
paraît fausse : "Le pain se convertit au corps du Christ", car cette
conversion semble plus miraculeuse que la création. Et pourtant, dans la
création, on ne dit pas que le non-être se convertisse en l'être. Il apparaît
donc que cette proposition, elle aussi, est fausse : "A partir du pain
devient le corps du Christ."
4. L'être à partir duquel devient un autre être, peut-être ce
même être. Mais cette proposition est fausse : "Le pain peut être le corps
du Christ." Donc celle-ci aussi est fausse : "A partir du pain
devient le corps du Christ."
Cependant :
Saint Ambroise de Milan a dit : "Lorsque survient la
consécration, à partir du pain devient le corps du Christ."
Conclusion :
Cette conversion
du pain au corps du Christ a quelque chose de commun avec la création et avec
les transformations naturelles, mais elle en diffère à d'autres égards.
Ces trois devenirs
ont en commun l'ordre des termes : après ceci, voici cela. Dans la création, il
y a l'être après le non-être ; dans ce sacrement, il y a le corps du Christ
après la substance du pain ; dans la transformation naturelle il y a le blanc
après le noir, ou le feu après l'air ; c'est-à-dire que ces différents termes
ne sont pas simultanés.
Entre la
conversion qui nous occupe et la création, il y a ceci de commun : dans l'une
comme dans l'autre, pas de sujet unissant les deux termes extrêmes, contrairement
à ce qui se passe dans les transformations naturelles.
La conversion
eucharistique rejoint sur deux points la transformation naturelle, mais
diversement. D'abord, dans toutes deux, l'un des extrêmes aboutit à l'autre :
le pain se convertit au corps du Christ, l'air se transforme en feu ; tandis
que, dans la création, le non-être ne se convertit pas en être. Mais ce passage
se réalise différemment dans les deux cas. Dans notre sacrement, c'est toute la
substance du pain qui aboutit à tout le corps du Christ, tandis que, dans la
transformation naturelle, la matière de l'un épouse la forme de l'autre après
avoir quitté la forme précédente.
Autre point commun
entre conversion eucharistique et transformation naturelle : dans les deux
changements subsiste un élément identique, ce qu'on ne trouve pas dans la
création. Mais cela se produit différemment : dans la transformation naturelle,
ce qui subsiste identique c'est la matière ou le sujet ; dans ce sacrement, ce
qui demeure identique ce sont les accidents.
Ces distinctions
nous montrent comment approprier notre langage aux différents cas. Puisque dans
aucun cas les termes extrêmes ne coexistent, on ne pourra jamais attribuer l'un
à l'autre par le verbe être employé au présent. Car nous ne disons pas : le
non-être est l'être, ni : le pain est le corps du Christ, ni : l'air est le feu,
ni : le blanc est le noir.
Mais à cause de l'ordre
de succession des termes, nous pouvons dans tous les cas, employer la locution
"à partir de" qui signifie l'ordre. Nous pouvons en effet, dire en
toute vérité et propriété : à partir du non-être vient l'être ; à partir du
pain vient le corps du Christ ; à partir de l'air vient le feu ; à partir du
blanc vient le noir. Comme, dans la création, l'un des termes n'aboutit pas à
l'autre, nous ne pouvons pas, à son sujet, employer le mot de conversion et
dire par exemple : le non-être se convertit en l'être. C'est un mot, en
revanche, que nous pouvons employer pour ce sacrement comme pour une
transformation naturelle. Mais comme, dans ce sacrement, toute la substance est
changée en toute une substance différente, cette conversion s'appelle
proprement une transsubstantiation.
En outre, puisque
nous ne trouvons aucun sujet à cette conversion, des expressions qui sont
vraies lorsqu'on parle d'une transformation naturelle, à cause de la communauté
de sujet, ne peuvent être admises pour parler de cette conversion. Et d'abord
il est évident que le pouvoir de passer au terme opposé découle de ce qu'il y a
un sujet ; c'est pourquoi nous disons : le blanc peut être noir, ou : l'air
peut être feu. Mais cette seconde proposition est moins juste que la première.
Car le sujet du blanc, où se trouve la puissance à la noirceur, c'est toute la
substance du blanc, le blanc n'en est pas une partie ; tandis que le sujet de
la forme de l'air en est une partie ; lorsque nous disons que l'air peut être
le feu, cela est vrai à l'égard d'une partie de l'air, en parlant par
synecdoque. Mais dans la conversion eucharistique comme dans la création, parce
qu'il n'y a aucun sujet, on ne dit pas que l'un des termes puisse être l'autre,
que le non-être puisse être l'être, ou que le pain puisse être le corps du
Christ. Et pour la même raison on ne peut dire à proprement parler que "avec
du non-être, on fait de l'être", ou : "avec le pain on fait le corps
du Christ", parce que la préposition "avec" évoque une cause
consubstantielle, et cette consubstantialité des termes dans les
transformations naturelles tient à la communauté du sujet qui les réunit. Pour
la même raison on ne concède pas que le pain sera ou deviendra le corps du
Christ ; de même qu'on ne concède pas, à propos de la création, que le non-être
sera ou deviendra l'être, alors que ce langage est vrai quand il concerne les
transformations naturelles, en raison de leur sujet, ainsi quand nous disons :
le blanc devient noir, ou le blanc sera noir.
Mais parce que, dans
ce sacrement, une fois la conversion opérée, il y a quelque chose qui subsiste
identique, savoir les accidents du pain, comme on l'a vu, on peut admettre
quelques-unes de ces expressions selon une certaine ressemblance. Ainsi : le
pain est le corps du Christ, ou bien : le pain sera le corps du Christ, avec le
pain sera le corps du Christ, ou bien : avec le pain on fait le corps du
Christ. C'est qu'alors le mot de pain ne désigne pas la substance du pain mais,
d'une façon globale, ce qui est contenu sous les espèces du pain, sous
lesquelles se trouve d'abord la substance du pain et ensuite le corps du
Christ.
Solutions :
1. L'être à partir duquel un autre être procède peut désigner
à la fois le sujet avec un des termes de la transformation, comme lorsqu'on dit
: à partir du blanc vient le noir. Mais parfois on ne désigne qu'un seul des
opposés, ou termes extrêmes, comme lorsqu'on dit : à partir du matin vient le
jour. Et alors on ne peut pas accorder que l'un devienne l'autre, que "le
matin devienne le jour". Et c'est encore le cas dans notre propos ; on
dira à juste titre : "à partir du pain devient le corps du Christ", mais
on ne dira pas à juste titre : "le pain devient le corps du Christ" sinon,
comme on l'a dit, selon une certaine ressemblance.
2. L'être à partir duquel devient quelque chose sera parfois
cet être même, à cause du sujet que cela implique. Aussi, puisque, dans la
conversion eucharistique, il n'y a aucun sujet, on ne peut faire le même
raisonnement.
3. Dans cette conversion il y a plus de choses difficiles que
dans la création. Dans la création cela seul est difficile : que quelque chose
devienne à partir du non-être. Cela tient au mode de production propre à la
cause première, qui ne présuppose rien à son action. Mais dans la conversion
eucharistique, il y a non seulement cette difficulté que tout ceci se
convertisse en tout cela, en quoi rien ne subsiste de ce qui précédait, ce qui
ne tient au mode commun de production d'aucune cause. Mais il y a encore cette
difficulté : que les accidents demeurent quand la substance a disparu, et
beaucoup d'autres difficultés dont on traitera plus loin. Cependant on emploie
le terme de conversion au sujet de l'eucharistie, et non au sujet de la
création, comme on vient de le voir.
4. Comme on l'a vu aussi dans la Conclusion, la puissance
regarde le sujet, et on ne trouve pas de sujet dans la conversion
eucharistique. C'est pourquoi on ne concède pas que le pain puisse être le
corps du Christ : car cette conversion ne se fait pas par la puissance passive
de la créature, mais seulement par la puissance active du Créateur.
1. Le Christ est-il tout entier dans ce sacrement ? - 2. Le Christ
est-il tout entier dans chacune des deux espèces ? - 3. Le Christ est-il tout
entier sous chaque partie des espèces ? - 4. Les dimensions du corps du Christ
sont-elles tout entières dans ce sacrement ? - 5. Le corps du Christ est-il
dans ce sacrement comme dans un lieu ? - 6. Le corps du Christ est-il déplacé
lorsque l'on déplace l'hostie ou la coupe après la consécration ? - 7. Le corps
du Christ, tel qu'il est sous ce sacrement, peut-il être vu par un oeil au
moins glorifié ? - 8. Le vrai corps du Christ subsiste-t-il dans ce sacrement
quand il apparaît miraculeusement sous l'apparence d'un enfant ou d'un morceau
de chair ?
Objections :
1. Le Christ commence à exister dans ce sacrement par la
conversion du pain et du vin comme on l'a vu. Mais il est évident que le pain
et le vin ne peuvent se convertir ni en la divinité du Christ ni en son âme.
Donc, puisque le Christ est composé de trois substances, la divinité, l'âme et
le corps, comme nous l'avons vu, il apparaît que le Christ n'est pas tout
entier dans ce sacrement.
2. Le Christ est dans ce sacrement selon ce qui convient pour
restaurer les fidèles, et qui consiste dans la nourriture et la boisson, nous
l'avons vu. Or, le Seigneur dit en saint Jean (6, 56) : "Ma chair est
vraiment nourriture et mon sang est vraiment boisson." Donc, seuls la
chair et le sang du Christ sont contenus dans ce sacrement. Mais le corps du
Christ comporte bien d'autres parties : les nerfs, les os, etc. Donc le Christ
n'est pas contenu tout entier dans ce sacrement.
3. Un corps d'une qualité supérieure ne peut pas être contenu
tout entier dans la mesure d'une plus petite quantité. Mais la mesure du pain
et du vin consacrés est beaucoup plus petite que la mesure propre du corps du
Christ. Il n'est donc pas possible que le Christ se trouve tout entier dans ce
sacrement.
Cependant :
Saint Ambroise de Milan affirme : "Dans ce sacrement, il y a
le Christ."
Conclusion :
Il faut absolument
professer, selon la foi catholique, que le Christ tout entier est dans ce
sacrement. Mais on doit savoir que ce qui appartient au Christ se trouve dans
ce sacrement de deux façons : d'une façon, comme en vertu du sacrement ; d'une
autre façon, en vertu de la concomitance naturelle.
En vertu du
sacrement, il y a sous les espèces sacramentelles le terme direct de la
conversion subie par la substance préexistante du pain et du vin, en tant que
cette conversion est signifiée par les paroles de la forme, qui sont efficaces
dans ce sacrement comme dans les autres, ainsi lorsqu'on dit : "Ceci est
mon corps" ou : "Ceci est mon sang."
En vertu de la
concomitance naturelle, il y a dans ce sacrement ce qui, dans la réalité, est
uni au terme de cette conversion. Si deux choses sont unies réellement, partout
où l'une se trouve réellement, l'autre doit se trouver aussi. C'est seulement
par une opération mentale qu'on peut discerner les choses qui sont unies dans
la réalité.
Solutions :
1. Puisque la conversion du pain et du vin n'a pas pour terme
la divinité ni l'âme du Christ, il s'ensuit que sa divinité ou son âme ne se
trouvent pas dans ce sacrement en vertu du sacrement, mais en vertu de la
concomitance réelle. Car la divinité n'a jamais abandonné le corps qu'elle a
assumé dans l'Incarnation ; partout donc où se trouve le corps du Christ, sa
divinité s'y trouve forcément aussi. Par conséquent, dans ce sacrement, la
divinité du Christ accompagne forcément son corps. C'est pourquoi on lit dans
le Symbole d'Éphèse : "Nous devenons participants du corps et du sang du
Christ ; ce n'est pas comme recevant une chair ordinaire, ou comme des hommes
sanctifiés et unis au Verbe par une unité morale, mais comme recevant une chair
vraiment vivifiante et devenue la propre chair du Verbe."
Quant à l'âme, elle
fut réellement séparée du corps, nous l'avons vu. Par conséquent, si l'on avait
célébré ce sacrement pendant les trois jours où le Christ demeura dans la mort,
l'âme n'y aurait pas été présente, ni en vertu du sacrement, ni en vertu de la
concomitance réelle. Mais parce que "le Christ ressuscité des morts ne
meurt plus" (Rm 6, 9), son âme est toujours réellement unie à son corps.
Et par conséquent, dans ce sacrement, le corps du Christ se trouve en vertu du
sacrement, et son âme en vertu de la concomitance réelle.
2. C'est en vertu du sacrement que sont contenus dans
l'eucharistie, quant aux espèces du pain, non seulement la chair mais le corps
tout entier du Christ, c'est-à-dire les os, les nerfs et tout le reste. Et cela
se voit à la forme du sacrement où l'on ne dit pas : "Ceci est ma
chair", mais : "Ceci est mon corps." Par conséquent, lorsque le
Seigneur dit, en saint Jean (6, 56) : "Ma chair est vraiment nourriture",
la chair est mise là pour le corps tout entier parce que, dans l'usage des
hommes, c'est la chair qui paraît plus propre à la manducation, car les hommes
se nourrissent ordinairement de la chair des animaux, et non pas de leurs os ou
des autres choses semblables.
3. Comme on l'a vu, après la conversion du pain au corps du
Christ ou du vin en son sang, les accidents du pain et du vin subsistent. Il en
découle évidemment que les dimensions du pain et du vin ne sont pas converties
aux dimensions du corps du Christ, mais qu'il y a conversion de substance à
substance. Ainsi, c'est la substance du corps du Christ ou de son sang qui est
dans ce sacrement en vertu du sacrement, mais non les dimensions du corps ou du
sang du Christ. Il est donc évident que le corps du Christ est dans ce
sacrement par mode de substance et non par mode de quantité. Or la totalité
propre à la substance est contenue indifféremment dans une quantité grande ou
petite : ainsi toute la nature de l'air se trouve dans une grande ou une petite
quantité d'air, et toute la nature de l'homme dans un homme petit aussi bien
que dans un homme grand. Donc toute la substance du corps et du sang du Christ
est contenue dans ce sacrement après la consécration, comme avant la
consécration y était contenue la substance du pain et du vin.
Objections :
1. Ce sacrement à pour fin le salut des fidèles, non pas en
vertu des espèces mais en vertu de ce qu'elles contiennent ; parce que les
espèces existaient même avant la consécration, qui donne à ce sacrement sa
vertu. Donc, si rien n'est contenu sous une espèce qui ne soit contenu dans
l'autre, et si le Christ tout entier est contenu sous chacune, il apparaît que
l'une des deux est superflue.
2. On a vu, que sous le nom de "chair" sont
contenues toutes les autres parties du corps, comme les os, les nerfs, etc.
Mais le sang est une des parties du corps humain, comme le montre Aristote.
Donc, si le sang du Christ est contenu sous l'espèce du pain comme y sont
contenues aussi les autres parties du corps, on ne devrait pas consacrer le
sang séparément, pas plus qu'on ne consacre séparément aucune autre partie du
corps.
3. Ce qui est déjà accompli ne peut se faire une seconde fois.
Or le corps du Christ a déjà commencé à exister dans ce sacrement par la
consécration du pain. Il est donc impossible qu'il commence à y exister de
nouveau par la consécration du vin. Ainsi le corps du Christ ne sera pas
contenu sous l'espèce du vin ; ni, par conséquent, le Christ tout entier. Donc
le Christ tout entier n'est pas contenu sous chaque espèce.
Cependant :
Au sujet du "calice",
la Glose dit (sur 1 Co 11, 25) que sous chacune des deux espèces, c'est-à-dire
du pain et du vin, on reçoit la même chose. Il apparaît ainsi que le Christ
tout entier est sous chacune des deux espèces.
Conclusion :
Il faut affirmer
en toute certitude, en vertu de l'exposé précédent, que sous chacune des deux
espèces sacramentelles il y a le corps du Christ tout entier, mais différemment
dans les deux cas. Car sous les espèces du pain, il y a le corps du Christ en
vertu du sacrement, et son sang en vertu de la concomitance réelle, comme on
vient de le voir au sujet de son âme et de sa divinité. Sous les espèces du vin,
il y a le sang du Christ en vertu du sacrement, et son corps en vertu de la
concomitance réelle, ainsi que son âme et sa divinité, du fait que maintenant
le sang du Christ n'est pas séparé de son corps, comme il l'avait été au moment
de sa passion et de sa mort. Par conséquent, si l'on avait alors célébré
l'eucharistie, le corps du Christ aurait existé sans son sang sous les espèces
du pain et, sous les espèces du vin, son sang sans son corps, comme il existait
dans la réalité.
Solutions :
1. Bien que le Christ tout entier se trouve sous chacune des
deux espèces, ce n'est pas en vain :
- 1° Parce que
cela sert à représenter la passion du Christ, dans laquelle son sang fut séparé
de son corps. C'est pourquoi, dans la forme de la consécration du sang, on
mentionne l'effusion de celui-ci.
- 2° Cela convient
à l'usage de ce sacrement, pour qu'on présente séparément aux fidèles le corps
du Christ en nourriture et son sang en boisson.
- 3° Quant aux
effets du sacrement. On a vu plus haut que le corps nous est donné pour la
santé du corps, le sang pour la santé de l'âme.
2. Dans la passion du Christ, dont ce sacrement est le
mémorial, les autres parties du corps ne furent pas séparées les unes des
autres, comme ce fut le cas pour le sang, mais le corps demeura entier, selon
la prescription de l'Exode (12, 46) : "Vous ne briserez aucun de ses
os." C'est pourquoi dans ce sacrement on consacre le sang à part du corps,
ce qu'on ne fait pas pour les autres parties de ce corps.
3. Comme on vient de le voir, le corps du Christ ne se trouve
pas sous l'espèce du vin en vertu du sacrement, mais en vertu de la
concomitance réelle. Donc, par la consécration du vin, le corps du Christ n'est
pas là de lui-même, mais par concomitance.
Objections :
1. Ces espèces peuvent se diviser à l'infini. Donc, si le
Christ était tout entier sous n'importe quelle partie des espèces, il
s'ensuivrait qu'il serait présent une infinité de fois dans ce sacrement. Ce
qui est absurde, car l'infini est incompatible non seulement avec la nature
mais encore avec la grâce.
2. Le corps du Christ, étant un corps organisé, a des parties
dont les distances sont déterminées ; qu'il y ait une distance déterminée de
chacune des parties à l'égard des autres, comme d'un oeil à l'autre oeil et de
l'oeil à l'oreille, cela appartient à la notion même d'un corps organisé. Mais
cela deviendrait impossible si le Christ tout entier se trouvait sous chaque
partie des espèces, car il faudrait alors que chaque partie se trouve sous
chaque partie ; et, à ce compte il faudrait que là où serait une partie, l'autre
y soit aussi. Il n'est donc pas possible que le Christ tout entier se trouve
sous chaque partie de l'hostie, ou du vin contenu dans le calice.
3. Le corps du Christ garde toujours la vraie nature d'un
corps et n'est jamais changé en esprit. Or il est essentiel à la notion de
corps qu'il soit une "quantité ayant position", selon Aristote. Mais
il appartient à la notion d'une telle quantité que les parties diverses
existent en diverses parties de l'espace. Il est donc impossible, on le voit, que
le Christ tout entier soit présent sous chaque partie des espèces.
Cependant :
Saint Augustin dit : "Chacun reçoit le Christ Seigneur ; et
dans chaque fragment il est tout entier, il n'est pas amenuisé dans chacun, mais
en chacun il se présente tout entier."
Conclusion :
On vient de voir
que dans ce sacrement se trouve la substance du corps du Christ en vertu du
sacrement, et la quantité déterminée par les dimensions en vertu de la
concomitance réelle. Aussi le corps du Christ est-il dans ce sacrement par mode
de substance, c'est-à-dire selon le mode dont la substance se trouve sous les
dimensions. Mais il ne s'y trouve pas par mode de dimensions, c'est-à-dire
selon le mode où les dimensions d'un corps occupent les dimensions de l'espace.
Or il est clair que la nature de la substance est tout entière sous n'importe
quelle partie des dimensions dans lesquelles elle est contenue ; ainsi, sous
n'importe quelle partie de l'air il y a toute la nature de l'air, et sous
n'importe quelle partie de pain il y a toute la nature du pain. Et cela
indifféremment, que les dimensions soient divisées en acte, comme lorsqu'on
divise l'air ou qu'on coupe le pain ; ou qu'elles soient indivisées en acte, divisibles
seulement en puissance. Il est donc clair que le Christ tout entier est sous
chaque partie des espèces du pain, même quand l'hostie demeure entière, et non
seulement lorsqu'elle est rompue, selon l'opinion de certains, qui prennent
pour exemple l'image reflétée dans le miroir, qui apparaît une dans le miroir
entier, mais qui apparaît multipliée dans chacune des parties du miroir, lorsqu'on
brise celui-ci. Le cas n'est pas du tout comparable. Car la multiplication de
ces images se produit dans le miroir brisé à cause des diverses réflexions qui
viennent frapper les divers fragments du miroir. Or ici il n'y a qu'une seule
consécration, en vertu de laquelle le corps du Christ se trouve dans le
sacrement.
Solutions :
1. Le nombre est une conséquence de la division. Par
conséquent, aussi longtemps que la quantité demeure indivisée en acte, ni la
substance d'aucune chose n'est multipliée sous ses dimensions propres, ni le
corps du Christ sous les dimensions du pain. Par conséquent il n'est pas non
plus multiplié à l'infini, mais autant de fois que le pain est partagé.
2. Cette distance déterminée des parties dans un corps
organisé se fonde sur ses dimensions. La nature même de la substance précède
déjà ces dimensions. Et parce que la conversion de la substance du pain a
directement pour terme la substance du corps du Christ, selon le mode de
laquelle le corps du Christ est proprement et directement dans ce sacrement, cette
distance des parties existe bien dans le vrai corps du Christ ; cependant
celui-ci ne se rattache pas à ce sacrement selon cette distance, mais selon le
mode de sa substance, comme on l'a vu.
3. Cet argument est tiré de la nature que le corps possède
selon ses dimensions. Or on a vu que le corps du Christ ne se rattache pas à ce
sacrement en raison des dimensions de la quantité, mais en raison de la
substance, comme on l'a vu.
Objections :
1. On a vu que tout le corps du Christ est contenu sous chaque
partie de l'hostie consacrée. Mais jamais les dimensions de la quantité ne sont
contenues à la fois dans un tout et dans chacune de ses parties. Il est donc
impossible que toutes les dimensions du corps du Christ soient contenues dans
ce sacrement.
2. Il est impossible que deux dimensions coexistent, même si
l'une est séparée tandis que l'autre est dans un corps naturel, comme le montre
Aristote. Mais dans ce sacrement subsiste la dimension du pain : c'est là une
évidence sensible. Il n'y a donc pas ici les dimensions du corps du Christ.
3. Si deux dimensions inégales sont superposées, la plus
grande déborde la plus petite. Mais les dimensions du corps du Christ sont
beaucoup plus grandes que les dimensions de l'hostie consacrée, quelle que soit
la dimension considérée. Donc, s'il y a dans ce sacrement les dimensions du
corps du Christ en même temps que les dimensions de l'hostie consacrée, les
dimensions du corps du Christ s'étendront bien au-delà de la quantité de
l'hostie.
Celle-ci pourtant
n'est pas séparée de la substance du corps du Christ. Donc la substance du
corps du Christ sera dans ce sacrement même en dehors des espèces du pain. Ce
qui est inadmissible, puisque la substance du corps du Christ ne se trouve dans
ce sacrement que par la consécration du pain, comme on l'a vu. Il est donc
impossible que toute la quantité du corps du Christ soit dans ce sacrement.
Cependant :
Les dimensions
d'un corps ne se séparent pas réellement de sa substance. Or, dans ce sacrement,
il y a toute la substance du corps du Christ, nous l'avons déjà vu. Donc toutes
les dimensions du corps du Christ sont dans ce sacrement.
Conclusion :
On l'a vu,
ce
qui appartient au Christ se trouve dans ce sacrement de deux façons : en vertu
du sacrement et en vertu de la concomitance naturelle. En vertu du sacrement, les
dimensions du corps du Christ ne sont pas dans ce sacrement. Car, en vertu du
sacrement, il y a dans ce sacrement ce qui est le terme directement atteint par
la conversion. La conversion qui se produit dans ce sacrement a pour terme
direct la substance du corps du Christ et non ses dimensions. Cela est évident
du fait que les dimensions du pain demeurent les mêmes après la consécration, tandis
que seule la substance du pain a disparu. Mais comme la substance du corps du
Christ n'est pas réellement dépouillée de ses dimensions et des autres
accidents, il s'ensuit qu'en vertu de la concomitance réelle, il y a dans ce
sacrement toutes les dimensions du corps du Christ, comme tous ses autres
accidents.
Solutions :
1. Le mode d'existence d'une chose se détermine selon ce qui
lui est essentiel, et non selon ce qui lui est accidentel. Ainsi un corps est
saisi par la vue selon qu'il est blanc et non selon qu'il est doux, bien que le
même corps soit blanc et doux. Donc la douceur est saisie par la vue selon le
mode de la blancheur, et non selon le mode de la douceur. En vertu de ce
sacrement, il y a sur l'autel la substance du corps du Christ, tandis que ses dimensions
s'y trouvent par mode de concomitance et comme par accident. Donc les
dimensions du corps du Christ ne se trouvent pas dans ce sacrement selon leur
mode propre, si bien que le tout serait dans le tout et chaque partie dans
chaque partie, mais par mode de substance, et la nature de la substance est
d'être tout entière dans le tout et tout entière dans chaque partie.
2. Deux dimensions ne peuvent, selon l'ordre naturel, coexister
dans le même être de telle façon que toutes deux s'y trouvent selon leur mode
propre de dimensions. Mais dans ce sacrement la dimension du pain se trouve
selon son mode propre, c'est-à-dire selon une certaine mesure déterminée.
Tandis que la dimension du corps du Christ est là par mode de substance, nous
venons de le voir.
3. Les dimensions du corps du Christ ne sont pas dans le
sacrement selon le mode d'une mesure déterminée, qui est le mode propre - la
quantité, selon lequel la quantité la plus grande s'étend au-delà de la plus
petite ; mais elles s'y trouvent selon le mode qu'on vient de signaler.
Objections :
1. Exister quelque part en étant limité ou entouré est une
manière particulière d'exister dans un lieu. Or le corps du Christ est dans ce
sacrement comme limité, parce qu'il est là où sont les espèces du pain et du
vin, et non pas dans un autre endroit de l'autel. Il apparaît aussi qu'il y est
comme entouré, parce qu'il est contenu sous la surface de l'hostie, de telle
façon qu'il ne la déborde pas et n'en est pas débordé. Donc le corps du Christ
est dans ce sacrement comme dans un lieu.
2. Le lieu des espèces du pain n'est pas vide, car la nature
ne souffre pas le vide. Or il n'y a pas ici la substance du pain, on l'a vu, mais
seulement le corps du Christ. Donc le corps du Christ remplit ce lieu. Mais
tout ce qui remplit un lieu s'y trouve localement. Donc le corps du Christ est
localement dans ce sacrement.
3. On a vu que le corps du Christ est dans ce sacrement avec
ses dimensions et tous ses accidents. Mais exister dans le lieu c'est un
accident du corps, aussi le lieu est-il énuméré parmi les neuf catégories
d'accidents. Donc le corps du Christ est localement dans ce sacrement.
Cependant :
Il faut que le
lieu et l'être localisé soient égaux, comme le montre Aristote. Mais le lieu où
se trouve ce sacrement est beaucoup plus petit que le corps du Christ. Donc le
corps du Christ n'est pas dans ce sacrement comme dans un lieu.
Conclusion :
On a vu que le
corps du Christ n'est pas dans ce sacrement selon le mode propre aux dimensions,
mais davantage selon le mode de la substance.
Or tout corps
localisé est dans le lieu selon le mode des dimensions, en tant qu'il est
mesuré par le lieu selon ses dimensions. On en conclut que le corps du Christ
n'est pas dans ce sacrement comme dans un lieu, mais par mode de substance, c'est-à-dire
de la façon dont la substance est contenue par les dimensions. La substance du
corps du Christ remplace dans ce sacrement la substance du pain. Donc, de même
que la substance du pain n'était pas sous ses propres dimensions localement
mais par mode de substance, il en est de même pour la substance du corps du
Christ. Mais la substance du corps du Christ n'est pas soumise à ces dimensions,
comme l'était la substance du pain. C'est pourquoi celle-ci, en raison de ses
dimensions, était là localement parce qu'elle se rattachait à ce lieu par
l'intermédiaire de ses propres dimensions. Tandis que la substance du corps du
Christ se rattache au lieu par l'intermédiaire de dimensions qui lui sont
étrangères. Si bien que, inversement, les dimensions propres du corps du Christ
se rattachent à ce lieu par l'intermédiaire de la substance. Ce qui est
contraire à la notion de corps localisé. Donc, d'aucune manière, le corps du
Christ n'est localement dans ce sacrement.
Solutions :
1. Le corps du Christ n'est pas dans ce sacrement comme
limité. Car alors il ne serait pas ailleurs que sur cet autel où l'on consacre
telle eucharistie. Tandis qu'il se trouve au Ciel sous son aspect propre, et
sur nombre d'autres autels sous l'aspect sacramentel. Semblablement, il est
clair qu'il n'est pas dans ce sacrement comme entouré, parce qu'il n'est pas là
selon la mesure de ses dimensions propres, nous venons de le voir. Qu'il ne se
trouve pas hors de la surface du sacrement ou en un autre endroit de l'autel, cela
ne tient pas à ce qu'il soit là comme limité et entouré, mais à ce qu'il
commence d'être là par la consécration et le conversion du pain et du vin, comme
on l'a vu plus haut.
2. Le lieu où se trouve le corps du Christ n'est pas vide. Et
pourtant il n'est pas, à proprement parler, rempli par la substance du Christ, qui
n'est pas là localement, on vient de le voir. Mais il est rempli par les
espèces sacramentelles qui peuvent remplir le lieu soit à cause de leurs
dimensions naturelles, soit en vertu d'un miracle, de même qu'elles subsistent
miraculeusement par mode de substance.
3. Les accidents du corps du Christ se trouvent dans ce
sacrement, comme on l'a vu, selon la concomitance réelle. C'est pourquoi on
trouve dans ce sacrement les accidents du corps du Christ qui lui sont
intrinsèques. Or exister dans le lieu est un accident qui se rattache à une
contenance extrinsèque. Par conséquent on ne doit pas dire que le Christ est
dans ce sacrement comme dans un lieu.
Objections :
1. Aristote dit que "lorsque nous nous mouvons, tout ce
qu'il y a en nous se meut". Ce qui est vrai même de la substance
spirituelle de l'âme. Or le Christ est dans ce sacrement, comme on l'a vu. Le Christ
est donc déplacé lorsque l'on déplace ce sacrement.
2. La vérité doit correspondre à la figure. Or il est prescrit
dans l'Exode (12, 10), au sujet de l'agneau pascal qui était la figure de ce
sacrement : "Vous n'en laisserez rien jusqu'au matin." Donc, même si
ce sacrement est conservé jusqu'au lendemain, le corps du Christ n'y sera plus.
Ainsi, il n'est pas dans ce sacrement de telle façon qu'il ne puisse se
déplacer.
3. Si le corps du Christ persiste dans ce sacrement même le
lendemain, au même titre il persistera pendant tout le temps qui suit, car on
ne peut pas dire qu'il cesserait d'y être lorsque les espèces cesseraient, parce
que l'être du corps du Christ ne dépend pas de ces espèces. Or le Christ ne
persiste pas dans ce sacrement pendant tout le temps à venir. Par conséquent il
cesse d'être sous ce sacrement dès le lendemain, ou bien après peu de temps. Et
ainsi il apparaît que le Christ, dans ce sacrement, est capable de se déplacer.
Cependant :
Il est impossible
que le même être soit à la fois en mouvement et en repos, parce qu'alors les
contraires seraient vrais en même temps dans le même sujet. Mais le corps du
Christ est en repos dans le Ciel où il réside. Il ne peut donc pas être déplacé
dans ce sacrement.
Conclusion :
Lorsqu'un être est
un par son sujet et multiple par son mode d'être, rien n'empêche qu'il se
déplace selon un certain point de vue et que, selon un autre point de vue, il
demeure immobile ; ainsi, pour un corps, autre chose est d'être blanc, autre
chose est d'être grand, si bien qu'il peut se mouvoir dans sa blancheur et
demeurer immobile en grandeur. Or le Christ n'a pas le même mode d'être en
lui-même et dans le sacrement ; car par cela même que nous le disons exister
dans le sacrement, nous signifions un certain rapport qui l'affecte à l'égard
de ce sacrement. Donc, selon cet être sacramentel, le Christ ne se meut
localement que par accident et non immédiatement de lui-même. Car le Christ
n'est pas dans ce sacrement comme dans un lieu, on l'a déjà dit. Or ce
qui n'est pas dans un lieu ne se meut pas immédiatement et de soi-même dans le
lieu, mais seulement par rapport au mouvement de l'être dans lequel il se
trouve.
Semblablement, il
ne se meut pas non plus de lui-même, selon l'être qu'il a dans le sacrement, par
un changement quelconque, par exemple en cessant d'être dans ce sacrement. Car
ce qui, de soi, possède un être indéficient ne peut être un principe de
déficience ; mais lorsqu'un autre être disparaît, cet être cesse d'exister en
lui ; ainsi Dieu, à qui il appartient d'être indéficient et immortel, cesse-t-il
d'être dans une créature corruptible du fait que cette créature corruptible
cesse d'exister. De la même manière, puisque le Christ a un être indéficient et
incorruptible, il ne cesse pas d'exister dans le sacrement parce que lui-même
cesserait d'exister, ni même parce qu'il subirait un mouvement local, ce qui
est évident par ce que nous avons dit : il ne cesse d'exister dans ce sacrement
que parce que les espèces de ce sacrement cessent d'être.
Il est donc clair
que le Christ, à parler absolument, se trouve dans ce sacrement sans aucune
mobilité.
Solutions :
1. Cet argument vaut pour le mouvement par accident, par lequel,
lorsque nous nous déplaçons, se déplace ce qui est en nous.
Mais il en va différemment des êtres qui, d'eux-mêmes, peuvent exister dans un
lieu, comme les corps, et des êtres qui, d'eux-mêmes, ne peuvent exister dans
un lieu, comme les formes et les substances spirituelles. C'est à ce mode qu'on
peut ramener ce que nous disions du Christ : qu'il peut se mouvoir par accident
selon l'être qu'il a dans ce sacrement, où il ne se trouve pas comme dans un
lieu.
2. C'est en vertu de cet argument que pour certains le corps
du Christ ne subsisterait pas dans ce sacrement lorsqu'on le réserve pour le
lendemain. Saint Cyrille d'Alexandrie les réfute ainsi : "Ils déraisonnent,
ceux qui prétendent que la bénédiction sacramentelle perd sa vertu sanctifiante
si des restes subsistent pour le lendemain. Car le corps sacro-saint du Christ
ne subira pas de changement, mais la vertu de la bénédiction et la grâce
vivifiante est permanente en lui." De même que toutes les autres
consécrations subsistent sans changer, tant que subsistent les choses
consacrées, et c'est pourquoi on ne les renouvelle pas. Mais bien que la vérité
corresponde à la figure, pourtant la figure peut ne pas coïncider entièrement
avec la vérité.
3. Le corps du Christ persiste dans ce sacrement non seulement
jusqu'au lendemain mais même ensuite, tant que subsistent les espèces
sacramentelles. Lorsque celles-ci disparaissent, le corps du Christ cesse de
s'y trouver ; ce n'est pas qu'il dépende d'elles, mais c'est parce que la
relation du corps du Christ à l'égard de ces espèces est supprimée. C'est de
cette façon que Dieu cesse d'être le Seigneur d'une créature, lorsque celle-ci
disparaît.
Objections :
1. Ce qui empêche notre oeil de voir le corps du Christ
existant dans ce sacrement, ce sont les espèces sacramentelles qui le voilent.
Mais rien ne peut empêcher un oeil glorifié de voir tous les corps tels qu'ils
sont. Donc un oeil glorifié peut voir le corps du Christ tel qu'il est dans ce
sacrement.
2. Les corps glorieux des saints seront "rendus
semblables au corps glorieux du Christ" (Ph 3, 2 1). Mais l'oeil du Christ
se voit lui-même tel qu'il est dans ce sacrement. Donc, au même titre, n'importe
quel oeil glorifié peut le voir.
3. Les saints, à la résurrection générale, seront "comme
les anges" (Lc 20, 36). Mais les anges voient le corps du Christ tel qu'il
est dans ce sacrement, puisque l'on constate que même les démons lui
manifestent du respect et le redoutent. Donc, au même titre, un oeil glorifié
peut le voir tel qu'il est dans ce sacrement.
Cependant :
Un être qui
demeure le même ne peut être vu simultanément par un même observateur sous des
espèces diverses. Or l'oeil glorifié voit toujours le Christ tel qu'il est sous
son espèce propre, selon la parole d'Isaïe (33, 17) : "Ils verront le roi
dans sa gloire." Il apparaît donc qu'il ne voit pas le Christ tel qu'il
est sous l'espèce de ce sacrement.
Conclusion :
Il y a deux sortes
d'yeux : l'oeil du corps, ou oeil proprement dit, et l'oeil de l'intelligence, appelé
ainsi par métaphore. Or aucun oeil corporel ne peut voir le Christ tel qu'il
est dans ce sacrement :
- 1° D'abord parce
qu'un corps se rend visible en modifiant l'air intermédiaire par ses accidents.
Or les accidents du corps du Christ se trouvent dans ce sacrement par
l'intermédiaire de la substance, si bien que ces accidents n'ont de rapport
immédiat ni avec ce sacrement ni avec les corps qui l'entourent. Par conséquent,
ils ne peuvent modifier le milieu de façon à pouvoir être vus par un oeil
corporel.
- 2° Ensuite, parce
que, comme on l'a vu, le corps du Christ se trouve dans ce sacrement par mode
de substance. Or la substance, en tant que telle, n'est pas visible pour l'oeil
du corps, et ne donne prise à aucun organe des sens, ni à l'imagination, mais à
l'intelligence seule, dont l'objet est l'essence des choses, dit Aristote.
Aussi, à proprement parler, le corps du Christ, selon le mode d'être qu'il a
dans ce sacrement, n'est perceptible ni aux sens ni à l'imagination, mais à
l'intellect seul, qu'on peut appeler un oeil spirituel.
Mais il est perçu
diversement par divers intellects. Car le mode d'être qui affecte le Christ
dans ce sacrement est entièrement surnaturel ; il est donc visible, de soi, pour
un intellect surnaturel, c'est-à-dire pour l'intellect divin ; par suite il est
visible pour l'intellect bienheureux, soit de l'ange soit de l'homme, qui voit
les réalités surnaturelles dans la vision de l'Essence divine, selon une clarté
participée de l'intellect divin. L'intellect de l'homme voyageur ne peut
percevoir le corps du Christ, comme les autres réalités surnaturelles, que par
la foi. Mais l'intellect angélique lui-même, par sa capacité naturelle, est
incapable de le contempler. Donc les démons ne peuvent pas, par leur intellect,
voir le Christ dans ce sacrement, sinon par la foi ; une foi à laquelle leur
volonté ne consent pas, mais ils y sont contraints par l'évidence des signes
selon la parole de saint Jacques (2, 19) : "Les démons croient, et ils
tremblent."
Solutions :
1. Notre oeil corporel est empêché par les espèces
sacramentelles de voir le corps du Christ qui existe sous ces apparences, non
seulement parce qu'elles le recouvrent, ainsi que nous sommes empêchés de voir
ce qui est recouvert d'un voile corporel ; mais parce que le corps du Christ
est en rapport avec le milieu qui entoure ce sacrement non pas par
l'intermédiaire de ses propres accidents, mais par l'intermédiaire des espèces
sacramentelles.
2. L'oeil corporel du Christ se voit lui-même existant sous le
sacrement ; mais il ne peut voir le mode d'être qui est sous le sacrement, ce
qui est l'affaire de l'intellect. Cependant on ne peut parler ici de
ressemblance avec un autre oeil glorieux, car l'oeil du Christ, lui, est sous
le sacrement et aucun oeil glorieux ne lui ressemble à cet égard.
3. L'ange bon ou mauvais ne peut rien voir avec les yeux du
corps, mais seulement avec l'oeil de son intelligence. C'est pourquoi
l'argument ne peut s'appliquer au cas de l'oeil humain, comme nous venons de le
montrer.
Objections :
1. Nous avons vu que le corps du Christ cesse de se trouver
dans ce sacrement quand les espèces sacramentelles cessent d'exister. Mais lorsqu'apparaît
de la chair ou un enfant, les espèces sacramentelles disparaissent. Donc le
corps du Christ n'est pas vraiment là.
2. Partout où se trouve le corps du Christ, c'est ou bien sous
son aspect propre ou bien sous l'aspect sacramentel. Mais quand se produisent
de telles apparitions, il est évident que le Christ n'est pas là sous son
aspect propre, car dans ce sacrement est contenu le Christ tout entier, qui
demeure intégralement sous la forme avec laquelle il est monté au Ciel ; alors
que ce qui apparaît miraculeusement dans ce sacrement est vu tantôt comme un
peu de chair, tantôt comme un petit enfant. Il est évident, en outre, qu'il
n'est pas là sous l'aspect sacramentel, c'est-à-dire sous les espèces du pain
ou du vin. Il semble donc que le corps du Christ n'est là d'aucune façon.
3. Le corps du Christ commence d'exister sous ce sacrement, nous
l'avons dit plus haut, par la consécration et la conversion. Mais la chair ou
le sang qui apparaissent miraculeusement ne sont pas consacrés ni convertis au
vrai corps et au vrai sang du Christ. Sous ces espèces miraculeuses il n'y a
donc ni le corps ni le sang du Christ.
Cependant :
Lorsque se produit
une apparition de ce genre, on rend à ce qui apparaît ainsi les mêmes hommages
qu'à ce qui se montrait auparavant. Or on n'agirait pas de la sorte si le
Christ n'était pas vraiment présent, car c'est à lui que nous rendons l'hommage
de latrie. Donc, même lorsque se produit une telle apparition, c'est le Christ
qui est dans ce sacrement.
Conclusion :
Une apparition de
ce genre se produit de deux façons ; parfois on voit par miracle dans ce
sacrement de la chair, ou du sang, ou même un enfant.
Car quelquefois
cela se produit chez les voyants, dont les yeux sont impressionnés de la même
façon que s'ils voyaient de la chair, du sang ou un enfant objectivement et de
l'extérieur, sans qu'aucune modification ne se soit produite dans le sacrement.
C'est ce qui semble arriver quand le sacrement se manifeste à un seul témoin
sous une apparence de chair ou d'enfant, tandis que les autres continuent à le
voir sous l'apparence du pain, ou quand le même témoin le voit un moment sous
une apparence de chair ou d'enfant, et ensuite sous l'apparence du pain. Il n'y
a pas là cependant d'illusion, comme en produisent les prestiges des magiciens,
car c'est Dieu qui forme dans l'oeil du voyant cette apparence, pour symboliser
une vérité, c'est-à-dire pour manifester que le corps du Christ existe vraiment
dans ce sacrement ; c'est ainsi que le Christ est apparu aux disciples marchant
vers Emmaüs, sans les rendre victimes d'une illusion. Car saint Augustin écrit
: "Lorsque l'image que nous formons a une valeur significative, elle n'est
pas un mensonge mais un symbole de la vérité." Et parce que, dans ce cas, il
n'y a aucune modification dans le sacrement, il est évident que le Christ ne
cesse pas d'exister dans ce sacrement, lorsque se produit une apparition de ce
genre.
Il arrive aussi
parfois qu'une telle apparition ne consiste pas seulement dans une modification
produite chez les voyants, mais la forme qu'ils voient a une existence réelle.
Il semble que ce soit le cas quand tout le monde voit le sacrement sous cette
forme, et cela non pas pour un moment mais pendant un long espace de temps. En
ce cas, prétendent certains, c'est l'aspect propre du corps du Christ qui se
manifeste. Peu importe que parfois on ne voie pas le Christ tout entier, mais
une partie de sa chair ; ou encore qu'on le voie non sous l'aspect d'un homme
jeune, mais avec la ressemblance d'un enfant. Car il est au pouvoir d'un corps
glorieux, comme on le verra plus loin, d'être vu par un oeil non glorifié soit
en totalité soit en partie, soit sous l'aspect qui lui est propre, soit sous
une ressemblance étrangère.
Mais cela semble
inadmissible.
- D'abord parce
que le corps du Christ ne peut être vu sous son aspect propre que dans un seul
lieu où il est contenu comme dans des limites. Aussi puisque c'est au Ciel
qu'on le voit et qu'on l'adore, ce n'est pas sous son aspect propre qu'il est
vu dans ce sacrement.
- Ensuite parce
que le corps glorieux, qui apparaît comme il veut, après son apparition
disparaît quand il veut, selon saint Luc (24, 3 1) : "Le Seigneur disparut
aux yeux des disciples." Or, ce qui apparaît sous l'aspect de la chair, dans
ce sacrement, demeure longtemps ainsi. Bien plus, on lit parfois qu'il a été
enfermé et, par la décision de nombreux évêques, mis en réserve dans un ciboire
; façon de faire qui serait impie, s'adressant au Christ sous son aspect
propre.
Il faut donc dire
qu'ici les dimensions antérieures subsistent, tandis que d'autres accidents
tels que la figure, la couleur, etc. sont miraculeusement modifiés pour faire
apparaître de la chair, du sang, ou même un enfant. Et, comme nous l'avons dit
plus haut, il n'y a pas là d'illusion, car cela se fait "en figure d'une
vérité", c'est-à-dire pour montrer par cette apparition miraculeuse que
dans ce sacrement se trouvent vraiment le corps et le sang du Christ. Ainsi
est-il clair que les dimensions demeurent, qui sont les fondements des autres
accidents, comme on le montrera plus loin : c'est ainsi que le corps du Christ
demeure vraiment dans ce sacrement.
Solutions :
1. Lorsqu'une telle apparition se produit, tantôt les espèces
subsistent totalement en elles-mêmes, et tantôt subsistent seulement selon ce
qui est principal en elles, on vient de le voir.
2. Dans ces apparitions, nous le savons, on ne voit pas
l'aspect propre du Christ, mais un aspect formé miraculeusement soit dans
l'oeil des témoins, soit encore dans les dimensions sacramentelles elles-mêmes,
on vient de le dire.
3. Les dimensions du pain et du vin consacrés subsistent, tandis
qu'il se produit miraculeusement une modification qui affecte, à côté d'elles, les
autres accidents, on vient de le dire.
1. Les accidents qui subsistent sont-ils privés de sujet ? - 2. La
quantité est-elle le sujet des autres accidents ? - 3. Ces accidents
peuvent-ils modifier un corps extérieur ? - 4. Peuvent-ils se dissoudre ? - 5.
Peuvent-ils engendrer une autre réalité ? - 6. Peuvent-ils nourrir ? - 7. La
fraction du pain consacré. - 8. Peut-on mélanger un liquide au vin consacré ?
Objections :
1. Il ne doit y avoir ni désordre ni fausseté dans ce
sacrement de vérité. Mais que des accidents existent sans sujet, c'est
contraire à l'ordre établi par Dieu dans la nature. En outre, cela aboutit à
une certaine fausseté puisque les accidents sont des signes qui révèlent la
nature du sujet. Dans ce sacrement il n'y a donc pas d'accidents sans sujet.
2. Même un miracle ne peut faire qu'une chose soit séparée de
sa définition, ou qu'à une chose convienne la définition d'une autre, par
exemple qu'un homme, tout en restant homme, soit un animal sans raison. Car il
s'ensuivrait que les contradictoires coexisteraient puisque, selon Aristote
"la définition, c'est cela même que signifie le nom de la chose". Or
il appartient à la définition de l'accident d'exister dans un sujet, et à la
définition de la substance de subsister par elle-même en dehors d'un sujet. Il
est donc impossible que, même miraculeusement, les accidents soient sans sujet
dans ce sacrement.
3. L'accident est individué par son sujet. Donc, si les accidents
demeurent sans sujet dans ce sacrement ils ne seront pas individuels mais
universels. Ce qui est évidemment faux, car alors ce seraient des accidents
intelligibles et non plus des accidents sensibles.
4. La consécration de ce sacrement ne confère aux accidents
aucune composition nouvelle. Mais, avant la consécration, ils n'étaient
composés ni de matière et de forme, ni d'existence et d'essence. Donc, même
après la consécration, ils ne sont composés selon aucun de ces modes de
composition. Mais c'est impensable parce qu'ils seraient alors plus simples que
les anges, tandis qu'au contraire ces accidents sont des accidents sensibles.
Ces accidents ne demeurent donc pas sans sujet dans ce sacrement.
Cependant :
Saint Grégoire le Grand dit que "les espèces sacramentelles
sont les attributs de ces réalités qui existaient auparavant, c'est-à-dire du
pain et du vin". Et ainsi, puisque la substance du pain et du vin ne
demeure pas, il semble que ces espèces existent sans sujet.
Conclusion :
Les accidents du
pain et du vin, que les sens appréhendent dans ce sacrement comme subsistant
après la consécration, n'ont pas pour sujet la substance du pain et du vin, qui
ne subsiste pas, comme on l'a vu. Ils n'ont pas non plus pour sujet leur forme
substantielle, qui ne subsiste pas ; et subsisterait-elle que, selon Boèce
"elle ne pourrait être un sujet". En outre, il est évident que ces
accidents n'ont pas pour sujet la substance du corps et du sang du Christ, car
la substance d'un corps humain ne peut aucunement être affectée de ces
accidents ; en outre, il est impossible que le corps du Christ, qui existe dans
la gloire et l'impassibilité, soit altéré de façon à recevoir des qualités de
ce genre.
Certains
prétendent qu'ils ont pour sujet l'air ambiant. Mais c'est impossible aussi.
- 1° Parce que
l'air ne peut recevoir de tels accidents.
- 2° Parce que de
tels accidents ne sont pas dans le même lieu que l'air ; au contraire, le
déplacement de ces espèces chasse l'air.
- 3° Parce que
"les accidents ne passent pas d'un sujet à l'autre", c'est-à-dire que
le même accident déterminé ne peut pas, après avoir existé dans un sujet, exister
ensuite dans un autre. En effet, l'accident reçoit sa détermination
individuelle du sujet qui le supporte. Il est donc impossible qu'en gardant la
même unité déterminée il soit tantôt dans un sujet, tantôt dans un autre.
- 4° Parce que, l'air
n'étant pas dépouillé de ses accidents propres, il aurait en même temps ses
accidents propres et des accidents étrangers. Et l'on ne peut pas dire que cela
soit réalisé miraculeusement en vertu de la consécration, car les paroles de la
consécration ne signifient rien de tel ; or elles ne réalisent que ce qu'elles
signifient.
On est donc
contraint d'admettre que, dans ce sacrement, les accidents subsistent sans
sujet. Ce qui peut être produit par la vertu divine. Car, puisque l'effet
dépend davantage de la cause première que de la cause seconde, Dieu, qui est la
cause première de la substance et de l'accident, peut par sa vertu infinie
conserver dans l'être un accident dont la substance a été enlevée, alors que
cette substance le conservait dans l'être comme étant sa cause propre. C'est
ainsi que Dieu peut produire d'autres effets des causes naturelles en se
passant de ces causes naturelles ; par exemple, il a formé un corps humain dans
le sein de la Vierge "sans la semence d'un homme".
Solutions :
1. Rien n'empêche qu'un être soit ordonné selon la loi commune
de la nature, alors que, cependant, son contraire est ordonné selon un
privilège spécial de la grâce, comme c'est évident lorsque des morts
ressuscitent ou que des aveugles recouvrent la lumière. Dans l'ordre humain, on
voit bien que des concessions sont faites à certains individus par privilège
spécial en dehors de la loi commune. Et ainsi, bien qu'il soit conforme à
l'ordre commun que l'accident existe dans le sujet, cependant, pour une raison
spéciale, selon l'ordre de la grâce, les accidents existent dans ce sacrement
sans avoir de sujet, pour les raisons que nous avons fait valoir plus haut.
2. L'être n'étant pas un genre, l'être (l'"exister")
lui-même ne peut être l'essence soit de la substance soit de l'accident. La
définition de la substance n'est donc pas : "l'être qui par soi existe
sans sujet", ni celle de l'accident ; "l'être qui existe dans un
sujet". Mais à la quiddité, ou essence de la substance, "il
appartient d'avoir l'exister non pas dans un sujet" ; à la quiddité, ou
essence de l'accident, "il appartient d'avoir l'exister dans un
sujet". Or, dans ce sacrement, s'il est accordé aux accidents d'exister
sans sujet, ce n'est pas par la vertu de leur essence, mais par la vertu divine qui
les soutient. C'est pourquoi ils ne cessent pas d'être des accidents, car on ne
les prive pas de leur définition d'accident et on ne leur attribue pas la définition
de la substance.
3. De tels accidents ont acquis leur être individuel dans la
substance du pain et du vin. Lorsque celle-ci est convertie au corps et au sang
du Christ, ils subsistent par la vertu divine comme accidents doués de l'être
individuel qu'ils possédaient précédemment. Ils ne cessent donc pas d'être
singuliers et sensibles.
4. De tels accidents, tant que demeurait la substance du pain
et du vin, n'avaient pas l'existence par eux-mêmes, pas plus que les autres
accidents ; mais c'est à eux que leur substance devait d'être telle ; c'est
ainsi que la neige est blanche par la blancheur. Mais après la consécration, les
accidents qui subsistent ont l'existence. Ils sont donc composés d'existence et
d'essence, comme on l'a vu dans la première Partie, au sujet des anges. Et avec
cela, ils sont composés comme ayant des parties quantitatives.
Objections :
1. "Il n'y a pas d'accident de l'accident", car
aucune forme ne peut être sujet, puisque être sujet est une propriété de la
matière. Mais la quantité est un accident. Elle ne peut donc être le sujet
d'autres accidents.
2. La quantité est individuée par la matière, et il en est
ainsi des autres accidents. Donc, si la quantité du pain ou du vin demeure
individuée selon l'être qu'elle possédait antérieurement, dans lequel elle se
maintient, les autres accidents eux aussi demeurent au même titre individués
selon l'être qu'ils possédaient antérieurement dans la substance. Ils ne sont
donc pas dans la quantité comme dans un sujet, puisque tout accident est
individué par son sujet.
3. Entre les divers accidents du pain et du vin qui subsistent
après la consécration, le rare et le dense sont eux aussi appréhendés par les
sens. Or ils ne peuvent exister dans une quantité qui existerait en dehors de
la matière. Car le rare est ce qui a peu de matière sous de grandes dimensions,
et le dense, ce qui a beaucoup de matière sous de petites dimensions, comme le
montre Aristote. Il apparaît donc que la quantité ne peut être le sujet des
accidents qui subsistent dans ce sacrement.
4. La quantité séparée du sujet semble être la quantité
mathématique. Or celle-ci n'est pas le sujet des qualités sensibles. Puisque
les accidents qui subsistent dans ce sacrement sont sensibles, il apparaît donc
qu'ils ne peuvent, dans ce sacrement, avoir pour sujet la quantité du pain et
du vin, qui subsiste après la consécration.
Cependant :
Les qualités ne
sont divisibles que par accident, c'est-à-dire en raison de leur sujet. Or, les
qualités qui subsistent dans ce sacrement sont divisées par la division de leur
quantité, ce dont nos sens ont l'évidence. Donc la quantité est le sujet des
accidents qui subsistent dans ce sacrement.
Conclusion :
On est contraint
d'affirmer que tous les accidents qui subsistent dans ce sacrement ont, en
guise de sujet, la quantité du pain et du vin, laquelle subsiste. En effet :
- 1° Il apparaît
aux sens qu'une certaine quantité existe ici comme colorée et affectée d'autres
accidents. Et en ces matières les sens ne se trompent pas.
- 2° La première
disposition de la matière est la quantité mesurée par les dimensions. C'est
pourquoi Platon a donné le "grand" et le "petit" comme
étant les premières différences de la matière. Et puisque le premier sujet est
la matière, il s'ensuit que tous les autres accidents se réfèrent au sujet par
l'intermédiaire de la quantité déterminée par les dimensions : de même dit-on
que la surface est le premier sujet de la couleur ; c’est pourquoi certains ont
donné les dimensions comme constituant les substances des corps, selon
Aristote. Et parce que, alors qu'on a enlevé le sujet, les accidents demeurent
selon l'être qu'ils possédaient antérieurement, il s'ensuit que tous les
accidents demeurent fondés sur la quantité.
- 3° Puisque le
sujet est le principe d'individuation des accidents, il faut que ce que l'on
donne comme sujet de certains accidents soit de quelque manière leur principe
d'individuation. Car il appartient à la raison d'individu de ne pouvoir exister
en plusieurs êtres. Ce qui arrive de deux façons. Ou bien parce qu'il n'est pas
dans sa nature d'exister dans quelque être que ce soit : c'est ainsi que les
formes immatérielles séparées, subsistant par elles-mêmes dans l'être, sont
aussi individuées par elles-mêmes. Ou bien parce qu'il est naturel à une forme
substantielle ou accidentelle d'exister dans un sujet, mais non dans plusieurs,
comme cette blancheur qui est dans ce corps. En ce qui concerne le premier
point (exister ou non dans un sujet), la matière est le principe
d'individuation de toutes les formes engagées ; car, puisque ces formes, autant
qu'il leur appartient, existent naturellement dans un être comme dans leur
sujet, du fait que l'une d'elles est reçue dans la matière qui n'est pas dans
un autre être, désormais cette forme, douée d'une telle existence, ne peut plus
exister ailleurs. À l'égard du second point (ne pas exister dans plusieurs
êtres), il faut dire que le principe d'individuation est la quantité déterminée
par ses dimensions. En effet il est naturel à un être d'exister dans un seul
sujet du fait que celui-ci est indivisé en soi-même et divisé de tous les
autres. Or la division échoit à la substance en raison de la quantité, dit
Aristote. Et c'est pourquoi la quantité déterminée par les dimensions est
précisément un certain principe d'individuation, en tant que des formes
numériquement diverses existent dans des parties diverses de la matière. Donc
la quantité a précisément par elle-même une certaine individuation ; ainsi nous
pouvons imaginer plusieurs lignes de même espèce, différentes par la position
qui entre dans la notion d'une telle quantité ; il convient en effet à la
dimension d'être une "quantité ayant position". C'est pourquoi la
quantité peut-être le sujet des autres accidents, plutôt que l'inverse.
Solutions :
1. L'accident ne peut par lui-même être le sujet d'un autre
accident ; parce qu'il n'existe pas par lui-même. Mais selon qu'il existe dans
un autre être, un accident est appelé le sujet d'un autre, en tant qu'un
accident est reçu dans le sujet par l'intermédiaire d'un autre ; c'est ainsi
qu'on dit de la surface qu'elle est le sujet de la couleur. Donc, quand la
vertu divine accorde à un accident d'exister par lui-même, il peut encore par
lui-même être le sujet d'un autre accident.
2. Les autres accidents, même selon l'existence qu'ils avaient
dans la substance du pain, étaient individués par l'intermédiaire de la
quantité, comme on vient de le voir. Et c'est pourquoi la quantité est le sujet
des autres accidents demeurant dans ce sacrement, plutôt que l'inverse.
3. Le rare et le dense sont des qualités conférées aux corps
du fait qu'ils ont beaucoup ou peu de matière sous les dimensions. De même
aussi que tous les autres accidents découlent des principes de la substance. Et
de même que, lorsque la substance est retirée, la vertu divine conserve les
autres accidents ; de même, lorsque la matière est retirée, la vertu divine
conserve les qualités qui accompagnent la matière, comme le rare et le dense.
4. La quantité mathématique ne fait pas abstraction de la
matière intelligible, mais de la matière sensible, selon Aristote. Or la matière est
dite sensible du fait qu'elle est le sujet de qualités sensibles. Par
conséquent, il est évident que la quantité déterminée par la dimension qui
subsiste sans sujet dans ce sacrement, n'est pas la quantité mathématique.
Objections :
1. Il est prouvé par le Philosophe (Aristote) que les formes
qui existent dans la matière viennent de formes matérielles et non de formes
séparées, parce que le semblable produit une action semblable à lui. Mais les
espèces sacramentelles sont des espèces sans matière, puisque, comme nous
l'avons vu, elles subsistent sans sujet. Elles ne peuvent donc modifier une
matière extérieure en lui donnant une nouvelle forme.
2. Lorsque cesse l'action de l'agent premier, l'action de
l'instrument cesse nécessairement ; ainsi lorsque le forgeron se repose, le
marteau ne bouge pas. Mais toutes les formes accidentelles agissent comme des
instruments en vertu de la forme substantielle qui joue le rôle d'agent
principal. Puisque, dans ce sacrement, la forme substantielle du pain et du vin
ne subsiste pas, comme on l'a vu plus haut, il apparaît que les formes
accidentelles qui subsistent ne peuvent agir pour modifier une matière
extérieure.
3. Aucun être n'agit au-delà de son espèce, car l'effet ne
peut être supérieur à la cause. Mais toutes les espèces sacramentelles sont des
accidents. Elles ne peuvent donc modifier une matière extérieure, au moins à
l'égard de sa forme substantielle.
Cependant :
Si ces espèces ne
pouvaient modifier les corps extérieurs, elles ne pourraient être perçues par
les sens, car la perception consiste en ce que le sens est modifié par le
sensible, selon Aristote.
Conclusion :
Puisque tout être
agit selon qu'il est un être en acte, il s'ensuit que tout être est dans la
même relation avec son agir qu'avec son être. Puisque, selon ce qui précède, la
vertu divine accorde aux espèces sacramentelles de subsister dans l'être
qu'elles possédaient lorsque existait encore la substance du pain et du vin, il
s'ensuit qu'elles conservent encore leur agir. Et c'est pourquoi toute l'action
qu'elles pouvaient exercer lorsque la substance du pain et du vin existait
encore, elles peuvent aussi l'exercer lorsque la substance du pain et du vin se
convertit au corps et au sang du Christ. Il n'est donc pas douteux quelles
peuvent modifier les corps extérieurs.
Solutions :
1. Les espèces sacramentelles, bien qu'elles soient des formes
existant sans matière, gardent cependant le même être qu'elles avaient
antérieurement dans la matière. C'est pourquoi, selon leur être, elles sont
assimilées aux formes qui existent dans la matière.
2. L'action de la forme accidentelle dépend de l'action de la
forme substantielle, comme l'être de l'accident dépend de l'être de la
substance. Et par conséquent, de même que la vertu divine accorde aux espèces
sacramentelles de pouvoir exister sans substance, de même elle leur accorde
d'agir sans forme substantielle, par la vertu de Dieu de qui, comme premier
agent, dépend toute action d'une forme, qu'elle soit substantielle ou
accidentelle.
3. La modification qui atteint la forme substantielle ne
provient pas de la forme substantielle immédiatement, mais par l'intermédiaire
des qualités actives et passives qui agissent en vertu de la forme
substantielle. Or, dans les espèces sacramentelles, cette vertu instrumentale
est conservée par la vertu divine telle qu'elle existait avant la consécration.
Et par conséquent, les espèces sacramentelles peuvent agir instrumentalement
sur la forme substantielle ; c'est ainsi qu'un être peut agir au-delà de son
espèce, non par sa vertu propre, mais par la vertu de l'agent principal.
Objections :
1. Un être se dissout par la séparation de la forme d'avec la
matière. Mais la matière du pain ne subsiste pas dans ce sacrement, comme on
l'a vu. Donc ces espèces ne peuvent se dissoudre.
2. Aucune forme ne se dissout sinon par accident, lorsque le
sujet s'est dissous ; si bien que les formes subsistantes par elles-mêmes sont
incorruptibles, comme c'est évident pour les substances spirituelles. Mais les
espèces sacramentelles sont des formes sans sujet. Donc elles ne peuvent se
dissoudre.
3. Si elles se dissolvent, ce sera naturellement ou miraculeusement.
Mais ce ne peut être naturellement, car on ne peut ici désigner un sujet de la
dissolution, qui demeurerait une fois la dissolution terminée. De même ce ne
sera pas miraculeusement ; car les miracles qui se produisent dans ce sacrement
se font en vertu de la consécration, par laquelle les espèces sacramentelles
sont conservées ; le même être ne peut causer à la fois la conservation et la
dissolution. Donc, en aucune manière, les espèces sacramentelles ne peuvent se
dissoudre.
Cependant :
Les sens
perçoivent que des hosties consacrées pourrissent et se dissolvent.
Conclusion :
La dissolution est
"un mouvement de l'être vers le non-être". Or on a vu plus haut que
les espèces sacramentelles gardent le même être qu'elles avaient auparavant, quand
la substance du pain et du vin existait. C'est pourquoi, de même que l'être de
ces accidents pouvait se dissoudre lorsque la substance du pain et du vin
existait, de même peut-il se dissoudre lorsque cette substance s'en va.
Ces accidents
pouvaient alors se dissoudre de deux façons : par soi et par accident :
- 1° Par soi, par
exemple lorsque les qualités s'altéraient ou que la quantité augmentait ou
diminuait. Il ne pouvait s'agir de ce mode d'augmentation ou de diminution qui
est réservé aux corps animés. Les substances du pain et du vin ne pouvaient
augmenter ou diminuer que par addition ou division : car, selon Aristote, par
division une dimension se dissout et en donne deux ; par addition, à l'inverse,
deux dimensions en donnent une seule. C'est de cette manière, évidemment, que
peuvent se dissoudre ces accidents après la consécration, car la dimension qui
subsiste peut subir une division aussi bien qu'une addition ; et puisqu'elle
est le sujet de qualités sensibles, elle peut encore être le sujet de leur
altération, par exemple si la couleur ou la saveur du pain ou du vin est
changée.
- 2° Ces espèces
peuvent encore se dissoudre par accident, à cause de la dissolution du sujet.
Et elles peuvent se dissoudre de cette façon même après la consécration. Bien
que le sujet, en effet, ne subsiste pas, l'être que ces accidents possédaient
dans le sujet subsiste cependant, et c'est un être propre et conforme au sujet.
C'est pourquoi cet être peut être dissous par un agent contraire, de la manière
dont se dissolvait la substance du pain et du vin ; et d'ailleurs celle-ci ne
se dissolvait qu'à la suite d'une altération portant sur des accidents.
Il faut cependant
distinguer entre ces deux modes de dissolution. Car, comme le corps et le sang
du Christ remplacent dans ce sacrement la substance du pain et du vin, s'il se
produisait une modification telle, du côté des accidents, qu'elle ne suffirait
pas à la dissolution du pain et du vin, une telle modification ne fait pas
disparaître de ce sacrement le corps et le sang du Christ. Soit que la
modification se fasse du côté de la qualité, par exemple lorsque la couleur ou
la saveur du pain ou du vin est légèrement modifiée ; ou bien du côté de la
quantité, comme lorsqu'on divise le pain ou le vin de telle façon que la nature
du pain ou du vin peut être sauvegardée dans les parties qui résultent de cette
division. Mais, si la modification était telle que la substance du pain et du
vin en auraient été dissoutes, le corps et le sang du Christ ne subsistent pas
sous ce sacrement. Et cela aussi bien du côté des qualités, comme lorsque la
couleur, la saveur et les autres qualités du pain ou du vin sont tellement
modifiées que la nature du pain ou du vin ne peut d'aucune manière subsister
après cette modification ; soit encore du côté de la quantité, par exemple si
le pain est réduit en poussière, ou le vin divisé en parties si petites que
désormais les espèces du pain et du vin ne subsistent plus.
Solutions :
1. Il appartient essentiellement à la dissolution d'enlever
l'existence de la chose envisagée. Donc, en tant que l'être d'une forme existe
dans la matière, il s'ensuit que la dissolution sépare la forme de la matière.
Mais si cet être, sans exister dans la matière, était cependant semblable à
l'être qui existe dans la matière, il pourrait être supprimé par dissolution, même
en dehors de l'existence de la matière : c'est ce qui arrive dans ce sacrement,
comme nous l'avons fait voir.
2. Bien que les espèces sacramentelles soient des formes
existant en dehors de la matière, elles ont cependant l'être qu'elles avaient
auparavant dans la matière.
3. Cette dissolution des espèces n'est pas miraculeuse mais
naturelle. Cependant elle présuppose le miracle qui s'est produit dans la
consécration, c'est-à-dire que ces espèces sacramentelles gardent sans sujet
l'être qu'elles avaient antérieurement dans le sujet ; c'est ainsi qu'un
aveugle, à qui la vue est rendue par un miracle, voit de façon naturelle.
Objections :
1. Tout ce qui est engendré est engendré à partir d'une
matière. A partir de rien, rien n'est engendré, quoique dans la création
quelque chose soit fait à partir de rien. Mais les espèces sacramentelles n'ont
aucune matière qui les supporte, sinon le corps du Christ qui n'est pas
susceptible de changement. Il apparaît donc que les espèces sacramentelles ne
peuvent donner naissance à rien.
2. Les êtres qui n'appartiennent pas au même genre ne peuvent
naître l'un de l'autre, car la ligne ne peut naître de la blancheur. Mais
l'accident et la substance diffèrent par le genre. Puisque les espèces
sacramentelles sont des accidents il apparaît qu'aucune substance ne peut
naître d'elles.
3. Si une substance corporelle naît des espèces sacramentelles,
elle ne sera pas dépourvue d'accidents. Donc, si une substance corporelle naît
des espèces sacramentelles, il faudra qu'un accident donne naissance à la
substance et à l'accident, que deux êtres divers naissent d'un seul, ce qui est
impossible. Il est donc impossible que les espèces sacramentelles donnent
naissance à une substance corporelle.
Cependant :
On voit
sensiblement que les espèces sacramentelles peuvent donner naissance à des
êtres nouveaux : de la cendre si on les brûle ; des vers si elles pourrissent ;
de la poussière si on les broie.
Conclusion :
"La dissolution d'un être donne naissance à un autre
être", dit Aristote. Il est donc nécessaire que les espèces sacramentelles
donnent naissance à un autre être lorsqu'elles se dissolvent, ce qui leur
arrive, nous venons de le voir. Or elles ne se dissolvent pas de façon à
disparaître entièrement comme si elles étaient réduites à rien, mais il est
manifeste qu'un être sensible les remplace.
Comment elles
peuvent donner naissance à un autre être, il est difficile de le voir. Car il
est évident que le corps et le sang du Christ, qui s'y trouvent véritablement, ne
peuvent donner naissance à rien, puisqu'ils sont incorruptibles. Si la
substance du pain ou du vin, ou leur matière, subsistait dans ce sacrement, il
serait facile de déterminer que c'est eux qui donnent naissance à cet être
sensible qui prend leur place, comme certains l'ont prétendu". Mais c'est
faux, selon les principes que nous avons posés.
C'est pourquoi
certains ont affirmé que ce qui naît ne provient pas des espèces sacramentelles,
mais de l'air ambiant. Ce qui apparaît impossible pour bien des raisons :
- 1° Parce que
l'être nouveau naît d'un être qu'on a vu précédemment s'altérer et se
dissoudre. Or aucune altération ou dissolution n'est apparue précédemment dans
l'air ambiant qui, ainsi, ne donne pas naissance à des vers ou à de la cendre.
- 2° Parce que la
nature de l'air n'est pas telle qu'il puisse donner naissance à autre chose par
de telles altérations.
- 3° Parce qu'il
peut arriver que des hosties consacrées soient brûlées ou pourrissent en grande
quantité, et il ne sera pas possible qu'une si grand quantité de matière
terrestre naisse de l'air, sinon par un très important et très notable
épaississement de cet air.
