Suivie
du Supplementum réalisé par frère
Reginald
Mise à disposition sur le site des œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin http://docteurangelique.free.fr (© Édition numérique 2008) |
TABLE
QUESTION 1 – LA FIN
ULTIME DE LA VIE HUMAINE
Article 1 – L'homme
agit-il pour une fin ?
Article 2 – Agir pour une
fin est-il propre à la nature raisonnable ?
Article 3 – Les actes
humains reçoivent-ils leur espèce de leur fin ?
Article 4 – Y a-t-il une
fin ultime de la vie humaine ?
Article 5 – Le même homme
peut-il avoir plusieurs fins ultimes ?
Article 6 – L'homme
ordonne-t-il toutes choses à sa fin ultime ?
Article 7 – La fin ultime
est-elle la même pour tous les hommes ?
Article 8 – Toutes les
autres créatures se rejoignent-elles dans cette fin ultime ?
QUESTION 2 – EN QUELS
BIENS CONSISTE LA BÉATITUDE ?
Article 1 – La béatitude
consiste-t-elle dans les richesses ?
Article 2 – La béatitude
consiste-t-elle dans les honneurs ?
Article 3 – La béatitude
consiste-t-elle dans la renommée ou la gloire ?
Article 4 – La béatitude
consiste-t-elle dans la puissance ?
Article 5 – La béatitude
consiste-t-elle en quelque bien du corps ?
Article 6 – La béatitude
consiste-t-elle dans le plaisir ?
Article 7 – La béatitude
consiste-t-elle dans quelque bien de l'âme ?
Article 8 – La béatitude
consiste-t-elle en quelque bien créé ?
QUESTION 3 – QU'EST-CE
QUE LA BÉATITUDE ?
Article 1 – La béatitude
est-elle une réalité incréée ?
Article 2 – Si la
béatitude est une réalité créée, est-elle une activité ?
Article 6 – La béatitude
consiste-t-elle dans la considération des sciences spéculatives ?
Article 8 – La béatitude
consiste-t-elle dans la vision de l'essence divine ?
QUESTION 4 – LES
CONDITIONS REQUISES POUR LA BÉATITUDE
Article 1 – La
délectation est-elle requise pour la béatitude ?
Article 2 – Quel est le
principal dans la béatitude : la délectation ou la vision ?
Article 3 – La
compréhension est-elle requise pour la béatitude ?
Article 4 – La rectitude
de la volonté est-elle requise pour la béatitude ?
Article 5 – Le corps
est-il requis pour la béatitude de l'homme ?
Article 6 – La perfection
du corps est-elle requise pour la béatitude ?
Article 7 – Certains
biens extérieurs sont-ils requis pour la béatitude ?
Article 8 – Une société
d'amis est-elle requise pour la béatitude ?
QUESTION 5 – L'OBTENTION
DE LA BÉATITUDE
Article 1 – L'homme
peut-il obtenir la béatitude ?
Article 2 – Un homme
peut-il avoir plus de béatitude qu'un autre ?
Article 3 – Un homme
peut-il être bienheureux en cette vie ?
Article 4 – La béatitude
une fois possédée peut-elle être perdue ?
Article 5 – L'homme
peut-il acquérir la béatitude par ses forces naturelles ?
Article 6 – L'homme
obtient-il la béatitude par l'action d'une créature supérieure ?
Article 8 – Tout homme
désire-t-il la béatitude ?
QUESTION 6 – LE
VOLONTAIRE ET L'INVOLONTAIRE
Article 1 – Trouve-t-on
du volontaire dans les actes humains ?
Article 2 – Trouve-t-on
du volontaire chez les bêtes ?
Article 3 – Le volontaire
peut-il exister sans aucun acte ?
Article 4 – Peut-on faire
violence à la volonté ?
Article 5 – La violence
est-elle cause d'involontaire ?
Article 6 – La crainte
est-elle cause d'involontaire ?
Article 7 – La convoitise
est-elle cause d'involontaire ?
Article 8 – L'ignorance
est-elle cause d'involontaire ?
QUESTION 7 – LES
CIRCONSTANCES DES ACTES HUMAINS
Article 1 – Qu'entend-on
par circonstances ?
Article 2 – Le théologien
doit-il prêter attention aux circonstances des actes humains ?
Article 3 – Combien y
a-t-il de circonstances ?
Article 4 – Parmi les
circonstances, lesquelles sont les plus fondamentales ?
QUESTION 8 – L'OBJET DU
VOULOIR
Article 1 – La volonté
n'a-t-elle pour objet que le bien ?
Article 2 – La volonté
porte-t-elle seulement sur la fin, ou aussi sur les moyens ?
Article 3 – Est-ce d'un
seul mouvement que la volonté se porte vers la fin et vers les moyens ?
QUESTION 9 – LE PRINCIPE
MOTEUR DE LA VOLONTÉ
Article 1 – La volonté
est-elle mue par l'intelligence ?
Article 2 – La volonté
est-elle mue par l'appétit sensitif ?
Article 3 – Est-ce que la
volonté se meut elle-même ?
Article 4 – La volonté
est-elle mue par un principe extérieur ?
Article 5 – La volonté
est-elle mue par un corps céleste ?
Article 6 – La volonté
est-elle mue par Dieu seul en qualité de principe extérieur ?
QUESTION 10 – LE MODE DE
L'ACTIVITÉ VOLONTAIRE
Article 1 – La volonté
est-elle mue vers quelque chose par nature ?
Article 2 – La volonté
est-elle mue de façon nécessaire par son objet ?
Article 3 – La volonté
est-elle mue de façon nécessaire par l'appétit inférieur ?
Article 4 – La volonté
est-elle mue de façon nécessaire par un moteur extérieur qui est Dieu ?
QUESTION 11 – LA
JOUISSANCE, ACTE DE LA VOLONTÉ
Article 1 – Jouir est-il
un acte de la puissance appétitive ?
Article 2 – Jouir est-il
propre à la seule créature raisonnable ou aussi aux bêtes ?
Article 3 – Ne jouit-on
que de la fin ultime ?
Article 4 – N'y a-t-il
jouissance que si la fin est possédée ?
Article 1 – L'intention
est-elle un acte de l'intelligence, ou de la volonté ?
Article 2 – L'intention
porte-t-elle seulement sur la fin ultime ?
Article 3 – Peut-on
porter son intention sur deux choses à la fois ?
Article 4 – L'intention
de la fin et la volonté des moyens sont-ils un seul et même acte ?
Article 5 – L'intention
convient-elle aux bêtes ?
QUESTION 13 – LE CHOIX,
ACTE DE LA VOLONTÉ A L'ÉGARD DES MOYENS
Article 1 – Le choix
est-il un acte de la volonté, ou de la raison ?
Article 2 – Le choix
convient-il aux bêtes ?
Article 3 – Le choix
porte-t-il seulement sur les moyens ou quelquefois aussi sur la fin ?
Article 4 – Le choix ne
porte-t-il que sur les actions accomplies par nous ?
Article 5 – Le choix ne
porte-t-il que sur des choses possibles ?
Article 6 – L'homme
choisit-il de façon nécessaire, ou librement ?
QUESTION 14 – LA
DÉLIBÉRATION QUI PRÉCÈDE LE CHOIX
Article 1 – La
délibération est-elle une enquête ?
Article 2 – La
délibération a-t-elle pour objet la fin, ou seulement les moyens ?
Article 3 – La
délibération ne porte-t-elle que sur les actions accomplies par nous ?
Article 4 – La
délibération porte-t-elle sur toutes nos actions ?
Article 5 – La
délibération procède-t-elle par voie d'analyse ?
Article 6 – La
délibération procède-t-elle à l'infini ?
QUESTION 15 – LE
CONSENTEMENT, ACTE DE LA VOLONTÉ À L'ÉGARD DES MOYENS
Article 1 – Le
consentement est-il l'acte d'une puissance appétitive ou cognitive ?
Article 2 – Le
consentement convient-il aux bêtes ?
Article 3 – Le
consentement porte-t-il sur la fin ou sur les moyens ?
Article 4 – Le
consentement à l'acte appartient-il seulement à la partie supérieure de l'âme ?
QUESTION 16 – L'USAGE,
QUI EST L'ACTE DE LA VOLONTÉ RELATIVEMENT AUX MOYENS
Article 1 – L'usage
est-il un acte de la volonté ?
Article 2 – L'usage
convient-il aux bêtes ?
Article 3 – L'usage
porte-t-il sur les moyens seulement, ou aussi sur la fin ?
Article 4 – Quel rapport
y a-t-il entre l'usage et le choix ?
QUESTION 17 – LES ACTES
COMMANDÉS PAR LA VOLONTÉ
Article 1 – Le
commandement est-il un acte de la volonté ou bien de la raison ?
Article 2 – Le
commandement appartient-il aux bêtes ?
Article 3 – Quel est le
rapport du commandement avec l'usage ?
Article 4 – Le
commandement et l'acte commandé sont-ils un seul acte, ou des actes différents
?
Article 5 – L'acte de la
volonté est-il commandé ?
Article 6 – L'acte de la
raison peut-il être commandé ?
Article 7 – L'acte de
l'appétit sensible peut-il être commandé ?
Article 8 – L'acte de
l'âme végétative est-il commandé ?
Article 9 – Les actes des
membres extérieurs sont-ils commandés ?
LA BONTÉ ET LA MALICE DES
ACTES HUMAINS
QUESTION 18 – LA BONTÉ ET
LA MALICE DES ACTES HUMAINS EN GÉNÉRAL
Article 1 – Tout action
humaine est-elle bonne, ou y en a-t-il qui soient mauvaises ?
Article 2 – La bonté ou
la malice de l'action humaine lui vient-elle de son objet ?
Article 3 – La bonté ou
la malice des actions humaines leur vient-elle des circonstances ?
Article 4 – La bonté ou
la malice de l'action humaine lui vient-elle de la fin ?
Article 5 – Y a-t-il une
différence d’espèce entre des actions humaines bonnes ou mauvaises ?
Article 6 – Cette
spécification en bien ou en mal vient-elle de la fin ?
Article 8 – Y a-t-il des
actes humains indifférents selon leur espèce ?
Article 9 – Y a-t-il des
actes individuels qui soient indifférents ?
QUESTION 19 – LA BONTÉ ET
LA MALICE DE L'ACTE INTÉRIEUR DE LA VOLONTÉ
Article 1 – La bonté de
la volonté dépend-elle de l'objet ?
Article 2 – La bonté de
la volonté ne dépend-elle que de l'objet ?
Article 3 – La bonté de
la volonté dépend-elle de la raison ?
Article 4 – La bonté de
la volonté dépend-elle de la loi éternelle ?
Article 5 – La raison
erronée oblige-t-elle ?
Article 6 – La volonté
qui, suivant la raison erronée, va contre la loi de Dieu, est-elle mauvaise ?
Article 7 – La bonté de
la volonté, relativement aux moyens, dépend-elle de l'intention de la fin ?
Article 9 – La bonté de
la volonté dépend-elle de sa conformité à la volonté divine ?
QUESTION 20 – LA BONTÉ ET
LA MALICE DES ACTES HUMAINS EXTÉRIEURS
Article 6 – Le même acte
extérieur peut-il être bon et mauvais ?
QUESTION 21 – LES
CONSÉQUENCES DES ACTES HUMAINS RELATIVEMENT À LEUR BONTÉ ET À LEUR MALICE
Article 2 – L'acte
humain, en tant qu'il est bon ou mauvais, est-il louable ou coupable ?
Article 3 – L'acte
humain, en tant qu'il est bon ou mauvais, entraîne-t-il mérite ou démérite ?
QUESTION 22 – LE SIÈGE
DES PASSIONS
Article 1 – Y a-t-il des
passions dans l'âme ?
QUESTION 23 – COMMENT LES
PASSIONS SE DISTINGUENT ENTRE ELLES
Article 1 – Les passions
du concupiscible diffèrent-elles des passions de l'irascible ?
Article 3 – Y a-t-il une
passion qui n’ait pas de contraire ?
QUESTION 24 – LE BIEN ET
LE MAL DANS LES PASSIONS
Article 1 – Peut-on
trouver du bien ou du mal moral dans les passions ?
Article 2 – Toute passion
est-elle mauvaise moralement ?
Article 3 – Toute passion
augmente-t-elle ou diminue-t-elle la bonté ou la malice de l'acte ?
Article 4 – Existe-t-il
une passion qui soit bonne ou mauvaise par son espèce ?
QUESTION 25 – L'ORDRE DES
PASSIONS ENTRE ELLES
Article 1 – L'ordre des
passions de l'irascible par rapport à celles du concupiscible
Article 2 – L'ordre des
passions du concupiscible entre elles
Article 3 – L'ordre des
passions de l'irascible entre elles
Article 4 – Les quatre
passions principales
QUESTION 26 – L'AMOUR
PASSIONNEL
Article 1 – L'amour
est-il dans le concupiscible ?
Article 2 – L'amour
est-il une passion ?
Article 3 – L'amour
est-il identique à la dilection ?
Article 4 – A-t-on raison
de distinguer amour d'amitié, et amour de convoitise ?
QUESTION 27 – LA CAUSE DE
L'AMOUR
Article 1 – Le bien
est-il la seule cause de l'amour ?
Article 2 – La
connaissance est-elle cause de l'amour ?
Article 3 – La
ressemblance est-elle cause de l'amour ?
Article 4 – Y a-t-il une
autre passion qui soit cause de l'amour ?
QUESTION 28 – LES EFFETS
DE L'AMOUR
Article 1 – L'union
est-elle un effet de l'amour ?
Article 2 –
L'inhabitation mutuelle est-elle un effet de l'amour ?
Article 3 – L'extase
est-elle un effet de l'amour ?
Article 4 – La jalousie
est-elle un effet de l'amour ?
Article 5 – L'amour
est-il une passion qui blesse celui qui aime ?
Article 6 – L'amour
est-il la cause de tout ce qu'on fait quand on aime ?
Article 1 – Le mal est-il
la cause et l'objet de la haine ?
Article 2 – La haine
est-elle causée par l'amour ?
Article 3 – La haine
est-elle plus forte que l'amour ?
Article 4 – Peut-on se
haïr soi-même ?
Article 5 – Peut-on haïr
la vérité ?
Article 6 – Peut-on haïr
quelque chose de façon universelle ?
Article 1 – La convoitise
est-elle seulement dans l'appétit sensible ?
Article 2 – La convoitise
est-elle une passion spéciale ?
Article 3 – Y a-t-il des
convoitises naturelles et des convoitises qui ne le sont pas ?
Article 4 – La convoitise
est-elle infinie ?
QUESTION 31 – LE PLAISIR
EN LUI-MÊME
Article 1 – Le plaisir
est-il une passion ?
Article 2 – Le plaisir
est-il dans le temps ?
Article 3 – Le plaisir
diffère-t-il de la joie ?
Article 4 – Le plaisir
est-il dans l'appétit intellectuel ?
Article 6 – Comment
classer les plaisirs sensibles ?
Article 7 – Y a-t-il un
plaisir qui ne soit pas naturel ?
Article 8 – Le plaisir
peut-il être contraire au plaisir ?
QUESTION 32 – LA CAUSE DU
PLAISIR
Article 1 – L'action
est-elle la cause propre du plaisir ?
Article 2 – Le mouvement
est-il cause de plaisir ?
Article 3 – L'espoir et
le souvenir sont-ils cause de plaisir ?
Article 4 – La tristesse
est-elle cause de plaisir ?
Article 5 – Les actions
des autres sont-elles pour nous cause de plaisir ?
Article 6 – Faire du bien
à autrui est-il une cause de plaisir ?
Article 7 – La
ressemblance est-elle cause de plaisir ?
Article 8 – L'étonnement
est-il cause de plaisir ?
QUESTION 33 – LES EFFETS
DU PLAISIR
Article 1 – Le plaisir
est-il cause de dilatation ?
Article 2 – Le plaisir
cause-t-il la soif ou le désir de lui-même ?
Article 3 – Le plaisir
empêche-t-il l'exercice de la raison ?
Article 4 – Le plaisir
perfectionne-t-il l'action ?
QUESTION 34 – BONTÉ ET
MALICE DES PLAISIRS
Article 1 – Tout plaisir
est-il mauvais ?
Article 2 – Étant admis
que non, tout plaisir est-il bon ?
Article 3 – Existe-t-il
un plaisir optimal ?
Article 4 – Le plaisir
est-il la mesure ou la règle selon laquelle on juge du bien ou du mal moral ?
QUESTION 35 – LA DOULEUR
OU TRISTESSE EN ELLE-MÊME
Article 1 – La douleur
est-elle une passion de l'âme ?
Article 2 – La tristesse
est-elle identique à la douleur ?
Article 3 – La tristesse
ou douleur est-elle contraire au plaisir ?
Article 4 – Toute
tristesse est-elle contraire à tout plaisir ?
Article 5 – Y a-t-il une
tristesse contraire au plaisir de la contemplation ?
Article 6 – Faut-il fuir
la tristesse plus que désirer le plaisir ?
Article 7 – La douleur
extérieure est-elle plus grande que la douleur intérieure ?
Article 8 – Les espèces
de tristesse
QUESTION 36 – LES CAUSES
DE LA TRISTESSE OU DOULEUR
Article 1 – La cause de
la douleur est-elle le bien perdu, ou plutôt le mal conjoint ?
Article 2 – La convoitise
est-elle cause de douleur ?
Article 3 – Le désir de
l'unité est-il cause de douleur ?
Article 4 – Le pouvoir
auquel on ne peut résister est-il cause de douleur ?
QUESTION 37 – LES EFFETS
DE LA DOULEUR OU TRISTESSE
Article 1 – La douleur
supprime-t-elle la faculté d'apprendre ?
Article 2 – L'accablement
de l'esprit est-il un effet de la tristesse ou douleur ?
Article 3 – La tristesse
ou douleur affaiblit-elle toute activité ?
Article 4 – La tristesse
nuit-elle au corps plus que les autres passions de l'âme ?
QUESTION 38 – LES REMÈDES
À LA TRISTESSE OU DOULEUR
Article 1 – La douleur ou
tristesse est-elle atténuée par n'importe quel plaisir ?
Article 2 – La douleur ou
tristesse est-elle atténuée par les larmes ?
Article 3 – La douleur ou
tristesse est-elle atténuée par la compassion des amis ?
Article 4 – La douleur ou
tristesse est-elle atténuée par la contemplation de la vérité ?
Article 5 – La douleur ou
tristesse est-elle adoucie par le sommeil ou les bains ?
QUESTION 39 – BONTÉ ET
MALICE DE LA TRISTESSE OU DOULEUR
Article 1 – Toute
tristesse est-elle un mal ?
Article 2 – La tristesse
peut-elle être un bien honnête ?
Article 3 – La tristesse
peut-elle être un bien utile ?
Article 4 – La douleur
corporelle est-elle le souverain mal ?
QUESTION 40 – L'ESPOIR ET
LE DÉSESPOIR
Article 1 – L'espoir
est-il la même chose que le désir ou avidité ?
Article 2 – L'espoir
est-il dans la faculté de la connaissance, ou dans celle de l'appétit ?
Article 3 – L'espoir
existe-t-il chez les bêtes ?
Article 4 – L'espoir
a-t-il pour contraire le désespoir ?
Article 5 – L'expérience
est-elle une cause d'espoir ?
Article 6 – Les jeunes et
les gens ivres regorgent-ils d'espoir ?
Article 7 – Le rapport
entre l'espoir et l'amour
Article 8 – L'espoir
aide-t-il à l'action ?
QUESTION 41 – LA CRAINTE
EN ELLE-MÊME
Article 1 – La crainte
est-elle une passion de l'âme ?
Article 2 – La crainte
est-elle une passion spéciale ?
Article 3 – Y a-t-il une
crainte naturelle ?
Article 4 – Les espèces
de la crainte
QUESTION 42 – L'OBJET DE
LA CRAINTE
Article 1 – Est-ce le
bien qui est l'objet de la crainte, ou le mal ?
Article 2 – Le mal de
nature est-il objet de crainte ?
Article 3 – La crainte
peut-elle avoir pour objet le mal du péché ?
Article 4 – Peut-on
craindre la crainte elle-même ?
Article 5 – Craint-on
davantage les maux imprévus ?
Article 6 – Craint-on
davantage les maux irrémédiables ?
QUESTION 43 – LA CAUSE DE
LA CRAINTE
Article 1 – L'amour
cause-t-il la crainte ?
Article 2 –
L'insuffisance cause-t-elle la crainte ?
QUESTION 44 – LES EFFETS
DE LA CRAINTE
Article 1 – La crainte
a-t-elle un effet de contraction ?
Article 2 – La crainte
pousse-t-elle à délibérer ?
Article 3 – La crainte
fait-elle trembler ?
Article 4 – La crainte
empêche-t-elle d'agir ?
Article 1 – L'audace
est-elle contraire à la crainte ?
Article 2 – Quel rapport
l'audace a-t-elle avec l'espoir ?
Article 3 – La cause de
l'audace
Article 4 – L'effet de
l'audace
QUESTION 46 – LA COLÈRE
ELLE-MÊME
Article 1 – La colère
est-elle une passion spéciale ?
Article 2 – L'objet de la
colère est-il le bien, ou le mal ?
Article 3 – La colère
est-elle dans le concupiscible ?
Article 4 – La colère
s'accompagne-t-elle de raison ?
Article 5 – La colère
est-elle plus naturelle que la convoitise ?
Article 6 – La colère
est-elle plus impitoyable que la haine ?
Article 7 – La colère
vise-t-elle seulement ceux auxquels nous lie la justice ?
Article 8 – Les espèces
de la colère
QUESTION 47 – LA CAUSE
EFFECTIVE DE LA COLÈRE ET SES REMÈDES
Article 1 – Le motif de
la colère est-il toujours une action faite contre celui qui s'irrite ?
Article 2 – Le mépris ou
la mésestime est-il le seul motif de la colère ?
Article 3 – La cause de
la colère chez celui qui s'irrite
Article 4 – La cause de
la colère chez celui qui la subit
QUESTION 48 – LES EFFETS
DE LA COLÈRE
Article 1 – La colère
cause-t-elle du plaisir ?
Article 2 – La colère
cause-t-elle plus qu'autre chose l'effervescence du coeur ?
Article 3 – La colère
empêche-t-elle plus qu'autre chose l'usage de la raison ?
Article 4 – La colère
rend-elle taciturne ?
QUESTION 49 – LA NATURE
DES HABITUS
Article 1 – L'habitus
est-il une qualité ?
Article 2 – L'habitus
est-il une espèce déterminée de la qualité ?
Article 3 – L'habitus
implique-t-il une tendance à l'action ?
Article 4 – La nécessité
des habitus
QUESTION 50 – LE SIÈGE
DES HABITUS
Article 1 – Y a-t-il des
habitus dans le corps ?
Article 2 – L'âme
est-elle le siège d'habitus dans son essence, ou dans une puissance ?
Article 3 – Peut-il y
avoir des habitus dans les puissances sensibles ?
Article 4 – Y a-t-il des
habitus dans l'intelligence elle-même ?
Article 5 – Y a-t-il des
habitus dans la volonté ?
Article 6 – Y a-t-il des
habitus dans les substances séparées ?
QUESTION 51 – LA
GÉNÉRATION DES HABITUS
Article 1 – Y a-t-il des habitus
engendrés par la nature ?
Article 2 – Y a-t-il des
habitus qui soient causés par des actes ?
Article 3 – Un habitus
peut-il être engendré par un seul acte ?
Article 4 – Y a-t-il des
habitus infusés dans l'homme par Dieu ?
QUESTION 52 – LA
CROISSANCE DES HABITUS
Article 1 – Les habitus
s'accroissent-ils ?
Article 2 – Les habitus
s'accroissent-ils par addition ?
Article 3 – Est-ce que
n'importe quel acte accroît l'habitus ?
QUESTION 53 – LA
DIMINUTION ET LA DESTRUCTION DES HABITUS
Article 1 – L'habitus
peut-il disparaître ?
Article 2 – L'habitus
peut-il diminuer ?
Article 3 – La manière
dont l'habitus peut disparaître ou diminuer
QUESTION 54 – LA
DISTINCTION DES HABITUS
Article 1 – Peut-il
exister plusieurs habitus dans une seule puissance ?
Article 2 – Les habitus
se distinguent-ils d'après leurs objets ?
Article 3 – Les habitus
se distinguent-ils selon le bien et le mal ?
Article 4 – Un habitus
est-il constitué de plusieurs ?
QUESTION 55 – L'ESSENCE
DE LA VERTU
Article 1 – La vertu
humaine est-elle un habitus ?
Article 2 – La vertu
humaine est-elle un habitus d'action ?
Article 3 – La vertu
humaine est-elle un habitus bon ?
Article 4 – définition de
la vertu
QUESTION 56 – LE SIÈGE DE
LA VERTU
Article 1 – La vertu
a-t-elle pour siège une puissance de l'âme ?
Article 2 – Une seule
vertu peut-elle résider dans plusieurs puissances ?
Article 3 –
L'intelligence peut-elle être le siège de la vertu ?
Article 4 – L'irascible
et le concupiscible peuvent-ils être le siège de la vertu ?
Article 5 – Les facultés
de connaissance sensible peuvent-elles être le siège de la vertu ?
Article 6 – La volonté
peut-elle être le siège de la vertu ?
QUESTION 57 – LES VERTUS
INTELLECTUELLES
Article 1 – Les habitus
intellectuels spéculatifs sont-ils des vertus ?
Article 3 – Cet habitus
intellectuel qu'est l'art, est-il une vertu ?
Article 4 – La prudence
est-elle une vertu distincte de l'art ?
Article 5 – La prudence
est-elle une vertu nécessaire à l'homme ?
Article 6 – Le bon
conseil, le bon sens, l'équité sont-ils des vertus annexes de la prudence ?
QUESTION 58 – LA
DISTINCTION ENTRE VERTUS MORALES ET VERTUS INTELLECTUELLES
Article 1 – Toute vertu
est-elle une vertu morale ?
Article 2 – La vertu
morale est-elle distincte de la vertu intellectuelle ?
Article 3 – Suffit-il de
distinguer vertu intellectuelle et vertu morale ?
Article 4 – La vertu
morale peut-elle exister sans vertu intellectuelle ?
Article 5 – La vertu
intellectuelle peut-elle exister sans vertu morale ?
QUESTION 59 – LES
RELATIONS ENTRE LES VERTUS MORALES ET LA PASSION
Article 1 – La vertu
morale est-elle la passion ?
Article 2 – La vertu
morale peut-elle être accompagnée de passion ?
Article 3 – La vertu
morale peut-elle être accompagnée de tristesse ?
Article 4 – Est-ce que
toute vertu morale concerne une passion ?
Article 5 – Une vertu
morale peut-elle exister sans passion ?
QUESTION 60 – LA
DISTINCTION ENTRE LES VERTUS MORALES
Article 1 – N'y a-t-il
qu'une seule vertu morale ?
Article 3 – Concernant
les opérations, n'y a-t-il qu'une seule vertu morale ?
Article 4 – Concernant
les différentes passions, y a-t-il différentes vertus morales ?
Article 5 – Les vertus
morales se distinguent-elles selon les différents objets des passions ?
QUESTION 61 – LES VERTUS
CARDINALES
Article 1 – Les vertus
morales doivent-elles être appelées cardinales ou principales ?
Article 2 – Le nombre des
vertus cardinales
Article 3 – Quelles sont
les vertus cardinales ?
Article 4 – Les vertus
cardinales diffèrent-elles les unes des autres ?
QUESTION 62 – LES VERTUS
THÉOLOGALES
Article 1 – Y a-t-il des
vertus théologales ?
Article 3 – Quel est le
nombre et la nature des vertus théologales ?
Article 4 – L'ordre des
vertus théologales
QUESTION 63 – LA CAUSE
DES VERTUS
Article 1 – La vertu
est-elle en nous par nature ?
Article 2 – Quelque vertu
est-elle causée en nous par la répétition des actes ?
Article 3 – Certaines
vertus morales sont-elles en nous par infusion ?
QUESTION 64 – LE JUSTE
MILIEU DES VERTUS
Article 1 – Les vertus
morales consistent-elles dans un juste milieu ?
Article 2 – Ce juste
milieu de la vertu morale est-il réel ou de raison ?
Article 3 – Les vertus
intellectuelles consistent-elles dans un juste milieu ?
Article 4 – Les vertus
théologales consistent-elles dans un juste milieu ?
QUESTION 65 – LA
CONNEXION DES VERTUS
Article 1 – Les vertus
morales sont-elles connexes ?
Article 2 – Les vertus
morales peuvent-elles exister sans la charité ?
Article 3 – La charité
peut-elle exister sans les vertus morales ?
Article 4 – La foi et
l'espérance peuvent-elles exister sans la charité ?
Article 5 – La charité peut-elle
exister sans la foi et l'espérance ?
QUESTION 66 – L'ÉGALITÉ
DES VERTUS
Article 1 – La vertu
peut-elle être plus ou moins grande ?
Article 2 – Toutes les
vertus existant en même temps chez le même individu sont-elles égales ?
Article 3 – Comparaison
des vertus morales avec les vertus intellectuelles
Article 4 – Comparaison
des vertus morales entre elles
Article 5 – Comparaison
des vertus intellectuelles entre elles
Article 6 – Comparaison
des vertus théologales entre elles
QUESTION 67 – LA DURÉE
DES VERTUS APRÈS CETTE VIE
Article 1 – Les vertus
morales demeurent-elles après cette vie ?
Article 2 – Les vertus
intellectuelles demeurent-elles après cette vie ?
Article 3 – La foi
demeure-t-elle après cette vie ?
Article 4 – L'espérance
demeure-t-elle après cette vie ?
Article 5 – Demeure-t-il
quelque chose de la foi, ou de l'espérance ?
Article 6 – La charité
demeure-t-elle après cette vie ?
QUESTION 68 – LES DONS DU
SAINT-ESPRIT
Article 1 – Les dons
sont-ils différents des vertus ?
Article 2 – La nécessité
des dons
Article 3 – Les dons du
Saint Esprit sont-ils des habitus ?
Article 4 – Quels sont
les dons et combien sont-ils ?
Article 5 – Les dons du
Saint Esprit sont-ils connexes ?
Article 6 – Les dons du
Saint Esprit demeurent-ils dans la patrie ?
Article 7 – Les rapports
mutuels entre les dons
Article 8 – Le rapport
des dons avec les vertus
Article 1 – Les
béatitudes se distinguent-elles des dons et des vertus ?
Article 2 – Les
récompenses des béatitudes appartiennent-elles à cette vie ?
Article 3 – Le nombre des
béatitudes
Article 4 – La convenance
des récompenses attribuées aux béatitudes
QUESTION 70 – LES FRUITS
DU SAINT ESPRIT
Article 1 – Les fruits du
Saint Esprit sont-ils des actes ?
Article 2 – Les fruits
diffèrent-ils des béatitudes ?
Article 3 – Le nombre des
fruits
Article 4 – L'opposition
des fruits aux oeuvres de la chair
QUESTION 71 – LA NATURE
DU PÉCHÉ
Article 1 – Le vice
est-il le contraire de la vertu ?
Article 2 – Le vice
est-il contraire à la nature ?
Article 3 – Quel est le
pire – le vice ou l'acte vicieux ?
Article 4 – L'acte
vicieux peut-il coexister avec la vertu ?
Article 5 – En tout péché
y a-t-il un acte ?
QUESTION 72 – LA
DISTINCTION ENTRE LES PÉCHÉS
Article 1 – Les péchés se
distinguent-ils spécifiquement par leurs objets ?
Article 2 – La
distinction entre péchés de l'esprit et péchés de la chair
Article 3 – Les péchés se
distinguent-ils d'après leurs causes ?
Article 4 – Les péchés se
distinguent-ils d'après les personnes qu'ils visent ?
Article 5 – Les péchés se
distinguent-ils d'après la diversité de leur dette de peine ?
Article 6 – Les péchés se
distinguent-ils selon omission et commission ?
Article 7 – Les péchés se
distinguent-ils selon leurs divers degrés de réalisation ?
Article 8 – Les péchés se
distinguent-ils selon excès ou défaut ?
Article 9 – Les péchés se
distinguent-ils selon des circonstances diverses ?
QUESTION 73 – LA
COMPARAISON DES PÉCHÉS ENTRE EUX
Article 1 – Tous les
péchés et les vices sont-ils connexes ?
Article 2 – Tous les
péchés et les vices sont-ils égaux ?
Article 3 – La gravité
des péchés et des vices est-elle évaluée selon leurs objets ?
Article 5 – Les péchés de
la chair sont-ils plus graves que ceux de l'esprit ?
Article 6 – La gravité
des péchés est-elle évaluée selon leur cause ?
Article 7 – La gravité
des péchés et des vices est-elle évaluée selon les circonstances ?
Article 10 – Le péché
est-il aggravé par la haute situation du pécheur ?
QUESTION 74 – LE SIÈGE DU
PÉCHÉ
Article 1 – La volonté
peut-elle être le siège du péché ?
Article 2 – La volonté
seule est-elle le siège du péché ?
Article 3 – La sensualité
peut-elle être le siège du péché ?
Article 4 – La sensualité
peut-elle être le siège du péché mortel ?
Article 5 – La raison
peut-elle être le siège du péché ?
Article 6 – Est-ce dans
la raison inférieure que réside la délectation malsaine et prolongée ?
Article 7 – Est-ce dans
la raison supérieure que réside le consentement à l'acte ?
Article 8 – La raison
inférieure peut-elle être le siège du péché mortel ?
Article 9 – La raison
supérieure peut-elle être le siège du péché véniel ?
QUESTION 75 – LES CAUSES
DU PÉCHÉ CONSIDÉRÉES EN GÉNÉRAL
Article 1 – Le péché
a-t-il une cause ?
Article 2 – Le péché
a-t-il une cause intérieure ?
Article 3 – Le péché
a-t-il une cause extérieure ?
Article 4 – Le péché
est-il cause de péché ?
QUESTION 76 – LE PÉCHÉ
D'IGNORANCE
Article 1 – L'ignorance
est-elle cause de péché ?
Article 2 – L'ignorance
est-elle un péché ?
Article 3 – L'ignorance
excuse-t-elle complètement du péché ?
Article 4 – L'ignorance
diminue-t-elle le péché ?
QUESTION 77 – LE PÉCHÉ DE
PASSION
Article 1 – La passion de
l'appétit sensible peut-elle mouvoir ou incliner la volonté ?
Article 2 – La passion
peut-elle dominer la raison contre le savoir de celle-ci ?
Article 3 – Le péché qui
vient de la passion est-il un péché de faiblesse ?
Article 4 – Cette passion
qu'est l'amour de soi est-elle cause de tous les péchés ?
Article 6 – La passion
qui est cause du péché, le diminue-t-elle ?
Article 7 – La passion
excuse-t-elle entièrement ?
Article 8 – Le péché de
passion peut-il être mortel ?
QUESTION 78 – LE PÉCHÉ DE
MALICE
Article 1 – Peut-on
pécher par malice volontaire, autrement dit par calcul ?
Article 2 – Celui qui
pèche par habitus pèche-t-il par malice volontaire ?
Article 3 – Celui qui
pèche par malice volontaire pèche-t-il par habitus ?
Article 4 – Celui qui
pèche par malice volontaire pèche-t-il plus gravement que par passion ?
QUESTION 79 – LA CAUSE DU
PÉCHÉ DU CÔTÉ DE DIEU
Article 1 – Dieu est-il
cause du péché ?
Article 2 – L'acte du
péché vient-il de Dieu ?
Article 3 – Dieu est-il
cause de l'aveuglement et de l'endurcissement de certains ?
Article 4 – L'aveuglement
et l'endurcissement sont-ils ordonnés au salut des pécheurs ?
QUESTION 80 – LA CAUSE DU
PÉCHÉ DU COTÉ DU DIABLE
Article 1 – Le diable
est-il directement cause du péché ?
Article 2 – Le diable
induit-il à pécher par suggestion intérieure ?
Article 3 – Le diable
peut-il mettre dans la nécessité de pécher ?
Article 4 – Tous les
péchés proviennent-ils de la suggestion du diable ?
QUESTION 81 – LA
TRANSMISSION DU PÉCHÉ ORIGINEL
Article 1 – Le premier
péché de l’homme se transmet-il à la postérité par voie d'origine ?
Article 3 – Le péché
originel est-il transmis à tous ceux qui descendent charnellement d’Adam ?
QUESTION 82 – LE PÉCHÉ
ORIGINEL – SON ESSENCE
Article 1 – Le péché
originel est-il un habitus ?
Article 2 – N'y a-t-il en
chaque homme qu'un seul péché originel ?
Article 3 – Le péché
originel est-il la convoitise ?
Article 4 – Le péché
originel existe-t-il également chez tous ?
QUESTION 83 – LE PÉCHÉ
ORIGINEL – SON SIÈGE EN NOUS
Article 1 – Le sujet du
péché originel est-il d'abord la chair, ou bien l'âme ?
Article 2 – Le péché
originel est-il dans l'essence de l'âme avant d'être dans ses puissances ?
Article 3 – Le péché
originel a-t-il pour siège la volonté avant les autres puissances ?
QUESTION 84 – LES PÉCHÉS
CAPITAUX
Article 1 – La cupidité
est-elle la racine de tous les péchés ?
Article 2 – L'orgueil
est-il le commencement de tout péché ?
Article 4 – Combien y
a-t-il de péchés capitaux, et quels sont-ils ?
QUESTION 85 – LA
CORRUPTION DU BIEN DE LA NATURE
Article 1 – Le bien de la
nature est-il diminué par le péché ?
Article 2 – Le bien de la
nature peut-il être totalement supprimé par le péché ?
Article 3 – Les quatre
blessures qui, selon Bède, ont frappé la nature humaine à cause du péché
Article 4 – La privation
de mesure, de beauté et d'ordre est-elle l'effet du péché ?
Article 5 – La mort et
les autres défauts corporels sont-ils des effets du péché ?
Article 6 – Ces défauts
sont-ils de quelque manière naturels à l'homme ?
QUESTION 86 – LA TACHE DU
PÉCHÉ
Article 1 – La tache de
l'âme est-elle un effet du péché ?
Article 2 – Cette tache
demeure-t-elle dans l'âme après l'acte du péché ?
QUESTION 87 – LA DETTE DE
PEINE, EN ELLE-MÊME
Article 1 – La dette de
peine est-elle un effet du péché ?
Article 2 – Un péché
peut-il être la peine d'un autre ?
Article 3 – Y a-t-il un
péché qui rende passible d'une peine éternelle ?
Article 4 – Y a-t-il un
péché qui rende passible d'une peine infinie en grandeur ?
Article 5 – Tout péché
rend-il passible d'une peine éternelle et infinie ?
Article 6 – La dette de
peine peut-elle demeurer après le péché ?
Article 7 – Toute peine
est-elle infligée pour un péché ?
Article 8 – Quelqu'un peut-il
être tenu à une peine pour le péché d'autrui ?
QUESTION 88 – LE PÉCHÉ
VÉNIEL COMPARÉ AU PÉCHÉ MORTEL
Article 1 – Convient-il
d'opposer péché véniel à péché mortel ?
Article 2 – Le péché
mortel et le péché véniel se distinguent-ils par le genre ?
Article 3 – Le péché
véniel est-il une disposition au péché mortel ?
Article 4 – Le péché
véniel peut-il devenir mortel ?
Article 5 – Une
circonstance aggravante peut-elle faire d'un péché véniel un péché mortel ?
Article 6 – Le péché
mortel peut-il devenir véniel ?
QUESTION 89 – LE PÉCHÉ
VÉNIEL EN LUI-MÊME
Article 1 – Le péché
véniel produit-il une tache dans l'âme ?
Article 3 – Dans l'état
d'innocence, l'homme aurait-il pu pécher véniellement ?
Article 4 – L'ange, bon
ou mauvais, peut-il pécher véniellement ?
Article 5 – Les premiers
mouvements des infidèles sont-ils des péchés véniels ?
Article 6 – Le péché
véniel peut-il coexister avec le péché originel seul ?
QUESTION 90 – L'ESSENCE
DE LA LOI
Article 1 – La loi
est-elle oeuvre de raison ?
Article 3 – La cause de
la loi
Article 4 – La
promulgation de la loi
QUESTION 91 – LES
DIVERSES ESPÈCES DE LOIS
Article 1 – Existe-t-il
une loi éternelle ?
Article 2 – Existe-t-il
une loi naturelle ?
Article 3 – Existe-t-il
une loi humaine ?
Article 4 – Existe-t-il
une loi divine ?
Article 5 – Existe-t-il
une seule loi divine ou davantage ?
Article 6 – Existe-t-il
une loi du péché ?
QUESTION 92 – LES EFFETS
DE LA LOI
Article 1 – La loi
a-t-elle pour effet de rendre les hommes bons ?
QUESTION 93 – LA LOI
ÉTERNELLE
Article 1 – Qu'est-ce que
la loi éternelle ?
Article 2 – La loi
éternelle est-elle connue de tous ?
Article 3 – Toute loi
découle-t-elle de la loi éternelle ?
Article 4 – Les êtres
nécessaires sont-ils soumis à la loi éternelle ?
Article 5 – Les êtres
naturels et contingents sont-ils soumis à la loi éternelle ?
Article 6 – Toutes les
choses humaines sont-elles soumises à la loi éternelle ?
QUESTION 94 – LA LOI
NATURELLE
Article 1 – Qu'est-ce que
la loi naturelle ?
Article 2 – Quels sont
les préceptes de la loi naturelle ?
Article 3 – Tous les
actes des vertus relèvent-ils de la loi naturelle ?
Article 4 – La loi
naturelle est-elle unique chez tous ?
Article 5 – La loi de
nature est-elle sujette au changement ?
Article 6 – La loi de
nature peut-elle être effacée de l'âme humaine ?
Article 1 – L'utilité de
la loi humaine
Article 2 – L'origine de
la loi humaine
Article 3 – La qualité de
la loi humaine
Article 4 – Les divisions
de la loi humaine
QUESTION 96 – LE POUVOIR
DE LA LOI HUMAINE
Article 1 – La loi
humaine doit-elle être portée en termes généraux ?
Article 2 – La loi
humaine doit-elle réprimer tous les vices ?
Article 3 – La loi
humaine doit-elle ordonner les actes de toutes les vertus ?
Article 5 – Tous les
hommes sont-ils soumis à la loi humaine ?
QUESTION 97 – LE
CHANGEMENT DES LOIS HUMAINES
Article 1 – La loi
humaine est-elle sujette au changement ?
Article 3 – La loi
humaine est-elle abolie par la coutume, et celle-ci acquiert-elle force de loi
?
Article 4 – L'application
de la loi doit-elle être modifiée par la dispense des gouvernants ?
QUESTION 98 – LA LOI
ANCIENNE EN ELLE-MÊME
Article 1 – La loi
ancienne était-elle bonne ?
Article 2 – La loi
ancienne venait-elle de Dieu ?
Article 3 – La loi
ancienne fut-elle donnée par l'intermédiaire des anges ?
Article 4 – La loi
ancienne a-t-elle été donnée à tous ?
Article 5 – Tous les
hommes étaient-ils obligés d'observer la loi ancienne ?
Article 6 – L'époque de
Moïse convenait-elle à l'établissement de la loi ?
QUESTION 99 – LE
CLASSEMENT DES PRÉCEPTES DE LA LOI ANCIENNE
Article 1 – Y a-t-il dans
la loi ancienne plusieurs préceptes ou un seul ?
Article 2 – La loi ancienne contient-elle des préceptes moraux ?
Article 3 – La loi ancienne contient-elle des préceptes cérémoniels ?
Article 4 – La loi ancienne
contient-elle, en outre, des préceptes judiciaires ?
Article 5 – Outre ces
trois catégories, la loi ancienne contient-elle encore d'autres préceptes ?
Article 6 – Comment la
loi ancienne invitait-elle à observer ces préceptes ?
QUESTION 100 – LES
PRÉCEPTES MORAUX DE LA LOI ANCIENNE
Article 1 – Tous les
préceptes moraux de la loi ancienne appartiennent-ils à la loi naturelle ?
Article 2 – Les préceptes
moraux de la loi ancienne portent-ils sur les actes de toutes les vertus ?
Article 4 – La division
des préceptes du décalogue ?
Article 5 – Le
dénombrement des préceptes du décalogue est-il satisfaisant ?
Article 6 – L'ordre des
dix préceptes dans le décalogue est-il satisfaisant ?
Article 7 – La
présentation des préceptes du décalogue ?
Article 8 – Les préceptes
du décalogue souffrent-ils dispense ?
Article 9 – La modalité
vertueuse de l'acte tombe-t-elle sous le précepte ?
Article 10 – La modalité
que donne la charité tombe-t-elle sous le précepte de la loi divine ?
Article 11 – Peut-on
distinguer dans la loi, d'autres préceptes moraux ?
Article 12 – Les
préceptes moraux de la loi ancienne justifiaient-ils ?
QUESTION 101 – LA NATURE
DES PRÉCEPTES CÉRÉMONIELS
Article 1 – Que faut-il
entendre par préceptes cérémoniels ?
Article 2 – Les préceptes
cérémoniels sont-ils figuratifs ?
Article 3 – Les préceptes
cérémoniels devaient-ils être nombreux ?
Article 4 – La
classification des préceptes cérémoniels
QUESTION 102 – LES
RAISONS D'ÊTRE DES PRÉCEPTES CÉRÉMONIELS
Article 1 – Les préceptes
cérémoniels ont-ils une raison d'être ?
Article 2 – La raison
d'être des préceptes cérémoniels est-elle littérale ou uniquement figurative ?
Article 3 – Quelle est la
raison d'être des sacrifices ?
Article 4 – Peut-on
assigner une raison d'être certaine à ce qui relève des réalités sacrées ?
Article 5 – Quelle est la
raison d'être des sacrements de la loi ancienne ?
Article 6 – Les
observances rituelles avaient-elles quelque motif raisonnable ?
QUESTION 103 – LA DURÉE
DES PRÉCEPTES CÉRÉMONIELS
Article 1 – Y eut-il des
préceptes cérémoniels avant la loi ?
Article 2 – Sous la loi,
les préceptes cérémoniels avaient-ils la vertu de justifier ?
Article 3 – Les préceptes
cérémoniels ont-ils cessé à l'avènement du Christ ?
Article 4 – Est-ce péché
mortel d'observer les préceptes cérémoniels après le Christ ?
QUESTION 104 – LA NATURE
DES PRÉCEPTES JUDICIAIRES
Article 1 – Que sont les
préceptes judiciaires ?
Article 2 – Les préceptes
judiciaires sont-ils figuratifs ?
Article 3 – La durée des
préceptes judiciaires
Article 4 – Les
catégories des préceptes judiciaires
QUESTION 105 – LE SENS
DES PRÉCEPTES JUDICIAIRES
Article 1 – Les préceptes
judiciaires qui concernent les gouvernants
Article 2 – Les préceptes
judiciaires qui concernent les rapports entre citoyens
Article 3 – Les préceptes
judiciaires qui concernent les étrangers
Article 4 – Les préceptes
judiciaires qui concernent la vie domestique
QUESTION 106 – LA LOI
NOUVELLE EN ELLE-MÊME
Article 1 – La loi
nouvelle est-elle une loi écrite, ou une loi intérieure ?
Article 2 – La loi
nouvelle justifie-t-elle ?
Article 3 – La loi
nouvelle devait-elle être donnée au commencement du monde ?
Article 4 – La loi
nouvelle doit-elle durer jusqu'à la fin du monde ?
QUESTION 107 – LES
RAPPORTS DE LA LOI NOUVELLE AVEC LA LOI ANCIENNE
Article 1 – La loi
nouvelle diffère-t-elle de la loi ancienne ?
Article 2 – La loi
nouvelle réalise-t-elle l'accomplissement de l'ancienne loi ?
Article 3 – La loi
nouvelle est-elle contenue dans l'ancienne ?
Article 4 – Laquelle est
la plus pesante – la loi nouvelle ou la loi ancienne ?
QUESTION 108 – LE CONTENU
DE LA LOI NOUVELLE
Article 1 – La loi
nouvelle doit-elle commander ou prohiber certains actes extérieurs ?
Article 2 – La loi nouvelle
règle-t-elle suffisamment les actes extérieurs ?
Article 3 – La loi
nouvelle éduque-t-elle bien les hommes pour leurs actes intérieurs ?
Article 4 – La loi
nouvelle a-t-elle raison d'ajouter des conseils à ses préceptes ?
LE PRINCIPE EXTÉRIEUR DES
ACTES HUMAINS QUI EST LA GRÂCE
QUESTION 109 – LA
NÉCESSITÉ DE LA GRÂCE
Article 1 – L'homme
peut-il sans la grâce, connaître quelque chose de vrai ?
Article 2 – L'homme
peut-il sans la grâce de Dieu, vouloir et faire quelque chose de bien ?
Article 3 – L'homme
peut-il sans la grâce, aimer Dieu par-dessus toutes choses ?
Article 4 – L'homme
peut-il sans la grâce, observer les préceptes de la loi ?
Article 5 – Sans la
grâce, l'homme peut-il mériter la vie éternelle ?
Article 6 – L'homme
peut-il sans la grâce, se préparer à la grâce ?
Article 7 – L'homme
peut-il sans la grâce, se relever du péché ?
Article 8 – L'homme
peut-il sans la grâce, éviter le péché ?
Article 10 – L'homme en
état de grâce peut-il par lui-même persévérer dans le bien ?
QUESTION 110 – LA GRÂCE
DE DIEU CONSIDÉRÉE DANS SON ESSENCE
Article 1 – La grâce
est-elle une réalité dans l'âme ?
Article 2 – La grâce
est-elle une qualité de l'âme ?
Article 3 – La grâce diffère-t-elle
de la vertu infuse ?
Article 4 – Quel est le
siège de la grâce ?
QUESTION 111 – LES
DIVERSES ESPECES DE GRÂCE
Article 2 – La division
de la grâce qui rend agréable à Dieu en grâce opérante et grâce coopérante
Article 3 – Division de
cette grâce en prévenante et subséquente
Article 4 – La division
de la grâce gratuitement donnée
Article 5 – Comparaison
entre la grâce qui rend agréable à Dieu et la grâce gratuitement donnée
QUESTION 112 – LA CAUSE
DE LA GRÂCE
Article 1 – Dieu seul
est-il cause efficiente de la grâce ?
Article 3 – Une telle disposition
peut-elle nécessiter la grâce ?
Article 4 – La grâce
est-elle égale en tous ?
Article 5 – Peut-on
savoir que l'on a la grâce ?
QUESTION 113 – LA JUSTIFICATION
DE L'IMPIE
Article 1 – Qu'est-ce que
la justification de l'impie ?
Article 2 – L'infusion de
la grâce est-elle requise pour la justification ?
Article 3 – Le mouvement
du libre arbitre est-il requis pour la justification ?
Article 4 – Un mouvement
de foi est-il requis pour la justification de l'impie ?
Article 5 – Un mouvement
du libre arbitre contre le péché est-il requis pour la justification ?
Article 7 – La
justification de l'impie est-elle successive, ou instantanée ?
Article 8 – Quel est l'ordre
naturel des éléments qui concourent à la justification ?
Article 9 – La
justification de l'impie est-elle la plus grande oeuvre de Dieu ?
Article 10 – La
justification de l'impie est-elle miraculeuse ?
Article 1 – L'homme
peut-il mériter de Dieu quelque chose ?
Article 2 – Peut-on, sans
la grâce, mériter la vie éternelle
Article 3 – Peut-on, par
la grâce, mériter de plein droit la vie éternelle ?
Article 4 – La grâce
tient-elle principalement de la charité d'être le principe du mérite ?
Article 5 – Peut-on
mériter pour soi-même la première grâce ?
Article 6 – Peut-on
mériter pour autrui la première grâce ?
Article 7 – Peut-on
mériter pour soi-même son relèvement après la chute ?
Article 8 – Peut-on
mériter pour soi-même une augmentation de grâce ou de charité ?
Article 9 – Peut-on
mériter pour soi-même la persévérance finale ?
Article 10 – Les biens
temporels sont-ils objet de mérite ?
PROLOGUE
Saint Jean Damascène dit que l'homme a été créé à l'image de Dieu, ce
qui signifie qu'il est doué d'intelligence, de libre arbitre et d'un pouvoir
autonome. Ainsi, après avoir traité de l'Exemplaire, qui est Dieu, et des êtres
qui ont procédé de sa puissance conformément à sa volonté, il faut maintenant
considérer son image, c'est-à-dire l'homme. L'homme aussi est le principe de
ses actes parce qu'il possède le libre arbitre et la maîtrise de ses
initiatives.
Nous allons d'abord étudier la fin ultime de la vie humaine (Question
1). On devra se demander ensuite par quels moyens l'homme parvient à cette fin
ou s'en détourne (Question 6) ; car c'est d'après la fin qu'on doit se faire
une idée des moyens qui y conduisent.
Comme fin ultime de la vie humaine est la béatitude, nous allons
d'abord la fin ultime en général, puis la béatitude (Question 2-5).
Il nous faut maintenant traiter de la béatitude. I. En quels biens consiste-t-elle
(Question 2) ? - II. Quelle est son essence (Question 3-4) ? - III. Comment
pouvons-nous l'acquérir (Question 5) ?
1. Appartient-il à l'homme d'agir pour une fin ? - 2. Cela est-il
propre à la nature raisonnable ? - 3. Les actes de l'homme reçoivent-ils leur
espèce de leur fin ? - 4. Y a-t-il une fin ultime de la vie humaine ? - 5. Le
même homme peut-il avoir plusieurs fins ultimes ? - 6. L'homme ordonne-t-il
toutes choses à sa fin ultime ? - 7. La fin ultime est-elle la même pour tous
les hommes ? - 8. Toutes les autres créatures se rejoignent-elles dans cette
fin ultime ?
Objections :
1. Il semble que ce n'est pas le cas. En effet la cause
précède naturellement son effet. Au contraire le mot de "fin"
l'indique que la fin répond à l'idée de chose ultime. Donc la fin ne peut pas
être considérée comme une cause. Cependant l'homme agit pour ce qui est cause
de son action, car cette préposition "pour" désigne un rapport
de causalité. Donc il n'appartient pas à l'homme d'agir pour une fin.
2. Ce qui est soi-même fin ultime n'est pas en vue d'une fin.
Or il est des cas où les actions sont fin ultime, comme on le voit dans
l'Éthique d'Aristote. Donc l'homme ne fait pas tout en vue d'une fin.
3. L'homme paraît agir en vue d'une fin quand il délibère. Or
il fait beaucoup de choses sans délibération et sans même y songer, comme
quelqu'un qui balance le pied ou remue la main en pensant à autre chose, ou qui
se frotte la barbe. On ne fait donc pas tout pour une fin.
Cependant :
Tout ce qui est
compris dans un genre dérive du principe de ce genre. Or, c'est la fin qui est
le principe des actes accomplis par l'homme, comme le montre Aristote. Donc il
convient à l'homme de tout faire en vue d'une fin.
Conclusion :
Parmi les actions
accomplies par l'homme, celles-là seules sont appelées proprement
"humaines" qui appartiennent en propre à l'homme selon qu'il est
homme. Et l'homme diffère des créatures privées de raison en ce qu'il est
maître de ses actes. D'où il suit qu'il faut appeler proprement humaines les
seules actions dont l'homme est le maître. Mais c'est par sa raison et sa
volonté que l'homme est le maître de ses actes, ce qui fait que le libre
arbitre est appelé "une faculté de la volonté et de la raison". Il
n'y a donc de proprement humaines que les actions qui procèdent d'une volonté
délibérée. S'il est d'autres actions qui conviennent à l'homme, on pourra les
appeler des actions de l'homme, mais non pas des actions proprement humaines,
puisqu'elles ne procèdent pas de l'homme en tant qu'homme. Or, il est manifeste
que toute action procédant d'une puissance est produite par cette puissance
selon le caractère de son objet et l'objet de la volonté c'est la fin et le
bien. Il est donc nécessaire que toutes les actions humaines soient faites pour
une fin.
Solutions :
1. Si la fin est dernière dans l'exécution, elle est première
dans l'intention de l'agent, et c'est ainsi qu'elle joue le rôle de cause.
2. Si une action humaine est fin ultime, il faut qu'elle soit
volontaire, sans quoi elle ne serait pas humaine, ainsi qu'on vient de le dire.
Mais une action est dite volontaire de deux façons : ou bien il s'agit d'une
action commandée par la volonté, comme marcher ou parler ; ou bien d'une action
émise par la volonté, comme le fait même de vouloir. Or il est impossible que
l'acte même émis par la volonté soit une fin ultime. En effet, la fin est
l'objet même de la volonté de la même manière que la couleur est l'objet de la
vue. Or, il est impossible d'attribuer à l'acte même de voir le caractère de
première chose visible, car tout acte de ce genre s'adresse d'abord à un objet,
à ce qui se voit ; ainsi est-il impossible que le désirable premier, qui est la
fin, se confonde avec le vouloir même. Il reste donc que si une action humaine
est une fin ultime, il s'agit d'une action commandée par la volonté. Et ainsi,
même dans ce cas, il demeure au moins un acte, l'acte de vouloir, qui est en
vue d'une fin. Donc, quoi que l'homme fasse, il est vrai de dire qu'il agit
pour une même quand il accomplit l'action -qui est sa fin ultime.
3. Ces actions machinales ne sont pas proprement humaines, car
elles ne procèdent pas d'une délibération de la raison, principe propre des
actes humains. Ces actes ont une fin si l'on veut, mais une fin en quelque
sorte factice, non assignée par la raison.
Objections :
1. Il semble que oui. Car l'homme à qui il appartient d'agir
pour une fin, n'agit jamais pour une fin qu'il ignore. Mais il y a beaucoup
d'êtres qui ne connaissent pas de fin, soit qu'ils manquent tout à fait de
connaissance, comme les créatures insensibles, soit que l'idée de fin leur
échappe, comme c'est le cas des bêtes. Il semble donc propre à la créature
raisonnable d'agir en vue d'une fin.
2. Agir en vue d'une fin, c'est diriger son action vers cette
fin, et cela est oeuvre de raison, de telle sorte qu'on ne peut l'attribuer aux
êtres sans raison.
3. Le bien, la fin, est un objet de volonté, et la volonté est
dans la raison, dit Aristote Donc agir en vue d'une fin n'appartient qu'à une
créature raisonnable.
Cependant :
Le Philosophe,
prouve que "non seulement l'intellect, mais encore la nature agit en vue
d'une fin".
Conclusion :
Tout ce qui agit doit
nécessairement agir pour une fin. En effet, quand les causes sont ordonnées
entre elles, si la première disparaît, il est nécessaire que les autres aussi
disparaissent. Or la première entre toutes les causes est la cause finale. En
voici la raison. La matière ne revêt une forme que dans la mesure où elle est
mue par l'agent, car rien ne se réduit de soi-même de la puissance à l'acte.
Mais l'agent ne meut à son tour qu'en visant une fin. Car si un agent n'était
pas déterminé à quelque effet, il ne réaliserait pas plus ceci que cela ; pour
qu'il produise un effet déterminé, il est donc nécessaire qu'il soit lui-même
déterminé à quelque chose de fixe qui a raison de fin. Cette détermination, qui
chez les natures raisonnables se fait par l'appétit rationnel appelé volonté,
se produit chez les autres créatures par une inclination naturelle qu'on
appelle un appétit de nature.
Il faut cependant
remarquer qu'une chose, dans son action ou son mouvement, tend vers une fin de
deux manières : ou bien comme se mouvant soi-même vers la fin, et c'est le cas
de l'homme ; ou bien par une impulsion étrangère ; ainsi la flèche va au but
grâce à l'archer qui dirige son mouvement vers la fin. Les êtres doués de
raison se meuvent eux-mêmes vers la fin parce qu'ils gouvernent leurs actes par
le libre arbitre, "faculté de volonté et de raison". Au contraire,
les êtres privés de raison tendent à leur fin par leur inclination naturelle,
mus ainsi par un autre, non par eux-mêmes puisqu'ils n'ont pas l'idée de fin et
qu'ils ne peuvent donc rien diriger vers une fin, mais seulement être dirigés
par un autre vers leur fin. En effet, toute la nature sans raison est à l'égard
de Dieu dans le rapport d'un instrument à l'agent principal, ainsi que nous
l'avons établi antérieurement. Il est donc propre à la nature raisonnable de
tendre vers une fin comme agent autonome et comme se portant d'elle-même vers
cette fin, tandis qu'il appartient aux êtres sans raison d'être mus et dirigés
par autrui vers une fin qu'ils perçoivent comme les animaux, ou qu'ils ne
perçoivent pas comme les êtres entièrement démunis de connaissance".
Solutions :
1. Quand l'homme agit de lui-même pour une fin, il connaît
cette fin ; mais quand il est mis en action ou dirigé par autrui, comme
lorsqu'il agit par ordre ou sous une impulsion étrangère, il n'est pas
nécessaire qu'il connaisse la fin. Et c'est le cas des créatures sans raison.
2. Ordonner à une fin appartient à celui qui se dirige
lui-même vers une fin. Mais à celui qui est dirigé vers une fin par un autre, il
appartient d'être ordonné à la fin. Et ce peut être le cas de la créature sans
raison, mais sous la motion d'un agent raisonnable.
3. L'objet de la volonté c'est la fin et le bien sous leur
aspect universel. Aussi ne peut-il y avoir de volonté chez les êtres démunis de
raison et d'intelligence. Mais il y a en eux un appétit naturel, sensitif,
déterminé à un bien particulier. Or, il est manifeste que les causes
particulières sont mues par la cause universelle. Ainsi le gouverneur de la
cité, qui vise le bien commun, meut par son commandement tous les
fonctionnaires spécialisés de la cité. C'est pourquoi il est nécessaire que
tous les êtres privés de raison soient mus vers leurs fins particulières par
une volonté raisonnable embrassant le bien universel, volonté qui est celle de
Dieu.
Objections :
1. Vraisemblablement non. La fin est un principe extrinsèque.
Or toute chose prend son espèce d'un principe intrinsèque.
2. Ce qui donne l'espèce doit exister en premier. Or la fin ne
vient que la dernière à l'existence.
3. Une même chose ne peut appartenir qu'à une seule espèce.
Mais il arrive que le même acte, pris numériquement, soit dirigé vers diverses
fins. Ce n'est donc pas la fin qui donne leur espèce aux actes humains.
Cependant :
On lit dans saint Augustin
"Selon que leur fin est coupable ou louable, nos actions sont coupables ou
louables."
Conclusion :
Chaque chose a son
espèce selon l'acte et non selon la puissance ; ce qui fait que les êtres
composés de matière et de forme sont constitués dans leur espèce par leur forme
propre. Or la même considération doit s'appliquer aux mouvements propres. En
effet, dans le mouvement, on peut distinguer d'une certaine manière l'action et
la passion, et l'une et l'autre prennent leur espèce de l'acte : l'acte qui est
le principe officient s'il s'agit de l'action, et, s'il s'agit de la passion,
l'acte qui est le terme de notre mouvement. Ainsi l'échauffement comme action
n'est autre chose qu'une certaine motion procédant de la chaleur, et
l'échauffement comme passion n'est autre chose qu'un mouvement vers la chaleur
; or c'est la définition qui manifeste l'idée de l'espèce. C'est de ces deux
façons, qu'ils soient considérés comme action ou comme passion, que les actes
humains reçoivent leur espèce de la fin. Ils peuvent en effet être envisagés
sous ce double rapport, du fait que l'homme se meut lui-même et est mû par
lui-même. On a dit plus haut que nos actes sont appelés humains selon qu'ils
procèdent d'une volonté délibérée ; or l'objet de la volonté est le bien ou la
fin ; il est donc manifeste que le principe des actes humains selon qu'ils sont
humains, c'est la fin. Elle est également leur terme ; car l'aboutissement de
l'acte humain est identique à ce que la volonté se propose comme fin, de même
que dans la génération naturelle, la forme de l'engendré est conforme à celle
de l'engendrant. Et puisque, selon la remarque de saint Ambroise, "les
moeurs sont à proprement parler chose humaine", on doit dire que les actes
moraux se caractérisent par leur fin, car actes moraux ou actes humains c'est
une seule et même chose.
Solutions :
1. La fin n'est pas entièrement extrinsèque à l'acte,
puisqu'elle est d'une part son principe et de l'autre son terme. Et cela même
appartient à la notion de l'acte d'avoir, pour ce qui est de l'action, tel
principe, et pour ce qui est de la passion, tel terme.
2. La fin est première dans l'ordre d'intention, on l'a déjà
dit, et c'est ainsi qu'elle appartient à la volonté. Et c'est de cette façon
qu'elle donne son espèce à l'acte humain, ou moral.
3. Un seul et même acte, procédant de l'agent à un même
moment, ne peut avoir qu'une seule fin prochaine, qui lui donne son espèce ;
mais il peut avoir plusieurs fins éloignées, dont l'une est la fin de l'autre.
Cependant, il est possible qu'un acte unique, considéré dans son espèce
naturelle, soit dirigé vers diverses fins volontaires ; par exemple le fait de
tuer un homme, acte unique selon son espèce naturelle, peut avoir pour fin soit
le maintien de la justice, soit la satisfaction de la colère. De ce fait on
aura des actes moraux spécifiquement distincts, puisque l'un est vertueux et
que l'autre est un crime. C'est que le mouvement ne reçoit pas son espèce de ce
qui n'est son terme que par accident, mais de ce qui est son terme par soi. Or
les fins morales sont accidentelles aux choses naturelles, et en retour les
fins de la nature sont accidentelles à la moralité. Rien ne s'oppose donc à ce
que les actes identiques en nature revêtent des espèces morales diverses, et
réciproquement.
Objections :
1. On peut penser que la vie humaine n'a pas de fin ultime,
mais qu'on peut aller à l'infini dans la série des fins. En effet, par son
essence même, le bien tend à se répandre, comme l'enseigne Denys. Donc, si ce
qui procède du bien est lui-même un bien, ce bien devra répandre un autre bien,
et ainsi sans terme. Or tout bien a le caractère d'une fin. Donc on peut
procéder à l'infini dans les fins.
2. Ce qui est l'objet de raison peut se multiplier à l'infini
; ainsi les quantités mathématiques peuvent toujours s'augmenter et même les
espèces du nombre peuvent croître à l'infini, car un nombre quelconque étant
donné, vous pouvez toujours en imaginer un de plus grand. Mais le désir de la
fin suit l'appréhension de la raison. Donc il semble que l'on peut, dans les
fins, procéder à l'infini.
3. Le bien ou la fin est objet de volonté. Or la volonté peut
se retourner indéfiniment sur elle-même ; car je puis vouloir quelque chose, et
vouloir le vouloir, et ainsi de suite. Donc dans les fins de la volonté humaine
on peut procéder à l'infini, et il n'y a pas de fin ultime de la volonté
humaine.
Cependant :
Aristote écrit :
"Ceux qui admettent l'infini détruisent la nature du bien." Or c'est
le bien qui a raison de fin. Il est donc contraire à la raison même de fin de
procéder à l'infini, et ainsi il est nécessaire de concevoir une seule fin
ultime.
Conclusion :
A parler de façon
absolue, il est impossible, dans la série des fins, de procéder à l'infini, en
quelque sens que l'on prenne la série. En effet, dans toute série
essentiellement coordonnée, il est inévitable que le premier terme ôté, se
trouvent ôtés aussi ceux qui s'y réfèrent. Ainsi Aristote démontre-t-il que
"l'on ne saurait aller à l'infini dans les causes motrices", car il
n'y aurait plus alors de premier moteur et, ce premier écarté, les autres ne
peuvent plus mouvoir, vu qu'ils ne meuvent qu'en étant mus eux-mêmes par ce
premier. S'agit-il maintenant des fins, on peut y trouver une double
coordination, celle de l'intention et celle de l'exécution, et dans les deux il
doit y avoir un terme premier. Car ce qui est premier dans l'ordre de
l'intention, c'est ce qui sert en quelque sorte de principe moteur à l'égard de
l'appétit, si bien que, ce principe ôté, l'appétit ne serait mû par rien. En
exécution, ce qui est principe, c'est ce qui commence l'opération, et ce
principe ôté, personne ne commencerait d'agir. Or, le principe premier dans
l'ordre de l'intention, c'est la fin ultime, et le principe de l'exécution,
c'est le premier des moyens qui conduisent à la fin. Donc sous aucun rapport il
n'est possible de procéder à l'infini ; car s'il n'y avait pas de fin dernière,
on ne désirerait rien ; aucune action n'arriverait à son terme, et l'intention
de l'agent ne pourrait se reposer. Si d'autre part il n'y avait pas de premier
terme dans ce qui conduit à la fin, personne ne commencerait d'agir, et le
conseil ne pourrait arriver à une conclusion, mais devrait continuer sans fin.
Observons
cependant, que là où il n'y a pas de coordination entre les causes prises comme
telles mais une simple conjonction par accident, rien n'empêche d'admettre
l'infini ; car les cause accidentelles sont indéterminées. Et de cette façon il
arrive qu'il y ait infinité accidentelle dans la fin et dans les moyens qui y
mènent.
Solutions :
1. Il est de la nature du bien que quelque chose découle de
lui ; mais non que lui-même découle de quelque chose. C'est pour quoi, le bien,
ayant raison de fin, et le premier bien étant l'ultime fin, la raison mise en
avant ne prouve pas l'absence d'une fin ultime ; elle tend à ceci seulement
que, la fin première étant supposée, on peut procéder à l'infini en descendant
vers les moyens qui procurent cette fin. En effet, il devrait en être ainsi, à
ne considérer que la vertu du bien premier qui est infinie. Mais comme la
diffusion de ce bien se réalise par l'intelligence, et qu'il appartient à
l'intelligence de produire ses effets sous une forme déterminée, une mesure déterminée
se fait aussi reconnaître dans l'écoulement des biens à partir du premier bien
; et c'est par lui que tous les autres biens participent de ce pouvoir de
diffusion. De la sorte, l'écoulement des biens ne va pas à l'infini ; mais,
comme il est écrit (Sg 11, 21) : "Dieu a tout disposé avec nombre, poids
et mesure."
2. Là où les conceptions dépendent l'une de l'autre par une
coordination essentielle, la raison procède à partir de principes connus par
nature, et progresse à partir de là jusqu'à tel ou tel terme. Aussi Aristote
prouve-t-il que dans les démonstrations scientifiques on ne peut aller à
l'infini ; car dans les démonstrations les idées se coordonnent selon un ordre
essentiel à la preuve, et où l'accident n'est pas de mise. Mais là où se produit
une liaison accidentelle, rien ne s'oppose à ce que la raison aille sans terme.
Ainsi, il est indifférent à une quantité ou à un nombre préexistant, pris comme
tels, qu'on y ajoute une quantité ou une unité nouvelle, et c'est pourquoi dans
de telles choses la raison peut procéder à l'infini.
3. Quant à cette multiplication des actes par une volonté
réfléchissant sur elle-même, elle aussi est accidentelle et sans effet par
rapport à l'ordre des fins. Ce qui le montre à l'évidence, c'est qu'à l'égard
d'un seul et même acte, la volonté peut indifféremment réfléchir sur elle-même
une ou plusieurs fois.
Objections :
1. Il semble possible que la volonté d'un seul homme se porte
à la fois sur plusieurs objets comme sur ses fins ultimes. Saint Augustin dit
en effet que certains ont placé la fin ultime de l'homme en quatre choses :
"la volupté, le repos, les biens de la nature et la vertu".
2. Les choses qui ne s'opposent pas l'une à l'autre ne
s'excluent pas ; or il se trouve autour de nous bien des choses qui ne sont pas
opposées entre elles. Donc si l'une est prise pour fin ultime de la volonté,
les autres ne sont pas exclues pour autant.
3. Du fait qu'elle met sa fin ultime en quelque chose, la
volonté ne perd pas sa libre puissance. Mais avant de mettre sa fin ultime en
cela, par exemple le plaisir, elle avait pu la mettre en autre chose, par
exemple les richesses. Donc, même après avoir mis sa fin ultime dans le
plaisir, elle peut en même temps mettre sa fin ultime dans les richesses. Donc
il est possible que la volonté d'un seul homme se porte simultanément sur des
objets divers, pris pour fins ultimes.
Cependant :
L’objet en lequel
un homme se repose comme dans sa fin ultime domine ses affections, car il en
reçoit des règles pour toute sa vie. C'est pourquoi il est dit de ceux qui
s'adonnent à la gourmandise : "Ils se font un Dieu de leur ventre"
(Ph 3, 19) parce que dans les délices de ce genre ils mettent leur fin
dernière. Or Jésus nous dit (Mt 6, 24) : "Nul ne peut servir deux
maîtres", qui ne seraient pas subordonnés l'un à l'autre. Donc il est
impossible qu'un homme ait plusieurs fins dernières non subordonnées l'une à
l'autre.
Conclusion :
Il est impossible
que la volonté d'un même homme se dirige en même temps vers divers objets comme
vers des fins ultimes, et l'on peut en donner trois raisons. La première est
que chaque être tendant à son propre accomplissement, un homme doit prendre
pour fin dernière ce qu'il désire au titre de bien parfait et d'achèvement de
son être, ce qui fait dire à saint Augustin : "Nous appelons fin de
l'homme non ce qui se détruit pour ne plus être, mais ce qui s'achève pour être
pleinement." Il faut donc que la fin dernière comble tellement le désir de
l'homme qu'elle ne laisse rien à désirer en dehors d'elle. Ce qui est
impossible si quelque chose d'étranger est encore requis à sa perfection. Il
est par conséquent impossible que le désir se porte à la fois vers deux choses
comme si l'une et l'autre étaient son bien parfait.
Deuxième raison.
Dans la démarche de la raison, le principe est un objet naturellement connu ;
ainsi dans la démarche de l'appétit rationnel, ou volonté, le principe doit
être ce qui est naturellement désiré. Mais cela ne peut être qu'un ; car la
nature ne tend qu'à l'un. Et puisque le principe, dans la démarche de l'appétit
rationnel, est la fin dernière, il faut que l'objet adopté par la volonté comme
une fin dernière soit quelque chose d'un.
Troisième raison.
Nous avons démontré plus hauts, que les actions volontaires prennent leur
espèce de la fin. De la fin ultime, qui est commune, elles doivent donc prendre
leur genre, de même que les choses naturelles sont classées dans leur genre par
l'élément de définition qu'elles ont en commun. Donc, puisque tout ce que
désire la volonté, pris comme tel, appartient au même genre, il faut que la fin
ultime soit une, surtout si l'on considère qu'en chaque genre de choses il y a
toujours un unique principe premier, et que c'est la fin qui joue le rôle de
principe premier, ainsi qu'on l'a dit. D'autre part, le rapport est le même, de
la fin dernière de l'homme en général à tout le genre humain, et de la fin
dernière de tel homme à l'égard de cet homme. Ainsi, la nature donnant à
l'ensemble des hommes une unique fin ultime, il faut que la volonté de tel
homme en particulier s'établisse aussi en une fin dernière unique.
Solutions :
1. Tous ces biens multiples étaient englobés dans la raison
d'un seul bien parfait qu'ils constituaient, pour ceux qui mettaient en eux
leur fin dernière.
2. Sans doute on peut trouver plusieurs choses n'ayant entre
elles aucune opposition ; mais il est opposé au bien parfait qu'il y ait en
dehors de lui, pour le sujet, une perfection quelconque 3. Le pouvoir de la
volonté ne va pas jusqu'à faire que les contraires existent ensemble, ce qui
aurait lieu, on l'a vu, si la volonté tendait à divers objets disparates comme à
des fins ultimes.
Objections :
1. Ce n'est pas, semble-t-il, tout ce que l'homme veut, qu'il
veut en vue de sa fin ultime. En effet, ce qu'on dirige vers une fin suprême,
c'est ce qu'on appelle les choses sérieuses, ainsi nommées parce qu'elles sont
utiles. Mais on en distingue ce qui n'est que jeu. Donc, ce que l'homme fait
par jeu, il ne l'ordonne pas à la fin ultime.
2. Aristote dit que les sciences spéculatives sont recherchées
pour elles-mêmes. On ne peut cependant pas dire que chacune d'elles soit une
fin ultime. Donc l'homme ne désire pas tout ce qu'il désire en vue de la fin
ultime.
3. Celui qui dirige une action vers une fin songe à cette fin.
Mais l'homme ne songe pas toujours à la fin ultime en tout ce qu'il entreprend
ou désire. Donc on ne désire et on ne fait pas tout en vue de la fin ultime.
Cependant :
Saint Augustin écrit
"Notre bien suprême est celui pour lequel tout le reste est aimé, tandis
que lui est aimé pour lui-même."
Conclusion :
Tout ce que
l'homme veut ou désire, il est nécessaire que ce soit pour sa fin ultime, et
deux raisons le montrent. D'abord, tout ce que l'homme désire, il le désire
comme un bien, et si ce n'est comme le bien parfait, qui est la fin ultime, il
faut que ce soit comme tendant au bien parfait ; car toujours le commencement
d'une chose incline vers son achèvement, comme on le voit dans les ouvrages de
la nature et dans ceux de l'art. Ainsi, tout commencement de perfection se
dirige vers la perfection consommée, réalisée par la fin ultime.
En second lieu, la
fin dernière se comporte, dans le mouvement qu'elle imprime à notre appétit,
comme fait le premier moteur dans les motions d'un autre genre. Or il est
manifeste que les causes secondes motrices n'exercent leur action qu'en étant
mues elles-mêmes par le premier moteur. Ainsi, le désirable second ne peut
mouvoir l'appétit qu'en raison de son rapport avec le désirable premier, qui
est la fin ultime.
Solutions :
1. Si ces jeux ne se proposent pas de fin extrinsèque, ils
tendent au bien du sujet, qui y trouve un plaisir ou un repos. Or le bien de
l'homme porté à la perfection, c'est sa fin ultime.
2. De même, la science spéculative est recherchée comme un
bien pour celui qui la pratique, compris dans le bien complet et parfait qu'est
la fin ultime.
3. Il n'est pas nécessaire pour cela qu'on ait sans cesse à
l'esprit la fin ultime, quand on désire ou fait quelque chose. L'influence
active d'une intention première visant la fin ultime persiste en chaque
mouvement de l'appétit en toute matière, alors même qu'actuellement on ne songe
pas à l'ultime fin. Un homme en chemin ne pense pas au terme du voyage à chacun
de ses pas.
Objections :
1. Il semble que non. Car la fin ultime semble être surtout le
bien immuable de l'homme. Or certains se détournent du bien immuable par le
péché. Tous les hommes n'ont donc pas la même fin ultime.
2. Toute la vie de l'homme se règle sur la fin ultime. Donc,
si tous les hommes n'avaient qu'une seule fin ultime, il s'ensuivrait qu'il n'y
aurait pas dans la vie des hommes différents centres d'intérêts, ce qui est
évidemment faux.
3. La fin est le terme de l'action, et les actions sont le
fait des individus. Or, si tous les hommes ont une même nature spécifique, ils
diffèrent cependant par tout ce qui est propre à l'individu. Ils ne peuvent
donc avoir tous une même fin ultime.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Tout les hommes se rejoignent dans le désir d'une fin ultime, qui
est la béatitude."
Conclusion :
On peut parler de
deux façons de la fin ultime, suivant que l'on considère la raison de fin
ultime, ou l'objet qui réalise pour nous cette raison. S'il est question de la
raison même, tous les hommes se rejoignent dans le désir de la fin ultime ; car
tous souhaitent voir se réaliser leur propre accomplissement, et telle est la
raison de fin ultime, nous venons de le dire. Mais quant à l'objet dans lequel
cette raison se trouve, les hommes ne sont plus d'accord touchant la fin
ultime. Les uns désirent comme bien suprême la richesse, d'autres la volupté,
ou quoi que ce soit d'autre. Ainsi une saveur douce est agréable à tous les
palais ; mais les uns préfèrent la douceur du vin, d'autres du miel ou de
quelque autre substance. Toutefois, la douceur qu'on doit juger absolument
parlant la plus délectable est celle où se complaît l'homme de meilleur goût.
De même, on doit considérer comme le bien le plus achevé celui que prend pour
suprême fin l'homme dont l'affectivité est bien réglée.
Solutions :
1. Sans doute le pécheur s'écarte de l'objet qui réalise
vraiment la raison de fin dernière ; mais il n'en garde pas moins l'intention
de cette fin, qu'il cherche à tort dans d'autres choses.
2. Il y a dans la vie différents centres d'intérêts, à cause
des objets divers dans lesquels on recherche la raison de souverain bien.
3. Si les actions sont le fait des individus, pourtant le
principe premier de l'action est donné par la nature, qui tend à l'un, ainsi
que nous l'avons dit.
Objections :
1. On pourrait croire que la fin de toutes les créatures
coïncide avec la fin humaine ; car la fin répond au principe, et Dieu, principe
de l'homme, est aussi le principe de tout le reste.
2. Denys écrit : "Dieu ramène à lui toutes choses comme
vers leur fin ultime." Or, lui-même est la fin de l'homme appelé à ne
jouir que de Dieu. Donc, la fin ultime de l'homme est commune à toutes les
autres créatures.
3. La fin ultime de l'homme est objet de volonté. Or l'objet
de la volonté est le bien universel, fin commune de tous les êtres.
Cependant :
La fin ultime de
l'homme est la béatitude, que tous désirent, selon saint Augustin. Mais, dit-il
aussi, "il n'appartient pas aux animaux privés de raison de goûter la
béatitude" : c'est donc que les autres créatures n'ont pas en commun la
fin ultime de l'homme.
Conclusion :
D'après le
Philosophe, la fin s'envisage sous un double aspect : comme objet et comme
acte, c'est-à-dire quant à la chose en laquelle se réalise la raison de bien,
et quant à l'acquisition ou l'usage qu'on en fait. Ainsi l'on dira que la fin
du mouvement, pour le corps lourd, est le lieu bas comme réalité atteinte, ou,
comme usage, le fait d'être en bas. Ou bien encore que la fin de l'avare, c'est
l'argent, comme chose, ou la possession de l'argent, comme usage. Donc, si nous
parlons de la fin ultime de l'homme quant à la réalité même qui est sa fin,
alors tous les autres êtres rejoignent l'homme dans la même fin ultime ; car
Dieu, fin ultime de l'homme, l'est aussi de tous les autres êtres. Mais si nous
parlons de la fin ultime quant à l'obtention de cette fin, en ce cas les
créatures privées de raison ne participent pas à la fin humaine. Car l'homme et
les autres créatures raisonnables atteignent leur fin ultime par la
connaissance et l'amour de Dieu, ce qui n'appartient pas aux créatures
inférieures. Celles-ci parviennent à leur fin ultime en participant, chacune à
sa manière, d'une certaine ressemblance avec Dieu, pour autant qu'elles
existent, qu'elles vivent, ou même sont douées de connaissance.
Par là devient
évidente la réponse aux objections ; car le mot béatitude signifie proprement
l'acquisition de la fin ultime.
LA BÉATITUDE DE L'HOMME
Il faut traiter maintenant de la béatitude. I. En quels biens
consiste-t-elle (Question 2) ? - II. Quelle est son essence (Question 3-4) ? -
III. Comment pouvons-nous l'acquérir (Question 5) ?
1. La béatitude consiste-t-elle
dans les richesses ? - 2. Dans les honneurs ? - 3. Dans la renommée ou la
gloire ? - 4. Dans la puissance ? - 5. Dans quelque bien du corps ? - 6. Dans
le plaisir ? - 7. Dans quelque bien de l'âme ? - 8. Dans quelque bien créé ?
Objections :
1. On pourrait penser que la béatitude de l'homme consiste
dans les richesses. En effet, la béatitude étant la fin ultime de l'homme, elle
doit consister en ce qui occupe le premier rang dans ses désirs. Or telles sont
les richesses, car "à l'argent tout obéit", dit l'Ecclésiaste (10,
19).
2. D'après Boèce la béatitude est "un état parfait grâce
au rassemblement de tous les biens". Mais il semble qu'on puisse tout
posséder avec de l'argent. Le Philosophe le suggère quand il dit que la monnaie
a été inventée comme une caution pour avoir tout ce que l'homme veut.
3. Le désir du souverain bien, qui n'abdique jamais, semble
être infini. Or ceci appartient éminemment aux richesses ; car il est dit dans
l'Ecclésiaste (5, 9) : "Celui qui aime l'argent ne sera pas rassasié par
l'argent."
Cependant :
Le bien de l'homme doit consister à conserver la béatitude
plutôt qu'à la laisser échapper. Or, dit Boèce, "les richesses brillent
davantage à se répandre qu'à s'entasser ; car l'avarice rend les riches odieux,
et la générosité les rend illustres". Donc la béatitude ne consiste pas
dans les richesses.
Conclusion :
Le Philosophe distingue deux sortes de richesses : les
richesses naturelles et les richesses artificielles. Les premières servent à
l'homme pour subvenir aux besoins de sa nature : tels sont les aliments, les
vêtements, les moyens de transport, les habitations, etc. Par les secondes,
comme les monnaies, la nature ne reçoit directement aucun secours ; mais
l'ingéniosité humaine les a créées pour la facilité des échanges, de telle
sorte qu'elles servent à évaluer les biens qui se vendent.
Or il est manifeste que les richesses naturelles ne
sauraient constituer la béatitude de l'homme, car elles ne sont recherchées que
pour le soutien de la nature et ne peuvent donc prétendre être sa fin ultime.
Bien plutôt, ce sont elles qui sont ordonnées à l'homme comme à leur propre
fin. Aussi, dans l'ordre de la nature, tous les biens de ce genre sont-ils
au-dessous de l'homme et créés pour lui, selon ces paroles du Psaume (8, 8) :
"Tu as tout placé sous ses pieds."
Quant aux richesses artificielles, on ne les recherche
qu'en vue des richesses naturelles ; on ne les rechercherait pas, si l'on ne se
proposait d'acheter grâce à elles ce qui est nécessaire à la vie. Moins encore
peuvent-elles donc avoir le caractère d'une fin ultime. Il est donc impossible
que la béatitude, qui est la fin suprême de l'homme, consiste dans les
richesses.
Solutions :
1. Toutes les choses corporelles obéissent à l'argent, du
moins pour la multitude des sots, qui ne connaissent rien en dehors de ces
biens corporels qu'ils peuvent acquérir par leur argent. Or, on ne doit pas
chercher un jugement sur les biens de l'homme auprès des sots, mais auprès des
sages, de même que l'on consulte, pour juger des saveurs, ceux qui ont le goût
juste.
2. On dit que l'argent procure tout : oui, ce qui peut se
vendre ; mais les choses spirituelles ne peuvent pas se vendre. "Que
sert-il à l'insensé d'avoir des richesses, dit l'Écriture (Pr 17, 16),
puisqu'il ne peut acheter la sagesse ?"
3. L'appétit des richesses naturelles n'est pas infini car,
dans une mesure limitée, elles suffisent à la nature. Mais l'appétit des
richesses artificielles n'a pas de bornes, car il est au service d'une
convoitise désordonnée, qui est sans mesure, comme l'observe le Philosophe.
Autre est néanmoins le désir infini des richesses, autre celui du souverain
bien. Plus celui-ci est possédé, plus il est aimé et plus tout le reste est
méprisé, car en le possédant davantage on le connaît mieux, selon cette parole
de l'Ecclésiastique (24, 21) : "Ceux qui se nourrissent de moi auront
encore faim." Mais pour l'appétit des richesses et de tous les biens
temporels, c'est le contraire : dès qu'on les possède, on les méprise et on
désire autre chose. C'est le sens de cette parole du Seigneur (Jn 4, 13) :
"Celui qui boit de cette eau", symbole des biens temporels,
"aura encore soif". Et cela parce que l'on connaît mieux leur
insuffisance lorsqu'on les possède. Ce fait même montre leur imperfection, et
que le souverain bien ne se trouve pas là.
Objections :
1. Il semble que oui, car "la béatitude ou félicité, est,
d'après le Philosophe la récompense de la vertu". Or, toujours d'après le
Philosophe "c'est l'honneur qui semble être la plus digne récompense de la
vertu". C'est donc dans l'honneur que consiste principalement la
béatitude.
2. Ce qui convient à Dieu et aux êtres les plus parfaits,
voilà ce qui semble bien être la béatitude, puisque celle-ci est un bien
parfait. Or tel est l'honneur, au témoignage du Philosophe et aussi de
l'Apôtre, disant : "A Dieu seul l'honneur et la gloire" (1 Tm 1, 17).
3. Ce qui est désiré souverainement par les hommes, c'est la
béatitude. Or rien ne paraît plus désirable que l'honneur, car les hommes
souffrent la perte de tous les autres biens, plutôt qu'une atteinte à leur
honneur. C'est donc qu'ils y voient la béatitude.
Cependant :
La béatitude est dans le bienheureux. Or, dit le
Philosophe, l'honneur n'est pas dans l'homme honoré, mais plutôt dans celui qui
l'honore et lui rend hommage. Donc la béatitude ne consiste pas dans l'honneur.
Conclusion :
Il est impossible que la béatitude consiste dans l'honneur.
Car celui-ci est accordé à quelqu'un en raison de quelque supériorité qu'il
possède, et ainsi il est un signe et comme un témoignage de l'excellence qui se
trouve dans l'être honoré. Or la supériorité humaine, c'est la béatitude même,
qui est le bien parfait de l'homme ou quelqu'une de ses participations. Il
s'ensuit que l'honneur peut bien découler de la béatitude, mais ne saurait la
constituer comme étant son principe.
Solutions :
1. L'honneur n'est pas la récompense en vue de quoi les hommes
vertueux agissent ; mais l'honneur leur vient des hommes parce que ceux-ci ne
peuvent leur offrir rien de meilleur. Quant à la vraie récompense de la vertu,
c'est la béatitude même, et c'est pour cette fin-là que les hommes vertueux
agissent. S'ils agissaient en vue de l'honneur, ils feraient acte d'ambition et
non de vertu.
2. L'honneur est dû à Dieu et aux êtres excellents ; mais
comme un témoignage, et ce n'est pas l'honneur même qui les rend excellents.
3. Si les hommes désirent tellement être honorés, comme on
l'observe justement, cela tient au désir qu'ils ont naturellement de la
béatitude elle-même, dont l'honneur est le signe. Aussi veulent-ils être
honorés surtout des sages, dont le jugement les rassure touchant leur
excellence et leur félicité.
Objections :
1. Il semble bien, car la béatitude paraît consister en ce que
les saints reçoivent la récompense des épreuves qu'ils souffrent en ce monde.
Telle est leur gloire, selon l'Apôtre (Rm 8, 18) : "Les souffrances
d'ici-bas ne sont pas comparables à la gloire future qui se révélera en
nous." Donc la béatitude consiste dans la gloire.
2. D'après Denys le bien a tendance à se répandre ; or c'est
principalement par la gloire, que le bien humain se répand et parvient à la
connaissance des autres ; car la gloire, dit saint Ambroise, n'est rien d'autre
qu'une "notoriété éclatante accompagnée de louange". C'est donc que
la béatitude consiste en la gloire.
3. La béatitude étant le plus stable des biens, est
apparentée, de ce fait, à la renommée et à la gloire, qui confèrent aux hommes
une sorte d'éternité. "Vous semblez, écrit Boèce, agrandir votre
immortalité, quand vous songez à votre renommée dans le siècle futur."
Cependant :
La béatitude est pour l'homme un bien véritable ; or il
arrive que la renommée ou la gloire soit fausse. "Plusieurs, dit encore
Boèce, attachent souvent aux fausses opinions du vulgaire la gloire d'un grand
nom. Et que peut-on concevoir de plus honteux ? Car ceux qui sont ainsi
faussement célébrés ne se sentent-ils pas forcés de rougir eux-mêmes des
louanges ?" La béatitude ne peut donc consister dans la renommée et la
gloire de l'homme.
Conclusion :
Il est impossible que la béatitude consiste en la renommée
ou la gloire. Car si la gloire se définit, comme le veut saint Ambroise,
"une notoriété éclatante accompagnée de louange", il convient
d'observer qu'une chose connue est dans un rapport tout différent avec la
connaissance humaine et avec la connaissance divine. En effet, la connaissance
humaine est causée par les choses connues ; au contraire, la connaissance
divine est la cause des choses connues. Il s'ensuit que la perfection du bien
humain, appelée béatitude, ne peut être causée par la connaissance humaine ;
c'est bien plutôt la connaissance humaine relative à la béatitude de quelqu'un
qui découle de cette béatitude, commencée ou parfaite, et qui est d'une
certaine façon causée par elle. Ce n'est donc pas dans la renommée ou la gloire
qu'on peut faire consister la béatitude.
Mais le bien de l'homme dépend, comme de sa cause, de la
connaissance que Dieu a de lui. C'est pourquoi, de la gloire que l'homme
possède en Dieu, sa béatitude dépendra comme de sa cause, selon le Psaume (91,
15) : "je le délivrerai et le glorifierai ; je le rassasierai de longs
jours et je lui ferai voir mon salut."
Il faut en outre observer que la connaissance humaine se
trompe souvent, surtout quant aux faits singuliers et contingents, comme sont
les actes humains. Aussi la gloire humaine est-elle souvent trompeuse. Comme
Dieu, au contraire, ne peut se tromper, la gloire qu'il confère est toujours
vraie, ce qui fait dire à l'Apôtre (2 Co 10, 18) : "Celui-là est un homme
éprouvé, que le Seigneur recommande."
Solutions :
1. L'Apôtre ne parle pas là de la gloire que confèrent les
hommes, mais de celle que Dieu accorde en présence de ses anges. C'est ce qui
est dit aussi dans saint Marc (8, 38) : "Le Fils de l'homme lui rendra
témoignage quand il viendra dans la gloire de son Père en présence de ses
anges."
2. Il est vrai que, par la renommée et la gloire, le bien de
tel humain se répand dans la connaissance de beaucoup d'autres ; mais si cette
connaissance est vraie, elle dérive du bien qui existe chez cet homme lui-même,
et ainsi elle présuppose, loin de la constituer, la béatitude parfaite ou
commencée. Si cette connaissance est fausse, elle ne concorde pas avec la
réalité, et il n'y a donc pas de bien dans celui que l'on célèbre de la sorte.
D'aucune façon la renommée ne peut rendre l'homme heureux.
3. Quant à la stabilité, chacun sait que la renommée n'en a
aucune et qu'une fausse rumeur suffit à la détruire. Si parfois elle demeure
stable, c'est par accident. Mais la béatitude est stable par elle-même et
toujours.
Objections :
1. Il semble que oui, car toutes choses tendent à s'assimiler
à Dieu, comme à leur fin ultime et à leur principe premier. Or les hommes qui
exercent le pouvoir semblent offrir, du fait de ce pouvoir, un trait de
ressemblance particulière avec Dieu, tellement que l'Écriture les appelle des
dieux, disant, en parlant des princes du peuple (Ex 22, 27 Vg) : "Tu ne
rabaisseras pas les dieux." Donc la béatitude consiste en la puissance.
2. La béatitude est un bien parfait ; or il appartient à une
éminente perfection de pouvoir régir même les autres, comme c'est le cas de
ceux qui sont constitués en puissance.
3. Du fait qu'elle est éminemment désirable, la béatitude doit
être le contraire de ce que les hommes ont avant tout à redouter. Or les hommes
redoutent plus que tout l'esclavage, à l'opposé de la puissance. C'est donc que
la béatitude consiste en la puissance.
Cependant :
La béatitude est un bien parfait, et la puissance est chose
souverainement imparfaite. Comme dit Boèce : "La puissance humaine ne peut
éviter ni la morsure des soucis, ni l'aiguillon des craintes." Et il
ajoute : "Le trouves-tu puissant, celui qui s'entoure de gardes et qui,
devant les gens qu'il terrifie, est apeuré plus qu'eux ?"
Conclusion :
Deux raisons s'opposent à ce que la béatitude consiste en
la puissance. La première est que la puissance a raison de principe, selon le
Philosophe, et que la béatitude a raison de fin ultime. La seconde est que la
puissance se rapporte indifféremment au bien et au mal, alors que la béatitude
est le bien propre et parfait de l'homme. Donc, la béatitude pourrait consister
dans le bon usage de la puissance, qui est l'effet de la vertu, plutôt que dans
la puissance elle-même.
En généralisant, on peut avancer quatre raisons pour
lesquelles la béatitude ne peut consister en aucun des biens extérieurs mis
jusqu'ici en cause. 1° La béatitude, souverain bien de l'homme, ne souffre le
mélange d'aucun mal. Or les biens mentionnés peuvent se rencontrer chez les
hommes bons et chez les hommes mauvais. - 2° La béatitude ayant pour caractère
essentiel d'être un bien "suffisant par soi-même", d'après Aristote
il est nécessaire, une fois la béatitude possédée, que l'homme ne manque
d'aucun bien nécessaire. Or, qu'on obtienne les biens mentionnés, beaucoup
d'autres biens nécessaires pourront encore manquer, par exemple la sagesse, la
santé corporelle, etc. - 3° La béatitude étant un bien parfait ne peut être
pour personne la cause d'un mal, et ce n'est pas le cas des biens susdits, car
il est dit dans l'Ecclésiaste (5, 12) que les richesses "sont parfois
conservées pour le malheur de leur maître". Et il en est de même des trois
autres. - 4° L'homme doit être dirigé vers la béatitude par des principes
inhérents à sa nature, puisque c'est naturellement qu'il s'y oriente. Or les
biens mentionnés sont l'effet de causes extérieures, et le plus souvent de la
fortune, ce qui les fait appeler précisément les biens de la fortune. Il est
donc évident que d'aucune façon ces biens-là ne peuvent constituer la
béatitude.
Solutions :
1. La puissance nous assimile à Dieu d'une certaine manière ;
mais il y a une différence essentielle. La puissance divine est identique à sa
bonté, en raison de quoi l'emploi que Dieu fait de sa puissance est
nécessairement bon. Mais cela ne se trouve pas chez les hommes, et c'est
pourquoi il ne suffit pas à la béatitude des hommes qu'ils soient assimilés à
Dieu par la puissance, s'ils ne lui sont en outre assimilés par la bonté.
2. Autant il est excellent d'user bien de la puissance dans le
gouvernement d'un grand nombre, autant il est mauvais d'en user mal. C'est
ainsi que la puissance peut conduire indifféremment au bien ou au mal.
3. Quant à la servitude, les hommes la fuient naturellement
parce qu'elle est un empêchement au bon usage de la puissance, mais non pas
dans ce sentiment que la puissance soit un souverain bien.
Objections :
1. Il semble que oui, car il est dit dans l'Ecclésiastique
(30, 16) : "Il n'y a pas de richesse préférable à la santé du corps."
Mais la béatitude consiste dans ce qui est le meilleur. Donc elle consiste en
la santé du corps.
2. D'après Denys, exister est meilleur que vivre, et vivre
meilleur que tout ce qui s'ensuit. Or, pour exister et pour vivre, il faut
sauver son corps. Donc, puisque la béatitude est le souverain bien de l'homme,
il semble que la santé du corps appartienne souverainement à la béatitude.
3. Plus une chose est commune, plus élevé est le principe
auquel elle se rattache, car une cause supérieure étend toujours ses effets
plus loin. D'autre part, si la causalité efficiente s'exerce par influence, la
causalité finale s'exerce en vertu de l'appétit. Donc, puisque la première
cause efficiente est celle qui influe sur tous les êtres, ainsi la fin ultime
est celle qui est désirée par tous les êtres. Or l'existence est ce qui est
souverainement désiré de tous les êtres ; donc la béatitude de l'homme consiste
principalement dans ce qui a rapport à l'existence de l'homme, comme la santé
de son corps.
Cependant :
Quant à la béatitude, l'homme est supérieur à tous les
autres animaux. Mais quant aux biens du corps il est dépassé par beaucoup d'entre
eux, en longévité par l'éléphant, en force par le lion, en vitesse par le cerf,
etc. La béatitude de l'homme ne peut donc pas consister dans les biens du
corps.
Conclusion :
Pour deux raisons il est impossible que la béatitude de
l'homme consiste dans les biens du corps. Tout d'abord, quand une chose est
ordonnée à une autre comme à sa fin, il est impossible que la fin ultime de
cette même chose soit sa propre conservation dans l'être. Aussi le pilote
n'a-t-il pas pour but dernier la conservation de son navire, celui-ci étant
fait pour une autre fin, qui est de naviguer. Or, de même que le navire est
remis à la direction du pilote, ainsi l'homme est-il confié à sa propre raison
et à sa volonté, selon l'Ecclésiastique (15, 14) : "Au commencement, Dieu a
créé l'homme et l'a laissé dans la main de son conseil." Mais il est
évident que l'homme a une autre fin que lui-même, n'étant pas le souverain
bien. Il est donc impossible que la fin ultime de la raison et de la volonté
humaines ne consiste qu'en la conservation de l'être humain.
Ensuite, en admettant que la fin de la raison et de la
volonté humaines ne consiste qu'en la conservation de l'être humain, on ne
pourrait pas dire pour autant que la fin de l'homme est un bien du corps.
L'être humain, en effet, consiste à la fois dans l'âme et dans le corps, et
bien que l'être du corps dépende de l'âme, l'être de l'âme ne dépend pas du
corps, ainsi que nous l'avons fait voir précédemment. En outre, le corps est
fait pour l'âme comme la matière est faite pour la forme et les instruments
pour leur moteur, afin que par cette matière et ces instruments elle exerce ses
opérations à elle. Ainsi, tous les biens du corps ont pour fin les biens de
l'âme, et il est donc impossible que la béatitude, fin ultime de l'homme, consiste
dans les biens du corps.
Solutions :
1. De même que le corps est ordonné à l'âme comme à sa fin, de
même les biens extérieurs au bien du corps. Et c'est pourquoi il est
raisonnable que le bien du corps soit préféré aux biens extérieurs, symbolisés
par l'argent, de même que le bien de l'âme est préféré à tous les biens du
corps.
2. L'être pris absolument, comme incluant en soi toute
perfection de l'existence, est évidemment supérieur à la vie et à tout ce qui
peut la suivre, puisqu'en ce sens-là l'être possède d'avance en lui-même tout
ce qu'on dit venir après lui. Or c'est en ce sens-là que Denys en parle. Mais
si l'on considère l'être quant à ses participations en telle ou telle réalité
particulière, où ne se trouve pas rassemblée toute la perfection de l'être,
mais qui ont un être imparfait, comme celui de toute créature, alors il est
clair que l'être dont on parle, si l'on y ajoute une perfection nouvelle,
devient supérieur. Aussi Denys affirme-t-il dans le même passage que les
vivants sont meilleurs que les simples existants, et les êtres intelligents
meilleurs que les vivants.
3. Il est vrai que la fin répond au principe et que par là on
peut prouver que la fin ultime de toutes choses est le premier principe des
êtres, en qui réside toute perfection d'existence. Et de cet être premier tous
les autres poursuivent la ressemblance, chacun selon son degré de perfection,
les uns quant à l'existence seulement, d'autres selon qu'ils ont la vie,
d'autres enfin sous la forme d'un être vivant, intelligent et bienheureux. Et
c'est le fait d'un petit nombre.
Objections :
1. Il semble bien, car la béatitude étant une fin dernière,
elle n'est pas recherchée pour autre chose, mais tout le reste à cause d'elle.
Or cela convient éminemment au plaisir, tellement qu'Aristote a pu écrire :
"Il est ridicule de demander à quelqu'un pourquoi il veut avoir du
plaisir." Donc la béatitude consiste surtout dans le plaisir et la
délectation.
2. Il est dit au livre Des Causes que la cause première
s'imprime dans son effet avec plus de puissance que la cause seconde. Or
l'influence de la fin s'exerce par le désir qu'on en a. Donc cela semble avoir
raison de fin ultime, qui actionne davantage l'appétit. C'est le cas du
plaisir, et le signe en est que la délectation absorbe à ce point la volonté et
la raison de l'homme, qu'elle lui fait mépriser tous les autres biens. Donc il
apparaît que la fin ultime de l'homme, qui est la béatitude, consiste surtout
dans le plaisir.
3. Le désir concernant le bien, ce que tous les êtres désirent
semble être le meilleur. Or tous les êtres désirent la jouissance : les sages,
les insensés, et aussi les êtres sans raison. La jouissance est donc ce qu'il y
a de meilleur, et c'est en elle que le souverain bien consiste.
Cependant :
Boèce écrit : "Les voluptés ont toujours de tristes
fins, et quiconque voudra se souvenir de ses propres passions le comprendra.
S'il était en leur pouvoir de nous rendre bienheureux, il n'y aurait pas de
raison pour ne pas dire bienheureuses les bêtes elles-mêmes."
Conclusion :
Il faut remarquer que "si les délectations corporelles
ont accaparé pour ainsi dire le nom de voluptés", c'est, comme l'observe
Aristote, "parce qu'elles sont à la portée du grand nombre", alors
que d'autres délectations sont pourtant bien supérieures. Mais en celles-ci non
plus, on ne saurait faire consister principalement la béatitude.
En chaque chose, il faut distinguer ce qui appartient à son
essence, et ce qui est son accident propre. Ainsi, chez l'homme, autre est sa
qualité d'animal raisonnable mortel, autre la faculté de rire. Or toute
délectation est comme l'accident propre consécutif à la béatitude ou à
quelqu'une de ses parties intégrantes. En effet, on éprouve de la délectation
parce qu'on est gratifié de quelque bien qui convient et qu'on possède soit en
réalité, soit en espérance, ou tout au moins en mémoire. Or un bien qui
convient, s'il est parfait, coïncide avec la béatitude ; s'il est imparfait, il
en est une participation, ou prochaine, ou éloignée, ou tout au moins
apparente. Il est par là manifeste que même la délectation consécutive au bien
parfait ne peut constituer l'essence même de la béatitude ; elle est quelque
chose de dérivé, par manière d'accident inséparable et propre.
Quant à la volupté corporelle, même de cette façon elle ne
peut découler du bien parfait. Elle résulte en effet d'un bien qu'appréhende le
sens, faculté de l'âme qui utilise le corps. Or un bien relatif au corps, un
bien appréhendé par le sens ne peut être le bien humain parfait ; car l'âme
raisonnable dépasse en ampleur la matière corporelle, et la part de l'âme qui
est indépendante de tout organe corporel a une sorte d'infinité par rapport au
corps et aux parties de l'âme liées au corps. C'est ainsi que les réalités
invisibles sont quasi infinies au regard des réalités matérielles. Et la raison
en est que la forme est en quelque sorte contractée et réduite par la matière,
de telle sorte qu'une forme dégagée de la matière est d'une certaine manière
infinie. De là vient que le sens, faculté corporelle, a pour objet de
connaissance le singulier, qui est limité par la matière. Au contraire, l'intellect,
activité dégagée de la matière, connaît l'universel qui est lui-même abstrait
de la matière et qui tient sous sa dépendance une infinité de singuliers.
Il est ainsi évident que le bien qui convient au corps et
qui, par l'appréhension des sens, cause la délectation corporelle, n'est pas le
bien parfait de l'homme, mais quelque chose d'infime par rapport au bien de
l'âme. C'est pourquoi, selon la Sagesse (7, 9), "tout l'or du monde n'est
qu'un peu de sable en comparaison de la sagesse". On le voit donc, dans la
volupté corporelle on ne peut découvrir ni la béatitude, ni même un accident
propre de la béatitude.
Solutions :
1. C'est pour la même raison qu'on désire le bien et qu'on
désire la délectation, qui n'est autre chose que le repos de l'appétit dans le
bien ; ainsi la même propriété naturelle porte le corps lourd en bas et le fait
s'y tenir en repos. Donc, de même que le bien est désiré pour lui-même, la
délectation est aussi désirée pour elle-même et non pour autre chose, si le mot
"pour" désigne la cause finale. Mais s'il désigne une cause formelle,
ou plus encore, une cause agente, alors la délectation est désirée pour autre
chose, à savoir le bien qui est l'objet de la délectation, par suite de son
principe, et qui lui donne sa forme. Car si la délectation est désirée, elle le
tient de ce qu'elle est un repos dans le bien désiré.
2. L'appétit violent de délectations sensibles provient de ce
que les opérations des sens, point de départ de notre connaissance, sont pour
ce motif plus perceptibles. C'est pour cela aussi que les délectations des sens
sont recherchées du grand nombre.
3. Tous recherchent la délectation de la façon dont ils
désirent le bien. Et pourtant, ils désirent la délectation en raison du bien,
et non inversement, ainsi que nous l'avons dit. Il ne s'ensuit donc pas que la
délectation soit le plus grand des biens, et soit un bien en soi ; mais que
chaque délectation accompagne un certain bien, et qu'une certaine délectation
accompagne ce qui est par soi le plus grand des biens.
Objections :
1. Cela semble évident, car la béatitude est un bien de
l'homme. Or le bien de l'homme se divise en trois : les biens extérieurs, les
biens du corps et les biens de l'âme. Puisqu'il a été démontré que la béatitude
ne consiste ni dans les biens extérieurs, ni dans les biens du corps, il ne
reste que les biens de l'âme.
2. Nous aimons l'être à qui nous souhaitons un bien plus que
nous n'aimons ce bien lui-même ; ainsi aimons-nous l'ami à qui nous souhaitons
de l'argent plus que nous n'aimons l'argent. Mais chacun se souhaite à soi-même
tout bien ; donc il se préfère à tous les autres biens. Or la béatitude est
aimée par-dessus tout, puisque c'est à cause d'elle que tout le reste est aimé
et désiré. Donc la béatitude consiste en quelque bien de l'homme lui-même, et
puisque ce n'est pas dans les biens du corps, il faut que ce soit dans les
biens de l'âme.
3. La perfection est quelque chose qui appartient à l'être
perfectionné. Or la béatitude est une perfection de l'homme. Elle est donc
quelque chose de l'homme. N'étant pas quelque chose du corps, comme on l'a
montré, elle est nécessairement quelque chose de l'âme. Et ainsi la béatitude
consiste dans les biens de l'âme.