- 4° Parce que le
même phénomène peut arriver aux corps solides environnants, par exemple à du
fer ou des pierres : or ceux-ci demeurent entiers après cette naissance. Cette
explication ne peut donc se soutenir car elle contredit les évidences
sensibles.
C'est pourquoi
d'autres ont affirmé que dans cette dissolution des espèces se produit un
retour de la substance du pain et du vin, et qu'alors cette substance revenue
donne naissance aux cendres, aux vers, etc. Mais cette explication n'est pas
possible. D'abord parce que, si la substance du pain et du vin a été convertie
au corps et au sang, comme on l'a vu, elle ne pourrait revenir que si le corps
et le sang du Christ se reconvertissaient en la substance du pain et du vin, ce
qui est impossible ; de même, si l'air se convertit en feu, l'air ne peut
revenir que si le feu se reconvertit en air. Mais si la substance du pain ou du
vin était anéantie, elle ne pourrait revenir, car ce qui tombe dans le néant ne
revient pas dans le même être, numériquement identique, sauf peut-être à dire que
la substance revient parce que Dieu crée entièrement une substance nouvelle au
lieu de la première. Ensuite, cette solution paraît impossible parce qu'on ne
peut fixer le moment où la substance du pain reviendrait. Car il est évident, d'après
tout ce que nous avons dit, que, tant que subsistent les espèces du pain et du
vin, subsistent le corps et le sang du Christ, qui ne coexistent pas dans ce
sacrement, nous l'avons vu, avec la substance du pain et du vin. Donc la
substance du pain et du vin ne peut revenir tandis que les espèces du pain et
du vin subsistent. Et semblablement lorsqu'elles disparaissent ; car désormais
la substance du pain et du vin subsisterait sans accidents propres, ce qui est
impossible. A moins qu'on ne dise peut-être qu'au dernier instant de la
dissolution des espèces revient non pas la substance du pain et du vin, car cet
instant est celui-là même où les substances engendrées commencent d'exister ;
mais la matière du pain et du vin, comme créée de nouveau, serait dite revenir
à proprement parler. En ce sens, l'explication ci-dessus pourrait se soutenir.
Mais il ne semble
pas rationnel de dire que quelque chose arrive miraculeusement dans ce
sacrement, sinon précisément par la consécration en vertu de laquelle il n'est
pas question qu'une matière soit créée ou revienne. Il semble donc qu'il vaut
mieux dire ceci : C'est la consécration qui accorde miraculeusement à la
quantité du pain et du vin d'être le premier sujet des formes qui viendront
ensuite. Tel est le propre de la matière. Et c'est pourquoi, par voie de
conséquence, il est accordé à cette quantité tout ce qui est attribuable à la
matière.
Et c'est pourquoi
tout ce qui pourrait naître de la matière du pain si elle existait, tout cela
peut naître de cette quantité du pain et du vin, non pas par un nouveau miracle,
mais en vertu du miracle antérieur.
Solutions :
1. Bien qu'il n'y ait pas là de matière pour donner naissance
à un être nouveau, la quantité joue le rôle de matière, on vient de le voir.
2. Ces espèces sacramentelles sont bien des accidents, mais
elles ont l'acte et la vertu de la substance, nous venons de le dire.
3. La quantité du pain et du vin garde sa nature propre et
reçoit miraculeusement la vertu et la propriété de la substance. C'est pourquoi
elle peut aboutir à l'une et à l'autre, c'est-à-dire à la substance et à la
dimension.
Objections :
1. Saint Ambroise de Milan affirme : "Ce pain n'est pas
destiné au corps. Mais il est le pain de la vie éternelle, qui soutient la
substance de notre âme." Or tout ce qui nourrit est destiné au corps. Donc
ce pain ne nourrit pas. Et le même argument vaut pour le vin.
2. Comme dit Aristote : "Nous sommes nourris par les
éléments qui composent notre être." Or les espèces sacramentelles sont des
accidents dont l'homme n'est pas constitué, car l'accident n'est pas une partie
de la substance. Il apparaît donc que les espèces sacramentelles ne peuvent
nourrir.
3. Aristote dit aussi : "L'aliment nourrit en tant qu'il
est une certaine substance, et il fait croître en tant qu'il est une certaine
quantité." Mais les espèces sacramentelles ne sont pas une substance.
Elles ne peuvent donc pas nourrir.
Cependant :
Saint Paul, parlant de ce sacrement, écrit (1 Co 11, 21) :
"L'un a faim tandis que l'autre est ivre." Sur quoi la Glose :
"Il désigne ceux qui, après la célébration du mystère sacré et la
consécration du pain et du vin, récupéraient leurs oblations et, sans en faire
part aux autres, les consommaient tout seuls, si bien même qu'ils
s'enivraient." Or cela ne pouvait arriver si les espèces sacramentelles
n'étaient pas nourrissantes. Donc les espèces sacramentelles nourrissent.
Conclusion :
Cette question ne
présente pas de difficultés, maintenant que nous avons résolu la précédente.
L'aliment nourrit, selon Aristote, du fait qu'il se convertit en la substance
de celui qui est nourri. Or nous avons dit que les espèces sacramentelles
peuvent se convertir en une substance engendrée à partir d'elles. Pour les
mêmes raisons par lesquelles elles peuvent se convertir en cendres ou en vers, elles
peuvent se convertir au corps humain. C'est pourquoi il est évident qu'elles
nourrissent.
Certains disent
bien qu'elles ne nourrissent pas vraiment, en se convertissant au corps humain,
mais qu'elles restaurent et confortent par une certaine influence sur les sens
; c'est ainsi qu'un homme est conforté par l'odeur de la nourriture et enivré
par l'odeur du vin. Mais nos sens montrent que c'est faux. Une telle réfection
ne suffit pas à l'homme, dont le corps, soumis à une déperdition constante, a
besoin d'être restauré. Et pourtant un homme pourrait se soutenir longtemps
s'il consommait en grande quantité des hosties et du vin consacrés.
De même, on ne
peut admettre la position de certains, pour qui les espèces sacramentelles
nourrissent par la forme substantielle du pain et du vin, qui subsiste. D'abord
parce que nous avons vu qu'elle ne subsiste pas. Ensuite parce que nourrir
n'est pas l'acte de la forme mais plutôt de la matière, qui prend la forme de
celui qui se nourrit, tandis qu'elle perd sa forme primitive. C'est pourquoi, dit
Aristote, l'aliment au commencement est dissemblable, à la fin semblable.
Solutions :
1. On peut dire qu'après la consécration ce sacrement contient
du pain à un double titre. D'abord, il y a les espèces du pain, qui gardent le
nom de la substance antérieure : c'est ainsi que parle saint Grégoire. Ou bien
on peut appeler pain le corps même du Christ, qui est le pain mystique "qui
descend du Ciel". Lorsque saint Ambroise de Milan dit que "ce pain
n'est pas destiné au corps", il prend le pain en ce second sens : en effet
le corps du Christ n'est pas converti au corps de l'homme mais il restaure son
âme. Il n'est pas question ici de pain au premier sens.
2. Les espèces sacramentelles, bien qu'elles n'appartiennent
pas aux éléments qui constituent le corps, se convertissent cependant en eux, on
vient de le voir.
3. Les espèces sacramentelles, bien que n'étant pas une
substance, ont cependant la vertu de la substance, nous l'avons dit.
Objections :
1. Selon Aristote, les corps sont dits frangibles à cause
d'une disposition déterminée de leurs pores. Ce qu'on ne peut attribuer aux
espèces sacramentelles ; celles-ci ne peuvent donc être rompues.
2. La rupture d'un corps produit un son. Mais les espèces
sacramentelles ne sont pas sonores, car Aristote dit que le corps sonore est un
corps dur ayant une surface légère. Donc les espèces sacramentelles ne sont pas
rompues.
3. Être mangé, rompu ou mâché revient au même. Mais c'est le
vrai corps du Christ qui est mangé, selon le texte de saint Jean (6, 55-57) :
"Celui qui mange ma chair et boit mon sang, etc." C'est donc le corps
du Christ qui est rompu et mâché. Aussi est-il dit dans la confession de foi de
Bérenger : "Je reconnais avec la sainte Église romaine, je professe de
coeur et de bouche que le pain et le vin placés sur l'autel sont, après la
consécration, le vrai corps et le vrai sang du Christ, qui sont en vérité
maniés et rompus par les mains des prêtres, et broyés par les dents des
fidèles." La fraction ne doit donc pas être attribuée aux espèces
sacramentelles.
Cependant :
La fraction se
fait par division de la quantité. Mais ici on ne rompt aucun être doué de
quantité, sinon les espèces sacramentelles. Car ce n'est ni le corps du Christ
-qui est incorruptible-, ni la substance du pain -qui ne subsiste pas-. Ce sont
donc les espèces du pain qui sont rompues.
Conclusion :
De multiples
opinions ont été émises à ce sujet par les vieux auteurs. Certains ont dit que
dans ce sacrement il n'y avait pas de fraction réelle, mais seulement fraction
apparente. Cette position ne tient pas car, dans ce sacrement de vérité, les
sens ne sont pas trompés en ce qui est soumis à leur jugement : tel est le cas
de la fraction, par laquelle un seul être en devient plusieurs, ce qui rentre
dans le cas des sensibles communs, pour Aristote.
Aussi d'autres
ont-ils dit qu'il y avait là une vraie fraction, sans aucune substance. Mais
cela aussi contredit la constatation des sens. Car on voit dans ce sacrement un
être doué de quantité, qui existe dans l'unité, partagé ensuite en nombreux
fragments ; c'est donc cela qui doit être le sujet de la fraction.
Mais on ne peut
pas dire que le vrai corps du Christ soit lui-même rompu. D'abord parce qu'il
est incorruptible et impassible. Ensuite parce qu'il est tout entier sous
chaque partie, comme on l'a vu : ce qui s'oppose par définition à ce qu'il soit
rompu.
Il faut donc dire
finalement que la fraction, de même que les autres accidents, a pour sujet la
quantité. Et comme les espèces sacramentelles sont le signe du vrai corps du
Christ, ainsi la fraction de ces espèces est le signe de la passion du Seigneur,
qui est accomplie dans le vrai corps du Christ.
Solutions :
1. De même que le rare et le dense subsistent dans les espèces
sacramentelles comme on l'a déjà dit, de même y subsiste la porosité et par
conséquent la frangibilité.
2. La densité accompagne la dureté. C'est pourquoi, du fait
que la densité subsiste dans les espèces sacramentelles, la dureté y demeure
aussi, et donc la sonorité.
3. Ce qui est mangé sous son aspect propre, c'est cela même
qui sous le même aspect est rompu et mâché. Or le corps du Christ n'est pas
mangé sous son aspect propre, mais sous son aspect sacramentel. Aussi sur le
texte de saint Jean : "La chair ne sert de rien", saint Augustin
fait-il cette remarque : "Ceci est à entendre de ceux qui comprenaient
charnellement. Ils comprenaient la chair de la manière dont elle est déchirée
sur un cadavre ou vendue à la boucherie." Voilà pourquoi ce n'est pas en
lui-même que le corps du Christ est rompu, mais sous son aspect sacramentel.
C'est ainsi qu'il faut entendre la confession de foi de Bérenger : la fraction
et le broiement des dents se réfèrent à l'aspect sacramentel sous lequel se
trouve vraiment le corps du Christ.
Objections :
1. Tout liquide mélangé à un autre reçoit la qualité de
celui-ci. Mais aucun liquide ne peut recevoir la qualité des espèces
sacramentelles, parce que ces accidents existent en dehors de tout sujet, comme
on l'a vu. Il apparaît donc que nul liquide ne peut être mélangé aux espèces
sacramentelles du vin.
2. Si un liquide est mélangé à ces espèces, il faut qu'il en
résulte un seul être. Mais on ne peut faire un seul être ni en mélangeant un
liquide, qui est une substance, avec les espèces sacramentelles, qui sont des
accidents ; ni en mélangeant un liquide avec le sang du Christ, car celui-ci, en
raison de son incorruptibilité, n'admet ni addition ni diminution. Donc aucun
liquide ne peut être mêlé au vin consacré.
3. Si un liquide est mêlé au vin consacré, il semble que
lui-même deviendra consacré, comme de l'eau ordinaire qu'on mélange à de l'eau
bénite devient elle-même bénite. Mais le vin consacré est le vrai sang du
Christ. Donc le liquide lui-même, qu'on mélange, serait le sang du Christ. Et
ainsi le sang du Christ serait produit autrement que par la consécration, ce
qui est inadmissible. Donc on ne peut mélanger aucun liquide au vin consacré.
4. "Si de deux êtres l'un est totalement corrompu, il n'y
aura pas de mélange", dit Aristote. Mais le mélange d'un liquide
quelconque semble corrompre les espèces sacramentelles du vin, de telle sorte
que le sang du Christ cesse d'y exister. D'abord parce que le grand et le petit
sont des différences de la quantité et la diversifient, comme le blanc et le
noir diversifient la couleur. Ensuite parce que le liquide mélangé, ne
rencontrant pas d'obstacle, se répand dans tout le mélange ; et ainsi le sang
du Christ cesse d'y exister, car il ne coexiste ici avec aucune autre
substance. Donc aucun liquide ne peut être mélangé au vin consacré.
Cependant :
Les sens
constatent avec évidence qu'on peut mélanger au vin un autre liquide, aussi bien
après la consécration qu'avant celle-ci.
Conclusion :
La vraie solution
de ce problème découle de tout ce qui précède. On a vu déjà que les espèces qui
subsistent dans ce sacrement, de même qu'elles reçoivent en vertu de la
consécration le mode d'exister de la substance, reçoivent semblablement son
mode d'agir et de pâtir. C'est-à-dire qu'elles peuvent agir et pâtir exactement
comme ferait la substance si elle était présente. Or il est évident que si la
substance du vin était là on pourrait y mélanger un autre liquide.
Cependant ce
mélange aurait des effets divers, selon la nature du liquide et selon sa
quantité. Si en effet on mélangeait un liquide en telle quantité qu'il pût se
répandre dans tout le vin, le mélange serait total. Ce qui résulte du mélange
de deux êtres n'est ni l'un ni l'autre des composants, mais l'un et l'autre
aboutissent à une troisième réalité, composée des deux premières. Il
s'ensuivrait donc que le vin existant précédemment ne subsisterait pas, si le
liquide qu'on y mêle était d'une autre espèce : par exemple, si on y mélangeait
de l'eau, l'espèce du vin serait détruite et on aurait un liquide d'une autre
espèce. Mais, si le liquide ajouté était de la même espèce, par exemple si on
mêlait du vin au vin, la même espèce demeurerait, mais non le même vin dans son
individualité. C'est ce que montrerait la diversité des accidents, par exemple
si un vin était blanc et l'autre rouge.
Mais si le liquide
ajouté était en si petite quantité qu'il ne pût se répandre partout, on
n'aurait pas un mélange de tout le vin, mais seulement d'une de ses parties.
Celle-ci ne demeurerait pas la même dans son identité individuelle à cause du
mélange d'une matière extérieure. Il demeurerait cependant de la même espèce, non
seulement si ce peu de liquide était de la même espèce, mais même s'il était
d'une autre espèce : car une goutte d'eau mélangée à beaucoup de vin épouse
l'espèce du vin, selon le Philosophe (Aristote).
Or il est évident,
par tout ce qui précède, que le corps et le sang du Christ subsistent dans ce
sacrement aussi longtemps que les espèces demeurent dans leur identité
individuelle, car ce qui est consacré c'est ce pain et ce vin. Donc, si l'on
fait un mélange avec un liquide quelconque, mais en si grande quantité que ce
liquide atteigne tout le vin, qui sera entièrement mêlé et par conséquent
changera d'individualité, le sang du Christ ne subsistera pas. Mais si l'on
ajoute une assez petite quantité pour qu'elle ne puisse pas se répandre partout
mais seulement dans une partie des espèces, le sang du Christ cessera d'être
sous cette partie du vin consacré et subsistera sous le reste.
Solutions :
1. Le pape Innocent III dit dans une décrétale : "Les
accidents eux-mêmes semblent affecter le vin qu'on ajoute : car si l'on a
ajouté de l'eau, elle prend la saveur du vin. Il arrive donc que les accidents
changent le sujet, comme il arrive que le sujet change les accidents. La nature
s'efface devant le miracle et sa vertu opère au-dessus de son action
accoutumée." Mais il ne faut pas entendre cette parole comme si le même
accident, dans l'individualité qu'il avait dans le vin avant la consécration, se
retrouvait ensuite dans le vin ajouté ; mais un tel changement se fait par
l'action. Car les accidents du vin qui subsistent gardent l'action de la substance,
selon ce que nous venons de dire, et c'est ainsi qu'en le transformant ils
affectent le liquide ajouté.
2. Le liquide ajouté au vin consacré ne se mêle aucunement à
la substance du sang du Christ. Il se mêle cependant aux espèces sacramentelles
; de telle sorte toutefois qu'après le mélange ces espèces se dissolvent, soit
en totalité, soit en partie, selon le mode qu'on a déterminé x au sujet des
êtres qui peuvent naître de ces espèces. Et si elles se dissolvent en totalité,
il n'y a plus de question, car alors le tout sera homogène. Si elles ne se
dissolvent que partiellement, il y aura bien une seule dimension selon la
continuité de la quantité, mais non pas une seule selon le mode d'être, car si
une seule partie est sans sujet, l'autre existera dans un sujet ; de même que, si
un corps est constitué de deux métaux, il y aura un seul corps au point de vue
de la quantité, mais non selon la nature spécifique.
3. Comme le dit le pape Innocent III dans la décrétale
alléguée plus haut : "Si, après la consécration, on met d'autre vin dans
le calice, cet autre vin ne devient pas du sang et ne se mêle pas au sang ;
mais mêlé aux accidents du premier vin, il entoure de tous côtés le corps qui
s'y trouve caché, sans mouiller ce corps ainsi entouré." Cela doit s'entendre
quand on ne mélange pas une telle quantité de liquide ajouté que le sang du
Christ cesse d'exister sous le tout. Alors en effet on dit qu'il est entouré de
tous côtés parce qu'il toucherait le sang du Christ non pas selon ses
dimensions propres, mais selon les dimensions sacramentelles sous lesquelles il
est contenu. Il n'en va pas de même pour l'eau bénite, parce que la bénédiction
ne change rien à la substance de l'eau, comme fait la consécration pour le vin.
4. Certains ont affirmé que, si petit que soit le mélange de
liquide étranger, la substance du sang du Christ cessera d'exister sous
l'ensemble. Et cela pour la raison introduite dans l'objection. Mais cette
raison n'est pas contraignante. Car le grand et le petit ne diversifient pas la
quantité dans son essence mais dans la détermination de sa mesure.
Pareillement, le
liquide ajouté peut être en si petite quantité qu'il ne puisse se répandre dans
le tout, à cause de sa petitesse et non seulement de ses dimensions ; car bien
que celles-ci soient sans sujet, elles font obstacle à l'autre liquide, comme
ferait la substance si elle était là, selon ce qu'on vient de déterminer.
1. Quelle est la forme de ce sacrement ? - 2. La forme de la
consécration du pain est-elle appropriée ? - 3. La forme de la consécration du
sang est-elle appropriée ? - 4. La vertu de ces deux formes. - 5. La vérité de
leur langage. - 6. Les relations entre les deux formes.
Objections :
1. Il semble que "Ceci est mon corps" et "Ceci
est la coupe de mon sang" ne soit pas la forme de ce sacrement. En effet
ces paroles semblent appartenir à la forme par laquelle le Christ a consacré
son corps et son sang. Mais le Christ a d'abord béni le pain qu'il avait pris
en mains et il a dit ensuite : "Prenez et mangez : ceci est mon corps"
(Mt 26, 26). Et il a fait de même pour le calice. Les paroles en question ne
sont donc pas la forme du sacrement.
2. Eusèbe de Césarée dit que le prêtre invisible convertit en
son corps des créatures visibles en disant : "Prenez et mangez, ceci est
mon corps." C'est donc toute cette phrase qui paraît appartenir à la forme
du sacrement. Et le même argument vaut pour les paroles qui se rapportent au
sang.
3. Dans la forme du baptême on exprime la personne du ministre
et son acte, en disant : "Moi, je te baptise." Mais dans les paroles
en question il n'est fait aucune mention ni de la personne du ministre, ni de
son acte. Donc elles ne sont pas la forme sacramentelle appropriée.
4. La forme sacramentelle est suffisante pour accomplir
entièrement le sacrement. C'est pourquoi l'on peut parfois accomplir le sacrement
de baptême en se contentant de prononcer les paroles de la forme, et en
omettant toutes les autres paroles. Donc, si les paroles en question sont la
forme de ce sacrement, il apparaît qu'on pourrait parfois accomplir ce
sacrement en se contentant de prononcer les paroles en question et en omettant
toutes les autres paroles que la messe comporte. Cependant cela paraît faux, car,
si l'on omettait ces autres paroles, les paroles en question s'entendraient de
la personne du prêtre qui les prononce, et pourtant le pain et le vin ne sont
pas convertis au corps et au sang du prêtre. Les paroles en question ne sont
donc pas la forme de ce sacrement.
Cependant :
Saint Ambroise de Milan affirme : "La consécration se fait
par les mots et les paroles du Seigneur Jésus. Car tout ce qu'on dit d'autre
rend gloire à Dieu, sert à prier pour le peuple, pour les rois, pour tous.
Lorsque l'on accomplit le sacrement, le prêtre n'emploie plus ses propres
paroles, il emploie celles du Christ. C'est donc la parole du Christ qui
accomplit ce sacrement."
Conclusion :
Ce sacrement diffère
des autres en deux points :
- 1° D'abord en ce
qu'il est achevé dans la consécration de la matière, tandis que les autres
s'achèvent dans l'usage de la matière consacrée Ensuite parce que, dans les
autres sacrements, la consécration de la matière consiste seulement en une
bénédiction d'où la matière consacrée reçoit à titre d'instrument une vertu
spirituelle qui, par le ministre, -lequel est un instrument animé- peut
atteindre jusqu'aux instruments inanimés. Tandis que, dans ce sacrement, la
consécration de la matière consiste en une conversion miraculeuse de la
substance, que Dieu seul peut accomplir. C'est pourquoi le ministre en
accomplissant ce sacrement n'a pas d'autre action que d'émettre des paroles.
Et parce que la
forme doit être appropriée à la réalité sacramentelle, la forme de ce sacrement
diffère de celles des autres sacrements en deux points. Le premier, c'est que
les formes des autres sacrements se rapportent à l'emploi de la matière, par
exemple le baptême ou la chrismation ; tandis que la forme de ce sacrement se
rapporte uniquement à la consécration de la matière, qui consiste dans la
transsubstantiation, lorsqu'on dit : "Ceci est mon corps" ou :
"Ceci est la coupe de mon sang."
- 2° La deuxième
différence, c'est que les formes des autres sacrements sont émises au nom
personnel du ministre, soit en le désignant comme exerçant un acte, quand il
dit : "Je te baptise" ou "je te confirme" ; ou à
l'impératif, comme on dit dans le sacrement de l'ordre : "Recevez le
pouvoir..." ; ou par mode déprécatoire, comme on dit dans le sacrement de
l'extrême-onction : "Que par cette onction et notre intercession..."
Tandis que la forme de ce sacrement est émise à la place du Christ lui-même qui
parle ; on donne ainsi à entendre que, dans l'accomplissement de ce sacrement, le
ministre ne fait rien d'autre que de proférer les paroles du Christ.
Solutions :
1. A ce sujet il y a de nombreuses opinions :
- 1° Certains ont
dit que le Christ, qui avait un pouvoir d'excellence sur les sacrements, réalisa
ce sacrement sans aucune forme verbale, et qu'ensuite il émit les paroles par
lesquelles les autres prêtres consacreraient ensuite. Tel paraît le sens de ces
mots du pape Innocent III : "On peut vraiment dire que le Christ réalisa
par la vertu divine et ensuite exprima la forme sous laquelle ses successeurs
béniraient." Mais cette opinion est expressément contraire aux termes de
l’Évangile, selon lesquels le Christ "bénit", bénédiction qui fut
faite avec des paroles. Le texte du pape Innocent III exprime donc plutôt une
opinion personnelle qu'une définition.
- 2° Certains ont
encore prétendu que cette bénédiction fut faite avec des paroles que nous
ignorons. Mais cela non plus ne tient pas. Car la bénédiction consécratoire se
fait maintenant par le récit de ce qui s'est passé alors. Donc, si ce n'est pas
ces paroles qui ont accompli la consécration, elles ne l'accompliraient pas
davantage maintenant.
- 3° Et c'est
pourquoi d'autres ont avancé que cette bénédiction a été accomplie avec les
mêmes paroles que maintenant, mais que le Christ les a proférées deux fois. Une
première fois tout bas, pour consacrer. Une deuxième fois ouvertement, pour
instruire. Mais cela non plus ne tient pas. Car le prêtre consacre en proférant
ces paroles non pas en tant que prononcées par le Christ dans une bénédiction
secrète, mais en tant que proférées publiquement. Donc, comme ces paroles
tirent toute leur force de leur émission par le Christ, il apparaît que le
Christ lui aussi a consacré en les proférant ouvertement.
- 4° C'est
pourquoi d'autres ont dit que les Évangélistes, dans leur récit, n'ont pas
toujours observé l'ordre des événements : saint Augustin le montre. Il faut
donc comprendre que l'ordre réel des événements peut être rétabli ainsi :
"Prenant du pain, il le bénit en disant : "Ceci est mon corps"
et ensuite il le rompit et le donna à ses disciples." Mais on peut dégager
le même sens des paroles de l'Évangile, sans rien y changer. Car ce participe
"en disant" signale une certaine simultanéité des paroles prononcées
avec ce qui précède. Et il n'est pas nécessaire d'entendre cette simultanéité
seulement avec la dernière parole prononcée, comme si le Christ avait prononcé
ces paroles-là quand il donna l'eucharistie à ses disciples. Mais on peut
l'entendre avec tout ce qui précède. Le sens serait alors : "Tandis qu'il
bénissait, rompait et donnait à ses disciples, il dit ces paroles : Prenez, etc."
2. Ces paroles "Prenez et mangez" désignent l'usage
de la matière consacrée, qui n'appartient pas nécessairement à ce sacrement, comme
on l'a vu. C'est pourquoi ces paroles n'appartiennent pas à la substance de la
forme.
Cependant, parce
que l'usage de la matière consacrée appartient à une certaine perfection du
sacrement, de même que l'opération n'est pas la première, mais la seconde
perfection d'un être, toutes ces paroles expriment l'entière perfection de ce
sacrement. Ainsi Eusèbe de Césarée a-t-il compris que le sacrement est accompli
avec ces paroles, quant à sa première et à sa seconde perfection.
3. Dans le sacrement de baptême, le ministre exerce un certain
acte concernant l'usage de la matière, qui appartient à l'essence du sacrement,
ce qui n'est pas le cas dans l'eucharistie, si bien que la comparaison ne vaut
pas.
4. Certains ont dit que ce sacrement ne peut être accompli si
l'on prononce les paroles en question en omettant les autres, surtout celles du
canon de la messe. Mais cela est évidemment faux. D'abord, d'après les paroles
de saint Ambroise de Milan citées dans l'argument Cependant. Ensuite
parce que le canon de la messe n'est pas le même chez tous et a varié avec le
temps, ayant reçu des adjonctions de divers auteurs.
Il faut donc
soutenir que si le prêtre ne disait que les paroles en question, avec l'intention
d'accomplir ce sacrement, celui-ci serait réalisé, parce que l'intention ferait
comprendre que ces paroles sont prononcées au nom du Christ, même si ce n'était
pas signalé par le récit des paroles précédentes. Cependant ce prêtre pécherait
gravement, comme n'observant pas le rite de l'Église. Le cas n'est pas le même
dans le baptême, qui est le sacrement indispensable, tandis que si
l'eucharistie fait défaut, on peut y suppléer par la manducation spirituelle, dit
saint Augustin.
Objections :
1. La forme de ce sacrement doit exprimer son effet. Mais
l'effet qui s'accomplit dans la consécration du pain, c'est la conversion de la
substance du pain au corps du Christ, qui s'exprime mieux par le verbe devenir
que par le verbe être. On devrait donc dire dans la forme de ce sacrement :
"Ceci devient mon corps."
2. Saint Ambroise de Milan nous dit : "La parole du
Christ accomplit ce sacrement. Quelle parole du Christ ? Celle par qui tout a
été fait : le Seigneur a ordonné et les cieux et la terre furent créés."
La forme de ce sacrement aurait donc été mieux appropriée, formulée à
l'impératif, ce qui ferait dire : "Que ceci soit mon corps."
3. Le sujet de cette phrase concerne ce qui est converti, de
même que son attribut concerne le terme de la conversion. Mais, de même que
nous avons établi le terme de la conversion, qui est le corps du Christ, nous
en avons établi le sujet, qui n'est autre que le pain. Donc, de même qu'on met
un nom du côté de l'attribut, de même doit-on en mettre un du côté du sujet, ce
qui ferait dire "Ce pain est mon corps."
4. De même que le terme de la conversion est d'une nature
déterminée, puisque c'est le corps, de même il appartient à une personne
déterminée. Pour déterminer cette personne on devrait donc dire : "Ceci
est le corps du Christ."
5. Dans les paroles de la forme, on ne doit rien mettre qui
n'appartienne à sa substance. C'est donc à tort que dans certains livres on a
introduit la conjonction "car" qui n'appartient pas à la substance de
la forme.
Cependant :
Le Seigneur a
employé cette forme pour consacrer, comme on le voit en saint Matthieu (26, 26).
Conclusion :
Cette forme de
consécration du pain est parfaitement appropriée. On a vu en effet que cette
consécration consiste en la conversion de la substance du pain au corps du
Christ. Or il faut que la forme du sacrement signifie ce qui se réalise dans le
sacrement. Par conséquent la forme de la consécration du pain doit signifier
précisément la conversion du pain au corps du Christ. On peut en considérer
trois éléments : la conversion elle-même, son point de départ et son point
d'arrivée.
La conversion peut
être considérée à deux points de vue : dans son devenir et dans son résultat.
Or dans cette forme on devait signifier la conversion non pas dans son devenir
mais dans son résultat. D'abord parce que cette conversion n'est pas successive,
nous l'avons vu, mais instantanée. Or, dans les changements instantanés, le
devenir est identique à son résultat. Ensuite, parce que les formes
sacramentelles signifient l'effet du sacrement de la même façon que les formes
artificielles révèlent l'effet de l'art. La forme artificielle est la
ressemblance de l'effet ultime auquel se porte l'intention de l'artiste. C'est
ainsi que la forme de l'art dans l'âme du constructeur est la forme de la
maison construite, comme principe de son action ; et par voie de conséquence, c'est
la forme de la construction. Ainsi, dans cette forme sacramentelle, doit
s'exprimer la conversion dans son résultat, vers quoi se porte l'intention.
Et parce que cette
forme signifie la conversion dans son résultat, il faut qu'elle signifie les
termes de la conversion tels qu'ils se trouvent dans ce résultat. Alors le
point d'arrivée a la propre nature de sa substance ; mais le point de départ ne
subsiste pas selon sa substance, mais seulement selon les accidents qui le
proposent à la connaissance sensible, qui peut les discerner. Il est donc
approprié de désigner le point de départ de la conversion par un pronom
démonstratif rapporté aux accidents sensibles qui y subsistent. Quant au point
d'arrivée, il est exprimé par le nom signifiant la substance de l'être auquel
aboutit la conversion, lequel est tout le corps du Christ et non pas seulement
sa chair, nous l'avons vu. Par conséquent cette forme est tout à fait
appropriée : "Ceci est mon corps."
Solutions :
1. Ce n'est pas le devenir mais son résultat qui est le
dernier effet de cette consécration, nous venons de le dire. C'est donc plutôt
le résultat qui doit être exprimé par la forme.
2. La parole de Dieu a opéré dans la création du monde, et
elle opère encore dans cette consécration, mais différemment. Car ici elle
opère sacramentellement, c'est-à-dire selon sa puissance de signification. Et
c'est pourquoi il faut dans cette parole signifier le dernier effet de la
consécration par le verbe être au mode indicatif et au temps présent. Mais dans
la création du monde la parole divine opère par sa seule efficacité, laquelle
est commandée par sa sagesse. C'est pourquoi dans la création du monde la
parole du Seigneur s'exprime par un verbe à l'impératif, selon la Genèse (1, 3)
: "Que la lumière soit, et la lumière fut."
3. Lorsque la conversion est réalisée, le terme de départ ne
garde pas la nature de sa substance, comme le terme d'arrivée. Par conséquent
la comparaison ne vaut pas.
4. L'adjectif "mon" qui inclut la démonstration de
la première personne, celle de celui qui parle, exprime suffisamment la
personne du Christ au nom de qui ces paroles sont prononcées, comme on l'a vu.
5. Cette conjonction "car" est ajoutée à cette forme
selon l'usage de l’Église romaine, hérité de l'apôtre saint Pierre. Et cela
pour marquer la continuité avec les paroles précédentes ; c'est pourquoi elle
n'appartient pas plus à la forme que les paroles qui la précèdent.
Objections :
1. De même que le pain est converti au corps du Christ par la
vertu de la consécration, ainsi le vin au sang du Christ, comme on l'a vu. Mais
dans la forme de la consécration du pain, le corps du Christ est désigné
directement et l'on n'ajoute rien d'autre. Il n'est donc pas approprié dans
cette forme de désigner le sang du Christ indirectement, et d'ajouter comme
attribut direct "le calice" en disant : "Ceci est la coupe de
mon sang."
2. Les paroles prononcées dans la consécration du pain ne sont
pas d'une plus grande efficacité que celles qui sont prononcées dans la
consécration du vin, puisque ce sont dans les deux cas des paroles du Christ.
Mais dès qu'on a dit : "Ceci est mon corps", la consécration du pain
est achevée. Donc, dès qu'on a dit : "Ceci est la coupe de mon sang",
la consécration du sang est achevée. Et par conséquent toutes les paroles qui
suivent ne paraissent pas appartenir à la substance de la forme ; d'autant plus
qu'elles ne concernent que les propriétés de ce sacrement.
3. La nouvelle alliance semble relever de l'inspiration
intérieure comme on le voit du fait que saint Paul, dans l'épître aux Hébreux
(8, 6-10) cite ces paroles de Jérémie (31, 31-33) : "J'accomplirai avec la
maison d'Israël une alliance nouvelle en mettant mes lois dans leurs
esprits." Or le sacrement agit à l'extérieur d'une façon visible. Il ne
convient donc pas de dire, dans la forme du sacrement : "de la nouvelle
alliance".
4. On dit que quelque chose est nouveau quand il est près du
commencement de son être. Mais ce qui est éternel n'a pas de commencement de
son être. Il est donc illogique de dire : "Nouvelle et éternelle
alliance", car cela semble impliquer contradiction.
5. Il faut enlever aux hommes les occasions d'erreur, selon la
parole d'Isaïe (57, 4) : "Enlevez tout obstacle du chemin de mon
peuple". Mais certains se sont égarés, estimant qu'il y avait seulement
dans ce sacrement une présence mystique du corps et du sang du Christ. Il ne
convient donc pas de mentionner dans cette forme "mystère de foi".
6. On a vu plus haut que, si le baptême est le sacrement de la
foi, l'eucharistie est le sacrement de la charité. Dans cette forme on aurait
mieux fait de mentionner la charité plutôt que la foi.
7. Tout ce sacrement, à l'égard du corps comme à l'égard du
sang, est le mémorial de la passion du Seigneur, selon saint Paul (1 Co 11, 26)
: "Chaque fois que vous mangerez ce pain et que vous boirez ce calice, vous
annoncerez la mort du Seigneur." Il ne fallait donc pas faire mention de
la passion du Christ et de ses effets dans la formule de consécration du sang, quand
elle ne figure pas dans celle du corps. D'autant plus que, selon saint Luc (22,
19), le Seigneur a dit : "Ceci est mon corps, qui sera livré
pour vous."
8. La passion du Christ, on l'a vu, a profité à tous, par sa
pleine suffisance radicale. Quant à son efficacité effective, elle a profité à
beaucoup. Il fallait donc dire "qui sera répandu pour tous" ou "pour
beaucoup" sans ajouter "pour vous".
9. Les paroles par
lesquelles on accomplit ce sacrement tiennent leur efficacité de l'institution
du Christ. Mais aucun évangéliste ne rapporte que le Christ ait dit toutes ces
paroles. Cette forme de consécration du vin n'est donc pas celle qui convient.
Cependant :
L'Église, instruite
par les Apôtres, emploie cette forme dans la consécration du vin.
Conclusion :
Deux opinions se
sont manifestées au sujet de cette forme.
- Certains ont dit
que seules les paroles : "Ceci est la coupe de mon sang" appartiennent
à la substance de cette forme, et non les paroles qui suivent. Mais cela paraît
illogique, car les paroles qui suivent sont des déterminations de l'attribut, qui
est le sang du Christ, et par conséquent elles appartiennent à l'intégrité de
la phrase.
- C'est pourquoi
d'autres disent, avec plus de raison, que tout ce qui suit appartient à la
substance de la forme jusqu'à ce qui vient ensuite : "Toutes les fois que
vous ferez cela...", phrase qui concerne l'usage du sacrement, si bien
qu'elle n'appartient pas à la substance de la forme. Et c'est pourquoi le
prêtre prononce toutes ces paroles de la même façon et en accomplissant le même
rite, c'est-à-dire en tenant le calice en mains. Même, dans saint Luc (22, 20),
les paroles qui suivent sont placées au milieu des premières, puisqu'on y dit :
"Cette coupe est la nouvelle alliance dans mon sang."
Il faut donc
affirmer que toutes ces paroles appartiennent à la substance de la forme ; mais
les premières paroles : "Ceci est la coupe de mon sang" signifient
précisément la conversion du vin au sang, de la manière qu'on a dite à propos
de la consécration du pain ; et les paroles qui suivent désignent la vertu du
sang répandu dans la passion, vertu qui opère dans ce sacrement. Cette vertu a
un triple effet. Premièrement et principalement elle nous fait obtenir
l'héritage éternel, selon l'épître aux Hébreux (10, 19) : "Nous avons un
accès assuré au sanctuaire par son sang." Et pour désigner cela on dit :
"de la nouvelle et éternelle alliance". Deuxièmement elle nous fait
obtenir la justification gratuite, qui est le fruit de la foi (Rm 3, 25) :
"Dieu l'a destiné à être, par son propre sang, moyen de propitiation grâce
à la foi, afin qu'il soit juste et cause de justice pour qui a la foi en Jésus
Christ." Et à cet égard on ajoute : "mystère de la foi".
Troisièmement, cette vertu du sang écarte les obstacles à l'héritage éternel et
à la justification, qui sont les péchés, selon l'épître aux Hébreux (9, 14) :
"Le sang du Christ purifiera nos consciences des oeuvres mortes", c'est-à-dire
des péchés. Et à cet égard on ajoute : "Qui pour vous et pour beaucoup
sera répandu en rémission des péchés".
Solutions :
1. Lorsqu'on dit : "Ceci est la coupe de mon sang", c'est
une expression figurée, que l'on peut comprendre de deux façons. D'abord par
métonymie, le contenant étant pris pour le contenu, ce qui donne ce sens :
"Voici mon sang contenu dans la coupe." On fait mention de celui-ci
parce que le sang du Christ est consacré dans ce sacrement en tant qu'il est la
boisson des fidèles, ce qui n'est pas impliqué dans la notion de sang ; il a
donc fallu que ce sang fût désigné par le vase dont on se sert pour boire.
On peut entendre
aussi cette phrase comme comportant une métaphore : la coupe fait comprendre par
comparaison qu'il s'agit ici de la passion du Christ, laquelle enivre à la
manière d'un calice selon les Lamentations (3, 15) : "Il m'a comblé
d'amertumes, il m'a enivré d'absinthe", si bien que le Seigneur lui-même
appelle sa passion un calice lorsqu'il dit (Mt 26, 39) : "Que ce calice
passe loin de moi." Le sens est alors : "Voici le calice de ma
passion." On fait mention de celle-ci en consacrant le sang à part du
corps, parce que c'est la passion qui a séparé le sang du corps.
2. Puisque, comme on l'a vu, le sang consacré à part
représente explicitement la passion du Christ, c'est dans la consécration du
sang qu'on fait mention de l'effet de la passion du Christ, plutôt que dans la
consécration du corps qui est le sujet de la passion. Ceci est encore signifié
dans cette parole du Seigneur "qui sera livré pour vous", comme s'il
disait "qui pour vous sera soumis à la passion".
3. Le testament consiste à disposer d'un héritage. Or Dieu a
disposé que l'héritage céleste serait donné aux hommes par la vertu du sang de
Jésus-Christ. Car dit l'épître aux Hébreux (9, 16) : "Là où il y a
testament, il est nécessaire qu'intervienne la mort du testateur." Or le
sang du Christ a été donné aux hommes de deux façons. D'abord en figure, ce qui
appartient à l'ancienne alliance. C'est pourquoi l'Apôtre conclut ainsi le même
passage : "De là vient que la première alliance elle-même n'a pas été
inaugurée sans effusion de sang." C'est évident si l'on se souvient de
l'Exode (24, 19) : "Moïse, après avoir lu tout le dispositif de la loi, aspergea
tout le peuple en disant : Voici le sang de l'alliance que le Seigneur a
conclue avec vous." Ensuite le sang du Christ a été donné aux hommes dans
sa réalité, ce qui revient à la nouvelle alliance. C'est ce que saint Paul dit
avant le texte précédemment cité : "C'est pour cela que le Christ est le
médiateur d'une nouvelle alliance afin que, la mort étant intervenue, ceux qui
ont été appelés reçoivent la promesse de l'héritage éternel". On dit donc
ici : "le sang de la nouvelle alliance", parce qu'il nous est donné
désormais en réalité et non plus en figure. C'est pourquoi on ajoute "qui
sera répandu pour vous". - Quant à l'inspiration intérieure, elle procède
de la vertu du sang selon que nous sommes justifiés par la passion du Christ.
4. Cette alliance est nouvelle en raison du don qui en est
fait ; on l'appelle éternelle tant en raison de la préordination éternelle de
Dieu qu'en raison de l'héritage éternel qui est réglé par ce testament. En
outre, la personne même du Christ, dont le sang règle ce testament, est
éternelle.
5. On parle ici de "mystère" non pas pour exclure la
vérité mais pour signaler qu'elle est cachée. Car le sang du Christ, précisément,
se trouve dans ce sacrement d'une façon cachée ; et c'est d'une façon cachée qu'elle
fut préfigurée dans l'Ancien Testament.
6. On l'appelle "mystère de foi" au sens d'objet de
foi. Effectivement, que le sang du Christ se trouve réellement dans ce
sacrement, la foi seule nous le garantit. En outre, la passion du Christ
elle-même nous justifie par la foi. Quant au baptême, on l'appelle "le
sacrement de la foi" parce qu'il est une protestation de foi. Et notre
sacrement est le "sacrement de la charité" en tant qu'il la signifie
et la produit.
7. Comme on l'a vu, le sang consacré à part du corps
représente d'une façon plus expressive la passion du Christ. C'est pourquoi
dans la consécration du sang en fait mention de la passion du Christ et de ses
effets, plutôt que dans la consécration du corps.
8. Le sang de la passion du Christ n'a pas seulement
d'efficacité chez les juifs élus, auxquels avait été donné le sang de
l'ancienne alliance, mais encore chez les païens ; ni seulement chez les
prêtres qui accomplissent ce sacrement ou chez les autres qui le reçoivent, mais
encore chez ceux pour qui il est offert. C'est pourquoi le Seigneur dit
expressément "pour vous", les Juifs, "et pour beaucoup", c'est-à-dire
pour les païens ; ou bien "pour vous", qui mangez, "et pour
beaucoup" pour qui il est offert.
9. Le but des
évangélistes n'était pas de transmettre les formes des sacrements qui, dans la
primitive Église, devaient rester cachées, comme dit saint Denys le
pseudo-aréopagite. Mais ils ont écrit pour tisser l'histoire du Christ.
Et cependant
presque tous ces mots peuvent se retrouver dans divers passages de l'Écriture.
Car l'expression : "Ceci est la coupe" se trouve chez saint Luc (22, 20)
et chez saint Paul (1 Co 11, 25). On trouve dans saint Matthieu (26, 28) :
"Ceci est mon sang de la nouvelle alliance, qui sera répandu pour beaucoup
en rémission des péchés." Les paroles ajoutées : "éternelles" et
"mystère de foi", viennent de la tradition du Seigneur, qui est
parvenue à l'Église par l'intermédiaire des Apôtres, selon ce que dit saint Paul
(1 Co 11, 23) : "J'ai reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis."
Objections :
1. Saint Jean Damascène dit : "C'est par la seule vertu
de l'Esprit Saint que se fait la conversion du pain au corps du Christ."
Mais la vertu du Saint-Esprit est une vertu incréée. Ce sacrement n'est donc
accompli par aucune vertu créée qui se trouverait dans ces paroles.
2. Les oeuvres miraculeuses ne se font pas par une vertu créée,
mais par la seule vertu divine, comme on l'a vu dans la première Partie. Or la
conversion du pain et du vin au corps et au sang du Christ n'est pas une oeuvre
moins miraculeuse que la création du monde, ou même que la formation du corps
du Christ dans le sein de la Vierge, qui n'ont pu être accomplies par aucune
vertu créée. Donc ce sacrement n'est pas davantage consacré par une vertu créée
résidant dans ces paroles.
3. Ces paroles ne sont pas simples mais composées de beaucoup
d'éléments ; et elles ne sont pas proférées simultanément, mais successivement.
Or, en étudiant cette conversion, nous avons vu qu'elle est instantanée : il faut
donc qu'elle se fasse par une vertu simple, et ce ne peut être par la vertu de
ces paroles.
Cependant :
Saint Ambroise de Milan écrit : "S'il y a une telle vertu
dans la parole du Seigneur Jésus pour que ce qui n'existait pas commence à
exister, combien plus efficace est-elle pour faire que ce qui était existe et
soit changé en autre chose ? Et ainsi, ce qui était du pain avant la
consécration est désormais le corps du Christ après la consécration, parce que
la parole du Christ change la créature."
Conclusion :
Certains ont
prétendu qu'il n'existe aucune vertu créée, pour accomplir la
transsubstantiation, dans les paroles que nous avons étudiées, pas plus que
dans les autres formes sacramentelles, ni dans ces sacrements eux-mêmes pour
produire les effets de ces sacrements. Position, comme on l'a dit, qui
contredit aux affirmations des Pères et déroge à la dignité des sacrements de
la loi nouvelle. Aussi, comme ce sacrement est plus digne que les autres, nous
l'avons vu aussi, il s'ensuit que, dans les paroles constituant la forme de ce
sacrement, il y a une vertu créée pour produire la conversion de ce sacrement ;
vertu instrumentale, cependant, comme dans les autres sacrements. Car, puisque
ces paroles sont prononcées à la place du Christ, elles reçoivent, par son
ordre, une vertu instrumentale dérivée de lui, de même que toutes ses actions
et paroles possèdent instrumentalement une vertu porteuse de salut, comme on
l'a vu précédemment.
Solutions :
1. Lorsqu'on dit que seule la vertu du Saint-Esprit convertit
le pain au corps du Christ, on n'exclut pas la vertu instrumentale qui se
trouve dans la forme de ce sacrement. Ainsi, lorsqu'on dit que seul l'artisan
fabrique un couteau on n'exclut pas la vertu de son marteau.
2. Aucune créature ne peut accomplir des oeuvres miraculeuses
à titre d'agent principal. Mais elle peut les accomplir instrumentalement ;
c'est ainsi que le lépreux a été guéri précisément par le contact de la main du
Christ. C'est de cette manière que les paroles convertissent le pain au corps
du Christ. Cela n'a pu se produire dans la conception par laquelle le corps du
Christ a été formé, parce que rien ne pouvait recevoir du corps du Christ une
vertu instrumentale pour former ce même corps. Dans la création, d'autre part, il
n'y avait pas de terme qui pût servir de point de départ à l'action
instrumentale de la créature. L'argument par similitude ne vaut donc pas ici.
3. Ces paroles qui réalisent la consécration opèrent
sacramentellement. C'est pourquoi la vertu de conversion qui se trouve dans les
formes de ces sacrements dépend de leur signification, qui se termine lorsqu'on
prononce le dernier mot. Aussi est-ce au dernier instant de l'émission des
paroles que celles-ci sont en possession de leur vertu, mais en relation avec
les paroles qui précèdent. Et cette vertu est simple en raison de la
signification, bien qu'il y ait une certaine complexité dans la teneur
extérieure des paroles prononcées.
Objections :
1. Lorsque l'on dit : "Ceci est mon corps", "ceci"
est un démonstratif qui désigne la substance. Mais d'après ce que nous avons vu,
lorsque l'on profère ce pronom "ceci", la substance présente est
encore celle du pain, puisque la transsubstantiation ne s'opère qu'au dernier
instant de l'émission des paroles. Mais cette proposition est fausse : "Le
pain est le corps du Christ." Donc celle-ci aussi est fausse : "Ceci
est mon corps."
2. Le pronom "ceci" adresse sa démonstration aux
sens. Mais les espèces sensibles qui existent dans ce sacrement ne sont ni le
corps du Christ lui-même, ni les accidents du corps du Christ. Donc "Ceci
est mon corps" ne peut être une proposition vraie.
3. Ces paroles, comme on vient de le voir, réalisent par leur
signification la conversion du pain au corps du Christ. Mais la cause
réalisatrice d'un effet précède cet effet. Donc la signification de ces paroles
est comprise avant que se réalise la conversion du pain au corps du Christ.
Mais, avant la conversion, "Ceci est mon corps" est une proposition
fausse. Il faut donc juger qu'elle est fausse absolument. Et le même argument
vaut pour cette proposition : "Ceci est la coupe de mon sang, etc."
Cependant :
Ces paroles sont
proférées au nom du Christ, qui dit de lui-même (Jn 14, 6) : "Je suis la
Vérité."
Conclusion :
Autour de ce
problème les opinions se sont multipliées. Certains ont dit que dans la
proposition "Ceci est mon corps", le mot "ceci" comporte
une démonstration pensée et non exercée, car toute cette proposition est prise
matériellement, puisqu'elle est proférée par mode de récit. En effet le prêtre
rapporte que le Christ a dit : "Ceci est mon corps."
- Mais cette
position ne tient pas. Car, à ce compte, les paroles ne s'appliqueraient pas à
la matière corporelle présente, et ainsi le sacrement ne se réaliserait pas.
Car saint Augustin écrit : "La parole se joint à l'élément et voilà le
sacrement." D'ailleurs cette solution n'évite pas totalement la difficulté
de notre problème : les mêmes arguments valent pour ces paroles prononcées la
première fois par le Christ ; car il est évident qu'alors elles n'étaient pas
employées matériellement, mais pour leur valeur de signification. Il faut donc
dire que, même quand elles sont proférées par le prêtre, elles sont employées
pour leur valeur de signification et non matériellement. Et il n'y a pas à
objecter que le prêtre les profère par manière de récit, comme dites par le
Christ. Car, à cause de la vertu infinie du Christ (de même qu'au contact de sa
chair la vertu d'opérer une nouvelle naissance n'a pas atteint seulement les
eaux touchées par le Christ mais toutes les eaux de la terre, et cela pour tous
les siècles à venir), de même aussi, parce que ces paroles ont été émises par
le Christ, elles ont obtenu une vertu consécratoire, quel que soit le prêtre
qui les prononce, comme si le Christ les proférait présentement.
- C'est pourquoi
d'autres ont avancé que le mot "ceci", dans cette proposition, adresse
sa démonstration non pas aux sens mais à l'intellect. Le sens de "Ceci est
mon corps" serait : "Ce qui est signifié par ceci est mon
corps."
Mais cela non plus
ne peut tenir. Car puisque, dans les sacrements, est produit ce qui est
signifié, cette forme ne ferait pas que le corps du Christ soit dans ce
sacrement d'une façon réelle, mais seulement par mode de signe. Ce qui est
hérétique, nous l'avons dit précédemment.
- Et c'est
pourquoi d'autres ont soutenu que le mot "ceci" adresse sa
démonstration aux sens, mais que cette démonstration doit se comprendre non pas
pour l'instant où ce mot est prononcé, mais pour le dernier instant de la
proposition. Ainsi, lorsque quelqu'un dit : "Maintenant, je me tais",
l'adverbe "maintenant" indique l'instant qui suivra immédiatement le
prononcé de la proposition. Le sens est : "Aussitôt après avoir dit ces
paroles, je me tais." Mais ceci encore est insoutenable. Car, à ce compte,
le sens de la proposition serait : "Mon corps est mon corps." Or ce
n'est pas l'objet de cette proposition, car les choses existaient ainsi même
avant l'émission des paroles. Tel n'est donc pas le sens de cette proposition.
- Il faut donc
parler autrement. Comme on l'a vue, cette proposition a la vertu de réaliser la
conversion du pain au corps du Christ. C'est pourquoi elle est dans le même
rapport avec les autres propositions qui n'ont qu'une vertu significative et
non réalisatrice, que la conception de l'intellect pratique, qui est
réalisatrice, avec la conception de notre intellect spéculatif, qui est tirée
du réel. Car "les mots sont les signes des idées", selon Aristote.
C'est pourquoi, de même que la conception de l'intellect pratique ne présuppose
pas la réalité qu'elle conçoit mais la réalise, ainsi la vérité de notre
proposition ne présuppose pas la réalité mais la produit. Tel est le rapport
qui existe entre le verbe de Dieu et les réalités produites par ce verbe. Or
cette conversion ne s'accomplit pas graduellement mais instantanément, comme on
l'a vue. Il faut donc entendre cette proposition selon le dernier instant de
l'émission des paroles ; non pas que l'on présuppose du côté du sujet ce qui est
le terme de la conversion, c'est-à-dire que le corps du Christ soit le corps du
Christ ; ni même cela qui existait avant la conversion, c'est-à-dire du pain ;
mais ce qui est commun aux deux, comme contenu à la manière d'un genre commun à
ces deux termes sous ces espèces. En effet, ces paroles ne font pas que le
corps du Christ soit le corps du Christ, ni que le pain soit le corps du Christ
; mais que ce qui est contenu sous ces espèces, qui était d'abord du pain, soit
le corps du Christ. C'est pourquoi, explicitement, le Seigneur n'a pas dit :
"Ce pain est mon corps", ce qui serait conforme à l'interprétation de
la deuxième thèse ; ni : "Ce corps est mon corps", ce qui serait
conforme à l'interprétation de la troisième, mais, d'une façon indéterminée :
"Ceci est mon corps", sans mettre aucun nom du côté du sujet, mais
seulement un pronom qui signifie la substance d'une façon globale, sans qualité,
c'est-à-dire sans forme déterminée.
Solutions :
1. Le mot "ceci" désigne la substance, mais sans
déterminer de nature particulière, on vient de le dire.
2. Le pronom "ceci" ne montre pas les accidents
eux-mêmes, mais la substance contenue sous les accidents, laquelle était
d'abord du pain et est ensuite le corps du Christ. Car si ces accidents
n'informent pas celui-ci, ils le contiennent cependant.
3. La signification de cette proposition est comprise
préalablement à la réalité signifiée selon l'ordre de nature, comme la cause
est naturellement antérieure à l'effet, mais non selon l'ordre du temps, car
cette cause coexiste avec son effet. Et cela suffit pour que cette proposition
soit vraie.
Objections :
1. De même que le corps du Christ commence à exister dans ce
sacrement par la consécration du pain, de même le sang commence à exister par
la consécration du vin. Donc, si les paroles de la consécration du pain
produisaient leur effet avant la consécration du vin, il s'ensuivrait que dans
ce sacrement on produirait le corps du Christ privé de sang. Ce qui est inadmissible.
2. Un sacrement unique ne comporte qu’un seul achèvement.
C'est pourquoi, bien que le baptême comporte une triple immersion, la première
immersion n'obtient pas son effet avant que la troisième soit terminée. Mais
tout ce sacrement ne fait qu'un seul sacrement, comme on l'a vu plus haut. Donc
les paroles consécratoires du pain n'obtiennent pas leur effet sans les paroles
sacramentelles qui consacrent le vin.
3. Dans la forme de consécration du pain, déjà, il y a
plusieurs paroles, dont les premières ne produisent leur effet que lorsque la
dernière a été prononcée, comme on l'a vu. Donc, en vertu du même raisonnement,
les paroles qui consacrent le corps du Christ n'ont d'effet que lorsqu'on a
prononcé les paroles qui consacrent le sang du Christ.
Cependant :
Aussitôt dites les
paroles de consécration du pain, on offre l'hostie consacrée à l'adoration des
fidèles. On ne le ferait pas s'il n'y avait pas là le corps du Christ, car ce
serait de l'idolâtrie. Donc les paroles de la consécration du pain obtiennent
leur effet avant que soient prononcées les paroles de la consécration du vin.
Conclusion :
Certains docteurs
anciens ont prétendu que ces deux formes, celles de la consécration du pain et
du vin, s'attendent l'une l'autre pour agir, de telle façon que la première
n'accomplit pas son effet avant que la seconde soit prononcée.
Mais cela est
insoutenable. Car, comme on l'a vu, il est requis pour que la proposition :
"Ceci est mon corps" soit vraie, à cause du verbe au présent, que la
réalité signifiée coexiste dans le temps avec la signification même de la
proposition. Autrement, si l'on devait attendre pour l'avenir la réalisation de
ce qui est signifié, on emploierait un verbe au futur et non au présent on ne
dirait pas : "Ceci est mon corps", mais "Ceci sera mon
corps." Or la signification de cette proposition est achevée aussitôt
qu'est achevée l'émission de ces paroles. C'est pourquoi il faut que la réalité
signifiée soit aussitôt présente, car elle est l'effet de ce sacrement ;
autrement la proposition ne serait pas vraie. Cette thèse est contredite en
outre par le rite de l'Église, qui adore le corps du Christ aussitôt après
l'émission des paroles.
C'est pourquoi il
ne faut pas dire que la première forme attend la seconde pour agir, mais qu'elle
a son effet aussitôt.
Solutions :
1. C'est de ce raisonnement qu'est née l'erreur de ceux qui
ont avancé la thèse susdite. Il faut donc comprendre que, après la consécration
du pain, il y a là le corps du Christ en vertu du sacrement, et le sang en vertu
de la concomitance réelle. Mais ensuite, après la consécration du vin, il y a
là, inversement, le sang du Christ en vertu du sacrement et le corps du Christ
en vertu de la concomitance réelle. Si bien que le Christ tout entier est
présent sous chacune des deux espèces, comme on l'a déjà dit.
2. Ce sacrement est un par sa perfection, comme on l'a vu en
commençant, c'est-à-dire en tant qu'il est constitué de deux choses : de
nourriture et de boisson qui, toutes deux, possèdent par soi-même leur perfection.
Tandis que les trois immersions du baptême sont ordonnées à un seul effet.
C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.
3. Les diverses paroles qui se trouvent dans la forme
consécratoire du pain constituent la vérité d'une seule proposition ; ce qui n'est
pas le cas pour les paroles des diverses formes. C'est pourquoi la comparaison
ne vaut pas.
1. Ce sacrement confère-t-il la grâce ? - 2. L'effet de ce sacrement
est-il l'obtention de la gloire ? - 3. L'effet de ce sacrement est-il la
rémission du péché mortel ? - 4. Le péché véniel est-il remis par ce sacrement
? - 5. Toute la peine du péché est-elle remise par ce sacrement ? - 6. Ce
sacrement préserve-t-il des péchés futurs ? - 7. Ce sacrement profite-t-il à
d'autres qu'à ceux le consomment ? - 8. Ce qui empêche l'effet de ce sacrement.
Objections :
1. Ce sacrement est une nourriture spirituelle. Or on ne donne
de nourriture qu'au vivant. Puisque la vie spirituelle est constituée par la
grâce, ce sacrement ne convient qu'à celui qui a déjà la grâce. La grâce n'est
donc pas conférée par ce sacrement, en tant qu'il donnerait la grâce première.
Semblablement, il ne la donne pas davantage en tant qu'il augmenterait la grâce
; car la croissance spirituelle appartient, on l'a vu a, au sacrement de
confirmation. La grâce n'est donc pas conférée par ce sacrement.
2. Ce sacrement est employé comme une réfection spirituelle.
Mais la réfection spirituelle semble se rattacher davantage à l'utilisation de
la grâce qu'au don de la grâce. Il apparaît donc que la grâce n'est pas
conférée par ce sacrement.
3. Comme on l'a vu plus haut, dans ce sacrement "le corps
du Christ est offert pour le salut du corps et le sang pour le salut de
l'âme". Mais ce n'est pas le corps qui est sujet de la grâce : c'est l'âme,
comme on l'a montré dans la deuxième Partie. Donc, au moins à l'égard du corps,
la grâce n'est pas conférée par ce sacrement.
Cependant :
Le Seigneur dit en
saint Jean (6, 52) : "Le pain que je donnerai, c'est ma chair, pour la vie
du monde." Mais la vie spirituelle est donnée par la grâce. Donc la grâce
est conférée par ce sacrement.
Conclusion :
L'effet de ce
sacrement doit être considéré :
- 1° et à titre de
principe à partir de ce qui est contenu dans ce sacrement, et qui est le
Christ. Celui-ci, venant visiblement dans le monde, a apporté au monde la vie
de la grâce (Jn 1, 17) : "La grâce et la vérité a été faite par
Jésus-Christ." Et de même, venant sacramentellement dans l'homme, il
produit la vie de la grâce, selon cette parole (Jn 6, 58) : "Celui qui me
mange vivra par moi." Ce qui fait dire à saint Cyrille d'Alexandrie :
"Le Verbe de Dieu vivifiant, s'unissant à la chair qui lui est propre, la
rend vivifiante à son tour. Il convenait donc qu'il s'unisse d'une certaine
façon à nos corps par sa chair sacrée et son sang précieux, que nous recevons
pour une bénédiction vivifiante, dans le pain et le vin."
- 2° On considère
l'effet de ce sacrement à partir de ce qui est représenté par ce sacrement, et
c'est, comme on l'a vu, la passion du Christ. Et c'est pourquoi ce sacrement
opère dans l'homme l'effet que la passion du Christ a opéré dans le monde.
D'où cette parole
de saint Jean Chrysostome commentant saint Jean (19, 34) : "Aussitôt il
jaillit du sang et de l'eau" : "Puisque c'est de là que les saints
mystères tirent leur principe, lorsque tu t'approches de la coupe redoutable, c'est
comme si tu t'approchais du côté du Christ pour y boire." D'où cette
parole du Seigneur lui-même, en saint Matthieu (26, 28) : "Ceci est mon
sang, qui sera répandu pour vous, en rémission des péchés."
- 3° On considère
l'effet de ce sacrement à partir du mode selon lequel ce sacrement nous est
donné ; or il est donné par mode de nourriture et de boisson. Aussi tout
l'effet que la nourriture et la boisson matérielle produisent à l'égard de la
vie matérielle -sustenter, accroître, réparer et délecter- tout cela, ce
sacrement le fait à l'égard de la vie spirituelle. Ainsi saint Ambroise de
Milan : "Ceci est le pain de la vie éternelle, qui fortifie la substance
de notre âme." Et saint Jean Chrysostome, commentant saint Jean : "Il
se présente à nous, qui désirons le toucher, le manger et l'embrasser." Si
bien que le Seigneur dit lui-même (Jn 6, 56) : "Ma chair est vraiment
nourriture et mon sang est vraiment boisson."
- 4° On considère
l'effet de ce sacrement à partir des espèces sous lesquelles ce sacrement est
donné. D'où cette parole de saint Augustin : "Notre Seigneur a présenté
son corps et son sang dans ces éléments qui, à partir d'une multitude, sont
réduits à l'unité car l'un", le pain, "est une seule masse faite de
multiples grains ; l'autre", le vin, "est un seul liquide fait de
multiples grappes". Et il dit ailleurs : "Ô mystère de bonté, ô signe
d'unité, ô lien de charité !"
Et puisque le
Christ et sa passion sont cause de la grâce, et que la réfection spirituelle et
la charité ne peuvent exister sans la grâce : de tout ce qu'on vient de dire il
apparaît avec évidence que ce sacrement confère la grâce.
Solutions :
1. On doit dire que ce sacrement possède par lui-même la vertu
de conférer la grâce ; car personne ne possède la grâce avant la réception de
ce sacrement à moins qu'il ne l'ait reçu par un certain voeu, soit par lui-même,
comme les adultes, soit par le voeu de l'Église, comme les tout-petits, ainsi
qu'on l'a dit plus haut. Aussi revient-il à l'efficacité de sa vertu, au moins
par le voeu qu'on en a, qu'on obtienne la grâce par laquelle on est vivifié
spirituellement. Il reste donc que, lorsque le sacrement est reçu réellement, la
grâce est augmentée et la vie spirituelle perfectionnée. Mais c'est autrement
que par le sacrement de confirmation, dans lequel la grâce est augmentée et
perfectionnée pour nous faire tenir bon contre les assauts extérieurs des
ennemis du Christ. Tandis que, par notre sacrement, la grâce est augmentée et
la vie spirituelle perfectionnée pour que l'homme soit parfait en lui-même, par
union à Dieu.
2. Ce sacrement confère la grâce d'une façon spirituelle, avec
la vertu de charité. Aussi saint Jean Damascène compare-t-il ce sacrement à la
braise de la vision d'Isaïe. Car "la braise n'est pas du bois ordinaire, mais
du bois uni au feu : c'est ainsi que le pain de la communion n'est pas du pain
6rditaire, mais du pain uni à la divinité". Comme le dit saint Grégoire le
Grand : "L'amour de Dieu n'est pas oisif ; car, s'il existe, il fait de
grandes choses." Aussi ce sacrement, autant que cela dépend de sa vertu, non
seulement confère l'habitus de la grâce et de la vertu, mais encore l'excite à
produire son acte, comme dit saint Paul (2 Co 5, 14) : "La charité du
Christ nous presse." De là vient que, par la vertu de ce sacrement, l'âme
est spirituellement restaurée, du fait qu'elle est délectée et d'une certaine
manière enivrée par la douceur de la bonté divine, selon la parole du Cantique
(5, 1) : "Mangez, mes amis, et buvez ; et enivrez-vous, mes
bien-aimés."
3. Parce que les sacrements opèrent le salut qu'ils signifient,
on dit, selon une certaine assimilation, que, dans ce sacrement, "le corps
est offert pour le salut du corps, et le sang pour le salut de l'âme", bien
que l'un et l'autre opèrent pour le salut de tous deux, puisque le Christ tout
entier est sous chacun d'eux, comme on l'a vu. Et bien que le corps ne soit pas
sujet immédiat de la grâce, cependant l'effet de la grâce rejaillit sur le corps
; puisque, présentement, "nous faisons de nos membres des armes pour la
justice de Dieu" (Rm 6, 13) et que, dans l'avenir, notre corps partagera
l'incorruption et la gloire de l'âme.
Objections :
1. L'effet est proportionné à sa cause. Mais ce sacrement
convient aux voyageurs, d'où son nom de "viatique". Donc, puisque les
voyageurs ne sont pas encore capables de posséder la gloire, il apparaît que ce
sacrement ne cause pas l'obtention de la gloire.
2. La cause suffisante étant posée, l'effet est posé. Mais
beaucoup reçoivent ce sacrement, qui ne parviendront jamais à la gloire, comme
le montre saint Augustin. Ce sacrement n'est donc pas cause de l'obtention de
la gloire.
3. Un être plus grand n'est pas produit par un être moindre.
Car rien n'agit au-delà de son espèce. Mais c'est chose moindre de recevoir le
Christ sous une apparence étrangère, ce qui a lieu dans ce sacrement, que de
jouir de lui sous son apparence propre, ce qui est le fait de la gloire. Donc
ce sacrement ne cause pas l'obtention de la gloire.
Cependant :
Il est dit en
saint Jean (6, 52) : "Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra
éternellement." Mais la vie éternelle est la vie de la gloire. L'effet de
ce sacrement est donc l'obtention de la gloire.
Conclusion :
On peut considérer
dans ce sacrement d'une part ce dont il tient son effet, c'est-à-dire le Christ
en personne, qu'il contient, et sa passion, qu'il représente. Et d'autre part
ce par quoi il produit son effet, c'est-à-dire l'usage du sacrement et les
espèces sacramentelles. Et à ce double point de vue, il revient à ce sacrement
de causer l'obtention de la vie éternelle. En effet le Christ en personne, par
sa passion, nous a ouvert l'accès de la vie éternelle : "Il est médiateur
de la nouvelle alliance pour que, par l'intermédiaire de sa mort, ceux qui sont
appelés reçoivent l'éternel héritage promis" (He 9, 15). C'est pourquoi on
dit, dans la forme de ce sacrement : "Ceci est la coupe de mon sang, de la
nouvelle et éternelle alliance." De même encore, la réfection produite par
la nourriture spirituelle, et l'unité signifiée par les espèces du pain et du
vin, sont bien possédées présentement, mais de manière imparfaite, alors
qu'elles seront possédées de manière parfaite dans l'état de gloire. Aussi
saint Augustin dit-il, sur le texte de saint Jean (6, 56) : "Ma chair est
vraiment une nourriture" : "Puisque les hommes demandent à la
nourriture et à la boisson de n'avoir plus faim ni soif, en vérité cela n'est
accordé que par cette nourriture et cette boisson qui rendent ceux qui les
consomment immortels et incorruptibles dans la société des saints, où il y aura
la paix, et une unité complète et parfaite."
Solutions :
1. La passion du Christ, en vertu de quoi ce sacrement opère, est
bien cause suffisante de la gloire, mais non pas à ce point que par elle nous
soyons introduits aussitôt dans la gloire : il faut d'abord "que nous
souffrions avec lui", pour ensuite "être glorifiés avec lui" (Rm
8, 17). De la même façon ce sacrement ne nous introduit pas aussitôt dans la
gloire, mais il nous donne la force de parvenir à la gloire. Et c'est pourquoi
il est appelé "viatique". Ceci est figuré au 1er livre des
Rois (19, 8), où l'on raconte qu'Élie "mangea et but, et il marcha, dans
la force procurée par cette nourriture, pendant quarante jours et quarante
nuits, jusqu'à l'Horeb, la montagne de Dieu".
2. La passion du Christ ne produit pas son effet chez ceux qui
ne se comportent pas envers elle comme ils le doivent ; de même, ce sacrement
ne procure pas la gloire à ceux qui ne le reçoivent pas comme il faut. Ce qui
fait dire à saint Augustin : "Le sacrement est une chose, et la vertu du
sacrement en est une autre. Beaucoup participent à l'autel et y trouvent la
mort. Mangez donc spirituellement le pain du Ciel : présentez-vous à l'autel
avec innocence." Il n'y a donc pas à s'étonner si ceux qui ne gardent pas
l'innocence n'obtiennent pas l'effet de ce sacrement.
3. Si l'on mange le Christ sous une apparence étrangère, cela
tient à la notion même du sacrement, qui agit comme une cause instrumentale. Or
rien n'empêche une cause instrumentale de produire un effet qui la dépasse, comme
on l'a montré plus haut.
Objections :
1. On dit dans une oraison : "Que ce sacrement lave nos
crimes." Mais les "crimes" désignent les péchés mortels. Donc
les péchés mortels sont lavés par ce sacrement.
2. Ce sacrement agit par la vertu de la passion du Christ, de
même que le baptême. Mais nous avons vu que les péchés mortels sont remis par
le baptême. Ils le sont donc aussi par ce sacrement ; d'autant plus qu'on dit, dans
la forme de ce sacrement : "Qui sera répandu pour la multitude, en
rémission des péchés."