Cependant :
Saint Augustin nous dit : "Ce qui constitue la vie
bienheureuse doit être aimé pour soi-même." Or l'homme ne doit pas être
aimé pour lui-même, mais tout ce qui est dans l'homme doit être aimé pour Dieu.
Donc la béatitude ne consiste en aucun bien de l'âme.
Conclusion :
Comme on l'a dit plus haut, le mot fin comporte deux
acceptions. On peut appeler ainsi la chose même que nous désirons obtenir, ou
bien l'usage, l'obtention ou la possession de cette chose. Donc, si nous
parlons de la fin ultime de l'homme quant à la chose même que nous désirons
comme fin ultime, il est impossible que la fin ultime de l'homme soit l'âme
elle-même ou quelque chose de l'âme. En effet, l'âme elle-même, considérée en
soi, est une nature en puissance, puisqu'elle passe de la puissance de savoir à
l'acte de savoir, de la puissance vertueuse à l'acte vertueux. Et comme la
puissance existe en vue de l'acte qui lui apporte son achèvement, il est
impossible que ce qui n'existe par soi-même qu'en puissance ait raison de fin
ultime. Il est donc impossible que l'âme elle-même soit la fin ultime
d'elle-même. Mais pas davantage quelque chose d'elle, que ce soit une
puissance, un habitus ou un acte. En effet, le bien qui est la fin ultime est
un bien parfait et comblant notre appétit de bien. D'autre part, chez l'homme,
l'appétit que nous appelons volonté a pour objet le bien universel. Or, tout
bien, parmi ceux qui sont inhérents à l'âme, est un bien participé et en
conséquence particularisé. Il est donc impossible que l'un de ses biens soit la
fin ultime de l'homme.
Si maintenant nous parlons de la fin humaine en comprenant
par là l'obtention, la possession ou un usage quelconque de ce qui est désiré
comme fin, alors il y a quelque chose de l'âme humaine qui appartient à la fin
dernière, car c'est bien par l'âme que l'homme atteint sa béatitude Ainsi, la
chose même qui est désirée comme fin est ce qui constitue la béatitude et qui rend
son possesseur bienheureux, tandis que la conquête de cette chose est appelée
béatitude. Concluons donc : la béatitude est quelque chose de l'âme, mais ce
qui la constitue est quelque chose hors de l'âme.
Solutions :
1. Si, sous cette division, on entend ranger tous les biens
qui se présentent à l'homme comme désirables, on doit appeler biens de l'âme
non seulement la puissance, l'habitus ou l'acte, mais encore leur objet, qui
est en dehors d'elle. Et en ce sens, rien n'empêche de dire que ce qui constitue
la béatitude est quelque chose de l'âme.
2. En ce qui concerne notre propos, il faut dire que la
béatitude est aimée par-dessus tout, comme un bien que l'on désire. Un ami au
contraire est aimé comme une personne en faveur de qui l'on désire du bien, et
de cette façon aussi l'homme s'aime lui-même. Mais on voit que la nature de
l'amour n'est pas la même dans les deux cas. Quant à savoir si d'un amour
d'amitié l'homme aime quelque chose plus que lui-même, c'est ce qu'il y aura
lieu de nous demander quand nous traiterons de la charité.
3. La béatitude elle-même étant la perfection de l'âme, est un
bien inhérent à l'âme. Mais ce en quoi la béatitude consiste, c'est-à-dire ce
qui rend bienheureux, cela est hors de l'âme.
Objections :
1. Il semble bien, car, d'après Denys la sagesse divine a
"conjoint les extrémités des premiers êtres aux principes des
seconds", d'où l'on peut tirer que la suprême élévation de la nature
inférieure est d'atteindre au plus bas de la nature supérieure. Or le bien
suprême de l'homme est la béatitude. Donc, puisque l'ange est au-dessus de
l'homme dans l'ordre de la nature, ainsi qu'on l'a vu dans la première Partie,
il semble que la béatitude de l'homme consiste en ce que d'une certaine façon
il atteigne à l'ange.
2. La fin ultime de chaque chose est dans ce qui la parfait,
d'où il suit que la partie existe en vue du tout comme en vue de sa fin. Mais
toute 1'universalité des créatures, qu'on appelle le "macrocosme",
est, par rapport à l'homme, appelé "microcosme" par Aristote, comme
le parfait par rapport à l'imparfait. Donc la béatitude de l'homme consiste en
1'universalité des créatures.
3. Ce qui rend l'homme heureux, c'est l'objet où son désir
naturel trouve le repos. Mais le désir de l'homme ne s'étend pas à un bien plus
grand que celui qu'il peut embrasser. Donc, puisque l'homme n'a pas une
capacité à l'égard du bien qui excède les limites de toute créature, il semble
qu'il puisse trouver son bonheur dans un bien créé.
Cependant :
Saint Augustin écrit : "De même que l'âme est la vie
de la chair, ainsi Dieu est la vie heureuse de l'homme", et le Psaume (144,
15) : "Heureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu."
Conclusion :
Il est impossible que la béatitude de l'homme consiste en
un bien créé. En effet, la béatitude est un bien parfait, capable d'apaiser
entièrement le désir, sans quoi, et s'il restait encore quelque chose à
désirer, elle ne pourrait être la fin ultime. Or l'objet de la volonté, faculté
du désir humain, est le bien universel, de même que l'objet de l'intellect est
le vrai universel. D'où il est évident que rien ne peut apaiser la volonté humaine
hors le bien universel. Celui-ci ne se trouve réalisé en aucune créature, mais
seulement en Dieu ; car toute créature ne possède qu'une bonté participée-
Ainsi Dieu seul peut combler la volonté de l'homme, selon ces paroles du Psaume
(103, 5) : "C'est lui qui rassasie tes désirs en te comblant de
biens." C'est donc en Dieu seul que consiste la béatitude de l'homme.
Solutions :
1. Le plus haut état de l'homme touche au plus bas degré de la
nature angélique par une certaine ressemblance ; mais l'homme ne s'arrête pas
là comme dans sa fin ultime ; il remonte jusqu'à la source universelle du bien,
qui est le commun objet de béatitude de tous les bienheureux, au titre de bien
infini et parfait.
2. Si un tout n'est pas une fin ultime, mais est ordonné à une
fin ultérieure, la fin ultime de l'une de ses parties ne peut pas être ce tout,
mais quelque chose d'autre. Or 1'universalité des créatures, à laquelle l'homme
se rapporte comme la partie au tout, n'est pas une fin ultime, mais elle est
ordonnée à Dieu comme à sa fin ultime. Donc le bien que représente l'univers
n'est pas l'ultime fin de l'homme, celle-ci est Dieu lui-même.
3. Le bien créé n'est pas moindre que le bien dont l'homme est
capable comme d'un bien intérieur à lui et inhérent à son être. Mais il est
moindre que le bien dont l'homme est capable à titre d'objet, car celui-ci est
infini, alors que le bien participé par l'ange ou par l'univers entier est un
bien fini et restreint.
Demandons-nous maintenant ce qu'est la béatitude (Question
3) ; puis quels compléments lui sont indispensables (Question 4).
1. La béatitude est-elle une réalité incréée ? - 2. Si elle est une
réalité créée, est-elle une activité ? - 3. Est-elle une activité de la partie
sensible de l'âme, ou seulement de sa partie intellectuelle ? - 4. Si elle est
une activité de la partie intellectuelle, est-elle une activité de l'intellect
ou bien de la volonté ? - 5. Est-elle une opération de l'intellect spéculatif
ou de l'intellect pratique ? - 6. Si elle est une activité de l'intellect
spéculatif, consiste-t-elle dans l'étude des sciences spéculatives ? - 7.
Consiste-t-elle dans la connaissance des substances séparées, c'est-à-dire des
anges ? - 8. Consiste-t-elle en la seule contemplation de Dieu, par laquelle il
est vu dans son essence ?
Objections :
1. Il semble que oui, puisque Boèce a écrit : "Il faut
nécessairement reconnaître que Dieu est la béatitude même."
2. La béatitude est le souverain bien. Or être le souverain
bien, cela convient à Dieu, et puisqu'il ne peut y avoir plusieurs souverains
biens, il semble que la béatitude soit identique à Dieu.
3. La béatitude est la fin ultime à laquelle la volonté
humaine tend naturellement comme à sa fin. Mais la volonté humaine ne doit
tendre comme à sa fin à rien d'autre que Dieu, de qui seul nous devons jouir,
dit saint Augustin. Donc la béatitude est identique à Dieu.
Cependant :
Rien de ce qui est
fait est incréé. Or la béatitude de l'homme est quelque chose qui se fait,
comme on le voit dans ces paroles de saint Augustin : "Nous devons jouir
de ces choses qui nous font bienheureux." Donc la béatitude n'est pas
quelque chose d'incréé.
Conclusion :
Comme on l'a dit
plus haut, le mot "fin" se prend en deux sens. On peut entendre par
là l'objet même que nous souhaitons obtenir ; ainsi l'argent est une fin pour
l'avare ; et d'autre part ce mot peut désigner l'atteinte ou la possession,
l'usage ou la jouissance de l'objet désiré, comme si l'on dit que la possession
de l'argent est la fin de l'avare, et la jouissance d'un objet voluptueux la
fin de l'intempérant. Dans le premier sens, la fin dernière de l'homme est un
bien incréé, puisque c'est Dieu, qui seul, par sa bonté infinie, peut combler
parfaitement la volonté de l'homme. Dans le second sens, la béatitude de
l'homme est quelque chose de créé qui existe en lui, qui n'est autre chose que
l'acquisition ou la jouissance de la fin ultime. Or, c'est la fin ultime qui
est appelée béatitude. Donc, si la béatitude de l'homme est considérée dans sa
cause ou son objet, elle est quelque chose d'incréé ; si au contraire on
l'envisage quant à son essence même de béatitude, elle est quelque chose de
créé.
Solutions :
1. Dieu est béatitude par son essence même ; et en effet il
n'est pas heureux par l'acquisition ou la participation de quelque chose
d'autre, il l'est par son essence. Mais les hommes, comme Boèce le dit dans le
même passage, sont heureux par participation, comme ils sont dits des dieux par
participation. Or, cette participation même de la béatitude, selon laquelle
l'homme est déclaré heureux, est bien quelque chose de créé.
2. La béatitude est appelée souverain bien de l'homme parce
qu'elle consiste en l'acquisition ou la jouissance du souverain bien.
3. On dit que la béatitude est fin ultime en entendant par là
l'obtention de la fin.
Objections :
1. Il ne semble pas que la béatitude soit une activité, car
l'Apôtre dit (Rm 6, 22) : "Vous avez pour fruit la sainteté, et pour fin
la vie éternelle." Or la vie n'est pas une activité, mais l'être même des
vivants.
2. Boèce appelle la béatitude "un état parfait grâce au
rassemblement de tous les biens" ; or un état ne désigne pas une activité.
3. La béatitude étant l'ultime perfection de l'homme, on doit
entendre par là quelque chose qui existe dans l'homme heureux. Or une activité
ne signifie pas quelque chose qui existe dans le sujet qui opère, mais plutôt
quelque chose qui en procède.
4. La béatitude est en permanence dans le bienheureux, tandis
que l'activité est passagère.
5. Il n'y a pour un homme qu'une seule béatitude, mais ses
activités sont multiples.
6. La béatitude est inhérente au sujet heureux sans
interruption. Mais l'activité humaine est fréquemment interrompue, que ce soit
par le sommeil, par une occupation différente ou par le repos. La béatitude
n'est donc pas une activité.
Cependant :
Le Philosophe
assure que "la félicité est une activité procédant d'une vertu
parfaite".
Conclusion :
Puisque la
béatitude de l'homme est quelque chose de créé qui existe en lui, il faut
nécessairement dire que la béatitude est une activité. Elle est en effet
l'ultime perfection de l'homme. Or une chose est parfaite dans la mesure où
elle est en acte ; car une puissance privée de son acte est imparfaite. Il faut
donc que la béatitude de l'homme consiste dans son acte ultime. Or il est
manifeste que l'activité est l'acte ultime d'un être actif, en raison de quoi
Aristote l'appelle son acte second. En effet, l'être en possession de sa forme
active peut n'être encore opérant qu'en puissance, comme l'homme qui possède la
science est en puissance par rapport à la considération de ce qu'il sait. De là
vient qu'en ce qui concerne toutes les autres choses, Aristote dit que
"chacune existe en vue de sa propre opération". Il est donc
nécessaire que la béatitude de l'homme soit une activité.
Solutions :
1. Le mot vie a deux sens. On dit la vie, pour désigner
l'existence même du vivant, et dans ce sens la béatitude n'est pas une vie,
puisqu'il a été démontrée que l'existence d'un homme, quelle qu'elle soit, ne
saurait être sa béatitude. Chez Dieu seul la béatitude est identique à
l'existence. Mais dans un autre sens, le mot vie désigne l'activité par
laquelle le principe de vie qui existe dans le vivant passe à l'acte. C'est
dans ce sens que nous parlons de vie active, de vie contemplative, de vie
voluptueuse. C'est ainsi que la fin ultime est appelée vie éternelle. On le
voit à ces paroles du Christ en saint Jean (17, 3) : "La vie éternelle,
c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu."
2. Boèce, dans la définition qu'on rappelle, n'a considéré que
la notion générale de béatitude. Prise ainsi en général, elle désigne le bien
commun parfait, et c'est ce que Boèce a exprimé en disant que la béatitude est
"un état parfait grâce au rassemblement de tous les biens", ce qui ne
dit rien d'autre que ceci : le bienheureux est dans un état de bien parfait.
Mais Aristote a exprimé l'essence même de la béatitude, montrant par quoi
l'homme est dans cet état : par une certaine activité. Aussi montre-t-il
lui-même que "la béatitude est le bien parfait".
3. Il faut se rappeler qu'il y a, selon Aristote deux sortes
d'action. L'une passe du sujet opérant dans une matière extérieure, comme
brûler ou couper. Et la béatitude ne peut être une activité de ce genre, car
une telle opération n'est pas l'acte et la perfection de l'agent, mais plutôt
du patient, comme on le voit au même endroit. Mais il est une autre action qui
demeure dans l'agent lui-même, comme sentir, comprendre ou vouloir. Une telle
action est la perfection et l'acte de l'agent, et la béatitude peut donc être
une activité de cette sorte.
4. La béatitude impliquant une certaine perfection ultime,
selon les degrés divers auxquels peuvent parvenir les êtres capables de
béatitude, la béatitude aussi présente divers caractères. En Dieu se trouve la
béatitude par essence, car son être même est identique à son activité, par
laquelle il jouit de lui-même et non d'un autre. Chez les anges, la béatitude
est la perfection ultime réalisée par une activité qui les unit au bien incréé
; et en eux cette activité est unique et perpétuelle. Chez les hommes, dans
l'état de la vie présente, la perfection ultime est acquise par une activité
qui unit l'homme à Dieu ; mais cette activité ne peut être ni continue, ni par
conséquent unique, car l'activité se multiplie par ses interruptions. Pour ce
motif, dans l'état de vie présente, la béatitude parfaite ne saurait être
possédée par l'homme. Aussi le Philosophe-, plaçant la béatitude de l'homme en
cette vie, la dit-il imparfaite, concluant après de longs développements :
"Nous les appelons bienheureux, comme le sont des hommes." Mais Dieu
nous promet la béatitude parfaite, quand nous serons, selon l'Évangile (Mt 22,
30) "comme des anges dans le ciel".
Donc, si l'on
parle de cette béatitude parfaite, l'objection tombe ; car dans cet état
bienheureux, l'esprit de l'homme sera uni à Dieu par une activité unique,
continue et perpétuelle. En ce qui concerne la vie présente, autant nous y
sommes éloignés de la béatitude parfaite, autant nous sommes loin de l'unité et
de la continuité d'une telle activité. Toutefois, il nous reste une certaine
participation de la béatitude, et d'autant mieux que notre activité pourra être
plus continue et plus une. C'est pourquoi la vie active, qui comporte de
nombreuses occupations, est moins apparentée à la béatitude que la vie
contemplative, tournée vers un seul objet, qui est la contemplation de la
vérité. Si parfois l'homme n'exerce pas en acte une telle activité, il est
toujours à même de l'accomplir ; et comme il ordonne à elle cela même qui
l'interrompt, comme le sommeil ou une quelconque occupation de la nature,
l'activité semble être continuelle.
5. 6. Cela donne la réponse aux dernières objections.
Objections :
1. Il semble que la béatitude doive consister aussi en une
activité des sens. En effet, aucune activité de l'homme n'est plus noble que
celle des sens, sauf l'activité intellectuelle. Mais celle-ci dépend en nous de
l'activité des sens, puisque nous ne pouvons penser sans images, selon
Aristote. Donc la béatitude consiste aussi en une activité sensible.
2. La béatitude est, définie par Boèce, "un état parfait
grâce au rassemblement de tous les biens". Or il y a des biens sensibles
que nous atteignons par l'activité des sens. Il semble donc que celle-ci soit
requise pour la béatitude.
3. La béatitude est un bien parfait, comme le prouve Aristote.
Or cela ne serait pas si l'homme n'était perfectionné par elle selon toutes les
parties de son être. Or les activités de l'ordre sensible perfectionnent
certaines parties de l'âme. Donc l'activité sensible est requise pour la
béatitude.
Cependant :
Les bêtes ont en
commun avec nous les activités sensibles, et non la béatitude. Donc la
béatitude ne consiste pas en de telles opérations.
Conclusion :
Une chose peut
avoir rapport à la béatitude de trois manières - essentiellement, à titre
d'antécédent, et à titre de conséquent. En ce qui concerne l'essence,
l'opération sensitive ne peut appartenir à la béatitude ; car la béatitude de
l'homme consiste essentiellement dans son union avec le bien incréé, qui est sa
fin ultime, nous l'avons montré, et à ce bien-là l'homme ne peut être uni par
une activité des sens. De même, nous savons que la béatitude humaine ne
consiste pas dans les biens corporels, les seuls pourtant que nous puissions
atteindre par les sens.
Mais les activités
sensibles peuvent avoir rapport à la béatitude soit comme antécédents, soit à
titre de conséquence. Comme antécédents, en ce qui concerne la béatitude
imparfaite telle qu'on peut la posséder en cette vie, pour cette raison que
l'activité de l'intellect exige celle des sens. A titre de conséquence, dans la
parfaite béatitude qui est attendue dans le ciel, parce que, après la
résurrection, ainsi que l'explique saint Augustin, la béatitude de l'âme
refluera pour ainsi dire sur le corps et sur les sens corporels pour rendre
leurs activités plus parfaites. C'est ce qu'on verra plus clairement quand nous
traiterons de la résurrection. Mais dans cet état, l'activité par laquelle
l'esprit de l'homme sera uni à Dieu ne dépendra pas des sens.
Solutions :
1. Cette objection prouve que l'activité des sens est
nécessaire, à titre d'antécédent, à la béatitude imparfaite telle qu'on peut la
posséder en ce monde.
2. La béatitude parfaite, telle que les anges la possèdent,
réalise la plénitude de tous les biens par l'union à leur source de tout bien,
sans qu'il soit besoin de biens singuliers. Mais dans notre béatitude
imparfaite nous avons besoin d'un ensemble de biens qui nous suffisent pour
l'activité la plus parfaite de cette vie.
3. La béatitude parfaite doit parfaire tout l'homme ; mais ce
sera grâce à une répercussion de la partie supérieure sur l'inférieure. Dans la
béatitude imparfaite de la vie présente, c'est l'inverse qui a lieu : le
perfectionnement de la partie inférieure contribue à celui de la partie
supérieure.
Objections :
1. Il semble que la béatitude consiste en un acte de la
volonté. En effet, saint Augustin écrit : "La béatitude de l'homme
consiste dans la paix", selon ces mots du Psaume (147, 14) : "Il a
fait de tes frontières un séjour de paix." Or la paix relève de la
volonté.
2. La béatitude est le souverain bien. Or le bien est l'objet
de la volonté.
3. Au premier moteur correspond la fin ultime, de même que la
victoire, fin dernière de toute l'armée, est la fin du chef qui meut l'armée
tout entière. Or le premier moteur de toute l'opération est en nous la volonté,
car c'est elle qui actionne nos autres facultés, comme on le dira par la suite.
Donc la béatitude relève de la volonté.
4. Si la béatitude est une opération, ce doit être l'opération
humaine la plus noble. Or l'amour de Dieu, qui est un acte de la volonté, est
plus noble que la connaissance, opération intellectuelle, comme le montre
l'Apôtre dans sa première épître aux Corinthiens (chap. 13).
5. Saint Augustin écrit : "Celui-là est bienheureux qui a
tout ce qu'il veut, et ne veut rien pour le mal." Et peu après :
"Celui-là est proche d'être heureux qui veut selon le bien tout ce qu'il
veut ; car ce sont des biens qui rendent heureux, et un tel homme a déjà une
part de ces biens, qui est sa propre bonne volonté. Donc la béatitude consiste
en un acte de volonté."
Cependant :
Le Seigneur dit
(Jn 17, 3) "La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul
vrai Dieu." Or la vie éternelle est notre fin ultime, nous l'avons dit.
Donc la béatitude de l'homme consiste dans la connaissance de Dieu, qui est un
acte intellectuel.
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, deux choses sont requises pour la béatitude : l'une qui est son
essence même, l'autre qui est en quelque sorte son accident propre : la
délectation qui s'y ajoute. Je dis donc qu'en ce qui concerne l'essence même de
la béatitude, il est impossible qu'elle consiste en un acte de volonté. Il est
clair en effet, d'après ce qui précède, que la béatitude est l'entrée en
possession de notre fin ultime. Or l'entrée en possession de la fin ne consiste
pas dans un acte de volonté. Car la volonté se porte vers la fin, soit absente
lorsqu'elle la désire, soit présente lorsque s'y reposant elle y trouve son
plaisir. Or il est évident que le désir de la fin n'en est pas l'acquisition,
c'est un mouvement vers la fin. Quant au plaisir, il échoit à la volonté
lorsque la fin est présente ; mais on ne peut pas dire, réciproquement, que
quelque chose soit rendu présent du fait que la volonté y prend plaisir. Il
faut donc qu'il y ait quelque chose d'autre, en dehors de l'acte de la volonté,
par quoi la fin elle-même soit rendue présente à la volonté.
Cela apparaît
clairement quand on l'applique à des fins sensibles. Si l'on pouvait acquérir
de l'argent par un acte de volonté, le cupide serait en possession de cet
argent dès le moment où il veut l'avoir. Mais au départ l'argent lui manque ;
il l'acquiert en y portant la main ou autrement, et alors il trouve son plaisir
dans l'argent qu'il possède. Ainsi en est-il en ce qui concerne notre fin
intelligible. Au départ, nous voulons obtenir cette fin intelligible ; nous
l'obtenons du fait qu'elle nous devient présente par un acte intellectuel ; et
alors notre volonté se repose avec plaisir dans la fin maintenant possédée.
Ainsi donc,
l'essence de la béatitude consiste en un acte intellectuel ; mais la
délectation consécutive à la béatitude appartient à la volonté ; ce qui fait
dire à saint Augustin : "La béatitude est la joie de la vérité".
Parce que la joie est la consommation de la béatitude.
Solutions :
1. La paix ressortit à la fin dernière de l'homme ; mais elle
n'en est pas l'essence ; elle n'est à son égard qu'un antécédent et une
conséquence. Un antécédent en ce que tout élément perturbateur et tout obstacle
sont écartés de la fin ultime. Une conséquence, parce que désormais l'homme en
possession de sa fin ultime demeure apaisé, son désir ayant trouvé le repos.
2. Le premier objet de la volonté n'est pas son acte à elle,
comme le premier objet de la vue n'est pas la vision, mais le visible. Ainsi,
du fait que la béatitude concerne la volonté comme son premier objet, il résulte
qu'elle ne se confond pas avec son acte même.
3. Si la fin est appréhendée d'abord par l'intelligence, le
mouvement vers la fin commence dans la volonté. Et c'est pour cela que nous
attribuons à la volonté le dernier effet produit par l'acquisition de la fin,
qui est la délectation ou jouissance.
4. L'amour surpasse la connaissance quand il s'agit d'imprimer
le mouvement. Mais la connaissance précède l'amour quant au fait d'atteindre la
fin ; car ainsi que l'observe saint Augustin, on n'aime que ce qui est déjà
connu. Pour cette raison, nous atteignons d'abord notre fin intelligible par
une action de l'intellect, de même que nous atteignons d'abord par les sens une
fin de l'ordre sensible.
5. Celui qui a tout ce qu'il veut est bienheureux du fait même
qu'il a ce qu'il veut ; mais s'il l'a, c'est par autre chose qu'un acte de
volonté. Quant à ne vouloir rien de mal, c'est là une prédisposition nécessaire
à la béatitude. Enfin la bonne volonté est placée par saint Augustin au rang
des biens qui rendent bienheureux, en ce sens qu'elle est une sorte
d'inclination vers ces biens. C'est ainsi que le mouvement rentre dans le genre
auquel appartient son terme, et l'altération dans le genre de la qualité qui en
sera le résultat.
Objections :
1. Il semble que la béatitude consiste en une activité de
l'intellect pratique. En effet, la fin ultime de toute créature consiste dans
son assimilation à Dieu. Or l'homme ressemble plus à Dieu par l'intellect
pratique, cause des choses qu'il connaît, que par l'intellect spéculatif, qui
reçoit sa connaissance des choses.
2. La béatitude est le bien parfait de l'homme, et l'intellect
pratique s'ordonne davantage au bien que l'intellect spéculatif, qui s'ordonne
au vrai. Aussi est-ce pour la perfection de notre intellect pratique que nous
sommes appelés bons, et non pour la perfection de notre intellect spéculatif,
qui nous fait appeler savants ou intelligents.
3. La béatitude est un bien de l'homme lui-même ; or
l'intellect spéculatif s'occupe surtout de ce qui est extérieur à l'homme, et
l'intellect pratique de ce qui concerne l'homme, comme ses activités et ses
passions. Donc la béatitude de l'homme consiste davantage en l'activité de
l'intellect pratique qu'en celle de l'intellect spéculatif.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Une contemplation nous est promise, qui est la fin de toutes les
actions et l'éternelle perfection des joies."
Conclusion :
La béatitude
consiste dans l'activité de l'intellect spéculatif plus que dans celle de
l'intellect pratique, et cela se prouve de trois façons.
1° Si la béatitude
de l'homme est une activité, il faut qu'elle soit son activité la plus
parfaite. Or l'activité heureuse la plus parfaite est celle de la faculté la
plus élevée s'appliquant à l'objet le plus élevé. Mais la faculté la plus
élevée de l'homme est l'intellect, et son objet le plus élevé est le bien
divin, objet de l'intellect spéculatif, non de l'intellect pratique. C'est donc
dans une activité de ce genre, dans la contemplation du divin, que consiste
surtout la béatitude. Et comme, selon Aristote, "chaque être paraît s'identifier
à ce qu'il y a en lui de meilleur", une telle activité est éminemment
propre à l'homme, et la plus délectable.
2° La
contemplation est recherchée avant tout pour elle-même. Or l'acte de
l'intellect pratique n'est pas recherché pour lui-même, mais en vue de
l'action, et les actions à leur tour sont ordonnées vers quelque fin. Il est
donc manifeste que la fin dernière ne peut pas consister dans la vie active,
qui ressortit à l'intellect pratique.
3° Par la vie
contemplative, l'homme entre en communication avec ce qui le dépasse, avec Dieu
et les anges, auxquels il est assimilé par la béatitude. Mais ce qui regarde la
vie active, les autres animaux l'ont en commun avec l'homme, bien
qu'imparfaitement.
Voilà pourquoi
l'ultime et parfaite béatitude qui nous est promise dans la vie future consiste
tout entière dans la contemplation comme dans son principe. Quant à la
béatitude imparfaite, telle qu'on peut l'avoir ici-bas, elle consiste d'abord
et principalement dans la contemplation, mais aussi, secondairement, dans
l'opération de l'intellect pratique dirigeant les actions et les passions
humaines, comme dit Aristote.
Solutions :
1. On dit que l'activité de l'intellect pratique nous assimile
à Dieu créateur. Oui ; mais cette assimilation a un caractère de pure
proportionnalité ; elle signifie que l'intellect pratique est avec son oeuvre
dans le même rapport que Dieu avec la sienne. Au contraire, l'assimilation
réalisée par l'intellect spéculatif se fait par union ou par information, ce
qui est une assimilation beaucoup plus parfaite. Cependant, on peut observer
qu'à l'égard de son objet principal de connaissance, qui est son essence même,
Dieu n'a pas de connaissance pratique, mais seulement spéculatives.
2. Il est vrai que l'intellect pratique vise un bien qui est
en dehors de lui ; mais l'intellect spéculatif porte son bien en lui-même, par
la contemplation de la vérité. Et si ce bien est parfait, par lui tout homme
est rendu parfait et en devient bon, ce qu'on ne peut pas dire de l'intellect
pratique, qui ne fait qu'ordonner à ce but.
3. Cet argument serait valable si l'homme lui-même était sa
fin ultime ; car alors la considération et la mise en ordre de ses actions et
de ses passions serait sa béatitude. Mais puisque la fin ultime de l'homme est un
bien différent et extrinsèque, à savoir Dieu même, que nous atteignons par
l'activité de l'intellect spéculatif, il en résulte que la béatitude de l'homme
consiste davantage dans l'opération de l'intellect spéculatif que dans celle de
l'intellect pratique.
Objections :
1. Il semble bien. En effet, d'après Aristote "la
félicité est une opération procédant d'une vertu parfaite". Puis,
lorsqu'il distingue les vertus, il n'en reconnaît que trois spéculatives : la
science, la sagesse et l'intellect, qui toutes trois ont rapport à l'étude des
sciences spéculatives. Donc la béatitude dernière de l'homme consiste dans
l'étude des sciences spéculatives.
2. La béatitude ultime de l'homme doit être un objet que tous
désirent naturellement, et désirent pour lui-même. Or telle est l'étude des
sciences spéculatives, car, selon Aristote, "tous les hommes désirent
naturellement savoir", et il ajoute que les sciences spéculatives sont
recherchées pour elles-mêmes. Donc la béatitude consiste dans l'exercice de ces
sciences.
3. La béatitude est la perfection ultime de l'homme, et chaque
être se perfectionne selon qu'il passe de la puissance à l'acte. Or l'intellect
humain passe de la puissance à l'acte par l'étude des sciences spéculatives.
C'est donc dans cette étude que consiste la béatitude ultime de l'homme.
Cependant :
On lit dans
Jérémie (9, 22) "Que le sage ne se glorifie pas de sa sagesse", et le
prophète parle de la sagesse des sciences spéculatives. Ce n'est donc pas dans
l'étude de ces sciences que consiste la béatitude ultime de l'homme.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit récemment, on distingue deux sortes de béatitude, l'une parfaite et l'autre
imparfaite. Il faut entendre par béatitude parfaite celle qui atteint à la
vraie et pleine notion de la béatitude, alors que la béatitude imparfaite ne va
pas jusque-là, mais participe seulement d'une certaine ressemblance partielle
de la béatitude. C'est ainsi que la prudence parfaite se trouve chez l'homme
qui possède la claire notion de ses actes, tandis que la prudence imparfaite
est le fait de ces animaux qui sont régis par des instincts spécialisés pour
accomplir des actions qui ressemblent à celles de la prudence.
Donc la béatitude
parfaite ne saurait consister en l'étude des sciences spéculatives. Pour
l'établir, il faut observer que l'étude d'une science spéculative ne s'étend
pas plus loin que la portée de ses principes ; car dans les principes d'une
science la science tout entière est virtuellement contenue. Or les premiers
principes des sciences spéculatives sont reçus par les sens, comme le démontre
le Philosophe. Il s'ensuit que toute l'étude des sciences spéculatives ne peut
s'étendre au-delà de ce que nous apprend la connaissance sensible. Or, la
connaissance des choses sensibles ne peut pas constituer la béatitude ultime de
l'homme, qui est sa perfection suprême. En effet, rien n'est perfectionné par
ce qui lui est inférieur, à moins que cela ne participe d'une réalité
supérieure. Or il est bien évident que la forme d'une pierre, par exemple, ou
de toute autre réalité accessible aux sens, est inférieure à l'homme. Il
s'ensuit que la forme de la pierre ne perfectionne pas l'intellect par le fait
qu'il s'agit d'une pierre, mais parce qu'il y a dans cette forme une
participation de quelque chose qui est au-dessus de l'intelligence, à savoir la
lumière intelligible ou quelque chose de semblable.
Mais tout ce qui
se produit en vertu d'autre chose se ramène à ce qui existe par soi. Il faut
donc que la perfection ultime de l'homme soit procurée par la connaissance
d'une réalité supérieure à l'intellect humain. Or on a montré antérieurement
que par les choses sensibles on ne peut s'élever à la connaissance des
substances séparées, qui sont au-dessus de l'intelligence humaine. Il reste
donc que la béatitude ultime de l'homme ne saurait consister dans l'étude des
sciences spéculatives. Toutefois, de même que dans les formes sensibles est
participée une certaine similitude des substances séparées, ainsi l'étude des
sciences spéculatives offre une certaine participation de la vraie et parfaite
béatitude.
Solutions :
1. Le Philosophe parle là de la béatitude imparfaite, telle
qu'elle peut se réaliser en cette vie, ainsi que nous venons de le dire.
2. Tout le monde désire savoir ; mais il ne s'ensuit pas que
le savoir soit la béatitude parfaite, car le désir ne vise pas uniquement la
béatitude parfaite ; on désire naturellement aussi une similitude ou une
participation quelconque de cette béatitude.
3. Par l'étude des sciences spéculatives notre intellect est
amené d'une certaine manière à son acte, mais non pas à son acte ultime et
parfait.
Objections :
1. Il semble que oui, car saint Grégoire l'a dit dans une
homélie : "Il ne sert à rien d'assister aux fêtes des hommes, si l'on ne
peut se mêler à celles des anges", par quoi il désigne la béatitude
finale. Mais nous pouvons participer aux fêtes des anges en contemplant
ceux-ci. Il semble donc que la béatitude ultime de l'homme consiste dans la
contemplation des anges.
2. Chaque être trouve son ultime perfection dans l'union avec
son principe, ce qui a fait appeler le cercle une figure parfaite, parce qu'il
a une fin identique à son principe. Mais le principe de la connaissance humaine
vient des anges, s'il est vrai, comme l'assure Denys, qu'ils nous illuminent.
La perfection de l'intellect humain est donc dans la contemplation des anges.
3. Chaque nature est parfaite quand elle rejoint, pour s'y
unir, la nature qui lui est supérieure ; ainsi la perfection ultime de la
nature corporelle est de s'unir à la nature spirituelle. Mais au-dessus de
l'intellect humain se trouvent placés les anges, selon l'ordre de la nature.
Donc l'ultime perfection de l'intellect humain est d'être uni aux anges par la
contemplation.
Cependant :
Jérémie nous dit
(9, 29) "Celui qui veut se glorifier, qu'il mette sa gloire en ceci :
avoir de l'intelligence et me connaître." Donc la gloire suprême, la
béatitude de l'homme ne consiste que dans la connaissance de Dieu.
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, la parfaite béatitude de l'homme ne consiste pas dans ce qui est la
perfection de l'intellect, selon qu'il participe d'un autre être, mais bien
dans ce qui est tel dans son essence même. Or il est évident qu'une chose ne
peut perfectionner une puissance que dans la mesure où ce qui caractérise
l'objet lui appartient. Mais l'objet propre de l'intellect est le vrai. Ainsi
l'objet qui ne représente qu'une vérité participée ne peut, quand on le
contemple, perfectionner l'intellect en lui donnant sa perfection ultime. Et
puisque, selon Aristote, la condition des choses est la même par rapport à
l'être et par rapport à la vérité, tout ce qui est être par participation est
vrai aussi par participation. Or les anges ont un être participé puisqu'en Dieu
seul il y a identité de l'existence et de l'essence, comme nous l'avons montré
dans la première Partie. Il reste donc que Dieu seul est la vérité par essence
et que sa contemplation rend parfaitement heureux. Rien n'empêche toutefois de
trouver quelque béatitude imparfaite dans la contemplation des anges, et même
plus élevée que dans l'étude des sciences spéculatives.
Solutions :
1. Nous participerons aux fêtes angéliques non seulement en
contemplant les anges, mais en contemplant Dieu avec eux.
2. Dans l'opinion de ceux qui attribuent aux anges la création
des âmes humaines, il est assez logique de dire que la béatitude de l'homme
consiste en la contemplation des anges, puisqu'ainsi l'homme serait uni à son
principe. Mais cette théorie est erronée, comme nous l'avons fait voir dans la
première Partie. Il s'ensuit que l'ultime perfection de l'intellect humain
n'est obtenue que par l'union à Dieu, principe premier à la fois de la création
de l'âme et de son illumination. L'ange illumine seulement comme ministre, nous
l'avons reconnu dans la première Partie, et ainsi, par son ministère, il aide
l'homme à conquérir sa béatitude, mais il n'en est pas l'objet.
3. Le fait, pour une nature inférieure, de rejoindre la
supérieure, peut se réaliser de deux façons. D'abord, par rapport au degré de
la faculté participante, et ainsi la dernière perfection de l'homme consiste en
ce qu'il arrive à contempler comme les anges contemplent. Ensuite, quant à
l'objet qui est atteint par la faculté ; et de cette manière la perfection
ultime de n'importe quelle puissance consiste à atteindre ce qui réalise
pleinement la raison de son objet.
Objections :
1. Il ne semble pas ; car selon Denys, le suprême effort de
l'intelligence consiste à s'unir à Dieu comme à un être totalement inconnu. Or
ce qui est vu dans son essence n'est pas totalement inconnu. Donc, la
perfection ultime de l'intelligence, ou béatitude, ne consiste pas à voir
l'essence divine.
2. Ensuite, la perfection d'une nature supérieure est
elle-même supérieure. Or c'est la perfection propre de l'intellect divin de
voir sa propre essence. Donc la perfection ultime de l'intellect humain n'y
atteint pas ; elle demeure au-dessous.
Cependant :
On lit dans saint Jean
(1 Jn 3, 2) : "Lorsque le Fils de Dieu paraîtra, nous serons semblables à
lui et nous le verrons tel qu'il est."
Conclusion :
La béatitude
ultime et parfaite ne peut être que dans la vision de l'essence divine. Pour le
prouver, il faut considérer deux choses. La première est que l'homme ne saurait
être parfaitement heureux tant qu'il lui reste quelque chose à désirer et à
chercher. La seconde est que la perfection d'une faculté doit être appréciée
d'après la nature de son objet. Or "l'objet de l'intelligence est "ce
qu'est" la chose, son essence", dit Aristote. D'où il résulte que la
perfection de l'intellect se mesure à sa connaissance de l'essence d'une chose.
Donc, si un intellect connaît dans son essence un certain effet, mais de telle
sorte que par cet effet il ne puisse parvenir à la connaissance de la cause
dans son essence même et savoir d'elle "ce qu'elle est", on ne peut
pas dire que cet intellect atteigne purement et simplement à l'essence de la
cause, bien que, par l'effet envisagé, il sache de cette cause "qu'elle
est". Voilà pourquoi l'homme garde naturellement le désir, quand il
connaît un effet et l'existence de sa cause, de savoir en outre, au sujet de
cette cause, "ce qu'elle est". Et c'est là un désir d'admiration ou
d'étonnement qui provoque la recherche, comme dit Aristote au début de sa
Métaphysique. Par exemple quelqu'un, voyant une éclipse de soleil, comprend
qu'elle doit avoir une cause, et parce qu'il ignore ce qu'elle est, s'étonne,
et son étonnement le pousse à chercher. Et son investigation n'aura pas de repos
avant qu'il soit parvenu à connaître l'essence de cette cause.
Donc, si
l'intellect humain, connaissant l'essence d'un effet créé, ne connaît de Dieu
rien d'autre que son existence, il n'est pas assez parfait pour atteindre
véritablement à la cause première ; mais il garde le désir naturel de découvrir
cette cause. Aussi n'est-il pas encore parfaitement heureux. Il est donc requis
pour la parfaite béatitude que l'intellect atteigne à l'essence même de la
cause première. Et ainsi il possédera la perfection en s'unissant à Dieu comme
à son objet, en qui seul consiste la béatitude, comme nous l'avons dit
récemment.
Solutions :
1. Ce texte de Denys concerne la connaissance de Dieu chez
ceux qui sont sur le chemin de cette vie et tendent à la béatitude.
2. Nous l'avons déjà dit, le mot "fin" se prend en
deux sens. Il signifie la réalité même qui est désirée, et en ce cas la fin est
la même pour la nature supérieure et pour la nature inférieure, voire pour tous
les êtres, comme on l'a établi précédemment. Mais la fin se prend aussi pour
l'entrée en possession de la réalité désirée, et alors la fin est différente
chez la nature supérieure et chez la nature inférieure, à cause du rapport
différent qu'elles entretiennent avec cette réalité. C'est ainsi que Dieu, du
fait qu'il saisit pleinement sa propre essence par son intellect, a une
béatitude plus haute que l'homme ou l'ange, qui voit cette essence, mais ne la
saisit pas pleinement.
1. La délectation est-elle requise pour la béatitude ? - 2. Quel est le
principal dans la béatitude : la délectation ou la vision ? - 3. La
compréhension est-elle requise ? - 4. La rectitude de la volonté est-elle
requise ? - 5. Le corps est-il requis pour la béatitude de l'homme ? - 6. Et la
perfection du corps ? - 7. Et certains biens extérieurs ? - 8. La société
d'amis est-elle requise ?
Objections :
1. La délectation, ou plaisir, ne semble pas requise pour la
béatitude. En effet, saint Augustin écrit : "La vision est toute la
récompense de la foi." Or la récompense ou le salaire de la vertu, c'est
la béatitude, dit le Philosophe. Donc rien d'autre n'est requis pour la
béatitude si ce n'est la seule vision.
2. "La béatitude est un bien éminemment suffisant par
lui-même", dit Aristote. Or ce qui a besoin d'autre chose n'est pas
suffisant par soi. Donc, puisque l'essence de la béatitude consiste en la
vision de Dieu, nous l'avons montré, il semble que la délectation ne soit pas
requise pour la béatitude.
3. Le Philosophe nous dit encore que "l'activité en
laquelle consiste la félicité ou béatitude doit être à l'abri de tout
empêchement". Or la délectation entrave l'action de l'intelligence,
puisqu'elle "corrompt l'estimation de la prudence", selon Aristote.
Donc la délectation n'est pas requise pour la béatitude.
Cependant :
Saint Augustin
nous dit : "La béatitude est la joie qui nous vient de la vérité."
Conclusion :
Une chose peut
être requise pour une autre de quatre manières.
1° Comme condition
préliminaire et préparation ; ainsi l'étude est nécessaire à la science.
2° Comme apportant
un certain achèvement, et ainsi l'âme est requise pour la vie du corps.
3° Comme
auxiliaire ou adjuvant extérieur, à la façon dont le concours des amis est
requis pour certaines oeuvres.
4° Enfin par
concomitance, comme si nous disons que la chaleur est requise pour accompagner
le feu. C'est ainsi que la délectation est requise pour la béatitude. En effet,
la délectation a pour cause le repos de l'appétit dans le bien une fois acquis.
Comme la béatitude n'est autre chose que l'acquisition du souverain bien, elle
ne saurait subsister sans délectation concomitante.
Solutions :
1. Du fait que le salaire est attribué à qui le mérite, la
volonté méritante s'y repose, et c'est cela se délecter. Ainsi la délectation
est incluse dans la raison même du salaire acquitté.
2. De la vision même découle la délectation, et celui qui voit
Dieu ne peut donc pas être privé de celle-ci.
3. La délectation qui accompagne l'activité intellectuelle non
seulement ne l'entrave pas, mais la renforce, comme dit Aristote. En effet, ce
que nous faisons avec plaisir, nous le faisons avec plus d'attention et de
persévérance. C'est la délectation étrangère à l'opération qui l'entrave
parfois parce qu'elle distrait notre attention, puisque, nous venons de le
dire, nous nous intéressons davantage à ce qui nous délecte ; et tandis que
nous nous intéressons passionnément à cela, notre attention se détourne
fatalement du reste. Parfois, il y a aussi contrariété, et c'est ce qui arrive
quand la délectation des sens est contraire à la raison. Elle empêche alors
l'estimation de la prudence, plus qu'elle ne met obstacle au jugement de
l'intellect spéculatif.
Objections :
1. Il semble que, dans la béatitude, la délectation soit plus
primordiale que la vision. Car, au dire d'Aristote, "la délectation est la
perfection de l'activité". Or ce qui perfectionne est supérieur à ce qui
est perfectionné. Donc la délectation est plus importante que l'activité de la
vision.
2. Ce qui rend une chose désirable est supérieur à cette
chose. Or les opérations sont désirées à cause des délectations qu'elles
procurent ; c'est pourquoi la nature, lorsqu'il s'agit d'opérations nécessaires
à la conservation de l'individu et de l'espèce, y a attaché la délectation,
afin que ces activités ne soient pas négligées par les êtres animés.
3. La vision correspond à la foi, et la délectation ou
fruition à la charité. Or la charité est supérieure à la foi, dit l'Apôtre (1
Co 13, 13). Donc la délectation ou fruition est supérieure à la vision.
Cependant :
La cause est
supérieure à l'effet. Mais la vision est la cause de la délectation ; donc la
vision est supérieure à la délectation.
Conclusion :
Cette question a
été soulevée par Aristote au livre X de son Éthique, et il l'a laissée
pendante. Mais si l'on y regarde de près, on reconnaîtra nécessairement que
l'activité de l'intellect, la vision, prévaut sur la délectation. En effet, la
délectation consiste en un certain repos de la volonté. Or, si la volonté se
repose en quelque chose, c'est uniquement parce qu'elle trouve un bien dans
l'objet de son repos. Donc, si la volonté trouve son repos dans une activité,
c'est à cause de la bonté de celle-ci. Et il ne faut pas dire que la volonté
cherche le bien en vue du repos ; car alors l'acte même de la volonté serait sa
fin, ce que nous avons déclaré impossible ; mais la volonté cherche à se
reposer dans cette activité parce que celle-ci est son bien. Il est évident que
le bien le plus primordial est ici l'opération dans laquelle la volonté se
repose, plutôt que le repos de la volonté dans ce bien.
Solutions :
1. Selon Aristote au même endroit, la délectation parfait
l'opération vitale à la manière dont la grâce parfait la jeunesse, grâce qui
est un effet de la jeunesse elle-même. Il en découle que la délectation est une
certaine perfection accompagnant la vision, et non une perfection qui rende la
vision parfaite dans son espèce.
2. La perception sensible n'atteint pas à la raison générale
du bien, mais à un bien particulier qui se présente comme délectable. C'est
pourquoi en ce qui regarde l'appétit sensible des animaux, les activités sont
recherchées en vue de la délectation. L'intellect, au contraire, saisit la
raison universelle du bien, dont la possession engendre la délectation. Pour
cette raison, il se propose le bien à titre premier, plutôt que la jouissance.
De là vient aussi que l'intellect divin, en instituant la nature, a attaché les
délectations aux activités dans l'intérêt de celles-ci. Or il ne convient pas
de porter sur les choses une appréciation décisive au niveau de l'appétit
sensible, mais au niveau de l'appétit intellectuel.
3. La charité ne recherche pas le bien aimé en vue de la
délectation. C'est par voie de conséquence qu'elle se délecte dans la
possession du bien qu'elle aime. Et ainsi ce n'est pas la délectation qui
correspond à la charité comme étant sa fin, mais plutôt la vision, par laquelle
d'abord cette fin lui est rendue présente.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, saint Augustin écrit :
"Atteindre Dieu par l'esprit est une grande béatitude ; quant à le
comprendre, c'est impossible."
2. La béatitude est la perfection de l'homme quant à sa partie
intellectuelle, partie qui ne se compose que de l'intellect et de la volonté,
comme on l'a dit dans la première Partie. Or l'intellect est suffisamment
perfectionné par la vision de Dieu, et la volonté par la délectation qu'elle y
trouve. Il est donc inutile de requérir la compréhension comme une troisième condition.
3. La béatitude consiste dans une activité, et celles-ci se
caractérisent par leurs objets. Comme d'autre part il n'y a que deux objets
généraux, le vrai et le bien, le vrai correspond à la vision et le bien à la
délectation. La compréhension n'est donc pas requise comme une troisième
opération.
Cependant :
Saint Paul écrit
(1 Co 9, 24) : "Courez de façon à remporter le prix" (ut
comprehendatis). Mais la course spirituelle a pour terme la béatitude, ce
qui fait dire encore à l'Apôtre (2 Tm 4, 7) : "J'ai combattu le bon
combat, j'ai terminé ma course, j'ai conservé la foi ; il ne me reste plus qu'à
recevoir la couronne de justice." Donc la saisie ou compréhension est
requise pour la béatitude.
Conclusion :
Puisque la
béatitude consiste dans l'obtention de la fin ultime, ce qui est requis pour la
béatitude doit être envisagé selon le rapport de l'homme avec cette fin. Or
l'homme est ordonné à la fin intelligible en partie par son intellect, en
partie par sa volonté. Par l'intellect, en tant que préexiste en cet intellect
une connaissance imparfaite de la fin. Par la volonté, en premier lieu du fait
de l'amour, qui est le premier mouvement de la volonté vers un objet, ensuite
par une relation réelle entre l'être aimant et l'être aimé.
Ce rapport peut être
triple. Parfois l'être aimé est présent à l'être aimant ; dès lors il n'y a pas
de recherche. Parfois il n'est pas présent, mais on ne peut l'obtenir ; dans ce
cas encore il n'y a pas de recherche. Parfois enfin il est possible de
l'acquérir, mais il est élevé au-dessus du pouvoir de son acquéreur, si bien
qu'il ne peut être atteint aussitôt ; telle est la relation de celui qui espère
à l'objet de son espérance, relation qui seule provoque la recherche de la fin.
Or, quelque chose
correspond dans la béatitude à chacun de ces trois modes. La connaissance
parfaite de la fin correspond à la connaissance imparfaite ; la présence de la
fin correspond à la relation d'espérance, et la délectation qui naît de la
présence est le résultat de la dilection, ainsi que nous l'avons expliqué.
C'est pourquoi la
béatitude exige le concours de ces trois choses : la vision, qui est une
connaissance parfaite de notre fin intelligible ; la compréhension, qui
implique la présence de cette même fin, et la délectation ou fruition, qui
implique le repos de l'être aimant dans la possession de l'être aimé.
Solutions :
1. Le mot "compréhension" peut être entendu de deux
manières. Il peut signifier que ce qui est compris est renfermé dans ce qui le
comprend, et en ce cas ce qui est compris par un être fini est fini, de telle
sorte que Dieu ne peut être "compris" par l'intellect d'aucune
créature. En second lieu, comprendre peut signifier simplement tenir dans ses
prises l'objet qui désormais est possédé et rendu présent. Ainsi un homme qui
en poursuit un autre est dit l'appréhender quand une fois il le tient, et c'est
ce genre de compréhension qui est requis pour la béatitude.
2. De même que l'espérance et l'amour ressortissent à la
volonté, parce qu'il appartient au même sujet d'aimer un objet et d'y tendre
lorsqu'il manque ; ainsi appartiennent à la volonté la compréhension et la
délectation, parce qu'il appartient au même sujet de posséder quelque chose et
de se reposer en lui.
3. La compréhension n'est pas une opération extérieure à la
vision, mais une relation à la fin possédée. C'est pourquoi la vision même, ou
la chose vue en tant qu'elle est maintenant présente, est l'objet de la
compréhension.
Objections :
1. Il semble que non. Car, nous l'avons dit, la béatitude
consiste essentiellement dans une opération de l'intellect. Or la perfection de
l'intellect n'exige pas la rectitude de la volonté qui fait dire que les hommes
sont purs. Or saint Augustin écrit : "je n'approuve pas ce que j'ai dit
dans une prière : "O Dieu qui n'avez voulu faire connaître la vérité
qu'aux âmes pures." On peut en effet répondre que beaucoup, parmi ceux qui
ne sont pas purs, connaissent pourtant beaucoup de vérités." Donc la
droiture de la volonté n'est pas requise pour la béatitude.
2. Ce qui précède ne dépend pas de ce qui suit. Or l'activité
de l'intellect précède celle de la volonté. Donc la béatitude, activité
parfaite de l'intellect, ne dépend pas de la rectitude de la volonté
3. Ce qui est ordonné à quelque chose comme à sa fin n'est
plus nécessaire après l'obtention de cette fin, comme le navire une fois qu'on
est au port. Mais la rectitude de la volonté, qui est le fait de la vertu, est
ordonnée à la béatitude comme à sa fin. Donc, la béatitude une fois obtenue, la
rectitude de la volonté n'est plus nécessaire.
Cependant :
On lit dans
Matthieu (5, 8) : "Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ceux-là verront
Dieu." Et dans l'épître aux Hébreux (12, 14) : "Conservez la paix
avec tous, et la sainteté, sans laquelle personne ne verra le Seigneur."
Conclusion :
La rectitude de la
volonté est requise pour la béatitude et à titre d'antécédent et par
concomitance. A titre d'antécédent, car ce qui rend droite la volonté c'est son
juste rapport à la fin ultime. Or la fin, à l'égard de ce qui est ordonné à
elle, joue le même rôle que la forme à l'égard de la matière. De même donc
qu'une matière ne peut obtenir une forme si elle n'y est convenablement
disposée, ainsi rien ne peut parvenir à sa fin sans être dans un juste rapport
avec elle. Et c'est pourquoi nul ne peut parvenir à la béatitude à moins
d'avoir une volonté droite.
Cette rectitude
est également requise par concomitance ; car, comme nous l'avons dit, la
suprême béatitude consiste dans la vision de l'essence divine, qui est
l'essence même du bien. Et ainsi la volonté de celui qui voit Dieu par essence
aime nécessairement par référence à Dieu tout ce qu'elle aime. Ainsi la volonté
de celui qui ne voit pas l'essence divine aime nécessairement tout ce qu'elle
aime sous la raison générale de bien, qu'elle connaît. Or c'est cela même qui
rend une volonté droite. Il est donc évident que la béatitude ne peut exister
sans la droiture de la volonté.
Solutions :
1. Saint Augustin parle en ce passage de la connaissance d'une
vérité qui n'est pas en même temps l'essence de la bonté.
2. On dit avec raison que tout acte de volonté est précédé par
quelque acte d'intelligence ; cependant que tel acte de volonté précède tel
acte d'intelligence. C'est ainsi que la volonté tend vers cet acte final de
l'intelligence qu'est la béatitude. C'est pourquoi la rectitude de la volonté
est exigée préalablement comme une trajectoire correcte est exigée de la flèche
pour qu'elle frappe la cible.
3. Tout ce qui est ordonné à une fin ne cesse pas d'exister
lorsque survient cette fin. Cela seul disparaît qui a un caractère
d'inachèvement et d'imperfection, comme le mouvement. C'est pourquoi tout ce
qui ne sert qu'au mouvement n'a plus de raison d'être lorsqu'on a rejoint la
fin ; mais la rectitude de l'ordre à l'égard de ce terme est toujours
nécessaire.
Objections :
1. Il semble que le corps soit requis pour la béatitude de
l'homme. En effet, la perfection de la vertu et de la grâce présuppose la
perfection de la nature. Mais la béatitude est la perfection de la vertu et de
la grâce. Or, une âme sans corps ne possède pas la perfection de sa nature,
puisqu'elle est naturellement une partie de la nature humaine, et qu'une partie
hors de son tout est imparfaite. Donc l'âme sans le corps ne peut pas être
bienheureuse.
2. La béatitude est une activité parfaite, nous l'avons dit.
Or l'activité parfaite suit à l'être parfait, car rien n'opère sinon en tant
qu'il est un être en acte. Ainsi donc, l'âme séparée du corps n'ayant pas son
être parfait, comme toute partie séparée de son tout, il semble qu'elle ne
puisse être ainsi bienheureuse.
3. La béatitude est la perfection de l'homme ; mais une âme
sans le corps n'est pas l'homme. Donc il ne peut y avoir de béatitude dans
l'âme, sans le corps.
4. Selon le Philosophe, "l'opération de la félicité, en
quoi consiste la béatitude, n'a pas d'empêchement". Or l'opération de
l'âme séparée a un empêchement ; car, dit saint Augustin, "l'âme a comme
un appétit naturel de régir le corps, et par cet appétit elle est arrêtée en
quelque sorte dans son élan vers le ciel suprême", c'est-à-dire vers la
vision de l'essence divine. Donc l'âme sans le corps ne peut être bienheureuse.
5. La béatitude est un bien pleinement suffisant, et qui
apaise tous les désirs. Or cela ne convient pas à l'âme séparée, car elle
désire toujours s'unir à son corps, comme saint Augustin le rappelle.
6. Du fait de la béatitude, l'homme est l'égal des anges ; or,
selon saint Augustin, l'âme séparée n'est pas l'égale des anges ; donc elle n'a
pas la béatitude.
Cependant :
On lit dans
l'Apocalypse (14, 13) : "Bienheureux les morts qui meurent dans le
Seigneur."
Conclusion :
Il y a deux sortes
de béatitudes : l'une imparfaite et telle que nous pouvons l'avoir dans la vie
présente, l'autre parfaite et qui consiste dans la vision de Dieu. Il est bien
évident que pour la béatitude de cette vie, le corps est nécessaire. En effet,
la béatitude de la vie présente est une activité de l'intellect soit
spéculatif, soit pratique. Or l'opération de l'intellect, en cette vie, ne peut
avoir lieu sans images, lesquelles ne naissent que dans un organe corporel,
comme nous l'avons montré dans la première partie. Et ainsi la béatitude qu'on
peut avoir en cette vie dépend en quelque manière du corps.
Quant à la
béatitude parfaite, qui consiste dans la vision de Dieu, quelques-uns ont pensé
qu'elle ne peut non plus être accordée à l'âme qui existe sans corps, et ils
disent que les âmes des saints, étant séparées de leurs corps, ne peuvent
parvenir à la béatitude avant le jour du jugement, quand elles reprendront leur
corps.
Mais cela est faux
soit au point de vue de l'autorité soit à celui de la raison. Au point de vue
de l'autorité, car l'Apôtre écrit (2 Co 5, 6) : "Aussi longtemps que nous
habitons dans ce corps, nous sommes loin du Seigneur", et voulant montrer
de quelle nature est cet éloignement, il ajoute : "car nous marchons par
la foi et non par la vue". Cela montre que tout le temps où l'on marche
par la foi et non par la vue, n'ayant pas la vision de l'essence divine, on
n'est pas encore en la présence de Dieu. Or les âmes des saints qui sont
séparées de leurs corps sont présentes à Dieu, ce qui fait que l'Apôtre ajoute
: "Nous sommes donc pleins de hardiesse, et nous aimons mieux déloger de
ce corps et habiter auprès du Seigneur." Il est donc évident que les âmes
des saints séparées de leurs corps "marchent par la vue",
c'est-à-dire voient l'essence de Dieu, ce qui constitue la vraie béatitude.
La raison le
montre aussi. Car notre intellect n'a besoin du corps pour son activité qu'en
raison des images sensibles, en lesquelles il voit, en même temps que ces
images, la vérité intelligible qu'elles lui représentent, nous l'avons dit dans
la première Partie. Or il est évident que l'essence divine ne peut pas être
contemplée au moyen d'images, nous l'avons démontré dans la première Partie.
Aussi, puisque la béatitude parfaite de l'homme consiste dans la vision de
l'essence divine, cette béatitude ne peut dépendre du corps, et ainsi, même
sans corps, l'âme peut être bienheureuse.
Toutefois, il faut
savoir qu'une chose peut appartenir de deux façons à la perfection d'une autre.
D'abord pour constituer son essence même, ainsi l'âme est-elle nécessaire à la
pleine constitution de l'homme. Ensuite, est requis à la perfection d'une chose
ce qui ressortit à son être le meilleur ; c'est ainsi que la beauté corporelle
ou la promptitude d'esprit appartiennent à la perfection de l'homme. Bien que
le corps ne se rattache pas de la première manière à la perfection de la
béatitude humaine, il s'y rattache de la seconde manière. En effet, puisque
l'opération d'un être dépend de sa nature, plus la nature de l'âme sera
parfaite, plus parfaite aussi sera sa propre opération, en laquelle consiste sa
béatitude. C'est pourquoi saint Augustin s'étant demandé "si les âmes des
morts peuvent sans leurs corps acquérir la suprême béatitude" répond :
"Elles ne peuvent voir la substance immuable comme les saints anges la
voient, soit pour une raison plus cachée, soit parce qu'il y a en elles un
désir naturel de gérer leur corps."
Solutions :
1. La béatitude est la perfection de l'âme du côté de
l'intellect, par où l'âme s'élève au-dessus des organes corporels, et non pas
selon que l'âme est la forme naturelle du corps. Il s'ensuit que l'âme séparée
garde la perfection de nature selon laquelle la béatitude lui est due, bien
qu'elle n'ait plus sa perfection de nature en tant que forme du corps.
2. La relation de l'âme avec l'existence est différente de
celle des autres parties de l'homme. Car l'être du tout n'appartient à aucune
de ses parties ; de là vient que, le tout étant détruit, la partie cesse
d'être, comme les parties qui composent l'animal lorsque celui-ci est détruit ;
ou bien, si les parties demeurent, elles ont un être en acte qui est différent
; ainsi une partie de ligne a un être différent de celui de la ligne entière.
Mais l'âme humaine, après la destruction du corps, conserve l'être même du
composé, et cela parce qu'il n'y a qu'un seul et même être de la matière et de
la forme, et que cet être est celui du composé. Or l'âme subsiste en raison de
son être propre, ainsi que nous l'avons démontré dans la première Partie. Il
reste donc qu'après sa séparation d'avec le corps l'âme garde son être parfait,
et qu'elle peut ainsi avoir une opération parfaite, bien qu'elle n'ait plus la
perfection de sa nature spécifique.
3. La béatitude appartient à l'homme quant à son intelligence.
C'est pourquoi, tant que son intelligence demeure, il est capable de béatitude,
tout comme les dents de l'Éthiopien, selon lesquelles il est appelé blanc,
peuvent continuer d'être blanches même une fois arrachées.
4. Une chose peut être empêchée par une autre de deux
manières. D'abord par manière de contrariété, comme le froid empêche l'action
de la chaleur ; et un tel empêchement de l'activité s'oppose à la béatitude. En
second lieu, du fait d'un certain manque, en ce sens que la chose empêchée
n'aura pas tout ce qui est requis à sa pleine et entière perfection ; et un
empêchement de ce genre ne s'oppose pas à l'opération béatifiante, mais
seulement à sa perfection pleine et entière. Aussi dit-on que la séparation de
l'âme d'avec son corps la retarde, en l'empêchant de tendre de tout son élan
vers la vision de l'essence divine. En effet, l'âme désire jouir de Dieu de
telle manière que sa jouissance dérive par une sorte de rejaillissement vers le
corps lui-même, selon qu'il en est capable. C'est pourquoi, tant qu'elle jouit
de Dieu sans son corps, son appétit se repose en Dieu de telle sorte qu'elle
désire toujours voir son corps parvenir lui aussi à la participation de ce
bien.
5. Le désir de l'âme séparée est totalement en repos du côté
de l'objet désiré. Car elle a ce qui suffit à son appétit. Mais elle n'est pas
pleinement en repos en ce qui la concerne elle-même, qui désire ; car elle ne
possède pas son bien de toutes les manières dont elle voudrait le posséder.
C'est pourquoi, à la reprise de son corps, sa béatitude augmente, non pas en
intensité, mais en extension.
6. Que "les âmes des morts ne voient pas Dieu de la même
manière que les anges", il ne faut pas l'entendre dans le sens d'une
inégalité quantitative ; car même maintenant, certaines âmes bienheureuses sont
élevées aux ordres supérieurs du monde angélique, et voient Dieu plus
clairement que les anges inférieurs. Il faut comprendre qu'il y a ici une
inégalité de proportion, en ce sens que les anges, même inférieurs, ont toute
la perfection de béatitude qu'ils doivent avoir à jamais, ce qui n'est pas vrai
des âmes des saints séparées de leur corps.
Objections :
1. Il ne semble pas, car la perfection du corps est un bien
corporel, et on a établi plus haut que la béatitude ne consiste pas dans les
biens du corps.
2. La béatitude de l'homme consiste dans la vision de
l'essence divine, on l'a montré. Mais à une telle activité le corps n'apporte
aucun concours, nous l'avons dit. Donc aucune disposition corporelle n'est
requise à la béatitude.
3. Plus l'intellect est dégagé du corps, plus il comprend
parfaitement. Or la béatitude consiste dans la plus parfaite opération de
l'intellect. Il faut donc pour cela que l'âme soit de toutes manières dégagée
de son corps. Aucune disposition corporelle n'est donc requise pour la
béatitude.
Cependant :
La béatitude est
la récompense de la vertu, conformément à ces paroles (Jn 13, 17) : "Vous
serez heureux si vous faites cela." Or, Dieu promet aux saints comme
récompense non seulement la vision et la délectation qu'elle procure, mais
aussi la bonne disposition du corps, selon ces paroles d'Isaïe (66, 14) :
"A cette vue votre coeur sera dans la joie, et vos os reprendront vigueur
comme l'herbe."
Conclusion :
Si nous parlons de
la béatitude de l'homme, telle qu'on peut l'obtenir dans la vie présente, il
est évident que la bonne disposition du corps y est nécessairement requise. En
effet, cette béatitude consiste, selon le Philosophe, "dans l'opération de
la vertu parfaite". Or, il est évident que le mauvais état du corps peut
entraver toute manifestation de la vertu humaine. Mais si nous parlons de la
béatitude parfaite, quelques-uns ont pensé que cette béatitude n'exigeait
aucune disposition corporelle, et même que l'âme devait être entièrement
dégagée du corps. Aussi saint Augustin cite ces paroles de Porphyre :
"Pour que l'âme soit heureuse, il faut fuir tout ce qui est
corporel." Mais cela est inadmissible. Car puisqu'il est dans la nature de
l'âme d'être unie à un corps, il n'est pas possible que la perfection de l'âme
exclue ce qui lui est une perfection naturelle.
Voilà pourquoi il
faut dire que pour une béatitude absolument parfaite, une certaine perfection
corporelle est requise et comme condition préalable, et comme conséquence.
Comme condition préalable, car, dit saint Augustin, "si le corps est d'une
administration difficile et pénible, comme une chair qui se corrompt et
appesantit l'âme, l'esprit est détourné de la vision du ciel suprême".
Aussi conclut-il qu'"au temps où ce corps ne sera plus un corps animal,
mais un corps spirituel, l'âme sera égalée aux anges et ce qui lui était un
fardeau lui deviendra une gloire".
A titre de
conséquence également, la bonne disposition du corps est appelée par la
béatitude ; car le bonheur de l'âme rejaillira sur le corps de telle sorte que
lui aussi jouisse de la perfection qui est la sienne, ce qui fait dire à saint Augustin
: "Dieu a fait l'âme d'une nature si puissante, que la plénitude de sa
félicité fera rejaillir sur la nature inférieure une force
d'incorruption."
Solutions :
1. La béatitude ne consiste pas dans un bien corporel comme
dans son objet ; mais un bien corporel peut contribuer en quelque sorte à la
splendeur et à la perfection de la béatitude.
2. Bien que le corps n'apporte rien à l'activité de
l'intellect par laquelle on voit l'essence divine, il pourrait néanmoins y
faire obstacle. Et c'est pourquoi la perfection du corps est requise afin que
ce corps ne s'oppose pas à l'ascension de l'âme.
3. Il est vrai que pour la parfaite activité de l'intellect
est requise l'abstraction de ce corps corruptible qui appesantit l'âme, mais
nullement du corps spirituel qui sera totalement soumis à l'esprit. De celui-ci
nous traiterons dans la troisième Partie de cet ouvrage.
Objections :
1. Il semble que des biens extérieurs aussi soient requis pour
la béatitude. Car ce qui est promis en récompense aux élus appartient à la
béatitude. Or on promet aux saints des biens extérieurs, comme la nourriture et
la boisson, la richesse et la royauté. Car on lit en saint Luc (22, 30) :
"Vous mangerez et boirez à ma table dans mon royaume...". En saint Matthieu
(6, 20) : "Amassez-vous des trésors dans le ciel", et encore (25, 34)
: "Venez les bénis de mon Père, prenez possession du royaume..."
2. Selon Boèce, la béatitude est "un état parfait grâce
au rassemblement de tous les biens". Or les choses extérieures comptent
parmi les biens de l'homme, quoiqu'elles en soient les moindres, observe saint Augustin.
3. Le Seigneur dit en saint Matthieu (5, 12) "Votre
récompense est grande dans les cieux." Mais être dans les cieux signifie
être dans un lieu. Donc, pour le moins, un lieu extérieur est requis à la
béatitude.
Cependant :
On lit dans le
Psaume (73, 25) : "Qu'y a-t-il pour moi dans le ciel, et qu'ai-je voulu
sur la terre ?" Comme s'il disait : je ne veux rien, si ce n'est ce qui
suit : "Pour moi, être uni à Dieu, voilà mon bien." Donc aucun autre
bien que Dieu n'est requis pour la béatitude.
Conclusion :
Pour la béatitude
imparfaite, telle qu'on peut la posséder dans la vie présente, des biens
extérieurs sont requis, non comme faisant partie de l'essence de la béatitude,
mais comme des instruments au service de cette béatitude, "qui consiste
dans l'opération de la vertu", selon le Philosophe. En effet, l'homme, en
cette vie, a besoin de ce qui est nécessaire au corps, tant pour l'activité de
la vertu contemplative que pour celle de la vertu active, laquelle, d'ailleurs,
requiert encore plusieurs autres conditions pour accomplir ses oeuvres.
Pour la béatitude
parfaite, au contraire, celle qui consiste en la vision de Dieu, de tels biens
ne sont nullement requis. La raison en est que tous ces biens ne sont requis
que pour entretenir la vie animale ; ou pour certaines opérations s'exerçant
par le moyen du corps, mais qui caractérisent la vie humaine. Or la parfaite
béatitude, qui consiste dans la vision de Dieu, ou bien est le fait d'une âme
sans corps, ou bien d'une âme unie à un corps non plus animal, mais spirituel.
C'est pourquoi les biens extérieurs, qui sont ordonnés à la vie animale, ne
sont en aucune façon requis pour cette béatitude. Et puisque, en cette vie, le
bonheur de la contemplation a plus de ressemblance que celui de l'action avec
cette béatitude parfaite, car il est aussi plus semblable à Dieu, comme le fait
comprendre tout ce que nous avons dit ; pour cette raison la vie contemplative
a moins besoin de cette sorte de biens, selon le Philosophe.
Solutions :
1. Toutes les promesses de biens corporels qu'on trouve dans
les Saintes Écritures doivent être entendues d'une manière métaphorique,
l'Écriture ayant coutume de nous représenter les choses spirituelles sous
l'image des corporelles, afin que, dit saint Grégoire, "au moyen de ce qui
nous est connu, nous nous élevions au désir de ce qui nous est inconnu".
Ainsi, par la nourriture et la boisson, il faut entendre la délectation qui accompagne
la béatitude ; par les richesses, la surabondance où vit l'homme à qui Dieu
suffit ; par la royauté, l'exaltation de l'homme jusqu'au commerce de la
Divinité.
2. Ces biens, qui servent à la vie animale, ne conviennent
plus à la vie spirituelle, en laquelle consiste la béatitude parfaite. Et
toutefois, dans cette même béatitude se trouve le rassemblement de tous les
biens ; car tout ce qui se trouve de bon en eux sera possédé dans la source
suprême de tous les biens.
3. Quant au lieu de la béatitude selon saint Augustin,
"la récompense des saints n'est pas dite située dans les cieux corporels,
mais par les cieux il faut entendre l'élévation des biens spirituels".
Toutefois, un lieu corporel, à savoir le ciel empyrée, sera le séjour des
bienheureux, non que ce lieu soit nécessaire à la béatitude, mais par un simple
rapport de convenance et de beauté.
Objections :
1. Il semble que des amis soient nécessaires à la béatitude.
En effet, la béatitude est souvent désignée dans les Écritures par le mot
"gloire". Or la gloire consiste en ce que le bien de l'homme arrive à
la connaissance de beaucoup. Donc la société d'amis est requise pour la béatitude.
2. Boèce dit que "la possession d'un bien est sans joie,
si elle n'est partagée". Or la délectation est nécessaire à la béatitude.
Donc aussi une société d'amis.
3. La charité trouve sa perfection dans la béatitude. Mais
elle s'étend à l'amour de Dieu et du prochain. Il semble donc qu'une société
d'amis est requise pour la béatitude.
Cependant :
On lit au livre de
la Sagesse (7, 11) : "Tous les biens à la fois me sont venus avec
elle", c'est-à-dire avec la sagesse divine qui consiste en la contemplation
de Dieu. Et ainsi, rien d'autre n'est requis pour la béatitude.
Conclusion :
Si nous parlons de
la félicité dans la vie présente, il faut dire avec le Philosophe, que
"l'homme heureux a besoin d'amis", non pour son utilité, car il se
suffit à lui-même ; ni pour sa délectation, puisqu'il possède en soi, du fait
de l'activité vertueuse, la délectation parfaite ; mais pour le bien de son
action, c'est-à-dire pour avoir la possibilité de leur faire du bien, pour
trouver du plaisir en voyant le bien qu'ils accomplissent, et pour être aidé
par eux dans le bien que lui-même accomplit. L'homme a besoin en effet, pour
agir vertueusement, du concours des amis, tant dans les oeuvres de la vie
active que dans celles de la vie contemplative.
Mais si nous
parlons de la béatitude parfaite que nous posséderons dans la patrie, la
société des amis n'y est pas nécessairement requise ; car l'homme trouve en
Dieu la plénitude de sa perfection. Toutefois, cette société amicale concourt à
l'heureux épanouissement de la béatitude, ce qui fait dire à saint Augustin :
"La créature spirituelle ne reçoit, pour être bienheureuse, que l'aide
intérieure qui lui vient de l'éternité, de la vérité, de la charité du
Créateur. Si l'on doit dire qu'elle reçoit une aide extérieure, peut-être la
reçoit-elle seulement en ce sens que les élus se voient mutuellement et se
réjouissent de former une société."
Solutions :
1. La gloire essentielle à la béatitude n'est pas celle dont
jouit l'homme auprès de l'homme, mais auprès de Dieu.
2. Cette parole doit s'entendre des biens qui n'ont pas en
eux-mêmes une pleine suffisance. Cela ne s'applique pas à notre propos, puisque
l'homme trouve en Dieu la plénitude de tous les biens.
3. La perfection de la charité est essentielle à la béatitude
quant à l'amour de Dieu, non quant à l'amour du prochain. De sorte que, n'y
eût-il qu'une seule âme jouissant de la possession de Dieu, elle serait
bienheureuse, sans avoir de prochain à aimer. Mais, étant donné le prochain,
l'amour que l'on a pour lui découle du parfait amour de Dieu. Aussi est-ce une
relation de concomitance qui unit l'amitié à la béatitude.
1. L'homme peut-il obtenir la béatitude ? - 2. Un homme peut-il avoir
plus de béatitude qu'un autre ? - 3. Un homme peut-il être bienheureux en cette
vie ? - 4. La béatitude une fois possédée peut-elle être perdue ? - 5. L'homme
peut-il acquérir la béatitude par ses forces naturelles ? - 6. L'homme
obtient-il la béatitude par l'action d'une créature supérieure ? - 7. Certaines
actions humaines sont-elles requises pour que l'homme obtienne de Dieu la
béatitude ? - 8. Tout homme désire-t-il la béatitude ?
Objections :
1. Il semble que la béatitude soit hors de nos prises. En
effet, de même que la nature rationnelle est au-dessus de la nature sensible,
ainsi la nature intellectuelle est au-dessus de la nature rationnelle, comme
l'explique fréquemment Denys. Or les animaux sans raison, qui n'ont qu'une
nature sensible, ne peuvent parvenir à la fin de la créature rationnelle. Donc
l'homme non plus, étant de nature rationnelle, ne peut parvenir à la fin de la
nature intellectuelle, qui est la béatitude.
2. La vraie béatitude consiste dans la vision de Dieu, qui est
la vérité pure. Or il est dans la nature de l'homme de ne voir la vérité que
dans les choses matérielles, si bien qu'il "puise ses espèces
intelligibles dans les images", dit Aristote. Donc il ne peut parvenir à
la béatitude.
3. La béatitude consiste dans l'obtention du bien suprême. Or
nul ne peut s'élever jusqu'à ce qui est suprême sans dépasser les degrés
intermédiaires. Donc comme entre Dieu et la nature humaine se trouve placée la
nature angélique, que l'homme ne peut dépasser, il semble que celui-ci ne
puisse parvenir à la béatitude.
Cependant :
Il est dit dans le
Psaume (94, 12) : "Bienheureux l'homme que tu as instruit, Seigneur."
Conclusion :
Le mot béatitude
désigne la possession du bien parfait. Quiconque est capable du bien parfait
peut donc parvenir à la béatitude. Or, que l'homme soit capable du bien
parfait, on le voit à ce que son intellect peut embrasser le bien universel et
parfait, et sa volonté le désirer. C'est pourquoi l'homme peut obtenir la béatitude.
Cela résulte
également de ce que l'homme est capable de voir l'essence divine, comme nous
l'avons dit dans la première Partie et nous avons dit que la parfaite béatitude
consiste dans cette vision de Dieu.
Solutions :
1. C'est d'une autre manière que la nature rationnelle dépasse
la nature sensible, et que la nature intellectuelle dépasse la nature
rationnelle. La nature rationnelle dépasse la nature sensible quant à l'objet
de la connaissance, car le sens ne peut nullement connaître l'universel, qui est
l'objet de la raison. Mais la nature intellectuelle dépasse la nature
rationnelle quant au mode de connaître la vérité intelligible ; car la nature
intellectuelle saisit aussitôt la vérité à laquelle la nature rationnelle ne
s'élève que par l'enquête du raisonnement, comme nous l'avons expliqué dans la
première Partie. Et c'est pourquoi la raison n'aboutit que par une sorte de
mouvement à ce que l'intellect saisit. Aussi la nature rationnelle peut-elle
acquérir la béatitude en laquelle consiste la perfection de la nature
intellectuelle, mais autrement que les anges. En effet, les anges ont possédé
cette béatitude aussitôt après leur premier établissement ; les hommes n'y
arrivent qu'avec le temps. Quant à la nature sensible, elle ne peut s'élever
jusqu'à cette fin en aucune manière.
2. Sans doute il est naturel à l'homme, dans l'état de la vie
présente, de connaître la vérité intelligible au moyen des images ; mais dans
l'état qui suit cette vie, il y a un autre mode de connaître également naturel,
nous l'avons dit dans la première Partie.
3. Il est vrai que l'homme ne peut pas dépasser le niveau des
anges en ce qui concerne la nature, de telle sorte qu'il leur devienne
supérieur en nature ; mais il peut les dépasser par l'activité de l'intellect,
en ce qu'il conçoit l'existence, au-dessus des anges, d'un objet qui béatifie
les hommes, objet dont la parfaite possession fera son parfait bonheur.
Objections :
1. Il semble qu'un homme ne peut pas avoir plus de béatitude
qu'un autre. En effet, d'après le Philosophe "la béatitude est la
récompense de la vertu". Or un salaire égal est accordé à toutes les
oeuvres de la vertu, puisque l'Évangile nous dit (Mt 20, 10) "Tous ceux
qui travaillèrent à la vigne reçurent chacun un denier", ce qui signifie,
d'après saint Grégoire : "Ils ont reçu de façon égale la vie éternelle en
récompense."
2. La béatitude est le bien suprême. Mais rien ne peut être
supérieur à ce qui est suprême. Donc un homme ne peut avoir une béatitude
supérieure à celle d'un autre.
3. La béatitude étant un bien parfait et pleinement suffisant,
elle apaise le désir de l'homme.
Mais le désir de
l'homme n'est pas apaisé s'il lui manque un bien qu'on puisse lui fournir. Mais
s'il ne lui manque rien de tel, il ne pourra pas y avoir de bien plus grand.
Donc, ou bien l'homme n'est pas bienheureux, ou, s'il est bienheureux, il ne
peut y avoir une autre béatitude plus grande que la sienne.
Cependant :
Le Seigneur dit
dans saint Jean (14, 2) : "Dans la maison de mon Père il y a beaucoup de
demeures." Et ces demeures correspondent, d'après saint Augustin "aux
différents degrés de mérite de ceux qui sont dans la vie éternelle". Or le
degré de vie éternelle qui est accordé au mérite est la béatitude elle-même.
Donc il y a différents degrés dans la béatitude, et elle n'est pas égale chez
tous.
Conclusion :
Comme nous l'avons
déjà expliqué, l'idée de béatitude inclut deux aspects : d'abord la fin ultime
elle-même, qui est le souverain bien ; puis l'obtention ou la jouissance de ce
bien. En ce qui concerne le bien même qui est l'objet de la béatitude, il ne
peut y avoir une béatitude plus grande qu'une autre, puisqu'il n'y a qu'un
souverain bien, qui est Dieu, dont la possession rend les hommes bienheureux.
Mais quant à l'obtention ou jouissance de ce bien, l'un peut avoir plus de
béatitude que l'autre ; car plus on jouit de ce bien, plus on est bienheureux.
Or il arrive qu'un homme jouisse de Dieu plus parfaitement qu'un autre, parce
qu'il est mieux disposé ou mieux ordonné à cette jouissance. Et c'est ainsi que
l'un peut avoir plus de béatitude que l'autre.
Solutions :
1. L'égalité du salaire d'un denier signifie que la béatitude
est unique du côté de l'objet. Mais la diversité des demeures signifie la
diversité de la béatitude selon les divers degrés de jouissance.
2. On dit que la béatitude est le souverain bien en tant
qu'elle est la parfaite possession ou jouissance du souverain bien.
3. Aucun bienheureux ne manque d'un bien qu'il puisse désirer,
puisqu'il possède le bien infini, qui est "le bien de tout bien",
comme dit saint Augustin. Mais on dit l'un plus heureux que l'autre en raison
d'une participation différente de ce même bien. Et l'addition d'autres biens ne
saurait augmenter la béatitude, ce qui fait dire à saint Augustin : "Celui
qui te connaît et connaît en même temps les autres choses, n'est pas rendu plus
heureux à cause d'elles, mais il est bienheureux à cause de toi seul."
Objections :
1. Cela semble possible car le Psaume 119 commence ainsi :
"Bienheureux les hommes, intègres dans leurs voies, qui marchent suivant
la loi du Seigneur." Or, c'est en cette vie que cela arrive. Donc on peut
être bienheureux en cette vie.
2. Une participation imparfaite du souverain bien n'exclut pas
l'essence même de la béatitude ; sans cela il serait impossible que l'un
possède la béatitude plus qu'un autre. Or les hommes peuvent, dès cette vie,
participer du souverain bien en connaissant et en aimant Dieu, bien que d'une
manière imparfaite. Donc l'homme peut avoir la béatitude en cette vie.
3. Ce qui est affirmé par tous ne saurait être entièrement faux,
car ce qui est le fait du plus grand nombre semble être naturel, et la nature
n'est jamais complètement défaillante. Or le grand nombre place la béatitude en
cette vie, comme on le voit par cette parole du Psaume (144, 15) :
"Bienheureux le peuple qui possède ces biens", ceux de la vie
présente. Donc on peut être bienheureux en cette vie.
Cependant :
On trouve dans le
livre de Job (1 4, 1), ces paroles : "L'homme né de la femme vit peu de
temps, et sa vie est remplie de misères." Mais la béatitude exclut la
misère. Donc, en cette vie, l'homme ne peut être bienheureux.
Conclusion :
Une certaine
participation de la béatitude peut être obtenue en cette vie, mais non la
béatitude vraie et parfaite. C'est ce qu'on peut établir par une double
considération.
Tout d'abord en se
fondant sur la notion générale de béatitude. Car la béatitude, étant un bien
parfait et qui se suffit à lui-même, exclut tout mal et comble tout désir. Or
il n'est pas possible d'écarter tous les maux dans la vie présente : cette vie
est soumise à beaucoup de maux inévitables, comme l'ignorance du côté de
l'intellect, les affections désordonnées du côté de l'appétit et, en ce qui
touche le corps, un grand nombre d'afflictions, comme saint Augustin le relève
avec tant de soin dans la Cité de Dieu. Pareillement, le désir du bien ne peut
être rassasié en cette vie ; car il est naturel à l'homme de désirer la
permanence du bien qu'il possède. Or les biens de cette vie sont transitoires
comme la vie elle-même, que nous désirons elle aussi, et voudrions voir durer
toujours, car l'homme par nature a horreur de la mort. Il est donc impossible
que la vraie béatitude se trouve dans la vie présente.
En second lieu, on
arrive à la même conclusion en considérant ce qui constitue spécialement la
béatitude, et qui est la vision de l'essence divine, vision que l'homme ne peut
obtenir dans la vie présente, comme on l'a montré dans la première Partie. Il
est évident, d'après tout cela, que nul ne peut, dans cette vie, obtenir la
vraie et parfaite béatitude.
Solutions :
1. Certains hommes sont appelés bienheureux en cette vie, ou
bien à cause de l'espoir qu'ils ont d'acquérir la béatitude dans la vie future,
conformément à cette parole (Rm 8, 24) : "C'est en espérance que nous
sommes sauvés" ; ou bien en raison d'une certaine participation de la
béatitude qui les fait jouir plus ou moins du souverain bien.
2. La béatitude comporte deux genres d'imperfections. D'abord
du côté de l'objet même de la béatitude, qui n'est pas vu selon son essence. Et
cette imperfection-là supprime la raison de vraie béatitude. En second lieu, la
béatitude peut être imparfaite du côté de celui qui en participe. Sans doute,
il atteint l'objet même de la béatitude, Dieu, tel que cet objet est en
lui-même, mais imparfaitement, par comparaison avec la manière dont Dieu jouit
de lui-même. Et une telle imperfection ne supprime pas la vraie raison de
béatitude ; car la béatitude étant un certain genre d'activité, comme on l'a
dit, sa vraie nature se prend de l'objet qui pose l'acte dans son espèce, et
non pas du sujet.
3. Si les hommes se persuadent qu'il y a ici-bas quelque
béatitude, c'est parce qu'ils y trouvent quelque ressemblance avec la béatitude
véritable, et ainsi leur jugement n'est pas entièrement en défaut.
Objections :
1. Il semble bien, car la béatitude est une certaine
perfection. Or toute perfection inhère à son sujet selon le mode de ce sujet.
Et puisque l'homme est de nature changeante, il semble que la béatitude ne soit
participée par lui que de manière sujette au changement, de telle sorte qu'il
puisse la perdre.
2. La béatitude consiste en une opération de l'intelligence,
et l'intelligence est soumise à la volonté. Or la volonté est capable des
contraires. Donc elle peut abandonner l'opération par laquelle l'homme est
rendu bienheureux.
3. La fin correspond au commencement. Or la béatitude de
l'homme a un commencement, puisque l'homme n'a pas toujours été bienheureux ;
il semble donc qu'elle doive avoir une fin.
Cependant :
Il est dit en
Matthieu (25, 46) que les justes "iront dans la vie éternelle", vie
qui n'est autre, comme nous l'avons dit, que la béatitude des saints. Or ce qui
est éternel ne disparaît pas. Donc la béatitude ne peut pas être perdue.
Conclusion :
Si par béatitude
on entend cette béatitude imparfaite qu'on peut avoir ici-bas, elle peut être
perdue. Et cela est bien évident en ce qui concerne la félicité qui se trouve
dans la contemplation : elle se perd soit par oubli, soit par une maladie qui
détruit la science, soit par des occupations qui distraient complètement de la
contemplation. La même chose apparaît en ce qui concerne la félicité de la vie
active ; car la volonté de l'homme peut changer ; elle peut déchoir de la
vertu, dont l'exercice est au principe de la félicité. Si la vertu demeure
intacte, des changements extérieurs peuvent troubler une pareille béatitude en
entravant beaucoup d'activités vertueuses. Cependant ils ne peuvent l'enlever
entièrement, car il reste toujours une activité vertueuse lorsque l'homme
supporte dignement ses malheurs. Du fait que la béatitude de cette vie peut
ainsi se perdre, ce qui paraît contraire à la raison même de béatitude, le
Philosophe a été amené à dire que certains hommes peuvent être bienheureux en
cette vie non absolument, mais comme des hommes dont la nature est sujette au
changement.
Si au contraire
nous parlons de la béatitude parfaite que nous espérons après cette vie, il
faut savoir qu'Origène, adoptant l'erreur de certains platoniciens, a prétendu
que l'homme peut tomber dans le malheur après avoir acquis la béatitude ultime.
Mais cela apparaît
manifestement faux pour deux motifs. Tout d'abord d'après la notion même de
béatitude. En effet, la béatitude étant un bien parfait et pleinement
suffisant, elle doit apaiser le désir de l'homme et exclure tout mal. Or
l'homme désire naturellement retenir le bien qu'il possède et se sentir assuré
de le retenir ; sans cela, il est fatal que la crainte de perdre ce bien et
plus encore la douloureuse certitude de le perdre le jettent dans la tristesse.
La véritable béatitude exige donc que l'homme ait la conviction ferme de ne
perdre jamais le bien qu'il possède. Si cette conviction est vraie, il s'ensuivra
qu'il ne perdra jamais sa béatitude. Et si cette conviction est fausse, c'est
déjà un mal que d'avoir ainsi une fausse conviction ; car le faux est le mal de
l'intelligence autant que le vrai est son bien, dit Aristote. Il n'y aura donc
pas de vraie béatitude pour celui en qui subsiste quelque mal.
La même conclusion
s'impose si l'on considère la raison de béatitude dans ce qu'elle a de
particulier. Nous avons montré que la parfaite béatitude de l'homme consiste
dans la vision de l'essence divine. Or il est impossible qu'en voyant l'essence
divine on veuille ne plus la voir. Car tout bien que l'on possède et dont on
veut se défaire, ou bien se présente comme insuffisant, et l'on cherche à sa
place un objet qui puisse suffire ; ou il se trouve joint à quelque contrariété
qui le fait prendre en dégoût. Mais la vision de l'essence divine comble l'âme
de tous les biens en l'unissant à la source de toute bonté, ce qui fait dire au
Psalmiste (17, 15 Vg) : "je serai rassasié lorsqu'apparaîtra ta gloire",
et au Sage (Sg 7, 11) : "Tous les biens me sont venus avec elle",
c'est-à-dire avec la contemplation de la sagesse. De même, la vision de
l'essence divine n'entraîne aucune contrariété, car il est dit encore, sur la
contemplation de la sagesse (Sg 8, 16) : "Sa société ne cause pas
d'amertume et son commerce ne donne pas d'ennui." On voit donc clairement
par là que le bienheureux ne peut de sa propre volonté renoncer à la béatitude.
Pareillement, il
ne peut la perdre parce que Dieu la lui retirerait. Car le retrait de la
béatitude étant une peine, il ne peut être infligé par Dieu, le juste juge, que
pour une faute ; mais celui qui voit l'essence de Dieu ne peut pas tomber dans
la faute, puisque cette vision entraîne nécessairement la rectitude de la
volonté, comme nous l'avons fait voir.
Pareillement,
aucun autre agent ne peut soustraire un tel bien. Car l'âme unie à Dieu se
trouve élevée au-dessus de tout le reste, et par suite aucun agent ne peut
l'arracher à une pareille union. Il paraît donc de toute manière insoutenable
que je ne sais quelles vicissitudes des temps fassent passer de la béatitude à
la misère, et inversement. Ces sortes de vicissitudes n'appartiennent qu'à ce
qui est soumis au temps et au mouvement.
Solutions :
1. La béatitude est une perfection consommée, qui exclut tout
défaut chez le bienheureux. Aussi est-elle attribuée hors de toute mutabilité,
grâce à la vertu divine qui élève l'homme à la participation de son éternité,
au-dessus de tout changement.
2. La volonté est capable des contraires à l'égard des moyens
ordonnés à la fin ; mais par nature elle est ordonnée de façon nécessaire à la
fin ultime. C'est évident du fait que l'homme ne peut pas ne pas vouloir être
bienheureux.
3. Si la béatitude a un commencement, c'est en raison de la condition
de l'homme qui en participe, et si elle ne doit pas avoir de fin, la raison en
est dans la condition du bien dont la participation rend bienheureux. Ainsi y
a-t-il une cause pour que la béatitude ait un commencement, et une autre pour
qu'elle n'ait pas de fin.
Objections :
Il semble que
l'homme puisse obtenir la béatitude par ses forces naturelles. Car la nature ne
fait pas défaut dans les choses nécessaires. Mais rien n'est plus nécessaire à
l'homme que ce qui lui fait obtenir sa fin ultime. Donc cela ne fait pas défaut
à la nature humaine, et l'homme par ses forces naturelles, peut obtenir la
béatitude. L'homme étant supérieur aux créatures privées de raison doit pouvoir
se suffire mieux qu'elles. Or ces créatures peuvent parvenir à leurs fins par
leurs forces naturelles. Donc l'homme, bien davantage, peut obtenir la
béatitude par ses forces naturelles.
2. L’homme étant supérieur aux créatures privées de raison
doit pouvoir se suffire mieux qu’elles. Or ces créatures peuvent parvenir à
leurs fins par leurs forces naturelles. Donc l’homme, bien davantage, peut
obtenir la béatitude par ses forces naturelles.
3. "La béatitude est une activité parfaite", selon
l'expression du Philosophe. Or il appartient à la même cause de commencer et de
parfaire. Donc, puisque l'opération imparfaite qui est au point de départ de
l'activité humaine est soumise au pouvoir naturel de l'homme, qui le rend
maître de ses actes, il semble que par ce pouvoir naturel l'homme puisse
parvenir à l'activité parfaite qu'est la béatitude.
Cependant :
L’homme est
naturellement principe de ses actes par l'intelligence et la volonté. Or la
dernière béatitude promise aux saints dépasse l'intelligence et la volonté de
l'homme, ce qui fait dire à l'Apôtre (1 Co 2, 9) : "L'oeil de l'homme n'a
pas vu, son oreille n'a pas entendu et son coeur n'a pas imaginé ce que Dieu
prépare pour ceux qui l'aiment." Donc l'homme, -par ses force naturelles,
ne peut acquérir la béatitude.
Conclusion :
La béatitude
imparfaite que l'on peut avoir ici-bas peut être acquise par l'homme avec ses
seules forces naturelles, de la même manière que la vertu dont l'opération
constitue cette béatitude, ce dont nous aurons à parler plus loin. Mais la
béatitude parfaite de l'homme consiste, comme il a été dit dans la vision de
l'essence divine. Or, voir Dieu dans son essence dépasse non seulement la
nature de l'homme, mais celle de toute créature, comme nous l'avons montré dans
la première Partie. En effet, la connaissance naturelle de chaque créature est
conforme à la modalité de sa substance, ce qui a fait dire de l'intelligence,
dans le livre Des Causes, "qu'elle connaît ce qui est au-dessus d'elle Selon
le mode de sa substance". Or toute connaissance réduite au mode de la
substance créée est impuissante à voir l'essence divine, puisque celle-ci
dépasse infiniment toute substance créée. Donc ni l'homme ni aucune créature ne
peut acquérir la suprême béatitude par ses forces naturelles.
Solutions :
1. Sans doute la nature ne fait pas défaut à l'homme dans les
choses nécessaires ; pourtant elle ne l'a pas pourvu d'armes et de vêtements
comme elle l'a fait pour les autres animaux ; mais elle lui a donné une raison
et des mains qui lui permettent d'acquérir ces choses. De même la nature ne
fait pas défaut à l'homme dans les choses nécessaires en ne lui donnant pas le
moyen d'obtenir par lui-même la béatitude, car cela était impossible ; mais
elle lui a donné le libre arbitre, par lequel il peut se tourner vers Dieu qui
le rendra bienheureux. Comme dit Aristote : "Ce que nous pouvons par nos
amis, c'est par nous-mêmes, en quelque sorte, que nous le pouvons."
2. Une nature qui peut acquérir le bien parfait, quoique ayant
besoin Pour cela d'un secours extérieur, est d'une condition supérieure à celle
de la nature qui ne peut pas obtenir ce bien parfait, mais qui obtient un bien
imparfait sans avoir besoin pour cela d'un secours étranger, selon Aristote.
Ainsi, celui qui peut obtenir une parfaite santé, mais avec l'aide de la
médecine, est dans une meilleure condition de santé que celui qui peut obtenir
seulement une santé imparfaite, tout en se passant du secours de la médecine.
Voilà pourquoi la créature rationnelle, pouvant conquérir le bien parfait de la
béatitude, en ayant besoin pour cela du secours divin, est supérieure à la
créature privée de raison qui n'est pas capable d'un tel bien, mais obtient un
bien imparfait par les seules forces de sa nature.
3. L'imparfait et le parfait procèdent du même pouvoir s'ils
sont de même espèce. Cela ne s'impose plus quand ils sont d'espèce différente.
En effet, tout ce qui peut disposer une matière ne peut lui procurer la
perfection. Or l'action imparfaite qui est soumise au pouvoir naturel de
l'homme n'est pas de la même espèce que cette activité parfaite qui constitue
la béatitude, puisque l'espèce de l'activité dépend de son objet. C'est
pourquoi l'objection ne porte pas.
Objections :
1. Il semble que l'homme puisse être rendu bienheureux par
l'action d'une créature supérieure, c'est-à-dire d'un ange. En effet, il existe
deux sortes d'ordre dans les choses : un ordre qui relie entre elles les
diverses parties de l'univers, et un ordre qui rattache par un juste rapport
tout l'univers à un bien qui lui est extérieur. Le premier de ces ordres dépend
du second comme de sa fin, dit Aristote, de la même manière que l'ordre des
éléments d'une armée a pour fin le rapport de l'armée elle-même à l'égard du
chef. Mais l'ordre mutuel des parties de l'univers s'exerce en tant que les
créatures supérieures agissent sur les inférieures comme nous l'avons dit dans
la première Partie, et la béatitude consiste dans le juste rapport de l'homme
au bien qui est extérieur à l'univers, et qui est Dieu. Donc c'est par l'action
d'une créature supérieure, celle de l'ange sur l'homme, que celui-ci est rendu
bienheureux.
2. Ce qui est tel en puissance peut être amené à l'acte par ce
qui est lui-même tel en acte, et par exemple ce qui est chaud en puissance
devient chaud en acte par l'action de ce qui est lui-même chaud en acte. Or
l'homme est bienheureux en puissance. Donc il peut être rendu bienheureux en
acte par l'ange qui est lui-même actuellement bienheureux.
3. La béatitude consiste, nous l'avons dit dans une activité
de l'intellect. Or nous avons dit également, dans la première Partie, que
l'ange peut éclairer l'intellect de l'homme : donc l'ange peut rendre l'homme
bienheureux.
Cependant :
On lit dans le
Psaume (84, 12) : "Le Seigneur donnera la grâce et la gloire."
Conclusion :
Puisque toute
créature est soumise aux lois de la nature comme ayant une vertu et une action
limitées, ce qui dépasse la nature créée ne peut donc pas être réalisé par la
vertu d'une créature. Par conséquent, s'il faut réaliser quelque chose qui
dépasse la nature, cela est fait par Dieu sans intermédiaire, comme la
résurrection d'un mort, le retour d'un aveugle à la vue, etc. Or nous avons
montré que la béatitude est un bien supérieur à toute nature créée. Il est donc
impossible que la béatitude soit procurée à l'homme par l'action d'une
créature. C'est par l'action de Dieu seul que l'homme est rendu bienheureux, si
nous parlons de la béatitude parfaite. Mais si nous parlons de la béatitude
imparfaite, il en est d'elle comme de la vertu dont l'acte constitue cette
béatitude.
Solutions :
1. Ce qui arrive le plus souvent, quand des puissances actives
réalisent un ordre, c'est qu'il appartient à la puissance la plus élevée de
conduire l'objet commun à sa fin ultime, alors que les puissances inférieures
aident à ce résultat en créant les dispositions favorables. Ainsi l'art de la
navigation, qui préside à l'art des constructions navales, est chargé
d'utiliser le navire construit à cet effet. Ainsi, dans l'ordre universel,
l'homme est aidé par les anges à atteindre sa fin ultime quant à certaines
conditions qui l'y préparent ; mais il obtient la fin ultime elle-même par
l'action du premier agent, qui est Dieu.
2. Quand une forme existe en acte dans un sujet selon son être
parfait et naturel, cette forme peut être un principe d'action à l'égard d'un
autre sujet, ainsi un corps chaud échauffe grâce à sa chaleur. Mais si la forme
n'existe dans le sujet qu'imparfaitement et non pas selon son être naturel,
elle ne peut être un principe de communication au profit d'un autre. Ainsi la
représentation de la couleur qui est dans la pupille n'a pas le pouvoir de
blanchir. Et il n'est pas vrai que tout ce qui est clair ou chaud puisse
éclairer ou échauffer autre chose ; de cette façon en effet l'éclairement ou
l'échauffement se perpétueraient à l'infini. Or la lumière de gloire par
laquelle on voit Dieu, est bien en Dieu d'une manière parfaite et selon son
être naturel ; mais dans une créature elle n'existe qu'imparfaitement, par
ressemblance ou participation. De là vient que nulle créature bienheureuse ne
peut communiquer sa béatitude à une autre.
3. L'ange, du sein de la béatitude, peut éclairer intellect de
l'homme, et aussi celui d'un ange inférieur, en ce qui concerne certains
aspects des oeuvres divines ; mais non pas quant à la vision de l'essence
divine, comme nous l'avons montré dans la première partie. Pour obtenir cette
vision, tous sont immédiatement illuminés par Dieu.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, Dieu, étant un agent d'une
puissance infinie, n'a pas besoin, pour son action, d'une matière préalable ou
de disposition de cette matière, il peut tout produire instantanément. Or,
puisque les oeuvres de l'homme ne sont pas requises pour la béatitude au titre
de causes efficientes, nous venons de le montrer, elles ne peuvent y être
requises qu'à titre de dispositions. Donc Dieu, qui n'a pas besoin de
dispositions antérieures pour agir, confère la béatitude sans oeuvres
préalables.
2. Dieu produit immédiatement la béatitude comme il a institué
immédiatement la nature. Or, dans la première institution de la nature, Dieu a
produit les créatures sans aucune disposition antérieure, sans aucune action
d'un agent créé, mais a créé aussitôt chaque être parfait dans son espèce. Il
semble donc que Dieu confère à l'homme la béatitude sans aucune opération
préalable.
3. L'Apôtre écrit aux Romains (4, 6) : "Bienheureux
l'homme à qui Dieu attribue la justice indépendamment des oeuvres."
Cependant :
On lit en saint Jean
(13, 17) "Sachant cela, bienheureux serez-vous si vous le faites."
C'est donc par l'action que nous parvenons à la béatitude.
Conclusion :
Nous avons dit
déjà que la rectitude de la volonté est requise à la béatitude, puisqu'elle
n'est pas autre chose qu'une juste disposition de la volonté dirigée vers la
fin ultime, disposition qui n'est pas moins nécessaire à cette fin que la bonne
disposition de la matière à la réception de la forme. A vrai dire, il n'est pas
prouvé par là qu'une certaine activité de l'homme doive précéder sa béatitude ;
car Dieu pourrait créer du même coup une volonté orientée vers sa fin et
entrant en possession de cette fin, comme il dispose parfois la matière en même
temps qu'il lui donne sa forme. Mais l'ordre de la sagesse divine exige qu'il
n'en soit pas ainsi. En effet, dit Aristote "parmi les êtres qui sont
aptes à posséder le bien parfait, celui-ci le possède sans aucun mouvement,
d'autres au moyen de plusieurs". Or posséder le bien parfait sans aucun mouvement
appartient à celui qui le possède par nature. Et posséder la béatitude par
nature est le fait de Dieu seul. A lui seul donc il appartient de ne pas y être
conduit par une opération antérieure. Mais puisque la béatitude dépasse toute
la nature créée, une simple créature ne peut logiquement obtenir la béatitude
sans le mouvement de l'activité par laquelle cette créature y tend. L'ange,
étant par nature supérieur à l'homme, a obtenu le bien suprême, selon l'ordre
de la sagesse divine, par un seul mouvement d'activité méritoire, comme on l'a
exposé dans la première Partie. Quant aux hommes, ils l'obtiennent par de
multiples mouvements d'activité qu'on appelle mérites. Aussi, aux yeux du
Philosophe lui-même "la béatitude est la récompense des activités vertueuses".
Solutions :
1. Si l'action de l'homme est exigée préalablement à
l'acquisition de la béatitude, ce n'est pas parce que la vertu divine qui
béatifie serait insuffisante, c'est pour que l'ordre des choses soit observé.
2. Dieu a produit aussitôt les premières créatures à l'état
parfait, sans aucune disposition ou opération préalable de la créature, car
c'est ainsi qu'il a institué les premiers individus des espèces, chargés de
transmettre la nature spécifique à leur postérité. Pareillement, la béatitude devait
découler, par le Christ Dieu et homme, vers les autres hommes, selon l'épître
aux Hébreux (2, 10) : "Il devait conduire à la gloire un grand nombre de
fils." Et c'est pourquoi son âme, dès le premier instant de sa conception
et sans aucune oeuvre méritoire antérieure a été bienheureuse. Mais cela
n'appartient qu'à lui seul ; chez les enfants même, quand on les baptise, les
mérites du Christ concourent à l'octroi de la béatitude, car si en ce cas les
mérites propres du sujet font défaut, ces enfants sont devenus membres du
Christ par le baptême.
3. L'Apôtre évoque la béatitude de l'espérance, qui est
communiquée au chrétien par la grâce qui le justifie, et qui n'est pas donnée
en raison des oeuvres qui précèdent. En effet, elle n'a pas pour rôle de terminer
le mouvement, comme la béatitude, elle est plutôt le principe du mouvement par
lequel on tend à la béatitude.
Objections :
1. Il semble bien que tous ne désirent pas la béatitude. Nul,
en effet, ne peut désirer ce qu'il ignore, puisque c'est le bien perçu qui est
l'objet de la volonté, dit Aristote. Or beaucoup ne savent pas ce que c'est que
la béatitude, ce qui se voit, observe saint Augustin à ce que "les uns
mettent la béatitude dans les voluptés du corps, d'autres dans la vertu de
l'âme, d'autres dans autre chose". Donc tous les hommes ne désirent pas la
béatitude.
2. L'essence de la béatitude consiste, a-t-on dit, dans la
vision de l'essence divine. Mais certains jugent impossible que Dieu soit vu
ainsi par l'homme dans son essence même : ils ne le désirent donc pas.
3. Saint Augustin écrit : "Celui-là est heureux qui a
tout ce qu'il veut, et ne veut rien pour le mal." Or tout le monde ne veut
pas ainsi, car il en est qui veulent certaines choses pour le mal ; et qui
entendent pourtant bien les vouloir. Donc tous ne veulent pas la béatitude.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Si le bouffon avait dit : "Vous voulez tous être heureux,
vous ne voulez pas être malheureux" ; il aurait dit quelque chose que
chacun de ses auditeurs aurait reconnu dans sa volontés."
Conclusion :
La béatitude peut
être envisagée de deux manières. En premier lieu selon la raison commune de
béatitude, et à ce titre il est nécessaire que tout homme la veuille. En effet,
la raison commune de béatitude consiste, avons-nous dit, en ce qu'elle est un
bien parfait. Et puisque le bien est l'objet de la volonté, le bien parfait est
celui qui satisfait pleinement la volonté. Désirer la béatitude, ce n'est pas
autre chose que désirer l'assouvissement de sa volonté, et cela tout le monde
le veut.
En second lieu,
nous pouvons considérer la béatitude selon sa raison spéciale, quant à ce qui
la constitue. Et sous ce rapport tous ne connaissent pas la béatitude, parce
qu'ils ne savent pas à quelle réalité s'applique la raison générale qu'ils en
ont. Dans ce sens, il est vrai de dire que tous ne la désirent pas.
Solutions :
1. Cela répond à la première objection.
2. Puisque la volonté suit l'appréhension de l'intelligence ou
de la raison, il arrive qu'une chose identique dans la réalité soit diverse
selon la façon dont la raison l'envisage ; ainsi arrive-t-il qu'en étant
réellement identique, une chose soit désirée sous un certain rapport, et ne le
soit pas sous un autre. Donc la béatitude peut être envisagée sous la raison de
bien final et parfait, ce qui est la notion commune de béatitude ; en ce cas,
naturellement et nécessairement, la volonté tend vers elle, nous l'avons dit.
Mais la béatitude peut aussi être envisagée sous des aspects particuliers, soit
du côté de l'activité qui la constitue, soit du côté de la faculté qui agit,
soit du côté de l'objet dans lequel elle consiste, et alors la volonté n'y tend
pas nécessairement.
3. Quant à la définition qui a été adoptée par quelques-uns :
"Bienheureux celui qui a tout ce qu'il veut" ou : "celui qui a
tout réussi à souhait", cette définition, entendue en un certain sens,
peut être regardée comme bonne et suffisante, mais dans un autre sens elle est
incomplète. Si en effet on l'entend absolument de tout ce que l'homme veut en
vertu de son désir naturel, alors il est vrai que celui qui a tout ce qu'il
veut est heureux ; car rien ne rassasie l'appétit naturel de l'homme, si ce
n'est le bien parfait, qui est la béatitude. Mais si l'on entend par là ce que
l'homme désire d'après l'appréhension de sa raison, alors avoir certaines
choses que l'on veut n'a plus de rapport avec la béatitude, mais bien plutôt
avec la misère, parce que leur possession empêche l'homme d'obtenir ce qu'il
désire naturellement, comme il arrive parfois que la raison tienne pour vrai ce
qui fait obstacle à la connaissance de la vérité. Voilà pourquoi saint Augustin
ajoute, comme condition de la parfaite béatitude, qu'on ne veuille rien de mal,
quoique la première formule, bien comprise eût pu suffire : "Bienheureux
celui qui possède tout ce qu'il veut."
Puisque certains actes sont nécessaires pour parvenir à la béatitude,
il faut étudier maintenant les actes humains, pour savoir quels sont ceux qui
nous la font atteindre et ceux qui nous en interdisent l'accès. Mais puisqu'il
n'y a d'opérations et d'actes qu'à l'égard des réalités individuelles, les
sciences relatives à l'action ne peuvent trouver leur achèvement que dans une
étude particulière. C'est ainsi que l'étude morale des actes humains doit être
générale d'abord (Ia IIae), et particulière ensuite (IIa IIae).
L'étude générale des actes humains comprend deux considérations, celle
des actes humains eux-mêmes (Question 6-21), et celle de leurs principes
(Question 22-114). Mais, parmi les actes humains, certains sont propres à
l'homme, d'autres lui sont communs avec les animaux. Et puisque la béatitude
est le bien propre de l'homme, les actes proprement humains s'en rapprochent
plus que les autres. Nous traiterons donc d'abord des actes qui sont propres à
l'homme (Question 6-21), puis de ceux qui sont communs à l'homme et aux autres
animaux et qu'on appelle les passions de l'âme (Question 22-48).
Sur le premier point deux choses sont à envisager : la nature des actes
humains et leur distinction. Comme les actes humains ne méritent à proprement
parler ce titre que s'ils sont volontaires, la volonté étant un appétit
rationnel qui est propre à l'homme, c'est de ce point de vue du volontaire
qu'il nous faut les considérer. Ainsi traiterons-nous en premier lieu du
volontaire et de l'involontaire en général (Question 6) ; puis des actes qui
sont volontaires comme émanant de la volonté elle-même, tenant ainsi
immédiatement leur existence de cette faculté - actes élicites (Question 8-16)
; enfin de ceux qui sont volontaires comme étant commandés par la volonté et
qui procèdent d'elle par l'intermédiaire d'autres puissances - actes impérés
(Question 17).
Et parce que les actes humains comportent certaines circonstances selon
lesquelles on les distingue, après avoir traité du volontaire et de
l'involontaire nous étudierons les circonstances de ces actes qui impliquent
volontaire et involontaire (Question 7).
1. Trouve-t-on du volontaire dans les actes humains ? - 2. En
trouve-t-on chez les bêtes ? - 3. Le volontaire peut-il exister sans aucun acte
? - 4. Peut-on faire violence à la volonté ? - 5. La violence est-elle cause
d'involontaire ? - 6. La crainte ? - 7. La convoitise ? - 8. L'ignorance ?
Objections :
1. Non, semble-t-il. Au dire de saint Grégoire de Nysse, de saint
Jean Damascène et d'Aristote "est volontaire ce qui procède d'un principe
intérieur". Or le principe des actes humains n'est pas dans l'homme, mais
en dehors de lui ; car son appétit est déterminé à agir par un objet désirable
qui lui est extérieur et le meut, comme "un moteur qui lui-même n'est pas
mû". On ne trouve donc pas de volontaire dans les actes humains.
2. Aristote démontre qu'il n'y a chez les animaux aucun
mouvement nouveau qui ne soit précédé par quelque mouvement extérieur. Or
toutes les actions de l'homme sont nouvelles, aucune d'elles en effet n'étant
éternelle. Donc le principe de tous les actes humains est extérieur et en
conséquence on n'y trouve pas de volontaire.
3. Qui agit volontairement a le pouvoir d'agir par soi. Mais
ceci ne convient pas à l'homme, car il est dit en saint Jean (15, 5) :
"Sans moi vous ne pouvez rien faire." Donc le volontaire ne se trouve
pas dans les actes humains.
Cependant :
le Damascène
déclare : "Le volontaire appartient à l'acte qui est une opération rationnelle."
On y trouve donc du volontaire.
Conclusion :
Il y a du
volontaire dans les actes humains. Pour s'en persuader, il faut considérer que
le principe de certains actes est dans l'agent, ou dans ce qui est en
mouvement. Et il y a des mouvements et des actes dont le principe est
extérieur. Par exemple si une pierre se meut vers le haut, c'est en raison d'un
principe qui lui est extérieur ; si au contraire elle se meut vers le bas,
c'est à cause d'un principe intrinsèque.
Parmi les êtres
dont le mouvement vient du dedans, certains se meuvent eux-mêmes, et d'autres
non. En effet tout agent, tout être mû, agit ou est mû en raison d'une fin,
comme on l'a établi précédemment. Seront donc mus de manière parfaite, par un
principe intrinsèque, les êtres où l'on trouve un principe intrinsèque tel que,
non seulement ils soient mus, mais qu'ils soient mus vers une fin. Or, pour que
quelque chose se fasse pour une fin, il faut qu'il y ait une certaine
connaissance de la fin. Donc tout ce qui agit ou est mû de l'intérieur, en
ayant connaissance de la fin, possède en soi le principe de son acte, non
seulement pour agir, mais pour agir en vue d'une fin. Mais ce qui n'a aucune
connaissance de la fin, eût-il en soi le principe de son acte ou de son
mouvement, n'a pas en soi le principe d'agir ou d'être mû en vue d'une fin,
mais ce principe est dans un autre qui l'imprime en lui. Aussi ne dit-on pas
que de tels êtres se meuvent eux-mêmes, mais qu'ils sont mus par d'autres. En
revanche, ceux qui ont la connaissance de la fin sont dits se mouvoir
eux-mêmes, précisément parce qu'ils ont en eux, non seulement de quoi agir,
mais de quoi agir en vue d'une fin. Ainsi, parce que l'une et l'autre de ces
conditions viennent d'un principe intrinsèque (qu'ils agissent, et qu'ils agissent
pour une fin), les actes et les mouvements de ces êtres sont dits volontaires,
cette appellation impliquant qu'actes et mouvements procèdent d'une inclination
propre. C'est pourquoi, dans la définition d'Aristote, de saint Grégoire de
Nysse et de saint Jean Damascène on appelle volontaire, non seulement "ce
qui procède d'un principe intérieur", mais en y ajoutant "de
science".
Aussi, puisque
l'homme excelle à connaître la fin de son oeuvre et à se mouvoir lui-même,
c'est dans ses actes que l'on trouve le plus haut degré de volontaire.
Solutions :
1. Tout principe n'est pas un principe premier. Procéder d'un
principe intérieur appartient sans doute à la notion de volontaire. Cependant,
il ne lui est pas contraire que ce principe soit à son tour causé par un
principe extérieur. Car il n'est pas essentiel au volontaire que son principe
intérieur soit un principe premier. Il peut arriver toutefois qu'un certain
principe de mouvement, tout en étant premier dans son genre, ne le soit pas
absolument. Par exemple, dans le genre des choses susceptibles d'altération, le
principe premier d'altération est le corps céleste, qui cependant n'est pas un
premier moteur, car il est lui-même localement mû par un moteur supérieur.
Ainsi donc le principe intrinsèque de l'acte volontaire, qui est la puissance
de connaissance et d'appétition, est un principe premier dans l'ordre du
mouvement appétitif, quoiqu'il soit mû par une motion extérieure pour d'autres
espèces de mouvement.
2. Un mouvement nouveau chez l'animal est précédé par un
mouvement extérieur de deux façons :
l° Selon que par
un mouvement de ce genre se trouve présenté au sens de l'animal un objet
sensible qui, étant perçu, meut lui-même l'appétit ; c'est ainsi qu'un lion
voyant, à cause même de son mouvement, un cerf qui s'approche, commence à
s'avancer vers lui.
2° Selon que, par
ce mouvement extérieur se produisent dans le corps de l'animal certains
changements physiologiques, comme il arrive par exemple sous l'action du froid
ou de la chaleur ; le corps étant ainsi modifié, l'appétit sensible qui est un
pouvoir lié à un organe corporel est à son tour impressionné incidemment ;
ainsi en est-il quand cet appétit se met à convoiter quelque chose par suite
d'une altération corporelle. Mais il n'y a rien là, comme on vient de le dire,
qui soit contraire à la notion de volontaire, car ces motions extérieures sont
d'une autre sorte.
3. Dieu meut l'homme à agir non seulement en proposant à ses
sens un objet désirable, ou en impressionnant son corps, mais encore en mouvant
sa volonté elle-même, car tout mouvement aussi bien de la volonté que de la
nature procède de Dieu comme du premier moteur. Et de même qu'il n'est pas
contraire à la notion de nature de procéder ainsi de Dieu comme d'un premier
moteur, en tant qu'elle est une sorte d'instrument que Dieu actionne, de même
il n'est pas contraire à la notion de l'acte volontaire qu'il vienne de Dieu en
tant que la volonté est mue par lui. Toutefois, il appartient également au
mouvement naturel et au mouvement volontaire de procéder d'un principe
intrinsèque.
Objections :
1. Il semble que non. Car le volontaire reçoit son nom de la
volonté. Mais cette faculté étant dans la raison, selon Aristote, ne peut
évidemment se trouver chez les bêtes. On n'y trouve donc pas non plus de
volontaire.
2. C'est dans la mesure où ses actes sont volontaires que
l'homme est dit maître de ses actes. Or les bêtes n'ont pas la maîtrise de
leurs actes ; "elles sont agies plutôt qu'elles n'agissent", dit saint
Jean Damascène. Il n'y a donc pas chez elles de volontaire.
3. Pour saint Jean Damascène "les actes volontaires
entraînent la louange ou le blâme". Mais on ne doit ni louer ni blâmer les
bêtes. Il n'y a donc pas chez elles de volontaire.
Cependant :
Aristote estime
"qu'enfants et animaux sans raison participent du volontaire". Saint Jean
Damascène et Grégoire de Nysse sont du même avis.
Conclusion :
Nous avons vu que
pour être volontaire un acte doit procéder d'un principe intérieur, avec une
certaine connaissance de la fin. Mais il y a deux manières de connaître une fin
: l'une parfaite, l'autre imparfaite. Une fin est connue parfaitement
lorsqu'est appréhendée non seulement la chose qui est fin, mais encore la
"raison" même de fin, et les rapports que soutiennent avec elle les
réalités qui y sont ordonnées ; une telle connaissance appartient uniquement à
la nature raisonnable. La connaissance imparfaite de la fin est celle qui
comporte seulement l'appréhension de la fin, abstraction faite de sa raison de
fin et de la relation de l'acte à sa fin. C'est ce qu'on remarque chez les
bêtes, qui appréhendent la fin par le moyen des sens et de leur estimative
naturelle.
La connaissance
parfaite de la fin engendre le volontaire dans sa pleine acception ; en ce
sens, ayant pris connaissance d'une fin et en ayant délibéré, ainsi que des
moyens propres à la procurer, on peut se porter ou ne pas se porter vers elle.
La connaissance imparfaite engendre un volontaire imparfait ; c'est ce qui se
produit lorsque, ayant aperçu une fin, on se porte vers elle d'une façon subite
et sans délibérer. Ainsi le volontaire selon sa parfaite acception
appartient-il seulement à la créature raisonnable ; mais le volontaire imparfait
convient aussi aux animaux dépourvus de raison.
Solutions :
1. La volonté désigne l'appétit rationnel ; elle ne peut donc
se trouver dans les êtres dépourvus de raison. Le volontaire, quant à lui,
reçoit sa dénomination de la volonté ; et sa signification peut être étendue
aux choses où l'on rencontre une certaine participation de la volonté selon un
certain accord avec cette faculté. C'est en ce sens que le volontaire peut être
attribué aux animaux, pour autant qu'ils sont mus par une certaine connaissance
de la fin.
2. C'est parce qu'il délibère sur ses actes que l'homme en est
le maître ; en effet le pouvoir de juger des opposés permet à la volonté de
choisir entre eux. En ce sens il n'y a pas de volontaire chez les animaux,
comme on vient de le dire.
3. Louange et blâme ne conviennent qu'aux actes parfaitement
volontaires, tels qu'on n'en trouve pas chez les animaux.
Objections :
1. Il semble bien que non. En effet on appelle volontaire ce
qui procède de la volonté. Or rien ne peut procéder de la volonté que par un
acte, tout au moins un acte de volonté. Il ne peut donc y avoir de volontaire
sans acte.
2. On dit que quelqu'un veut par un acte de volonté ; de même,
cet acte cessant, on dit qu'il ne veut pas par un acte de volonté. Mais ne pas
vouloir cause l'involontaire qui est opposé au volontaire. Donc il ne peut y
avoir de volontaire si l'acte de volonté vient à s'interrompre.
3. Nous l'avons dit, la connaissance appartient à la notion de
volontaire. Mais la connaissance vient d'un acte. Donc il ne peut y avoir de
volontaire sans aucun acte.
Cependant :
On appelle
volontaire ce dont nous sommes maîtres. Mais nous sommes maîtres d'agir et de
ne pas agir, de vouloir et de ne pas vouloir. Donc, de même qu'agir et vouloir
sont volontaires, ainsi en est-il de l'abstention de ces actes.
Conclusion :
On appelle
volontaire ce qui procède de la volonté. Mais il y a deux façons pour une chose
de procéder d'une autre : directement, c'est-à-dire comme un être procède d'un
agent, comme l'échauffement procède de la chaleur. Ou bien indirectement, du
fait même qu'il n'y a pas d'action, comme le naufrage du navire est attribué au
pilote parce qu'il a cessé de gouverner. Toutefois, il est à remarquer que les
conséquences d'une absence d'acte ne doivent pas toujours être attribuées,
comme à leur cause, à l'agent du seul fait qu'il n'agit pas, mais seulement
lorsqu'il peut et doit agir. Ainsi le pilote qui n'aurait pas eu les moyens de
diriger le navire ou auquel sa direction n'aurait pas été confiée, ne serait-il
pas rendu responsable d'un naufrage qui résulterait de l'absence du pilote.
Donc, puisque la
volonté peut, en voulant et en agissant, s'interdire de ne pas vouloir et de ne
pas agir, et puisque parfois elle le doit, ne pas vouloir et ne pas agir lui
est imputé comme venant d'elle. De cette façon le volontaire peut exister sans
acte ; tantôt sans acte extérieur mais avec un acte intérieur comme lorsqu'on
veut ne pas agir, tantôt même sans acte intérieur comme lorsqu'on ne veut pas.
Solutions :
1. La dénomination de volontaire ne convient pas seulement à
ce qui procède directement de la volonté en tant qu'elle est agissante, mais
encore à ce qui résulte indirectement d'elle en tant qu'elle n'agit pas.
2. L'expression "ne pas vouloir" (non velle)
peut être entendue en deux sens. Ou bien comme si c'était un seul mot,
c'est-à-dire comme l'infiniti du verbe "je ne veux pas" (nolo)
; de même que l'expression "je ne veux pas lire" (nolo legere)
signifie "je veux ne pas lire" (volo non legere), ainsi
"ne pas vouloir lire" (non velle legere) signifie
"vouloir ne pas lire" (velle non legere) ; en ce sens "ne
pas vouloir" est cause d'involontaire. - Ou bien "ne pas
vouloir" est pris comme un terme complexe, auquel cas il n'y a pas
affirmation d'acte de volonté, et un tel "non vouloir" ne cause pas
d'involontaire.
3. L'acte de connaissance est requis pour le volontaire à la
même condition que l'acte de volonté : qu'on ait effectivement le pouvoir de
considérer, comme de vouloir et d'agir. Et alors, de même que "ne pas
vouloir" et "ne pas agir", lorsque c'était le moment, est
volontaire, ainsi en est-il pour "ne pas considérer".
Objections :
1. Oui, semble-t-il. On peut toujours être contraint par plus
puissant que soi. Mais il y a un être plus puissant que la volonté humaine :
c'est Dieu. Donc celle-ci peut être contrainte au moins par lui.
2. Toute puissance passive est contrainte par le principe
actif correspondant lorsqu'elle est modifiée par lui. Or, la volonté est une
puissance passive, puisqu'elle est "un moteur mû" d'après Aristote.
Donc, puisqu'elle est parfois mue par son principe actif, il apparaît qu'elle
est parfois contrainte.
3. Le mouvement violent est celui qui va contre la nature.
Mais le mouvement de la volonté lui est parfois contraire comme c'est clair,
dit saint Jean Damascène, dans le cas du péché, qui est contre nature. Le
mouvement de la volonté peut donc être contraint.
Cependant :
Saint Augustin
affirme que si l'on fait quelque chose volontairement, on ne le fait pas
nécessairement. Or tout ce qui est contraint est fait nécessairement. Donc ce
qui est fait par la volonté ne peut être contraint. Donc la volonté ne peut
être forcée à agir.
Conclusion :
La volonté
comporte deux actes : l'un qui procède immédiatement d'elle, étant comme émis
par cette faculté ; cet acte dit "élicite", c'est le vouloir. L'autre
acte est celui qu'elle commande et qui suppose la médiation d'une autre
puissance, par exemple marcher et parler : ce sont des actes que la volonté
commande et qui sont exécutés par l'intermédiaire de la puissance motrice. S'il
s'agit des actes "impérés", c'est-à-dire commandés, la volonté peut
souffrir violence ; les membres extérieurs peuvent en effet être empêchés par
violence d'exécuter le commandement de la volonté. Mais dans son acte propre,
élicite, la volonté ne peut être affectée par aucune violence.
La raison en est
que l'acte de volonté n'est rien d'autre qu'une inclination qui procède d'un
principe intérieur doué de connaissance, de même que l'appétit naturel est une
inclination qui procède aussi d'un principe intérieur, mais dépourvu de
connaissance. Or ce qui est contraint et violent vient d'un principe extérieur.
Il est donc contraire à l'acte même de la volonté d'être contraint ou violenté,
comme d'ailleurs aussi à toute inclination ou mouvement naturel. Rien n'empêche
en effet qu'une pierre soit jetée vers le haut par violence, mais que ce
mouvement violent procède de son inclination naturelle, voilà ce qui est
impossible. Pareillement, on peut traîner un homme par force, mais que cela
vienne de sa volonté est contraire à la notion même de violence.
Solutions :
1. Dieu, qui est plus puissant que la volonté humaine, peut la
mouvoir, selon cette parole des Proverbes (21, 1) : "Le coeur du roi est
dans les mains de Dieu, qui l'incline à son gré." Mais si cela était fait
par violence, ce ne serait pas alors avec un acte de volonté, et ce qui serait
mû ne serait pas la volonté, mais quelque chose qui lui est contraire.
2. La modification d'une puissance passive par le principe
actif correspondant n'est pas toujours un mouvement violent. Il faut pour cela
que cette modification aille contre l'inclination intérieure de la puissance
passive ; sans quoi, toutes les altérations et générations des corps simples
seraient non naturelles et violentes. Or, elles sont bien naturelles en raison
de l'aptitude intérieure naturelle de la matière ou du sujet à la disposition
en question. Il en va pareillement de la volonté lorsqu'elle est mue par son
objet, conformément à son inclination propre ; alors que son mouvement n'est
pas violent, mais volontaire.
3. Ce que la volonté poursuit dans le péché, bien qu'en
réalité ce soit mauvais et contraire à la nature raisonnable, est cependant
appréhendé comme étant un bien, et conforme à cette nature, en tant que
convenant à l'homme selon telle jouissance sensuelle ou tel habitus corrompu.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Volontaire et involontaire sont relatifs
à la volonté. Or nous venons de montrer qu'il ne peut être fait violence à
cette faculté. Donc la violence ne peut être cause d'involontaire.
2. L'involontaire, au dire de saint Jean Damascène et
d'Aristote, s'accompagne de tristesse. Or il arrive que l'on souffre violence
sans en être attristé. La violence ne cause donc pas l'involontaire.
3. Ce qui procède de la volonté ne peut être involontaire. Or
certains actes violents peuvent être volontaires, ainsi monter avec un corps
pesant, ou fléchir ses membres contrairement à leur disposition naturelle. La violence
n'entraîne donc pas l'involontaire.
Cependant :
Aristote et le
Damascène soutiennent qu'il y a de l'involontaire par violence.
Conclusion :
La violence
s'oppose directement au volontaire, comme aussi au naturel. Car il est commun
au volontaire et au naturel de procéder d'un principe intérieur, tandis que la
violence a sa cause à l'extérieur. Donc, de même que, dans les choses privées
de connaissance, la violence agit contre la nature, ainsi dans celles qui sont
douées de connaissance agit-elle contre la volonté. Et comme ce qui est contre
la nature est qualifié de non naturel, ce qui va contre la volonté est dénommé
involontaire. La violence est donc cause d'involontaire.
Solutions :
1. L'involontaire s'oppose au volontaire. Or, on vient de le
dire, on appelle volontaire non seulement l'acte qui procède immédiatement de
la volonté, mais encore celui qui est commandé par elle. Quant au premier de
ces actes, nous le savons, la volonté ne peut souffrir de violence. Mais
relativement à l'acte commandé, la volonté peut souffrir violence, et la
violence est alors cause d'involontaire.
2. On donne le nom de volontaire à tout ce qui est conforme à
l'inclination de la volonté comme on appelle naturel tout ce qui correspond à
l'inclination de la nature. Mais il y a deux façons pour une chose d'être
naturelle : soit parce qu'elle vient de la nature comme de son principe actif,
ainsi chauffer est naturel au feu ; soit au titre de principe passif, selon
qu'il y a dans la nature une disposition à recevoir son action d'un principe
extérieur ; ainsi le mouvement du ciel est-il dit naturel en raison de
l'aptitude naturelle du corps céleste à ce mouvement, bien que le moteur reste
volontaire. Pareillement, il y a deux façons pour une chose d'être volontaire :
soit activement, comme lorsque l'on veut faire quelque chose ; soit
passivement, lorsque l'on veut subir l'action d'un autre. En conséquence,
lorsque l'action vient de l'extérieur mais que celui qui la subit garde la
volonté de la subir, il n'y a pas, absolument parlant, de violence. Car celui
qui subit, bien qu'il ne coopère pas en agissant, coopère cependant en voulant
subir.
3. Selon Aristote, lorsqu'un animal se meut contre
l'inclination naturelle de son corps, ce mouvement, bien qu'il ne soit pas
naturel à son corps, est en quelque sorte naturel à l'animal, car il lui est
naturel d'être mû conformément à son appétit. Il n'y a pas alors de violence
absolue mais seulement violence relative. Il en va de même si quelqu'un fléchit
ses membres contrairement à leur disposition naturelle ; c'est de la violence
relative, par rapport au membre particulier ; mais ce n'est pas de la violence
absolue par rapport à l'homme lui-même.
Objections :
1. Il semble que la crainte cause de l'involontaire de façon
absolue. En effet, la crainte est, vis-à-vis d'un mal à venir qui s'oppose à la
volonté, dans le même rapport que la violence vis-à-vis de ce qui contrarie
présentement la volonté. Or la violence cause absolument l'involontaire. Donc
la crainte pareillement.
2. Ce qui est par soi demeure tel, quoi qu'on y ajoute. Ainsi,
ce qui est chaud par soi demeure chaud, quelle que soit la chose à laquelle on
l'associe. Or, pris en soi, l'acte accompli par crainte est involontaire. Donc
il le reste quand intervient la crainte.
3. Ce qui est tel sous condition est tel de façon relative,
alors que ce qui est tel sans condition est tel de façon absolue ; de même, ce
qui est nécessaire sous condition est nécessaire de façon relative, tandis que
ce qui est nécessaire absolument est nécessaire purement et simplement. Mais ce
qui est fait par crainte est involontaire absolument ; ce n'est volontaire que
sous condition : pour que soit évité le mal que l'on redoute. Donc ce qui est
fait par crainte est purement et simplement involontaire.
Cependant :
Saint Grégoire de
Nysse et Aristote disent tous deux que ce qui est fait sous l'empire de la
crainte est plus volontaire qu'involontaire.
Conclusion :
Avec ces deux
auteurs, il faut reconnaître que ce qui est fait par crainte est "mêlé de
volontaire et d'involontaire". Car ce qu'on fait par crainte, si on le
considère en soi, n'est pas volontaire ; mais cela le devient par la
circonstance : on veut éviter un mal que l'on craint.
Mais, tout bien
pesé, de telles actions sont plus volontaires qu'involontaires ; elles sont
volontaires absolument, et involontaires de façon relative. Car on dit qu'une
chose existe de façon absolue selon qu'elle est en acte ; si elle n'est que
dans la connaissance, elle n'existe que de façon relative. Or, une chose
accomplie par crainte est en acte pour autant qu'elle se réalise. Comme,
d'autre part, les actions sont relatives aux singuliers et que ceux-ci en tant
que tels sont déterminés dans l'espace et le temps, il en résulte que ce qui se
réalise est en acte pour autant qu'il est situé dans l'espace et le temps, et
dans les autres conditions qui l'individualisent. Ainsi donc, ce que l'on
accomplit par crainte est volontaire en tant que cet acte existe concrètement
et que, dans cette circonstance donnée, il empêche le mal plus grand que l'on
craignait. Par exemple jeter des marchandises à la mer devient volontaire
pendant une tempête à cause de la crainte du danger. Il est clair qu'il s'agit
de volontaire pur et simple, et que la qualité propre de volontaire convient à
cet acte, car son principe est intérieur. Si l'on considère au contraire ce qui
est fait par crainte en dehors de tel cas concret et comme contraire à la volonté,
cela n'existe que pour l'esprit. Aussi est-ce involontaire de façon relative,
en tant que l'acte est détaché de ses circonstances particulières.
Solutions :
1. Les actions que l'on fait par crainte ou par violence ne
diffèrent pas seulement par les circonstances du temps, présent et futur, mais
par une autre raison. Dans ce qui est fait par violence, la volonté ne consent
pas, et l'on va absolument contre son mouvement ; mais ce que l'on fait par
crainte devient volontaire, car alors le mouvement de la volonté se porte vers
cette chose, non à la vérité pour elle-même, mais pour une autre : pour
repousser un mal que l'on redoute. (Il suffit en effet à la notion de
volontaire qu'il se rapporte à un autre ; car le volontaire n'est pas seulement
ce que nous voulons pour lui-même comme fin, mais encore ce que nous voulons
pour autre chose que nous prenons pour fin.) Il apparaît donc clairement que,
dans ce qui est fait par violence, la volonté intérieure n'agit en rien, tandis
qu'elle intervient activement dans ce qui est fait par crainte. Aussi, selon la
remarque de Grégoire de Nysse, pour exclure dans la définition du violent ce
qui est fait par crainte, on ne dit pas seulement : "le violent est ce
dont le principe est à l'extérieur", mais on ajoute : "le patient ne
prêtant en rien son concours", car la volonté de celui qui craint
contribue en quelque façon à l'acte accompli par crainte.
2. Ce qui est qualifié de manière absolue, comme le chaud et
le blanc, demeure tel quoi qu'on y ajoute ; mais ce qui est qualifié de façon
relative varie selon qu'on le rapporte à diverses choses ; ainsi ce qui est
grand par rapport à une chose est petit comparé à une autre. Or, une chose est
dite volontaire non seulement pour elle-même, de façon absolue, mais encore
pour autre chose, de façon relative. Rien n'empêche donc que ce qui n'était pas
volontaire par rapport à une chose le devienne si on le compare à une autre.
3. Ce qui se fait par crainte est volontaire sans condition,
c'est-à-dire si l'on agit effectivement ; mais c'est involontaire sous
condition, c'est-à-dire si une telle crainte n'était pas été menaçante. Pour
cette raison on peut donc conclure le contraire.
Objections :
1. Il semble que oui. Comme la crainte la convoitise est une
certaine passion. Mais la crainte cause de quelque façon l'involontaire. Donc
aussi la convoitise.
2. De même que le timide agit par crainte contre ce qu'il se
proposait, ainsi l'incontinent en raison de la convoitise. Or la crainte cause
d'une certaine façon l'involontaire. Donc également la convoitise.
3. Le volontaire requiert la connaissance ; or celle-ci se
trouve corrompue par la convoitise ; Aristote dit que "le plaisir, ou la convoitise
du plaisir, corrompt le jugement de la prudence". Donc la convoitise cause
de l'involontaire.
Cependant :
Saint Jean
Damascène nous dit : "Ce qui est involontaire est digne d'indulgence ou de
miséricorde, et s'accomplit avec tristesse." Mais rien de cela ne convient
à l'acte accompli par la convoitise. Cette passion ne cause donc pas
l'involontaire.
Conclusion :
Bien loin de
causer de l'involontaire, la convoitise contribue plutôt à rendre l'acte
volontaire. On qualifie en effet une chose de volontaire du fait que la volonté
s'y porte. Or, sous l'influence de la convoitise, la volonté est inclinée à
vouloir ce qu'elle convoite. C'est pourquoi la convoitise rend l'acte
volontaire, bien plutôt qu'involontaire.
Solutions :
1. La crainte a pour objet le mal, tandis que la convoitise
regarde le bien. Or le mal, considéré en soi, s'oppose à la volonté, alors que
le bien s'y accorde. Il s'ensuit que la crainte est plus apte à causer
l'involontaire que la convoitise.
2. Chez celui qui agit par crainte demeure la répugnance de la
volonté à ce qu'il fait selon qu'il le considère en soi. Au contraire, chez
celui qui agit par convoitise, tel l'incontinent, la volonté antérieure, par
laquelle il répudiait ce qu'il convoite, ne demeure pas, mais elle se trouve
changée pour vouloir maintenant ce que d'abord elle répudiait. Ainsi ce qui est
fait par crainte est involontaire de quelque façon, mais ce qui est fait par
convoitise ne l'est aucunement. Car l'incontinent pris de convoitise agit
contre ce qu'il se proposait antérieurement, mais non pas contre ce qu'il veut
maintenant ; tandis que le craintif, lui, agit en s'opposant à cela même qu'il
veut maintenant de façon absolue.
3. Si la convoitise venait à abolir totalement la
connaissance, comme cela se produit chez ceux qu'elle rend fous, le volontaire
se trouverait supprimé. En ce cas, d'ailleurs, il n'y aurait pas non plus à
proprement parler d'involontaire, parce que chez ceux qui n'ont pas l'usage de
la raison, il n'y a ni volontaire ni involontaire. Mais parfois chez ceux qui
agissent par convoitise, la connaissance n'est pas totalement abolie, parce que
la puissance de connaître n'est pas supprimée, mais seulement l'attention
actuelle à telle action particulière. De tels actes cependant sont volontaires,
pour autant que l'on dénomme ainsi ce qui est au pouvoir de la volonté, comme
"ne pas agir" et "ne pas vouloir", et semblablement
"ne pas considérer". Car la volonté peut résister à la passion, comme
on le dira plus loin.
Objections :
1. Non, semble-t-il. "Ce qui est involontaire, remarque saint
Jean Damascène, mérite le pardon." Or il arrive qu'une action faite par
ignorance ne le mérite pas. Comme dit saint Paul (1 Co 14, 38) : "Si
quelqu'un ignore, il sera ignoré." Ainsi donc l'ignorance ne cause pas
l'involontaire.
2. En tout péché il y a de l'ignorance, selon les Proverbes
(14, 22) : "Ceux qui font le mal se trompent." Donc, si l'ignorance
causait l'involontaire, il s'ensuivrait que tout péché serait involontaire.
Mais ce serait contraire à la parole de saint Augustin disant : "Tout
péché est volontaire."
3. Nous avons déjà noté avec saint Jean Damascène que "ce
qui est involontaire s'accompagne de tristesse". Mais certaines actions se
font dans l'ignorance et sans tristesse, par exemple si l'on tue un ennemi
qu'on cherchait bien à tuer, mais en croyant tuer un cerf. L'ignorance ne cause
donc pas l'involontaire.
Cependant :
Saint Jean
Damascène et Aristote disent tous deux "qu'il y a de l'involontaire par
ignorance".
Conclusion :
L'ignorance,
avons-nous dit, peut causer de l'involontaire pour cette raison qu'elle prive
de la connaissance requise pour le volontaire. Toutefois, cette privation n'est
pas le résultat d'une ignorance quelconque. Car l'ignorance peut se rapporter à
l'acte de connaissance de trois manières, selon qu'elle lui est concomitante,
conséquence ou antécédente.
1° Concomitante,
l'ignorance porte sur ce qui se fait, mais de telle sorte que, si l'on savait,
on ne l'en ferait pas moins. Dans ce cas l'ignorance n'incline pas à vouloir
que la chose s'accomplisse, mais c'est par accident qu'on l'accomplit et on
l'ignore à la fois, comme dans l'exemple cité de celui qui a l'intention de
tuer un ennemi et le tue sans le savoir, en croyant tuer un cerf. Une telle
ignorance n'est pas cause d'involontaire d'après Aristote puisqu'elle ne
produit rien qui contrarie la volonté ; mais elle est cause de "non
volontaire", car on ne peut vouloir en acte ce que l'on ignore.
2° L'ignorance est
conséquente par rapport à la volonté en tant qu'elle est volontaire. Or cela
peut se faire de deux façons selon les deux modes de volontaire que nous avons
distingué. - Ou bien l'acte de volonté se porte sur l'ignorance elle-même, par
exemple lorsque quelqu'un veut ignorer pour avoir une excuse à son péché ou
pour n'en être pas détourné, selon cette parole du livre de Job (21, 14) :
"Nous ne voulons pas connaître tes voies." C'est ce qu'on appelle
l'ignorance affectée. - D'une autre façon, on appelle ignorance volontaire
celle de quelqu'un qui peut et doit savoir ; c'est ainsi, nous l'avons dit plus
haut, que "ne pas agir" et "ne pas vouloir" sont appelés du
volontaire. Cette ignorance-là peut se produire, soit qu'on ne considère pas en
acte ce qu'on peut et doit considérer, et c'est une ignorance de mauvais choix,
qui a sa source dans la passion ou l'habitude ; soit qu'on ne se soucie pas
d'acquérir la connaissance qu'on peut et doit avoir ; c'est de cette manière
que l'ignorance des propositions universelles du droit, que l'on est tenu de
connaître, est appelée volontaire comme provenant de la négligence. Etant
volontaire de l'une ou de l'autre de ces façons, l'ignorance ne peut être cause
d'involontaire absolu ; elle cause alors cependant de l'involontaire relatif,
en tant qu'elle précède un mouvement de la volonté orienté vers l'action,
mouvement qui ne se serait pas produit s'il y avait eu connaissance.
3° Est antécédente
enfin par rapport à la volonté, l'ignorance qui, tout en n'étant pas
volontaire, porte cependant à vouloir ce qu'on ne voudrait pas autrement. Ainsi
lorsqu'un homme ignore telle circonstance d'un acte qu'il n'était pas tenu de
connaître et, à cause de cela, fait ce qu'il n'eût pas accompli s'il l'avait
sue. C'est le cas de celui qui, malgré les précautions prises, ignore que
quelqu'un marche sur la route et lance une flèche qui le tue. Cette
ignorance-là est cause pure et simple d'involontaire.
Solutions :
La réponse aux
objections ressort clairement de ce qui vient d'être dit.
1. La première procédait de l'ignorance des choses que l'on
est tenu de savoir.
2. La deuxième de l'ignorance du choix qui, on l'a dit, est
d'une certaine manière volontaire.
3. La troisième enfin, de l'ignorance concomitante à la
volonté.
1. Qu'entend-on par circonstances ? - 2. Le théologien doit-il prêter
attention aux circonstances des actes humains ? - 3. Combien y en a-t-il ? - 4.
Quelles sont les plus fondamentales ?
Objections :
1. Il semble que la circonstance n'est pas un accident de
l'acte humain, car, pour Cicéron, une circonstance est "ce que l'art
oratoire ajoute à l'autorité et à la solidité d'une argumentation". Mais
l'art oratoire fortifie l'argumentation en s'appuyant sur ce qui se rapporte à
la substance même de la chose, comme la définition, le genre, l'espèce, etc.
C'est à partir de cela que l'orateur, doit argumenter, dans l'enseignement de
Cicéron. Une circonstance n'est donc pas un accident de l'acte humain.
2. Le propre de l'accident est d'inhérer. Ce qui entoure une
chose n'y est pas inhérent mais plutôt extérieur. Les circonstances ne sont
donc pas des accidents des actes humains.
3. Un accident n'a pas d'accidents. Or les actes humains
eux-mêmes sont des accidents. Donc les circonstances ne sont pas les accidents
des actes.
.En sens
contraire, les conditions particulières d'une chose singulière sont
appelées des accidents individuant cette chose ; or Aristote nomme les
circonstances des particularités, c'est-à-dire des conditions particulières des
actes singuliers. Donc, les circonstances sont des accidents individuels des
actes humains.
Conclusion :
Puisque les noms
sont, d'après Aristote, "les signes de nos pensées", il est
nécessaire que l'ordre des dénominations se conforme à celui de la connaissance
intellectuelle. Or celle-ci va du plus connu au moins connu. Voilà pourquoi,
chez nous, les noms sont aussi transférés du plus connu au moins connu. C'est
ainsi, dit Aristote, que le mot de distance qui concerne d'abord une situation
locale, est employé pour désigner n'importe quel contraire. Pareillement, nous
employons des mots relatifs au mouvement local pour désigner d'autres
mouvements, car ce que nous connaissons le mieux, ce sont les corps, que le
lieu circonscrit. De là vient que le mot de circonstance est passé d'objets
situés dans le lieu, aux actes humains.
Or, en matière de
lieu, on dit qu'une chose en circonscrit une autre (circumstare) quand,
tout en étant une réalité extérieure à elle, elle la touche ou l'approche
localement. De même appelle-t-on circonstances (circumstantiae) des
conditions qui, tout en étant en dehors de la substance de l'acte humain, le
touchent cependant en quelque façon. Et parce qu'on appelle accident tout ce
qui se trouve en dehors de la substance d'une chose, tout en se rapportant à
elle, il faut dire pareillement que les circonstances des actes humains sont
pour ces actes des accidents.
Solutions :
1. L'art oratoire donne solidité à une argumentation
principalement lorsqu'il se fonde sur la substance de l'acte, mais aussi de
façon secondaire en se référant aux circonstances. Ainsi quelqu'un est-il
passible d'accusation parce qu'il a commis un homicide, mais secondairement
parce qu'il l'a fait avec ruse ou par cupidité, ou en temps et lieu sacrés, ou
dans d'autres circonstances de ce genre. Aussi Cicéron déclare-t-il
expressément qu'en s'appuyant sur les circonstances, l'art oratoire
"ajoute" de la solidité à l'argumentation, à titre secondaire.
2. Une chose peut être dite l'accident d'une autre de deux
façons. Soit qu'elle lui inhère ; ainsi la blancheur est-elle un accident de
Socrate. Soit qu'elle se rencontre simultanément avec cette chose dans un même
sujet ; en ce sens on dit que la blancheur se rapporte accidentellement à la
qualité de musicien, du fait que ces deux choses se rencontrent, et en quelque
manière se touchent, dans un même sujet. C'est à ce dernier titre que les
circonstances sont appelées un accident des actes.
3. On vient de le dire, un accident devient celui d'un autre
accident à cause de leur rencontre dans le sujet. Mais cela arrive de deux
manières. Soit que deux accidents se rapportent à un même sujet sans qu'il y
ait d'ordre entre eux, telle la blancheur et la qualité de musicien chez
Socrate ; soit qu'ils s'y rapportent de façon ordonnée, ainsi lorsque le sujet
reçoit un accident par l'intermédiaire de l'autre, comme le corps par exemple
reçoit la couleur par l'intermédiaire de la surface. C'est de cette façon qu'un
accident est dit inhérer à un autre ; nous disons en effet que la couleur est
sur la surface. Or des circonstances peuvent se rapporter à des actes de ces
deux manières : certaines d'entre elles déterminent l'agent sans que l'acte
intervienne, comme le lieu ou la condition de la personne, tandis que d'autres
le font par l'intermédiaire de l'acte, comme la manière d'agir.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Car le théologien considère les actes
humains seulement en tant qu'ils sont qualifiés, c'est-à-dire bons ou mauvais.
Or les circonstances ne semblent pas pouvoir faire que des actes humains soient
tels, car rien ne peut être formellement qualifié par ce qui est en dehors de
soi, mais seulement par ce qui est au-dedans. Les circonstances des actes, en
conséquence n'ont pas à être considérées par le théologien.
2. Les circonstances sont les accidents des actes. Mais les
accidents, en un seul sujet, peuvent être en nombre infini. C'est pourquoi,
remarque Aristote "aucun art ou science ne prend comme objet l'être par
accident, à l'exception de la sophistique". Le théologien n'a donc pas à
tenir compte des circonstances des actes.
3. L'examen des circonstances revient au rhéteur. Or la
rhétorique n'est pas une partie de la théologie. Le théologien n'a donc pas à
s'occuper des circonstances.
Cependant :
Pour saint Jean
Damascène et saint Grégoire de Nysse, l'ignorance des circonstances cause de
l'involontaire. Mais l'involontaire excuse la faute, dont l'étude appartient au
théologien. Donc la considération des circonstances est de son ressort.
Conclusion :
Les circonstances
doivent être prises en considération par le théologien pour trois raisons.
1° Il considère
les actes humains en tant qu'ils ordonnent l'homme à la béatitude. Mais tout ce
qui est ordonné à une fin doit lui être proportionné. Or les actes humains sont
proportionnés à leur fin selon une certaine mesure qui précisément résulte de
justes circonstances. L'étude des circonstances regarde donc bien le
théologien.
2° Le théologien
considère les actes humains en tant qu'on y trouve du bien et du mal, du meilleur
et du pire ; or nous verrons que cette diversité tient aux circonstances.
3° Le théologien
considère les actes humains en tant qu'ils sont méritoires ou déméritoires,
propriétés qui conviennent à ces actes et qui supposent qu'ils sont volontaires.
Mais, comme on l'a dit, un acte humain est jugé volontaire ou involontaire du
fait de la connaissance ou de l'ignorance des circonstances. Pour toutes ces
raisons, la considération des circonstances incombe au théologien.
Solutions :
1. Le bien qui est ordonné à une fin est appelé utile, ce qui
implique une certaine relation ; c'est pourquoi Aristote affirme que "dans
le genre relation, le bien est l'utile". Mais dans les choses qui sont
dites de façon relative, il n'y a pas seulement dénomination par ce qui est
intrinsèque, mais aussi par ce qui s'ajoute du dehors, comme il apparaît pour
la droite et la gauche, l'égal et l'inégal, etc. C'est pourquoi, si les actes
sont bons en tant qu'ils sont utiles à une fin, rien n'empêche de les déclarer
bons ou mauvais d'après leurs rapports à certaines choses qui s'ajoutent à eux
du dehors.
2. Les accidents totalement accidentels sont, en raison de
leur incertitude et de leur infinité, laissés de côté par les arts. Mais les
circonstances ne sont pas des accidents de ce genre, car, si elles sont
extérieures à l'acte, elles le touchent cependant, étant ordonnées à lui. Les
accidents propres, en revanche, sont du domaine de l'art.
3. L'examen des circonstances revient aussi bien au moraliste,
au politique et au rhéteur. Au moraliste, pour autant qu'en raison des
circonstances on atteint ou non le juste milieu de la vertu dans les actes
humains et les passions. Au politique et au rhéteur selon que par les
circonstances les actes deviennent louables ou blâmables, excusables ou
condamnables, mais de façon diverse, car là où le rhéteur persuade, le
politique tranche. Enfin au théologien à qui tous les autres arts sont
subordonnés, cet examen revient à tous ces titres. Car il rejoint le moraliste
pour considérer les actes comme vertueux ou vicieux ; et il considère les actes
selon qu'ils méritent châtiment ou récompense, en accord avec le rhéteur et le
politique.
Objections :
1. Il semble que leur énumération au livre III de l'Éthique
d'Aristote soit inadaptée. En effet, on appelle circonstance d'un acte ce qui
lui est extérieur. Tels sont le temps et le lieu. Il n'y a donc que ces deux
circonstances-là.
2. En raison des circonstances on juge qu'une chose se fait
bien ou mal ; mais cela tient au mode d'agir ; toutes les circonstances se
ramènent en conséquence à une seule qui est le mode d'agir.
3. Les circonstances ne font pas partie de la substance d'un
acte ; or les causes d'un acte paraissent bien se rapporter à la substance. Il
faut donc exclure de l'énumération des circonstances "qui",
"pourquoi", "au sujet de quoi", car "qui"
ressortit à la cause efficiente ; "pourquoi" à la cause finale,
"autour de quoi" à la cause matérielle.
Cependant :
Il y a l'autorité
d'Aristote à cet endroit.
Conclusion :
Cicéron énumère
sept circonstances qu'il énonce dans un vers latin : "Qui, quoi, où, par
quels moyens, pourquoi, comment, quand." Dans un acte, en effet, il faut
considérer qui l'a fait, par quels moyens ou instruments il l'a fait, ce qu'il
a fait, où, pourquoi, comment, quand il l'a fait. Mais Aristote en ajoute une
autre : "au sujet de quoi", que Cicéron avait comprise dans le
"quoi".
Voici comment on
peut justifier cette énumération. On donne le nom de circonstance à ce qui,
existant en dehors de la substance d'un acte, l'atteint cependant en quelque
manière. Or ceci peut avoir lieu de trois façons : ou c'est l'acte lui-même qui
est atteint, ou c'est sa cause, ou c'est son effet. Si c'est l'acte, la
circonstance peut être mesurante, comme le "temps" et le
"lieu", ou qualifiante comme la "manière d'agir". Si c'est
l'effet, on considère "quoi", ce que quelqu'un a fait. Si c'est la
cause de l'acte, on a du côté de la cause finale "pourquoi", du côté
de la cause matérielle ou de l'objet "au sujet de quoi", du côté
enfin de la cause agente "qui" pour la cause principale, et "par
quels moyens" pour la cause instrumentale.
Solutions :
1. Temps et lieu enveloppent l'acte par mode de mesure ; les
autres circonstances l'enveloppent en l'affectant de quelque autre manière,
tout en demeurant en dehors de sa substance.
2. La modalité de bien et de mal n'est pas une circonstance,
mais découle de toutes les circonstances. Au contraire le mode, qui est relatif
à la qualité de l'acte, est une circonstance particulière ; ainsi le fait de
marcher vite ou lentement, de frapper fort ou doucement, etc.
3. Ce qu'on appelle circonstance n'est pas la condition de la
cause dont dépend la substance même de l'acte, mais quelque autre condition
surajoutée. Ainsi, en ce qui concerne l'objet, le fait qu'il s'agit d'un bien
d'autrui n'est pas une circonstance du vol, cela appartient à son essence même
; mais c'en est une que ce bien soit grand ou petit. Il en va pareillement des
circonstances relatives aux autres causes. Ce n'est pas la fin spécifiant
l'acte qui est circonstance, mais une fin surajoutée ; si, par exemple, celui
qui est fort agit fortement en raison du bien propre de la force, ce n'est pas
une circonstance, mais c'en est une s'il agit fortement pour la libération de
la cité ou du peuple chrétien, ou pour un autre motif de ce genre. De même pour
le "quoi" : verser de l'eau sur quelqu'un pour le laver, ce n'est pas
une circonstance de l'ablution ; mais qu'en le lavant on le refroidisse ou on
le réchauffe, on le guérisse ou on lui nuise, voilà des circonstances.
Objections :
1. Il ne semble pas que les circonstances fondamentales soient
"pourquoi" et "en quoi consiste l'opération", comme
l'affirme Aristote. En effet, le temps et le lieu paraissent bien constituer
"ce en quoi" l'opération s'effectue. Or, du fait qu'elles sont les
plus extérieures à l'acte, ces circonstances ne semblent pas être
fondamentales. Donc "ce en quoi" ne constitue pas les circonstances
les plus fondamentales.
2. La fin est extrinsèque à la chose. Elle ne semble donc pas
être la plus fondamentale des circonstances.
3. Ce qui est le plus fondamental dans une chose, c'est sa
cause et sa forme. Or la cause de l'acte humain est la personne qui
l'accomplit, et sa forme est son mode. Ces deux circonstances paraissent être
les plus fondamentales.
Cependant :
Saint Grégoire de
Nysse affirme que les circonstances les plus fondamentales sont "ce
pourquoi l'on agit" et "ce qui est fait".
Conclusion :
Les actes sont
appelés proprement humains, nous l'avons dit, dans la mesure où ils sont
volontaires. Or la volonté a la fin pour motif et pour objet. C'est pourquoi la
circonstance la plus fondamentale est celle qui atteint l'acte du point de vue
de sa fin, c'est-à-dire "ce pourquoi" ; vient ensuite celle qui
atteint la substance même de l'acte à savoir "ce qu'il a fait". Quant
aux autres circonstances, leur importance se mesure à la proximité plus ou
moins grande qu'elles ont avec ces deux-là.
Solutions :
1. "Ce en quoi" l'opération s'effectue ne signifie
pas ici pour Aristote le temps et le lieu, mais ce qui s'ajoute à l'acte lui-même.
C'est pourquoi, expliquant en quelque sorte le dire du Philosophe, saint Grégoire
de Nysse met "ce qui est fait" au lieu de "ce en quoi
l'opération s'effectue".
2. La fin, bien qu'elle n'appartienne pas à la substance de
l'acte, en est toutefois la cause la plus fondamentale, du fait qu'elle pousse
l'agent à agir ; d'où vient que l'acte moral est spécifié surtout par sa fin.
3. La personne qui agit est cause de l'acte pour autant
qu'elle est mue par la fin, et c'est sous ce rapport qu'elle est fondamentalement
ordonnée à l'acte ; quant aux autres conditions de la personne, elles ne sont
pas ordonnées à l'acte de façon aussi fondamentale. Le mode dont il est
question ici ne se confond pas avec la forme substantielle de l'acte (celle-ci
en effet résulte dans l'acte de l'objet et du terme ou de la fin), il n'en est
qu'une sorte de qualité accidentelle.
Considérons
maintenant les actes volontaires en particulier. Premièrement, ceux qui
procèdent immédiatement de la volonté parce qu'ils sont émis par elle (actes
élicites (Question 8-16)) ; deuxièmement, les actes commandés (impérés) par la
volonté (Question 17).
Mais la volonté
se porte et vers la fin et vers les moyens. Ainsi étudierons-nous d'abord les
actes par lesquels la volonté se meut vers la fin (Question 17) ; et ensuite
ceux par lesquels elle se meut vers les moyens.
Les actes
relatifs à la fin semblent être trois : le vouloir (Question 8), la jouissance
(Question 11), l'intention (Question 12) ; nous les étudierons dans cet ordre.
Le premier de
ces actes, à son tour, donne lieu à trois considérations qui concernent : 1.
l'objet de la volonté (Question 8) ; 2. Ce qui la meut (Question 9) ; 3. Le
mode de cette motion (Question 10).
1. La volonté n'a-t-elle pour objet que le bien ? - 2. La
volonté porte-t-elle seulement sur la fin, ou aussi sur les moyens ? - 3. Si la
volonté se porte d'une certaine manière sur les moyens, est-ce d'un seul
mouvement qu'elle se porte vers la fin et vers les moyens ?
Objections :
1. Il semble que non. Car les opposés relèvent de la même
puissance ; ainsi le blanc et le noir relèvent tous deux de la vue. Or le bien
et le mal sont des opposés. La volonté n'a donc pas seulement pour objet le
bien, mais aussi le mal.
2. C'est le propre des puissances rationnelles, selon
Aristote, d'être relatives aux opposés. Or la volonté du fait qu'elle est
"dans la raison" est une puissance rationnelle. Donc elle est
relative aux opposés : non seulement à vouloir le bien, mais aussi le mal.
3. Le bien et l'être sont convertibles. Or notre vouloir peut
porter non seulement sur des êtres, mais aussi sur des non-êtres. Nous voulons
parfois en effet ne pas marcher et ne pas parler ; nous voulons encore de temps
en temps des choses futures, qui ne sont pas des êtres en acte. La volonté n'a
donc pas seulement pour objet le bien.
Cependant :
Denys affirme que
"le mal est en dehors du vouloir" et que "toutes choses désirent
le bien".
Conclusion :
La volonté est un
appétit rationnel. Or il n'y a d'appétit que du bien, car un appétit n'est rien
d'autre que l'inclination d'un être vers quelque chose. Or, rien n'est incliné
sinon vers ce qui lui ressemble ou lui convient. Donc, puisque toute chose est
un certain bien en tant qu'elle est être et substance, il est nécessaire que
toute inclination tende vers le bien. D'où la parole du Philosophe :
"Le bien est ce que tous les êtres désirent."
Il est à remarquer
toutefois, puisque toute inclination fait suite à une forme, que l'appétit
naturel fait suite à une forme existant réellement, tandis que l'appétit
sensitif ou l'appétit rationnel, qu'on appelle volonté, est consécutif à une
forme appréhendée. Donc, alors que le bien vers lequel tend l'appétit naturel
est un bien réel, celui vers lequel tend l'appétit sensitif ou volontaire est
un bien appréhendé. Ainsi, il n'est pas requis qu'il s'agisse d'un bien réel
pour que la volonté se porte vers une chose, mais seulement que cette chose
soit appréhendée comme étant un bien. Voilà pourquoi Aristote nous dit que
"la fin est un bien, ou un bien apparent".
Solutions :
1. Il est vrai de dire que les opposés relèvent de la même
puissance, mais celle-ci ne se rapporte pas de la même manière aux deux. Ainsi
la volonté est-elle relative et au bien et au mal, mais au bien en le désirant,
et au mal en le fuyant. C'est pourquoi l'appétit actuel du bien est appelé
volonté, au sens où ce mot désigne l'acte même de la volonté, et c'est ainsi
que nous parlons maintenant de volonté. Au contraire, pour la fuite du mal il
faut dire plutôt "nolonté" en sorte que la "nolonté" ait
pour objet le mal, comme la volonté a pour objet le bien.
2. Une puissance rationnelle ne se porte pas vers n'importe
quels opposés, mais seulement vers ceux qui sont contenus dans l'objet qui lui
convient ; car aucune puissance ne poursuit autre chose que l'objet qui lui est
approprié. Or l'objet de la volonté est le bien. La volonté ne pourra donc se
porter que vers des opposés inclus dans le bien, comme se mouvoir et se
reposer, parler ou se taire, etc. Car la volonté se porte vers l'un et l'autre
sous la raison de bien.
3. Ce qui n'est pas un être dans la réalité est saisi comme un
être dans la raison, d'où vient que les négations et les privations sont
appelées des êtres de raison. C'est encore de cette façon que les choses
futures sont des êtres en tant qu'elles sont appréhendées. Mais en tant
qu'elles sont de tels êtres, elles sont appréhendées sous la raison de bien, et
ainsi la volonté tend vers elles. C'est pourquoi Aristote a pu dire
qu'"être exempt de mal a raison de bien".
Objections :
1. Il semble que la volonté n'ait pas les moyens pour objet,
mais seulement la fin. Aristote dit en effet que "le vouloir porte sur la
fin, tandis que le choix concerne les moyens".
2. Nous lisons également dans son Éthique : "A des
réalités de genre différent correspondent des puissances de l'âme
différentes." Or, fin et moyen n'appartiennent pas au même genre de bien,
car la fin, qui est de l'ordre du bien honnête ou délectable, est dans le genre
qualité, action ou passion ; tandis que le bien "utile, qui est celui des
moyens, appartient à la catégorie relation". Donc, si la volonté a la fin
pour objet, elle n'aura pas pour objet les moyens.
3. Les habitus sont proportionnés aux puissances, puisqu'ils
les perfectionnent. Or nous constatons que, dans les arts techniques, les
habitus qui se rapportent à la fin et ceux qui concernent les moyens ne sont
pas les mêmes. C'est ainsi que par exemple l'utilisation d'un navire,
c'est-à-dire sa fin, relève du pilotage, tandis que sa construction qui est de
l'ordre des moyens, est affaire de construction navale. Par conséquent la
volonté, qui a pour objet la fin, n'aura pas pour objet les moyens.
Cependant :
Dans les choses
naturelles c'est en vertu de la même puissance qu'un être passe par des
intermédiaires pour aboutir à un terme. Or les moyens sont comme les
intermédiaires par lesquels on parvient à la fin comme à un terme. Donc si la
volonté a la fin pour objet, elle aura aussi pour objet les moyens.
Conclusion :
On appelle volonté
tantôt la puissance même par laquelle nous voulons, et tantôt l'acte de
volonté. S'il s'agit de la puissance, la volonté s'étend à la fin et aux
moyens, car une puissance s'étend à tous les êtres où se rencontre de quelque
manière la raison de son objet ; c'est ainsi que la vue concerne à la fois tout
ce qui participe de la couleur. Or la raison de bien, qui est l'objet de la
puissance volontaire, ne se trouve pas seulement dans la fin, mais aussi dans
les moyens.
Si au contraire
nous parlons de la volonté selon qu'elle nomme proprement l'acte, alors la
volonté, à strictement parler, ne concerne que la fin. Tout acte en effet qui
reçoit son nom de la puissance qui le produit signifie l'acte simple de cette
puissance ; ainsi intelligere désigne
l'acte simple de l'intelligence (intellectus), et un tel acte se rapporte à ce
qui est proprement l'objet de la puissance. Or ce qui est bon et voulu pour
soi-même est la fin. Et l'objet propre de la volonté est la fin. Les moyens, au
contraire, ne sont pas voulus pour eux-mêmes mais pour leur relation à la fin.
De ce fait, la volonté ne se porte vers eux qu'en vertu de son élan vers la
fin, et ainsi ce qu'elle veut en eux c'est la fin. De même, on parle au sens
propre d'intelligere par rapport à ce
qui est connu par soi, c'est-à-dire les principes ; une telle dénomination ne
peut s'appliquer à ce qui est connu par les principes que dans la mesure où on
y considère les principes eux-mêmes, car, dit Aristote, "la fin, dans
l'ordre des choses désirables, joue le même rôle que les principes par rapport
aux choses intelligibles".
Solutions :
1. Aristote parle ici de la volonté au sens où ce mot désigne
l'acte simple de la volonté, et non la faculté elle-même.
2. A des êtres de genres différents, mais égaux, sont
ordonnées des puissances différentes ; ainsi le son et la couleur sont des
genres de sensibles différents, auxquels sont ordonnées l'ouïe et la vue. Mais
l'utile et l'honnête ne sont pas à égalité, mais dans le rapport entre absolu
et relatif Or, de telles choses se rapportent toujours à la même puissance ;
c'est ainsi que la vue perçoit et la couleur, et la lumière qui fait voir la
couleur.
3. Ce qui est principe de différenciation pour un habitus ne
l'est pas nécessairement pour la puissance, car les habitus sont des
déterminations des puissances pour certains actes spéciaux. Cependant chacun
des arts techniques s'occupe également de la fin et des moyens. Ainsi l'art du
pilotage considère la fin comme ce qu'il réalise lui-même, et les moyens comme
ce qu'il commande ; à l'inverse la construction navale prend les moyens comme
objet de son activité, et la fin comme le terme auquel elle ordonne ce qu'elle
réalise. En outre, en chaque art, il y a une fin propre et des moyens qui
conviennent proprement à cet art.
Objections :
1. Il semble que ce soit par un même acte. "Là où une
chose existe en vue d'une autre, dit Aristote, il n'y en a qu'une seule."
Or, la volonté ne veut les moyens qu'en vue de la fin. C'est donc par un même
acte que la volonté se porte vers les deux.
2. La fin est la raison de vouloir les moyens, comme la
lumière de voir les couleurs. Or il n'y a qu'un seul acte de vision pour la lumière
et les couleurs. Donc c'est par un même mouvement de volonté que l'on veut la
fin et les moyens.
3. Un mouvement naturel qui tend vers son terme en passant par
des intermédiaires demeure numériquement le même. Or les moyens sont à la fin
comme des intermédiaires par rapport au terme. C'est donc dans un même
mouvement que la volonté se porte vers la fin et vers les moyens.
Cependant :
Les actes se
différencient selon leurs objets ; or la fin et les moyens, que l'on appelle
l'utile, sont des biens d'espèces différentes. Donc la volonté ne peut les
atteindre à la fois par un même acte.
Conclusion :
Puisque la fin est
voulue pour elle-même et que les moyens, considérés comme tels, ne sont voulus
qu'à cause d'elle, il est clair que la volonté peut se porter vers la fin en
tant que telle sans se porter vers les moyens ; mais elle ne peut se porter
vers les moyens en tant que tels sans se porter vers la fin. Ainsi y a-t-il
pour cette faculté deux façons de se porter vers la fin.
1° Absolument,
pour elle-même.
2° Comme raison de
vouloir les moyens. Il est donc manifeste que par un seul et même mouvement la
volonté se porte vers la fin comme raison des moyens, et vers ceux-ci ; mais
c'est par un autre acte qu'elle tend vers la fin de façon absolue. Et parfois
cet acte est premier dans le temps ; ainsi on veut d'abord la guérison, puis,
en se demandant comment elle peut être obtenue, on se décide à faire venir le
médecin pour être guéri. C'est ce qui arrive pour l'intelligence : on saisit
d'abord les principes en eux-mêmes, puis dans un second temps on les appréhende
dans les conclusions, pour autant qu'on approuve celles-ci à cause des
principes.
Solutions :
1. Cette objection est valable selon que la volonté tend vers
la fin en tant qu'elle est la raison de vouloir les moyens.
2. Chaque fois que l'on voit une couleur, on voit par le même
acte la lumière ; cependant on peut voir la lumière sans voir la couleur. De
même, chaque fois que l'on veut les moyens, on veut la fin par le même acte,
l'inverse n'étant pas vrai.
3. Dans l'exécution d'une oeuvre, les moyens se comportent
bien comme des intermédiaires et la fin comme un terme, de sorte qu'il arrive
qu'on mette en oeuvre des moyens sans atteindre la fin, comme dans un mouvement
naturel on peut s'arrêter en chemin sans aller jusqu'au bout. Mais dans l'ordre
du vouloir, c'est l'inverse qui se produit, car c'est par la fin que la volonté
se porte à vouloir les moyens, comme l'intelligence parvient à la conclusion
par les principes, qui sont alors appelés des moyens. Et de même que
l'intelligence peut connaître ces moyens sans aboutir à la conclusion, ainsi la
volonté peut vouloir la fin sans aller jusqu'à vouloir les moyens.
La solution de la
difficulté En sens contraire ressort de ce qui a été dit car l'utile et
l'honnête ne sont pas des espèces distinctes mais à égalité, étant entre eux
dans le rapport de l'absolu et du relatif. C'est pourquoi l'acte de volonté
peut se porter sur l'un des deux sans aller vers l'autre ; l'inverse toutefois
n'est pas vrai.
1. La volonté est-elle mue par l'intelligence ? - 2. Par l'appétit
sensitif ? - 3. Est-ce qu'elle se meut elle-même ? - 4. Est-elle mue par un
principe extérieur ? - 5. Par un corps céleste ? - 6. Par Dieu seul en qualité
de principe extérieur ?
Objections :
1. Il semble que non. Car saint Augustin, sur les paroles du
Psaume (119, 20) : "Mon âme se consume à désirer tes jugements" donne
ce commentaire : "L'intelligence vole en avant, et l'affectivité ne suit
qu'avec retard ou pas du tout ; nous avons la connaissance du bien, et nous
n'aimons pas agir." Or ceci ne serait pas si la volonté était mue par
l'intelligence, car le mouvement du mobile suit la motion du moteur.
L'intelligence ne meut donc pas la volonté.
2. Le rôle de l'intelligence envers la volonté est de lui
montrer ce qui est désirable, comme fait l'imagination pour l'appétit sensitif
Mais l'imagination en exerçant cette fonction ne meut pas l'appétit sensitif ;
il arrive même que nous nous comportions vis-à-vis de ce que nous imaginons
comme en face d'objets peints qui ne nous meuvent pas, comme le remarque
Aristote. Donc l'intelligence non plus ne meut pas la volonté.
3. On ne peut pas être à la fois moteur et mû par rapport au
même être ; or la volonté meut l'intelligence, car nous faisons acte
d'intelligence quand nous le voulons. Donc l'intelligence ne meut pas la
volonté.
Cependant :
Aristote dit :
"Si l'objet du désir saisi par l'intelligence est un moteur non mû, la
volonté, elle, est un moteur mû."
Conclusion :
Un être a besoin
d'être mû par un autre dans la mesure où il est en puissance à plusieurs choses
; car ce qui est en puissance ne peut être réduit à l'acte que par un être en
acte, et mouvoir, c'est cela. Or il y a deux façons pour une faculté de l'âme
d'être ainsi en puissance à plusieurs choses : quant au fait d'agir ou de ne
pas agir, et quant au fait de faire ceci ou cela. Ainsi pour la vue : tantôt
elle voit en acte, et tantôt elle ne voit pas ; tantôt elle voit du blanc, et
tantôt elle voit du noir. La faculté a donc besoin d'un moteur pour deux fins :
pour l'exercice ou l'usage de l'acte, et pour la détermination de celui-ci. Le
premier de ces moteurs est du côté du sujet, qui tantôt est agissant, et tantôt
ne l'est pas ; le second est du côté de l'objet, d'où vient la spécification de
l'acte.
La motion du sujet
lui-même vient d'un agent. Et comme un agent n'exerce son activité que pour une
fin ainsi qu'on l'a montré, le principe de cette motion vient lui-même de la
fin. C'est pourquoi l'art qui s'occupe de la fin meut par son commandement
celui qui ne concerne que les moyens, comme pour Aristote, "l'art de la
navigation commande à celui de la construction navale". - Mais le bien en
général qui a raison de fin, est l'objet de la volonté. Et c'est pourquoi, sous
ce rapport, la volonté meut à leurs actes les autres puissances ; nous les
utilisons en effet lorsque nous le voulons. Car les fins et les perfections de
toutes les autres puissances sont comprises sous l'objet de la volonté, comme
des biens particuliers. Or un art ou une puissance qui a une fin universelle
détermine toujours l'activité d'un art ou d'une puissance ayant une fin
particulière comprise sous cette fin universelle. C'est ainsi qu'un chef d'armée
chargé du bien commun, c'est-à-dire de l'ordre de toute l'armée, meut par son
commandement l'un des tribuns qui n'est chargé que d'un seul bataillon.
Au contraire,
l'objet meut en déterminant l'acte, à la manière du principe formel d'où
l'action, dans les choses naturelles, reçoit sa spécification, comme par
exemple l'action de chauffer est spécifié par la chaleur. Or, au premier rang
de ces principes formels, il faut placer l'être et le vrai universels, objet de
l'intelligence. C'est donc selon ce type de motion que l'intelligence meut la
volonté, c'est-à-dire en lui présentant son objet.
Solutions :
1. On ne peut conclure de ce texte que l'intelligence ne meut
pas la volonté, mais qu'elle ne la meut pas de façon nécessaire.
2. Comme l'image d'un objet ne peut mouvoir l'appétit sensible
que si cet objet est estimé convenable ou nuisible, ainsi la connaissance du
vrai ne peut-elle être motrice que dans la mesure où celui-ci apparaît sous la
raison de bon et de désirable. Ce n'est donc pas l'intellect spéculatif qui
meut, mais l'intellect pratique, remarque Aristote.
3. La volonté meut l'intelligence quant à l'exercice de
l'acte, parce que le vrai lui-même, qui est la perfection de l'intelligence,
est contenu dans le bien universel comme un certain bien particulier. Mais
quant à la détermination de l'acte, laquelle vient de l'objet, c'est
l'intelligence qui meut la volonté. Car le bien lui-même est saisi sous une
certaine raison particulière comprise sous la raison universelle de vrai. Il
est donc clair que ce n'est pas ici le même être qui est moteur et mû sous le
même rapport.
Objections :
1. Il semble que ce soit impossible, car saint Augustin
affirme que "le moteur et l'agent l'emportent en excellence sur le
patient". Or l'appétit sensitif est inférieur à la volonté, qui est un
appétit intellectuel, comme le sens est inférieur à l'intellect. L'appétit
sensitif ne meut donc pas la volonté.
2. Aucune vertu particulière ne peut produire d'effet
universel. Or l'appétit sensitif est une vertu particulière, car il fait suite
à l'appréhension particulière du sens. Il ne peut donc être cause du mouvement
de la volonté qui est universel, comme consécutif à l'appréhension universelle
de l'intellect.
3. Aristote a démontré qu'un moteur n'est pas mû par celui
qu'il meut, en sorte qu'il y ait motion réciproque. Or la volonté meut l'appétit
sensitif en tant que celui-ci obéit à la raison. L'appétit sensitif ne peut
donc mouvoir la volonté.
Cependant :
Selon saint Jacques
(1, 14) "Chacun est tenté par sa propre concupiscence, qui l'attire et le
séduit." Or cela ne serait pas si l'appétit sensitif, siège de la
concupiscence, n'entraînait pas la volonté. Donc l'appétit sensitif meut la
volonté.
Conclusion :
Nous avons établi
que tout ce qui peut être appréhendé comme bon et adéquat meut la volonté à
titre d'objet. Or, qu'une chose soit vue de cette façon peut tenir à deux
causes : à la condition de ce qui est proposé, et à la condition de celui à qui
cette chose est proposée. Ce qui est adéquat en effet implique relation et, à
ce titre, dépend des deux extrêmes. Ainsi le goût, selon qu'il est diversement
disposé, ne perçoit pas de la même manière une chose comme adéquate ou non.
C'est ce qui faisait dire à Aristote que "chacun juge de la fin suivant ce
qu'il est lui-même".
Or il est évident
que les dispositions d'un homme sont modifiées selon la passion subie par son
appétit sensible. Un homme pris par une passion juge ainsi qu'une chose lui
convient, alors qu'il penserait autrement s'il était étranger à cette passion.
Ainsi ce qui semble bon à l'homme en colère ne le semble pas à l'homme tranquille.
C'est de cette façon que, du point de vue de l'objet, l'appétit sensitif meut
la volonté.
Solutions :
1. Rien n'interdit que ce qui de soi et absolument parlant est
supérieur, ne soit à certains égards plus faible. Ainsi, considérée de façon absolue,
la volonté prévaut sur l'appétit sensitif, mais chez l'homme dominé par la
passion, c'est cet appétit qui a le dessus.
2. Les actes et les choix des hommes concernent des choses
individuelles. Étant une puissance particulière, l'appétit sensitif a donc une
efficacité toute spéciale pour influencer les hommes dans leurs jugements sur
de telles choses.
3. La raison, qui englobe la volonté, remarque Aristote, meut
par son commandement l'irascible et le concupiscible, non "de façon
despotique" comme l'esclave est mû par son maître, mais "selon un
pouvoir royal et politique", à la manière dont les hommes libres sont
conduits par leur gouvernant, tout en gardant la faculté d'agir En sens
contraire. De là vient que le concupiscible et l'irascible ont le pouvoir
de mouvoir contrairement à la volonté. Et ainsi rien n'empêche que la volonté
soit parfois mue par eux.
Objections :
1. Il semble que non. Tout moteur en effet, en tant que tel,
est en acte ; au contraire, ce qui est mû est en puissance, car "le
mouvement est l'acte de ce qui existe en puissance en tant que tel". Mais
une même chose ne peut pas être en puissance et en acte sous le même rapport.
Donc rien ne se meut soi-même, et il est impossible que la volonté se meuve
elle-même.
2. Un mobile se meut quand son moteur est présent. Mais la
volonté est toujours présente à elle-même. Donc, si elle se mouvait elle-même,
elle serait toujours mue, ce qui est manifestement faux.
3. Nous avons dit que la volonté est mue par l'intelligence.
Donc, si elle se meut elle-même, il s'ensuit qu'une même chose est mue en même
temps de façon immédiate par deux moteurs, ce qui paraît contradictoire. Donc
la volonté ne se meut pas elle-même.
Cependant :
La volonté est
maîtresse de son acte et il dépend d'elle de vouloir et de ne pas vouloir. Ce
ne serait pas le cas si elle n'avait pas la possibilité de se mouvoir
elle-même. Donc elle se meut elle-même.
Conclusion :
Nous avons établi
qu'il appartient à la volonté de mouvoir les autres puissances en raison de la
fin qui est son objet propre. Mais la fin, a-t-on dit, joue par rapport aux
objets de l'appétit le même rôle qu'un principe vis-à-vis des intelligibles. Or
il est clair que l'intelligence, du fait qu'elle connaît un principe, se réduit
elle-même de la puissance à l'acte pour connaître la conclusion ; et ainsi elle
se meut elle-même. De même la volonté, du fait qu'elle veut la fin, se meut
elle-même à vouloir les moyens.
Solutions :
1. Ce n'est pas sous le même rapport que la volonté meut et
est mue, ni par conséquent qu'elle est en acte et en puissance. Mais en tant
qu'elle veut en acte la fin, elle se réduit de la puissance à l'acte
relativement aux moyens, afin de les vouloir en acte.
2. Comme puissance, la volonté est toujours présente à
elle-même ; mais l'acte par lequel elle veut une fin donnée n'est pas toujours
en elle. Or, c'est par cet acte qu'elle se meut elle-même. On ne peut donc pas
conclure qu'elle se meut toujours elle-même.
3. Ce n'est pas de la même façon que la volonté est mue par
l'intelligence et par elle-même. Par l'intelligence elle est mue en raison de
l'objet ; par elle-même elle est mue quant à l'exercice de l'acte, en raison de
la fin.
Objections :
1. Non, semble-t-il, car le mouvement de la volonté est
volontaire ; or il appartient à ce qui est volontaire comme à ce qui est
naturel de procéder d'un principe intérieur ; le mouvement de la volonté ne
peut donc venir du dehors.
2. Nous avons vu que la volonté ne peut souffrir violence ; or
justement est violent "ce dont le principe est au-dehors". Donc la
volonté ne peut être mue par un principe extérieur.
3. Ce qui est mû suffisamment par un seul moteur n'a pas
besoin d'être mû par un autre. Or la volonté suffit à se mouvoir elle-même.
Elle n'est donc pas mue de l'extérieur.
Cependant :
La volonté, nous
l'avons dit, est mue par son objet ; or celui-ci peut être une réalité
extérieure offerte aux sens ; donc la volonté peut être mue par un principe
extérieur.
Conclusion :
En tant qu'elle
est mue par son objet, la volonté est manifestement mue par un principe
extérieur. Mais, sous le rapport de la motion à l'exercice de l'acte, il est
encore nécessaire d'admettre que la volonté est mue par un principe extérieur.
- En effet, tout ce qui est agent tantôt en acte, tantôt en puissance, a besoin
d'un moteur pour se mouvoir. Or il est évident que la volonté commence à
vouloir quelque chose, puisque auparavant elle ne le voulait pas. Il est donc
nécessaire que quelque chose la pousse à vouloir. A vrai dire, comme nous
venons de le montrer, c'est elle-même qui se meut lorsque, du fait qu'elle veut
une fin, elle se détermine à vouloir les moyens qui y mènent. Mais elle ne peut
le faire que par l'intermédiaire d'une délibération. Par exemple, si quelqu'un
veut guérir, il se met à réfléchir sur la manière dont cela peut se faire, et
il en vient à penser que ce sera par les soins d'un médecin, et c'est cela
qu'il veut. Mais parce qu'il n'a pas toujours voulu guérir, il a fallu qu'il
ait commencé à vouloir guérir, et cela requérait un moteur. Et dans le cas où
la volonté eût été elle-même cause de ce mouvement, ce n'a pu être que par la
médiation d'une délibération, supposant elle-même une volonté antérieure. On ne
peut cependant remonter ainsi à l'infini. Aussi est-il nécessaire de
reconnaître que la volonté s'élance vers son premier mouvement sous l'instinct
d'un moteur extérieur, ce qui est la conclusion d'Aristote.
Solutions :
1. Il appartient à la notion même de volontaire que le
principe en soit intérieur ; mais il ne s'impose pas que ce principe intérieur
soit un premier principe non mû par un autre. Aussi le mouvement volontaire
peut bien avoir son principe prochain à l'intérieur, il a néanmoins son
principe premier au-dehors. Il en est comme du mouvement naturel dont le
premier principe est à l'extérieur : c'est ce qui meut la nature.
2. Il ne suffit pas, pour qu'on puisse parler de violence, que
le principe soit à l'extérieur, mais il faut ajouter cette condition :
"que le patient n'y prête en rien son concours". Cela n'arrive pas à
la volonté lorsqu'elle est mue par un agent extérieur, car c'est bien elle qui
veut, tout en étant mue par un autre. Un pareil mouvement serait violent s'il
était contraire au mouvement de la volonté. Cela ne peut exister dans ce cas,
car alors le même voudrait et ne voudrait pas.
3. La volonté suffit à se mouvoir pour une certaine fin et
dans son ordre, mais elle ne peut se mouvoir elle-même sous tous les rapports,
comme on l'a montré. Elle a donc besoin d'être mue par un autre au titre de
premier moteur.
Objections :
1. Il semble que oui. Car tous les mouvements variés et
multiformes se ramènent au mouvement uniforme comme à leur cause, mouvement qui
est celui du ciel, comme le prouve Aristote. Or les mouvements humains sont
variés et multiformes, puisqu'ils commencent après n'avoir pas existé. Donc ils
se ramènent comme à leur cause au mouvement du ciel qui, lui, est par nature
uniforme.
2. "Les corps inférieurs, dit saint Augustin, sont mus
par les corps supérieurs." Mais les mouvements du corps humain qui
dépendent de la volonté ne pourraient avoir pour cause le mouvement du ciel, si
la volonté elle aussi n'était mue par le ciel. Donc le ciel meut la volonté
humaine.
3. Par l'observation des corps célestes, les astrologues font
des prévisions exactes concernant des actes humains futurs qui dépendent de la
volonté. Or cela ne serait pas si des corps ne pouvaient mouvoir la volonté de
l'homme. Donc la volonté humaine est mue par les corps célestes.
Cependant :
Saint Jean
Damascène affirme que "les corps célestes ne sont pas causes de nos
actes". Or ils le seraient si la volonté, principe des actes humains,
était mue par eux. Donc la volonté n'est pas mue par les corps célestes.
Conclusion :
Du point de vue de
sa motion par un objet extérieur, il est manifeste que la volonté peut être mue
par les corps célestes ; et cela pour autant que les corps extérieurs - qui,
proposés aux sens, meuvent la volonté - et les organes mêmes des puissances
sensitives dépendent des mouvements des corps célestes.
Mais, sur la façon
dont la volonté est mue par un agent extérieur pour l'exercice de l'acte,
certains ont prétendu que les corps célestes agissent directement sur la
volonté humaine. Mais cela est impossible, car "la volonté est dans la
raison", selon Aristote. Or la raison est une puissance de l'âme qui n'est
pas liée à un organe corporel. De ce fait, la volonté est elle-même une
puissance absolument immatérielle et incorporelle. Or il est évident qu'un
corps ne peut agir sur une réalité incorporelle ; c'est plutôt l'inverse qui a
lieu, du fait que les réalités incorporelles et immatérielles ont une vertu
plus formelle et plus universelle que n'importe quelle réalité corporelle. Il
est donc impossible que les corps célestes agissent directement sur
l'intelligence ou la volonté. C'est pourquoi l'opinion de ceux pour qui
"la volonté des hommes est telle que la fait le Père des dieux et des
hommes" (c'est-à-dire Jupiter, qui représente à leurs yeux tout le ciel),
cette opinion est attribuée par Aristote à ceux qui prétendaient que
l'intelligence ne diffère pas des sens. Toutes les facultés sensitives en
effet, puisqu'elles sont les actes d'organes corporels, peuvent recevoir par
accident la motion des corps célestes, lorsque ceux-ci meuvent les organes
corporels dont les facultés sont les actes.
Toutefois,
puisqu'on a dit que l'appétit intellectif est d'une certaine manière mû par
l'appétit sensitif, il y a indirectement une répercussion des mouvements des
corps célestes sur la volonté, dans la mesure où celle-ci peut être mue par les
passions de l'appétit sensible.
Solutions :
1. Les mouvements multiformes de la volonté humaine se
ramènent à une certaine cause uniforme, mais qui est supérieure à
l'intelligence et à la volonté. Or cela ne peut se dire d'un corps, mais
seulement d'une substance immatérielle. Ainsi ne faut-il pas que les mouvements
de la volonté soient ramenés au mouvement du ciel comme à leur cause.
2. Les mouvements du corps humain se ramènent comme à leur
cause aux mouvements du corps céleste de trois façons : en tant que la
disposition même des organes est adaptée aux opérations des corps célestes ; en
tant que l'appétit sensitif est lui aussi mis en mouvement par l'impression de
ces corps ; enfin en tant que les corps extérieurs sont mus selon le mouvement
des corps célestes, à la suite de quoi la volonté se met à vouloir quelque
chose ou à ne pas vouloir : c'est ainsi qu'à la venue du froid on se met à
faire du feu. Mais cette motion de la volonté vient de l'objet présenté
extérieurement, non d'une impulsion intérieure.
3. L'appétit sensitif est l'acte d'un organe corporel, on l'a
dit. Aussi rien n'empêche que, par l'influence des corps célestes, certains
soient enclins à la colère, à la concupiscence ou à quelque autre passion de ce
genre, comme ils le sont en raison de leur complexion naturelle. Or beaucoup
d'hommes obéissent à leurs passions, auxquels les sages seuls résistent. C'est
pourquoi le plus souvent on vérifie ce qui est prédit d'après l'observation des
astres au sujet des actions humaines. Mais, dit Ptolémée, "le sage règne
sur les autres" car, en résistant à ses passions, il neutralise les
influences des corps célestes par sa volonté libre et nullement sujette aux
mouvements du ciel ; il est devenu l'un de ces corps célestes.
Ou bien il faut
reconnaître avec saint Augustin que "lorsque les astrologues disent la
vérité, ils le font en vertu d'une inspiration occulte que l'esprit humain
reçoit sans s'en rendre compte. Puisqu'elle cherche à tromper les hommes, elle
est l'oeuvre des esprits séducteurs".
Objections :
1. Il semble que Dieu ne soit pas le seul à mouvoir la volonté
comme par un principe extérieur. En effet, il est naturel à un inférieur d'être
mû par son supérieur, comme les corps inférieurs le sont par les corps
célestes. Mais la volonté de l'homme a quelqu'un qui, après Dieu, lui est
supérieur, et c'est l'ange. Elle peut donc être mue aussi par celui-ci à titre
de principe extérieur.
2. L'acte de volonté est consécutif à l'acte d'intelligence.
Mais, selon Denys, l'intelligence de l'homme n'est pas seulement actuée par
Dieu, mais aussi par les illuminations de l'ange. Cela vaut donc aussi pour la
volonté.
3. Dieu ne peut être cause que de choses bonnes, car la Genèse
(1, 31) dit : "Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et c'était très
bon." Donc si la volonté de l'homme n'était mue que par Dieu, jamais elle
ne serait portée au mal, alors que, selon l'expression de saint Augustin, elle
est à la fois "ce par quoi l'on pèche et par quoi l'on mène une vie
droite".
Cependant :
L’Apôtre a déclaré
(Ph 2, 13) : "C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire."
Conclusion :
Le mouvement de la
volonté procède de l'intérieur, comme le mouvement naturel. Or, bien qu'un être
puisse mouvoir une réalité naturelle sans être cause de sa nature, cependant,
pour causer un mouvement naturel, il faut qu'il soit en quelque manière cause de
la nature elle-même. En effet, la pierre est mue vers le haut par un homme qui
ne cause pas la nature de la pierre, mais ce mouvement n'est pas naturel à la
pierre, car son mouvement naturel n'est causé que par l'auteur de la nature.
C'est pourquoi Aristote dit que l'engendrant meut localement les corps lourds
et légers. Ainsi l'homme, qui possède une volonté, peut parfois être mû par un
être qui n'est pas sa cause ; mais que son mouvement volontaire ait pour
principe un être extérieur qui ne soit pas la cause de sa volonté, est
impossible.
Or rien ne peut
être cause de la volonté sinon Dieu. Et cela est doublement évident. D'abord
parce que la volonté est une puissance de l'âme raisonnable, laquelle, comme on
l'a dit dans la première Partie, n'est causée par création que par Dieu seul.
En second lieu parce que la volonté est ordonnée au bien universel. Cela fait
que nul autre que Dieu, bien universel, ne peut être cause de la volonté. Tout
autre bien n'est que participé et n'est donc qu'un bien particulier ; or une
cause particulière ne donne pas une inclination universelle. Ainsi, la matière
première, en puissance à toutes les formes, ne peut pas non plus être l'effet
d'aucun agent particulier.
Solutions :
1. L'ange n'est pas supérieur à l'homme en ce sens qu'il
serait cause de sa volonté comme les corps célestes sont causes des formes
naturelles, auxquelles font suite les mouvements des corps naturels.
2. L'intellect humain est mû par l'ange, de la part de l'objet
qui est proposé à sa connaissance, en vertu d'une illumination angélique. Et
c'est de cette façon que la volonté peut être également mue par une créature
extérieure, comme on l'a dit.
3. Dieu meut la volonté de l'homme en qualité de moteur
universel vers l'objet universel de la volonté qui est le bien. Sans cette
motion universelle l'homme ne peut vouloir quelque chose. Mais par sa raison il
se détermine à vouloir ceci ou cela, vrai bien ou bien apparent. Cependant Dieu
meut parfois certains de façon spéciale à vouloir avec détermination quelque
chose de bon ; ainsi ceux qu'il meut par la grâce, comme on le dira plus loin.
1. La volonté est-elle mue vers quelque chose par nature ? - 2.
Est-elle mue de façon nécessaire par son objet ? - 3. Par l'appétit inférieur ?
- 4. Par un moteur extérieur qui est Dieu ?
Objections :
1. Apparemment non. Car l'agent naturel se caractérise par son
opposition à l'agent volontaire, d'après Aristote. Donc la volonté n'est pas
mue par nature vers quelque chose.
2. Ce qui est naturel à une chose lui est toujours inhérent,
ainsi être chaud pour le feu. Mais aucun mouvement n'est toujours inhérent à la
volonté ; donc aucun mouvement ne lui est naturel.
3. La nature est de soi déterminée de façon unique, alors que
la volonté est en puissance aux opposés. Donc la volonté ne veut rien par
nature.
Cependant :
Le mouvement de la
volonté fait suite à un acte d'intelligence ; or l'intelligence connaît
naturellement certaines choses. Donc la volonté aussi en veut certaines par
nature.
Conclusion :
Selon Boèce et
Aristote, le mot nature a plusieurs sens. Tantôt il désigne un principe
intrinsèque dans les êtres susceptibles de mouvement, la nature étant alors
soit la matière, soit la forme matérielle. Tantôt le mot nature signifie toute
substance ou tout genre d'être. De ce point de vue on appellera naturel à une
chose ce qui lui convient selon sa substance, et c'est ce qui par soi inhère à
la chose. Mais, en tout être, ce qui ne lui inhère pas par soi se ramène à son
principe, à ce qui inhère par soi. C'est pourquoi il est nécessaire, lorsqu'on
entend "nature" en ce sens, que le principe de ce qui convient à la
chose soit naturel. C'est évidemment le cas pour l'intelligence, car les
principes de la connaissance intellectuelle sont connus naturellement. Il faut
pareillement que le principe des mouvements volontaires soit quelque chose de
naturellement voulu.
Tel est précisément
le bien en général, vers quoi la volonté tend naturellement comme toute
puissance vers son objet ; et aussi la fin ultime qui joue, à l'égard des
choses désirables, un rôle semblable à celui des premiers principes de la
démonstration dans le domaine des réalités intelligibles ; on peut en dire
autant, sans exception, de tout ce qui convient par nature à celui qui veut. En
effet, nous ne désirons pas seulement par notre volonté ce qui concerne cette
puissance, mais nous désirons aussi ce qui se rapporte à chacune des
puissances, et à l'homme lui-même tout entier. Ainsi, par nature, l'homme ne
veut pas seulement l'objet de la volonté, mais encore tout ce qui convient aux
autres puissances, par exemple la connaissance de la vérité qui est affaire d'intelligence,
être, vivre, etc., qui concerne la cohésion naturelle de notre vie. Tout cela
est compris dans l'objet de la volonté à titre de biens particuliers.
Solutions :
1. L'opposition entre volonté et nature est celle d'une cause
avec une autre. Car certaines opérations sont naturelles, et d'autres
volontaires. Or le mode de causalité propre à la volonté, maîtresse de ses
actes, est autre que celui de la nature, laquelle est déterminée à une seule
opération. Mais parce que la volonté a son fondement dans une nature, il est
nécessaire que le mouvement propre à la nature se trouve participé sous un
certain rapport par la volonté, comme ce qui est d'une cause plus élevée est
participé par une cause d'ordre inférieur. Dans chaque chose en effet l'être
même, qui existe par nature, est antérieur au vouloir qui est effet de la
volonté. Voilà pourquoi la volonté veut quelque chose par nature.
2. Dans les choses naturelles, ce qui est naturel en
conséquence de la forme seule est toujours présent en acte, comme la chaleur
est inhérente au feu. Au contraire, ce qui est naturel en raison de la matière
n'y est pas toujours en acte mais parfois seulement en puissance. Cela tient à
ce que la forme est acte, tandis que la matière est puissance. Or le mouvement
est "l'acte de ce qui existe en puissance". C'est pourquoi ce qui
tient au mouvement ou lui fait suite n'est pas toujours présent ; c'est ainsi
que le feu n'est pas toujours porté vers le haut, mais seulement s'il est en
dehors de son lieu propre. De même, il n'est pas nécessaire que la volonté, qui
passe de la puissance à l'acte lorsqu'elle veut quelque chose, veuille toujours
en acte, mais seulement lorsqu'elle se trouve dans une disposition déterminée.
Mais la volonté de Dieu, acte pur, est toujours en acte de vouloir.
3. A une nature correspond toujours quelque chose d'un, qui
est toutefois proportionné à cette nature. Ainsi, à une nature considérée comme
genre, correspond quelque chose de génériquement un ; à une nature considérée
comme espèce, quelque chose de spécifiquement un ; à une nature individuelle,
quelque chose d'individuellement un.
Donc, puisque la
volonté est comme l'intelligence une faculté immatérielle, il lui correspond
naturellement quelque chose d'un, qui est général : le bien ; comme à l'intelligence
correspond également quelque chose d'un, qui est général : le vrai, ou l'être,
ou l'essence. Mais le bien considéré en général comprend une foule de biens
particuliers, vis-à-vis desquels la volonté n'est pas déterminée.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car l'objet de la volonté est avec elle
dans le rapport du moteur au mobile comme le montre Aristote. Or un moteur,
s'il est suffisant, meut le mobile de façon nécessaire. Donc la volonté peut
être mue de façon nécessaire par son objet.
2. Comme la volonté, l'intelligence est une faculté
immatérielle, et ces deux puissances sont ordonnées à un objet universel, on
l'a vu. Or l'intelligence est mue de façon nécessaire par son objet. Donc la
volonté l'est aussi par le sien.
3. Ce que l'on veut ne peut être que fin ou moyens. Mais la
fin, on la veut nécessairement, à ce qu'il paraît ; parce qu'elle est
comparable aux principes de l'ordre spéculatif, auxquels nous donnons
nécessairement notre assentiment. Et la fin est la raison de vouloir ce qui la
procure ; ainsi il paraît également que nous voulons les moyens de façon
nécessaire. Donc c'est nécessairement que la volonté est mue par son objet.
Cependant :
Les puissances
rationnelles, selon Aristote, sont relatives aux opposés. Or la volonté, qui
est "dans la raison" est une puissance rationnelle. Elle est donc
relative aux opposés. Donc elle ne peut être mue de façon nécessaire vers l'un ou
l'autre d'entre eux.
Conclusion :
La volonté est mue
de deux manières : quant à l'exercice de l'acte, et quant à sa spécification,
qui vient de l'objet. Du côté de l'exercice, la volonté n'est mue de façon
nécessaire par aucun objet : on peut en effet ne penser à aucun objet, et par
conséquent ne pas le vouloir en acte.
Quant au second
mode de mouvement, qui concerne la spécification, la volonté est mue par un
objet de façon nécessaire, et non par un autre. Car dans le mouvement qu'une
puissance reçoit de son objet, il faut considérer par quelle raison l'objet
meut la puissance. C'est ainsi qu'un être visible meut la puissance sous la
raison de couleur visible en acte. Donc, si une couleur se trouve proposée à la
vue, elle la meut nécessairement, à moins qu'on ne détourne le regard, mais
cela concerne l'exercice de l'acte. Au contraire, si l'on proposait à la vue un
objet qui ne serait pas une couleur en acte sous tous les rapports, mais
seulement de façon partielle, un tel objet ne serait pas vu nécessairement ; on
pourrait en effet porter son attention sur l'aspect de l'objet qui n'est pas
coloré en acte, et ainsi on ne le verrait pas.
De même que l'être
coloré en acte est l'objet de la vue, de même le bien est l'objet de la
volonté. Si on lui propose un objet qui soit bon universellement et sous tous
les rapports, elle tendra vers lui nécessairement - si du moins elle veut
quelque chose - car elle ne pourrait vouloir le contraire. Si au contraire on
lui propose un objet qui ne soit pas bon à tous les points de vue, elle ne se
portera pas vers lui nécessairement. Et parce que le défaut d'un bien
quelconque a raison de non-bien, seul le bien parfait et auquel rien ne manque
s'imposera nécessairement à la volonté ; telle est la béatitude. Tous les
autres biens particuliers, parce qu'ils manquent de quelque bien, peuvent être
considérés comme n'étant pas bons, et de ce point de vue ils pourront être
rejetés ou acceptés par la volonté, qui peut se porter vers une même chose en
la considérant sous différents points de vues.
Solutions :
1. Pour une puissance le seul moteur suffisant est l'objet qui
possède en toute sa plénitude la "raison" de moteur. S'il est en
défaut sur un point, il ne mouvra pas nécessairement, comme on vient de le
dire.
2. L'intelligence est mue nécessairement par un objet qui est
vrai toujours et de façon nécessaire, non par celui qui peut être vrai ou faux,
c'est-à-dire qui est contingent, comme on vient de le dire au sujet du bien.
3. La fin ultime meut nécessairement la volonté, car elle est
un bien parfait ; il en va pareillement des biens qui lui sont ordonnés et sans
lesquels elle ne pourrait être atteinte, comme exister, vivre, etc. Quant aux
autres biens dont on peut se passer pour atteindre la fin, celui qui veut la
fin ne les veut pas nécessairement ; de même que celui qui croit aux principes
ne croit pas de façon nécessaire aux conclusions sans lesquelles les principes
peuvent être vrais.
Objections :
1. Il semble que la volonté soit mue de façon nécessaire par
les passions de cet appétit. Car saint Paul dit aux Romains (7, 9) : "je
ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je hais." Il dit cela
à propos de la convoitise qui est une passion. Donc la volonté est mue
nécessairement par les passions.
2. Comme dit Aristote : "La fin apparaît à chacun selon
ce qu'il est lui-même." Mais il n'est pas au pouvoir de la volonté de
rejeter immédiatement une passion, et donc de ne pas vouloir l'objet vers
lequel cette passion l'incline.
3. Une cause universelle ne s'applique à un effet particulier
que par l'intermédiaire d'une cause particulière ; ainsi la raison, puissance
universelle, ne peut-elle mouvoir que par l'intermédiaire de l'estimative
particulière, selon Aristote. Mais ce rapport entre la raison et l'estimative
particulière se retrouve entre la volonté et l'appétit sensible. Donc la
volonté n'est mue à vouloir un bien particulier que par l'intermédiaire de
l'appétit sensitif. Donc, si celui-ci est orienté en un certain sens par une
passion, la volonté ne pourra se mouvoir.
Cependant :
On lit dans la
Genèse (4, 7 Vg) : "Ton appétit sera sous toi et tu le domineras."
Donc la volonté de l'homme n'est pas mue de façon nécessaire par l'appétit
inférieur.
Conclusion :
On l'a dit plus
haut, la passion de l'appétit sensible agit sur la volonté du point de vue où
cette faculté est mue par l'objet, c'est-à-dire en tant que l'homme, plus ou
moins modifié par la passion, juge convenable et bonne une chose qu'il
apprécierait autrement en dehors de la passion. Cette transformation par la
passion peut revêtir deux formes.
Il peut arriver
que la raison soit totalement paralysée, au point qu'on n'en ait plus l'usage,
comme cela se produit chez ceux qui, par suite d'une colère ou de désirs
violents, deviennent furieux ou fous. De telles passions en effet sont toujours
accompagnées de transformations physiques. Et ceux qui sont dans cet état
doivent être assimilés aux animaux sans raison qui suivent fatalement
l'impulsion de leurs passions ; en effet on ne trouve en eux aucune trace de
raison, ni par conséquent de volonté.
D'autres fois la
raison n'est pas totalement absorbée par la passion et conserve une certaine
liberté de jugement. En ce cas il subsiste encore quelque chose du mouvement de
la volonté. Donc, dans la mesure où la raison demeure libre et non soumise à la
passion, ce qui subsiste en ce mouvement n'obéit pas de façon nécessaire à la
passion.
Ainsi, ou bien il
n'y a en l'homme aucun mouvement de la volonté, et la passion seule domine ; ou
bien, s'il y a un mouvement de la volonté, il ne suivra pas la passion de façon
nécessaire.
Solutions :
1. La volonté ne peut empêcher que ne surgissent des mouvements
de sensualité dont l'Apôtre dit (Rm 7, 19) "Le mal que je hais, je le
fais", c'est-à-dire je le désire. Cependant la volonté peut ne pas vouloir
convoiter, ou ne pas consentir à la convoitise. Et ainsi elle ne suit pas de
façon nécessaire l'impulsion de la convoitise.
2. Il y a en nous deux natures, intellectuelle et sensitive.
De ce fait il y aura parfois uniformité dans toute l'âme : soit que la partie
sensitive se trouve parfaitement soumise à la raison comme chez les vertueux ;
soit au contraire que la raison soit totalement absorbée par la passion comme
chez les fous. Mais parfois, même si la raison est obnubilée par la passion, on
conserve encore une certaine liberté d'esprit. Dans cet état on peut, ou bien
repousser totalement la passion ; ou tout au moins se retenir pour ne pas la
suivre. Dans ce cas, l'homme étant diversement disposé dans le diverses parties
de son âme, juge différemment selon la raison et selon la passion.
3. La volonté n'est pas mue seulement par le bien universel
que la raison appréhende, mais encore par le bien que le sens appréhende. C'est
pourquoi elle peut être portée vers un bien particulier sans qu'il y ait de
passion dans l'appétit sensible. Il y a en effet beaucoup de choses que nous
voulons et que nous faisons sans passion et par seul choix, comme on le voit
surtout chez les hommes en qui la raison résiste à la passion.
Objections :
1. Il semble bien que la volonté est mue par Dieu de façon
nécessaire. En effet, tout agent auquel on ne peut résister meut de façon
nécessaire. Or c'est ce qui arrive dans le cas de Dieu, car sa puissance est
infinie, selon cette parole de l'Apôtre (Rm 9, 19) : "Qui résiste à sa
volonté ?" Donc Dieu meut la volonté de façon nécessaire.
2. La volonté est mue nécessairement vers ce qu'elle veut par
nature, on l'a déjà dit. Or, selon saint Augustin : "Pour chaque chose, ce
que Dieu opère en elle lui est naturel." Donc la volonté veut
nécessairement ce vers quoi Dieu la meut.
3. Le possible est ce qui, étant posé, n'entraîne pas
l'impossible. Or, si l'on pose que la volonté ne veut pas ce vers quoi Dieu la
meut, il en résulte cette impossibilité qu'à ce compte, l'opération de Dieu
serait inefficace. Il est donc impossible que la volonté ne veuille pas ce vers
quoi Dieu la meut.
Cependant :
Il est écrit dans
l'Ecclésiastique (15, 14) : "Au commencement Dieu a fait l'homme et il l'a
laissé à son conseil." Donc il ne meut pas nécessairement sa volonté.
Conclusion :
D'après Denys :
"Il n'appartient pas à la Providence divine de détruire la nature des
choses, mais de la conserver." Elle meut donc tous les êtres selon leur
condition, de telle sorte que, sous la motion divine, des causes nécessaires
produisent leurs effets de façon nécessaire, et des causes contingentes
produisent leurs effets de façon contingente. Donc, puisque la volonté est un
principe actif non déterminé de façon unique, mais ouvert indifféremment à
plusieurs effets, Dieu la meut sans la déterminer nécessairement à une seule
chose ; son mouvement demeure ainsi contingent et non nécessaire, sauf à
l'égard des biens vers lesquels elle est mue par nature.
Solutions :
1. La volonté divine ne tend pas seulement à la réalisation
d'un effet par la chose qu'elle meut, mais à ce que le mode de cette
réalisation soit conforme à la nature de cette chose... C'est pourquoi si la
volonté était mue de façon nécessaire, ce qui ne répond pas à sa nature, ce serait
plus contraire à la motion divine que d'être mue de façon libre, comme il
convient à sa nature.
2. Ce qui est naturel à chaque être, c'est ce que Dieu opère
en lui pour que cela lui soit naturel. C'est ainsi que quelque chose convient à
chacun, parce que Dieu veut que cela lui convienne. Mais il ne veut pas que
tout ce qu'il opère dans les êtres soit naturel pour eux, par exemple que les
morts ressuscitent. Ce qu'il veut pour chaque chose comme lui étant naturel,
c'est qu'elle soit soumise à la puissance divine.
3. Si Dieu meut notre volonté vers une chose, il est alors
impossible que notre volonté ne tende pas vers cette chose, mais ce n'est pas
impossible absolument. Il n'en résulte donc pas que notre volonté soit mue par
Dieu de façon nécessaire.
1. Jouir est-il un acte de la puissance appétitive ? - 2. Cet acte
convient-il à la seule créature raisonnable, ou aussi aux bêtes ? - 3. Ne
jouit-on que de la fin ultime ? - 4. N'y a-t-il jouissance que si la fin est
possédée ?
Objections :
1. Il semble bien que non. Le mot "jouir" en effet,
d'après son étymologie (frui) paraît ne signifier rien d'autre que
cueillir un fruit (fructum capere). Mais c'est l'intelligence qui saisit
ce fruit de la vie humaine qu'est la béatitude, laquelle consiste, on l'a
montré, en un acte de cette intelligence. L'acte de jouir relève donc de
l'intelligence et non de l'appétit.
2. Chaque puissance a une fin propre qui est sa perfection ;
comme pour la vue apercevoir ce qui est visible, pour l'ouïe, entendre des
sons, et de même pour les autres puissances. Or la fin d'une chose, c'est son
fruit. L'acte de jouir convient donc à toutes les puissances, et pas seulement
à celle de l'appétit.
3. L'acte de jouir comporte une certaine délectation. Mais la
délectation sensible relève du sens qui se délecte en son objet ; et, pour la
même raison, la délectation intellectuelle relève de l'intelligence. Donc jouir
est le lot de la puissance de connaître et non de l'appétit.
Cependant :
Saint Augustin
affirme : "jouir, c'est adhérer par amour à une chose pour
elle-même." Or l'amour relève de la puissance appétitive. Il doit donc en
être de même pour l'acte de jouir.
Conclusion :
Les mots
"fruition" (jouissance) et fruit semblent se rapporter à une même
chose et dériver l'un de l'autre. Peu nous importe d'ailleurs l'ordre de cette
dérivation, sauf qu'il apparaît plus probable que l'on ait désigné en premier
ce qui est le plus manifeste. Or ce sont les choses les plus proches des sens
qui nous frappent d'abord. Il semble donc que le mot "fruition" vient
des fruits que l'on perçoit par les sens. D'autre part un fruit sensible est ce
que l'on attend de l'arbre en dernier et que l'on cueille avec un certain
plaisir. Aussi semble-t-il que la fruition se rapporte à l'amour ou à la
délectation que l'on éprouve à l'égard du terme dernier de son attente qui est
la fin. Or la fin est, comme le bien, l'objet de la puissance appétitive. Il
est donc évident que jouir est un acte de cette puissance.
Solutions :
1. Rien n'empêche qu'une seule et même réalité, envisagée sous
différents aspects, se rapporte à des puissances différentes. Ainsi la vision
même de Dieu, en tant que vision, est un acte d'intelligence ; mais, du point
de vue où elle constitue un bien et une fin, elle est l'objet de la volonté et,
à ce titre, elle est sa fruition. Ainsi l'intelligence atteint cette fin au
titre de puissance agissante, tandis que la volonté l'atteint comme ce qui meut
vers la fin, et ce qui jouit de la fin une fois obtenue.
2. Nous avons déjà dit que la perfection et la fin des
puissances autres que l'appétit sont contenues sous l'objet de celui-ci comme
ce qui est propre sous ce qui est commun. Par suite la perfection et la fin de
n'importe quelle puissance, en tant qu'elles sont un certain bien, relèvent de
l'appétit. C'est la raison pour laquelle l'appétit applique les autres
puissances à leur fin particulière, et parvient lui-même à la sienne quand
chacune des autres ont atteint leur fin propre.
3. La délectation comporte deux éléments : la perfection de ce
qui convient, laquelle appartient à la puissance de connaître ; et la
complaisance en ce qui est présenté comme convenant au sujet. Ce dernier
élément relève de la puissance appétitive dans laquelle la délectation trouve
son accomplissement.
Objections :
1. Jouir paraît être réservé aux hommes. Car saint Augustin
écrit : "C'est à nous, hommes, qu'il appartient de jouir et d'user."
Les autres animaux ne peuvent donc pas jouir.
2. On jouit de la fin dernière. Or les bêtes ne peuvent atteindre
une telle fin. Il ne leur appartient donc pas de jouir.
3. L'appétit naturel est subordonné à l'appétit sensible,
comme celui-ci l'est à la volonté. Donc si jouir appartient à l'appétit
sensible, il semble qu'il puisse au même titre appartenir à l'appétit naturel.
Or cela est faux, car cet appétit est sans délectation. Donc jouir ne se
rencontre pas dans l'appétit sensible et de ce fait, ne convient pas aux bêtes.
Cependant :
Saint Augustin
remarque "Il n'est pas absurde de penser que les animaux eux-mêmes
jouissent de la nourriture et de tout autre plaisir corporel."
Conclusion :
Il résulte de ce
qui a été établi précédemment que jouir n'est pas l'acte de la puissance qui
atteint la fin en l'exécutant, mais de celle qui commande l'exécution ; on a
dit en effet que c'est l'acte de la puissance appétitive. Or, chez les êtres
dépourvus de connaissance on trouve bien une puissance qui obtient la fin comme
exécutrice, par exemple celle qui fait que les corps pesants tombent et que les
corps légers s'élèvent. Mais on ne trouve pas chez eux la puissance qui
commande ; celle-ci a son siège dans une nature supérieure qui par ses ordres
meut la nature tout entière, de la manière dont l'appétit, dans les êtres doués
de connaissance, applique les autres puissances à leurs actes. Il est donc
manifeste que les êtres dépourvus de connaissance, tout en parvenant à leur
fin, n'en jouissent pas ; c'est un privilège réservé aux êtres qui possèdent la
connaissance.
Mais la
connaissance de la fin est double parfaite et imparfaite. Parfaite, elle
n'implique pas seulement la connaissance de ce qui est fin et bien, mais encore
de la raison universelle de la fin et du bien ; une telle connaissance est le
privilège des êtres doués de raison. La connaissance imparfaite de la fin porte
sur la fin et le bien envisagés de façon particulière, et cette connaissance
est le fait des bêtes. Chez elles les facultés appétitives, en outre, ne
commandent pas librement ; elles sont mues par une impulsion naturelle vers les
objets qu'elles appréhendent. Ainsi donc la jouissance convient à la nature
raisonnable dans toute l'acception du terme, aux animaux de façon imparfaite,
et en aucune manière aux autres créatures.
Solutions :
1. Saint Augustin parle ici de la jouissance parfaite.
2. Il n'est pas nécessaire que la jouissance concerne la fin
ultime considérée en soi, mais ce que chacun tient pour tel.
3. L'appétit sensible fait suite à une connaissance, ce qui
n'est pas le cas pour l'appétit naturel, surtout chez ceux qui sont dépourvus
de connaissance.
Réponse à l'objection en sens contraire :
4. saint Augustin entend parler de la jouissance imparfaite,
comme le montre la façon dont il s'exprime ; il dit en effet : "Il n'est
pas tellement absurde de penser que les animaux jouissent", alors qu'il
serait tout à fait absurde de dire qu'ils utilisent.
Objections :
1. Il semble bien que non. Car l'Apôtre écrivait à Philémon
(20 Vg) : "Frère, donne-moi cette jouissance dans le Seigneur." Or,
il est évident qu'il n'avait pas mis sa fin ultime dans un homme. C'est donc
que la jouissance ne se limite pas à cette fin.
2. Le fruit est ce dont on jouit. Or, dit saint Paul (Ga 5,
22) : "Le fruit de l'Esprit est charité, joie, paix", etc., qui n'ont
pas raison de fin ultime. La jouissance n'est donc pas réservée à la fin
ultime.
3. Les actes de la volonté peuvent réfléchir sur eux-mêmes ;
ainsi je veux vouloir et j'aime aimer. Or jouir est un acte de la volonté ;
cette faculté est en effet, au dire de saint Augustin, "ce par quoi nous
jouissons". Il en résulte que l'on peut jouir de sa jouissance. Mais
celle-ci n'est pas la fin ultime de l'homme, qui est seulement le bien incréé,
c'est-à-dire Dieu. Jouir ne se limite donc pas à la fin ultime.
Cependant :
Saint Augustin
affirme : "On ne jouit pas si ce dont s'empare la volonté est voulu pour
autre chose." Or, la fin ultime seule échappe à cette condition. Il n'y a
donc de jouissance que de la fin ultime.
Conclusion :
La notion de
fruit, nous venons de le dire, implique deux choses : qu'il s'agisse d'un acte
ultime et que l'appétit s'y repose avec une certaine douceur et délectation.