3. On vient de voir que la grâce est conférée par ce
sacrement. Mais c'est par la grâce que l'homme est justifié des péchés mortels,
selon saint Paul (Rm 3, 24) : "Nous avons été justifiés gratuitement par
sa grâce." Donc les péchés mortels sont remis par ce sacrement.
Cependant :
On lit dans la 1ère
aux Corinthiens (11, 29) : "Celui qui mange et boit indignement mange et
boit son propre jugement." Or la Glose dit à cet endroit que "celui
qui mange et boit indignement, c'est celui qui est dans le crime, ou qui se
comporte sans respect ; et celui-là mange et boit son propre jugement, c'est-à-dire
sa damnation". Donc celui qui est dans le péché mortel, du fait qu'il
reçoit ce sacrement, accumule sur lui-même les péchés, plus qu'il n'obtient la
rémission de son péché.
Conclusion :
On peut considérer
la vertu de ce sacrement en se plaçant à deux points de vue :
- 1° On peut
considérer le sacrement en lui-même. A ce point de vue, ce sacrement a la vertu
qu'il faut pour remettre n'importe quels péchés, en vertu de la passion du
Christ, qui est la source et la cause de la rémission des péchés.
- 2° Mais on peut
se placer à un autre point de vue et considérer ce sacrement par rapport à
celui qui le reçoit, selon qu'on trouve en lui, ou non, obstacle à percevoir
l'effet de ce sacrement. Or quiconque a conscience d'un péché mortel possède en
lui-même un obstacle à percevoir l'effet de ce sacrement, parce qu'il n'est pas
un sujet adapté à ce sacrement ; d'une part, parce que spirituellement il n'a
pas la vie, et ainsi il ne doit pas prendre une nourriture spirituelle, ce qui
n'appartient qu'à un vivant ; d'autre part, parce qu'il ne peut pas s'unir au
Christ, -ce que réalise ce sacrement-, aussi longtemps qu'il est attaché au
péché mortel. C'est pourquoi il est dit, au livre des Croyances ecclésiastiques
: "Si l'âme est attachée au péché, la réception de l'eucharistie la charge
plus qu'elle ne la purifie." Par conséquent, chez celui qui reçoit
l'eucharistie avec la conscience d'un péché mortel, ce sacrement n'opère pas la
rémission du péché.
Ce sacrement peut
toutefois opérer la rémission du péché de deux façons. D'abord lorsqu'il n'est
pas reçu effectivement, mais par voeu : c'est le cas de l'homme qui reçoit la
justification première de son péché. Ensuite, lorsqu'il est reçu par un homme
en péché mortel, mais qui n'a pas conscience de son péché et n'y est pas
attaché. Peut-être en effet que, tout d'abord, il n'avait pas été suffisamment
contrit ; mais, venant avec dévotion et respect, il obtiendra par ce sacrement
la grâce de la charité, qui rendra parfaites sa contrition et la rémission de
son péchés.
Solutions :
1. Nous demandons "que ce sacrement lave nos
crimes". Ou bien il s'agit de ceux dont nous n'avons pas conscience, selon
la parole du Psaume (19, 13) : "Purifie-moi, Seigneur, des fautes qui me
sont cachées" ; ou bien nous demandons que la contrition devienne parfaite
en nous pour la rémission de nos péchés ; ou bien encore nous prions pour
obtenir la force d'éviter les crimes.
2. Le baptême est une génération spirituelle, qui est un
passage du non-être spirituel à l'existence spirituelle ; et il est donné par
mode d'ablution. Aussi, à ces deux points de vue, il n'est pas illogique qu'un
homme vienne au baptême avec la conscience du péché mortel. Mais, par
l'eucharistie, l'homme absorbe le Christ par mode de nourriture spirituelle ;
ce qui ne convient pas à celui dont ses péchés font un mort. C'est pourquoi la
comparaison ne vaut pas.
3. La grâce est cause suffisante de la rémission du péché
mortel ; toutefois elle ne remet effectivement le péché mortel que lorsqu'elle
est donnée au pécheur pour la première fois. Or ce n'est pas ainsi qu'elle est
donnée dans ce sacrement. Par conséquent, l'argument ne porte pas.
Objections :
1. Ce sacrement, dit saint Augustin, est "le sacrement de
la charité". Mais les péchés véniels ne sont pas contraires à la charité, comme
on l'a vu dans la deuxième Partie. Puisque le contraire est enlevé par son
contraire, il apparaît donc que les péchés véniels ne sont pas remis par ce
sacrement.
2. Si les péchés véniels étaient remis par ce sacrement, la
même raison pour laquelle un seul est remis ferait que tous le seraient. Mais il
n'apparaît pas que tous soient remis ; autrement il arriverait souvent qu'on
n'aurait aucun péché véniel, ce qui s'oppose à la parole de saint Jean (1 Jn 1,
8) : "Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous trompons
nous-même." Donc aucun péché véniel n'est remis par ce sacrement.
3. Les contraires s'excluent réciproquement. Mais les péchés
véniels n'interdisent pas de recevoir ce sacrement, car la parole en saint Jean
(6, 59) : "Si quelqu'un en mange, il ne mourra jamais" est ainsi
commentée par saint Augustin : "Approchez-vous de l'autel dans l'innocence
pourvu que les péchés, fussent-ils quotidiens, ne soient pas mortels."
Donc les péchés véniels, eux non plus, ne sont pas ôtés par ce sacrement.
Cependant :
Le pape Innocent
III dit que ce sacrement "détruit le péché véniel et préserve des péchés
mortels".
Conclusion :
On peut considérer
deux choses dans ce sacrement : le sacrement lui-même, et la "réalité"
du sacrement.
Et des deux côtés
on voit que ce sacrement possède une vertu pour la rémission des péchés
véniels. Car ce sacrement se prend sous l'aspect d'un aliment nourrissant. Or
la nutrition procurée par l'aliment est nécessaire au corps pour restaurer ce
que perd quotidiennement par l'action de la chaleur naturelle. Et, sur le plan spirituel,
il se produit en nous, quotidiennement, une déperdition due à l'ardeur de la
convoitise, par les péchés véniels qui diminuent la ferveur de la charité, comme
on l'a montré dans la deuxième Partie. C'est pourquoi il appartient à ce
sacrement de remettre les péchés véniels. Aussi saint Ambroise de Milan dit-il
qu'on mange ce pain quotidien "pour remédier à la faiblesse
quotidienne".
Quant à la "réalité"
de ce sacrement, c'est la charité, dont ce sacrement excite non seulement
l'habitus, mais l'acte : c'est par là que les péchés véniels sont effacés. Il
est donc évident que les péchés véniels sont remis par la vertu de ce
sacrement.
Solutions :
1. Les péchés véniels, bien qu'ils ne s'opposent pas à la
charité quant à son habitus, s'opposent cependant à la charité quant à la
ferveur de son acte, qui est excitée par ce sacrement. C'est pour ce motif
qu'il enlève les péchés véniels.
2. Il ne faut pas entendre cette parole de saint Jean en ce
sens qu'il serait impossible, à aucun moment, de n'avoir à se reprocher aucun
péché véniel, mais en ce sens que même les saints ne passent pas la vie
présente sans commettre de péchés véniels.
3. La charité, que donne ce sacrement, a plus de force que les
péchés véniels ; car la charité, par son acte, enlève les péchés véniels, et
cependant ceux-ci ne peuvent totalement empêcher l'acte de la charité. Et le
même raisonnement vaut pour ce sacrement.
Objections :
1. Par ce sacrement, l'homme reçoit en lui l'effet de la
passion du Christ, on l'a dit, de même que par le baptême. Mais par le baptême
l'homme reçoit la rémission de toute la peine, en vertu de la passion du Christ,
qui a suffisamment satisfait pour tous les péchés, comme on l'a montré plus
haut. Il apparaît donc que, par ce sacrement, l'homme reçoit rémission de toute
la dette de peine.
2. Le pape Alexandre dit : "Il ne peut rien y avoir dans
les sacrifices de plus grand que le corps et le sang du Christ." Mais par
les sacrifices de l'ancienne loi, l'homme satisfaisait pour ses péchés, car il
est écrit dans le Lévitique (4 et 5) : "Si un homme a péché, qu'il offre
(ceci ou cela) pour son péché, et son péché lui sera remis." Donc, à bien
plus forte raison, ce sacrement vaut-il pour la remise de toute la peine.
3. Il est évident que, par ce sacrement, quelque chose est
acquitté de la dette de peine ; c'est pourquoi on enjoint à certains, comme
satisfaction, de faire célébrer des messes pour eux-mêmes. Mais la raison pour
laquelle une partie de la peine est remise vaut aussi pour le reste, puisque la
vertu du Christ, qui est contenue dans ce sacrement, est infinie. Il apparaît
donc que, par ce sacrement, toute la peine est enlevée.
Cependant :
À ce compte, on ne
devrait imposer à personne aucune autre peine, comme on fait pour celui qui
vient de recevoir le baptême.
Conclusion :
Ce sacrement est
tout ensemble sacrifice et sacrement. Mais il a raison de sacrifice en tant
qu'il est offert ; et il a raison de sacrement en tant qu'il est mangé. Et
c'est pourquoi il produit l'effet du sacrement en celui qui mange, tandis qu'il
produit l'effet du sacrifice en celui qui offre, ou en ceux pour qui il est
offert.
Donc, si on le
considère en tant que sacrement, il a un double effet : l'un directement, en
vertu du sacrement ; l'autre en vertu d'une certaine concomitance, comme on l'a
dit au sujet de ce qui est contenu dans le sacrement. En vertu du sacrement, il
produit directement cet effet pour lequel il a été institué. Or, il n'a pas été
institué en vue de satisfaire, mais pour produire une nutrition spirituelle par
union au Christ et à ses membres, de même que la nourriture s'unit à celui qui est
nourri. Mais, parce que cette unité se fait par la charité, dont la ferveur
nous obtient la rémission non seulement de la faute, mais encore de la peine, il
s'ensuit que, par voie de conséquence, grâce à une certaine concomitance qui
accompagne l'effet principal, on obtient rémission de la peine ; non sans doute
de la peine entière, mais selon la mesure de sa dévotion et de sa ferveur.
En tant qu'elle
est sacrifice, au contraire, l'eucharistie a une puissance satisfactoire. Mais
dans la satisfaction on considère davantage le sentiment de l'offrant que la
quantité de l'oblation. Aussi le Seigneur dit-il en saint Luc (21, 4), au sujet
de la veuve qui avait offert deux piécettes, qu'elle "a donné plus que
tout le monde". Aussi, bien que cette oblation de l'eucharistie, quant à
sa quantité, suffise à satisfaire pour toute la peine, cependant elle a valeur
satisfactoire à l'égard de ceux pour qui elle est offerte, ou même à l'égard de
ceux qui l'offrent, selon la quantité de leur dévotion, et non pour toute la
peine.
Solutions :
1. Le sacrement de baptême est directement ordonné à la
rémission de la faute et de la peine, mais non l'eucharistie ; car le baptême
est donné à l'homme comme mourant avec le Christ ; l'eucharistie lui est donnée
comme devant être nourri et perfectionné par le Christ. La comparaison n'est
donc pas valable.
2. Les autres sacrifices et oblations n'opéraient pas la
rémission de toute la peine, ni selon la valeur de la chose offerte, comme
c'est le cas dans notre sacrifice ; ni selon la dévotion de l'homme, à cause de
laquelle il arrive, ici aussi, que toute la peine n'est pas ôtée.
3. Si, par ce sacrement, une partie seulement de la peine est
ôtée et non la peine tout entière, cela ne vient pas d'une insuffisance de la
vertu du Christ, mais d'une insuffisance de dévotion chez l'homme.
Objections :
1. Beaucoup, qui prennent comme il faut ce sacrement, tombent
ensuite dans le péché. Cela n'arriverait pas si ce sacrement préservait des
péchés futurs. L'effet de ce sacrement n'est donc pas de préserver des péchés
futurs.
2. L'eucharistie est "le sacrement de la charité", on
l'a déjà dite. Mais il n'apparaît pas que la charité préserve des péchés
futurs. Car celui qui a possédé une fois la charité peut la perdre par le péché,
comme on l'a établi dans la deuxième Partie. Il apparaît donc que ce sacrement
non plus ne préserve pas l'homme du péché.
3. L'origine du péché en nous est "la loi du péché, qui
est dans nos membres" (Rm 7, 23). Mais l'atténuation de ce foyer de
convoitise qu'est la loi du péché n'est pas donnée comme l'effet de ce
sacrement mais plutôt du baptême. Préserver des péchés futurs n'est donc pas
l'effet de ce sacrement.
Cependant :
Le Seigneur dit en
saint Jean (6, 50) : "Tel est le pain qui descend du Ciel, que celui qui
en mange ne meurt pas." Cela ne peut évidemment pas s'entendre de la mort
corporelle. Il faut donc comprendre que ce sacrement préserve de la mort
spirituelle, qui est le péché.
Conclusion :
Le péché est comme
la mort spirituelle de l'âme. On est donc préservé du péché futur à la manière
dont le corps est préservé de la mort future. Cela se fait de deux façons :
- 1° D'abord en ce
que la nature de l'homme est fortifiée intérieurement contre les forces
intérieures de destruction ; c'est ainsi qu'on est préservé de la mort par la
nourriture et les remèdes.
- 2° Ensuite parce
qu'on est protégé contre les attaques extérieures ; et c'est ainsi qu'on est
préservé par les armes dont on protège son corps.
Notre sacrement
préserve du péché de ces deux façons. Car d'abord, du fait qu'il unit au Christ
par la grâce, il fortifie la vie spirituelle de l'homme à la manière d'un
aliment spirituel et d'un remède spirituel, selon cette parole du Psaume (104, 15)
: "Le pain fortifie le coeur de l'homme." Et saint Augustin dit :
"Approche sans crainte, c'est du pain, non du poison."
Puis, en tant que
ce sacrement est un signe de la passion du Christ, par quoi les démons ont été
vaincus, il repousse toute attaque des démons. D'où cette parole de saint Jean
Chrysostome : "Nous quittons cette table comme des lions, en soufflant le
feu, devenus redoutables au démon."
Solutions :
1. L'effet de ce sacrement est reçu dans l'homme selon sa
condition d'homme, comme il arrive pour n'importe quelle cause active, dont
l'effet est reçu dans une matière selon le mode de cette matière. Or l'homme, dans
son état de voyageur, est dans une condition telle que son libre arbitre peut
s'incliner au bien ou au mal. Aussi, bien que ce sacrement, autant qu'il épend
de lui, ait la vertu de préserver du péché, il n'enlève pourtant pas à l'homme
la possibilité de pécher.
2. La charité aussi, autant qu'il dépend d'elle, préserve
l'homme du péché : "L'amour du prochain ne fait pas le mal" (Rm 13, 10).
Mais, à cause de l'inconstance du libre arbitre, il arrive qu'on pèche après
avoir eu la charité ; de même après avoir reçu ce sacrement.
3. Bien que ce sacrement ne soit pas directement ordonné à
l'atténuation du foyer, il l'atténue cependant en vertu d'une certaine
conséquence, en tant qu'il accroît la charité. Car, dit saint Augustin :
"L'accroissement de la charité est la diminution de la convoitise."
Et, directement, ce sacrement confirme le coeur de l'homme dans le bien. Par là
encore, l'homme est préservé du péché.
Objections :
1. Ce sacrement est du même genre que les autres, puisqu'on le
comprend dans la même énumération. Or, les autres sacrements ne profitent qu'à
ceux qui les reçoivent. Ainsi le baptisé seul reçoit l'effet du baptême. Donc
ce sacrement, lui aussi, ne profite qu'à celui qui le consomme.
2. L'effet de ce sacrement est l'obtention de la grâce et de
la gloire, et la rémission de la faute, au moins vénielle. Donc, si ce
sacrement produisait un effet chez d'autres que ceux qui le consomment, il
pourrait arriver que quelqu'un obtienne et la grâce, et la gloire, et la
rémission de la faute, sans avoir rien fait ni rien subi lui-même, parce qu'un
autre aurait consommé ou offert ce sacrement.
3. Multipliez la cause, et vous multipliez l'effet. Donc, si
ce sacrement profitait à d'autres qu'à ceux qui le consomment, il s'ensuivrait
qu'il profiterait davantage à quelqu'un, si beaucoup le consommaient en
mangeant beaucoup d'hosties consacrées à une seule messe. Or, telle n'est pas
la coutume de l'Église, à savoir que beaucoup communient pour le salut de
quelqu'un. Il n'apparaît donc pas que ce sacrement profite à un autre qu'à
celui qui le consomme.
Cependant :
Dans la
célébration de ce sacrement, on prie beaucoup pour les autres. Ce serait en
vain si ce sacrement ne profitait pas à d'autres. Donc il ne profite pas
seulement à ceux qui le consomment.
Conclusion :
Comme on l'a déjà
dit, ce sacrement n'est pas seulement sacrement, il est encore sacrifice. Car
en tant que, dans ce sacrement, la passion du Christ est rendue présente, par
laquelle le Christ "s'est offert à Dieu en victime" (Ep 5, 2), il a
raison de sacrifice. Mais en tant que, dans ce sacrement, la grâce est
invisiblement donnée sous une apparence visible, il a raison de sacrement.
Ainsi donc, ce sacrement profite à ceux qui le consomment et par mode de
sacrement, et par mode de sacrifice, car il est offert pour tous ceux qui le
consomment ; en effet on dit dans le canon de la messe : "Quand nous
recevrons, en communiant ici à l'autel, le Corps et le Sang infiniment saints
de ton Fils, puissions-nous tous être comblés des grâces et des bénédictions du
Ciel" Mais aux autres, qui ne le consomment pas, il profite par mode de
sacrifice, en tant qu'il est offert pour leur salut ; aussi dit-on, au canon de
la messe : "Souviens-toi, Seigneur, de tes serviteurs et de tes
servantes... pour qui nous t'offrons, ou qui t'offrent eux-mêmes ce sacrifice
de louange pour eux et pour tous les leurs, afin d'obtenir leur propre rédemption,
la sécurité et le salut dont ils ont l'espérance." Et le Seigneur a
manifesté ce double profit lorsqu'il a dit en saint Matthieu (26, 28) : "Qui
pour vous" qui le consommez, "et pour beaucoup" d'autres, "sera
répandu en rémission des péchés".
Solutions :
1. Ce sacrement l'emporte sur les autres en ce qu'il est
sacrifice. Par conséquent la comparaison ne vaut pas.
2. La passion du Christ profite bien à tous en tant qu'elle
est suffisante et pour la rémission de la faute, et pour l'obtention de la
grâce et de la gloire, mais elle ne produit son effet qu'en ceux qui s'unissent
à la passion du Christ par la foi et la charité ; de même ce sacrifice, qui est
le mémorial de la passion du Seigneur, ne produit son effet qu'en ceux qui sont
unis à ce sacrement par la foi et la charité. Ce qui fait dire à saint Augustin
: "Offre-t-on le corps du Christ, sinon pour ceux qui sont membres du
Christ ?" Aussi, au canon de la messe, ne prie-t-on pas pour ceux qui sont
hors de l'Église. Quant aux autres, il leur profite plus ou moins, selon la
mesure de leur dévotion.
3. Consommer l'eucharistie ressortit à sa raison de sacrement
; mais l'offrir ressortit à sa raison de sacrifice. Et c'est pourquoi, du fait
qu'un homme, ou même plusieurs, consomment le corps du Christ, cela n'augmente
pas le secours que d'autres peuvent en recevoir. De même aussi, le fait qu'un
prêtre consacre, à la même messe, un plus grand nombre d'hosties, ne multiplie
pas l'effet de ce sacrement, parce qu'il n'y a jamais qu'un seul sacrifice. Car
il n'y a pas plus de vertu dans un grand nombre d'hosties consacrées que dans
une seule, puisque, dans toutes ou dans une seule, il n'y a jamais que le
Christ tout entier. Et c'est pourquoi, si quelqu'un, au cours d'une seule messe,
consomme beaucoup d'hosties consacrées, il ne participera pas à une plus grande
efficacité du sacrement ; tandis qu'en un plus grand nombre de messes, l'oblation
du sacrifice est multipliée. Et c'est pourquoi l'efficacité du sacrifice et du
sacrement est alors multipliées.
Objections :
1. Commentant saint Jean (6, 59) : "Vos pères, ont mangé
la manne", saint Augustin dit : "Mangez spirituellement le pain du Ciel,
présentez-vous à l'autel avec innocence ; pourvu que les péchés, fussent-ils
quotidiens, ne soient pas mortels." Il en ressort que les péchés véniels, appelés
ici quotidiens, n'empêchent pas la manducation spirituelle. Mais ceux qui
mangent spirituellement perçoivent l'effet de ce sacrement. Donc les péchés
véniels n'empêchent pas l'effet de ce sacrement.
2. En outre, ce sacrement n'a pas une moindre vertu que le
baptême. Mais, on l'a dit plus haut, seule la "fiction" empêche
l'effet du baptême, et les péchés véniels n'y ont pas de rapport, car, selon le
livre de la Sagesse (1, 5) : "L'Esprit-Saint, qui nous instruit, fuira
l'homme menteur" ; et l'Esprit Saint n'est cependant pas mis en fuite par
les péchés véniels. Donc l'effet de ce sacrement, lui non plus, n'est pas
empêché par les péchés véniels.
3. Rien de ce qui est écarté par l'action d'une cause ne peut
empêcher l'effet de cette cause. Mais les péchés véniels sont ôtés par ce
sacrement. Ils n'empêchent donc pas son effet.
Cependant :
Saint Jean
Damascène dit : "Que le feu du désir qui est en nous, accru par l'ardeur
qui vient de cette braise", c'est-à-dire de ce sacrement, "brûle nos
péchés et illumine nos coeurs, pour que nous soyons transformés en feu et
déifiés par la participation au feu divin". Mais le feu de notre désir, c'est-à-dire
de notre amour, est empêché par les péchés véniels, qui empêchent la ferveur de
la charité, comme on l'a établi dans la deuxième Partie. Donc les péchés
véniels empêchent l'effet de ce sacrement.
Conclusion :
On peut prendre
les péchés véniels à deux points de vue : selon qu'ils sont passés, ou selon qu'ils
sont actuellement commis :
- 1° Au premier
point de vue, les péchés véniels n'empêchent aucunement l'effet de ce
sacrement. Car il peut arriver que quelqu'un, après avoir commis de nombreux
péchés véniels, s'approche avec dévotion de ce sacrement et en obtienne
pleinement l'effet.
- 2° Au second
point de vue, les péchés véniels n'empêchent pas totalement, mais partiellement,
l'effet de ce sacrement. Car, nous l'avons dit, l'effet de ce sacrement n'est
pas seulement l'obtention de la grâce habituelle ou de la charité, mais aussi
une certaine réfection actuelle de douceur spirituelle. Or celle-ci est
empêchée si quelqu'un s'approche de ce sacrement avec une âme distraite par les
péchés véniels. Mais cela n'empêche pas l'accroissement de la grâce habituelle
ou de la charité.
Solutions :
1. Celui qui s'approche de ce sacrement avec un péché véniel
actuel, le mange spirituellement d'une façon habituelle, mais non actuelle. Par
conséquent, il perçoit l'effet habituel de ce sacrement, mais non son effet
actuel.
2. Le baptême n'est pas ordonné, comme ce sacrement, à l'effet
actuel, c'est-à-dire à la ferveur de la charité. Car le baptême est une
régénération spirituelle, par laquelle on acquiert la perfection première, qui
est un habitus ou une forme ; tandis que ce sacrement est une manducation
spirituelle, qui comporte une délectation actuelle.
3. Cet argument vaut pour les péchés véniels passés, qui sont
ôtés par ce sacrement.
Il faut ensuite étudier l'usage, ou manducation de ce sacrement.
D'abord en général (Q. 80) ; ensuite nous verrons comment le Christ a usé de ce
sacrement (Q. 81).
1. Y a-t-il deux manières de manger ce sacrement : sacramentellement et
spirituellement ? - 2. Le manger spirituellement convient-il seulement à
l'homme ? - 3. Le manger sacramentellement convient-il seulement à l'homme
juste ? - 4. Le pécheur commet-il un péché en le mangeant sacramentellement ? -
5. La gravité de ce péché. - 6. Doit-on repousser le pécheur qui vient à ce
sacrement ? - 7. La pollution nocturne empêche-t-elle de recevoir ce sacrement
? - 8. Doit-il être reçu seulement par ceux qui sont à jeun ? - 9. Doit-on le
proposer à ceux qui n'ont pas l'usage de la raison ? - 10. Faut-il le recevoir
quotidiennement ? - 11. Est-il permis de s'en abstenir entièrement ? - 12.
Est-il permis de recevoir le corps du Christ sans recevoir son sang ?
Objections :
1. Le baptême est une régénération spirituelle, selon la
parole du Seigneur en saint Jean (3, 5) : "Si quelqu'un ne tenait pas de
l'eau et de l'Esprit Saint..." De même, ce sacrement est une nourriture
spirituelle. Aussi le Seigneur dit-il à son sujet (Jn 6, 64) : "Les
paroles que je vous ai dites sont esprit et vie." Mais à l'égard du
baptême on ne distingue pas un double mode, sacramentel et spirituel. Cette
distinction ne doit donc pas être employée non plus au sujet de notre
sacrement.
2. Deux réalités, dont l'une est en vue de l'autre, ne doivent
pas être distinguées comme appartenant à des espèces différentes, car l'une
reçoit de l'autre son espèce. Mais la manducation sacramentelle s'ordonne à la
manducation spirituelle comme à sa fin. On ne doit donc pas distinguer en les
opposant manducation sacramentelle et manducation spirituelle.
3. Deux êtres, dont l'un ne peut exister sans l'autre, ne
peuvent être distingués par opposition. Mais il apparaît que nul ne peut manger
spirituellement s'il ne mange aussi sacramentellement ; autrement les Pères de
l'ancienne loi auraient mangé spirituellement ce sacrement. En outre, la
manducation sacramentelle serait inutile si l'on pouvait, sans elle, obtenir la
manducation spirituelle. Il est donc illogique de distinguer deux manducations,
l'une sacramentelle et l'autre spirituelle.
Cependant :
Le texte de saint
Paul (1 Co 11, 29) : "Celui qui mange et boit indignement, etc." est
ainsi commenté par la Glose : "Nous disons qu'il y a deux manières de
manger : l'une est sacramentelle, et l'autre spirituelle."
Conclusion :
Dans la
manducation de ce sacrement, deux choses sont à considérer : le sacrement en
lui-même, et son effet. Nous avons déjà parlé des deux. La manière parfaite de
manger ce sacrement est celle où on le reçoit de telle façon qu'on perçoit son
effet. Mais il arrive parfois, nous l'avons dit, qu'on soit empêché de
percevoir l'effet de ce sacrement ; et cette manière de le manger est
imparfaite. Puisque la différence entre le parfait et l'imparfait est un
principe de division, la manducation sacramentelle, par laquelle on consomme le
sacrement sans obtenir son effet, est distinguée, par opposition, de la
manducation spirituelle par laquelle on perçoit l'effet de ce sacrement, lequel
unit spirituellement au Christ par la foi et la charité.
Solutions :
1. Même à l'égard du baptême et des autres sacrements on
emploie une distinction semblable, car certains reçoivent seulement le
sacrement, tandis que d'autres reçoivent en outre la "réalité" du
sacrement. Il y a cependant une différence, car, du fait que les autres
sacrements s'accomplissent dans l'emploi de la matière, recevoir le sacrement
est l'accomplissement même du sacrement. Tandis que l'eucharistie s'accomplit
dans la consécration de la matière, si bien que l'usage, qu'il soit sacramentel
ou spirituel, est consécutif au sacrement.
D'autre part, dans
le baptême aussi, et dans les autres sacrements qui impriment un caractère, ceux
qui reçoivent le sacrement obtiennent toujours un effet spirituel qui est le
caractère, ce qui n'arrive pas dans l'eucharistie. Par conséquent, dans
l'eucharistie, l'usage sacramentel se distingue davantage de l'usage spirituel
que dans le cas du baptême.
2. La manducation sacramentelle qui produit la manducation
spirituelle ne se distingue pas de celle-ci par opposition, mais elle y est
incluse. La manducation sacramentelle, qu'on distingue par opposition de la
manducation spirituelle, est celle qui n'atteint pas son effet ; c'est ainsi
que l'être imparfait qui n'atteint pas à la perfection de l'espèce se distingue
par opposition de l'être achevé.
3. Comme on l'a dit déjà, un homme peut percevoir l'effet du
sacrement s'il possède celui-ci par voeu, bien qu'il ne le reçoive pas en
réalité.
- C'est ainsi que
certains sont baptisés du "baptême d'Esprit", à cause de leur désir
du baptême, avant d'être baptisés du baptême d'eau ; et de même, certains
mangent spirituellement ce sacrement avant de le consommer sacramentellement.
Mais cela arrive de deux façons. La première vient du désir de manger le
sacrement lui-même ; c'est ainsi qu'on dit qu'ils sont baptisés, ou qu'ils
mangent spirituellement, mais non sacramentellement, ceux qui désirent recevoir
ces sacrements depuis qu’ils sont institués.
- L'autre manière
est figurative. C'est ainsi, d'après saint Paul, que les Pères de l'ancienne
loi "ont été baptisés dans la nuée et dans la mer Rouge" et que
"ils ont mangé la nourriture spirituelle et bu la boisson spirituelle"
(1 Co 10, 2). Cependant la manducation sacramentelle n'est pas inutile ; car la
réception même du sacrement produit l'effet du sacrement avec plus de plénitude
que le simple désir, comme on l'a vu plus haut à propos du baptême.
Objections :
1. La parole du Psaume (78, 25) : "L'homme a mangé le
pain des anges" est ainsi commentée par la glose : "C'est-à-dire le
corps du Christ, qui est vraiment la nourriture des anges." Mais il n'en
serait pas ainsi si les anges ne mangeaient pas spirituellement le Christ.
2. Saint Augustin écrit : "Le Seigneur veut nous faire
entendre que cette nourriture et cette boisson est la société de son corps et
de ses membres, qui est l'Église dans les prédestinés." Mais les hommes ne
sont pas seuls à appartenir à cette société. Les saints anges aussi. Donc les
saints anges mangent spirituellement l'eucharistie.
3. Saint Augustin dit : "Il faut manger spirituellement
le Christ, parce qu'il dit lui-même (Jn 6, 57) : Celui qui mange ma chair et
boit mon sang, demeure en moi, et moi en lui." Or cela ne convient pas
seulement aux hommes, mais aussi aux saints anges, dans lesquels le Christ
demeure par la charité, et eux en lui. Il apparent donc que la manducation
spirituelle n'est pas réservée aux hommes, mais appartient aussi aux anges.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "Mangez spirituellement le pain pris
à l'autel, approchez-vous de l'autel avec innocence." Mais il n'appartient
pas aux anges de s'approcher de l'autel, comme pour y prendre quelque chose. Il
n'appartient donc pas aux anges de manger spirituellement l'eucharistie.
Conclusion :
Ce sacrement
contient bien le Christ lui-même, non pas sous son aspect propre, mais sous
l'aspect du sacrement. On peut donc manger spirituellement le Christ lui-même
de deux manières. Selon la première, on mange le Christ selon qu'il existe sous
son aspect propre. C'est selon cette manière que les anges mangent
spirituellement le Christ lui-même, en tant qu'ils lui sont unis par la
jouissance de la charité parfaite et par la vision à découvert (c'est le pain
que nous espérons manger dans la patrie), non par la foi, qui nous unit à lui
ici-bas.
On peut manger
spirituellement le Christ d'une seconde manière, en tant qu'il existe sous les
espèces sacramentelles : c'est-à-dire en tant qu'on croit au Christ, avec le
désir de manger ce sacrement. Et cela n'est pas seulement manger
spirituellement le Christ, mais encore manger spirituellement ce sacrement.
Cela n'appartient pas aux anges. C'est pourquoi, s'il est vrai que les anges
mangent spirituellement le Christ, il ne leur convient pas de manger
spirituellement ce sacrement.
Solutions :
1. La manducation du Christ dans ce sacrement est ordonnée, comme
à sa fin, à la jouissance de la patrie : c'est ainsi que les anges jouissent de
lui. Et puisque les moyens ordonnés à la fin découlent de cette fin, il
s'ensuit que la manducation du Christ par laquelle nous le recevons dans ce
sacrement découle en quelque sorte de la manducation par laquelle les anges jouissent
du Christ dans la patrie. Et pour cette raison on dit que l'homme mange "le
pain des anges" : parce que ce pain est, à titre premier et originel, celui
des anges, qui jouissent de lui sous son aspect propre ; d'une façon seconde et
dérivée, il est le pain des hommes, qui reçoivent le Christ sous ce sacrement.
2. A la société du corps mystique appartiennent et les hommes
et les anges ; mais les hommes par la foi, et les anges par la vision à
découvert. Or les sacrements sont proportionnés à la foi, par laquelle on voit
la vérité "dans un miroir et d'une manière obscure". Et c'est
pourquoi, dans le régime actuel, à parler en rigueur de termes, ce n'est pas
aux anges mais aux hommes qu'il appartient de manger spirituellement ce
sacrement.
3. Le Christ demeure dans les hommes, selon leur état présent,
par la foi ; mais il demeure dans les anges bienheureux par la vision à
découvert. Et c'est pourquoi le cas est différent, comme on vient de le dire.
Objections :
1. Saint Augustin écrit : "A quoi bon préparer tes dents
et ton ventre ? Crois, et tu manges. Car croire en lui, c'est manger le pain
vivant." Mais le pécheur ne croit pas en lui, c'est-à-dire qu'il n'a pas la
foi formée, qui consiste à croire "en Dieu", comme on l'a établi dans
la deuxième Partie. Le pécheur ne peut donc pas manger ce sacrement, qui est
"le pain vivant".
2. Ce sacrement est appelé par excellence "sacrement de
la charité", comme on l'a vu. Mais de même que les infidèles sont privés
de la foi, de même tous les pécheurs sont privés de la charité. Or, les
infidèles ne semblent pas pouvoir manger sacramentellement ce sacrement, puisqu'on
l'appelle, dans la formule sacramentelle, "le mystère de la foi".
Donc, pour la même raison, aucun pécheur ne peut manger sacramentellement le
corps du Christ.
3. Le pécheur est plus abominable à Dieu que la créature
privée de raison, car le Psaume (49, 2 1) dit, au sujet du pécheur :
"L'homme établi dans les honneurs a manqué d'intelligence, il a été mis au
rang des bêtes sans raison, et il leur est devenu semblable." Mais la bête
sans raison, comme une souris ou un chien, ne peut recevoir ce sacrement, de
même qu'elle ne peut recevoir le sacrement de baptême. Donc, pour la même
raison, aucun pécheur ne peut manger sacramentellement le corps du Christ.
Cependant :
La parole du
Seigneur en saint Jean (6, 59) : "Si quelqu'un en mange, il ne mourra pas"
est ainsi commentée par saint Augustin : "Beaucoup mangent à l'autel et y
trouvent la mort ; d'où la parole de l'Apôtre : Il mange et boit son jugement."
Mais il n'y a que les pécheurs qui meurent du fait de la communion. Donc les
pécheurs aussi mangent sacramentellement le corps du Christ, et pas seulement
les justes.
Conclusion :
Certains
théologiens anciens se sont trompés à ce sujet, affamant que le corps du Christ
n'est pas même mangé sacramentellement par les pécheurs, mais que, aussitôt
qu'il touche les lèvres du pécheur, le corps du Christ cesse d'exister sous les
espèces sacramentelles.
Mais cette
position est erronée. Car elle déroge à la vérité de ce sacrement ; celle-ci
implique, nous l'avons dit, que le corps du Christ ne cesse pas d'exister sous
les espèces sacramentelles tant que celles-ci subsistent. Or les espèces
subsistent, nous l'avons dit, aussi longtemps que subsisterait la substance du
pain, si elle était là. Et il est évident que la substance du pain, lorsqu'elle
est absorbée par un pécheur, ne disparaît pas aussitôt, mais qu'elle demeure
jusqu'à l'achèvement de la digestion par la chaleur naturelle. En conséquence
est-ce aussi longtemps que le corps du Christ subsiste sous les espèces
sacramentelles absorbées par le pécheur. On doit donc affirmer que le pécheur
peut, lui aussi, manger sacramentellement le corps du Christ, et que ce n'est
pas réservé au juste.
Solutions :
1. Ces paroles et d'autres semblables doivent s'entendre de la
manducation spirituelle, qui ne convient pas aux pécheurs. C'est une mauvaise
intelligence de ces paroles qui a amené l'erreur réfutée ci-dessus, parce que
ses auteurs n'ont pas su distinguer entre manducation corporelle et manducation
spirituelle.
2. Même si c'est un infidèle qui mange les espèces
sacramentelles, il mange le corps du Christ dans le sacrement. C'est pourquoi
l'on peut dire qu'il mange sacramentellement, si l'on détermine par cet adverbe
ce qui est mangé. Mais si l'on se met au point de vue de celui qui mange, alors,
à proprement parler, il ne mange pas sacramentellement, parce qu'il ne traite
pas ce qu'il mange comme un sacrement, mais comme un aliment ordinaire. Sauf
peut-être si cet infidèle avait l'intention de recevoir ce que l'Église confère,
quand bien même il n'aurait pas la vraie foi à l'égard des autres articles, ou
même à l'égard de ce sacrement.
3. Même si une souris ou un chien mange une hostie consacrée, la
substance du corps du Christ ne cesse pas d'exister sous les espèces aussi
longtemps que ces espèces subsistent, c'est-à-dire aussi longtemps que la
substance du pain subsisterait ; il en serait encore de même si l'hostie était
jetée dans la boue. Et cela n'attente en rien à la dignité du corps du Christ, lequel
a voulu être crucifié par les pécheurs sans que sa dignité en fût abaissée, d'autant
plus que la souris ou le chien ne toucherait pas le corps du Christ sous son
aspect propre, mais seulement sous les espèces sacramentelles.
Certains auteurs
ont bien dit que, dès que le sacrement est touché par une souris ou un chien, aussitôt
le corps du Christ cesse de s'y trouver. Cela encore déroge à la vérité du
sacrement, comme on l'a dit ci-dessus.
Il ne faut pas
dire, cependant, que l'animal sans raison mange sacramentellement le corps du
Christ, car par sa nature il ne peut pas le traiter comme un sacrement. Ce
n'est donc pas sacramentellement, mais c’est par accident qu'il mange le corps
du Christ, comme un homme qui mangerait une hostie consacrée sans savoir
qu'elle est consacrée. Et puisque ce qui est tel par accident ne forme pas une
espèce, dans aucun genre, par conséquent cette manière de manger le corps du
Christ ne peut former une troisième manière qu'on distinguerait de la
manducation sacramentelle et de la manducation spirituelle.
Objections :
1. Le Christ ne jouit pas, sous les espèces sacramentelles, d'une
dignité supérieure à celle dont il jouit sous son aspect propre. Mais les
pécheurs qui touchaient le corps du Christ dans sa nature propre ne péchaient
pas ; bien au contraire, ils recevaient le pardon de leurs péchés, comme la
pécheresse de saint Luc (7, 36). Et saint Matthieu dit (14, 36) : "Tous
ceux qui touchaient la frange de son vêtement ont été sauvés." Donc ils ne
pèchent pas, mais au contraire ils obtiennent le salut en mangeant le sacrement
du corps du Christ.
2. Ce sacrement est, comme les autres, un remède spirituel.
Mais on administre un remède aux malades pour les sauver ; le Seigneur dit en
saint Matthieu (9, 12) : "Ce ne sont pas les bien portants mais les mal
portants qui ont besoin de médecin." Or, les malades ou les mal portants, dans
le domaine spirituel, ce sont les pécheurs. Donc ceux-ci peuvent manger ce
sacrement sans pécher.
3. Ce sacrement, puisqu'il contient le Christ, appartient à la
catégorie des biens suprêmes, que saint Augustin définit : "Ceux dont nul
ne peut faire mauvais usage." Or nul ne pèche sinon en faisant mauvais
usage d'une chose. Donc aucun pécheur ne commet de péché en mangeant ce
sacrement.
4. Ce sacrement est perçu par la vue tout aussi bien que par
le goût et par le toucher. Donc, si un pécheur commettait un péché en prenant
ce sacrement, il pécherait aussi en le voyant. Ce qui est évidemment faux, puisque
l'Église propose ce sacrement à la vue et à l'adoration de tous. Donc un
pécheur ne commet pas de péché du fait qu'il mange ce sacrement.
5. Il arrive parfois qu'un pécheur n'a pas conscience de son
péché. Et cependant il ne semble pas qu'un tel homme commette un péché en
mangeant le corps du Christ ; car, à ce compte, tous ceux qui le mangent
commettraient un péché, comme s'exposant au danger, puisque l'Apôtre dit (1 Co
4, 4) : "Ma conscience ne me reproche rien, mais je n'en suis pas justifié
pour autant." Il n'apparaît donc pas que le pécheur tombe dans une
nouvelle faute s'il mange ce sacrement.
Cependant :
Saint Paul dit (1 Co 11, 29) : "Celui qui mange et qui boit
indignement mange et boit son propre jugement", c'est-à-dire sa
condamnation. Et la Glose précise ce passage : "Il mange et boit
indignement, celui qui est dans le péché, ou qui traite le sacrement avec
irrévérence." Donc celui qui est dans le péché mortel, s'il reçoit ce
sacrement, acquiert sa condamnation, en commettant un nouveau péché mortel.
Conclusion :
Dans ce sacrement
comme dans les autres, ce qui est sacrement est signe de ce qui est la réalité
du sacrement. Or celle-ci est double, nous l'avons vu. L'une est signifiée et
contenue, c'est le Christ lui-même. L'autre est signifiée et non contenue, c'est
le corps mystique du Christ, c'est-à-dire la société des saints. Quiconque
mange ce sacrement signifie donc par là même qu'il est uni au Christ et
incorporé à ses membres. C'est là le fait de la foi formée, qui ne coexiste
jamais avec le péché mortel. Il est évident, par conséquent, que quiconque
mange ce sacrement avec un péché mortel commet une fausseté dans ce sacrement.
Il encourt donc le sacrilège, comme violant le sacrement. Et c'est pour cela
qu'il commet un nouveau péché mortel.
Solutions :
1. Le Christ qui se manifestait sous son aspect propre ne
s'offrait pas au contact des hommes en signe d'union spirituelle avec lui, ainsi
qu'il le fait à ceux qui vont le manger dans ce sacrement. Par conséquent les
pécheurs qui le touchaient sous son aspect propre n'encouraient pas le crime de
fausseté à l'égard des réalités divines, comme les pécheurs qui mangent ce
sacrement.
En outre, le
Christ présentait encore "une chair semblable à celle du péché" : il
était donc normal qu'il s'offrît au contact des pécheurs. Mais lorsque cette
ressemblance fut écartée par la gloire de la résurrection, il interdit de le
toucher à la femme dont la foi était insuffisante à son égard. Aussi lui dit-il,
en saint Jean (20, 17) : "Ne me touche pas : car je ne suis pas encore
monté vers mon Père" c'est-à-dire "dans ton coeur", commente
saint Augustin. Par conséquent les pécheurs, qui manquent de foi formée envers
le Christ, se voient interdire le contact de ce sacrement.
2. N'importe quel remède ne convient pas ; cela dépend de
l'état du malade. Le fortifiant qu'on donne à un malade dont la fièvre est
tombée ferait du mal à un fiévreux. C'est ainsi que le baptême et la pénitence
sont comme des remèdes destinés à purifier de la fièvre du péché, tandis que ce
sacrement est un fortifiant, réservé à ceux qui sont délivrés du péché.
3. Par ces "biens suprêmes", saint Augustin entend
les vertus de l'âme "dont nul ne peut faire mauvais usage", pour en
faire les principes d'un usage mauvais. Mais on peut en faire mauvais usage, à
titre d'objets de celui-ci : on le voit bien chez ceux qui tirent orgueil de
leurs vertus. C'est ainsi que ce sacrement, autant qu'il est en lui, n'est pas
principe, mais peut être objet d'un mauvais usage. Ce qui fait dire à saint
Augustin : "Beaucoup reçoivent indignement le corps du Christ ; cela nous
enseigne combien il faut se garder de mal user d'une bonne chose. Voilà en
effet que le mal s'accomplit par le bien, lorsqu'une chose bonne est prise de
mauvaise façon. Le contraire est arrivé à l'Apôtre lorsqu'il prit le mal de
bonne façon, c'est-à-dire lorsqu'il supporta avec patience l'aiguillon de
Satan."
4. Par la vue on ne perçoit pas le corps même du Christ, mais
seulement son sacrement, c’est-à-dire que la vue n'atteint pas la substance du
corps du Christ, mais seulement les espèces sacramentelles, comme on l'a déjà
dit. Tandis que celui qui mange, ne mange pas seulement les espèces
sacramentelles mais aussi le Christ qui leur est présent. Par suite, la vue du
corps du Christ n'est interdite à aucun de ceux qui ont reçu le sacrement du
Christ, à savoir le baptême. Tandis que les non-baptisés ne sont même pas admis
à regarder ce sacrement, comme le montre saint Denys le pseudo-aréopagite. Mais
on ne doit admettre à manger le sacrement que ceux qui sont unis au Christ, non
seulement sacramentellement, mais encore réellement.
5. Si quelqu'un n'a pas conscience de son péché, cela peut
arriver de deux façons.
- 1° Ou bien c'est
sa faute : soit que, par son ignorance du droit, laquelle n'est pas excusante, il
ne tienne pas pour péché ce qui est péché, par exemple si un fornicateur estime
que la fornication simple n'est pas un péché mortel ; soit qu'il s'examine avec
négligence, contrairement au précepte de l'Apôtre (1 Co 11, 28) : "Que
chacun se scrute soi-même, et qu'alors seulement il mange de ce pain et boive à
cette coupe." En ce cas le pécheur ne commet pas moins un nouveau péché en
mangeant le corps du Christ, bien qu'il n'ait pas c science de son péché, car
cette ignorance même est chez lui un péché.
- 2° Ou bien cela
peut arriver sans qu'il commette de faute - par exemple le pécheur a regretté
son péché, mais sa contrition n'était pas suffisante. Dans ce cas il ne pèche
pas en mangeant le corps du Christ, parce que l'homme ne peut savoir avec
certitude s'il a une véritable contrition. Car il suffit qu'il trouve en lui des
signes de contrition, par exemple qu'il s'afflige des péchés passés et se
propose de prendre garde aux péchés futurs.
S'il ignore que ce
qu'il a fait était un péché, en raison de son ignorance du fait, laquelle est
excusante, par exemple s'il s'est approché d'une femme étrangère en croyant que
c'était sa femme, on ne doit pas pour cela le déclarer pécheur.
De même encore, s'il
a totalement oublié son péché, il suffit, pour effacer celui-ci, d'une
contrition générale, comme on le dira plus loin. Il ne faut donc plus le
déclarer pécheur.
Objections :
1. Sur la parole de saint Paul (1 Co 11, 27) : "Quiconque
mangera indignement le pain et boira indignement le calice du Seigneur, sera
coupable du corps et du sang du Seigneur", la Glose commente : "Il
sera puni comme s'il avait tué le Christ." Mais il semble que le péché de
ceux qui ont tué le Christ fut le plus grave de tous. Le péché de celui qui
s'approche de la table du Seigneur en ayant conscience d'un péché est donc le
plus grave de tous les péchés.
2. Saint Jérôme écrit : "Qu'as-tu à faire avec les femmes
toi qui, à l'autel, converses avec Dieu ? Dis-moi, prêtre, dis-moi, clerc, comment
baises-tu le Fils de Dieu avec les mêmes lèvres dont tu as baisé les lèvres de la
prostituée ? Ô Judas, c'est par un baiser que tu trahis le Fils de l'homme"
Ainsi apparaît-il que le débauché qui s'approche de la table du Christ pèche
comme a péché Judas, dont le péché fut le plus grave. Mais beaucoup de péchés
sont plus graves que le péché de débauche ; et surtout le péché d'infidélité.
Donc le péché de n'importe quel pécheur qui s'approche de la table du Christ
est le plus grave de tous.
3. L'impureté spirituelle est plus abominable à Dieu que
l'impureté corporelle. Mais si un homme jetait le corps du Christ dans la boue
ou dans le fumier, son péché serait considéré comme très grave. Il pèche donc
plus gravement encore s'il le mange en état de péché, ce qui est l'impureté
spirituelle. Donc ce péché est le plus grave de tous.
Cependant :
Sur cette parole
en saint Jean (15, 22) : "Si je n'étais pas venu, et si je ne leur avais
pas parlé, ils n'auraient pas de péché", saint Augustin" explique
qu'il faut l'entendre du péché d'infidélité "qui englobe tous les
péchés". Il apparaît ainsi que ce péché n'est pas le plus grave de tous, mais
plutôt le péché d'infidélité.
Conclusion :
Comme on l'a
établi dans la deuxième Partie, un péché peut être dit plus grave qu'un autre
de deux façons : par soi, ou par accident.
- 1° Par soi, c'est-à-dire
selon sa notion spécifique, qui se prend du côté de son objet. A ce titre, plus
le bien auquel le péché s'oppose est important, plus le péché est grave. Et
parce que la divinité du Christ l'emporte sur son humanité, et que son humanité
l'emporte sur les sacrements de son humanité, il s'ensuit que les péchés les
plus graves sont ceux que l'on commet contre la divinité elle-même, comme le
péché d'infidélité et le péché de blasphème.
En deuxième lieu, vient
la gravité des péchés commis contre l'humanité du Christ ; d'où cette sentence
en saint Matthieu (12, 32) : "Quiconque dira une parole contre le Fils de
l'homme, cela lui sera pardonné ; mais pour qui l'aura dite contre l'Esprit Saint,
il n'y aura de pardon ni dans ce monde-ci, ni dans le monde à venir."
En troisième lieu
viennent les péchés commis contre les sacrements, lesquels se rattachent à
l'humanité du Christ. Et après ceux-là viennent les autres péchés, contre les
simples créatures.
- 2° Mais par
accident, un péché est plus grave qu'un autre du côté de celui qui pèche. Par
exemple le péché qui vient de l'ignorance ou de la faiblesse est plus léger que
celui qui vient du mépris ou d'une connaissance certaine ; et la même
considération vaut pour les autres circonstances. A ce titre, ce péché peut
être plus grave chez certains, comme chez ceux qui s'approchent de ce sacrement
par mépris actuel, avec conscience de leur péché ; chez d'autres il sera moins
grave, par exemple chez ceux qui s'approchent de ce sacrement avec conscience
de leur péché, parce qu'ils craignent de dévoiler celui-ci.
On voit ainsi que
ce péché est plus grave que beaucoup d'autres objectivement, en raison de son
espèce, mais qu'il n'est pas le plus grave de tous.
Solutions :
1. Le péché de ceux qui mangent indignement ce sacrement est
comparé au péché des meurtriers du Christ parce que ces deux péchés se
ressemblent, étant commis contre le corps du Christ ; mais ils diffèrent quant
à la gravité du crime. Car le péché des meurtriers du Christ fut beaucoup plus
grave. D'abord parce que leur péché s'attaqua au corps du Christ sous son
aspect propre, tandis que celui dont nous parlons affecte le corps du Christ
sous son aspect sacramentel. Ensuite parce que le péché des meurtriers venait
de l'intention de nuire au Christ, à la différence du péché qui nous occupe.
2. Le débauché qui reçoit le corps du Christ est comparé à Judas
donnant un baiser au Christ, selon une ressemblance dans leur crime parce que
tous deux offensent le Christ avec le signe de l'amour, mais non pas quant à la
gravité du crime, comme on vient de le dire. Et cette ressemblance s'applique
aussi bien aux autres pécheurs qu'aux débauchés ; car tous les péchés mortels
s'opposent à l'amour du Christ, dont ce sacrement est le signe, et d'autant
plus que les péchés sont plus graves. Cependant, à un certain point de vue, le
péché d'impureté rend l'homme moins capable de recevoir ce sacrement, en tant
que par ce péché l'esprit est davantage soumis à la chair, et qu'ainsi la
ferveur de la dilection, requise dans ce sacrement, se trouve empêchée.
Mais l'obstacle
qui s'oppose à la charité en elle-même a plus de poids que celui qui entrave sa
ferveur. C'est pourquoi le péché d'infidélité, qui sépare radicalement l'homme
de l'unité de l'Église, à parler dans l'absolu, rend l'homme tout à fait
incapable de recevoir ce sacrement, qui est le sacrement de l'unité
ecclésiastique, comme nous l'avons dit. Par conséquent l'infidèle en recevant
ce sacrement pèche plus gravement que le fidèle pécheur ; et il méprise
davantage le Christ en tant qu'il est dans ce sacrement, surtout s'il ne croit
pas que le Christ y est vraiment. Car, autant qu'il dépend de lui, il diminue
la sainteté de ce sacrement, ainsi que la vertu du Christ qui opère dans ce
sacrement, ce qui est mépriser précisément le sacrement en lui-même. Tandis que
le fidèle qui le mange avec conscience de son péché ne méprise pas ce sacrement
en lui-même mais plutôt dans son usage, en le recevant indignement. Aussi
l'Apôtre pour définir le motif de ce péché, dit-il (1 Co 11, 29) qu'on "ne
discerne pas le corps du Seigneur", c'est-à-dire qu'on ne le distingue pas
des autres nourritures ; et c'est ce que fait au suprême degré celui qui ne
croit pas à la présence du Christ dans ce sacrement.
3. Celui qui jetterait ce sacrement dans la boue pécherait
beaucoup plus gravement que celui qui s'en approche avec la conscience d'un
péché mortel. D'abord parce qu'il le ferait dans l'intention de souiller ce
sacrement ; ce qui n'est pas l'intention du pécheur recevant indignement le
corps du Christ.
Ensuite parce que
l'homme pécheur est capable de grâce ; il est donc davantage en mesure de
recevoir ce sacrement que n'importe quelle créature dénuée de raison. Il
traiterait donc ce sacrement de la façon la plus contraire à son institution, celui
qui le jetterait pour être mangé par les chiens ou pour être piétiné dans la
boue.
Objections :
1. On ne doit jamais enfreindre un précepte du Christ, ni pour
éviter le scandale, ni pour épargner le déshonneur à qui que ce soit. Mais le
Seigneur a donné ce précepte (Mt 7, 6) : "Ne donnez pas aux chiens ce qui
est sacré." C'est ce qu'on fait au plus haut point lorsqu'on accorde ce
sacrement aux pécheurs. Donc, ni pour éviter le scandale, ni pour éviter le
déshonneur à qui que ce soit, on ne doit donner ce sacrement au pécheur qui le
demande.
2. De deux maux il faut choisir le moindre. Mais il semble
qu'il y ait un moindre mal si un pécheur est diffamé, ou même si on lui donne
une hostie non consacrée, que s'il mange le corps du Christ et pèche ainsi
mortellement. Il semble donc qu'on doit choisir plutôt de diffamer le pécheur
qui demande le corps du Christ, ou de lui donner une hostie non consacrée.
3. On donne parfois le corps du Christ à ceux qui sont
suspects d'un crime, pour les démasquer. On lit en effet dans les Décrets : "Il arrive souvent que des
vols soient commis dans les monastères. Aussi avons-nous décidé que, quand les
frères eux-mêmes doivent se justifier de tels crimes, la messe soit célébrée
par l'abbé, ou par un des frères présents, et qu'à la fin de la messe, tous
communient avec ces paroles : "Voici le corps du Christ, pour te servir
d'épreuve aujourd'hui." Et plus loin : "Si l'on accuse un évêque ou
un prêtre d'un maléfice, il doit chaque fois célébrer la messe et communier, et
chaque fois montrer qu'il est innocent de ce dont on l'accuse." Mais il ne
faut pas dénoncer les pécheurs occultes, parce que, s'ils ont perdu toute
vergogne, ils pécheront plus hardiment, dit saint Augustin. Donc on ne doit pas
donner le corps du Christ aux pécheurs occultes, même s'ils le demandent.
Cependant :
Sur la parole du
Psaume (22, 30) : "Tous les puissants de la terre mangeront et
adoreront", saint Augustin dit : "Le ministre sacramentel n'interdisait
pas aux puissants de la terre", c'est-à-dire aux pécheurs, "de manger
à la table du Seigneur".
Conclusion :
Au sujet des
pécheurs, il faut distinguer. Les uns sont des pécheurs occultes. D'autres sont
des pécheurs publics, soit parce que le fait est évident, comme pour les
usuriers et les brigands avérés, ou bien par suite d'un jugement ecclésiastique
ou civil. Aux pécheurs publics, on ne doit pas, même s'ils la demandent, donner
la sainte communion. Aussi saint Cyprien de Carthage écrit-il : "Dans ta
charité, tu as jugé bon de me consulter sur ce que je pense des comédiens et de
ce magicien qui, installé chez vous, s'obstine encore dans ses pratiques
infâmes : faut-il leur donner la sainte communion avec les autres chrétiens ?
Je pense qu'il ne convient ni à la majesté divine, ni à l'enseignement de
l’Évangile que la pureté et l'honneur de l'Église soient souillés par un
contact aussi honteux et infâme."
Mais si, au lieu
d'être des pécheurs publics, ce sont des pécheurs occultes, on ne peut leur refuser
la sainte communion, s'ils la demandent. Puisque tout chrétien, du fait même
qu'il a été baptisé, a été admis à la table du Seigneur, on ne peut le priver
de son droit que pour un motif manifeste. C'est pourquoi, sur le texte (1 Co 5,
11) : "Si quelqu'un parmi vous porte le nom de frère..." la glose
d'Augustin donne cette explication : "Nous ne pouvons interdire la
communion à qui que ce soit, à moins qu'il ait avoué de lui-même, ou qu'il ait
été cité et confondu par un jugement ecclésiastique ou civil."
Cependant, le
prêtre qui a connaissance d'un crime peut avertir en secret le pécheur occulte,
ou avertir en public tous les fidèles d'une façon générale, de ne pas
s'approcher de la table du Seigneur avant de s'être repentis et de s'être
réconciliés avec l'Église. Car, après la pénitence et la réconciliation, on ne
doit pas refuser la communion même aux pécheurs publics, surtout à l'article de
la mort. Aussi trouve-t-on cette prescription dans un concile de Carthage :
"Aux comédiens et aux gens de condition analogue, ou aux apostats, qui
sont revenus à Dieu, qu'on ne refuse pas la réconciliation."
Solutions :
1. Il est interdit de donner les choses saintes aux "chiens",
c'est-à-dire aux pécheurs publics. Mais on ne peut pas punir publiquement les
péchés occultes : il faut les laisser au jugement de Dieu.
2. Sans doute, qu'un pécheur occulte commette un nouveau péché
mortel en mangeant le corps du Christ, cela est pire que sa diffamation ;
cependant, pour le prêtre qui donne le corps du Christ, il est pire de pécher
mortellement en diffamant injustement un pécheur occulte que de permettre à
celui-ci de pécher lui-même mortellement. Car personne ne peut commettre un
péché mortel pour délivrer autrui du péché. Aussi saint Augustin dit-il :
"Il serait très dangereux d'admettre cet échange, de faire nous-mêmes
quelque chose de mal pour qu'un autre ne fasse pas un mal plus grave."
Cependant le pécheur occulte devrait choisir plus volontiers d'être diffamé que
d'approcher indignement de la table du Seigneur.
En tout cas on ne
doit pas donner une hostie non consacrée à la place d'une hostie consacrée ;
car le prêtre qui ferait cela, autant qu'il dépendrait de lui, ferait commettre
une idolâtrie à ceux qui croient l'hostie consacrée, qu'il s'agisse des autres
assistants, ou du communiant lui-même. Comme dit saint Augustin : "Que
personne ne mange la chair du Christ qu'il ne l'ait d'abord adorée." Aussi
est-il écrit dans la décrétale sur la célébration de la messe : "Bien que
celui qui a conscience d'un crime et se juge indigne pèche gravement s'il passe
outre, cependant il semble plus coupable, celui qui a l'audace d'accomplir une
démarche simulée."
3. Ces décrets ont été abrogés par des documents en sens contraire des pontifes
romains. Le pape Étienne dit en effet : "Les sacrés canons ne permettent
pas d'extorquer un aveu à qui que ce soit par l'épreuve du fer rouge ou de
l'eau bouillante. Dans notre droit, les délits doivent être jugés sur un aveu
spontané, ou sur une preuve faite par l'audition publique de témoins. Quant aux
délits occultes et inconnus, il faut les laisser à celui qui, seul, connaît les
coeurs des enfants des hommes." Et l'on trouve la même décision dans la
décrétale sur les expiations car en tout cela, on semble tenter Dieu ; aussi de
tels procédés ne peuvent-ils être employés sans péché. Et il semblerait très
grave que dans ce sacrement, qui a été institué pour être un remède de salut, quelqu'un
trouve un jugement de mort. Donc, en aucun cas, on ne doit donner le corps du
Christ à un suspect par manière d'épreuve.
Objections :
1. Nul n'est empêché de recevoir le corps du Christ, sinon par
le péché. Mais la pollution nocturne est un accident qui ne comporte pas de
péché. Saint Augustin dit en effet : "L'image qui accompagne la réflexion
du prédicateur, lorsqu'elle se reproduit dans la vision d'un rêve, de telle
sorte qu'on ne fasse pas de différence entre elle et un rapprochement réel des
corps, cette image émeut aussitôt la chair, et ce mouvement de la chair a ses
suites habituelles ; mais cela se fait sans péché, du moment qu'en état de
veille on a parlé de ces choses sans péché et, pour en parler, il fallait bien
y avoir réfléchi." Donc la pollution nocturne n'interdit pas à l'homme de
recevoir ce sacrement.
2. Saint Grégoire le Grand dit dans une lettre à saint
Augustin de Cantorbéry : "Si quelqu'un s'unit à sa femme non pas dans
l’entraînement de la convoitise, mais seulement pour procréer des enfants, nous
devons le laisser libre d'entrer dans l'église ou de recevoir le sacrement du
corps du Seigneur : car il ne doit pas subir d'interdiction de notre part, celui
qui, au milieu du feu, sait échapper à la flamme." Ainsi est-il évident
que la pollution charnelle, même pendant la veille, si elle ne comporte pas de
péché, n'interdit pas à l'homme de recevoir le corps du Christ. Beaucoup moins
encore, par conséquent, une pollution nocturne qui s'est produite pendant le
sommeil.
3. La pollution nocturne semble ne comporter qu'une impureté
corporelle. Mais d'autres impuretés corporelles qui, dans l'ancienne loi, interdisaient
l'entrée du sanctuaire, n'empêchent pas, dans la loi nouvelle, de recevoir ce
sacrement, comme celles de la femme qui vient d'accoucher, qui a ses règles, ou
qui souffre d'un flux de sang, selon la lettre de saint Grégoire à saint
Augustin de Cantorbéry. Il apparaît donc que la pollution nocturne n'empêche
pas davantage de recevoir ce sacrement.
4. Le péché véniel n'empêche pas de recevoir ce sacrement, et
pas même le péché mortel, après qu'on en a fait pénitence. Mais supposé que la
pollution nocturne ait eu pour cause un péché antécédent, l'intempérance ou des
pensées impures : la plupart du temps un tel péché est véniel ; et si parfois
il est mortel, il peut arriver que le matin on se repente et que l'on confesse
son péché. Il apparaît donc qu'on ne doit pas être écarté de la réception de ce
sacrement.
5. L'homicide est un péché plus grave que la fornication. Mais
si quelqu'un rêve la nuit qu'il commet un homicide ou un vol, ou tout autre
péché, on ne l'écarte pas pour autant de la réception du corps du Christ. Il
apparaît donc qu'une fornication qu'on a rêvée, avec la pollution qui en a
résulté, empêche moins encore de recevoir ce sacrement.
Cependant :
Il est écrit dans
le Lévitique (15, 16) : "Lorsqu'un homme aura un épanchement séminal, il
sera impur jusqu'au soir." Mais celui qui est impur n'a pas accès aux
sacrements. Il apparaît donc que la pollution nocturne interdit de recevoir ce
sacrement, qui est le plus grand de tous.
Conclusion :
Au sujet de la
pollution nocturne on peut considérer deux points de vue : selon le premier, elle
interdit nécessairement la réception de ce sacrement ; selon le second, elle
l'interdit non pas nécessairement, mais pour une raison de convenance.
Ce qui écarte
nécessairement de la réception de ce sacrement, c'est uniquement le péché
mortel. Et bien que la pollution nocturne, considérée en elle-même, ne puisse
être péché mortel, il arrive parfois néanmoins, en raison de sa cause, qu'un
péché mortel y soit attaché. Il faut donc considérer la cause de la pollution
nocturne. Parfois, en effet, la pollution provient d'une cause spirituelle
extrinsèque, c'est-à-dire d'une illusion des démons qui, on l'a vu dans la
première Partie, peuvent susciter des images dont l'apparition entraîne
quelquefois une pollution. Parfois aussi la pollution provient d'une cause
spirituelle intrinsèque, c'est-à-dire de pensées antérieures. Et parfois d'une
cause corporelle intrinsèque : soit d'un excès soit d'une faiblesse de la
nature, ou encore de la surabondance de nourriture ou de boisson. Chacune de
ces trois causes peut être indemne de péché, comme aussi être liée à un péché
véniel ou à un péché mortel. Et si elle est sans péché, ou avec un péché véniel,
elle n'interdit pas nécessairement la réception sacramentelle, parce que, en
communiant, on serait "coupable du corps et du sang du Seigneur".
Mais si elle est liée à un péché mortel, elle l'interdit nécessairement.
L'illusion
produite par les démons provient parfois de ce que, précédemment, on a négligé
de s'exciter à la dévotion, ce qui peut être ou péché mortel, ou péché véniel.
Mais parfois cette illusion n'a pas d'autre cause que la méchanceté des démons
qui veulent empêcher l'homme de recevoir ce sacrement. C'est pourquoi on lit
dans les Conférences des Pères du Désert qu'un moine éprouvait toujours une
pollution aux fêtes où il devait communier ; les anciens, ayant constaté
qu'aucun motif de sa part n'expliquait cela, décidèrent qu'il ne devait pas, pour
autant, s'abstenir de communier ; et l'illusion démoniaque disparut ainsi.
De même, les
pensées impures antécédentes peuvent parfois être absolument exemptes de péché
; par exemple lorsque quelqu'un est obligé de penser à ces choses pour cause
d'enseignement ou de controverse. Et si cela se fait sans convoitise ni
complaisance, ce ne sont pas des pensées impures, mais honnêtes ; pourtant
elles peuvent entraîner la pollution, comme on le voit dans le texte de saint
Augustin que nous avons allégué. Mais parfois les pensées antécédentes
procèdent de la convoitise et de la complaisance ; et s'il y a consentement, il
y aura péché mortel ; sinon, péché véniel.
De même encore, la
cause corporelle est parfois exempte de péché, par exemple, lorsqu'elle vient
de la faiblesse de la nature, à cause de laquelle certains, en pleine veille, éprouvent
un épanchement séminal sans qu'il y ait péché ; ou encore cela vient d'une
pléthore de la nature, comme il arrive qu'il y ait épanchement de sang, sans
qu'il y ait péché, et de même pour la semence qui est le surplus du sang, selon
Aristote. Mais parfois, cela s'accompagne de péché, par exemple lorsque cela
provient d'un excès de nourriture ou de boisson. En ce cas aussi, le péché peut
être soit véniel, soit mortel ; bien que le péché mortel arrive plus souvent à
propos de pensées impures qu'à propos de la consommation de nourriture ou de
boisson. C'est pourquoi saint Grégoire le Grand, dans sa lettre à saint
Augustin de Cantorbéry, dit qu'il faut s'abstenir de la communion quand cela
vient de pensées impures, mais non quand cela vient du superflu de nourriture
ou de boisson, surtout s'il y a nécessité.
Ainsi donc on peut
rechercher, selon la cause de la pollution, si la pollution nocturne empêche
nécessairement la réception du sacrement.
Mais elle
l'empêche pour un motif de convenance qui tient à deux causes. L'une d'elles
intervient toujours : c'est une certaine malpropreté corporelle, à cause de
laquelle, par respect pour le sacrement, il ne convient pas d'approcher de
l'autel ; c'est pourquoi ceux qui veulent toucher quelque chose de sacré se
lavent les mains ; à moins qu'une telle impureté soit perpétuelle ou chronique
comme la lèpre, le flux de sang et les infirmités analogues. L'autre cause, c'est
le trouble de l'âme qu'entraîne la pollution nocturne, surtout lorsqu'elle
s'accompagne d'une imagination impure.
Cependant, on doit
passer outre à cet empêchement de convenance en cas de nécessité, par exemple, comme
dit saint Grégoire le Grand, "lorsque peut-être un jour de fête l'exige, ou
bien l'exercice du ministère, parce qu'il n'y a pas d'autre prêtre ; c'est
alors la nécessité qui commande".
Solutions :
1. On n'est écarté nécessairement de la réception de ce
sacrement que par le péché mortel ; mais par convenance, on peut en être empêché
pour d'autres motifs, on vient de le dire.
2. L'acte de mariage s'il est accompli sans péché, par exemple
pour engendrer des enfants ou pour s'acquitter du devoir conjugal, n'interdit
pas de recevoir le sacrement, comme on l'a dit au sujet de la pollution
nocturne qui se produit sans péché, sinon à cause de la souillure corporelle et
de la dispersion d'esprit. C'est pourquoi saint Jérôme écrit : "Si les
pains de proposition ne pouvaient être mangés par ceux qui avaient eu des
rapports conjugaux, combien davantage le pain qui descend du Ciel ne peut-il
être profané et touché par ceux qui, peu auparavant, se sont livrés aux
embrassements du mariage! Non pas que nous condamnions les noces ; mais au
temps où nous allons manger les chairs de l'Agneau, nous devons nous abstenir
des oeuvres charnelles." Mais parce que cela doit s'entendre d'une
convenance et non d'une nécessité, saint Grégoire le Grand dit que chacun doit
"être libre de décider. Surtout si ce n'est pas le désir de procréer des
enfants, mais la volupté qui l'emporte dans cette oeuvre", ajoute saint Grégoire
le Grand, alors on doit interdire l'accès au sacrement.
3. Comme le dit saint Grégoire, dans sa lettre citée plus haut
à saint Augustin de Cantorbéry, dans l'Ancien Testament certains étaient
déclarés impurs d'une manière figurative, qui s'entend spirituellement dans le
peuple de la loi nouvelle. Par conséquent, de telles impuretés corporelles, si
elles sont perpétuelles ou chroniques, n'empêchent pas de recevoir ce sacrement
du salut, comme elles interdisaient l'accès aux sacrements figuratifs. Mais si
elles sont passagères, comme l'impureté de la pollution nocturne, pour un motif
de convenance elles interdisent la réception de ce sacrement pendant le jour où
s'est produit cet accident. Aussi est-il dit dans le Deutéronome (23, 10) :
"Si parmi vous un homme a eu une pollution, à l'occasion d'un rêve
nocturne, qu'il sorte du camp et qu'il ne revienne pas avant de s'être lavé sur
le soir."
4. Bien que la contrition et la confession enlèvent la
culpabilité de la faute, elles n'enlèvent pas l'impureté corporelle et la
dispersion de l'esprit consécutives à la pollution.
5. Rêver de commettre un homicide n'entraîne pas d'impureté
corporelle, ni même une dispersion de l'esprit aussi grande que la fornication
accomplie en rêve, à cause de l'intensité du plaisir. Mais si l'on rêve de
commettre un homicide par suite d'une cause qui est un péché, surtout si c'est
un péché mortel, ce rêve interdit de recevoir sacrement, en raison de sa cause.