Mais il y a deux façons d'être ultime : absolument, c'est-à-dire sans se rapporter
à autre chose, et de façon relative, n'étant ultime que pour certaines choses.
Donc ce qui est ultime de façon absolue, en quoi on se délecte comme en sa fin
ultime, c'est cela qu'on appelle proprement fruit ; et c'est de cela qu'à
proprement parler on jouit.
Au contraire, ce
qui n'est pas délectable en soi mais est désiré seulement pour autre chose,
comme une potion amère en vue de la santé, ne peut aucunement s'appeler fruit.
Quant aux choses qui comportent en elles-mêmes une certaine délectation et auxquelles
se rapportent certaines autres choses préalables, on pourra bien les dénommer
en quelque façon des fruits mais on ne dira pas qu'on jouit d'elles selon la
pleine signification du mot jouir (frui). C'est pourquoi saint Augustin dit :
"Nous jouissons des objets que nous connaissons, en lesquels la volonté se
repose avec délices." Or elle ne se repose absolument qu'en ce qui est
ultime, car aussi longtemps qu'on attend quelque chose, son mouvement demeure
en suspens, bien qu'elle soit déjà parvenue à un certain point. C'est comme
dans le mouvement local, où le milieu de la distance, bien qu'il soit un
commencement et une fin, ne peut être considéré comme une fin en acte que
lorsque l'on s'y repose.
Solutions :
1. Comme le remarque saint Augustin, "Si Paul avait dit :
"Donne-moi cette jouissance", sans ajouter : "dans le
Seigneur", il aurait paru mettre en Philémon la fin de sa délectation.
Mais du fait qu'il a ajouté "dans le Seigneur" il a signifié qu'il
mettait sa fin en celui-ci." Ainsi a-t-il voulu dire qu'il jouissait de
son frère, non comme d'un terme, mais d'un intermédiaire.
2. On compare différemment le fruit à l'arbre qui le produit,
et à l'homme qui en jouit. Par rapport à l'arbre, il est un effet dont l'arbre
est la cause ; par rapport à l'homme qui en jouit il est un terme ultime
attendu et délectable. Les biens que l'Apôtre énumère ici sont appelés des
fruits parce qu'ils sont des effets de l'Esprit Saint en nous (ce pourquoi on
les appelle fruits de l'Esprit), mais non parce que nous en jouirions au titre
de fin ultime. A moins que l'on dise avec saint Ambroise qu'on les appelle
fruits "parce qu'ils doivent être demandés pour eux-mêmes", non
certes en évitant de les rattacher à la béatitude mais parce qu'ils ont en
eux-mêmes de quoi rendre heureux.
3. La fin, comme on l'a dit, peut désigner deux choses : la
réalité elle-même, et la prise de possession de cette réalité ; cela ne
constitue pas à la vérité deux fins, mais une seule fin, considérée en
elle-même, et appliquée à une autre. Dieu est donc la fin ultime au titre de
réalité recherchée en damier lieu, et la jouissance est fin ultime comme prise
de possession de cette même fin. Donc, de même que Dieu et la jouissance qu'on
a de lui ne constituent pas deux fins, pareillement c'est sous la même raison
de jouissance que nous jouissons de Dieu et de la jouissance divine. Il faut en
dire autant de la béatitude créée, qui consiste dans la jouissance.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car saint Augustin écrit : "Jouir
consiste à user avec joie non de l'espoir d'une chose, mais déjà de la chose
elle-même." Or, aussi longtemps qu'on ne possède pas une chose, celle-ci
ne donne pas de la joie, mais seulement de l'espoir. Il n'y a donc jouissance
que d'une fin possédée.
2. Il n'y a proprement jouissance que de la fin ultime, on
vient de le dire, car seule une telle fin donne repos à l'appétit. Or celui-ci
ne peut se reposer que lorsque la fin est obtenue. Il ne peut donc y avoir de
jouissance au sens propre qu'à l'égard de la fin possédée.
3. Jouir, c'est cueillir le fruit, mais cela n'est possible
que lorsque la fin est déjà obtenue ; il n'y a donc pas de jouissance sans
cette possession.
Cependant :
Saint Augustin dit
encore : "Jouir c'est adhérer par amour à une chose pour elle-même."
Or ceci peut avoir lieu même avec un objet qu'on ne possède pas. Donc, on peut
jouir aussi d'une fin non encore atteinte.
Conclusion :
Jouir implique un
certain rapport de la volonté à la fin ultime, dans la mesure où la volonté
tient quelque chose pour sa fin ultime. Mais on peut posséder une fin de deux
façons : parfaitement, si on la possède non seulement en intention mais
réellement ; imparfaitement, au cas où on ne la possède qu'en intention. Il y a
donc jouissance parfaite de la fin déjà réellement possédée. Mais il y a encore
jouissance imparfaite, si la fin n'est pas possédée réellement, mais seulement
en intention.
Solutions :
1. Saint Augustin parle de la jouissance parfaite.
2. Le repos de la volonté est doublement empêché ; soit du
côté de l'objet, parce qu'il n'est pas la fin ultime mais est ordonné à quelque
chose d'autre ; soit de la part de celui qui veut la fin, s'il ne l'a pas
encore atteinte. Or, c'est l'objet qui donne à un acte son espèce, tandis que
la manière d'agir qui fait que l'acte est parfait ou imparfait tient à la
condition de l'agent. Il n'y a jouissance qu'impropre, comme réalisant
incomplètement l'idée spécifique de jouissance. Tandis qu'à l'égard de la fin
ultime non possédée, il y a jouissance au sens propre, mais imparfaite à cause
de la façon imparfaite dont cette fin ultime est possédée.
3. On dit que quelqu'un reçoit ou possède la fin quand il le
fait non seulement en réalité, mais même lorsqu'il le fait en intention, on
vient de le dire.
1. L'intention est-elle un acte de l'intelligence, ou de la volonté ? -
2. Porte-t-elle seulement sur la fin ultime ? - 3. Peut-on porter son intention
sur deux choses à la fois ? - 4. L'intention de la fin et le vouloir des moyens
sont-ils un seul et même acte ? - 5. L'intention convient-elle aux bêtes ?
Objections :
1. Il semble bien qu'elle est un acte de l'intelligence et non
de la volonté, car on lit en saint Matthieu (6, 22) : "Si ton oeil est
simple, ton corps tout entier sera dans la lumière", l'oeil, signifiant
ici l'intention, selon saint Augustin. Mais l'oeil, du fait qu'il est
l'instrument de la vue, désigne une puissance de connaître. L'intention n'est
donc pas un acte de la puissance appétitive, mais de la puissance de connaître.
2. Saint Augustin affirme au même endroit que l'intention est
appelée lumière par le Seigneur quand il dit (Mt 6, 23) : "Si la lumière
qui est en toi est ténèbre..." Or la lumière est affaire de connaissance,
donc aussi l'intention.
3. L'intention désigne une certaine ordination à une fin ;
mais ordonner est le fait de la raison ; l'intention n'appartient donc pas à la
volonté mais à la raison.
4. L'acte de volonté ne porte que sur la fin, ou sur les
moyens. Par rapport à la fin, cet acte est nommé volonté ou jouissance, et à
l'égard des moyens, il est appelé choix ; or l'intention ne se confond avec
aucun de ces actes ; elle n'est donc pas un acte de la volonté.
Cependant :
Saint Augustin dit
: "L'intention de la volonté unit à la vue le corps qui est vu ; et
pareillement elle unit l'idée existant dans la mémoire à la fine pointe de
l'esprit qui médite intérieurement." L'intention est donc un acte de la
volonté.
Conclusion :
Intention, comme
le nom même l'indique, signifie tendre vers quelque chose, c'est l'action du
moteur et le mouvement du mobile. Mais le fait que le mouvement du mobile tend
vers quelque chose procède de l'action du moteur. De la sorte, l'intention
appartient premièrement et comme à son principe à ce qui meut vers la fin.
C'est pourquoi nous disons que l'architecte et tous ceux qui dirigent meuvent
les autres par leur commandement vers la fin dont ils ont eux-mêmes
l'intention. Or, mouvoir ainsi vers leur fin les autres puissances de l'âme
revient à la volonté, on l'a montré. Il est donc manifeste que l'intention est
proprement un acte de volonté.
Solutions :
1. C'est par métaphore que l'intention est appelée oeil, non
parce qu'elle serait affaire de connaissance, mais parce qu'elle présuppose
cette connaissance grâce à laquelle se présente à la volonté la fin vers
laquelle elle meut, comme notre oeil nous fait voir d'avance le but vers lequel
nous devons tendre par notre corps.
2. L'intention est appelée lumière parce qu'elle est manifeste
pour celui qui l'exerce. De même les oeuvres sont appelées ténèbres du fait que
l'homme sait vers quoi il tend, mais ignore ce qui résultera de son action.
C'est l'explication de saint Augustin sur ce passage.
3. Ce n'est pas la volonté qui met en ordre, mais elle tend
vers quelque chose selon l'ordre de la raison ; ainsi le mot intention désigne-t-il
un acte de volonté, mais présuppose une ordination par la raison de quelque
chose vers une fin.
4. L'intention est un acte de la volonté à l'égard de la fin.
Mais il y a trois façons pour la volonté de se rapporter à la fin. Absolument :
on donne alors à l'acte le nom de volonté, pour autant que nous voulons
absolument la santé ou tel autre bien de ce genre. Dans le deuxième cas on
considère la fin comme un terme où l'on se repose : c'est ainsi que la
jouissance se rapporte à la fin. Troisièmement, on peut regarder la fin comme
le terme d'une chose qui lui est ordonnée, et c'est en ce sens que l'intention
regarde la fin. Ce n'est pas en effet simplement parce que nous la voulons que
nous somme dits tendre vers la santé, mais parce que nous voulons l'atteindre
par le moyen de quelque chose d'autre.
Objections :
1. Il semble qu'il en soit ainsi. Comme il est écrit au livre
des Sentences de saint Prosper : "Le cri poussé vers Dieu est l'intention
du coeur." Or Dieu est la fin ultime du coeur humain. C'est donc toujours
cette fin qui est visée par l'intention.
2. L'intention vise la fin selon qu'elle est un terme, comme
on l'a dit. Mais un terme a raison de fin ultime. L'intention porte donc
toujours sur la fin ultime.
3. Comme l'intention, la jouissance concerne la fin ; mais la
jouissance porte toujours sur la fin ultime ; donc également l'intention.
Cependant :
Nous l'avons dit,
il y a pour toutes les volontés humaines une seule fin ultime : la béatitude.
S'il n'y avait donc d'intention que pour la fin ultime, il ne pourrait y avoir
chez les hommes des intentions diverses, ce qui est évidemment faux.
Conclusion :
L'intention, nous
l'avons dit, regarde la fin selon qu'elle est le terme du mouvement de la
volonté. Or on peut parler de terme dans un mouvement de deux façons ; comme
d'un terme ultime en lequel on se repose et qui termine tout le mouvement, ou
comme d'un terme intermédiaire qui est commencement d'une partie du mouvement,
et fin d'une autre. Par exemple dans le mouvement qui va de A à C par B, C
représente le terme ultime, B étant aussi un terme, mais non le terme ultime.
Et l'intention peut porter sur les deux. Donc, bien qu'elle concerne toujours
une fin, il ne s'impose pas que ce soit toujours la fin ultime.
Solutions :
1. L'intention du coeur est dite "un cri poussé vers
Dieu", non que Dieu soit toujours son objet, mais parce qu'il connaît les
intentions ou encore parce que, quand nous prions, nous dirigeons vers lui
notre intention qui a la force d'un cri.
2. Terme a sans doute raison de fin ultime, mais pas
nécessairement par rapport au tout, car il peut se faire que ce soit par
rapport à une partie.
3. La jouissance implique un repos dans la fin ce qui ne vaut
que pour la fin ultime. Mais l'intention implique un mouvement vers la fin et
non un repos. La comparaison n'est donc pas valable.
Objections :
1. Il semble qu'il soit impossible d'avoir simultanément
l'intention de plusieurs choses. L'homme, dit saint Augustin, ne peut prendre
en même temps comme objet d'intention Dieu et un avantage corporel ; ni, pour
la même raison, deux autres choses quelconques.
2. L'intention désigne le mouvement de la volonté vers son
terme. Mais un mouvement ne peut avoir plusieurs termes sous le même rapport.
Donc la volonté ne peut tendre à la fois vers plusieurs choses.
3. L'intention présuppose un acte de la raison ou de
l'intelligence. Or, selon Aristote, il n'est pas possible de comprendre en même
temps plusieurs choses ; on ne peut donc pas non plus avoir une intention
portant simultanément sur plusieurs fins.
Cependant :
L’art imite la
nature ; or, il arrive que la nature poursuive deux utilités avec un seul
instrument : "par exemple la langue sert pour le goût et pour la
parole", remarque Aristote. Pareillement, l'art ou la raison peuvent
ordonner simultanément une même chose à deux fins, et ainsi on peut avoir à la
fois l'intention de plusieurs choses.
Conclusion :
L'existence de
deux choses peut être envisagée de deux manières : comme ordonnées entre elles
ou non. Dans le premier cas, il est évident, d'après ce qui a été dit, que l'on
peut avoir simultanément l'intention de plusieurs choses. En effet, l'intention
porte non seulement sur la fin ultime, mais encore sur la fin intermédiaire, et
c'est simultanément que l'on tend vers l'une et vers l'autre, par exemple vers
la confection d'un remède et vers la santé.
Si, au contraire,
il s'agit de choses non ordonnées entre elles, on peut encore tendre vers
plusieurs en même temps. Cela est manifeste du fait que l'on peut choisir une
chose de préférence à une autre, parce qu'elle est meilleure. Or, entre autres
conditions qui rendent une chose meilleure, il y a qu'elle puisse servir à
plusieurs fins, ce qui justifie le choix dont elle peut être l'objet. Il est
donc évident que l'homme tend vers plusieurs choses à la fois.
Solutions :
1. Saint Augustin veut dire ici que l'homme ne peut vouloir à
la fois Dieu et les avantages temporels comme des fins ultimes, parce qu'il ne
peut y en avoir plusieurs pour un seul homme, comme on l'a déjà montré.
2. Il peut y avoir plusieurs termes pour un seul mouvement,
d'un même point de vue, si l'un d'eux est ordonné à l'autre ; mais deux termes
non ordonnés entre eux ne peuvent, d'un même point de vue, avoir un seul
mouvement. Toutefois, il faut prendre garde que ce qui n'a pas d'unité dans la
réalité peut être accepté par la raison comme ne faisant qu'un. Or l'intention
est un mouvement de la volonté vers quelque chose, mouvement qui est préordonné
dans la raison, nous l'avons déjà dit - C'est pourquoi des choses réellement
distinctes peuvent constituer un seul terme d'intention, en tant qu'elle sont
acceptées par la raison comme ne faisant qu'un ; soit parce que deux choses
concourent pour assurer l'intégrité d'une autre, par exemple le chaud et le
froid unis en juste proportion concourent à la santé ; soit parce que ces
choses sont comprises sous un terme commun qui peut devenir objet d'intention.
Par exemple l'acquisition de vin et de vêtements est comprise dans la notion
commune de profit ; rien n'empêche en effet celui qui vise le profit de viser
simultanément ces deux biens.
3. Comme on l'a dit dans la première Partie, il arrive que
notre intelligence comprenne simultanément plusieurs objets, en tant qu'ils ont
une certaine unité.
Objections :
1. Il semble bien que non. Car saint Augustin nous dit :
"La volonté de regarder une fenêtre a pour fin la vue de la fenêtre ; mais
regarder les passants par la fenêtre est une autre volonté." Or cette
volonté-là concerne l'intention, tandis que la première se rapporte aux moyens.
L'intention de la fin est donc un mouvement de volonté différent de la volonté
des moyens.
2. Les actes se distinguent par leurs objets ; or fin et
moyens constituent des objets différents, par conséquent l'intention qui porte
vers la fin est un mouvement de volonté distinct du vouloir des moyens.
3. Le vouloir des moyens porte le nom de choix ; mais
intention et choix ne se confondent pas ; l'intention de la fin et le vouloir
des moyens ne sont donc pas un même mouvement.
Cependant :
Le moyen est à la
fin ce que le milieu est au terme. Or, dans les choses naturelles, c'est un
même mouvement qui passe par le milieu pour aboutir au terme. Donc, dans la
volonté, intention de la fin et vouloir des moyens sont un même mouvement.
Conclusion :
On peut considérer
le mouvement de la volonté vers la fin et vers les moyens de deux façons. Ou
bien selon que la volonté vers ces deux objets se porte absolument et par soi,
et alors on a deux mouvements de volonté distincts. Ou bien selon qu'elle tend
vers les moyens en vue de la fin, et alors on a un seul mouvement de volonté
quant au sujet, portant à la fois sur la fin et sur les moyens. En effet, quand
je dis : "je veux ce remède pour ma santé", je ne signifie qu'un
mouvement de volonté. L'explication en est que la fin apparaît comme la raison
de vouloir les moyens. Or c'est par un même acte qu'on saisit un objet et la
raison de cet objet, comme c'est dans une même vision que l'on perçoit la
couleur et la lumière, comme nous l'avons dit plus haut. Et il en va de même
pour l'intelligence : si je considère en eux-mêmes un principe et une
conclusion, j'aurai des actes de connaissance distincts ; mais si je donne mon
assentiment à une conclusion à cause des principes, ce sera en un seul acte
d'intelligence.
Solutions :
1. Saint Augustin parle ici de la vision de la fenêtre et de
celle des passants par la fenêtre, comme d'objets vers lesquels la volonté se
porte de façon absolue.
2. La fin, si on la considère comme une certaine réalité, est
un autre objet de volonté que les moyens ; mais envisagée comme raison de
vouloir ceux-ci, elle constitue avec eux un seul et même objet.
3. Un mouvement qui est un par son sujet peut, rapporté à son
principe et à son terme, comporter une distinction de raison, comme la montée
et la descente, selon Aristote. Ainsi en est-il du mouvement de la volonté :
considéré comme portant sur les moyens en tant qu'ils sont ordonnés à la fin,
il est le choix, l'élection ; envisagé au contraire comme portant sur la fin en
tant qu'elle est obtenue par les moyens, il est l'intention. La preuve en est
que l'intention d'une fin peut exister avant même qu'on ait déterminé les
moyens sur lesquels porte le choix.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car la nature des êtres dépourvus de
connaissance est plus éloignée de celle des êtres raisonnables que la nature
sensitive, qui est celle des animaux. Or il a été prouvé que, même chez ceux
qui n'ont pas la connaissance, la nature tend vers une fin. A plus forte raison
donc en est-il ainsi chez les bêtes.
2. L'intention comme la jouissance concerne la fin. Mais nous
avons dit que la jouissance convient aux bêtes. Donc l'intention aussi.
3. Avoir l'intention d'une fin est le fait de celui qui agit
pour une fin, car avoir l'intention ne signifie rien d'autre que tendre vers
une autre chose. Or les bêtes agissent pour une fin, puisqu'elles se mettent en
mouvement pour chercher leur nourriture ou pour quelque chose de semblable.
Donc elles ont l'intention d'une fin.
Cependant :
L’intention d'une
fin implique ordination à une fin, ce qui est 1'oeuvre de la raison. Donc,
puisque les bêtes n'ont pas la raison, il apparaît qu'elles n'ont pas
l'intention d'une fin.
Conclusion :
Nous l'avons dit :
avoir l'intention, c'est tendre vers autre chose ; et cela est le fait à la
fois du vouloir et du mobile. Donc, si ce qui est mû vers la fin par un autre
est dit avoir l'intention de la fin, on peut dire que la nature a l'intention
de la fin en tant qu'elle est mue vers sa fin par Dieu, comme la flèche par
l'archer. En ce sens, même les bêtes ont l'intention de la fin, en tant qu'elles
sont mues vers quelque chose par une impulsion naturelle.
Dans un autre
sens, l'intention de la fin est le fait de celui qui imprime le mouvement, en
tant qu'il ordonne - le sien ou celui d'un autre - vers la fin. Cela
n'appartient qu'à la raison. Ainsi, en ce sens, les bêtes n'ont pas l'intention
de la fin, au sens premier et fondamental du mot intention, comme on l'a dit.
Solutions :
1. Cette objection concerne le cas où l'intention est le fait
de ce qui est mû vers une fin.
2. La jouissance ne comporte pas comme l'intention
l'ordination d'un être à quelque chose, mais le repos absolu dans la fin.
3. Les bêtes se meuvent vers une fin sans envisager qu'elles
peuvent l'atteindre par leur mouvement, ce qui est le propre de l'intention ;
mais en la convoitant par un instinct naturel, comme si elles étaient mues par
un autre, à la manière de tous les êtres qui sont mus par la nature.
Il faut
maintenant considérer les actes de la volonté en relation avec les moyens. Et
ils sont trois : le choix, le consentement, l'usage. Mais, comme le choix
suppose lui-même la délibération, nous serons amenés à étudier successivement :
le choix (Question 13), la délibération (Question 14), le consentement
(Question 15), l'usage (Question 16).
1. De quelle puissance le choix est-il l'acte : de la volonté, ou de la
raison ? - 2. Convient-il aux bêtes ? - 3. Porte-t-il seulement sur les moyens
ou quelquefois aussi sur la fin ? - 4. Ne porte-t-il que sur les actions
accomplies par nous ? - 5. Ne porte-t-il que sur des choses possibles ? - 6.
L'homme choisit-il de façon nécessaire, ou librement ?
Objections :
1. Il semble que le choix ne soit pas un acte de la volonté,
mais de la raison. Le choix suppose en effet une sorte de comparaison qui fait
préférer une chose à une autre ; mais c'est la raison qui compare. Donc le
choix appartient à la raison.
2. C'est la même puissance qui construit le syllogisme et le
conclut. Or, construire un syllogisme en matière d'action est le fait de la
raison. Donc, puisque, selon Aristote, le choix est une sorte de conclusion
dans l'action, il semble être lui aussi affaire de raison.
3. L'ignorance n'est pas le fait de la volonté mais de la
puissance cognitive. Or, selon Aristote, il existe une "ignorance du
choix". Il semble donc bien que le choix ne ressortisse pas à la volonté
mais à la raison.
Cependant :
Pour Aristote
"le choix est un désir des choses qui sont en notre pouvoir". Mais le
désir est un acte de volonté. Donc aussi le choix.
Conclusion :
Le mot
"choix" implique quelque chose qui relève de la raison ou de
l'intelligence, et quelque chose qui relève de la volonté. Car Aristote affirme
que "le choix est une intelligence qui désire, ou un désir
intelligent". Or, quand deux éléments concourent pour constituer une seule
réalité, l'un d'eux joue le rôle de forme par rapport à l'autre. D'où cette
déclaration de saint Grégoire de Nysse : "Le choix n'est en lui-même ni un
désir, ni une simple délibération, mais un composé des deux, comme nous disons
que l'animal est composé d'un corps et d'une âme, alors qu'il n'est ni un corps
seul ni une âme seule, mais l'un et l'autre ; ainsi en est-il du choix."
Or, dans les actes de l'âme, il faut remarquer que l'acte qui appartient
essentiellement à une puissance ou à un habitus, reçoit sa forme et son espèce
de la puissance ou de l'habitus supérieur, selon le principe suivant lequel
l'inférieur est ordonné par le supérieur. Si quelqu'un par exemple accomplit un
acte de la vertu de force pour l'amour de Dieu, ce sera matériellement un acte
de force, mais formellement un acte de charité. Or, il est évident que d'une
certaine manière la raison précède la volonté et ordonne son acte, en ce sens
que la volonté tend vers son objet selon l'ordre de la raison, puisqu'il
appartient à une faculté de connaissance de présenter son objet à une faculté
appétitive. Ainsi donc cet acte par lequel la volonté tend vers quelque chose
qui lui est présenté comme bon relève matériellement de la volonté et
formellement de la raison, du fait qu'il est ordonné par la raison à une fin.
Or dans un tel cas la substance de l'acte est comme la matière par rapport à
l'ordre qui lui est imposé par la puissance supérieure. Voilà pourquoi le choix
n'est pas en sa substance acte de la raison, mais de la volonté ; il trouve en
effet son achèvement dans un certain mouvement de l'âme vers le bien qui est
choisi. C'est donc de façon évidente un acte de la puissance appétitive.
Solutions :
1. Sans doute n'y a-t-il pas de choix sans une comparaison
préalable, mais l'essence du choix n'est pas cette comparaison.
2. La conclusion du syllogisme relatif à l'action appartient
aussi à la raison sous l'appellation de sentence ou de jugement, que suit le
choix ; c'est pourquoi la conclusion elle-même semble appartenir au choix comme
à sa conséquence.
3. Si l'on parle d'une ignorance de choix, ce n'est pas parce
que le choix serait lui-même une science, mais parce qu'on ignore ce qu'il faut
choisir.
Objections :
1. Il semble que le choix convient aux bêtes, car il est,
d'après Aristote, "un désir d'une certaine chose en vue d'une fin".
Or les bêtes désirent certaines choses en vue d'une fin ; elles agissent en
effet pour une fin et c'est à la suite d'un désir. Elles sont donc capables de
choix.
2. Le choix, selon la signification même du mot, semble
impliquer qu'on préfère une chose à une autre. Or ceci se remarque chez les
animaux, par exemple chez la brebis qui mange telle herbe et se détourne de
telle autre. Donc il y a du choix chez les bêtes.
3. Comme dit Aristote "Il ressortit à la prudence de bien
choisir les moyens." Mais la prudence convient aux bêtes. Aussi Aristote
appelle-t-il "prudentes sans l'avoir appris, toutes celles qui ne sont pas
capables d'entendre les sons, comme les abeilles". Et cela est manifeste
sur le plan sensible : des animaux comme les abeilles, les araignées et les
chiens montrent dans leur activité une sagacité étonnante. Un chien, par
exemple, qui poursuit un cerf, arrivé à un carrefour de trois chemins, explore
avec son odorat afin de se rendre compte si le cerf ne serait pas passé par le
premier ou le deuxième de ces chemins ; et s'il trouve qu'il n'y est pas passé,
il s'élance sans hésitation et sans avoir eu besoin d'exercer son flair, sur le
troisième ; comme s'il faisait un syllogisme disjonctif, par lequel il
conclurait que le cerf, n'ayant pris aucun des deux autres chemins, s'est
engagé dans celui-là, puisqu'il n'y en a plus d'autre. Il semble donc que le
choix convienne aux animaux.
Cependant :
Saint Grégoire de
Nysse remarque : "Les enfants et les êtres sans raison, s'ils agissent
volontairement, ne choisissent pas pour autant." Il n'y a donc pas de
choix chez les bêtes.
Conclusion :
Puisque le choix
consiste à préférer une chose à une autre, il ne peut s'exercer qu'à l'égard de
plusieurs réalités susceptibles d'être choisies. C'est pourquoi il n'y a pas de
choix possible chez les êtres entièrement déterminés à une seule chose. D'après
ce que nous avons établi, il y a cette différence, entre l'appétit sensible et
la volonté, que le premier tend de manière déterminée vers un bien particulier,
conformément à l'ordre de la nature, tandis que la volonté, tout en étant elle
aussi déterminée selon l'ordre de la nature vis-à-vis d'un seul objet commun,
le bien, demeure cependant indéterminée par rapport aux biens particuliers. En
conséquence, c'est proprement à la volonté qu'il appartient de choisir, et non
à l'appétit sensible, le seul qui existe chez les bêtes. Celles-ci sont donc
incapables de choix.
Solutions :
1. On ne donne pas le nom de choix à n'importe quel désir d'un
moyen en vue d'une fin, mais à celui qui comporte un certain discernement des
moyens ; or celui-ci ne peut exister que là où l'appétit peut se porter vers
plusieurs choses.
2. L'animal préfère une chose à une autre parce que son appétit
se trouve déterminé à son égard par la nature. De là, sitôt que les sens ou
l'imagination lui présentent un bien vers lequel il est incliné naturellement,
il s'y porte sans avoir à choisir, à la manière du feu qui, sans faire aucun
choix, monte et ne descend pas.
3. "Le mouvement, selon la définition d'Aristote, est
l'acte du mobile produit par le moteur." Il ressort de cette définition
que la force du moteur se montre dans le mobile et en conséquence que, dans
tous les êtres que meut la raison, même s'ils ne sont pas doués de raison,
l'ordre de la raison apparaît. C'est ainsi que la flèche va droit au but sous
l'impulsion de l'archer, comme si elle-même avait une raison qui la dirige. Et
il en va de même dans les mouvements des horloges et de toutes les autres
inventions réalisées par l'art de l'homme. Or les êtres de la nature sont à
l'art divin ce que sont à l'art humain les oeuvres qu'il produit. On retrouve
donc un ordre chez ceux qui sont mus par nature, comme chez ceux que meut la
raison, comme le remarque Aristote. Cela explique que dans le comportement des
animaux se manifestent certaines sagacités qui tiennent à ce qu'ils ont une
inclination naturelle à des processus merveilleusement agencés, puisqu'ils sont
ordonnés par l'art suprême. C'est pour cela aussi que certains animaux sont
dits prudents ou industrieux, et non parce qu'ils seraient doués de raison ou
capables de choix. La preuve en est que tous ceux qui ont une même nature
agissent de façon semblable.
Objections :
1. Il semble bien que le choix ne concerne pas seulement les
moyens. Car Aristote, affirme : "C'est la vertu qui rend correct le choix
; mais tout ce que l'on peut faire pour le réaliser relève non pas de la vertu,
mais d'une autre puissance." Or ce pourquoi on fait quelque chose est la
fin. Le choix porte donc sur la fin.
2. Dans tout choix il y a une préférence. Mais, de même que,
parmi plusieurs moyens, l'un peut être préféré à l'autre, ainsi en est-il pour
des fins diverses. Il peut donc y avoir choix pour la fin comme pour les
moyens.
Cependant :
Aristote affirme :
"Tandis que le vouloir est relatif à la fin, le choix, lui, porte sur les moyens."
Conclusion :
Le choix, nous
venons de le dire, fait suite à la sentence ou au jugement qui, dans le
syllogisme pratique, tient la place de la conclusion. En conséquence, tout ce
qui, dans une telle opération, joue le rôle de conclusion tombera sous le
choix. Mais ce n'est pas le cas de la fin qui, en matière d'action, a rang non
de conclusion mais de principe, dit Aristote. Toutefois, comme dans l'ordre
spéculatif rien n'interdit que le principe d'une démonstration ou d'une science
soit la conclusion d'une autre - mis à part le cas du premier principe
indémontrable qui, lui, ne peut être en aucune façon conclusion - il peut
arriver que ce qui est fin d'une action soit à son tour ordonné à une autre fin
et devienne ainsi l'objet d'un choix. En médecine par exemple, la santé a
valeur de fin, et elle n'a pas à être choisie par le médecin, qui au contraire
la suppose comme un principe. Mais la santé du corps est ordonnée au bien de
l'âme en sorte que, pour celui qui a soin du salut de l'âme, santé et maladie
peuvent devenir objet d'un choix. L'Apôtre dit en effet (2 Co 12, 10) :
"C'est lorsque je suis faible que je suis fort." Mais la fin ultime
échappe absolument à notre choix.
Solutions :
1. Les fins propres des vertus sont ordonnées à la béatitude
comme à la fin ultime, et à ce titre elles peuvent devenir objet de choix.
2. Nous l'avons dit, la fin ultime est unique. Aussi, partout
où se présentent plusieurs fins, peut-il y avoir choix entre elles, selon leur
ordre à la fin ultime.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Car le choix a pour objet les moyens ; or
"les moyens ne sont pas seulement des actions mais aussi des
instruments", remarque Aristote. Donc le choix ne concerne pas seulement
les actes humains.
2. L'action se distingue de la contemplation. Mais le choix
intervient aussi dans la contemplation, selon qu'une opinion est préférée à une
autre. Donc le choix ne concerne pas seulement les actes humains.
3. Des hommes sont choisis pour certains offices séculiers ou
ecclésiastiques par des hommes qui n'agissent en rien à leur égard. Donc le
choix n'est pas relatif seulement aux actes humains.
Cependant :
Aristote affirme :
"Nul ne choisit que ce qu'il croit pouvoir faire par lui-même."
Conclusion :
De même que
l'intention porte sur la fin, le choix est relatif aux moyens. Or la fin peut
être une action ou une réalité quelconque. Dans ce dernier cas il est
nécessaire qu'une action humaine intervienne, soit pour produire la réalité,
comme le médecin produit la santé qui est son but (c'est en effet sa raison
d'être de médecin), soit pour s'en servir ou en jouir, comme l'avare dont la
fin est l'argent ou la possession de l'argent. On doit en dire autant des
moyens. Car il est nécessaire que le moyen soit ou bien une action, ou bien une
réalité avec intervention d'une action qui produit le moyen ou qui l'utilise.
De cette manière, le choix porte toujours sur des actes humains.
Solutions :
1. Les instruments sont ordonnés à une fin, en tant que
l'homme les utilise en vue de la fin.
2. Dans la contemplation elle-même il y a un acte
d'assentiment de l'intelligence à telle ou telle opinion ; c'est l'action
extérieure qui s'oppose à la contemplation.
3. Celui qui élit un évêque ou un chef choisit effectivement
de l'élever à cette dignité. Autrement, si son action était sans efficacité
pour produire ce résultat, le choix ne lui en reviendrait pas. Il faut en dire
autant de toute préférence d'une chose par rapport à une autre : il y a
toujours là une opération de la part de celui qui choisit.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Car nous avons dit que le choix est un
acte de volonté. Or la volonté, d'après Aristote, "porte sur du possible
et sur de l'impossible". Donc aussi le choix.
2. Le choix, nous venons de le voir, concerne nos actions. Peu
importe donc à notre choix qu'il porte sur ce qui est impossible en soi ou sur
ce qui l'est par rapport à nous ; le fait est que souvent nous ne pouvons pas
accomplir ce que nous avons choisi. On peut donc choisir des choses
impossibles.
3. L'homme n'essaie d'agir qu'en faisant un choix. Or saint Benoît
nous dit que, si un prélat commande quelque chose d'impossible, il faut tenter
de le faire. Le choix peut donc porter sur l'impossible.
Cependant :
Aristote affirme :
"Le choix ne vise pas l'impossible."
Conclusion :
Nous venons de le
dire : nos choix se rapportent toujours à nos actions. Or ce que nous réalisons
est évidemment possible pour nous. Il est donc nécessaire de le reconnaître :
il n'y a de choix que du possible. De même, nous ne choisissons tel moyen que
parce qu'il nous conduit à une fin ; or on n'atteint pas une fin par des moyens
impossibles ; le signe en est que dans une délibération, lorsque des hommes
aboutissent à ce qui est impossible pour eux, on se sépare, comme si l'on ne
pouvait aller plus loin.
Cela ressort
encore avec évidence de la manière dont procède la raison avant le choix. En
effet, le moyen sur quoi porte le choix a le même rapport avec la fin qu'une
conclusion avec son principe. Or il est clair qu'une conclusion impossible ne
peut découler d'un principe possible. Aussi la fin ne peut-elle être possible
que si le moyen l'est aussi. Mais personne ne se meut vers de l'impossible. Par
conséquent personne ne tendrait vers une fin s'il ne croyait que le moyen pour
l'atteindre est possible. L'impossible ne tombe donc pas sous le choix.
Solutions :
1. La volonté est intermédiaire entre l'intelligence et
l'action extérieure, car l'intelligence propose à la volonté son objet, et la
volonté elle-même produit l'action extérieure. Ainsi donc on découvre le
principe du mouvement de la volonté dans l'intelligence qui perçoit une chose
sous son aspect général de bien. Mais le terme ou l'achèvement de l'acte
volontaire est considéré selon la relation à l'opération, par laquelle on tend
à prendre possession de la chose ; car le mouvement de la volonté va de l'âme
aux choses. C'est pourquoi il n'y a acte parfait de volonté que si l'action se
présente comme un bien. Or celui-ci est possible. Et c'est pourquoi le
volontaire achevé ne peut concerner que le possible, qui est un bien pour celui
qui veut. Mais une volonté inachevée, que certains appellent velléité, se
rattache à l'impossible : on voudrait cela, si c'était possible. Mais le choix
désigne un acte de volonté déjà déterminé par rapport à ce que l'on doit faire.
Et c'est pourquoi il ne peut en aucune façon se porter à autre chose qu'à du
possible.
2. Il faut juger de l'objet de la volonté d'après la façon
dont il est perçu, puisque cet objet est le bien appréhendé par l'intelligence.
Par conséquent, de même qu'il peut y avoir vouloir d'une chose appréhendée
comme bonne, alors qu'elle ne l'est pas réellement, ainsi peut-il y avoir choix
d'une chose qui est vue comme possible, et qui pourtant ne l'est pas.
3. Saint Benoît parle ainsi parce qu'il ne revient pas au
subordonné de juger si une chose est possible ; mais il doit s'en remettre
chaque fois au jugement de son supérieur.
Objections :
1. Il semble que l'homme choisisse de façon nécessaire. La fin
est à l'objet du choix ce que le principe est aux conclusions, dit Aristote.
Mais les conclusions sont déduites nécessairement des principes. C'est donc
nécessairement qu'à partir des conclusions quelqu'un est porté à choisir.
2. Le choix, nous l'avons dit, découle d'un jugement de la
raison sur ce qu'il faut faire. Or, par suite de la nécessité des prémisses, la
raison juge parfois de façon nécessaire. Il semble donc que le choix lui aussi
suive nécessairement.
3. Placé devant deux biens absolument égaux, un homme ne se
portera pas plus vers l'un que vers l'autre ; ainsi un affamé qui serait mis en
présence de deux nourritures également appétissantes et placées en deux
endroits pareillement éloignés de lui, ne sera pas porté davantage vers l'une
que vers l'autre, comme le remarque Platon qui entend par là donner la raison
de l'immobilité de la Terre au centre du monde. A plus forte raison ne
pourra-t-on choisir ce qui apparaîtra moins bon. Donc, face à deux ou plusieurs
biens dont l'un apparaît plus grand, il n'est pas possible qu'on en choisisse
un autre. Donc, de façon nécessaire, on choisit ce qui paraît l'emporter. Or le
choix concerne toujours ce qui semble de quelque façon meilleur. Donc tout
choix est accompli par nécessité.
Cependant :
le choix est
l'acte d'une puissance rationnelle ; or une telle puissance est pour Aristote
relative aux opposés.
Conclusion :
L'homme ne choisit
pas de façon nécessaire. Et cela parce que, quand il est possible qu'une chose
ne soit pas, son existence n'est pas nécessaire. Or, qu'il soit possible de
choisir ou de ne pas choisir, cela se trouve expliqué par le double pouvoir que
possède l'homme. Il peut en effet vouloir et ne pas vouloir, agir et ne pas
agir ; et il peut également vouloir ceci ou cela, faire une chose ou une autre.
Cela tient au pouvoir même de la raison. Tout ce que celle-ci peut appréhender
comme bon, la volonté peut y tendre. Or la raison peut appréhender comme bon
non seulement de vouloir ou d'agir, mais encore de ne pas vouloir et de ne pas
agir. Au surplus, dans tous les biens particuliers, elle peut considérer ce qui
leur vaut d'être bon ou ce qui leur manque de bien, ce qui a raison de mal ; à
ce point de vue elle peut appréhender chacun de ces biens ou comme digne de
choix, ou comme appelant la fuite. Seul le bien parfait, la béatitude, ne peut
être appréhendé par la raison sous la raison de mal ou d'un défaut quelconque.
C'est pourquoi l'homme veut nécessairement la béatitude et ne peut vouloir être
malheureux ou misérable. Mais nous avons vu que le choix concerne les moyens et
non la fin ; il ne peut donc avoir pour objet le bien parfait ou la béatitude,
mais seulement les biens particuliers. Voilà pourquoi l'homme ne choisit pas de
façon nécessaire, mais librement.
Solutions :
1. Une conclusion ne découle pas toujours nécessairement des
principes, mais seulement au cas où les principes ne peuvent être vrais si la
conclusion ne l'est pas. De même, il n'est pas toujours nécessaire que le
vouloir d'une fin entraîne le choix des moyens, soit parce que tous les moyens
ne sont pas tels que sans eux la fin ne puisse être atteinte, soit, s'ils le
sont, qu'on ne les considère pas toujours sous cet angle.
2. En matière d'action, la sentence ou jugement de la raison
se rapporte à des réalités contingentes qui sont en notre pouvoir ; les
conclusions ne découlent pas alors nécessairement de principes nécessaires
d'une nécessité absolue, mais seulement de principes nécessaires sous
condition, comme lorsqu'on dit : "S'il court, il se meut."
3. Rien n'empêche, quand deux choses sont proposées comme
égales sous un certain point de vue, qu'on ne puisse à propos de l'une d'elles
s'arrêter à quelque condition qui la fasse paraître meilleure, et qu'ainsi la
volonté incline plutôt vers cette chose que vers l'autre.
1. La délibération est-elle une enquête ? - 2. A-t-elle pour objet la
fin, ou seulement les moyens ? - 3. Ne porte-t-elle que sur les actions
accomplies par nous ? - 4. Porte-t-elle sur toutes nos actions ? - 5.
Procède-t-elle par voie d'analyse ? - 6. Procède-t-elle à l'infini ?
Objections Il semble que non.
Saint Jean Damascène a dit en effet : "Le conseil (ou délibération) est un
appétit." Mais un appétit n'a pas à enquêter. Donc la délibération n'est
pas une enquête.
2. C'est à l'intelligence discursive qu'il appartient de faire
des enquêtes ; ainsi Dieu, dont la connaissance n'est pas discursive (on l'a vu
dans la première Partiel), n'enquête pas. Cependant on lui attribue le conseil
ou délibération, car saint Paul affirme (Ep 1, 11) : "Il fait toutes
choses selon le conseil de sa volonté." La délibération n'est donc pas une
enquête.
3. Une enquête porte sur ce qui est douteux, alors qu'on donne
un conseil à propos de biens certains, selon cette autre parole de l'Apôtre (1
Co 7, 25) : "En ce qui concerne les vierges, je n'ai pas de préceptes du
Seigneur, mais je vous donne un conseil." La délibération n'est donc pas
une enquête.
Cependant :
Saint Grégoire de
Nysse nous dit : "Tout conseil est une question, mais toute question n'est
pas une délibération."
Conclusion :
Dans l'ordre de
l'action, nous l'avons vu, le choix fait suite à un jugement de la raison. Mais
dans l'ordre de l'action règne une grande incertitude, car nos actions ont
rapport aux singuliers contingents qui, en raison de leur variabilité, sont
incertains. Or, en matière douteuse et incertaine, la raison ne prononce pas de
jugement sans délibération et enquête préalable. C'est pourquoi une enquête de
la raison est nécessaire avant le jugement sur ce qu'il faudra choisir, et
cette enquête est appelée conseil, ou délibération. C'est pourquoi le
Philosophe dit que "le choix est le désir de ce dont on a d'abord
délibéré".
Solutions :
1. Quand les actes de deux puissances sont ordonnés l'un à
l'autre, on retrouve en chacun la marque de l'autre puissance ; ainsi est-il
possible de les désigner tous les deux d'après le nom de chaque puissance. Or
il est clair qu'il existe une ordination réciproque entre l'acte de la raisons
qui préside à la recherche des moyens, et l'acte de la volonté qui tend vers
les moyens sous la direction de la raison. Il s'ensuit que dans l'acte de volonté
qu'est le choix on trouve un élément rationnel, l'ordre ; et pareillement dans
la délibération, acte de la raison, apparaît un élément volontaire, qui joue le
rôle de matière de la délibération, puisque celle-ci porte sur ce que l'homme
se propose de faire ; et il est comme un moteur puisque c'est en raison du
vouloir d'une fin qu'on s'applique à délibérer sur les moyens. C'est pourquoi
Aristote dit que "le choix est une intelligence qui désire" pour
montrer que ces deux éléments concourent au choix, et le Damascène dit que
"la délibération est un désir qui enquête" pour montrer que d'une
certaine manière la délibération se rapporte et à la volonté, objet et matière
de l'enquête, et à la raison qui cherche.
2. Ce que nous disons de Dieu, nous devons le lui attribuer
sans aucun des défauts qui se trouvent en nous. Ainsi, la science est en nous
l'effet d'une démarche discursive qui va de la cause aux effets ; mais en Dieu
la science signifie une connaissance certaine de tous les effets dans la cause
première, sans aucun cheminement discursif Pareillement, le conseil ou
délibération est attribué à Dieu quant à la certitude de la sentence ou
jugement qui résulte en nous de l'enquête du conseil. Mais une telle enquête ne
trouve pas place en Dieu ; sous ce rapport on ne peut donc parler en lui de
conseil. De là ce mot du Damascène disant que "Dieu ne tient pas conseil,
parce que c'est là le fait d'un ignorant".
3. Rien n'empêche que certaines choses soient des biens
absolument certains selon le jugement des sages et des hommes spirituels alors
qu'elles ne le sont pas selon le jugement du plus grand nombre et des hommes
charnels. C'est pourquoi en pareille matière on donne des conseils.
Objections :
1. Il semble que la délibération ne concerne pas seulement les
moyens, mais aussi la fin. Car tout ce qui comporte un doute peut faire l'objet
d'une enquête. Or, quand il s'agit d'oeuvres humaines, le doute peut porter non
seulement sur les moyens mais encore sur la fin. Donc, puisque l'enquête sur ce
qu'on peut faire est une délibération, il apparaît que celle-ci peut porter sur
la fin.
2. La matière de la délibération, ce sont les activités
humaines ; or quelques-unes sont des fins, comme le remarque Aristote ; il est
donc possible qu'il y ait délibération à propos d'une fin.
Cependant :
Saint Grégoire de
Nysse affirme : "Le conseil ne porte pas sur la fin mais seulement sur les
moyens."
Conclusion :
Dans les actions
humaines la fin a raison de principe, car les motifs qui justifient les moyens
sont tirés de la fin. Or on ne met pas un principe en question, mais en toute
enquête il faut partir des principes. Il s'ensuit que la délibération, qui est
une enquête, ne porte pas sur la fin mais seulement sur les moyens. Toutefois
il arrive qu'une réalité qui, dans un ordre donné, a valeur de fin, soit
elle-même subordonnée à une autre fin, comme le principe d'une démonstration
peut être la conclusion d'une autre. C'est pourquoi ce qui, dans une enquête
donnée, joue le rôle de fin peut, dans une autre enquête, devenir un moyen, et
par là même l'objet d'une délibération.
Solutions :
1. Ce qui est pris comme fin est déjà déterminé. Aussi, tant
qu'il y a doute à son sujet, on ne le considère pas comme fin. De la sorte, si
cela devient l'objet d'une délibération, ce ne sera pas à titre de fin mais de
moyen.
2. Quand des activités humaines sont l'objet d'un conseil,
c'est en leur qualité de moyens. Si l'une d'elles est une fin, elle ne peut, en
tant que telle, être l'objet d'une délibération.
Objections :
1. Il semble bien que la délibération ne porte pas seulement
sur ce que nous faisons. Un conseil en effet implique une certaine mise en
commun. Mais on peut aussi discuter à plusieurs sur des réalités immuables qui
échappent à notre action, par exemple sur la nature des choses. La délibération
ne porte donc pas seulement sur ce que nous faisons.
2. Des hommes tiennent parfois conseil sur ce qui est statué
par la loi, d'où le nom de jurisconsultes qu'on leur donne. Ce n'est cependant
pas eux qui font les lois. La délibération n'a donc pas seulement pour matière
ce qui est fait par nous.
3. On dit aussi que certains donnent des consultations sur des
événements futurs, qui ne sont pourtant pas en notre pouvoir. La délibération
ne concerne donc pas seulement ce que nous faisons.
4. S'il n'y avait délibération que sur ce que nous faisons
nous-mêmes, personne ne tiendrait conseil sur ce qui doit être fait par
d'autres ; or cela est manifestement faux. Il n'y a donc pas délibération
seulement sur ce que nous faisons nous-mêmes.
Cependant :
Saint Grégoire de
Nysse dit : "Nous tenons conseil sur ce qui se fait en nous et qui peut
être fait par nous."
Conclusion :
La délibération ou
conseil implique, au sens propre, une mise en commun entre plusieurs personnes.
Le nom même le dit. Consilium (conseil) est un mot voisin de considium :
réunion de gens qui "siègent" pour délibérer ensemble. Il faut
remarquer qu'en matière particulière et contingente, pour connaître quelque
chose avec certitude, il faut envisager des conditions ou des circonstances
multiples qu'il n'est pas facile à un seul individu de considérer ; mais elles
sont connues plus sûrement par plusieurs, du fait que l'un aperçoit ce qui
échappe à l'autre. Au contraire, en matière universelle et nécessaire, la
démarche de la pensée est plus absolue et plus simple, de telle sorte qu'en
principe un seul peut davantage y suffire. C'est pourquoi l'enquête du conseil
a son domaine propre dans les contingents singuliers. Or, la connaissance de la
vérité en ce domaine ne présente pas une valeur telle qu'elle soit désirable
pour elle-même comme la connaissance des choses universelles et nécessaires,
mais on la désire dans la mesure où elle est utile à l'action qui précisément
concerne les contingents singuliers. Ainsi la délibération a-t-elle proprement
pour objet ce qui est fait par nous.
Solutions :
1. La délibération n'est pas une mise en commun quelconque,
mais celle qui porte sur ce qu'il faut faire.
2. Ce qui est statué par la loi, bien que n'étant pas l'oeuvre
de celui qui tient conseil, n'en dirige pas moins son action, car une des
raisons de faire quelque chose est justement la prescription légale.
3. La délibération n'a pas seulement pour objet nos actes mais
tout ce qui s'y réfère ; c'est pourquoi on va consulter au sujet des événements
futurs, en tant que leur connaissance nous dirige quand il s'agit de faire ou
d'éviter quelque chose.
4. Si nous délibérons sur ce que font les autres, c'est pour
autant qu'ils ne font qu'un avec nous, soit par l'affection - ainsi un ami s'intéresse-t-il
aux affaires de son ami comme aux siennes propres - soit à titre d'instrument,
l'agent principal et l'instrument étant comme une seule cause, du fait que l'un
agit par l'intermédiaire de l'autre ; c'est ainsi que le maître tient conseil
sur ce qui doit être fait par son serviteur.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Le choix, nous l'avons dit, est "le
désir de ce dont on a d'abord délibéré". Mais le choix s'étend à tout ce
que nous faisons, donc également la délibération.
2. La délibération comporte une enquête de la raison. Or, en
tout ce que nous faisons sans avoir été entraînés par la passion, nous
commençons par une telle enquête. Il y a donc délibération en tout ce que nous
faisons.
3. "Si une chose, note Aristote, peut être réalisée par
plusieurs moyens, on cherche par délibération lequel est le plus aisé et le
meilleur ; s'il n'y en a qu'un seul, on se demande comment le mettre en
oeuvre." Or tout se fait ainsi par un ou plusieurs moyens. Donc la
délibération s'étend à tout ce que nous faisons.
Cependant :
Saint Grégoire de
Nysse affirme : "Il n'y a pas conseil pour ce qui se fait selon les normes
d'une science ou d'un art."
Conclusion :
La délibération,
nous l'avons vu, est une sorte d'enquête. Or on a coutume de s'enquérir de ce
qui est douteux ; c'est pourquoi la raison qui recherche et qu'on appelle
argument est ce qui persuade au sujet d'une chose douteuse. Mais qu'il n'y ait
pas de doute dans les entreprises humaines peut tenir à deux motifs : ou bien
on prend des voies déterminées pour parvenir à des fins également déterminées,
comme dans les arts qui ont des méthodes fixées ; par exemple un copiste ne
délibère pas sur la façon de tracer des lettres, car c'est déterminé par son
art. Ou bien il est peu important qu'on agisse de telle ou telle manière, ce
qui est le cas des choses infimes qui n'apportent qu'une aide ou un obstacle
minime à la réalisation d'une fin ; la raison compte en effet pour rien ce qui
est peu de chose. Ainsi, dit Aristote, il existe deux sortes de choses dont
nous ne délibérons pas, encore qu'elles soient ordonnées à une fin : les
petites choses et celles dont le mode de réalisation est déterminé, comme il
arrive dans les oeuvres des arts, dit Grégoire de Nysse, hormis ceux qui,
laissent place à des conjectures comme la médecine, le négoce, etc.
Solutions :
1. Le choix présuppose la délibération en raison du jugement
ou sentence qu'il implique. Aussi, quand le jugement ou sentence est évident
sans enquête, il n'y a pas besoin de délibération.
2. Dans les cas manifestes, la raison n'enquête pas et juge de
façon immédiate ; il n'est donc pas nécessaire qu'il y ait délibération pour
tout ce que fait la raison.
3. Quand il n'y a qu'un moyen de faire une chose mais
plusieurs manières de procéder, on peut hésiter, comme dans le cas de plusieurs
moyens, et donc il faut une délibération. Celle-ci au contraire est inutile si,
non seulement le moyen, mais aussi son mode se trouve déterminé.
Objections :
1. Non, semble-t-il. La délibération se rapporte en effet à ce
que nous faisons. Or nos actes procèdent moins par mode d'analyse que de façon
synthétique, c'est-à-dire en allant des éléments simples aux réalités
complexes. Donc la délibération ne procède pas toujours analytiquement.
2. La délibération est une enquête de la raison. Or la raison,
selon l'ordre qui paraît le plus logique, va de ce qui est antérieur à ce qui
est postérieur. Donc, puisque ce qui est passé est antérieur à ce qui est
présent, et ce qui est présent antérieur à ce qui est futur, il semble que dans
la délibération on doit ainsi procéder de ce qui est présent et passé à ce qui
est futur, mais ce n'est pas l'ordre analytique. Donc ce n'est pas l'ordre
qu'on observe dans la délibération.
3. La délibération ne prend pour objet que ce qui est possible
pour nous, remarque Aristote. Mais qu'une chose soit possible ou non, cela se
juge d'après ce qu'effectivement nous pouvons ou ne pouvons pas faire pour la
réaliser. Dans l'enquête du conseil, il faut donc commencer par les réalités
présentes.
Cependant :
Aristote affirme :
"Celui qui tient conseil semble chercher et analyser."
Conclusion :
En toute enquête
il faut partir d'un principe. Si celui-ci, étant antérieur dans l'ordre de la
connaissance, l'est aussi dans l'ordre de l'être, le procédé ne sera pas
analytique mais plutôt synthétique ; aller des causes aux effets est une
démarche de cet ordre, car les causes sont plus simples que les effets. Au
contraire, si ce qui est antérieur dans l'ordre de la connaissance est
postérieur dans celui de l'être, on a un procédé analytique, comme lorsque nous
jugeons d'effets manifestes en les réduisant à leurs causes simples. Or, dans
l'enquête de la délibération, c'est la fin qui joue le rôle de principe, et,
toute première qu'elle soit dans l'intention, elle est dernière dans
l'exécution. Pour cette raison, l'enquête de la délibération doit procéder
analytiquement, en partant de ce qu'on veut atteindre dans le futur pour en
venir à ce qu'il convient de faire présentement.
Solutions :
1. La délibération porte bien sur nos actes. Mais le motif de
ceux-ci vient de la fin. C'est pourquoi l'ordre du raisonnement relatif à nos
actes est contraire à l'ordre de l'action elle-même.
2. La raison part de ce qui est premier selon la raison, mais
non pas toujours de ce qui est premier dans le temps.
3. Nous ne nous demanderions pas si un moyen d'atteindre une
fin est possible, dans le cas où il ne conviendrait pas pour cette fin. C'est
pourquoi, avant de nous demander s'il est possible, il faut chercher s'il est
propre à nous conduire à la fin.
Objections :
1. Il semble que oui. Car la délibération consiste dans une
enquête relative aux choses particulières qui sont le domaine de l'action. Or
les singuliers sont en nombre infini. L'enquête de la délibération est donc
infinie.
2. Cette enquête n'a pas seulement pour objet ce qu'il faut
faire, mais encore la manière d'écarter les obstacles. Or toute action humaine
peut être empêchée, et l'obstacle peut être écarté par quelque raison. C'est
donc à l'infini qu'il y a lieu de s'enquérir des obstacles à écarter.
3. Dans l'enquête d'une science rigoureusement démonstrative
on ne procède pas à l'infini, parce qu'on aboutit à des principes connus par
eux-mêmes, qui engendrent une certitude absolue. Mais une telle certitude ne se
rencontre pas en matière de singuliers contingents qui sont changeants et
incertains. Donc l'enquête du choix procède à l'infini.
Cependant :
D’après Aristote,
"nul ne se met en mouvement vers un terme qu'il lui est impossible
d'atteindre". Mais il est impossible de traverser un espace infini. Donc,
si l'enquête de la délibération était infinie, personne ne commencerait à
délibérer, ce qui est évidemment faux.
Conclusion :
L'enquête de la
délibération est finie en acte dans les deux sens : du côté du principe et du
côté du terme. Car dans cette enquête on utilise deux types de principes. L'un
est propre, appartenant à l'ordre de l'action ; c'est la fin, dont on ne
délibère pas mais que le conseil suppose, nous l'avons dit. L'autre est en
quelque sorte emprunté à un autre ordre, comme cela se fait dans les sciences
démonstratives où une science prend comme postulat des éléments d'une autre
science, sans les discuter. Les principes de ce dernier genre sont, dans
l'enquête de la délibération, les données des sens, par exemple que ceci est du
pain ou du fer ; ou encore les vérités universelles connues par une science
spéculative ou pratique, par exemple que l'adultère est défendu par Dieu, ou
que l'homme ne peut vivre sans une nourriture appropriée. De tout cela il n'y a
pas lieu de délibérer.
Quant au terme de
la délibération, il est constitué par ce qu'il est en notre pouvoir de faire
immédiatement. De même en effet que la fin a raison de principe, le moyen en
vue de la fin a raison de conclusion. En sorte que c'est bien ce qui s'offre à
nous comme devant être accompli tout d'abord qui constitue l'ultime conclusion
à quoi se termine l'enquête.
Rien n'empêche
d'ailleurs que la délibération soit en puissance un processus infini, pour
autant que des objets de délibération peuvent se présenter à l'infini.
Solutions :
1. Les singuliers ne sont pas infinis en acte mais seulement
en puissance.
2. Bien qu'une action humaine puisse être empêchée, elle n'a
pas toujours un empêchement en face d'elle. Il n'est donc pas toujours
nécessaire de s'enquérir des obstacles à écarter.
3. En matière singulière et contingente on peut considérer une
chose comme certaine, sinon de façon absolue, du moins dans sa condition
actuelle, selon qu'elle est engagée dans l'action. Ainsi il n'est pas
nécessaire que Socrate soit assis, mais s'il est assis il l'est nécessairement.
D'une telle chose on peut avoir la certitude.
1. Le consentement est-il l'acte d'une puissance appétitive ou
cognitive ? - 2. Convient-il aux bêtes ? - 3. Porte-t-il sur la fin ou sur les
moyens ? - 4. Le consentement à l'acte appartient-il seulement à la partie
supérieure de l'âme ?
Objections :
1. Il semble que le consentement ne concerne que la partie
connaissante de l'âme. Car saint Augustin a l'attribue à la raison supérieure,
puissance cognitive.
2. "Consentir" équivaut à "sentir en même
temps". Mais sentir est un acte d'une faculté cognitive ; donc également
consentir.
3. Comme assentir, consentir signifie l'application de
l'intelligence à un certain objet. Mais assentir se rapporte à l'intelligence
qui est une puissance de connaître ; donc pareillement consentir.
Cependant :
Saint Jean
Damascène affirme que "si quelqu'un juge sans aimer, il n'y a pas de
sentence", c'est-à-dire de consentement. Mais aimer est un acte de
l'appétit ; donc aussi consentir.
Conclusion :
Consentir implique
l'application d'un sens à un objet. Or connaître les choses présentes est le
propre des sens, car l'imagination perçoit l'image des corps même en leur
absence ; et l'intelligence considère les raisons universelles indépendamment
du fait que les choses dont elles sont les similitudes sont présentes ou
absentes. Et puisque l'acte de la puissance appétitive est une certaine
inclination vers la chose elle-même selon une certaine ressemblance,
l'application de cette puissance à cette chose qui la fait y adhérer, reçoit
elle-même par analogie le nom de sens comme si, du fait qu'elle se complaît en
elle, la puissance acquérait une certaine expérience de cette chose. D'où cette
parole du livre de la Sagesse (1, 1 Vg) : "Expérimentez le Seigneur dans
l'amour." En ce sens consentir est un acte qui relève de l'appétit.
Solutions :
1. La volonté, pour Aristote, est dans la raison. Ainsi,
lorsque saint Augustin attribue le consentement à la raison, il prend la raison
dans le sens où elle inclut la volonté.
2. Sentir au sens propre est affaire de connaissance. Mais
selon une certaine similitude au plan de l'expérience, cet acte se rapporte à
l'appétit, comme on vient de le dire.
3. "Assentir" - sentir relativement à autre chose -
implique une certaine distance de l'objet ; au contraire consentir - sentir
simultanément suppose une certaine union avec lui. C'est pourquoi la volonté,
qui par nature tend vers la réalité elle-même, sera dite plutôt consentir. En
revanche, l'opération de l'intelligence n'est pas un mouvement vers la chose.
C'est plutôt l'inverse, comme nous l'avons dit dans la première Partie, C'est
pourquoi on parle plutôt d'assentiment pour l'intelligence ; cependant l'usage
permet d'employer un mot pour l'autre. On peut dire aussi que l'intelligence
assentit en tant qu'elle est mue par la volonté.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. En effet le consentement suppose que
l'appétit est déterminé à une seule chose ; or c'est ce qui a lieu chez les
bêtes. Donc on trouve chez elles du consentement.
2. Si l'on supprime l'antécédent, on supprime le conséquent.
Or le consentement précède l'exécution de l'oeuvre. S'il n'y avait pas de
consentement chez les bêtes, il n'y aurait pas non plus d'oeuvre exécutée, ce
qui est évidemment faux.
3. On estime que les hommes consentent parfois à agir sous
l'influence d'une passion, convoitise ou colère par exemple ; mais c'est aussi
le cas des animaux sans raison. Donc le consentement leur convient.
Cependant :
Saint Jean
Damascène, remarque : "Après le jugement, l'homme arrête et aime ce qu'il
a décidé en conseil, c'est-à-dire la sentence." Mais il n'y a pas de conseil
chez les bêtes, ni par conséquent de consentement.
Conclusion :
A proprement
parler, le consentement n'existe pas chez les bêtes. La raison en est que le
consentement comporte l'application du mouvement de l'appétit à une action. Or
cela appartient à celui qui est maître de ce mouvement. Ainsi toucher une
pierre est le fait du bâton, mais faire toucher la pierre par le bâton revient
à celui qui peut mouvoir le bâton. Or les bêtes n'ont pas la maîtrise des
mouvements appétitifs qui, chez elles, dépendent de l'instinct naturel. Elles
peuvent donc bien avoir des mouvements de l'appétit, mais elles ne les
appliquent pas elles-mêmes à un objet. Voilà pourquoi on ne dit pas proprement
qu'elles consentent, on le dit seulement de la nature raisonnable qui a en son
pouvoir le mouvement de l'appétit et peut l'appliquer ou ne pas l'appliquer à
ceci ou à cela.
Solutions :
1. On trouve chez les bêtes une détermination de l'appétit à
pâtir ; mais le consentement implique une détermination de l'appétit non
seulement à pâtir, mais plus encore à agir.
2. Si l'on supprime l'antécédent, on supprime le conséquent
dans le cas où celui-ci découle exclusivement de celui-là. Mais si le
conséquent pouvait être consécutif à plusieurs facteurs, il ne serait pas
supprimé du fait qu'un seul des antécédents le serait. Si par exemple le
durcissement d'un corps peut être provoqué et par la chaleur et par le froid -
les briques en effet durcissent par l'action du feu, et l'eau qui gèle durcit
par le froid - il n'est pas forcé que, la chaleur étant supprimée, le
durcissement le soit. L'exécution d'une oeuvre peut avoir pour cause non
seulement le consentement mais encore un mouvement impulsif de l'appétit, tel
qu'il y en a chez les bêtes.
3. Les hommes qui agissent sous l'effet d'une passion ont le
pouvoir d'y résister, ce qui n'est pas vrai des bêtes. La comparaison est donc
boiteuse.
Objections :
1. Il semble que le consentement porte sur la fin. Car en
toute chose ce pourquoi on agit est ce qu'il y a de plus fort. Or nous
consentons aux moyens à cause de la fin ; nous consentons donc davantage à
celle-ci.
2. L'acte de l'intempérant est sa fin, comme l'acte du
vertueux est la sienne ; or l'intempérant consent à l'acte qui lui est propre ;
c'est donc que le consentement peut porter sur la fin.
3. Le mouvement de l'appétit qui correspond aux moyens est le
choix, nous l'avons dit. Donc, si le consentement ne portait que sur les
moyens, il ne différerait en rien du choix. Mais cela est évidemment faux car,
selon saint Jean Damascène "après la disposition (qu'il avait appelée
sentence) il y a le choix". Le consentement ne se rapporte donc pas
seulement aux moyens.
Cependant :
Saint Jean
Damascène déclare au même endroit : "Il y a sentence" - c'est-à-dire
consentement - "quand quelqu'un arrête et aime ce qu'il a décidé après
délibération" ; mais la délibération ou conseil concerne uniquement les
moyens, donc aussi le consentement.
Conclusion :
Le consentement
désigne l'application du mouvement de l'appétit à quelque chose qui préexiste,
application faite par celui qui en a le pouvoir. Or, dans l'ordre de l'action,
il faut d'abord connaître la fin ; puis vient l'appétit de la fin ; ensuite la
délibération qui regarde les moyens ; enfin le désir de ceux-ci. L'appétit tend
naturellement vers la fin ultime, de sorte que l'application du mouvement de la
volonté vers la fin appréhendée n'est pas un consentement, mais un simple
vouloir. Ce qui vient après, si on le considère comme ordonné à la fin, est du
domaine de la délibération et peut devenir ainsi objet de consentement, en tant
que le mouvement de l'appétit est appliqué à ce qui a été jugé en vertu de la
délibération. (Le mouvement de l'appétit vers la fin, au contraire, n'est pas
appliqué à la délibération, c'est plutôt la délibération qui se rapporte à lui
parce qu'elle présuppose le désir de la fin. Mais le désir des moyens
présuppose la détermination du conseil.) Le consentement consiste donc, à
proprement parler, dans l'application du mouvement de l'appétit à ce qui a été
déterminé par la délibération et, comme celle-ci ne concerne que les moyens, le
consentement lui aussi, à proprement parler, ne se rapporte qu'à eux.
Solutions :
1. De même que nous connaissons les conclusions par les
principes et que de ceux-ci cependant il n'y a pas science, mais quelque chose
de plus élevé : l'intelligence, de même nous consentons aux moyens en vue de la
fin pour laquelle il n'y a pas consentement mais quelque chose de plus grand :
la volonté.
2. C'est pour le plaisir qui résulte de son acte plutôt que
pour l'acte lui-même que l'intempérant donne son consentement à ce dernier.
3. Le choix ajoute au consentement un certain rapport à celui
des moyens qui a été choisi de préférence ; c'est pourquoi il y a encore place
pour le choix après le consentement. Il peut arriver en effet que la
délibération découvre plusieurs moyens propres à conduire à une fin ; du moment
que chacun plaît, il y a consentement pour chacun ; mais en choisissant nous
donnons notre préférence à l'un d'eux seulement. Mais si un seul moyen plaît,
consentement et choix ne sont pas alors deux actes distincts réellement, mais
seulement pour la raison : en tant qu'on décide de l'accomplir, il est appelé
consentement ; en tant qu'il marque une préférence par rapport à ce qui ne
plaît pas, il est appelé choix.
Objections :
1. Il semble bien que non. Aristote dit en effet "La
délectation découle de l'acte et le parfait, comme la grâce est naturelle à la
jeunesse." Or, selon saint Augustin, le fait de consentir à la délectation
appartient à la raison inférieure. Donc le consentement à l'acte ne se trouve
pas seulement dans la partie supérieure de l'âme.
2. On donne le nom de volontaire à l'action consentie. Mais il
appartient à plusieurs puissances de produire des actes volontaires. Donc la
raison supérieure n'est pas seule à consentir à l'acte.
3. "La raison supérieure, dit saint Augustin, tend vers
les choses éternelles pour les contempler et se régler sur elles." Or il
arrive très souvent que l'homme consente à agir non pour des raisons éternelles
mais pour des motifs temporels, ou même pour satisfaire certaines passions. Le
consentement à l'acte ne se trouve donc pas seulement dans la raison
supérieure.
Cependant :
Saint Augustin
affirme également : "Il n'est pas possible que l'esprit se décide
efficacement à accomplir un péché si cette intention de l'esprit, qui a le
pouvoir souverain de mouvoir les membres ou de les retenir, ne cède pas à
l'attrait d'une action mauvaise et ne s'en fait pas l'esclave."
Conclusion :
La sentence finale
appartient toujours au supérieur, à celui qui est chargé de juger les autres ;
car, aussi longtemps que ce que l'on propose n'est pas jugé, on ne donne pas
encore la sentence finale. Or il est évident que c'est la raison supérieure qui
doit juger toutes choses ; en effet nous jugeons les choses sensibles par la
raison ; quant à celles qui relèvent des raisons humaines, nous en jugeons par
les raisons divines, lesquelles appartiennent à la raison supérieure. C'est
pourquoi, tant qu'on se demande, au regard des raisons divines, si l'on doit
résister ou non, aucun jugement de la raison n'a le caractère d'une sentence
définitive. Or une telle sentence en matière d'action est le consentement à
l'acte ; celui-ci relève donc de la raison supérieure, mais selon la volonté qui
est incluse dans la raison, comme on l'a dit plus haut.
Solutions :
1. Le consentement à la délectation d'une oeuvre appartient à
la raison supérieure au même titre que le consentement à 1'oeuvre ; tandis que
le consentement à la délectation d'une réflexion appartient à la raison
inférieure, comme fi lui appartient de réfléchir. Cependant, si l'on envisage
comme une certaine action le fait de réfléchir ou de ne pas le faire, le
jugement relève de la raison supérieure ainsi que la délectation qui en résulte.
Mais le fait même de réfléchir ou non, considéré comme ordonné à une autre
action, ressortit à la raison inférieure, car ce qui est ainsi ordonné à autre
chose ressortit à un art ou à une puissance inférieurs à la fin à laquelle
c'est ordonné ; aussi appelle-t-on architectonique, ou principal, l'art qui
concerne la fin.
2. Du fait que nos actions sont appelées volontaires parce que
nous y consentons, il ne suit pas que le consentement appartienne à n'importe
quelle puissance, mais qu'il appartient à la volonté d'où procède le
volontaire, et celle-ci est dans la raison, comme nous l'avons dit.
3. On dit que la raison supérieure consent non seulement parce
qu'elle meut toujours à l'action selon les raisons éternelles, mais encore
parce qu'elle ne marque pas de désaccord selon ces mêmes raisons.
1. L'usage est-il un acte de la volonté ? - 2. Convient-il aux bêtes ?
- 3. Porte-t-il sur les moyens seulement, ou aussi sur la fin ? - 4. Quel
rapport y a-t-il entre l'usage et le choix ?
Objections :
1. Non, semble-t-il. Car, pour saint Augustin, "user
c'est référer ce dont on a l'usage à autre chose que l'on veut obtenir".
Mais référer une chose à une autre relève de la raison, dont le propre est
précisément de comparer et d'ordonner. L'usage n'est donc pas un acte de la
volonté mais de la raison.
2. Le Damascène dit : "L'homme se jette dans l'action et
l'on appelle cela l'élan, puis il use et
l'on parle
d'usage." Mais l'action est le fait de la puissance d'exécution ; or
l'acte de la volonté ne peut faire suite à l'acte de cette puissance
d'exécution, car celle-ci vient en dernier ; l'usage n'est donc pas un acte de
volonté.
3. "Tout ce qui a été créé, déclare saint Augustin, l'a
été pour l'usage de l'homme, parce que la raison use de toutes choses en
jugeant ce qui a été donné à l'homme." Mais juger ainsi des choses créées
par Dieu relève de la raison spéculative ; or celle-ci apparaît totalement
séparée de la volonté, principe des actes humains. L'usage n'est donc pas un
acte de la volonté.
Cependant :
Saint Augustin dit
aussi "Faire usage d'une chose, c'est s'en emparer au gré de sa volonté."
Conclusion :
L'usage d'une
chose comporte l'application de cette chose à une opération ; par suite on
appelle l'opération elle-même l'usage de cette chose : ainsi faire de
l'équitation c'est user d'un cheval, battre c'est user d'un bâton. Or nous appliquons
à nos opérations soit nos principes intérieurs d'action, c'est-à-dire les
puissances de l'âme ou les membres du corps - par exemple l'intelligence pour
comprendre, l'oeil pour voir soit aussi les choses extérieures comme le bâton
pour battre. Toutefois nous n'utilisons ces choses extérieures pour nos
opérations que par l'intermédiaire des principes intérieurs, c'est-à-dire des
puissances de l'âme ou de leurs habitus, ou encore des organes qui sont membres
du corps. Mais, comme nous avons montré qu'il revient à la volonté de
déterminer les puissances de l'âme à l'action, autrement dit de les appliquer à
leurs opérations, il est manifeste que l'usage convient d'abord et comme à son
principe à la volonté comme au premier moteur, à la raison comme à la puissance
dirigeante ; mais l'usage s'empare des autres puissances à titre d'agents
d'exécution, puisque les rapports de ces puissances avec la volonté qui les
détermine à agir sont ceux d'un instrument avec l'agent principal. Et comme ce
n'est pas à l'instrument mais à l'agent principal que l'action est attribuée
(construire est attribué au maçon et non à ses outils), il apparaît clairement
que l'usage est proprement un acte de la volonté.
Solutions :
1. Sans doute est-ce la raison qui rapporte une chose à une
autre mais c'est la volonté qui tend vers la chose ainsi mise en relation. En
ce sens on peut dire que l'usage consiste à rapporter une chose à une autre.
2. Saint Jean Damascène parle ici de l'usage en tant qu'il
appartient aux puissances d'exécution.
3. Même la raison spéculative est appliquée à son activité
d'intellection ou de jugement par la volonté. Et c'est pourquoi l'on peut dire
que l'usage revient à l'intellect spéculatif, comme aux autres puissances
d'exécution, en tant qu'il est mû par la volonté, comme les autres puissances
d'exécution.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car la jouissance est quelque chose de
plus noble que l'usage. Saint Augustin dit en effet : "Nous usons de ce
que nous rapportons à d'autres choses dont il y a lieu de jouir." Mais,
comme nous l'avons vu, la jouissance existe chez les animaux. Donc à plus forte
raison l'usage.
2. Appliquer ses membres à agir, c'est en faire usage. Mais
c'est ce que font les animaux, par exemple lorsqu'ils se servent de leur pattes
pour marcher ; l'usage leur convient donc.
Cependant :
Saint Augustin
affirme : "Nul ne peut user, sinon l'animal raisonnable."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, user, c'est appliquer à une action un certain principe d'action, de même
que consentir consiste à appliquer le mouvement de l'appétit à désirer quelque
chose. Or, appliquer une chose appartient seulement à celui qui en est maître,
c'est-à-dire à celui qui sait référer une chose à une autre, ce qui est oeuvre
de raison. C'est pourquoi l'animal raisonnable seul consent et use.
Solutions :
1. La jouissance comporte un mouvement absolu de l'appétit
vers son objet, tandis que l’usage ne comporte un mouvement de l'appétit vers
une chose que par rapport à une autre. Donc, si l'on compare ces deux actes
quant à leurs objets, jouir apparaît plus noble qu'user, car ce qui est
désirable absolument est meilleur que ce qui ne l'est que par rapport à un
autre. Mais si on les compare du point de vue de la puissance de connaître qui
précède, l'usage requiert une plus grande noblesse, car ordonner une chose à
une autre appartient à la raison tandis que le sens lui-même est capable
d'appréhender l'objet de façon absolue.
2. Les animaux agissent par leurs membres en vertu d'une
impulsion de nature, et non parce qu'ils connaissent la relation de leurs
membres à ces opérations. Aussi ne dit-on pas, à proprement parler, qu'ils
appliquent leurs membres à agir, ni qu'ils en ont l'usage.
Objections :
1. Il semble qu'il puisse y avoir usage même de la fin ultime,
car selon saint Augustin : "Celui qui jouit d'une chose en use." Or
on jouit de la fin ultime. Donc on en use.
2. Il dit au même endroit : "Faire usage d'une chose,
c'est s'en emparer au gré de sa volonté." Or il n'y a rien dont la volonté
s'empare autant que de la fin ultime ; il peut donc y avoir usage de celle-ci.
3. Saint Hilaire dit : "L'éternité est dans le Père, la
similitude dans l'Image, c'est-à-dire dans le Fils, et l'usage dans le Don,
autrement dit le Saint Esprit." Mais étant Dieu, le Saint Esprit est notre
fin dernière.
Cependant :
Saint Augustin
déclare "Personne ne peut user de Dieu légitimement." Mais Dieu seul
est la fin ultime ; on ne peut donc user de celle-ci.
Conclusion :
User, avons-nous
dit, comporte l'application d'une chose à une autre. Mais ceci implique la
notion de moyen, et c'est pourquoi l'usage est toujours relatif aux moyens.
C'est la raison pour laquelle on appelle utile ce qui est adapté à une fin,
l'utilité étant elle-même nommée parfois usages.
Mais la fin ultime
peut avoir une double signification suivant qu'on la considère absolument, ou
dans son rapport à telle personne. Comme la fin, nous l'avons déjà vu, peut
désigner soit la réalité elle-même soit la possession de cette réalité - ainsi
pour un avare la fin est l'argent ou la possession de l'argent -, il est
manifeste qu'à parler absolument, la fin ultime est la réalité elle-même ; car
la possession de l'argent ne peut être bonne que parce que celui-ci est bon.
Mais du point de vue de la personne intéressée, c'est la possession de l'argent
qui constitue la fin ultime ; l'avare ne recherche l'argent que pour le
posséder. Donc, à parler proprement et absolument, un homme jouit de l'argent,
car il a mis sa fin ultime en lui ; mais en tant qu'il rapporte cet argent à la
possession elle-même, il faut dire qu'il en use.
Solutions :
1. Saint Augustin parle ici de l'usage de façon générale, au
sens où il implique un ordre de la fin à la jouissance qu'elle comporte et
qu'on cherche en elle.
2. La volonté assume la fin pour s'y reposer ; ainsi le repos
dans la fin, qui est la jouissance, est-il de ce point de vue appelé usage de
la fin. Mais la volonté assume les moyens, non seulement en vue de l'usage
qu'on peut en faire, mais par rapport à une autre réalité dans laquelle la
volonté trouve son repos.
3. Saint Hilaire identifie l'usage avec le repos dans la fin
ultime de la même façon que l'on dit en langage courant qu'on use de la fin
pour l'obtenir, comme nous l'avons dit. Aussi saint Augustin remarque-t-il que
"cette détermination, cette félicité ou béatitude, saint Hilaire les
appelle usage".
Objections :
1. Il semble que l'usage précède le choix, car après le choix
il n'y a plus que l'exécution ; il précède donc également le choix.
2. L'absolu est antérieur au relatif. Donc le moins relatif
précède ce qui l'est davantage. Or le choix comporte deux relations : l'une du
moyen choisi à la fin, et l'autre de ce moyen à un autre moyen auquel il a été
préféré. Or, l'usage comporte la seule relation à la fin ; il a donc priorité
sur le choix.
3. La volonté use des autres puissances en tant qu'elle les
meut. Mais, nous l'avons vuo, elle se meut aussi elle-même en s'appliquant à
agir. Or c'est ce qu'elle fait lorsqu'elle consent. Le consentement contient
donc l'usage et, puisqu'il précède le choix, comme nous l'avons dits, il faut
en dire autant de l'usage.
Cependant :
Selon saint Jean
Damascène "après le choix, la volonté s'élance dans l'action et ensuite
vient l'usage". L'usage fait donc suite au choix.
Conclusion :
La volonté peut
avoir une double relation avec l'objet voulu. L'une selon que cet objet est en
quelque sorte présent en elle, du fait d'une certaine proportion ou ordre de la
faculté à l'objet voulu. C'est pourquoi l'on dit des choses naturellement
proportionnées à leur fin qu'elles en ont le désir par nature. Mais posséder
ainsi une fin, c'est la posséder d'une façon imparfaite. Or, tout ce qui est
imparfait tend à la perfection. Et c'est pourquoi, aussi bien l'appétit naturel
que l'appétit volontaire tendent à la possession réelle de leur fin, qui est sa
possession parfaite. Telle est la seconde relation de la volonté à l'objet
voulu.
Mais cet objet
voulu n'est pas seulement la fin, il est aussi le moyen. Or, à l'égard du moyen
l'acte ultime touchant la première relation de la volonté est le choix, car
c'est en lui que s'achève l'adaptation de la volonté, en ce qu'elle veut
complètement le moyen. Mais l'usage se rapporte déjà à la seconde relation de
la volonté, par laquelle celle-ci tend à prendre effectivement possession de la
chose. Il apparaît donc clairement que l'usage fait suite au choix, si du moins
on entend par usage le fait pour la volonté d'user de sa puissance d'exécution
en la mettant en mouvement. Mais, comme la volonté d'une certaine façon meut
aussi la raison et use d'elle, on peut comprendre l'usage des moyens selon
qu'il se réalise dans la considération de la raison qui les ordonne à la fin ;
en ce sens l'usage précède le choix.
Solutions :
1. La motion de la volonté qui pousse à exécuter une oeuvre
précède l'exécution elle-même, mais elle suit le choix. Ainsi, puisque l'usage
se rapporte à cette motion, il occupe une position intermédiaire entre le choix
et l'exécution.
2. Ce qui est relatif par essence est postérieur à ce qui est
absolu ; mais il n'en va pas de même du sujet auquel sont attribuées des
relations ; au contraire, plus une cause est élevée, plus elle a de relations
avec un grand nombre d'effets.
3. Le choix précède l'usage, si tous deux ont rapport à un
même objet. Mais rien n'empêche que l'usage d'une chose précède le choix d'une
autre. Et parce que les actes de volonté réfléchissent sur eux-mêmes, on peut
trouver en chacun d'eux et le consentement et le choix et l'usage ; par exemple
si l'on dit que la volonté consent à choisir et consent à consentir, et use de
soi pour consentir et choisir. Dans tous les cas ce seront les actes ordonnés à
ce qui est antérieur qui seront eux-mêmes antérieurs.
Il nous faut
maintenant étudier les actes commandés par la volonté (actes impérés).
1. Le commandement est-il un acte de la volonté ou bien de la raison ?
- 2. Appartient-il aux bêtes ? - 3. Quel est son rapport avec l'usage ? - 4. Le
commandement et l'acte commandé sont-ils un seul acte, ou des actes différents
? - 5. L'acte de la volonté est-il commandé ? - 6. L'acte de la raison ? - 7.
L'acte de l'appétit sensible ? - 8. L'acte de l'âme végétative ? - 9. L'acte
des membres extérieurs ?
Objections :
1. Il semble qu'il ne soit pas un acte de la raison, mais de
la volonté. Car commander est une façon de mouvoir. Avicenne dit en effet qu'il
y a quatre sortes de moteurs : "Celui qui perfectionne, celui qui dispose,
celui qui commande, celui qui conseille." Or c'est à la volonté qu'il
appartient de mouvoir les autres puissances, comme on l'a dit. Commander est
donc un acte de la volonté.
2. De même qu'être commandé appartient à ce qui est en état de
sujétion, faire acte de commandement semble appartenir à ce qui est le plus
libre. Or la racine de la liberté est surtout dans la volonté. C'est donc à la
volonté de commander.
3. Le commandement est aussitôt suivi de l'acte. Or ce n'est
pas ce qui arrive pour l'acte de la raison ; car celui qui juge devoir faire
quelque chose ne passe pas aussitôt à l'exécution. Commander n'est donc pas un
acte de la raison, mais de la volonté.
Cependant :
Grégoire de Nysse
et aussi Aristote disent que "l'appétit obéit à la raison". C'est
donc à la raison qu'il revient de commander.
Conclusion :
Le commandement
est un acte de la raison, mais auquel est présuppose un acte de la volonté.
Pour s'en convaincre, il faut considérer que les actes de la volonté et de la
raison peuvent réagir l'un sur l'autre, la raison en raisonnant sur le vouloir,
la volonté en voulant raisonner. Il arrive ainsi que l'acte de la volonté soit
devancé par celui de la raison, et réciproquement. Et parce que le dynamisme du
premier acte persiste dans l'acte suivant, il arrive parfois qu'il y ait un
acte de la volonté dans lequel persiste par son dynamisme quelque chose de
l'acte de la raison, comme nous l'avons dit au sujet de 1'usage et du choix ;
et réciproquement, il y a un acte de la raison dans lequel persiste par son
dynamisme quelque chose de l'acte de la volonté.
Or, commander est
essentiellement un acte de la raison. Car celui qui commande
"ordonne" le sujet de son commandement à faire une certaine action
qu'il lui révèle et lui signifie. Or une telle ordination est l'oeuvre de la
raison. Mais la raison peut révéler et signifier de deux façons. La première
est donnée dans l'absolu, et cette révélation s'exprime par le verbe à
l'indicatif, par exemple si l'on dit à quelqu'un : "Voilà ce que tu dois
faire." Mais parfois la raison communique son ordre à quelqu'un en le
poussant à agir, et cela s'exprime par un verbe à l'impératif, comme lorsque
l'on dit à quelqu'un : "Fais cela."
Or, parmi les
facultés de l'âme, le premier moteur à l'exercice de l'acte est la volonté,
nous l'avons dit. Donc, puisque le moteur second ne meut qu'en vertu du
premier, il s'ensuit que la motion exercée par la raison lorsqu'elle commande,
lui vient du dynamisme de la volonté. Cela nous oblige à conclure que commander
est un acte de la raison, qui présuppose un acte de la volonté, en vertu duquel
la raison meut par son commandement à l'exercice de l'acte.
Solutions :
1. Commander n'est pas mouvoir n'importe comment, mais sous la
forme d'une intimation qui indique à un autre ce qu'il faut faire ; cela vient
de la raison.
2. La racine de la liberté est la volonté à titre de sujet,
mais à titre de cause, c'est la raison. Car si la volonté peut se porter
librement vers les objets divers, c'est parce que la raison peut concevoir le
bien de diverses façons. C'est pourquoi les philosophes définissent la liberté
: "un jugement libre de la raison", comme si la raison était cause de
liberté.
3. Cet argument prouve bien que le commandement n'est pas
simplement un acte de la raison mais un acte qui suppose une certaine motion,
nous venons de le dire.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Avicenne soutient en effet que "la
force qui commande le mouvement réside dans l'appétit, et celle qui exécute,
dans les muscles et les nerfs". Mais ces deux forces appartiennent aux
bêtes. Donc on trouve chez elles le commandement.
2. Etre commandé appartient à la notion d'esclave. Or, dit
Aristote, le corps peut être comparé à l'âme comme l'esclave à son maître.
L'âme exerce donc sur lui son commandement, même chez les bêtes qui sont
composées d'un corps et d'une âme.
3. Par le commandement l'homme s'élance dans l'action. Mais
cet élan vers l'action se rencontre aussi chez les bêtes, remarque le
Damascène. On trouve donc aussi chez elles le commandement.
Cependant :
le commandement,
on vient de le démontrer, est un acte de la raison. Or, il n'y a pas de raison
chez les bêtes. Il n'y a donc pas non plus de commandement.
Conclusion :
Commander n'est
pas autre chose qu'ordonner quelqu'un à une certaine action avec motion
impérative. Mais ordonner est l'acte propre de la raison. Il est donc
impossible que les animaux dépourvus de raison puissent commander.
Solutions :
1. On dit que la puissance appétitive commande le mouvement en
tant qu'elle meut la raison qui commande. Mais cela n'a lieu que chez l'homme.
Chez les bêtes, la puissance appétitive ne commande pas impérativement, à moins
qu'on n'entende commander au sens large de mouvoir.
2. Chez les bêtes le corps a bien de quoi obéir, mais l'âme
n'a pas de quoi commander, car elle n'est pas capable d'ordonner ; il n'y a
donc pas ici d'être qui commande et d'être qui soit commandé, mais seulement
moteur et mobile.
3. Les bêtes et l'homme n'ont pas la même façon de se lancer
dans l'action. Les hommes le font par une ordination de la raison ; la poussée
qui est en eux a ainsi raison de commandement. Les bêtes le font en vertu d'une
impulsion naturelle : leur appétit, dès qu'elles ont connaissance de ce qui
leur convient ou non, est naturellement porté à le rechercher ou à le fuir.
C'est donc par un autre et non par elles-mêmes qu'elles sont ordonnées à
l'action ; elles ont l'élan mais non le commandement.
Objections :
1. Il semble que l'usage précède le commandement. Celui-ci,
nous venons de le voir, est un acte de la raison qui présuppose un acte de la
volonté. Or l'usage, nous le savons, est un acte de la volonté. Donc il précède
le commandement.
2. Le commandement figure parmi les moyens ordonnés à une fin.
Mais l'usage concerne les moyens. Donc il semble que l'usage précède le
commandement.
3. Tout acte d'une puissance mue par la volonté est appelé
usage, car cette faculté use des autres puissances, comme on l'a dit. Or, on
l'a dit également, le commandement est un acte de la raison en tant qu'elle est
mue par la volonté ; il est donc un certain usage. Mais ce qui est commun est
antérieur à ce qui est particulier. L'usage précède donc le commandement.
Cependant :
Saint Jean
Damascène affirme que l'élan vers l'acte précède l'usage. Mais cet élan résulte
du commandement. Donc celui-ci a priorité sur l'usage.
Conclusion :
L'usage des
moyens, si on l'entend de la démarche de la raison rapportant les moyens à leur
fin, précède le choix, nous l'avons dit, et à plus forte raison le commandement.
Mais si l'on veut parler de l'usage des moyens qui est subordonné à la
puissance d'exécution, un tel usage suit le commandement, car l'usage de celui
qui use est lié à l'acte de l'instrument qu'on utilise ; car on n'use pas d'un
bâton avant d'avoir agi par lui. Mais le commandement ne coïncide pas avec
l'acte de celui à qui l'on commande, il lui est antérieur par nature et parfois
aussi selon le temps. Il est donc clair que le commandement précède l'usage.
Solutions :
1. Ce n'est pas n'importe quel acte de la volonté qui précède
cet acte de la raison qu'est le commandement ; de fait, il y en a un qui le
précède, le choix, et un autre qui le suit, l'usage. En effet après la
détermination du conseil, qui est un jugement de la raison, la volonté fait son
choix, puis la raison commande à qui doit réaliser ce qui a été choisi. enfin
la volonté se met à user, en exécutant le commandement de la raison : c'est
tantôt la volonté d'un autre, si le commandement s'adresse à un autre, et
tantôt la volonté de celui-là même qui commande, dans le cas où l'on se
commande à soi-même.
2. Comme les actes sont antérieurs aux puissances, ainsi les
objets sont-ils antérieurs aux actes. Or les moyens sont l'objet de l'usage. Du
fait que le commandement, lui, est relatif à la fin, il faut conclure qu'il est
antérieur à l'usage, plutôt que l'inverse.
3. De même que l'acte de la volonté qui use de la raison pour
commander précède le commandement lui-même, ainsi peut-on dire pareillement
qu'un certain commandement de la raison précède cet usage de la volonté ; cela
tient à ce que les actes de ces facultés se répercutent réciproquement les uns
sur les autres.
Objections :
1. Il semble que ce ne soit pas un seul acte. A des puissances
différentes correspondent en effet des actes différents. Mais l'acte commandé
et le commandement ne viennent pas de la même puissance, car ce n'est pas la même
puissance qui commande et qui obéit ; on ne saurait donc les identifier.
2. Des choses qui peuvent être séparées l'une de l'autre sont
diverses, car rien n'est séparé de soi-même. Or le commandement et l'acte
commandé sont séparables, par exemple lorsque le commandement n'est pas suivi
de l'acte commandé. Donc le commandement est un autre acte que l'acte commandé.
3. Là où il y a avant et après, il y a diversité. Or le
commandement précède par nature l'acte commandé. Donc ce sont des actes divers.
Cependant :
Aristote nous
avertit que "là où une chose est en raison d'une autre, il n'y en a qu'une
en réalité" ; or c'est bien le cas de l'acte commandé qui a sa raison
d'être dans le commandement. Donc ils ne font qu'un.
Conclusion :
Rien n'empêche que
des choses soient multiples sous un point de vue, et ne fassent qu'un sous un
autre point de vue. Bien plus, toutes les choses multiples ne font qu'un sous
un certain point de vue, selon Denys. Toutefois, il faut bien faire la
différence entre ce qui est multiple absolument et un relativement, et à
l'inverse entre ce qui est un absolument et multiple relativement. En ce
dernier cas, il en va de l'un comme de l'être. Or l'être envisagé absolument
est substance, tandis que s'il est envisagé de façon relative, il n'est
qu'accident ou même être de raison. C'est pourquoi tout ce qui est un
substantiellement est absolument un, et relativement multiple. Par exemple un
tout substantiel composé de ses parties intégrales ou essentielles est
absolument un ; car ce tout est être et substance absolument, alors que ses
parties ne sont être et substance que dans le tout. Au contraire, des êtres
substantiellement différents et un accidentellement sont divers absolument et
un relativement ; ainsi une multitude d'hommes constitue-t-elle un seul peuple,
et un grand nombre de pierres un seul tas, l'unité étant alors une unité de
composition et d'ordre. Pareillement un grand nombre d'individus, qui ne font
qu'un sous le rapport du genre et de l'espèce, sont multiples absolument et un
relativement, car l'unité générique ou spécifique est une unité de raison.
Or, de même que
dans la nature il existe un tout composé de matière et de forme, par exemple
l'homme composé d'une âme et d'un corps, qui ne constitue qu'un seul être
naturel malgré la multiplicité de ses parties, ainsi, dans les actes humains,
l'acte d'une puissance inférieure se comporte comme une matière par rapport à
l'acte d'une puissance supérieure, en tant que la partie inférieure agit sous
l'influence de la puissance supérieure qui la meut ; c'est aussi de cette
manière que l'acte d'une cause principale se comporte comme une forme à l'égard
de l'acte d'un instrument. Il est donc clair que commandement et acte commandé
ne font qu'un acte humain, à la manière d'un tout qui comme tel est un, bien
que multiple en raison de ses parties.
Solutions :
1. Si des puissances différentes ne sont pas subordonnées
entre elles, leurs actes sont purement et simplement différents ; mais quand
une puissance est motrice d'une autre, les actes correspondants ne font qu'un
d'une certaine manière, car, dit Aristote, "l'acte du moteur et celui du
mobile ne font qu'un".
2. Du fait que commandement et acte commandé sont séparables
l'un de l'autre, il résulte qu'ils sont multiples au titre des parties, comme
les parties de l'être humain peuvent être séparées, bien qu'elles soient
unifiées dans le tout.
3. Rien n'empêche dans les êtres qui sont multiples en raison
de leurs parties, et un en raison du tout, qu'il y ait priorité d'une partie
sur l'autre, comme l'âme a une certaine priorité sur le corps, et le coeur sur
les autres membres.
Objections :
1. Non, semble-t-il. "L'esprit, dit saint Augustin,
commande à l'esprit de vouloir, et cependant celui-ci ne le fait pas." Or
vouloir es un acte de la volonté. Donc l'acte de la volonté n'est pas commandé.
2. Il ne convient d'être commandé qu'à celui qui comprend le
commandement. Or ce n'est pas le cas de la volonté, car elle diffère de
l'intelligence à laquelle il revient en propre de comprendre. L'acte de la
volonté ne peut donc être commandé.
3. S'il y a un seul acte de la volonté qui soi commandé, tous
le seront au même titre. Mais alors on ira à l'infini car, on l'a vu, l'acte de
la raison qui commande est précédé par un acte de volonté ; mais si à son tour
cet acte de volonté est commandé, il y aura un autre acte de raison qui le
précédera, et ainsi de suite à l'infini. Or il est inadmissible de procéder à l'infini.
L'acte de la volonté n'est donc pas commandé.
Cependant :
tout ce qui est en
notre pouvoir est soumis à notre commandement. Mais les actes de la volonté
sont plus que tous en notre pouvoir ; car tous nos actes sont en notre pouvoir
dans la mesure où ils sont volontaires. Les actes de volonté tombent donc sous
le commandement.
Conclusion :
Le commandement,
avons-nous dit, n'est pas autre chose qu'un acte de la raison ordonnant quelque
chose à une action, avec une certaine impulsion. Or, il est clair que cette
ordination de la raison peut porter sur l'acte de la volonté ; de même en effet
que cette faculté peut juger qu'il est bon de vouloir quelque chose, de même
elle peut ordonner de façon impérative qu'on veuille effectivement. Cela montre
bien que l'acte de la volonté peut être commandé.
Solutions :
1. Quand l'esprit se commande à lui-même de vouloir
parfaitement, remarque au même endroit saint Augustin, alors il veut aussitôt.
S'il arrive qu'il commande et ne veuille pas, c'est qu'il n'a pas commandé
parfaitement. Cette imperfection du commandement se produit lorsque la raison
poussée de divers côtés ne sait si elle doit commander ou non. Alors elle
hésite entre les deux, et commande imparfaitement.
2. De même que dans le corps chacun des membres agit non pour
lui seul mais pour le corps tout entier - comme l'oeil voit pour tout le corps
- ainsi en va-t-il des puissances de l'âme. L'intelligence en effet comprend,
et la volonté veut, non chacune pour soi seule, mais pour le compte de toutes les
puissances. Et c'est pourquoi l'homme se commande à lui-même un acte de
volonté, en tant qu'il est un être intelligent et volontaire.
3. Le commandement étant un acte de la raison, seuls sont
commandés les actes soumis à la raison. Or le premier acte de la volonté ne
résulte pas d'une ordination de la raison, mais d'une impulsion naturelle ou
d'une cause supérieure, nous l'avons dit. Il n'y a donc pas lieu ici de
procéder à l'infini.
Objections :
1. C'est impossible. Car il semble contradictoire de commander
quelque chose à soi-même. Or, nous l'avons vu, c'est la raison qui commande.
Donc son acte n'est pas commandé.
2. Ce qui est par essence diffère de ce qui est par
participation. Or la puissance dont l'acte est commandé par la raison, est
raison par participation, dit Aristote. L'acte de la puissance qui est raison
par essence ne peut donc être commandé.
3. Nous ne commandons que les actes qui sont en notre pouvoir.
Or il n'est pas toujours en notre pouvoir de connaître le vrai ou d'en juger,
ce qui est un acte de la raison ; l'acte de cette faculté ne peut donc être
commandé.
Cependant :
ce que nous
faisons par notre libre arbitre, nous pouvons le commander. Or l'acte de la
raison est dans ce cas ; saint Jean Damascène dit en effet : "C'est
librement que l'homme cherche, scrute, juge et dispose." Donc les actes de
la raison peuvent être commandés.
Conclusion :
Du fait qu'elle
réfléchit sur elle-même, la raison peut ordonner son propre acte, comme elle
ordonne les actes des autres puissances ; c'est pourquoi son acte aussi peut
être commandé.
Mais il faut
prendre garde ici qu'un acte de la raison peut être envisagé de deux façons.
D'abord au point de vue de son exercice. Sous ce rapport l'acte de raison peut
toujours être commandé, par exemple lorsqu'on invite quelqu'un à faire
attention et à user de sa raison. Ensuite, au point de vue de son objet, et à
cet égard deux actes de la raison doivent être envisagés. Le premier consiste à
saisir de façon simple la vérité. Et cela n'est pas en notre pouvoir, car cela
se produit par la vertu d'une certaine lumière naturelle ou surnaturelle. C'est
pourquoi, de ce point de vue, l'acte de la raison n'est pas en notre pouvoir et
ne peut être commandé. Il y a un autre acte de la raison qui est de donner son
assentiment aux choses qu'elle appréhende. Si ce sont des vérités telles que
l'intelligence y adhère naturellement, comme les premiers principes,
l'assentiment que nous donnons ou refusons n'est pas en notre pouvoir, il
dépend de l'ordre naturel et alors, à proprement parler, il échappe à notre
commandement. Mais il y a des vérités saisies par nous qui ne convainquent pas
l'esprit au point qu'il peut donner ou refuser son assentiment, ou tout au
moins suspendre son jugement pour un motif quelconque. Dans ce dernier cas
l'assentiment ou le désaccord sont en notre pouvoir et tombent sous notre
commandement.
Solutions :
1. La raison se commande alors à elle-même comme la volonté se
meut elle-même, nous l'avons dit plus haut ; cela tient à ce que chacune de ces
puissances réfléchit sur son acte, allant de l'un à l'autre.
2. A cause de la diversité des objets qui sont soumis à l'acte
de la raison, rien n'empêche celle-ci de participer d'elle-même ; c'est ainsi
que la connaissance des conclusions participe de la connaissance des principes.
3. La réponse à cette objection ressort de ce qu'on a dit.
Objections :
1. Il semble que non. L'Apôtre dit en effet (Rm 7, 15) :
"je ne fais pas le bien que je veux", c'est-à-dire, explique la
Glose, que l'homme veut ne pas convoiter, et cependant il convoite. Mais
convoiter est un acte de l'appétit sensible. Donc son acte échappe à notre
commandement.
2. Nous avons vu dans la première Partie que, dans ses
mutations de formes, la matière corporelle obéit à Dieu seul. Or les actes de
l'appétit sensible comportent certaines mutations corporelles de ce genre,
selon la chaleur ou le froid. Ces actes ne sont donc pas soumis au commandement
de l'homme.
3. Le moteur propre de l'appétit sensible c'est ce
qu'appréhendent le sens ou l'imagination. Mais une telle appréhension n'est pas
toujours en notre pouvoir. Donc l'acte de l'appétit sensible n'est pas soumis
au commandement de notre raison.
Cependant :
Grégoire de Nysse
a dit "Ce qui obéit à la raison se divise en deux pouvoirs, le
concupiscible et l'irascible", qui appartiennent à l'appétit sensible.
L'acte de cet appétit est donc soumis au commandement de la raison.
Conclusion :
Un acte est soumis
à notre commandement dans la mesure où il est en notre pouvoir, avons-nous dit.
Dès lors, pour comprendre la façon dont les actes de l'appétit sensible sont
soumis aux ordres de la raison, il nous faut considérer de quelle façon ils
sont en notre pouvoir.
Il faut savoir
qu'à la différence de l'appétit intellectif ou volonté, l'appétit sensitif est
une vertu liée à un organe corporel. Or les actes d'une vertu utilisant un
organe corporel ne dépendent pas seulement de la puissance de l'âme, mais aussi
de la disposition de l'organe ; la vision par exemple dépend à la fois de la
puissance visuelle et de la qualité de l’oeil qui la facilite ou l'empêche.
Aussi l'acte de l'appétit sensible ne dépend pas seulement de la puissance de
l'âme, mais aussi de la disposition du corps. Or ce qui vient de la puissance
de l'âme est consécutif à une appréhension. Celle de l'imagination, étant
particulière, est réglée par l'appréhension de la raison, qui est universelle,
ainsi qu'une faculté active particulière réglée par une faculté active
universelle. C'est pourquoi, de ce côté, l'acte de l'appétit sensible est
soumis au commandement de la raison. Mais la qualité ou la disposition du corps
n'y est pas soumise. C'est pourquoi, de ce côté, il y a empêchement à ce que
les mouvements sensitifs soient totalement soumis au commandement de la raison.
Il peut arriver
aussi que le mouvement de l'appétit sensible se déclenche subitement sous
l'impression d'une image ou d'une sensation ; ce mouvement échappe alors au
commandement de la raison bien que celle-ci, si elle l'eût prévu, eût pu
l'empêcher. D'où la parole d'Aristote : "A l'égard du concupiscible et de
l'irascible, la raison n'exerce pas le pouvoir despotique", celui du
maître sur l'esclave, "mais un pouvoir politique", celui qui
s'adresse aux hommes libres non totalement soumis aux commandements.
Solutions :
1. Le fait que l'homme, tout en ayant la volonté de résister
aux convoitises, leur cède cependant, tient aux dispositions du corps qui
empêchent l'appétit sensible d'être totalement soumis aux ordres de la raison ;
aussi l'Apôtre ajoute-t-il (Rm 7, 23) : "J'aperçois dans mes membres une
autre loi qui lutte contre celle de mon esprit." Cela peut également tenir
aux mouvements subits de concupiscence dont nous venons de parler.
2. Une qualité corporelle peut avoir une double relation avec
l'acte de l'appétit sensible. Ou elle le précède, comme chez celui qui est prédisposé
corporellement à telle ou telle passion. Ou elle le suit, par exemple lorsque
quelqu'un s'échauffe sous le coup de la colère. La qualité qui précède échappe
au contrôle de la raison, car elle vient ou bien de la nature, ou bien d'une
motion antérieure qui ne peut être arrêtée aussitôt. Mais une qualité
postérieure à l'acte de l'appétit sensible suit le commandement de la raison
parce qu'elle est en dépendance du mouvement local du coeur qui se meut
diversement suivant les divers actes de l'appétit sensible.
3. Comme nos sensations supposent la présence d'un objet
extérieur, il n'est en notre pouvoir de percevoir quelque chose par nos sens
que si un tel objet est effectivement présent, ce qui ne dépend pas toujours de
nous. Cette condition réalisée, nous pouvons utiliser nos sens comme nous
l'entendons, sauf empêchement du côté de l'organe. Quant à la perception
imaginative, elle est soumise à l'ordination de la raison pour autant que la
force ou la débilité de l'imagination le permet. Qu'un homme en effet ne puisse
imaginer ce que sa raison considère, cela peut provenir ou de ce qu'il s'agit
de choses qu'on ne peut imaginer, telles les réalités incorporelles, ou de ce
que son imagination est trop faible, ce qui tient à une mauvaise disposition organique.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car les puissances sensibles sont plus
nobles que celles de l'âme végétative ; or les premières sont soumises au commandement
de la raison, donc bien davantage les secondes.
2. L'homme est appelé un microcosme parce que "l'âme est
dans le corps à la manière dont Dieu est dans le monde". Or Dieu est dans
le monde en sorte que tout ce qui s'y trouve obéit à son commandement. Donc
tout ce qui est dans l'homme obéit au commandement de la raison, même les
puissances de l'âme végétative.
3. On ne loue et on ne blâme que les actes soumis au pouvoir
de la raison. Or il peut y avoir louange et blâme, vertu et vice au sujet des
actes de la puissance de nutrition et de génération, comme c'est manifeste pour
la gourmandise, la luxure et les vertus opposées. Donc les actes de ces
puissances sont soumis au commandement de la raison.
Cependant :
Saint Grégoire de
Nysse affirme : "Les puissances nutritive et générative n'écoutent pas la
raison."
Conclusion :
Parmi nos actes,
certains procèdent de l'appétit naturel et d'autres de l'appétit animal ou
intellectuel, car tout agent désire en quelque manière sa fin. Or l'appétit
naturel ne suppose pas de connaissance préalable comme l'appétit animal et
intellectuel. Mais la raison commande par mode de puissance connaissante. C'est
pourquoi les actes qui procèdent de l'appétit intellectuel ou animal peuvent
être commandés par la raison, mais non les actes qui procèdent de l'appétit
naturel. Car ils sont les actes de l'âme végétative, ce qui faisait dire à saint
Grégoire de Nysse que "l'on appelle naturel ce qui relève des pouvoirs
génératif et nutritif" ; de tels actes ne sont donc pas soumis au
commandement de la raison.
Solutions :
1. Plus un acte est immatériel, plus il est noble et plus il
est soumis au commandement de la raison. Le fait même que les puissances
végétatives n'obéissent pas à la raison montre bien leur infériorité.
2. La similitude n'est ici que relative. L'âme meut le corps
comme Dieu meut le monde. Mais pas pour tout, car l'âme n'a pas créé le corps
de rien, comme Dieu a créé le monde ; c'est pourquoi celui-ci est totalement
soumis à son commandement.
3. Vertu et vice, louange et blâme, ne se rapportent pas ici
aux actes mêmes des puissances génératives et nutritives, qui sont la digestion
et la formation du corps humain, mais aux actes de la partie sensitive de l'âme
qui se réfèrent à ces actes comme le fait de désirer le plaisir de la
nourriture ou des actes sexuels, et d'en user comme on le doit, ou non.
Objections :
1. Non, semble-t-il, car ces membres sont plus éloignés de la
raison que les forces de l'âme végétative ; or celles-ci n'obéissent pas à la
raison, on vient de le dire. Donc bien moins encore les membres du corps.
2. C'est dans le coeur que le mouvement animal a son principe.
Mais le mouvement du coeur n'est pas soumis au commandement de la raison :
"Son battement n'écoute pas la raison", remarque saint Grégoire de
Nysse. Donc les mouvements des membres ne sont pas commandés par la raison.
3. Saint Augustin écrit que les mouvements des membres génitaux
"se produisent de façon inopportune quand rien ne les a sollicités ; il
peut se faire aussi qu'ils déçoivent celui qui brûle de désirs ; alors que
l'âme brûle de convoitise, le corps demeure froid". Donc les mouvements
corporels n'obéissent pas à la raison.
Cependant :
Saint Augustin dit
aussi "L'âme commande à la main de se mouvoir, et elle le fait avec une
telle facilité qu'on distingue à peine le commandement de son exécution."
Conclusion :
Les membres du
corps sont comme les organes des puissances de l'âme. Ils obéissent à la raison
de la même manière que les puissances de l'âme. Donc, puisque les facultés
sensibles sont soumises au pouvoir de la raison mais non les facultés
naturelles, il s'ensuit que le mouvement des membres qui dépend des puissances
sensibles est lui aussi soumis à la raison, mais que celui qui résulte des
puissances naturelles n'est pas soumis à la raison.