Objections :
1. Ce sacrement a été institué par le Seigneur à la Cène. Mais
le Seigneur a donné ce sacrement à ses disciples "à la fin du souper"
comme on le voit en saint Luc (22, 20) et dans la 1ère aux
Corinthiens (11, 25). Il apparaît donc que nous devons manger ce sacrement même
après avoir pris d'autres aliments.
2. Saint Paul dit (1 Co 11, 33) : "Lorsque vous vous
rassemblez pour manger", savoir, le corps du Seigneur, "attendez-vous
les uns les autres ; si quelqu'un a faim, qu'il mange à la maison". Il
apparaît ainsi que quelqu'un qui vient de manger à la maison peut ensuite, à
l'église, manger le corps du Christ.
3. On lit dans un concile de Carthage ce qu'on retrouve dans les Décrets : "Le
sacrement de l'autel ne doit être célébré que par des hommes à jeun, sauf
uniquement au jour anniversaire où l'on célèbre la Cène du Seigneur." Donc,
au moins ce jour-là, on peut prendre le corps du Christ après d'autres
aliments.
4. Si l'on prend de l'eau, ou un remède, de la nourriture ou
de la boisson en très petite quantité, ou si l'on avale les restes de
nourriture qui demeurent dans la bouche, on ne rompt pas le jeûne
ecclésiastique, et l'on ne manque pas à la sobriété qui est exigée pour une
réception respectueuse de ce sacrement. Donc tout cela n'empêche pas de
recevoir ce sacrement.
5. Il y a des gens qui mangent ou boivent en pleine nuit, passent
peut-être toute la nuit sans dormir et qui, au matin, reçoivent les saints
mystères, alors qu'ils n'ont pas achevé la digestion. La sobriété serait
beaucoup moins compromise si l'on mangeait un peu le matin et que l'on prit
ensuite ce sacrement vers la neuvième heure ; d'autant plus qu'il y a ainsi
parfois un plus grand intervalle de temps. Il apparaît donc que cette
nourriture préalable n'écarte pas de l'eucharistie.
6. On ne doit pas avoir moins de respect envers ce sacrement
après sa réception qu'avant celle-ci. Or, après la réception du sacrement, il
est permis de manger et de boire. C'est donc permis aussi avant.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "L'Esprit Saint a décidé que, pour
honorer un si grand sacrement, le corps du Seigneur devait pénétrer dans la
bouche du chrétien avant toute autre nourriture."
Conclusion :
Deux causes interdisent
de recevoir ce sacrement. L'une est essentielle : c'est le péché mortel, qui
est en contradiction avec la signification de ce sacrement, nous l'avons dit.
L'autre vient
d'une défense de l'Église. Et c'est ainsi qu'on ne peut prendre ce sacrement après
avoir pris de la nourriture ou de la boisson, et cela pour trois motifs.
D'abord, selon saint Augustin : "pour honorer un si grand sacrement".
C'est-à-dire qu'il ne doit pas entrer dans une bouche imprégnée de nourriture
et de boisson. Le second motif est symbolique : pour faire entendre que le
Christ, qui est la "réalité" de ce sacrement, et sa charité, doivent
être établis avant tout dans nos coeurs, selon cette parole, en saint Matthieu
(6, 33) : "Cherchez d'abord le royaume de Dieu." Le troisième est que
l'on risque le vomissement ou l'ivresse, qui se produisent parfois du fait
qu'on use de la nourriture de manière déraisonnable. C'est ainsi que l'Apôtre
remarque (1 Co 11, 21) : "L'un a faim tandis que l'autre est ivre."
Mais les malades
sont exceptés de cette règle commune, car il faut les communier sans tarder, même
après le repas, si on les suppose en danger, pour qu'ils ne meurent pas sans la
communion, car "nécessité n'a pas de loi". Aussi est-il statué :
"Le prêtre doit communier le malade sans tarder, pour qu'il ne meure pas
sans communion."
Solutions :
1. Comme dit saint Augustin : "Ce n'est pas parce que le
Seigneur l'a donné après le repas, que les frères doivent se réunir pour
recevoir ce sacrement après qu'ils ont dîné ou soupé, ni le mêler à leurs
festins, comme faisaient ceux à qui l'Apôtre adresse ses réprimandes et ses
corrections. Car le Sauveur, pour mettre plus fortement en valeur la profondeur
de ce mystère, a voulu le fixer en dernier lieu dans le coeur et le souvenir
des disciples. C'est pourquoi il ne leur prescrivit pas de le prendre ensuite
selon le même ordre, afin de laisser la décision en cette matière aux Apôtres
qui devaient organiser les Églises en son nom."
2. Cette parole est ainsi expliquée dans la Glose : "Si
quelqu'un a faim et, dans son impatience, ne veut pas attendre les autres, qu'il
mange à la maison, c'est-à-dire qu'il se nourrisse du pain terrestre. Mais
ensuite il ne doit pas prendre l'eucharistie."
3. Ce chapitre parle conformément à une coutume qui fut parfois
observée ici ou là, de manger le corps du Christ sans être à jeun ce jour-là, pour
représenter la Cène du Seigneur. Mais aujourd'hui, cela est abrogé. Car, selon
saint Augustin au même endroit, "cette coutume" de prendre à jeun le
corps du Christ "est observée dans le monde entier".
4. Comme on l'a dit dans la deuxième Partie, il y a deux
sortes de jeûnes :
- Le premier est
le jeûne naturel, qui interdit de prendre quoi que ce soit auparavant par mode
d'aliment ou de boisson. Et c'est un tel jeûne qui est requis à ce sacrement, pour
les motifs que nous avons donnés. Par conséquent, il n'est pas permis de
prendre ce sacrement après avoir pris de l'eau, ni une autre nourriture ou
boisson, ni même un remède, en si petite quantité que ce soit. Et peu importe
que cela nourrisse ou ne nourrisse pas, par soi-même ou bien mélangé à autre
chose, du moment que c'est pris par mode de nourriture ou de boisson.
Les restes de
nourriture qui demeurent dans la bouche, si on les avale par hasard, n'interdisent
pas de prendre ce sacrement, car ils ne sont pas absorbés à la manière d'un
aliment, mais à la manière de la salive. Et le même motif vaut pour les restes
de l'eau ou du vin avec quoi on s'est lavé la bouche, du moment qu'ils ne sont
pas absorbés en grande quantité, mais mêlés à la salive, car cela est
inévitable.
- Tout différent
est le jeûne ecclésiastique, qui a pour but la mortification corporelle. Un tel
jeûne n'est pas détruit par tout ce qu'on vient de dire, car tout cela ne
nourrit pas beaucoup mais sert plutôt à obtenir une modification qualitative.
5. Lorsque l'on dit : "Ce sacrement doit entrer dans la
bouche du chrétien avant toute autre nourriture", cela ne doit pas
s'entendre d'une manière absolue, sans tenir compte du temps. Autrement, celui
qui aurait mangé ou bu une seule fois ne pourrait plus jamais recevoir ce
sacrement. Mais cela doit s'entendre du même jour. Et sans doute, le début du
jour est compté différemment suivant les différents peuples, car les uns font
commencer le jour à midi, d'autres au coucher du soleil, d'autres, à minuit, d'autres
au lever du soleil ; mais l’Église romaine fait commencer le jour à minuit.
C'est pourquoi, si l'on a pris quelque chose par mode de nourriture ou de
boisson après minuit, on ne peut recevoir ce sacrement le même jour ; mais on
le peut, si c'était avant minuit.
Et qu'on ait dormi
après avoir mangé ou bu, ou même qu'on ait digéré, cela importe peu à l'égard
du précepte. Mais cela importe relativement au trouble d'esprit que les hommes
subissent du fait de l'insomnie ou d'une digestion inachevée ; si cela trouble
beaucoup l'esprit, on est mis dans l'incapacité de recevoir ce sacrement.
6. La plus grande dévotion est requise dans la réception même
de ce sacrement : car c'est alors qu'on perçoit l'effet du sacrement. Or cette
dévotion est davantage empêchée par ce qui précède que par ce qui suit. C'est
pourquoi on a institué que les hommes s'abstiennent de nourriture avant la
réception de ce sacrement plutôt qu'après. On doit pourtant mettre un certain
délai entre la réception de ce sacrement et les autres aliments. C'est pourquoi,
à la messe, on dit une prière d'action de grâce après la communion, et les
communiants y ajoutent leurs prières privées.
Cependant, selon
d'anciens canons, cela fut décidé par le pape Clément : "Si l'on prend le
matin le repas du Seigneur, les ministres qui y ont participé jeûneront jusqu'à
la sixième heure ; et s'ils y ont participé à la troisième ou à la quatrième
heure, ils jeûneront jusqu'au soir." En effet, dans l'antiquité, on
célébrait la messe plus rarement que de nos jours, et avec une plus grande
préparation. Mais maintenant, parce qu'il faut célébrer plus souvent les saints
mystères, on ne peut facilement observer de tels préceptes. C'est pourquoi ils
ont été abrogés par la coutume contraire.
Objections :
1. Il est requis, pour s'approcher de ce sacrement, d'y mettre
de la dévotion et de s'être examiné auparavant, selon saint Paul (1 Co 11, 28)
: "Que chacun s'éprouve soi-même, et qu'alors seulement il mange de ce
pain et boive à cette coupe." Mais cela est impossible chez ceux qui n'ont
pas l'usage de la raison. Il ne faut donc pas leur donner ce sacrement.
2. Parmi tous ceux qui n'ont pas l'usage de la raison, il y a
les possédés ou énergumènes. Mais ceux-ci, d'après saint Denys le
pseudo-aréopagite, sont écartés même de la vue du sacrement. Il ne faut donc
pas donner ce sacrement à ceux qui n'ont pas l'usage de la raison.
3. Parmi tous ceux qui n'ont pas l'usage de la raison, les
plus innocents semblent bien être les enfants. Mais on ne donne pas ce
sacrement aux enfants. Donc, bien moins encore aux autres hommes dénués de
raison.
Cependant :
On lit dans un
concile d'Orange et on trouve dans les Décrets
: "Il faut donner aux fous tout ce qui concerne la piété." Ainsi
faut-il leur donner ce sacrement, qui est "le sacrement de la piété".
Conclusion :
On attribue le
manque de raison à deux catégories d'hommes. D'abord à ceux qui n'en ont qu'un
faible usage. Ainsi, de quelqu'un qui voit mal dit-on qu'il ne voit pas. Et
puisque ces gens-là peuvent concevoir quelque dévotion à l'égard de ce
sacrement, il ne faut pas le leur refuser.
Il y en a d'autres
qui n'ont aucunement l'usage de la raison. Ou bien ils ne l'ont jamais eu, et
ils sont restés dans cet état depuis leur naissance ; il ne faut donc pas leur
donner ce sacrement, parce que, auparavant, ils n'ont jamais eu aucune dévotion
pour ce sacrement. Ou bien, ils n'ont pas toujours été privés de l'usage de la
raison. Alors, si jadis, quand ils étaient en possession de leurs facultés, ils
ont manifesté quelque dévotion pour ce sacrement, on doit le leur donner à
l'article de la mort, sauf si l'on redoute qu'ils ne le rendent ou le recrachent.
C'est pourquoi on lit, dans un concile de Carthage, ce qu'on retrouve dans les
Décrets : "Si quelqu'un, étant malade, demande la pénitence, mais s'il
arrive que le prêtre appelé auprès de lui le trouve muet, comme écrasé par la
maladie, ou tombé dans le délire, que ceux qui l'ont entendu en rendent
témoignage, qu'il reçoive la pénitence, et si l'on croit qu'il doit bientôt
mourir, qu'on le réconcilie par l'imposition des mains, et qu'on dépose
l'eucharistie dans sa bouche."
Solutions :
1. Ceux qui n'ont pas l'usage de la raison peuvent avoir de la
dévotion pour le sacrement, les uns l'ayant dans le présent et d'autres l'ayant
eue dans le passé.
2. Saint Denys le pseudo-aréopagite parle ici des énergumènes
qui n'ont pas encore été baptisés, c'est-à-dire chez qui la puissance du démon
n'a pas été détruite, parce qu'elle règne en eux par le péché originel. Mais
pour les baptisés qui sont tourmentés dans leur corps par les mauvais esprits, on
doit les juger comme les autres fous. Aussi saint Cassien dit-il : "Ceux"
qui sont tourmentés par les mauvais esprits, "nous ne nous souvenons pas
que la sainte communion leur ait jamais été interdite par nos anciens".
3. On doit porter le même jugement sur les enfants nouveau-nés
et sur les fous qui n'ont jamais eu l'usage de la raison. Il ne faut donc pas
leur donner les saints mystères, quoique certains Grecs fassent le contraire :
ils s'appuient sur ce que dit saint Denys le pseudo-aréopagite, sans comprendre
que saint Denys le pseudo-aréopagite parle là du baptême des adultes. Cependant
il ne faut pas croire que les enfants en souffrent aucun dommage vital. Sans
doute, le Seigneur dit en saint Jean (6, 54) : "Si vous ne mangez la chair
du Fils de l'homme, et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez pas la
vie." Mais, dit saint Augustin : "Tout fidèle prend part" -entendez-le
spirituellement- "au corps et au sang du Seigneur, quand il devient dans
le baptême membre du corps du Christ".
Mais quand les
enfants commencent à avoir un certain usage de la raison, si bien qu'ils
peuvent concevoir de la dévotion pour ce sacrement, alors on peut leur conférer
celui-ci.
Objections :
1. Ce sacrement représente la passion du Seigneur, comme le
baptême. Or, il n'est pas permis de se faire baptiser plusieurs fois, mais une
fois seulement, parce que "le Christ est mort pour nos péchés, une fois
seulement" (1 P 3, 18). Il semble donc qu'il n'est pas permis de recevoir
ce sacrement quotidiennement.
2. La réalité doit correspondre à la figure. Mais l'agneau
pascal, qui fut la principale figure de ce sacrement, comme nous l'avons dit, n'était
mangé qu'une fois par an. C'est aussi une fois par an que l’Église célèbre la
passion du Christ, dont ce sacrement est le mémorial. Il apparaît donc qu'il
n'est pas permis de manger ce sacrement quotidiennement, mais seulement une
fois par an.
3. Ce sacrement, dans lequel est contenu le Christ tout entier,
mérite le plus grand respect. Lorsqu'on s'abstient de ce sacrement, cela
procède du respect. Aussi donne-t-on des louanges au centurion qui a dit (Mt 8,
8) : "Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit", et
à saint Pierre qui a dit (Lc 5, 8) : "Éloigne-toi de moi, Seigneur, parce
que je suis un homme pécheur." Il n'est donc pas louable de recevoir
quotidiennement ce sacrement.
4. S'il était louable de recevoir souvent ce sacrement, plus
on le recevrait souvent, plus ce serait louable. Et on le recevrait plus
souvent si on le recevait plusieurs fois par jour. Il serait donc louable de
communier plusieurs fois par jour. Cependant la coutume de l'Église ne l'admet
pas. Il ne parait donc pas louable de recevoir quotidiennement ce sacrement.
5. Par ses lois, l'Église veut pourvoir à l'utilité des
fidèles. Mais, par la loi de l’Église, les fidèles ne sont tenus à communier
qu'une fois par an. C'est pourquoi il est dit dans la décrétale sur la
pénitence et le pardon : "Tout fidèle, de l'un et l'autre sexe, doit
recevoir avec respect le sacrement d'eucharistie au moins à Pâques ; à moins
que, sur le conseil de son propre prêtre, pour un motif raisonnable, il ne juge
qu'il doit temporairement s'abstenir de sa réception." Il n'est donc pas
louable de recevoir ce sacrement quotidiennement.
Cependant :
Saint Augustin dit : "Ce pain est quotidien, reçois-le
quotidiennement, pour qu'il te profite quotidiennement."
Conclusion :
Au sujet de l'usage
du sacrement, on peut se placer à deux points de vue :
- 1° Le premier à
l'égard du sacrement lui-même, dont la vertu est salutaire aux hommes. C'est
pourquoi il est utile de le recevoir quotidiennement, pour en percevoir
quotidiennement le fruit. Aussi saint Ambroise de Milan dit-il : "Si, chaque
fois que le sang du Christ est répandu, il est répandu pour la rémission des
péchés, je dois toujours le recevoir ; moi qui pèche toujours, je dois toujours
prendre ce remède."
- 2° On peut aussi
considérer l'usage du sacrement à l'égard du communiant, de qui l'on exige
qu'il s'approche de ce sacrement avec beaucoup de dévotion et de respect. Et
c'est pourquoi, si quelqu'un se trouve chaque jour bien préparé, il est louable
qu'il le reçoive chaque jour. Aussi saint Augustin, après avoir dit :
"Reçois-le pour qu'il te profite quotidiennement", ajoute-t-il :
"Vis de telle sorte que tu mérites quotidiennement de le recevoir."
Mais, parce que très souvent, chez la plupart des hommes, surgissent beaucoup
d'obstacles à cette dévotion, par suite d'une mauvaise disposition du corps ou
de l'âme, il n'est pas avantageux à tous les hommes d'accéder quotidiennement à
ce sacrement, mais aussi souvent qu'on s'y jugera préparé. Aussi est-il dit, dans
le livre des Croyances ecclésiastiques : "Je ne loue ni ne blâme la communion quotidienne."
Solutions :
1. Par le sacrement de baptême, l'homme est configuré à la
mort du Christ dont il reçoit le caractère ; et c'est pourquoi, de même que le
Christ "est mort une fois pour toutes", de même l'homme ne doit être
baptisé qu'une seule fois. Or, par notre sacrement, l'homme ne reçoit pas le
caractère du Christ, mais le Christ lui-même, dont la vertu demeure toujours.
Aussi est-il dit (He 10, 14) : "Par une offrande unique, il a rendu parfaits
pour toujours ceux qu'il a sanctifiés." Et c'est pourquoi, parce que
l'homme a quotidiennement besoin de la vertu salutaire du Christ, il peut
avantageusement recevoir chaque jour ce sacrement.
Et parce que le
baptême est principalement une régénération spirituelle, de même que l'homme ne
naît qu'une fois selon la chair, il doit renaître une seule fois selon l'esprit,
comme le dit saint Augustin sur le texte de saint Jean (3, 4) : "Comment
peut-on renaître quand on est vieux ?" Tandis que notre sacrement est une
nourriture spirituelle ; aussi, de même qu'on prend quotidiennement la
nourriture corporelle, de même est-il louable de prendre quotidiennement ce
sacrement. Aussi le Seigneur nous enseigne-t-il à demander (Le 11, 3) :
"Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien." Ce que saint Augustin
explique ainsi : "Si tu reçois quotidiennement" ce sacrement, "quotidiennement,
pour toi c'est aujourd'hui ; pour toi le Christ ressuscite quotidiennement :
car c'est aujourd'hui, quand le Christ ressuscite".
2. L'agneau pascal fut la figure principale de ce sacrement
quant à la passion du Christ, que ce sacrement représente. Et c'est pourquoi on
ne le mangeait qu'une fois par an, car "le Christ est mort une seule
fois". Et c'est pour cette raison aussi que l'Église ne célèbre qu'une
fois par an la mémoire de la passion du Christ. Mais dans ce sacrement le
mémorial de la passion du Christ nous est livré par mode de nourriture, et la
nourriture se prend quotidiennement. Et c'est pourquoi, à cet égard, l'eucharistie
était préfigurée par la manne, que le peuple recevait quotidiennement au
désert.
3. Le respect envers ce sacrement comporte de la crainte
jointe à l'amour ; c'est pourquoi la crainte respectueuse envers Dieu est
appelée crainte filiale, comme on l'a vu dans la deuxième Partie. C'est l'amour,
en effet, qui provoque le désir de prendre le sacrement, tandis que la crainte
engendre l'humilité de révérence. Ce qui fait dire à saint Augustin :
"Celui-ci peut dire qu'il ne faut pas recevoir l'eucharistie quotidiennement,
tandis que celui-là affirme le contraire ; que chacun fasse ce qu'il juge, dans
sa bonne foi, devoir faire avec piété. Car il n'y a pas eu de dispute entre
Zachée et le centurion, alors que le premier se réjouissait de recevoir le
Seigneur, tandis que le second disait : "Je ne suis pas digne que tu
entres sous mon toit" : tous deux ont honoré le Seigneur, quoique ce ne
fût pas de la même façon." Cependant l'amour et l'espérance, auxquels la Sainte
Écriture nous excite toujours l'emportent sur la crainte. Aussi, quand Pierre
disait : "Éloigne-toi de moi, Seigneur, parce que je suis un homme
pécheur", Jésus répondit-il : "Ne crains point."
4. Parce que le Seigneur a dit : "Donne-nous aujourd'hui
notre pain quotidien", il ne faut pas communier plusieurs fois par jour, afin
qu'au moins, du fait que l'on communie une seule fois par jour, soit
représentée la passion du Christ, qui est unique.
5. Des décisions diverses ont paru selon les divers états de
l'Église. Car, dans la primitive Église, lorsque la dévotion de la foi
chrétienne était plus forte, il fut décidé que les fidèles communieraient
quotidiennement. Aussi le pape Anaclet dit-il : "Après la consécration, que
tous communient, s'ils ne veulent pas se mettre hors des frontières de l'Église
: car c'est ainsi que les Apôtres en ont décidé, et c'est l'usage de la sainte
Église romaine." Ensuite, la ferveur de la foi ayant baissé, le pape
Fabien concéda "que tous communient, s'ils ne le peuvent plus fréquemment,
au moins trois fois par an, à Pâques, à la Pentecôte, et à la Nativité du
Seigneur". Le pape Soter dit qu'il faut aussi communier le Jeudi saint, en
la Cène du Seigneur, ce qu'on trouve dans la décrétale sur la Consécration.
Mais ensuite
"la charité d'un grand nombre se refroidit, à cause de l'abondance des
péchés", et le pape Innocent III décida que tous les fidèles devaient
communier "au moins une fois l'an, à Pâques". Mais dans le livre des Croyances
ecclésiastiques, il est conseillé "de communier tous les
dimanches".
Objections :
1. On loue le centurion de ce qu'il dit en saint Matthieu (8, 8)
: "Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit." On
peut lui comparer, nous l'avons vu, celui qui juge devoir s'abstenir de la
communion. Et comme l'Écriture ne dit pas que le Christ soit jamais venu dans
sa maison, il semble qu'il soit permis à quelqu'un de s'abstenir de la
communion pendant toute sa vie.
2. Il est permis à chacun de s'abstenir de ce qui n'est pas
nécessaire au salut. Mais, comme on l'a dit plus haut, ce sacrement n'est pas
nécessaire au salut. Il est donc permis de cesser totalement de le recevoir.
3. Les pécheurs ne sont pas tenus à communier. Aussi le pape
Fabien, après avoir dit : "Que tous communient trois fois par an", ajoute-t-il
: "à moins que quelqu'un n'en soit empêché par des péchés graves".
Donc, si ceux qui ne sont pas dans le péché sont tenus de communier, il
apparaît que les pécheurs sont en meilleure situation que les justes, ce qui
est illogique. Il semble donc que pour les justes aussi, il soit permis de
cesser de communier.
Cependant :
Le Seigneur dit en
saint Jean (6, 54) : "Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et si
vous ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, il y a deux modes de recevoir ce sacrement, le mode spirituel et
le mode sacramentel. Or il est évident que tous sont tenus de le manger au
moins spirituellement, car ce n'est pas autre chose que s'incorporer au Christ,
comme nous l'avons dit. Mais la manducation spirituelle inclut le voeu ou le
désir de recevoir ce sacrement, nous l'avons déjà dit. Et par conséquent, sans
le voeu de recevoir ce sacrement, l'homme ne peut obtenir le salut. Or, ce voeu
serait vain s'il ne s'accomplissait pas quand l'opportunité s'en présente. Il
est donc évident que l'on est tenu de consommer ce sacrement, non seulement par
une loi de l'Église, mais encore par le commandement du Seigneur, qui dit : (Lc
22, 19) : "Faites cela en mémoire de moi." Et la loi de l'Église
détermine les époques où l'on doit accomplir le précepte du Christ.
Solutions
:
1. Comme dit saint Grégoire : "Il appartient à la
véritable humilité de ne pas s'obstiner à repousser ce qui est prescrit pour notre
bien." Par conséquent ce ne peut être une louable humilité de s'abstenir
totalement de la communion, contre le précepte du Christ et de l'Église. Et le
centurion n'avait pas reçu l'ordre d'accueillir le Christ dans sa maison.
2. Ce sacrement n'est pas nécessaire comme le baptême à
l'égard des enfants, qui peuvent être sauvés sans recevoir l'eucharistie mais
non sans recevoir le baptême. A l'égard des adultes, les deux sacrements sont
nécessaires.
3. Les pécheurs éprouvent un grand dommage d'être éloignés de
la communion ; aussi ne sont-ils pas en meilleure situation pour cela. Et bien
que ceux qui demeurent dans leur péché ne soient pas pour cela excusés de
transgresser le précepte, on excuse le pénitent qui, selon la parole du pape
Innocent III, "s'abstient sur le conseil du prêtre ».
Objections
:
1. Le pape Gélase dit, comme on le trouve dans la décrétale
sur la Consécration : "Nous avons appris que certains, après avoir pris
seulement leur part du corps du Christ, s'abstiennent de la coupe du sang du
Christ, sans nul doute parce qu'ils se sont laissés lier par je ne sais quelle
superstition. Ou bien qu'ils prennent le sacrement en entier, ou bien qu'ils
soient écartés du sacrement entier." Il n'est donc pas permis de recevoir
le corps du Christ sans recevoir son sang.
2. On a vu plus haut que manger le corps et boire le sang
concourt à l'achèvement de ce sacrement. Si donc on mange le corps sans boire
le sang, le sacrement sera inachevé. Ce qui semble relever du sacrilège. Aussi
Gélase ajoute-t-il, au même endroit : "La division d'un seul et même
mystère ne peut s'accomplir sans grand sacrilège."
3. Ce sacrement se célèbre en mémoire de la passion du
Seigneur, comme on l'a déjà vu, et on le consomme pour le salut de l'âme. Mais
la passion du Christ est plus vivement signifiée dans le sang que dans le corps
; et le sang, comme nous l'avons vu, est offert pour le salut de l'âme. Il vaut
donc mieux s'abstenir de manger le corps que de boire le sang. Ceux qui
s'approchent de ce sacrement ne doivent donc pas manger le corps sans boire le
sang.
Cependant :
L'usage de
nombreuses Églises est de donner au peuple qui communie le corps du Christ mais
non le sang.
Conclusion
:
Relativement à
l'usage de ce sacrement, on peut se placer à deux points de vue : du côté du
sacrement lui-même, et du côté des communiants. Du côté du sacrement lui-même, il
convient qu'on prenne les deux, le corps et le sang, car la perfection du
sacrement réside dans les deux. Et c'est pourquoi, parce qu'il appartient au
prêtre de consacrer et d'accomplir ce sacrement, il ne doit aucunement manger
le corps du Christ sans boire son sang. Du côté des communiants on requiert le
plus grand respect et les plus grandes précautions pour éviter tout accident
qui outragerait un si grand mystère. De tels accidents sont surtout possibles
dans la communion au sang, car celui-ci, s'il était pris sans précaution, pourrait
facilement se répandre. Et comme, avec l'accroissement du peuple de Dieu, qui
comprend des vieillards, des jeunes gens et des enfants, dont certains n'ont
pas assez de discrétion pour apporter toutes les précautions requises dans
l'usage de ce sacrement, on agit prudemment, dans certaines Églises, en
observant l'usage de ne pas donner le sang à boire au peuple, le prêtre étant
seul à le boire.
Solutions :
1. Le pape Gélase parle pour les prêtres : de même qu'ils
consacrent tout le sacrement, de même ils doivent communier au sacrement tout
entier. Comme on lit dans un concile de Tolède : "Quel sera le sacrifice, si
le sacrificateur lui-même ne se manifeste pas comme y participant ?"
2. La perfection de ce sacrifice ne réside pas dans l'usage
qu'en font les fidèles, mais dans la consécration de la matière. C'est pourquoi
rien ne manque à la perfection de ce sacrement si le peuple consomme le corps
sans consommer le sang, du moment que le prêtre qui consacre consomme les deux.
3. La représentation de la passion du Seigneur se réalise dans
la consécration même de ce sacrement, dans laquelle on ne doit pas consacrer le
corps sans consacrer le sang. Mais le corps peut être consommé par le peuple
sans qu'il consomme le sang, et il n'en découle pour lui aucun dommage, parce
que le prêtre offre et consomme le sang en tenant la place de tous, et parce
que le Christ tout entier est présent sous chacune des deux espèces, comme on
l'a vu plus haut.
1. Le Christ a-t-il consommé son corps et son sang ? - 2. L'a-t-il
donné à Judas ? - 3. Quel corps a-t-il consommé et donné : passible, ou
impassible ? - 4. En quel état se serait trouvé le Christ dans ce sacrement, si
celui-ci avait été conservé ou consacré pendant les trois jours où il était
mort ?
Objections :
1. On ne doit affirmer, touchant les actions et les paroles du
Christ, que ce qui est transmis par l'autorité de la Sainte Écriture. Mais
l'Évangile ne dit pas que le Christ ait mangé son propre corps ou bu son propre
sang. On ne doit donc pas affirmer cela.
2. Aucun être ne peut exister en lui-même sinon au titre des
parties, c'est-à-dire en tant qu'une partie se trouve dans une autre, selon le
Philosophe (Aristote). Mais ce qui est mangé et bu se trouve dans celui qui
mange et boit. Puisque le Christ tout entier se trouve sous chacune des deux
espèces sacramentelles, il semble impossible que lui-même ait consommé ce
sacrement.
3. Il y a une double manière de consommer ce sacrement -
spirituelle et sacramentelle. Mais la manière spirituelle ne convenait pas au
Christ, car il n'a rien reçu du sacrement. Et par conséquent la manière
sacramentelle non plus, qui est inachevée si elle n'aboutit pas à la
manducation spirituelle. Donc le Christ n'a consommé ce sacrement en aucune
manière.
Cependant :
Saint Jérôme dit : "Le Seigneur Jésus est lui-même le
convive et le banquet, celui qui mange et celui qui est mangé."
Conclusion :
Certains auteurs
ont dit que le Christ, à la Cène, donna son corps et son sang aux disciples, et
toutefois ne les consomma pas lui-même. Mais cette affirmation ne paraît pas
juste. Car le Christ a observé lui-même le premier les institutions qu'il
voulut faire observer aux autres ; c'est pourquoi lui-même voulut être baptisé
avant d'imposer le baptême aux autres, conformément à la parole des Actes
(1, 1) : "Jésus commença à faire et à enseigner." C'est pourquoi lui
aussi tout d'abord consomma son corps et son sang, et ensuite les donna à ses
disciples qui devaient les consommer. De là vient que sur le texte de Ruth (3, 7)
: "Quand (Booz) eut mangé et bu" la Glose dit que "le Christ
mangea et but à la Cène, lorsqu'il donna à ses disciples le sacrement de son
corps et de son sang. Aussi, puisque les serviteurs ont communié à son corps et
à son sang, il y a participé lui aussi".
Solutions :
1. On lit dans les évangiles (Mc 14, 22 par.) que le Christ
"prit le pain et la coupe". Or il ne faut pas comprendre qu'il les
ait pris seulement dans ses mains, comme prétendent certains ; mais il les a
pris de la manière dont devaient les prendre ceux à qui il les a donnés. C'est
pourquoi, lorsqu'il a dit à ses disciples : "Prenez et mangez", et
ensuite : "prenez et buvez", il faut comprendre que lui-même en a
pris pour manger et pour boire. Aussi certains ont-ils dit en vers : "Le
Roi trône à la Cène, Entouré par la troupe des Douze : Il se tient dans ses
mains, Il se nourrit, lui, la nourriture."
2. Comme on l'a vu plus haut, le Christ, en tant qu'il est
sous ce sacrement, est en relation avec le lieu, non pas selon ses dimensions
propres, mais selon les dimensions des espèces sacramentelles, de telle sorte
que, en tout lieu où sont ces espèces, le Christ lui-même y est. Et puisque ces
espèces ont pu se trouver dans les mains et dans la bouche du Christ, le Christ
tout entier a pu se trouver lui-même dans ses propres mains et dans sa propre
bouche. Mais cela n'aurait pas pu se produire selon qu'il est en relation avec
le lieu par ses dimensions propres.
3. Comme on l'a vu plus haut, ce sacrement n'a pas seulement
pour effet l'accroissement de la grâce habituelle, mais aussi une certaine
délectation actuelle de douceur spirituelle. Or, bien que la grâce du Christ
n'ait pas été augmentée par la réception de ce sacrement, il a éprouvé
cependant une certaine délectation spirituelle dans l'institution de ce
sacrement. Aussi disait-il lui-même, en saint Luc (22, 15) : "J'ai désiré
d'un grand désir manger cette Pâque avec vous", ce qu'Eusèbe de Césarée
explique en le rapportant au nouveau mystère de cette nouvelle alliance, qu'il
donnait aux disciples. C'est pourquoi il a mangé spirituellement, et tout aussi
bien sacramentellement, en tant qu'il a consommé son propre corps dans ce
sacrement qu'il a conçu et organisé comme le sacrement de son corps. Mais
autrement que le reste des hommes ne le mangent sacramentellement et
spirituellement, car ils reçoivent un accroissement de grâce sous les signes
sacramentels dont ils ont besoin pour recevoir la réalité.
Objections :
1. On lit en saint Matthieu (26, 29) que, lorsque le Seigneur
eut donné son corps et son sang aux disciples, il leur dit : "Je ne boirai
plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu'au jour où j'en boirai avec vous
du nouveau dans le royaume de mon Père." On voit par ces paroles que ceux
qui venaient de recevoir son corps et son sang devaient boire avec lui de
nouveau. Mais Judas n'a pas bu avec lui ensuite. Il n'a donc pas reçu le corps
et le sang du Christ avec les autres disciples.
2. Le Seigneur a accompli ce qu'il a prescrit, selon le
prologue des Actes (1, 1) : "Jésus commença à faire et à enseigner."
Mais lui-même a donné cette prescription (Mt 7, 6) : "Ne donnez pas aux
chiens ce qui est sacré." Puisque lui-même savait que Judas était un
pécheur, il apparaît qu'il ne lui a pas donné son corps et son sang.
3. On lit expressément dans saint Jean (13, 26) que le Christ
tendit à Judas "du pain trempé". Donc, s'il lui avait donné son corps,
il semble qu'il le lui aurait donné avec cette bouchée, d'autant plus qu'on lit,
au même passage : "Et après la bouchée, Satan entra en lui." saint
Augustin dit sur ce passage : "Cela nous enseigne combien il faut se
garder de mal recevoir ce qui est bon... Car si l'on réprimande celui qui
"ne discerne pas", c'est-à-dire qui ne distingue pas le corps du
Christ des autres aliments, comment condamnera-t-on celui qui s'approche en
ennemi de cette table et en faisant semblant d'être un ami ?" Mais, avec
la bouchée trempée, Judas n'a pas reçu le corps du Christ, dit saint Augustin 9
sur saint Jean : "Lorsqu'il eut trempé le pain, il le donna à Judas, fils
de Simon Iscariote. Ce n'est pas alors, comme le croient des lecteurs étourdis,
que Judas a reçu le corps du Christ." Il apparaît donc que Judas n'a pas
reçu le corps du Christ.
Cependant :
Saint Jean
Chrysostome dit : "Judas a participé aux mystères et ne s'est pas converti.
C'est ce qui rend son crime doublement horrible : d'abord, il a accédé aux
mystères étant occupé d'un pareil dessein ; puis, en y accédant, il n'est pas
devenu meilleur, n'ayant été touché ni par la crainte, ni par le bienfait, ni
par l'honneur."
Conclusion :
Saint Hilaire a affirmé que le Christ n'a pas donné son corps et
son sang à Judas. Et cela aurait été normal, si l'on considère la malice de
Judas. Mais, parce que le Christ devait être pour nous un modèle de justice, il
ne convenait pas à son magistère de séparer Judas de la communion des autres, quand
il était un pécheur occulte, sans accusateur ni preuve évidente, afin de ne pas
donner aux prélats de l'Église un exemple qui les autoriserait à agir ainsi ;
et Judas lui-même, poussé à bout, en aurait tiré occasion de pécher. C'est
pourquoi il faut dire que Judas a reçu le corps et le sang du Seigneur avec les
autres disciples, comme le disent saint Denys le pseudo-aréopagite et saint
Augustin.
Solutions :
1. Tel est l'argument employé par saint Hilaire pour montrer
que Judas n'a pas reçu le corps du Christ. Mais il n'est pas déterminant. Car
le Christ parle à ses disciples, dont Judas a quitté le collège, mais le Christ
n'en a pas exclu Judas. Et c'est pourquoi le Christ, autant qu'il dépend de lui,
boit le vin dans le royaume de Dieu, même avec Judas ; mais c'est Judas
lui-même qui a refusé ce festin.
2. L'iniquité de Judas était connue du Christ en tant que
celui-ci est Dieu, mais elle n'était pas connue de lui de la manière dont elle
se révèle aux hommes. Et c'est pourquoi le Christ n'a pas exclu Judas de la
communion, afin de montrer par son exemple que de tels pécheurs occultes ne
devraient pas, dans l'avenir, être repoussés par les autres prêtres.
3. Sans aucun doute, avec le pain trempé, Judas n'a pas pris
le corps du Christ, mais du pain ordinaire : "Peut-être, dit saint
Augustin à l'endroit cité, le pain trempé signifie-t-il l'hypocrisie de Judas, car
on trempe certains objets pour les teindre. Et si ce pain trempé signifie
quelque chose de bon", c'est-à-dire la douceur de la bonté divine, car le
pain trempé devient plus savoureux, "ce n'est pas sans cause que la
damnation a été encourue par celui qui se montra ingrat envers un tel
bienfait". Et c'est à cause de cette ingratitude que "ce qui est bon
est devenu mauvais pour lui", comme il arrive à ceux qui reçoivent le
corps du Christ indignement.
Et comme le dit
saint Augustin au même endroit : "Il faut comprendre que le Seigneur avait
déjà distribué auparavant à tous ses disciples" le sacrement de son corps
et de son sang, "alors que Judas lui-même se trouvait là, selon le récit
de saint Luc. Et ensuite on en est arrivé au moment où, selon la narration de
saint Jean, le Seigneur, en trempant du pain et en le tendant à Judas dénonce
celui qui va le livrer".
Objections :
1. Sur le texte de saint Matthieu (17, 2) : "Il fut
transfiguré devant eux", la Glose dit : "Il donna aux disciples à la
Cène ce corps qu'il avait par nature, non pas son corps mortel et
passible." Et le passage du Lévitique (2, 5) : "Lorsque tu offriras
une oblation de pâte cuite au four..." est ainsi commenté par la Glose :
"La croix, plus forte que tout, a rendu la chair du Christ, après la
passion, apte à être mangée, alors qu'elle ne l'était pas auparavant."
Mais le Christ a donné son corps comme apte à être mangé. Il l'a donc donné tel
qu'il le possédait après la passion, c'est-à-dire impassible et immortel.
2. Tout corps passible pâtit du contact et de la manducation.
Donc, si le corps du Christ était passible, il aurait pâti en étant touché et
mangé par les disciples.
3. Les paroles sacramentelles n'ont pas une plus grande vertu
maintenant, quand elles sont prononcées par un prêtre qui tient la place du
Christ, que lorsqu'elles furent prononcées par le Christ lui-même. Mais
maintenant, par la vertu des paroles sacramentelles, c'est le corps du Christ
impassible et immortel qui est consacré sur l'autel. Donc il l'était bien plus
alors.
Cependant :
Il y a cette
affirmation du pape Innocent III : "Il donna à ses disciples son corps
dans l'état où il le possédait." Or il possédait alors un corps passible
et mortel. C'est donc un corps passible et mortel qu'il donna à ses disciples.
Conclusion :
Hugues de Saint-Victor
a prétendu que le Christ, avant la passion, assuma à des époques diverses les
quatre dons d'un corps glorifié : la subtilité lors de sa naissance, quand il
sortit du sein intact de la Vierge l'agilité, lorsqu'il marcha à pied sec sur
la mer la clarté, dans la transfiguration ; l'impassibilité à la Cène, lorsqu'il
donna à ses disciples son corps à manger. Et selon cette thèse, il donna à ses
disciples un corps impassible et immortel.
Mais, quoi qu'il
en soit des autres dons -nous avons dit plus haut ce qu'il faut penser à leur
sujet-, au sujet de l'impassibilité les choses n'ont pas pu se passer
conformément à cette thèse. Il est évident, en effet, que c'était le même vrai
corps du Christ qui était vu alors par les disciples sous son aspect propre, et
qui était mangé par eux sous son aspect sacramentel. Or, il
n'était pas impassible selon qu'il était vu sous son aspect propre ; tout au
contraire, il était prêt pour la passion. Par conséquent, le corps même qui
était donné sous l'aspect sacramentel n'était pas non plus impassible.
Cependant ce qui, en
soi-même, était passible, existait selon un mode impassible sous l'aspect
sacramentel ; de même que ce qui, en soi-même, était visible, s'y trouvait de
façon invisible. En effet, de même que la vision requiert le contact du corps
qui est vu avec le milieu ambiant qui permet la vision, de même la passion
requiert le contact du corps qui pâtit avec les objets qui agissent sur lui. Or,
le corps du Christ, en tant qu'il est dans le sacrement, n'est pas, comme on
l'a vu, en relation avec ce qui l'entoure au moyen de ses dimensions propres, par
lesquelles les corps se touchent, mais au moyen des dimensions des espèces du
pain et du vin. C'est pourquoi ce sont les espèces qui pâtissent et qui sont
vues, et non le corps même du Christ.
Solutions :
1. Il faut dire que le Christ n'a pas donné à la Cène son
corps mortel et passible, parce qu'il ne l'a pas donné sous un mode corporel et
passible. La croix a rendu la chair du Christ susceptible d'être mangée, en
tant que ce sacrement rend présente la passion du Christ.
2. Cet argument porterait si le corps du Christ, de même qu'il
était passible, s'était trouvé aussi dans le sacrement sous un mode passible.
3. Comme on l'a vu plus haut, les accidents du corps du Christ
se trouvent dans ce sacrement en vertu de la concomitance réelle, et non par la
vertu du sacrement, laquelle rend présente la substance du corps du Christ. Et
c'est pourquoi la vertu des paroles sacramentelles aboutit à ce qu'il y ait, sous
ce sacrement, le corps, celui du Christ, quels que soient les accidents qui y
existent dans la réalité.
Objections :
1. Il n'y serait pas mort. Car le Christ a subi la mort du
fait de sa passion. Mais, même alors, le Christ se trouvait dans ce sacrement
sous un mode impassible. Il ne pouvait donc pas mourir dans ce sacrement.
2. Dans la mort du Christ son sang fut séparé de son corps.
Mais, dans ce sacrement, le corps du Christ et son sang existent ensemble. Donc
le Christ ne serait pas mort dans ce sacrement.
3. La mort se produit parce que l'âme se sépare du corps. Mais
ce sacrement contient le corps du Christ en même temps que son âme. Donc le
Christ ne pouvait pas mourir dans ce sacrement.
Cependant :
C'est le même
Christ, qui était sur la croix, qui aurait été dans le sacrement. Mais sur la
croix il mourait. Donc il serait mort aussi dans ce sacrement qu'on aurait
conservé.
Conclusion :
C'est le corps du
Christ, substantiellement le même, qui se trouve et dans ce sacrement et sous
son aspect propre, mais non pas de la même manière ; car, sous son aspect
propre, il touche les corps environnants par ses dimensions propres, ce qu'il
ne fait pas en tant qu'il est dans ce sacrement, nous l'avons dit. Et c'est
pourquoi on peut attribuer au Christ, en tant qu'il existe sous son aspect
propre et en tant qu'il existe dans ce sacrement, tout ce qui lui appartient
selon qu'il est en lui-même, comme vivre, mourir, souffrir, être animé ou
inanimé, etc. Mais ce qui lui convient selon sa relation avec les corps
extérieurs peut bien lui être attribué en tant qu'il existe sous son aspect
propre, non en tant qu'il existe dans le sacrement, comme subir les moqueries, les
crachats, la crucifixion, la flagellation, etc. C'est pourquoi on a dit en vers
: "Lorsqu'il est conservé dans le ciboire, tu peux lui associer une
douleur d'origine intérieure, mais une douleur infligée du dehors ne lui
convient pas."
Solutions :
1. On vient de le dire, la passion convient au corps qui pâtit,
par relation avec un agent extérieur. Et c'est pourquoi le Christ, selon qu'il
est dans le sacrement, ne peut pâtir. Cependant il peut mourir.
2. Comme on l'a vu plus haut, sous l’espèce du pain, il y a le
corps du Christ en vertu de la consécration, et le sang sous l'espèce du vin.
Mais maintenant que, dans la réalité, le sang du Christ n'est pas séparé de son
corps, en vertu de la concomitance réelle, le sang du Christ existe sous
l'espèce du pain ensemble avec son corps, et son corps sous l'espèce du vin ensemble
avec son sang. Mais si l'on avait consacré ce sacrement au moment de la passion
du Christ, quand le sang fut réellement séparé du corps, il n'y aurait eu que
le corps sous l'espèce du pain, et sous l'espèce du vin il n'y aurait eu que le
sang.
3. Comme on l'a vu plus haut, l'âme du Christ est dans ce
sacrement en vertu de la concomitance réelle, parce qu'elle n'existe pas
séparée du corps. Mais ce n'est pas en vertu de la consécration. Et c'est
pourquoi, si alors on avait consacré ou conservé ce sacrement quand l'âme était
réellement séparée du corps, l'âme du Christ n'aurait pas été présente sous ce
sacrement ; non pas à cause d'une insuffisance dans la vertu des paroles, mais
à cause d'un autre agencement de la réalité.
1. Consacrer ce sacrement est-il le propre du prêtre ? - 2. Plusieurs
prêtres peuvent-ils consacrer ensemble la même hostie ? - 3. La dispensation de
ce sacrement appartient-elle au seul prêtre ? - 4. Est-il permis au prêtre qui
consacre de s'abstenir de communier ? - 5. Un prêtre pécheur peut-il consacrer
ce sacrement ? - 6. La messe d'un mauvais prêtre a-t-elle moins de valeur que
la messe d'un bon prêtre ? - 7. Les hérétiques, les schismatiques et les
excommuniés peuvent-ils consacrer ce sacrement ? - 8. Et les prêtres dégradés ?
- 9. Ceux qui reçoivent la communion donnée par de tels prêtres commettent-ils
un péché ? - 10. Est-il permis à un prêtre de s'abstenir totalement de célébrer
?
Objections :
1. On a dit plus haut que ce sacrement est consacré par la
vertu des paroles qui sont la forme de ce sacrement. Mais ces paroles ne
changent pas, qu'elles soient prononcées par un prêtre ou par quelqu'un
d'autre. Il apparaît donc que non seulement le prêtre, mais n'importe qui
d'autre peut consacrer ce sacrement.
2. Le prêtre consacre ce sacrement en tenant la place du
Christ. Mais le laïc qui est saint est uni au Christ par la charité. Il
apparaît donc que même un laïc peut consacrer ce sacrement. Aussi saint Jean
Chrysostome dit-il : "Tout saint est prêtre."
3. Ce sacrement est ordonné au salut de l'homme, comme le
baptême, on l'a montré plus haut. Mais même un laïc peut baptiser, comme on l'a
dit. Donc il n'est pas réservé au prêtre de consacrer ce sacrement.
4. Ce sacrement s'accomplit dans la consécration de la
matière. Mais la consécration d'autres matières -le chrême, l'huile sainte et
l'huile bénite- appartient à l'évêque seul. Pourtant leur consécration n'a pas
une aussi grande dignité que la consécration de l'eucharistie, dans laquelle il
y a le Christ tout entier. Il n'est donc pas réservé au prêtre, mais à l'évêque
seul, de consacrer ce sacrement.
Cependant :
Saint Isidore de Séville
dit dans une lettre, et l'on retrouve ce texte dans les Décrets de Gratien : "Il appartient au prêtre de consacrer le
sacrement du corps et du sang du Seigneur sur l'autel de Dieu."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, ce sacrement est d'une telle dignité qu'il n'est consacré que par celui
qui tient la place du Christ. Or quiconque agit à la place d'un autre doit le
faire en vertu d'un pouvoir que celui-ci lui a concédé. Or, de même que le
baptisé a reçu du Christ le pouvoir de consommer ce sacrement, de même le
prêtre, lorsqu'il est ordonné, reçoit le pouvoir de consacrer ce sacrement en
tenant la place du Christ. Car c'est par là qu'il est mis au rang de ceux à qui
le Seigneur a dit (Lc 22, 19) : "Faites cela en mémoire de moi." Et
par conséquent il faut dire que la consécration de ce sacrement appartient en
propre aux prêtres.
Solutions :
1. La vertu sacramentelle réside en plusieurs réalités et non
en une seule. C'est ainsi que la vertu du baptême réside et dans les paroles et
dans l'eau. C'est pourquoi la vertu de consacrer l'eucharistie ne réside pas
seulement dans les paroles elles-mêmes, mais aussi dans le pouvoir qui est
confié au prêtre dans sa consécration ou ordination, quand l'évêque lui dit :
"Recevez le pouvoir d'offrir le sacrifice dans l'Église, tant pour les
vivants que pour les morts." Car la vertu instrumentale réside dans les
divers instruments que l'agent principal emploie dans son action.
2. Le laïc qui est juste est uni au Christ d'une union
spirituelle par la foi et la charité, mais non par un pouvoir sacramentel. Et
c'est pourquoi il possède un sacerdoce spirituel pour offrir ces hosties
spirituelles dont il est parlé dans le Psaume (51, 19) : "Le sacrifice
offert à Dieu, c'est le coeur contrit" et, dans l'épître aux Romains (12, 1)
: "Offrez vos corps comme une hostie vivante." Aussi parle-t-on aussi
(1 P 2, 5) d'"un sacerdoce saint pour offrir des sacrifices
spirituels".
3. La réception de ce sacrement n'est pas d'une aussi grande
nécessité que la réception du baptême, comme on l'a établi plus haut. Et c'est
pourquoi, bien que, en cas de nécessité, un laïc puisse baptiser, il ne peut
cependant pas consacrer ce sacrement.
4. L'évêque a reçu le pouvoir d'agir à la place du Christ sur
son corps mystique, c'est-à-dire sur l'Église : or ce pouvoir, le prêtre ne l'a
pas reçu dans sa consécration, bien qu'il puisse l'avoir par mandat de
l'évêque. Et c'est pourquoi les actes qui ne ressortissent pas à l'organisation
du corps mystique ne sont pas réservés à l'évêque : ainsi la consécration de ce
sacrement. A l'évêque il appartient de transmettre non seulement au peuple, mais
encore aux prêtres ce dont ils peuvent user dans leurs fonctions propres. Et
parce que la bénédiction du chrême, de l'huile sainte et de l'huile des
infirmes, et des autres choses qui reçoivent une consécration, comme l'autel, l'église,
les vêtements et les vases sacrés, confèrent à ces choses une certaine capacité
pour l'accomplissement des sacrements qui ressortissent à la fonction des
prêtres, c'est pour cela que de telles consécrations sont réservées à l'évêque
comme au chef de tout l'ordre ecclésiastique.
Objections :
1. On a dit plus haut que plusieurs hommes ne peuvent en
baptiser un seul. Mais le prêtre qui consacre n'a pas une moindre force que
l'homme qui baptise. Donc plusieurs prêtres ne peuvent pas davantage consacrer
ensemble une seule hostie.
2. Il est superflu de faire par beaucoup ce qui peut être fait
par un seul. Or, dans les sacrements il ne doit rien y avoir de superflu.
Puisqu'un seul suffit à consacrer, il apparaît donc que plusieurs ne peuvent
consacrer une seule hostie.
3. Comme dit saint Augustin, ce sacrement est "le
sacrement de l'unité". Mais la multitude est le contraire de l'unité. Il
n'apparaît donc pas normal, pour ce sacrement, que plusieurs prêtres consacrent
la même hostie.
Cependant :
Selon la coutume
de certaines Églises, les prêtres qui sont nouvellement ordonnés concélèbrent
avec l'évêque qui fait l'ordination.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, le prêtre, lorsqu'il est ordonné, est établi dans le rang de ceux qui ont
reçu du Seigneur, à la Cène, le pouvoir de consacrer. Et c'est pourquoi, selon
la coutume de certaines Églises, de même que les Apôtres à la Cène ont partagé
le repas du Christ, de même les nouveaux ordonnés concélèbrent avec l'évêque
qui fait l'ordination. Et par là on ne redouble pas la consécration sur la même
hostie car, dit le pape Innocent III, l'intention de tous doit se porter sur le
même instant de la consécration.
Solutions :
1. On ne lit pas que le Christ ait baptisé avec les Apôtres
quand il leur enjoignit l'office de baptiser. Par conséquent, la comparaison ne
vaut pas.
2. Si l'un des prêtres agissait par sa vertu propre, les
autres prêtres agiraient de façon superflue, puisqu'un seul célébrerait
suffisamment. Mais parce que le prêtre ne consacre qu'en tenant la place du
Christ, et que beaucoup sont un dans le Christ, peu importe que ce sacrement
soit consacré par un seul ou par beaucoup ; mais ce qu'il faut, c'est que le
rite de l'Église soit observé.
3. L'eucharistie est bien le sacrement de l'unité
ecclésiastique ; mais celle-ci consiste en ce que beaucoup sont un dans le
Christ.
Objections :
1. Le sang du Christ n'appartient pas moins à ce sacrement que
son corps. Mais le sang du Christ est administré par les diacres. De là cette
parole de saint Laurent à saint Sixte : "Éprouve si tu as choisi un
ministre capable, celui à qui tu as confié la dispensation du sang du
Seigneur." Donc, pour la même raison, la dispensation du corps du Seigneur
n'appartient pas aux seuls prêtres.
2. Les prêtres sont établis ministres des sacrements. Mais ce
sacrement est accompli dans la consécration de la matière, non dans son usage, auquel
se rattache la dispensation. Il apparaît donc qu'il n'appartient pas au prêtre
de dispenser le corps du Seigneur.
3. Saint Denys le pseudo-aréopagite dit que ce sacrement a
"une vertu perfective", de même que le chrême. Or, la signation des
baptisés avec le chrême n'appartient pas au prêtre, mais à l'évêque. Donc, dispenser
ce sacrement appartient aussi à l'évêque, et non au prêtre.
Cependant :
On dit dans les Décrets de Gratien : "Nous avons
appris que certains prêtres confient le corps du Seigneur à un laïc ou à une
femme, pour le faire porter aux malades. Le Synode interdit donc de renouveler
cette pratique audacieuse : mais le prêtre doit communier les malades
lui-même."
Conclusion :
La dispensation du
corps du Christ appartient au prêtre pour trois motifs :
- 1° Parce que, nous
l'avons dit, c'est lui qui consacre en tenant la place du Christ. Or, c'est le
Christ lui-même, comme il a consacré son corps à la Cène, qui l'a donné aux
autres à manger. Donc, de même que la consécration du corps du Christ
appartient au prêtre, de même c'est à lui qu'en appartient la dispensation.
- 2° Parce que le
prêtre est établi intermédiaire entre Dieu et le peuple. Par conséquent, de
même que c'est à lui qu'il appartient d'offrir à Dieu les dons du peuple, de
même c'est à lui qu'il appartient de donner au peuple les dons sanctifiés par
Dieu.
- 3° Parce que, par
respect pour ce sacrement, il n'est touché par rien qui ne soit consacré :
c'est pourquoi le corporal et le calice sont consacrés, et semblablement les
mains du prêtre sont consacrées pour toucher ce sacrement. Aussi personne
d'autre n'a le droit de le toucher, sinon en cas de nécessité, par exemple si
le sacrement tombait à terre, ou dans un autre cas de nécessité.
Solutions :
1. Le diacre, parce qu'il approche de l'ordre sacerdotal, participe
quelque peu de sa fonction ; c'est pour cela qu'il dispense le sang, mais non
le corps, sinon en cas de nécessité, sur l'ordre de l'évêque ou du prêtre.
- 1° Parce que le
sang du Christ est contenu dans un vase, si bien qu'il n'est pas nécessaire que
celui qui le dispense y touche, comme c'est le cas pour le corps du Christ.
- 2° Parce que le
sang signifie la rédemption du Christ qui se communique au peuple ; c'est
pourquoi, au sang se mêle de l'eau, laquelle symbolise le peuple. Et parce que
les diacres sont entre le prêtre et le peuple, il convient davantage aux
diacres de dispenser le sang que de dispenser le corps.
2. Il appartient au même de dispenser le sacrement et de le
consacrer, pour les raisons que nous avons dites.
3. De même que le diacre participe en quelque chose de la
"vertu illuminative" du prêtre, en tant qu'il dispense le sang ; de
même le prêtre participe de la "dispensation perfective" de l'évêque,
en tant qu'il dispense ce sacrement, par lequel l'homme est perfectionné en
lui-même par l'union au Christ. Mais les autres actes par lesquels l'homme est
perfectionné par rapport aux autres sont réservés à l'évêque.
Objections :
1. Dans les autres consécrations, celui qui consacre une
matière sacramentelle n'use pas de celle-ci ; ainsi l'évêque qui consacre le
chrême n'en reçoit pas l'onction. Mais ce sacrement consiste dans la
consécration de la matière. Donc le prêtre qui accomplit ce sacrement n'est pas
obligé d'en user, mais peut licitement s'abstenir de le consommer.
2. Dans les autres sacrements le ministre ne se donne pas le
sacrement à lui-même, car nul ne peut se baptiser soi-même, comme on l'a vu
plus haut. Mais, de même que la dispensation du baptême se fait selon un ordre
déterminé, de même celle de ce sacrement. Donc le prêtre qui accomplit ce
sacrement ne doit pas le recevoir de lui-même.
3. Il arrive parfois que le corps du Christ apparaît
miraculeusement sur l'autel sous l'aspect de chair, et le sang sous l'aspect de
sang. Or cela ne se prête pas à être mangé ou bu ; c'est pourquoi, comme on l'a
déjà dit, le corps et le sang sont donnés sous un autre aspect pour ne pas
faire horreur aux communiants. Donc le prêtre qui consacre n'est pas toujours
tenu de consommer ce sacrement.
Cependant :
On lit dans un
concile de Tolède et on retrouve dans les Décrets : "Il faut tenir de toute façon
que chaque fois qu'un prêtre immole sur l'autel le corps et le sang de notre
Seigneur Jésus Christ, chaque fois il doit montrer qu'il participe à la
réception du corps et du sang du Christ."
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, l'eucharistie n'est pas seulement sacrement, mais aussi sacrifice.
Or quiconque offre le sacrifice doit en devenir participants. Parce que le
sacrifice qu'on offre extérieurement est signe du sacrifice intérieur par
lequel on s'offre soi-même à Dieu, dit saint Augustin. Donc, par le fait qu'on
participe au sacrifice, on montre qu'on s'associe au sacrifice intérieur.
De même encore, par
le fait qu'il dispense le sacrifice au peuple, il montre qu'il est le
dispensateur des biens divins pour le peuple. Lui-même doit être le premier à
participer à ces biens, comme dit saint Denys le pseudo-aréopagite. Et c'est
pourquoi il doit lui-même consommer avant de dispenser au peuple. Aussi lit-on
dans le chapitre cité ci-dessus : "Quel est ce sacrifice auquel le
sacrificateur lui-même ne participe pas visiblement ?"
Or, on participe
au sacrifice du fait qu'on en mange, selon saint Paul (1 Co 10, 18) :
"Ceux qui mangent les victimes ne participent-ils pas de l'autel ?" Et
c'est pourquoi il est nécessaire que le prêtre, chaque fois qu'il consacre, consomme
ce sacrement dans son intégrité.
Solutions :
1. La consécration du chrême, ou de toute autre matière, n'est
pas un sacrifice, comme la consécration de l'eucharistie. Et par conséquent, la
comparaison ne vaut pas.
2. Le sacrement de baptême s'accomplit dans l'usage même de la
matière. Et c'est pourquoi nul ne peut se baptiser soi-même, car dans le
sacrement le même ne peut être agent et patient. Aussi, dans l'eucharistie non
plus, le prêtre ne se consacre pas lui-même, mais il consacre le pain et le vin,
et c'est dans cette consécration que s'accomplit notre sacrement. Or, l'usage
de ce sacrement vient à la suite du sacrement. C'est pourquoi la comparaison ne
vaut pas.
3. Si, miraculeusement, le corps du Christ apparent sur
l'autel sous l'aspect de chair, ou le sang sous l'aspect de sang, il ne faut
pas les consommer. Saint Jérôme dit en effet, commentant le Lévitique :
"De cette victime qui se réalise merveilleusement dans la commémoration du
Christ, il est permis de manger, mais de celle que le Christ offrit en sa
personne sur l'autel de la croix, il n'est permis à personne de manger."
Et pour autant le prêtre ne transgresse pas la loi, car les faits miraculeux ne
sont pas soumis aux lois. Cependant il faut conseiller au prêtre de consacrer
de nouveau le corps et le sang du Seigneur, et de les consommer".
Objections :
1. Saint Jérôme écrit : "Les prêtres, qui sont ministres
de l'eucharistie et distribuent le sang du Seigneur au peuple, agissent de
façon impie contre la loi du Christ, s'ils pensent que ce qui fait
l'eucharistie ce sont les paroles et non la vie de celui qui prononce
l'invocation ; que ce qui est nécessaire, c'est l'oraison solennelle, et non
les mérites du prêtre. De ces prêtres-là on dit : Tout prêtre en qui il y a une
souillure, ne sera pas admis à offrir les oblations au Seigneur." Mais le
prêtre pécheur, étant souillé, n'a ni la vie ni les mérites qui s'accordent
avec ce sacrement. Donc le prêtre pécheur ne peut consacrer l'eucharistie.
2. Saint Jean Damascène dit que "le pain et le vin, par
la venue du Saint-Esprit, deviennent surnaturellement le corps et le sang du
Seigneur". Mais le pape Gélase dit cette parole, recueillie dans les Décrets
de Gratien : "Comment l'Esprit céleste se rendra-t-il à l'invocation
pour la consécration du divin mystère, si le prêtre qui implore son
intervention est convaincu de mener une conduite criminelle ?" L'eucharistie
ne peut donc être consacrée par un mauvais prêtre.
3. Ce sacrement est consacré par la bénédiction du prêtre.
Mais la bénédiction d'un prêtre pécheur n'est pas efficace pour la consécration
de ce sacrement, puisqu'il est écrit (Ml 2, 2) : "Je maudirai vos
bénédictions." Et saint Denys le pseudo-aréopagite : "Il est
entièrement déchu de l'ordre sacerdotal, celui qui n'est pas illuminé. Il me
semble donc bien audacieux, l'homme de cette sorte, qui porte la main sur les
mystères sacerdotaux ; qui ose emprunter la forme du Christ pour prononcer, je
ne dis pas des prières, mais d'impurs blasphèmes sur les divins mystères."
Cependant :
Saint Augustin dit : "Dans l'Église catholique, le bon
prêtre n'accomplit rien de plus, le mauvais prêtre n'accomplit rien de moins, en
ce qui concerne le mystère du corps et du sang du Seigneur ; car il ne
s'accomplit pas par le mérite de celui qui consacre, mais par la parole du
Créateur et la vertu du Saint-Esprit."
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, le prêtre ne consacre pas ce sacrement par sa vertu propre, mais comme
étant le ministre du Christ dont il tient la place quand il consacre ce
sacrement. Or, on ne cesse pas d'être ministre du Christ du fait qu'on est
mauvais. Car le Seigneur a de bons ministres, ou serviteurs, et il en a de
mauvais. Aussi dit-il, en saint Matthieu (24, 45) : "Qui est, à votre avis,
un serviteur fidèle et prudent", et plus loin il ajoute : "Si le
mauvais serviteur dit en son coeur, etc." L'Apôtre dit (1 Co 4, 1) :
"Qu'on nous considère comme ministres du Christ", et cependant il
ajoute ensuite : "Ma conscience, il est vrai, ne me reproche rien, mais je
n'en suis pas justifié pour autant." Il avait donc la certitude d'être
ministre du Christ, et cependant il n'avait pas la certitude d'être juste. On
peut donc être ministre du Christ, même sans être juste. Et cela tient à
l'excellence du Christ, qui, comme vrai Dieu, a pour serviteurs non seulement
les biens mais aussi les maux qui sont ordonnés à sa gloire par sa providence.
Il est donc évident que les prêtres, même s'ils ne sont pas justes mais
pécheurs, peuvent consacrer l'eucharistie.
Solutions :
1. Par ces paroles, saint Jérôme condamne l'erreur de prêtres
qui croyaient pouvoir dignement consacrer l'eucharistie du seul fait qu'ils
sont prêtres, même s'ils sont pécheurs. C'est cela que saint Jérôme condamne, du
fait qu'il est interdit à ceux qui sont souillés d'approcher de l'autel. Mais
cela n'empêche pas que, s'ils en approchent, le sacrifice qu'ils offrent est
vrai.
2. Avant ces paroles, le pape Gélase avait dit : "Le
culte sacré conforme à la discipline catholique revendique une telle révérence
que nul n'ose s'en approcher sans une conscience pure." Cela montre à
l'évidence l'intention de son propos : que le prêtre pécheur ne doit pas
approcher de ce sacrement. Aussi, lorsqu'il ajoute : "Comment l'Esprit céleste
se rendra-t-il à l'invocation", il faut comprendre qu'il ne se rend pas
présent par le mérite du prêtre, mais par la vertu du Christ, dont le prêtre
profère les paroles.
3. La même action, en tant qu'elle vient de la mauvaise
intention du serviteur peut être mauvaise, et bonne en tant qu'elle vient de la
bonne intention du maître ; de même la bénédiction du prêtre pécheur, en tant qu'elle
est impie, venant de lui, est digne de malédiction, et mérite le nom d'infamie
ou de blasphème plutôt que de prière ; mais en tant que prononcée par celui qui
tient la place du Christ, elle est sainte et efficace pour sanctifier. C'est
pourquoi il est dit expressément "Je maudirai vos bénédictions."
Objections :
1. Saint Grégoire le Grand dit dans sa correspondance :
"Hélas ! Dans quel redoutable piège tombent ceux qui croient que les
divins et secrets mystères peuvent être plus sanctifiés par ceux-ci que par
ceux-là, puisqu'un seul et même Esprit sanctifie ces mystères par son opération
secrète et invisible." Mais c'est à la messe que se célèbrent ces secrets
mystères. Donc la messe d'un mauvais prêtre n'a pas moins de valeur que celle
d'un bon prêtre.
2. De même que le baptême est donné par un ministre qui agit
dans la vertu du Christ, car c'est le Christ qui baptise, de même ce sacrement
est consacré par quelqu'un qui tient la place du Christ. Mais un meilleur ministre
ne donne pas un meilleur baptême, comme on l'a dit plus haut. Donc la messe
célébrée par un meilleur prêtre, elle non plus, n'est pas meilleure.
3. De même que les mérites des prêtres diffèrent selon le bien
et le mieux, ils diffèrent aussi selon le bien et le mal. Donc, si la messe
d'un meilleur prêtre est meilleure, il s'ensuit que la messe d'un mauvais
prêtre est mauvaise. Ce qui est inadmissible, car la méchanceté des ministres
ne peut rejaillir sur les mystères du Christ, comme le montre saint Augustin.
Donc la messe d'un prêtre meilleur n'est pas meilleure.
Cependant :
On trouve dans les
Décrets : "Plus les
prêtres sont dignes, plus facilement ils sont exaucés dans les besoins pour
lesquels ils implorent."
Conclusion :
Deux choses sont à
considérer dans la messe le sacrement proprement dit, qui est le principal, et
les prières qui se font à la messe pour les vivants et pour les morts. En ce
qui concerne le sacrement, la messe d'un mauvais prêtre ne vaut pas moins que
celle d'un bon, car, de part et d'autre, c'est le même sacrement qui est
consacré.
De plus, la prière
qui se fait à la messe peut encore être considérée à deux points de vue. D'une
part, en tant qu'elle tire son efficacité de la dévotion du prêtre qui prie. Et
à ce point de vue, il est hors de doute que la messe d'un meilleur prêtre est
plus fructueuse. D'autre part, en tant que la prière est prononcée à la messe
par le prêtre qui tient la place de toute l'Église, dont il est le ministre. Or
ce ministère subsiste même chez les pécheurs, comme on l'a dit à l'article
précédent, à propos du service du Christ. Donc, à cet égard, non seulement la
prière que le prêtre pécheur fait à la messe est fructueuse, mais encore toutes
les autres prières qu'il fait dans les offices ecclésiastiques, où il tient la
place de l'Église. Mais ses prières privées ne sont pas fructueuses, selon la
parole des Proverbes (28, 9) : "Celui qui détourne l'oreille pour ne pas
entendre la loi, sa prière sera exécrable."
Solutions :
1. Saint Grégoire parle ici au point de vue de la sainteté du
sacrement divin.
2. Dans le sacrement de baptême on ne fait pas de prières
solennelles pour tous les fidèles, comme à la messe. À cet égard, la
comparaison ne vaut pas. Mais elle vaut quant à l'effet du sacrement.
3. A cause de la vertu du Saint-Esprit qui, par l'unité de la
charité, établit une communication réciproque de biens entre les membres du
Christ, il se produit que le bien particulier qui se trouve dans la messe d'un
bon prêtre est fructueux pour les autres. Mais le mal particulier d'un seul
homme ne peut nuire à un autre, sinon parce que celui-ci y consent de quelque
manière, comme dit saint Augustin.
Objections :
1. Saint Augustin dit : "Hors de l’Église catholique, il
ne peut y avoir de vrai sacrifice", et saint Léon dit, ce qu'on trouve
dans les Décrets de Gratien : "Ailleurs (que dans l'Église, qui est
le corps du Christ) il n'y a ni sacerdoces valables, ni vrais sacrifices."
Mais les hérétiques, les schismatiques et les excommuniés sont séparés de
l'Église, ils ne peuvent donc pas consacrer un vrai sacrifice.
2. Au même endroit, on trouve cette parole du pape Innocent :
"Quant à l'arianisme, et aux autres pestes de ce genre, parce que nous
accueillons leurs laïcs sous le signe de la pénitence, on ne doit pas croire
qu'il faut accueillir leurs clercs avec la dignité du sacerdoce ou de tout
autre mystère ; nous permettons seulement qu'on admette leur baptême." Mais
on ne peut consacrer l'eucharistie si l'on n'a pas la dignité du sacerdoce.
Donc les hérétiques et tous les gens semblables ne peuvent consacrer
l'eucharistie.
3. Celui qui est hors de l'Église ne semble pas pouvoir faire
quelque chose en tenant la place de toute l'Église. Mais le prêtre qui consacre
l'eucharistie le fait en tenant la place de toute l'Église, ce qui est
manifeste du fait qu'il prononce toutes les prières à la place de l'Église. Il
apparaît donc que ceux qui sont hors de l'Église, c'est-à-dire les hérétiques, les
schismatiques et les excommuniés, ne peuvent consacrer l'eucharistie.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "De même que le baptême, ainsi
l'ordination est demeurée intacte en eux", c'est-à-dire les hérétiques, les
schismatiques et les excommuniés. Mais par la vertu de l'ordination le prêtre
peut consacrer l'eucharistie. Donc les hérétiques, les schismatiques et les
excommuniés, puisqu'en eux l'ordination demeure intacte, semblent bien pouvoir
consacrer l'eucharistie.
Conclusion :
Certains ont dit
que les hérétiques, les schismatiques et les excommuniés, parce qu'ils sont
hors de l'Église, ne peuvent consacrer ce sacrement.