Solutions :
1. Les membres ne se meuvent pas eux-mêmes ; ils sont mus par
les puissances de l'âme dont certaines sont plus proches de la raison que les
forces de l'âme végétative.
2. Dans tout ce qui appartient au domaine de l'intelligence et
de la volonté on trouve en premier lieu ce qui est de la nature, d'où tout le
reste découle ; ainsi par exemple de la connaissance des principes
naturellement connus découle la connaissance des conclusions, et du vouloir de
la fin naturellement désirée découle le choix des moyens. De même encore, dans
les mouvements. Corporels, le principe est conforme à la nature. Leur principe
vient du mouvement du coeur. Aussi le mouvement du coeur est-il naturel et non
volontaire. Ce mouvement est consécutif à la vie, laquelle provient de l'union
entre l'âme et le corps. Il est comme son accident propre. C'est ainsi que le
mouvement des corps lourds et légers fait suite à leur forme substantielle, ce
qui fait dire à Aristote qu'ils sont mus par celui qui les a engendrés. Pour
cette raison le mouvement du coeur est appelé mouvement vital. Aussi Grégoire
de Nysse a-t-il pu affirmer que ce mouvement -qu'il appelle
"pulsatif" parce qu'il se manifeste dans la pulsation des veines,
n'obéit pas plus à la raison que ceux de la génération et de la nutrition.
3. Le fait que le mouvement des membres génitaux n'obéit pas à
la raison vient pour saint Augustin de la peine due au péché : l'âme, en raison
de sa désobéissance à Dieu, subit la peine de la désobéissance en ce membre
surtout par lequel le péché originel est transmis aux descendants.
Mais du fait que,
par le péché de nos premiers parents, comme on le dira plus loin, notre nature
fut abandonnée à elle-même privée de ce don surnaturel qui avait été conféré
par Dieu à l'homme, il y a lieu de rechercher un motif naturel de
l'insoumission particulière de ces membres à la raison. Aristote en donne
l'explication là où il dit : "Les mouvements du coeur et des membres
génitaux sont involontaires." Cela tient à ce que ces membres sont mus à
la suite d'une certaine appréhension ; l'intelligence et l'imagination
représentent certains objets qui déterminent des mouvements passionnels,
lesquels à leur tour amènent les mouvements de ces membres. Toutefois il ne
faut pas croire qu'ils sont mus par un ordre de la raison ou de l'intelligence,
car pour de tels mouvements une altération naturelle est requise qui n'est pas
soumise au commandement de la raison, à savoir le chaud et le froid. Que cela
se présente surtout en ces deux membres, cela tient à ce que chacun d'eux est
en quelque sorte un animal indépendant, en tant qu'il est un principe de vie et
qu'un principe est le tout en puissance. En effet, le coeur est le principe des
sens, et la vertu séminale, qui est tout l'animal en puissance, sort des
membres génitaux. Donc, comme ces principes doivent être naturels, ainsi qu'on
l'a dit, les mouvements propres de ces membres le sont aussi.
Nous
examinerons d'abord comment une action humaine est bonne ou mauvaise (Question
18-20). Ensuite, ce qui résulte de cette bonté ou malice, c'est-à-dire le
mérite ou le démérite, le péché et la faute (Question 21).
Sur le premier
point, l'étude sera triple : I. La bonté et la malice des actes humains en
général (Question 18). - II. La bonté et la malice des actes intérieurs
(Question 19). - III. La bonté et la malice des actes extérieurs (Question 20).
1. Toute action est-elle bonne, ou y en a-t-il qui soient mauvaises ? -
2. La bonté ou la malice de l'action humaine lui vient-elle de son objet ? - 3.
Vient-elle des circonstances ? - 4. Vient-elle de la fin ? - 5. Y a-t-il des
actions humaines qui soient bonnes ou mauvaises selon leur espèce ? - 6. Cette
spécification en bien ou en mal vient-elle de la fin ? - 7. L'espèce qui vient
de la fin est-elle subordonnée comme à un genre à celle qui vient de l'objet,
ou est-ce le contraire ? - 8. Y a-t-il des actes humains indifférents selon
leur espèce ? - 9. Y a-t-il des actes humains individuels qui soient
indifférents ? - 10. Y a-t-il des circonstances qui puissent rendre un acte
moral spécifiquement bon ou mauvais ? - 11. Toute circonstance qui augmente la
bonté ou la malice d'un acte moral, le range-t-elle dans une nouvelle espèce de
bien ou de mal ?
Objections :
1. Toute action humaine semble bonne. En effet, Denys affirme
: "Le mal n'agit que par la vertu du bien." Mais par la vertu du bien
il ne se fait rien de mauvais. Donc aucune action n'est mauvaise.
2. Nul être n'agit sinon en tant qu'il est en acte. Or, aucun
être n'est mauvais en tant qu'il est en acte ; il est mauvais en tant qu'il
n'est qu'en puissance et privé de l'acte ; et il est bon en tant que la
puissance est perfectionnée par l'acte, selon Aristote. Donc aucun être n'agit
en tant que mauvais, mais seulement en tant que bon. Donc toute action est
bonne et il n'y en a aucune de mauvaise.
3. Le mal ne peut être causé que par accident, comme le montre
Denys. Mais toute action produit par soi quelque effet. Donc il n'y a aucune
action mauvaise, toutes les actions sont bonnes.
Cependant :
Le Seigneur dit,
en saint Jean (3, 20) : "Quiconque agit mal hait la lumière." Donc il
y a des actions de l'homme qui sont mauvaises.
Conclusion :
Il en est du bien
et du mal dans les actions comme du bien et du mal dans les êtres, parce que
tout être produit une action conforme à sa nature. Or le bien dans les êtres
est proportionné à leur être, puisque le bien et l'être sont convertibles entre
eux, comme nous l'avons dit dans la première Partie. Or Dieu seul possède la
plénitude de son être dans l'unité et la simplicité ; tout autre être possède
la plénitude qui lui convient, dans la diversité. De là vient que certains
êtres, quoique possédant une certaine mesure d'être, ne possèdent cependant pas
la plénitude que demande leur nature. Ainsi, la plénitude de l'être humain
requiert qu'il soit composé d'une âme et d'un corps, et qu'il possède toutes
les puissances et organes de connaissance et de mouvement réclamés par sa
nature ; de sorte qu'un homme à qui il manque quelqu'une de ces choses, ne
possède pas la plénitude qui convient à son être. Donc, autant il aura d'être,
autant il aura de bonté ; mais en tant qu'il lui manque quelque chose de ce
qu'exige la plénitude de son être, il y a en lui défaut de bonté, défaut qui
prend le nom de mal ; ainsi un aveugle a cela de bon qu'il vit, mais c'est un
mal pour lui d'être privé de la vue. Si une chose, au contraire, ne possédait
aucun degré d'être ou de bonté, on ne pourrait lui attribuer ni bien ni mal.
Mais parce que la plénitude d'être entre dans la nature du bien, un être auquel
il manquera quelque chose de la plénitude qui lui convient, ne sera pas
simplement bon ; il ne l'est que dans un certain sens, en tant qu'il est être.
Il pourra néanmoins être appelé simplement être, et, dans un certain temps
seulement, non-être, comme nous l'avons dit dans la première Partie. Donc toute
action aura autant de bonté qu'elle aura d'être ; et autant elle s'éloignera de
la plénitude qui convient à l'action humaine, autant elle s'éloignera de la
bonté et deviendra mauvaise ; ce qui arrive lorsqu'il lui manque soit la mesure
conforme à la raison, ou le bien convenable, ou autre chose semblable.
Solutions :
1. Le mal agit effectivement en vertu d'un bien, mais d'un
bien défectueux. Sans bien d'aucune sorte, il ne pourrait y avoir ni être, ni
action. S'il n'y avait pas de défaut dans le bien, il n'y aurait pas de mal.
L'action ainsi causée n'est donc qu'un bien défectueux ; elle est un bien sous
un certain rapport, mais absolument elle est un mal.
2. Rien n'empêche qu'un être soit en acte sous un rapport, et
puisse donc agir ; tandis que sous un autre rapport il est privé de l'acte, et
ne produit par suite qu'une action défectueuse. Ainsi un aveugle possède en
acte la faculté de se mouvoir, en vertu de laquelle il peut marcher ; mais
n'ayant pas la vue pour diriger ses pas, sa marche est défectueuse et il ne va
qu'à tâtons.
3. Une action mauvaise peut par elle-même produire un effet
par ce qu'elle a de bonté et d'être ; ainsi l'adultère cause la génération
parce qu'il comporte l'union de l'homme et de la femme, mais non en tant qu'il
déroge à l'ordre de la raison.
Objections :
1. Il semble que non. Les êtres sont en effet les objets des
actions. Or, le mal, d'après saint Augustin, ne vient pas des êtres, mais de
l'usage qu'en font les pécheurs. Donc la bonté ou la malice des actions
humaines ne vient pas de leur objet.
2. L'objet tient lieu de matière par rapport à l'action. Or,
la bonté d'un être ne vient pas de la matière, mais plutôt de la forme qui en
est l'acte. Donc les actions ne tirent pas leur bonté ou leur malice de leur
objet.
3. L'objet d'une puissance active est à l'action ce que
l'effet est à la cause. Or, la bonté de la cause ne dépend pas de l'effet, mais
c'est plutôt le contraire. Donc l'action humaine ne tire pas sa bonté ou sa
malice de son objet.
Cependant :
Il est écrit dans
Osée (9, 10) : "Ils sont devenus abominables comme les choses qu'ils ont
aimées." Or, l'homme devient abominable devant Dieu par la malice de ses
actes. Donc la malice de ses actes résulte du mal qui est dans les objets de
son amour ; et il en est de même de leur bonté.
Conclusion :
Ainsi que nous
venons de le dire, le bien et le mal dans l'action résultent, comme dans les
autres domaines, de la présence ou de l'absence de la plénitude d'être qui lui
convient. Or, le premier élément qui semble appartenir à la plénitude d'un être
est ce qui lui donne son espèce. Les êtres naturels tirent leur espèce de leur
forme, et l'action la reçoit de son objet, de même que le mouvement la reçoit
de son terme. C'est pourquoi, de même que la bonté première d'un être naturel
provient de la forme qui le spécifie, de même la bonté première d'un acte moral
résulte de l'objet qui lui convient ; aussi cette bonté est-elle appelée par
certains auteurs bonté générique ;
elle consiste, par exemple, à user de ce qu'on possède. Dans l'ordre de la
nature, le premier mal consiste en ce que la chose engendrée n'atteint pas sa
forme spécifique, lorsque, par exemple, ce n'est pas un homme qui est engendré,
mais autre chose à sa place. De même le premier mal dans les actions morales
vient-il de leur objet, par exemple prendre le bien d'autrui. C'est le mal
qu'on appelle communément générique, en donnant au mot genre le sens du mot
espèce, de la même manière que nous donnons à toute l'espèce humaine le nom de
genre humain.
Solutions :
1. Quoique les réalités extérieures soient bonnes en
elles-mêmes, elles ne sont pas toujours dans une proportion voulue avec telle
ou telle action. Aussi, considérées comme objet de ces actions, ne sont-elles
pas réputées bonnes.
2. L'objet n'est pas la matière dont l'action est faite, mais
la matière que l'action concerne ; et cet objet a, d'une certaine façon, raison
de forme, en ce qu'il détermine l'espèce de l'acte.
3. L'objet de l'action de l'homme n'est pas toujours l'objet
d'une puissance active. Car la puissance appétitive est passive en quelque
manière, en tant qu'elle est mue par son objet désirable, et pourtant elle est
le principe des actes humains. De même, les objets des puissances actives ne
doivent pas toujours être considérés comme leurs effets, mais seulement
lorsqu'ils ont été transformés par elles ; ainsi l'aliment transformé est un
effet de la puissance nutritive ; non encore transformé, il n'est que la
matière sur laquelle cette puissance s'exerce. Or, du fait que l'objet est,
d'une certain manière, l'effet de la puissance active, il suit qu'il est le
terme de l'action ; et, par suite, qu'il lui donne sa forme et son espèce, le
mouvement étant spécifié par son terme. Et quoique la bonté d'une action ne
résulte pas de la bonté de son effet, toutefois on l'appelle bonne parce
qu'elle peut produire un effet bon ; et ainsi la proportion de l'action avec
son effet est la raison de sa bonté.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Les circonstances, a-t-on dit,
accompagnent l'acte, tout en existant en dehors de lui. Or, le bien et le mal
sont dans les choses elles-mêmes, selon Aristote. Donc l'action ne devient pas
bonne ou mauvaise suivant les circonstances.
2. La bonté ou le malice des actes est le sujet principal de
la doctrine morale. Or les circonstances, étant des accidents par rapport aux
actes, sont en dehors de la considération de l'art, car "aucun art ne
considère ce qui arrive seulement par accident", dit Aristote. Donc la
bonté ou la malice des actes ne dépend pas des circonstances.
3. Ce qui convient à une chose considérée dans sa substance ne
lui est pas attribué par un accident. Or, le bien et le mal conviennent à une
action prise dans sa substance, parce que l'action, en son genre, peut être
bonne ou mauvaise, comme on vient de le dire. Donc il ne dépend pas des
circonstances que les actions soient bonnes ou mauvaises.
Cependant :
Le Philosophe dit
que "l'homme vertueux fait ce qu'il faut, quand il le faut, et dans les
circonstances voulues". A l'opposé, l'homme vicieux, selon son vice
particulier, agit quand il ne faut pas, là où il ne le faut pas. Donc les
actions humaines peuvent être bonnes ou mauvaises suivant les circonstances.
Conclusion :
La plénitude et la
perfection qui conviennent aux êtres naturels ne résultent pas seulement de la
forme substantielle qui les spécifie, mais viennent aussi, pour une bonne part,
des accidents surajoutés ; ce sera, pour l'homme, par exemple, la figure, la
couleur, et autres choses semblables ; et si quelqu'un de ces accidents, requis
pour que son état soit convenable, vient à faire défaut, il en résulte un mal.
Il en est de même dans l'action. Car la plénitude de bonté qui lui convient ne
consiste pas seulement dans son espèce ; elle reçoit un supplément de bonté des
accidents qui lui adviennent. Et tel est le cas des circonstances requises.
D'où, s'il manque quelqu'une de ces circonstances, l'action sera mauvaise.
Solutions :
1. Les circonstances sont extérieures à l'action en tant
qu'elles ne lui sont pas essentielles ; elles sont en elle comme ses accidents.
Il en est d'elles comme des accidents des substances naturelles, qui sont eux
aussi en dehors de l'essence.
2. Tous les accidents ne sont pas purement accidentels par
rapport à leur sujet ; il y en a qui lui sont liés de soi, et ceux-là sont
envisagés par l'art. C'est ainsi que la morale considère les circonstances.
3. Puisque le bien est convertible avec l'être, et que l'être
peut s'entendre de la substance et de l'accident, le bien est attribué dans ces
deux sens aux choses naturelles comme aux actions morales.
Objections :
1. Il ne semble pas. Selon Denys "personne n'agit en vue
du mal". Donc si la fin rendait les actions bonnes ou mauvaises, il n'y en
aurait aucune de mauvaise ; ce qui est évidemment faux.
2. La bonté d'un acte lui est intrinsèque. Or la fin est une
cause extrinsèque. Donc elle ne peut rendre une action bonne ou mauvaise.
3. Des actions bonnes sont quelquefois rapportées à une fin
mauvaise, lorsque, par exemple, on fait l'aumône par vaine gloire.
Réciproquement des actions mauvaises sont rapportées à une fin bonne, lorsque,
par exemple, on vole pour donner à un pauvre. Donc la fin ne rend pas l'action
bonne ou mauvaise.
Cependant :
Boèce dit :
"Une chose est bonne si la fin en est bonne", et mauvaise si la fin
est mauvaise.
Conclusion :
Il en est de la
bonté des êtres comme de leur existence même. Il y en a dont l'existence ne
dépend d'aucun autre, et qu'il suffit, par suite, de considérer absolument. Il
y en a aussi dont l'existence dépend d'un autre être et donc doit être
envisagée dans son rapport avec la cause dont il dépend. Or, de même que
l'existence d'une chose dépend de l'agent et de la forme, de même sa bonté
dépend de la fin. C'est pourquoi, dans les personnes divines, dont la bonté ne
dépend pas d'autrui, cette bonté n'est pas considérée par rapport à une fin.
Mais dans les actes humains et les autres êtres qui dépendent de certaines
causes, outre la bonté absolue qui est en eux, il faut voir encore la bonté
qu'ils empruntent à la fin dont ils dépendent.
Ainsi donc, on
peut envisager une quadruple bonté de l'action humaine. D'abord une bonté
générique, qui lui convient en tant qu'action, car, nous l'avons dit, elle a
autant de bonté qu'elle a d'être. Deuxièmement, une bonté spécifique qui
résulte de l'objet approprié. En troisième lieu, une bonté qui résulte des
circonstances, qui sont comme les accidents de l'acte. En quatrième lieu, une
bonté qui résulte de la fin, comme de son rapport avec la cause de la bonté.
Solutions :
1. Le bien qu'on se propose pour fin n'est pas toujours un
vrai bien ; quelquefois il est réel, quelquefois il n'est qu'apparent, et dans
ce dernier cas, la fin peut rendre l'action mauvaise.
2. Quoique la fin soit une cause extrinsèque, néanmoins la proportion
voulue et le rapport qu'elle a avec l'action sont intrinsèques à l'action même.
3. Rien n'empêche qu'une action, dotée d'une des bontés que
nous avons énumérées, manque des autres. En ce sens, il arrive qu'une action
bonne dans son espèce ou dans ses circonstances soit rapportée à une fin
mauvaise, ou inversement. Néanmoins elle n'est absolument bonne que si ces
diverses sortes de bonté concourent à sa perfection, car "n'importe quel
défaut produit le mal, mais le bien ne provient que d'une cause parfaite",
dit Denys.
Objections :
1. Il semble que non. Le bien et le mal des actes sont
conformes à ceux des êtres, on l'a dit. Or, dans les êtres, le bien et le mal
ne diversifient pas l'espèce ; car un homme bon est de la même espèce qu'un
homme mauvais. Donc le bien et le mal ne diversifient pas l'espèce des actes.
2. Le mal, étant une privation, est un non-être. Mais le
non-être ne peut constituer une différence, d'après le Philosophe. Donc,
puisque la différence constitue l'espèce, il semble qu'un acte ne rentre pas
dans une espèce nouvelle du fait qu'il est mauvais. Par suite, le bien et le
mal ne diversifient pas l'espèce des actes humains.
3. A des actes spécifiquement divers correspondent des effets
divers. Or, un même effet peut résulter de deux actes dont l'un est bon et
l'autre mauvais ; ainsi la génération résulte de l'adultère comme du mariage.
Donc les actes bons et les actes mauvais ne diffèrent pas quant à l'espèce.
4. Le bien et le mal résultent quelquefois des circonstances.
Or la circonstance, étant un accident, ne peut donner à l'acte son espèce. Donc
les actes humains ne diffèrent pas en espèce selon leur bonté ou leur malice.
Cependant :
D’après le
Philosophe, "des habitus semblables produisent des actes semblables".
Or, les habitus bons et mauvais diffèrent spécifiquement, comme la libéralité
et la prodigalité. Donc les actes bons et mauvais diffèrent par leur espèce.
Conclusion :
Tout acte, nous
l'avons dit, est spécifié par son objet. Il suit de là qu'une certaine
diversité dans les objets constitue parmi les actes une diversité d'espèce. Il
faut aussi considérer que la différence de l'objet peut faire la différence de
l'espèce dans les actes en tant qu'ils sont rapportés à un principe actif,
alors que cette différence ne spécifie nullement les actes en tant qu'ils sont
rapportés à un autre principe actif. Car l'espèce ne résulte pas d'une relation
accidentelle, mais d'une relation essentielle par rapport à un principe actif,
et accidentelle par rapport à un autre ; ainsi la connaissance de la couleur et
celle du son diffèrent essentiellement par rapport aux sens, et ne diffèrent
pas par rapport à l'intellect.
Dans les actes
humains, le bien et le mal sont déterminés par le rapport à la raison, parce
que, comme dit Denys, le bien de l'homme consiste dans la conformité, et le mal
dans la contrariété à l'égard de la raison. En effet, le bien d'un être est ce
qui convient à sa forme, et le mal ce qui est en opposition avec elle. Il est
donc clair que la différence du bien et du mal considérée dans l'objet
entretient un rapport essentiel avec la raison, selon que l'objet convient à
celle-ci ou non. Or, nos actes sont appelés humains ou moraux en tant qu'ils
sont l’oeuvre de la raison. Il en résulte clairement que le bien et le mal
diversifient les espèces des actes moraux, puisque les différences essentielles
diversifient les espèces.
Solutions :
1. Même dans les êtres naturels les espèces sont diversifiées
par le bien et le mal, c'est-à-dire par ce qui est conforme ou contraire à la
nature. Un corps mort, en effet, et un corps vivant ne sont pas de la même
espèce. De même le bien qui résulte de la conformité à la raison, et le mal qui
résulte de la non-conformité, changent l'espèce des actes moraux.
2. Le mal implique une privation, non absolue, mais relative à
telle ou telle puissance. Un acte, en effet, est mauvais dans son espèce, non
parce qu'il n'a aucun objet, mais parce qu'il a un objet contraire à la raison,
comme, par exemple, prendre le bien d'autrui. D'où il suit que l'objet, étant
une réalité positive, peut constituer l'espèce qu'est l'acte mauvais.
3. L'acte conjugal et l'adultère, par rapport à la raison,
diffèrent spécifiquement, et produisent aussi des effets d'espèce différente ;
car l'un mérite louange et récompense, l'autre, blâme et châtiment. Mais sous
le rapport de la génération, ils ne diffèrent pas d'espèce, et ils ont par conséquent
un même résultat spécifique.
4. Les circonstances sont prises quelquefois comme constituant
la différence essentielle d'un objet, en tant qu'on les compare à la raison ;
et, dans ce cas, elles peuvent spécifier l'acte moral. Cela arrive nécessairement
toutes les fois qu'elles changent un acte bon en un acte mauvais ; ce qu'elles
ne peuvent faire que par leur opposition à la raison.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Les actes sont spécifiés par leur objet.
Or, la fin diffère de l'objet. Donc le bien et le mal qui viennent de la fin,
ne diversifient pas l'espèce des actes.
2. Ce qui n'est qu'accident ne détermine pas l'espèce, on vient
de le dire. Or, le rapport d'un acte avec telle fin est souvent accidentel, par
exemple faire l'aumône par vaine gloire. Donc le bien et le mal qui viennent de
la fin ne diversifient pas l'espèce des actes.
3. Des actes spécifiquement divers peuvent être rapportés à
une même fin ; ainsi la vaine gloire peut être la fin de plusieurs vertus et de
plusieurs vices. Donc le bien et le mal qui résultent de la fin ne diversifient
pas l'espèce des actes.
Cependant :
Nous avons montré
plus haut que les actes humains étaient spécifiés par la fin. Donc ils le sont
par le bien et le mal qui dépendent de la fin.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, on appelle humains certains actes parce qu'ils sont volontaires.
Or, l'acte volontaire se compose de deux actes, l'un intérieur, l'autre
extérieur, qui ont chacun leur objet propre. La fin est l'objet propre de
l'acte intérieur, celui de l'acte extérieur est ce sur quoi il porte. De même
donc que l'objet sur lequel s'exerce l'acte extérieur spécifie cet acte, ainsi
l'acte intérieur est-il spécifié par la fin comme par son objet propre. Mais ce
qui provient de la volonté est comme la forme de ce que réalise l'acte
extérieur, parce que nos membres sont les instruments dont la volonté se sert
pour agir ; et les actes extérieurs ne sont moraux que dans la mesure où ils
sont volontaires. C'est pourquoi l'espèce des actes moraux résulte formellement
de la fin, et matériellement de l'objet de l'acte extérieur. De là cette parole
du Philosophe : "Celui qui vole pour commettre un adultère, est plutôt
adultère que voleurs."
Solutions :
1. La fin, on l'a vu, peut être également considérée comme
objet.
2. Quoique l'acte extérieur soit accidentellement rapporté à
telle fin, il n'en est pas de même de l'acte intérieur qui est la forme de
l'acte extérieur.
3. Lorsque plusieurs actes spécifiquement divers sont
rapportés à une même fin, il y a bien diversité d'espèce dans les actes
extérieurs ; mais il y a unité spécifique du côté de l'acte intérieur.
Objections :
1. Il semble bien que la bonté spécifique qui vient de la fin
soit subordonnée à la bonté spécifique qui vient de l'objet, comme l'espèce est
subordonnée à son genre ; ainsi, par exemple, si quelqu'un veut voler pour
faire l'aumône. Car l'acte tire son espèce de l'objet, on vient de le dire. Or,
il est impossible qu'une chose soit renfermée dans une espèce différente de la
sienne et qui ne soit pas subordonnée à celle-ci, car une même chose ne peut
appartenir à des espèces différentes et indépendantes. Donc l'espèce qui vient
de la fin est renfermée dans celle qui vient de l'objet.
2. Toujours la différence ultime constitue l'espèce la plus
particulière. Or. la différence qui vient de la fin est postérieure à celle qui
vient de l'objet, car la fin a qualité de terme ultime. Donc l'espèce qui vient
de la fin est renfermée dans celle qui vient de l'objet, comme étant plus
particulière que celle-ci.
3. Plus une différence est formelle, plus elle est
particulière, parce que la différence est au genre ce que la forme est à la
matière. Or, nous venons de voir que l'espèce qui vient de la fin est plus formelle
que celle qui vient de l'objet. Donc l'espèce qui vient de la fin est renfermée
dans celle qui vient de l'objet, comme l'espèce dans son genre.
Cependant :
Tout genre a des
différences déterminées. Or, les actes appartenant à l'espèce qui vient de l'objet,
peuvent être rapportés à une infinité de fins : ainsi le vol peut avoir pour
fin une foule de biens et de maux. Donc l'espèce qui vient de la fin n'est pas
subordonnée à celle qui vient de l'objet, comme à son genre.
Conclusion :
L'objet d'un acte
extérieur peut avoir deux sortes de rapports avec la fin déterminée par la
volonté. Il peut lui être rapporté de soi ; ainsi, combattre courageusement a,
de sa nature, un rapport direct avec la victoire. Il peut aussi ne lui être
rapporté qu'accidentellement ; lorsque, par exemple, on prend le bien d'autrui
pour faire l'aumône. Or, d'après le Philosophe, les différences qui divisent un
genre et forment ses espèces doivent le diviser de soi ; si elles ne le font
que par accident, la division n'est pas correcte. Si l'on disait par exemple
que, parmi les animaux, les uns sont raisonnables, les autres sont privés de
raison, et que, parmi ces derniers, les uns ont des ailes, les autres en sont
dépourvus ; ces derniers qualités, en effet, ne déterminent pas de soi la
nature de l'animal privé de raison. Mais il faudrait ainsi diviser les animaux
: les uns ont des pieds, les autres n'en ont pas ; et parmi les premiers, les
uns en ont deux, les autres quatre, d'autres un plus grand nombre. Cette
division détermine de soi la première différence établie.
Ainsi donc, quand
l'objet n'est pas par lui-même rapporté à la fin, la différence spécifique qui
vient de l'objet n'est pas propre à déterminer celle qui vient de la fin, ni
réciproquement. D'où il suit que ces espèces ne rentrent pas l'une dans
l'autre, et qu'alors l'acte moral est comme renfermé dans deux espèces
disparates. Aussi disons-nous que celui qui vole pour commettre la fornication
commet deux fautes en un seul acte. Mais si l'objet est par lui-même rapporté à
la fin, l'une des différences détermine l'autre, et, par suite, l'une est
renfermée dans l'autre.
Reste à examiner
quelle différence dépend de l'autre. Pour le déterminer clairement, il faut
considérer ces principes. D'abord, plus la forme qui cause la différence est
particulière, plus cette différence est spécifique. En second lieu, plus un
agent est universel, et plus sa forme l'est aussi. En troisième lieu, à une fin
éloignée correspond un agent plus universel ; ainsi la victoire, qui est la fin
de l'armée, est ce que se propose le général en chef ; mais la disposition de
tel ou tel bataillon est la fin que se proposent les officiers inférieurs.
Il découle de là
que la différence spécifique venant de la fin est plus générale, et que celle
qui vient d'un objet par lui-même rapporté à cette fin est spécifique par
rapport à la première. Car la volonté, dont l'objet propre est la fin, est le
moteur universel des autres puissances de l'âme, qui ont en propre les objets
des actes particuliers.
Solutions :
1. Considérée en elle-même, une chose ne peut pas appartenir à
deux espèces indépendantes ; mais ses accidents peuvent la ranger dans des
espèces différentes ; ainsi la couleur d'un fruit le range dans la classe des
objets blancs, et son parfum dans la classe des objets odorants. De même un
acte qui, pris en lui-même, appartient à telle espèce, pourra, à cause de
conditions morales adventices, être rangé dans deux espèces, comme on l'a dit.
2. La fin vient en dernier lieu dans l'exécution, mais elle
est première dans l'intention de la raison, qui détermine les espèces des actes
moraux.
3. La différence est au genre ce que la forme est à la
matière, en tant qu'elle fait passer le genre à l'acte ; mais le genre est
aussi plus formel que l'espèce, comme étant plus absolu et moins restreint.
Aussi les parties d'une définition se résolvent-elles dans le genre de la cause
formelle, dit le Philosophe ; et, sous ce rapport, le genre est la cause
formelle de l'espèce, et d'autant plus formel qu'il est plus commun.
Objections :
1. Il semble que non. Le mal, d'après saint Augustin, est la
privation d'un bien. Or la privation et l'habitus sont en opposition immédiate,
d'après le Philosophe. Donc il n'y a pas d'acte spécifiquement indifférent, et
existant comme un intermédiaire entre le bien et le mal.
2. Les actes humains, on l'a dit, sont spécifiés par leur fin
ou leur objet. Or, tout objet et toute fin a raison de bien ou de mal. Donc
tout acte humain est bon ou mauvais, et aucun n'est indifférent dans son
espèce.
3. Ainsi qu'on l'a vu, l'acte bon est celui qui a la
perfection qui lui convient, et l'acte mauvais celui qui ne l'a pas. Or,
nécessairement, tout acte a ou n'a pas la plénitude de bonté qui lui convient.
Donc nécessairement tout acte est bon ou mauvais dans son espèce et aucun n'est
indifférent.
Cependant :
Saint Augustin dit
qu'il y certaines actions moyennes "qui peuvent être faites avec une bonne
ou une mauvaise intention et dont il est téméraire de juger. Donc il y a des
actes indifférents dans leur espèce.
Conclusion :
Tout acte, comme
nous l'avons vu, est spécifié par son objet, et l'acte humain appelé acte moral
est spécifié par l'objet considéré dans son rapport avec le principe des actes
humains qui est la raison. Si l'objet d'un acte renferme quelque chose de
conforme à l'ordre voulu par la raison, cet acte sera spécifiquement bon ; par
exemple, faire l'aumône à un indigent. S'il renferme, au contraire, quelque
chose que la raison réprouve, il sera spécifiquement mauvais par exemple,
voler, c'est-à-dire prendre le bien d'autrui. Mais quelquefois l'objet d'un
acte ne renferme rien qui touche à l'ordre de la raison ; par exemple, ramasser
un brin de paille, aller à la campagne, etc., et ces actes sont indifférents
dans leur espèce.
Solutions :
1. Il y a deux sortes de privation. L'une consiste dans un
état de privation totale, qui ne laisse rien, mais enlève tout ; telles sont la
cécité par rapport à la vue, la complète obscurité par rapport à la lumière, la
mort par rapport à la vie ; entre une privation de ce genre et l'habitus, il ne
peut y avoir de moyen terme. Il y a une autre privation qui est limitée : ainsi
la maladie est la privation de la santé, non qu'elle la détruise totalement,
mais parce qu’elle est la voie qui conduit à la destruction totale opérée par
la mort. Cette privation-là, laissant subsister quelque chose, n'est pas
toujours en opposition radicale avec l'habitus contraire. C'est en ce sens que
le mal est la privation du bien, comme dit Simplicius ; car il n'enlève pas
tout le bien, mais en laisse une partie. D'où il suit qu'il peut y avoir un
milieu entre le bien et le mal.
2. Tout objet et toute fin ont une bonté ou une malice au
moins naturelle, mais non toujours une bonté ou une malice morale, laquelle
résulte de leur rapport avec la raison ; c'est de celle-ci qu'il s'agit
maintenant.
3. Tout ce qui est dans un acte n'appartient pas à son espèce.
De ce fait, quoique son espèce ne renferme pas tout ce qui convient à la
plénitude de la bonté qui lui est propre, un acte n'est pas pour cela
spécifiquement mauvais, ni bon non plus ; de même que l'homme, selon son
espèce, n'est ni vertueux ni vicieux.
Objections :
1. Il semble que oui. Il n'y a aucune espèce qui ne renferme
ou ne puisse renfermer quelque individu. Or, il y a des actes indifférents dans
leur espèce, comme on vient de le voir. Donc un acte individuel peut être
indifférent.
2. "Les actes individuels produisent des habitus qui leur
sont semblables", selon Aristote. Or il y a des habitus indifférents, car
selon lui certains, en particulier des gens indolents et des prodigues, ne sont
pas mauvais ; cependant il est clair qu'ils ne sont pas bons, car ils
s'écartent de la vertu ; et ainsi leur manière d'être est indifférente. Donc il
y a des actes individuels qui sont indifférents.
3. Le bien moral appartient à la vertu, et le mal moral au
vice. Or quelquefois l'homme ne rapporte pas un acte, de sa nature indifférent,
à une fin vertueuse ou vicieuse. Donc il y a des actes individuels qui sont
indifférents.
Cependant :
Saint Grégoire
dit, dans une de ses homélies : "La parole oiseuse est celle qui n'est ni
utile à la vertu, ni nécessaire aux yeux de la raison." Or, les paroles
oiseuses sont mauvaises, puisque les hommes doivent en rendre compte au jour du
jugement, selon saint Matthieu (12, 36). Mais si elles sont dictées par une
juste nécessité ou une utilité pieuse, ces paroles sont bonnes. Donc toute
parole que nous disons est bonne ou mauvaise, et par la même raison, tout acte
est bon ou mauvais. Donc aucun acte individuel n'est indifférent.
Conclusion :
Il arrive qu'un
acte soit indifférent dans son espèce, alors qu'il est bon ou mauvais pris
individuellement. Cela résulte de ce que l'acte moral, comme nous l'avons dit,
reçoit sa bonté non seulement de l'objet qui le spécifie, mais encore des circonstances
qui en sont comme les accidents ; ainsi telle chose convient comme accident à
un homme particulier, qui ne convient pas à l'homme pris selon son espèce. Il
faut même que tout acte individuel ait quelque circonstance tirée au moins de
la fin, objet de l'intention, qui le rende bon ou mauvais. En effet, la raison
ayant pour objet de disposer adéquatement les actes délibérés, tout acte, par
cela seul qu'il n'est pas rapporté à la fin voulue, contredit la raison et
devient mauvais. S'il est rapporté à la fin voulue, il est conforme à la
raison, et par conséquent doté de bonté morale. Or, tout acte est
nécessairement rapporté, ou non, à la fin requise. Donc tout acte individuel
provenant d'une délibération de la raison est nécessairement bon ou mauvais. S'il
ne provient pas d'une délibération antérieure mais de l'imagination - par
exemple, se frotter la barbe, remuer la main ou le pied - cet acte n'est pas à
proprement parler un acte moral et humain, puisque c'est la raison qui donne
aux actes cette qualité ; il est indifférent, en ce sens qu'il est étranger au
genre des actes moraux.
Solutions :
1. Qu'un acte soit spécifiquement indifférent, cela peut
arriver de plusieurs manières. D'abord l'indifférence d'un acte pourrait être
requise par son espèce même, et c'est ce que suppose l'objection. Mais aucun
acte n'est indifférent de cette manière, car il n'y a aucun objet des actes
humains qui, soit par la fin, soit par les circonstances, ne puisse être rendu
bon ou mauvais. Un acte peut encore être dit spécifiquement indifférent,
lorsque par sa nature il n'est ni bon ni mauvais, mais peut toutefois devenir
tel d'une autre manière. Ainsi l'homme n'est ni blanc ni noir par son espèce,
mais celle-ci ne s'oppose pas à ce qu'il soit l'un ou l'autre ; la blancheur et
la noirceur chez l'homme peuvent, en effet, résulter d'autres principes que
ceux qui caractérisent son espèce.
2. Le Philosophe appelle proprement mauvais celui qui nuit aux
autres hommes ; en ce sens il dit que le prodigue n'est pas mauvais, parce qu'il
ne nuit à aucun autre qu'à lui-même ; et il en est ainsi de tous ceux qui ne
nuisent pas à leur prochain. Mais nous, nous appelons généralement mal tout ce
qui est contraire à la droite raison ; et, en ce sens, tout acte individuel,
comme on l'a vu, est bon ou mauvais.
3. Toute fin que l'homme se propose en vertu d'une
délibération de la raison se rapporte au bien d'une vertu ou au mal d'un vice.
Ainsi, ce que l'on fait comme il le faut pour l'entretien ou le repos du corps
appartient à la vertu, si l'on fait servir son corps à la vertu. Et ainsi pour
le reste.
Objections :
1. Il ne semble pas. L'acte est spécifié par l'objet. Or les
circonstances diffèrent de l'objet ; donc elles ne spécifient pas l'acte.
2. Les circonstances sont des accidents par rapport à l'acte
moral, on l'a dit. Or, les accidents ne constituent pas les espèces de bien et
de mal.
3. Une seule chose ne peut appartenir à plusieurs espèces. Or,
un seul acte peut renfermer plusieurs circonstances. Donc les circonstances ne
rendent pas un acte bon ou mauvais.
Cependant :
Le lieu est une
circonstance. Or, le lieu peut spécifier la malice de l'acte moral, car voler
dans un lieu saint est sacrilège. Donc une circonstance peut rendre un acte
moral spécifiquement bon ou mauvais.
Conclusion :
De même que les
espèces des êtres naturels sont constituées par les formes naturelles, de même
les espèces des actes moraux résultent des formes telles que la raison les
conçoit, nous l'avons vu plus haut. Mais la nature ayant un objet unique et
déterminé, et ne pouvant procéder à l'infini, il faut nécessairement arriver à
une forme dernière qui fournit la différence spécifique, et au-delà de laquelle
il ne saurait y en avoir d'autre. De là vient que les accidents, dans les êtres
naturels, ne peuvent fournir la différence constitutive d'une espèce. Mais la
raison, dans sa marche, n'est pas déterminée à un seul objet et peut, après un
terme donné, aller toujours au-delà. C'est pourquoi ce qui, dans un acte, est
considéré comme une circonstance surajoutée à l'objet qui spécifie cet acte,
peut ensuite être considéré comme une des conditions principales de l'objet qui
détermine l'espèce de l'acte. Ainsi prendre le bien d'autrui est spécifié par
sa qualité de bien dérobé, et cet acte est pour cela rangé dans l'espèce du vol
; si à partir de là on considère le temps et le lieu, on les envisagera comme
des circonstances. Mais comme la raison peut aussi régler le temps, le lieu,
etc., la condition du lieu, par rapport à l'objet, peut être contraire à
l'ordre voulu par la raison, qui interdit par exemple de profaner un lieu
saint. Par suite, voler quelque chose dans un lieu saint ajoute à l'acte une
opposition spéciale avec l'ordre de la raison. Le lieu, considéré d'abord comme
une circonstance, devient alors une des conditions principales de l'objet dans
son opposition à la raison. Et de cette façon, toutes les fois qu'une
circonstance est conforme ou contraire à l'ordre spécial de la raison, elle
donne nécessairement à l'acte un caractère spécifique de bonté ou de malice.
Solutions :
1. La circonstance qui donne à l'acte son espèce est
considérée comme une condition particulière et une différence spécifique de
l'objet, on vient de le dire.
2. La circonstance qui reste proprement telle et garde sa
nature d'accident, ne spécifie pas l'acte ; elle le spécifie en tant qu'elle se
transforme pour devenir une condition principale de l'objet.
3. Toute circonstance ne rend pas l'acte moral spécifiquement
bon ou mauvais, parce qu'elle ne comporte pas toujours conformité ou opposition
à la raison. Il n'est donc pas vrai qu'un acte ayant plusieurs circonstances,
doive appartenir à plusieurs espèces, bien qu'il ne soit pas absurde, comme
nous l'avons montré, qu'un seul acte moral se situe dans plusieurs espèces,
même disparates.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Le bien et le mal forment les différences
spécifiques des actes moraux. Donc, ce qui établit une différence dans la bonté
ou la malice d'un acte lui donne une différence spécifique, c'est-à-dire le
range dans une espèce différente. Mais ce qui augmente la bonté ou la malice
d'un acte établit évidemment une différence dans sa malice ou sa bonté, et le
range par là même dans une espèce différente. Donc toute circonstance qui
augmente la bonté ou la malice de l'acte constitue une nouvelle espèce.
2. Ou bien la circonstance qui survient renferme quelque bonté
ou quelque malice, ou bien elle n'en renferme pas. Si elle n'en renferme pas,
elle ne peut ajouter à la bonté ou à la malice de l'acte, parce que ce qui
n'est pas bien ne peut augmenter un bien, et ce qui n'est pas mal ne peut
aggraver un mal. Si elle a quelque bonté ou quelque malice, elle a par cela
seul une espèce de bien ou de mal. Donc toute circonstance qui augmente la
bonté ou la malice d'un acte forme une nouvelle espèce de bien ou de mal.
3. D'après Denys, "le mal résulte de tous les défauts
particuliers". Or, toute circonstance qui ajoute à la malice d'un acte
constitue un défaut particulier ; elle introduit donc une nouvelle espèce de
péché. Pour la même raison, si une circonstance augmente la bonté de l'acte,
elle introduira une nouvelle espèce de bonté : de même que toute unité ajoutée
à un nombre donné produit une nouvelle espèce de nombre ; le bien, en effet,
résulte du nombre, du poids et de la mesure.
Cependant :
Le plus et le
moins ne diversifient pas les espèces. Or, le plus et le moins constituent une
circonstance qui augmente la bonté ou la malice d'un acte. Donc toute circonstance
qui augmente la bonté ou la malice d'un acte moral ne constitue pas une
nouvelle espèce de bien ou de mal.
Conclusion :
La circonstance,
nous l'avons dit, ne spécifie le bien ou le mal d'un acte moral que par un
rapport spécial avec l'ordre voulu par la raison. Or, quelquefois, une
circonstance n'est en rapport de bien ou de mal avec la raison que par
l'intermédiaire d'une autre circonstance qui spécifie déjà la bonté ou la
malice de l'acte moral. Ainsi, prendre quelque chose en grande ou petite
quantité n'est en rapport de bien et de mal avec l'ordre de la raison que
présupposée une autre condition qui rend l'acte bon ou mauvais, par exemple que
l'objet appartienne à autrui, ce qui met l'acte en opposition avec la raison.
Par suite, prendre une petite ou une grande quantité ne constitue pas des
espèces différentes de péchés, quoique le péché puisse en être aggravé ou
diminué. Il en est de même des autres maux et des autres biens. D'où il résulte
que toute circonstance qui augmente la bonté ou la malice d'un acte ne
diversifie pas pour cela son espèce.
Solutions :
1. Dans les choses susceptibles d'une intensité plus ou moins
grande, une différence de cet ordre ne diversifie pas l'espèce ; ainsi deux
objets qui diffèrent par le degré de blancheur n'appartiennent pas pour cela à
deux espèces différentes d'objets colorés. De même, les actes moraux qui ne
diffèrent entre eux que par le degré de bien ou de mal, n'appartiennent pas
pour cela à des espèces différentes.
2. Les circonstances qui augmentent la bonté ou la malice d'un
acte ne sont pas toujours bonnes ou mauvaises en elles-mêmes ; elles peuvent
l'être uniquement par leur rapport avec une autre condition de l'acte, nous
venons de le dire. C'est pourquoi elles n'introduisent pas une nouvelle espèce
de bonté ou de malice mais augmentent celle qui provient de cette autre
condition.
3. Toute circonstance n'entraîne pas par elle-même un défaut
particulier ; elle ne peut le faire, tout comme elle n'ajoute une nouvelle
perfection, que par son rapport avec une autre condition de l'acte ; et,
quoiqu'elle augmente d'autant la bonté ou la malice de l'acte, elle ne change
pas alors l'espèce du bien ou du mal.
1. La bonté de la volonté dépend-elle de l'objet ? - 2. Ne dépend-elle
que de cet objet ? - 3. Dépend-elle aussi de la raison ? - 4. Dépend-elle de la
loi éternelle ? - 5. La raison erronée oblige-t-elle ? - 6. La volonté qui,
suivant la raison erronée, va contre la loi de Dieu, est-elle mauvaise ? - 7.
La bonté de la volonté, relativement aux moyens, dépend-elle de l'intention de
la fin ? - 8. La mesure de la bonté et de la malice de la volonté suit-elle la
mesure du bien et du mal qui sont dans l'intention ? - 9. La bonté de la volonté
dépend-elle de sa conformité à la volonté divine ? - 10. Pour que la volonté
humaine soit bonne, est-il nécessaire qu'elle se conforme à la volonté divine
quant à l'objet voulu ?
Objections :
1. Il semble bien que non. La volonté ne peut se porter que
vers un bien ; car, d'après Denys, "le mal est en dehors de l'intention
volontaire". Donc, si la bonté de la volonté était jugée sur son objet,
toute volonté serait bonne et aucune ne serait mauvaise.
2. Le bien se trouve d'abord dans la fin, considérée en
elle-même, donc indépendante de toute autre chose. Or, d'après le Philosophe,
"la bonne action est la fin du vouloir, quoique l'exécution ne le soit
jamais", car l'exécution est toujours rapportée à la chose exécutée comme
à sa fin. Donc la bonté de l'acte de la volonté ne dépend pas de son objet.
3. Tel est un être, tel il rend celui sur lequel il agit. Or,
l'objet de la volonté est bon d'une bonté naturelle. Donc il ne peut
communiquer à la volonté une bonté morale. La bonté morale de la volonté ne
dépend donc pas de l'objet.
Cependant :
Le Philosophe dit
que "c'est par la justice qu'on veut des choses justes". Et au même
titre, la vertu est ce par quoi la volonté se porte vers les choses bonnes. Or,
la volonté bonne est celle qui agit selon la vertu. Donc la bonté de la volonté
résulte de ce qu'elle se porte vers le bien.
Conclusion :
De soi, le bien et
le mal distinguent les actes de la volonté. Car de soi le bien et le mal se
rattachent à la volonté, comme le vrai et le faux se rattachent à
l'intelligence, dont ils distinguent les actes, selon qu'une opinion peut être
dite vraie ou fausse. Aussi un vouloir bon et un vouloir mauvais sont-ils des actes
spécifiquement différents. Or nous avons vu que la différence spécifique des
actes vient de leurs objets. Donc c'est aussi l'objet qui donne proprement aux
actes de la volonté leur bonté ou leur malice.
Solutions :
1. La volonté n'a pas toujours pour objet un bien véritable ;
quelquefois ce bien n'est qu'apparent, et quoiqu'il soit un bien sous quelque
rapport, il n'est pas simplement le bien qu'il convient de désirer. Voilà
pourquoi tel acte volontaire n'est pas toujours bon, mais parfois mauvais.
2. Quoiqu'un acte puisse être d'une certaine façon la fin
ultime de l'homme, ce ne peut être un acte de la volonté, nous l'avons dite.
3. C'est par la raison que le bien est présenté à la volonté
comme un objet ; et, en tant qu'il y a un rapport avec l'ordre rationnel, il
devient moral et produit une bonté morale dans l'acte de la volonté ; car nous
avons déjà dit que la raison est le principe des actes humains et moraux.
Objections :
1. Il ne semble pas. La fin est plus apparentée à la volonté
qu'à toute autre puissance. Or, les actes des autres puissances reçoivent leur
bonté non seulement de l'objet, mais encore de la fin, comme nous l'avons dit.
Donc l'acte de la volonté ne reçoit pas seulement sa bonté de l'objet, mais
encore de la fin.
2. Comme on l'a vu, la bonté de l'acte ne dépend pas seulement
de l'objet, mais aussi de circonstances. Or, la diversité des circonstances
introduit une diversité de bonté et de malice dans les actes de la volonté
lorsque, par exemple, ces actes ont lieu dans le temps, le lieu, la mesure et
la manière requis ou non. Donc la bonté de la volonté ne dépend pas seulement
de l'objet, mais aussi des circonstances.
3. Comme on l'a vu, l'ignorance des circonstances excuse
parfois le mal de la volonté. Or, cela ne se produirait pas si la bonté et la
malice de la volonté ne dépendaient pas des circonstances. Par conséquent la
bonté et la malice de la volonté dépendent des circonstances, et pas seulement
de l'objet.
Cependant :
Nous avons vu que
les circonstances, comme telles, ne donnent pas son espèce à l'acte. Or, le
bien et le mal sont des différences spécifiques de l'acte de la volonté, nous
l'avons dit. Donc la bonté et la malice de la volonté ne dépendent pas des
circonstances, mais de l'objet seulement.
Conclusion :
Dans chaque genre,
ce qui est plus primitif est plus simple et comporte moins d'éléments ; ainsi
les corps premiers sont-ils simples. Et c'est pourquoi nous constatons que les
choses qui, dans un genre, ont priorité sur les autres, sont simples dans une
certaine mesure, et sont uniques. Or, le principe premier de la bonté et de la
malice des actes humains est l'acte de la volonté. C'est pourquoi la bonté et
la malice de la volonté peuvent être ramenées à l'unité, tandis que celles des
autres actes peuvent dépendre d'éléments divers. Cet élément unique qui, dans
chaque genre, tient lieu de principe, n'est pas accidentel ; il est essentiel,
parce que l'accidentel se ramène à l'essentiel comme à son principe. Par suite,
la bonté de la volonté dépend uniquement de ce qui contribue de soi à la bonté
de l'acte, c'est-à-dire de l'objet, et non des circonstances qui sont, par
rapport à l'acte, des accidents.
Solutions :
1. La fin est l'objet de la volonté, mais non des autres
puissances. Aussi, dans l'acte de la volonté, la bonté qui vient de l'objet ne
diffère pas de celle qui vient de la fin, comme dans les actes des autres
puissances ; à moins que ce ne soit d'une manière accidentelle, selon qu'une
fin dépend d'une autre, et une volonté d'une autre volonté.
2. Supposé que la volonté se porte vers le bien, aucune
circonstance ne peut la rendre mauvaise. Quant à cette affirmation : on veut
quelquefois un bien où et quand il ne convient pas de le vouloir, elle peut
être entendue de deux manières. D'abord, en tant que ces circonstances se
rapportent à l'objet voulu ; et dans ce cas la volonté n'a pas le bien pour
objet, parce que vouloir faire une chose quand on ne doit pas la faire, ce
n'est pas vouloir le bien. En second lieu, selon que ces circonstances se
rapportent à l'acte de la volonté ; et en ce sens, il est impossible que
l'homme veuille le bien quand il ne doit pas, puisqu'il doit toujours le
vouloir, si ce n'est peut-être par accident, ce qui arriverait si, par exemple,
la volonté d'un bien empêchait d'en vouloir un autre qui serait nécessaire. En
ce cas, le mal résulterait non de ce qu'on voudrait le premier bien, mais de ce
qu'on ne voudrait pas l'autre. Il en est de même des autres circonstances.
3. L'ignorance des circonstances excuse le mal de la volonté
lorsqu'elles appartiennent à l'objet voulu, en tant que la volonté ignore les
circonstances de l'acte qu'elle veut.
Objections :
1. Il semble que non. Une chose qui a la priorité sur une
autre ne peut dépendre de celle-ci. Or, le bien appartient à la volonté avait
d'appartenir à la raison, nous l'avons montré. Donc le bien de la volonté ne
dépend pas de la raison.
2. D'après le Philosophe, "la bonté de l'intellect
pratique est le vrai conforme à l'appétit droit". Or, l'appétit droit est
la volonté bonne. Donc la bonté de la raison pratique dépend de la bonté de la
volonté, plutôt que l'inverse.
3. Le moteur ne dépend pas de ce qu'il meut, tout au
contraire. Or, on a vu que la volonté meut la raison et les autres puissances.
Donc la bonté de la volonté ne dépend pas de la raison.
Cependant :
Saint Hilaire dit
: "Toute persistance de la volonté dans ses résolutions est immodérée
lorsque la volonté n'est pas soumise à la raison." Or, la bonté de la
volonté consiste à n'être pas immodérée. Donc la bonté de la volonté dépend de
sa soumission à la raison.
Conclusion :
Nous venons de
voir que la bonté de la volonté dépend proprement de l'objet. Or, l'objet de la
volonté lui est présenté par la raison. Le bien saisi par la raison est en
effet l'objet proportionné à la volonté, tandis que le bien saisi par les sens
ou par l'imagination n'est pas proportionné à la volonté, mais à l'appétit
sensible ; car la volonté peut tendre vers le bien universel que lui propose
l'intelligence, mais l'appétit sensible ne tend que vers les biens particuliers
que perçoivent les sens. C'est pourquoi la bonté de la volonté dépend de la
raison de la même manière qu'elle dépend de l'objet.
Solutions :
1. Le bien considéré comme tel, c'est-à-dire comme objet de
l'appétit, appartient plutôt à la volonté qu'à la raison. Mais il appartient
plutôt à la raison comme vrai qu'à la volonté comme bien, parce que la volonté
ne peut se porter vers le bien si celui-ci n'est d'abord saisi par la raison.
2. Le Philosophe parle ici de l'intellect pratique considéré
comme délibérant et raisonnant au sujet des moyens propres à nous faire
atteindre la fin ; dans ce cas, il est perfectionné par la prudence. Or les
moyens sont conformes à la droite raison lorsqu'ils sont proportionnés au désir
de la fin requise ; désir qui présuppose toutefois la connaissance vraie de
cette fin, qui nous vient de la raison.
3. La volonté meut la raison d'une manière, et la raison meut
la volonté d'une autre manière, en lui présentant son objet, comme nous l'avons
dit plus haut.
Objections :
1. Non, semble-t-il. A un seul objet suffit une seule règle ou
mesure. Or, la règle de la volonté humaine, dont la bonté dépend, est la raison
droite. Donc la bonté de la volonté ne dépend pas de la loi éternelle.
2. "La mesure est du même ordre que l'objet auquel on
l'applique", selon Aristote. Or, la loi éternelle n'est pas du même ordre
que la volonté humaine. Donc la loi éternelle ne peut pas être la mesure de la
volonté humaine, en sorte que la bonté de celle-ci dépende d'elle.
3. Une mesure doit être absolument certaine. Or la loi
éternelle nous est inconnue. Donc elle ne peut être la mesure de notre volonté,
au point que sa bonté en dépende.
Cependant :
Saint Augustin,
définit le péché comme "une action, une parole, un désir contraires à la
loi éternelle". Or, la malice de la volonté est la racine du péché. Donc,
la malice étant l'opposé de la bonté, la bonté de la volonté dépend de la loi
éternelle.
Conclusion :
Dans les causes
subordonnées entre elles, l'effet dépend de la cause première plus encore que
de la cause seconde, celle-ci n'agissant que par la vertu de celle-là. Or, si
la raison humaine sert de règle et de mesure à la volonté et détermine sa
bonté, elle le tient de la loi éternelle, qui est la raison divine. De là ces
paroles du Psaume (4, 7 Vg) : "Beaucoup demandent : "Qui nous fera
voir le bien ?" La lumière de ton visage s'est imprimée sur nous,
Seigneur." C'est comme s'il disait : la lumière de la raison qui est en
nous peut nous montrer le bien et régler notre volonté, dans la mesure où elle
est la lumière de ton visage, c'est-à-dire qui émane de celui-ci. Il est
évident par là que la bonté de la volonté humaine dépend de la loi éternelle
beaucoup plus que de la raison humaine, et que là où celle-ci fait défaut, il
faut recourir à celle-là.
Solutions :
1. Une seule chose ne peut avoir plusieurs mesures prochaines,
mais elle peut en avoir plusieurs, subordonnées entre elles.
2. C'est la mesure prochaine qui est du même ordre que l'objet
mesuré, non la mesure éloignée.
3. Quoique la loi éternelle nous soit inconnue en tant qu'elle
est dans l'intelligence divine, elle nous est connue d'une certaine façon, soit
par la raison naturelle qui en découle comme sa propre image, soit par une
révélation surajoutée.
Objections :
1. Il semble que la volonté qui se sépare de la raison erronée
ne soit pas mauvaise. En effet, la raison, nous venons de le dire, règle la
volonté humaine en tant qu'elle découle de la loi éternelle. Or, la raison qui
se trompe ne découle pas de la loi éternelle, et, par suite, ne peut être la
règle de la volonté humaine. Donc la volonté n'est pas mauvaise lorsqu'elle est
en opposition avec la raison qui se trompe.
2. D'après saint Augustin, le précepte d'un pouvoir inférieur
n'oblige pas s'il est contraire au précepte d'un pouvoir supérieur ; lorsque,
par exemple, un proconsul ordonne ce que défend l'empereur. Or la raison qui se
trompe propose une action interdite par le précepte d'un supérieur, qui est
Dieu, le Maître suprême. Donc le commandement de la raison n'oblige pas
lorsqu'elle se trompe. La volonté n'est donc pas mauvaise lorsqu'elle refuse de
suivre la raison erronée.
3. Toute volonté mauvaise appartient à une espèce de malice.
Or, la volonté qui ne suit pas une raison erronée ne peut être rangée dans une
espèce de malice. Par exemple, si l'erreur de la raison consiste à commander la
fornication, la volonté de celui qui s'y refuse ne peut être rangée dans aucune
espèce de malice. Donc la volonté qui n'obéit pas à la raison erronée n'est pas
mauvaise.
Cependant :
Comme on l'a vu
dans la première Partie, la conscience n'est que l'application de la science
aux actes. Or, la science appartient à la raison. Donc la volonté qui s'écarte
de la raison erronée va contre la conscience. Mais une volonté de ce genre est
mauvaise ; car il est dit dans l'épître aux Romains (14, 23) : "Tout ce
qui ne vient pas de la bonne foi est péché", c'est-à-dire ce qui est
contre la conscience. Donc la volonté en opposition avec la raison erronée est
mauvaise.
Conclusion :
La conscience
étant en quelque manière le décret de la raison, puisque l'on a vu dans la première
Partie qu'elle est l'application de la science à l'acte, cela revient au même
de chercher si la volonté qui s'écarte de la raison erronée est mauvaise, ou de
chercher si la conscience oblige lorsqu'elle se trompe. A ce propos, certains
auteurs ont distingué trois genres d'actes : les actes bons en soi, les actes
indifférents, et les actes mauvais en soi. Ils disent donc que, lorsque la
raison ou la conscience commande de faire une chose bonne en soi, il n'y a point-là
d'erreur. Il en est de même si elle commande de ne pas faire une chose mauvaise
en soi, car c'est en vertu d'un même principe que le bien est commandé et le
mal interdit. Mais si la raison ou la conscience dit à quelqu'un qu'il est tenu
de faire, en vertu d'un précepte, ce qui est mauvais en soi, ou qu'il lui est
défendu de faire ce qui est bon en soi, cette raison ou cette conscience sera
erronée. Il en sera de même si la raison suggère à quelqu'un qu'il lui est
enjoint ou défendu de faire un acte indifférent par nature, comme de ramasser
par terre un brin de paille.
Ces auteurs disent
donc que la raison ou la conscience, qui se trompe en ordonnant ou interdisant
des choses indifférentes, oblige ; en sorte que la volonté qui ne lui obéit pas
est mauvaise et tombe dans le péché. Mais elle n'oblige pas, si elle se trompe
en ordonnant des choses mauvaises en soi, ou en prohibant celles qui sont
bonnes en soi et nécessaires au salut ; d'où il suit que dans ce cas la volonté
en opposition avec la raison n'est pas mauvaise.
Mais cette opinion
n'est pas fondée en raison. En effet, dans les matières indifférentes, la
volonté qui refuse d'obéir à la raison ou à la conscience qui se trompe,
devient mauvaise à cause de l'objet dont dépend sa bonté ou sa malice ; non à
cause de l'objet pris en lui-même, mais tel qu'il est saisi accidentellement
par la raison, comme un mal à faire ou à éviter. Or, comme l'objet de la
volonté, nous l'avons vu, est ce que lui propose la raison, dès que celle-ci
présente un objet comme mauvais, la volonté devient elle-même mauvaise si elle
se porte vers lui. Ceci n'a pas seulement lieu pour les choses indifférentes,
mais également lorsqu'il s'agit de choses bonnes ou mauvaises en soi. Car les
choses indifférentes ne sont pas les seules qui peuvent devenir bonnes ou mauvaises
par accident ; les choses bonnes peuvent devenir mauvaises et les choses
mauvaises bonnes, selon la façon dont la raison les envisage. Par exemple,
éviter la fornication est un bien ; cependant la volonté ne l'accepte pour un
bien que si la raison le lui propose comme tel. Donc si la raison erronée lui
représente cette abstention comme un mal, elle l'adoptera sous la raison de
mal. Aussi deviendra-t-elle mauvaise, parce qu'elle veut le mal ; non ce qui
est mal en soi, mais ce qui est mal par accident, à cause du jugement de la
raison. De même, croire en Jésus Christ est bon par soi et nécessaire au salut
; mais la volonté ne s'y porte que sur la proposition de la raison. Donc, si
cette foi est présentée comme un mal par la raison, la volonté s'y portera comme
vers un mal, non qu'elle soit mauvaise par soi, mais seulement par accident,
d'après l'idée que la raison s'en est faite. De là cette parole du Philosophe :
"A proprement parler, celui-là est incontinent qui ne suit pas la raison
droite ; mais, par accident, celui-là l'est aussi, qui ne suit pas une raison
fausse." Il résulte donc de tout cela que, de soi, toute volonté qui
n'obéit pas à la raison, que celle-ci soit droite ou dans l'erreur, est
toujours mauvaise.
Solutions :
1. Sans doute, lorsque la raison se trompe, son jugement ne
dérive pas de Dieu ; néanmoins elle le propose comme vrai, et, par suite, comme
dérivé de Dieu, source de toute vérité.
2. La parole de saint Augustin est vraie quand on sait que le
pouvoir inférieur ordonne une chose défendue par un pouvoir supérieur. Mais si
quelqu'un croyait que le commandement du proconsul est celui de l'empereur, en
méprisant ce commandement il mépriserait celui de l'empereur lui-même.
Pareillement, si un homme croyait que la raison humaine enjoint une chose
contraire à l'ordre de Dieu, il ne devrait pas suivre sa raison ; dans ce cas
d'ailleurs, la raison ne serait pas complètement dans l'erreur. Mais lorsque
par erreur elle propose quelque chose comme prescrit par Dieu, le mépriser
serait mépriser Dieu lui-même.
3. Lorsque la raison saisit une chose comme mauvaise, elle
voit toujours en elle un côté mauvais, soit parce qu'elle s'oppose à un
commandement de Dieu, soit à cause du scandale, ou pour tout autre motif
semblable. Et alors cette volonté mauvaise se ramène à l'espèce de malice
perçue par la raison.
Objections :
1. Il semble que la volonté qui se conforme à la raison
erronée, soit bonne. En effet, de même que la volonté qui n'obéit pas à la
raison se porte vers un objet que celle-ci juge mauvais, de même la volonté qui
obéit se porte vers un objet que la raison juge bon. Or, la volonté qui n'obéit
pas à la raison, même lorsqu'elle se trompe, est mauvaise. Donc celle qui lui
obéit, même lorsqu'elle se trompe, est bonne.
2. La volonté qui est conforme au commandement de Dieu et à la
loi éternelle, est toujours bonne. Or la loi éternelle et les commandements de
Dieu nous sont proposés par la raison, même quand celle-ci se trompe. Donc la
volonté qui suit la raison quand celle-ci se trompe, est bonne.
3. La volonté qui ne suit pas la raison erronée est mauvaise.
Si la volonté qui la suit est mauvaise aussi, toute volonté de l'homme ayant
une raison erronée sera donc mauvaise. Un tel homme sera dans l'impasse et
péchera nécessairement, ce qui est inadmissible. Donc la volonté qui suit la
raison erronée, est bonne.
Cependant :
La volonté de ceux
qui tuaient les Apôtres était mauvaise. Néanmoins, elle s'accordait avec leur
raison erronée, selon cette parole en saint Jean (16, 2) : "L'heure vient
où quiconque vous mettra à mort, croira obéir à Dieu." Donc la volonté qui
suit la raison lorsqu'elle se trompe, peut être mauvaise.
Conclusion :
De même que la
question précédente revenait à celle-ci : la conscience erronée oblige-t-elle ?
- ainsi la question présente revient à dire : la conscience erronée
excuse-t-elle ? Cette question dépend de ce que nous avons dit sur l'ignorance.
Car nous avons vu que l'ignorance produit parfois l'involontaire, et parfois ne
le produit pas. Et parce que le bien et le mal moral dépendent du caractère
volontaire de l'acte, comme nous l'avons montré, il est évident que l'ignorance
qui rend un acte involontaire lui enlève sa valeur de bien et de mal moral,
mais non l'ignorance qui ne le rend pas involontaire. Nous avons vu aussi que
l'ignorance voulue dans une certaine mesure, directement ou indirectement, ne
rend pas l'acte involontaire. J'appelle ignorance directement volontaire, celle
sur laquelle porte l'acte de volonté ; et ignorance indirectement volontaire,
celle qui résulte d'une négligence, si l'on ne veut pas apprendre ce que l'on
est tenu de savoir, comme on l'a vu plus haut.
Donc, si la raison
ou la conscience se trompe volontairement, soit directement, soit
indirectement, par une erreur portant sur ce qu'on est tenu de savoir, une
telle erreur n'excuse pas du mal la volonté qui agit conformément à cette
raison ou conscience erronée. Mais, si l'erreur qui cause l'involontaire
provient de l'ignorance d'une circonstance quelconque, sans qu'il y ait eu
négligence, cette erreur excuse du mal. Par exemple, si la raison erronée
disait à un homme qu'il est tenu de s'approcher de la femme de son prochain, la
volonté qui se conforme à cette raison erronée est mauvaise parce que l'erreur
provient de l'ignorance de la loi de Dieu, qu'on est tenu de connaître. Mais si
l'erreur consiste en ce que cet homme prend pour son épouse une femme qui ne
l'est pas, et veut s'approcher d'elle lorsqu'elle le sollicite, sa volonté est
excusée du mal, parce que l'erreur provient de l'ignorance d'une circonstance,
qui excuse et cause l'involontaire.
Solutions :
1. Comme dit Denys : "Le bien est produit par une cause
parfaite, tandis que le mal résulte de n'importe quel défaut." Par suite,
pour qu'on dise que l'objet vers lequel se porte la volonté est mauvais, il
suffit qu'il soit tel de sa nature, ou que la raison le considère comme tel ;
mais pour être bon, il est nécessaire qu'il soit bon sous ce double rapport.
2. La loi éternelle ne peut se tromper, mais la raison humaine
le peut. C'est pourquoi la volonté qui suit la raison humaine n'est pas
toujours droite ni conforme à la loi éternelle.
3. De même que, dans un raisonnement, une proposition fausse
étant donnée, des conclusions fausses en résultent nécessairement, de même, en
morale, une faute étant admise, d'autres s'ensuivent inévitablement. Ainsi,
lorsque quelqu'un cherche la vaine gloire, soit qu'il écrit par ce motif ce
qu'il est tenu de faire, soit qu'il y renonce, il péchera toujours. Il n'est
pas toutefois dans l'impasse, car il peut renoncer à sa mauvaise intention.
Pareillement, si l'on suppose une erreur de la raison ou de la conscience procédant
d'une ignorance coupable, il doit s'ensuivre nécessairement un mal pour la
volonté. Dans ce cas, néanmoins, on n'est pas dans l'impasse, car on peut
s'éloigner de l'erreur, puisque l'ignorance reste corrigible et volontaire.
Objections :
1. Non, semble-t-il. On a vu plus haut que cette bonté ne
dépend que de l'objet. Or, dans les moyens, autre est l'objet de la volonté,
autre est la fin qu'elle se propose. Donc la bonté de la volonté, dans ce cas,
ne dépend pas de l'intention de la fin.
2. Vouloir garder les commandements de Dieu relève d'une
volonté bonne. Or, cette volonté peut être rapportée à une fin mauvaise, par
exemple la vaine gloire ou la cupidité, comme lorsqu'on veut obéir à Dieu en
vue de certains avantages temporels. Donc la bonté de la volonté ne dépend pas
de l'intention de la fin.
3. Le bien et le mal diversifient la fin, comme ils diversifient
la volonté. Or, la malice de la volonté ne dépend pas de la malice de la fin
proposée ; car la volonté de celui qui vole pour faire l'aumône est mauvaise,
quoique sa fin soit bonne. Donc la bonté de la volonté ne dépend pas de
l'intention de la fin.
Cependant :
Saint Augustin dit
que Dieu récompense l'intention. Or, le bien seul est récompensé par Dieu. Donc
la bonté de la volonté dépend de l'intention de la fin.
Conclusion :
L'intention peut
se rapporter de deux manières à la volonté : elle la précède ou elle
l'accompagne. Elle la précède comme cause, lorsque nous voulons une chose en
vertu d'une intention déterminée. Et alors le rapport avec la fin constitue la
bonté de l'objet voulu ; si quelqu'un, par exemple, veut jeûner en l'honneur de
Dieu, son jeûne devient bon, parce qu'il est fait pour Dieu. Par suite, parce
que la bonté de la volonté dépend de la bonté de ce que l'on veut, comme on l'a
vu. Elle doit nécessairement dépendre de l'intention de la fin.
Mais l'intention
suit la volonté, lorsqu'elle survient quand la volonté existe déjà ; lorsque
quelqu'un, par exemple, veut d'abord faire une chose, et la rapporte ensuite à
Dieu. Dans ce cas, la bonté de la première volonté ne dépend pas de l'intention
qui la suit, à moins qu'avec celle-ci l'acte de volonté ne soit réitéré.
Solutions :
1. Quand l'intention est cause de la volonté, le rapport
qu'elle a avec la fin communique sa bonté à l'objet, nous venons de le dire.
2. La volonté ne peut être dite bonne si elle a pour cause une
intention mauvaise. En effet, celui qui veut faire l'aumône par vaine gloire
veut d'une façon mauvaise une chose bonne en elle-même ; telle qu'il la veut,
elle est donc mauvaise et rend mauvaise la volonté elle-même. Mais si la
volonté a précédé l'intention, elle a pu être bonne, et l'intention ne corrompt
l'acte que si celui-ci est réitéré.
3. Comme nous l'avons dit, le mal résulte d'un défaut
quelconque, tandis que le bien exige une cause parfaite et entière. Ainsi, soit
que la volonté ait pour objet une chose mauvaise en soi qu'elle veut pour un
bien, ou une chose bonne qu'elle veut pour un mal, la volonté sera toujours
elle-même mauvaise. Mais pour qu'elle soit une volonté bonne, il faut que son
objet soit le bien sous la raison de bien, c'est-à-dire qu'elle veuille le bien,
et en vue du bien.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Sur ces paroles en saint Matthieu (12,
35) : "L'homme de bien tire le bien du trésor qu'il a dans son
coeur", la Glose s'exprime ainsi : "On fait le bien selon l'intention
que l'on a." Or l'intention rend bon non seulement l'acte extérieur, mais
aussi l'acte intérieur comme on l'a dit. Donc la bonté de la volonté est
proportionnée à celle de l'intention.
2. Quand la cause augmente, l'effet augmente aussi. Or, la
bonté de l'intention est cause de la bonté de la volonté. Donc la bonté de la
volonté est proportionnée à celle de l'intention.
3. Dans les choses mauvaises, le péché est proportionné à
l'intention ; car, si quelqu'un se proposait, en jetant une pierre, de
commettre un homicide, il serait coupable de ce crime. Donc, pour la même
raison, la bonté de la volonté, dans les choses bonnes est proportionnée à la
bonté de l'intention.
Cependant :
L’intention peut
être bonne et l'acte de volonté mauvais. Donc, la bonté de l'intention peut
également être plus grande que celle de l'acte de volonté.
Conclusion :
A l'égard de
l'acte et de l'intention, on peut distinguer deux sortes de grandeurs : l'une
se prend de l'objet, parce qu'on veut ou on fait un plus grand bien ; l'autre
concerne l'intensité de l'acte ; parce qu'on veut ou on agit avec plus
d'intensité, ce qui dépend de celui qui agit. Si l'on considère chez l'un et
l'autre la grandeur qui se prend de l'objet, il est évident que le degré de
l'acte ne suit pas toujours le degré de l'intention. Cela se vérifie de deux
façons pour l'acte extérieur. Premièrement parce que l'objet qu'on rapporte à
une fin n'est pas proportionné à cette fin ; si quelqu'un, par exemple voulait
avec dix livres acheter un objet valant cent livres, il ne pourrait réaliser
son intention. En second lieu, parce que les empêchements peuvent s'opposer à
un acte extérieur sans que nous puissions les écarter ; ainsi, on a l'intention
d'aller à Rome, et on rencontre des empêchements qui font renoncer à ce voyage.
Mais quant à
l'acte intérieur de la volonté, cette disposition n'est possible que d'une
seule manière, car les actes intérieurs de la volonté sont en notre pouvoir, et
non les actes extérieurs. Mais la volonté peut se porter vers un objet qui
n'est pas proportionné à la fin voulue, et en ce cas la bonté de la volonté qui
se porte vers l'objet considéré absolument, n'est pas proportionnée à celle de
l'intention. Mais parce que l'intention elle-même, d'une certaine façon, fait
partie de l'acte de la volonté, dont elle est la raison d'être, sa bonté se
communique à la volonté dans la mesure où celle-ci se propose comme fin un bien
considérable, quoique le moyen par lequel elle veut l'atteindre ne soit pas à
sa hauteur.
Si nous comparons
à présent l'intention et l'acte d'après leur intensité, nous voyons l'intention
communiquer son intensité à l'acte intérieur et extérieur de la volonté, parce
que, comme on l'a vu plus haut, l'intention peut, d'une certaine manière, jouer
le rôle de forme à leur égard. Cependant, prise matériellement, l'intention
droite peut avoir un degré d'intensité supérieur à celui de l'acte intérieur et
de l'acte extérieur ; ainsi, par exemple, lorsqu'on veut prendre un remède avec
moins d'intensité qu'on ne veut recouvrer la santé. Cependant cette intention
intense qui se porte sur la santé communique son intensité, sur le plan formel,
à la volonté de prendre le remède.
Il faut encore
ajouter que l'intensité de l'acte intérieur ou extérieur peut aussi devenir
l'objet de l'intention ; par exemple, lorsqu'on se propose de vouloir ou
d'exécuter une chose avec énergie. Malgré cela, on peut ne pas y parvenir,
parce que, comme on vient de le voir, la bonté de l'acte intérieur ou extérieur
n'est pas toujours proportionnée à la bonté de l'objet qu'on se propose. De là
vient qu'on ne mérite pas toujours autant qu'on le voudrait, parce que le degré
de mérite dépend, comme on le verra, de l'intensité de l'acte.
Solutions :
1. La Glose parle ici du jugement que Dieu porte, et qui a
principalement égard à l'intention ; aussi une autre Glose ajoute-t-elle que le
trésor du coeur est l'intention d'après laquelle Dieu juge les oeuvres. En
effet, la bonté de l'intention se communique dans une certaine mesure, on vient
de le voir, à la volonté qui rend l'acte extérieur lui-même méritoire devant
Dieu.
2. La bonté de l'intention n'est pas la seule cause de la bonté
de la volonté ; par suite, l'argument ne porte pas.
3. La malice de l'intention suffit à produire la malice de la
volonté ; c'est pourquoi le degré de celle-ci est proportionné au degré de
celle-là. Mais il n'en est pas de même de la bonté, comme nous venons de le
montrer.
Objections :
1. Il semble que non. Il est impossible que la volonté humaine
soit conforme à la volonté divine, suivant ces paroles d'Isaïe (55, 9) :
"Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes voies le
sont au-dessus de vos voies, mes pensées au-dessus de vos pensées." Donc,
si la bonté de la volonté humaine exigeait la conformité avec la volonté
divine, il serait impossible à l'homme d'avoir une volonté bonne, ce qui est
inadmissible.
2. Comme notre volonté découle de la volonté divine, notre
science découle de la science de Dieu. Or, il n'est pas requis que notre
science soit conforme à la science divine, car Dieu sait beaucoup de choses que
nous ignorons. Donc il n'est pas nécessaire que notre volonté soit conforme à
sa volonté.
3. La volonté est le principe de l'action. Or, notre action ne
peut être semblable à celle de Dieu. Donc notre volonté ne doit pas se
conformer à sa volonté.
Cependant :
On peut citer les
paroles du Christ, en saint Matthieu (26, 39) : "Non comme je veux, mais
comme tu veux", exprimant par là, selon saint Augustin, sa volonté que
l'homme soit droit et se dirige vers Dieu. Or, la rectitude de la volonté
constitue sa bonté. Donc la bonté de la volonté dépend de sa conformité à la
volonté divine.
Conclusion :
La bonté de la
volonté dépend, comme on l'a dit, de l'intention de la fin. Or, la fin dernière
de la volonté humaine, c'est le souverain bien qui est Dieu, nous l'avons dit.
Pour être bonne, la volonté humaine doit donc être ordonnée au souverain bien.
Ce bien se rapporte premièrement et directement à la volonté divine, comme
étant son objet propre. Or, ce qui est premier dans un genre est la mesure et
la raison de tout ce que ce genre renferme. Comme une chose n'est droite et
bonne que si elle atteint la mesure qui lui est propre, la volonté humaine,
pour être bonne, doit donc être conforme à la volonté divine.
Solutions :
1. La volonté humaine ne peut se conformer à la volonté divine
au point de l'égaler, mais elle peut s'y conformer par imitation. C'est ainsi
que la science de l'homme se conforme à la science divine par la connaissance
de la vérité, et que l'action de l'homme se conforme à l'action divine tant
qu'elle convient à la nature de celui qui agit ; il n'y a pas là égalité, mais
imitation.
2. 3. Cela donne clairement la solution des autres objections.
Objections :
1. Il ne semble pas que ce soit toujours nécessaire. Nous ne
pouvons vouloir ce que nous ignorons, car l'objet de la volonté c'est le bien
que l'on connaît. Or, nous ignorons la plupart du temps ce que Dieu veut. Donc
la volonté humaine ne peut se conformer à la volonté divine quant à l'objet
voulu.
2. Dieu veut damner celui dont il prévoit qu'il mourra en état
de péché mortel. Donc si l'homme était tenu de conformer sa volonté à celle de
Dieu, quant à l'objet, il devrait éventuellement vouloir sa propre damnation,
ce qui est inadmissible.
3. Nul n'est tenu de vouloir une chose opposée à la piété. Or,
si la volonté de l'homme était conforme à celle de Dieu, elle serait
quelquefois opposée à la piété ; si, par exemple, Dieu voulant la mort d'un
père, son fils la voulait également. Donc l'homme n'est pas tenu de conformer
sa volonté à celle de Dieu quant à l'objet voulu.
Cependant :
Sur ces paroles du
Psaume (33, 1) : "La louange convient aux hommes droits", la Glose
dit : "Il a le coeur droit, celui qui veut ce que Dieu veut." Or,
chacun est tenu d'avoir le coeur droit. Donc chacun doit vouloir ce que Dieu
veut.
2. La forme de la volonté, comme de tout acte, vient de
l'objet. Donc si l'homme est tenu de conformer sa volonté à celle de Dieu, ce
doit être quant à l'objet.
3. Le conflit des volontés provient de ce que des hommes
veulent des choses différentes. Or, quiconque a une volonté en conflit avec
celle de Dieu a par cela même une volonté mauvaise. Donc la volonté qui n'est
pas conforme à la volonté divine quant à l'objet, est mauvaise.
Conclusion :
On a vu
précédemment que la volonté se porte vers l'objet tel qu'il lui est présenté
par la raison. Or la raison peut considérer un même être sous des rapports
différents, en sorte qu'il soit bon sous un rapport, et ne le soit pas sous un
autre. C'est pourquoi celui qui voudra cet être en tant qu'il est bon, et celui
qui ne le voudra pas en tant qu'il est mauvais, auront l'un et l'autre une
volonté bonne. Ainsi la volonté du juge est bonne lorsqu'il veut la mort d'un
bandit parce qu'elle est juste ; et la volonté de l'épouse ou du fils de ce
bandit est bonne également lorsqu'ils ne veulent pas sa mort, parce que cette
mise à mort est un mal selon la nature.
Or, puisque la
volonté suit la perception de la raison ou de l'intelligence, plus l'idée d'un
bien perçu par la raison est générale, plus le bien embrassé par la volonté
sera général, comme on le voit dans l'exemple cité : le juge a la charge du
bien commun, c'est-à-dire de la justice, et c'est pourquoi il veut l'exécution
du bandit, laquelle à raison de bien en relation avec l'ordre social ; tandis
que l'épouse du bandit doit considérer le bien privé de la famille, et pour
cette raison elle veut que son mari ne soit pas exécuté.
Or, le bien de
tout l'univers est celui que considère Dieu, son créateur et gouverneur ; aussi
tout ce que Dieu veut, il le veut sous la raison du bien commun, qui est sa
bonté, laquelle est le bien de tout l'univers. Tandis que la créature ne
saisit, selon sa nature, qu'un bien particulier qui lui est proportionné. Or,
il arrive que telle chose soit un bien sous une raison particulière, et ne le
soit pas sous la raison universelle, et inversement. Cela explique qu'une
volonté particulière est bonne lorsqu'elle veut une chose considérée sous un
rapport particulier, alors que Dieu qui la considère à un plan universel, ne la
veut pas, ou inversement. De là vient aussi que les volontés de plusieurs
hommes peuvent être bonnes, même si elles s'opposent par leurs objets parce
qu'elles veulent que ceci soit ou ne soit pas selon des rapports différents et
particuliers.
Néanmoins la
volonté qui se porte vers un bien particulier n'est droite qu'à la condition de
le rapporter au bien commun comme à sa fin, ainsi qu'il est naturel à la partie
de désirer le bien du tout et de s'y ordonner. Or, c'est la fin qui fournit la
raison formelle de vouloir tout ce qui est ordonné à cette fin. Par suite, la
volonté d'un bien particulier, pour être droite, doit avoir pour objet matériel
ce bien particulier, et pour objet formel le bien commun voulu par Dieu. La
volonté humaine est donc tenue de se conformer formellement à la volonté divine
quant à l'objet, car elle est tenue de vouloir le bien commun et divin ; mais
non matériellement, pour le motif que nous venons de dire. Toutefois la volonté
humaine se conforme sous ces deux rapports à la volonté divine d'une certaine
manière ; en se conformant à la volonté divine dans une raison de vouloir
commune, elle lui est conforme quant à la fin ultime ; et alors même qu'elle ne
se conforme pas à la volonté divine quant à l'objet considéré matériellement,
elle se rapporte à elle comme à sa cause efficiente ; car cette inclination
particulière qui résulte de sa nature ou de l'appréhension de la chose vers
laquelle elle se porte, elle la tient de Dieu comme de sa cause efficiente. De
là cette maxime : la volonté de l'homme se conforme à la volonté divine parce
qu'elle veut ce que Dieu veut qu'elle veuille.
Il y a encore une
autre espèce de conformité sous l'angle de la cause formelle, lorsque par
exemple la charité porte un homme à vouloir comme Dieu veut. Cette conformité
rentre dans la conformité formelle qui résulte du rapport qu'elle introduit
avec la fin ultime, rapport qui est l'objet propre de la charité.
Solutions :
1. Nous pouvons connaître d'une manière générale quel est
l'objet de la volonté divine. Car nous savons que Dieu veut toute chose sous la
raison de bien. Par suite, quiconque veut un objet sous n'importe quelle raison
de bien a une volonté conforme à celle de Dieu quant au motif de le vouloir.
Mais nous ne savons pas d'une manière particulière ce que Dieu veut ; et, sous
ce rapport, nous ne sommes pas tenus de conformer notre volonté à la sienne.
Dans la gloire cependant, tous verront en chacune de leurs volontés
particulières l'ordre que Dieu établit entre ce qu'ils veulent et ce qu'il veut
lui-même. Et c'est pourquoi ils conformeront en tout leur volonté à cane de
Dieu, non seulement formellement, mais aussi matériellement.
2. Dieu ne veut pas la damnation de quelqu'un pour la
damnation elle-même, ni la mort de quelqu'un en tant qu'elle est mort, car
lui-même "veut que tous les hommes soient sauvés" (1 Tm 2, 4), mais
il veut cela sous la raison de justice. Aussi suffit-il en ce domaine que
l'homme veuille observer la justice de Dieu et l'ordre de la nature.
3. Cela donne la réponse à la troisième objection.
Réponse aux objections en sens contraire.
1. Celui qui conforme sa volonté à celle de Dieu, quant à la
raison de l'objet voulu, veut davantage ce que Dieu veut que celui qui n'y
conforme la sienne que quant à l'objet pris matériellement, car la volonté se
porte davantage vers la fin que vers les moyens.
2. L'espèce et la forme de l'acte lui sont donnés par ce qu'il
y a de formel dans l'objet, plutôt que par cet objet pris matériellement.
3. Il n'y a pas contradiction entre plusieurs volontés qui
veulent des choses différentes pour des raisons différentes. Il n'y en a que
dans le cas où pour la même raison et sous le même rapport, quelqu'un veut ce
qu'un autre ne veut pas ; ce n'est pas ce dont il est question ici.
1. La bonté et
la malice sont-elles d'abord dans l'acte de la volonté, ou dans l'acte
extérieur ? - 2. La bonté et la malice de l'acte extérieur dépendent-elles
entièrement de celle de la volonté ? - 3. La bonté et la malice de l'acte
extérieur sont-elles les mêmes que celles de l'acte intérieur ? - 4. L'acte
extérieur ajoute-t-il quelque chose à la bonté ou à la malice de l'acte
intérieur ? - 5. L'événement ajoute-t-il quelque chose à la bonté et à la
malice de l'acte extérieur ? - 6. Le même acte extérieur peut-il être à la fois
bon et mauvais ?
Objections :
1. Le bien et le mal semblent résider plutôt dans l'acte
extérieur que dans l'acte de la volonté. On a vu que la volonté tire sa bonté
de l'objet. Or l'acte extérieur est l'objet de l'acte intérieur de la volonté ;
car nous disons : vouloir voler, vouloir faire l'aumône. Donc le bien et le mal
sont plutôt dans l'acte extérieur que dans l'acte de la volonté.
2. Le bien convient premièrement à la fin, parce que les
moyens ne sont bons que par leur rapport à la fin. Or, l'acte de la volonté ne
peut tenir lieu de fin comme on l'a vu, tandis que les actes des autres
puissances le peuvent. Donc le bien se trouve plutôt dans l'acte d'une autre
puissance que dans l'acte de la volonté.
3. On a dit précédemment que l'acte de la volonté était la
forme de l'acte extérieur. Or, la forme est postérieure à la matière,
puisqu'elle s'ajoute à elle. Donc le bien et le mal sont dans l'acte extérieur
avant d'être dans l'acte de la volonté.
Cependant :
Saint Augustin
nous dit : "C'est par la volonté que l'on pèche, et que l'on vit
honnêtement." Donc le bien et le mal moral consistent avant tout dans
l'acte de la volonté.
Conclusion :
Les actes
extérieurs peuvent être dits bons ou mauvais de deux façons. D'abord dans leur
genre et dans leurs circonstances considérées en elles-mêmes ; ainsi on appelle
bonne l'action de faire l'aumône, lorsque les circonstances requises sont
observées. On appelle encore une chose bonne ou mauvaise à cause de son rapport
avec la fin ; ainsi faire l'aumône par vaine gloire est une action mauvaise. La
fin étant l'objet propre de la volonté, il est évident que cette qualité de
bien et de mal que l'acte extérieur tire de son rapport avec la fin se trouve
premièrement dans l'acte de la volonté, et découle de celui-ci dans l'acte
extérieur. Mais la bonté ou la malice que l'acte extérieur a par lui-même, à
cause de la matière et des circonstances requises, ne découle pas de la
volonté, mais plutôt de la raison. Par suite, si l'on considère la bonté de
l'acte extérieur selon qu'elle est ordonnée par la raison, elle a priorité sur
la bonté de l'acte de la volonté ; mais si on la considère dans
l'accomplissement de l'oeuvre, elle suit au contraire la bonté de la volonté
qui est son principe.
Solutions :
1. L'acte extérieur est l'objet de la volonté en tant que la
raison le présente à celle-ci comme un bien conçu et ordonné par elle ; et dans
ce sens il a la priorité sur l'acte de la volonté. Mais en tant qu'il consiste
dans l'exécution d'une oeuvre, il est un effet de la volonté et il la suit.
2. La fin est première dans l'intention, mais dans l'exécution
elle vient en dernier lieu.
3. En tant que reçue dans la matière, la forme est postérieure
à celle-ci dans l'ordre de la génération, quoique par nature elle passe avant
elle. Mais en tant qu'elle se trouve dans la cause agissante, elle a priorité
sous tous les rapports. Or, la volonté est cause efficiente de l'acte
extérieur. Par suite, la bonté de l'acte de la volonté est la forme de l'acte
extérieur, comme faisant partie de la cause agissante.
Objections :
1. Il semble bien que oui. Il est dit en saint Matthieu (7,
18) : "Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, et un mauvais arbre
ne peut porter de bons fruits." Or, d'après la Glose, l'arbre désigne la
volonté, et les fruits représentent les oeuvres. Donc la volonté ne peut être
bonne tandis que l'acte extérieur est mauvais, ni le contraire.
2. Saint Augustin dit qu'on ne pèche que par la volonté. Donc,
s'il n'y a pas de péché dans la volonté, il n'y en aura pas dans l'acte
extérieur. Par suite la bonté et la malice de l'acte extérieur dépendent
entièrement de la volonté.
3. Le bien et le mal dont nous parlons différencient les actes
moraux. Or, les différences essentielles divisent par elles-mêmes les genres,
selon le Philosophe. Donc, l'acte étant moral parce qu'il est volontaire, le
bien et le mal d'un acte semblent s'établir uniquement par rapport à la
volonté.
Cependant :
Saint Augustin a
dit "Il y a des actions que ni la bonté de la fin, ni celle de la volonté,
ne peuvent rendre bonnes."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit précédemment, on peut considérer dans l'acte extérieur deux sortes de bonté
ou de malice : l'une résulte de la matière requise et des circonstances ;
l'autre du rapport de l'acte avec la fin. Celle-ci dépend entièrement de la
volonté. Mais celle qui tient à la matière requise ou aux circonstances dépend
de la raison, et la bonté de la volonté en dépendra aussi, dans la mesure où la
volonté obéit à la raison.
Il faut toutefois
considérer que le mal, d'après ce qu'on a déjà dit, résulte d'un seul défaut
particulier ; tandis que le bien, pour exister absolument, exige, non seulement
un bien particulier, mais une bonté intégrale. Donc, si la volonté est bonne et
dans son objet et dans sa fin, l'acte extérieur sera bon. Pour cela il ne
suffit donc pas que l'acte extérieur soit bon de la bonté de l'intention de la
fin. Mais si la volonté est mauvaise, soit quant à la fin qu'elle se propose,
soit quant à l'acte qu'elle détermine, l'acte extérieur devient par cela même
mauvais.
Solutions :
1. La volonté bonne, qui est signifiée par le bon arbre, doit
s'entendre de la volonté bonne dans l'acte voulu et dans la fin.
2. La volonté pèche, non seulement en se proposant une fin
mauvaise, mais encore en voulant un acte mauvais.
3. On appelle volontaire non seulement l'acte intérieur de la
volonté, mais encore les actes extérieurs, en tant qu'ils procèdent de la raison
et de la volonté. C'est pourquoi les uns et les autres peuvent être divisés en
actes bons et mauvais.
Objections :
1. Non, il ne semble pas. Le principe de l'acte intérieur est
une force intérieure de l'âme appréhensive ou appétitive ; tandis que le
principe de l'acte extérieur est la puissance qui exécute le mouvement. Or, à
divers principes d'action correspondent des actes divers ; et c'est l'acte qui
est le sujet de la bonté ou de la malice. Or un même accident ne peut se
trouver dans des sujets divers. Donc il ne peut y avoir une même bonté pour
l'acte extérieur et pour l'acte intérieur.
2. "La vertu est ce qui rend bon l'homme qui la possède,
et qui rend bonne son oeuvre", selon le Philosophe. Or, autre est la vertu
intellectuelle de la puissance qui commande, et autre la vertu morale de la
puissance commandée, comme le Philosophe le prouve. Donc, autre est la bonté de
l'acte intérieur qui appartient à la puissance qui commande, et autre celle de
l'acte extérieur qui appartient à la puissance commandée.
3. Une chose ne peut être en même temps cause et effet, car
rien n'est cause de soi-même. Or la bonté de l'acte intérieur est cause de la
bonté de l'acte extérieur ou inversement, comme on vient de le dire. Ces actes
ne peuvent donc avoir la même bonté.
Cependant :
Nous avons montré
que l'acte de la volonté est la forme de l'acte extérieur. Or, la matière et la
forme constituent un seul être. La bonté de l'acte intérieur et de l'acte
extérieur est donc une.
Conclusion :
On a vu plus haut
que l'acte extérieur et l'acte intérieur de la volonté sont un, au plan moral.
Or, un acte qui est un par son sujet, peut avoir plusieurs raisons de bonté ou
de malice ; il peut aussi n'en avoir qu'une. On devra donc dire que la bonté ou
la malice de l'acte intérieur et celle de l'acte extérieur sont parfois la
même, et parfois différentes. En effet, ces deux bontés ou malices sont
subordonnées entre elles, nous l'avons dit. Or, parmi les choses ainsi
ordonnées l'une à l'autre, l'une, quelquefois, n'est bonne que par suite de son
rapport à l'autre ; une potion amère, par exemple, n'est bonne que parce
qu'elle rend la santé ; aussi n'y a-t-il pas une bonté différente de la potion
et de la santé ; c'est une seule et même bonté. Parfois au contraire la chose
qui est ordonnée à une autre possède, outre la bonté de ce rapport, une raison
de bien qui lui est propre ; ainsi un remède agréable au goût a cette bonne
qualité, outre celle de guérir. Donc, lorsque la bonté ou la malice de l'acte
extérieur ne provient que de son rapport avec la fin, il y a identité parfaite
entre la bonté ou la malice de l'acte intérieur de volonté qui vise la fin par
lui-même, et de l'acte extérieur qui vise la fin par l'intermédiaire de l'acte
de la volonté. Mais quand l'acte extérieur est bon ou mauvais par lui-même,
dans sa matière ou dans ses circonstances, autre est la bonté de l'acte extérieur,
et autre la bonté que la volonté tire de la fin. Cependant, la bonté que la
volonté tire de la fin rejaillit sur l'acte extérieur, et la bonté que l'acte
extérieur tire de sa matière ou de ses circonstances rejaillit aussi sur l'acte
de la volonté, comme on l'a déjà dit.
Solutions :
1. L'argument prouve que l'acte extérieur et l'acte intérieur
sont divers dans l'ordre de la nature, mais ces deux actes concourent à former
un seul acte dans l'ordre moral, comme nous l'avons vu.
2. Selon le Philosophe, les vertus morales sont ordonnées à
leurs actes comme à leur fin ; la prudence, elle, qui est dans la raison, est
ordonnée aux moyens ; c'est pourquoi il faut des vertus différentes. Mais la
droite raison qui a pour objet la fin des vertus elles-mêmes, n'a pas d'autre
bonté que celle de la vertu, en tant que toutes les vertus participent à la
bonté de la raison.
3. Lorsqu'une qualité se communique d'un sujet à un autre
comme à partir d'une cause agissante univoque, elle se différencie dans ses
sujets ; ainsi lorsqu'un objet en réchauffe un autre, la chaleur du premier est
distincte numériquement de la chaleur du second, quoique leur espèce soit la
même. Au contraire, quand une qualité se communique d'un objet à un autre selon
une certaine analogie ou proportion, elle reste numériquement une ; ainsi la
santé, qui se trouve dans le corps animé peut aussi qualifier ensuite la
médecine et l'urine ; cependant c'est une même santé que possède le corps, que
cause la médecine, que manifeste l'urine. C'est en ce sens que la bonté de la
volonté se communique à l'acte extérieur, et inversement, suivant le rapport de
l'un à l'autre.
Objections :
1. Il semble que non. Saint Jean Chrysostome dit : "C'est
la volonté qui est récompensée pour le bien, ou condamnée pour le mal."
Or, les oeuvres sont témoins de la volonté. Donc Dieu ne demande pas des
oeuvres pour lui-même, pour savoir comment il jugera, mais pour les autres,
afin que tous comprennent qu'il est juste. Mais on doit estimer le bien et le
mal d'après le jugement de Dieu plutôt que d'après celui des hommes. Donc
l'acte extérieur n'ajoute rien à la bonté de l'acte intérieur.
2. Il y a une seule
et même bonté de l'acte intérieur et de l'acte extérieur, on vient de le dire à
l’article précédent. Mais tout accroissement se fait par addition d'une chose à
une chose autre. Donc l'acte extérieur n'ajoute ni bonté ni malice à celle de
l'acte intérieur.
3. La bonté de la création entière n'ajoute rien à la bonté de
Dieu, parce qu'elle en découle entièrement. Or, la bonté de l'acte extérieur
découle quelquefois tout entière de l'acte intérieur, et quelquefois c'est
l'inverse, comme on l'a vu. Donc la bonté ou la malice de l'un n'ajoute rien à
celle de l'autre.
Cependant :
Tout agent se
propose d'atteindre le bien et d'éviter le mal. Donc, si l'acte extérieur
n'ajoutait rien à la bonté ni à la malice de l'acte intérieur, celui qui a une
bonne ou une mauvaise volonté ferait une bonne oeuvre ou s'abstiendrait de
faire le mal sans aucun résultat, ce qui est inadmissible.
Conclusion :
Si l'on parle de
la bonté que l'acte extérieur tire du vouloir de la fin, cet acte n'ajoute rien
à la bonté de l'acte intérieur, à moins qu'il ne contribue à rendre la volonté
meilleure dans le bien, ou pire dans le mal. Ce qui peut arriver de trois
manières.
l° Quant au nombre
; lorsque par exemple quelqu'un veut faire une action pour une fin bonne ou
mauvaise, mais ne l'accomplit pas aussitôt ; peu de temps après, il la veut de
nouveau et l'accomplit ; dans ce cas, l'acte de la volonté a été répété, et il
y a ainsi double bien ou double mal.
2° Quant à
l'extension ; lorsque par exemple quelqu'un, voulant d'abord atteindre une fin
bonne ou mauvaise, y renonce à cause d'un obstacle qui est survenu, tandis
qu'un autre continue de vouloir jusqu'à ce qu'il exécute son dessein ; il est
évident que la volonté de ce dernier persévère plus longtemps dans le bien ou dans
le mal, et qu'elle est ainsi meilleure ou pire.
3° Quant à
l'intensité ; il y a, en effet, des actes qui, agréables ou pénibles de leur
nature, augmentent ou affaiblissent l'énergie de la volonté, et celle-ci,
suivant le degré d'intensité avec lequel elle se porte vers le bien ou le mal,
devient évidemment meilleure ou pire.
Si l'on parle, au
contraire, de la bonté que l'acte extérieur tire de sa matière et des
circonstances requises, cet acte devient alors terme et fin par rapport à la
volonté. Et, de cette manière, il augmente la bonté ou la malice de celle-ci,
parce que la perfection de toute inclination et de tout mouvement consiste à
atteindre sa fin ou son terme. Il en résulte que la volonté n'est parfaite que
si elle est décidée à agir quand l'occasion se présente. Mais si elle n'a pas
la possibilité d'agir, quoiqu'elle soit parfaitement décidée à le faire si cela
devient possible, le défaut de perfection qui provient de l'acte extérieur est
purement involontaire. Or, de même que l'involontaire ne mérite, à cause du
bien ou du mal qu'il produit, ni châtiment ni récompense, de même il n'ôte rien
à la peine ou à la récompense méritée, si c'est de façon tout involontaire
qu'on n'a pas accompli le bien ou le mal.
Solutions :
1. Saint Jean Chrysostome parle ici d'une volonté consommée,
et qui ne s'abstient parfois d'agir que dans l'impuissance de le faire.
2. Cet argument considère la bonté que l'acte extérieur tire
du vouloir de la fin. Or, celle qu'il tire de sa matière et des circonstances
est différente de la bonté que la volonté tire de sa fin ; mais elle n'est pas
différente de la bonté que la volonté tire de l'acte voulu, dont elle est, en
quelque façon, la raison et la cause, comme nous l'avons dit.
3. Ceci donne clairement la solution de la troisième
objection.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. L'effet existe virtuellement dans la
cause. Or les événements suivent les actes comme les effets suivent la cause.
Donc, ils préexistent virtuellement dans les actes. Mais la bonté ou la malice
s'estime d'après la vertu de chacun, car c'est la vertu qui rend bon celui qui
la possède, selon Aristote. Donc les événements ajoutent quelque chose à la
bonté ou à la malice de l'acte.
2. Le bien que font les auditeurs est un effet consécutif à la
prédication du docteur qui les a enseignés, et il contribue à son mérite,
d'après ces paroles de saint Paul (Ph 4, 1) : "Frères très chers et tant
désirés, ma joie et ma couronne..." Donc l'événement qui suit ajoute
quelque chose à la bonté ou à la malice de l'acte.
3. La peine n'est augmentée qu'en proportion de la faute,
selon ces paroles du Deutéronome (25, 2) : "Le nombre de coups sera
proportionné à la faute." Or, l'événement qui suit fait ajouter quelque
chose à la peine, car il est dit dans l'Exode (21, 29) : "Mais si le
taureau donnait déjà de la corne depuis quelque temps, et que son propriétaire,
dûment averti, ne l'ait pas enfermé, ce taureau, s'il cause la mort d'un homme
ou d'une femme, sera lapidé, et son propriétaire sera mis à mort."
Celui-ci ne serait pas mis à mort si le taureau, même non enfermé, n'avait pas
tué quelqu'un. Donc l'événement qui suit ajoute quelque chose à la bonté ou à
la malice de l'acte.
4. Celui qui introduit une cause de mort, soit en donnant des
coups, soit en portant une sentence, mais sans que la mort s'ensuive, ne
contracte pas d'irrégularité ; or, il deviendrait irrégulier si la mort avait
lieu. Donc l'événement qui suit ajoute quelque chose à la bonté ou à la malice
de l'acte.
Cependant :
L’événement qui
suit ne rend pas bon un acte qui était mauvais, ni mauvais un acte qui était
bon. Si quelqu'un, par exemple, fait l'aumône à un pauvre, l'abus qu'en fait
celui-ci pour pécher n'ôte rien au mérite de l'aumône ; et de même la patience
avec laquelle quelqu'un supporte une injustice ne diminue en rien la faute de
celui qui l'a commise. Donc l'événement qui suit n'ajoute rien à la bonté ou à
la malice de l'acte.
Conclusion :
L'événement qui
suit est prévu ou non. S'il est prévu, il ajoute évidemment quelque chose à la
bonté ou à la malice de l'acte ; car chez l'homme qui prévoit qu'une foule de
maux résulteront de son action et ne s'en abstient pas, la volonté se montre
par là d'autant plus désordonnée. Si l'événement qui suit n'a pas été prévu, il
faut encore distinguer. S'il suit cet acte par soi et le plus souvent, il
ajoute quelque chose à la bonté ou à la malice de l'acte. En effet, il est
évident qu'un acte est meilleur de sa nature, quand il peut amener un plus
grand nombre de bons résultats, et que celui-là est pire, dont il résulte
normalement un plus grand nombre de maux. Mais s'il n'arrive que par accident
et très rarement, l'événement qui suit n'ajoute rien à la bonté ou à la malice
de l'acte, parce qu'on ne juge pas une chose d'après ce qui lui est accidentel,
mais d'après ce qui lui appartient de soi.
Solutions :
1. La vertu de la cause s'apprécie d'après ses effets essentiels,
et non d'après ses effets accidentels.
2. Le bien que font les auditeurs est de soi un effet de la
prédication ; c'est pourquoi il toume au mérite du prédicateur, surtout quand
celui-ci a eu cette intention.
3. L'événement qui fait infliger un tel châtiment suit par soi
la cause posée, et en outre il est prévu ; c'est pour cela qu'il est l'objet
d'un châtiment particulier.
4. Cet argument serait valable si l'irrégularité venait de la
faute. Or elle ne vient pas de la faute, mais d'un fait qui provoque un
empêchement sacramentel.
Objections :
1. Il semble que oui. "Le mouvement continu est un",
dit Aristote. Or, un même mouvement continu peut être bon et mauvais ; lorsque
quelqu'un, par exemple, allant à l'église, se propose d'abord la vaine gloire,
puis le service de Dieu. Donc un même acte peut être bon et mauvais.
2. D'après le Philosophe, "l'action et la passion sont un
même acte". Or la passion peut être bonne, par exemple, celle du Christ,
et l'action mauvaise, par exemple celle des juifs. Donc un même acte peut être
bon et mauvais.
3. L'esclave étant comme l'instrument du maître, l'action de
l'un est l'action de l'autre, comme s'identifient l'action de l'outil et celle
de l'artisan. Or, il peut arriver que cette action procède d'une volonté bonne
chez le maître et d'une volonté mauvaise chez l'esclave, et qu'ainsi elle soit
bonne d'un côté, et mauvaise de l'autre. Donc un même acte peut être bon et
mauvais.
Cependant :
Les contraires ne
peuvent exister dans un même sujet. Or le bien et le mal sont contraires. Donc
un même acte ne peut être bon et mauvais.
Conclusion :
Rien n'empêche
qu'une chose soit une si on la rapporte à tel genre, et multiple si on la
rapporte à tel autre ; ainsi une surface continue est une, considérée comme
quantité, et multiple, considérée sous le rapport de la couleur, si elle est en
partie blanche et en partie noire. De cette manière, rien n'empêche qu'un acte
soit un, si on le considère dans sa réalité physique, et ne le soit pas, si on
le considère dans sa réalité morale, et inversement, comme on l'a vu. Ainsi,
une promenade continue ne forme physiquement qu'un seul acte ; moralement, elle
peut en former plusieurs, si la volonté du promeneur, qui est le principe des
actes moraux, vient à changer. Donc, si l'on considère un acte sous l'angle
moral, il est impossible qu'il soit doué à la fois de bonté et de malice
morale. S'il n'a qu'une unité physique et pas d'unité morale, il pourra être
bon et mauvais.
Solutions :
1. Le mouvement continu inspiré par diverses intentions a bien
l'unité physique, mais il n'a pas d'unité morale.
2. L'action et la passion relèvent de la morale dans la mesure
où elles sont volontaires. Elles formeront donc deux actes moraux divers,
lorsqu'elles procéderont de volontés différentes ; l'une pourra ainsi être
bonne, tandis que l'autre sera mauvaise.
3. L'acte de l'esclave, en tant que procédant de sa volonté,
n'est pas l'acte du maître, sinon en tant qu'il procède du commandement de
celui-ci. Sous cet aspect, il n'est pas rendu mauvais par la volonté mauvaise
de l'esclave.
1. L'acte humain, en tant qu'il est bon ou mauvais, a-t-il raison de
rectitude ou de péché ? - 2. Est-il louable ou blâmable ? - 3. Entraîne-t-il
mérite ou démérite ? - 4. En est-il ainsi devant Dieu ?
Objections :
1. Il semble que non. Selon le Philosophe, "les monstres
sont des péchés dans l'ordre de la nature". Or, les monstres ne sont pas
des actes, mais des êtres engendrés contrairement à l'ordre de la nature ; et,
comme il est dit au même endroit, l'art et la raison imitent la nature. Donc
l'acte, du fait qu'il est désordonné et mauvais, n'est pas un péché.
2. Le péché, selon le Philosophe, se produit accidentellement,
dans la nature et dans l'art, lorsqu'on ne parvient pas à la fin visée. Mais la
bonté ou la malice de l'acte humain consiste principalement dans l'intention et
la poursuite de la fin. Donc la malice d'un acte ne lui donne pas raison de
péché.
3. Si la malice d'un acte lui donnait raison de péché, partout
où il y aurait mal, il y aurait péché. Or cela est faux ; car le châtiment, qui
est un mal véritable, n'est pas péché. De ce qu'un acte est mauvais, il ne
s'ensuit donc pas qu'il soit un péché.
Cependant :
Nous avons montré
plus haut que la bonté de l'acte humain dépend principalement de la loi
éternelle, et que, par suite, la malice consiste à s'écarter de celle-ci. Or,
c'est en cela que consiste le péché, dit saint Augustin : "Le péché est
toute action, toute parole, tout désir contraire à la loi éternelle." Donc
tout acte humain, du fait qu'il est mauvais, a raison de péché.
Conclusion :
Le mal est plus
vaste que le péché, de même que le bien est plus vaste que la rectitude. En
effet, toute privation de bien est un mal chez tout être ; tandis que le péché
consiste proprement dans un acte exécuté pour une fin avec laquelle il n'est
pas dans l'ordre requis. Or, la relation requise avec la fin est réglée selon
une mesure déterminée. Chez les êtres qui agissent par nature, cette mesure se
confond avec la vertu naturelle qui les incline vers leur fin. Donc, quand
l'acte procède d'une vertu naturelle suivant son inclination naturelle à la
fin, la rectitude est observée dans l'acte, parce que le juste milieu ne sort pas
des extrêmes : c'est-à-dire que l'acte ne sort pas du rapport qui unit le
principe actif à la fin. Mais quand l'acte s'écarte de cette rectitude,
survient la raison de péché.
Dans les actes
accomplis par la volonté, la règle prochaine est la raison humaine ; la règle
suprême est la loi éternelle. Toutes les fois, par conséquent, que l'acte se
porte vers une fin suivant l'ordre voulu par la raison et par la loi éternelle,
il est droit ; toutes les fois qu'il dévie de cette rectitude, il devient
péché. Or, il est évident, d'après ce que nous avons dit, que tout acte
volontaire est mauvais parce qu'il s'éloigne de l'ordre voulu par la raison et
la loi éternelle, et qu'il est bon lorsqu'il y est conforme. Il faut en
conclure que tout acte humain, du fait qu'il est bon ou mauvais, reçoit la
qualité de rectitude ou de péché.
Solutions :
1. On appelle les monstres des péchés parce qu'ils proviennent
d'un péché existant dans la nature.
2. La fin est de deux sortes : ultime et prochaine. Dans le
péché d'ordre naturel, l'acte s'écarte de la fin ultime qui consiste dans la
perfection de l'être engendré, mais il ne manque pas toute la fin prochaine,
car toute action de la nature produit quelque chose. De même, dans le péché de
la volonté, l'acte s'écarte toujours de la fin ultime, parce que nul acte
volontaire mauvais ne peut être rapporté à la béatitude, qui est la fin ultime.
Toutefois il ne s'écarte pas de la fin prochaine que la volonté vise et
atteint. Et comme cette intention elle-même est rapportée à la fin ultime, on
peut trouver en elle la rectitude ou le péché.
3. C'est l'acte qui ordonne un être à sa fin ; c'est pourquoi
le péché qui est une déviation de l'ordre qui mène à la fin consiste proprement
dans un acte. Mais le châtiment regarde la personne qui pèche, comme on l'a dit
dans la première Partie.
Objections Il semble que
non. Selon le Philosophe, "le péché se trouve même dans les actions régies
par la nature". Or, ces actions n'entraînent ni louange, ni culpabilité,
dit Aristote. Donc un acte humain, du fait qu'il est mauvais ou péché, n'a pas
raison de faute et de même il n'est pas louable du fait qu'il est bon.
2. Le péché se rencontre dans les oeuvres de l'art comme dans
les actes moraux. En effet, dit le Philosophe, "le grammairien qui n'écrit
pas correctement et le médecin qui ne prescrit pas une bonne potion pèchent
également". Mais on ne juge pas coupable un artisan du fait que son
ouvrage est mauvais, car l'habileté réside en ce domaine à faire bien ou mal
quand on le veut. Donc un acte moral n'est pas coupable non plus du fait qu'il
est mauvais.
3. Denys dit que "le mal est faible et impuissant".
Or, la faiblesse et l'impuissance excusent de la faute, en tout ou en partie.
Donc un acte humain n'est pas coupable du fait qu'il est mauvais.
Cependant :
Le Philosophe
appelle louables les actions vertueuses, et blâmables ou coupables les actions
opposées. Or les actes bons sont des actes vertueux, car "la vertu rend
bon celui qui la possède et rend son oeuvre bonne", si bien que les actes
opposés sont mauvais. Donc l'acte humain est louable ou coupable.
Conclusion :
De même que le mal est plus vaste que le péché, le péché à
son tour est plus vaste que l'acte coupable. Un acte est dit
coupable ou louable du fait qu'il est imputé à l'agent ; car louer ou blâmer
n'est rien d'autre qu'imputer à quelqu'un la bonté ou la malice de son acte.
Car l'acte est imputé à l'agent lorsqu'il est en son pouvoir de telle sorte
qu'il le maîtrise. C'est le cas dans tous les actes volontaires, parce que la
volonté confère à l'homme la maîtrise de ses actes, comme nous l'avons dit. Il
s'ensuit que dans les seuls actes volontaires, le bien et le mal constituent la
raison de louange et de culpabilité ; dans ces actes, le mal, le péché et
l'acte coupable sont une même chose.
Solutions :
1. Les actes naturels ne sont pas au pouvoir de l'agent, parce
que sa nature est entièrement déterminée. C'est pourquoi, s'il y a du péché
dans ces actes, il n'y a pas là de faute.
2. Dans le domaine de l'art la raison ne joue pas le même rôle
que dans celui de la morale. En art, la raison s'ordonne à une fin particulière
qu'elle a inventée ; en morale, elle s'ordonne à la fin générale de la vie
humaine. Et la fin particulière est ordonnée à la fin générale. Comme il y a
péché lorsqu'on s'écarte de l'ordre qui unit l'acte à la fin, nous l'avons dit
-, il peut y avoir dans l'art deux sortes de péchés. L'un consiste dans la
déviation par rapport à la fin particulière que s'est proposée l'artisan, et
celui-là est propre à l'art ; par exemple, lorsqu'un artisan voulant bien faire
une chose l'exécute mal, ou fait bien ce qu'il voulait faire mal. L'autre péché
consiste dans une déviation par rapport à la fin générale de la vie humaine. En
ce sens, l'artisan péchera s'il veut exécuter, et s'il exécute en effet un
mauvais ouvrage qui trompera un autre homme. Mais ce péché n'est pas propre à
l'artisan comme tel ; il lui appartient comme homme ; en sorte que dans le
premier cas, c'est l'artisan comme artisan qui pèche, dans le second, c'est
l'homme comme homme. Mais dans la morale, qui met la raison en rapport avec la
fin générale de la vie humaine, le péché et le mal résultent toujours de la
déviation à l'égard de cette fin ; et, dans ce cas, l'homme pèche en tant qu'il
est homme et agent moral. De là cette déclaration du Philosophe : "Dans
l'art il vaut mieux pécher volontairement, mais il n'en est pas de même par
rapport à la prudence" et aux autres vertus morales que la prudence
gouverne.
3. La faiblesse qui se trouve dans le mal volontaire est
soumise au pouvoir de l'homme ; par suite, elle n'enlève ni ne diminue la
culpabilité.
Objections :
1. Non, semble-t-il. On parle de mérite et de démérite par
rapport à une rétribution qui ne joue que dans la relation à autrui. Or tous
les actes humains bons ou mauvais ne sont pas relatifs à autrui ; il y en a qui
sont relatifs à soi-même. Donc tout acte humain bon ou mauvais n'entraîne pas
mérite ou démérite.
2. Personne ne mérite une peine ou une récompense parce qu'il
dispose à son gré d'une chose dont il est le maître ; ainsi un homme qui
détruit ce qui lui appartient, n'est pas puni comme s'il détruisait le bien
d'autrui. Or, l'homme est maître de ses biens. Donc, du fait qu'il en dispose
bien ou mal, il ne mérite ni peine ni récompense.
3. De ce qu'on acquiert un bien, on ne mérite pas un bienfait
supplémentaire de la part d'autrui, et il en est de même pour le mal. Or,
l'acte bon est en quelque façon le bien et la perfection de l'agent, et l'acte
désordonné est son mal. Donc l'homme ne mérite ni ne démérite dans ses actes
bons ou mauvais.
Cependant :
Nous lisons dans
Isaïe (3, 10.11) : "Bénissez le juste, car il se nourrira du fruit de ses
oeuvres ; maudissez l'impie, car il sera traité selon l’oeuvre de ses
mains."
Conclusion :
Le mérite et le
démérite sont relatifs à une rétribution conforme à la justice. Une pareille
rétribution n'a lieu que lorsque quelqu'on favorise ou lèse les droits
d'autrui. Pour comprendre cela, il faut considérer que tout homme vivant dans
une société est, dans une certaine mesure, partie et membre de toute la
société. Par suite, quiconque fait du bien ou du mal à un individu vivant dans
une société, fait du bien ou du mal à cette société elle-même ; de même que
celui qui blesse la main d'un homme, blesse l'homme lui-même. Donc, lorsqu'on
fait du bien ou du mal à une personne particulière, on acquiert un double
mérite ou démérite. D'abord en ce qu'on acquiert un droit à une rétribution de
la part de la personne aidée ou lésée. Ensuite de la part de la société tout
entière. Et lorsqu'on ordonne directement son acte au bien ou au mal de toute
une collectivité, on a droit à une rétribution, premièrement et par principe de
la part de cette collectivité, et en second lieu de la part de chacun de ses
membres. D'autre part, lorsqu'on se fait du bien ou du mal à soi-même, on a
droit à une rétribution, parce que, comme on fait partie d'une collectivité, ce
bien ou ce mal rejaillissent sur elle ; cependant on n'a pas de mérite à
l'égard de la personne particulière affectée par ce bien et ce mal, car cette
personne n'est autre que soi ; à moins que l'on ne dise par analogie qu'on doit
se faire justice à soi-même.
De tout ce qui
précède, il résulte que tout acte bon ou mauvais est louable ou blâmable selon
qu'il est au pouvoir de la volonté ; qu'il est droit ou qu'il est un péché
selon son rapport avec la fin ; et qu'il entraîne mérite ou démérite selon la
rétribution conforme à la justice envers autrui.
Solutions :
1. Quoique les actes bons et mauvais ne soient pas toujours ordonnés
au bien ou au mal d'une autre personne particulière, ils concernent toujours le
bien ou le mal d'un autre, qui est la communauté elle-même.
2. Ayant la maîtrise de ses actes, l'homme, en tant qu'il est
soumis à la communauté dont il fait partie, mérite ou démérite selon qu'il
dispose ses actions en bien ou en mal, comme lorsqu'il administre bien ou mal
les biens qui sont au service de la communauté.
3. Le bien et le mal qu'on se fait par ses actions rejaillit
sur la communauté, comme on vient de le dire.
Objections :
1. Il semble que non. On a dit précédemment que le mérite et
le démérite désignent une rétribution pour le profit ou pour le dommage causé à
autrui. Or, le bien ou le mal que peut faire l'homme ne cause aucun profit ni
aucun dommage à Dieu, d'après ces paroles de Job (35, 6.7) : "Si tu
pèches, quel dommage lui feras-tu ? Si tu observes la justice, que lui
donneras-tu ?" Donc les actes bons ou mauvais n'ont pas de mérite ni de
démérite par rapport à Dieu.
2. L'instrument ne mérite ni ne démérite rien auprès de celui
qui s'en sert, parce que toute l'action de l'instrument vient de l'agent. Or,
l'homme, dans ses actes, est l'instrument de la puissance divine qui est son
moteur principal ; aussi Isaïe dit-il (9, 15) : "La hache se
glorifie-t-elle aux dépens de celui qui la brandit ? La scie s'élève-t-elle
contre celui qui la met en mouvement ?" Dans ce passage l'homme est
évidemment comparé à un instrument. Donc l'homme, en agissant bien ou mal, ne
mérite ni ne démérite devant Dieu.
3. L'acte humain entraîne mérite ou démérite en tant qu'il est
ordonné à autrui. Or, tous les actes humains ne sont pas ordonnés à Dieu. Donc
tous les actes humains bons ou mauvais n'ont pas de mérite ou de démérite
devant Dieu.
Cependant :
Il est dit à la
fin de l'Ecclésiaste (12, 14) : "Tout ce qui se fait, soit bien, soit mal,
Dieu le soumettra à son jugement." Or, le jugement implique la
rétribution, qui suppose elle-même le mérite et le démérite. Donc tout acte
humain, bon ou mauvais, comporte mérite ou démérite devant Dieu.
Conclusion :
Comme on l'a vu,
les actes de l'homme ont mérite ou démérite en ce qu'ils sont ordonnés à un
autre homme, soit en raison de lui-même, soit en raison de la communauté dont
il fait partie. Or nos actes bons et mauvais acquièrent mérite ou démérite
auprès de Dieu de ces deux manières. Ils ont rapport à Dieu lui-même en tant qu'il
est la fin ultime de l'homme ; car tous nos actes doivent être rapportés à leur
fin ultime, comme on l'a vu. Aussi celui qui commet une mauvaise action qui ne
peut être rapportée à Dieu ne rend pas à Dieu l'honneur qu'il lui doit comme à
la fin ultime. Mais du point de vue de la communauté universelle, nos actes ont
aussi rapport à Dieu. Car dans toute communauté, celui qui gouverne est chargé
de veiller au bien commun ; c'est donc à lui qu'il appartient de récompenser le
bien et de punir le mal qui se font dans la communauté. Or, Dieu est le
gouverneur et le chef de l'univers, nous l'avons vu dans la première Partie, et
en particulier des créatures raisonnables. Par suite, il est évident que les
actes humains entraînent mérite ou démérite devant lui, sinon il faudrait
conclure que Dieu se désintéresse des actions humaines.
Solutions :
1. Les actes de l'homme ne peuvent rien enlever ni donner à
Dieu, absolument parlant. Toutefois, l'homme lui donne et lui enlève quelque
chose, autant qu'il est en son pouvoir, en observant ou non l'ordre instauré
par Dieu.
2. L'homme est mû par Dieu comme un instrument, mais de
manière à pouvoir se mouvoir lui-même à l'aide de son libre arbitre, comme on
l'a montré plus haut. C'est pourquoi ses actes ont un mérite ou un démérite
devant Dieu.
3. L'homme n'est pas ordonné dans tout son être et dans tous
ses biens à la communauté politique ; c'est pourquoi tous ses actes n'ont pas
forcément mérite ou démérite envers cette communauté. Mais tout ce qu'il est,
tout ce qu'il a, et tout ce qu'il peut, l'homme doit l'ordonner à Dieu ; c'est
pourquoi tout acte humain bon ou mauvais a un mérite ou un démérite devant
Dieu, autant qu'il réalise la notion d'acte.
Après avoir traité des actes humains, il faut étudier les passions de
l'âme ; d'abord, en général ; puis chacune en particulier (Question 26).
L'étude générale peut se diviser en quatre parties ; l° le siège des passions
(Question 22) ; 2° leurs caractères distinctifs (Question 23) ; 3° leurs
rapports mutuels (Question 25) ; 4° leur malice et leur bonté (Question 24).
1. Y a-t-il
des passions dans l'âme ? - 2. Dans sa partie appétitive, plutôt que dans sa
partie cognitive ? - 3. Dans l'appétit sensible, plutôt que dans l'appétit
intellectuel, appelé volonté ?
Objections :
1. Il semble qu'il n'y ait aucune passion dans l'âme. Car
pâtir est le propre de la matière. Mais l'âme n'est pas composée de matière et
de forme, nous l'avons établi dans la première Partie. Donc il n'y a aucune
passion dans l'âme.
2. La passion étant un mouvement, selon Aristote, ne peut
exister dans l'âme, qui n'est pas susceptible de mouvement, d'après le même
Philosophe.
3. La passion est un acheminement à la corruption, selon le
mot d'Aristote : "Toute passion, lorsqu'elle grandit, détruit la
substance." Or l'âme est incorruptible. Elle n'est donc le sujet d'aucune
passion.
Cependant :
L’Apôtre écrit (Rm
7, 5) "Lorsque nous étions dans la chair, les passions de péché, excitées
par la loi, travaillaient dans nos membres." Or le péché réside, à
proprement parler, dans l'âme ; c'est donc en elle que se trouvent ces
passions, dites "passions de péché".
Conclusion :
Le mot
"pâtir" se prend dans trois sens : au sens large, selon que toute
réception est un pâtir, même si le sujet récepteur n'y perd rien ; on dit ainsi
que l'air pâtit quand il reçoit la lumière. C'est là être perfectionné plutôt
que pâtir. - Au sens propre, on parle de pâtir quand il y a réception avec
rejet d'autre chose. Mais cela se produit de deux manières. Quelquefois ce qui
est rejeté ne convenait pas au sujet ; ainsi dit-on que le corps d'un animal
pâtit quand il recouvre la santé avec expulsion de la maladie. D'autres fois
c'est l’inverse qui a lieu : tomber malade est aussi pâtir, du fait qu'on subit
le mal, avec perte de la santé. Cette dernière façon de pâtir définit la
passion au sens le plus propre du terme. En effet, pâtir, c'est être attiré vers
ce qui agit sur vous ; et on ne l'est jamais davantage que lorsqu'on doit
s'éloigner de ce qui vous convenait. Aristote écrit de même que l'on parle de
génération pure et simple, et de corruption relative, quand un corps plus noble
est engendré d'un autre qui l'est moins, tandis que c'est l'inverse quand
l'être moins noble est engendré du plus noble.
Or la passion peut
se trouver dans l'âme aux trois sens que nous venons de distinguer. En tant que
réception, sans plus, on dit : "Sentir et comprendre sont un certain
pâtir." Quant à la passion qui implique rejet, elle ne peut se produire
que par transmutation corporelle ; ce qui fait que la passion proprement dite
ne regarde l'âme qu'accidentellement, c'est-à-dire en tant que le composé
lui-même pâtit. Mais là aussi il faut distinguer : quand la transmutation va
vers le pire, elle vérifie mieux la définition de la passion que lorsqu'elle va
vers le meilleur. C'est ainsi que la tristesse est une passion, à proprement
parler, plus que la joie.
Solutions :
1. La passion qui comporte rejet et transmutation ressortit à
la seule matière, aussi ne la trouve-t-on que dans les composés de matière et
de forme. Mais celle qui est pure réception n'appartient pas nécessairement à
la matière, et peut exister chez tout ce qui est en puissance. Or l'âme, bien
qu'elle ne soit pas composée de matière et de forme, implique une certaine
potentialité, qui lui permet de recevoir et de pâtir, au sens où, selon
Aristote, "comprendre est un certain pâtir".
2. S'il est vrai que la passion et le mouvement ne sauraient
convenir à l'âme en elle-même, celle-ci en est bien pourtant le sujet, mais par
accident, selon Aristote.
3. L'argument vaut pour la passion avec transmutation
physiologique détériorante, qui ne peut s'attribuer à l'âme que par accident ;
de soi et directement, elle convient au composé, qui est corruptible.
Objections :
1. Il semble que les passions soient plutôt dans la partie
cognitive car, selon Aristote, "ce qui est premier en n'importe quel genre
l'emporte sur tous les êtres de ce genre et en est la cause". Or c'est le
pouvoir de perception qui est affecté le plus par la passion ; la passion de
l'appétit ne vient qu'ensuite, et ne saurait donc prétendre à la primauté.
2. Ce qui est plus actif apparaît donc moins passif, car
l'action s'oppose à la passion. Mais la partie appétitive est plus active que
la partie appréhensive. Donc il semble que la passion se trouve davantage dans
cette dernière.
3. De même que l'appétit sensitif est une faculté située dans
un organe corporel, de même la faculté qui connaît selon les sens. Mais la
passion de l'âme, à proprement parler, est accompagnée d'une transmutation
corporelle. Donc la passion ne se trouve pas plus dans l'appétit sensible que
dans la connaissance sensible.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Les mouvements de l'âme que les Grecs nomment pathè, certains des nôtres, comme
Cicéron, les appellent troubles ; d'autres, affections ou sentiments ; d'autres
enfin, et avec plus de rigueur, les appellent passions, comme les Grecs."
Ce texte montre bien que passions de l'âme et affections sont identiques. Or
les affections appartiennent manifestement à l'appétit et non au pouvoir de
connaître ; il en va donc de même pour les passions.
Conclusion :
Le mot
"passion", nous l'avons dit, implique que le patient est attiré vers
ce qui agit sur lui. Or l'âme est attirée vers les choses bien plus par ses
tendances appétitives que par son pouvoir de connaître. Car ces tendances
l'orientent vers les choses elles-mêmes selon qu'elles sont en elles-mêmes ; ce
qui fait dire au Philosophe que "le bien et le mal", objets de
l'appétit, "sont dans les choses elles-mêmes". Au contraire, la
faculté de perception n'est pas attirée par les choses selon qu'elles sont en
elles-mêmes, mais elle les connaît selon leur représentation, qu'elle détient
en elle-même ou qu'elle reçoit, selon son propre mode d'exister : "Le vrai
et le faux", qui regardent la connaissance, "ne sont pas dans les
choses mais dans l'esprit", dit au même endroit Aristote. Il est donc
manifeste que la notion de passion se réalise mieux dans la partie affective de
l'âme que dans la partie appréhensive.
Solutions :
1. Dans le domaine de ce qui est parfait et dans celui où il y
a un manque, les choses sont en sens contraire. Car, dans le domaine du
parfait, l'intensité se définit par la proximité plus ou moins grande envers un
premier et unique principe ; ainsi une source lumineuse est plus ou moins
intense selon qu'elle est plus ou moins proche de la lumière parfaite. Au
contraire, dans le domaine de ce qui manque, l'intensité se détermine non par
approche d'un summum, mais par éloignement de ce qui est parfait, car c'est en
cela que consiste la privation et le manque. Et donc, moins on s'éloigne du
premier principe et moins le manque est grand ; et c'est pourquoi, au principe,
il est toujours minime, mais il grandit à mesure qu'on avance. Or, qui dit
passion dit un certain manque, car la passion appartient à un être selon qu'il
est en puissance. C'est ce qui explique que chez les êtres plus proches de la
perfection suprême, c'est-à-dire de Dieu, on trouve peu de potentialité et de passion
; et davantage chez les autres. De même, dans la première puissance de l'âme,
qui est la puissance appréhensive, la raison de passion se vérifie moins bien.
2. On dit que la faculté appétitive est plus active parce
qu'elle est davantage principe des actes extérieurs. Elle l'est précisément
pour la même raison qui la rend plus passive : sa référence aux choses telles
qu'elles sont en elles-mêmes ; l'action extérieure, en effet, tend à nous
mettre en possession des choses.
3. Comme nous l'avons vu dans la première Partie, un organe de
l'âme peut être sujet de transmutation à un double titre ; 1° la transmutation
est spirituelle ; l'organe ne reçoit que la représentation de la chose. C'est
ce qui se produit essentiellement dans l'acte de la faculté sensible de
perception ; l'oeil est modifié par l'objet visible, en ce sens qu'il reçoit
l'image de la couleur, non la couleur elle-même ; - 2° il y a une autre
transmutation, physique, de l'organe qui est alors modifié dans ses
dispositions de nature : il s'échauffe ou se refroidit, ou se modifie de
quelque manière. Cette sorte de transmutation est accidentelle par rapport à
l'acte de la faculté de connaissance sensible ; telles sont la fatigue de l’oeil
quand il se fixe intensément, ou les lésions que lui inflige une lumière trop
vive. Au contraire, dans l'acte de l'appétit sensitif, cette dernière
transmutation est essentielle. C'est pourquoi, dans la définition des
mouvements de la partie affective, entre à titre matériel une certaine
modification naturelle de l'organe ; ainsi la colère est définie comme
"l'échauffement du sang dans la région du coeur". Il est donc évident
que l'idée de passion se vérifie mieux dans l'acte de l'appétit sensitif que
dans celui de la faculté de connaissance sensible, bien que l'un et l'autre
soient les actes d'un organe corporel.
Objections :
1. Il semble que la passion ne réside pas davantage dans
l'appétit sensible que dans l'appétit intellectuel. En effet, Denys affirme que
Hiérothée "est instruit par une sorte d'inspiration divine : il n'apprend
pas seulement le divin, il l'expérimente en le subissant". Mais cette expérimentation
du divin ne peut ressortir à l'appétit sensible dont l'objet est le bien
présenté aux sens. Donc la passion existe dans l'appétit intellectuel comme
dans l'appétit sensible.
2. La passion est d'autant plus forte que la cause agente est
plus puissante. Or l'objet de l'appétit intellectuel, qui est le bien
universel, agit plus puissamment que le bien particulier, objet de l'appétit
sensible. La passion est donc plutôt dans l'appétit intellectuel.
3. La joie et l'amour sont des passions ; mais on les trouve
aussi bien dans l'appétit intellectuel que dans l'appétit sensible ; sans cela
l'Écriture ne les attribuerait pas à Dieu et aux anges.
Cependant :
Saint Jean
Damascène décrit en ces termes les passions de l'âme : "La passion est un
mouvement de l'appétit sensible se portant sur le bien ou sur le mal présenté
par l'imagination." Et encore : "La passion est un mouvement de l'âme
irrationnelle qui soupçonne le bien ou le mal."
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, il y a passion au sens propre lorsque se produit une transmutation
corporelle. Cette transmutation existe dans les actes de l'appétit sensible ;
elle n'est pas spirituelle seulement, comme dans la perception sensible, elle
est naturelle aussi. Or l'acte de l'appétit intellectuel ne requiert pas de
transmutation corporelle, parce que cet appétit n'est la faculté d'aucun
organe. On voit ainsi que la notion de passion se vérifie, en un sens plus
strict, dans l'acte de l'appétit sensible que dans celui de l'appétit
intellectuel, comme le disent clairement les définitions de saint Jean
Damascène que nous avons citées.
Solutions :
1. La passion par laquelle on expérimente le divin selon
Denys, c'est l'attachement et l'union au divin produit par l'amour ; mais cela
se fait sans transmutation corporelle.
2. La grandeur de la passion ne dépend pas seulement de la
puissance de l'agent, mais aussi de la passibilité du patient ; les êtres très
sensibles pâtissent beaucoup, même sous l'action de causes faibles. Donc, bien
que l'objet de l'appétit intellectuel soit plus actif que celui de l'appétit
sensible, c'est celui-ci qui est le plus passif.
3. Lorsque l'on attribue l'amour, la joie et autres sentiments
semblables, à Dieu, aux anges, ou aux hommes en tant que doués d'appétit
intellectuel, on entend signifier l'acte simple de la volonté, qui produit des
effets semblables, mais sans passion. Ce qui fait dire à saint Augustin :
"Les saints anges punissent sans colère et nous secourent sans compassion
pour notre misère. Et pourtant, le langage courant leur attribue aussi ces
passions, non qu'ils soient sujets à cette faiblesse, mais à cause d'une
certaine ressemblance dans les oeuvres."
1. Les
passions du concupiscible diffèrent-elles des passions de l'irascible ? - 2.
L'opposition de contrariété entre les passions de l'irascible est-elle une
contrariété selon le bien et le mal ? - 3. Y a-t-il une passion qui n'ait pas
de contraire ? - 4. Y a-t-il dans la même puissance des passions d'espèce
différente qui ne soient pas contraires entre elles ?
Objections :
1. Il semble qu'il y ait les mêmes passions dans l'irascible
et dans le concupiscible. En effet, Aristote écrit que les passions de l'âme
"sont suivies de joie et de tristesse". Or, joie et tristesse sont
dans le concupiscible. Donc toutes les passions sont dans le concupiscible, et
non pas les unes dans l'irascible et les autres dans le concupiscible.
2. Sur saint Matthieu (13, 33) : "Le Royaume des Cieux
est comparable à du levain", la glose de saint Jérôme nous dit :
"Ayons dans notre raison la prudence ; dans l'irascible, la haine des
vices ; dans le concupiscible, le désir des vertus." Or la haine est dans
le concupiscible, comme l'amour son contraire. Une même passion se trouve donc
dans le concupiscible et dans l'irascible.
3. Les passions et les actes diffèrent spécifiquement en
raison de leurs objets. Or les objets des passions de l'irascible et du
concupiscible sont les mêmes, à savoir le bien et le mal. C'est donc que les
passions de l'irascible et du concupiscible sont aussi les mêmes.
Cependant :
Les actes de
puissances diverses, comme la vision et l'audition, ne sont pas de même espèce.
Or l'irascible et le concupiscible sont deux puissances qui se partagent
l'appétit sensitif, comme nous l'avons vu dans la première Partie. Donc,
puisque les passions sont des mouvements de l'appétit sensitif, comme nous
l'avons dit, celles qui sont dans l'irascible différeront spécifiquement de
celles du concupiscible.
Conclusion :
Les passions de
l'irascible ne sont pas de même espèce que celles du concupiscible. En effet,
puisque les puissances diverses ont des objets divers comme nous l'avons dit
dans la première Partie, il est nécessaire que les passions de ces puissances
se réfèrent à des objets divers. A plus forte raison les passions de ces
puissances diverses seront-elles différentes spécifiquement ; il faut, en
effet, pour diversifier l'espèce des puissances, une plus grande différence
dans l'objet que pour diversifier l'espèce des passions ou des actes. Car, dans
le monde de la nature, la diversité des genres vient de la diversité
potentielle de la matière, et la diversité des espèces vient de la diversité
des formes dans une même matière ; de même, dans les actes de l'âme, ceux qui
appartiennent à des puissances diverses diffèrent non seulement au point de vue
de l'espèce, mais aussi à celui du genre.
Pour savoir alors
quelles sont les passions de l'irascible et celles du concupiscible, il faut
donc considérer l'objet de ces deux puissances. Nous avons vu dans la première
Partie que l'objet de la puissance concupiscible est le bien ou le mal sensible
purement et simplement, qu'il soit agréable ou douloureux. Mais il est
nécessaire que l'âme souffre parfois difficulté et combat pour atteindre
quelqu'un de ces biens ou fuir quelqu'un de ces maux, parce que cela dépasse en
quelque sorte l'exercice facile de son pouvoir d'être animé ; c'est pourquoi ce
bien ou ce mal, en tant qu'il présente un caractère ardu ou difficile,
constitue l'objet de l'irascible. Donc, toute passion qui regarde le bien ou le
mal de façon absolue appartient au concupiscible ; ainsi la joie, la tristesse,
l'amour, la haine, etc. Et toute passion qui regarde le bien ou le mal en tant
qu'il est ardu, c'est-à-dire en tant qu'il y a difficulté à l'atteindre ou à
l'éviter, appartient à l'irascible, comme l'audace, la crainte, l'espérance,
etc.
Solutions :
1. Nous l’avons vu dans la première Partie, l’irascible a été donné aux animaux pour vaincre les obstacles qui empêchent le concupiscible de tendre vers son objet, parce que le bien est difficile à atteindre, ou le mal difficile à vaincre. C’est pourquoi toutes les passions de l’irascible se terminent dans celles du concupiscible. C’est en ce sens que les passions de l’irascible sont suivies par la joie ou la tristesse, qui sont dans le concupiscible.
2. Saint Jérôme attribue la haine des vices à l’irascible, non pas en raison de la haine elle-même, qui appartient strictement au concupiscible, mais à cause de l’agressivité qu’elle implique et qui relève de l’irascible.
3. Le bien, en tant que délectable, meut le concupiscible. Mais si le bien à atteindre présente quelque difficulté, il comporte une opposition à ce concupiscible. Il fallait donc qu’il y eût une autre puissance pour tendre vers le bien ; et il en va de même pour le mal. Cette puissance est précisément l’irascible, dont les passions ne sont donc pas de la même espèce que celles du concupiscible.
Objections :
1. Il semble qu’elle ne puisse venir que de là, car, nous l’avons dit, les passions de l’irascible sont ordonnées à celles du concupiscible. Mais celles-ci ne sont contraires l’une à l’autre qu’en raison de la contrariété du bien et du mal ; ainsi de l’amour et de la haine, de la joie et de la tristesse. Donc les passions de l’irascible s’opposent de la même façon.
2. Les passions diffèrent selon leurs objets comme les mouvements selon leurs termes. Or il n’y a de contrariété dans les mouvements qu’en fonction de la contrariété des termes, selon Aristote. Donc, dans les passions aussi, il n’y a de contrariété que selon la contrariété des objets. Mais l’objet de l’appétit est le bien ou le mal. Donc en aucune puissance affective il ne peut exister de contrariété entre les passions, si ce n’est à cause de la contrariété du bien et du mal.
3. “Toute passion de l’âme, dit Avicenne, se définit selon l’approche ou l’éloignement.” Or l’approche est produite par le bien en tant que tel, et l’éloignement par le mal en tant que tel, puisque “ le bien est ce que tous les êtres désirent ”, d’après Aristote, et le mal, ce que tous les êtres fuient. La contrariété dans les passions de l’âme ne peut donc exister que par référence au bien et au mal.
En sens contraire
:
La crainte et l’audace sont des contraires, comme on le voit dans l’Éthique. Or ces passions ne diffèrent pas en fonction du bien et du mal, puisque toutes deux regardent certains maux. Donc toute contrariété entre les passions de l’irascible n’est pas déterminée par la contrariété du bien et du mal.
Réponse :
Comme dit la Physique d’Aristote, “ la passion est un certain mouvement ”. La contrariété dans les passions devra donc s’entendre comme celle des mouvements ou des changements. Or, il y a dans ces derniers deux sortes de contrariétés, comme l’explique le même Philosophe. La première se prend du même terme, selon qu’on s’en approche ou qu’on s’en éloigne ; elle se vérifie au sens propre dans les changements, c’est-à-dire dans la génération, - changement qui aboutit à l’être -, et dans la corruption, changement qui en éloigne. La seconde contrariété est déterminée par la contrariété des termes ; elle joue à proprement parler dans l’ordre des mouvements ; comme le blanchiment, mouvement du noir au blanc, s’oppose au noircissement, qui est le mouvement du blanc vers le noir.
Ainsi donc, dans les passions de l’âme, nous trouverons une double contrariété : l’une selon la contrariété des objets, c’est-à-dire du bien et du mal ; l’autre, selon l’approche et l’éloignement par rapport à un même terme. Dans les passions du concupiscible on ne trouve que la première sorte de contrariété, celle qui vient des objets ; mais dans les passions de l’irascible on trouve les deux. La raison en est que l’objet du concupiscible, comme nous l’avons vu, est le bien ou le mal sensible pris absolument. Or le bien, en tant que bien, n’est pas un terme dont on pourrait s’éloigner, un terme a quo (à partir duquel), mais seulement ad quem (vers lequel) on se porte, car rien ne fuit le bien, en tant que bien ; tout, au contraire, le désire. De même, rien ne désire le mal, comme mal, mais tout le fuit ; c’est pourquoi le mal ne peut avoir raison de terme dont on s’approche, mais seulement dont on s’éloigne. Ainsi donc, toute passion du concupiscible qui regarde le bien est tendance vers lui, comme l’amour, le désir et la joie ; toute passion du même concupiscible qui a pour objet le mal est éloignement de lui, comme la haine, la fuite ou l’aversion et la tristesse. Il ne saurait donc y avoir, dans les passions du concupiscible, de contrariété définie par accès et éloignement relatifs à un même objet.
Mais l’objet de l’irascible est le bien ou le mal sensible, non pas pris absolument, mais en tant que difficile ou ardu, comme nous l’avons montré. Or le bien ardu ou difficile a de quoi motiver, en tant que bien, une tendance vers lui, qui sera l’espoir ; en tant que difficile à atteindre ou ardu, il explique qu’on s’éloigne de lui, et c’est la passion qu’on appelle désespoir. De même, le mal ardu, en tant que mal, est un objet dont on ne peut que se détourner, et cela ressortit à la passion de la crainte ; il a aussi de quoi fonder une tendance vers lui, comme chose ardue qui permette d’échapper à l’emprise du mal, et c’est ainsi que l’audace tend vers ce mal.
Dans les passions de l’irascible se vérifie donc une première contrariété, fonction de la contrariété du bien et du mal - comme entre l’espoir et la crainte - et une autre contrariété selon l’approche ou l’éloignement d’un même terme, comme entre l’audace et la crainte.
Tout cela donne la réponse aux objections.
Objections :
1. Toute passion doit avoir son contraire, car elle est
passion du concupiscible ou de l'irascible. Or, dans ces deux domaines, se
vérifie toujours quelque contrariété, comme nous venons de le dire.
2. Toute passion a pour objet le bien ou le mal, qui englobent
l'ensemble des objets de l'appétit. Mais à la passion dont l'objet est le bien
s'oppose celle qui regarde le mal. Toute passion a donc son contraire.
3. Les passions impliquent approche ou éloignement, on vient
de le dire ; mais à toute approche s'oppose l'éloignement, et réciproquement.
Il n'est donc pas de passion qui n'ait son contraire.
Cependant :
La colère est bien
une passion de l'âme. Or, au dire d'Aristote, il n'y a pas de passion qui lui
soit contraire. Toutes les passions n'ont donc pas de contraire.
Conclusion :
C'est un fait
unique que la colère ne puisse avoir de passion contraire, ni au point de vue
de l'approche et de l'éloignement, ni selon la contrariété du bien et du mal.
La colère en effet, est causée par la présence immédiate d'un mal difficile.
Cette présence impose nécessairement à l'appétit ou bien de s'incliner, et
alors il ne sort pas des limites de la tristesse, qui est une passion du
concupiscible ; ou bien de s'insurger contre le mal qui le blesse, ce qui
ressortit à la colère. Un mouvement de fuite est impossible, puisque le mal est
alors présent ou passé. C'est ainsi qu'il n'est pas de passion contraire au
mouvement de la colère, d'une contrariété par approche et éloignement.
Il en va de même
pour la contrariété selon le bien et le mal. Au mal immédiatement présent
s'oppose le bien effectivement atteint, lequel ne saurait dès lors avoir un
caractère ardu ou difficile. Et lorsque la possession du bien est réalisée, il
n'y a plus d'autre mouvement dans l'appétit que le repos dans le bien possédé ;
et cela ressortit à la joie, qui est une passion du concupiscible.
Le mouvement de la
colère ne saurait donc avoir de mouvement de l'âme qui lui soit contraire. On
ne peut lui opposer que la cessation du mouvement, selon le mot d'Aristote :
"S'adoucir est l'opposé de se mettre en colère" ; mais c'est là une
opposition négative ou privative, et non de contrariété.
Tout cela donne la
réponse aux objections.
Objections :
1. Cela semble impossible. Car les passions de l'âme diffèrent
selon leurs objets, qui sont le bien et le mal, et dont la contrariété entraîne
celle des passions. Il n'est donc pas, dans une même puissance, de passions qui
soient spécifiquement différentes sans être contraires entre elles.
2. La différence spécifique est une différence selon la forme.
Or toute différence de cette sorte se réalise par quelque contrariété, dit
Aristote. Sans contrariété entre elles, les passions d'une même puissance ne
peuvent donc être d'espèce différente.
3. Puisque toute passion consiste à s'approcher ou à
s'éloigner du bien ou du mal, la différence entre les passions viendra, ou de
la différence entre le bien et le mal, ou de la différence selon l'approche et
l'éloignement, ou enfin selon que l'on s'approche ou que l'on s'éloigne plus ou
moins. Or les deux premières différences entraînent la contrariété entre les
passions, nous venons de le voir. Quant à la troisième différence, elle ne
change pas l'espèce ; sinon il y aurait un nombre infini d'espèces de passions.
Il est donc impossible que des passions appartenant à une même puissance soient
d'espèce différente sans être contraires entre elles.
Cependant :
L’amour et la
joie, passions du concupiscible, diffèrent spécifiquement. Et pourtant elles ne
sont pas contraires l'une à l'autre ; bien plus, l'une est cause de l'autre. Il
y a donc des passions appartenant à la même puissance, qui diffèrent quant à
l'espèce et ne sont pas contraires entre elles.
Conclusion :
Les passions
diffèrent selon leurs principes actifs ou moteurs, qui sont leurs objets. Or la
différence des moteurs peut être considérée à un double point de vue : au point
de vue de l'espèce ou de la nature des moteurs eux-mêmes, comme lorsque l'on
distingue le feu de l'eau, ou bien au point de vue de leur puissance active. De
plus, la différence des causes actives ou motrices quant à la puissance de
mouvoir, peut être comparée, quand il s'agit des passions de l'âme, à celles
qui existent dans les agents naturels. En effet, tout moteur attire à lui le
patient en quelque sorte, ou le rejette. Quand il l'attire, il produit en lui
trois effets : 1° Il communique une inclination vers lui ou une aptitude à
tendre vers lui ; ainsi un corps léger qui se trouve en haut, donne au corps
qu'il engendre la légèreté par laquelle celui-ci a une inclination ou une
aptitude à être en haut. 2° Si le corps engendré est hors de son lieu propre,
le moteur lui donne de se mouvoir vers ce lieu. 3° Il lui donne de se reposer
lorsqu'il est parvenu à son lieu ; car c'est en vertu de la même cause qu'on se
repose en son lieu et qu'on était en mouvement vers lui. Il en va
symétriquement de même pour une cause de répulsion.
Or, dans les
mouvements de l'appétit, le bien possède comme une force attractive, et le mal
comme une force répulsive. Donc : 1° Le bien produit dans la puissance
affective une sorte d'inclination ou d'aptitude au bien, une connaturalité avec
lui ; c'est la passion de l'amour, qui a pour contraire la haine du côté du
mal. 2° Si le bien n'est pas encore possédé, il donne à l'appétit du mouvement
pour lui faire atteindre le bien qu'il aime, et cela ressortit à la passion du
désir ou convoitise. A l'opposite, dans l'ordre du mal, on aura la fuite ou
aversion. 3° Lorsque le bien est obtenu, il donne à l'appétit un certain repos
en lui, qui a nom délectation ou joie. A quoi s'opposent, du côté du mal, la
douleur ou tristesse.
Dans les passions
de l'irascible est présupposé l'aptitude ou inclination à poursuivre le bien ou
à fuir le mal, laquelle appartient au concupiscible, qui vise le bien ou le mal
considérés absolument. A l'égard du bien non encore atteint, nous avons
l'espoir et le désespoir ; à l'égard du mal non encore présent, la crainte et
l'audace. Il n'y a pas, dans l'irascible, de passion qui ait rapport au bien
possédé, car ce bien, nous l'avons dit, ne présente plus de difficulté. Mais le
mal immédiatement présent déclenche la passion de colère.
On voit ainsi que,
dans le concupiscible, il existe trois couples de passions : l'amour et la
haine, le désir et l'aversion, la joie et la tristesse. Il y a aussi trois
groupes dans l'irascible : l'espoir et le désespoir, la crainte et l'audace,
enfin la colère, qui n'a pas de passion contraire. En tout, onze passions
d'espèces différentes : six dans le concupiscible et cinq dans l'irascible. En
dehors de ces onze, il n'y a pas d'autre passion de l'âme.
Tout cela donne la
réponse aux objections.
1. Peut-on
trouver du bien ou du mal dans les passions ? - 2. Toute passion est-elle mauvaise
moralement ? - 3. Toute passion augmente-t-elle ou diminue-t-elle la bonté ou
la malice de l'acte ? - 4. Existe-t-il une passion qui soit bonne ou mauvaise
par son espèce ?
Objections :
1. Il semble qu'aucune passion ne soit bonne ou mauvaise au
point de vue moral. Car le bien et le mal moral n'appartiennent qu'à l'homme ;
comme dit saint Ambroise : "Les mœurs sont humaines, à proprement
parler." Or les passions ne sont pas propres à l'homme ; elles lui sont
communes avec les autres animaux. Donc aucune d'entre elles n'est moralement
bonne ou mauvaise.
2. Le bien et le mal de l'homme, écrit Denys "c'est ce
qui est conforme ou étranger à la raison". Or les passions ne sont pas
dans la raison, mais dans l'appétit sensitif, on l'a déjà dit. Elles
n'intéressent donc pas le bien de l'homme, qui est le bien moral.
3. Aristote dit que "ce ne sont pas nos passions qui nous
méritent louanges ou reproches", lesquels pourtant se rapportent à notre
vie morale. Donc les passions ne sont ni bonnes ni mauvaises au jugement de la
morale.
Cependant :
Saint Augustin
écrit au sujet des passions "Elles sont mauvaises, si l'amour est mauvais,
bonnes, s'il est bon."
Conclusion :
Les passions de
l'âme peuvent être envisagées à un double point de vue : en elles-mêmes et en
tant qu'elles dépendent de l'emprise de la raison et de la volonté. Donc, si on
les considère en elles-mêmes, c'est-à-dire comme mouvements de l'appétit
irrationnel, il n'y a en elles ni bien ni mal moral, car cela dépend de la
raison, comme nous l'avons vu. Mais si on les considère selon qu'elles relèvent
de l'emprise de la raison et de la volonté, alors il y a en elles bien ou mal
moral. En effet, l'appétit sensitif est plus proche de la raison elle-même et
de la volonté que nos membres extérieurs, dont cependant les mouvements et les
actes sont bons ou mauvais en tant qu'ils sont volontaires. Donc, à plus forte
raison, les passions elles-mêmes en tant que volontaires, pourront être dites
bonnes ou mauvaises moralement. Et on les dit volontaires, ou bien parce
qu'elles sont commandées par la volonté, ou bien parce que la volonté n'y fait
pas obstacle.
Solutions :
1. Ces passions, considérées en elles-mêmes, sont communes aux
hommes et aux animaux ; mais en tant que commandées par la raison, elles sont
propres à l'homme.
2. Les forces affectives inférieures sont dites rationnelles,
elles aussi, selon qu'"elles participent de la raison en quelque
mesure", dit Aristote.
3. Le Philosophe dit qu'on ne nous donne ni louange ni blâme
pour nos passions considérées en elles-mêmes ; mais il ne nie pas qu'elles
puissent devenir louables ou condamnables par référence à l'ordre de la raison.
Aussi ajoute-t-il : "On ne loue ni ne blâme celui qui craint ou se fâche,
mais celui qui a une certaine manière de le faire", c'est-à-dire
conformément ou non à la raison.
Objections :
1. Saint Augustin semble l'affirmer : "Certains appellent
les passions de l'âme : maladies ou troubles." Mais toute maladie ou
trouble de l'âme est un mal au point de vue moral. Donc toute passion est
moralement mauvaise.
2. Saint Jean Damascène écrit : "L'opération est
mouvement selon la nature ; la passion, en marge de la nature." Or ce qui
est en marge de la nature dans les mouvements de l'âme a raison de péché et de
mal moral : le diable "passa de ce qui est selon la nature à ce qui ne
l'est pas", écrit ailleurs le même saint. De telles passions sont donc
moralement mauvaises.
3. Tout ce qui induit au péché a raison de mal. Mais de telles
passions induisent au péché, si bien que saint Paul (Rm 7, 5) les appelle
"passions pécheresses". Il semble donc qu'elles soient moralement
mauvaises.
Cependant :
Saint Augustin
écrit "Un amour droit maintient toutes ces passions dans la rectitude. On
craint, en effet, de pécher, on désire persévérer, on s'afflige de ses fautes
et on se réjouit de ses bonnes oeuvres."
Conclusion :
Sur cette
question, stoïciens et péripatéticiens ont pensé différemment. Les premiers
disaient que toutes les passions sont mauvaises ; les seconds, que les passions
bien réglées sont bonnes. Cette divergence d'opinion, si grande qu'elle
paraisse dans les termes, est nulle au fond, ou du moins légère, si l'on veut
bien considérer ce qu'entendent les uns et les autres. Les stoïciens ne
distinguaient pas entre le sens et l'intelligence ni, par suite, entre
l'appétit intellectuel et l'appétit sensible. Ils ne pouvaient donc distinguer
les passions de l'âme des mouvements de la volonté, selon que les passions se
trouvent dans l'appétit sensible, et les mouvements simples de la volonté dans
l'appétit intellectuel. Tout mouvement rationnel de la partie affective, ils
l'appelaient alors volonté ; et passion, tout mouvement qui sortait des limites
de la raison. C'est ainsi que Cicéron, à leur suite, appelle toutes les passions
des maladies de l'âme. Il raisonne ainsi : "Ceux qui sont malades, ne sont
pas sains ; et ceux qui ne sont pas sains, sont insensés." Et de fait, on
parle de l'"insanité" des insensés.
Quant aux
péripatéticiens, ils appellent passions tous les mouvements de l'appétit
sensitif. Ils les estiment bonnes quand elles sont réglées par la raison, et
mauvaises quand elles ne le sont pas. Cicéron a donc tort quand il attaque la
position des péripatéticiens sur la "médiocrité" ou juste milieu des
passions, et quand il écrit au même livre : "Tout mal, même médiocre, doit
être évité ; car, de même que le corps qui n'est que médiocrement malade n'est
pas sain, ainsi cette médiocrité des maladies ou passions de l'âme n'est pas
saine." En effet les passions ne sont maladies ou troubles de l'âme que
lorsqu'elles échappent au gouvernement de la raison.
Solutions :
1. On a répondu par là à la première objection.
2. Dans toute passion, il y a accélération ou ralentissement
des mouvements naturels du coeur, selon que celui-ci bat plus ou moins fort,
par diastole ou systole ; et c'est en cela que se vérifie la notion de passion.
Mais il n'est pas fatal que la passion entraîne toujours hors de l'ordre
naturel.
3. En tant qu'elles s'émancipent de l'ordre rationnel, les passions
inclinent au péché, mais, dans la mesure où elles sont réglées par la raison,
elles relèvent de la vertu.
Objections :
1. Il semble que oui, et toujours. Car tout ce qui gêne le
jugement de la raison, fondement de la bonté de l'acte moral, diminue cette
bonté par voie de conséquence. Or toutes les passions, au dire de Salluste,
gênent le jugement de la raison : "Ceux qui délibèrent en matière délicate
doivent être dénués de haine, de colère, d'amitié ou de pitié."
2. Plus l'acte humain ressemble à Dieu et plus il a de valeur
: "Soyez les imitateurs de Dieu, comme des enfants bien-aimés", dit
l'Apôtre (Ep 5, 1). Or "Dieu et les saints anges punissent, mais sans
colère, et c'est sans compassion pour notre misère qu'ils nous secourent",
écrit saint Augustin. Il est donc mieux d'accomplir ces oeuvres bonnes sans
passion qu'avec passion.
3. Si le mal moral implique un rapport à la raison, il en est
de même du bien. Or le mal moral est atténué du fait de la passion : celui qui
pèche par passion est moins coupable que celui qui pèche par calcul. Ainsi
celui qui fait le bien sans passion agit mieux que celui qui le fait avec
passion.
Cependant :
Saint Augustin
écrit que la passion de miséricorde "est au service de la raison quand on
l'exerce de telle sorte que la justice n'est pas offensée, soit que l'on donne
à l'indigent ou qu'on pardonne au pénitent". Or rien de ce qui est au
service de la raison ne diminue le bien moral. Donc la passion ne diminue pas
celui-ci.
Conclusion :
Les stoïciens,
considérant toutes les passions comme mauvaises, devaient conclure que toute
passion diminue la bonté de l'acte humain car le bien, par son mélange avec le
mal, disparaît complètement ou s'affaiblit. Cela est vrai si les passions ne
sont que des mouvements désordonnés de l'appétit sensitif, c'est-à-dire des
troubles et des maladies. Mais si nous appelons passion, sans plus, tous les mouvements
de l'appétit sensible, alors la perfection du bien humain comporte que les
passions, elles aussi, soient réglées par la raison. Puisque le bien de l'homme
se fonde sur la raison comme sur sa racine, il sera d'autant plus parfait qu'il
se communiquera à plus de choses convenant à l'homme. Personne ne doute qu'il
importe au bien moral de l'homme que les actes extérieurs de ses membres soient
dirigés selon la règle de la raison. Aussi, puisque l'appétit sensible peut
obéir à la raison, comme nous l'avons vu, il appartient à la perfection du bien
moral ou humain que les passions de l'âme elles-mêmes soient réglées par la
raison.
Donc, de même
qu'il est meilleur que l'homme veuille le bien et le réalise extérieurement,
ainsi la perfection du bien moral requiert que l'homme ne soit pas mû au bien
par sa volonté seulement, mais aussi par son appétit sensible, selon cette
parole du Psaume (84, 3) - "Mon coeur et ma chair ont exulté dans le Dieu
vivant", le "coeur" étant ici l'appétit intellectuel, et la
"chair" l'appétit sensible.
Solutions :
1. Les passions peuvent soutenir un double rapport avec le
jugement de la raisons. Parfois elles le précèdent. Dans ce cas, elles
obscurcissent le jugement, qui conditionne la bonté de l'acte moral, et, par
suite, elles diminuent la bonté de cet acte ; il est plus digne de louange
d'accomplir une oeuvre de charité par jugement de raison que par la seule
passion de pitié. D'autres fois, les passions sont consécutives au jugement. Ce
peut être d'une double manière : 1° Par manière de rejaillissement lorsque, la
partie supérieure de l'âme se portant intensément vers une chose, la partie
inférieure suit aussi son mouvement. Dans ce cas, la passion provoquée dans
l'appétit sensible témoigne de l'intensité de la volonté et donc d'une bonté
morale plus grande. - 2° Par manière de choix : on choisit, par un jugement
rationnel, d'être affecté de telle passion afin d'agir plus vite, avec l'aide
de l'appétit sensible. La passion ajoute alors à la bonté de l'acte.
2. Dieu et les anges n'ont ni appétit sensible ni membres
corporels ; aussi le bien, pour eux, ne consiste pas dans un ordre imposé aux
passions ou aux actes physiques, comme il en va pour nous.
3. La passion qui tend au mal en devançant le jugement de la
raison diminue le péché, mais si elle le suit de l'une ou l'autre manière que
nous avons dite, elle augmente le péché ou témoigne de son accroissement.
Objections :
1. Il semble qu'aucune passion ne soit moralement bonne ou
mauvaise par son espèce. En effet, le bien et le mal moral se définissent par
rapport à la raison. Or les passions sont dans l'appétit sensible ; ce qui
appartient à la raison leur est accidentel, et, par suite, n'entre pas dans
leur détermination spécifique.
2. Actes et passions sont spécifiés par leur objet. Donc, si
quelque passion était bonne ou mauvaise spécifiquement, il faudrait que les
passions dont l'objet est bon soient bonnes par leur espèce, comme l'amour, le
désir et la joie ; tandis que les passions qui portent sur le mal seraient
spécifiquement mauvaises, comme la haine, la crainte et la tristesse. Or ceci
est faux. Donc il n'y a pas de passion spécifiquement bonne ou mauvaise.
3. Toutes les espèces de passions se retrouvent dans le monde
animal. Or le bien moral n'existe que chez l'homme. Donc aucune passion n'est
bonne ou mauvaise spécifiquement.
Cependant :
Saint Augustin dit
que "la miséricorde relève de la vertu". Aristote écrit aussi que la
pudeur est une passion digne de louange. Il y a donc des passions qui sont
bonnes ou mauvaises par leur espèce même.
Conclusion :
Ce que nous avons
dit des actes, il semble que nous devons le dire des passions, à savoir que
l'espèce d'un acte ou d'une passion peut être considérée à un double point de
vue. 1° En tant qu'elle appartient à l'ordre naturel des choses - en ce sens,
l'espèce de l'acte ou de la passion est étrangère au bien ou au mal moral. 2°
En tant qu'elle relève de l'ordre de la moralité, c'est-à-dire qu'elle
participe du volontaire et du jugement de la raison. L'espèce de la passion,
ainsi entendue, peut relever de l'ordre moral, selon que l'objet de la passion
implique ou non un accord avec la raison ; on le voit clairement pour la
pudeur, qui est la crainte d'une chose laide, et pour l'envie, qui est la
tristesse du bien d'autrui. C'est en ce sens que le bien et le mal moral sont
en relation avec l'espèce des actes extérieurs.
Solutions :
1. L'objection se rapporte à l'espèce naturelle des passions,
en tant qu'elles appartiennent au seul appétit sensible. Cependant, dans la
mesure où cet appétit obéit à la raison, le bien et le mal moral ne sont plus
en lui accidentellement, mais essentiellement et par soi.
2. Les passions qui tendent au bien sont bonnes, si c'est un
vrai bien ; de même celles qui éloignent d'un vrai mal. Au contraire, les
passions qui consistent à s'éloigner du bien ou à s'approcher du mal sont
mauvaises.
3. Chez les bêtes l'appétit sensible n'obéit pas à la raison.
Et pourtant, selon qu'il est dirigé par une certaine "estimative"
naturelle, relevant d'une raison supérieure, qui est la raison divine, on peut
parler chez les animaux d'une ressemblance de bien moral dans leurs passions.
1. L'ordre des passions de l'irascible par rapport à celles du
concupiscible. - 2. L'ordre des passions du concupiscible entre elles. - 3.
L'ordre des passions de l'irascible entre elles. - 4. Les quatre passions
principales.
Objections 1. Il semble que
les passions de l'irascible aient la priorité. Car l'ordre des passions
correspond à l'ordre des objets. Or l'objet de l'irascible est le bien
difficile, qui est, semble-t-il, le plus élevé de tous les biens. Les passions
de l'irascible doivent donc être premières.
2. Le moteur précède le mobile. Or l'irascible est avec le
concupiscible dans le rapport de moteur à mobile ; il a été donné aux animaux
pour surmonter les obstacles qui empêchent le concupiscible de jouir de son
objet, comme on l'a dit plus haut ; et, d'après Aristote "ce qui supprime
l'empêchement est une sorte de moteur". Les passions de l'irascible
précèdent donc celles du concupiscible.
3. La joie et la tristesse sont des passions du concupiscible
; or elles sont consécutives à celles de l'irascible, selon ce mot du
Philosophe : "La punition calme l'impétuosité de la colère, et la
tristesse fait place à la joie." Les passions du concupiscible sont donc
postérieures à celles de l'irascible.
Cependant :
Tandis que les
passions du concupiscible regardent le bien pris absolument, celles de
l'irascible ont pour objet un bien restreint : le bien difficile. Et donc,
puisque le bien pur et simple est premier par rapport au bien restreint, il
semble que les passions du concupiscible précèdent celles de l'irascible.
Conclusion :
Les passions du
concupiscible s'étendent à un plus grand domaine que les passions de
l'irascible. En effet, il y en a en elles quelque chose qui se rattache au
mouvement, comme le désir ; et quelque chose qui se rattache au repos, comme la
joie et la tristesse. Mais dans les passions de l'irascible on ne trouve rien
qui regarde le repos, tout se rapporte au mouvement. La raison en est que
l'objet du repos ne présente pas ce caractère difficile ou ardu qui est l'objet
de l'irascible.
Or le repos, étant
la fin du mouvement, est premier dans l'ordre d'intention, quoique dernier dans
l'ordre d'exécution. Donc, si l'on compare les passions de l'irascible à celles
du concupiscible qui signifient repos dans le bien, manifestement les passions
de l'irascible précèdent, dans l'ordre d'exécution, ces passions du concupiscible
; ainsi l'espoir précède-t-il la joie et peut donc la causer, selon le mot de
l'Apôtre (Rm 12, 12) : "Dans la joie de l'espérance." Quant à la
passion du concupiscible qui implique repos dans le mal, et qui est la
tristesse, elle occupe le milieu entre deux passions de l'irascible. Elle est
consécutive à la crainte (la tristesse se produit quand arrive le mal que l'on
craignait). Mais elle précède le mouvement de colère, parce que lorsqu'on se
dresse pour se venger de la tristesse qui a précédé, cela ressortit au
mouvement de la colère. Et parce que rendre le mal qu'on a reçu fait figure de
bien, quand l'homme irrité y parvient, il est dans la joie. On voit donc avec
évidence que toute passion de l'irascible aboutit à une passion du
concupiscible relative au repos : joie ou tristesse.
Mais si l'on
compare les passions de l'irascible aux passions du concupiscible qui
impliquent mouvement, ce sont manifestement les passions du concupiscible qui
sont premières, pour cette raison que les passions de l'irascible ajoutent aux
passions du concupiscible, comme l'objet de l'irascible ajoute un caractère
ardu ou difficile à l'objet du concupiscible. Car l'espoir ajoute au désir un
certain effort et une certaine tension de l'âme en vue du bien difficile à obtenir.
Et de même la crainte ajoute à la fuite ou aversion une certaine dépression de
l'âme, causée par la difficulté d'un mal à repousser.
Ainsi donc, les
passions de l'irascible sont intermédiaires entre les passions du concupiscible
qui impliquent mouvement vers le bien ou vers le mal, et celles qui signifient
repos dans le bien ou dans le mal. On voit donc que les passions de l'irascible
ont leur principe dans celles du concupiscible et se terminent à elles.
Solutions :
1. Cet argument vaudrait si, dans l'idée même de l'objet du
concupiscible, il y avait quelque opposition au caractère de difficulté, comme
il entre dans la notion même de l'objet de l'irascible d'être difficile. Mais
parce que l'objet du concupiscible est le bien sans plus, il précède naturellement
l'objet de l'irascible, comme ce qui est commun précède ce qui est propre.
2. Ce qui enlève l'obstacle ne meut pas par soi mais par
accident. Or nous parlons de l'ordre essentiel des passions. De plus,
l'irascible enlève ce qui empêche le repos du concupiscible dans son objet.
Tout ce qu'on est obligé d'en conclure, c'est que les passions de l'irascible
ont priorité sur les passions du concupiscible qui se rattachent au repos.
3. La troisième objection a les mêmes bases que la deuxième.
Objections :
1. Il semble que l'amour ne soit pas la première parmi les
passions du concupiscible. Car la faculté concupiscible tire son nom de la
concupiscence, passion identique au désir. Or la "dénomination se fait
d'après ce qui est le plus important", dit Aristote. Donc la concupiscence
l'emporte sur l'amour.
2. L'amour implique une certaine union ; c'est une "force
qui unit et rassemble", selon l'expression de Denys. Or concupiscence ou
désir est mouvement vers l'union désirée. Donc il est antérieur à l'amour.
3. La cause précède son effet ; or le plaisir est parfois
cause de l'amour : "Certains aiment à cause du plaisir", écrit
Aristote. Donc le plaisir est antérieur à l'amour.
Cependant :
Saint Augustin dit
que toutes les passions sont des effets de l'amour : "L'amour qui brûle de
posséder son objet est désir ; il est joie quand il le possède et en
jouit." L'amour est donc la première des passions du concupiscible.
Conclusion :
L'objet du
concupiscible, c'est le bien et le mal. Or, selon l'ordre naturel des choses,
le bien précède le mal, qui est la privation du bien. Aussi toutes les passions
dont l'objet est le bien sont-elles naturellement premières par rapport à
celles qui ont le mal pour objet, chacune l'étant par rapport à son contraire ;
c'est en effet parce qu'on recherche le bien qu'on repousse le mal opposé.
Or le bien a
raison de fin ; et cette fin est première dans l'ordre d'intention, quoique
dernière dans l'ordre d'exécution. On peut donc considérer l'ordre des passions
du concupiscible par rapport à l'intention ou par rapport au déroulement de
l'exécution. A ce point de vue, est premier ce qui se réalise d'abord dans le
moyen qui tend vers la fin. Or il est manifeste que tout ce qui tend vers une
fin a premièrement une aptitude ou proportion à cette fin, car rien ne tend
vers une fin non proportionnée ; deuxièmement, il se meut vers la fin, et
troisièmement, il se repose en elle après l'avoir atteinte. Or cette aptitude
elle-même ou proportion de l'appétit au bien, c'est l'amour, qui n'est autre
chose que la complaisance dans le bien ; le mouvement vers le bien, c'est le
désir ou convoitise ; enfin le repos dans le bien, c'est la joie ou le plaisir.
Ainsi donc, dans cet ordre de l'exécution, l'amour précède le désir, et
celui-ci le plaisir.
Mais, selon
l'ordre d'intention, c'est l'inverse qui a lieu : le plaisir escompté cause le
désir et l'amour. Le plaisir est, en effet, jouissance dans le bien ; et c'est
là une fin, d'une certaine manière, on l'a dit précédemment.
Solutions :
1. Nous désignons les choses comme nous les connaissons, selon
le Philosophe : "Les mots sont les signes de nos concepts." Or le
plus souvent, c'est par l'effet que nous connaissons la cause. L'effet de
l'amour, quand il possède ce qu'il aime, c'est le plaisir ; quand il ne le
possède pas, c'est le désir ou convoitise. Mais "cet amour, on l'éprouve
davantage, quand l'indigence le met en relief", dit saint Augustin. C'est
pourquoi, de toutes les passions du concupiscible, la concupiscence est la plus
sensible, ce qui lui a valu de donner son nom à cette puissance de l'âme.
2. Il y a deux sortes d'unions de l'aimé à l'aimant. La
première est réelle et unit à l'aimé lui-même. Elle implique la joie ou
plaisir, qui est consécutive au désir. L'autre union est une union affective,
dans l'ordre de l'adaptation ou proportion, selon que par l'adaptation à un
autre et l'inclination vers lui, on participe déjà de lui en quelque chose. En
ce sens l'amour implique union, et cette union précède le mouvement du désir.
3. Le plaisir cause l'amour selon qu'il est premier dans
l'ordre d'intention.
Objections :
Il semble que
l'espoir ne soit pas la première parmi les passions de l'irascible, car
l'irascible tire son nom de la colère (ira).
Ce privilège de la colère donne à penser qu'elle est plus importante que
l'espoir.
2. Le difficile est l'objet de l'irascible. Mais il semble
plus difficile de s'efforcer par l'audace de surmonter le mal futur qui menace,
ou par la colère celui qui est déjà présent, que de faire effort pour acquérir
simplement quelque bien. Et de même il paraît plus difficile de s'attaquer au
mal présent qu'au mal à venir. La colère est donc plus importante que l'audace,
et celle-ci plus importante que l'espoir, qui n'est donc pas la passion
principale.
3. Dans le mouvement vers la fin, l'éloignement d'un terme
précède l'accès à l'autre terme. Or la crainte et le désespoir impliquent
éloignement, tandis que l'audace et l'espoir tendent vers quelque chose. Donc
la crainte et le désespoir précèdent l'espoir et l'audace.
Cependant :
Plus on est proche
de ce qui est premier, plus on a la priorité. Or l'espoir est la passion la
plus proche de l'amour qui est la première des passions. L'espoir est donc la
première passion de l'irascible.
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, toutes les passions de l'irascible impliquent un mouvement vers quelque
chose. Or ce mouvement tendanciel peut être causé dans l'irascible de deux
manières : soit par le fait de la seule adaptation ou proportion à la fin que
recherche l'amour ou la haine ; soit par la présence du bien ou du mal
lui-même, source de tristesse ou de joie. La présence du bien ne déclenche
aucune passion dans l'irascible, nous l'avons dit ; mais de la présence du mal
naît la passion de la colère.
Et parce que, dans
le processus de la génération ou de l'exécution, la proportion ou adaptation à
la fin précède son obtention, il en résulte que la colère est, de toutes les
passions de l'irascible, la dernière dans l'ordre de génération. Parmi toutes
les autres passions de l'irascible qui impliquent un mouvement causé par
l'amour du bien ou la haine du mal, il faut mettre au premier rang, à
considérer l'ordre de nature, les passions qui ont le bien pour objet, comme
l'espoir et le désespoir ; celles qui sont relatives au mal, comme l'audace et
la crainte, ne viennent qu'après. De telle sorte cependant que l'espoir précède
le désespoir, parce qu'il est un mouvement vers le bien selon sa raison de
bien, car le bien, par définition, attire. Par suite l'espoir est un mouvement
vers le bien par soi. Au contraire, le désespoir éloigne du bien, ce qui ne
convient pas au bien en tant que tel, mais à cause d'un élément étranger, et
donc comme par accident. Pour la même raison, la crainte qui fait fuir le mal
est première par rapport à l'audace.
Que l'espoir et le
désespoir précèdent naturellement la crainte et l'audace, on le voit clairement
au fait que, de même que l'appétit du bien est la raison d'éviter le mal, ainsi
l'espoir et le désespoir sont la raison de la crainte et de l'audace :
l'audace, en effet, naît de l'espoir de vaincre, et la crainte, du désespoir de
vaincre. Quant à la colère, elle vient de l'audace, car nul ne s'irrite ni ne
cherche à se venger s'il n'a l'audace de le faire, selon la parole d'Avicenne.
Il est donc
manifeste que l'espoir est la première de toutes les passions de l'irascible. -
Si nous voulons alors déterminer l'ordre de toutes les passions dans le
processus de leur génération, le voici : 1° L'amour et la haine ; 2° le désir
et l'aversion ; 3° l'espoir et le désespoir ; 4° la crainte et l'audace ; 5° la
colère ; 6° la joie et la tristesse, qui sont l'aboutissement de toutes les
passions, dit Aristote. L'amour toutefois précède la haine ; le désir précède
l'aversion ; l'espoir précède le désespoir ; la crainte, l'audace ; et la joie
a priorité sur la tristesse, comme on peut le conclure de ce que nous venons de
dire.
Solutions :
1. C'est parce que la colère (ira) est causée par les autres passions, comme un effet par ses
causes antécédentes, et qu'elle est ainsi plus apparente, que la puissance
irascible en tire son nom.
2. Le motif d'accéder ou de désirer est le bien, non le
caractère ardu. C'est pourquoi l'espoir, qui regarde plus directement le bien,
est premier, quoique l'audace, ou même la colère, soient parfois aux prises
avec des difficultés plus grandes.
3. L'appétit immédiatement et par soi se meut vers le bien,
comme vers son objet propre ; et c'est par là qu'il s'éloigne du mal. En effet,
le mouvement de l'appétit est comparable non au mouvement de la nature mais à
son intention, laquelle vise la fin plus qu'elle ne repousse son contraire, ce
qu'elle ne fait d'ailleurs que pour atteindre la fin.
Objections :
1. Les quatre passions principales ne sont pas la joie et la
tristesse, l'espoir et la crainte, car saint Augustin dans son énumération des
passions ne parle pas de l'espoir, mais le remplace par la cupidité.
2. Il y a deux ordres dans les passions : l'ordre d'intention
et celui de réalisation ou de génération. Ou bien donc les principales passions
sont considérées selon l'ordre d'intention et alors la joie et la tristesse,
auxquelles tout aboutit, seront passions principales. Ou bien on envisage
l'ordre de réalisation ou de génération, et alors c'est l'amour qui est la
passion principale. Les quatre passions dont il est question ne doivent donc
pas être appelées principales.
3. La crainte vient du désespoir, comme l'audace vient de
l'espoir. Ou bien donc l'espoir et le désespoir doivent être donnés comme les
passions principales, en tant que causes ; ou bien, ce sont l'espoir et
l'audace, en tant que très proches l'une de l'autre.
Cependant :
Énumérant les
quatre passions principales, Boèce écrit : "Chasse la joie, bannis la
crainte, repousse l'espoir, n'admets pas la douleur."
Conclusion :
Ces quatre
passions sont tenues communément pour les passions principales 1. Les deux
premières, la joie et la tristesse, sont dites principales parce que toutes les
autres passions s'accomplissent et se terminent en elles, purement et
simplement : elles sont l'aboutissement de toutes les passions, dit Aristote
dans l'Éthique. Quant à la crainte et à l'espoir, elles sont passions
principales parce qu'elles ont raison de complément non pas purement et
simplement, mais seulement dans l'ordre du mouvement de l'appétit vers quelque
chose ; car, relativement au bien, le mouvement commence par l'amour, se
poursuit dans le désir et s'achève dans l'espoir ; par rapport au mal, il
commence dans la haine, se prolonge dans l'aversion et se termine dans la
crainte. C'est pourquoi on a coutume d'énumérer ces quatre passions selon la
différence du présent et du futur ; en effet, le mouvement regarde le futur,
tandis que l'on prend son repos dans un être présent. Par rapport au bien
présent, il y a donc joie, et par rapport au mal présent, tristesse. L'espoir
vise le bien à venir, et la crainte, le mal futur.
Toutes les autres
passions, qui ont pour objet le bien ou le mal, soit présent, soit futur, se
ramènent à ces quatre et à leur achèvement. C'est aussi à cause de cette
généralité qu'elles sont parfois appelées principales. Appellation juste, si
l'on désigne par espoir et crainte le mouvement global de l'appétit tendant à
désirer ou à fuir quelque chose.
Solutions :
1. Saint Augustin remplace l'espoir par le désir ou la
cupidité en tant qu'ils paraissent se référer à la même fin, qui est le bien
futur.
2. Ces passions sont appelées principales dans l'ordre
d'intention et d'achèvement. Et bien que la crainte et l'espoir ne soient pas
des passions ultimes d'une manière pure et simple, elles le sont cependant dans
le genre des passions qui tendent vers autre chose en tant que futur. Il n'y
aurait d'instance possible qu'au sujet de la colère. On ne peut pourtant pas la
tenir pour une passion principale, puisqu'elle est un effet de l'audace,
laquelle ne peut elle-même être passion principale, comme nous allons le voir.
3. Le désespoir implique l'éloignement du bien, mais c'est
comme par accident ; l'audace implique l'accès au mal, mais c'est aussi par
accident. Ces deux passions ne peuvent donc être principales ; car ce qui est
par accident ne peut être dit principal. Et pas davantage la colère ne peut
être dite passion principale, puisqu'elle est consécutive à l'audace.
Logiquement, il faut traiter maintenant des passions en particulier des
passions du concupiscible, d'abord (Question 26-39) ; puis des passions de
l'irascible (Question 40). La première section comprend trois parties : 1. L'amour
et la haine (Question 26-29) ; 2. La convoitise et l'aversion (Question 30) ;
3. Le plaisir et la tristesse (Question 31).
Au sujet de l'amour, nous étudierons : 1. L'amour lui-même (Question
26) ; 2. Sa cause (Question 27) ; 3. Ses effets (Question 28).
1. L'amour
est-il dans le concupiscible ? - 2. Est-il une passion ? - 3. Est-il identique
à la dilection ? - 4. A-t-on raison de distinguer amour d'amitié, et amour de
convoitise
Objections :
1. Il semble que non, car on lit dans la Sagesse (8, 2) :
"je l'ai aimée (la Sagesse) et je l'ai recherchée dès ma jeunesse."
Mais le concupiscible qui fait partie de l'appétit sensitif, ne peut tendre
vers la sagesse, que le sens ne peut saisir. L'amour n'est donc pas dans le
concupiscible.
2. L'amour semble s'identifier avec toutes les autres passions.
Saint Augustin écrit en effet : "L'amour qui brûle de posséder ce qu'il
aime est désir ; quand il le possède et en jouit, il est joie ; il est crainte
quand il fuit ce qui lui est contraire ; et lorsque cela se produit et qu'il
l'éprouve, l'amour devient tristesse." Or toutes ces passions de l'âme ne
sont pas dans le concupiscible ; ainsi la crainte, qu'on vient pourtant de
nommer, se trouve dans l'irascible. On ne peut donc dire, sans plus, que
l'amour est dans le concupiscible.
3. Denys nous parle d'un certain "amour naturel".
Mais l'amour naturel semble relever plutôt des forces naturelles, qui
appartiennent à l'âme végétative. Donc l'amour n'est pas purement et simplement
dans le concupiscible.
Cependant :
Le Philosophe
écrit : "L'amour est dans le concupiscible."
Conclusion :
L'amour est
relatif à l'appétit, puisque leur objet commun est le bien. Il s'ensuit que
l'amour se différenciera comme l'appétit lui-même. Car il y a un appétit qui
n'est pas consécutif à la perception de celui qui désire, mais à la
connaissance d'un autre, et il se nomme appétit naturel. En effet, les êtres
naturels désirent ce qui convient à leur nature, non qu'ils le perçoivent
eux-mêmes, mais selon la connaissance de celui qui a institué la nature, comme
nous l'avons dit dans la première Partie. - Il y a un autre appétit, consécutif
à la perception du sujet, mais qui la suit nécessairement et non en vertu d'un
libre jugement. C'est l'appétit sensible des bêtes. Chez l'homme, cependant, il
participe quelque peu de la liberté, dans la mesure où il obéit à la raison. -
Enfin il existe un autre appétit consécutif à une connaissance du sujet et
procédant selon un jugement libre. C'est l'appétit rationnel ou intellectuel,
que l'on nomme volonté.
En chacun de ces
appétits, on appelle amour le principe du mouvement qui tend vers la fin aimée.
Dans l'appétit naturel, le principe de ce mouvement est la connaturalité du
sujet avec l'objet de sa tendance ; on peut l'appeler amour naturel. C'est
ainsi que la connaturalité même d'un corps lourd avec le lieu qui lui convient
en vertu de la pesanteur peut être appelée amour naturel. Pareillement, l'adaptation
de l'appétit sensible ou de la volonté à quelque bien, c'est-à-dire la
complaisance même pour le bien, est appelée amour sensible, ou amour
intellectuel, rationnel. L'amour sensible est donc dans l'appétit sensible
comme l'amour intellectuel dans l'appétit intellectuel. Et il relève du
concupiscible, car il se définit relativement au bien absolu et non au bien
ardu, qui est l'objet de l'irascible.
Solutions :
1. Le texte cité parle de l'amour intellectuel ou rationnel.
2. L'amour est appelé crainte, joie, désir et tristesse, non
par identité avec ces passions, mais en tant qu'il est leur cause.
3. L'amour naturel n'existe pas seulement dans les puissances
de l'âme végétative mais dans toutes les puissances de l'âme, et même dans
toutes les parties du corps et universellement en toute chose : "Le beau
et le bien sont aimés par tous les êtres", écrit Denys, toutes choses
étant en connaturalité avec ce qui convient à leur nature.
Objections :
1. Il semble que non, car aucune vertu n'est une passion. Or,
d'après Denys tout amour est "une certaine vertu".
2. L'amour est une union, un lien, dit saint Augustin. Or
l'union, le lien, n'est pas une passion mais plutôt une relation.
3. Saint Jean Damascène écrit que "la passion est un
certain mouvement". Or l'amour n'est pas un mouvement de l'appétit, comme
le désir : il n'en est que le principe. Donc l'amour n'est pas une passion.
Cependant :
Selon Aristote,
"l'amour est une passion".
Conclusion :
La passion est
l'effet de la cause agente dans le patient. Or un agent naturel produit un
double effet dans le patient. D'abord, il lui donne une forme ; en outre, il
lui donne le mouvement consécutif à cette forme. C'est ainsi que la cause
génératrice donne au corps engendré la pesanteur, et le mouvement que celle-ci
entraîne. Cette pesanteur elle-même, principe et cause du mouvement vers le
lieu connaturel, peut être appelée d'une certaine manière amour naturel. De la
même façon, l'objet du désir donne à l'appétit, d'abord une certaine adaptation
envers lui, qui consiste à se complaire en lui, et d'où procède le mouvement
vers cet objet désirable. Car "le mouvement de l'appétit se fait en
cercle", dit Aristote : le désirable meut l'appétit, s'imprimant en
quelque sorte dans son intention, et l'appétit tend vers le désirable pour le
posséder réellement ; ainsi le mouvement se termine là où il avait commencé. La
première modification de l'appétit par son objet est appelée amour, ce qui
n'est rien d'autre que la complaisance dans l'objet du désir ; de cette
complaisance dérive le mouvement vers l'objet, qui est désir, et enfin le
repos, qui est joie. Ainsi donc, puisque l'amour consiste dans une certaine
modification de l'appétit sous l'influence du désirable, il est évident que
c'est une passion ; au sens propre, selon qu'il se trouve dans le concupiscible
; dans un sens plus général, et par extension du mot, en tant qu'il est dans la
volonté.
Solutions :
1. Le mot vertu signifie le principe du mouvement ou de
l'action ; c'est pourquoi l'amour, en tant que principe du mouvement de
l'appétit, est appelé vertu par Denys.
2. L'union se rapporte à l'amour en tant que, par la
complaisance de son affectivité, l'aimant se comporte à l'égard de ce qu'il
aime comme à l'égard de soi-même ou de quelque chose de soi. Et par suite, il
est évident que l'amour n'est pas la relation d'union elle-même, mais que
l'union procède de l'amour. Ce qui fait dire à Denys que l'amour est une
"force unitive", et au Philosophe que "l'union est l'oeuvre de
l'amour".
3. L'amour ne désigne pas le mouvement de l'appétit tendant
vers son objet ; cependant il désigne le mouvement par lequel l'appétit est
modifié par l'objet désirable de façon à se complaire en lui.
Objections :
1. Il semble que oui. Car l'amour et la dilection sont entre
eux "comme quatre et deux fois deux, comme le rectiligne et ce qui a des
lignes droites", au dire de Denys. Mais ce sont là des synonymes. Donc
amour et dilection ont la même signification.
2. Les mouvements de l'appétit diffèrent par leurs objets.
Mais dilection et amour ont le même objet. Ils sont donc identiques.
3. S'ils diffèrent, c'est surtout parce que "la dilection
est relative au bien, et l'amour, au mal comme certains l'ont dit",
d'après saint Augustin. Or ils ne diffèrent pas pour cette raison, puisque
l'Écriture les emploie tous deux pour le mal et pour le bien. Saint Augustin
conclut au même endroit "Il n'y a aucune différence entre parler d'amour
et parler de dilection."
Cependant :
Nous avons ce
texte de Denys "Il a paru à certains saints que le nom d'amour était plus
divin que celui de dilection."
Conclusion :
Il existe quatre
noms plus ou moins relatifs à la même réalité : amour, dilection, charité et
amitié. Ils diffèrent cependant, car d'après Aristote, l'amitié est comme un
habitus ; l'amour et la dilection sont désignés à la manière d'un acte ou d'une
passion ; quant à la charité, elle peut se prendre dans les deux sens.
L'acte signifié
par ces trois derniers termes ne l'est pourtant pas selon la même acception.
L'amour est le plus commun ; car toute dilection ou charité est amour ; mais
l'inverse n'est pas vrai. Car la dilection, comme le mot l'indique, ajoute à
l'amour l'idée d'un choix, d'une "élection" antécédente. Ce qui fait
que la dilection ne se trouve pas dans le concupiscible mais seulement dans la
volonté, et dans la seule nature rationnelle. Enfin la charité ajoute à l'amour
une certaine perfection, car ce qu'on aime de charité est estimé d'un grand
prix, comme l'indique le nom même de charité.
Solutions :
1. Denys parle de l'amour et de la dilection selon qu'ils se
trouvent dans la volonté ; en ce sens ils sont identiques.
2. L'objet de l'amour est plus commun que celui de la
dilection, car l'amour s'étend à plus de choses, on vient de le dire.
3. L'amour et la dilection ne diffèrent pas selon le bien et
le mal, mais de la façon qu'on vient de dire. Au plan de l'appétit
intellectuel, ils s'identifient. Et c'est en ce sens que saint Augustin parle
de l'amour, ajoutant peu après que "la volonté droite est un amour bon, et
la volonté perverse un amour mauvais". Toutefois, parce que l'amour, qui
est une passion du concupiscible, entraîne au mal beaucoup d'hommes, on en a
pris occasion pour les distinguer comme le fait l'objection.
4. En sens contraire. Certains ont pensé que le mot amour,
même appliqué à la volonté, était plus divin que celui de dilection, parce que
l'amour, et surtout l'amour sensible, implique une certaine passion, tandis que
la dilection présuppose un jugement de raison. Or l'homme peut tendre mieux
vers Dieu par l'amour, - attiré passivement en quelque sorte par Dieu lui-même
-, que par la conduite de sa propre raison, ce qui ressortit à la dilection,
comme nous venons de le dire. C'est pour ce motif que l'amour est plus divin
que la dilection.
Objections :
1. Cette division semble malheureuse, car selon Aristote :
"L'amour est une passion ; l'amitié est un habitus." Mais un habitus
ne peut faire partie d'une passion. Donc la division de l'amour en amour
d'amitié et amour de convoitise est à rejeter.
2. Ce qui fait nombre avec une chose ne divise pas cette chose
: homme ne fait pas nombre avec "animal". Or la convoitise et l'amour
font deux, comme une passion et une autre passion. L'amour ne peut donc pas
être divisé par la convoitise.
3. D'après Aristote, l'amitié peut être "utile, agréable
ou honnête". Or l'amitié utile et l'amitié agréable comportent de la
convoitise. Celle-ci ne doit donc pas s'opposer à l'amitié dans une même
division.
Cependant :
On nous attribue
l'amour de certaines choses parce que nous les convoitons ; d'après le
Philosophe, "on dit de quelqu'un qu'il aime le vin quand il en convoite la
douceur". Or nous n'avons pas d'amitié pour le vin ou autre choses
semblables, dit Aristote. Donc l'amour d'amitié et l'amour de convoitise sont
différents.
Conclusion :
Comme dit Aristote
: "Aimer, c'est vouloir du bien à quelqu'un." Le mouvement de l'amour
tend donc vers deux termes : vers le bien que l'on veut à quelqu'un - soi ou un
autre - et vers celui à qui l'on veut ce bien. A l'égard du bien que l'on veut
à un autre, il y a amour de convoitise ; à l'égard de celui à qui nous voulons
du bien, il y a amour d'amitié.
Cette division
implique priorité et postériorité. Car ce qui est aimé d'un amour d'amitié est
aimé purement et simplement, et pour lui-même ; ce que l'on aime d'un amour de
convoitise n'est pas aimé purement et simplement et pour lui-même, mais pour un
autre. De même, en effet, que l'être pur et simple est ce qui a l'être, tandis
que l'être relatif est ce qui existe dans un autre ; ainsi le bien qui
s'identifie avec l'être est, à parler absolument, ce qui possède en soi la
bonté ; mais ce qui est le bien d'un autre n'est bon que relativement. Par
conséquent, l'amour dont on aime quelqu'un quand on lui veut du bien est
l'amour pur et simple ; et l'amour que l'on porte à une chose pour qu'elle
devienne le bien d'un autre est un amour relatif.
Solutions :
1. L'amour ne se divise pas en amitié et convoitise, mais en
amour d'amitié et amour de convoitise. Car un ami, au sens propre, est celui à
qui nous voulons du bien ; et l'on parle de convoitise à l'égard de ce que nous
voulons pour nous.
2. Cela résout la deuxième objection.
3. Dans l'amitié utile et l'amitié agréable, on veut sans
doute du bien à son ami, et à cet égard la raison d'amitié est sauvegardée.
Mais ce bien de l'autre, on le veut en définitive pour son plaisir et son
avantage propres. En conséquence, l'amitié utile et agréable, dans la mesure où
elle penche vers l'amour de convoitise, ne réalise pas pleinement la véritable
amitié.
1. Le bien
est-il la seule cause de l'amour ? - 2. La connaissance est-elle cause de
l'amour ? 3. La ressemblance ? - 4. Quelque autre passion ?
Objections :
Il semble que le
bien ne soit pas la seule cause de l'amour. En effet, le bien n'est cause de
l'amour que parce qu'il est aimé. Or il arrive que le mal aussi soit aimé,
selon le Psaume (11, 6 Vg) : "Qui aime l'iniquité hait son âme."
Autrement tout amour serait bon. Donc le bien n'est pas la seule cause de
l'amour.
2. Aristote écrit que "nous aimons ceux qui disent le mal
qui est en eux". Il semble donc que le mal est cause de l'amour.
3. D'après Denys "non seulement le bien mais aussi le
beau est aimable à tous".
Cependant :
Saint Augustin
écrit "Assurément il n'y a que le bien qui soit aimé." Le bien est
donc la cause unique de l'amour.
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit : l'amour relève de la puissance appétitive, qui est une force passive.
Aussi son objet lui est-il rattaché comme étant la cause de son mouvement et de
son acte. La cause propre de l'amour doit donc être l'objet même de l'amour. Or
l'objet propre de l'amour est le bien parce que, nous l'avons dit, l'amour
implique une certaine connaturalité ou complaisance entre l'aimant et l'aimé ;
et d'autre part, pour chacun, le bien est ce qui lui est connaturel et
proportionné. Il faut donc conclure que le bien est la cause propre de l'amour.
Solutions :
1. Le mal n'est jamais aimé que sous sa raison de bien,
c'est-à-dire en tant qu'il est un bien relatif que l'on prend pour un bien pur
et simple. De sorte que tel amour est mauvais parce qu'il tend vers ce qui
n'est pas absolument le vrai bien. C'est en ce sens que l'homme "aime
l'iniquité" en tant que par elle il obtient certains biens comme le
plaisir, l'argent, etc.
2. Ceux qui disent le mal qui est en eux ne sont pas aimés à
cause de ce mal, mais parce qu'ils disent ce mal ; en effet dire le mal qui est
en eux, a raison de bien, en tant que cela exclut le mensonge ou la simulation.
3. Le beau est identique au bien ; leur seule différence
procède d'une vue de la raison. Le bien étant ce que "tous les êtres désirent",
il lui appartient, par sa raison de bien, d'apaiser le désir, tandis qu'il
appartient à la raison de beau d'apaiser le désir qu'on a de le voir ou de le
connaître. C'est pourquoi les sens les plus intéressés par la beauté sont ceux
qui procurent le plus de connaissances, comme la vue et l'ouïe mises au service
de la raison ; nous parlons, en effet, de beaux spectacles et de belles
musiques. Les objets des autres sens n'évoquent pas l'idée de beauté : on ne
parle pas de belles saveurs ou de belles odeurs. Cela montre bien que le beau
ajoute au bien un certain rapport à la puissance connaissante ; le bien est
alors ce qui plaît à l'appétit purement et simplement ; le beau, ce qu'il est
agréable d'appréhender.
Objections :
1. Il ne semble pas, car si l'on recherche un être, c'est un
effet de l'amour. Or on recherche certaines choses comme les sciences qui sont
pourtant ignorées ; à leur égard en effet, dit saint Augustin "c'est une
seule et même chose que posséder et connaître". Donc, si on les
connaissait, on les posséderait et on ne les rechercherait pas. La connaissance
n'est donc pas cause de l'amour.
2. C'est au même titre que l'on aime ce qui est inconnu, et
que l'on aime plus qu'on ne connaît. Or on aime certaines choses plus qu'on ne
les connaît : ainsi Dieu qui, en cette vie, peut être aimé en lui-même, et non
être connu en lui-même. Donc la connaissance n'est pas cause de l'amour.
3. Si la connaissance était cause de l'amour, là où la
connaissance est absente on ne trouverait pas d'amour. Or il y a de l'amour
partout, dit Denys, alors qu'il n'y a pas partout de la connaissance. Donc la
connaissance n'est pas cause de l'amour.
Cependant :
Saint Augustin
démontre que "nul ne peut aimer quelque chose d'inconnu".
Conclusion :
Le bien,
avons-nous dit, est cause de l'amour par manière d'objet. Or le bien est objet
de l'appétit dans la mesure où il est connu. C'est pourquoi l'amour requiert
une certaine perception du bien que l'on aime. Ce qui fait dire au Philosophe
que "la vision corporelle est le principe de l'amour sensible". Et de
même, la contemplation de la beauté ou de la bonté spirituelle est le principe
de l'amour spirituel.
Ainsi donc la connaissance
est cause de l'amour au même titre que le bien, qui ne peut être aimé que s'il
est connu.
Solutions :
1. Celui qui recherche la science ne l'ignore pas totalement ;
il la connaît déjà sous quelque aspect, soit en général, soit par l'un ou l'autre
de ses effets, ou bien parce qu'il entend faire son éloge, remarque saint Augustin.
Mais la connaître ainsi n'est pas la posséder ; pour cela il faut la connaître
à la perfection.
2. Il faut davantage pour la perfection de la connaissance que
pour celle de l'amour. En effet, la connaissance relève de la raison, dont le
rôle est de distinguer ce qui ne fait qu'un dans la réalité, et de rapprocher
les éléments divers en les comparant. C'est pourquoi la connaissance parfaite
implique que l'on sache dans le détail tout ce qui appartient à une réalité :
ses parties, ses puissances, ses propriétés. Mais l'amour, lui, est relatif à
la puissance affective, qui s'adresse à la chose selon qu'elle est en
elle-même. De sorte qu'il suffit pour la perfection de l'amour que la chose
soit aimée selon qu'elle est atteinte en elle-même. Il arrive alors qu'une
chose est aimée plus qu'elle n'est connue : on peut l'aimer parfaitement sans
la connaître parfaitement. C'est ce qu'on voit nettement pour les sciences que
certains aiment, bien qu'ils n'en aient qu'une connaissance sommaire : ils
savent, par exemple, que la rhétorique est la science qui permet de persuader,
et c'est cela qu'ils aiment en elle. Il faut en dire autant de l'amour de Dieu.
3. Même l'amour naturel, qui existe en toute chose, est causé
par une certaine connaissance, qui n'est pas à la vérité dans les choses
naturelles elles-mêmes, mais en celui qui a institué la nature, nous l'avons
dit récemment.
Objections :
1. Il semble que non. Car l'identité n'est pas cause des
contraires, tandis que la ressemblance est cause de haine : "Les
orgueilleux sont toujours à se quereller", dit l'Écriture (Pr 13, 10) ; et
"les potiers se disputent", remarque Aristote. Donc la ressemblance
n'est pas cause de l'amour.
2. Saint Augustin écrit "On aime en autrui ce dont on ne
voudrait pas pour soi ; ainsi on aime un acteur sans vouloir être acteur
soi-même." Mais cela n'arriverait pas si la ressemblance était la cause
propre de l'amour, car alors on aimerait en autrui ce que l'on a soi-même ou
que l'on désire avoir.
3. Tout homme aime ce dont il a besoin, même s'il ne le
possède pas ; le malade aime la santé ; le pauvre, les richesses. Or, en tant
qu'on a besoin de ces choses et qu'on en manque, on n'a pas de ressemblance
avec elles, au contraire ; de sorte que la dissemblance est aussi cause de
l'amour.
4. D'après le Philosophe, "nous aimons ceux qui sont
généreux à nous aider pécuniairement et à nous sauver ; et de même, ceux qui
gardent une amitié fidèle pour les morts sont aimés de tous". Or tous les
hommes ne sont pas ainsi ; c'est donc que l'amour n'implique pas nécessairement
ressemblance.
Cependant :
"Tout être
vivant aime son semblable", dit l’Écriture (Si 10, 15).
Conclusion :
La ressemblance
est à proprement parler cause de l'amour. Mais il faut remarquer qu'elle peut
se vérifier à un double titre. D'abord du fait que les deux termes de la
ressemblance possèdent en acte une même réalité, comme on dit semblables deux
êtres qui ont une même blancheur. Ensuite parce que l'un possède en acte ce que
l'autre possède en puissance et par une sorte d'inclination ; en ce sens nous
dirions qu'un corps lourd situé hors de son lieu naturel a de la ressemblance
avec un corps lourd qui se trouve dans le sien. Ou encore selon que la
puissance a une ressemblance avec l'acte lui-même ; car dans la puissance
elle-même l'acte existe d'une certaine façon.
Le premier genre
de ressemblance est cause de l'amour d'amitié ou de bienveillance. Deux êtres
étant semblables, et n'ayant pour ainsi dire qu'une seule forme, ils sont un,
en quelque manière, dans cette forme ; deux hommes ne font qu'un dans l'espèce
humaine, et deux êtres blancs dans la même blancheur. De sorte que
l'affectivité de l'un tend vers l'autre comme vers un même être que soi, et lui
veut le même bien qu'à soi. - Mais le deuxième genre de ressemblance est cause
de l'amour de convoitise ou de l'amitié utile et agréable. Car tout être en
puissance, en tant que tel, désire son acte, et, lorsqu'il l'a obtenu, il s'en
réjouit, s'il est doué de sentiment et de connaissance.
Or dans l'amour de
convoitise, avons-nous dit, c'est lui-même, à proprement parler, que l'aimant
aime, quand il veut ce bien qu'il convoite. D'autre part, chacun s'aime plus
que les autres, car on ne fait qu'un avec soi, substantiellement, tandis
qu'avec un autre il n'y a ressemblance que selon telle ou telle forme. C'est
pourquoi, si l'on est empêché dans l'acquisition du bien que l'on aime, du fait
qu'un autre vous est semblable par participation d'une même forme, celui-ci
vous devient odieux, non parce qu'il vous ressemble, mais parce qu'il empêche
votre propre bien. Il n'y a pas d'autres raisons aux "rixes entre potiers"
; ils se gênent mutuellement dans leurs affaires ; et si "les orgueilleux
se querellent", c'est aussi parce qu'ils se gênent dans la conquête de la
supériorité qu'ils convoitent pour eux-mêmes.
Solutions :
1. Cela répond à la première objection.
2. Le fait qu'on aime chez autrui ce qu'on n'aimerait pas pour
soi signale encore une certaine ressemblance selon la proportionnalité ; car le
prochain est, par rapport à ce que nous aimons en lui, ce que nous sommes
nous-mêmes par rapport à ce que nous aimons en nous ; ainsi, qu'un bon chantre
aime un bon calligraphe, il y a là ressemblance de proportion, en tant que
chacun possède ce qui lui convient dans la ligne de son art.
3. Celui qui aime ce dont il manque ressemble à ce qu'il aime
comme ce qui est en puissance ressemble à son acte, nous venons de le dire.
4. Selon la même ressemblance de la puissance avec l'acte,
celui qui n'est pas libéral aime celui qui l'est, en tant qu'il attend de
l'autre ce qu'il désire. Il en est de même de celui qui persévère dans l'amitié
à l'égard de celui qui n'y persévère pas. Dans les deux cas l'amitié semble
être utilitaire. - On peut répondre aussi : bien que tous les hommes ne
possèdent pas les vertus par manière d'habitus parfait, ils les possèdent
cependant comme en germe dans leur raison, de telle sorte que celui qui n'est
pas vertueux aime celui qui l'est, en tant que celui-ci est conforme à sa
nature rationnelle.
Objections :
1. Il semble que certaines autres passions peuvent être causes
d'amour. Car d'après Aristote certains sont aimés à cause du plaisir. Voilà
donc une passion qui serait cause de l'amour.
2. Le désir est une passion. Or nous aimons certains êtres
parce que, comme on le voit dans toute amitié utilitaire, nous désirons quelque
chose que nous attendons d'eux.
3. Selon saint Augustin, "celui qui n'a pas en soi
l'espoir d'obtenir une chose, c'est qu'il l'aime avec tiédeur, ou qu'il ne l'aime
pas du tout, si belle d'ailleurs qu'elle lui paraisse". Donc l'espoir
aussi est cause d'amour.
Cependant :
Comme dit saint Augustin,
toutes les autres affections de l'âme ont l'amour pour cause.
Conclusion :
Toute autre
passion présuppose un certain amour. La raison en est que toute autre passion
de l'âme implique mouvement vers quelque chose ou repos en quelque chose. Or
tout mouvement vers quelque chose, ou tout repos en quelque chose, procède
d'une certaine connaturalité ou harmonie, qui rejoint la définition de l'amour.
Il est donc impossible qu'une autre passion de l'âme soit la cause universelle
de l'amour. Il peut arriver cependant que telle autre passion soit la cause
d'un amour particulier comme un bien peut être la cause d'un autre bien.
Solutions :
1. Lorsqu'on aime quelque chose pour le plaisir, il est vrai
que cet amour-là est causé par le plaisir ; mais ce plaisir même vient d'un
autre amour qui le précède, car nul ne prend plaisir qu'à ce qu'il aime en
quelque façon.
2. Le désir d'une chose présuppose toujours l'amour de cette
chose. Mais le désir de telle chose peut provoquer l'amour d'une autre chose :
ainsi celui qui désire de l'argent aime pour cette raison celui qui lui en
donne.
3. L'espoir éveille ou augmente l'amour, en raison du plaisir
d'abord, parce qu'il produit du plaisir ; et aussi en raison du désir, parce
qu'il le fortifie ; notre désir, en effet, ne se porte pas aussi intensément
sur ce que nous n'espérons pas. Cependant l'espoir lui-même a pour objet un
bien qu'on aime.
1. L'union
est-elle un effet de l'amour ? - 2. L'inhabitation mutuelle ? - 3. L'extase ? -
4. La jalousie ? - 5. L'amour est-il une passion qui blesse celui qui aime ? -
6. L'amour est-il la cause de tout ce qu'on fait quand on aime ?
Objections :
1. Il semble que non. Car l'absence s'oppose à l'union. Mais
l'amour est compatible avec l'absence, selon ce mot de l'Apôtre (Ga 4, 18)
parlant de lui-même d'après la Glose : "Il est bien d'être l'objet d'une
affection quand c'est dans le bien, toujours et non pas seulement quand je suis
présent parmi vous." L'union n'est donc pas un effet de l'amour.
2. Toute union se réalise ou bien selon l'essence : c'est
ainsi que la forme est unie à la matière, l'accident au sujet, la partie au
tout ou à une autre partie pour constituer le tout ; ou bien par similitude de
genre, d'espèce ou d'accident. Or l'amour ne produit pas l'union selon l'essence
; sinon l'amour ne se porterait jamais sur des êtres séparés par leur essence.
Quant à l'union de ressemblance, elle ne vient pas de l'amour, c'est plutôt
elle qui en est la cause, on l'a dit récemment. L'union n'est donc pas un effet
de l'amour.
3. Le sens en acte devient le sensible lui-même en acte, et
l'intelligence en acte s'identifie avec l’objet intelligible en acte ; mais
celui qui aime, dans l'exercice même de son amour ne fait pas un avec l'objet
aimé en acte. C'est donc que l'union est plutôt un effet de la connaissance que
de l'amour.
Cependant :
Denys affirme que
tout amour est une "force unitive".
Conclusion :
Il y a deux formes
d'union de l'aimant à l'objet aimé. La première se fait dans la réalité,
lorsque l'aimé est présent à l'aimant. L'autre est une union affective, qui
doit être analysée en fonction de la connaissance antécédente, car tout
mouvement de l'appétit fait suite à une connaissance. Les deux amours, celui de
convoitise et celui d'amitié, procèdent l'un et l'autre d'une certaine
connaissance de l'unité entre l'aimant et l'aimé. En effet, lorsqu'on aime
quelque chose par convoitise, on le considère comme appartenant à la perfection
de son être propre. Et de même, lorsqu'on aime quelqu'un d'un amour d'amitié,
on lui veut du bien comme on en veut à soi-même ; c'est donc qu'on l'appréhende
comme un autre soi-même, en tant qu'on lui veut du bien comme à soi. C'est
pourquoi on appelle l'ami "un autre soi-même". Et saint Augustin
écrit : "Il a bien parlé de son ami, celui qui l'a appelé la moitié de son
âme."
La première espèce
d'union, l'amour la produit par manière de cause efficiente, car il pousse à
désirer et à rechercher la présence de l'aimé en tant qu'il lui convient et lui
appartient. La seconde espèce d'union est causée par l'amour selon une
causalité formelle, car l'amour lui-même est cette union ou ce lien. Ce qui
fait dire à saint Augustin que l'amour est "comme une sorte de vie
unissant deux êtres ou cherchant à les unir : l'aimant et l'objet de son
amour". Le mot "unissant" se rapporte à l'union affective, sans
laquelle il n'est point d'amour, et ces mots : "cherchant à les unir"
visent l'union réelle.
Solutions :
1. L'objection se rapporte à l'union réelle. C'est elle que le
plaisir requiert, comme sa cause. Le désir, au contraire, implique l'absence
réelle de l'aimé ; quant à l'amour, il existe et dans l'absence et dans la
présence.
2. L'union soutient avec l'amour une triple relation. Une
certaine union est cause de l'amour. C'est une union substantielle, quand il
s'agit de l'amour qu'on se porte à soi-même ; une union de ressemblance, quand
on parle de l'amour qu'on a pour les autres, nous venons de le dire.
Mais telle autre
union est essentiellement l'amour lui-même. C'est l'union qui se fait par
adaptation affective. On l'assimile à l'union substantielle, en tant que
l'aimant considère l'aimé, dans l'amour d'amitié, comme un autre soi-même et,
dans l'amour de convoitise, comme quelque chose de soi.
Enfin une
troisième union est un effet de l'amour. C'est l'union réelle que l'aimant
recherche avec ce qu'il aime. Elle répond aux exigences de l'amour ; comme le
rapporte Aristote : "Aristophane disait que ceux qui s'aiment, de deux
qu'ils sont voudraient ne faire qu'un" ; mais parce que "ce serait
alors la disparition des deux ou de l'un des deux", ils recherchent la
seule union qui convienne : celle de la vie en commun, de la conversation et
autres relations semblables.
3. La connaissance s'achève du fait que l'être connu s'unit au
connaissant par sa ressemblance. Mais l'amour fait que la réalité aimée
elle-même est unie en quelque manière à celui qui aime. Aussi l'amour est-il
plus unifiant que la connaissance.
Objections :
1. Il semble que l'amour ne cause pas cette inhabitation
mutuelle, par laquelle l'aimé serait dans l'aimant, et réciproquement. En
effet, exister dans un autre, c'est être contenu en lui. Mais on ne peut à la
fois contenir et être contenu. Donc l'amour ne peut créer l'inhabitation
mutuelle par laquelle l'aimé serait dans l'aimant, et réciproquement.
2. On ne peut pénétrer à l'intérieur d'un tout sans le
diviser. Or diviser ce qui est un dans la réalité n'appartient pas à l'appétit,
siège de l'amour, mais à la raison. L'inhabitation mutuelle n'est donc pas un
effet de l'amour.
3. Si, en vertu de l'amour, l'aimant est dans l'aimé et
réciproquement, il s'ensuivra que l'aimé est uni à l'aimant comme celui-ci
l'est à l'aimé. Mais l'union est elle-même identique à l'amour, on vient de le
voir. Il s'ensuivrait que l'aimant serait toujours aimé par celui qui l'aime :
ce qui est évidemment faux. Donc l'inhabitation mutuelle n'est pas l'effet de
l'amour.
Cependant :
Il est écrit dans saint
Jean (1 Jn 4, 16) : "Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et
Dieu en lui." Or la charité, c'est l'amour de Dieu. Donc, pour la même
raison, tout amour réalise cette inhabitation mutuelle de l'aimant et de
l'aimé.
Conclusion :
Que l'aimant soit dans
l'aimé, et réciproquement, cela peut s'entendre au double point de vue de la
connaissance et de l'appétit. Au premier point de vue, on dit que l'aimé est
dans l'aimant en tant qu'il demeure dans la connaissance de celui-ci, selon ces
mots de l'Apôtre (Ph 1, 17) : "je vous porte dans mon coeur." - Mais
on dit que l'aimant est dans l'aimé par la connaissance en tant qu'il ne se
satisfait pas d'une connaissance superficielle de l'aimé mais s'efforce
d'explorer à fond tout ce qui le concerne, et de pénétrer ainsi dans son
intimité. C'est le sens de ces mots appliqués à l'Esprit Saint, qui est l'Amour
de Dieu : "Il scrute même les profondeurs de Dieu" (1 Co 2, 10).
Mais au point de
vue de la puissance appétitive, on dit que l'aimé est dans l'aimant en tant qu'il
est dans le coeur de celui-ci par une sorte de complaisance ; si bien qu'il se
délecte de l'aimé ou de ses biens, quand ils sont présents ; s'ils sont
absents, son désir se porte vers l'aimé lui-même par l'amour de convoitise, ou
vers les biens qu'il lui veut par l'amour d'amitié. Et ce n'est pas pour
quelque motif extrinsèque comme lorsque l'on désire une chose à cause d'une
autre, ou que l'on veut du bien à quelqu'un en vue d'autre chose, mais à cause
de la complaisance pour l'aimé enracinée dans le coeur. C'est pour cela que
l'on situe l'amour au fond du coeur et que l'on parle des "entrailles de
la charité".
L'aimant est dans
l'aimé, et réciproquement, mais différemment selon qu'il y a amour de
convoitise ou amour d'amitié. En effet, l'amour de convoitise ne se repose dans
aucune possession ou jouissance extérieure et superficielle de l'aimé, mais
cherche à le posséder parfaitement et à le joindre, pour ainsi dire, en son
plus intime. Dans l'amour d'amitié, au contraire, l'aimant est dans l'aimé en
ce sens qu'il considère les biens ou les maux de son ami comme les siens, et la
volonté de son ami comme la sienne propre, de telle sorte qu'il parait recevoir
et éprouver lui-même en son ami les biens et les maux. C'est pour cela que,
d'après Aristote, le trait caractéristique des amis est de "vouloir les
mêmes choses, avoir les mêmes peines et les mêmes joies". Ainsi donc, en
tant qu'il considère comme sien ce qui est à son ami, l'aimant semble exister
en celui qu'il aime et être comme identifié à lui. Au contraire, en tant qu'il
veut et agit pour son ami comme pour soi-même, le considérant comme un avec
soi, c'est l'aimé qui est dans l'aimant.
Il y a une
troisième manière d'entendre cette mutuelle inhabitation par l'amour d'amitié ;
c'est celle de l'amour qui répond à l'amour : les amis s'aiment l'un l'autre,
se veulent et se font mutuellement du bien.
Solutions :
1. L'aimé est contenu dans celui qui aime, en tant qu'il est
gravé dans son coeur par une sorte de complaisance. Réciproquement, l'aimant
est contenu dans l'aimé, en ce sens qu'il rejoint en quelque sorte l'intimité
de son ami. Rien n'empêche en effet que l'on contienne et que l'on soit contenu
à des titres divers ; c'est ainsi que le genre est contenu dans l'espèce, et
réciproquement.
2. La saisie de la raison précède le mouvement de l'amour.
Aussi, de même que la raison fait son enquête, l'affection de l'amour s'insinue
au coeur de l'aimé, comme on vient de le dire.
3. Cette objection est tirée du troisième genre d'inhabitation
mutuelle, qui ne se vérifie pas en tout amour.
Objections :
1. Il semble que non, car l'extase semble comporter une sorte
d'aliénation, que l'amour ne produit pas toujours, car ceux qui s'aiment
gardent parfois la possession d'eux-mêmes. Donc l'amour ne produit pas
l'extase.
2. L'aimant désire que l'aimé lui soit uni. Donc il l'attire à
soi, plutôt qu'il ne va vers lui en sortant de soi.
3. L'amour unit l'aimé à l'aimant, on vient de le dire. Donc,
si l'aimant se tend hors de soi pour rejoindre l'aimé, il s'ensuit qu'il aime
toujours l'autre plus que soi-même, ce qui est manifestement faux. Donc
l'extase n'est pas l'effet de l'amour.
Cependant :
Denys écrit que
"l'amour divin produit l'extase", et que "Dieu lui-même est
sorti de soi par amour". Donc, puisque tout amour est une certaine
ressemblance participée de l'amour divin, comme il l'explique au même endroit,
il semble que tout amour soit cause d'extase.
Conclusion :
On dit de
quelqu'un qu'il est en extase lorsqu'il est mis hors de soi. Cela peut arriver
dans l'ordre de l'appréhension et dans celui de l'appétit. Dans l'ordre de
l'appréhension, on dit de quelqu'un qu'il se met hors de soi quand il est
entraîné hors de la connaissance qui lui est propre. Ce peut être parce qu'il
est introduit à une connaissance plus haute, comme élevé à la compréhension de
certaines choses dépassant la portée de ses sens et de sa raison, et dont on
dit qu'il est en extase parce qu'il est transporté hors de la perception
naturelle de sa raison et de ses sens. Ou bien ce peut être parce qu'il est
profondément déprimé, et lorsque quelqu'un tombe dans le délire ou la folie, on
dit qu'il a une extase. - Dans l'ordre de l'appétit on dit qu'il y a extase
lorsque l'appétit d'un homme se porte sur un autre en sortant de soi pour ainsi
dire.