Mais ils se
trompent en cela. Car, dit saint Augustin : "C'est différent de ne pas
posséder du tout quelque chose, et de ne pas le posséder régulièrement" et,
semblablement, "c'est encore différent de ne pas donner et de ne pas
donner régulièrement". Ceux donc qui, établis dans l’Église, ont reçu par
l'ordination sacerdotale le pouvoir de consacrer, ont bien le pouvoir, mais
n'en usent pas régulièrement si dans la suite, par l'hérésie, le schisme ou
l'excommunication, ils sont séparés de l'Église. Quant à ceux qui sont ordonnés
dans cet état de séparation, ils ne possèdent pas régulièrement le pouvoir, et
ils n'en usent pas régulièrement. Que cependant les uns et les autres possèdent
le pouvoir, c'est évident du fait que, comme le remarque saint Augustin au même
endroit -, lorsqu'ils reviennent à l'unité de l'Église, ils ne sont pas
réordonnés, mais on les réintègre dans leurs ordres. Et, parce que la
consécration de l'eucharistie est un acte qui découle du pouvoir d'ordre, ceux
qui ont été séparés de l'Église par l'hérésie, le schisme ou l'excommunication,
peuvent bien consacrer l'eucharistie, et celle-ci, consacrée par eux, contient
vraiment le corps et le sang du Christ ; mais ils ne le font pas régulièrement,
car ils pèchent en le faisant. C'est pourquoi ils ne perçoivent pas le fruit du
sacrifice, qui est le sacrifice spirituel.
Solutions :
1. Ces textes et d'autres semblables doivent s'entendre en ce
sens qu'il n'est pas régulier d'offrir le sacrifice hors de l'Église. C'est
pourquoi, hors de l'Église, il ne peut y avoir le sacrifice spirituel, qui est
le vrai sacrifice, quant à la réalité de ses fruits, bien que ce sacrifice, offert
hors de l'Église, soit un vrai sacrifice quant à la vérité sacramentelle. De
même que, on l'a vu plus haut, le pécheur mange le corps du Christ
sacramentellement, mais non spirituellement.
2. Parmi les sacrements donnés par des hérétiques et des
schismatiques, le baptême seul est admis comme valable, parce qu'ils peuvent
baptiser licitement en cas de nécessité. Mais en aucun cas ils ne peuvent
licitement consacrer l'eucharistie, ou conférer les autres sacrements.
3. Le prêtre, dans les prières qu'il prononce à la messe, parle
bien en tenant la place de l'Église, parce qu'il se tient dans son unité. Mais
dans la consécration du sacrement, il parle en tenant la place du Christ, dont
il joue le rôle alors par son pouvoir d'ordre. Et c'est pourquoi, si un prêtre
séparé de l'unité de l'Église célèbre la messe, il consacre vraiment le corps
et le sang du Christ parce qu'il n'a pas perdu le pouvoir d'ordre ; mais, parce
qu'il est séparé de l'unité de l'Église, ses prières n'ont pas d'efficacité.
Objections :
1. Nul n'accomplit ce sacrement sinon par le pouvoir de
consacrer qu'il possède. Mais "celui qui est dégradé n'a pas le pouvoir de
consacrer, bien qu'il ait le pouvoir de baptiser", dit un canon. Il
apparaît donc qu'un prêtre dégradé ne peut consacrer l'eucharistie.
2. Celui qui donne quelque chose peut aussi l'enlever. Mais
l'évêque donne au prêtre, en l'ordonnant, le pouvoir de consacrer. Il peut donc
aussi le lui enlever en le dégradant.
3. Le prêtre, par la dégradation, perd ou bien le pouvoir de
consacrer ou seulement l'exercice de ce pouvoir. Mais ce ne peut pas être
seulement l'exercice, parce qu'ainsi le prêtre dégradé ne perdrait rien de plus
que le prêtre excommunié, qui, lui non plus, ne peut exercer son pouvoir. Il
apparaît donc que le prêtre dégradé perd le pouvoir de consacrer. Et il
apparaît ainsi qu'il ne peut accomplir ce sacrement.
Cependant :
Saint Augustin prouve que "les apostats" de la foi
"ne sont pas privés du baptême" par le fait que celui-ci "n'est
pas rendu à ceux qui se réconcilient par la pénitence : on juge donc qu'ils
n'ont pas pu le perdre". Mais semblablement, le prêtre dégradé, si on le
réconcilie, ne doit pas être ordonné de nouveau. Il n'a donc pas perdu le
pouvoir de consacrer. Et ainsi le prêtre dégradé peut consacrer ce sacrement.
Conclusion :
Le pouvoir de
consacrer l'eucharistie se rattache au caractère de l'ordre sacerdotal. Or tout
caractère, parce qu'il s'accompagne d'une consécration, est indélébile, nous
l'avons vu plus haut ; de même que toutes les consécrations accordées à des
choses sont perpétuelles et ne peuvent ni se perdre ni être réitérées. Il est
donc évident que le pouvoir de consacrer ne se perd pas par la dégradation. Saint
Augustin dit en effet : "L'un comme l'autre", le baptême et l'ordre, "est
un sacrement, et l'un comme l'autre est donné à l'homme par une certaine
consécration, qu'il s'agisse du baptême ou de l'ordination. Par conséquent, il
n'est pas permis aux catholiques de réitérer l'un ou l'autre". Ainsi
est-il certain que le prêtre dégradé peut consacrer ce sacrement.
Solutions :
1. Ce canon ne parle pas affirmativement, mais
interrogativement, comme on peut le voir par le contexte.
2. L'évêque ne donne pas le pouvoir de l'ordre sacerdotal par
sa vertu propre, mais par sa vertu d'instrument, en tant que ministre de Dieu
dont l'action ne peut être détruite par l'homme, selon cette parole en saint
Matthieu (19, 6) : "Ceux que Dieu a unis, que l'homme ne les sépare
pas." Et c'est pourquoi l'évêque ne peut enlever ce pouvoir, pas plus que
celui qui baptise ne peut enlever le caractère baptismal.
3. L'excommunication est une sanction médicinale. Et c'est
pourquoi on ne prive pas les excommuniés de l'exercice du pouvoir sacerdotal
pour toujours, mais en vue de leur amendement, d'une façon temporaire. Tandis
que les dégradés sont privés de cet exercice comme étant définitivement
condamnés.
Objections :
1. Il semble qu'il soit licite de recevoir la communion de
prêtres hérétiques ou excommuniés, voire pécheurs, et d'entendre leur messe. Saint
Augustin écrit en effet : "Soit dans l'homme bon soit dans l'homme mauvais,
que personne ne fuie les sacrements de Dieu." Mais les prêtres, qu'ils
soient pécheurs, hérétiques ou excommuniés, consacrent un vrai sacrement. Il
apparaît donc qu'on ne doit pas éviter de recevoir d'eux la communion, ou
d'entendre la messe qu'ils célèbrent.
2. Le vrai corps du Christ est représentatif du Corps mystique,
comme on l'a dit plus haut. Mais de tels prêtres consacrent le vrai corps du
Christ. Il apparaît donc que ceux qui appartiennent au corps mystique peuvent
communier à leurs sacrifices.
3. Beaucoup de péchés sont plus graves que la fornication.
Mais il n'est pas interdit d'entendre la messe des prêtres qui commettent
d'autres péchés. Donc il ne doit pas être interdit non plus d'entendre la messe
des prêtres fornicateurs.
Cependant :
Il est dit dans
les Décrets : "Que nul n'entende
la messe d'un prêtre dont il sait évidemment qu'il vit en concubinage." Et
saint Grégoire le Grand : "Le père incroyant envoya à son fils un évêque
arien, pour lui faire recevoir la communion consacrée par une main sacrilège ;
mais l'homme fidèle à Dieu adressa à l'évêque arien, lorsqu'il se présenta, les
reproches qu'il méritait."
Conclusion :
Comme nous l'avons
déjà dit, les prêtres qui sont hérétiques, schismatiques ou excommuniés, ou
encore pécheurs, bien qu'ils aient le pouvoir de consacrer l'eucharistie, n'en
usent pas régulièrement ; au contraire, ils pèchent en exerçant ce pouvoir. Or,
quiconque communie avec autrui dans le péché partage à son tour son péché.
C'est pourquoi on lit dans la 2ème épître de saint Jean (v. 11) que
"celui qui aura dit : Salut "à l'hérétique" communie à ses
oeuvres mauvaises". Et c'est pourquoi il n'est pas permis de recevoir la
communion ou d'entendre la messe célébrée par de tels prêtres.
Cependant il y a
une différence entre ces diverses catégories. Car les hérétiques, les
schismatiques et les excommuniés sont privés par sentence ecclésiastique
d'exercer le pouvoir de consacrer. Aussi pèche-t-on si l'on entend leur messe
ou si l'on reçoit d'eux le sacrement. Mais tous les pécheurs ne sont pas privés
par sentence de l'Église de l'exercice de ce pouvoir. Et ainsi, bien qu'ils
soient suspens en ce qui les concerne par sentence divine, ils ne le sont pas à
l'égard des autres par sentence de l'Église. Et c'est pourquoi, jusqu'à ce que l'Église
ait prononcé sa sentence, il est permis de recevoir d'eux la communion et
d'entendre leur messe. Aussi, commentant saint Paul (1 Co 5, 11) : "Ne pas
même prendre de repas avec un tel homme", la Glose d'Augustin dit-elle :
"Par cette parole, il n'a pas voulu que l'homme fût jugé par l'homme sur
un simple soupçon, ou même par un jugement extraordinaire, mais plutôt en vertu
de la loi de Dieu, selon l'ordre de l'Église, soit qu'il ait avoué ensuite, soit
qu'il ait été accusé et convaincu."
Solutions :
1. Du fait que nous évitons d'entendre la messe de ces prêtres,
ou de recevoir d'eux la communion, nous ne fuyons pas les sacrements de Dieu, nous
les vénérons plutôt. C'est pourquoi l'hostie consacrée par de tels prêtres doit
être adorée et, si elle est réservée, elle peut être licitement consommée par
un prêtre en situation régulière. Ce que nous fuyons, c'est la faute de ceux
qui exercent indignement le ministère.
2. L'unité du Corps mystique est le fruit du vrai corps que
l'on a reçu. Mais ceux qui le reçoivent ou l'administrent indignement sont
privés de son fruit, on l'a dit plus haut. Et c'est pourquoi ceux qui sont dans
l'unité de l'Église ne doivent pas consommer le vrai corps du Christ qui leur
serait dispensé par de tels prêtres.
3. Bien que la fornication ne soit pas plus grave que d'autres
péchés, cependant les hommes y sont davantage enclins à cause de la convoitise
de la chair. Et c'est pourquoi l'Église a spécialement interdit ce péché aux
prêtres, et défendu qu'on entende la messe d'un prêtre concubinaire. Mais cela
doit s'entendre d'un pécheur notoire : soit "par sentence" portée
contre celui qui a été convaincu de péché, soit "par aveu juridiquement
obtenu", soit quand "le péché ne peut être caché parce
qu'indubitable".
Objections :
1. De même qu'il appartient à l'office sacerdotal de consacrer
l'eucharistie, ainsi de baptiser et d'administrer les autres sacrements. Mais
le prêtre n'est pas tenu d'administrer les autres sacrements, si ce n'est parce
qu'il a reçu charge d'âmes. Il apparaît donc qu'il n'est pas tenu non plus de
consacrer l'eucharistie s'il n'a pas charge d'âmes.
2. Nul n'est tenu de faire ce qui ne lui est pas permis ;
autrement il serait acculé au péché. Mais nous avons vu qu'il n'est pas permis
au prêtre pécheur ou excommunié de consacrer l'eucharistie. Il apparaît donc
que de tels prêtres ne sont pas tenus de célébrer. Ni par conséquent les autres
prêtres, autrement ceux-là tireraient avantage de leur faute.
3. La dignité sacerdotale ne se perd pas par une infirmité
ultérieure. Le pape Gélase dit en effet, ce qu'on trouve dans les Décrets de
Gratien : "Les préceptes canoniques ne permettent pas d'admettre au
sacerdoce les infirmes ; en revanche, si quelqu'un reçoit une blessure après
son ordination, il ne peut perdre ce qu'il a reçu au temps de son
intégrité." Or, il arrive parfois que des prêtres ordonnés subissent
ensuite des déficiences qui les empêchent de célébrer, comme la lèpre, l'épilepsie,
etc. Il ne paraît donc pas que les prêtres soient tenus de célébrer.
Cependant :
Saint Ambroise de Milan dit dans une prière : "C'est mal, si
nous ne venons pas à votre table avec un coeur pur et des mains innocentes ;
mais c'est pire encore si, par crainte du péché, nous allions jusqu'à ne pas
acquitter le devoir du sacrifice."
Conclusion :
Certains ont
prétendu qu'un prêtre peut licitement s'abstenir totalement de célébrer, à
moins qu'il ne soit tenu par la charge qui lui a été confiée de célébrer pour
le peuple et de lui donner les sacrements.
Mais cette opinion
n'est pas raisonnable. Car chacun est tenu d'user de la grâce qui lui a été
donnée, lorsqu'il en a l'opportunité, selon saint Paul (2 Co 6, 1) : "Nous
vous exhortons à ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu." Or, l'opportunité
d'offrir le sacrifice n'est pas à considérer seulement par rapport aux fidèles
du Christ, auxquels il faut administrer les sacrements, mais à titre principal
par rapport à Dieu, à qui le sacrifice est offert dans la consécration de ce
sacrement. C'est pourquoi un prêtre, même s'il n'a pas charge d'âmes, ne peut
pas s'abstenir totalement de célébrer ; mais il apparaît qu'il est tenu de
célébrer au moins aux principales fêtes, et surtout aux jours où les fidèles
ont coutume de communier. Aussi est-il écrit contre certains prêtres qu'"ils
ne montraient plus aucun zèle pour le service de l'autel, qu'ils méprisaient le
Temple et négligeaient les sacrifices" (2 M 4, 14).
Solutions :
1. Les autres sacrements sont accomplis dans l'usage qu'en
font les fidèles. Et c'est pourquoi l'administration de ces sacrements n'est
obligatoire que pour celui qui a reçu des fidèles en charge. Mais notre
sacrement est accompli dans la consécration eucharistique, où l'on offre le
sacrifice à Dieu ; à cela le prêtre est obligé envers Dieu, par l'ordre qu'il a
reçu.
2. Le prêtre pécheur qui, par sentence de l’Église, est privé
absolument ou temporairement d'exercer son ordre, est rendu impuissant à offrir
le sacrifice, et par conséquent l'obligation disparaît. Et cela lui fait perdre
des fruits spirituels, bien loin de tourner à son avantage. Mais s'il n'est pas
privé du pouvoir de célébrer, l'obligation n'est pas enlevée. Cependant il
n'est pas acculé au péché, car il peut faire pénitence de son péché et célébrer
ensuite.
3. La faiblesse ou la maladie qui survient après l'ordination
sacerdotale ne détruit pas celle-ci ; elle empêche seulement l'exercice de
l'ordre, quant à la consécration eucharistique. Parfois cela arrive parce que
cet exercice est tout à fait impossible ; par exemple, si l'on a perdu les yeux,
les doigts, ou la parole. Parfois, parce que la célébration serait périlleuse ;
c'est évidemment le cas de celui qui souffre d'épilepsie ou encore de n'importe
quelle aliénation mentale. Parfois c'est à cause du dégoût qu'on pourrait
provoquer ; c'est le cas du lépreux qui ne doit pas célébrer en public. Il peut
cependant dire la messe en secret, à moins que la lèpre n'ait fait de tels
progrès qu'en rongeant ses membres elle l'en ait rendu totalement incapable.
1. Dans la célébration de ce mystère, le Christ est-il immolé ? - 2. Le
temps de la célébration. - 3. Le lieu, et tout l'apparat de cette célébration.
- 4. Les paroles que l'on dit en célébrant ce mystère. - 5. Les actions qui accompagnent
la célébration de ce mystère. - 6. Les défauts qui se rencontrent dans la
célébration de ce sacrement.
Objections :
1. Il est écrit (He 10, 14) que le Christ "par une oblation
unique a rendu parfaits pour toujours ceux qu'il sanctifie". Mais cette
oblation, ce fut son immolation. Le Christ n'est donc pas immolé dans la
célébration de ce sacrement.
2. L'immolation du Christ s'est faite sur la croix où "il
s'est livré lui-même à Dieu en oblation et en sacrifice d'agréable odeur"
(Ep 5, 2). Mais dans la célébration de ce mystère le Christ n'est pas crucifié.
Il n'est donc pas immolé non plus.
3. Comme dit saint Augustin, dans l'immolation du Christ le
même est prêtre et victime. Mais dans la célébration de ce sacrement, ce n'est
pas le même qui est prêtre et victime. Donc la célébration de ce sacrement
n'est pas l'immolation du Christ.
Cependant :
Saint Augustin dit : "Le Christ a été immolé une seule fois
en lui-même, et cependant il est immolé chaque jour dans le sacrement."
Conclusion :
C'est pour un
double motif que la célébration de ce sacrement est appelée immolation du
Christ :
- 1° Tout d'abord
parce que, dit saint Augustin : "On a coutume de désigner les images par
les noms des choses qu'elles représentent ; ainsi lorsque nous regardons un
tableau ou une peinture murale, nous disons : Voilà Cicéron, et : Voilà
Salluste." Or la célébration de ce sacrement, ainsi qu'on l'a dit plus
haut, est comme une image qui représente la passion du Christ, laquelle est sa
véritable immolation ; et c'est pourquoi la célébration de ce sacrement est
appelée immolation du Christ. D'où cette parole de saint Ambroise de Milan :
"Dans le Christ a été offerte une seule fois la victime qui est efficace
pour le salut éternel. Que faisons-nous alors ? Est-ce que nous ne l'offrons
pas chaque jour, mais pour commémorer sa mort ?"
- 2° L'autre motif
concerne l'effet de la passion du Christ : c'est-à-dire que, par ce sacrement, nous
devenons participants du fruit de la passion du Seigneur. C'est pourquoi l'on
dit dans la secrète d'un dimanche : "Chaque fois qu'on célèbre ce
sacrifice en mémorial, c'est l'oeuvre de notre rédemption qui
s'accomplit."
Quant au premier
mode, on pouvait dire que le Christ était immolé aussi dans les figures de
l'Ancien Testament ; d'où la parole de l'Apocalypse (13, 8) : "Leurs noms
ne sont pas inscrits au livre de vie de l'Agneau, lequel a été immolé dès
l'origine du monde." Mais quant au second mode, il est propre à ce
sacrement que, dans sa célébration, le Christ soit immolé.
Solutions :
1. Comme dit saint Ambroise de Milan au même endroit :
"Il y a une seule victime", celle que le Christ a offerte et que nous
offrons, "et non plusieurs, parce que le Christ a été offert une seule
fois et que ce sacrifice-ci est le modèle de celui-là. De même que ce qui est
offert partout est un seul corps et non plusieurs corps, de même c'est un
unique sacrifice".
2. De même que la célébration de ce sacrement est une image
qui représente la passion du Christ, de même l'autel représente sa croix sur
laquelle il a été immolé sous son aspect propre.
3. C'est pour la même raison que le prêtre aussi est l'image
du Christ, à la place et par la vertu de qui il prononce les paroles consécratoires,
comme on l'a vu plus haut. Et ainsi, d'une certaine manière, c'est le même qui
est prêtre et hostie.
Objections :
1. Ce sacrement représente la passion du Seigneur, on vient de
le dire. Mais la commémoration de la Passion ne se fait dans l'Église qu'une
fois par an. Car saint Augustin écrit : "Chaque fois que la Pâque est
célébrée, le Christ n'est-il pas immolé ? Cependant la commémoration
anniversaire représente ce qui s'est passé jadis, et ainsi elle nous émeut
comme si nous voyions devant nous le Seigneur en croix." Ce sacrement ne
doit donc se célébrer qu'une fois par an.
2. La passion du Christ est commémorée dans l’Église le
vendredi avant Pâques, et non à la fête de Noël. Donc, puisque ce sacrement commémore
la passion du Seigneur, il parait anormal qu'on le célèbre trois fois le jour
de Noël, et qu'on l'omette totalement le Vendredi saint.
3. Dans la célébration de ce sacrement, l'Église doit imiter
l'institution du Christ. Mais le Christ a consacré ce sacrement dans la soirée.
Il apparaît donc que c'est à une heure semblable qu'on doit célébrer ce
sacrement.
4. Le pape Léon, dans une lettre recueillie dans les
Décrets de Gratien, affirme qu'il est permis de célébrer la messe "dans
la première partie du jour". Mais le jour commence à minuit, nous l’avons
vu. Il apparaît donc qu'il est permis aussi de célébrer après minuit.
5. Dans la secrète d'un dimanche, on dit : "Accorde-nous,
Seigneur, de venir nombreux à ces mystères." Mais il y aurait davantage
d'affluence si le prêtre pouvait célébrer le même jour à plusieurs heures. Il
apparaît donc qu'on ne doit pas interdire au prêtre de célébrer plusieurs fois
le même jour.
Cependant :
Telle n'est pas la
coutume observée par l'Église, selon les statuts canoniques.
Conclusion :
Nous l'avons dit, dans
la célébration de ce mystère, on vise et la représentation de la passion du
Seigneur, et la participation à son fruit. Et c'est selon ces deux points de
vue qu'il a fallu déterminer le temps approprié à la célébration de ce
sacrement. Parce que nous avons quotidiennement besoin du fruit de la passion
du Seigneur, à cause de nos défaillances quotidiennes, il est normal que, dans
l'Église, on offre quotidiennement ce sacrement. C'est pourquoi le Seigneur
nous enseigne à demander : "Donne-nous aujourd'hui notre pain
quotidien." Ce que saint Augustin explique ainsi : "Si le pain est
quotidien, pourquoi le manges-tu au bout d'un an, selon la coutume des Grecs en
Orient ? Prends quotidiennement ce qui te soutient quotidiennement."
- Et parce que la
passion du Seigneur fut célébrée depuis la troisième jusqu'à la neuvième heure,
il est normal que ce soit dans cette partie du jour que ce sacrement est
solennellement célébré dans l’Église.
Solutions :
1. Dans ce sacrement on commémore la passion du Christ en tant
que son effet se communique aux fidèles. Mais au temps de la Passion, on
commémore la passion du Christ seulement en tant qu'elle a été accomplie dans
la personne de notre chef. Or cela ne s'est produit qu'une fois ; mais c'est
chaque jour que les fidèles perçoivent le fruit de la passion du Seigneur.
C'est pourquoi ce qui est simple commémoration ne se fait qu'une fois par an, mais
ce sacrement se célèbre chaque jour, et pour appliquer le fruit de la passion
et pour en renouveler sans cesse la mémoire.
2. A l'avènement de la vérité, la figure disparaît. Or, ce
sacrement est une figure et une ressemblance de la passion du Seigneur, on
vient de le dire. Et c'est pourquoi au jour où l'on commémore la passion du
Seigneur en elle-même, selon qu'elle s'est passée dans la réalité, on ne
célèbre pas la consécration de ce sacrement. Cependant, pour que l'Église, même
ce jour-là, ne soit pas privée du fruit de la passion que nous procure ce
sacrement, on réserve le corps du Christ consacré le jour précédent, pour le
consommer ce jour-là. Mais non le sang, parce qu'on risque de le répandre, et
parce que le sang est plus spécialement l'image de la passion du Seigneur, comme
on l'a dit précédemment. Et il n'est pas vrai, quoique certains l'affirment, qu'en
laissant tomber dans le vin une parcelle du corps, on change le vin en sang.
Car cette conversion ne peut se faire autrement que par la consécration qui
s'accomplit avec la formule verbale prescrite.
Au jour de la
Nativité, on célèbre plusieurs messes à cause de la triple naissance du Christ
:
- 1° La première
est éternelle qui, pour nous, est cachée. C'est pourquoi l'on chante une messe
la nuit, où l'on dit à l'introït (Ps 2, 7) : "Le Seigneur m'a dit :
tu es mon Fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré."
- 2° La deuxième
est sa naissance selon le temps, mais dans les âmes, par laquelle le Christ
"se lève dans nos coeurs comme l'étoile du matin" (2 P 1, 19). Et
c'est pourquoi l'on chante une messe à l'aurore, où l'on dit à l'introït (Is
9, 2) : "La lumière brillera aujourd'hui sur nous."
- 3° La troisième
est la naissance du Christ selon le temps et dans son corps, selon laquelle il
s’est produit visiblement hors du sein virginal, revêtu de notre chair. Et
c'est pourquoi on chante la troisième messe à la pleine lumière et l'on chante
dans son introït (Is 9, 5) : "Un enfant nous est né."
- Cependant on
peut dire, inversement, que la naissance éternelle, considérée en elle-même, est
en pleine lumière : et c'est pourquoi, dans l'évangile de la troisième messe, on
fait mention de la naissance éternelle. Mais selon la naissance corporelle il
est né, à la lettre, pendant la nuit, pour signifier qu'il venait vers les
ténèbres de notre faiblesse : aussi, dans la messe nocturne, lit-on l'évangile
de la naissance corporelle du Christ.
Et c'est encore
ainsi qu'à d'autres jours où se rencontrent plusieurs bienfaits du Christ à
honorer ou à implorer, on célèbre plusieurs messes le même jour, par exemple
une pour la fête, et les autres pour le jeûne ou pour les morts.
3. On a déjà fait remarquera que le Christ voulut laisser ce
sacrement à ses disciples au dernier moment, afin de l'imprimer plus
profondément dans leurs coeurs. Et c'est pourquoi il a consacré ce sacrement et
l'a donné à ses disciples après le souper et à la fin du jour. Mais, par nous, ce
sacrement est célébré à l'heure de la passion du Seigneur : soit, aux jours de
fête, à tierce, quand il fut crucifié par les clameurs des juifs, comme le note
saint Marc (15, 25), et quand le Saint-Esprit descendit sur les disciples (Ac 2,
15) ; soit aux jours de férie à sexte, quand il fut crucifié par les mains des
soldats, comme on le lit en saint Jean (19, 14) ; soit, aux jours de jeûne, à
none, quand "il rendit l'esprit après avoir poussé un grand cri", comme
dit saint Matthieu (27, 46-50).
On peut cependant
célébrer plus tard : surtout quand il y a des ordinations et en particulier le
Samedi saint ; soit à cause de la longueur de l'office, soit parce que les
ordinations appartiennent au dimanche, comme on le voit dans les Décrets de
Gratien.
On peut encore, cependant,
célébrer la messe "dans la première partie du jour" pour motif de
nécessité, comme on le voit dans les Décrets.
4. Régulièrement la messe doit se célébrer de jour et non de
nuit : parce que le Christ lui-même est présent dans ce sacrement, lui qui dit
en saint Jean (9, 4) : "Il faut que j'accomplisse les oeuvres de celui qui
m'a envoyé, tandis qu'il fait jour. La nuit approche, où personne ne peut rien
faire. Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde." De
telle sorte cependant que le début du jour ne soit pas compté à partir de
minuit, ni non plus à partir du lever du soleil, c'est-à-dire quand l'astre
lui-même se montre au-dessus de la terre ; mais quand l'aurore commence à
paraître. Alors en effet on dit que le soleil est levé, en tant que paraît la
lumière de ses rayons. C'est pourquoi il est dit en saint Marc (16, 2) que les
femmes vinrent au sépulcre "le soleil étant déjà levé", et pourtant
lorsqu'elles arrivèrent au tombeau "il faisait encore nuit", selon
saint Jean (20, 1). Car c'est ainsi que saint Augustin résout cette
contradiction.
Cependant la messe
est célébrée dans la nuit de Noël par une exception particulière, parce que le
Seigneur est né la nuit, comme disent les Décrets de Gratien. Et de même
encore le Samedi saint vers le début de la nuit, parce que le Seigneur est
ressuscité la nuit, c'est-à-dire "quand il faisait encore nuit", avant
que n'apparût le soleil levant.
5. Comme on lit dans les Décrets de Gratien citant un
décret du pape Alexandre II : "Il suffit au prêtre de célébrer une seule
messe par jour : car le Christ a souffert une seule fois et a racheté le monde
entier ; et il a bien de la chance, celui qui peut dignement célébrer une seule
messe ! Cependant certains célèbrent une messe pour les défunts et une autre de
la liturgie du jour, si c'est nécessaire. Quant à ceux qui ont l'audace de
célébrer plusieurs messes le même jour, pour recevoir de l'argent ou des
flatteries des séculiers, j'estime qu'ils n'échappent pas à la damnation."
Et le pape Innocent III dit que "sauf le jour de la Nativité du Seigneur, à
moins qu'un motif de nécessité n'y engage, il suffit au prêtre de célébrer
seulement une messe par jour".
Objections :
1. Ce sacrement représente la passion du Seigneur. Or le
Seigneur n'a pas souffert dans une demeure, mais hors de l'enceinte de la ville
: "Jésus, pour sanctifier le peuple par son sang, a souffert hors de la
porte" (He 13, 12). Il apparaît donc que ce sacrement ne doit pas se
célébrer dans une demeure, mais plutôt en plein air.
2. Dans la célébration de ce sacrement, l'Église doit imiter
la manière de célébrer du Christ et des Apôtres. Mais la maison dans laquelle
le Christ accomplit ce sacrement pour la première fois n'était pas consacrée :
ce fut une salle à manger ordinaire, préparée par le maître de la maison, comme
on le voit en saint Luc (22, 11). Et on lit dans les Actes (2, 46) que les
Apôtres "d'un même coeur fréquentaient assidûment le Temple ; et, rompant
le pain dans leurs maisons, ils mangeaient avec allégresse". Donc
maintenant non plus, il ne faut pas qu'il y ait des demeures consacrées pour
célébrer ce sacrement.
3. Rien ne doit se faire d'inutile dans l'Église, qui est
gouvernée par le Saint-Esprit. Mais il semble inutile de conférer une
consécration à l'église, ou à l'autel, et à d'autres choses inanimées qui sont
incapables de recevoir la grâce ou une vertu spirituelle. Il est donc déplacé
de faire, dans l'Église, de telles consécrations.
4. Seules les oeuvres divines doivent être commémorées avec
quelque solennité, selon la parole du Psaume (92, 5) : "J'exulterai dans
l'oeuvre de tes mains." Mais la consécration de l'église ou de l'autel est
une oeuvre humaine, comme celle du calice, du ministre, et toutes les autres.
Et ces dernières consécrations ne sont pas commémorées publiquement dans
l'Église. Donc on ne doit pas non plus commémorer avec solennité la
consécration de l'église ou de l'autel.
5. La réalité doit répondre à la figure. Mais dans l'Ancien
Testament, qui était la figure du Nouveau, on ne faisait pas l'autel avec des
pierres taillées. Car il est dit dans l'Exode (20, 24) : "Vous me ferez un
autel de terre. Et si vous me faites un autel de pierre, vous ne le bâtirez pas
avec des pierres taillées." Dans l'Exode encore (25, 1), on prescrit de
faire "l'autel de bois d'acacia" revêtu de "bronze", ou
même "d'or". L'usage observé dans l'Église de ne faire l'autel qu'en
pierre ne paraît donc pas justifié.
6. Le calice avec la patène figure le sépulcre du Christ. Or
celui-ci fut "taillé dans la pierre", disent les évangiles. Donc le
calice doit être fait de pierre, et non pas seulement d'argent, d'or ou
d'étain.
7. De même que l'or est la matière la plus précieuse pour
faire un vase, de même les étoffes de soie sont les étoffes les plus
précieuses. Donc, de même que le calice est en or, les nappes de l'autel
devraient être en soie et non pas seulement en tissu de lin.
8. La dispensation des sacrements et leur ordonnance
appartient aux ministres de l'Église, comme la dispensation des choses
temporelles est soumise aux ordonnances des princes séculiers. D'où la parole
de l'Apôtre (1 Co 4, 1) : "Que l'on nous considère comme les ministres du
Christ et les dispensateurs des mystères de Dieu." Mais si, dans
l'administration des choses temporelles, on agit contrairement aux décrets des
princes, c'est tenu pour nul. Donc, si ce dont on vient de parler a été réglé
comme il faut par les prélats de l'Église, il apparaît que l'on ne peut, sans
elles, consacrer le corps du Christ. Et il en découlerait que les paroles du
Christ ne sont pas suffisantes pour consacrer ce sacrement, ce qui est
inadmissible. Il ne paraît donc pas justifié qu'on ait établi toutes ces règles
pour la célébration de l'eucharistie.
Cependant :
Les décisions
prises par l'Église sont réglées par le Christ lui-même qui dit, en saint
Matthieu (18, 20) : "Là où deux ou trois seront assemblés en mon nom, je
suis au milieu d'eux."
Conclusion :
Dans ce qui
encadre ce sacrement, deux motifs entrent en ligne de compte. L'un concerne la
représentation de ce qui s'est passé lors de la passion du Seigneur. L'autre
concerne le respect dû à ce sacrement, qui contient le Christ réellement et non
seulement en figure. C'est pourquoi on recourt à des consécrations pour les
choses qui interviennent dans la pratique de ce sacrement, soit par respect
envers le sacrement, soit pour représenter son effet, qui découle de la passion
du Christ, selon l'épître aux Hébreux (13, 12) : "Le Christ, pour
sanctifier le peuple par son sang, etc."
Solutions :
1. Régulièrement, ce sacrement doit se célébrer dans une
demeure qui symbolise l'Église, selon la 1ère épître à Timothée (3, 15)
: "Je veux que tu saches la conduite à tenir dans la maison de Dieu, qui
est l'Église du Dieu vivant." Car, "hors de l'Église il n'y a pas de
place pour le vrai sacrifice", selon saint Augustin. Et parce que l'Église
ne devait pas être renfermée dans les frontières de la nation juive, mais être
établie dans le monde entier, la passion du Christ n'a pas été célébrée dans la
cité des juifs, mais en plein air, afin que le monde entier fût regardé, à
l'égard de la passion du Christ, comme une demeure.
Et cependant, comme
il est dit dans les Décrets de Gratien : "Nous permettons à ceux
qui voyagent, s'ils ne trouvent pas d'église, de célébrer la messe en plein air
ou sous la tente, pourvu qu'ils aient là une table consacrée et les autres
objets consacrés nécessaires à cet office."
2. La demeure dans laquelle ce sacrement se célèbre symbolise
l'Église, et c'est pourquoi on l'appelle une "église", et il est
normal qu'elle soit consacrée : afin de représenter la sanctification procurée
à l'Église par la passion du Christ, et aussi afin de symboliser la sainteté
requise chez ceux qui doivent recevoir ce sacrement. Quant à l'autel, il
symbolise le Christ lui-même dont il est écrit (He 13, 15) : "C'est par
lui que nous offrons le sacrifice de louange." Aussi la consécration de
l'autel signifie-t-elle la sainteté du Christ, de qui il est dit en saint Luc
(1, 35) : "L'être saint qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu."
D'où la prescription des Décrets :
"On a décidé de consacrer les autels non seulement par l'onction du
chrême, mais encore par la bénédiction sacerdotale."
Et c'est pourquoi,
régulièrement, il n'est pas permis de célébrer ce sacrement ailleurs que dans
des demeures consacrées. D'où cette règle des Décrets : "Qu'aucun prêtre n'ait
l'audace de célébrer la messe ailleurs que dans des lieux consacrés par
l'évêque." Et c'est pourquoi aussi, parce que les païens, et les autres
infidèles, n'appartiennent pas à l'Église, on lit dans la même Distinction :
"Il n'est pas permis de consacrer l'église dans laquelle on ensevelit les
cadavres des infidèles ; mais, si elle paraît apte à être consacrée, qu'après
en avoir exhumé les corps, en avoir rasé les murs ou les charpentes, on la
reconstruise. Mais si cette église a été consacrée antérieurement, il est
permis d'y célébrer la messe ; à condition cependant que ce soient des fidèles
qui y aient été ensevelis."
Cependant, en cas
de nécessité, on peut accomplir ce sacrement dans des demeures non consacrées, ou
profanées, toutefois avec le consentement de l'évêque. C'est pourquoi on lit
dans la même Distinction : "Nous jugeons qu'il ne faut pas célébrer la
messe n'importe où, mais dans les lieux consacrés par l'évêque, ou autorisés
par lui." Non toutefois sans un autel portatif consacré, si bien qu'on lit
dans la même Distinction : "Nous accordons, si les églises ont été brûlées,
qu'on reprenne la célébration de la messe dans les chapelles, avec une table
consacrée." En effet, parce que la sainteté du Christ est la source de
toute la sainteté de l'Église, en cas de nécessité il suffit pour accomplir ce
sacrement d'avoir un autel consacré. C'est pourquoi encore une église n'est
jamais consacrée sans que l'on consacre un autel ; alors que parfois, sans
consacrer d'église, on consacre un autel, avec les reliques des saints dont
"la vie est cachée avec le Christ en Dieu". Aussi lit-on dans la même
Distinction : "On a décidé que les autels où l'on constate qu'on n'a
déposé ni corps ni reliques de martyrs seront détruits, si c'est possible, par
les évêques qui ont l'autorité en ces lieux."
3. L'église, l'autel et les autres objets inanimés sont
consacrés, non parce qu'ils seraient capables de recevoir la grâce mais parce
que, en vertu de la consécration, ils reçoivent une certaine vertu spirituelle
qui les rend aptes au culte divin ; c'est-à-dire pour que les hommes en
retirent une certaine dévotion, afin d'être mieux préparés aux mystères divins,
si le manque de respect n'y fait pas obstacle. D'où ce texte (2 M 3, 38) :
"Vraiment, il y a dans ce lieu une vertu divine car celui qui a son
habitation dans les cieux visite ce lieu et le protège."
Et de là vient que
ces objets, avant leur consécration, sont purifiés et exorcisés, pour que la
vertu de l'ennemi en soit chassée. Et pour la même raison on réconcilie les
églises "qui auront été souillées par une effusion de sang ou de
semence", parce que le péché qui y a été commis décèle une activité de
l'ennemi en cet endroit. Et c'est pourquoi on lit aussi dans cette Distinction
: "Partout où vous trouverez des églises des ariens, consacrez-les sans
retard, pour en faire des églises catholiques par les prières et les rites
divins." Aussi certains disent-ils avec raison que par l'entrée dans une
église consacrée on obtient la rémission des péchés véniels, comme par
l'aspersion de l'eau bénite. Ils avancent à l'appui de cette opinion la parole
du Psaume (85, 2) : "Tu as béni ta terre, Seigneur, tu as pardonné à ton
peuple son iniquité."
Et c'est pourquoi,
à cause de la vertu que l'église acquiert par sa consécration, celle-ci ne se
renouvelle pas. Aussi lit-on dans la même Distinction cette prescription
empruntée au concile de Nicée : "On ne doit pas conférer une nouvelle
consécration aux églises une fois consacrées à Dieu, à moins qu'elles n'aient
été entièrement détruites par le feu, ou souillées par une effusion de sang ou
de semence ; car, de même que l'enfant une fois baptisé par n'importe quel
prêtre au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ne doit pas être baptisé
à nouveau, ainsi un lieu dédié à Dieu ne doit pas être consacré à nouveau, sinon
pour les motifs signalés ci-dessus ; pourvu du moins que ceux qui l'ont
consacré aient eu la foi en la sainte Trinité." D'autre part, ceux qui
sont hors de l'Église ne peuvent pas consacrer. Mais, comme on lit dans la même
Distinction : "Que l'on consacre les églises et les autels dont la
consécration est douteuse."
Et parce que, par
la consécration, ces objets acquièrent une certaine vertu spirituelle, on lit
ce décret, dans la même Distinction : "Les bois employés dans une église
consacrée ne doivent pas être employés à un autre usage, si ce n'est pour une
autre église ; ou bien il faut les brûler, ou bien les donner pour
l'agrandissement d'un monastère ; ils ne doivent pas entrer dans des ouvrages
destinés aux laïcs." Et on lit au même endroit : "La nappe d'autel, la
cathèdre, le candélabre et le voile, s'ils sont rongés de vieillesse, doivent
être livrés au feu ; que les cendres soient portées à la piscine, ou jetées
dans la muraille ou dans les cavités du pavement, pour n'être pas souillées par
les pas de ceux qui entrent."
4. Parce que la consécration de l'autel représente la sainteté
du Christ, et que la consécration de la demeure représente la sainteté de toute
l'Église, il est tout à fait à propos de commémorer solennellement la
consécration de l'église ou de l'autel. C'est pourquoi aussi la solennité de la
dédicace se poursuit pendant huit jours, pour symboliser la bienheureuse
résurrection du Christ et des membres de l'Église. Et la consécration de
l'église et de l'autel n'est pas une oeuvre purement humaine puisqu'elle a une
vertu spirituelle. Aussi est-il dit, dans la même Distinction : "Les
solennités de la dédicace des églises doivent se célébrer solennellement chaque
année. Que ces dédicaces doivent être célébrées pendant huit jours, vous le
verrez au premier livre des Rois (8, 66), en lisant le récit de la dédicace du
Temple."
5. Comme disent les Décrets : "Si les autels ne sont pas de pierre, il ne faut pas les
consacrer par l'onction du chrême." Cela convient à la signification de
notre sacrement ; d'abord parce que l'autel signifie le Christ, et il est écrit
(1 Co 10, 4) : "La pierre était le Christ" ; et aussi parce que le
corps du Christ fut déposé dans un sépulcre de pierre. Cela convient encore à
la pratique du sacrement ; la pierre, en effet, est solide, et peut facilement
se trouver partout. Ce qui n'était pas nécessaire dans la loi ancienne, où il
n'y avait d'autel qu'en un seul lieu. Quant à l'ordre de faire l'autel avec de
la terre ou des pierres non taillées, il avait pour but d'écarter l'idolâtrie.
6. Comme dit la même distinction : "Jadis les prêtres
n'employaient pas des calices d'or, mais de bois. Mais le pape Zéphyrin décida
qu'on célébrerait la messe avec des patènes de verre. Enfin le pape Urbain Ier
fit faire tout cela en argent." Ensuite il fut décrété "que le calice
du Seigneur, avec la patène, soit d'argent ou d'or ; ou au moins qu'on ait un
calice d'étain. Mais qu'il ne soit pas fait de bronze ou de cuivre : car ces
métaux, sous l'action du vin, se rouillent, ce qui provoque des nausées. Et que
personne n'ait l'audace de chanter la messe avec un calice de bois ou de
verre", car le bois est poreux, et le sang consacré y pénétrerait ; quant
au verre, il est fragile et risque de se briser. Et le même motif fait
interdire la pierre. Et c'est pourquoi, par respect pour le sacrement, il a été
décrété que le calice serait fait avec les matières indiquées.
7. Là où cela pouvait se faire sans danger, l'Église a décrété
d'environner ce sacrement de ce qui représente le plus vivement la passion du
Christ. Ce danger n'était pas aussi grand à l'égard du corps, qu'on pose sur le
corporal, qu'à l'égard du sang contenu dans le calice. Et c'est pourquoi, bien
qu'on ne fasse pas de calice en pierre, on fait le corporal d'une étoffe de lin,
car le corps du Christ y fut enseveli. Aussi lit-on, dans la même Distinction, ce
texte tiré d'une lettre du pape Silvestre : "Avec l'accord de tous, nous
établissons que personne n'ait l'audace de célébrer le sacrifice de l'autel sur
une étoffe de soie, ou sur une étoffe de couleur, mais sur une pièce de lin, consacrée
par l'évêque, de même que le corps du Christ fut enseveli dans un suaire de lin
blanc." L'étoffe de lin convient encore à cause de sa propreté, pour
symboliser la pureté de conscience ; et, à cause de la multiplicité des travaux
qu'exige la préparation d'une telle étoffe, pour symboliser la passion du
Christ.
8. La dispensation des sacrements appartient aux ministres de
l'Église, mais leur consécration vient de Dieu lui-même. Et c'est pourquoi les
ministres de l'Église n'ont rien à décider sur la forme de la consécration, mais
sur la pratique du sacrement et la manière de célébrer. Et c'est pourquoi, si
un prêtre prononce les paroles de la consécration sur la matière requise, avec
l'intention de consacrer, en se passant de tout ce que nous avons dit : local, autel,
calice et corporal consacrés, et les autres objets réglementés par l'Église, il
consacre bien réellement le corps du Christ, mais il pèche gravement, en
n'observant pas le rite de l'Église.
Objections :
1. Ce sacrement est consacré par les paroles du Christ, dit
saint Ambroise de Milan. On ne doit donc, dans ce sacrement, dire rien d'autre
que les paroles du Christ.
2. Nous connaissons les paroles et les actions du Christ par
l'Évangile. Mais on dit, dans la consécration de ce sacrement, des paroles qui
ne s'y trouvent pas. Car on ne lit pas dans l’Évangile que le Christ, en
instituant ce sacrement, ait levé les yeux au ciel ; de même encore, on dit
dans l'Évangile : "Prenez et mangez" mais il n'y a pas "tous"
; pourtant on dit, en célébrant ce sacrement "Les yeux levés au ciel"
et aussi : "Prenez et mangez-en tous." C'est donc à tort que l'on dit
de telles paroles dans la célébration de ce sacrement.
3. Tous les sacrements sont ordonnés au salut des fidèles.
Mais dans la célébration des autres sacrements il n'y a pas de prière générale
pour le salut des fidèles défunts. C'est donc sans raison que l'on dit de
telles paroles en célébrant ce sacrement.
4. Le baptême est appelé spécialement "le sacrement de la
foi". Ce qui regarde l'instruction de la foi doit donc être transmis
plutôt dans le baptême que dans ce sacrement, comme l'enseignement de l'Apôtre
et de l'Évangile.
5. La dévotion des fidèles est requise en tout sacrement. On
ne devrait donc, pas plus dans ce sacrement que dans les autres, exciter la
dévotion des fidèles par des louanges divines et des avertissements, comme
lorsqu'on dit : "Élevons notre coeur !"
6. C'est le prêtre qui est le ministre de ce sacrement, nous
l'avons dit. Tout ce qui se dit dans ce sacrement devrait donc être dit par le
prêtre, et non pas certaines paroles par les ministres, et d'autres par le chœur.
7. C'est la vertu divine qui, en toute certitude, réalise ce
sacrement. Il est donc superflu que le prêtre demande l'achèvement de ce
sacrement, lorsqu'il dit : "Sanctifie pleinement cette offrande..."
8. Le sacrifice de la loi nouvelle est beaucoup plus excellent
que le sacrifice des anciens Pères. Le prêtre a donc tort de demander que ce
sacrifice soit considéré de même que le sacrifice d'Abel, d'Abraham et de
Melchisédech.
9. Le corps du Christ
n'a pas commencé d'être en ce sacrement par un changement local, comme on l'a
dit plus haut : de même il ne cesse pas d'y être. Le prêtre demande donc sans
raison : "Que cette offrande soit portée par ton ange... sur ton autel
céleste."
Cependant :
On dit dans les Décrets : "C'est Jacques, frère du
Seigneur selon la chair, et Basile, évêque de Césarée, qui ont établi la
célébration de la messe." Leur autorité prouve la convenance de toutes les
paroles qui accompagnent ce sacrement.
Conclusion :
Parce que ce
sacrement embrasse tout le mystère de notre salut, il est célébré avec une plus
grande solennité que les autres sacrements. Et parce qu'il est écrit dans
l'Ecclésiaste (4, 17) : "Surveille tes pas lorsque tu entres dans la
maison du Seigneur", et dans l'Ecclésiastique (18, 23 Vg) : "Avant la
prière, prépare ton âme", avant la célébration de ce mystère intervient
une préparation, pour qu'on accomplisse dignement ce qui va suivre.
PRÉPARATION :
I) La première partie de cette préparation est la louange
divine, qui se fait dans l'introït, selon cette parole du Psaume (50, 23)
: "Le sacrifice de louange m'honorera, et c'est là le chemin où je lui
montrerai le salut de Dieu." Et cet introït est tiré des Psaumes le
plus souvent, ou du moins on le chante avec un Psaume, parce que, selon saint
Denys le pseudo-aréopagite, les Psaumes embrassent, par mode de louange, tout
le contenu de la Sainte Écriture.
II) La seconde partie de la préparation comporte le rappel
de la misère présente, lorsqu'on demande miséricorde, par le chant du Kyrie, eleison,
trois fois pour la personne du Père, trois fois pour la personne du Fils, quand
on dit : Christe, eleison ; et trois fois pour la personne du Saint-Esprit,
lorsqu'on dit encore Kyrie, eleison ; cette triple invocation se dit
contre la triple misère, d'ignorance, de coulpe et de peine ; ou bien pour
signifier que toutes les Personnes se contiennent réciproquement.
III) La troisième
partie de la préparation rappelle la gloire céleste, à laquelle nous
tendons, après la vie et la misère présente, en disant : Gloria in
excelsis Deo. On le chante aux fêtes, où l'on rappelle la gloire céleste ;
on l'omet aux offices de deuil, qui concernent le rappel de notre misère. Enfin,
la quatrième partie de la préparation comprend la prière que le prêtre fait
pour le peuple, afin qu'il soit digne de si grands mystères.
INSTRUCTION :
IV) Ensuite on fait précéder la célébration par
l'instruction du peuple fidèle ; car ce sacrement est "le mystère de la foi", comme
on l'a vu plus haut. Cette instruction se fait d'une manière préparatoire par
l'enseignement des Prophètes et des Apôtres qui, dans l'église, est lu par les
lecteurs et les sous-diacres. Après cette lecture, le chœur chante le graduel, qui
symbolise le progrès de la vie ; et l'alléluia, qui signifie l'exultation
spirituelle ; ou, dans les offices de deuil, le trait, qui signifie le
gémissement spirituel. Ces chants doivent parvenir au peuple comme une suite de
l'enseignement que nous avons dit. Le peuple reçoit ensuite une instruction
parfaite par l'enseignement du Christ, contenu dans l'évangile, qui est lu par
les ministres les plus élevés, c'est-à-dire les diacres. Et parce que nous
croyons au Christ comme à la vérité divine, selon sa parole en saint Jean (8, 46)
: "Si je dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas ?", après la
lecture de l'évangile, on chante le Symbole de foi, dans lequel le peuple
montre qu'il adhère par la foi à l'enseignement du Christ. On chante ce symbole
aux fêtes de ceux qui sont mentionnés dans le Symbole, comme aux fêtes du
Christ, de la Sainte Vierge, et des Apôtres, qui ont fondé cette foi, et aux fêtes
analogues.
MYSTÈRE DE L'EUCHARISTIE
V) Une fois que le peuple a été ainsi préparé et instruit, on
en vient logiquement à la célébration du mystère. Celui-ci est
offert en tant que sacrifice, consacré et mangé en tant que sacrement. Aussi, en
premier lieu s'accomplit l'oblation ; en deuxième lieu, la consécration de la
matière offerte ; en troisième lieu, sa réception. Deux actes accompagnent
l'oblation : la louange du peuple, dans le chant de l'offertoire, par quoi
s'exprime la joie de ceux qui offrent ; et la prière du prêtre, qui demande que
l'oblation du peuple soit agréée par Dieu. C'est ainsi que David a dit (1 Ch 29,
17) : "Moi, dans la simplicité de mon coeur, j'ai offert toutes ces choses,
et ton peuple qui se trouve ici, je l'ai vu avec grande joie te présenter ses
offrandes", et ensuite il prie en disant : "Seigneur Dieu, garde-leur
cette volonté."
VI) Puis, pour la consécration, qui s'accomplit par une
puissance surnaturelle, on excite d'abord le peuple à la dévotion, dans la
préface ; c'est pourquoi on l'avertit d'"avoir le coeur élevé
vers le Seigneur". Et c'est pourquoi, la préface achevée, le peuple, avec
dévotion, loue la divinité du Christ avec les anges, en disant : "Saint, Saint,
Saint..." Et il loue son humanité, avec les enfants, en disant :
"Béni, celui qui vient..." Puis :
- 1° Le prêtre, à
voix basse, commémore ceux pour qui ce sacrifice est offert, c'est-à-dire
l'Église universelle, et ceux qui, selon saint Paul (1 Tm 2, 2) : "sont
établis en dignité", et spécialement ceux "qui offrent ou pour qui
l'on offre".
- 2° Il commémore
les saints, dont il implore le patronage pour ceux qu'on vient de dire, avec la
prière" Dans la communion de toute l'Église..."
- 3° Il conclut sa
demande lorsqu'il dit : "Que cette offrande soit salutaire à ceux pour qui
elle est offerte."
VII) Ensuite il arrive à la consécration elle-même :
- 1° Il y demande
la réalisation de la consécration, avec la prière : "Sanctifie pleinement
cette offrande..."
- 2° Il accomplit
la consécration par les paroles du Sauveur, lorsqu'il dit : "La veille de
sa passion, etc."
- 3° Il s'excuse
de cette audace sur son obéissance à l'ordre du Christ, lorsqu'il dit :
"C'est pourquoi, nous aussi, tes serviteurs..."
- 4° Il demande
que ce sacrifice, qui vient d'être réalisé, soit agréé de Dieu, lorsqu'il dit :
"Sur ces offrandes, daigne..."
- 5° Il demande
l'effet de ce sacrifice et sacrement d'abord pour ceux qui le prennent, lorsqu'il
dit : "Nous t'en supplions..." Ensuite, pour les morts, qui ne
peuvent plus le prendre, lorsqu'il dit : "Souviens-toi aussi, Seigneur..."
; enfin, spécialement pour les prêtres eux-mêmes qui l'offrent, lorsqu'il dit :
"Et nous, pécheurs..." etc.
VIII) Ensuite, il s'agit de la réception du sacrement. Et tout d'abord
on prépare le peuple à le recevoir :
- 1° Par la prière
commune de tout le peuple, qui est l'oraison dominicale, dans laquelle nous
demandons que nous soit "donné notre pain quotidien" ; et aussi par
la prière privée que le prêtre présente spécialement pour le peuple, quand il
dit : "Délivre-nous, Seigneur..."
- 2° On prépare le
peuple par la paix, qu'on donne en disant : "Agneau de Dieu..." : en
effet, c'est le sacrement de l'unité et de la paix, comme on l'a dit plus haut.
Mais dans les messes des défunts, où ce sacrifice n'est pas offert pour la paix
d'ici-bas, mais pour le repos des morts, on omet la paix.
IX) Ensuite vient la réception du sacrement : le prêtre le
reçoit le premier, et le donne ensuite aux autres ; car, selon saint Denys le
pseudo-aréopagite, "celui qui transmet aux autres les biens divins doit y
participer lui-même le premier".
ACTION DE GRÂCE
X) Enfin toute la célébration de la messe s'achève par
l'action de grâce : le peuple exulte pour sa communion au mystère, ce
qu'exprime le chant qui suit la communion ; et le prêtre présente son action de
grâce par l'oraison. Comme le Christ qui, après avoir célébré la Cène avec ses
disciples, "récita l'hymne", dit saint Matthieu (26, 30).
Solutions :
1. La consécration est accomplie exclusivement par les paroles
du Christ. Mais il est nécessaire d'y ajouter d'autres paroles pour préparer le
peuple qui y participe, comme on vient de le dire.
2. Comme il est dit en saint Jean (21, 25), le Seigneur a fait
ou dit bien des choses que les évangélistes n'ont pas écrites. Parmi elles, le
fait que le Seigneur, à la Cène, leva les yeux au ciel : ce que, cependant, l'Église
a reçu de la tradition des Apôtres, car il semble logique que lui, qui avait
élevé les yeux vers son Père, selon saint Jean (11, 4 1), en ressuscitant
Lazare et en priant pour ses disciples (17, 1), ait renouvelé ce geste, et à
bien plus forte raison, en instituant ce sacrement, car c'était une affaire de
plus d'importance.
Qu'on dise manducate
ou comedite, le sens est le même. Et peu importe le terme qu'on emploie
ici ; d'autant plus que ces paroles n'appartiennent pas à la forme
sacramentelle, comme on l'a dit plus haut.
Si l'on ajoute
"tous", c'est le sens des paroles évangéliques, bien que ce ne soit
pas exprimé ici, car lui-même avait dit (Jn 6, 54) : "Si vous ne mangez
pas la chair du Fils de l'homme, vous n'aurez pas la vie en vous."
3. L'eucharistie est le sacrement de toute l'unité
ecclésiastique. Et par conséquent, spécialement dans ce sacrement plus que dans
les autres, on doit faire mention de tous ceux qui relèvent du salut de toute
l'Église.
4. L'instruction de la foi est de deux sortes. L'une s'adresse
aux futurs initiés, c'est-à-dire aux catéchumènes. Cette instruction-là est
liée au baptême.
Une autre
instruction est destinée au peuple fidèle, qui communie à ce mystère. Et cette
instruction-là se fait dans ce sacrement. Cependant, on n'éloigne pas de cette
instruction même les catéchumènes et les infidèles. C'est pourquoi on dit dans
les Décrets : "L'évêque
n'interdira à personne l'entrée de l'église et l'audition de la parole de Dieu,
qu'il s'agisse d'un païen, d'un hérétique ou d'un juif, jusqu'au renvoi des
catéchumènes", c'est-à-dire pendant qu'on donne l'instruction de la foi.
5. Ce sacrement requiert une plus grande dévotion que les
autres, puisqu'il contient le Christ tout entier. Et aussi une dévotion plus
communautaire, parce que ce sacrement requiert la dévotion de tout le peuple, pour
qui le sacrifice est offert, et non seulement de ceux qui reçoivent le
sacrement, comme dans les autres sacrements. Et c'est pourquoi, dit saint Cyprien
de Carthage : "Le prêtre, en prononçant le prélude de la préface, prépare
les âmes des fidèles, en disant : "Élevons notre coeur", afin que le
peuple répondant : "Nous le tournons vers le Seigneur", il soit
averti de ne plus penser qu'à Dieu".
6. Dans ce sacrement, on vient de le dire, on touche à des
réalités qui concernent toute l'Église. Et c'est pourquoi certaines prières
sont dites par le chœur, parce qu'elles concernent le peuple. Certaines sont
dites par le chœur d'un bout à l'autre ; ce sont celles qui sont inspirées à
tout le peuple. D'autres sont continuées par le peuple, mais après l'intonation
du prêtre, qui tient la place de Dieu, pour signifier que ce sont des choses
qui sont parvenues au peuple par la révélation divine, comme la foi et la
gloire céleste. Et c'est pourquoi le prêtre entonne le Symbole de foi et le Gloria
in excelsis Deo. D'autres sont dites par les ministres, comme
l'enseignement de l'Ancien et du Nouveau Testament, pour manifester que cet
enseignement fut annoncé au peuple par l'intermédiaire de ministres envoyés par
Dieu.
Certaines sont
dites jusqu'au bout par le prêtre seul : ce sont celles qui appartiennent à
l'office propre du prêtre, à qui il revient, "de présenter des dons et des
prières pour le peuple" (He 5, 1). Parmi celles-ci cependant, il dit
certaines de façon à être entendu : ce sont celles qui concernent à la fois le
prêtre et le peuple, comme les oraisons communes. D'autres appartiennent
exclusivement au prêtre, comme l'oblation et la consécration. Et c'est pourquoi
les prières qui les accompagnent sont dites secrètement par le prêtre. Mais
dans les deux cas, il éveille l'attention du peuple en disant : Dominus
vobiscum ; et il attend son assentiment, exprimé par Amen. Et c'est
pourquoi, avant les prières dites tout bas, il dit à haute voix : Dominus
vobiscum, et à la fin : Per omnia saecula saeculorum. Ou
encore le prêtre prononce secrètement certaines paroles pour symboliser que, dans
la passion du Christ, les disciples ne confessaient le Christ qu'en secret.
7. L'efficacité des paroles sacramentelles peut être empêchée
par l'intention du prêtre. Et cependant il n'y a pas de contradiction à ce que
nous demandions à Dieu quelque chose dont nous savons, de toute certitude, qu'il
le fera ; c'est ainsi que le Christ, en saint Jean (17, 1. 5) a demandé sa
glorification.
Cependant, il ne
semble pas qu'ici le prêtre prie pour que la consécration s'accomplisse, mais
pour qu'elle nous soit fructueuse. Aussi dit-il expressément : "Qu'elle
devienne pour nous le corps et le sang..." Et c'est le sens des paroles
qu'il prononce auparavant : "Cette offrande, daigne la bénir..."
selon saint Augustin, c'est-à-dire : "Par laquelle nous soyons bénis",
à savoir par la grâce ; adscriptam, c'est-à-dire "par laquelle nous
soyons inscrits dans le Ciel" ; ratam, c'est-à-dire "par
laquelle nous soyons reconnus comme appartenant au Christ" ; rationabilem,
c'est-à-dire "par laquelle nous soyons dépouillés du sens charnel"
; acceptabilem, c'est-à-dire "que nous, qui nous déplaisons à
nous-mêmes, nous soyons agréables par elle à son Fils unique".
8. Bien que ce sacrifice, en lui-même, soit supérieur à tous
les sacrifices antiques, cependant les sacrifices des anciens furent très
agréables au Seigneur, en raison de la dévotion de ceux qui les offraient. Le
prêtre demande donc que ce sacrifice soit agréé de Dieu en raison de la
dévotion de ceux qui les offrent, comme le furent ces sacrifices anciens.
9. Le prêtre ne
demande pas que les espèces sacramentelles soient transportées au Ciel ; ni le
corps réel du Christ, qui ne cesse pas d'y être présent. Mais il demande cela
pour le Corps mystique, car c'est lui qui est signifié dans ce sacrement ;
c'est-à-dire que l'ange qui assiste aux divins mystères présente à Dieu les
prières du prêtre et du peuple, selon l'Apocalypse (8, 4) : "La fumée des
parfums monta des mains de l'ange avec les offrandes des saints."" L'autel
céleste "signifie soit l'Église triomphante elle-même, où nous demandons à
être transférés ; ou bien Dieu lui-même, à qui nous demandons d'être unis ; car
il est dit de cet autel, dans l'Exode (20, 26) : "Tu ne monteras pas à mon
autel par des degrés", c'est-à-dire (suivant la Glose) : "Tu ne feras
pas de degrés dans la Trinité."
Par l'ange on peut
encore comprendre le Christ lui-même, qui est "l'Ange du grand
conseil", qui unit son corps mystique à Dieu le Père et à l'Église
triomphante.
Et c'est de cela
aussi que la "messe" (missa) tire son nom. Parce que, par
l'ange, le prêtre "envoie" (mittit) ses prières à Dieu, comme
le peuple les envoie par le prêtre. Ou bien parce que le Christ est la victime
que Dieu nous "envoie". C'est pourquoi, à la fin de la messe, le
diacre, les jours de fête, congédie le peuple en disant : Ite, missa est, c'est-à-dire
que la victime a été "envoyée" à Dieu par l'ange, pour qu'elle soit
agréée de Dieu.
Objections :
1. Ce sacrement appartient à la nouvelle alliance, comme le
montre sa forme même. Or, dans la nouvelle alliance, il ne faut pas observer
les cérémonies de l'ancienne. A celles-ci se rattache l'ablution d'eau que
pratiquaient le prêtre et les ministres, quand ils venaient sacrifier. On lit
en effet dans l'Exode (30, 19) : "Aaron et ses fils se laveront les mains
et les pieds quand ils monteront à l'autel." Il ne convient donc pas que
le prêtre se lave les mains dans la célébration de la messe.
2. Au même endroit (30, 7), le Seigneur a prescrit que le
prêtre "brûle de l'encens à l'odeur agréable" sur l'autel qui se
trouvait devant le propitiatoire. Cela encore appartenait au cérémonial de
l'ancienne alliance. Il ne convient donc pas que le prêtre, à la messe, pratique
l'encensement.
3. Les rites accomplis dans les sacrements de l'Église ne
doivent pas être répétés. C'est donc à tort que le prêtre multiple les signes
de croix sur ce sacrement.
4. L'Apôtre dit (He 7, 7) : "Sans contredit, c'est
l'inférieur qui reçoit la bénédiction du supérieur." Mais le Christ, qui
se trouve dans ce sacrement après la consécration, est très supérieur au
prêtre. Il est donc inadmissible que le prêtre, après la consécration, bénisse
le sacrement par des signes de croix.
5. Dans le sacrement de l'Église, on ne doit rien faire qui
prête à rire. Mais on prête à rire quand on fait des gesticulations : ainsi le
prêtre étend parfois les bras, joint les mains, plie les doigts, et s'incline.
Cela ne doit donc pas se faire dans ce sacrement.
6. Il parait encore ridicule que le prêtre se tourne si
souvent vers le peuple, et le salue si souvent. On ne devrait donc pas faire
cela dans la célébration de ce sacrement.
7. L'Apôtre (1 Co 1, 13), juge inadmissible que "le
Christ soit divisé". Mais, après la consécration, le Christ se trouve dans
ce sacrement. Il est donc inadmissible que l'hostie soit rompue par le prêtre.
8. Les rites de ce sacrement représentent la passion du
Christ. Mais, dans sa passion, le corps du Christ fut rompu à l'endroit des
cinq plaies. Donc le corps du Christ devrait être rompu en cinq parties plutôt
qu'en trois.
9. Tout le corps du
Christ, dans ce sacrement, est consacré à part du sang. Il n'est donc pas
convenable qu'une partie de son corps soit mélangée à son sang.
10. De même que le
corps du Christ est présenté dans ce sacrement comme une nourriture, de même le
sang du Christ comme une boisson. Mais lorsque l'on a pris le corps du Christ, on
n'y ajoute pas, dans la célébration de la messe, une autre nourriture
corporelle. C'est donc à tort que le prêtre, après avoir pris le sang du Christ,
prend du vin non consacré.
11. La réalité doit correspondre à la figure. Mais au sujet de
l'agneau pascal, qui était la figure de ce sacrement, il était prescrit "qu'il
n'en resterait rien jusqu'au matin". Il n'est donc pas convenable que des
hosties consacrées soient réservées, au lieu d'être consommées sur le champ.
12. Le prêtre parle au pluriel à ceux qui l'écoutent, par
exemple lorsqu'il dit : "Le Seigneur soit avec vous" et "Rendons
grâce..." Mais il semble illogique de parler au pluriel lorsqu'on
s'adresse à un seul individu, surtout si c'est un inférieur. Donc il paraît
illogique que le prêtre célèbre la messe en présence d'un seul ministre. Il
apparaît donc ainsi que certains des rites accomplis dans la célébration de ce
sacrement ne sont pas justifiés.
Cependant :
Il y a la coutume
de l'Église, laquelle ne peut se tromper, étant instruite par le Saint-Esprit.
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, la signification, dans les sacrements, se réalise de deux façons, c'est-à-dire
par des paroles et par des actions, pour que la signification soit plus
parfaite. Dans la célébration de ce sacrement, certaines paroles signifient des
réalités qui se rattachent à la passion du Christ, représentée dans ce
sacrement ; d'autres paroles signifient des réalités qui se rattachent à
l'usage de ce sacrement, qui doit se faire avec dévotion et respect. C'est
pourquoi, dans la célébration de ce mystère, certaines actions ont pour but de
représenter la passion du Christ, ou encore l'organisation du Corps mystique ;
et d'autres actions relèvent de la dévotion et du respect envers ce sacrement.
Solutions :
1. On se lave les mains, dans la célébration de la messe, par
respect pour ce sacrement. Et cela pour deux motifs. D'abord parce que nous
avons l'habitude de ne manier des choses précieuses qu'après nous être lavé les
mains. Il paraît donc inconvenant que l'on approche d'un si grand sacrement
avec des mains souillées, fût-ce corporellement.
Ensuite pour une
raison symbolique. Comme dit saint Denys le pseudo-aréopagite l'ablution des
extrémités symbolise la purification même des plus petits péchés, selon cette
parole en saint Jean (13, 10) : "Celui qui est propre n'a besoin que de se
laver les pieds." Et telle est la purification qu'on exige de celui qui
s'approche de ce sacrement. C'est ce que signifie aussi la confession qui
précède l'introït de la messe. C'est cela même que signifiait l'ablution
dans l'ancienne loi, comme le remarque saint Denys le pseudo-aréopagite au même
endroit.
Cependant l'Église
n'observe pas ce rite comme un précepte cérémoniel de la loi ancienne, mais
comme une institution de l'Église, qui se justifie d'elle-même. Et c'est
pourquoi elle ne l'observe pas comme on le faisait alors. On omet en effet le
lavement des pieds, et l'on garde celui des mains, qui peut se faire plus
facilement et qui suffit à symboliser la parfaite pureté. En effet, la main
étant "l'instrument des instruments", comme dit Aristote, toutes les
oeuvres sont attribuées aux mains. C'est pourquoi on dit dans le Psaume (26, 6)
: "Je laverai mes mains parmi les innocents."
2. De même, nous ne pratiquons pas l'encensement comme un
précepte cérémoniel de l'ancienne loi, mais comme une institution de l'Église.
C'est pourquoi nous ne le pratiquons pas de la manière dont il était prescrit
dans l'ancienne loi. L'encensement a un double objet :
- 1° D'abord le
respect envers ce sacrement ; en répandant un parfum agréable on chasse la
mauvaise odeur corporelle qui régnerait dans le lieu du culte et pourrait
provoquer le dégoût.
- 2° Ensuite
l'encensement sert à représenter l'effet de la grâce, dont le Christ fut rempli
comme d'un parfum agréable, selon la parole de la Genèse (27, 27) : "Voici
que le parfum de mon fils est comme le parfum d'un champ fertile." Et du
Christ elle découle jusqu'aux fidèles par l'office des ministres selon saint
Paul (2 Co 2, 14) : "Par nous (le Christ) répand en tous lieux le parfum
de sa connaissance." Et c'est pourquoi, lorsqu'on a encensé de tous côtés
l'autel, qui symbolise le Christ, on encense tout le monde selon l'ordre
hiérarchique.
3. Le prêtre, dans la célébration de la messe, pratique les
signes de croix pour évoquer la passion du Christ, qui l'a conduit à la croix.
Or la passion du Christ s'est accomplie comme par étapes :
- 1° La première consiste
en ce que le Christ fut livré : par Dieu, par Judas, et par les juifs. Ce que
symbolise le triple signe de croix sur ces paroles : "Ces dons, ces
présents, ces offrandes saintes et sans tache."
- 2° La seconde
étape de la passion consiste en ce que le Christ fut vendu. Or il fut vendu aux
prêtres, aux scribes, et aux pharisiens. Pour le symboliser, on fait encore un
triple signe de croix sur ces paroles : "bénite, acceptée, approuvée".
Ou bien pour montrer le prix du marché, qui fut de trente deniers. Et l'on
ajoute un double signe de croix sur ces paroles : "Qu'elle devienne pour
nous le corps et le sang..." pour désigner la personne de Judas qui vendit,
et celle du Christ qui fut vendu.
- 3° La troisième
étape fut la préfiguration de la passion du Christ accomplie à la Cène. Pour la
désigner, on fait une troisième fois deux croix, l'une dans la consécration du
corps, l'autre dans la consécration du sang, où l'on dit chaque fois "il
bénit".
- 4° La quatrième
étape fut la passion même du Christ. Aussi, pour représenter les cinq plaies, on
fait en quatrième lieu un quintuple signe de croix sur ces paroles : "la
victime pure, la victime sainte, la victime immaculée, le pain sacré de la vie
éternelle et le calice de l'éternel salut".
- 5° Cinquièmement,
on représente l'écartèlement du corps, et l'effusion du sang, et le fruit de la
passion par le triple signe de croix qui se fait sur ces paroles : "Quand
nous recevrons le corps et le sang... puissions-nous être comblés... de toute
bénédiction..."
- 6° Sixièmement, on
représente la triple prière que fit le Christ en croix : la première pour ses
persécuteurs, quand il dit : "Père, pardonne-leur", la seconde pour
être délivré de la mort, quand il dit : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi
m'as-tu abandonné ?" La troisième se rattache à son entrée dans la gloire,
quand il dit : "Père, entre tes mains je remets mon esprit." Et pour
symboliser cela, on fait un triple signe de croix sur ces paroles : "Tu
sanctifies, tu vivifies, tu bénis, etc.".