C'est l'amour qui
produit la première sorte d'extase par mode de disposition, en tant qu'il fait
méditer sur ce qu'on aime, comme nous l'avons dit à l’article précédent, et la
méditation intense d'une chose fait oublier toutes les autres. - Quant à la
seconde extase, l'amour en est la cause directe : purement et simplement dans
l'amour d'amitié, et d'une certaine manière seulement dans l'amour de
convoitise. Car, dans l'amour de convoitise, l'aimant se porte en quelque sorte
hors de soi, parce que, non content de jouir du bien qu'il possède, il cherche
à jouir de quelque chose en dehors de lui-même. Mais ce bien extérieur, il
cherche à l'avoir pour soi, il ne sort pas à vrai dire de soi ; aussi, une
telle affection, en fin de compte, le referme sur lui-même. Mais dans l'amour
d'amitié, l'affection sort absolument d'elle-même, car on veut du bien à son
ami et on y travaille, comme si l'on était chargé de pourvoir à ses besoins et
cela en vue de l'ami lui-même.
Solutions :
1. L'objection ne vaut que pour la première sorte d'extase.
2. La raison vaut pour l'amour de concupiscence qui ne produit
pas l'extase au sens pur et simple.
3. Celui qui aime sort de soi dans la mesure où il veut le
bien de son ami et le réalise. Mais il ne veut pas le bien de son ami plus que
le sien propre ; il ne s'ensuit donc pas qu'il aime l'autre plus que lui-même.
Objections :
1. Il semble que non, car la jalousie est une source de
dispute, comme on le voit par ces mots de saint Paul (1 Co 3, 3) :
"Puisqu'il y a parmi vous de la jalousie et des disputes." Il n'est
donc pas un effet de l'amour, lequel fuit les disputes.
2. L'objet de l'amour est le bien, qui tend à se communiquer.
Or la jalousie s'oppose à la communication ; elle ne souffre aucun partage dans
l'objet de son amour, ainsi dit-on que les hommes sont jaloux de leurs épouses
qu'ils ne veulent pas avoir en commun avec d'autres. La jalousie ne vient donc
pas de l'amour.
3. La jalousie ne va pas sans haine, comme elle ne va pas sans
amour, car il est écrit dans le Psaume (73, 3) : "J'étais jaloux des
orgueilleux." On ne doit donc pas dire que la jalousie est un effet de
l'amour plutôt que de la haine.
Cependant :
D’après Denys :
"Dieu est appelé jaloux à cause du grand amour qu'il a pour ce qui
existe."
Conclusion :
La jalousie, en
quelque sens qu'on la prenne, vient de l'intensité de l'amour. Il est manifeste
en effet que plus une force se porte intensément vers quelque chose, plus elle
repousse avec vigueur ce qui lui est contraire ou opposé. Or l'amour, dit saint
Augustin, est "une sorte de mouvement qui tend vers l'aimé" : un amour
ardent cherchera donc à exclure tout ce qui s'oppose à lui.
Mais cela se
produit différemment dans l'amour de convoitise et dans l'amour d'amitié. Car
dans l'amour de convoitise, celui qui désire ardemment quelque chose s'emporte
contre tout ce qui l'empêche d'obtenir ce qu'il aime ou d'en jouir
tranquillement. C'est en ce sens que l'on parle de la jalousie des maris pour
leurs femmes : ils ne veulent pas que ce qu'ils cherchent d'unique auprès
d'elles soit empêché par la compagnie des autres. Et de même, ceux qui sont
avides de supériorité s'élèvent contre ceux qui leur paraissent supérieurs,
comme s'ils empêchaient leur propre supériorité : c'est la jalousie envieuse,
dont il est écrit (Ps 37, 1) : "Ne sois pas jaloux des méchants ; ne porte
pas envie à ceux qui font le mal."
Dans l'amour
d'amitié, au contraire, on cherche le bien de l'ami et, quand l'amour est
intense, il dresse celui qui aime contre tout ce qui s'oppose au bien de son
ami. On dit alors de quelqu'un qu'il est jaloux de son ami quand il s'applique
à éloigner les paroles ou les actes qui vont contre le bien de celui-ci. C'est
aussi de cette jalousie que l'on est animé pour Dieu quand on fait son possible
pour empêcher ce qui est contraire à son honneur ou à sa volonté, selon cette
parole du livre des Rois (1 R 19, 10) : "je suis rempli d'un zèle jaloux
pour le Seigneur des armées." Sur ce texte de saint Jean (2, 19) :
"l'amour jaloux de ta maison me dévore", la Glose dit également :
"Il est dévoré d'une bonne jalousie, celui qui s'efforce de corriger tout
ce qu'il voit de mal et qui, s'il ne peut y réussir, le supporte en
gémissant."
Solutions :
1. L'Apôtre parle à cet endroit de la jalousie envieuse, qui
provoque en effet des disputes, non certes contre la chose aimée, mais en sa
faveur et contre ce qui lui fait obstacle.
2. Le bien est aimé en tant qu'il peut se communiquer à celui
qui aime. C'est pourquoi tout ce qui empêche la perfection de cette
communication est considéré comme odieux. Et en ce cas la jalousie est causée
par l'amour du bien. Mais il arrive que, par insuffisance de bonté, certains
biens de peu de valeur ne peuvent être possédés simultanément et intégralement
par plusieurs. C'est l'amour de tels biens qui engendre la jalousie envieuse.
Il n'en va pas de même, à proprement parler, quand il s'agit de ces biens que
plusieurs peuvent posséder pleinement : nul n'est envieux d'autrui pour sa
connaissance de la vérité, que plusieurs peuvent acquérir intégralement. On
peut seulement être jaloux de celui qui la possède de façon supérieure.
3. Le fait même que l'on déteste ce qui s'oppose à l'ami
procède de l'amour. C'est pourquoi la jalousie est dite, en rigueur de termes,
un effet de l'amour plutôt que de la haine.
Objections :
1. Il semble que oui, car la langueur est une sorte de
blessure. Or l'amour cause la langueur, selon ces mots du Cantique (2, 5) :
"Soutenez-moi avec des fleurs, fortifiez-moi avec des pommes, car je
languis d'amour." L'amour est donc une passion qui blesse.
2. La liquéfaction est une sorte de décomposition. Or l'amour
liquéfie, car il est écrit (Ct 5, 6) : "Mon âme s'est liquéfiée lorsque
mon bien-aimé a parlé." C'est donc que l'amour décompose, détruit et
blesse.
3. La ferveur désigne un certain excès de chaleur, capable de
détruire. Or la ferveur est causée par l'amour ; en effet Denys signale parmi
les propriétés de l'amour des Séraphins qu'il est "chaud, pénétrant et
plus que fervent". Dans le Cantique (8, 6), il est dit aussi de l'amour
que "ses ardeurs sont des ardeurs de feu et de flamme". L'amour est
donc une passion qui blesse et qui détruit.
Cependant :
Denys écrit que
"tous les êtres s'aiment d'un amour qui maintient", c'est-à-dire qui
conserve. L'amour n'est donc pas une passion qui blesse, mais plutôt qui
conserve et perfectionne.
Conclusion :
Nous l'avons dit,
l'amour signifie une certaine adaptation de la puissance affective à un bien.
Or aucun être n'est blessé pour s'être adapté à ce qui lui convient ; il
s'accomplit plutôt, si c'est possible, et en devient meilleur. Au contraire, ce
qui veut s'adapter à ce qui ne lui convient pas en est blessé et détérioré.
Donc, l'amour du bien qui convient perfectionne et améliore celui qui aime ;
l'amour du bien qui ne convient pas blesse et détériore. C'est pour cela que
l'homme est perfectionné et rendu meilleur surtout par l'amour de Dieu, tandis
qu'il est blessé et détérioré par l'amour du péché, selon ces mots d'Osée (9,
10) : "Ils sont devenus abominables comme l'objet de leur amour."
Cela doit
s'entendre de l'amour au point de vue de ce qu'il y a de formel en lui,
c'est-à-dire de l'appétit. Quant à l'aspect matériel de la passion de l'amour,
à savoir une certaine modification corporelle, il arrive que l'amour blesse, à
cause d'un certain excès, comme cela arrive dans l'activité sensorielle, et en
tout acte d'une puissance de l'âme qui s'exerce avec modification de l'organe
corporel.
Solutions :
Aux trois
objections il faut répondre que l'on peut attribuer à l'amour quatre effets
immédiats : la liquéfaction, la jouissance, la langueur et la ferveur. Le
premier de tous est la liquéfaction, qui s'oppose à la congélation. Ce qui est
congelé, en effet, est resserré en soi-même, au point que rien ne peut
facilement y pénétrer. Au contraire, l'amour dispose l'appétit à accueillir le
bien qu'il aime, de sorte que l'aimé est dans l'aimant, comme nous l'avons vu.
On voit donc que la congélation ou dureté du coeur est une disposition qui
s'oppose à l'amour, tandis que la liquéfaction implique un certain
attendrissement qui permet au coeur de s'offrir à la pénétration de l'aimé.
Donc, si l'aimé est présent et possédé, c'est la joie ou jouissance ; s'il est
absent, il en résulte deux autres passions : la tristesse de l'absence ou
langueur (c'est pourquoi Cicéron qualifie de maladie la tristesse plus que le
reste), et un désir intense d'obtenir ce qu'on aime, qui s'appelle ferveur. -
Ces quatre effets sont produits par l'amour considéré formellement, selon le
rapport de la puissance appétitive à son objet. Mais dans la passion de
l'amour, d'autres effets s'ensuivent, proportionnés aux premiers, et constitués
par une modification organique.
Objections :
1. Il semble que non car, on l'a vu, l'amour est une passion.
Mais tout ce que l'homme fait, il ne le fait pas par passion ; il fait
certaines choses par choix et d'autres par ignorance, dit Aristote. Donc tout
ce que l'on fait, on ne le fait pas par amour.
2. L'appétit est le principe du mouvement et de l'action chez
tous les animaux, comme le montre Aristote. Donc, si l'on fait tout par amour,
les autres passions de l'appétit sont superflues.
3. Rien ne vient à la fois de causes contraires. Or il est des
choses qui se font par haine. Tout ne se fait donc pas par amour.
Cependant :
Denys écrit :
"C'est par amour du bien que tous les êtres font tout ce qu'ils
font."
Conclusion :
Tout agent agit
pour une fin, nous l'avons dit. Or la fin est le bien désiré et aimé par
chacun. Il est donc manifeste que tout agent, quel qu'il soit, accomplit toutes
ses actions en vertu d'un amour.
Solutions :
1. Cette objection se fonde sur l'amour qui est une passion
existant dans l'appétit sensitif. Or nous parlons ici de l'amour au sens large,
selon qu'il englobe l'amour intellectuel, l'amour rationnel, l'amour animal et
l'amour naturel. Car c'est ainsi que Denys parle de l'amour.
2. De l'amour, nous l'avons déjà dit, naissent le désir, la
tristesse et le plaisir, et par suite toutes les autres passions. Il s'ensuit
que toute action qui procède d'une passion quelconque, procède aussi de l'amour
comme de sa cause première. Les autres passions ne sont donc pas superflues :
ce sont des causes prochaines.
3. La haine elle-même est causée par l'amour, comme nous le
dirons bientôt.
1. Le mal
est-il la cause et l'objet de la haine ? - 2. La haine est-elle causée par
l'amour ? - 3. La haine est-elle plus forte que l'amour ? - 4. Peut-on se haïr
soi-même ? - 5. Peut-on haïr la vérité ? - 6. Peut-on haïr quelque chose de
façon universelle ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car tout ce qui est, en tant qu'il est,
est bon. Donc, si l'objet de la haine est le mal, il s'ensuit qu'aucune chose
ne pourra être prise en haine, mais seulement tel défaut d'une chose. Ce qui
est manifestement faux.
2. Il est digne de louange de haïr le mal. L'Écriture le donne
à entendre (2 M 3, 1) : "Les lois étaient fidèlement gardées, grâce à la
piété du pontife Onias et à ceux qui haïssaient le mal." Donc, si le mal
seul est objet de haine, il en résulte que toute haine est louable. Ce qui est
manifestement faux.
3. Une même chose ne peut être à la fois bonne et mauvaise. Or
une même chose peut être haïssable pour les uns et aimable pour les autres.
Donc la haine a pour objet non seulement le mal mais aussi le bien.
Cependant :
La haine est le
contraire de l'amour. Or l'objet de l'amour est le bien, comme nous l'avons vu.
Donc l'objet de la haine est le mal.
Conclusion :
L'appétit naturel
découle d'une certaine connaissance, bien que celle-ci ne soit pas dans le sujet.
C'est pourquoi, il semble que l'on puisse assimiler son inclination à celle de
l'appétit animal, lequel est consécutif à une connaissance appartenant au
sujet, nous l'avons déjà dit. Or, dans l'appétit naturel ceci est évident : de
même que tout être se trouve en consonance ou harmonie naturelle avec ce qui
lui convient (ce qui est l'amour naturel), de même, à l'égard de ce qui
s'oppose à lui et le détruit, tout être manifeste une dissonance naturelle, qui
est la haine naturelle.
Ainsi donc, dans
l'appétit animal ou dans l'appétit intellectuel, l'amour est une espèce de
consonance de l'appétit avec ce qui est saisi comme lui convenant ; la haine,
au contraire, est une sorte de dissonance de l'appétit à l'égard de ce qui est
perçu comme opposant et nuisible. Or tout ce qui convient, en tant que tel, a
raison de bien ; pareillement, tout ce qui s'oppose, en tant que tel, a raison
de mal. Par conséquent, de même que le bien est l'objet de l'amour, ainsi le
mal est-il l'objet de la haine.
Solutions :
1. L'être, en tant qu'être, n'exprime rien de contraire, mais
plutôt de consonant, car toutes choses s'harmonisent dans l'être ; mais l'être,
en tant que tel être déterminé, se trouve en contrariété avec un autre être
déterminé. A ce point de vue, un être est haïssable pour un autre, et mauvais,
non en soi, mais par rapport à cet autre.
2. De même qu'une chose peut être considérée comme bonne alors
qu'elle ne l'est pas, ainsi peut-on juger mauvais ce qui n'est pas un vrai mal.
C'est pourquoi il arrive parfois que ni la haine du mal ni l'amour du bien ne
soient choses bonnes.
3. Une seule et même chose peut être aimable ou haïssable pour
des êtres différents, selon l'appétit naturel, du fait qu'elle convient à la
nature de l'un et s'oppose à la nature de l'autre : par exemple la chaleur
convient au feu, et s'oppose à l'eau. Dans le domaine de l'appétit animal, la
cause de cette diversité est que la même réalité est appréhendée par l'un sous
la raison de bien, et par l'autre sous la raison de mal.
Objections :
1. Il semble que non : "Les choses qui se distinguent par
opposition, coexistent naturellement", écrit Aristote. Or l'amour et la
haine, étant contraires, se distinguent par opposition. Ils sont donc
coexistants selon la nature. Donc l'amour n'est pas cause de haine.
2. Un contraire n'est pas cause de l'autre. Or l'amour et la
haine sont contraires. Donc l'amour n'est pas cause de haine.
3. Ce qui suit n'est pas cause de ce qui précède. Or la haine
précède l'amour. Elle implique en effet qu'on s'éloigne du mal, et l'amour
qu'on s'approche du bien.
Cependant :
Saint Augustin
affirme que toutes les émotions sont causées par l'amour. Donc aussi la haine,
qui est une émotion de l'âme.
Conclusion :
L'amour,
avons-nous dit à l’article précédent, consiste en une certaine convenance de
l'aimant et de l'aimé, et la haine, en une sorte d'opposition ou dissonance.
Or, en toute chose, il faut considérer ce qui s'accorde avant de considérer ce
qui s'oppose ; car si une chose s'oppose à une autre, c'est parce qu'elle est
de nature à détruire ou empêcher ce qui s'accorde. Il s'ensuit nécessairement
que l'amour précède la haine et que rien ne peut être objet de haine sinon
parce qu'il est contraire au bien que l'on aime. C'est ainsi que toute haine
est causée par l'amour.
Solutions :
1. Parmi les choses qui se distinguent en s'opposant, il en
est qui coexistent naturellement et dans la réalité et dans l'esprit ; ainsi
deux espèces d'animaux ou deux espèces de couleurs. D'autres se correspondent à
titre égal au point de vue de la raison, mais, dans la réalité, l'une précède
et cause l'autre, comme on le voit pour les espèces des nombres, des figures et
des mouvements. D'autres enfin ne coexistent ni dans la réalité ni dans
l'esprit, ainsi la substance et l'accident ; en effet la substance est
réellement cause de l'accident et, au point de vue de la raison, l'être se dit
à titre premier de la substance puis de l'accident, car on ne l'attribue à
celui-ci qu'en tant qu'il existe dans la substance. - Or l'amour et la haine,
par nature, existent ensemble au point de vue de la raison, mais non dans la
réalité. Rien n'empêche donc que l'amour soit cause de la haine.
2. L'amour et la haine sont contraires quand ils portent sur
le même objet. Mais quand ils ont des objets contraires, ils ne sont plus
contraires, ils sont corrélatifs et s'engendrent l'un l'autre : aimer une chose
et haïr son contraire relèvent d'un même principe. Ainsi l'amour d'une chose
cause la haine de son contraire.
3. Dans l'ordre d'exécution, s'éloigner d'un terme précède
l'accès à l'autre terme. Mais dans l'ordre d'intention, c'est l'inverse : si
l'on s'éloigne, c'est parce que l'on veut accéder à autre chose. Or les mouvements
de l'appétit relèvent plutôt de l'ordre intentionnel que de l'ordre
d'exécution. Puisque l'amour et la haine sont deux mouvements de l'appétit,
c'est donc l'amour qui est premier.
Objections :
1. Il semble bien, car saint Augustin écrit : "Il n'est
personne qui ne fuie la douleur plus qu'il ne cherche le plaisir." Mais
fuir la douleur relève de la haine, tandis que la recherche du plaisir
appartient à l'amour. Donc la haine est plus forte que l'amour.
2. Le plus faible est vaincu par le plus fort. Or l'amour est
vaincu par la haine, quand l'amour se change en haine.
3. Les affections de l'âme se font connaître par leurs effets.
Or l'homme s'applique plus à repousser ce qu'il déteste qu'à rechercher ce
qu'il aime ; comme aussi les bêtes s'abstiennent de ce qui leur plaît par peur
des coups, dit saint Augustin. Donc la haine est plus forte que l'amour.
Cependant :
Le bien est plus
fort que le mal, car "le mal n'agit que par la vertu du bien", selon
Denys. Or la haine et l'amour diffèrent selon que le bien et le mal sont
différents. Donc l'amour est plus fort que la haine.
Conclusion :
Il est impossible
qu'un effet soit plus fort que sa cause. Or toute haine procède de quelque
amour comme de sa cause, nous venons de le dire. Il est donc impossible que la
haine soit plus forte que l'amour, purement et simplement.
Mais il faut aller
plus loin et dire que l'amour, à parler absolument, est plus fort que la haine.
En effet, un mobile se meut vers la fin avec plus de force que vers le moyen
ordonné à la fin. Or l'éloignement du mal est ordonné à l'obtention du bien
comme à sa fin. Par conséquent, à parler purement et simplement, le mouvement
de l'âme est plus fort vers le bien qu'il ne l'est à l'égard du mal.
Cependant, il
semble que la haine soit parfois plus forte que l'amour ; et cela, pour deux
raisons.
1° Parce que la
haine est plus sensible que l'amour. Puisque la perception du sens consiste en
un changement, quand celui-ci s'est produit, la sensation est moindre que
pendant le changement. De là vient que la chaleur de la fièvre continue, bien
qu'elle soit plus grande, n'est pourtant pas aussi sensible que celle de la
fièvre tierce, parce qu'elle est déjà passée en une sorte d'état naturel. C'est
pour cela aussi que l'amour se fait sentir davantage en l'absence de l'aimé,
selon la remarque de saint Augustin : "L'amour est moins sensible lorsque
la privation ne le fait pas connaître." Cette même raison explique que la
disconvenance avec l'objet de la haine provoque un sentiment plus vif que la
convenance avec ce que l'on aime.
2° La haine paraît
plus forte que l'amour parce que l'on ne compare pas la haine à l'amour qui lui
correspond. En effet, la diversité des amours selon la grandeur et la faiblesse
répond à la diversité des biens ; et à ces amours divers s'opposent des haines
proportionnées. Il s'ensuit que la haine corrélative à un amour plus grand
touche davantage qu'un amour moindre.
Solutions :
1. Cela donne la réponse à la première objection. L'amour du
plaisir est moindre que l'amour de notre conservation, auquel correspond la
fuite de la douleur. C'est pourquoi on fuit la douleur plus qu'on n'aime le
plaisir.
2. Jamais la haine ne vaincrait l'amour sans un plus grand
amour, correspondant à la haine. C'est ainsi que l'homme s'aime lui-même plus
qu'il n'aime son ami ; et, parce qu'il s'aime lui-même, il peut en venir à haïr
même son ami, si celui-ci s'oppose à lui.
3. Si l'on s'applique avec plus d'ardeur à repousser ce qui
déplaît, c'est parce que la haine est plus sensible.
Objections :
1. Il semble bien, car on dit dans la Psaume (11, 6 Vg) :
"Celui qui aime l'iniquité, hait son âme." Or ils sont nombreux ceux
qui aiment l'iniquité, et donc ceux qui se haïssent eux-mêmes.
2. Nous haïssons celui à qui nous voulons et faisons du mal.
Or il arrive qu'on veuille se faire et qu'on se fasse du mal à soi-même ; par exemple
ceux qui se donnent la mort. Donc, il y a des hommes qui se haïssent eux-mêmes.
3. D'après Boèce : "L'avarice rend les hommes
odieux." D'où l'on peut inférer que tout homme hait l'avare. Or certains
sont avares, et donc se haïssent eux-mêmes.
Cependant :
L’Apôtre écrit (Ep
5, 29) "Personne n'a jamais eu de haine pour sa propre chair."
Conclusion :
Il est impossible
que quelqu'un se haïsse soi-même, à considérer la chose en elle-même. En effet
tout être désire naturellement son bien, et nul ne peut se vouloir quelque
chose sinon à titre de bien ; car "le mal est au-delà du vouloir",
comme dit Denys. Or, aimer quelqu'un, c'est lui vouloir du bien, comme nous
l'avons vu. Chacun s'aime donc nécessairement soi-même, et il est impossible
que l'on se haïsse, à prendre la chose en elle-même.
Toutefois il
arrive accidentellement qu’on se haïsse soi-même. Et cela sous un double
rapport. D'abord, à partir du bien qu'on se veut à soi-même. Car il arrive
parfois que l'on désire comme bon à un certain point de vue quelque chose qui
est mauvais purement et simplement ; alors, par accident, on se veut du mal, et
pour autant on se hait. - En second lieu, à partir de soi-même, à qui l'on veut
du bien. En effet tout être est surtout ce qu'il y a de principal en lui : on
dit ainsi que la cité fait ce que fait le roi, comme si le roi était la cité
tout entière. Or il est manifeste que l'homme est surtout ce qu'est son esprit.
Or il arrive que certains pensent être surtout ce qu'ils sont au point de vue
de la nature corporelle et sensible. Ils s'aiment donc selon ce qu'ils croient
être, mais ils haïssent ce qu'ils sont en réalité, puisqu'ils veulent ce qui
est contraire à la raison. De ces deux manières, celui qui aime l'iniquité hait
non seulement son âme mais encore soi-même.
Solutions :
1. Cela donne la réponse à la première objection.
2. Nul ne se veut ou ne se fait du mal sinon parce qu'il
perçoit ce mal sous la raison de bien. Car même ceux qui se donnent la mort
considèrent celle-ci comme un bien, pour autant qu'elle met un terme à une
misère ou à une douleur.
3. L'avare hait quelque chose qui est en lui un accident, mais
pour autant il ne se hait pas lui-même- ; c'est ainsi que le malade déteste sa
maladie, en vertu même de l'amour qu'il se porte. - On peut répondre aussi que
l'avarice rend odieux aux autres, mais non à soi-même. Bien plus, elle a pour
cause l'amour désordonné de soi qui fait rechercher les biens temporels plus
qu'il ne faut.
Objections :
1. Cela semble impossible, car le bien, l'être et le vrai ne
sont qu'une même chose, et personne ne peut haïr le bien.
2. "Tous les hommes désirent naturellement savoir",
remarque Aristote. Or la science n'a pour objet que le vrai. Donc la vérité est
naturellement désirée et aimée. Mais ce qui est naturel ne peut disparaître.
Par conséquent, nul ne peut haïr la vérité.
3. Le même Philosophe dit que "les hommes aiment les gens
sincères". Or ce ne peut être qu'à cause de la vérité. L'homme aime donc
naturellement la vérité et ne peut la haïr.
Cependant :
L’Apôtre écrit (Ga
4, 16) "Suis-je devenu votre ennemi parce que je vous ai dit la vérité
?"
Conclusion :
Le bien, le vrai
et l'être ne sont qu'une même réalité, mais ils diffèrent au point de vue de la
raison. Le bien, en effet, a raison de chose désirable - ce que n'ont pas
l'être ou le vrai -, le bien étant "ce que toutes choses désirent".
Par conséquent le bien, sous la raison de bien, ne peut être objet de haine, ni
en général, ni en particulier. - Quant à l'être et au vrai, on ne peut
assurément les haïr en général, car c'est la dissonance qui est cause de la
haine tandis que l'accord est cause de l'amour ; et, d'autre part, l'être et le
vrai sont communs à toutes choses. Cependant, en particulier, rien n'empêche
qu'on haïsse tel être ou certaine vérité, en tant qu'ils se présentent comme
contraires ou hostiles : la contrariété, en effet, et l'hostilité ne s'opposent
pas à la notion de bien.
Or, c'est d'une
triple manière qu'une vérité particulière peut être contraire ou opposée au
bien que l'on aime. D'abord, selon que la vérité est dans les choses
elles-mêmes comme dans sa cause et sa source. A ce titre, il arrive que l'homme
haïsse une vérité en tant qu'il voudrait que ce qui est vrai ne le fût pas. -
D'autre part, il y a opposition selon que la vérité est dans l'esprit de
l'homme lui-même, où elle l'empêche de poursuivre ce qu'il aime. C'est le cas
de ceux qui voudraient ne pas connaître la vérité de la foi pour pécher librement,
et qui disent à Dieu dans le livre de Job (21, 14) : "Nous refusons la
science de tes voies." - Enfin, une vérité particulière est objet de
haine, en tant qu'opposée, selon qu'elle se trouve dans l'intelligence d'un
autre. Par exemple, celui qui veut que son péché reste ignoré, hait que l'on
sache la vérité sur ce péché. C'est en ce sens que saint Augustin nous dit :
"Les hommes aiment la lumière de la vérité, mais ils haïssent ses
reproches."
Solutions :
1. Cela donne la réponse à la première objection.
2. Connaître la vérité est en soi chose aimable ; c'est pour
cela que saint Augustin dit que les hommes "aiment sa lumière". Mais,
d'une façon accidentelle, la connaissance de la vérité peut devenir objet de
haine, dans la mesure où elle empêche d'obtenir ce qu'on désire.
3. Si l'on aime les hommes sincères, c'est parce que connaître
la vérité est chose aimable en soi, et que les hommes sincères la manifestent.
Objections :
1. Cela semble impossible, car la haine est une passion de
l'appétit sensitif, lequel est mû par une connaissance sensible. Or le sens ne
peut saisir l'universel. La haine ne peut donc pas porter sur un objet
universel.
2. La haine est causée par une certaine dissonance, qui
s'oppose à la communauté. Or la communauté relève de 1'universalité. La haine
ne peut donc se porter sur quelque objet de façon universelle.
3. L'objet de la haine est le mal. Or "le mal est dans
les choses, non dans l'esprit", dit Aristote. Puisque l'universel existe
seulement dans l'esprit, qui le dégage du particulier par l'abstraction, il
semble donc que la haine ne puisse s'élever jusqu'à un objet universel.
Cependant :
Le Philosophe
écrit : "La colère a toujours pour objet le particulier ; mais la haine
porte aussi sur un objet en général : chacun, en effet, déteste les voleurs et
les calomniateurs."
Conclusion :
On peut parler de
l'universel de deux façons, selon que l'on vise son caractère même d'universalité,
ou bien la nature à laquelle est attribué ce caractère ; en effet la
considération de l'homme universel est différente de la considération de
l'homme en tant qu'homme. Si l'on prend l'universel au premier sens, il n'est
aucune puissance de la partie sensible - ni puissance cognitive ni puissance
appétitive - qui atteigne à l'universel, car l'universel s'obtient par
abstraction de la matière individuelle, où s'enracine toute faculté sensitive.
Toutefois, une
puissance sensible de connaissance ou d'appétit peut se porter sur un objet
pris universellement. Ainsi nous disons que l'objet de la vue est la couleur en
général, non pas que la vue atteigne la couleur sous son aspect universel, mais
parce que, si la couleur est connaissable par le sens de la vue, ce n'est pas
en tant que telle couleur, mais en tant que couleur, purement et simplement.
Ainsi donc, la
haine, même celle de la partie sensible, peut porter sur quelque chose de façon
universelle, parce que c'est à cause de sa nature commune qu'un être déterminé
peut s'opposer à un animal - ainsi le loup à la brebis et non seulement parce
qu'il est tel ou tel : aussi la brebis déteste-t-elle le loup en général. -
Mais la colère naît toujours d'un fait particulier, car elle suppose un acte
qui nous a blessés, et les actes sont des faits particuliers. C'est ce qui fait
dire au Philosophe : "La colère a toujours pour objet une chose
particulière, tandis que la haine peut porter sur quelque chose en
général."
Quant à la haine
qui se trouve dans la partie intellectuelle puisqu'elle est consécutive à la
connaissance universelle de l'intelligence, elle peut atteindre l'universel,
dans les deux sens du mot.
Solutions :
1. Le sens ne perçoit pas l'universel, en tant qu'universel,
mais il perçoit certaines choses auxquelles l'abstraction confère
1'universalité.
2. Ce qui est commun à tous ne peut être une raison de haine.
Mais rien n'empêche qu'une chose soit commune à plusieurs hommes, et se trouve
pourtant en dissonance avec d'autres hommes, pour lesquels elle devient alors
un objet de haine.
3. Cette objection est tirée de l'universel pris sous sa
raison d'universel ; nous accordons qu'à ce titre il ne tombe pas sous la
perception ou l'appétit sensible.
1. La
convoitise est-elle seulement dans l'appétit sensible ? - 2. Est-elle une
passion spéciale ? - 3. Y a-t-il des convoitises naturelles et des convoitises
qui ne le sont pas ? - 4. La convoitise est-elle infinie ?
Objections :
1. Il semble que la convoitise n'existe pas seulement dans
l'appétit sensible car il existe une convoitise de la sagesse selon l'Écriture
(Sg 6, 20) : "La convoitise de la sagesse conduit au royaume
éternel." Or l'appétit sensible ne peut se porter sur la sagesse. Donc la
convoitise n'est pas seulement dans cette sorte d'appétit.
2. Le désir des commandements de Dieu ne se trouve pas dans
l'appétit sensible ; bien plus l'Apôtre dit (Rm 7, 18) : "Le bien n'habite
pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair." Or le désir des commandements de
Dieu est une sorte de désir sensible ou "convoitise", selon cette
parole du Psaume (119, 20) : "Mon âme a convoité ardemment tes décisions."
La convoitise n'est donc pas dans le seul appétit sensible.
3. Pour toute puissance, son bien propre est objet de
convoitise. Celle-ci se trouve donc en chaque puissance de l'âme, et non
seulement dans l'appétit sensible.
Cependant :
Saint Jean
Damascène dit : "L'irrationnel qui obéit à la raison et se laisse
persuader par elle, se divise en convoitise et colère. Or il s'agit de la
partie irrationnelle de l'âme, passive et appétitive." La convoitise est
donc dans l'appétit sensible.
Conclusion :
"La
convoitise, dit le Philosophe, est l'appétit de ce qui plaît." Or, nous le
verrons plus loin, il y a deux sortes de plaisirs : l'un se trouve dans le bien
intelligible, qui est le bien de la raison ; l'autre, dans le bien d'ordre
sensible. Il semble que la première sorte de plaisirs n'appartienne qu'à l'âme.
La seconde relève de l'âme et du corps, car le sens est la faculté d'un organe
corporel, de telle sorte que le bien sensible est le bien de tout le composé
humain. Or c'est d'un tel plaisir que la convoitise semble être l'appétit,
appartenant solidairement à l'âme et au corps, comme l'indique le mot même de
convoitise ou concupiscence. Par conséquent, la concupiscence, au sens propre,
se trouve dans l'appétit sensible, et plus précisément dans la partie
concupiscible, qui en tire son nom.
Solutions :
1. L'appétit de la sagesse ou des autres biens spirituels est
appelé parfois convoitise, soit à cause d'une certaine ressemblance entre
appétit supérieur et appétit inférieur ; soit à cause de l'intensité de
l'appétit supérieur qui rejaillit sur l'inférieur ; alors celui-ci tend à sa
manière vers le bien spirituel à la suite de l'appétit supérieur, et le corps
lui-même se met au service des réalités spirituelles. Comme il est écrit dans
le Psaume (84, 3) : "Mon coeur et ma chair crient de joie vers le Dieu
vivant."
2. Le désir, à proprement parler, ne relève pas seulement de
l'appétit inférieur, mais aussi du supérieur. En effet, il n'implique pas,
comme la convoitise, une certaine complexité dans le désir mais un mouvement
simple vers la chose désirée.
3. Il appartient à chacune des puissances de l'âme de désirer
son bien propre d'un désir naturel, non consécutif à une connaissance. Mais
désirer le bien d'un désir conjoint à une connaissance, comme en ont les
animaux, cela n'appartient qu'à la puissance appétitive. Quant à désirer une
chose en tant qu'elle est un bien délectable d'ordre sensible, c'est le propre
de la convoitise, qui appartient à la puissance concupiscible.
Objections :
1. Il ne semble pas que la convoitise soit une passion
spéciale de la puissance concupiscible. Car les passions se distinguent selon
leurs objets. Or l'objet du concupiscible est le délectable d'ordre sensible,
qui est aussi, d'après le Philosophe, l'objet de la convoitise. Donc celle-ci
n'est pas une passion spéciale du concupiscible.
2. Saint Augustin écrit que "la cupidité est l'amour des
choses qui passent". Elle n'est donc pas distincte de l'amour. Or, toutes
les passions spéciales se distinguent entre elles. Donc la convoitise n'est pas
une passion spéciale.
3. A toute passion du concupiscible s'oppose, a-t-on dit, une
passion spéciale dans ce même appétit. Or, aucune passion spéciale ne s'oppose
à la convoitise dans le concupiscible. Saint Jean Damascène dit en effet :
"Le bien attendu fait naître la convoitise ; le bien présent, la joie ; et
de même, le mal auquel on s'attend provoque la crainte ; le mal présent, la
tristesse." D'où il semble que la crainte s'oppose à la convoitise comme
la tristesse à la joie. Or la crainte n'est pas dans le concupiscible, mais
dans l'irascible. Donc la convoitise n'est pas une passion spéciale du
concupiscible.
Cependant :
La convoitise est
causée par l'amour et tend au plaisir, passions du concupiscible. Elle se
distingue donc des autres passions du concupiscible comme une passion spéciale.
Conclusion :
Nous avons dit que
le bien délectable pour le sens était l'objet commun du concupiscible. Il
s'ensuit que les différences de cet objet feront la diversité des passions du
concupiscible. Or la diversité de l'objet peut être considérée soit quant à la
nature de l'objet lui-même, soit en fonction de sa puissance d'agir. La
diversité de l'objet agissant qui se prend de la nature de la chose produit une
différence matérielle entre les passions. Mais la diversité venant de la
puissance active cause une différence formelle de distinction spécifique entre
les passions.
Or la raison de
puissance motrice qui appartient à la fin elle-même, ou au bien, est tout autre
selon que ce bien est présent réellement ou qu'il est absent ; car lorsqu'il
est présent, il fait qu'on se repose en lui ; lorsqu'il est absent, il fait
qu'on se meut vers lui.
Ainsi, l'objet
délectable d'ordre sensible, en tant qu'il adapte en quelque sorte l'appétit et
le conforme à lui-même, cause l'amour ; en tant qu'absent, il l'attire à lui,
il cause la convoitise ; en tant que présent, il lui donne de se reposer en
lui, il cause la délectation ou plaisir. On voit ainsi que la convoitise est
une passion spécifiquement différente et de l'amour et de la délectation ou
plaisir. - Quant au fait de désirer tel objet agréable ou tel autre, il
n'entraîne dans les convoitises qu'une diversité numérique.
Solutions :
1. Le bien agréable n'est pas l'objet du désir de façon
absolue, mais seulement en tant qu'il est absent ; tout comme le sensible n'est
objet de la mémoire que sous la raison de passé. En effet de telles conditions
particulières diversifient l'espèce des passions, et même l'espèce des
puissances de la partie sensible, qui regarde les objets particuliers.
2. Cette attribution est faite au titre de la cause, non de
l'essence ; la cupidité, en soi, n'est pas l'amour, mais un effet de l'amour. -
On peut dire aussi que saint Augustin prend le mot "cupidité" au sens
large, pour désigner tout mouvement de l'appétit se portant sur un bien à
venir. En ce sens la cupidité englobe l'amour et l'espoir.
3. La passion qui s'oppose directement à la convoitise n'a pas
reçu de nom ; c'est celle qui soutient avec le mal le même rapport que la
convoitise avec le bien. Mais parce qu'elle a pour objet le mal absent, comme
la crainte, on la désigne quelquefois par ce dernier mot, de même qu'on parle
de cupidité au lieu d'espoir. Un bien ou un mal de peu d'importance est
considéré comme rien ; c'est pourquoi tout mouvement de l'appétit vers le bien
ou vers le mal à venir est appelé espoir ou crainte, ces deux passions ayant
pour objet le bien et le mal présentant un caractère de difficulté.
Objections :
1. Il ne semble pas que certaines convoitises soient
naturelles, quand d'autres ne le seraient pas. Car la convoitise relève de
l'appétit animal, on l'a dit. Or l'appétit naturel se distingue de l'appétit
animal. Donc aucune convoitise n'est naturelle.
2. La diversité matérielle ne cause pas une diversité
spécifique, mais seulement une diversité numérique, qui échappe à toute
considération philosophique. Or, s'il est des convoitises naturelles et non
naturelles, elles ne diffèrent qu'en raison de leurs objets divers,
c'est-à-dire d'une différence uniquement matérielle et numérique. Il n'y a donc
pas lieu de distinguer entre convoitises naturelles et non naturelles.
3. La raison se distingue de la nature comme on le voit dans
Aristote. Donc, s'il y a dans l'homme une convoitise non naturelle, c'est
qu'elle est d'ordre rationnel. Or cela est impossible, car la convoitise dont
nous parlons, étant une passion, appartient à l'appétit sensible et non à la
volonté, qui est un appétit rationnel.
Cependant :
Le Philosophe
affirme qu'il y a des convoitises naturelles, et des convoitises non
naturelles.
Conclusion :
La convoitise,
avons-nous dit, est l'appétit du bien délectable. Or une chose peut être
délectable à un double titre. D'abord parce qu'elle est en harmonie avec la
nature de l'animal, comme manger, boire, etc. Cette convoitise du délectable est
dite naturelle. Ou bien la chose est délectable parce qu'elle convient à
l'animal selon la connaissance qu'il en a ; ainsi une chose est appréhendée
comme bonne et adaptée : il en résulte qu'on s'y délecte. La convoitise de ces
derniers objets est dite non naturelle, et, couramment, est plutôt appelée
cupidité.
Les premières de
ces convoitises, celles qui sont naturelles, sont communes aux hommes et aux
animaux ; aux uns et aux autres certaines choses sont adaptées et délectables
au point de vue naturel. Et tous les hommes en sont d'accord. Aussi le
Philosophe appelle-t-il ces convoitises : communes et nécessaires-. - Quant aux
autres convoitises, elles sont propres à l'homme, à qui il appartient de se
représenter que telle chose lui est bonne et lui convient, en dehors de ce que
la nature requiert. C'est pourquoi le même Philosophe dit que les premières
convoitises sont "irrationnelles", et les secondes "accompagnées
de raison". Et parce que tous ne raisonnent pas de la même façon, ces
dernières sont appelées par Aristote : "propres et surajoutées", par
rapport aux convoitises naturelles.
Solutions :
1. Cela même qui fait l'objet de l'appétit naturel peut
devenir aussi objet de l'appétit animal quand il a été perçu. C'est ainsi que
la nourriture, la boisson, etc., que l'on désire par inclination de nature,
peuvent faire l'objet d'une convoitise animale.
2. La distinction entre convoitises naturelles et non
naturelles n'est pas seulement matérielle mais formelle d'une certaine manière,
en tant qu'elle procède d'une diversité dans l'objet qui meut l'appétit. Car
l'objet de celui-ci, étant le bien appréhendé, la diversité de la perception
fait partie de la diversité du principe actif : une chose est alors perçue
comme bonne par une connaissance absolue, d'où procèdent les convoitises
naturelles que le Philosophe appelle irrationnelles, ou bien elle est perçue
avec délibération, et provoque les désirs non naturels, appelés, pour ce motif,
accompagnés de raison.
3. Dans l'homme il n'y a pas seulement la raison universelle,
qui appartient à la partie intellective, mais aussi la raison particulière qui
appartient à la partie sensible, comme nous l'avons dit dans la première
Partie. A ce titre, même la convoitise accompagnée de raison peut relever de
l'appétit sensible. - De plus, l'appétit sensible peut être mû également par la
raison universelle utilisant l'imagination particulière.
Objections :
1. Il ne semble pas, car l'objet de la convoitise est le bien,
lequel a raison de fin. Or, qui parle d'infini exclut toute fin, dit Aristote.
La convoitise ne peut donc pas être infinie.
2. La convoitise porte sur un bien adapté au sujet, puisqu'il
procède de l'amour. Or l'infini, étant hors de proportion, ne peut être adapté
au sujet.
3. L'infini ne se traverse pas : on ne parvient jamais à un
terme. Or la convoitise obtient la délectation lorsqu'elle atteint son but
ultime. Donc, si la convoitise était infinie, la délectation ne se réaliserait
jamais.
Cependant :
"La
convoitise étant infinie, les hommes désirent à l'infini", écrit Aristote.
Conclusion :
Nous l'avons dit à
l’article précédent, il y a deux sortes de convoitises : l'une est naturelle,
et l'autre non. La convoitise naturelle ne peut être infinie en acte, car elle
porte sur ce que la nature requiert. Or celle-ci tend toujours vers ce qui est
fini et déterminé. Aussi bien ne voit-on jamais l'homme convoiter un mets
infini, ou une boisson infinie. - Mais, de même que l'infini potentiel se
trouve dans la nature de manière successive, ainsi arrive-t-il que cette
convoitise soit infinie d'une manière successive : après avoir mangé, on veut
un autre mets ou tout autre chose dont la nature a besoin ; car ces biens
corporels, quand ils nous adviennent, ne demeurent pas toujours, mais
disparaissent. Ce qui fait dire au Seigneur, s'adressant à la Samaritaine (Jn
4, 13) : "Celui qui boira de cette eau aura encore soif."
Quant à la
convoitise non naturelle, elle est absolument infinie. En effet, elle procède
de la raison, comme nous l'avons dit, et le propre de la raison est de
s'avancer à l'infini. De sorte que celui qui convoite les richesses, peut les
convoiter non pas jusqu'à telle limite déterminée, mais pour être riche de façon
absolue autant qu'il est en son pouvoir.
On peut, d'après
le Philosophe, assigner une autre raison pour laquelle certaine convoitise est
finie, et telle autre infinie. La convoitise de la fin est toujours infinie ;
car la fin - la santé, par exemple - est convoitée pour elle-même ; ce qui fait
qu'une santé meilleure est convoitée davantage, et ainsi à l'infini ; de même,
puisque le blanc a pour propriété de dilater la pupille, plus il y a de
blancheur, plus la dilatation est grande. Au contraire, la convoitise portant
sur les moyens n'est pas infinie, mais on désire dans la mesure où cela
convient à la fin. Ainsi ceux qui mettent leur fin dans les richesses les
convoitent à l'infini ; mais ceux qui les désirent pour subvenir aux nécessités
de la vie ne désirent que des richesses limitées, dit le Philosophe au même
endroit. Et il en va de même pour la convoitise de tout le reste.
Solutions :
1. Tout ce qui est convoité est considéré comme quelque chose
de fini, ou bien parce qu'il est fini en réalité, pour autant qu'il constitue
l'objet d'un seul acte, ou bien parce qu'il est fini en tant que connu. Il ne
peut, en effet, être atteint sous la raison d'infini, car "l'infini, dit
Aristote, est ce dont il est toujours possible, quelque partie qu'on en prenne,
d'en prendre encore de nouvelles".
2. La raison est, en un sens, d'une vertu infinie, en tant
qu'elle peut considérer quelque chose à l'infini, comme on le voit dans
l'addition des nombres et des lignes. Aussi l'infini, envisagé d'une certaine
manière, est-il proportionné à la raison. Car l'universel objet de la raison,
est infini en quelque sorte, selon qu'il contient en puissance un nombre infini
d'individus.
3. Il n'est pas nécessaire pour qu'il y ait délectation qu'on
obtienne tout ce que l'on convoite ; tout objet convoité, quand on l'obtient,
donne de la délectation.
Nous abordons maintenant l'étude du plaisir ou délectation (Question
31-34), et de la tristesse (Question 35-39). Au sujet du plaisir nous
examinerons quatre points : l° le plaisir en lui-même : (Q.31) ; 2° les causes
du plaisir (Question 32) ; 3° ses effets (Question 33) ; 4° sa bonté et sa
malice (Question 34).
1. Le plaisir
est-il une passion ? 2. Est-il dans le temps ? - 3. Diffère-t-il de la joie ? -
4. Est-il dans l'appétit intellectuel - 5. Comment classer les plaisirs de
l'appétit supérieur et ceux de l'appétit inférieur ? - 6. Comment classer les
plaisirs sensibles ? - 7. Y a-t-il un plaisir qui ne soit pas naturel ? - 8. Un
plaisir peut-il être contraire à un autre ?
Objections :
1. Il semble que non, car saint Jean Damascène distingue
l'opération et la passion, quand il dit : "L'opération est un mouvement
selon la nature ; la passion est un mouvement contre la nature." Or la
délectation est une opération, au jugement d'Aristote. Elle n'est donc pas une
passion.
2. De plus, "pâtir, c'est être mû", dit encore
Aristote. Or le plaisir ne consiste pas à être mû mais à l'avoir été ; en
effet, il a pour cause la présence du bien possédé maintenant. Il n'est donc
pas une passion.
3. Le plaisir consiste dans une certaine perfection de celui
qui s'en délecte : "il parfait l'opération", lisons-nous dans
l'Éthique. Or la perfection n'est ni passion, ni altération, comme l'explique
Aristote. Donc le plaisir n'est pas une passion.
Cependant :
Saint Augustin
range le plaisir, autrement dit, la joie ou l'allégresse, parmi les passions de
l'âme.
Conclusion :
Un mouvement de
l'appétit sensible s'appelle proprement passion, nous l'avons vu. Et toute
affection qui procède d'une perfection sensible est un mouvement de l'appétit
sensible. Or cela s'applique nécessairement au plaisir. Le Philosophe le
définit, en effet : "Un certain mouvement de l'âme et la constitution
simultanée d'un tout sensible dans la nature existante."
Pour comprendre
cette définition, il faut prendre garde à ce fait : si l'on voit dans le monde
de la nature certains êtres réaliser leur perfection naturelle, cela se
rencontre aussi chez les animaux. Et bien que le mouvement vers la perfection
ne soit pas un tout simultané, cependant la réalisation même d'une perfection
naturelle constitue cette sorte de tout. Il y a seulement cette différence
entre les animaux et les autres êtres de la nature que ceux-ci, quand ils sont
établis dans ce qui leur convient selon la nature, ne le sentent pas, tandis
que les animaux le sentent. De cette sensation naît un certain mouvement de
l'âme dans l'appétit sensible ; et ce mouvement, c'est le plaisir. En disant
donc que le plaisir est "un mouvement de l'âme", on lui assigne son
genre. Quand on ajoute qu'il est "une constitution dans la nature
existante", c'est-à-dire dans ce qui existe selon la réalité des choses,
on marque la cause du plaisir : la présence du bien connaturel. La précision :
"formant un tout simultané", montre que cette constitution ne doit
pas se prendre au sens d'une constitution en train de se faire, mais d'une
réalité déjà accomplie et comme au terme de son mouvement ; en effet, le
plaisir n'est pas une génération, comme le pensait Platon, mais plutôt une
chose faite, acquise, au dire d'Aristote. Enfin le mot "sensible"
exclut les perfections des êtres privés de connaissance qui sont incapables de
plaisir. On voit donc ainsi que le plaisir parce qu'il est un mouvement de
l'appétit animal consécutif à une appréhension sensible, est bien une passion
de l'âme.
Solutions :
1. L'opération connaturelle non empêchée est une perfection
seconde, comme le montre Aristote. C'est pourquoi, quand l'être est constitué
dans sa propre opération connaturelle non empêchée, il en résulte le plaisir,
qui réalise un accomplissement, comme nous venons de le dire. On voit alors que
si le plaisir est appelé opération, ce n'est pas pour désigner l'essence de
cette opération, mais sa cause.
2. Dans l'animal on peut considérer un double mouvement : l'un
concerne l'intention de la fin et appartient à l'appétit ; l'autre, regarde
l'exécution et se rapporte à l'opération extérieure. Et donc, bien que le
mouvement exécutif orienté vers la fin s'arrête chez celui qui a déjà obtenu le
bien dans lequel il se complaît, le mouvement de la partie appétitive ne cesse
pas pour autant. Elle désirait auparavant le bien qu'elle n'avait pas ; elle
s'en délecte maintenant qu'elle le possède. Assurément le plaisir est une sorte
de repos de l'appétit, si l'on considère la présence du bien agréable qui le
satisfait ; cependant la modification de l'appétit sous l'action de son objet
demeure, et c'est ce qui fait que le plaisir est aussi un mouvement.
3. S'il est vrai que le nom de passion convienne plus
proprement aux passions qui détruisent et qui tendent au mal, comme les
maladies physiques et, dans l'âme, la tristesse et la crainte, il y a pourtant
certaines passions qui sont corrélatives au bien, nous l'avons dit. C'est dans
ce sens que le plaisir est appelé une passion.
Objections :
1. Il semble bien car, d'après le Philosophe, "le plaisir
est un certain mouvement". Comme tous les mouvements, il est donc dans le
temps.
2. On dit d'une chose qu'elle dure ou qu'elle est
"morose", en fonction du temps. Or il y a des délectations qu'on
appelle moroses. Donc le plaisir ou délectation est dans le temps.
3. Toutes les passions de l'âme appartiennent au même genre.
Or certaines d'entre elles sont dans le temps. Donc aussi la délectation.
Cependant :
Le Philosophe
écrit : "Nul n'assignera quelque durée au plaisir."
Conclusion :
Une chose peut se
trouver dans le temps d'une double manière : par elle-même ou par autre chose,
et comme accidentellement. En effet, le temps est le nombre du successif ;
aussi, sur ce qui implique dans son concept succession ou quelque chose qui se
rattache à la succession, comme le mouvement, le repos, la parole, etc., on dit
que tout cela est dans le temps par soi-même. Nous disons au contraire qu'un
être est dans le temps pour une raison extérieure et non pas par soi-même, quand
la succession n'appartient pas à sa définition, mais qu'il est subordonné à une
réalité successive. Etre homme, par exemple, n'implique essentiellement rien de
successif, car ce n'est pas un mouvement, mais le terme d'un mouvement, ou d'un
changement, qui est la génération de cet homme ; cependant, parce que l'être
humain est soumis à des causes qui le font changer, on dit encore que le fait
d'être homme est dans le temps.
Nous dirons ainsi
que le plaisir, de soi, n'est pas dans le temps ; car il existe dans le bien
possédé, qui est comme le terme du mouvement. Mais si ce bien possédé est
soumis au changement, le plaisir sera dans le temps par accident. En revanche,
si le bien est absolument immuable, le plaisir ne sera dans le temps ni par soi
ni par accident.
Solutions :
1. D'après Aristote, le mouvement se prend en deux acceptions.
En premier lieu, comme "acte de ce qui est imparfait", c'est-à-dire
"de ce qui est en puissance, en tant que tel" ; un tel mouvement est
successif et dans le temps. D'autre part, le mouvement est "acte du
parfait" ; c'est-à-dire "de ce qui est en acte" : par exemple,
comprendre, sentir, vouloir, etc., et aussi éprouver du plaisir. Et un tel
mouvement n'est pas successif ni, par soi, situé dans le temps.
2. On dit que la délectation dure longtemps, ou est
"morose", selon qu'elle est accidentellement dans le temps.
3. Les autres passions n'ont pas, comme le plaisir, le bien
possédé pour objet. Aussi ont-elles davantage raison de mouvement imparfait,
et, par suite, il convient mieux au plaisir qu'à elles de n'être pas dans le
temps.
Objections :
1. Il semble que ce soit absolument identique, car les
passions de l'âme diffèrent selon leurs objets. Or la joie et le plaisir ont le
même objet, qui est le bien possédé. Donc la joie se confond totalement avec le
plaisir.
2. Un même mouvement n'aboutit pas à deux termes. Or c'est le
même mouvement de convoitise qui aboutit à la joie et au plaisir. Joie et
plaisir sont donc absolument identiques.
3. Si la joie est différente du plaisir, il semble que, pour
la même raison, l'allégresse, l'exultation et l'enjouement signifient également
autre chose que le plaisir. Nous aurions alors autant de passions diverses : ce
qui semble faux. Donc la joie ne diffère pas du plaisir.
Cependant :
À propos des
bêtes, nous ne parlons pas de joie. Mais nous leur attribuons du plaisir. Joie
et plaisir ne sont donc pas la même chose.
Conclusion :
La joie, dit Avicenne,
est une certaine espèce de plaisir. Nous avons distingué les convoitises
naturelles de celles qui ne le sont pas ; de même y a-t-il des plaisirs
naturels et d'autres
qui ne le sont
pas, et qui accompagnent la raison. Ou bien, comme disent saint Jean Damascène
et saint Grégoire de Nysse, "il y a des plaisirs corporels et des plaisirs
de l'âme", ce qui revient au même. En effet, nous éprouvons du plaisir
dans les choses que nous désirons naturellement, quand nous les avons obtenues
; comme aussi dans celles que nous désirons selon la raison. Mais le mot de
joie ne s'emploie que pour les plaisirs consécutifs à la raison ; aussi
n'attribuons-nous pas aux bêtes la joie, mais seulement le plaisir. Tout ce que
nous désirons d'un désir naturel, nous pouvons le convoiter et nous en réjouir
rationnellement aussi ; tandis que l'inverse n'est pas vrai. De sorte que tout
objet de plaisir peut être objet de joie pour les êtres doués de raison.
Pourtant on ne se réjouit pas de tout ; parfois on éprouve dans son corps
certains plaisirs dont on ne se réjouit pas selon la raison. On voit par là que
le plaisir a plus d'ampleur que la joie.
Solutions :
1. Puisque l'objet de l'appétit d'un être doté de sensation
est le bien appréhendé, la diversité de l'appréhension entraîne en quelque
sorte la diversité de l'objet. C'est pourquoi les plaisirs de l'âme ou plaisirs
rationnels, que l'on appelle aussi joies, se distinguent des plaisirs corporels
appelés seulement plaisirs, comme nous l'avons dit précédemment au sujet des
convoitises.
2. Une différence analogue se vérifie dans les convoitises ;
de sorte que le plaisir répond à la convoitise sensible, et la joie à la
convoitise spirituelle, celle où intervient la raison. A la différence des
mouvements répond alors celle des repos.
3. Les autres noms qui se rattachent au plaisir proviennent de
ses effets : "allégresse" (laetitia)
vient de la dilatation ou élargissement (latitia)
du coeur ; "exultation" se dit des signes extérieurs du plaisir
intérieur, lequel devient visible en tant que la joie intérieure se traduit par
des bondissements (saltus) du corps ; "enjouement" se dit de certains
signes ou effets particuliers de l'allégresse. Et pourtant on constate que tous
ces noms s'appliquent à la joie, car nous les employons seulement à propos des
natures douées de raison.
Objections :
1. Il semble que non, car Aristote écrit : "Le plaisir
est un certain mouvement sensible." Or le mouvement sensible n'est pas
dans l'appétit intellectuel.
2. Le plaisir est une passion, et toute passion se trouve dans
l'appétit sensible.
3. Le plaisir est commun aux hommes et aux bêtes. Il est donc
nécessairement dans la partie qui nous est commune avec elles.
Cependant :
Il est dit dans le
Psaume (37, 4) : "Prends ton plaisir dans le Seigneur." Or l'appétit
sensible ne peut s'étendre jusqu'à Dieu, mais seulement l'appétit intellectuel.
Le plaisir peut donc se trouver dans celui-ci.
Conclusion :
Nous l'avons dit à
l’article précédent : certain plaisir, ou délectation, est consécutif à
l'appréhension de la raison. Or celle-ci n'ébranle pas seulement l'appétit
sensible, par application à un objet particulier, mais aussi l'appétit
intellectuel, que l'on appelle volonté. Ainsi y a-t-il dans l'appétit
intellectuel, ou volonté, une délectation qu'on appelle joie, mais non une
délectation physique.
Il y a toutefois
cette différence entre le plaisir des deux appétits que le plaisir de l'appétit
sensible s'accompagne d'une modification corporelle, tandis que celui de
l'appétit intellectuel n'est qu'un simple mouvement de volonté. C'est en ce
sens que saint Augustin écrit : "La cupidité et l'allégresse ne sont rien
d'autre que la volonté lorsqu'elle consent à ce que nous voulons."
Solutions :
1. Dans cette définition du Philosophe, le mot
"sensible" désigne l'appréhension en général. Car le même Philosophe
dit ailleurs : "Il y a plaisir selon chacun des sens, et aussi selon
l'intelligence et la spéculation." - On peut dire aussi qu'il définit en
cet endroit le plaisir de l'appétit sensible.
2. Le plaisir a proprement raison de passion pour autant qu'il
comporte une modification corporelle. Ce n'est pas ainsi qu'il se trouve dans
l'appétit intellectuel, mais comme un simple mouvement ; et c'est ainsi qu'il
existe même chez Dieu et chez les anges. Aussi Aristote écrit-il : "Dieu
se réjouit dans une opération simple et unique." Et Denys : "Les
anges ne sont pas capables de nos plaisirs sensibles, mais ils se réjouissent
avec Dieu dans une allégresse incorruptible."
3. En nous, il n'y a pas seulement ce plaisir qui nous est
commun avec les bêtes, mais aussi celui qui nous est commun avec les anges.
Aussi Denys peut-il écrire que "les hommes saints participent souvent aux
joies angéliques".
C'est ainsi qu'il
y a chez nous du plaisir non seulement dans l'appétit sensible, commun avec les
bêtes, mais aussi dans l'appétit intellectuel, commun avec les anges.
Objections :
1. Il semble que les délectations ou plaisirs physiques et
sensibles l'emportent sur les plaisirs spirituels et intellectuels. Car
"tous les hommes recherchent un plaisir", dit le Philosophe. Or la
plupart recherchent de préférence les plaisirs sensibles ; c'est donc que
ceux-ci l'emportent sur les spirituels.
2. On reconnaît la grandeur d'une cause à ses effets. Or les
plaisirs corporels produisent de plus grands effets : "Ils bouleversent le
corps, et parfois jusqu'à la folie", dit Aristote.
3. On est obligé de modérer et de refréner les plaisirs
sensibles à cause de leur véhémence. Mais ce n'est pas nécessaire pour les
délectations spirituelles. Donc les corporelles sont plus intenses.
Cependant :
On dit à Dieu dans
le Psaume (119, 103) : "Que tes paroles sont douces à mon palais, plus que
le miel à ma bouche !" Et Aristote nous dit : "Le plaisir le plus
grand est celui qui accompagne l'oeuvre de la sagesse."
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit : le plaisir a pour cause l'union avec le bien qui convient, quand elle est
sentie ou connue. Or, dans les opérations de l'âme, et surtout de l'âme
sensitive et intellectuelle, il faut considérer que, ne passant pas dans une
matière extérieure, ces opérations sont les actes ou perfections de celui qui
agit, comme comprendre, sentir, vouloir, etc. Les actions passant dans une
manière extérieure sont plutôt les actes et perfections de la matière
transformée, car le mouvement est l'acte du mobile imprimé par le moteur. Ainsi
donc, ces actions de l'âme sensitive et intellectuelle sont elles-mêmes un
certain bien pour celui qui agit, et en outre elles sont connues par les sens
ou par l'intelligence. Aussi le plaisir naît-il aussi d'elles-mêmes, et pas
seulement de leurs objets.
Donc, si l'on
compare les plaisirs intellectuels aux plaisirs sensibles, en tant que nous
nous délectons dans les opérations elles-mêmes, - par exemple, dans la
connaissance des sens ou de l'intelligence, - il n'est pas douteux que les
joies intellectuelles l'emportent de beaucoup sur les plaisirs sensibles.
L'homme, en effet, se réjouit bien plus de connaître avec son intelligence
qu'avec ses sens. C'est parce que la connaissance intellectuelle est plus
parfaite ; de plus elle est mieux connue parce que l'intelligence réfléchit
davantage sur son acte que ne font les sens. Cette connaissance intellectuelle
est aussi plus aimée : il n'est personne qui ne préférerait, dit saint Augustin,
être privé de la vision physique que de la vision intellectuelle, dont les
bêtes et les insensés sont privés.
Mais si l'on
compare les plaisirs intellectuels de l'esprit aux plaisirs sensibles du corps,
alors à parler d'une façon absolue et selon la nature des choses, les plaisirs
spirituels l'emportent. On le voit par la considération des trois facteurs
requis pour le plaisir : le bien présent, ce à quoi il est uni, et l'union
elle-même. En effet, le bien spirituel est plus grand que le bien corporel ; il
est aussi plus aimé. La preuve en est que les hommes s'abstiennent même des
plus grandes voluptés charnelles pour ne pas perdre l'honneur, qui est un bien
d'ordre intellectuel. - De même, la partie intellectuelle elle-même est
beaucoup plus noble, et plus apte à connaître que la partie sensible. - Quant à
l'union du bien et de la puissance, elle est plus intime, plus parfaite et plus
ferme. Plus intime, parce que le sens s'arrête aux accidents extérieurs de
l'être, tandis que l'intelligence pénètre jusqu'à l'essence, car son objet est
ce que la chose est. Plus parfaite parce que l'union du sensible et du sens est
accompagnée d'un mouvement, acte imparfait. C'est pourquoi les plaisirs
sensibles ne se réalisent pas pleinement tous ensemble ; il y a en eux quelque
chose qui passe, et quelque chose dont on attend la consommation, comme c'est
évident pour les plaisirs de la table et du sexe. Les réalités intellectuelles,
au contraire, excluent le mouvement, de sorte que les plaisirs de ce genre se
réalisent pleinement tous ensemble. Enfin l'union spirituelle est plus ferme,
car les sources du plaisir corporel sont corruptibles et disparaissent
rapidement ; les biens spirituels, au contraire, sont incorruptibles.
Cependant, à
considérer les plaisirs corporels par rapport à nous, il faut reconnaître
qu'ils sont plus véhéments et cela pour trois raisons : 1. Parce que les
valeurs sensibles sont plus connues de nous que les valeurs de l'esprit. - 2.
Parce que les plaisirs sensibles, étant des passions de l'appétit sensitif, comportent
une certaine modification corporelle qui ne se produit pas dans le plaisir
spirituel, sinon par une sorte de rejaillissement des tendances supérieures sur
les inférieures. - 3. Parce que les plaisirs corporels sont recherchés comme
une sorte de remède aux défaillances et aux accablements du corps qui
entraînent certaines tristesses. Aussi les plaisirs physiques, survenant après
ces tristesses, sont-ils ressentis davantage et par suite plus appréciés, que
les joies spirituelles, qui n'ont pas de tristesses contraires, comme nous le
verrons plus loin.
Solutions :
1. La plupart des hommes recherchent les plaisirs du corps
parce que les biens sensibles sont mieux connus et de plus de gens. Et aussi
parce que les hommes ont besoin des plaisirs comme remèdes à quantités de
souffrances et de tristesses ; la plupart, ne pouvant atteindre aux
délectations de l'esprit, qui sont le propre des hommes vertueux, il en résulte
qu'ils s'abaissent aux plaisirs corporels.
2. Si la modification corporelle provient davantage des
plaisirs sensibles, c'est parce que ce sont des passions de l'appétit sensitif
3. Les plaisirs corporels relèvent de la partie sensible de
l'âme, qui est réglée par la raison ; c'est pourquoi ils ont besoin d'être
tempérés et refrénés par elle. Mais les délectations spirituelles sont du
domaine de l'esprit, qui est lui-même la règle ; aussi bien sont-elles par
elles-mêmes sobres mesurées.
Objections :
1. Il semble que les plaisirs du toucher ne sont pas plus
grands que ceux des autres sens. Car le plaisir le plus grand est, semble-t-il,
celui dont la disparition fait cesser toute joie. Or tel est le plaisir qui
vient de la vue. Il est écrit, en effet, au livre de Tobie (5, 10 Vg) :
"Quelle joie pourrai-je avoir, moi qui suis assis dans les ténèbres et ne
vois pas la lumière du ciel ?" Donc le plaisir donné par la vue est le
plus grand de tous les plaisirs sensibles.
2. "Chacun trouve agréable ce qu'il aime", dit
Aristote. Or le sens de la vue est le plus aimé de tous. Le plaisir de voir est
donc le plus grand.
3. Le principe des jouissances qu'on trouve dans l'amitié est
surtout de se voir. Or une telle amitié a pour but le plaisir. C'est donc par
la vue que viennent les plus grands plaisirs.
Cependant :
Le Philosophe
écrit que les plus grands plaisirs sont ceux du toucher.
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, les choses nous sont agréables dans la mesure où elles sont aimées. Or les
sens, comme il est dit au début de la Métaphysique, nous sont chers pour deux
raisons : la connaissance et l'utilité. Aussi y aura-t-il un double plaisir
selon les sens. Mais, parce qu'il est propre à l'homme d'appréhender la
connaissance elle-même comme un certain bien, les premiers plaisirs des sens,
ceux qui viennent de la connaissance, sont propres à l'homme ; les autres, ceux
qui sont relatifs à l'amour que nous avons pour nos sens à cause de leur
utilité, sont communs à tous les animaux.
Donc, si nous
parlons du plaisir sensible au point de vue de la connaissance, il est
manifeste que la vue est source d'un plus grand plaisir que tout autre sens.
Mais si nous parlons du plaisir qui relève de l'utilité, alors le plus grand
plaisir vient du touchera En effet, l'utilité des réalités sensibles se mesure
par rapport à la conservation de la vie naturelle. Or les objets sensibles au
toucher sont ceux qui rendent le plus de services utiles, car le toucher
perçoit ce qui fait la consistance même de l'animal : le chaud et le froid,
l'humide et le sec, etc. C'est pourquoi, dans cette ligne, les plaisirs qui
viennent du toucher l'emportent sur les autres, comme étant plus proches de la
fin. C'est pour cela aussi que les autres animaux, qui n'ont de plaisir
sensible qu'en raison de l'utilité, n'éprouvent de plaisir selon les autres
sens que par rapport aux objets du toucher : "Les chiens n'ont pas de
plaisir à flairer les lièvres mais à les manger ; ni le lion à entendre mugir
le bœuf, mais à le dévorer", est-il dit dans l'Éthique.
Puisque le plaisir
du toucher est donc le plus grand au point de vue de l'utilité, et celui de la
vue le plus grand au point de vue de la connaissance, si nous voulons les
comparer nous trouvons que le plaisir du toucher l'emporte absolument sur celui
de la vue, du fait que celui-ci se tient dans les limites du plaisir sensible.
Car il est évident que ce qui est naturel en toute chose est le plus fort. Et
c'est à ces plaisirs du toucher que sont ordonnés les désirs naturels de la
nourriture, de la sexualité, etc. - Mais si nous considérons les plaisirs de la
vue en tant que la vue est au service de l'intelligence, alors ils l'emportent
pour cette raison que les joies intelligibles l'emportent sur les plaisirs
sensibles.
Solutions :
1. La joie, nous l'avons vu, désigne le plaisir de l'âme ; et
celui-ci dépend surtout de la vue. Le plaisir naturel, lui, relève
principalement du toucher.
2. Si la vue est tant aimée, c'est "à cause de la
connaissance, parce qu'elle nous montre les nombreuses différences des choses",
comme il est dit au même endroit.
3. Ce n'est pas au même titre que le plaisir et la vue sont
causes de l'amour charnel. Car le plaisir, et surtout celui qui vient du
toucher, est cause de l'amitié de jouissance par manière de fin ; la vue, au
contraire, est cause de cet amour par manière de principe de mouvement, en tant
que la vue de l'objet aimable imprime l'image qui provoque à l'aimer et à
convoiter le plaisir d'en jouir.
Objections :
1. On ne voit pas comment un plaisir pourrait n'être pas
naturel. Car le plaisir, parmi les affections de l'âme, répond au repos dans le
monde des corps. Or la tendance d'un corps physique ne trouve son repos que dans
son lieu naturel. Donc, le repos de l'appétit animal, qui est le plaisir, ne
peut se trouver que dans quelque lieu qui lui est connaturel. Donc il n'y a
aucun plaisir qui ne soit pas naturel.
2. Ce qui est contraire à la nature est violent. Or "tout
ce qui est violent attriste", selon Aristote. Rien de ce qui est contraire
à la nature ne peut donc être cause de plaisir.
3. Le fait d'être constitué en sa propre nature, quand on le
perçoit, cause le plaisir, selon la définition d'Aristote déjà citée. Or, être
constitué en sa nature est pour tout être chose naturelle, car le mouvement
naturel est celui qui a un terme naturel. Donc tout plaisir est naturel.
Cependant :
Le Philosophe
écrit que certains plaisirs sont "morbides et contraires à la
nature".
Conclusion :
On appelle naturel
ce qui est selon la nature, d'après Aristote. Or la nature, dans l'homme, peut
se prendre de deux manières.
D'abord selon que
l'intelligence et la raison sont par excellence la nature de l'homme, car c'est
par elles que l'homme est constitué dans son espèce. A ce point de vue, on peut
appeler naturels les plaisirs humains qui se trouvent en ce qui convient à
l'homme selon la raison ; ainsi est-il naturel à l'homme de se délecter dans la
contemplation de la vérité et dans l'exercice des vertus. - En outre, on parle
de nature selon que la nature se distingue contradictoirement de la raison ;
elle désigne alors ce qui est commun à l'homme et aux autres êtres, et surtout
ce qui n'obéit pas à la raison. De ce point de vue, ce qui appartient à la
conservation du corps, ou quant à l'individu, comme la nourriture, la boisson,
le sommeil, etc. ; ou quant à l'espèce, comme les actes sexuels, tout cela est
cause de plaisir naturel pour l'homme.
Or, dans l'un et
l'autre genre de plaisirs, il en est qui, à parler absolument, ne sont pas
naturels, alors qu'ils sont connaturels à certains égards. Il arrive en effet
qu'en tel individu un principe naturel de l'espèce se trouve dénaturé ; et
alors, ce qui est contre la nature de l'espèce devient accidentellement naturel
pour cet individu, comme il est naturel, par exemple à cette eau échauffée de
communiquer sa chaleur. Ainsi donc il peut arriver que ce qui est contre la
nature de l'homme, au point de vue de la raison, ou au point de vue de la conservation
du corps, devienne connaturel pour tel homme particulier, en raison de quelque
corruption de la nature qui est la sienne. Cette corruption peut venir du
corps, soit par maladie - la fièvre fait trouver doux ce qui est amer, et
inversement soit à cause d'une mauvaise complexion du corps : c'est ainsi que
certains trouvent du plaisir à manger de la terre, du charbon, etc. ; elle peut
venir aussi de l'âme, comme pour ceux qui, par coutume, trouvent du plaisir à
manger leurs semblables, à avoir des rapports avec les bêtes ou des rapports
homosexuels, et autres choses semblables, qui ne sont pas selon la nature
humaine.
Ainsi se trouvent
résolues les objections.
Objections :
1. Il semble que le plaisir ne soit pas contraire au plaisir,
car les passions de l'âme reçoivent leur espèce et leur contrariété de leurs
objets. Or l'objet du plaisir est le bien. Donc, puisque le bien n'est pas
contraire au bien, mais que, dit Aristote, "le bien est contraire au mal
et le mal, au mal", il semble que le plaisir n'est pas contraire au
plaisir.
2. Pour chaque chose il n'y a qu'un contraire, démontre
Aristote. Or le plaisir est contraire à la tristesse. Donc il n'est pas
contraire au plaisir.
3. Si le plaisir est contraire au plaisir, ce ne peut être
qu'en raison de la contrariété des objets. Or cette différence est matérielle,
tandis que la contrariété est une différence formelle, comme il est dit dans la
Métaphysique.
Cependant :
"Les choses
qui s'empêchent naturellement, quand elles appartiennent au même genre sont
contraires", d'après le Philosophe. Or certains plaisirs s'empêchent ainsi
l'un l'autre, comme il le dit. Il y a donc des plaisirs qui sont contraires
entre eux.
Conclusion :
Le plaisir, pour
les affections de l'âme, correspond, nous l'avons dit, au repos pour les corps
naturels. Or deux repos sont dits contraires quand ils ont pour objet des
termes contraires, comme "le repos qui est en haut par rapport à celui qui
est en bas", selon l'exemple du Philosophe. Aussi arrive-t-il, dans les
affections de l'âme, que deux plaisirs soient contraires.
Solutions :
1. Cette parole du Philosophe doit d'entendre du bien et du
mal dans les vertus et dans les vices, car on trouve bien deux vices contraires
entre eux, mais pas de vertu contraire à une vertu. Dans les autres domaines,
rien n'empêche que deux biens soient contraires entre eux, comme le chaud et le
froid, dont l'un est bon par rapport au feu, l'autre par rapport à l'eau.
C'est de cette
manière que le plaisir peut être contraire au plaisir. Mais cela ne peut se
produire entre les biens de la vertu, parce que le bien de la vertu n'existe
que par conformité à un seul principe, qui est la raison.
2. Le plaisir est, pour les affections de l'âme, ce qu'est le
repos pour les corps ; il a pour objet ce qui convient et est, en quelque
sorte, connaturel. La tristesse, au contraire, est comme un repos forcé ou
violent, car ce qui attriste contredit l'appétit naturel. Or, au repos naturel,
s'opposent et le repos forcé du même corps, et le repos naturel d'un autre
corps, dit Aristote. C'est ainsi qu'au plaisir s'opposent et le plaisir et la
tristesse.
3. Les objets de nos plaisirs sont non seulement principe de
différence matérielle, mais aussi de différence formelle si le motif de plaisir
est différent. Nous avons vu en effet que la diversité dans l'évaluation de
l'objet cause une diversité spécifique dans les actes ou les passions.
1. L'action
est-elle la cause propre du plaisir ? - 2. Le mouvement est-il cause de plaisir
? - 3. L'espoir et le souvenir... ? - 4. La tristesse... ? - 5. Les actions des
autres sont-elles pour nous cause de plaisir ? - 6. Faire du bien à autrui est-il
une cause de plaisir ? - 7. La ressemblance est-elle cause de plaisir ? - 8. Et
l'étonnement... ?
Objections :
1. Il ne semble pas que l'action soit la cause propre et
première du plaisir ou délectation. Car, selon Aristote, "le plaisir
consiste en ce que le sens subit quelque chose". Nous avons vu en effet
qu'il n'y a pas de plaisir sans connaissance. Or les objets des actions sont
connus avant les actions elles-mêmes. L'action n'est donc pas la cause propre
du plaisir.
2. Le plaisir consiste par excellence dans la possession de la
fin ; c'est cela, en effet, que l'on désire par-dessus tout. Or l'action n'est
pas toujours la fin ; celle-ci est parfois l’oeuvre effectuée elle-même.
L'action n'est donc pas par elle-même la cause propre du plaisir.
3. Le loisir et le repos impliquent la cessation de l'action.
Or ce sont choses délectables, dit Aristote. L'action n'est donc pas la cause
du plaisir ou délectation.
Cependant :
Le Philosophe dit
que "le plaisir est l'action connaturelle non empêchée".
Conclusion :
Nous avons vu plus
haut que deux choses sont requises pour le plaisir : l'obtention du bien qui
convient, et la connaissance de cette obtention. Or ces deux choses consistent
en une certaine action, car la connaissance en acte est une action ; de même,
c'est par une action que nous atteignons le bien qui nous convient. De plus,
l'action appropriée est elle-même un certain bien qui convient. Il faut donc
que tout plaisir provienne d'une action.
Solutions :
1. Les objets eux-mêmes des actions ne sont délectables que
dans la mesure où ils nous sont unis, soit par la seule connaissance, comme
lorsque nous prenons plaisir à considérer ou à observer certaines choses ; soit
de toute autre manière, conjointement avec la connaissance, comme lorsqu'on se
complaît dans la pensée que l'on possède tel ou tel bien, par exemple les
richesses, l'honneur, etc. Ces biens ne sont cause de plaisir que dans la
mesure où ils sont connus comme étant en notre possession. En effet, selon le
Philosophe : "Il y a grand plaisir à penser qu'une chose nous est propre ;
ce plaisir procède de l'amour naturel que chacun a pour soi-même." D'autre
part, posséder ces sortes de choses n'est rien d'autre que d'en user ou de
pouvoir en user. Ce qui se fait par une action. Il est donc manifeste que tout
plaisir se ramène à une action comme à sa cause.
2. Même en ces choses où ce ne sont pas les actions qui sont
les fins, mais les oeuvres effectuées, ces oeuvres sont délectables en tant que
possédées ou effectuées ; ce qui se rapporte à quelque usage ou action.
3. Les actions sont délectables dans la mesure où elles sont
proportionnées et connaturelles à celui qui agit. Or, puisque les forces
humaines sont limitées, l'action leur est proportionnée dans une certaine
mesure. Par suite, si l'action excède cette mesure, elle ne leur sera plus
proportionnée, ni par suite délectable, mais plutôt pénible et fastidieuse.
C'est pour cela que le loisir et le jeu, et tout ce qui a trait au repos, est
délectable en tant que cela enlève la tristesse qui naît du labeur.
Objections :
1. Il ne semble pas, car ce qui est cause de plaisir, c'est le
bien réellement possédé comme on l'a vu. Aussi le Philosophe dit-il que le
plaisir ne se compare pas à un engendrement, mais à l'action d'un être déjà
existant. Or, ce qui se meut vers autre chose ne le possède pas encore, mais se
trouve, pour ainsi dire, en voie d'engendrement par rapport à lui, selon que
tout mouvement entraîne génération et corruption, comme on le voit dans la
Physique. Le mouvement n'est donc pas cause de plaisir.
2. Le mouvement introduit surtout peine et lassitude dans
l'activité. Or, dès que celle-ci devient laborieuse et fatigante, elle n'est
plus délectable mais plutôt éprouvante. Le mouvement n'est donc pas cause de
plaisir.
3. Le mouvement comporte une sorte de nouveauté, qui s'oppose
à l'habitude. Or "ce qui est habituel nous est délectable", dit
Aristote. Le mouvement n'est donc pas cause de plaisir.
Cependant :
Saint Augustin
écrit dans ses Confessions : "Qu'est-ce que cela signifie, Seigneur, mon
Dieu ? C'est toi, oui toi, qui es ta joie éternelle, et certains êtres qui sont
autour de toi se réjouissent sans cesse à cause de toi. Pourquoi cette
partie-ci de tes créatures trouve-telle sa joie dans une alternance de chutes
et de progrès, de discordances et d'harmonies ?" Ce qui donne à entendre
que les hommes trouvent de la joie et du plaisir à certaines alternances. Ainsi
le mouvement semble-t-il être cause de plaisir.
Conclusion :
Trois choses sont
requises au plaisir ou délectation : le bien qui délecte, l'union délectable,
et une troisième qui est la connaissance de cette union. Le mouvement,
considéré en chacun de ces trois éléments, devient délectable comme dit le
Philosophe dans l'Éthique et dans la Rhétorique. Car en nous, qui goûtons le
plaisir, le changement devient délectable parce que notre nature est
changeante. C'est pourquoi ce qui nous convient maintenant ne nous conviendra
plus ensuite ; ainsi se chauffer près du feu convient à l'homme en hiver, mais
non plus en été. - Si l'on considère le bien délectable qui nous est conjoint, le
changement nous plaît également. Car l'action prolongée d'une cause accroît
l'effet ; ainsi, plus on reste longtemps près du feu, plus on se réchauffe et
plus on se sèche. Or l'harmonie naturelle consiste en une certaine mesure.
C'est pourquoi, lorsque la présence prolongée de l'objet délectable dépasse la
mesure de cette harmonie, on a plaisir à la voir cesser. - Enfin, du côté de la
connaissance elle-même, le mouvement est délectable parce que l'homme désire
connaître en totalité et en perfection. Donc, puisque certaines choses ne
peuvent être appréhendées toutes ensemble, leur mobilité est ressentie comme
agréable, car une partie succédant à l'autre, le tout peut être connu ainsi.
C'est ce que note saint Augustin dans ses Confessions : "Vous ne voulez certainement
pas que s'arrête la syllabe, mais qu'elle s'envole, et que d'autres la
remplacent, pour que vous entendiez le tout. Il en est toujours ainsi pour ces
choses qui n'en forment qu'une, et qui n'existent pas toutes en même temps :
l'ensemble plaît plus que les parties, quand il est possible de
l'embrasser."
Donc, s'il y a un
être dont la nature ne soit pas soumise au changement, et dont l'harmonie
naturelle ne puisse éprouver d'excès par la présence prolongée de ce qui lui
plaît ; qui, de plus, soit capable de saisir d'un seul regard tout l'objet de
sa joie, pour cet être le changement ne sera pas délectable. Quant aux autres
plaisirs, plus ils se rapprochent de celui que nous venons de dire, et plus ils
pourront se prolonger.
Solutions :
1. Ce qui se meut, bien qu'il ne possède pas encore
parfaitement le but de son mouvement, commence cependant d'en posséder déjà
quelque chose ; à ce point de vue, le mouvement lui-même participe du plaisir.
Il n'atteint cependant pas à la perfection du plaisir ; car les plaisirs les
plus parfaits ont pour objet les réalités immuables. Le mouvement est agréable
aussi, en tant qu'il réalise une harmonie qui n'existait pas auparavant ou qui
avait cessé d'exister, nous venons de le dire.
2. Le mouvement produit peine et lassitude lorsqu'il excède le
régime normal de la nature. Alors il n'est plus agréable ; il ne l'est que dans
la mesure où il éloigne ce qui est contraire à l'harmonie naturelle.
3. Ce que nous faisons par habitude devient délectable en tant
qu'il devient naturel, car l'habitude est comme une seconde nature. Or le
mouvement est délectable, non pas en tant qu'il s'éloigne de l'habitude, mais
plutôt parce qu'il empêche la destruction de l'harmonie naturelle, qui pourrait
provenir de la persistance d'une même opération. C'est donc pour la même raison
de connaturalité que l'habitude et le mouvement deviennent l'un et l'autre
délectables.
Objections :
Il ne semble pas,
car le plaisir naît du bien présent selon saint Jean Damascène. Or le souvenir
et l'espoir portent sur ce qui est absent : le passé, pour le souvenir ;
l'avenir, pour l'espoir. Ils ne causent donc pas de plaisir.
2. Une même chose ne peut avoir des effets contraires. Or
l'espoir est cause d'affliction, d'après les Proverbes (13, 12) :
"L'espoir différé afflige l'âme."
3. Si l'espoir se rencontre avec le plaisir en ce qu'ils
portent tous deux sur le bien, il en va de même pour la convoitise et pour
l'amour. Donc on ne doit pas désigner l'espoir comme cause de délectation, de
préférence à la convoitise et à l'amour.
Cependant :
Il est écrit dans
l'épître aux Romains (12, 12) : "Ayez la joie de l'espérance", et
dans le Psaume (77, 4 Vg) : "je me suis souvenu de Dieu et je me suis
réjoui."
Conclusion :
Le plaisir vient
de la présence du bien qui convient, selon qu'elle est perçue par le sens ou
autrement. Or une chose nous est présente de deux façons : d'une façon, par la
connaissance, en tant que la chose connue est dans le connaissant selon sa
ressemblance ; d'une autre façon, par son être même, en tant qu'elle nous est
unie dans la réalité, en acte ou en puissance, de quelque manière que ce soit.
Et parce que l'union selon la réalité l'emporte sur l'union par ressemblance,
qui est une union de connaissance, et aussi parce que l'union réelle en acte
l'emporte sur l'union en puissance, il en résulte que le plaisir le plus grand
est celui qui vient des sens parce qu'il requiert la présence de la chose
sensible. Au second rang vient le plaisir de l'espoir, dans lequel l'union
agréable ne se fait pas seulement selon la connaissance, mais aussi selon la
faculté ou le pouvoir d'atteindre le bien délectable. La délectation du
souvenir tient la troisième place, car elle ne comporte que l'union de
connaissance.
Solutions :
1. Il est vrai que l'espoir et le souvenir portent sur ce qui
est absent purement et simplement ; mais cela est présent sous un certain
rapport, soit par la connaissance seule, soit selon la connaissance et le
pouvoir, au moins dans l'estimation du sujet.
2. Rien n'empêche qu'une même chose, sous des aspects
différents, soit cause d'effets contraires. Ainsi l'espoir est cause de plaisir
dans la mesure où l'on est actuellement persuadé de pouvoir atteindre un bien
futur ; en tant que l'espoir est privé de la présence de ce bien, il cause
l'affliction.
3. L'amour et la convoitise causent du plaisir. Car tout ce
qui est aimé est délectable pour celui qui aime, du fait que l'amour est une
sorte d'union ou de connaturalité de l'aimant et de l'aimé. De même, tout objet
de convoitise est agréable à celui qui convoite, la convoitise étant surtout
l'appétit du plaisir. Cependant l'espoir, parce qu'il comporte une certaine
assurance de la présence réelle du bien agréable qu'on ne trouve ni dans
l'amour ni dans la convoitise, est dit cause de plaisir plus que celle-ci. Et
même, plus que le souvenir, tourné vers ce qui a déjà passé.
Objections :
1. Il semble que non, car un contraire n'est pas cause de son
contraire, et la tristesse est le contraire du plaisir.
2. Les contraires ont des effets contraires. Or le souvenir
des choses délectables cause du plaisir ; celui des choses tristes sera donc
cause de douleur et non de délectation.
3. La tristesse est, avec le plaisir, dans le même rapport que
la haine avec l'amour. Or la haine ne cause pas l'amour : c'est plutôt
l'inverse, on l'a déjà dit. La tristesse n'est donc pas cause de plaisir.
Cependant :
Il est écrit dans
le Psaume (42, 4) : "Mes larmes ont été ma nourriture jour et nuit."
Or, par nourriture il faut entendre le réconfort de la délectation. C'est donc
que les larmes qui naissent de la tristesse peuvent être cause de délectation.
Conclusion :
La tristesse peut
être envisagée à deux points de vue : selon qu'elle existe en acte, et selon
qu'elle est objet de souvenir.
A ces deux titres,
la tristesse peut être cause de plaisir. En effet, la tristesse existant en
acte est cause de plaisir en tant qu'elle fait se souvenir de la chose aimée,
dont l'absence attriste, mais dont la seule évocation réjouit. - Quant au
souvenir de la tristesse, il est aussi source de plaisir, à cause de la
délivrance qui a suivi. Car manquer d'un mal est considéré comme un bien ;
aussi, savoir qu'on a échappé à des choses tristes et douloureuses ajoute-t-il
à nos motifs de joie. C'est ainsi que saint Augustin écrit : "Souvent,
dans la joie, nous nous souvenons de choses tristes, et, dans la santé, de
choses douloureuses, mais sans en souffrir, et nous en sommes plus heureux et
plus reconnaissants." Et ailleurs : "Plus le péril dans le combat fut
grand, et plus la joie sera grande dans le triomphe."
Solutions :
1. Il arrive qu'un contraire soit par accident cause de son
contraire : "Ainsi le froid produit parfois de la chaleur", dit
Aristote. Et de même la tristesse est cause de plaisir par accident, en tant
qu'elle donne lieu à la perception d'une chose agréable.
2. Les choses tristes qu'on se remémore ne causent pas de
plaisir en tant que tristes contraires aux choses agréables, mais en tant qu'on
en est délivré. Pareillement le souvenir de choses agréables peut causer de la
tristesse, en tant qu'on les a perdues.
3. La haine aussi peut provoquer l'amour par accident ; il y a
des gens qui s'aiment parce qu'ils se rencontrent dans la haine d'un seul et
même être.
Objections :
1. Il nous semble que non, car la cause du plaisir est
l'union avec notre propre bien. Or les actions d'autrui ne nous sont pas unies.
2. L'action est le bien propre de celui qui agit. Donc, si les
actions des autres sont pour nous cause de plaisir, tout autre bien, pour la
même raison, nous causera du plaisir. Ce qui est manifestement faux.
3. L'action est agréable en tant qu'elle procède d'un habitus
inné. Aristote écrit en effet : "Le signe qu'un habitus est engendré,
c'est le plaisir qui accompagne l'action." Or l'activité des autres ne
procède pas de nos habitus personnels, mais parfois d'habitus qui sont en eux.
C'est donc à eux et non à nous que cette activité est agréable.
Cependant :
Saint Jean écrit
(2 Jn 4) : "J'ai eu bien de la joie à rencontrer de tes enfants qui vivent
dans la vérité."
Conclusion :
Comme nous l'avons
déjà dit, deux choses sont requises pour le plaisir : atteindre son propre
bien, et savoir qu'on l'a atteint. C'est donc de trois manières que l'action
d'un autre peut nous être une cause de plaisir.
1° En tant qu'elle
nous procure quelque bien. A ce point de vue, l'activité de ceux qui nous font
du bien nous est agréable, car il est agréable de subir pour son bien l'action
d'autrui.
2° Selon que l'action
des autres nous apporte quelque connaissance ou estimation de notre propre
valeur. C'est pour cela que les hommes ont du plaisir à être loués ou honorés
par les autres, car ils estiment par là qu'il y a en eux-mêmes quelque bien.
Et, parce que cette estime est fortifiée par le témoignage de gens vertueux et
sages, c'est dans les louanges et les honneurs décernés par de tels hommes que
l'on trouve le plus de délectation. Les flatteries elles-mêmes sont agréables à
certains parce que la flatterie ressemble à la louange. Et puisque l'amour a
pour objet le bien, et l'admiration la grandeur, être aimé et admiré des autres
est agréable, parce que l'homme se persuade ainsi de sa propre bonté ou
grandeur, en lesquelles il se délecte.
3° Les actions
d'autrui nous font plaisir quand elles sont bonnes, en tant que ces actions
elles-mêmes, nous les considérons comme notre propre bien par la force de
l'amour qui fait estimer un ami comme un autre soi-même. Et la haine, qui nous
fait estimer le bien d'un autre comme contraire à nous-mêmes, nous rend
agréable l'action mauvaise d'un ennemi. Ce qui fait dire à saint Paul (1 Co 13,
6) que la charité "ne prend pas plaisir à l'injustice, mais se réjouit de
la vérité".
Solutions :
1. Les actions d'autrui peuvent être unies à moi ou par leurs
effets, comme dans le premier cas ; ou par la connaissance, comme dans le
deuxième ; ou par l'affection, comme dans le dernier.
2. Cet argument ne vaut que pour la troisième manière, selon
laquelle les actions des autres nous sont cause de joie.
3. Les actions des autres, bien qu'elles ne procèdent pas
d'habitus qui sont en moi, produisent cependant en moi quelque chose de
délectable ; soit qu'elles me laissent apprécier ou reconnaître mon propre
habitus ; soit qu'elles procèdent de l'habitus de quelqu'un qui est un avec moi
par l'amour.
Objections :
1. Il semble que non, car la délectation ou plaisir, est
causée par l'obtention de notre propre bien, comme on l'a dit récemment. Mais
faire du bien à autrui n'est pas obtenir son propre bien, c'est plutôt le
dissiper. C'est donc une cause de tristesse plutôt que de joie.
2. Le Philosophe écrit : "Le manque de libéralité est
plus naturel à l'homme que la prodigalité." Or la prodigalité vise à la
bienfaisance, tandis que le manque de libéralité éloigne de celle-ci. Puisqu'il
n'y a que l'action connaturelle à chacun qui lui soit agréable, comme il est
dit dans l'Éthique, il semble que la bienfaisance envers autrui ne soit pas
cause de plaisir.
3. Les effets contraires procèdent de causes contraires. Or
certaines choses qui consistent à faire du mal sont agréables pour la nature
humaine, comme de vaincre, de reprendre ou de gronder les autres, et même de
punir quand on est en colère, d'après Aristote. Faire du bien à autrui est donc
plutôt cause de tristesse que de plaisir.
Cependant :
Le Philosophe
affirme "Faire des largesses et porter secours à des amis ou à des
étrangers est ce qu'il y a de plus délectable."
Conclusion :
Faire du bien à
autrui peut être cause de plaisir à un triple point de vue.
1° Par rapport à
l'effet, qui est le bien produit chez l'autre. A ce titre, et selon que nous
considérons comme nôtre le bien d'autrui à cause de l'amour qui nous unit, nous
nous délectons du bien que nous faisons à autrui, surtout à nos amis, comme de
notre bien propre.
2° Par rapport à
la fin ; ainsi quand on espère, parce que l'on fait du bien à un autre, obtenir
pour soi-même quelque bien, ou de Dieu ou d'un homme. L'espoir, en effet, est
cause de délectation.
3° Par rapport au
principe. Dans cette perspective, faire du bien à autrui peut être agréable par
rapport à trois principes. Le premier est le pouvoir de faire du bien ; à ce
titre, faire du bien est agréable en tant que l'on se persuade qu'on doit être
riche de bien, puisqu'on peut en communiquer aux autres. C'est ainsi que les
hommes se complaisent dans leurs enfants et dans leurs oeuvres personnelles,
comme en ce qui reçoit communication de leur propre bien. Le second principe
est l'habitus qui incline à agir, et qui rend connaturel à quelqu'un de faire
du bien - ainsi les hommes généreux trouvent du plaisir à donner aux autres. Le
troisième principe est le motif pour lequel on agit ; par exemple quand on est
amené à faire du bien à un autre par amour pour un ami ; en effet, tout ce que
nous faisons ou souffrons pour un ami nous est agréable, car l'amour est la
cause par excellence de la délectation.
Solutions :
1. Donner son bien est agréable, en tant que cela témoigne de
notre propre richesse. Mais pour autant que cela diminue notre bien, ce peut
être affligeant ; par exemple si on le fait sans mesure.
2. La prodigalité répand le bien sans mesure, et cela est
contraire à la nature. C'est en ce sens que la prodigalité est dite contraire à
la nature.
3. Vaincre, reprendre et punir n'est pas agréable en tant que
cela vise le mal de l'autre, mais en tant que cela ressortit à notre bien
propre, que chacun aime plus qu'il ne hait le mal d'autrui. Vaincre, en effet,
est délectable pour la nature, en tant que cela donne au vainqueur l'estime de
sa propre excellence. C'est pour cela que tous les jeux où il y a compétition
et possibilité de vaincre sont particulièrement agréables ; et en général
toutes les compétitions, parce qu'elles impliquent l'espoir de vaincre. -
Reprendre et gronder peuvent être cause de plaisir à un double titre. D'abord,
en ce que cela donne à l'homme le sentiment de sa sagesse et de son excellence
propres, car gronder et corriger appartient aux sages et aux supérieurs.
Ensuite, parce que celui qui gronde ou reprend fait du bien à autrui ; ce qui
est agréable, nous venons de le dire. - Enfin l'homme en colère a du plaisir à
punir parce qu'il a l'impression de faire disparaître ainsi l'infériorité
apparente que lui donnait le dommage subi. En effet, quand un homme a été lésé
par quelqu'un, il semble, de ce fait, être mis par lui en état d'infériorité,
et c'est pourquoi il cherche à se libérer de cette humiliation en rendant
blessure pour blessure. - On voit ainsi que faire du bien à autrui peut être de
soi agréable, tandis que lui faire du mal est agréable seulement si cela semble
contribuer au bien propre.
Objections :
1. Il semble que non, car commander et présider implique une
certaine dissemblance. Or "commander et présider est délectable pour la
nature", dit Aristote. Donc la dissemblance est cause de plaisir plutôt que
la ressemblance.
2. Rien n'est plus dissemblable du plaisir que la tristesse.
Or ceux qui sont dans la tristesse sont le plus portés au plaisir, d'après le
même Philosophe. La dissemblance est donc, plus que la ressemblance, cause de
plaisir.
3. Ceux qui sont comblés de plaisirs n'y trouvent plus de
délectation, mais en sont plutôt dégoûtés, comme c'est évident chez ceux qui
sont gavés de nourriture. La ressemblance n'est donc pas cause de plaisir.
Cependant :
Nous l'avons dit :
la ressemblance est cause de l'amour. Et l'amour est cause de plaisir. Donc la
ressemblance est cause de plaisir.
Conclusion :
La ressemblance
est une certaine unité par conséquent ce qui est semblable, en tant qu'il est
un avec nous, est délectable, comme il est aimable, nous l'avons dit plus haut.
Et si ce qui est semblable ne détruit pas notre bien personnel mais l'accroît,
il est agréable purement et simplement : par exemple, un homme pour l'homme,
deux jeunes gens l'un pour l'autre. - Mais si l'être semblable est nuisible à
notre bien propre, il devient par accident cause de dégoût et de tristesse, non
en tant que semblable et un avec nous, mais parce qu'il détruit ce qui est le
plus un.
Or, qu'il détruise
le bien propre, cela peut arriver pour deux raisons. D'abord, parce que le
semblable détruit par une sorte d'excès la mesure du bien propre ; en effet, le
bien, et surtout le bien corporel, comme la santé, consiste en une certaine
harmonie. C'est pourquoi la surabondance de nourriture ou de tout autre plaisir
corporel engendre le dégoût. - Puis, parce que le semblable est directement
contraire au bien propre ; les potiers détestent les autres potiers, non parce
qu'ils sont potiers, mais parce qu'ils leur font perdre leur supériorité ou
leur gain, désirés comme leur bien propre.
Solutions :
1. Entre le chef et le sujet il y a une certaine
communication, et par suite une certaine ressemblance. Selon une certaine
supériorité toutefois, du fait que commander et présider relèvent du bien
propre ; ce sont en effet les sages et les meilleurs qui commandent et qui
président. Et cela permet à l'homme de concevoir sa propre bonté. On peut dire
aussi que commander et présider, c'est faire du bien aux autres, ce qui est
agréable.
2. Ce qui délecte l'homme triste n'est pas une ressemblance
avec sa tristesse, mais avec l'homme attristé. Parce que les tristesses sont
contraires au bien propre de celui qui est triste. Et c'est pourquoi le plaisir
est désiré par ceux qui sont dans la tristesse selon qu'il contribue à leur
bien propre comme remède à la peine contraire. C'est la cause pour laquelle les
plaisirs physiques, auxquels s'opposent certaines tristesses, sont plus
recherchés que les joies intellectuelles, qui ne comportent pas de tristesse
contraire, comme nous le verrons bientôt. Cela explique aussi que tous les
animaux désirent naturellement le plaisir, car l'animal est toujours en quête
de sensation et de mouvement. C'est pour cela aussi que les jeunes gens
désirent extrêmement le plaisir, à cause des multiples changements qui se font
en eux au temps de la croissance. Et encore les mélancoliques désirent
ardemment les plaisirs afin de chasser la tristesse, parce que "leur corps
est comme rongé par une humeur maligne", est-il dit dans l'Éthique.
3. Les biens physiques comportent une certaine mesure, de
sorte que l'excès de choses semblables corrompt le bien propre et devient, en
tant que contraire à ce bien, fastidieux et affligeant.
Objections :
1. Il semble que non, car le fait de s'étonner est le propre
d'une nature ignorante, dit saint Jean Damascène. Or ce n'est pas l'ignorance
qui est agréable, mais plutôt la science. L'étonnement n'est donc pas source de
plaisir.
2. L'étonnement est le principe de la sagesse et comme la voie
qui mène à la recherche de la vérité, d'après Aristote. Or "il y a plus de
plaisir à contempler ce que l'on sait déjà qu'à rechercher ce qu'on
ignore", selon le même Philosophe parce que la recherche comporte des difficultés
et des obstacles, absents de la contemplation. Et, d'après l'Éthique, la
délectation naît de l'action non empêchée. Par conséquent, l'étonnement ne
cause pas le plaisir, mais l'empêche plutôt.
3. Chacun trouve du plaisir en ce qui lui est habituel : c'est
ainsi que les actions procédant d'habitus acquis par l'accoutumance sont
délectables. Or ce qui est habituel n'est pas objet d'étonnement, dit saint Augustin.
L'étonnement est donc contraire à la cause du plaisir.
Cependant :
Le Philosophe dit
que l'étonnement est cause de plaisir.
Conclusion :
Prendre possession
de ce qu'on désirait est chose délectable, avons-nous dit. Et c'est pourquoi,
plus le désir de ce qu'on aime augmente, plus le désir de le posséder sera
grand. Dans l'accroissement même du désir, le plaisir augmente encore, pour
autant que le désir s'accompagne de l'espoir de la chose aimée ; nous avons
déjà vu que le désir lui-même est agréable, à cause de l'espoir. - Or
l'étonnement est un certain désir de savoir qui surgit en l'homme quand il voit
un effet sans connaître sa cause, ou quand la cause de tel effet déterminé
dépasse sa connaissance ou son pouvoir de connaître. L'étonnement est alors
source de plaisir, en tant qu'il comporte l'espoir d'atteindre à la
connaissance de ce qu'on désire savoir. - C'est la raison pour laquelle tout ce
qui provoque l'étonnement est agréable, comme les choses rares, et toutes les
représentations, même de choses qui en soi ne sont pas délectables ; car
l'esprit prend plaisir à comparer une chose ou une autre, et comparer ainsi les
choses est l'acte propre et connaturel de la raison, dit le Philosophe. C'est
pour cela aussi que "d'avoir échappé à de grands périls est chose
particulièrement agréable, car cela frappe d'étonnement", dit encore le
même Philosophe.
Solutions :
L'étonnement cause
le plaisir du fait qu'il implique, non l'ignorance mais le désir de connaître
la cause, et parce que l'homme qui s'étonne apprend quelque chose de nouveau, à
savoir que la réalité est telle qu'il ne l'imaginait pas.
2. Le plaisir comprend deux éléments : le repos dans le bien,
et la perception de ce repos. Au point de vue du repos dans le bien, comme il
est plus parfait de contempler une vérité connue que de rechercher une vérité
qu'on ignore, la contemplation de ce qu'on sait est, de soi, plus agréable que
la recherche de choses inconnues. Cependant, par accident, et en raison du
second élément du plaisir, il arrive que la recherche soit plus intéressante,
parce qu'elle procède d'un désir plus intense, excité par la conscience de
notre ignorance. C'est pourquoi l'homme éprouve un très grand plaisir à
découvrir ou à apprendre du nouveau.
3. On fait avec plaisir des choses dont on a l'habitude parce
qu'elles nous sont devenues comme naturelles. Cependant les choses rares
peuvent aussi causer du plaisir ; ou bien au point de vue de la connaissance,
parce qu'on veut acquérir la science de ces choses étonnantes ; ou bien au
point de vue de l'action, parce que, "à cause de son désir, l'esprit est
porté avec plus d'intensité vers les choses nouvelles", comme il est dit
dans l'Éthique ; car une activité plus parfaite cause un plaisir plus grand.
1. Le plaisir
est-il cause de dilatation ? - 2. Cause-t-il la soif ou le désir de lui-même ?
- 3. Empêche-t-il l'exercice de la raison ? - 4. Perfectionne-t-il l'action ?
Objections :
1. Il semble que non, car la dilatation semble se rapporter
mieux à l'amour, selon ces paroles de l'Apôtre (2 Co 6, 11) : "Notre coeur
s'est dilaté." Aussi le Psaume (119, 96) dit-il au sujet du précepte de la
charité : "Ton commandement est très large." Or plaisir et amour ne
sont pas la même passion. La dilatation n'est donc pas l'effet du plaisir.
2. Du fait qu'elle se dilate, une chose devient plus capable
de recevoir. Or recevoir concerne le désir, qui porte sur ce qu'on n'a pas
encore. Donc la dilatation semble se rattacher au désir plutôt qu'au plaisir.
3. Le resserrement s'oppose à la dilatation. Or le
resserrement semble lié au plaisir, car nous serrons ce que nous voulons
fortement retenir, et c'est une disposition de l'appétit que l'on a par rapport
à ce qui plaît. La dilatation ne se rattache donc pas au plaisir.
Cependant :
Il est dit dans
Isaïe (60, 5) pour donner l'idée de la joie : "Tu verras, et tu seras dans
l'abondance ; ton coeur tressaillira et se dilatera." - En outre, le
plaisir tire de "dilatation" l'un de ses noms latins, celui de laetitia,
allégresse, comme nous l'avons vu déjà.
Conclusion :
La largeur est
l'une des dimensions de la grandeur corporelle ; aussi ne peut-on parler que
par métaphore quand il s'agit des affections de l'âme. Or la dilatation est
comme un mouvement vers la largeur, lequel convient au plaisir, à considérer
les deux éléments qu'il requiert. L'un relève de la faculté de connaître, qui
appréhende l'union au bien qui convient. Cette appréhension fait connaître à
l'homme qu'il a atteint une certaine perfection qui est une grandeur
spirituelle ; et à ce point de vue on dit que par le plaisir l'âme de l'homme
s'est agrandie ou dilatée. L'autre élément du plaisir vient de la faculté
appétitive, qui donne son assentiment à la réalité agréable et s'y repose,
s'offrant à lui en quelque sorte pour le saisir intérieurement. Ainsi
l'affectivité de l'homme est dilatée par le plaisir, quand elle se livre, en
quelque sorte, pour retenir en elle la chose qui la délecte.
Solutions :
1. Rien n'empêche, quand on parle métaphoriquement, d'attribuer
la même qualité à plusieurs choses selon des similitudes diverses. Ainsi la
dilatation est attribuée à l'amour en raison d'une certaine expansion, en tant
que l'activité de celui qui aime s'étend aux autres, en prenant soin non
seulement de son bien propre mais aussi du leur. Cette même dilatation est
attribuée au plaisir, en tant qu'il produit un élargissement de l'appétit en
lui-même, pour le rendre capable de recevoir davantage.
2. Sans doute, le désir réalise une certaine dilatation
lorsque l'on imagine l'objet du désir ; mais bien davantage par la présence de
la chose possédée dans la joie. Car l'âme s'ouvre davantage à ce qui lui plaît
présentement qu'à l'objet de son désir, qu'elle ne tient pas encore, puisque le
plaisir est l'aboutissement du désir.
3. Sans doute, celui qui se délecte étreint l'objet de son
plaisir quand il adhère fortement à lui, mais il dilate aussi son coeur pour
jouir parfaitement de l'objet délectable.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, tout mouvement cesse quand il
arrive au repos qui est son terme. Or le plaisir est comme un repos du
mouvement du désir, on l'a vu. Le mouvement du désir cesse donc quand il est
parvenu au plaisir. Donc le plaisir ne cause pas le désir.
2. Si deux choses sont opposées, l'une n'est pas cause de
l'autre. Or le plaisir est d'une certaine manière, et à considérer son objet,
l'opposé du désir ; car le désir porte sur un bien non possédé, et le plaisir
sur un bien présent. Donc le plaisir ne cause pas le désir de lui-même.
3. Le dégoût est contraire au désir. Or le plaisir engendre
généralement le dégoût. Il ne provoque donc pas le désir de lui-même.
Cependant :
Le Seigneur dit en
saint Jean (4, 13) : "Celui qui boira de cette eau aura soif de
nouveau" ; or l'eau, d'après saint Augustin, désigne le plaisir physique.
Conclusion :
Le plaisir peut
être considéré de deux façons : d'abord, selon qu'il est en acte ; puis, selon
qu'il est à l'état de souvenir. De même la soif, ou le désir, peut se prendre
en deux sens : au sens propre, selon qu'elle signifie l'appétit de ce qu'on ne
possède pas ; ou bien en un sens général, qui implique l'exclusion du dégoût.
De soi, selon
qu'il est en acte, le plaisir ne donne pas le désir ou la soif de lui-même,
mais seulement par accident. Cependant, si, par soif ou désir, on entend
l'appétit de ce qu'on ne possède pas, alors le plaisir ne cause pas de soi la
soif ou désir, car le plaisir est une affection de l'appétit portant sur une
réalité présente. Mais il arrive que la chose présente ne soit pas possédée à
la perfection. Ce qui peut venir, ou de la chose elle-même, ou de celui qui la
possède. Cela vient de la chose qu'on possède, parce qu'elle n'existe pas toute
en même temps ; de ce fait, elle est accueillie successivement, et au moment où
on se délecte de ce que l'on possède, on désire s'emparer de ce qui reste ;
ainsi celui qui entend la première partie d'un vers et y trouve du plaisir, désire
entendre l'autre partie, selon une comparaison de saint Augustin. C'est ainsi
que presque tous les désirs du corps donnent soif d'eux-mêmes jusqu'à ce qu'ils
soient épuisés, parce que de tels plaisirs dépendent de quelque mouvement,
comme on le voit pour les plaisirs de la table.