- 7° Septièmement,
on représente les trois heures où Jésus resta suspendu à la croix, de la
sixième jusqu'à la neuvième heure. Et pour le symboliser on fait encore un
triple signe de croix à ces paroles : "par Lui, avec Lui, et en Lui".
- 8° Huitièmement,
on représente la séparation de l'âme et du corps par les deux signes de croix
qu'on fait ensuite hors du calice.
Neuvièmement, on
représente la résurrection accomplie au troisième jour, par les trois croix
qu'on fait à ces paroles : "Que la paix du Seigneur soit toujours avec
vous."
Mais on peut dire
plus brièvement que la consécration de ce sacrement, et l'acceptation du
sacrifice, et le fruit de celui-ci ont pour origine la vertu de la croix du
Christ. Et c'est pourquoi, chaque fois que l'on fait mention d'une de ces choses,
le prêtre pratique le signe de la croix.
4. Après la consécration, le prêtre ne pratique pas le signe
de la croix pour bénir et pour consacrer, mais seulement pour commémorer la
vertu de la croix et la manière dont le Christ a subi sa passion, comme ce qui
précède l'a montré.
5. Les mouvements que le prêtre fait à la messe ne sont pas
des gesticulations ridicules : elles ont un but de représentation. En effet, que
le prêtre étende les bras après la consécration, cela représente l'extension
des bras du Christ en croix.
Il lève aussi les
mains, lorsqu'il prie, pour manifester que l'oraison qu'il prononce pour le
peuple se dirige vers Dieu, selon cette parole des Lamentations (3, 41) :
"Élevons nos coeurs avec nos mains vers Dieu dans le Ciel." Et il est
dit dans l'Exode (17, 11) que "lorsque Moïse élevait les mains, Israël
était vainqueur".
Que parfois il
joigne les mains et s'incline, priant avec insistance et humilité, cela
représente l'humilité et l'obéissance du Christ, qui ont inspiré sa passion.
Il joint les
doigts, après la consécration, en réunissant le pouce et l'index avec lesquels
il a touché le corps du Christ qu'il a consacré, afin que, si une miette s'est
attachée à ses doigts, elle ne s'égare pas. Cela se rattache au respect envers
le sacrement.
6. Le prêtre se tourne cinq fois vers le peuple, pour signaler
que le Seigneur s'est manifesté cinq fois le jour de la résurrection, comme on
l'a dit plus haut dans le traité de la résurrection du Christ.
Il salue sept fois
le peuple -cinq fois en se tournant vers lui et deux fois sans se tourner, à
savoir avant la Préface lorsqu'il dit : "Le Seigneur soit avec vous",
et lorsqu'il dit : "Que la paix du Seigneur soit toujours avec vous"-
pour désigner la grâce septiforme du Saint-Esprit. L'évêque, lorsqu'il célèbre
aux fêtes, dit dans son premier salut : "Que la paix soit avec vous",
ce que le Seigneur a dit aux disciples après sa résurrection (Jn 20, 19 – 21, 26
; Lc 23, 46), parce que c'est principalement l'évêque qui représente sa
personne.
7. La fraction de l'hostie a une triple signification. D'abord
la division subie par le corps du Christ dans sa passion ; ensuite la
répartition du Corps mystique selon divers état ; enfin la distribution des
grâces qui découlent de la passion du Christ, selon saint Denys le
pseudo-aréopagite. Cette fraction n'introduit donc pas de division dans le
Christ.
8. Comme dit le pape Sergius, dans un texte qu'on trouve dans
les Décrets : "Le corps
du Seigneur est triple. La partie de l'oblation qui est mise dans le calice
désigne le corps du Christ qui a déjà ressuscité", c'est-à-dire le Christ
lui-même et la Sainte Vierge, et les autres saints, s'il y en a, qui sont
entrés corporellement dans la gloire." La partie qui est mangée représente
le Christ qui est encore sur terre", c'est-à-dire que ceux qui vivent sur
terre sont unis par le sacrement, et sont broyés par les épreuves, comme le
pain qu'on mange est broyé par les dents." La partie qui demeure sur
l'autel jusqu'à la fin de la messe est le corps du Christ demeurant au sépulcre
; car jusqu'à la fin du monde les corps des saints seront dans les
sépulcres", tandis que leurs âmes sont soit au purgatoire, soit au Ciel.
Cependant ce dernier rite -qu'une partie de l'hostie soit réservée jusqu'à la
fin de la messe- n'est plus observé maintenant parce qu'il présentait des
risques. Mais ce symbolisme des parties reste valable. On l'a exprimé en vers :
"L'hostie est divisée en parties : celle qui est trempée désigne ceux qui
sont pleinement bienheureux ; celle qui est sèche, les vivants ; celle qui est
réservée, les ensevelis."
Cependant certains
disent que la partie mise dans le calice symbolise ceux qui vivent en ce monde
; la partie gardée hors du calice, ceux qui sont pleinement bienheureux dans
leur âme et leur corps ; et la partie mangée symbolise les autres.
9. On peut trouver au
calice un double symbolisme. Celui de la passion, qui est représentée dans ce
sacrement. Et, à ce titre, par la partie mise dans le calice on symbolise ceux
qui participent encore aux souffrances du Christ.
D'un autre point
de vue, le calice peut signifier la jouissance bienheureuse qui est aussi
préfigurée dans ce sacrement. Et par conséquent, ceux dont les corps sont déjà
dans la pleine béatitude sont symbolisés par la partie mise dans le calice.
Et il faut
remarquer que la partie mise dans le calice ne doit pas être donnée au peuple
pour compléter la communion : car Jésus n'a donné "le pain trempé" qu'au
traître Judas.
10. Le vin, en qualité
de liquide, est capable de laver. Et c'est pourquoi le prêtre en prend après
avoir reçu ce sacrement, pour se laver la bouche afin qu'il n'y demeure pas de
restes ; ceci se rattache au respect envers le sacrement. Aussi lit-on dans la
décrétale : "Le prêtre, lorsqu'il a achevé de prendre le sacrement, doit
toujours se laver la bouche avec du vin ; à moins qu'il ne doive célébrer une
autre messe le même jour, car il ne pourrait célébrer de nouveau, après avoir
pris du vin." Et c'est pour le même motif qu'il lave avec du vin les
doigts dont il a touché le corps du Christ.
11. La réalité doit correspondre à la figure sur quelque point
; c'est ainsi qu'on ne doit pas réserver pour le lendemain la partie de
l'hostie consacrée qui sert à la communion du prêtre, des ministres, voire du
peuple. Aussi trouve-t-on dans les Décrets cette décision du pape
Clément : "Qu'on offre sur l'autel autant d'hosties qu'il en faut pour
suffire au peuple. S'il en reste, que ce ne soit pas réservé pour le lendemain,
mais que, avec crainte et tremblement, ce soit consommé par le zèle des
clercs."
Cependant ce
sacrement doit être mangé quotidiennement, ce qui n'était pas le cas de
l'agneau pascal ; c'est pourquoi il faut conserver d'autres hosties consacrées
pour les malades. Aussi lit-on dans la même Distinction : "Le prêtre doit
toujours avoir l'eucharistie à sa disposition ; afin que, si quelqu'un tombe
malade, il lui donne la communion aussitôt, pour ne pas le laisser mourir sans
la communion."
12. Dans la célébration solennelle de la messe, il faut qu'il y
ait plusieurs assistants. Aussi trouve-t-on dans les Décrets cette
parole du pape Soter : "Cela aussi a été décidé, que nul prêtre n'ait
l'audace de célébrer la messe sans qu'il y ait deux assistants qui lui
répondent, lui-même étant le troisième ; car, lorsqu'il dit au pluriel :
"Le Seigneur soit avec vous" et dans les secrètes : "Priez pour
moi", il convient d'une façon très évidente que l'on réponde à son
salut." C'est pourquoi, pour plus de solennité, il est décrété, au même
endroit, que l'évêque doit célébrer la messe avec un plus grand nombre
d'assistants.
Cependant, dans
les messes privées, il suffit d'avoir un seul ministre, qui tient la place de
tout le peuple catholique, à la place duquel il répond au prêtre en employant
le pluriel.
Objections :
1. Il arrive parfois que le prêtre, avant la consécration ou
après, meure, ou perde la raison, ou soit empêché par une autre infirmité de
pouvoir consommer le sacrement et achever la messe. On voit donc qu'on ne peut
observer le décret de l'Église prescrivant que le prêtre consécrateur communie
à son propre sacrifice.
2. Il arrive parfois que le prêtre, avant la consécration ou
après, se rappelle qu'il a mangé ou bu quelque chose, ou qu'il est chargé d'un
péché mortel, ou encore d'une excommunication dont il ne se souvenait pas
auparavant. Il est donc forcé que celui qui se trouve dans un pareil cas pèche
mortellement contre la loi de l'Église, soit qu'il communie, soit qu'il ne
communie pas.
3. Il arrive parfois qu'une mouche, une araignée, ou une bête
venimeuse tombe dans le calice après la consécration ; ou encore que le prêtre
découvre que du poison a été mis dans le calice par un criminel qui veut le
tuer. En ce cas, s'il communie, il apparaît qu'il pèche mortellement en se
donnant la mort, ou en tentant Dieu. Pareillement, s'il ne communie pas, il
pèche en agissant contrairement à la loi de l’Église. Il apparaît donc qu'il
est "perplexe", c'est-à-dire soumis à la nécessité de pécher, ce qui est
inadmissible.
4. Il arrive parfois que, par la négligence du ministre, ou
bien on n'a pas mis d'eau dans le calice, ou même pas de vin, et que le prêtre
s'en aperçoit. Donc, dans ce cas, il apparaît qu'il est acculé au péché, soit
qu'il consomme le corps sans consommer le sang, car alors il accomplit un
sacrifice incomplet ; soit qu'il ne consomme ni le corps ni le sang.
5. Il arrive parfois que le prêtre ne se rappelle plus avoir
prononcé les paroles de la consécration, ou encore d'autres paroles que l'on
prononce dans la célébration de ce sacrement. Il apparaît donc qu'il pèche en
ce cas, soit qu'il réitère, sur la même matière, des paroles que peut-être il
avait déjà dites ; soit qu'il use de pain et de vin non consacrés comme s'ils
étaient consacrés.
6. Il arrive parfois, à cause du froid, que l'hostie échappe
au prêtre et tombe dans le calice, soit avant la fraction, soit après. En ce
cas, le prêtre ne pourra donc pas accomplir le rite de l’Église, soit pour
faire la fraction proprement dite, soit pour ne mettre que la troisième partie
de l'hostie dans le calice.
7. Il arrive parfois que, par la négligence du prêtre, le sang
du Christ est répandu ; ou encore que le prêtre rejette le sacrement après
avoir communié ; ou encore que les hosties consacrées soient gardées si
longtemps qu'elles se décomposent ; ou encore qu'elles soient rongées par les
souris ; ou enfin qu'elles se gâtent d'une manière ou d'une autre. Dans tous
ces cas, il apparaît qu'on ne peut manifester le respect dû à ce sacrement selon
les lois de l’Église. Il apparaît donc qu'on ne peut obvier à ces défauts ou à
ces dangers, en observant les lois de l'Église.
Cependant :
De même que Dieu, l’Église
ne prescrit rien d'impossible.
Conclusion :
On peut obvier de
deux façons aux dangers ou aux défauts qui se produisent à l'occasion de ce
sacrement. Ou bien en les prévenant, pour que le danger ne se produise pas. Ou
bien, après coup, on corrige ce qui s'est produit ou en y portant remède, ou au
moins par la pénitence de celui qui a traité ce sacrement avec négligence.
Solutions :
1. Si le prêtre est surpris par la mort ou par une grave
infirmité avant la consécration du corps et du sang du Seigneur, il n'est pas
nécessaire qu'un autre le supplée.
Mais si cela
arrive une fois que la consécration est commencée, par exemple après la
consécration du corps mais avant celle du sang, ou encore après la double
consécration, on doit faire achever par un autre la célébration de la messe.
C'est pourquoi, dans les Décrets, on trouve ceci, tiré d'un concile de
Tolède : "Nous avons jugé convenable, lorsque les prêtres consacrent les
saints mystères dans la célébration de la messe, et qu'un accident de santé
empêche d'achever le mystère commencé, qu'il soit permis à un autre évêque ou
prêtre d'achever la consécration de l'office commencé. Car il ne faut pas faire
autre chose, pour compléter les mystères commencés, que de les faire achever
par la bénédiction du prêtre qui commence ou qui continue ; car on ne peut les
considérer comme accomplis parfaitement s'ils ne sont accomplis selon le rite
complet. Car, puisque nous sommes tous un dans le Christ, la diversité des
personnes n'apporte aucun obstacle, là où l'unité de la foi procure un heureux
résultat. Cependant, si l'on tient compte du motif naturel de maladie, il ne
faut pas que cela crée un danger d'irrévérence.
Que nul, ministre
ou prêtre, sans le motif d'un obstacle évident, n'ait aucunement l'audace de
laisser inachevés les offices qu'il a commencés. Si quelqu'un a cette audace
téméraire, il subira la sentence d'excommunication."
2. Là où se présente une difficulté, il faut toujours adopter
le parti qui comporte le moins de danger. Ce qui est le plus dangereux, à
l'égard de ce sacrement, c'est ce qui s'oppose à son accomplissement, car c'est
là un énorme sacrilège. Ce qui concerne la condition du communiant comporte un
moindre danger. Et c'est pourquoi si le prêtre, après avoir commencé la
consécration, se rappelle avoir mangé ou bu quelque chose, il doit néanmoins
achever le sacrifice et consommer le sacrement. Pareillement, s'il se rappelle
avoir commis un péché, il doit s'en repentir, avec résolution de le confesser
et de satisfaire ; et ainsi ce n'est pas d'une façon indigne, mais d'une façon
fructueuse qu'il consommera le sacrement. Et il doit tenir le même raisonnement
s'il se souvient d'avoir encouru une excommunication. Il doit en effet prendre
la résolution d'en demander humblement l'absolution : et ainsi, par le Pontife
invisible, Jésus Christ, il obtient l'absolution, quant à cet acte, pour accomplir
les divins mystères.
Mais si c'est
avant la consécration qu'on se rappelle un de ces empêchements, j'estimerais
plus sûr, surtout si l'on se souvient d'avoir mangé, ou d'avoir encouru une
excommunication, d'abandonner la messe commencée, sauf si l'on craignait un
grave scandale.
3. Si une mouche ou une araignée tombe dans le calice avant la
consécration, ou bien que le prêtre s'aperçoive qu'on y a mis du poison, il
doit vider le calice, le nettoyer et y mettre d'autre vin à consacrer. Mais si
cet accident se produit après la consécration, il doit saisir l'animal avec
précaution, le laver avec soin et le brûler, et l'eau de l'ablution, avec les
cendres, doit être jetée dans la piscine.
S'il s'aperçoit
qu'on y a mis du poison, il ne doit aucunement le prendre ni le donner à un
autre, pour que le calice de vie ne donne pas la mort ; mais il doit le mettre
en réserve avec soin dans un vase approprié à cet office, qu'on gardera avec la
réserve. Et pour que le sacrement ne demeure pas inachevé, il doit remettre du
vin dans le calice, reprendre à partir de la consécration du sang, et achever
le sacrifice.
4. Si le prêtre, avant la consécration du sang et après celle
du corps, s'aperçoit qu'il n'y a pas de vin ou d'eau dans le calice, il doit en
mettre aussitôt, et consacrer. Mais s'il s'aperçoit, après avoir prononcé les
paroles de la consécration, qu'il n'y a pas d'eau, il doit continuer, parce que
l'addition d'eau, comme on l'a dit précédemment, n'est pas nécessaire au
sacrement. On doit cependant punir celui dont la négligence est cause de cet
accident. On ne doit en aucun cas mêler de l'eau au vin déjà consacré, parce
qu'il s'ensuivrait une destruction, au moins partielle, du sacrement, comme on
l'a dit précédemment.
Si le prêtre
s'aperçoit, après avoir prononcé les paroles de la consécration, qu'on n'a pas
mis de vin dans le calice, si du moins il s'en aperçoit avant d'avoir communié
au corps, il doit, après avoir enlevé l'eau qui y serait, mettre du vin avec de
l'eau, et reprendre aux paroles de la consécration du sang. Mais s'il s'en
aperçoit après avoir communié au corps, il doit prendre une nouvelle hostie
qu'il consacrera conjointement au sang. Je dis cela parce que, s'il prononçait
seulement les paroles de la consécration du sang, il n'observerait pas le rite
requis à la consécration. Et, comme on dit dans le chapitre déjà cité d'un
concile de Tolède : "On ne peut considérer les sacrifices comme accomplis
parfaitement s'ils ne sont accomplis selon le rite complet." Mais s'il
commençait à la consécration du sang et reprenait toutes les paroles qui
suivent, elles ne seraient plus appropriées, en l'absence d'une hostie
consacrée, car ces prières comportent des paroles et des actions qui ne
concernent pas seulement le sang mais aussi le corps. Et il doit à la fin
consommer la nouvelle hostie consacrée et le sang, sans se laisser arrêter même
par le fait qu'il ait consommé auparavant l'eau qui était dans le calice, parce
que le précepte touchant l'accomplissement du sacrement a plus de poids que
celui qui oblige à ne communier qu'à jeun, comme on vient de le dire.
5. Bien que le prêtre ne se rappelle pas avoir prononcé
certaines paroles qu'il devait dire, il ne doit pas se troubler pour cela. Car
celui qui dit beaucoup de paroles ne se souvient pas de toutes celles qu'il a
dites, à moins que peut-être, en en prononçant une, il la saisisse comme ayant
été déjà dite ; car c'est ainsi que quelque chose devient matière à souvenir.
Aussi, si quelqu'un pense attentivement à ce qu'il dit et que pourtant il ne pense
pas qu'il le dit, il ne se rappelle guère ensuite qu'il l'a dit. Car c'est
ainsi que quelque chose devient objet de mémoire, comme reçu sous la raison de
passé, selon Aristote.
Si cependant le
prêtre constate d'une façon sûre qu'il a omis quelque chose qui n'est pas
nécessaire au sacrement, je ne crois pas qu'il doive pour cela reprendre, en
changeant le rite du sacrifice, mais il doit passer outre. S'il a cependant la
certitude qu'il a omis quelque chose de nécessaire au sacrement, c'est-à-dire
les formules consécratoires, puisque la forme est nécessaire au sacrement comme
la matière, il doit faire ce que nous avons dit en cas de défaut de la matière
: reprendre depuis la forme de la consécration, et répéter le reste dans
l'ordre, pour ne pas changer le rite du sacrifice.
6. La fraction de l'hostie consacrée, et le fait d'en mettre
une seule partie dans le calice se rapporte au Corps mystique, de même que
l'eau qu'on mélange au vin signifie le peuple. C'est pourquoi l'omission de ces
rites ne rend pas le sacrifice incomplet au point qu'il soit nécessaire pour
cela de recommencer quelque chose dans la célébration de ce sacrement.
7. Comme on lit dans les Décrets d'après Pie Ier
:
- "Si, par négligence, des gouttes du précieux sang ont coulé
sur le plancher, on les léchera et on raclera le plancher. S'il n'y a pas de
plancher, on raclera la terre, on la brûlera et la cendre sera déposée dans
l'autel. Et le prêtre fera pénitence pendant quarante jours.
- Si quelques
gouttes se répandent du calice sur l'autel, le ministre les absorbera, et il
fera pénitence pendant trois jours.
- Si c'est sur la
nappe de l'autel et que le liquide ait atteint la deuxième nappe, il fera
pénitence pendant quatre jours. Jusqu'à la troisième nappe : pénitence pendant
neuf jours, jusqu'à la quatrième : pénitence pendant vingt jours. Et le
ministre lavera trois fois les linges ainsi mouillés, après avoir mis un calice
au-dessous ; puis on prendra l'eau de cette ablution et on la déposera auprès
de l'autel." Cette ablution peut aussi être bue par le ministre, à moins
que le dégoût l'y fasse renoncer. Certains, en outre, coupent et brûlent cette
partie des linges, et déposent la cendre dans le sanctuaire ou la piscine.
- On ajoute au
même endroit ce qui vient du Pénitentiel de saint Bède : "Si quelqu'un a
rendu l'eucharistie, par suite d'ébriété ou de gloutonnerie, il fera pénitence
pendant quarante jours : les clercs ou les moines, les diacres ou les prêtres, pendant
soixante jours ; l'évêque pendant quatre-vingt-dix. S'il l'a rendue pour cause
de maladie, il fera pénitence pendant sept jours."
Et on lit dans la
même Distinction, ce qui vient du concile d'Arles : "Celui qui n'aura pas
bien gardé le saint sacrement, de sorte qu'une souris ou un autre animal l'ait
dévoré, fera pénitence pendant quarante jours.
- Celui qui l'aura
égaré dans l'église, ou bien en aura laissé tomber un fragment sans pouvoir le
retrouver, fera pénitence pendant trente jours." Et la même pénitence
semble méritée par le prêtre dont la négligence aura laissé les hosties se
corrompre.
Pendant ces
jours-là, le pénitent doit jeûner et 's'abstenir de la communion. Mais, en
tenant compte des conditions de l'affaire et du personnage, on peut diminuer ou
augmenter la pénitence indiquée.
- On doit
cependant noter que partout où les espèces se trouvent dans leur intégrité, on
doit les conserver ou même les consommer avec respect. En effet, tant que
demeurent les espèces, le corps du Christ y demeure, comme on l'a dit
antérieurement. Quant aux objets avec lesquels on les trouve en contact, on
doit les brûler si cela peut se faire commodément, en déposant les cendres dans
la piscine, comme on l'a dit pour la raclure du plancher.
Il faut étudier
maintenant le sacrement de pénitence :
- 1° La pénitence
elle-même (Q. 84-85).
- 2° Son effet (Q.
86-89).
- 3° Ses parties
(Q. 90 et Supplément, Q. 1-15).
- 4° Ceux qui
reçoivent ce sacrement (Suppl., Q. 16).
- 5° Le pouvoir
des clés chez les ministres (Suppl., Q. 17-27).
- 6° La
célébration de ce sacrement (Suppl., Q. 28).
Sur la pénitence
elle-même, il faut étudier :
I. La pénitence en
tant que sacrement (Q. 84).
II. La pénitence
en tant que vertu (Q. 85).
1. La pénitence est-elle un sacrement ? - 2. Sa matière propre. - 3. Sa
forme. - 4. L'imposition des mains est-elle requise au sacrement ? - 5. Ce
sacrement est-il nécessaire au salut ? - 6. Ses rapports avec les autres
sacrements ? - 7. Son institution. - 8. La durée de la pénitence. - 9.
Doit-elle être continuelle ? - 10. Le sacrement de pénitence peut-il être
renouvelé ?
Objections :
1. D'après saint Grégoire le Grand, dont les paroles sont
citées dans les Décrets de Gratien : "Les sacrements sont le
baptême, le saint chrême, le corps et le sang du Christ, qui sont appelés
sacrements parce que, sous le couvert de réalités corporelles, la vertu divine
opère secrètement notre salut." Or ce n'est pas le cas de la pénitence, car
nous n'y employons pas de réalités corporelles, sous lesquelles la vertu divine
opérerait notre salut. Donc la pénitence n'est pas un sacrement.
2. Les sacrements de l'Église sont administrés par les
ministres du Christ, selon saint Paul (1 Co 4, 1) : "Qu'on voie donc en
nous les ministres du Christ et les dispensateurs des mystères divins." Or
la pénitence n'est pas administrée par les ministres du Christ mais
intérieurement donnée aux hommes par l'inspiration de Dieu, selon Jérémie (31, 19)
: "Après que tu m'as eu converti, j'ai fait pénitence." Il semble
donc bien que la pénitence ne soit pas un sacrement.
3. Dans les sacrements, dont nous avons déjà parlé, il y a un
premier élément qui est "signe seulement" (sacramentum tantum), un
deuxième qui est à la fois "réalité et signe" (res et sacramentum)
; et un troisième, qui est "réalité seulement" (res tantum). Mais
ce triple élément ne se trouve pas dans la pénitence. Donc la pénitence n'est
pas un sacrement.
Cependant :
Comme le baptême, la
pénitence est employée à la purification du péché. De là vient que saint Pierre
a dit à Simon le magicien (Ac 8, 21) : "Fais pénitence de ta
méchanceté." Or le baptême est un sacrement, nous l'avons dit, donc la
pénitence aussi, pour la même raison.
Conclusion :
Comme le dit saint
Grégoire le Grand dans le chapitre cité par l'objection : "Le sacrement consiste dans une cérémonie faite de telle façon que
nous y recevions symboliquement ce que nous devons recevoir saintement".
Or il est évident que, dans la pénitence, la cérémonie se fait de telle sorte
qu'elle signifie quelque chose de saint, tant de la part du pécheur pénitent, que
du côté du prêtre qui l'absout. Le pécheur pénitent montre en effet, par ses
actes et ses paroles, que son coeur s'est détaché du péché. De même le prêtre, par
ses actes et ses paroles adressés au pénitent, signifie l'oeuvre de Dieu
remettant les péchés. Il est donc évident que la pénitence célébrée dans
l'Église est un sacrement.
Solutions :
1. Le nom de "réalités corporelles" se prend en un
sens large qui s'étend aux actes sensibles extérieurs. Ces actes sont, dans ce
sacrement, ce qu'est l'eau dans le baptême, le chrême dans la confirmation. Il
faut noter que, dans les autres sacrements, où l'on confère une grâce dépassant
complètement la puissance de l'activité humaine, on emploie une matière
corporelle extérieure. Ainsi en va-t-il du baptême où il doit y avoir rémission
plénière du péché, soit quant à la faute, soit quant à la peine ; de la
confirmation où l'on reçoit la plénitude de l'Esprit Saint ; et de l'extrême-onction
où est conférée une parfaite santé spirituelle, découlant de la vertu du Christ
comme d'un principe extrinsèque. C'est pourquoi, s'il y a des actes humains
dans de tels sacrements, ces actes ne sont pas la matière essentielle du
sacrement, mais des dispositions à le recevoir. Au
contraire, dans les sacrements qui ont un effet correspondant à des actes
humains, ces actes humains sensibles eux-mêmes tiennent lieu de matière. C'est
le cas de la pénitence et du mariage. Ainsi, dans les cures corporelles, on
emploie parfois des remèdes extérieurs au malade, comme des pommades et des
sirops, et, d'autres fois, les actes mêmes de ceux qui doivent être guéris, comme
certains exercices.
2. Dans les sacrements dont la matière est une réalité
corporelle, il faut que cette matière soit administrée par le ministre de
l'Église agissant en la personne du Christ, pour signifier que l'excellence de
la vertu opérant en ce sacrement vient du Christ. Mais dans le sacrement de
pénitence, on vient de le dire, les actes du pénitent, provenant de
l'inspiration intérieure, tiennent lieu de matière. Ce n'est donc plus le
ministre, c'est Dieu qui, par son opération intérieure, administre cette
matière. Mais c'est le ministre qui donne au sacrement son achèvement, en
absolvant le pénitent.
3. Dans la pénitence aussi se trouve un élément qui est "signe
seulement" : les actes accomplis extérieurement, tant par le pécheur
pénitent que par le prêtre qui absout. Ce qui est "réalité et signe",
c'est la pénitence intérieure du pécheur. Ce qui est "réalité seulement"
et non signe, c'est la rémission du péché. Le premier élément, pris dans son
intégrité, est cause du deuxième. Le premier et le deuxième réunis sont, d'une
certaine façon, la cause du troisième.
Objections :
1. La matière, dans les autres sacrements, est sanctifiée par
certaines paroles et, ainsi sanctifiée, elle opère l'effet du sacrement. Or les
péchés ne peuvent pas être sanctifiés, puisqu'ils sont contraires à l'effet du
sacrement, qui est une grâce de rémission du péché. Les péchés ne sont donc pas
la matière propre de ce sacrement.
2. Saint Augustin nous dit : "Nul ne peut commencer la
vie de l'homme nouveau, s'il ne renonce par la pénitence à la vie du vieil
homme." Or la vie du vieil homme comporte non seulement les péchés, mais
aussi les pénalités de la vie présente. Donc les péchés ne sont pas la matière
propre de la pénitence.
3. Il y a trois sortes de péchés : le péché originel, le péché
mortel et le péché véniel. Or le sacrement de pénitence n'est pas destiné à
supprimer le péché originel, déjà remis par le baptême ; ni le péché mortel, effacé
par la confession du pécheur ; ni même le péché véniel, dont nous obtenons la
rémission en nous frappant humblement la poitrine, en prenant de l'eau bénite, ou
par d'autres pratiques de ce genre.
Cependant :
Saint Paul nous dit (2
Co 12, 21) : "Ils n'ont pas fait pénitence des péchés d'impureté, de
fornication et d'impudicité qu'ils ont commis."
Conclusion :
Il y a deux sortes
de matière : la matière prochaine, et la matière éloignée. C'est ainsi que la
matière prochaine d'une statue est son métal, et sa matière éloignée, l'eau. Or
nous avons dit à l'article précédent que la matière prochaine du sacrement de
pénitence sont les actes du pénitent, qui ont eux-mêmes pour matière les péchés
regrettés et confessés par le pénitent, et pour lesquels il satisfait. Il
s'ensuit donc que la matière éloignée du sacrement de pénitence, ce sont les
péchés, non pas en tant que voulus en intention, mais en tant qu'ils doivent
être détestés et abolis.
Solutions :
1. L'argument ne vaut pas pour la matière prochaine du
sacrement.
2. La vie nouvelle du vieil homme est objet de pénitence, non
point en raison de ce qu'elle peut comporter de peines, mais de ce qu'elle nous
apporte de culpabilité.
3. La pénitence a pour objet, d'une certaine façon, tous les
genres de péchés, mais non de la même façon. Le péché mortel est en effet
l'objet propre et principal de la pénitence. L'objet propre d'abord, car c'est
au sens propre qu'on nous attribue le regret des péchés que nous avons commis
par notre propre volonté ; l'objet principal aussi, car effacer le péché mortel
est la fin principale de l'institution de ce sacrement. Quant aux péchés
véniels, ils sont bien l'objet propre d'une certaine pénitence, en tant
qu'actes accomplis par notre volonté, mais leur rémission n'est cependant pas
la fin principale de l'institution du sacrement. Quant au péché originel, il
n'en est pas l'objet principal, parce que ce n'est pas la pénitence qui est
ordonnée à sa rémission, mais plutôt le baptême. Il n'en est pas non plus
l'objet propre, parce que le péché originel n'a pas été un acte de notre
volonté, à moins peut-être que la volonté d'Adam ne soit tenue pour nôtre, selon
la manière de parler de saint Paul (Rm 5, 12 Vg) : "En lui (Adam), nous
avons tous péché." Cependant, si l'on prend le mot pénitence au sens large
de toute détestation d'une chose passée, on peut dire que la pénitence a aussi
pour objet le péché originel. C'est ainsi qu'en parle saint Augustin dans le
texte cité.
Objections :
1. Les formes des sacrements ont été instituées par le Christ
et sont usuelles dans l'Église. Or on ne lit nulle part dans l'Écriture que le
Christ ait institué cette forme : Ego te absolvo, "Je
t'absous." Elle n'est pas non plus d'usage commun. Bien plus, dans
certaines absolutions qui se donnent publiquement dans l'Église, comme à prime,
à complies, le Jeudi saint, on ne se sert pas d'une formule indicative comme"
Je t'absous "mais d'une formule déprécative" Qu'il ait pitié de vous,
le Dieu tout-puissant" ; ou encore : "Qu'il vous accorde absolution
et rémission, le Dieu tout-puissant." Ces paroles "je t'absous" ne
sont pas la forme de ce sacrement.
2. Saint Léon nous dit : "L'indulgence de Dieu ne peut
être obtenue que par les supplications des prêtres." Or il parle de
l'indulgence de Dieu qui est accordée aux pénitents. Donc la forme de ce
sacrement doit être une formule déprécative.
3. Absoudre le péché ou remettre le péché, c'est la même
chose. Or Dieu seul remet le péché, car lui seul aussi purifie l'homme
intérieurement du péché, dit saint Augustin. Il semble donc que Dieu seul
absolve du péché et que le prêtre ne doive pas dire : "Je t'absous" pas
plus qu'il ne dit : "Je te remets tes péchés."
4. De même que le Seigneur a donné à ses disciples le pouvoir
d'absoudre les péchés, ainsi leur a-t-il donné le pouvoir de remédier aux
infirmités : chasser les démons et guérir les maladies, comme on le voit en
saint Matthieu (10, 1) et saint Luc (9, 1). Or, en guérissant les malades, les
Apôtres ne se servaient pas de paroles comme celles-ci : "Je te
guéris", mais ils disaient : "Que le Seigneur Jésus Christ te
guérisse", ainsi que saint Pierre l'a dit au paralytique (Ac 9, 34). Il
semble donc bien que les prêtres, en exerçant le pouvoir reçu du Christ par les
Apôtres, ne doivent pas se servir de cette formule : "Je t'absous" mais
dire "Que le Christ t'accorde l'absolution."
5. Quelques-uns de ceux qui emploient cette forme en
expliquent ainsi le sens : "Je t'absous, c'est-à-dire je te déclare
absous." Mais cela non plus, le prêtre ne peut pas le faire, à moins d'une
révélation divine. C'est ainsi qu'on lit dans saint Matthieu (chap. 16), qu'avant
de dire à Pierre : "Tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans
le Ciel", le Seigneur lui avait dit : "Bienheureux es-tu, Simon, fils
de Jean, car ce ne sont pas la chair et le sang qui t'ont fait cette révélation,
mais mon Père qui est aux Cieux." Il semble donc bien que le prêtre, auquel
il n'a pas été fait de révélation spéciale, agisse présomptueusement, quand il
dit : "Je t'absous", même si l'on donne à cette formule le sens de
"je te déclare absous".
Cependant :
De même que le
Seigneur a dit à ses disciples (Mt 28, 19) : "Allez, enseignez toutes les
nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit", ainsi
a-t-il dit à Pierre (Mt 16, 19) : "Tout ce que tu délieras..." Or le
prêtre, appuyé sur l'autorité de ces paroles du Christ, dit : "Je te
baptise." Il doit donc dire en vertu de la même autorité, dans le
sacrement de pénitence : "Je t'absous."
Conclusion :
En toute chose, l'achèvement
est attribué à la forme. Or on a dit plus haut que ce sacrement trouvait son
achèvement dans les actes du prêtre. Il faut donc que la contribution du
pénitent, en paroles ou en actes, soit comme la matière du sacrement, et que
les actes du prêtre y aient le rôle de forme. Et puisque les sacrements de la
loi nouvelle produisent les effets qu'ils signifient, il faut que la forme
signifie ce que fait le sacrement, conformément à la matière sacramentelle.
Nous avons donc, pour le baptême, la forme "je te baptise", et pour
la confirmation, la forme" je te marque du signe de la croix et je te
confirme avec le chrême du salut", parce que ces sacrements s'achèvent
dans l'usage de la matière sacramentelle. Quant au sacrement de l'eucharistie, qui
consiste dans la consécration même de la matière, la vérité de cette
consécration s'exprime dans ces paroles : "Ceci est mon corps." Mais
le sacrement de pénitence ne consiste pas dans la consécration d'une matière
sanctifiée ; il consiste au contraire dans le rejet de cette sorte de matière
qu'est le péché, selon la façon dont nous avons dit que le péché était matière
de la pénitence. Or ce rejet est signifié par le prêtre quand il dit : "Je
t'absous" (je te délie), car les péchés sont une sorte de lien, d'après
les Proverbes (5, 22) : "Ses iniquités tiennent l'impie captif, et chacun
est entravé par les liens de ses péchés." Il est donc évident que cette
forme du sacrement de pénitence : "Je t'absous", est la plus
appropriée.
Solutions :
1. Cette forme est tirée des paroles mêmes du Christ à Pierre
: "Tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le Ciel", et
l'Église s'en sert dans l'absolution sacramentelle. Quant aux absolutions
publiques citées dans l'objection, ce ne sont pas des absolutions
sacramentelles, mais seulement des prières instituées pour la rémission des
péchés véniels. Il ne suffirait donc pas de dire dans l'absolution
sacramentelle : "Qu'il ait pitié de toi, le Dieu tout-puissant", ou
même : "Que Dieu t'accorde l'absolution et la rémission" car, par ces
paroles, le prêtre ne signifie pas que l'absolution est accordée, mais demande
qu'elle le soit. On récite cependant ces prières avant l'absolution
sacramentelle afin qu'il n'y ait pas d'obstacle à l'effet du sacrement du côté
du pénitent dont les actes sont tenus pour matière de ce sacrement, ce qu'ils
ne sont pas dans le baptême ou la confirmation.
2. Ces paroles du pape saint Léon le grand doivent s'entendre
des prières qui précèdent l'absolution, mais elles n'excluent pas l'absolution
sacerdotale proprement dite.
3. Dieu seul absout du péché et remet le péché par son
autorité. Cependant les prêtres font l'un et l'autre par manière de service, en
tant que les paroles du prêtre agissent comme les instruments de la vertu
divine, dans ce sacrement comme dans les autres ; car c'est la vertu divine qui
opère intérieurement dans tous les signes sacramentels, qu'ils soient des actes
ou des paroles. C'est pourquoi le Seigneur a fait mention et de l'absolution et
de la rémission, quand il a dit à Pierre : "Tout ce que tu délieras sur la
terre, etc." et à ses disciples : "A qui vous remettrez les péchés, les
péchés seront remis." Cependant le prêtre dit : "Je t'absous" plutôt
que : "Je te remets tes péchés" parce que cela s'accorde mieux avec
les paroles du Seigneur proclamant le pouvoir des clés, en vertu duquel les
prêtres absolvent.
Mais comme le
prêtre n'est que ministre de l'absolution, il convient d'ajouter à la formule
essentielle quelques paroles qui rappellent l'autorité première de Dieu, et de
dire : "Je t'absous au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit" ou
bien "par la vertu du Saint-Esprit ou de la passion du Christ" ou
encore "par l'autorité de Dieu" comme l'explique saint Denys le
pseudo-aréopagite. Toutefois, cette précision n'étant pas tirée des paroles du
Christ, comme pour le baptême, son emploi est laissé à la libre volonté du
prêtre.
4. Les Apôtres n'ont pas reçu le pouvoir de guérir eux-mêmes
les maladies, mais d'obtenir cette guérison par leur prière, tandis qu'ils ont
reçu le pouvoir d'agir dans les sacrements comme des instruments et des
ministres. C'est pour cela qu'ils peuvent faire mention de leur action dans les
formes sacramentelles, plus que dans la guérison des malades. Cependant, même
dans ces guérisons, ils ne se servaient pas toujours de la forme déprécative, mais
aussi quelquefois d'une formule indicative et impérative. Ainsi lisons-nous que
Pierre dit au boiteux (Ac 3, 6) : "Ce que j'ai, je te le donne : au nom de
Jésus Christ, lève-toi et marche."
5. Cette explication de la formule : "Je t'absous" par
: "Je te déclare absous", vraie à certains égards, n'est pas
parfaite. En effet, les sacrements de la nouvelle loi n'ont pas seulement
valeur de signe, ils opèrent aussi ce qu'ils signifient. Le prêtre qui baptise
déclare que le catéchumène est intérieurement purifié par des paroles et par
des actes qui non seulement signifient, mais opèrent cette purification. De
même, en disant : "Je t'absous", le prêtre manifeste que non
seulement il signifie l'absolution du pénitent, mais il la cause. Et il ne
parle pas de cela comme d'une chose incertaine, car il en est du sacrement de
pénitence comme des autres sacrements de la nouvelle loi, qui ont par eux-mêmes
une efficacité en vertu de la passion du Christ, bien que cette efficacité
puisse être empêchée par les dispositions de celui qui reçoit le sacrement.
C'est pourquoi saint Augustin nous dit : "Une fois que l'adultère commis a
été expié, la réconciliation des époux n'est ni honteuse ni difficile, quand, grâce
aux clés du royaume des Cieux, on n'a plus de doute sur la rémission des
péchés." Le prêtre n'a donc pas besoin d'une révélation spéciale ; il lui
suffit de la révélation générale que lui donne la foi, grâce à laquelle les
péchés sont remis. Voilà pourquoi c'est cette révélation générale qui est dite
avoir été faite à Pierre. Cependant le sens de la formule : "Je t'absous"
serait mieux expliqué de la façon suivante : "Je t'administre le sacrement
de l'absolution."
Objections :
1. On lit dans saint Marc (16, 18) : "Ils imposeront les
mains aux malades, et ceux-ci seront guéris." Or les pécheurs sont des
malades spirituels qui reçoivent, par ce sacrement, une bonne santé. Donc, dans
ce sacrement, on doit faire l'imposition des mains.
2. Dans le sacrement de pénitence l'homme recouvre le don de
l'Esprit Saint qu'il avait perdu. De là vient que le Psalmiste dit au nom du
pénitent (51, 14) : "Rends-moi la joie de ton salut et fortifie-moi par un
esprit résolu." Or c'est par l'imposition des mains que l'Esprit Saint est
donné, car on lit dans les Actes (8, 17) : "Les Apôtres leur imposaient
les mains et ils recevaient l'Esprit Saint" ; et encore en saint Matthieu
(19, 13) : "On présentait les petits enfants au Seigneur pour qu'il leur
impose les mains."
3. Les paroles du prêtre n'ont pas plus d'efficacité dans ce
sacrement que dans les autres, car les paroles du ministre sont insuffisantes, à
moins qu'il ne les accompagne de quelque acte extérieur. Ainsi, dans le baptême,
les paroles du prêtre : "Je te baptise" doivent être accompagnées de
l'ablution corporelle du baptisé. Donc il faut aussi que le prêtre, en disant :
"Je t'absous", fasse un acte extérieur sur le pénitent en lui
imposant les mains.
Cependant :
Quand le Seigneur
a dit à Pierre : "Tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le Ciel",
il n'a fait aucune mention de l'imposition des mains. Il ne l'a pas mentionnée
davantage quand il a dit à tous les Apôtres (Jn 20, 23) : "A qui vous
remettrez les péchés, les péchés seront remis." Donc ce sacrement ne
comporte pas l'imposition des mains.
Conclusion :
L'imposition des
mains, dans les sacrements de l'Église, se fait pour indiquer la production
d'une spéciale abondance de grâce qui, par une certaine assimilation, associe
plus étroitement ceux qui reçoivent cette imposition des mains aux ministres de
Dieu chez lesquels il doit y avoir une grâce plus abondante. C'est pour cela
qu'on impose les mains dans le sacrement de confirmation, où est conférée la
plénitude de l'Esprit Saint, et dans le sacrement de l'ordre qui confère un
certain pouvoir supérieur sur les ministères divins, d'où ces paroles de saint
Paul (2 Tm 1, 6) : "Tu ranimeras la grâce de Dieu qui est en toi par
l'imposition de mes mains." Or le sacrement de pénitence n'a pas été
institué pour nous faire obtenir une grâce supérieure, mais pour nous
débarrasser de nos péchés. C'est pourquoi il ne requiert pas l'imposition des
mains, pas plus que le baptême, dans lequel cependant la rémission des péchés
est plus entière.
Solutions :
1. Cette imposition des mains aux malades n'est pas sacramentelle,
mais elle a pour but l'accomplissement d'un miracle, la guérison d'une
infirmité corporelle par le contact de la main d'un homme sanctifié. Ainsi
lit-on en saint Marc (6, 5) que "le Seigneur guérit des infirmes en leur
imposant les mains" et en saint Matthieu (8, 3), qu'il guérit un lépreux
en le touchant.
2. Toute réception du Saint-Esprit ne requiert pas
l'imposition des mains. C'est ainsi que, dans le baptême, l'homme reçoit le Saint-Esprit
sans qu'il y ait imposition des mains. C'est seulement pour recevoir le Saint-Esprit
avec plénitude que l'imposition des mains est requise, ce qui est le cas de la
confirmation.
3. Dans les sacrements qui s'achèvent par l'application d'une
matière sacramentelle, le ministre doit exercer une action corporelle
extérieure sur celui qui reçoit le sacrement, comme dans le baptême, la
confirmation et l'extrême-onction. Mais dans le sacrement de pénitence, il n'y
a pas application de matière ; ce sont les actes du pénitent qui tiennent lieu
de matière. C'est pourquoi comme, dans l'eucharistie, le prêtre achève le
sacrement par la seule prononciation de paroles dites sur la matière, ainsi le
sacrement de pénitence est-il achevé, lui aussi, du seul fait que le prêtre
prononce les paroles de l'absolution sur le pénitent. S'il fallait en plus
quelque acte corporel de la part du prêtre, le signe de la croix employé dans
l'eucharistie ne serait pas ici de moindre convenance que l'imposition des
mains, pour signifier que la rémission des péchés s'opère par le sang du Christ
en croix. Toutefois cette cérémonie n'est pas nécessaire au sacrement, pas plus
qu'elle ne l'est pour l'eucharistie.
Objections :
1. Sur ces paroles du Psaume (126, 5) : "Ceux qui sèment
dans les larmes moissonnent dans l'allégresse", la Glose nous dit :
"Ne sois pas triste quand tu as la bonne volonté où l'on moissonne la
paix." Or la tristesse est de l'essence de la pénitence, selon saint Paul
(2 Co 7, 10) : "C'est la tristesse selon Dieu qui fait, pour notre salut, la
pénitence durable." Donc la bonne volonté, sans la pénitence, suffit au
salut.
2. "Tous les péchés sont couverts par la charité" ; et
encore : "La miséricorde et la foi effacent les péchés", ce qu'on lit
dans les Proverbes (10, 12 et 15, 27 Vg). Or le sacrement de pénitence n'a pas
d'autre but que la rémission des péchés. C'est donc qu'avec la charité, la foi
et la miséricorde, chacun de nous peut arriver au salut, même sans le sacrement
de pénitence.
3. Les sacrements de l'Église ont leur point de départ dans
l'institution du Christ. Or, d'après saint Jean (8, 11), le Christ a absout
sans pénitence la femme adultère ; il semble donc que la pénitence ne soit pas
nécessaire au salut.
Cependant :
D'après saint Luc
(13, 5), le Seigneur a dit : "Si vous ne faites pas pénitence, vous
périrez tous de même."
Conclusion :
Quelque chose est
nécessaire au salut de deux façons : de façon absolue, ou conditionnelle :
- 1° Est
absolument nécessaire au salut ce sans quoi personne ne peut y arriver, comme
la grâce du Christ et le sacrement de baptême par lequel on renaît dans le
Christ. Quant à la nécessité du sacrement de pénitence, elle est conditionnelle,
ce sacrement n'étant pas nécessaire à tous, mais seulement à ceux qui sont sous
le joug du péché. On lit en effet dans les Paralipomènes
: "Toi, Seigneur, Dieu des justes, tu n'as pas institué la pénitence pour
les justes Abraham, Isaac et Jacob, ni pour ceux qui ne t'ont pas
offensé."
- 2° Mais le péché,
quand il a été consommé, engendre la mort, dit saint Jacques (1, 15). Il
devient donc nécessaire au salut du pécheur d'être délivré de son péché. Or
cela ne peut se faire sans le sacrement de pénitence, dans lequel opère la
vertu de la passion du Christ, par l'absolution du prêtre jointe aux actes du
pénitent coopérant à la grâce donnée pour la rémission du péché. Selon saint
Augustin : "Celui qui t'a créé sans toi, ne te justifiera pas sans
toi." Il est donc évident que le sacrement de pénitence est nécessaire au
salut après le péché, comme la médication corporelle après que l'homme est
tombé dans une maladie grave.
Solutions :
1. Cette glose semble devoir s'entendre de celui qui jouit
d'une bonne volonté à laquelle le péché n'a pas apporté d'interruption. De
telles bonnes volontés n'ont pas de motif de tristesse. Mais du fait que la
bonne volonté a été supprimée par le péché, elle ne peut nous être rendue sans
cette tristesse qui nous fait pleurer le péché passé, et qui est celle de la
pénitence.
2. Une fois l'homme tombé en état de péché, il ne peut être
libéré par la charité, la foi et la miséricorde sans la pénitence. En effet, la
charité exige que l'homme pleure l'offense commise contre son ami, et
s'applique à lui donner satisfaction. La foi demande aussi que l'homme cherche
à se justifier de ses péchés par la vertu de la passion du Christ, vertu qui
opère dans les sacrements de l’Église. Enfin, la miséricorde bien ordonnée
requiert elle-même que l'homme, en faisant pénitence, remédie à la misère dans
laquelle il s'est précipité par le péché, selon les Proverbes (14, 34) :
"Le péché fait les peuples malheureux", et l'Ecclésiastique (30, 24
Vg) : "Aie pitié de ton âme en faisant ce qui plaît à Dieu."
3. C'est grâce au privilège personnel de son pouvoir
d'excellence que le Christ a pu concéder à la femme adultère l'effet du
sacrement de pénitence, la rémission des péchés, sans le sacrement, mais non
sans les sentiments de pénitence intérieure que lui-même, par la grâce, a fait
naître en cette femme.
Objections :
1. Au sujet de ce texte d'Isaïe (3, 9) : "Ils se sont
vantés de leur péché comme Sodome", la Glose nous dit : "Cacher ses
péchés, voilà la seconde planche après le naufrage." Or la pénitence ne
cache pas les péchés, elle les révèle. Donc la pénitence n'est pas la "seconde
planche".
2. Le fondement, dans un édifice ne tient pas la seconde place,
mais la première. Or dans l'édifice spirituel, la pénitence est le fondement, d'après
l'épître aux Hébreux (5, 1) : "Ne
recommençons pas à jeter les fondements de la pénitence des oeuvres de
mort." C'est pour cela que la pénitence doit précéder le baptême lui-même,
selon les Actes (2, 38) : "Faites pénitence, et que chacun de vous soit
baptisé." La pénitence ne doit donc pas être appelée la "seconde
planche".
3. Tous les sacrements sont des planches de salut, c'est-à-dire
des remèdes contre le péché. Or la pénitence ne tient pas le deuxième rang, mais
le quatrième dans l'ordre des sacrements. Donc la pénitence ne doit pas être
appelée "la seconde planche après le naufrage".
Cependant :
Saint Jérôme dit que "la seconde planche après le naufrage, c'est
la pénitence".
Conclusion :
Par nature, l'essentiel
précède l'accidentel, comme la substance précède l'accident. Or certains sacrements
ont une relation essentielle avec le salut de l'homme, comme le baptême qui est
une génération de l'esprit, la confirmation qui en est la croissance, et
l'eucharistie qui en est la nourriture. Mais la pénitence n'est ordonnée au
salut de l'homme que par accident, peut-on dire, et conditionnellement, c'est-à-dire
dans l'hypothèse du péché. Si l'homme ne commettait pas le péché actuel, il
n'aurait pas besoin de la pénitence, bien qu'il ait encore besoin du baptême, de
la confirmation et de l'eucharistie. C'est ainsi que, dans sa vie corporelle, l'homme
n'aurait pas besoin de médicaments s'il n'était malade, bien que sa vie
requière essentiellement sa génération, son développement et son alimentation.
Voilà pourquoi la pénitence ne tient que le second rang vis-à-vis de l'état
d'intégrité, qui est conféré et conservé par les sacrements qui précèdent. De
là son nom métaphorique de "seconde planche après le naufrage". En
effet, de même que le premier moyen de salut des voyageurs en mer est qu'ils
demeurent dans un navire en bon état, et le second, qu'ils s'attachent à une
planche quand le navire a été brisé, ainsi le premier moyen de salut pour
l'homme, sur l'océan de cette vie, est qu'il soit mis et conservé dans l'état
d'intégrité ; et le second, qu'il y revienne par la pénitence si le péché lui a
fait perdre cette intégrité.
Solutions :
1. On peut cacher ses péchés de deux façons : tout d'abord
dans l'acte même du péché. Le péché public est en effet pire que le péché
secret, soit parce que le pécheur semble mettre dans son péché un plus grand
mépris de la loi, soit aussi en raison du scandale. C'est donc déjà une sorte
de remède au péché que de le commettre en secret et c'est en ce sens que la
Glose dit : "Cacher ses péchés, voilà la seconde planche après le
naufrage." Non que par là le péché soit effacé comme il l'est par la
pénitence, mais ainsi il est diminué. Il y a une autre façon de cacher le péché
déjà commis, c'est de négliger la confession ; mais cacher ainsi son péché
n'est plus une seconde planche de salut, c'est plutôt le contraire, car les
Proverbes disent (28, 13) : "Celui qui cache ses crimes ne réussira
pas."
2. La pénitence ne peut pas être appelée fondement de
l'édifice spirituel au sens absolu, c'est-à-dire le fondement de la première édification
; mais elle est fondement dans la réédification suivante, qui se fait après la
destruction du péché. C'est la pénitence qui s'impose tout d'abord à ceux qui
reviennent à Dieu. Le texte de saint Paul vise le fondement de la doctrine
spirituelle. Quant à la pénitence qui précède le baptême, ce n'est pas le
sacrement de pénitence.
3. Ces trois sacrements assurent l'intégrité du navire, c'est-à-dire
l'état d'intégrité morale, vis-à-vis duquel la pénitence est appelée "seconde
planche".
Objections :
1. Ce qui est de droit naturel n'a pas besoin d'institution.
Mais se repentir du mal qu'on a fait est de droit naturel, car nul ne peut
aimer le bien sans pleurer le péché qui est son contraire. Donc il ne convenait
pas qu'il y ait une institution de la pénitence dans la loi nouvelle.
2. Ce qui existait déjà dans l'ancienne loi n'avait plus à
être institué. Or la pénitence existait déjà dans l'ancienne loi, puisque
Jérémie (8, 6) nous dit cette plainte du Seigneur : "Il n'y a personne qui
fasse pénitence de son péché, en disant : Qu'ai-je fait ?" La pénitence ne
devait donc pas être instituée dans la loi nouvelle.
3. La pénitence suit le baptême, puisqu'elle est "la
seconde planche de salut" ; mais la pénitence semble avoir été instituée
par le Seigneur avant le baptême, car on lit en saint Matthieu (4, 17) que dès
le début de sa prédication, le Seigneur disait : "Faites pénitence, car
voici que le royaume des Cieux est proche." Donc il ne convenait pas que
ce sacrement fût institué dans la loi nouvelle.
4. Les sacrements de la loi nouvelle ont été institués par le
Christ, qui leur donne leur vertu opérante, comme nous l'avons dit plus haut.
Mais le Christ ne semble pas avoir institué ce sacrement, puisque lui-même ne
s'en est pas servi comme des autres sacrements qu'il a lui-même institués. Il
ne convenait donc pas que ce sacrement fût institué dans la loi nouvelle.
Cependant :
Le Seigneur a dit,
selon saint Luc (24, 46) : "Il fallait que le Christ souffrît, et qu'il
ressuscite des morts le troisième jour, et qu'on prêche en son nom la pénitence,
et la rémission des péchés, à toutes les nations."
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, dans ce sacrement, les actes du pénitent tiennent lieu de matière, et ceux
du prêtre, agissant comme ministre du Christ, ont le rôle de principe formel
achevant le sacrement. Or la matière des autres sacrements existe avant le
sacrement à l'état de réalité naturelle comme l'eau, ou de produit artificiel
comme le pain ; l'institution n'est nécessaire que pour déterminer l'emploi de
telle ou telle matière dans le sacrement. Au contraire, la forme et la vertu du
sacrement viennent totalement de l'institution du Christ, dont la passion donne
aux sacrements leur vertu. Il en va de même ici. La matière préexiste à l'état
de réalité naturelle, car c'est une inclination naturelle qui pousse l'homme à
se repentir du mal qu'il a commis ; mais de quelle façon il doit faire
pénitence, cela vient de l'institution divine.
C'est pourquoi le
Seigneur au début de sa prédication n'a pas seulement intimé aux hommes qu'ils
devaient se repentir, mais aussi qu'ils devaient faire pénitence, en leur
indiquant de façon déterminée les actes requis pour ce sacrement. Quant à
l'office des ministres, il l'a déterminé quand il a dit à Pierre : "Je te
donne les clefs du royaume des Cieux, etc." L'efficacité de ce sacrement
et la source de sa vertu, il les a manifestées après sa résurrection, quand il
a dit, d'après saint Luc (24, 47), "qu'il fallait prêcher en son nom, à
toutes les nations, la pénitence et la rémission des péchés". En effet, c'est
en vertu du nom de Jésus Christ souffrant et ressuscitant, que ce sacrement est
efficace pour la rémission des péchés. Il était donc évidemment approprie e ce
sacrement fût institué dans la loi nouvelle.
Solutions :
1. Il est de droit naturel qu'on se repente du mal qu'on a
fait en s'attristant de l'avoir fait, qu'on cherche comment remédier à cette
tristesse, et qu'on en donne des signes. C'est ce qu'ont fait les Ninivites d'après
le livre de Jonas (3, 4). Cependant, ils ont ajouté à la foi que leur avait
inspirée la prédication de Jonas : ils ont agi dans l'espoir d'obtenir de Dieu
leur pardon, comme le montre ce même livre (3, 9) : "Qui sait si Dieu ne
va pas se raviser et revenir de l'emportement de sa colère, si bien que nous ne
périssions pas ?" Mais, de même que toutes les autres prescriptions de la
loi nouvelle ont été précisées par la promulgation d'une loi divine positive, comme
nous l'avons dit dans la deuxième Partiel, ainsi en va-t-il des prescriptions
relatives à la pénitence.
2. Les prescriptions du droit naturel ont reçu, dans
l'ancienne loi, des déterminations différentes de celles que leur donne la
nouvelle loi, ce qui s'accorde avec l'imperfection de l'ancienne loi et avec la
perfection de la nouvelle. Voici donc les déterminations que la pénitence avait
reçues dès l'ancienne loi. Pour ce qui est de la douleur du péché, elle devait
être dans le coeur plus que dans les signes extérieurs, selon Joël (2, 13) :
"Déchirez vos coeurs et non vos vêtements." Quant au remède à
chercher à cette douleur, on devait, d'une certaine façon, confesser ses péchés
aux ministres de Dieu, au moins en général ; d'où cette parole du Seigneur dans
le Lévitique (5, 17) : "Celui qui aura péché par ignorance offrira au
prêtre un bélier sans tache, pris dans ses troupeaux, et de valeur
proportionnée à la mesure et à l'estimation de la faute. Le prêtre priera pour
lui parce qu'il aura péché par ignorance, et cette faute lui sera remise."
Du fait même que quelqu'un faisait une oblation pour le péché, il confessait
son péché au prêtre en quelque sorte, et c'est pour cela que les Proverbes nous
disent (28, 3) : "Celui qui cache ses crimes ne réussira pas, mais celui
qui les aura confessés et y aura renoncé, obtiendra miséricorde."
Alors n'avait pas
encore été institué le pouvoir des clés, qui dérive de la Passion. Il n'y avait
donc pas encore de prescription demandant au pécheur de joindre à la douleur de
ses fautes la ferme résolution de se soumettre par la confession et la
satisfaction au pouvoir ecclésiastique des clés, dans l'espoir d'obtenir son
pardon par la vertu de la passion du Christ.
3. Si l'on considère bien ce que le Seigneur a dit de la
nécessité du baptême, on s'aperçoit que ces paroles rapportées par saint Jean
(3, 3) ont été dites avant celles que nous lisons en saint Matthieu (4, 12) au
sujet de la pénitence. En effet, la conversation de Jésus avec Nicodème au
sujet du baptême a précédé l'incarcération de Jean Baptiste, dont on nous dit
ensuite qu'il baptisait. C'est seulement après cette incarcération qu'au
témoignage de saint Matthieu, Jésus a parlé de la pénitence. Si cependant il
était vrai qu'il nous eût invités à la pénitence avant de nous inviter au
baptême, ce serait parce qu'il y a une pénitence requise même avant le baptême,
selon cette parole de saint Pierre (Ac 2, 38) : "Faites pénitence, et que
chacun de vous soit baptisé."
4. Le Christ n'a pas employé le baptême qu'il a lui-même
institué, mais il a été baptisé du baptême de Jean. Il n'a pas même employé son
pouvoir d'administrer le baptême, car ordinairement il ne baptisait pas
lui-même et laissait ce soin à ses disciples, nous dit saint Jean (4, 2), bien
qu'on doive penser qu'il a baptisé ses propres disciples, selon saint Augustin.
Quant au sacrement de pénitence, son usage ne convenait au Christ d'aucune
façon. Il ne pouvait pas l'employer pour lui-même, puisqu'il n'y a pas en lui
de péché. Il n'avait pas non plus à l'administrer aux autres car, pour montrer
sa miséricorde et sa puissance, il accordait l'effet de ce sacrement sans le
sacrement. Quant au sacrement d'eucharistie, il l'a pris lui-même et il l'a
donné aux autres pour nous faire mieux sentir l'excellence de ce sacrement, et
aussi parce que l'eucharistie est le mémorial de la Passion, dans laquelle le
Christ est à la fois prêtre et victime.
Objections :
1. La pénitence a pour but d'effacer le péché. Mais le vrai
pénitent obtient aussitôt la rémission de ses péchés, selon Ézéchiel (18, 21) :
"Si l'impie fait pénitence de tous les péchés qu'il a commis, il vivra
vraiment et ne mourra pas." Il n'y a donc pas à prolonger la pénitence
après le pardon.
2. La pénitence appartient à l'état des commençants ; mais
l'homme doit passer de cet état à celui des progressants, et ensuite à celui
des parfaits. Il ne doit donc pas faire pénitence jusqu'à la fin de sa vie.
3. Pour le sacrement de pénitence, comme pour les autres
sacrements, on doit s'en tenir aux règlements de l'Église. Or, les canons
déterminent le temps de la pénitence, prescrivant tant d'années de pénitence
pour tel ou tel péché. Il semble donc bien que la pénitence ne doive pas se
prolonger jusqu'à la fin de la vie.
Cependant :
Saint Augustin nous dit : "Que nous reste-t-il à faire, sinon
pleurer pendant toute notre vie ? Dès que la douleur cesse, plus de pénitence, et
s'il n'y a plus de pénitence, que reste-t-il du pardon ?"
Conclusion :
Il y a deux sortes
de pénitence extérieure et intérieure :
- 1° La pénitence
intérieure nous fait pleurer le péché commis, et elle doit durer jusqu'à la fin
de la vie. L'homme, en effet, doit toujours regretter d'avoir péché ; si jamais
il trouvait bon d'avoir commis le péché, du coup il en redeviendrait coupable
et perdrait le fruit du pardon. Mais le regret cause la douleur chez celui qui
en est capable, et c'est le cas de l'homme en cette vie. Il en va tout
autrement après cette vie. Les saints ne seront plus sujets à la douleur et
condamneront leurs péchés passés sans aucune tristesse, selon Isaïe (65, 16) :
"Elles seront livrées à l'oubli, les anciennes angoisses."
- 2° Quant à la
pénitence extérieure, qui nous fait donner des signes extérieurs de notre
regret, confesser oralement nos péchés au prêtre qui les absout, et satisfaire
selon la volonté du confesseur, elle ne doit pas durer jusqu'à la fin de notre
vie, mais seulement pendant un temps proportionné à la gravité du péché.
Solutions :
1. La vraie pénitence n'a pas seulement pour effet d'effacer
les péchés passés, mais elle préserve aussi des péchés à venir. En conséquence,
bien que, dès le premier instant de la pénitence, l'homme obtienne la rémission
des péchés passés, il lui faut cependant garder ses sentiments de pénitence
pour ne pas retomber.
2. La pénitence à la fois intérieure et extérieure appartient
à l'état des commençants qui viennent de sortir du péché ; mais la pénitence
intérieure garde sa place dans la vie des progressants et des parfaits, selon
cette parole du psalmiste (84, 6 Vg) : "Il a disposé des ascensions dans
son coeur, en cette vallée de larmes." De là vient que saint Paul lui-même
disait (1 Co 15, 9) : "Je ne suis pas digne d'être appelé Apôtre, parce
que j'ai persécuté l'Église de Dieu."
3. Ces temps sont fixés aux pénitents pour pratiquer la pénitence
extérieure.
Objections :
1. Jérémie nous dit (31, 16) : "Cesse ta plainte et sèche
tes yeux." Mais cela ne serait pas possible si la pénitence, qui est faite
de gémissements et de larmes, devait être continuelle.
2. Toute bonne oeuvre doit faire la joie de l'homme, selon le
Psaume (100, 2) : "Servez le Seigneur dans la joie." Or, faire
pénitence est une bonne oeuvre. Donc l'homme doit se réjouir de la pénitence
elle-même. Mais l'homme ne peut pas en même temps être joyeux et triste, comme le
Philosophe (Aristote) le montre à l'évidence. Il est donc impossible que le
pénitent
ait, en même temps que la joie, cette tristesse des péchés passés qui est
essentielle à la pénitence.
3. Saint Paul écrit (2 Co 2, 7) : "Consolez-le (le
pénitent), de peur qu'en cet état il ne sombre dans une tristesse
excessive." Mais la consolation chasse la tristesse qui est essentielle à
la pénitence. Donc celle-ci ne doit pas être continuelle.
Cependant :
Saint Augustin nous dit : "Il faut veiller à ce que, dans la
pénitence, la douleur soit continuelle."
Conclusion :
"Faire
pénitence" peut désigner l'acte, ou l'habitus. Il est en effet impossible
qu'un homme soit continuellement pénitent en acte, car il est nécessaire que
l'acte intérieur ou extérieur de la pénitence soit interrompu quelquefois, au
moins par le sommeil et par les autres nécessités du corps. Mais il y a une
seconde façon d'être pénitent, c'est d'en avoir l'habitus ; et c'est ainsi
qu'on doit être continuellement pénitent. Pour cela, on ne doit jamais rien
faire qui soit contraire à la pénitence et qui supprime l'habitus ; on doit, de
plus, avoir la volonté de toujours regretter ses péchés.
Solutions :
1. Les gémissements et les larmes sont des actes de la
pénitence extérieure, qui non seulement ne doit pas être continuelle, mais qui
ne doit pas non plus durer jusqu'à la fin de la vie, nous l'avons dit à
l'Article précédent. C'est pourquoi le texte de Jérémie comporte cette clause
significative : "Car ta peine aura son salaire." Cette récompense de
l'oeuvre du pénitent est la pleine rémission du péché et quant à la coulpe et
quant à la dette de peine. Ce résultat une fois acquis, il n'est plus
nécessaire que l'homme prolonge sa pénitence extérieure, mais cela n'exclut pas
que la pénitence se continue, de la manière que nous venons de dire.
2. On peut parler de la douleur et de la joie à deux points de
vue. On peut les considérer d'abord en tant qu'elles sont des passions de
l'appétit sensible. Ainsi considérées, elles ne peuvent coexister ; étant en
complète contrariété, tant du côté de l'objet, si elles ont le même, qu'au
moins du côté du coeur, car la joie dilate le coeur tandis que la tristesse le
resserre. C'est de la joie et de la tristesse ainsi considérées que parle le
Philosophe (Aristote). Mais nous pouvons aussi parier de la joie et de la
tristesse en tant qu'elles consistent dans un simple acte de volonté dont
l'objet plaît ou déplaît. Ainsi considérées, la joie et la tristesse ne peuvent
plus se trouver en contrariété que du côté de l'objet, dans le cas où il s'agit
du même objet pris sous le même aspect. En ce cas, il ne peut y avoir en même
temps joie et tristesse, parce que le même objet pris sous le même aspect ne
peut pas en même temps plaire et déplaire. Si au contraire la joie et la
tristesse ainsi considérées ne portent pas sur le même aspect du même objet, mais
sur des objets divers ou sur divers aspects du même objet, il n'y a plus entre
elles de contrariété. Rien ne nous empêche alors de nous réjouir et de nous
attrister en même temps. Ainsi, lorsque nous voyons le juste affligé, sa
justice nous plaît en même temps que son affliction nous déplaît. C'est de
cette façon que quelqu'un peut regretter d'avoir péché, tout en prenant plaisir
à ce regret qu'accompagne l'espoir du pardon. La tristesse elle-même devient
ainsi la matière de notre joie. D'où cette parole de saint Augustin : "Que
le pénitent pleure toujours et se réjouisse de pleurer." D'ailleurs, même
si la tristesse n'était d'aucune façon compatible avec la joie, cela
n'empêcherait pas la continuité habituelle de la pénitence, mais seulement la
continuité de son acte.
3. D'après le Philosophe, il appartient à la vertu de tenir
les passions dans un juste milieu. Or la tristesse produite dans l'appétit
sensible du pénitent par ce qui déplaît à sa volonté, est une passion. Elle
doit donc être modérée selon la règle de la vertu, et son excès est un vice qui
conduit au désespoir. Voilà ce que veulent dire les paroles de l'Apôtre :
"De peur que celui qui est dans cet état ne tombe dans une tristesse
excessive." Ainsi la consolation dont parle l'Apôtre modère la tristesse, mais
ne l'enlève pas complètement.
Objections :
1. Saint Paul écrit (He 6, 4-6) : "Ceux qui ont été une
fois illuminés, et qui ayant goûté au don céleste et étant entrés en partage du
Saint-Esprit, sont ensuite tombés, ne peuvent pas être une seconde fois
renouvelés en venant à la pénitence." Mais tous ceux qui ont fait
pénitence ont été renouvelés et ont reçu le don du Saint-Esprit. Donc quiconque
pèche après la pénitence ne peut plus faire pénitence une seconde fois.
2. Saint Ambroise de Milan nous dit : "On trouve des gens
qui croient qu'on peut faire pénitence plusieurs fois. Ceux-là veulent être
"luxurieux dans le Christ" (1 Tm 5, 11 Vg), car s'ils faisaient
vraiment pénitence, ils ne penseraient pas que la pénitence puisse être
renouvelée. La pénitence est en effet unique, comme le baptême." Or le
baptême ne se renouvelle pas, donc la pénitence non plus.
3. Les miracles que le Seigneur a faits pour guérir les
infirmités corporelles sont la figure des guérisons spirituelles par lesquelles
les hommes sont libérés de leurs péchés. Or on ne lit pas dans l'évangile que
le Seigneur ait deux fois rendu la vue au même aveugle, deux fois purifié le
même lépreux ou deux fois ressuscité le même mort. Il semble donc qu'il
n'accorde jamais à un pécheur d'être pardonné deux fois par la pénitence.
4. Saint Grégoire le Grand nous dit : "Faire pénitence, c'est
pleurer les péchés déjà commis, et ne plus commettre d'acte qu'on doive
pleurer." Et saint Isidore de Séville : "C'est un farceur et non pas
un pénitent, celui qui fait encore ce dont il se repent." C'est donc qu'un
vrai pénitent ne péchera plus, et que la pénitence ne peut pas être renouvelée.
5. Comme le baptême, la pénitence tire son efficacité de la
passion et de la mort du Christ. Or le baptême ne peut être renouvelé, parce
que le Christ n'a souffert et n'est mort qu'une fois. Donc la même raison doit
empêcher le renouvellement de la pénitence.
6. Saint Ambroise de Milan nous dit que la facilité du pardon
excite au péché. Donc, si Dieu nous offre par la pénitence un pardon fréquent, il
semble qu'il excite lui-même les hommes au péché. Il paraîtrait ainsi se
délecter dans le péché, ce qui ne s'accorde pas avec sa bonté. Donc la
pénitence ne peut pas être renouvelée.
Cependant :
Pour engager à la
miséricorde, on propose l'exemple de la miséricorde divine selon saint Luc (6, 36)
: "Soyez miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux." Or le
Seigneur impose à ses disciples une miséricorde qui doit leur faire pardonner
très souvent les offenses de leurs frères. C'est ainsi qu'au témoignage de
saint Matthieu (18, 21) Pierre ayant demandé : "Combien de fois dois-je
remettre à mon frère les offenses qu'il aura commises contre moi ? Jusqu'à sept
fois ?" Jésus lui répondit : "Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais
jusqu'à soixante-dix-sept fois." Donc Dieu lui-même, par la pénitence, offre
très souvent son pardon à ceux qui pèchent, d'autant plus qu'il nous enseigne à
faire cette prière : "Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons
aussi à ceux qui nous ont offensés."
Conclusion :
Au sujet de la
pénitence, quelques-uns se sont trompés en disant que l'homme ne peut pas
obtenir une seconde fois, par la pénitence, le pardon de ses péchés. Certains
d'entre eux, les novations, sont allés jusqu'à dire qu'après la première
pénitence, qui s'accomplit dans le baptême, le pécheur ne pouvait plus être
rétabli par la pénitence. D'autres hérétiques, dont parle saint Augustin, reconnaissaient
qu'après le baptême la pénitence était utile, mais une fois seulement, et non
pas plusieurs fois.
De telles erreurs
paraissent avoir eu une double cause. Ceux qui les professaient s'étaient
d'abord trompés au sujet de l'essence de la vraie pénitence. La vraie pénitence
requérant la charité sans laquelle les péchés ne sont pas effacés, ils
pensaient que la charité une fois reçue dans une âme ne pouvait plus se perdre,
et que par conséquent la grâce de la pénitence, si celle-ci était vraie, ne
pouvait plus être si complètement enlevée par le péché qu'il fût nécessaire de
la renouveler. Mais cette erreur a été réfutée dans la deuxième Partie, quand
nous avons montré qu'en raison du libre arbitre, la charité une fois reçue
pouvait se perdre et que, par conséquent, après une vraie pénitence, on pouvait
pécher mortellement.
Leur seconde
erreur portait sur l'estimation de la gravité du péché. Ils pensaient que le
péché commis par un pénitent après que celui-ci avait déjà une fois obtenu son
pardon, était si grave que la rémission n'en était plus possible. En quoi ils
se trompaient doublement. Ils se trompaient au sujet du péché qui, même après
un premier pardon, peut être ou plus grave ou moins grave que la première faute
pardonnée ; mais ils se trompaient bien davantage en méconnaissant la grandeur
infinie de la miséricorde divine, qui dépasse tous les péchés, quels que soient
leur nombre et leur gravité, selon cette parole du Psaume (51, 3) : "Pitié
pour moi, mon Dieu, selon la grandeur de ta miséricorde et sous la multitude de
tes compassions, efface mon iniquité." C'est pourquoi l'on réprouve la
parole de Caïn (Gn 4, 13) : "Mon crime est trop grand pour que j'en
obtienne le pardon." La miséricorde de Dieu ne met donc pas de limite au
pardon qu'elle offre par la pénitence à ceux qui pèchent. D'où cette parole :
"Immense et inconcevable est la miséricorde de ta promesse au sujet de la
malice des hommes." Il est donc manifeste q ne la pénitence peut être
plusieurs fois renouvelées.
Solutions :
1. Comme il y avait chez les Juifs certaines ablutions légales,
avec lesquelles ils pouvaient se purifier plusieurs fois de leurs impuretés, quelques
Juifs pensaient qu'on pouvait aussi se purifier plusieurs fois par l'ablution
du baptême. C'est pour dissiper cette erreur que saint Paul écrit : "Il
est impossible à ceux qui ont été une fois illuminés" de l'illumination du
baptême, "d'être renouvelés pour la pénitence" c'est-à-dire par le
baptême qui est "le bain de la régénération et de la rénovation dans l'Esprit
Saint" (Tt 3, 5). Saint Paul en donne ensuite cette raison que, dans le
baptême, l'homme meurt avec le Christ. C'est pour cela qu'il dit ailleurs (He 6,
6) : "Crucifiant une seconde fois pour leur compte le Fils de Dieu."
2. Saint Ambroise de Milan parle ici de la pénitence
solennelle qui ne se renouvelle pas dans l'Église, comme nous le verrons plus
loin.
3. Comme dit saint Augustin : "Notre Seigneur a rendu la
vue à beaucoup d'aveugles et en diverses circonstances ; il a rendu la force à
beaucoup d'infirmes, pour montrer qu'en ces cas divers, il remettait souvent
les mêmes péchés. Ainsi, après avoir guéri un lépreux, il lui a, une autre fois,
rendu la vue. Car s'il a rendu la santé à tant d'aveugles, de boiteux et de
paralytiques, c'est pour interdire au pécheur de désespérer. Cela explique que,
même pour inspirer à chacun la crainte du péché, il n'est écrit d'aucun de ces
miraculés qu'il n'a été guéri qu'une fois. Jésus s'appelle médecin, médecin
sans utilité pour les biens portants, mais favorable à ceux qui souffrent. Or
ce serait un pauvre médecin, celui qui ne pourrait guérir une rechute ! C'est
le propre du médecin de guérir cent fois celui qui est cent fois malade ; et ce
médecin qu'est Jésus serait bien inférieur aux autres s'il ne savait pas faire
comme eux."
4. Faire pénitence, c'est pleurer les péchés commis auparavant
et ne pas commettre en acte ou en intention, au temps même où on les pleure, les
fautes qu'on doit pleurer. Car celui-là est un farceur et non pas un pénitent
qui, en même temps qu'il se repent, fait ce dont il se repent, se proposant de
recommencer ce qu'il a fait en commettant effectivement soit le même péché, soit
un péché du même genre. Mais qu'après la pénitence quelqu'un pèche en acte ou
en intention, cela n'empêche pas que la pénitence précédente ait été vraie ;
car la sincérité de l'acte antécédent n'est pas détruite par l'acte contraire
qui suit. De même en effet qu'il a vraiment couru, celui qui, après sa course, est
vraiment assis ; ainsi peut-elle avoir été vraie, la pénitence de celui qui
ensuite recommence à pécher.
5. Le baptême reçoit de la passion du Christ la vertu de
produire une génération spirituelle liée à la mort spirituelle de la vie
précédente. Mais il a été établi que les hommes ne meurent qu'une fois et ne
naissent qu'une fois. Voilà pourquoi l'homme ne doit être baptisé qu'une fois.
Mais la puissance que la pénitence reçoit de la passion du Christ est une
puissance de guérison spirituelle qui peut être souvent renouvelée.
6. Il faut répondre avec saint Augustin que "la grande
haine de Dieu pour les péchés se reconnaît à ce fait qu'il est toujours prêt à
les détruire pour empêcher que se dissolve ce qu'il a créé, et que s'anéantisse"
par le désespoir, "ce qu'il a aimé".
Il faut maintenant
considérer la pénitence en tant que vertu.
1. Est-elle une
vertu ? - 2. Est-elle une vertu spéciale ? - 3. Sous quelle vertu faut-il la
ranger ? - 4. Son siège. - 5. Sa cause. - 6. Sa place parmi les autres vertus.
Objections :
1. La pénitence est un sacrement énuméré avec les autres
sacrements. Mais aucun des autres sacrements n'est une vertu. Donc la pénitence
non plus.
2. D'après le Philosophe, la pudeur n'est pas une vertu, soit
parce qu'elle est une passion entraînant une modification de l'état de notre
corps, soit parce qu'elle n'est pas la disposition d'un être en état de
perfection, puisqu'elle a pour objet un acte honteux qui ne se trouve pas chez
l'homme vertueux. Or, comme la pudeur, la pénitence est une passion, comportant
cette altération de notre corps que sont les pleurs, selon saint Grégoire le
Grand : "Faire pénitence, c'est pleurer ses péchés passés." Elle a
aussi pour objet des actes honteux, c'est-à-dire des péchés qui ne se trouvent
pas dans l'homme vertueux. Donc la pénitence n'est pas une vertu.
3. D'après le Philosophe (Aristote) : "Il n'y a pas de
sots parmi les gens vertueux". Mais il semble qu'il y ait sottise à
regretter des actes passés qui ne peuvent plus ne pas avoir existé, et tel est
cependant l'objet de la pénitence. Donc la pénitence n'est pas une vertu.
Cependant :
Les préceptes de
la loi ont pour objet l'intimation d'actes vertueux, puisque le législateur se
propose de former des citoyens vertueux, dit le Philosophe. Or il y a un
précepte de loi divine ayant pour objet la pénitence, d'après cette parole (Mt
3, 17) : "Faites pénitence." Donc la pénitence est une vertu.
Conclusion :
Comme on le voit
par ce que nous avons déjà dite, faire pénitence, c'est regretter un acte de sa
vie passée. Mais on a dit aussi que la douleur ou tristesse pouvait être
considérée de deux façons :
- 1° En tant
qu'elle est une passion de l'appétit sensible ; ainsi considérée, la pénitence
n'est pas une vertu, mais une passion ;
- 2° En tant
qu'elle affecte la volonté. Or, dans la volonté, elle comporte un acte
d'élection qui est nécessairement un acte de vertu, s'il est fait avec
rectitude. Le Philosophe (Aristote) dit en effet que la vertu est "un
habitus qui nous fait choisir selon la droite raison". Or c'est la droite
raison qui nous fait regretter ce qui doit être regretté, de la manière et pour
la fin voulues. C'est précisément ce qu'on observe dans la pénitence dont nous
parlons maintenant, car le pénitent assume une douleur modérée des péchés
passés, avec l'intention de les écarter. Il est donc manifeste que la pénitence
dont nous parlons maintenant est une vertu, ou un acte de vertu.
Solutions :
1. Dans le sacrement de pénitence, nous l'avons dit, ce sont
des actes humains qui tiennent lieu de matière, ce qui n'arrive pas dans le
baptême et la confirmation. Or, la vertu étant principe d'acte humain, il
s'ensuit que la pénitence est une vertu, ou est vertueuse, plus que le baptême
ou la confirmation.
2. La pénitence, en tant que passion, n'est pas une vertu, nous
venons de le dire, et c'est en tant que passion qu'elle entraîne une altération
de notre corps. Mais elle est une vertu en tant qu'elle comporte, du côté de la
volonté, un acte d'élection droite. Ce caractère de vertu peut être attribué à
la pénitence plutôt qu'à la pudeur. Car la pudeur a pour objet le fait honteux
en tant que présent. La pénitence a pour objet ce même fait en tant que passé.
Or il est contraire à la perfection de la vertu qu'un homme soit présentement
chargé d'un fait honteux dont il doit rougir. Mais il n'est pas contraire à
cette perfection qu'un homme ait commis auparavant des faits honteux dont il
doit se repentir quand, de vicieux, il devient vertueux.
3. Regretter ce qu'on a fait en voulant obtenir que cela n'ait
pas été fait, serait sot. Mais telle n'est pas l'intention du pénitent. Sa
douleur est un déplaisir, une réprobation du fait passé avec l'intention d'en
éloigner les conséquences, c’est-à-dire l'offense de Dieu et la dette de peine.
Et cela n'est pas sot.
Objections :
1. Se réjouir du bien déjà fait ou regretter le mal commis
sont des actes de même nature. Or se réjouir du bien déjà fait n'est pas l'acte
d'une vertu spéciale, mais "un sentiment louable provenant de la
charité", comme le montre saint Augustin. D'où cette parole de saint Paul
(1 Co 13, 6) : "La charité ne se réjouit pas du mal, mais partage la joie
de la vérité." Pour la même raison la pénitence, qui est une douleur des
péchés passés, n'est pas non plus une vertu spéciale, mais un sentiment
provenant de la charité.
2. Chaque vertu spéciale a sa manière spéciale, puisque les
habitus se distinguent par leurs actes, et les actes, par leurs objets. Or la
pénitence n'a pas de matière spéciale, puisque sa matière ce sont nos péchés
passés en n'importe quelle matière.
3. Rien n'est chassé sinon par son contraire. Or la pénitence
chasse tous les péchés ; donc elle est contraire à tous les péchés, et n'est
pas une vertu spéciale.
Cependant :
La pénitence est
dans la loi l'objet d'un précepte spécial, nous l'avons vu.
Conclusion :
Les habitus se
distinguent spécifiquement d'après leurs actes. Donc, là où il y a un acte
louable d'espèce particulière, on doit nécessairement reconnaître l'habitus
d'une vertu spéciale. Or il est manifeste que, dans la pénitence, on trouve un
acte louable d'espèce particulière : agir pour détruire le péché passé, en tant
que ce péché offense Dieu, ce que l'on ne trouve dans la raison spécifique
d'aucune autre vertu. Il est donc nécessaire de faire de la pénitence une vertu
spéciale.
Solutions :
1. Un acte peut dériver de la charité de deux façons :
- 1° Il en dérive
comme émané d'elle ; et un acte vertueux de ce genre ne requiert aucune vertu
en dehors de la charité ; ainsi en est-il des actes par lesquels on aime le
bien, on s'en réjouit, et l'on s'attriste de son contraire.
- 2° Un acte
procède de la charité en tant que commandé par elle. Or, comme la charité
commande toutes les vertus, les ordonnant toutes à la fin ultime, les actes
procédant de la charité de cette seconde façon peuvent aussi relever d'une
autre vertu spéciale. Donc, si l'on considère dans l'acte du pénitent le seul
déplaisir qu'il a du péché passé, cela relève immédiatement de la charité, comme
la joie du bien passé. Mais l'intention de travailler à effacer le péché passé
requiert une vertu spéciale, soumise au commandement de la charité.
2. La pénitence a bien réellement une matière générale, en
tant qu'elle considère tous les péchés ; mais elle les considère sous une
raison spéciale, en tant qu'ils peuvent être expiés par l'action de l'homme
coopérant à l'action de Dieu qui le justifie.
3. Toute vertu spéciale chasse formellement hors du même sujet
l'inclination habituelle au vice opposé, comme le blanc chasse le noir. Mais la
pénitence chasse effectivement tout péché, en opérant la destruction du péché
en tant qu'il peut être remis par la grâce divine avec la coopération de
l'homme. Il ne s'ensuit donc pas qu'elle soit une vertu générale.
Objections :
1. La justice n'est pas une vertu théologale, mais une vertu
morale, comme on l'a vu dans la deuxième Partie. Or la pénitence semble bien
être une vertu théologale, car elle a Dieu pour objet, puisqu'elle donne
satisfaction à Dieu, et lui réconcilie le pécheur. Il semble donc que la
pénitence n'est pas une espèce de la justice.
2. La justice, puisqu'elle est une vertu morale, se tient dans
un juste milieu. Or la pénitence ne se tient pas dans un juste milieu, mais
comporte un certain excès, d'après cette parole de Jérémie (6, 26) : "Fais
un deuil comme pour un fils unique." La pénitence n'est donc pas une
espèce de la justice.
3. Il y a deux espèces de justice, dit Aristote : la justice
distributive et la justice commutative, mais on ne peut ranger la pénitence
sous aucune des deux ; donc la pénitence ne semble pas être une espèce de la
justice.
4. Sur ce texte en saint Luc : "Bienheureux vous qui
pleurez", la Glose nous dit : "Voilà bien la prudence, qui nous
montre combien les choses terrestres sont misère, et les célestes, bonheur."
Or pleurer est l'acte de la pénitence. Donc la pénitence relève plutôt de la
prudence que de la justice.
Cependant :
Saint Augustin nous dit : "La pénitence est une sorte de
vengeance que tire de lui-même celui qui pleure ses péchés, et qui châtie
continuellement en lui le mal qu'il regrette d'avoir commis." Mais tirer
vengeance est un acte qui relève de la justice. C'est pourquoi Cicéron fait de
la vengeance une espèce de la justice. Donc il semble bien que la pénitence
soit une espèce de la justice.
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, la pénitence ne tire pas son caractère spécial du seul fait qu'elle
regrette le mal commis, regret auquel suffirait la charité, mais de ce que le
pénitent regrette son péché en tant qu'il est offense de Dieu, et se propose de
le réparer. Or la réparation d'une offense commise contre quelqu'un ne se fait
point par la seule cessation de cette offense. Elle exige en outre une
compensation. Cette compensation a sa place, comme la rétribution, dans
la réparation des offenses contre autrui. La seule différence, c'est que la
compensation vient avec la satisfaction, de celui qui a été l'offenseur, tandis
que la rétribution vient de celui contre qui l'offense a été commise. Les deux
exigences sont matière de justice, parce qu'elles sont une sorte d'échange. Il
est donc évident que la pénitence, en tant que vertu, est une partie de la
justice.
On doit savoir
cependant que le Philosophe (Aristote) distingue deux sortes de justice : la
justice absolue et la justice relative. La justice est une certaine égalité. Le
Philosophe (Aristote) l'appelle justice politique ou civile, parce que tous les
citoyens sont égaux en tant qu'hommes libres, soumis immédiatement au prince.
La justice relative se dit des relations entre personnes dont l'une est sous le
pouvoir de l'autre, comme l'esclave est sous le pouvoir du maître, le fils
sous
celui du père, l'épouse sous celui du mari. C'est de cette justice qu'il s'agit
dans la pénitence. La pénitence recourt donc à Dieu, avec la résolution de
s'amender, comme l'esclave à son maître (Ps 123, 2) : "Comme les yeux des
esclaves fixent les mains de leurs maîtres, ainsi nos yeux vers le Seigneur
notre Dieu attendent sa pitié." Comme le fils à son père (Lc 15, 18) :
"Père, j'ai péché contre le Ciel et contre toi" et comme l'épouse à
son mari, selon Jérémie (3, 1) : "Tu t'es souillée avec beaucoup d'amants,
mais reviens à moi, dit le Seigneur."
Solutions :
1. Selon Aristote, la justice gouverne nos relations avec
autrui. Mais ce n'est pas cet autrui à l'égard duquel s'exerce la justice, qui
est l'objet de la justice : ce sont les choses qui sont distribuées ou échangées.
Ce n'est donc pas Dieu qui est la matière de la pénitence, ce sont les actes
humains par lesquels Dieu est offensé, ou apaisé. Dieu est seulement la
personne envers laquelle s'exerce la justice. Cela montre que la pénitence
n'est pas une vertu théologale, puisqu'elle n'a pas Dieu pour objet ou matière.
2. Le juste milieu de la justice, c'est l'égalité à établir
entre ceux dont la justice règle les relations, selon Aristote. Or, entre
certaines personnes, on ne peut établir de parfaite égalité à cause de la
supériorité de l'une des deux, comme entre le père et le fils, ou entre Dieu et
l'homme, dit le philosophe. D'où, en pareil cas, celui qui est l'inférieur doit
faire tout ce qu'il peut. Cela ne sera cependant jamais suffisant au sens
absolu du mot, et cela est signalé par l'excès qu'on attribue à la pénitence.
3. De même qu'il y a un certain échange en matière de
bienfaits, le bénéficiaire rendant grâce pour le bienfait reçu, ainsi y a-t-il
également un certain échange en matière d'offenses. Celui qui en a offensé un
autre, ou bien reçoit contre son gré une punition qui relève de la justice
vindicative, ou bien donne spontanément une compensation, et c'est l'objet de
la pénitence qui est l'affaire personnelle du pécheur, comme la justice
vindicative est l'affaire personnelle du juge. D'où il est évident que justice
vindicative et pénitence sont l'une et l'autre des parties de la justice
commutative.
4. La pénitence, bien qu'elle soit directement une espèce de
la justice, comprend cependant d'une certaine façon des éléments qui
appartiennent à toutes les vertus. En tant qu'elle est une justice réglant
certains rapports de l'homme avec Dieu, elle doit avoir quelque chose des
vertus théologales qui ont Dieu pour objet. De là vient que la pénitence inclut
la foi en la passion du Christ par laquelle nous sommes justifiés du péché, l'espérance
du pardon, et enfin la haine des vices, qui relève de la charité. En tant
qu'elle est vertu morale, elle a quelque chose de la prudence qui gouverne
toutes les vertus morales. Du fait même qu'elle est justice, non seulement elle
a ce qui appartient à la justice, mais encore ce qui relève de la tempérance et
de la force, en tant que les objets qui nous apportent une délectation modérée
par la tempérance, ou nous causent un effroi calmé par la force, viennent à se
rencontrer avec la matière de la justice. C'est à ce titre qu'il appartient à
la justice de régler notre abstention des plaisirs sensuels, qui relève de la
tempérance, et notre support des adversités, qui relève de la force.
Objections :
1. La pénitence est une espèce de tristesse ; mais la
tristesse est dans le concupiscible, comme la joie. Donc la pénitence est dans
le concupiscible.
2. La pénitence est une sorte de vengeance, dit saint Augustin
; mais la vengeance semble appartenir à l'irascible. Donc il semble que la
pénitence ait son siège dans l'irascibles.
3. Le passé est l'objet propre de la mémoire, d'après le
Philosophe (Aristote). Or la pénitence a pour objet le passé, on l'a dit. Donc
la pénitence a son siège dans la mémoire.
4. Aucune réalité n'agit là où elle n'est pas. Mais la
pénitence chasse le péché de toutes les facultés de l'âme. Donc la pénitence
est en chacune des facultés de l'âme et non pas dans la seule volonté.
Cependant :
La pénitence est
une sorte de sacrifice, selon le Psaume (51, 19) : "Le sacrifice, pour
Dieu, c'est l'esprit contrit." Mais offrir un sacrifice est un acte de
volonté, selon le Psaume (54, 8) : "C'est volontairement que je t'offrirai
un sacrifice." Donc la pénitence est dans la volonté.
Conclusion :
Nous pouvons
parler de la pénitence à deux points de vue :
- 1° En tant
qu'elle est passion, et ainsi considérée, puisqu'elle est une espèce de
tristesse, elle est dans le concupiscible comme dans son siège.
- 2° En tant
qu'elle est vertu, et à ce titre, comme on l'a dit à l'Article précédent, elle
est une espèce de la justice. Mais la justice a pour siège l'appétit rationnel
qui est la volonté. D'où il est évident que la pénitence, en tant que vertu, est
dans la volonté comme dans son sujet. Son acte propre est le ferme propos de
corriger pour Dieu ce qui a été fait contre lui.
Solutions :
1. L'argument ne vaut que pour la pénitence en tant qu'elle
est passion.
2. Désirer se venger d'un autre, par passion, est un sentiment
qui appartient à l'irascible ; mais désirer tirer vengeance de soi-même ou d'un
autre, par raison, sont des actes qui relèvent de la volonté.
3. La mémoire est la faculté de
perception du passé, or la pénitence n'appartient pas aux facultés de
perception, mais à celles de l'appétition. La pénitence n'est donc pas dans la
mémoire, mais la présuppose.
4. La volonté meut toutes les autres facultés de l'âme, comme
nous l'avons établi dans la première Partie. Il n'est donc pas anormal que la
pénitence,
si elle a son siège dans la volonté, agisse dans chacune des facultés de l'âme.
Objections :
1. La pénitence commence par le déplaisir qu'on a du péché.
Mais ce déplaisir ressortit à la charité, on l'a dit. Donc la pénitence vient
plus de l'amour que de la crainte.
2. Les hommes sont provoqués à la pénitence par l'attente du
royaume céleste, selon cette parole en saint Matthieu (44, 17) : "Faites
pénitence, car le royaume des Cieux est proche." Or le royaume des Cieux
est l'objet de l'espérance. Donc la pénitence procède plus de l'espérance que
de la crainte.
3. La crainte est un acte intérieur de l'homme. Or la
pénitence ne semble pas être en nous par l'oeuvre de l'homme, mais par l'oeuvre
de Dieu, selon Jérémie (31, 19) : "Après que tu m'as converti, j'ai fait
pénitence." Donc la pénitence ne procède pas de la crainte.
Cependant :
Isaïe nous dit (26,
17) : "Comme celle qui a conçu gémit quand approche l'instant de
l'enfantement, et pousse des cris de douleur, ainsi sommes-nous devenus", et
il s'agit de la pénitence. Puis il ajoute, d'après une autre version :
"C'est ta crainte, Seigneur, qui nous a fait concevoir, et voici que nous
avons enfanté et mis au jour l'esprit de salut" c'est-à-dire de salutaire
pénitence, comme on le voit par ce qui précède. La pénitence procède donc de la
crainte.
Conclusion :
Nous pouvons
parler de la pénitence à un double point de vue :
- 1° D'abord, en
tant qu'elle est un habitus, elle nous est donnée immédiatement par Dieu sans
que notre opération intervienne comme cause principale, mais non pas cependant
sans que nous coopérions à l'action divine, en nous y disposant par certains
actes.
- 2° Nous pouvons
aussi considérer la pénitence quant aux actes par lesquels nous coopérons avec
Dieu qui agit dans cette vertu.
- De ces actes, le
premier principe est l'activité de Dieu convertissant le coeur, selon les
Lamentations (5, 21) : "Convertis-nous à toi, Seigneur, et nous nous
convertirons."
- Le deuxième est
un mouvement de foi.
- Le troisième est
un mouvement de crainte servile, qui nous retire du péché par crainte du
supplice.
- Le quatrième est
un acte d'espérance qui nous fait prendre la résolution de nous amender dans
l'espoir d'obtenir notre pardon.
- Le cinquième est
un mouvement de charité qui fait que le péché nous déplaît en tant que tel, et
non plus à cause du châtiment.
- Le sixième est
un mouvement de crainte filiale où, par respect pour Dieu., on lui offre de
grand coeur l'amendement de sa vie.
Il apparaît donc
que l'acte de pénitence procède de la crainte servile comme du premier
mouvement affectif nous ordonnant à la pénitence, et de la crainte filiale
comme de son principe immédiat et prochain.
Solutions :
1. Le péché déplaît d'abord à l'homme, surtout au pécheur, à
cause des supplices que considère la crainte servile, avant de lui déplaire à
cause de l'offense faite à Dieu et de la laideur du péché, motifs qui relèvent
de la charité.
2. L'approche du royaume des Cieux s'entend de l'avènement du
roi qui non seulement récompense, mais aussi punit. De là, cette parole de Jean
Baptiste (Mt 3, 7) : "Race de vipères, qui vous a appris à fuir la colère
qui vient ?"
3. Le mouvement de crainte lui-même procède de l'acte de Dieu
convertissant le coeur, selon le Deutéronome (5, 29) : "Si seulement ils
avaient assez de coeur pour me craindre !" Ainsi donc le fait que la
pénitence procède de la crainte n'empêche pas qu'elle procède aussi de l'acte
de Dieu convertissant le coeur.
Objections :
1. Sur le texte de saint Matthieu (3, 2) : "Faites
pénitence", la Glose nous dit : "La première vertu est de faire périr
le vieil homme par la pénitence et de haïr les vices."
2. Il semble qu'il faille d'abord se détacher du point de
départ, avant de s'avancer vers le point d'arrivée. Or toutes les autres vertus
paraissent avoir pour objet notre marche vers le point d'arrivée, puisque
toutes ordonnent l'homme à bien agir. Il n'y a que la pénitence qui semble
avoir pour but de nous faire quitter le mal. Donc elle précède toutes les
autres vertus.
3. Avant la pénitence, il y a dans l'âme le péché. Mais avec
le péché il ne peut y avoir dans l'âme aucune vertu. Donc il n'y a pas de vertu
avant la pénitence, et c'est bien elle qui semble être la première, puisqu'elle
ouvre la porte aux autres, en excluant le péché.
Cependant :
La pénitence
procède de la foi, de l'espérance et de la charité, on l'a déjà dit ; donc elle
n'est pas la première des vertus.
Conclusion :
Au sujet des
vertus, il n'y a pas à chercher d'ordre de temps quant à leur existence comme
habitus, car toutes les vertus étant connexes, nous l'avons vu dans la deuxième
Partie. Toutes commencent en même temps leur existence dans notre âme. Mais la
priorité que l'on attribue à une vertu par rapport à une autre est une priorité
de nature, dont nous jugeons d'après l'ordre des actes, en tant que les actes
d'une vertu présupposent ceux d'une autre. De ce point de vue, on doit dire que
certains actes louables peuvent précéder, même dans l'ordre du temps, les actes
habituels de la pénitence, tels que les actes de foi et d'espérance sans
charité, et ceux de crainte servile. Quant à l'acte et à l'habitus de charité, ils
sont donnés en même temps que l'acte et l'habitus de pénitence, et l'habitus
des autres vertus. En effet, nous l'avons dit dans la deuxième Partie, au
moment de la justification de l'impie, le mouvement du libre arbitre vers Dieu,
qui est l'acte de foi animé par la charité, et le mouvement du libre arbitre
détestant le péché, qui est l'acte de la pénitence, sont simultanés. Cependant,
de ces deux actes, le premier a une priorité de nature sur le second, car c'est
en vertu de l'acte d'amour de Dieu que l'acte de la vertu de pénitence s'oppose
au péché. Le premier acte est ainsi la raison et la cause du second. La
pénitence n'est donc pas, au sens absolu du mot, la première des vertus, ni par
priorité de temps, ni par priorité de nature, car les vertus théologales ont
sur elle priorité de nature, au sens absolu.
Cependant, sous un
certain aspect, la pénitence précède les autres vertus dans l'ordre du temps, quant
à son acte qui se présente le premier dans la justification de l'impie. Pour ce
qui est de la priorité de nature, il semble que les autres vertus passent avant
la pénitence, comme la réalité essentielle précède la réalité accidentelle. Les
autres vertus, en effet, sont par elles-mêmes nécessaires à l'homme, la
pénitence ne lui est nécessaire que dans l'hypothèse du péché, nous l'avons
déjà dit au sujet de l'ordre du sacrement de pénitence vis-à-vis des autres
sacrements.
Solutions :
1. La Glose parle ainsi de la pénitence, en tant que l'acte de
cette vertu précède dans le temps les actes des autres vertus morales.
2. Dans les mouvements successifs, l'acte de départ a priorité
sur celui d'arrivée, et même priorité de nature, quand il est considéré du côté
du sujet c'est-à-dire selon la cause matérielle. Mais à considérer la cause
efficiente et finale, la priorité appartient à l'arrivée au terme, car c'est la
première chose que recherche l'intention de l'agent ; et c'est de cet ordre
qu'on s'occupe surtout dans les actes de l'âme, selon Aristote.
3. La pénitence ouvre la porte aux vertus en chassant le péché
par les vertus de foi, d'espérance et de charité qui ont sur elle priorité de
nature. Cependant elle leur ouvre la porte de l'âme de telle façon que les
autres vertus entrent en même temps qu'elle. Dans la justification de l'impie, en
effet, en même temps qu'il y a mouvement du libre arbitre vers Dieu et contre
le péché, il y a rémission du péché et infusion de la grâce, avec laquelle
toutes les vertus entrent dans l'âme, nous l'avons dit dans la deuxième Partie.
Il faut étudier maintenant l'effet de la pénitence :
- I. Quant à la rémission des péchés mortels (Q. 86).
- II. Quant à la rémission des péchés véniels (Q. 87).
- III. Quant au retour des péchés pardonnés (Q. 88).
- IV. Quant à la restitution des vertus (Q. 89).
1. Tous les péchés mortels sont-ils enlevés par la pénitence ? - 2.
Peuvent-ils être enlevés sans elle ? - 3. Peuvent-ils être remis l'un sans
l'autre ? - 4. La pénitence enlève-t-elle la faute en laissant subsister la
dette de peine ? - 5. Laisse-t-elle subsister des restes de péché ? - 6. La
pénitence enlève-t-elle le péché en tant qu'elle est vertu, ou en tant qu'elle
est sacrement ?
Objections :
1. Saint Paul dit d'Ésaü (He 12, 17) : "Il ne trouva plus
la pénitence, bien qu'il l'ait cherchée avec larmes", ce qui veut dire, d'après
la Glose : "Il ne trouva plus de pardon ni de bénédiction par la
pénitence." On dit également d'Antiochos (2 M 9, 13) : "Ce scélérat
priait Dieu, qui ne devait plus avoir pitié de lui." Il ne semble donc pas
que tous les péchés soient remis par la pénitence.
2. Saint Augustin écrit : "Si quelqu'un, après avoir
connu Dieu par la grâce du Christ, attaque la fraternité et se laisse agiter
par les feux de l'envie contre la grâce elle-même, la plaie de son péché est
telle que cette âme ne peut plus accepter l'humilité de la prière, même si sa
mauvaise conscience l'oblige à reconnaître et à dénoncer son péché." Il
n'est donc pas vrai que tout péché puisse être enlevé par la pénitence.
3. Le Seigneur lui-même a dit (Mt 12, 32) : "Si quelqu'un
dit une parole contre l'Esprit Saint, cela ne lui sera remis ni dans ce siècle,
ni dans l'autre." Donc tout péché ne peut pas être remis par la pénitence.
Cependant :
On lit dans
Ézéchiel (18, 22) : "De toutes les iniquités qu'il a commises, je ne me
souviendrai plus."
Conclusion :
Qu'un péché ne
puisse être effacé par la pénitence, cela ne pourrait arriver que de deux
façons : ou bien parce que le pécheur ne pourrait plus se repentir de son péché,
ou bien parce que la pénitence ne pourrait effacer celui-ci. Le premier cas est
celui des démons et aussi des hommes damnés, dont les péchés ne peuvent être
effacés par la pénitence, parce que leurs coeurs sont confirmés dans le mal de
telle sorte que le péché ne peut plus leur déplaire, en tant que faute. Il ne
leur déplaît que pour la peine qu'ils subissent. Ce déplaisir leur donne une
certaine pénitence, mais une pénitence infructueuse, selon la Sagesse (5, 3) :
"Ils font pénitence et gémissent sous l'angoisse de l'esprit." Une
telle pénitence n'est pas accompagnée de l'espoir du pardon, mais du désespoir.
Or cela ne peut
être le cas de l'homme voyageur, dont le libre arbitre reste toujours capable
de se porter au bien ou au mal. Ainsi donc, dire qu'il peut y avoir en cette
vie un péché dont le pécheur ne puisse pas se repentir, c'est une erreur.
D'abord parce que c'est supprimer le libre arbitre, ensuite parce que c'est
rabaisser la puissance de la grâce qui peut amener à la pénitence le coeur de
n'importe quel pécheur, selon les Proverbes (21, 1) : "Le coeur du roi est
dans la main de Dieu qui l'inclinera où il voudra."
C'est également
une erreur de dire qu'un péché ne peut être remis par la vraie pénitence :
- 1° Cela
contredit la miséricorde divine dont Joël nous dit (2, 13) : "Dieu est bon,
miséricordieux, patient, et l'abondance de sa miséricorde l'emporte sur la
malice du pécheur." C'est Dieu, au contraire, qui serait d'une certaine
façon vaincu par l'homme, si l'homme voulait la rémission d'un péché, alors que
Dieu ne la voudrait pas.
- 2° Cette erreur
rabaisse la puissance de la passion du Christ, par laquelle opère la pénitence,
comme les autres sacrements, puisqu'il est écrit (1 Jn 2, 2) : "Lui-même (Jésus)
est propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais pour ceux
du monde entier." Donc il faut dire, sans restriction, que tout péché en
cette vie peut être effacé par la pénitence.
Solutions :
1. La pénitence d'Ésaü n'était pas une vraie pénitence. On le
voit par ce qu'il disait (Gn 27, 41) : "Quand on fera le deuil de mon père,
je tuerai Jacob mon frère." De même la pénitence d'Antiochos : il ne
regrettait pas sa faute à cause de l'offense faite à Dieu, mais à cause de la
maladie corporelle dont lui-même souffrait.
2. Voici comme il faut entendre cette parole de saint Augustin
: "La plaie du péché est telle que cette âme ne peut plus accepter", c'est-à-dire
accepte difficilement "l'humilité de la prière". Ainsi appelle-t-on
incurable celui qui guérit difficilement. Mais cette difficulté peut être
vaincue par la vertu de la force divine qui, parfois, "ramène des
profondeurs de la mer" (Ps 68, 23).
3. Cette parole ou blasphème contre l'Esprit Saint, c'est
l'impénitence finale, dit saint Augustin. C'est un péché tout à fait
irrémissible, car après la fin de cette vie il n'y a plus de rémission des
péchés. Cependant, si l'on entend par blasphème contre le Saint-Esprit le péché
commis par malice voulue, ou le blasphème proprement dit contre le Saint-Esprit,
on dit qu'il n'est pas remis pour signifier qu'il n'est pas remis facilement, soit
parce qu'un tel péché n'a pas en lui de cause excusante, soit parce qu'un péché
de ce genre est puni dans ce siècle et dans le siècle futur, comme nous l'avons
montré dans la deuxième Partie.
Objections :
1. Dieu n'a pas moins de pouvoir sur les adultes que sur les
enfants. Mais aux enfants il remet les péchés sans pénitence, donc aussi aux
adultes.
2. Dieu n'a pas lié sa vertu aux sacrements. Mais la pénitence
est un sacrement. Par la vertu divine, les péchés peuvent donc être remis sans
la pénitence.
3. La miséricorde de Dieu est plus grande que celle de
l'homme. Mais parfois l'homme pardonne l'offense qui lui a été faite, même si
l'offenseur ne fait pas pénitence. De là cet ordre du Seigneur lui-même (Mt 5, 44)
: "Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent." A
plus forte raison, Dieu pardonne-t-il aux hommes qui ne font pas pénitence de
l'offense qu'ils lui ont faite.
Cependant :
Le Seigneur dit
(Jr 18, 8) : "Si cette nation fait pénitence du mal qu'elle a fait, moi
aussi je ferai pénitence du mal que j'ai pensé lui faire." Réciproquement,
il semble donc que si l'homme ne fait pas pénitence, Dieu ne lui remet pas son
offense.
Conclusion :
Il est impossible
que le péché mortel actuel soit remis sans la pénitence en tant qu'elle est
vertu. En effet, puisque le péché offense Dieu, celui-ci remet le péché à la
façon dont il remet toute offense commise contre lui. Or l'offense est en
opposition directe avec la faveur, car on dit que quelqu'un est en état
d'offensé à l'égard d'un autre, quand il l'exclut de ses faveurs. Mais, comme
nous l'avons vu dans la deuxième Partie, il y a, entre la faveur de Dieu et
celle de l'homme, cette différence que la faveur humaine ne cause pas, mais
présuppose la bonté vraie ou apparente chez l'homme qui en est l'objet, tandis
que la faveur de Dieu cause la bonté chez l'homme agréable à Dieu, parce que la
volonté divine du bien, que le mot "grâce" signifie, est cause de
tout bien créé. Il peut donc arriver qu'un homme pardonne l'offense qui l'a mis
en état d'offensé vis-à-vis d'un autre, sans qu'il y ait aucun changement dans
la volonté de celui-ci. Mais il ne peut arriver que Dieu pardonne une offense à
quelqu'un sans que la volonté de ce pécheur soit changée. Or l'offense qu'est
le péché mortel vient de ce que la volonté de l'homme s'est détournée de Dieu
pour se tourner vers un bien périssable. Aussi est-il requis, pour la rémission
de l'offense faite à Dieu, que la volonté humaine soit changée de telle sorte
qu'elle se tourne vers Dieu avec détestation de sa conversion antérieure au
bien créé, et avec ferme propos de réparer. C'est là l'essence même de la
pénitence, en tant qu'elle est vertu. Il est donc impossible qu'un péché soit remis
sans la pénitence en tant que vertu.
Quant au sacrement
de pénitence, nous l'avons dit précédemment, il trouve son achèvement dans
l'office du prêtre liant et déliant le pécheur. De cet office, Dieu peut se
passer pour remettre le péché. C'est ainsi que le Christ a pardonné à la femme
adultère (Jn 8, 1), et à la pécheresse (Lc 7, 47). Mais il ne leur a pas
pardonné sans l'intervention de la vertu de pénitence, car, dit saint Grégoire,
"par la grâce, il a intérieurement attiré "à la pénitence" la
pécheresse que, par miséricorde, il accueillait extérieurement".
Solutions :
1. Chez les enfants, il n'y a que le péché originel, qui ne
consiste pas dans le désordre actuel de la volonté, mais dans le désordre
habituel de la nature, comme nous l'avons montré dans la deuxième Partie. C'est
pourquoi la rémission du péché, dans les enfants, n'implique pas de changement
actuel, mais seulement un changement de leur disposition habituelle, changement
produit par l'infusion de la grâce et des vertus. Mais quant à l'adulte, qui a
des péchés actuels consistant dans un désordre de l'inclination actuelle de la
volonté, les péchés ne lui sont pas remis, même par le baptême, sans le
changement actuel de la volonté qui se fait par la pénitence.
2. Cet argument ne vaut que pour la pénitence en tant qu'elle
est sacrement.
3. La miséricorde de Dieu a plus de vertu que la miséricorde
de l'homme, en ce qu'elle change la volonté de l'homme et l'amène à pénitence, ce
que la miséricorde de l'homme ne peut pas faire.
Objections :
1. On lit dans Amos (4, 7) : "J'ai fait pleuvoir sur une
cité et pas sur l'autre. Une seule partie a été arrosée, et la partie sur
laquelle il n'a pas plu s'est desséchée." Commentant ces paroles, saint
Grégoire nous dit : "Quand celui qui hait son prochain se corrige des
autres vices, une seule et même cité est en partie arrosée et en partie
desséchée, car il y a des pécheurs qui, retranchant certains vices, continuent
à commettre d'autres fautes graves." Un péché peut donc être remis par la
pénitence sans qu'un autre le soit.
2. Saint Ambroise de Milan nous dit : "La première
consolation, c'est que Dieu n'oublie pas de faire miséricorde ; la seconde
vient de la punition, quand cette punition, même en l'absence de la foi, est
satisfaction et relèvement." Il est donc possible que quelqu'un soit
relevé d'un péché, alors que demeure le péché d'infidélité.
3. Quand des choses ne vont pas nécessairement ensemble, l'une
peut être enlevée sans l’autre. Mais comme nous l’avons vu dans la deuxième
Partie, il n'y a pas de connexion entre les péchés, et l'un peut exister sans
l'autre. Ils peuvent donc être remis séparément par la pénitence.
4. Les péchés sont des dettes dont nous demandons la remise, puisque
nous disons dans l'oraison dominicale : "Remets-nous nos dettes."
Mais l'homme remet quelquefois une dette sans remettre les autres. Dieu peut
donc, lui aussi, remettre un péché sans remettre les autres.
5. C'est par son amour que Dieu remet aux hommes leurs péchés,
selon Jérémie (31, 3) : "Je t'ai aimé d'amour éternel, et c'est pourquoi
je t'ai attiré par miséricorde." Mais rien n'empêche que Dieu aime
certaines choses chez l'homme, tout en demeurant offensé par d'autres choses.
C'est ainsi qu'il aime le pécheur pour sa nature, tout en le haïssant pour son
péché. Il semble donc possible que Dieu remette un péché sans remettre les
autres.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "Il en est plusieurs qui se repentent
d'avoir péché, mais pas complètement, se réservant certains péchés dans
lesquels ils se complaisent. Ils n'ont pas remarqué que le Seigneur a guéri à
la fois de la surdité et du mutisme le possédé qu'il a délivré du démon et nous
a enseigné par là que nous ne serions jamais guéris sans l'être de tous nos
péchés."
Conclusion :
Il est impossible
que, par la pénitence, un péché soit remis sans qu'un autre le soit :
- 1° La première
raison en est que le péché est remis en tant que l'offense de Dieu est enlevée
par la grâce. C'est pourquoi on a vu dans la deuxième Partie qu'aucun péché ne
peut être remis sans la grâce. Mais tout péché mortel est contraire à la grâce
et l'exclut. Il est donc impossible qu'un péché soit remis sans qu'un autre le
soit.
- 2° Une deuxième
raison, c'est que le péché mortel, comme nous l'avons vu tout à l'heure, ne
peut être remis sans la pénitence, à laquelle il appartient essentiellement de
renoncer au péché en tant qu'il est une offense à Dieu, ce qui est un caractère
commun à tous les péchés mortels. Mais là où il y a le même principe d'action, l'effet
est le même. On ne peut donc pas être vraiment pénitent si l'on se repent d'un
seul péché sans se repentir d'un autre. Car si ce péché déplaisait en tant
qu'il offense Dieu aimé par-dessus toutes choses, ce qui est essentiel à la
vraie pénitence, il s'ensuivrait qu'on se repentirait de tous ses péchés. Il
est donc impossible que, par la pénitence, un seul péché soit remis
indépendamment des autres.
- 3° Troisièmement
enfin, cette rémission partielle serait en contradiction avec la miséricorde de
Dieu dont "les oeuvres sont parfaites", dit le Deutéronome (32, 4). A
qui Dieu fait miséricorde, il la fait donc totalement. Et c'est ce que nous dit
saint Augustin : "Espérer un demi-pardon de celui qui est le juste et la
justice, c'est une impiété qui tient de l'infidélité."
Solutions :
1. Cette parole de saint Grégoire le Grand ne doit pas
s'entendre de la rémission de la faute, mais de la cessation de l'acte du
péché. Parfois celui qui a l'habitude de commettre plusieurs sortes de péchés, renonce
à telle habitude mauvaise sans renoncer à telle autre. Cela se fait à la vérité
par le secours divin, mais par un secours qui ne va pas jusqu'à la rémission de
la faute.
2. Dans ce texte de saint Ambroise de Milan on ne peut
entendre le mot "foi" de la croyance au Christ. En effet, sur ce
texte, en saint Jean (15, 22) : "Si je n'étais pas venu et si je ne leur
avais pas parlé, ils n'auraient pas eu de péché", saint Augustin nous dit
: "Le péché d'infidélité, car c'est le péché qui englobe tous les
péchés."
Mais il faut
entendre le mot "foi" au sens de conscience, car parfois les peines
que l'on souffre patiemment obtiennent la rémission d'un péché dont on n'a pas
conscience.
3. Bien qu'il n'y ait pas connexion des péchés quant à la
conversion au bien qui passe, cette connexion existe quant à l'aversion à
l'égard du bien immuable. Cette aversion se retrouve dans tous les péchés
mortels et leur donne précisément ce caractère d'offense à Dieu qui ne peut
être enlevé que par la pénitence.
4. Une dette ayant pour objet un bien extérieur comme de
l'argent, n'est pas en contradiction avec l'amitié qui fait remettre une dette.
Une dette de ce genre peut donc être remise indépendamment des autres. Mais la
dette morale, conséquence d'une faute, est incompatible avec l'amitié ; en
conséquence, une faute qui est une offense ne peut pas être remise à part. Il
semble ridicule en effet de demander à quelqu'un, même à un homme, le pardon
d'une offense, sans demander pardon pour les autres.
5. L'amour que Dieu a pour la nature de l'homme, n'est pas
ordonné au bien de la vie glorieuse dont l'homme est exclu par tout péché
mortel. Mais l'amour de grâce surnaturelle, par lequel se fait la rémission du
péché mortel, ordonne l'homme à la vie éternelle, selon l'épître aux Romains (6,
23) : "La grâce de Dieu, c'est la vie éternelle." Aussi la
comparaison ne porte-t-elle pas.
Objections :
1. La cause étant supprimée, l'effet l'est aussi. Or la faute
est la cause de la dette de peine, car si quelqu'un mérite une peine, c'est
parce qu'il a commis une faute. Donc, une fois la faute remise, la dette de
peine ne peut subsister.
2. Selon l'Apôtre (Rm 5, 5), le don du Christ est plus
efficace que le péché d'Adam. Mais en péchant, l'homme encourt à la fois la
faute et la dette de peine. A plus forte raison le don de la grâce
apportera-t-il à la fois la remise de la faute et de la dette de peine.
3. La rémission des péchés se fait dans la pénitence par la
vertu de la Passion, selon saint Paul (Rm 3, 25) : "Dieu nous a proposé
Jésus comme propitiateur par la foi que nous avons dans son sang pour la
rémission des péchés d'autrefois." Mais la passion du Christ a une valeur
de satisfaction suffisante pour tous les péchés, on l'a dit précédemment. Il ne
reste donc, après le pardon de la faute, aucune dette de peine.
Cependant :
David pécheur
ayant dit à Nathan (2 S 12, 13-14) : "J'ai péché contre le Seigneur",
Nathan lui répondit : "Le Seigneur t'a pardonné ton péché ; tu ne mourras
pas, mais le fils qui t'est né mourra", et cette mort fut la peine du
péché précédent, dit le même passage. Donc, il reste encore après la remise de
la faute la dette d'une peine.
Conclusion :
Ainsi qu'on l'a vu
dans la deuxième Partie, il y a deux éléments dans le péché mortel : l'aversion
loin du Dieu immuable, et la conversion désordonnée au bien qui passe. Du fait
de son aversion loin du bien immuable, le péché mortel encourt une peine éternelle,
en sorte que celui qui a péché contre le bien éternel doit être éternellement
puni. Du fait de la conversion au bien qui passe, conversion désordonnée, le
péché mérite aussi quelque peine. En effet, c'est seulement par la peine que le
désordre de la faute est ramené à l'ordre de la justice. Il est juste en effet
que celui qui a permis à sa volonté plus de satisfaction qu'il ne devait, ait à
souffrir quelque chose de contraire à sa volonté. C'est ainsi qu'il y aura
égalité. D'où cette parole de l'Apocalypse (18, 7) : "Autant il s'est
glorifié et a vécu dans les délices, autant devez-vous lui donner de tourments
et de larmes." Cependant la conversion au bien qui passe étant d'ordre
fini, le péché ne mérite pas, à ce titre, de peine éternelle, mais seulement
une peine temporelle. De là vient que si la conversion au bien qui passe
n'implique pas de mouvement d'aversion loin de Dieu, comme dans les péchés
véniels, le péché ne mérite pas la peine éternelle, mais seulement une peine
temporelle.
Quand donc, par la
grâce, la faute est remise, l'état d'aversion de l'âme envers Dieu disparaît, en
tant que l'âme est unie à Dieu par la grâce, et par conséquent la dette de
peine éternelle disparaît en même temps ; mais il peut rester quelque dette de
peine temporelles.
Solutions :
1. La faute mortelle est constituée par ce double élément :
une aversion envers Dieu, et une conversion au bien qui passe. Mais comme on
l'a vu dans la deuxième Partie, l'aversion envers Dieu en est comme le principe
formel, et la conversion au bien créé tient lieu de principe matériel. Or
la
suppression du principe formel d'une réalité lui enlève son caractère
spécifique. Enlevez du composé humain ce qui le rend raisonnable, vous n'avez
plus de réalité spécifiquement humaine. Voilà pourquoi l'on dit que la faute
mortelle est remise du seul fait que la grâce enlève l'état d'aversion de
l'esprit envers Dieu et la dette de peine éternelle ; mais il reste l'élément
matériel du péché, l'état de conversion désordonnée au bien créé, pour laquelle
le pécheur mérite une peine temporelle.
2. Ainsi qu'on l'a vu dans la deuxième Partie il appartient à
la grâce d'être opérante dans l'homme, en tant qu'elle le justifie en le
séparant du péché, et d'être coopérante au bon exercice de notre activité humaine.
C'est donc à la grâce opérante qu'appartient la remise de la faute et de la
dette de peine éternelle ; mais la remise de la dette temporelle appartient à
la grâce coopérante en tant que l'homme, supportant patiemment ses peines avec
le secours de la grâce divine, est aussi libéré de la dette temporelle. En
conséquence, puisque l'effet de la grâce opérante précède celui de la grâce
coopérante, la rémission de la faute et de la peine éternelle précède aussi la
pleine absolution de la peine temporelle. L'un et l'autre effet ont pour cause
la grâce, mais le premier dépend de la grâce seule, le second, de la grâce et
du libre arbitre.
3. La passion du Christ est par elle-même suffisante pour
obtenir la rémission de toute la dette de peine, non seulement celle de la
peine éternelle mais aussi celle de la peine temporelle. Dans la mesure où
l'homme participe à la vertu de la passion du Christ, il reçoit aussi
l'absolution de la dette de peine. Or, dans le baptême, l'homme entre en
participation totale de la vertu de la passion du Christ, en tant que par l'eau
et l'Esprit du Christ, il est mort avec le Christ au péché, et régénéré dans le
Christ pour une vie nouvelle. C'est pourquoi dans le baptême l'homme obtient la
rémission de toute la dette de peine. Dans la pénitence au contraire l'homme
obtient le bénéfice de la vertu de la passion du Christ selon la mesure de ses
actes propres, qui sont la matière de la pénitence, comme l'eau est la matière
du baptême, nous l'avons dit. Voilà pourquoi toute la dette de peine n'est pas
remise aussitôt par le premier acte de pénitence qui obtient remise de la faute,
mais seulement quand tous les actes de pénitence sont accomplis.
Objections :
1. Saint Augustin dit : "Jamais le Seigneur n'a guéri
quelqu'un sans le libérer complètement ; car il a guéri "l'homme tout
entier" (Jn 7, 23), le jour du sabbat, libérant son corps de toute
infirmité, et son âme de toute contagion du mal." Or les restes du péché appartiennent
à l'infirmité du péché. Il ne semble donc pas possible que ces restes demeurent,
la faute étant remise.
2. D'après saint Denys le pseudo-aréopagite, "le bien est
plus efficace que le mal, car le mal n'agit qu'en vertu du bien". Or
l'homme, en péchant, encourt toute l'infection du péché. A plus forte raison
doit-il, en faisant pénitence, être libéré même de tous les restes du péché.
3. L'oeuvre de Dieu est plus efficace que l'oeuvre de l'homme.
Or l'application de l'activité humaine à de bonnes actions fait disparaître les
restes du péché qui leur est contraire. Donc, à plus forte raison, ces restes
disparaîtront-ils avec le pardon de la faute, pardon qui est l'oeuvre de Dieu.
Cependant :
On lit en saint
Marc (8, 22) que l'aveugle guéri par le Seigneur a retrouvé d'abord une vue
imparfaite qui lui fait dire : "Je vois les hommes comme des arbres qui
marchent" ; puis la vue parfaite : "En sorte qu'il voyait clairement
toute chose." Or la vue rendue à l'aveugle signifie la libération du
pécheur. C'est donc qu'après le premier pardon de la faute, par lequel le
pécheur est rendu à la vie spirituelle, il y a encore en lui des restes du
péché passé.
Conclusion :
Le péché mortel, en
tant qu'il est une conversion désordonnée au bien qui passe, engendre dans
l'âme une disposition spéciale ou même un habitus, s'il est fréquemment répété.
Or, nous l'avons dit, c'est l'état d'aversion de l'âme envers Dieu qui est
supprimé par la grâce dans la rémission du péché mortel. Mais cette disparition
de l'état d'aversion n'empêche pas que puisse demeurer ce qui vient du désordre
de la conversion au bien qui passe, puisque cette conversion peut exister
indépendamment de l'aversion, comme nous l'avons dit à l'article précédent.
Rien ne s'oppose donc à ce que les dispositions causées par les actes
antérieurs, et appelées "restes du péché", demeurent après le pardon
de la faute. Elles ne demeurent cependant qu'affaiblies et diminuées, de telle
sorte qu'elles ne dominent plus l'homme. Elles n'agissent plus à la manière de
véritables habitus, mais plutôt comme de simples dispositions, comme fait le
foyer du péché qui reste après le baptême.
Solutions :
1. Dieu guérit parfaitement l'homme tout entier, mais
quelquefois subitement, ainsi qu'il l'a fait pour la belle-mère de saint Pierre,
rétablie en si parfaite santé que, "s'étant levée, elle les servait"
(Lc 4, 39) ; et d'autres fois par degrés, comme nous l'avons dit pour l'aveugle
auquel il a rendu la vue. Ainsi en va-t-il dans l'ordre spirituel. Quelquefois
l'ébranlement subi par le coeur de l'homme, dans sa conversion, est si puissant
qu'il retrouve subitement une parfaite santé spirituelle. Non seulement la
faute est remise, mais tous les restes du péché disparaissent, comme on le voit
dans le cas de Marie-Madeleine. D'autres fois, au contraire, la faute est
d'abord remise par la grâce opérante, puis la grâce coopérante fait disparaître
peu à peu les restes du péché.
2. Le péché, lui aussi, ne cause parfois tout d'abord qu'une
faible disposition, comme celle qui procède d'un seul acte, et d'autre fois une
inclination plus forte, effet d'actes multipliés.
3. Un seul acte humain ne suffit pas à faire disparaître tous
les restes du péché, car, selon Aristote, "le dépravé ramené à de
meilleures pratiques y progressera d'abord un peu et s'améliorera", mais
c'est par la multiplication de ces pratiques qu'il en arrivera à être bon, de
vertu acquise. Avec beaucoup plus d'efficacité, la grâce divine obtient le même
résultat, soit par un seul acte, soit par plusieurs.
Objections :
1. Il semble que la rémission de la faute ne soit pas l'effet
de la pénitence en tant qu'elle est vertu. En effet, la pénitence est appelée
vertu en tant qu'elle est principe d'un acte humain. Or il n'y a pas d'acte
humain qui opère dans la rémission de la faute, car celle-ci est l'effet d'une
grâce opérante. Donc la rémission de la faute n'est pas un effet de la
pénitence vertu.
2. Certaines autres vertus sont supérieures à la pénitence.
Mais la rémission de la faute n'est attribuée à aucune autre vertu comme son
effet. Donc elle n'est pas non plus un effet de la pénitence.
3. La rémission de la faute ne se fait qu'en vertu de la
passion du Christ, selon l'épître aux Hébreux (9, 22) : "Sans effusion de
sang, pas de rémission." Or c'est la pénitence, en tant que sacrement, qui
opère en vertu de la passion du Christ, comme les autres sacrements, on l'a vu
précédemment. La rémission de la faute n'est donc pas l'effet de la pénitence
vertu, mais de la pénitence sacrement.
Cependant :
La cause propre
d'un effet déterminé est la réalité sans laquelle cet effet ne peut pas exister
; car tout effet dépend de sa cause. Or Dieu peut remettre la faute sans le
sacrement, mais non sans la pénitence vertu, comme on l'a dit plus haut. C'est
ainsi qu'avant les sacrements de la nouvelle loi, Dieu remettait les péchés aux
pénitents. La rémission de la faute est donc principalement l'effet de la
pénitence vertu.
Conclusion :
La pénitence est
vertu en tant qu'elle est principe de certains actes humains. Mais les actes
humains venus du pécheur tiennent lieu de matière dans le sacrement de
pénitence. Or tout sacrement produit son effet, non seulement en vertu de sa
forme, mais aussi en vertu de sa matière, les deux éléments ne formant qu'une
seule réalité sacramentelle. C'est ainsi que la rémission de la faute se fait
dans le baptême non seulement en vertu de la forme, mais aussi en vertu de la
matière, c'est-à-dire de l'eau baptismale, bien que l'efficacité appartienne
principalement à la forme, d'où l'eau elle-même reçoit sa vertu. Il en va de
même dans le sacrement de pénitence. La rémission de la faute y est
principalement causée par la vertu du pouvoir des clés que possèdent les
ministres. C'est d'eux que vient le principe formel du sacrement, comme on l'a
dit plus haut. La causalité des actes du pénitent qui relèvent de la vertu de
pénitence, vient en second. Il est donc évident que la rémission de la faute, tout
en étant l'effet de la pénitence vertu, l'est primordialement davantage de la
pénitence sacrements.
Solutions :
1. La justification de l'impie est un effet de la grâce
opérante, nous l'avons dit dans la deuxième Partie. Dans cette justification, il
y a non seulement infusion de la grâce et rémission de la faute, mais il y a
aussi un élan du libre arbitre vers Dieu, élan qui est un acte de foi informée
par la charité et un mouvement du libre arbitre rejetant le péché, mouvement
qui est un acte de pénitence. Toutefois, ces actes humains se présentent ici
comme des effets de la grâce opérante, produite en même temps que la rémission
de la faute. Il s'ensuit que la rémission de la faute ne se produit pas sans un
acte de pénitence Vertu, bien qu'elle soit un effet de la grâce opérante.
2. Dans la justification de l'impie, il n'y a pas seulement un
acte de pénitence, mais aussi un acte de foi, comme on vient de le dire. C'est
pourquoi la rémission de la faute n'est pas seulement un effet de la pénitence
vertu, mais plus primordialement encore un effet de la foi et de la charité.
3. L'acte de la pénitence vertu est en relation avec la
passion du Christ, et par la foi, et par sa subordination au pouvoir des clés
de l'Église. C'est ainsi que, de ces deux façons, il est cause de la rémission
de la faute, en vertu de la passion du Christ.
Quant à
l'objection qu'on nous oppose, il faut répondre que l'acte de pénitence vertu a
bien ce caractère de nécessité telle que sans lui la rémission de la faute est
impossible. Mais cela vient de ce qu'il est un effet inséparable de la grâce, cause
principale de la rémission de la faute, cause qui agit dans tous les
sacrements. De ce fait, on ne peut donc tirer qu'une conclusion, c'est que la
grâce est cause principale de la rémission de la faute, plus encore que le
sacrement de pénitence.
Encore faut-il
savoir que, même dans l'ancienne loi, et dans la loi de nature, il y avait une
manière de sacrement de pénitence, comme on l'a dit précédemment.
1. Le péché véniel peut-il être remis sans la pénitence ? - 2. Peut-il
être remis sans infusion de grâce ? - 3. Est-il remis par l'aspersion de l'eau
bénite, la bénédiction de l'évêque, l'action de se frapper la poitrine, l'oraison
dominicale, etc. ? - 4. Peut-il être remis sans que le péché mortel le soit ?
Objections :
1. Comme on l'a dit, il appartient à l'essence de la vraie
pénitence que non seulement l'homme pleure le péché passé, mais aussi qu'il ait
le ferme propos de s'en garder à l'avenir. Or un tel ferme propos n'est pas
nécessaire à la rémission des péchés véniels, puisqu'il est certain que l'homme
ne peut pas vivre ici-bas sans péchés véniels. C'est donc que les péchés
véniels peuvent être remis sans la pénitence.
2. Il n'y a pas de pénitence sans déplaisir actuel du péché.
Mais les péchés véniels peuvent être remis sans qu'on en ait le déplaisir, comme
on le voit par le cas de l'homme qui, pendant son sommeil, serait mis à mort
pour le Christ. Cet homme s'envolerait aussitôt en Paradis, ce qui n'arrive pas
tant que les péchés véniels ne sont pas remis. Ces péchés peuvent donc être
remis sans pénitence.
3. Les péchés véniels s'opposent à la ferveur de la charité, on
l'a dit dans la deuxième Partie. Or, de deux contraires, l'un fait disparaître
l'autre. La rémission des péchés véniels se fait donc par la ferveur de la
charité, qui peut se produire sans déplaisir actuel de ces péchés.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "Il y a une pénitence quotidienne
dans l'Église pour les péchés véniels." Cette pénitence serait vaine si
les péchés véniels pouvaient être remis sans pénitence.
Conclusion :
La rémission de la
faute, comme nous l'avons dit à la question précédente, se fait toujours par
l'union de l'homme avec Dieu, dont la faute nous sépare plus ou moins. Cette
séparation est complète dans le péché mortel, imparfaite dans le péché véniel.
En effet, dans le péché mortel, l'esprit est complètement détourné de Dieu
puisqu'il agit en contradiction avec la charité. Quant au péché véniel, il
retarde l'élan de notre coeur, l'empêchant de se porter volontiers vers Dieu.
C'est pourquoi la rémission de l'un et de l'autre péché se fait par la
pénitence, parce que l'un et l'autre mettent dans la volonté le désordre d'un
attachement immodéré au bien créé. De même que le péché mortel ne peut pas être
remis tant que la volonté adhère au péché, le péché véniel ne peut pas l'être
non plus, pour le même motif, parce que, tant que la cause persiste, l'effet
demeure. Cependant la rémission du péché mortel exige une pénitence plus parfaite.
Le pécheur doit, autant que cela lui est possible, faire un acte de détestation
du péché mortel commis, et pour cela s'efforcer avec soin de se rappeler chacun
de ses péchés mortels, afin de les détester chacun en particulier. Cela n'est
pas requis pour la rémission des péchés véniels. Cependant il ne suffirait pas
d'avoir ce déplaisir habituel du péché, qui est l'effet de la disposition dans
laquelle nous mettent les vertus de charité et de pénitence ; car s'il en était
ainsi, l'état de charité serait incompatible avec le péché véniel, ce qui est
manifestement faux. Il s'ensuit donc qu'il faut au moins un certain déplaisir
virtuel. Telle est la disposition d'un homme si affectueusement porté vers Dieu
et les choses divines que tout ce qui pourrait retarder ce mouvement
d'affection lui déplairait, et qu'il s'affligerait de l'avoir commis, même s'il
n'avait pas la pensée actuelle de cet obstacle. Cependant cela ne serait pas
suffisant pour la rémission des péchés mortels, sauf pour celle de péchés oubliés
après un examen attentif
Solutions :
1. L'homme en état de grâce peut éviter tous les péchés
mortels et chacun d'eux en particulier. Il peut aussi éviter chaque péché
véniel en particulier, mais non pas tous, comme on l'a vu dans la deuxième
Partie. C'est pourquoi la pénitence des péchés mortels requiert que l'homme ait
le ferme propos d'éviter tous les péchés mortels et chaque péché en particulier,
tandis que pour la pénitence des péchés véniels, il est bien requis que l'homme
forme la résolution de s'abstenir de chaque péché, riais non pas de tous, notre
faiblesse en cette vie ne nous permettant pas une telle perfection. Il faut
cependant avoir la résolution de se préparer à diminuer les péchés véniels, autrement
on s'exposerait à tomber, n'ayant pas le désir de progresser et d'enlever ces
obstacles à l'avancement spirituel que sont les péchés véniels.
2. La passion endurée pour le Christ, on l'a dit plus haut, a
l'efficacité du baptême. Elle purifie de toute faute vénielle et mortelle, à
moins qu'elle ne rencontre une volonté adhérant actuellement au péché.
3. La ferveur de la charité implique un déplaisir virtuel des
péchés véniels, on vient de le dire.
Objections :
1. L'effet n'est jamais produit sans sa cause propre. Or la
cause propre de la rémission des péchés, c'est la grâce. Ce n'est point par nos
propres mérites que nos péchés nous sont remis, d'où ces paroles (Ep 2, 4) :
"Dieu qui est riche en miséricorde à cause de l'excès de charité dont il
nous aime, quand nous étions dans la mort de nos péchés nous a revivifiés dans
le Christ, dont la grâce vous a sauvés." Les péchés véniels ne sont donc
pas remis sans infusion de grâce.
2. Les péchés véniels ne sont pas remis sans la pénitence.
Mais dans la pénitence, il y a infusion de grâce comme dans les autres
sacrements de la loi nouvelle. Les péchés véniels ne sont donc pas remis sans
infusion de grâce.
3. Le péché véniel apporte dans l'âme une souillure. Mais la
souillure n'est enlevée que par la grâce, qui est la beauté de l'âme
spirituelle. Il semble donc bien que les péchés véniels ne soient pas remis
sans infusion de grâce.
Cependant :
Le péché véniel
qui survient ne chasse pas la grâce et même ne la diminue pas, on l'a vu dans
la deuxième Partie. Il s'ensuit que, pour la même raison, la rémission du péché
véniel n'exige pas l'infusion d'une grâce nouvelle.
Conclusion :
C'est par son
contraire qu'une réalité, quelle qu'elle soit, est supprimée. Or le péché
véniel n'est pas contraire à la grâce habituelle ou à la vertu de charité ; il
ne fait que ralentir l'activité de cette charité, en tant que l'homme s'attache
trop au bien créé, mais sans se mettre en opposition avec Dieu, on l'a vu dans
la deuxième Partie. En conséquence, pour que le péché véniel soit enlevé, il
n'est pas nécessaire qu'il y ait infusion d'une grâce habituelle, mais un
mouvement actuel de grâce ou de charité suffit à sa rémission.
Cependant, comme
chez ceux qui ont l'usage du libre arbitre, les seuls capables de péchés
véniels, il n'y a pas infusion de grâce sans un mouvement actuel de libre élan
vers Dieu et de libre détestation du péché, il s'ensuit qu'il y a une rémission
de péchés véniels à chaque nouvelle infusion de grâce.
Solutions :
1. La rémission des péchés véniels est toujours un effet de la
grâce, mais par l'acte que la grâce produit de nouveau et non point par une
nouvelle infusion dans l'âme d'une disposition habituelle.
2. Le péché véniel n'est jamais remis sans un acte implicite ou explicite
de la pénitence vertu, comme on l'a dit dans l'Article précédent. Mais le péché
véniel peut être remis sans la pénitence sacrement, dont l'absolution du prêtre
achève l'efficacité, on l'a dit plus haut, Il ne s'ensuit donc pas que la
rémission du péché exige une infusion de grâce. Cette infusion de grâce se
retrouve à la vérité dans tout sacrement, mais non pas dans tout acte de vertu.
3. Le corps peut recevoir une tache de deux façons :
- ou bien par la
privation de ce qu'exige sa beauté : de la couleur qui lui convient, de la
proportion que doivent avoir ses différentes parties,
- ou bien par
l'adhérence d'un corps étranger, par exemple, de la poussière et de la boue qui
empêchent le rayonnement de sa beauté. Il en va de même de l'âme. Elle peut être
souillée de la première façon par la privation de la beauté de la grâce
qu'enlève le péché mortel, ou de la seconde façon par une inclination
d'affection désordonnée pour quelque bien temporel. C'est ce que fait le péché
véniel. Il s'ensuit que pour enlever la souillure du péché mortel, il faut
l'infusion de la grâce. Mais pour enlever la tache du péché véniel, il suffit
d'un acte procédant de la grâce, qui supprime l'attache désordonnée au bien
temporel.
Objections :
1. Les péchés véniels ne sont pas remis sans pénitence, on l'a
dit plus haut. Mais la pénitence suffit par elle seule à la rémission des
péchés véniels. Donc tous ces rites ne contribuent en rien à cette rémission.
2. Chacun de ces rites a, sur tous les péchés véniels, la même
action que sur un seul. Si donc cette action fait que l'un de ces péchés soit
remis, il s'ensuivra que, pour la même raison, tous seront pardonnés. Un seul mea
culpa, une seule aspersion d'eau bénite suffirait donc pour nous libérer de
tous nos péchés véniels, ce qui est choquant.
3. Les péchés véniels entraînent une vraie dette de peine, bien
qu'il ne s'agisse que d'une peine temporelle. Il est écrit en effet (1 Co 3, 12-15)
: "Celui qui bâtit sur le fondement du Christ avec du bois, du foin et de
la paille, sera sauvé, mais comme en passant par le feu." Or les rites
auxquels on attribue ainsi la rémission du péché véniel n'impliquent aucune
peine ou seulement une peine minime. Ils ne suffisent donc pas à la pleine
rémission des péchés véniels.
Cependant :
Saint Augustin écrit que, pour les péchés légers, nous nous
frappons la poitrine et nous disons : "Pardonne-nous nos offenses."
Il semble donc que se frapper la poitrine et réciter l'oraison dominicale
soient une cause de rémission des péchés, et que la même raison vaille pour les
autres rites du même genre.
Conclusion :
Comme on l'a dit à l'Article précédent
la rémission du péché véniel n'exige pas l'infusion d'une grâce nouvelle, mais
a pour cause suffisante l'acte procédant de la grâce, par lequel on déteste le
péché véniel explicitement, ou du moins implicitement, comme il arrive dans un
fervent élan de l'âme vers Dieu. Les divers actes qui produisent la rémission
des péchés véniels peuvent donc agir de trois façons :
- 1° En opérant une infusion de grâce
puisque cette infusion enlève les péchés véniels, comme on l'a dit dans
l'article précédent ; c'est le cas de l'eucharistie, de l'extrême-onction et
généralement de tous les sacrements de la loi nouvelle dans lesquels la grâce
est conférée.
- 2° En provoquant un mouvement de
détestation du péché ; c'est de cette façon que la récitation du Confiteor, de
l'oraison dominicale, l'acte de se frapper la poitrine agissent pour la
rémission des péchés, puisque nous disons dans l'oraison dominicale :
"Pardonne-nous nos offenses."
- 3° Enfin, en excitant quelque
mouvement de révérence envers Dieu et les choses divines ; c'est de cette façon
que la bénédiction épiscopale, l'aspersion de l'eau bénite, toutes les onctions
rituelles, la prière dans une église consacrée et les autres rites du même
genre concourent à la rémission des péchés véniels.
Solutions :
1. Tous ces rites sont cause de la rémission des péchés
véniels en tant qu'ils inclinent l'âme à un mouvement de pénitence qui est une
détestation implicite ou explicite de ces péchés.
2. Tous ces rites, en ce qui dépend d'eux, contribuent à la
rémission de tous les péchés véniels, mais cette rémission peut être entravée, pour
certains péchés véniels, par une attache actuelle du coeur à ces péchés, comme
l'effet du baptême est parfois paralysé par le manque de sincérité.
3. Ces rites enlèvent bien les péchés véniels quant à la
souillure de la faute, soit par la vertu de quelque satisfaction, soit encore
par l'action de la charité dont ils excitent l'activité ; mais tous n'enlèvent
pas toujours la dette de peine dans sa totalité. S'il en était ainsi, celui qui
serait sans péché mortel pourrait entrer immédiatement en paradis par une
aspersion d'eau bénite. En pareil cas la dette de peine est remise en
proportion de la ferveur plus ou moins grande de l'élan vers Dieu que ces rites
peuvent provoquer.
Objections :
1. Au sujet de cette parole (Jn 8, 7) : "Que celui de
vous qui est sans péché lui jette la première pierre", la Glose
nous dit : "Tous ces gens étaient en état de péché mortel, car les véniels
leur étaient remis par les cérémonies rituelles." C'est donc que le péché
véniel peut être remis sans que le péché mortel le soit.
2. La rémission du péché véniel n'exige pas l'infusion de
grâce requise pour la rémission du péché mortel. Elle peut donc être obtenue
sans que le péché mortel soit remis.
3. Le péché véniel est moralement bien plus éloigné du péché
mortel que de tout autre péché véniel. Or un péché véniel, on l'a dit plus haut,
peut être remis indépendamment d'un autre, donc indépendamment aussi du péché
mortel.
Cependant :
Voici ce que dit
le Seigneur (Mt 5, 25) : "Amen, je te le dis, tu ne sortiras pas de là"
c'est-à-dire de la prison dans laquelle on est jeté à cause du péché mortel, "jusqu'à
ce que tu aies payé jusqu'au dernier sou", symbole du péché véniel. Le péché
véniel n'est donc pas remis sans que le péché mortel le soit.
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, la rémission d'un péché quelconque ne se fait jamais qu'en vertu de
la grâce, parce que, selon saint Paul (Rm 4, 2) : "C'est la grâce de Dieu
qui fait que le péché d'un homme ne lui est plus imputé par Dieu", et
c'est au péché véniel que la Glose applique ces paroles de saint Paul. Or celui
qui est en état de péché mortel n'a pas la grâce de Dieu, donc aucun péché
véniel ne lui est remis.
Solutions :
1. Les fautes vénielles dont il est question dans cette glose
ne sont que des irrégularités ou impuretés légales de l'ancienne loi.
2. Bien que la rémission du péché véniel n'exige pas de
nouvelle infusion de grâce, elle exige une activité de la grâce qui ne peut se
trouver chez celui qui est en état de péché mortel.
3. Le péché véniel n'exclut pas complètement toute activité de
la grâce par laquelle tout péché véniel puisse être remis, tandis que le péché
mortel exclut totalement la grâce habituelle, sans laquelle aucun péché, mortel
ou véniel, ne peut être pardonné. Donc la comparaison ne porte pas.
1. Les péchés remis par la pénitence reviennent-ils du fait même d'un
péché postérieur ? - 2. Est-ce l'ingratitude qui les ramène, et plus
spécialement selon certains péchés ? - 3. Ces péchés reviennent-ils avec un
égal degré de culpabilité ? - 4. Cette ingratitude qui les ramène est-elle un
péché spécial ?
Objections :
1. Voici ce que dit saint Augustin : "Que les péchés
pardonnés reviennent dans l'âme où il n'y a pas de charité fraternelle, c'est
ce que le Seigneur nous enseigne très ouvertement dans la parabole du serviteur
à qui le Seigneur a réclamé la dette précédemment remise, parce que ce
serviteur n'avait pas voulu remettre celle que lui devait son compagnon."
Or tout péché mortel enlève la charité fraternelle. C'est donc que tout péché
mortel commis après la pénitence ramène les péchés remis par cette pénitence.
2. Au sujet de ce texte de saint Luc (11, 24) : "Je
reviendrai dans ma maison d'où je suis sorti", saint Bède nous dit :
"Ce petit verset doit nous pénétrer de crainte et être expliqué, pour
éviter que la faute que nous croyons éteinte nous écrase, alors que notre
insouciance nous laisse sans défense." Or cela ne serait pas si cette
faute ne revenait pas. La faute remise par la pénitence peut donc revenir.
3. Le Seigneur dit dans Ézéchiel (18, 24) : "Si le juste
se détourne de sa justice et commet l'iniquité, je ne me souviendrai pas de
toutes ses actions justes." Or, parmi celles-ci, il y a la pénitence
antérieure puisque, comme on l'a dit, la pénitence fait partie de la justice.
Donc, si un pénitent pèche, on ne lui compte plus la pénitence qui a précédé et
par laquelle il avait obtenu le pardon de ses péchés, et ces péchés reviennent.
4. Les péchés passés sont couverts par la grâce, comme saint
Paul le montre (Rm 4, 7.8.13) en citant ces paroles du Psaume (32, 1) :
"Bienheureux ceux dont les iniquités sont pardonnées et les péchés, oubliés."
Mais la grâce est enlevée par le péché mortel commis après la pénitence. Les
péchés précédents se trouvent donc découverts et c'est ainsi, semble-t-il, qu'ils
reviennent.
Cependant :
1. Saint Paul nous dit (Rm 11, 29) : "Dieu ne revient
jamais sur ses dons et son appel." Or la remise des péchés du pénitent est
un don de Dieu. Donc les péchés une fois pardonnés ne sont pas ramenés par le
péché qui suit la pénitence, comme si Dieu se repentait du don qu'il a fait en
pardonnant.
2. Saint Augustin demande : "Celui qui abandonne le
Christ et finit cette vie en dehors de la grâce, peut-il aller ailleurs qu'à la
perdition ? Cependant il ne retombe pas sous les condamnations qui lui ont été
remises, ni sous celle du péché originel."
Conclusion :
Dans le péché
mortel, nous l'avons dit précédemment, il y a deux éléments, l'aversion envers
Dieu et la conversion au bien créé. Considéré isolément, tout ce qui dans le
péché mortel tient à l'aversion est commun à tous les péchés mortels, parce que
tout péché mortel détourne l'homme de Dieu. Par conséquent la privation de la
grâce et la dette de peine éternelle sont quelque chose de commun à tous les
péchés mortels, et c'est ainsi qu'il faut entendre la parole de saint Jacques
(2, 10) : "Celui qui offense Dieu sur un point encourt la condamnation de
toutes les autres offenses." Mais du côté de la conversion au bien créé, les
péchés mortels sont divers et parfois contraires.
Il est donc
évident que, du côté de la conversion au bien créé, le péché postérieur à la
pénitence ne fait pas revenir les péchés mortels précédemment abolis. Autrement
il s'ensuivrait que, par le péché de prodigalité, le pécheur retomberait dans son
habitus ou sa disposition à l'avarice, qui avait disparu. Le contraire serait
ainsi la cause de son contraire, ce qui est impossible. Cependant si, dans les
péchés mortels, on considère de façon absolue l'effet de l'aversion, le péché
mortel commis après la pénitence rend de nouveau l'homme privé de grâce et lui
fait encourir la peine éternelle comme auparavant. Mais l'aversion, dans le
péché mortel, se diversifie en quelque sorte selon sa relation avec les divers
mouvements de conversion au bien créé, qui en sont les causes diverses. C'est
ainsi que l'aversion, la souillure et la culpabilité sont différentes, selon
que la cause en est tel ou tel acte de péché mortel. Il s'ensuit que, sous cet
aspect, la question revient à ceci : Est-ce que la souillure et la dette de
peine éternelle, en tant qu'elles étaient l'effet de ces actes des péchés
précédemment pardonnés, reviennent avec le péché mortel commis après la
pénitence ?
Quelques
théologiens ont pensé qu'à la question ainsi posée on devait répondre par une
simple affirmation. Mais cela n'est pas possible, car l'oeuvre de Dieu ne peut
être rendue vaine par l'oeuvre de l'homme. La rémission des péchés précédents
ayant été l'oeuvre de la miséricorde divine, son effet ne peut être annulé par
un nouveau péché de l'homme, selon saint Paul (Rm 3, 3) : "Est-ce que leur
incrédulité rendra vaine la fidélité de Dieu ?"
C'est pourquoi
d'autres théologiens, qui affirment que les péchés reviennent en pareil cas, ont
affirmé : Au pénitent qui péchera après le pardon, Dieu ne remet pas les péchés
selon sa prescience, mais seulement selon l'état présent des exigences de la
justice. Dieu sait d'avance que pour ces péchés momentanément remis, il devra
punir le pécheur éternellement et cependant, par sa grâce, il le rend juste
pour l'instant présent. Mais cela non plus ne tient pas, car si une cause est
posée sans condition, l'effet lui aussi est posé sans condition. Donc, si la
rémission des péchés par la grâce et les sacrements n'était pas absolue, mais
dépendait d'une condition future, il s'ensuivrait que la grâce et les
sacrements ne seraient pas cause suffisante de la rémission des péchés, ce qui
est une erreur car cela rabaisse la grâce de Dieu.
Il n'est donc
possible d'aucune façon que la souillure et la culpabilité des péchés
précédents reviennent en tant qu'elles étaient causées par de tels actes.
Il peut arriver
cependant que l'acte du péché postérieur à la pénitence contienne virtuellement
la culpabilité du premier péché, en tant qu'un homme, en retombant dans son
péché, semble pécher plus gravement que la première fois. Saint Paul nous dit
en effet (Rm 2, 5) : "Par ton endurcissement et l'impénitence de ton coeur,
tu t'amasses un trésor de colère pour le jour de la colère" du seul fait "qu'il
y a mépris de la bonté de Dieu qui attend notre pénitence". Mais le mépris
de la bonté de Dieu est encore beaucoup plus grand quand, après le pardon du
premier péché, il y a rechute, et d'autant plus grand que le bienfait du pardon
est plus grand, supérieur à celui de la simple patience envers le pécheur.
Voilà donc comment la culpabilité des péchés précédemment pardonnés revient
avec le péché postérieur, non pas en tant que cette culpabilité serait l'effet
des péchés déjà pardonnés, mais en tant qu'elle est l'effet actuel du péché
commis en dernier lieu, péché plus grave en raison des péchés précédents. Ce
n'est pas un retour des péchés pardonnés, au sens absolu du mot, mais ces
péchés ne reviennent que sous un certain rapport : en tant qu'ils sont
virtuellement contenus dans le dernier péché.
Solutions :
1. Cette parole de saint Augustin doit être entendue du retour
des péchés quant à la dette de peine éternelle considérée en elle-même. En
effet, celui qui retombe dans le péché après la pénitence encourt une peine
éternelle comme auparavant, mais non toutefois pour la même raison. Voilà
pourquoi saint Augustin après avoir dit : "Le pécheur ne retombe pas dans
ce qui lui a été remis et n'encourra plus de condamnation pour le péché
originel", ajoute cette restriction : "Cependant, ce même pécheur
sera frappé, à cause de ses derniers crimes, de la mort qui lui était due pour
ses péchés déjà pardonnés." En effet, il encourt la même peine de mort
éternelle qu'il avait méritée pour ses péchés passés.
2. Par ces paroles, saint Bède n'entend pas dire que la faute
une fois pardonnée écrase l'homme en ramenant toute l'ancienne culpabilité, mais
qu'elle le fait par le renouvellement de l'acte de péché.
3. Par le péché commis après la pénitence, les précédents
actes de justice sont livrés à l'oubli en tant que méritant la vie éternelle, mais
non en tant qu'ils faisaient obstacle au péché. Donc, si quelqu'un pèche
mortellement après avoir restitué une dette, il ne peut devenir débiteur de
cette même dette comme s'il ne l'avait pas acquittée. Il est encore bien moins
possible que l'effet de sa première pénitence soit annulé quant à la remise de
la faute, puisque cette remise est l'oeuvre de Dieu plus que celle de l'homme.
4. La grâce enlève absolument la souillure et la dette de
peine éternelle. Quant aux péchés passés, elle les couvre en empêchant qu'à
cause de ces actes Dieu prive l'homme de la grâce, et le tienne pour débiteur
de la peine éternelle. Et ce que la grâce a fait une fois demeure à jamais.
Objections :
1. Il semble que les péchés pardonnés ne soient pas ramenés
par l'ingratitude qui se manifeste en ces quatre genres de péchés que sont la
haine du prochain, l'apostasie, le mépris de la confession et le regret d'avoir
fait pénitence, péchés énumérés dans le distique suivant :
"A celui qui hait ses frères,
Devient apostat,
Néglige la confession,
Boude la pénitence,
L'ancienne faute fait retour."
En effet, l'ingratitude
est d'autant plus grande que le péché commis contre Dieu est plus grave, après
le bienfait du pardon. Or il y a d'autres fautes plus graves que les péchés
énumérés. Tels sont le blasphème contre Dieu et le péché contre le Saint-Esprit.
Il semble donc que l'ingratitude des péchés en question ne ramène pas plus les
fautes pardonnées que ne le fait l'ingratitude des autres péchés.
2. Raban Maur nous dit : "Dieu a livré aux bourreaux le
mauvais serviteur, jusqu'à ce que celui-ci ait rendu tout ce qu'il devait, car
ce ne sont pas seulement les péchés commis après le baptême qui lui seront de
nouveau imputés pour son châtiment, mais aussi les souillures originelles qui
lui ont été remises par le baptême." De plus, les péchés véniels, eux
aussi, sont comptés parmi les dettes pour lesquels nous disons :
"Pardonne-nous nos offenses." C'est donc qu'eux-mêmes reviennent avec
l'ingratitude et il semble que, pour la même raison, non seulement les péchés
cités plus haut, mais aussi les fautes vénielles ramènent les péchés déjà
pardonnés.
3. L'ingratitude est d'autant plus grande que le bienfait qui
précède le péché a été plus grand. Or la grâce d'innocence qui nous fait éviter
le péché est, elle aussi, un bienfait de Dieu, car saint Augustin reconnaît :
"A ta grâce, j'impute tout ce que je n'ai pas fait de mal." Mais le
don de l'innocence est plus grand que la rémission même de tous les péchés.
Celui qui pèche pour la première fois pendant son innocence n'est donc pas
moins ingrat envers Dieu que celui qui pèche après la pénitence. C'est ainsi
que l'ingratitude des péchés énumérés ne paraît pas être la plus grande cause
du retour des péchés déjà pardonnés.
Cependant :
Saint Grégoire le Grand nous dit : "Il est certain, d'après
les paroles de l'Évangile, que si nous ne pardonnons pas de tout coeur les
torts qui nous sont faits, nous nous verrons redemander tout ce dont nous nous
réjouissions d'avoir obtenu remise par la pénitence." Ainsi donc il y a
dans la haine du prochain une ingratitude spéciale qui ramène les péchés déjà
remis, et la même raison vaut pour les autres péchés énumérés.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, on affirme que les péchés pardonnés reviennent en tant que leur démérite
est virtuellement contenu dans le péché postérieur à la pénitence, en raison du
caractère d'ingratitude de ce péché. Or il peut y avoir ingratitude de deux
façons :
- 1° D'abord, c'est
une ingratitude d'agir contre le bienfait reçu, et cette ingratitude envers
Dieu se trouve dans tout péché mortel, puisque le péché mortel offense Dieu qui
a remis les péchés précédents. Ainsi donc, en raison de cette première
ingratitude, tout péché mortel postérieur à la pénitence ramène les péchés déjà
pardonnés.
- 2° Une autre
forme d'ingratitude, c'est d'agir non seulement contre le bienfait reçu, mais
contre ce qu'il y a de formel dans celui-ci. Ce formel, du côté du bienfaiteur
divin, c'est la rémission de nos dettes ; et celui qui rejette la demande de
pardon de son frère mais continue à le haïr, agit contre le formel du bienfait.
Si l'on considère maintenant le pénitent qui reçoit le bienfait du pardon, on
trouve de son côté un double mouvement du libre arbitre. Il y a d'abord un élan
vers Dieu. Cet élan est un acte de foi animé par la charité, et l'homme agit
contre ce mouvement en apostasiant. Le second mouvement du libre arbitre, c'est
le rejet du péché, l'acte de la pénitence. A ce mouvement appartient d'abord, nous
l'avons dit plus haut, la détestation des péchés passés, et le pécheur
contredit cette disposition quand il regrette de s'être repenti. Un second
élément de l'acte de pénitence, c'est la volonté de se soumettre aux clés de
l'Église par la confession, selon cette parole du Psaume (32, 5) : "Je
confesserai contre moi mon injustice au Seigneur ; et tu m'as pardonné
l'impiété de mon péché." Il contrarie cette volonté, celui qui dédaigne de
se confesser comme il se l'était proposé. Et c'est pourquoi l'on dit que chez
de tels pécheurs une ingratitude spéciale ramène les péchés déjà pardonnés.
Solutions :
1. Ce caractère spécial n'est pas attribué à ces péchés parce
qu'ils sont plus graves que les autres, mais parce qu'ils sont plus directement
en opposition avec le bienfait de la rémission.
2. Oui, les péchés véniels et le péché originel lui-même
reviennent de la façon qu'on a dite, comme les péchés mortels, en tant qu'il y
a mépris du bienfait de Dieu qui a pardonné ces péchés. Quant au péché véniel, il
n'implique pas d'ingratitude, parce qu'en péchant véniellement l'homme ne se
met pas en opposition absolue avec Dieu, mais agit en dehors de lui. C'est
pourquoi les péchés véniels ne ramènent d'aucune façon les péchés pardonnés.
3. Un bienfait peut être évalué de deux façons : ou bien pour
sa valeur intrinsèque, et ainsi considérée l'innocence est un bienfait plus
grand que la pénitence, seconde planche après le naufrage ; ou bien d'après la
situation de celui qui reçoit le bienfait, et, à ce titre, la grâce faite à
celui qui en est le moins digne est la plus grande. Le mépris de cette grâce
plus grande le rend plus ingrat. C'est de cette seconde façon que le bienfait
du pardon de la faute est plus grand, en tant qu'il est accordé à celui qui en
est totalement indigne. Il s'ensuivra donc une plus grande ingratitude.
Objections :
1. La grandeur du péché égale celle du bienfait procuré par le
pardon, et par suite égale la grandeur de l'ingratitude qui a fait mépriser ce
bienfait. Or, c'est l'importance de l'ingratitude qui mesure celle de la
culpabilité. Donc cette culpabilité est égale à celle de tous les péchés
antérieurs.
2. Celui qui offense Dieu pèche plus gravement que celui qui
offense l'homme. Mais l'affranchi coupable est ramené au même degré de
servitude ou même à une condition de servitude plus dure que celle dont il
avait été affranchi. A plus forte raison, celui qui pèche contre Dieu, après sa
libération du péché, sera-t-il passible d'une dette de peine égale à celle
qu'il avait tout d'abord encourue.
3. Dans la parabole rapportée par saint Matthieu (18, 34), on
dit que le "Maître irrité livra aux bourreaux le mauvais serviteur", celui
auquel les péchés pardonnés étaient réimputés à cause de son ingratitude "jusqu'à
ce qu'il eût restitué toute sa dette". Mais ce ne serait pas le cas si la
culpabilité qui vient de l'ingratitude n'était pas aussi grande qu'avait été
celle de tous les péchés passés. C'est donc que la culpabilité ramenée par
l'ingratitude est égale à celle qui avait précédé la pénitence.
Cependant :
Il est écrit (Dt
25, 2) : "A la mesure du péché est la mesure des coups." Il semble
donc qu'un petit péché n'engendre pas une grande culpabilité. Mais quelquefois
le péché mortel commis après la pénitence est beaucoup moins grave que
n'importe lequel des péchés précédemment pardonnés. Donc le péché commis après
la pénitence ne ramène pas autant de culpabilité qu'il y en avait dans les
péchés déjà pardonnés.
Conclusion :
Certains
théologiens ont dit qu'en raison de l'ingratitude du péché commis après la
pénitence, le pécheur encourait, outre la culpabilité propre au nouveau péché, une
culpabilité égale à ce qu'avait été celle des péchés déjà pardonnés. Mais cela
n'est pas nécessaire. Nous l'avons dit plus haut, la culpabilité des péchés
précédents n'est pas ramenée par le nouveau péché en tant qu'elle découlait des
actes des péchés passés, mais en tant qu'elle suit l'acte du nouveau péché. Ce
retour de culpabilité doit donc être proportionné à la gravité du péché qui
suit la pénitence. Or, il peut arriver que la gravité du nouveau péché égale
celle de tous les péchés précédents ; mais cela n'arrive pas toujours, et pas
nécessairement, soit qu'il s'agisse de la gravité résultant de l'espèce du
péché : par exemple, le nouveau péché est un acte de fornication simple, alors
que les péchés passés ont été des adultères, des homicides ou des sacrilèges ;
soit même qu'il s'agisse de la gravité résultant de l'ingratitude qu'implique
le nouveau péché. Ce n'est pas en effet une nécessité que la gravité de
l'ingratitude soit absolument égale à la grandeur du bienfait reçu, grandeur
qui se mesure à la gravité des péchés pardonnés. Il peut arriver que
l'ingratitude à l'égard du bienfait reçu soit beaucoup plus grande chez celui
qui méprise davantage le bienfait ou commet une offense plus grande contre le
bienfaiteur, et qu'elle soit moins grave chez celui qui méprise moins le
bienfait et offense moins le bienfaiteur. L'égalité de la gravité de
l'ingratitude avec la grandeur du bienfait n'est qu'une égalité de proportion, c'est-à-dire
que, dans l'hypothèse d'un égal mépris du bienfait et d'une égale offense du
bienfaiteur, l'ingratitude sera d'autant plus grande que le bienfait aura été
plus grand. Il est donc manifeste que le péché commis après la pénitence ne
ramène pas nécessairement, en raison de l'ingratitude, un degré de culpabilité
absolument égal à celui des péchés précédents. Mais il y a nécessairement une
égalité proportionnelle entre la gravité plus ou moins grande des péchés plus
ou moins nombreux qui ont été pardonnés, et le degré de culpabilité que ramène
tout péché mortel commis après la pénitence.
Solutions :
1. Le bienfait du pardon de la faute reçoit toute sa mesure de
la gravité des péchés pardonnés, mais cette gravité ne mesure pas toute
l'ingratitude, qui se proportionne aussi, nous l'avons dit, au degré du mépris
du bienfait et de l'offense faite au bienfaiteur. La raison donnée dans
l'objection n'est donc pas concluante.
2. L'affranchi, lui aussi, n'a pas été remis en servitude pour
une ingratitude quelconque, mais pour une grave ingratitude.
3. Celui à qui les péchés pardonnés sont ré-imputés à cause de
son ingratitude subséquente redevient passible de toute sa dette en tant que le
degré de culpabilité encourue par les péchés précédents se retrouve, comme nous
l'avons dit, à un degré d'égalité non pas absolu, mais proportionnel, dans
l'ingratitude du péché qui suit la pénitence.
Objections :
1. L'obligation de rendre le bien pour le bien dépend de ces
exigences de la justice qui constituent la loi du "coup pour coup", ou
de la réciprocité, selon Aristote. Mais la justice est une vertu spéciale. Donc
l'ingratitude est, elle aussi, un péché spécial.
2. Cicéron établit que la disposition à la gratitude est une
vertu spéciale. Or l'ingratitude est son contraire. Donc l'ingratitude est un
péché spécial.
3. Tout effet spécial procède d'une cause spéciale. Or
l'ingratitude a un effet spécial ; elle fait revenir d'une certaine façon les
péchés déjà pardonnés. Elle est donc un péché spécial.
Cependant :
Ce qui est la
conséquence de tous les péchés n'est pas un péché spécial. Or tout péché mortel
nous rend ingrats envers Dieu, comme on le voit par ce que nous avons dit ;
donc l'ingratitude n'est pas un péché spécial.
Conclusion :
L'ingratitude de
celui qui pèche est quelquefois péché spécial, et d'autres fois non, n'étant
pas autre chose qu'une circonstance accompagnant tout péché mortel, puisque le
péché mortel nous met en opposition avec Dieu. C'est en effet l'intention du
pécheur qui donne au péché sa spécification, selon Aristote : "Celui qui
commet l'adultère afin de voler est beaucoup plus voleur qu'adultère."
Donc, si quelqu'un commet le péché au mépris de Dieu et du bienfait reçu, ce
péché reçoit la spécification du péché d'ingratitude ; et l'ingratitude de ce
pécheur devient ainsi un péché spécial. Mais si le pécheur, voulant commettre
un péché, par exemple un homicide ou un adultère, n'est pas retenu par ce qu'il
y a dans ce péché de mépris envers Dieu, son ingratitude ne sera pas un péché
spécial, mais elle prendra la spécification de l'autre péché, comme une
circonstance ordinaire. Selon saint Augustin, tout péché ne procède pas du
mépris de Dieu, bien qu'en tout péché le mépris de Dieu soit inclus dans celui
de ses préceptes. Il est donc manifeste que l'ingratitude de celui qui pèche
est quelquefois, mais pas toujours, un péché spécial.
Solutions :
Ce que nous venons
de dire montre ce qu'il faut répondre aux Objections dont les trois premières
prétendent que l'ingratitude est, par nature, une espèce particulière de péché,
et la dernière, que l'ingratitude en tant qu'elle se trouve en tout péché, n'est
pas un péché spécial.
1. Par la pénitence, nos vertus nous sont-elles rendues ? - 2. Nous
sont-elles rendues au même degré qu'auparavant ? - 3. Le pénitent retrouve-t-il
la même dignité ? - 4. Les oeuvres vertueuses sont-elles frappées de mort par
le péché ? - 5. Les oeuvres frappées de mort par le péché revivent-elles par la
pénitence ? - 6. Les oeuvres mortes, c'est-à-dire faites sans la charité, sont-elles
vivifiées par la pénitence ?
Objections :
1. Les vertus perdues ne pourraient nous être rendues par la
pénitence que si celle-ci était leur cause. Or la pénitence, étant elle-même
une vertu, ne peut être la cause de toutes les vertus. Elle le peut d'autant
moins que certaines vertus ont sur elle priorité de nature, comme la foi, l'espérance
et la charité, on l'a dit précédemment. Donc les vertus ne nous sont pas
rendues par la pénitence.
2. La pénitence consiste en certains actes du pécheur. Or les
vertus surnaturelles ne sont pas l'effet de nos actes car, dit saint Augustin :
"L'opération de Dieu produit, sans nous, les vertus en nous". C'est
donc que la pénitence ne nous rend pas les vertus.
3. Celui qui a la vertu en fait les actes avec plaisir et
facilité ; d'où cette parole d'Aristote : "Il n'est pas d'homme juste qui
ne se réjouisse d'agir avec justice." Mais beaucoup de pénitents éprouvent
encore de la difficulté à faire les actes des vertus. Ces vertus ne leur ont
donc pas été rendues par la pénitence.
Cependant :
Il est écrit dans
la parabole (Lc 15, 22) que le père du fils pénitent ordonna de lui mettre
"la première robe" qui, d'après saint Ambroise de Milan, représente "le
vêtement de la sagesse" avec laquelle nous arrivent toutes les vertus, selon
cette parole (Sg 8, 7) : "Elle enseigne la sobriété et la justice, la
prudence et la vertu, biens plus utiles qu'aucun autre à notre vie
d'hommes." C'est donc que, par la pénitence, toutes les vertus nous sont
rendues.
Conclusion :
Les péchés sont
remis par la pénitence, nous l'avons dit. Mais la rémission des péchés ne se
fait pas sans l'infusion de la grâce, d'où il suit que la grâce est
réintroduite en notre âme par la pénitence. Or, de cette grâce, procèdent
toutes les vertus surnaturelles, comme toutes les facultés de l'âme découlent
de son essence, nous l'avons établi dans la deuxième Partie. Il faut donc
admettre que toutes les vertus nous sont rendues par la pénitence.
Solutions :
1. La pénitence nous rend les vertus de la même manière
qu'elle est cause de la grâce, nous venons de le dire. Or elle est cause de la
grâce en tant que sacrement, car en tant que vertu elle est plutôt effet de la
grâce. Il s'ensuit, non que la pénitence en tant que vertu est cause de toutes
les autres vertus, mais que l'habitus de la pénitence nous est donné par le
sacrement en même temps que les habitus des autres vertus.
2. Dans le sacrement de pénitence les actes humains tiennent
lieu de principe matériel ; le principe formel de ce sacrement se trouve dans
l'exercice du pouvoir des clés qui est cause de la grâce et des vertus, mais
seulement cause instrumentale. Quant aux actes du pénitent, si le premier, la
contrition, tient lieu de disposition dernière à la réception de la grâce, les
actes suivants procèdent déjà de la grâce et des vertus.
3. Comme nous l'avons dit quelquefois, après le premier acte
de la pénitence qui est la contrition, il reste des suites du péché, des
dispositions causées par les actes des péchés précédents, et ces dispositions
valent au pénitent certaines difficultés dans la pratique de la vertu. Mais, en
tant qu'il est sous l'impulsion de la charité et des autres vertus, le pénitent
pratique la vertu avec plaisir et sans difficulté. C'est ainsi que l'homme
vertueux peut, accidentellement, éprouver quelque difficulté à pratiquer la
vertu, quand, par exemple, il est somnolent ou souffre de quelque indisposition
corporelle.
Objections :
1. Saint Paul dit (Rm 8, 28) : "Tout sert au bien de ceux
qui aiment Dieu" ; sur quoi la glose augustinienne ajoute : "C'est
tellement vrai que si quelques-uns de ces élus se dévoient et sortent du bon
chemin, Dieu fait que même ces égarements soient utiles à leur progrès dans le
bien." Or il n'en serait pas ainsi si l'on se relevait avec un degré
moindre de vertu.
2. Saint Ambroise de Milan dit : "La pénitence est une
chose excellente qui ramène à la perfection toutes les dispositions
défectueuses." Or il n'en serait pas ainsi si nous ne retrouvions pas nos
vertus au même degré. La pénitence nous rend donc toujours à égalité ce que
nous avions de vertu.
3. Sur la Genèse (1, 5) : "Et il y eut un soir et un
matin, un seul jour", la Glose nous dit : "La lumière du soir est
celle que la chute nous fait perdre, la lumière du matin est celle qui éclaire
notre relèvement." Or la lumière du matin est plus grande que celle du
soir. Donc on se relève dans une grâce et une charité plus grande que celles
d'avant la chute. C'est bien aussi ce que semblent signifier les paroles de
saint Paul (Rm 5, 20) : "Où il y avait abondance de faute, il y a eu
surabondance de grâce."
Cependant :
La charité en
progrès ou la charité parfaite est supérieure à celle des commençants. Mais il
arrive parfois que l'on tombe d'une charité en progrès pour se relever avec une
charité de commençant. On se relève donc toujours avec un moindre degré de
vertu.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, le mouvement du libre arbitre qui existe dans la justification de l'impie
est l'ultime disposition à la réception de la grâce. C'est pourquoi ce
mouvement du libre arbitre se produit au même instant que l'infusion de la
grâce, comme on l'a dit dans la deuxième Partie. Dans ce mouvement, nous
l'avons dit, est inclus l'acte de pénitence. Or il est évident que les formes
susceptibles de recevoir un degré plus ou moins élevé d'activité, le reçoivent
en proportion des divers degrés de disposition du sujet, on l'a vu dans la
deuxième Partie. En conséquence, selon que, dans la pénitence, le mouvement du
libre arbitre est plus intense ou plus faible, le pénitent reçoit une grâce
plus ou moins grande. Mais il arrive que la grâce à laquelle est proportionnée
l'intensité du mouvement du pénitent est égale, supérieure ou inférieure au
degré de grâce d'où il était tombé. Il s'ensuit que le pénitent se relève
quelquefois avec une grâce plus grande et d'autres fois avec une grâce égale ou
même inférieure, et il en va de même des vertus qui découlent de la grâce.
Solutions :
1. Le fait d'être déchu de l'amour de Dieu en péchant ne sert
pas au bien de tous ceux qui aiment Dieu. On le voit bien par ceux qui tombent
et ne se relèvent plus, ou ne se relèvent que pour retomber. Cette chute ne
sert qu'à ceux qui" selon le dessein divin, sont appelés à la
sainteté", c'est-à-dire aux prédestinés qui, chaque fois qu'ils tombent, finissent
par se relever. Leur chute leur devient donc avantageuse, non parce qu'ils se
relèvent toujours avec une grâce plus grande, mais avec une grâce plus durable.
Cette qualité ne se prend d'ailleurs pas du côté de la grâce, qui serait
d'autant plus durable qu'elle serait plus grande, mais du côté de l'homme qui
demeure dans la grâce d'une façon d'autant plus stable qu'il est plus prudent
et plus humble. C'est pourquoi la Glose nous dit, dans le commentaire du même
texte : "Leur chute leur est profitable, parce qu'ils se relèvent plus
humbles et deviennent mieux instruits."
2. De son côté, la pénitence a bien le pouvoir de réparer
parfaitement toutes les brèches du péché, et même de nous pousser à un état
plus parfait. Mais son efficacité trouve quelquefois un obstacle du côté de
l'homme qui s'achemine mollement vers Dieu et la détestation du péché. C'est
comme dans le baptême, où les adultes reçoivent une grâce plus ou moins grande
selon leurs dispositions.
3. Cette comparaison de l'une et l'autre grâce avec la lumière
du soir et celle du matin, porte sur l'ordre de succession, la lumière du soir
étant suivie des ténèbres de la nuit, et celle du matin de la clarté du jour, mais
elle n'entend pas comparer les degrés de grâce. Quant à la parole de saint Paul,
elle s'entend de la grâce qui surpasse l'abondance de tous les péchés humains.
Mais il n'est pas vrai de tous les pécheurs que plus ils pèchent, plus ils
reçoivent de grâce, s'il s'agit du degré de grâce habituelle. Il y a cependant
surabondance de grâce, si l'on considère la cause même de la grâce, la
miséricorde gratuite qui accorde le bienfait du pardon, miséricorde d'autant
plus grande qu'il s'agit d'un plus grand pécheur. Il arrive aussi que des âmes
ayant beaucoup péché ont davantage de contrition et obtiennent ainsi une plus
grande abondance de grâce et de vertus, comme on le voit dans le cas de
Marie-Madeleine.
Quant à
l'objection Cependant, il faut répondre que, dans un
seul et même homme, la grâce du progrès est plus grande que celle du début.
Mais il n'est pas nécessaire qu'il en soit ainsi chez des âmes différentes. Tel
commençant reçoit une grâce plus grande que celle de tel autre progressant, comme
le note saint Grégoire le Grand : "Que les hommes du temps présent et de
l'avenir sachent tous avec quelle perfection Benoît enfant a commencé à vivre
dans la grâce de l'état religieux."
Objections :
1. Au sujet de cette parole d'Amos (5, 1) : "Elle est
tombée, la vierge d'Israël", la Glose nous dit : "Le prophète ne nie
pas qu'Israël puisse se relever ; mais il ne se relèvera pas vierge, parce que
la brebis qui a une fois erré, même si elle est rapportée sur les épaules du
pasteur, n'a pas autant de gloire que celle qui ne s'est jamais égarée."
La pénitence ne rend donc pas à l'homme sa dignité précédente.
2. Saint Jérôme dit : "Tous ceux qui ne gardent pas la
dignité de leur vie divine doivent être satisfaits s'ils sauvent leur âme ; car
il est difficile de revenir au degré de vie qu'on a perdu", et le pape
Innocent Ier rappelle que "les canons décrétés à Nicée excluent
les pénitents, même des charges inférieures de la cléricature". L'homme ne
retrouve donc point, par la pénitence, sa dignité précédente.
3. Avant le péché, l'homme peut toujours s'élever en dignité.
Or cela n'est plus accordé au pénitent après le péché, d'après Ézéchiel (44, 10-13)
: "Les lévites qui se sont éloignés de moi... ne m'approcheront plus
jamais, pour exercer le sacerdoce." Et voici ce qu'on trouve dans les Décrets
citant un concile de Lérida : "Ceux qui, attachés au service du saint
autel, ont, par surprise, succombé lamentablement à la fragilité de la chair et,
par la miséricorde du Seigneur, ont fait une digne pénitence, peuvent bien
réoccuper leurs charges, mais à la condition de ne pouvoir être désormais
promus à de plus hauts offices." La pénitence ne rétablit donc pas l'homme
dans sa dignité antérieure.
Cependant :
Voici ce qu'on lit
dans le même Décret, citant
une lettre de saint Grégoire le Grand à Secundinus : "Après une digne
satisfaction, l'homme peut, croyons-nous, récupérer son honneur." Et voici
un décret du concile d'Agde : "Les clercs contumaces doivent être corrigés
par leurs évêques, autant que le rang de leur dignité le permet, de telle façon
qu'une fois corrigés par la pénitence, ils reçoivent de nouveau leur grade
hiérarchique et leur dignité."
Conclusion :
Le péché fait
perdre à l'homme une double dignité : celle qu'il a par rapport à Dieu, et
celle qu'il a par rapport à l’Église. Par rapport à Dieu, il perd une double
dignité. Tout d'abord sa dignité principale "qui le mettait au nombre des
fils de Dieu" (Sg 5, 5) par la grâce. Et il récupère cette dignité par la
pénitence, comme l'indique la parabole du fils prodigue où le père fait rendre
au pénitent "sa première robe, son anneau et ses chaussures".
Mais le pécheur
perd aussi une dignité secondaire l'innocence, dont le fils aîné se glorifiait
en disant : "Depuis tant d'années que je te sers, je n'ai jamais violé ton
commandement." C'est là une dignité que le pénitent ne peut recouvrer ;
mais il peut retrouver parfois quelque chose de meilleur, car, dit saint
Grégoire : "Ceux qui réfléchissent aux égarements qui les ont éloignés de
Dieu, compensent leurs pertes précédentes par les gains qui suivent leur
conversion. A leur sujet, il y a une plus grande joie dans le Ciel, parce que
le général, dans le combat, aime le soldat qui, après sa fuite, revient charger
courageusement l'ennemi, plus que celui qui, n'ayant jamais tourné le dos, n'a
jamais fait non plus un acte signalé de courage."
Quant à la dignité
ecclésiastique, l'homme la perd par le péché, en se rendant indigne d'accomplir
les actes qui appartiennent à l'exercice de cette dignité. Il est en effet
interdit aux pécheurs de la récupérer dans les cas suivants :
- 1° Quand ils ne
font pas pénitence. C'est ainsi que saint Isidore de Séville écrit à l'évêque
Misianus ce que nous lisons dans la même distinction des Décrets : "Les canons prescrivent de
rétablir dans leurs anciens grades hiérarchiques ceux qui ont déjà donné la
satisfaction de la pénitence ou une confession suffisamment réparatrice de
leurs péchés. Mais au contraire, ceux qui ne s'amendent pas du vice de leur
corruption ne doivent recouvrer ni leur grade honorifique, ni la grâce de la
communion."
- 2° Quand ils
sont négligents dans leur pénitence : "Quand ces clercs pénitents ne
montrent aucune humble componction, aucune assiduité à la prière, aucune
pratique de jeûne et de pieuses lectures, nous pouvons prévoir avec quelle
négligence ils continueraient de vivre, s'il leur était permis de recouvrer
leurs anciennes dignités."
- 3° Quand le
clerc a commis un péché auquel est annexée une irrégularité. De là ce canon
d'un concile tenu par le pape Martin : "Si quelqu'un a épousé une veuve ou
une femme abandonnée par son mari, qu'il ne soit pas admis dans le clergé. S'il
s'y est glissé furtivement, qu'il en soit chassé. De même si, après son baptême,
il a chargé sa conscience d'un homicide par action, conseil, ou défense de
l'assassin." Mais ces interdictions ont leur motif dans l'irrégularité et
non dans le péché lui-même.
- 4° Quand il y a
scandale. D'où ces paroles de Raban Maur : "Ceux qui auront été surpris ou
arrêtés en flagrant délit de parjure, de vol ou de fornication ou autres crimes
doivent, d'après les saints canons, être déclarés déchus de leur grade hiérarchique,
parce que c'est un scandale pour le peuple de Dieu d'avoir de telles personnes
à sa tête. Quant à ceux qui s'accusent au prêtre de tels péchés commis en
secret, s'ils ont soin de se purifier par les jeûnes, les aumônes, les veilles
et les saints exercices de la liturgie, on doit leur promettre que, même en
gardant leur place dans la hiérarchie, ils peuvent espérer leur pardon de la
miséricorde de Dieu." C'est ce que nous dit aussi la décrétale sur la
qualité des ordinands : "Si les crimes reprochés n'ont pas été établis par
une sentence judiciaire ou ne sont pas notoires de quelque autre façon, les
coupables, sauf les homicides, ne peuvent pas, après leur pénitence, être
écartés de l'exercice des saints ordres déjà reçus, ou de leur réception."
Solutions :
1. Virginité et innocence ne peuvent, ni l'une ni l'autre, se
récupérer, mais il s'agit là d'une dignité secondaire au regard de Dieu.
2. Dans le texte allégué, saint Jérôme ne dit pas qu'il est
impossible, mais seulement difficile à l'homme de retrouver, après le péché, sa
dignité d'avant la faute, parce que cela n'est accordé qu'à celui qui fait
parfaitement pénitence, comme nous l'avons dit. Aux prescriptions des canons
qui semblent interdire cette concession, saint Augustin répond dans une lettre
: "Ce n'est point parce qu'elle désespérait de pouvoir pardonner, mais à
cause de la rigueur de sa discipline, que l’Église a défendu de recevoir, de
reprendre ou de garder dans la cléricature celui qui a fait pénitence d'un
crime. Autrement, ce serait mettre en discussion le pouvoir des clés donné à
l'Église, et dont il a été dit : Tout ce que vous aurez absous sur la terre
sera absous dans le Ciel." Et il ajoute : "Car le saint roi David, lui
aussi, a fait pénitence de crimes dignes de mort, et cependant il est resté sur
son trône. De même, le bienheureux Pierre est demeuré Apôtre, bien qu'avec des
larmes très amères il ait fait pénitence pour avoir renié le Seigneur. Mais, pour
autant, ne jugeons pas superflu le souci de ceux qui dans la suite, quand cela
ne portait point dommage à l'oeuvre du salut, ont augmenté la sévérité de la
pénitence. Ils avaient, je crois, appris par expérience que l'attachement au
pouvoir avait rendu fictive la pénitence de certains pécheurs."
3. Ce décret doit s'entendre des clercs qui, ayant été soumis
à la pénitence publique, ne peuvent plus dans la suite être promus à une
dignité plus haute. Car saint Pierre, après son reniement, a été établi pasteur
des brebis du Christ, comme on le voit chez saint Jean (21, 15) dont saint Jean
Chrysostome commente ainsi le récit : "Pierre, après son reniement et sa
pénitence, a montré une plus grande confiance dans le Christ. Alors qu'à la
Cène il n'osait pas l'interroger lui-même, mais en chargeait saint Jean, voici
qu'après sa pénitence il se voit accorder la conduite de ses frères. Non
seulement alors il ne charge plus un autre des interrogations qui le concernent
lui-même, mais c'est lui qui interroge le Maître au sujet de Jean."
Objections :
1. Ce qui n'existe plus ne peut pas être changé. Mais cette
mortification des oeuvres est un changement, passage de l'état de vie à l'état
de mort. Or, puisque les oeuvres vertueuses n'existent plus une fois faites, il
semble bien qu'elles ne puissent pas être frappées de mort.
2. Par les oeuvres vertueuses faites en état de charité, l'homme
mérite la vie éternelle. Mais enlever à quelqu'un sa récompense est une
injustice qui ne peut se trouver chez Dieu. Il n'est donc pas possible que les
oeuvres vertueuses faites en état de charité soient frappées de mort par un
péché commis ensuite.
3. Ce qui est plus fort n'est pas détruit par ce qui est plus
faible. Or les oeuvres de charité sont plus fortes que n'importe quel péché, selon
les Proverbes (10, 12) : "La charité couvre tous les péchés." Il
semble donc que les oeuvres faites en état de charité ne puissent pas être
frappées de mort par le péché commis ensuite.
Cependant :
On lit dans
Ézéchiel (18, 24) : "Si le juste se détourne de sa justice, on ne se
souviendra plus de la justice qu'il aura pratiquée."
Conclusion :
Une réalité
vivante perd, par la mort, son activité vitale. C'est par comparaison avec ce
phénomène qu'on dit que certaines choses sont "mortifiées" quand
elles sont empêchées d'aboutir à leur propre effet ou activité. Or l'effet des
oeuvres vertueuses faites en état de charité est de nous conduire à la vie
éternelle. Cet effet est empêché par le péché mortel qui, commis après les
oeuvres, nous enlève la grâce. C'est de cette façon que les oeuvres vertueuses
faites en état de charité sont dites "mortifiées" par le péché mortel
qui les suit.
Solutions :
1. De même que les oeuvres de péché passent quant à leur
action et demeurent quant à leur culpabilité, ainsi les oeuvres faites dans la
charité, une fois leur acte passé, demeurent-elles quant à leur mérite dans
l'acceptation de Dieu. Elles sont mortifiées en tant que l'homme est empêché
d'en recevoir la récompense.
2. La récompense peut être enlevée sans injustice à celui qui
la méritait, quand il s'en est rendu indigne par une faute postérieure ; car
c'est
quelquefois justice que l'homme perde, à cause d'une faute, ce qu'il a déjà
reçu.
3. Ce n'est pas à cause de la puissance des oeuvres de péché
que les oeuvres faites précédemment dans la charité sont mortifiées, mais c'est
à cause de la liberté de la volonté, qui peut s'abaisser du bien au mal.
Objections :
1. Les oeuvres qui avaient été accomplies dans la charité sont
mortifiées par le péché postérieur, et de même les péchés sont remis par la
pénitence qui les suit. Or les péchés remis par la pénitence ne reviennent pas,
on l'a dit. Il semble donc que les oeuvres mortifiées, elles non plus, ne
revivent point par la charité.
2. On dit que les oeuvres sont mortifiées par comparaison avec
les animaux qui meurent. Mais l'animal mort ne peut être rendu à la vie. Donc
les oeuvres mortifiées ne peuvent pas non plus revivre par la pénitence.
3. Les oeuvres accomplies dans la charité méritent un degré de
gloire éternelle proportionné à leur degré de grâce et de charité. Or
quelquefois l'homme se relève par la pénitence à un degré inférieur de grâce et
de charité. La gloire qu'il obtient n'est donc plus proportionnée au mérite de
ses premières oeuvres, et il semble ainsi que les oeuvres mortifiées par le
péché ne soient pas revivifiées.
Cependant :
Sur ce texte de
Joël (2, 25) : "Je vous rendrai les années que les sauterelles ont
dévorées" la Glose interlinéaire nous dit : "Je ne laisserai point
périr l'abondance que le trouble de votre esprit vous a fait perdre".
Cette abondance est le mérite des bonnes oeuvres qui a été perdu par le péché.
La pénitence revivifie donc les oeuvres méritoires antérieures au péché.
Conclusion :
Certains ont dit
que les oeuvres méritoires mortifiées par un péché postérieur n'étaient pas
revivifiées par la pénitence qui suivait ce péché. Ils pensaient que ces
oeuvres, n'existant plus, ne pouvaient pas être revivifiées.
Mais cela ne peut
empêcher leur reviviscence. Ce n'est pas seulement en tant que ces œuvres
existent actuellement, qu'elles ont la vie, c’est-à-dire la puissance de nous
conduire à la vie éternelle, mais même après qu'elles ont cessé d'exister en
acte, en tant qu'elles subsistent dans l'acceptation de Dieu. Ainsi elles y
demeurent, autant qu'il dépend d'elles, même après qu'elles ont été mortifiées
par le péché, parce que Dieu tiendra toujours ces oeuvres pour agréables en
tant qu'elles ont été faites, et les saints s'en réjouiront selon l'Apocalypse
(3, 11) : "Retiens ce que tu as, de peur qu'un autre ne reçoive ta
couronne." Si elles n'ont plus l'efficacité de conduire à la vie éternelle
celui qui les a faites, cela provient de l'obstacle posé par le péché qui est
survenu et qui a rendu cet homme indigne de la vie éternelle. Or cet
empêchement est enlevé par la pénitence en tant qu'elle remet les péchés. Il
reste donc que les oeuvres d'abord mortifiées recouvrent, par la pénitence, l'efficacité
de conduire leur auteur à la vie éternelle ; c'est ainsi qu'elles revivent. Il
est donc évident que les oeuvres mortifiées revivent par la pénitence.
Solutions :
1. Les oeuvres de péché sont détruites en elles-mêmes par la
pénitence, en sorte que grâce à l'indulgence divine, il n'en vient plus jamais
ni souillure ni culpabilité. Mais les oeuvres faites dans la charité ne sont
pas détruites par Dieu, et elles subsistent dans son acceptation. C'est
l'activité de l'homme qui met un empêchement à leur efficacité. Dieu fait pour
sa part ce que ces oeuvres méritaient.
2. Les oeuvres accomplies dans la charité ne sont pas
mortifiées en elles-mêmes, nous l'avons dit, mais leur efficacité est seulement
empêchée par l'obstacle qui survient du côté de l'homme.
3. Celui qui se relève par la pénitence dans un degré de
charité inférieur au précédent, recevra la récompense essentielle selon la
mesure de charité où il se trouvera à sa mort. Mais il aura plus de joie des
oeuvres faites dans son premier état de charité, que de celles du second, ce
qui relève de la récompense accidentelle.
Objections :
1. Il semble plus difficile d'amener à la vie ce qui a été
mortifié, merveille que la nature ne fait jamais, que de faire vivre ce qui n'a
jamais été vivant, car des réalités non vivantes engendrent parfois
naturellement des êtres vivants. Or la pénitence vivifie des oeuvres mortifiées,
comme on l'a dit. Donc à plus forte raison vivifie-t-elle les oeuvres mortes.
2. Supprimer la cause, c'est supprimer l'effet. Or c'est un
manque de charité et de grâce qui a été la cause pour laquelle les oeuvres
appartenant au genre des oeuvres bonnes, mais faites sans la charité, n'ont pas
été des oeuvres vivantes, et cette déficience est enlevée par la pénitence. Les
oeuvres mortes sont donc vivifiées par la pénitence.
3. Saint Jérôme écrit : "Si vous voyez parfois un pécheur
faire quelques oeuvres de justice au milieu de beaucoup d'oeuvres mauvaises, Dieu
n'est pas si injuste qu'il oublie les quelques bonnes oeuvres de ce pécheur à
cause du nombre des mauvaises." Or cette justice de Dieu apparaît surtout
quand ses mauvaises oeuvres passées sont effacées par la pénitence. Il semble
donc que, par la pénitence, Dieu récompense les bonnes oeuvres précédentes
faites en état de péché. C'est ainsi qu'elles sont vivifiées.
Cependant :
Saint Paul écrit (1 Co 13, 3) : "Quand j'aurais distribué
tout mon bien pour nourrir les pauvres et livré mon corps au feu, si je n'ai
pas la charité, tout cela ne me sert de rien." Or cette parole ne serait
plus vraie si ces oeuvres étaient vivifiées au moins par une pénitence
postérieure. La pénitence ne vivifie donc pas les oeuvres mortes.
Conclusion :
Une oeuvre peut
être dite "morte" de deux façons :
- 1° En raison de
ses effets, parce qu'elle est cause de mort, et c'est à ce titre que les
oeuvres de péché sont dites mortes dans l'épître aux Hébreux (9, 14) : "Le
sang du Christ purifiera nos consciences des oeuvres mortes." Les oeuvres
mortes de cette catégorie ne sont pas vivifiées, mais abolies par la pénitence,
selon la même épître (6, 1) : "Nous n'avons plus à poser les fondements de
la pénitence, qui nous délivre des oeuvres mortes."
- 2° Les oeuvres
sont dites encore "mortes" en raison de ce qui leur manque : parce
qu'elles n'ont pas cette vie spirituelle qui vient de la charité par laquelle
l'âme est unie à Dieu, recevant de Dieu la vie comme le corps la reçoit de
l'âme. C'est de cette façon que la foi, sans la charité, est dite "morte",
selon saint Jacques (2, 20) : "La foi sans les oeuvres est morte."
C'est aussi de cette façon qu'on appelle mortes toutes les oeuvres bonnes par
leur genre, qui sont faites sans la charité, en tant qu'elles ne procèdent pas
du principe de la vie, comme nous disons du son d'une cithare que c'est une
voix morte. La distinction entre mort et vie dans les oeuvres se fait par
comparaison avec le principe dont elles procèdent. Mais les mêmes oeuvres ne
peuvent pas deux fois procéder d'un principe, puisqu'elles sont des réalités
qui passent et ne peuvent pas être réalisées de nouveau avec la même
individualité. Il est donc impossible que des oeuvres mortes deviennent
vivantes par la pénitence.
Solutions :
1. Dans le domaine de la nature, les réalités mortes ou
mortifiées sont les unes et les autres sans principe vital. Au contraire, les
oeuvres que nous disons "mortifiées", ne le sont pas du côté du
principe vital dont elles ont procédé, mais du côté d'un empêchement qui leur
est extérieur, tandis que les oeuvres mortes sont ainsi appelées à cause de
leur principe. Ce n'est donc pas le même cas.
2. Les oeuvres bonnes par leur genre, mais faites sans charité,
sont appelées mortes parce qu'en l'absence de la charité et de la grâce, elles
manquent de principe vital. Qu'elles procèdent d'un tel principe, la pénitence
qui vient ensuite ne peut pas le leur donner. La raison donnée dans l'objection
n'est donc pas concluante.
3. Dieu se souvient des bonnes oeuvres faites en état de péché,
non pour les récompenser dans la vie éternelle, due seulement aux oeuvres vives,
c'est-à-dire accomplies dans la charité, mais pour leur donner une récompense
temporelle. C'est ainsi que, dans l'homélie sur la parabole de Lazare et du
riche, saint Grégoire le Grand dit : "Si ce riche n'avait pas fait quelque
bien et reçu sa récompense dans le siècle présent, Abraham ne lui aurait jamais
dit : "Tu as reçu des biens pendant ta vie."
On peut encore
justifier cette opinion en ce que le pécheur subira un jugement moins sévère.
D'où ces paroles de saint Augustin : "Nous ne pouvons pas dire du
schismatique martyrisé qu'il lui eût été meilleur d'éviter toutes ces
souffrances en reniant le Christ. Nous devons, au contraire, penser que son
jugement sera plus doux que si son reniement l'avait soustrait à son supplice.
La parole de saint Paul : "Quand je livrerais mon corps au feu, si je n'ai
pas la charité, cela ne me sert de rien", doit s'entendre en ce sens que
cela ne sert de rien pour l'obtention du royaume des Cieux, mais non pas pour
un adoucissement de la damnation finale."
Il faut étudier maintenant les parties de la pénitence. D'abord en
général (Q. 90). Ensuite chacune en particulier (Supplément, Q. 1).
1. La pénitence a-t-elle des parties ? - 2. Leur nombre. - 3. Leur
nature. - 4. Sa division en parties subjectives (voir le supplément).
Objections :
1. Les sacrements sont des réalités dans lesquelles la vertu
divine opère mystérieusement. Or la vertu divine est une et simple. La
pénitence étant un sacrement, on ne doit pas lui assigner de parties.
2. La pénitence est à la fois vertu et sacrement. Or, en tant
que vertu, elle n'a pas de parties, puisque la vertu est habitus, qualité
simple de l'esprit. Et il ne semble pas non plus qu'on puisse assigner des
parties à la pénitence en tant que sacrement, car on ne distingue pas de
parties dans le baptême et les autres sacrements. On ne doit donc pas en
assigner à la pénitence.
3. C'est le péché qui est la matière de la pénitence, on l'a
dit plus haut. Or on ne distingue pas de parties dans le péché. On ne doit donc
pas en distinguer non plus dans la pénitence.
Cependant :
Les parties sont
les éléments divers qui constituent la perfection intégrale d'une réalité. Or
la perfection de la pénitence dans son intégrité requiert plusieurs éléments :
la contrition, la confession et la satisfaction. La pénitence a donc des
parties.
Conclusion :
Les parties d'une
réalité sont les éléments en lesquels son tout se divise matériellement ; car
les parties sont au tout ce que la matière est à la forme. C'est pourquoi
Aristote range les parties dans le genre de la cause matérielle, et le tout
dans celui de la cause formelle. Partout donc où, du côté de la matière, il y a
de la pluralité, on doit trouver une raison de distinguer des parties. Or nous
avons dit que, dans le sacrement de pénitence, les actes humains tenaient lieu
de matière. C'est pourquoi la perfection de la pénitence requiert plusieurs
actes humains : la contrition, la confession et la satisfaction, comme nous le
verrons plus loin. Il s'ensuit donc que le sacrement de pénitence a des
parties.
Solutions :
1. Tous les sacrements sont simples en tant que la vertu
divine opère en eux. Mais cette vertu divine, à cause de sa grandeur, peut
employer pour son opération ou bien une seule réalité, ou bien des réalités
diverses en raison desquelles on doit assigner des parties à un sacrement.
2. On n'assigne pas des parties à la pénitence en tant qu'elle
est vertu, parce que les actes humains qu'on distingue dans la pénitence ne
sont pas des parties, mais des effets de cet habitus qu'est la vertu. C'est
donc comme sacrement que la pénitence a des parties, les actes humains tenant lieu
de matière sacramentelle. Quant aux autres sacrements, ils n'ont pas pour
matière des actes, humains, mais une réalité extérieure, ou simple comme l'eau
et l'huile, ou composée comme le chrême. C'est pourquoi, dans les autres
sacrements, on ne distingue pas de parties.
3. Les péchés ne sont que la matière éloignée de la pénitence,
en tant qu'ils sont comme la matière ou l'objet des actes humains qui sont
eux-mêmes la matière propre du sacrement de pénitence.
Objections :
1. La contrition est dans le coeur et appartient par
conséquent à la pénitence intérieure ; la confession au contraire est dans la
bouche, et la satisfaction dans l'oeuvre extérieure. Ces deux parties
appartiennent donc à la pénitence extérieure. Or la pénitence intérieure n'est
pas un sacrement. Seule la pénitence extérieure, qui tombe sous les sens, peut
être un sacrement. La distinction en trois parties du sacrement de pénitence
n'est donc pas justifiée.
2. Le sacrement de la loi nouvelle confère la grâce, on l'a
vue. Or dans la satisfaction aucune grâce n'est conférée. Donc la satisfaction
n'est pas une partie du sacrement.
3. Il n'y pas identité entre les fruits et les parties d'une
réalité. Or la satisfaction est le fruit de la pénitence, d'après saint Luc (3,
8) : "Faites de dignes fruits de pénitence." Elle n'est donc pas une
partie de cette même pénitence.
4. La pénitence doit s'opposer au péché. Or le péché s'achève
dans le coeur par le consentement, ainsi qu'on l'a prouvé dans la deuxième
Partie. Donc aussi dans la pénitence, dont la confession de bouche et la
satisfaction par les oeuvres ne peuvent par conséquent être des parties.
Cependant :
Il semble qu'on
doive distinguer un plus grand nombre de parties dans la pénitence. Ce n'est
pas seulement le corps, comme matière, qui est partie de l'homme, mais c'est
aussi l'âme, qui est sa forme. Or les trois parties assignées à la pénitence, étant
des actes du pénitent, ne représentent que la matière de la pénitence, et c'est
l'absolution du prêtre qui tient lieu de forme. Il faut donc compter
l'absolution du prêtre comme quatrième partie de la pénitence.
Conclusion :
Il y a deux sortes de
parties : les parties de l'essence et les parties de la quantité, selon
Aristote.
Les parties de
l'essence sont, dans l'ordre physique, la matière et la forme, et, dans l'ordre
logique, le genre et la différence. C'est ainsi que, dans tout sacrement, on
distingue la matière et la forme comme des parties de son essence, et nous
avons dit en conséquence que les sacrements sont constitués "de choses et
de paroles".
Quant aux parties
de la quantité, elles sont des parties de la matière, puisque la quantité se
trouve du côté de la matière. C'est à ce titre qu'on assigne spécialement au
sacrement de pénitence des parties, selon les actes du pénitent qui sont la
matière de ce sacrement.
Or nous avons dit
plus haut que la compensation de l'offense se faisait dans la pénitence d'une
autre façon que dans la justice vindicative. Dans la justice vindicative en
effet, la compensation est déterminée par la sentence arbitrale du juge et non
par la volonté de l'offenseur ou de l'offensé. Dans la pénitence au contraire, la
compensation de l'offense se fait selon la volonté du pécheur et la libre
détermination de Dieu qu'on a offensé, car la pénitence ne cherche pas
seulement le rétablissement intégral de l'égalité de la justice, mais bien plus
la réconciliation de deux amis, réconciliation qui se fait quand l'offenseur
donne la compensation que demande l'offensé. Voici donc ce qui est requis de la
part du pénitent :
- 1° qu'il veuille
donner compensation, et cette volonté, c'est la contrition ;
- 2° qu'il se
soumette au jugement du prêtre tenant la place de Dieu, et c'est ce qui se fait
dans la confession ;
- 3° qu'il donne
la compensation fixée par la sentence du ministre de Dieu, et c'est ce qui se
fait dans la satisfaction.
C'est ainsi qu'on
distingue trois parties dans la pénitence : la contrition, la confession et la
satisfaction.
Solutions :
1. La contrition est essentiellement dans le coeur et
appartient à la pénitence intérieure ; mais elle appartient virtuellement à la
pénitence extérieure en tant qu'elle implique le vouloir de la confession et de
la satisfaction.
2. Il en est de la satisfaction comme du baptême chez les
adultes : en tant que voulue elle confère la grâce, et en tant que mise à
exécution, elle l'augmente.
3. La satisfaction est une partie du sacrement de pénitence, et
un fruit de la vertu de pénitence.
4. Il y a plus de conditions requises pour le bien "qui
exige l'intégrité de sa cause", que pour le mai qui procède "de
défauts particuliers", selon saint Denys le pseudo-aréopagite. C'est
pourquoi, bien que le péché s'achève dans le consentement du coeur, la
pénitence, elle, requiert pour son achèvement, non seulement la contrition du
coeur, mais encore la confession de la bouche et les oeuvres de satisfaction.
L'objection Cependant a été résolue par la Conclusion
ci-dessus.
Objections :
1. La pénitence est ordonnée à détruire le péché. Or la
distinction des péchés de coeur, de bouche et d'action est une distinction de
parties subjectives et non de parties intégrantes, puisque l'on qualifie
chacune de péché. Il en va donc de même, dans la pénitence, de la contrition de
coeur, de la confession de bouche et de la satisfaction par les oeuvres ; donc
ce ne sont pas là des parties intégrantes.
2. Aucune partie intégrante ne contient une autre des parties
qu'on en distingue. Or la contrition contient en elle-même le vouloir de la
confession et de la satisfaction.
3. Les parties intégrantes entrent pour une part égale et
simultanée dans la constitution du tout. Or ce n'est pas le cas des parties de
la pénitence. Donc elles n'en sont pas des parties intégrantes.
Cependant :
On appelle parties
intégrantes celles qui constituent le tout dans la perfection de son intégrité.
Or ce sont bien les trois parties énumérées qui achèvent la perfection de la
pénitence, dont elles sont par conséquent les parties.
Conclusion :
Certains ont dit
que ces trois parties de la pénitence étaient des parties subjectives.
Mais ce n'est pas
possible, car les parties subjectives ont chacune également et aussi bien que
toutes ensemble, tout ce qu'il y a de puissance active dans le tout. C'est
ainsi que tout ce qu'il y a de puissance active dans l'animalité, en tant
qu'animalité, se retrouve dans chacune des espèces animales, qui sont ensemble
et également les divisions du genre animal. Or ce n'est pas le cas ici.
C'est pourquoi
d'autres théologiens ont appelé les parties de la pénitence des parties
potentielles. Mais cela non plus ne peut pas être vrai, car à chacune des
parties potentielles le tout est présent avec toute son essence, comme
l'essence tout entière de l'âme est présente à chacune de ses facultés. Or ce
n'est pas non plus le cas ici. Il reste donc que les parties de la pénitence
soient des parties intégrantes qui, toutes ensemble, doivent réaliser le tout, sans
que chacune d'elles en ait toute la puissance active et toute l'essence.
Solutions :
1. Le péché, parce qu'il est un mal, peut, nous l'avons dit, s'achever
dans le désordre d'un seul des éléments de nos opérations ; et c'est ainsi que
nous avons trois espèces de péché :
- 1° le péché qui
s'achève dans le coeur ;
- 2° celui qui est
commis par le coeur et la bouche ;
- 3° celui auquel
concourent le coeur, la bouche et l'action extérieure. Dans cette dernière
espèce de péché, la part du coeur, de la bouche et de l'oeuvre extérieure sont
les parties intégrantes du péché complet. Il en est de même dans la pénitence, qui
a comme parties intégrantes ce que lui donnent le coeur, la bouche et l'oeuvre
extérieure.
2. Le tout peut être contenu, mais non pas son essence, dans
une seule des parties intégrantes. Le fondement contient en effet virtuellement,
d'une certaine façon, tout l'édifice ; c'est de cette façon que la contrition
contient virtuellement la pénitence tout entière.
3. Toutes les parties intégrantes ont entre elles un certain
ordre :
- Mais cet ordre
peut n'être qu'un ordre de situation dans le lieu, soit que ces parties se
suivent, comme les différentes parties d'une armée, soit qu'elles se touchent
comme celles d'un tas de pierres, soit qu'elles soient liées ensemble comme
celles d'une maison, soit qu'elles soient en continuité comme celles d'une
ligne.
- Elles peuvent
aussi être ordonnées d'après leur puissance active, comme les parties
intégrantes de l'animal dont la première en puissance active est le coeur, les
autres dépendant aussi les unes des autres, d'après un certain ordre de
puissance active.
- Troisièmement
enfin il peut y avoir entre les parties intégrantes un ordre de temps, comme
entre les différentes parties du temps et du mouvement. Donc, pour ce qui est
des parties de la pénitence, elles ont entre elles un ordre de puissance active
et de temps, mais elles ne sont pas rangées localement, parce qu'elles ne sont
pas localisées.
Ici s’arrête la rédaction de
saint Thomas d’Aquin, la mort l’ayant empêché de continuer. L’article 4 est
déjà un extrait du Commentaire du Livre
des Sentences, ajouté par le Frère Réginald, compilateur du Supplément. Il manque : 1°
Les derniers sacrements ; 2° L’Église ; 3° Les fins dernières de l’homme ; 4° La
théologie fondamentale.
Objections :
1. Il semble qu'il ne convient pas de diviser la pénitence en "pénitence
d'avant baptême", "pénitence des péchés mortels" et "pénitence
des péchés véniels". La pénitence est en effet, comme on l'a dit
précédemment, la seconde planche après le naufrage, tandis que le baptême est
la première. Ce qui précède le baptême ne doit donc pas être compté comme une
espèce de la pénitence.
2. En fait de destruction, qui peut le plus peut le moins. Or
le péché mortel est plus que le péché véniel, et la pénitence qui pleure les
fautes mortelles est aussi la même que celle qui s'afflige des péchés véniels.
Il n'y a donc pas à distinguer diverses espèces de pénitence.
3. On pêche mortellement ou véniellement aussi bien avant le
baptême qu'après. Si donc après le baptême, on distingue une pénitence des
péchés mortels et une pénitence des péchés véniels, on a les mêmes raisons de
faire cette distinction avant le baptême.
Cependant :
C'est saint Augustin qui distingue ces trois espèces de
pénitence dans le livre De Paenitentia.
Conclusion :
Cette division de saint Augustin est une division de la
pénitence en tant qu'elle est une vertu. Or on doit considérer que chaque vertu
règle son opération sur les exigences de la circonstance de temps, comme les
autres circonstances. Il s'ensuit que l'acte de la vertu de pénitence se
conforme maintenant aux exigences de la Loi nouvelle. Mais il appartient à la
pénitence de nous faire détester nos péchés passés, avec la résolution
d'améliorer notre vie. Cette amélioration est pour ainsi dire la fin de la
pénitence, et comme les vertus morales sont spécifiées par leur fin, ainsi
qu'on l'a vu de la seconde Partie, il convient qu'on distingue différentes
espèces de pénitence, d'après les différentes sortes d'amélioration que le
pénitent a en vue. Or le pénitent peut vouloir trois sortes de changement de vie
:
- 1° La renaissance à une vie nouvelle par le baptême, et
c'est là l'objet de la pénitence d'avant le baptême.
- 2° La réforme de sa vie passée déjà corrompue et c'est ce
que cherche la pénitence des péchés mortels commis après le baptême.
- 3° Le perfectionnement de son opération vitale, et c'est
ce que poursuit la pénitence des péchés véniels qui sont remis par un acte
fervent de charité comme nous l'avons dit.
Solutions :
1. La pénitence d'avant le baptême n'est pas un sacrement,
mais un acte de la vertu de pénitence nous disposant au sacrement du baptême.
2. La pénitence qui efface les péchés mortels commis après le
baptême efface aussi les péchés véniels, mais la réciproque n'est pas vraie.
C'est pourquoi ces deux pénitences se distinguent comme le parfait et
l'imparfait.
3. Avant le baptême, il n'y a pas de péché véniel sans péché
mortel et comme le péché véniel ne peut pas être pardonné indépendamment du
péché mortel, ainsi que nous l'avons dit, il s'ensuit qu'avant le baptême, il
n'y a pas lieu de distinguer la pénitence des péchés mortels, de celle des
péchés véniels.
[1] L'Eglise ne suit pas saint Thomas sur ce point (Voir dogme de la conception immaculée de Marie, Pie IX).
[2] Le nestorianisme est une doctrine christologique affirmant que deux hypostases, l'une divine, l'autre humaine, coexistent en Jésus-Christ. Cette thèse tire son nom d'un de ses défenseurs, Nestorius (né vers 381 - mort en 451), patriarche de Constantinople (428-431).
[3] Certains articles de cette question ne
peuvent plus être gardés à cause du dogme de l'Immaculée Conception (8 décembre
1854, Pie IX) : "Par l'autorité de Notre Seigneur Jésus-Christ, des
bienheureux Apôtres Pierre et Paul, et par la Nôtre, Nous déclarons, prononçons
et définissons que la doctrine selon laquelle la bienheureuse Vierge Marie fut
dès le premier instant de sa Conception, par une grâce et un privilège spécial
de Dieu tout-puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ, Sauveur du genre
humain, préservée et exempte de toute souillure de la faute originelle, est
révélée de Dieu, et que par conséquent elle doit être crue formellement et
constamment par tous les fidèles".
[4]
La virginité perpétuelle de Marie,
y compris au plan physique, est une vérité de foi proclamée lors
du deuxième concile de Constantinople (553) qui prononce dans le
second anathème : "Le
Verbe de Dieu, s'étant incarné dans la sainte et glorieuse Mère de Dieu et
toujours Vierge Marie est né d'elle." (Voir Dentzinger 214 ; cf.
Constitution de Paul IV de 1555, Dz. 993)