Le plaisir cause
le désir, à partir de celui qui possède, par exemple lorsqu'on ne possède pas
parfaitement du premier coup une chose parfaite en elle-même, mais qu'on
l'acquiert progressivement. Ainsi, en ce monde, nous trouvons du plaisir à une
connaissance imparfaite des choses divines, et ce plaisir lui-même excite en
nous la soif ou le désir d'une connaissance parfaite, selon le sens que l'on
peut reconnaître à ce mot de l'Écriture (Si 24, 2 1) : "Ceux qui me boiront
auront encore soif."
Cependant si, par
soif ou désir on entend seulement l'intensité d'une affection excluant le
dégoût, alors les plaisirs spirituels causent au plus haut point la soif ou le
désir d'eux-mêmes. En effet, les plaisirs du corps, par leur accroissement ou
leur seule prolongation, passent la limite de l'équilibre naturel et deviennent
fastidieux, comme on le voit pour le plaisir de manger. C'est pourquoi,
lorsqu'on est parvenu à la perfection dans les plaisirs corporels, on s'en
dégoûte et, parfois, on en désire d'autres.
Mais les plaisirs
spirituels ne dépassent jamais l'équilibre naturel ; au contraire, ils
perfectionnent la nature. Aussi, lorsqu'on parvient au sommet de ces plaisirs,
c'est alors qu'ils sont le plus agréables ; sauf peut-être par accident, du
fait que l'activité contemplative met en oeuvre des facultés physiques qui sont
fatiguées par la prolongation de leur activité. On peut aussi comprendre de la
sorte le texte cité : "Celui qui me boira aura encore soif." Car,
même au sujet des anges, qui ont de Dieu une connaissance parfaite et
délectable, il est écrit (1 P 1, 12 Vg) qu'ils "désirent ardemment le
contempler".
Toutefois, si nous
considérons le plaisir à l'état de souvenir et non plus dans sa réalité
actuelle, alors, de soi, il est de nature à causer la soif ou le désir de
lui-même, en ce sens que l'on revient à la disposition dans laquelle on
trouvait agréable ce qui est passé. Cependant, si l'on n'est plus dans cette
disposition, le souvenir du plaisir ne cause plus de plaisir mais du dégoût ;
comme le souvenir d'un repas à un homme gavé.
Solutions :
1. Quand le plaisir est parfait, il implique un repos absolu,
et le mouvement du désir vers ce qu'on n'avait pas disparaît alors. Mais quand
le plaisir est imparfait, ce mouvement du désir ne cesse aucunement.
2. Ce qui est imparfaitement possédé est possédé en partie, et
en partie ne l'est pas. Cela peut donc être l'objet à la fois du désir et du
plaisir.
3. Ce n'est pas de la même manière que les plaisirs causent le
dégoût et le désir.
Objections :
1. Non, apparemment ; car le repos est essentiel au bon
fonctionnement de la raison, selon Aristote : "Arrêt et repos rendent l'âme
savante et prudente", et l'Écriture (Sg 8, 16) : "Rentré dans ma
maison, je me reposerai auprès d'elle" (la sagesse). Or le plaisir est un
certain repos. Donc il n'empêche pas, mais facilite plutôt l'exercice de la
raison.
2. Les choses qui n'existent pas dans le même sujet, même si
elles sont contraires, ne se font pas obstacle. Or le plaisir se trouve dans la
partie appétitive de l'âme, et l'usage de la raison dans la partie cognitive.
Donc le plaisir n'empêche pas l'exercice de la raison.
3. Ce qui est empêché par une chose semble être comme
transformé par elle. Or l'exercice de la faculté de connaître est plutôt moteur
par rapport au plaisir que mû par lui, car il est cause de plaisir. Donc le
plaisir ne gêne pas l'exercice de la raison.
Cependant :
Le Philosophe
écrit dans l'Éthique "Le plaisir détruit le jugement de la prudence."
Réponse Comme il est dit
dans l'Éthique : "Le plaisir propre à chaque activité favorise cette
activité ; le plaisir étranger la gêne." Or il y a un plaisir qui vient de
l'activité même de la raison, par exemple celui de contempler ou de raisonner.
Un tel plaisir ne gêne pas l'exercice de la raison ; il l'aide au contraire,
car nous faisons avec plus d'attention ce qui nous plaît, et l'attention
facilite l'action.
Mais les plaisirs
du corps empêchent l'exercice de la raison de trois manières.
1° Parce qu'ils
distraient. En effet, nous l'avons déjà dit, nous sommes très attentifs à ce
qui nous plaît ; or, lorsque l'attention est fortement absorbée par quelque
chose, elle est affaiblie pour tout le reste, ou même elle s'en détourne
totalement. Et donc, si le plaisir corporel est grand, ou bien il empêche
complètement l'exercice de la raison en tirant à lui les forces de l'âme ou il
le gêne beaucoup.
2° Le plaisir gêne
l'exercice de la raison en le contrariant. En effet, certains plaisirs, surtout
ceux qui sont très excessifs, vont contre l'ordre de la raison. C'est ainsi que
pour le Philosophe : "les plaisirs du corps faussent le jugement
prudentiel, mais non le jugement spéculatif (auquel ils ne sont pas contraires)
: par exemple, cette affirmation que le triangle a la somme de ses angles égale
à deux droits". Mais selon la première manière, la distraction les empêche
l'un et l'autre.
3° L'exercice de
la raison est empêché par une sorte de ligature ; c'est-à-dire que le plaisir
entraîne une certaine modification corporelle, plus grande même que dans les
autres passions, et d'autant plus que la véhémence de l'appétit est plus
accusée à l'égard d'une chose présente que d'une chose absente. Or ces
perturbations du corps empêchent l'exercice de la raison, comme on le voit pour
les hommes ivres, dont la raison est liée ou entravée.
Solutions :
1. Le plaisir corporel implique assurément le repos de
l'appétit dans ce qui délecte, mais ce repos est parfois contraire à la raison,
et du côté du corps il y a toujours modification. A ce double titre, le plaisir
empêche l'exercice de la raison.
2. Les facultés appétitive et cognitive sont, en effet, des
parties diverses de l'âme, mais d'une même âme. C'est pourquoi lorsque
l'intention de l'âme est appliquée avec véhémence à l'acte de l'une de ces
facultés, elle se trouve empêchée par rapport à un acte contraire de l'autre
faculté.
3. L'exercice de la raison requiert un bon usage de l'imagination
et des autres puissances sensibles, qui utilisent un organe corporel. C'est
ainsi que l'exercice de la raison est empêché par la modification corporelle,
parce que celle-ci empêche l'acte de l'imagination et des autres puissances
sensibles.
Objections :
1. Il semble que non, car toute action humaine dépend de
l'exercice de la raison. Mais le plaisir gêne cet exercice, on vient de le
dire. Donc le plaisir ne perfectionne pas mais affaiblit l'action humaine.
2. Rien ne se perfectionne soi-même ou ne perfectionne sa
propre cause. Or Aristote répète que le plaisir est une action ; ce qui ne peut
s'entendre que comme affirmant son exercice ou sa cause. Le plaisir ne peut
donc perfectionner l'action.
3. Si le plaisir perfectionne l'action, ce ne peut être qu'à
titre de fin, ou à titre de forme, ou à titre de cause agente. Or ce n'est pas
à titre de fin, car les actions ne sont pas recherchées pour le plaisir, mais
c'est plutôt l'inverse, on l'a dit ; ni à titre de cause efficiente, car c'est
plutôt l'action qui est cause de plaisir ; ni enfin à titre de forme, car,
d'après Aristote, "le plaisir ne perfectionne pas l'action comme une sorte
d'habitus". Donc le plaisir ne perfectionne pas l'action.
Cependant :
Le Philosophe dit
au même endroit : "Le plaisir perfectionne l'action."
Conclusion :
Le plaisir
perfectionne l'action d'une double manière.
1° Par mode de fin
; non pas au sens où la fin est ce pour quoi une chose existe, mais au sens où
l'on peut appeler fin tout bien qui survient à un être pour le compléter. C'est
ainsi que l'entend Aristote dans ce texte : "Le plaisir perfectionne
l'action comme une fin qui s'y ajoute." C'est-à-dire qu'à ce bien de l'action
vient s'ajouter un autre bien, qui est le plaisir, impliquant le repos de
l'appétit dans le bien présupposé.
2° Le plaisir
perfectionne l'action par manière de cause agente. Non pas directement, car le
Philosophe dit que "le plaisir parfait l'action, non pas comme le médecin,
mais la santé parfait le malade". Mais indirectement, en tant que l'agent,
du fait qu'il prend plaisir à son action, y prête une attention plus vive, et
l'accomplit avec plus de diligence. C'est en ce sens qu'Aristote écrit : "Les
plaisirs propres à chaque activité favorisent cette activité ; les plaisirs
étrangers la gênent."
Solutions :
1. Ce n'est pas n'importe quel plaisir qui empêche l'acte de
la raison, mais le plaisir corporel. Ce plaisir n'est pas consécutif à l'acte
rationnel mais à l'acte du concupiscible, acte qui est renforcé par le plaisir.
Quant au plaisir consécutif à l'acte de la raison, il fortifie l'exercice de
cette dernière.
2. Comme dit Aristote, il arrive que deux causes le soient
l'une de l'autre réciproquement : ainsi l'une sera efficiente, et l'autre,
cause finale de la première. De cette manière, l'action cause le plaisir en
tant que cause efficiente, et le plaisir perfectionne l'action par manière de
fin.
3. La réponse découle de ce que nous avons dit.
1. Tout
plaisir est-il mauvais ? - 2. Étant admis que non, tout plaisir est-il bon ? -
3. Y a-t-il un plaisir optimal ? - 4. Le plaisir est-il la mesure ou la règle
selon laquelle on juge du bien ou du mal moral ?
Objections :
1. Il semble que oui, car ce qui détruit la prudence et
entrave l'exercice de la raison paraît être mauvais en soi, puisque le bien de
l'homme consiste "à être selon la raison", au témoignage de Denys. Or
le plaisir fait tout cela, et d'autant plus qu'il est plus fort. C'est ainsi
que "dans le plaisir charnel", qui est le plus intense, "il est
impossible de faire acte d'intelligence", dit Aristote. Et saint Jérôme
écrit aussi que "dans l'acte conjugal, la présence de l'Esprit Saint n'est
pas donnée, même si celui qui remplit son devoir de procréer paraît être un
prophète". Donc, le plaisir est mauvais en soi. Donc tout plaisir est
mauvais.
2. Ce que l'homme vertueux évite, et que l'homme sans vertu
recherche, semble être mauvais en soi et à rejeter, puisque selon Aristote,
"l'homme vertueux est comme la mesure et la règle des actes humains"
et que l'Apôtre écrit (1 Co 2, 15) : "L'homme spirituel juge de
tout." Or les enfants et les bêtes, qui sont dénués de vertu, recherchent
les délectations, tandis que le tempérant les rejette. Donc ces plaisirs sont
mauvais en soi et on doit les fuir.
3. "La vertu et l'art portent sur ce qui est difficile et
bon", écrit Aristote. Or aucun art n'est ordonné au plaisir. Donc le
plaisir n'est pas quelque chose de bon.
Cependant :
Il est écrit dans
le Psaume (37, 4) : "Prends ton plaisir dans le Seigneur." Mais
puisque l'autorité divine ne saurait induire au mal, il semble que tout plaisir
ne soit pas mauvais.
Conclusion :
Comme le rapporte
l'Éthique, certains ont affirmé que tous les plaisirs sont mauvais. La raison
en est, semble-t-il, qu'ils visaient seulement les plaisirs sensibles et
corporels qui sont les plus apparents ; car, dans les autres domaines, les
anciens philosophes ne distinguaient pas l'intelligible du sensible, ni
l'intelligence des sens, comme dit le traité De l'Ame. Or ils estimaient qu'il
fallait déclarer mauvais tous les plaisirs, pour amener les hommes enclins aux
plaisirs excessifs à s'en écarter pour parvenir au juste milieu de la vertu.
Mais cette appréciation n'était pas heureuse. Puisque personne, en effet, ne
peut vivre sans quelque délectation sensible et corporelle, si ceux-là mêmes
qui enseignent que tous les plaisirs sont mauvais sont surpris à s'en accorder
quelques-uns, les hommes seront poussés davantage au plaisir par l'exemple de
leur conduite, étrangère à la lettre de leur enseignement. Car, lorsqu'il
s'agit d'actions et de passions humaines, où l'expérience a plus de force, les
exemples sont plus entraînants que les paroles.
Il faut donc dire
que certains plaisirs sont bons, et d'autres mauvais. Le plaisir, en effet, est
le repos de la puissance appétitive dans un bien aimé, et il est consécutif à
une opération. De sorte que nous pouvons donner deux motifs de cette assertion.
1° L'un d'eux
découle du bien dans lequel on se repose avec plaisir. Car le bien et le mal,
en morale, se déterminent par convenance ou désaccord avec la raison, nous
l'avons dit plus haut ; c'est ainsi que, dans le monde de la nature, une chose
est dite naturelle du fait qu'elle est conforme à la nature, et non naturelle
quand elle est en désaccord avec elle. Donc, de même que dans l'ordre de la
nature il y a un repos naturel qui convient à la nature, comme celui d'un corps
lourd qui trouve son repos en bas ; et un repos non naturel contraire à la
nature, comme celui d'un corps lourd qui se reposerait en haut : ainsi, en
morale, il y a un plaisir qui est bon du fait que l'appétit supérieur ou
inférieur se repose en ce qui convient à la raison ; et un plaisir mauvais, du
fait qu'il est en désaccord avec la raison et avec la loi de Dieu.
2° On peut tirer
un autre motif des actions dont certaines sont bonnes et les autres mauvaises.
Or les plaisirs ont plus d'affinité avec les actions puisqu'ils les
accompagnent, que les désirs, qui les précèdent dans le temps. Aussi, puisque
les désirs des bonnes actions sont bons, et ceux des mauvaises actions,
mauvais, à plus forte raison les plaisirs des bonnes actions seront-ils bons,
et ceux des mauvaises actions seront-ils mauvais.
Solutions :
1. Comme on l'a dit récemment, les plaisirs qui ont pour objet
l'acte de la raison n'entraînent pas la raison ni ne détruisent la prudence,
comme les plaisirs du corps. Ces plaisirs entravent l'exercice de la raison,
nous l'avons dit, d'abord parce qu'ils sont contraires à l'appétit, qui se
repose en ce qui contredit la raison ; et de ce fait le plaisir est moralement
mauvais. En outre, ils produisent une certaine ligature de la raison ; c'est
ainsi que le plaisir de l'acte conjugal, bien que son objet soit conforme à la
raison, empêche cependant l'exercice de celle-ci, à cause du bouleversement
physique qui l'accompagne. Mais ce plaisir ne contracte pas pour autant une
malice morale ; pas plus que le sommeil, où l'exercice de la raison est lié,
n'est moralement mauvais s'il est pris selon la raison ; car la raison
elle-même prescrit que l'exercice de la raison soit interrompu quelquefois. -
Nous disons cependant que cette ligature de la raison résultant du plaisir de
l'acte conjugal, bien qu'il ne revête pas un caractère de malice morale,
puisqu'il n'est un pêché ni mortel ni véniel, provient cependant d'une certaine
malice morale, celle du péché de notre premier père, car cela n'aurait pas
existé dans l'état d'innocence, comme nous l'avons montré dans la première
Partie.
2. L'homme tempérant ne fuit pas tous les plaisirs mais ceux
qui sont excessifs et ne conviennent pas à la raison. Que les enfants et les
bêtes recherchent les délectations, cela ne prouve pas que celles-ci soient
universellement mauvaises, car il y a chez eux un appétit naturel venant de
Dieu qui les pousse vers ce qui leur convient.
3. Toute espèce de bien ne relève pas de l'art, mais seulement
les oeuvres extérieures, nous le verrons plus loin. Quant aux actions et aux
passions qui sont en nous, elles relèvent plutôt de la prudence et de la vertu
que de l'art. Et pourtant il y a un art qui produit la délectation ; c'est "celui
du cuisinier et du parfumeur", comme dit l'Éthique
Objections :
1. Il semble que oui, car, nous l'avons vu dans la première
Partie, le bien se divise en bien honnête, utile et délectable ; or tout bien
honnête est bon moralement, et aussi tout bien utile. Donc tout plaisir est
bon.
2. Le bien par soi est celui qui n'est pas recherché pour
autre chose, dit l'Éthique. Or le plaisir n'est pas recherché pour autre chose
; il semble ridicule en effet de demander à quelqu'un pourquoi il veut avoir du
plaisir. Le plaisir est donc bon par soi. Or ce qu'on attribue à une chose,
pour elle-même, lui convient universellement. C'est donc que tout plaisir est
bon.
3. Il semble que ce qui est désiré par tous soit bon en soi,
car "le bien est ce que tous les êtres désirent", dit l'Éthique. Or
tous désirent quelque plaisir, même les enfants et les bêtes. Le plaisir est
donc bon en soi. Donc tout plaisir est bon.
Cependant :
Les Proverbes (2,
14) parlent de ceux "qui se réjouissent de faire le mal et mettent leur
plaisir dans les perversités".
Conclusion :
Certains stoïciens
avaient dit que tous les plaisirs étaient mauvais ; pareillement les épicuriens
affirmèrent que le plaisir était bon par lui-même, et par conséquent que tous
les plaisirs étaient bons. Or ce qui paraît les avoir trompés, c'est qu'ils ne
distinguaient pas entre ce qui est bon purement et simplement, et ce qui est
bon par rapport à tel sujets. Est bon purement et simplement ce qui est bon en
soi. Or il arrive que ce qui n'est pas bon en soi soit bon pour tel sujet ; et
cela pour deux motifs. D'abord parce que telle chose lui convient en raison de
la disposition dans laquelle il se trouve maintenant, et qui cependant n'est
pas naturelle ; ainsi, pour un lépreux, il est quelquefois bon de manger des
substances vénéneuses, qui ne conviennent pas purement et simplement au
tempérament de l'homme. Ensuite, parce qu'on juge adapté quelque chose qui ne
l'est pas. Et parce que le plaisir est un repos de l'appétit dans le bien, si
le bien dans lequel se repose l'appétit est un bien pur et simple, le plaisir
sera bon purement et simplement. Au contraire, si le bien n'est pas un bien
purement et simplement, mais pour tel sujet, alors le plaisir n'est pas
purement et simplement un plaisir, mais seulement pour telle personne, et il
n'est pas bon purement et simplement, mais sous un certain rapport ou en
apparence seulement.
Solutions :
1. L'honnête et l'utile se disent par rapport à la raison, et,
par suite, il n'est rien d'honnête ou d'utile qui ne soit bon. Mais le
délectable se dit par rapport à l'appétit, qui tend parfois vers ce qui ne
convient pas à la raison. Et donc tout bien délectable n'est pas bon de la bonté
morale que l'on apprécie selon la raison.
2. Le plaisir n'est pas recherché pour autre chose, parce
qu'il est un repos dans la fin. Mais la fin peut être bonne ou mauvaise, bien
qu'elle ne soit jamais une fin que si elle est un bien pour tel individu. Il en
va de même du plaisir.
3. Tous les êtres désirent le plaisir de la même façon qu'ils
désirent le bien, le plaisir n'étant que le repos de l'appétit dans le bien.
Mais il arrive que tous les biens que l'on désire ne soient pas des biens en
soi et selon la vérité ; de même tout plaisir n'est-il pas bon en soi et en
vérité.
Objections :
1. Il semble qu'aucun plaisir ne soit optimal, car aucune
génération ne peut être fin ultime. Mais le plaisir est consécutif à la
génération, car on trouve du plaisir à être constitué dans sa nature, nous
l'avons dit plus haut. Donc aucun plaisir ne peut être optimal.
2. Ce qui est optimal ne peut être amélioré par aucune addition.
Or, le plaisir est amélioré par l'addition de la vertu, car le plaisir est plus
grand avec la vertu que sans elle. Donc le plaisir n'est pas optimal.
3. Ce qui est optimal est universellement bon comme étant bon
par soi. Car ce qui existe par soi est antérieur et supérieur à ce qui existe
par accident. Or le plaisir n'est pas universellement bon, nous venons de le
dire. Il n'est donc pas optimal.
Cependant :
La béatitude est
optimale, parce qu'elle est la fin de la vie humaine. Or, la béatitude ne va pas
sans délectation, car on dit dans le Psaume (16, 11) : "Ton visage me
comblera d'allégresse ; à ta droite, éternité de délices"
Conclusion :
Platon n'a pas
affirmé que tous les plaisirs sont mauvais, comme les stoïciens ; ni qu'ils
sont tous bons, comme les épicuriens ; mais que certains sont bons et d'autres
mauvais, de telle sorte cependant qu'aucun ne soit le souverain bien, ni soit
optimal. Mais autant que l'on puisse comprendre ses arguments, il est en défaut
sur deux points. D'abord, remarquant que les plaisirs sensibles et physiques
consistent en un mouvement et une génération, comme on le voit dans le fait de
manger, par exemple, il en conclut que tous les plaisirs se rattachent à la
génération et au mouvement. Aussi, parce que la génération et le mouvement sont
des actes imparfaits, le plaisir n'aurait pas raison de perfection ultime. - Or
ceci apparaît manifestement faux pour les plaisirs intellectuels. Car on ne se
réjouit pas seulement dans la génération de sa science, par exemple quand on apprend
ou que l'on s'étonne, comme on l'a dit plus haut, mais aussi dans la
contemplation, selon la science que l'on possède déjà. D'autre part, Platon
appelait optimal ce qui est purement et simplement le souverain bien,
c'est-à-dire le bien lui-même dégagé de tout, pour ainsi dire, et non
participé, comme Dieu lui-même est le souverain bien. Mais nous, nous parlons
de ce qui est le meilleur dans les choses humaines. Or, en toute chose, ce qui
est optimal est sa fin ultime. Mais la fin, nous venons de le dire, s'entend
d'une double manière : ou bien c'est la chose elle-même, ou bien c'est l'usage
de cette chose ; ainsi la fin de l'avare est ou bien l'argent ou bien la
possession de l'argent. Et en ce sens on peut appeler fin ultime de l'homme ou
Dieu lui-même, qui est le souverain bien purement et simplement, ou la
jouissance de Dieu, qui implique une certaine délectation dans cette dernière.
De cette façon, on peut dire qu'un certain plaisir de l'homme est optimal parmi
les biens humains.
Solutions :
1. Tout plaisir n'est pas lié à la génération, mais certains
plaisirs résultent d'opérations parfaites, nous venons de le dire. Et c'est
pourquoi rien n'empêche que tel plaisir soit ce qu'il y a de meilleur, bien que
tout plaisir ne le soit pas.
2. Cet argument se rapporte au meilleur absolu, en
participation de quoi tout est bon, si bien que nulle addition ne peut le
rendre meilleur. Mais, pour ce qui regarde les autres biens, il est
universellement vrai que tout bien devient meilleur par l'addition d'un autre. -
On pourrait répondre aussi que le plaisir n'est pas quelque chose d'extérieur à
l'acte de vertu, mais qieil l'accompagne, comme dit l'Éthique.
3. Le plaisir n'est pas optimal du fait qu'il est plaisir,
mais parce qu'il est parfait repos dans l'être le meilleur. Il n'est donc pas
nécessaire que tout plaisir soit optimal, ou même bon. Ainsi telle science est
optimale, mais non pas toute science.
Objections :
1. Il semble que non, car selon Aristote : "Toutes choses
sont mesurées par ce qui est premier dans leur genre." Or le plaisir n'est
pas premier dans l'ordre moral, car l'amour et le désir le précèdent. Il n'est
donc pas la règle de la bonté et de la malice morales.
2. La mesure et la règle ne doivent pas varier : c'est ainsi
que le mouvement le plus uniforme mesure et règle tous les autres mouvements,
d'après Aristote. Or le plaisir est varié et multiforme, puisque certains
plaisirs sont bons et d'autres mauvais. Le plaisir n'est donc pas la mesure et
la règle de la moralité.
3. Le jugement de l'effet par la cause est plus certain que le
jugement inverse. Or la bonté ou la malice de l'opération cause la bonté ou la
malice du plaisir ; en effet, il est dit dans l'Éthique : "Les plaisirs
bons sont ceux qui découlent des actions bonnes, les mauvais, des actions
mauvaises." Les plaisirs ne sont donc pas la règle et la mesure de la
bonté et de la malice en morale.
Cependant :
Lorsqu’il commente
(Ps 8, 10) : "Dieu scrute les reins et les coeurs", saint Augustin
écrit : "Le but des soucis et des pensées est le plaisir auquel l'homme
s'efforce de parvenir." Et le Philosophe écrit : "Le plaisir est la
fin architectonique", c'est-à-dire principale, "d'après laquelle nous
jugeons tout et disons telle chose mauvaise et telle autre bonne purement et
simplement".
Conclusion :
La bonté ou la
malice morale consiste principalement dans la volonté, nous l'avons vu plus
haut. Or, que la volonté soit bonne ou mauvaise, on le sait surtout par la fin.
D'autre part, on considère comme fin ce en quoi la volonté se repose. Or le
repos de la volonté et de tout appétit dans le bien, c'est le plaisir. Voilà
pourquoi l'homme est jugé bon ou mauvais surtout d'après les plaisirs de sa
volonté ; car celui-là est bon et vertueux qui trouve sa joie dans les
activités des vertus ; et mauvais celui qui se complaît dans les oeuvres
mauvaises.
Les plaisirs de
l'appétit sensible ne sont pas la règle de la bonté ou de la malice morale ; on
voit par exemple que la nourriture est également agréable selon l'appétit
sensible aux bons et aux mauvais. Mais la volonté des bons ne se réjouit dans
ces plaisirs que s'ils sont conformes à la raison ; ce qui ne préoccupe pas la
volonté des méchants.
Solutions :
1. L'amour et le désir précèdent le plaisir dans l'ordre de la
génération. Mais le plaisir est premier selon la raison de fin, qui, dans le
domaine de l'action, a raison de principe ; et c'est surtout du principe, comme
d'une règle et d'une mesure, que l'on déduit le jugement.
2. Tout plaisir est uniforme, en cela du moins qu'il est repos
en quelque bien ; et à ce titre il peut être règle ou mesure. Car celui-là est
bon dont la volonté se repose dans le vrai bien, et mauvais celui dont la
volonté se repose dans le mal.
3. Parce que le plaisir parachève l'action par mode de fin,
comme nous l'avons dit, cette action ne peut être parfaitement bonne s'il n'y a
pas aussi plaisir dans le bien, car la bonté d'une chose dépend de sa fin.
C'est ainsi que la bonté du plaisir cause d'une certaine manière la bonté de
l'action.
Nous avons à traiter maintenant de la douleur ou tristesse. A ce sujet,
nous étudierons : 1° La tristesse ou douleur en elle-même (Question 35) ; - 2°
ses causes (Question 36) ; - 3° ses effets (Question 37) ; - 4° ses remèdes
(Question 38) ; - 5° sa bonté ou sa malice (Question 39).
1. La douleur
est-elle une passion de l'âme ? - 2. La tristesse est-elle identique à la
douleur ? - 3. La tristesse ou douleur est-elle contraire au plaisir ? - 4.
Toute tristesse est-elle contraire à tout plaisir ? - 5. Y a-t-il une tristesse
contraire au plaisir de la contemplation ? 6. Faut-il fuir la tristesse plus
que désirer le plaisir ? - 7. La douleur extérieure est-elle plus grande que la
douleur intérieure ? - 8. Les espèces de tristesse.
Objections :
1. Il semble que non, car aucune passion de l'âme n'est dans
le corps. Or la douleur peut être dans le corps, selon ces mots de saint Augustin
: "La douleur que l'on attribue au corps est la disparition soudaine du
bon état de cet être que l'âme, par son mauvais usage, a exposé à la
destruction." Donc la douleur n'est pas une passion de l'âme.
2. Toute passion de l'âme appartient à la faculté appétitive.
Or la douleur relève plutôt de la faculté de connaissance, selon ces mots de saint
Augustin : "La résistance des sens à un corps plus puissant produit la
douleur du corps."
3. Toute passion appartient à l'appétit animal. Or la douleur
appartient plutôt à l'appétit naturel. Car saint Augustin écrit : "Si
aucun bien n'était demeuré dans la nature, personne n'éprouverait comme un
châtiment d'avoir perdu un bien." Donc la douleur n'est pas une passion de
l'âme.
Cependant :
Saint Augustin met
la douleur parmi les passions de l'âme, en citant ce vers de Virgile : "De
là, crainte et désir, douleur et allégresse."
Conclusion :
De même que le
plaisir requiert à la fois l'union avec un bien et la perception de cette union
; de même deux conditions sont-elles requises pour la douleur : l'union avec un
certain mal (mal parce qu'il prive d'un certain bien), et la perception de
cette union. Mais tout ce qui est uni, s'il n'a pas raison de bien ou de mal
pour l'autre terme de l'union, ne peut causer plaisir ou douleur. On voit ainsi
que c'est sous la raison de bien ou de mal qu'une chose est objet de plaisir ou
de douleur. Or le bien et le mal, en tant que tels, sont objets de l'appétit.
Il est donc manifeste que le plaisir et la douleur se rapportent à l'appétit.
De plus, tout
mouvement de l'appétit, ou inclination consécutive à une perception, se rapporte
à l'appétit intellectuel ou à l'appétit sensible, car l'appétit naturel n'est
pas lié à une appréhension du sujet lui-même, mais à celle d'un autre, nous
l'avons dit dans la première Partie. Donc, puisque le plaisir et la douleur
présupposent dans le même sujet la sensation ou une appréhension quelconque, il
est évident que la douleur, comme le plaisir, se trouve dans l'appétit
intellectuel ou sensible.
Or tout mouvement
de l'appétit sensible est appelé passion, nous l'avons dit plus haut, surtout
quand ce mouvement implique quelque déficience. Aussi la douleur, quand elle
existe dans l'appétit sensible, est-elle appelée passion au sens le plus
strict, de même que tout ce qui afflige le corps est appelé proprement passion
du corps. C'est ainsi que saint Augustin appelle spécialement la douleur du nom
de "maladie".
Solutions :
1. On parle de douleur du corps parce que la cause de la
douleur est dans le corps, comme lorsque nous subissons quelque chose de
nuisible pour le corps. Mais le mouvement de la douleur est toujours dans
l'âme, car "le corps ne peut souffrir que si l'âme souffre", dit saint
Augustin.
2. On dit que la douleur appartient à la sensation, non parce
qu'elle serait l'acte de la puissance sensitive, mais parce que cette
perception est requise pour la douleur corporelle comme pour le plaisir.
3. La douleur d'avoir perdu un bien prouve la bonté de la
nature ; non parce que la douleur serait un acte de l'appétit naturel, mais
parce que la nature désire telle chose comme un bien, et quand on éprouve que
cette chose nous est enlevée, il en résulte la passion de la douleur dans
l'appétit sensible.
Objections :
1. Il semble que non, car "on parle de douleur au sujet
du corps", selon saint Augustin, tandis que la tristesse s'entend plutôt
de l'âme. Donc tristesse et douleur ne sont pas identiques.
2. La douleur ne porte que sur le mal présent. Mais la
tristesse peut se rapporter au passé et au futur : le regret est une tristesse
concernant le passé, et l'anxiété une tristesse concernant l'avenir. Tristesse
et douleur sont donc complètement différentes.
3. La douleur semble ne dépendre que de la sensation du
toucher. La tristesse, au contraire, peut venir de tous les sens. La tristesse
n'est donc pas la douleur, mais elle a un domaine plus vaste.
Cependant :
L’Apôtre écrit (Rm
9, 2) : "J'éprouve une grande tristesse et j'ai au coeur une douleur
continuelle", employant les mots tristesse et douleur comme des synonymes.
Conclusion :
Le plaisir et la
douleur peuvent être causés par une double connaissance : celle des sens
extérieurs, et une connaissance intérieure, de l'intelligence ou de
l'imagination. Or l'appréhension intérieure s'étend à plus de choses que
l'autre, parce que tout ce qui tombe sous la première tombe aussi sous la
seconde, mais non réciproquement. C'est ainsi que le plaisir causé par une
connaissance intérieure est seul appelé joie, comme nous l'avons dit plus haut.
Pareillement, la douleur qui vient d'une connaissance intérieure est seule
appelée tristesse. Et de même que ce plaisir produit par une connaissance
extérieure est appelé plaisir et non joie, ainsi la douleur venant d'une
connaissance extérieure est appelée douleur mais non tristesse. La tristesse
est donc une espèce de douleur, comme la joie est une espèce de plaisir.
Solutions :
1. Saint Augustin parle en cet endroit selon l'usage courant
du mot ; douleur s'emploie davantage pour les douleurs corporelles, qui sont davantage
perçues, que pour les douleurs spirituelles.
2. Le sens extérieur ne perçoit que ce qui est présent ; mais
la puissance intérieure de connaissance peut percevoir le présent, le passé et
le futur. Et c'est pourquoi la tristesse peut se porter sur le présent, le
passé et le futur ; mais la douleur corporelle, consécutive à la perception du
sens extérieur, ne peut porter que sur du présent.
3. Les objets du toucher sont douloureux non seulement en tant
que disproportionnés à la faculté de perception, mais aussi en tant que
contraires à la nature. Les objets des autres sens peuvent bien être
disproportionnés à la faculté de perception, ils ne sont cependant pas
contraires à la nature, sauf dans la mesure où ils impliquent le sens du
toucher. C'est ainsi que l'homme, animal parfait du point de vue de la
connaissance, est le seul qui éprouve du plaisir dans l'exercice des autres
sens considérés en eux-mêmes ; les autres animaux n'y trouvent du plaisir que
dans la mesure où ils se réfèrent à l'objet du toucher, comme dit l'Éthique.
C'est pourquoi, à propos des autres sens que le toucher, on ne parle pas de la
douleur, qui s'oppose au plaisir naturel, mais plutôt de la tristesse, qui
s'oppose à la joie de l'âme. Donc, si l'on entend la douleur de la douleur corporelle,
ce qui est le plus fréquent, la douleur s'oppose à la tristesse selon la
distinction entre connaissance intérieure et connaissance extérieure, bien que
le plaisir ait un domaine plus étendu que la douleur corporelle. Mais si l'on
prend la douleur dans un sens banal, elle est le genre dont la tristesse est
une espèce, comme nous venons de le dire.
Objections :
1. Il semble que non, car l'un des contraires n'est pas cause
de l'autre. Or la tristesse peut être cause de plaisir, selon ces mots de
l'Évangile (Mt 5, 5) : "Heureux ceux qui pleurent, car ils seront
consolés." La tristesse et le plaisir ne sont donc pas contraires.
2. Un des contraires ne donne pas son nom à l'autre. Or, en
certains cas, la douleur elle-même, ou la tristesse est agréable : saint Augustin
dit en effet que la douleur plaît, au spectacle, et que "les larmes sont
chose amère, qui plaisent quelquefois". La douleur n'est donc pas
contraire au plaisir.
3. Un des contraires n'est pas la matière de l'autre, car des
contraires ne peuvent pas coexister. Or la douleur peut être matière à plaisir,
comme dit saint Augustin : "Que le pénitent soit toujours dans la douleur,
et qu'il se réjouisse de sa douleur." Aristote dit aussi qu'à l'inverse
"le méchant s'attriste d'avoir été dans le plaisir". Il n'y a donc
pas contrariété entre plaisir et douleur.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "La joie, c'est la volonté en accord avec ce que nous voulons ; et
la tristesse, c'est la volonté en désaccord avec ce que nous ne voulons
pas." Or accord et refus sont des contraires. Donc la joie et la tristesse
sont contraires.
Conclusion :
"La
contrariété, dit le Philosophe, est une différence selon la forme." Or la
forme ou espèce de la passion et du mouvement est déterminée par l'objet ou le
terme. Ainsi, puisque les objets du plaisir et de la tristesse ou douleur sont
contraires, à savoir le bien présent et le mal présent, il en résulte que la
douleur et le plaisir sont contraires.
Solutions :
1. Rien n'empêche que l'un des contraires soit cause de
l'autre par accident. Et c'est ainsi que la tristesse peut être cause de
plaisir. D'abord, en tant que la tristesse causée par l'absence de quelque
bien, ou par la présence d'un contraire, fait rechercher avec plus d'ardeur un
sujet de plaisir comme remède à la tristesse que l'on subit ; ainsi l'homme
assoiffé recherche le plaisir de boire avec plus d'ardeur, comme un remède
contre la tristesse dont il souffre. D'autre part, la tristesse peut causer le
plaisir parce que l'on désire tellement un certain plaisir qu'on ne refuse pas
de supporter des tristesses pour y parvenir. De ces deux manières les larmes de
la vie présente conduisent à la consolation de la vie future. En effet, par
cela même qu'il pleure à cause de ses péchés ou du retardement de la gloire,
l'homme mérite la consolation éternelle. De même il la mérite aussi du fait
que, pour y atteindre, il ne refuse pas de supporter les travaux et les
angoisses.
2. La douleur elle-même peut être agréable par accident, en
tant qu'elle est accompagnée d'admiration, comme dans les spectacles ; ou en
tant qu'elle rappelle le souvenir de l'être aimé et rend plus sensible l'amour
de celui dont l'absence nous afflige. Parce que l'amour est agréable, la
douleur et tout ce qui procède de l'amour est agréable, selon que l'amour s'y
fait sentir. C'est pour cela aussi que les douleurs peuvent être agréables dans
les spectacles, en tant qu'on y éprouve un amour imaginaire pour les héros que
l'on y célèbre.
3. La volonté et la raison font retour sur leurs actes en tant
que ces actes eux-mêmes de la volonté et de la raison sont considérés sous la
raison de bien ou de mal. De cette manière, la tristesse peut donner matière à
délectation ou inversement, non de soi mais d'une façon accidentelle, en tant
que l'une ou l'autre est considérée sous la raison de bien ou de mal.
Objections :
1. C'est bien ce qu'il semble, car le plaisir et la tristesse
sont des espèces contraires de passions de l'âme, comme la blancheur et la
noirceur sont des espèces contraires dans le genre couleur. Or la blancheur et
la noirceur s'opposent entre elles universellement. Il en est donc de même du
plaisir et de la tristesse.
2. Les remèdes emploient des contraires. Or tout plaisir est
un remède contre n'importe quelle tristesse, comme on le voit dans l'Éthique.
Tout plaisir est donc contraire à toute tristesse.
3. Les contraires, par définition, s'empêchent mutuellement.
Or toute tristesse empêche tout plaisir, d'après Aristote. Toute tristesse est
donc contraire à tout plaisir.
Cependant :
Les contraires
n'ont pas la même cause. Or un habitus est cause qu'on se réjouisse d'une chose
et qu'on s'attriste de son contraire : ainsi la charité invite à "se
réjouir avec ceux qui sont dans la joie et à pleurer avec ceux qui
pleurent", dit l'Apôtre (Rm 12, 15). Ce n'est donc pas toute tristesse qui
est contraire à tout plaisir.
Conclusion :
Comme on le voit
dans la Métaphysique, la contrariété est une différence selon la forme. Or la
forme est générale ou spéciale. Aussi arrive-t-il que certaines choses soient
contraires selon leur forme générique, comme la vertu et le vice ; et selon
leur forme spécifique, comme la justice et l'injustice.
Mais il faut
remarquer que certaines choses sont spéciales par des formes absolues, comme
les substances et les qualités ; et que d'autres le sont par rapport à quelque
chose d'extérieur, comme les passions et les mouvements, qui reçoivent leur
espèce de leurs termes ou de leurs objets. Donc, s'il s'agit de choses dont les
espèces sont considérées selon des formes absolues, il arrive que des espèces
contenues sous des genres contraires ne soient pas contraires sous leur raison
spécifique ; mais cela ne fait pas qu'elles aient entre elles quelque affinité
ou convenance. Ainsi l'intempérance et la justice, qui appartiennent à des
genres contraires, la vertu et le vice, ne sont pas contraires entre elles
selon la raison propre de leur espèce ; pour autant elles n'ont pas d'affinité
ou de convenance mutuelle. Au contraire, lorsque l'espèce est déterminée par
rapport à quelque chose d'extrinsèque, il arrive que les espèces de genres
contraires non seulement ne sont pas contraires entre elles mais qu'elles ont,
en outre, une certaine convenance ou affinité. En effet, se comporter de la
même manière à l'égard de contraires amène un rapport de contrariété, comme
d'accéder au blanc et d'accéder au noir ; mais se comporter de manière
contraire à l'égard de contraires présente une raison de ressemblance, comme de
s'éloigner du blanc et d'accéder au noir. Cela apparaît surtout dans la
contradiction, qui est le principe de l'opposition ; car l'opposition consiste
dans l'affirmation et la négation d'une même chose, par exemple : blanc et non
blanc ; mais dans l'affirmation de l'un des opposés et la négation de l'autre
se vérifie un rapprochement et une ressemblance, comme lorsque je dis noir et
non blanc.
Or la tristesse et
le plaisir, étant des passions, sont spécifiées par leurs objets. Au point de
vue générique, ils sont contraires, car l'un dit recherche et l'autre fuite,
lesquelles "sont dans l'appétit ce que sont l'affirmation et la négation
dans la raison", dit Aristote dans l'Éthique. C'est pourquoi la tristesse
et le plaisir portant sur le même objet sont opposés mutuellement au point de
vue spécifique. Au contraire, la tristesse et le plaisir qui portent sur des
objets divers quand ces objets divers ne sont pas opposés mais disparates - ne
sont pas opposés entre eux au point de vue de l'espèce, mais sont également
disparates : ainsi la tristesse de la mort d'un ami et la joie de la
contemplation. Mais si ces objets divers sont contraires, le plaisir et la
tristesse non seulement ne sont pas contraires selon leur raison spécifique,
mais en outre ils ont une harmonie et une affinité, comme la joie du bien et la
tristesse du mal.
Solutions :
1. La blancheur et la noirceur ne sont pas spécifiées par
rapport à quelque chose d'extérieur comme le plaisir et la tristesse. La
comparaison ne vaut donc pas.
2. Le genre est pris de la matière, selon la Métaphysique. Or,
quand il s'agit d'accidents, le sujet tient lieu de matière. D'autre part, nous
venons de dire que le plaisir et la tristesse sont contraires au point de vue
du genre. C'est pourquoi toute tristesse implique dans le sujet une disposition
contraire à la disposition que crée tout plaisir ; en effet, en tout plaisir, l'appétit
est dans une attitude d'acceptation envers ce qu'il a ; en toute tristesse, au
contraire, il est dans une attitude de fuite. Et c'est pourquoi, au point de
vue du sujet, tout plaisir est un remède contre n'importe quelle tristesse, et
toute tristesse empêche n'importe quel plaisir ; mais surtout quand le plaisir
est contraire à la tristesse également au point de vue de l'espèce.
3. L'objection est résolue par ce qui précède. On peut
répondre encore que si toute tristesse n'est pas contraire à tout plaisir quant
à l'espèce, il y a cependant contrariété au point de vue de l'effet ; car la
nature de l'animal est fortifiée par le plaisir, tandis qu'elle est comme
accablée par la tristesse.
Objections :
1. Il semble que certaine tristesse contrarie le plaisir de la
contemplation. Car saint Paul écrit (2 Co 7, 10) : "La tristesse selon
Dieu produit un repentir salutaire qu'on ne regrette pas." Or se tourner
vers Dieu relève de la raison supérieure, dont l'office est de vaquer à la
contemplation, d'après saint Augustin. Donc la tristesse s'oppose au plaisir de
la contemplation.
2. Les effets des contraires sont eux-mêmes contraires. Donc,
si la contemplation de l'un des contraires est source de plaisir, celle de
l'autre sera cause de tristesse.
3. L'objet du plaisir est le bien, et celui de la tristesse,
le mal. Or la contemplation peut avoir raison de mal, selon ces mots du
Philosophe : "Il y a des choses auxquelles il n'est pas bon de
penser." Ainsi donc il existe une tristesse qui peut être contraire au
plaisir de contempler.
4. Toute activité qui ne rencontre pas d'obstacle est cause de
plaisir, dit Aristote. Or l'activité contemplative peut être empêchée de
multiples façons, elle peut être totalement supprimée, ou se faire avec
difficulté. Donc il peut y avoir dans la contemplation une tristesse contraire
au plaisir.
5. L'affliction de la chair est cause de tristesse. Or, comme
il est écrit (Qo 12, 12) : "La méditation fréquente est affliction pour la
chair." La contemplation comporte donc une tristesse contraire au plaisir.
Cependant :
Il est dit dans la
Sagesse (8, 16) : "Sa société (celle de la sagesse) ne cause pas
d'amertume, ni son commerce, d'ennui, mais l'allégresse et la joie." Or la
société de la sagesse et son commerce consistent dans la contemplation. Il
n'existe donc pas de tristesse qui soit contraire à la joie de la
contemplation.
Conclusion :
Le plaisir de la
contemplation peut s'entendre en un double sens. D'abord en ce sens que la
contemplation est cause du plaisir, (de par) son objet. Ainsi le plaisir ne
porte pas sur la contemplation elle-même, mais sur la réalité contemplée. Or il
arrive que l'on contemple quelque chose qui nuit et qui afflige, comme aussi
quelque chose qui plaît et qui délecte. Si l'on prend en ce sens le plaisir de
la contemplation, rien n'empêche qu'une tristesse lui soit contraire.
Mais on peut
parler du plaisir de la contemplation en ce sens que celle-ci est à la fois
l'objet et la cause du plaisir : ainsi quand on se réjouit du fait même de
contempler. En ce sens, dit saint Grégoire de Nysse : "Aucune tristesse ne
s'oppose au plaisir qui vient de la contemplation" ; et Aristote affirme
la même chose à différentes reprises.
Toutefois, il faut
entendre cela des choses en soi. La raison en est que la tristesse s'oppose, de
soi, au plaisir qui porte sur l'objet contraire, comme la tristesse produite
par le froid est contraire au plaisir que cause la chaleur. Or il n'y a rien de
contraire à l'objet de la contemplation, car les essences des contraires, en
tant que saisies par l'esprit, ne sont pas contraires entre elles, puisque,
justement, un contraire est la raison de connaître l'autre. Par conséquent, à
considérer les choses en soi, il ne peut y avoir de tristesse qui soit
contraire au plaisir de la contemplation.
Ce plaisir n'a pas
non plus de tristesse qui lui soit attachée, comme dans les plaisirs sensibles
qui servent de remèdes à certaines afflictions. C'est ainsi que l'on a plaisir
à boire quand on souffre de la soif, mais le plaisir cesse quand la soif est
étanchée. En effet, le plaisir de la contemplation ne vient pas de ce qu'elle
exclut quelque ennui, mais de ce qu'elle est délectable en elle-même ; car elle
ne consiste pas dans une génération mais dans une opération parfaite, nous
l'avons dit.
La tristesse peut
se mêler accidentellement au plaisir de connaître. Et cela pour deux raisons :
du côté de l'organe, et à cause des obstacles à la connaissance. Du côté de
l'organe, la tristesse ou la douleur se mêle à la connaissance directement dans
les facultés de perception sensible, lesquelles ont un organe corporel ; ou
bien parce que l'objet du sens est contraire à l'équilibre normal de l'organe,
comme lorsqu'on goûte un aliment amer ou que l'on sent une odeur fétide ; ou
bien à cause de la présence trop insistante d'un objet sensible pourtant
proportionné qui à la longue excède les capacités naturelles comme nous l'avons
dit récemment, et finit par rendre odieuse la perception qui était d'abord
délectable. - Ces deux cas ne peuvent se présenter directement dans la
contemplation de l'esprit, car l'esprit n'a pas d'organe corporel. C'est
pourquoi le texte de la Sagesse que nous avons cité peut dire que la
contemplation de l'esprit n'a ni amertume ni ennui. Cependant, parce que
l'esprit humain doit utiliser les facultés sensibles de perception, dont
l'exercice amène la fatigue, une certaine affliction ou douleur se mêle
indirectement à la contemplation.
Mais la tristesse
liée par accident à la contemplation n'est contraire à sa joie en aucune de ces
deux manières. Car la tristesse qui vient des obstacles à la contemplation
n'est pas contraire à sa délectation ; elle est plutôt en affinité et en
harmonie avec elle, comme nous l'avons montré. Quant à la tristesse ou
affliction produite par la fatigue corporelle, elle n'est pas du même genre,
elle est donc absolument disparate. Il apparaît ainsi avec évidence qu'à la
délectation née de la contemplation elle-même ne s'oppose aucune tristesse, et
que nulle tristesse ne l'accompagne, sinon par accident.
Solutions :
1. Cette tristesse selon Dieu n'a pas pour objet la
contemplation elle-même, mais une réalité que l'esprit contemple : le péché,
qu'il envisage comme contraire à l'amour de Dieu.
2. Les choses qui sont contraires dans la réalité ne le sont
pas dans l'esprit. Car les notions des contraires ne sont pas contraires entre
elles ; un contraire est plutôt la raison de connaître l'autre. C'est pourquoi
il n'y a qu'une science pour les contraires.
3. La contemplation n'est jamais mauvaise en elle-même,
n'étant autre que la contemplation de la vérité, qui est le bien de
l'intelligence. Elle ne peut l'être que par accident, en ce sens que la contemplation
d'une chose médiocre empêche celle d'un objet plus relevé ; ou bien, du côté de
la chose contemplée, parce que l'appétit s'y attache de façon désordonnée.
4. La tristesse qui vient des obstacles à la contemplation
n'est pas contraire à la délectation de contempler, mais lui est apparentée,
nous venons de le dire.
5. L'affliction de la chair n'a qu'un rapport accidentel et
indirect avec la contemplation de l'esprit, nous venons de le dire.
Objections :
1. Il semble bien que oui, car d'après saint Augustin :
"Tout homme fuit la douleur plus qu'il ne recherche le plaisir." Or,
un point sur lequel tout le monde est d'accord apparaît comme un fait de
nature. Donc il est naturel et juste de fuir la tristesse plus que de
rechercher le plaisir.
2. L'action d'un contraire rend le mouvement plus rapide et
plus intense : ainsi "l'eau chaude se congèle plus vite et plus
fortement", dit Aristote. Or on fuit la tristesse parce que son objet
contrarie notre volonté ; tandis que l'appétit du plaisir n'est causé par rien
de contraire, mais plutôt parce que l'objet du plaisir est à notre convenance.
La fuite de la tristesse est donc plus vive que l'appétit du plaisir.
3. Celui qui résiste selon la raison à la passion la plus
forte est l'homme le plus digne de louange et le plus vertueux, car "la
vertu s'exerce en ce qui est difficile et bon", comme on le voit dans
l'Éthique. Or l'homme fort qui résiste au mouvement de fuite à l'égard de la
douleur est plus vertueux que le tempérant qui résiste à l'attrait du plaisir :
le Philosophe dit en effet que "les forts et les justes sont les plus
honorés". Donc le mouvement de fuite à l'égard de la tristesse est plus véhément
que celui de l'appétit du plaisir.
Cependant :
Le bien est plus
fort que le mal, comme le montre Denys. Or le plaisir est désirable à cause du
bien, qui est son objet, tandis que la fuite de la tristesse est causée par le
mal. Donc l'appétit du plaisir est plus fort que la fuite de la tristesse.
Conclusion :
A proprement
parler et par soi, le désir du plaisir est plus fort que la fuite de la
tristesse. La raison en est que la cause du plaisir est le bien qui nous
convient ; la cause de la douleur ou tristesse est un mal qui nous contrarie.
Or il arrive qu'un bien agrée sans aucune dissonance, mais il ne peut exister
un mal total, qui contrarie sans agréer en quoi que ce soit. Aussi le plaisir
peut-il être entier et parfait ; la tristesse est toujours partielle. Par
suite, l'appétit du plaisir est naturellement plus grand que la fuite de la
tristesse. Voici une autre raison : le bien, objet du plaisir, est désiré pour
lui-même, tandis que le mal, objet de la tristesse, est cause d'éloignement en
ce qu'il prive d'un bien. Or ce qui existe par soi l'emporte sur ce qui existe
par un autre. - On découvre un signe de cette vérité dans les mouvements
naturels. En effet, tout mouvement naturel est plus intense à la fin, quand il
approche du terme qui convient à sa nature, qu'au commencement, quand il
s'éloigne du terme qui ne lui convient pas ; comme si la nature tendait plus
fortement vers ce qui lui convient qu'elle ne fuit ce qui lui est contraire.
Aussi l'inclination de la puissance appétitive, à proprement parler et de soi,
tend-elle vers le plaisir avec plus d'intensité qu'elle ne fuit la tristesse.
Cependant il
arrive par accident que l'on fuie la tristesse plus qu'on ne désire le plaisir.
Et cela, pour trois raisons :
1° En raison de la
connaissance. Saint Augustin fait remarquer que "l'on sent davantage
l'amour, lorsque la privation le fait connaître". Or la tristesse naît de
la privation de ce qu'on aime, soit que l'on ait perdu un bien aimé, soit que
l'on subisse l'assaut d'un mal contraire. Mais le plaisir n'implique pas de
privation, car il est repos dans la possession du bien que l'on aime. Donc,
puisque l'amour est cause et de plaisir et de tristesse, on fuira d'autant plus
la tristesse que l'amour est rendu plus sensible par ce qui le contrarie.
2° A considérer la
cause de la tristesse ou de la douleur, si elle s'oppose à un bien plus aimé
que celui où nous trouvons du plaisir. En effet, nous préférons l'équilibre
naturel de notre corps au plaisir de la nourriture. C'est pourquoi, par crainte
de la douleur venant des châtiments corporels qui s'opposent au bon équilibre
du corps, nous abandonnons des plaisirs comme ceux de la table.
3° A considérer
l'effet : en tant que la tristesse n'empêche pas seulement un plaisir, mais
tous les plaisirs.
Solutions :
1. Cette parole de saint Augustin : "On fuit la douleur
plus qu'on ne recherche le plaisir" est vraie par accident, mais non
essentiellement. Cela ressort de ce qu'il dit ensuite : "Nous voyons
parfois les bêtes, même les plus féroces, s'abstenir des plus grands plaisirs
par crainte de la douleur", laquelle est contraire à la vie, aimée
par-dessus tout.
2. Il en va différemment pour le mouvement qui vient de
l'intérieur, et pour celui qui vient de l'extérieur. Le premier tend vers ce
qui convient plus intensément qu'il ne fuit son contraire, comme nous l'avons
dit tout à l'heure du mouvement naturel. Mais le mouvement dont le principe est
extérieur s'intensifie par sa contrariété même, car tout être s'efforce de
résister comme il peut à ce qui lui est contraire, de même qu'il lutte pour sa
propre conservation. C'est pourquoi le mouvement qui fait violence à la nature
est plus intense au début, et se ralentit à la fin. - Or, le mouvement de la
partie appétitive procède de l'intérieur, puisqu'il va de l'âme aux choses. Et
donc, essentiellement, on désire le plaisir plus qu'on ne fuit la tristesse.
Quant au mouvement de la partie sensitive, il vient de l'extérieur, puisqu'il
va des choses à l'âme. C'est pourquoi l'on perçoit mieux ce qui est plus contraire.
Et ainsi encore, par accident, en tant que la perception sensible est requise
pour le plaisir et la tristesse, On fuit cette dernière plus qu'on ne recherche
le plaisir.
3. On ne loue pas l'homme fort d'avoir dominé par la raison
une douleur ou tristesse quelconque, mais celle qui se rencontre dans des
périls mortels. Cette tristesse, on la fuit plus qu'on ne recherche les
plaisirs de la table ou de l'amour, qui relèvent de la tempérance ; de même on
préfère la vie à la nourriture ou à l'union charnelle. Mais on loue davantage
l'homme tempérant de ne pas rechercher les plaisirs du toucher que de ne pas
fuir les tristesses contraires, comme on le voit dans l'Éthique.
Objections :
1. Il le semble bien, car la douleur extérieure est causée par
ce qui nuit au bon état du corps, dans lequel réside la vie ; la douleur
intérieure est causée par la représentation du mal. Puisque nous aimons la vie
plus qu'un bien imaginé, il semble, d'après ce qui précède, que la douleur
extérieure soit plus grande que la douleur intérieure.
2. La réalité touche plus que son image. Or la douleur
extérieure provient de la conjonction réelle avec son contraire, tandis que la
douleur intérieure vient de ce qu'on perçoit l'image d'un contraire. La douleur
extérieure est donc plus grande que la douleur intérieure.
3. On connaît la cause par ses effets. Or la douleur
extérieure a des effets plus puissants, car l'homme meurt plus facilement du
fait de douleurs extérieures que d'une douleur intérieure. Donc la douleur
extérieure est plus forte, et on la fuit davantage.
Cependant :
Il est écrit dans
l'Ecclésiastique (25, 17 Vg) : "La pire blessure est la tristesse du
coeur, et rien n'est pire qu'une femme méchante." Donc, de même que la
méchanceté de la femme est la pire de toutes, d'après ce texte, de même la
tristesse du coeur l'emporte sur toute blessure extérieure.
Conclusion :
La douleur
intérieure et la douleur extérieure ont un point commun, mais présentent deux
différences. Leur point commun, c'est que toutes deux sont, comme nous l'avons
dit, un mouvement de la faculté appétitive. Mais elles diffèrent quant aux deux
conditions qui sont requises pour la tristesse et pour le plaisir : la cause,
qui est le bien ou le mal lié à ce mouvement ; et la perception de ce bien ou
de ce mal. En effet, la cause de la douleur extérieure est le mal conjoint qui
contrarie le corps ; la cause de la douleur intérieure est le mal conjoint qui
contrarie l'appétit. De plus, la douleur extérieure est consécutive à la
perception des sens, et spécialement du toucher ; la douleur intérieure est
consécutive à l'appréhension intérieure, celle de l'imagination ou même de la
raison.
Donc, si nous
comparons la cause de la douleur intérieure à celle de la douleur extérieure,
on voit que la douleur intérieure se réfère de soi à l'appétit dans lequel
résident l'une et l'autre douleur ; la douleur extérieure ne s'y réfère que par
un intermédiaire. Car la douleur intérieure se produit parce qu'une chose
s'oppose à l'appétit lui-même ; la douleur extérieure, parce qu'une chose
s'oppose à l'appétit en raison de son opposition au corps. Or ce qui est par
soi l'emporte toujours sur ce qui est par un autre. Et donc, de ce côté, la
douleur intérieure l'emporte sur la douleur extérieure. Elle l'emporte aussi du
côté de la perception, car l'imagination et la raison perçoivent plus
profondément que le sens du toucher. - Par conséquent, à parler absolument et
essentiellement, la douleur intérieure l'emporte sur la douleur extérieure.
Nous en avons pour signe que l'on prend volontiers sur soi des douleurs
extérieures pour éviter une douleur intérieure. Et dans la mesure où la douleur
extérieure ne s'oppose pas à l'appétit intérieur, elle devient, d'une certaine
façon, délectable et joyeuse par la joie intérieure.
Il arrive
toutefois que la douleur extérieure soit accompagnée de douleur intérieure, et
alors la douleur augmente. Car non seulement la douleur intérieure est plus
grande que l'extérieure, mais elle est aussi plus universelle. Tout ce qui
s'oppose au corps peut s'opposer à l'appétit intérieur, et tout ce que le sens
perçoit peut être atteint par l'imagination et par la raison ; mais l'inverse
n'est pas vrai. C'est pourquoi il est dit expressément dans le texte
scripturaire allégué : "La pire blessure est la blessure du coeur",
parce que les douleurs des blessures extérieures sont englobées dans la
tristesse intérieure du coeur.
Solutions :
1. La douleur intérieure peut porter aussi sur ce qui est
contraire à la vie. De sorte que l'on ne doit pas comparer la douleur
extérieure selon les divers maux qui causent la douleur, mais selon la
diversité de relation entre l'appétit et cette cause de douleur.
2. La tristesse intérieure n'a pas pour cause la
représentation de l'objet ; car on ne s'attriste pas antérieurement de la
représentation elle-même, mais de l'objet qu'elle représente. Et cet objet est
perçu d'autant plus parfaitement par une représentation que celle-ci est plus
immatérielle et plus abstraite. Et c'est pourquoi la douleur intérieure, à
parler formellement, est plus grande, étant relative à un plus grand mal, et
cela parce que le mal est mieux connu par l'appréhension intérieure.
3. La douleur extérieure produit de plus grandes modifications
corporelles pour deux raisons : parce que la cause de la douleur extérieure est
un élément destructeur uni au corps, ce qui est exigé par la perception du
toucher ; et aussi parce que le sens extérieur est plus corporel que le sens
intérieur, comme l'appétit sensible est plus corporel que l'appétit
intellectuel. C'est pour cela, avons-nous dit, que le corps est modifié
davantage par le mouvement de l'appétit sensitif. Et de même il est modifié par
la douleur extérieure plus que par la douleur intérieure.
Objections :
1. Il semble que saint Jean Damascène énumère maladroitement
quatre espèces de tristesse : l'acédie, l'accablement (ou anxiété, d'après saint
Grégoire de Nysse), la miséricorde et l'envie. En effet, la tristesse est
opposée au plaisir, et pourtant on ne distingue pas d'espèces dans le plaisir.
Donc il n'y a pas à attribuer des espèces à la tristesse.
2. Le regret est une espèce de tristesse, et de même,
l'indignation et la jalousie, dit Aristote. Or elles ne figurent pas dans les
espèces en question ; cette division n'est donc pas complète.
3. Toute division doit se faire par termes opposés. Or ces
quatre espèces ne sont pas opposées l'une à l'autre. D'après saint Grégoire en
effet "l'acédie est une tristesse qui coupe la parole ; l'anxiété, une
tristesse qui appesantit ; l'envie, une tristesse du bien d'autrui ; la
miséricorde, une tristesse du mal d'autrui". Or il arrive qu'on s'attriste
et du mal et du bien d'autrui, et qu'en même temps on se sente le coeur lourd,
et que la voix vous manque. Cette division n'est donc pas appropriée.
Cependant :
Elle a pour elle
deux autorités, celle de saint Grégoire de Nysse et celle de saint Jean
Damascène.
Conclusion :
La raison d'espèce
se réalise par addition au genre. Or on peut ajouter au genre de deux manières.
D'abord, en ajoutant ce qui, de soi, lui appartient et est contenu
virtuellement en lui : c'est ainsi qu'on ajoute raisonnable à animal. Une telle
addition constitue les véritables espèces d'un genre, comme on le voit dans la
Métaphysique d'Aristote. - On peut encore ajouter au genre quelque chose
d'étranger à son essence : comme si, à animal, on ajoutait blanc ou quelque
chose de semblable. Une telle addition ne forme pas de véritables espèces de
genre au sens où l'on parle couramment de genre et d'espèce. Parfois cependant
une chose est appelée espèce d'un genre en ce sens qu'elle contient un élément
étranger à quoi l'on applique la notion de genre ; ainsi le charbon et la
flamme sont appelés des espèces de feu par application de la nature du feu à
une matière étrangère. Selon la même manière de parler, l'astronomie et la
science de la perspective sont dites des espèces de mathématique, en ce sens
que les principes mathématiques y sont appliqués à une matière d'ordre
physique.
C'est selon cette
manière de parler que sont distribuées ici les espèces de tristesse, par
application de la raison de tristesse à un élément extrinsèque. Celui-ci peut
se prendre du côté de la cause, de l'objet, ou du côté de l'effet. L'objet
propre de la tristesse est le mal personnel du sujet. De sorte que l'objet
extrinsèque de la tristesse peut être pris selon l'un de ces deux termes
seulement : c'est un mal, mais non le mal du sujet ; et nous avons ainsi la
miséricorde, qui est la tristesse du mal d'autrui, considéré cependant comme un
mal personnel. - Ou bien, selon les deux termes, si la tristesse ne porte pas
sur le mal du sujet, ni même sur le mal, mais sur le bien d'autrui, tenu
cependant pour le propre mal du sujet : à ce titre nous avons l'envie. -
L'effet propre de la tristesse consiste en ce que l'appétit est poussé à fuir.
Aussi l'élément étranger par rapport à l'effet de la tristesse pourra alors
être pris quant à l'un des termes seulement, en ce sens que la fuite devient
impossible : et nous aurons l'anxiété qui appesantit tellement l'âme qu'elle ne
voit plus où fuir, aussi bien l'appelle-t-on d'un autre nom : l'angoisse. Si
cet appesantissement va jusqu'à paralyser les membres extérieurs et les
empêcher d'agir - ce qui constitue l'acédie - l'élément extrinsèque se
vérifiera par rapport aux deux termes, car il n'y aura de fuite ni en réalité
ni en désir. On parle spécialement de la suppression de la voix dans l'acédie,
parce que la voix, plus que tous les mouvements extérieurs, exprime la pensée
et les sentiments, non seulement chez les hommes, mais aussi chez les animaux,
comme il est dit dans la Politique.
Solutions :
1. Le plaisir a pour cause le bien, qui ne se dit que d'une
seule manière. C'est pourquoi il n'y a pas d'espèces de plaisir, comme il y en
a pour la tristesse, car celle-ci est causée par le mal qui "se produit de
multiple manières", selon le mot de Denys.
2. Le regret porte sur le mal personnel du sujet, qui est, de
soi, l'objet de la tristesse. Elle n'appartient donc pas aux espèces
considérées. - Quant à la jalousie et à l'indignation, elles sont comprises
sous l'envie, comme nous le verrons.
3. Cette division n'est pas déterminée selon l'opposition des
espèces, mais selon la diversité des éléments extérieurs auxquels s'applique la
notion de tristesse, nous venons de le dire.
1. La cause de
la douleur est-elle le bien perdu, ou plutôt le mal conjoint ? - 2. La
convoitise est-elle cause de douleur ? - 3. L'appétit de l'unité ? - 4. Le
pouvoir auquel on ne peut résister ?
Objections :
1. C'est plutôt le bien perdu, semble-t-il, car saint Augustin
dit que la douleur vient de la perte des biens temporels. Donc, pour la même
raison, toute douleur a pour cause la perte d'un bien.
2. Nous avons dit que la douleur, qui est contraire au
plaisir, porte sur le même objet que lui. Or le plaisir a le bien pour objet,
nous l'avons dit. La douleur vient donc principalement de la perte du bien.
3. L'amour, d'après saint Augustin, est cause de la tristesse,
comme aussi de toutes les autres affections de l'âme. Or l'objet de l'amour est
le bien. Donc la douleur ou tristesse regarde le bien perdu plutôt que le mal
conjoint.
Cependant :
Saint Jean
Damascène dit que "le mal auquel on s'attend provoque la crainte le mal
présent, la tristesse".
Conclusion :
Si les privations
étaient dans l'appréhension de l'âme ce qu'elles sont dans la réalité, cette
question paraîtrait sans importance. En effet, le mal, comme nous l'avons vu
dans la première Partie, est la privation du bien ; or la privation, dans la
réalité des choses, n'est rien d'autre que le manque de la possession opposée ;
de sorte que ce serait la même chose de s'attrister du bien perdu et du mal
présent. Mais la tristesse est un mouvement de l'appétit consécutif à une
connaissance. Or, la privation elle-même se présente à l'esprit comme un
certain être, si bien qu'on l'appelle "être de raison". Ainsi le mal,
étant une privation, se comporte comme un contraire. Et par suite, ce n'est pas
la même chose, eu égard au mouvement de l'appétit, de se demander s'il regarde
principalement le mal conjoint ou le bien perdu.
Et parce que le
mouvement de l'appétit sensible joue, dans les opérations de l'âme, le même
rôle que les mouvements naturels dans les choses de la nature, l'observation de
tels mouvements peut nous faire trouver la vérité. Considérons, en effet, dans
les mouvements naturels, l'approche et l'éloignement ; l'approche regarde
essentiellement ce qui convient à la nature ; l'éloignement regarde
essentiellement ce qui lui est contraire : c'est ainsi que, par lui-même, le
corps lourd s'éloigne d'un lieu élevé et s'approche, en vertu de sa nature, du
lieu inférieur. Mais si nous considérons la cause de ces deux mouvements, qui
est la pesanteur, celle-ci incline vers le lieu inférieur plutôt qu'elle
n'éloigne du lieu élevé ; ce qu'elle ne fait que pour tendre vers le bas.
Ainsi donc, la
tristesse, dans les mouvements de l'appétit, se présente par mode de fuite ou
d'éloignement, et le plaisir par mode de poursuite ou d'approche. C'est
pourquoi, de même que le plaisir regarde d'abord le bien possédé comme son
objet propre, de même la tristesse regarde le mal conjoint à titre premier.
Mais la cause du plaisir et de la tristesse, qui est l'amour, regarde le bien
avant de regarder le mal. Ainsi donc, en ce sens où l'objet est cause de la
passion, le mal conjoint est plus proprement cause de la tristesse ou de la
douleur que le bien perdu.
Solutions :
1. La perte du bien elle-même est appréhendée sous la raison
de mal, comme la cessation du mal est appréhendée sous la raison de bien. C'est
pour cela que saint Augustin dit que la douleur vient de la perte des biens
temporels.
2. Le plaisir et la douleur qui lui est contraire regardent le
même objet, mais sous une raison contraire, car le plaisir implique la présence
d'une chose, et la tristesse, son absence. Or dans l'un des contraires est
incluse la privation de l'autre, comme on le voit dans la Métaphysique. De là
vient que la tristesse, qui porte sur un contraire, porte en un sens sur la
même chose, mais sous une raison contraire.
3. Lorsque plusieurs mouvements procèdent de la même cause, il
n'est pas nécessaire que tous regardent principalement ce que la cause regarde
ainsi - sauf le premier. Chacun des autres regarde plus spécialement ce qui lui
convient selon sa raison propre.
Objections :
1. Il ne semble pas que la convoitise soit cause de douleur.
Car la tristesse concerne essentiellement le mal, nous venons de le dire. Or,
la convoitise est un mouvement de l'appétit vers le bien. D'autre part, le
mouvement vers l'un des contraires n'est pas cause du mouvement qui concerne
l'autre. Donc la convoitise n'est pas cause de douleur.
2. La douleur, d'après saint Jean Damascène, a pour objet le
présent, tandis que la convoitise porte sur le futur. Donc la convoitise ne
cause pas la douleur.
3. Ce qui est essentiellement délectable ne cause pas de douleur.
Or la convoitise est essentiellement délectable, selon la remarque du
Philosophe. Elle n'est donc pas cause de douleur ou de tristesse.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Lorsque s'introduisent en nous l'ignorance de ce qu'il faut
faire et la convoitise de ce qui fait du mal, l'erreur et la douleur se
glissent à leur suite." Or l'ignorance est cause d'erreur ; donc la
convoitise est cause de douleur.
Conclusion :
La tristesse est
un mouvement de l'appétit sensible. Or le mouvement de cet appétit ressemble,
avons-nous dit, à l'appétit naturel. On peut assigner deux causes à celui-ci :
l'une par mode de fin ; l'autre, en vertu du principe du mouvement. Ainsi la
cause, par mode de fin, de la chute d'un corps lourd est le lieu inférieur ; le
principe du mouvement est l'inclination naturelle venant de la pesanteur.
Or la cause du
mouvement de l'appétit par mode de fin, c'est son objet. Ainsi, nous l'avons
dit plus haut, la cause de la douleur ou de la tristesse est le mal conjoint.
La cause, par manière de principe à l'origine d'un tel mouvement, est
l'inclination intérieure de l'appétit. Celui-ci est incliné premièrement vers
le bien, et, par voie de conséquence, à répudier le mal contraire. C'est
pourquoi le premier principe de ce mouvement de l'appétit est l'amour, qui est
la première inclination de l'appétit à poursuivre le bien ; le second principe
est la haine, qui est la première inclination de l'appétit à fuir le mal. Mais
parce que la convoitise ou cupidité est le premier effet de l'amour, en lequel
nous trouvons le plus de plaisir, comme nous l'avons vu plus haut, saint Augustin
parle souvent de cupidité ou de convoitise au lieu d'amour, nous l'avons dit
aussi. C'est en ce sens qu'il donne la convoitise comme cause universelle de la
douleur.
Mais la convoitise
elle-même, considérée selon sa raison propre, est parfois cause de douleur. En
effet, tout ce qui empêche un mouvement de parvenir à son terme est contraire à
ce mouvement. Et ce qui est contraire au mouvement de l'appétit produit de la
tristesse. Par voie de conséquence, la convoitise devient cause de tristesse en
tant que nous nous attristons du retard du bien désiré ou de sa disparition
complète. Mais elle ne peut être la cause universelle de la douleur, car nous
souffrons davantage de la perte des biens présents, qui nous donnent déjà du
plaisir, que des biens futurs que nous convoitons.
Solutions :
1. L'inclination de l'appétit à obtenir le bien est la cause
de l'inclination à fuir le mal, nous venons de le dire. C'est pour cela que les
mouvements de l'appétit qui regardent le bien sont donnés comme la cause des
mouvements de l'appétit qui regardent le mal.
2. Ce que nous désirons, bien que futur dans la réalité, est
cependant présent d'une certaine manière, en tant qu'objet d'espoir. - On peut
dire aussi - quoique le bien désiré soit futur, il y a cependant un obstacle
présent qui cause la douleur.
3. La convoitise est délectable tant qu'on garde l'espoir
d'atteindre ce qu'on désire. Mais lorsqu'un obstacle survient, qui enlève
l'espoir, la convoitise cause de la douleur.
Objections :
1. Il semble que non, car d'après le Philosophe "cette
opinion" - que la plénitude est cause de plaisir, et la séparation cause
de tristesse - "paraît viser les plaisirs et les tristesses qui se
rapportent à la nourriture". Or tout plaisir et toute tristesse ne sont
pas de cette sorte. L'appétit de l'unité n'est donc pas cause universelle de
douleur, puisque la plénitude ressortit à l'unité, et la séparation à la
multiplicité.
2. Toute séparation s'oppose à l'unité. Donc, si la douleur
venait du désir de l'unité, aucune séparation ne serait agréable. Ce qui est
manifestement faux quand il s'agit de se séparer de tout ce qu'on a de trop.
3. C'est pour la même raison que nous désirons la conjonction
avec le bien et l'éloignement du mal. Or, de même que la conjonction ressortit
à l'unité, puisque c'est une sorte d'union, ainsi la séparation est contraire à
l'unité. Donc le désir de l'unité ne doit, pas plus que le désir de la
séparation, être considéré comme cause de la douleur.
Cependant :
Saint Augustin
écrit "A la douleur qu'éprouvent les bêtes, on reconnaît assez, dans leur
manière de conduire et d'animer leur corps, combien les âmes sont avides de
l'unité. Qu'est-ce que la douleur, en effet, sinon un certain sens qui ne
supporte ni la division ni la destruction ?"
Conclusion :
L'appétit ou
l'amour de l'unité doit être considéré comme une cause de douleur de la même
manière que le désir ou cupidité du bien. En effet, le bien de toute chose
consiste en une certaine unité, selon que chaque chose tient unis en soi les
éléments de sa perfection ; c'est ainsi que les platoniciens affirmaient que
l'un était principe, comme le bien. Par suite, tout être désire naturellement
l'unité comme il désire la bonté. C'est pour cela que l'amour ou l'appétit de
l'unité est cause de douleur, comme l'amour ou l'appétit du bien.
Solutions :
1. Ce n'est pas n'importe quelle union qui accomplit la raison
de bien, mais seulement celle d'où dépend l'existence parfaite de la chose.
C'est pour cela aussi que le désir de n'importe quelle unité n'est pas cause de
douleur ou de tristesse, comme certains le pensaient. Dans le texte cité, le
Philosophe réfute cette opinion en disant que certaines plénitudes ne donnent
pas de plaisir ; ainsi ceux qui sont gavés de nourriture n'ont pas de plaisir à
manger. Une telle plénitude ou union s'opposerait à la perfection de l'être
plus qu'elle ne la constituerait. Aussi la douleur n'est-elle pas causée par le
désir de n'importe quelle unité, mais de celle qui constitue la perfection
voulue par la nature.
2. La séparation peut être agréable, ou bien parce qu'elle
supprime ce qui est contraire à la perfection de la chose, ou bien parce
qu'elle est accompagnée de quelque union, par exemple celle du sensible avec le
sens.
3. On désire la séparation d'avec ce qui nuit et détruit en
tant que cela supprime l'unité requise. Aussi l'appétit de cette séparation
n'est-elle pas la première cause de la douleur ; c'est plutôt le désir de
l'unité.
Objections :
1. Il semble qu'une puissance supérieure ne doive pas être
donnée comme une cause de douleur. Car ce qui appartient à la puissance d'une
cause agente n'est pas encore présent, mais futur. Or la douleur porte sur le
mal présent. Une puissance supérieure n'est donc pas cause de douleur.
2. La cause de la douleur, c'est le dommage produit. Or un
dommage peut être causé aussi par un pouvoir inférieur. On ne doit donc pas
dire qu'un pouvoir supérieur est cause de douleur.
3. Les causes des mouvements de l'appétit sont les
inclinations intérieures de l'âme. Or la puissance supérieure est quelque chose
d'extérieur. Elle n'est donc pas cause de la douleur.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Dans l'âme, ce qui cause la douleur, c'est la volonté qui résiste
à un pouvoir supérieur ; dans le corps, c'est le sens qui résiste à un corps
plus puissant."
Conclusion :
Le mal conjoint,
avons-nous dit, est cause de douleur ou de tristesse par manière d'objet. Ce
qui est cause de la conjonction avec le mal doit donc être considéré comme
cause de douleur ou de tristesse. Or, il est manifestement contraire à
l'inclination de l'appétit d'être lié à un mal présentement. Mais ce qui est
contraire à l'inclination d'un être ne lui arrive jamais que par l'action d'un
être plus fort. C'est pourquoi saint Augustin affirme qu'un pouvoir supérieur
est cause de douleur.
Il faut savoir
pourtant que si le pouvoir plus fort s'accroît tellement qu'il transforme
l'inclination contraire en inclination propre, il n'y aura plus opposition ou
violence ; c'est ce qui arrive quand un agent plus fort, par la désagrégation
d'un corps lourd, lui enlève l'inclination qui le faisait tendre vers le bas.
Alors, d'être porté vers le haut ne lui est plus violent, mais naturel. Ainsi
donc, si un pouvoir supérieur s'accroît à ce point qu'il supprime l'inclination
de la volonté ou de l'appétit sensible, il n'est pas source de douleur ou de
tristesse ; cela n'arrive que lorsque persiste l'inclination contraire de
l'appétit. C'est ce qui fait dire à saint Augustin que la volonté "qui
résiste à un pouvoir supérieur est cause de douleur". En effet, si elle ne
résistait pas, mais cédait en consentant, il n'y aurait pas douleur mais
plaisir.
Solutions :
1. Un pouvoir supérieur est cause de douleur, non pas en tant
qu'il est actif en puissance, mais en tant qu'il est actif en acte,
c'est-à-dire quand il opère effectivement la conjonction avec le mal
destructeur.
2. Rien n'empêche un pouvoir qui n'est pas supérieur purement
et simplement de l'être sous un certain rapport. Et comme tel, il peut nuire.
Mais s'il n'était supérieur en rien, il ne pourrait nuire d'aucune façon. Aussi
ne pourrait-il être cause de douleur.
3. Les agents extérieurs peuvent être cause de l'appétit en
tant qu'ils réalisent la présence de l'objet. C'est en ce sens qu'un pouvoir
plus grand est cause de douleur.
1. La douleur
supprime-t-elle la faculté d'apprendre ? - 2. L'accablement de l'esprit est-il
un effet de la tristesse ou douleur ? - 3. La tristesse ou douleur
affaiblit-elle toute activité ? - 4. La tristesse nuit-elle au corps plus que
les autres passions de l'âme ?
Objections :
1. Il semble que non, puisqu'il est écrit dans Isaïe (26, 9) :
"Lorsque tu rendras tes jugements sur la terre, tous les habitants du
monde apprendront la justice." Et plus loin (v. 16 Vg) : "Dans la
tribulation qui les faisait murmurer, tu les as instruits." Or les jugements
de Dieu et la tribulation engendrent douleur ou tristesse dans le coeur des
hommes. Donc la douleur ne supprime pas mais plutôt accroît la faculté
d'apprendre.
2. Isaïe dit encore (28, 9) "A qui enseignera-t-il la
science ? Et à qui fera-t-il comprendre la leçon ? A des enfants à peine
sevrés, à peine éloignés de la mamelle", c'est-à-dire des plaisirs. Or
c'est surtout la douleur et la tristesse qui chassent les plaisirs : la
tristesse, en effet, rend impossible tout plaisir, dit Aristote ; et dans
l'Ecclésiastique (11, 27) il est écrit que "une heure de misère fait
oublier les plus grandes jouissances". La douleur ne supprime donc pas
mais donne plutôt la faculté d'apprendre.
3. La tristesse intérieure l'emporte sur la douleur
extérieure, nous l'avons vu. Or, l'homme qui est dans la tristesse peut encore
apprendre. A plus forte raison le peut-il dans la douleur corporelle.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "J'étais torturé ces derniers jours par un mal de dents très
douloureux, et je ne pouvais bien réfléchir sinon à des connaissances
antérieures. Mais j'étais absolument incapable d'apprendre du nouveau : il
m'aurait fallu pour cela toutes les forces de mon esprit."
Conclusion :
Parce que toutes
les puissances s'enracinent dans la même essence de l'âme, lorsque la vigueur
de celle-ci est violemment sollicitée par l'activité d'une puissance, elle se
dérobe nécessairement à l'activité d'une autre, car une même âme ne peut avoir
qu'un seul objectif. C'est pourquoi, si un seul but concentre sur lui toute la
vigueur de l'âme, ou sa plus grande part, il ne tolère pas à côté de lui
quelque chose qui demande beaucoup d'attention.
Or, il est évident
que la douleur sensible absorbe très fortement le dynamisme de l'âme parce que,
par nature, chaque être tend de toutes ses forces à repousser ce qui lui est
contraire, comme on le voit dans le monde de la nature. De même, il est évident
que pour apprendre quelque chose de nouveau, il faut de l'étude et des efforts
avec beaucoup d'application, comme on le voit par ce texte des Proverbes (2, 4)
: "Si tu cherches la Sagesse comme de l'argent, et si tu la creuses comme
pour découvrir un trésor, alors tu trouveras la connaissance." De sorte
que si la douleur est intense, l'homme se trouve dans l'incapacité d'apprendre.
Et même, cette douleur peut devenir tellement vive que, pendant sa présence,
l'homme ne peut même pas fixer son esprit sur ses acquisitions antérieures. -
Toutefois les cas sont différents selon la diversité de l'amour qui porte à
apprendre ou à étudier, parce que plus cet amour est grand, plus il empêche le
dynamisme de l'esprit de s'abandonner complètement à la douleur.
Solutions :
1. Une tristesse modérée, qui empêche la dispersion de
l'esprit, peut aider à accueillir un enseignement, surtout si celui-ci nous
fait espérer la délivrance de notre tristesse. C'est de cette manière que,
"dans la tribulation qui fait murmurer", les hommes reçoivent mieux
l'enseignement de Dieu.
2. Aussi bien le plaisir que la douleur, dans la mesure où ils
absorbent le dynamisme de l'âme, empêchent l'exercice de la raison ; ainsi
lit-on dans l'Éthique "Il est impossible de réfléchir à quelque chose dans
la jouissance sexuelle." Cependant la douleur absorbe davantage le
dynamisme de l'âme que ne fait le plaisir. On voit aussi dans le monde de la
nature que l'action d'un corps est plus intense à l'égard de son contraire ;
l'eau échauffée subit davantage l'action du froid, au point qu'elle se congèle
avec plus de force. Donc, si la douleur ou tristesse est modérée, elle peut
accidentellement faciliter l'étude, en tant qu'elle supprime l'excès des
plaisirs. Mais, de soi, elle entrave l'étude et, si elle s'intensifie, elle
l'empêche totalement.
3. La douleur extérieure provient d'une lésion corporelle :
aussi est-elle, plus que la douleur intérieure, accompagnée d'une modification
organique. Cette douleur intérieure est cependant plus grande au point de vue
de l'élément formel de la douleur lequel relève de l'âme. C'est pourquoi la
douleur corporelle empêche davantage la contemplation, qui exige le calme parfait.
Et pourtant, même la douleur intérieure, quand elle devient intense, absorbe
tellement l'attention que l'on ne peut rien apprendre de nouveau. C'est cette
tristesse qui obligea saint Grégoire à interrompre ses commentaires sur
Ézéchiel.
Objections :
1. Il ne semble pas que l'accablement de l'esprit soit un
effet de la tristesse. Car l'Apôtre écrit (2 Co 7, 11) : "Voyez ce qu'elle
a produit chez vous, cette tristesse selon Dieu. Quel empressement ! Quelles
excuses ! Quelle indignation !" etc. Mais l'empressement et l'indignation
marquent un certain sursaut de l'esprit, qui s'oppose à l'accablement. Celui-ci
n'est donc pas un effet de la tristesse.
2. La tristesse s'oppose au plaisir. Or un effet du plaisir
est la dilatation, à laquelle s'oppose non pas l'accablement mais la
contraction. On ne doit donc pas considérer l'accablement comme un effet de la
tristesse.
3. La tristesse absorbe, selon l'Apôtre (2 Co 2, 7) "De
peur qu'un tel homme ne soit absorbé par une tristesse excessive." Or
celui qui est accablé n'est pas absorbé ; il est plutôt écrasé sous son fardeau
; mais ce qui est absorbé est enfermé dans ce qui l'absorbe. Donc l'accablement
ne doit pas être donné comme un effet de la tristesse.
Cependant :
Saint Grégoire de
Nysse et saint Jean Damascène parlent d'"une tristesse qui accable".
Conclusion :
Les effets des
passions de l'âme sont parfois désignés métaphoriquement par ressemblance avec
les corps sensibles, parce que les mouvements de l'appétit animal sont
semblables aux inclinations de l'appétit naturel. C'est ainsi que la ferveur
est attribuée à l'amour, la dilatation au plaisir, et l'accablement à la
tristesse. On dit en effet qu'un homme est accablé lorsqu'un poids entrave son
mouvement propre. Or il est clair, d'après ce que nous avons dit, que la
tristesse arrive à cause d'un mal présent. Celui-ci, du fait même qu'il
s'oppose au mouvement de la volonté, accable l'esprit en l'empêchant de jouir
de ce qu'il veut. Si la violence du mal qui attriste n'est pas assez forte pour
enlever tout espoir d'y échapper, bien que l'esprit soit accablé du fait qu'il
ne peut jouir présentement de ce qu'il veut, il garde encore cependant la
faculté de se mouvoir pour repousser le mal qui l'attriste. Mais si la violence
du mal s'accroît au point d'enlever tout espoir d'y échapper, alors, même le
mouvement intérieur de l'esprit angoissé est absolument empêché, si bien qu'il
n'a plus la force de se détourner d'un côté ou d'un autre. Et parfois c'est
jusqu'au mouvement extérieur du corps qui se trouve empêché : l'homme reste
alors immobile et frappé de stupeur.
Solutions :
1. Ce sursaut de l'âme est produit par la tristesse selon Dieu,
parce qu'une telle tristesse est accompagnée par l'espoir de voir ses péchés
pardonnés.
2. Pour ce qui regarde le mouvement de l'appétit, contraction
et accablement reviennent au même : du fait que l'esprit est accablé au point
de ne pouvoir se porter librement au-dehors, il se retire en lui-même comme
s'il se contractait.
3. On dit que la tristesse absorbe l'homme quand la violence
du mal affecte l'esprit si totalement qu'elle lui enlève tout espoir de
libération. Et ainsi elle accable et absorbe du même coup. Il y a en effet
certaines choses qui s'impliquent mutuellement quand on parle par métaphore,
alors qu'elles sont incompatibles si on les prend à la lettre.
Objections :
1. Il semble que la
tristesse n'empêche pas toute activité. En effet, l'empressement est un effet
de la tristesse, selon le texte de l'Apôtre cité à l’article précédent. Or cet
empressement aide à bien agir, comme on le voit par ce texte du même Apôtre (2
Tm 2, 15) : "Efforce-toi de te présenter à Dieu comme un ouvrier sans
reproche." La tristesse ne gêne donc pas l'activité, elle aide plutôt à
bien agir.
2. La tristesse provoque la convoitise chez beaucoup, dit
l'Éthique. Car la convoitise intensifie l'activité. Donc aussi la tristesse.
3. Certaines actions sont propres à ceux qui sont dans la joie
; d'autres, à ceux qui sont dans la tristesse, comme de pleurer. Or toute chose
s'accroît de ce qui lui convient. Il est donc des actions que la tristesse ne
gêne pas, qu'elle améliore, au contraire.
Cependant :
Le Philosophe dit
dans l'Éthique : "Le plaisir parachève l'action" et inversement
"la tristesse l'entrave".
Conclusion :
Nous avons déjà
dit que la tristesse n'accable pas toujours l'esprit ni ne l'absorbe au point
d'empêcher tout mouvement intérieur ou extérieur ; mais certains mouvements
sont quelquefois produits par la tristesse elle-même. L'action peut donc avoir
avec la tristesse un double rapport. D'abord, un rapport avec l'objet de la
tristesse. Dans ce cas la tristesse entrave toute activité, car jamais nous ne
faisons aussi bien ce que nous faisons avec tristesse que ce que nous faisons
avec plaisir, ou du moins sans tristesse. La raison en est que la volonté est
la cause de l'activité humaine, de sorte que si l'action se porte sur quelque
chose d'attristant, il arrive nécessairement qu'elle en est affaiblie.
L'action peut
aussi avoir rapport à la tristesse comme à son principe et sa cause. Une telle
action ne peut être qu'intensifiée du fait de la tristesse. C'est ainsi que
plus une chose nous attriste, plus on s'efforce de repousser cette tristesse,
pourvu que l'on garde l'espoir d'y parvenir ; autrement aucun mouvement, aucune
action ne sortirait de la tristesse.
Tout cela donne
réponse aux objections.
Objections :
1. Il ne semble pas, car la tristesse a une existence
spirituelle dans l'âme. Or les réalités purement spirituelles n'amènent pas de
modification corporelle, comme on le voit pour l'être intentionnel des
couleurs, qui est dans l'air mais ne colore aucun corps. Donc la tristesse ne
produit pas de nuisance corporelle.
2. Si la tristesse nuit au corps en quelque manière, c'est
seulement en tant qu'elle s'accompagne d'une modification organique. Or cette
modification existe pour toutes les passions de l'âme, on l'a dit précédemment.
La tristesse ne nuit donc pas au corps plus que les autres passions.
3. Le Philosophe écrit dans l'Éthique que "la colère et
les convoitises rendent fous certains hommes" : ce qui paraît être la plus
grave des nuisances, puisque la raison est ce qu'il y a de plus excellent dans
l'homme. Le désespoir aussi semble plus nocif que la tristesse, puisqu'il en
est cause. La tristesse ne nuit donc pas au corps plus que les autres passions.
Cependant :
Il est écrit dans
les Proverbes (17, 22) : "Coeur joyeux donne santé florissante ; esprit
attristé dessèche les os." Et encore (25, 20 Vg) : "Comme la teigne
abîme le vêtement, et le ver ronge le bois, ainsi la tristesse nuit au coeur de
l'homme." Et enfin dans l'Ecclésiastique (38, 18) : "La tristesse
fait accourir la mort."
Conclusion :
La tristesse, plus
que toutes les autres passions de l'âme, est nuisible au corps. La raison en
est que la tristesse est opposée à la vie humaine par la spécificité même de
son mouvement, et non seulement au point de vue de sa mesure ou de sa quantité
comme font les autres passions de l'âme. La vie humaine en effet consiste dans
une certaine motion qui, du coeur, se diffuse dans les autres membres ; cette
motion convient à la nature humaine selon une certaine mesure déterminée. Donc,
si elle vient à dépasser la mesure voulue, elle s'opposera à la vie humaine
selon sa quantité, non selon son caractère spécifique. Mais si le développement
de cette motion est empêché, la vie sera contrariée en ce qui la spécifie.
Or il faut
remarquer que, dans toutes les passions de l'âme, la modification corporelle,
qui est l'élément matériel, est conforme et proportionné au mouvement de
l'appétit, qui constitue, lui, l'élément formel ; comme en toutes choses, la
matière est proportionnée à la forme. Les passions de l'âme qui impliquent un
mouvement de l'appétit vers quelque chose à obtenir ne s'opposent donc pas au
mouvement vital selon leur espèce, mais elles peuvent s'opposer selon la
quantité ; ainsi l'amour, la joie, le désir, etc. C'est pourquoi ces passions,
à considérer leur espèce, profitent à la nature du corps, mais peuvent nuire
par leur excès. - Quant aux passions qui impliquent un mouvement de l'appétit
dans le sens de la fuite ou d'un certain retrait, elles s'opposent au mouvement
vital non seulement selon la quantité, mais aussi selon l'espèce du mouvement,
et à ce titre, elles nuisent purement et simplement ; ainsi la crainte et le
désespoir, et par-dessus tout la tristesse, qui accable l'âme en raison d'un
mal présent, qui impressionne plus fortement que le mal futur.
Solutions :
1. Parce que l'âme meut naturellement le corps, le mouvement
spirituel de l'âme cause naturellement la modification corporelle. Il n'en va
pas de même des "intentions" spirituelles, qui ne sont pas par nature
ordonnées à mouvoir d'autres corps, lesquels ne sont pas disposés par nature à
être mus par l'âme.
2. Les autres passions comportent une transmutation corporelle
conforme, selon le point vue spécifique, au mouvement vital : mais la tristesse
comporte une transmutation contraire, nous l'avons dit.
3. L'exercice de la raison est empêché par des causes plus
légères que celles qui détruisent la vie, puisque nous voyons que de nombreuses
maladies font perdre la raison, mais non la vie. Et pourtant la crainte et la
colère nuisent beaucoup au corps à cause de la tristesse qui s'y mêle et qui
vient de l'absence de ce qu'on désire. D'ailleurs la tristesse elle-même fait
perdre quelquefois la raison, comme on le voit chez ceux qui, sous le coup de
la douleur, tombent dans la dépression ou la folie.
1. La douleur
ou la tristesse est-elle atténuée par n'importe quel plaisir ? - 2. Par les
larmes ? - 3. Par la compassion de nos amis ? - 4. Par la contemplation de la
vérité ? - 5. Par le sommeil et par les bains ?
Objections :
1. Il semble que non, car le plaisir atténue la tristesse
uniquement parce qu'il lui est contraire. Car "les remèdes opèrent par les
contraires", dit l'Éthique. Or tout plaisir n'est pas contraire à toute
tristesse, nous l'avons vu plus haut. Ce n'est donc pas n'importe quel plaisir
qui atténue n'importe quelle tristesse.
2. Ce qui cause de la tristesse n'atténue pas la tristesse. Or
certains plaisirs causent de la tristesse, selon l'Éthique : "Le méchant
s'attriste d'avoir éprouvé du plaisir." Tout plaisir n'atténue donc pas la
tristesse.
3. Saint Augustin écrit dans ses Confessions qu'il quitta
lui-même sa patrie, où il avait eu l'habitude de converser avec son ami
maintenant disparu, "car ses yeux le cherchaient moins, là où il n'avait
pas coutume de le voir". On peut en déduire ceci : ce qui nous a fait
communier avec nos amis nous devient pénible maintenant que nous pleurons leur
mort ou leur absence. Or c'est surtout dans le plaisir que nous avons communié
avec eux. Les plaisirs eux-mêmes nous sont donc pénibles lorsque nous sommes
affligés. Et ainsi ce n'est pas n'importe quel plaisir qui atténue n'importe quelle
tristesse.
Cependant :
Le Philosophe dit
: "Le plaisir chasse la tristesse, qu'il lui soit contraire ou sans
rapport avec elle, pourvu qu'il soit fort."
Conclusion :
Comme il ressort
de ce que nous avons dit, le plaisir est un certain repos de l'appétit dans le
bien qui lui convient ; la tristesse, au contraire, a pour cause ce qui est
contraire à l'appétit. Ainsi le plaisir est-il à la tristesse, dans les
mouvements de l'appétit, ce que le repos est à la fatigue dans les mouvements
corporels, fatigue qui provient d’une transmutation non naturelle ; car la
tristesse elle-même implique une certaine fatigue ou maladie de la faculté
appétitive. Donc, de même que n'importe quel repos du corps porte remède à
n'importe quelle fatigue, provenant de n'importe quelle cause non naturelle,
ainsi tout plaisir est un remède qui atténue toute tristesse, quelle qu'en soit
l'origine.
Solutions :
1. Bien que tout plaisir ne soit pas contraire à toute
tristesse au point de vue spécifique, il l'est cependant au point de vue du
genre, nous l'avons dit. Et c'est pourquoi, à considérer les dispositions du
sujet, toute tristesse peut être atténuée par n'importe quel plaisir.
2. Les plaisirs des méchants ne leur causent pas de tristesse
sur le moment, mais plus tard, en ce sens qu'ils se repentent des maux qui leur
ont donné de la joie. Et c'est à cette tristesse que l'on remédie par des
plaisirs contraires.
3. Lorsque deux causes inclinent à des mouvements contraires,
toutes deux s'empêchent mutuellement ; et pourtant celle qui finit par vaincre
est la plus forte et la plus tenace. Or, chez celui qui s'attriste de ce qui
lui donnait du plaisir avec son ami, maintenant mort ou absent, il y a deux
causes qui poussent en sens contraire. Car la pensée de la mort ou de l'absence
incline à la douleur ; au contraire, le bien présent incline au plaisir. Ainsi
chacune de ces causes est freinée par l'autre. Néanmoins, parce que le
sentiment du présent est plus fort que le souvenir du passé, et l'amour de soi
demeure plus longtemps que l'amour d'autrui, finalement c'est le plaisir qui
chasse la tristesse. C'est pourquoi saint Augustin ajoute peu après que
"sa douleur cédait devant les mêmes plaisirs qu'autrefois".
Objections :
1. Non, sans doute, car nul effet ne diminue sa cause ; or les
larmes ou les gémissements sont l'effet de la tristesse.
2. Les larmes ou les gémissements sont l'effet de la
tristesse, comme le rire est l'effet de la joie. Mais le rire ne diminue pas la
joie. Donc les larmes n'atténuent pas la tristesse.
3. Quand on pleure, on se représente le mal qui nous attriste.
Mais cette image augmente la tristesse, comme celle d'une chose délectable
augmente la joie. Il semble donc que pleurer n'atténue pas la tristesse.
Cependant :
Saint Augustin
écrit dans ses Confessions que, lorsqu'il se désolait de la mort de son ami,
"il ne trouvait un peu de repos que dans les gémissements et les
larmes".
Conclusion :
Les larmes et les
gémissements atténuent naturellement la tristesse. Et cela pour une double
raison. - 1° Parce que tout ce qui nuit, si on le garde pour soi, est plus
affligeant parce que l'attention de l'âme s'y concentre davantage ; au
contraire, lorsqu'on l'extériorise, l'attention de l'âme se trouve en quelque
sorte dispersée au-dehors et la douleur intérieure en est diminuée. C'est
pourquoi, lorsque des hommes plongés dans la tristesse la manifestent par des
pleurs, des gémissements ou même des paroles, cette tristesse en est atténuée.
2° Parce que l'activité qui convient à l'homme selon sa disposition du moment
est toujours agréables. Or les larmes et les gémissements sont des actions qui
conviennent bien à celui qui est dans la tristesse ou la douleur. Et c'est
pourquoi ils lui donnent du plaisir. Donc, puisque tout plaisir atténue quelque
peu la tristesse ou douleur, comme on vient de le voir, il s'ensuit que les
pleurs et les gémissements atténuent la tristesse.
Solutions :
1. Le rapport même de la cause avec son effet est contraire au
rapport de ce qui contraste avec le contrasté. Car tout effet est en harmonie
avec sa cause et lui est par suite agréable ; mais ce qui contraste est
contraire au contrasté. Et c'est pourquoi l'effet de la tristesse se trouve
avec le contristé dans un rapport contraire à celui que soutient ce dernier
avec l'objet contrastant. Ce qui fait que la tristesse est adoucie par l'effet
de la tristesse, en raison de l'opposition de contrariété que nous avons dite.
2. Le rapport d'effet à cause est semblable au rapport d'un
bien délectable avec celui qui s'en délecte ; de part et d'autre, il y a
convenance et harmonie. Or tout semblable accroît ce qui lui est semblable.
C'est pourquoi le rire et les autres effets de la joie augmentent celle-ci,
sauf par accident, lorsqu'il y a excès.
3. La représentation de ce qui attriste est de nature, par
elle-même, à accroître la tristesse ; mais du fait même que l'homme se
représente qu'il fait ce qui convient à son état, il en résulte pour lui un
certain plaisir. Pour la même raison, s'il échappe à quelqu'un de rire quand il
lui semble qu'il devrait pleurer, il en est peiné, comme s'il faisait une chose
inconvenante, remarque Cicéron.
Objections :
1. Il ne semble pas que la douleur d'un ami compatissant
adoucisse la tristesse. En effet, les contraires ont des effets contraires. Or
dit saint Augustin : "Quand on se réjouit ensemble, la joie de chacun en
est augmentée ; car on y excite son ardeur et on s'enflamme mutuellement".
Donc, au même titre, lorsque plusieurs s'attristent ensemble, il semble que la
tristesse de chacun s'accroît.
2. Comme le dit saint Augustin dans le même ouvrage, l'amitié
exige la réciprocité. Or l'ami qui compatit souffre de la tristesse de son ami.
Donc cette tristesse même de l'ami compatissant est cause d'une nouvelle
tristesse pour celui qui s'affligeait déjà de son propre mal. Ainsi, la douleur
étant doublée, il semble que la tristesse augmente.
3. Tout mal d'un ami contraste comme un mal personnel, car
"un ami est un autre soi-même". Or la douleur est un mal. Par suite,
la douleur d'un ami compatissant augmente la tristesse de l'ami à qui l'on
compatit.
Cependant :
Le Philosophe
écrit dans l'Éthique : "Un ami compatissant consolation dans la
tristesse."
Conclusion :
Il est naturel
qu'un ami compatissant à notre tristesse nous soit une consolation. Le
Philosophe, dans l'Éthique, en signale deux raisons. La première est que la
tristesse ayant pour effet d'accabler, est une sorte de poids dont celui qui le
supporte essaie de s'alléger. Donc, lorsqu'on voit d'autres personnes
attristées de notre tristesse, on imagine qu'elles portent avec nous notre
fardeau et tâchent pour ainsi dire de l'alléger, et le poids de la tristesse en
est diminué ; c'est ce qui arrive aussi pour les fardeaux corporels. - La
seconde raison est meilleure : du fait que des amis s'attristent avec nous,
nous prenons conscience d'être aimé d'eux ; et cela, nous l'avons dit, est
agréable. Donc, puisque tout plaisir adoucit la tristesse comme nous l'avons
vu, il s'ensuit que la compassion d'un ami l'adoucit également.
Solutions :
1. Il y a manifestation d'amitié les deux cas : quand on se
réjouit avec celui qui est dans la joie, et quand on compatit à celui qui est
triste. C'est pourquoi ces deux choses sont agréables, en raison de leur cause.
2. La peine de l'ami envisagée en elle-même contristerait,
mais la pensée de ce qui la cause, et qui est l'amour, donne beaucoup de
plaisir.
3. Cela répond à la troisième objection.
Objections :
1. Il semble que non, car on lit dans l'Ecclésiastique (1, 18)
: "Qui augmente sa science, ajoute à sa douleur." Or la science se
rattache à la contemplation de la vérité. Donc celle-ci n'adoucit pas la
douleur.
2. La contemplation de la vérité ressortit à l'intelligence
spéculative. Or "l'intellect spéculatif ne meut pas", comme il est
dit dans le traité De l'Ame. Puisque la joie et la douleur sont des mouvements
de l'âme, il semble que la contemplation de la vérité ne peut rien pour adoucir
la douleur.
3. Il faut appliquer le remède là où se trouve le mal. Or la
contemplation de la vérité est dans l'intelligence. Donc elle n'adoucit pas la
douleur corporelle, qui se trouve dans le sens.
Cependant :
Saint Augustin
écrit dans les Soliloques : "Il me semblait que si cette lumière
fulgurante de la vérité s'était manifestée à nos esprits, je n'aurais plus
senti ma douleur, ou en tout cas que je l'aurais supportée comme rien."
Conclusion :
Dans la
contemplation de la vérité on trouve le plus grand plaisir, nous l'avons dit.
Or tout plaisir, nous l'avons vu aussi, atténue la douleur. C'est pourquoi la
contemplation de la vérité adoucit la tristesse ou la douleur, et d'autant plus
que l'on aime davantage la sagesse. Aussi la contemplation des choses de Dieu
et de la béatitude à venir est-elle cause de joie dans les tribulations, selon saint
Jacques (1, 2) : "Ne voyez qu'un sujet de joie, mes frères, dans les
épreuves de toute sorte qui tombent sur vous." Et, ce qui est plus fort,
on trouve cette joie même dans les supplices ; c'est ainsi que le "martyr
Tiburce, comme il marchait pieds nus sur des charbons ardents, disait :
"Il me semble que je marche sur des roses, au nom de Jésus
Christ"".
Solutions :
1. "Celui qui augmente sa science ajoute à sa
douleur", c'est vrai à cause de la difficulté et des échecs que l'on
rencontre dans la recherche de la vérité ou bien parce que la science fait
connaître à l'homme beaucoup de choses contraires à sa volonté. Ainsi, du côté
des objets de connaissance, la science engendre la douleur, mais du côté de la
contemplation de la vérité, elle engendre le plaisir.
2. L'intellect spéculatif ne meut pas l'âme du côté de l'objet
de spéculation, mais du côté de la spéculation elle-même, qui est un bien de
l'homme, et agréable par nature.
3. Les puissances supérieures de l'âme rejaillissent sur les
inférieures. Et c'est ainsi que la joie de contempler, qui se trouve dans la
partie supérieure, rejaillit sur la sensibilité pour atténuer aussi la douleur
qui l'affecte.
Objections :
1. Il semble que non, car la tristesse est dans l'âme : le
sommeil et le bain concernent le corps. Donc ils n'ont aucune efficacité pour
adoucir la tristesse.
2. Le même effet ne semble pas pouvoir venir de causes
contraires. Or ces choses, étant corporelles, s'opposent à la contemplation de
la vérité, qui pourtant, nous venons de le dire, adoucit la tristesse. Donc de
telles pratiques n'atténuent pas la tristesse.
3. La tristesse et la douleur consistent, du fait qu'elles
appartiennent au corps, en un certain ébranlement du coeur. Or de tels remèdes
semblent intéresser les sens extérieurs et les membres plutôt que la
disposition intérieure du coeur. Donc ils ne peuvent adoucir la tristesse.
Cependant :
Saint Augustin
écrit dans ses Confessions : "J'avais entendu dire que le mot bain venait
de ce que celui-ci chassait l'anxiété de l'âme." Et plus loin : "je
dormis, et je m'éveillai : je trouvai que ma douleur en était adoucie." Il
rapporte aussi ces mots d'une hymne ambrosienne : "Le repos restitue au
travail les membres las, allège les esprits fatigués et dissout les
angoisses."
Conclusion :
La tristesse,
avons-nous dit, s'oppose de façon spécifique à la motion vitale du corps. Et
par suite, ce qui ramène la nature corporelle à l'état naturel normal de cette
motion vitale s'oppose à la tristesse et l'atténue. - Du fait aussi que ces
sortes de remèdes ramènent la nature à son état normal, ils sont cause de
plaisir ; nous avons vu plus haut en effet, que c'est cela même qui cause du
plaisir. Aussi ces remèdes corporels adoucissent-ils la tristesse, puisque
c'est l'effet du plaisir.
Solutions :
1. La disposition normale du corps, pour autant qu'elle est
perçue, est source de plaisir, et, par conséquent, atténue la tristesse.
2. Nous avons dit qu'un plaisir empêche l'autre, et pourtant
tout plaisir adoucit la tristesse. Il n'est donc pas illogique que la tristesse
soit atténuée du fait de causes qui se gênent entre elles.
3. Toute bonne disposition du corps rejaillit en quelque
manière sur le coeur, comme sur le principe et la fin des mouvements corporels,
ainsi qu'on le voit dans le livre De la cause du mouvement des animaux.
1. Toute
tristesse est-elle un mal ? - 2. Peut-elle être un bien honnête ? - 3.
Peut-elle être un bien utile ? - 4. La douleur corporelle est-elle le souverain
mal ?
Objections :
1. il semble bien, car saint Grégoire de Nysse écrit :
"Toute tristesse est un mal par sa nature même." Or ce qui est un mal
par nature est un mal partout et toujours. Donc toute tristesse est mauvaise.
2. Ce que fuient tous les hommes, même vertueux, est un mal.
Or tout le monde fuit la tristesse, même les vertueux, selon cette remarque de
l'Éthique : "Bien que l'homme prudent ne cherche pas le plaisir, il
cherche pourtant à éviter la tristesse." La tristesse est donc un mal.
3. Le mal corporel est objet et cause de la douleur corporelle
; de même le mal spirituel est-il objet et cause de la tristesse spirituelle.
Or toute douleur corporelle est un mal pour le corps. Toute tristesse
spirituelle est donc un mal pour l'âme.
Cependant :
La tristesse du
mal s'oppose au plaisir du mal. Or le plaisir du mal est mauvais ; d'où ce
blâme des Proverbes (2, 14) : "Ils trouvent leur joie à faire le
mal." Donc la tristesse du mal est bonne.
Conclusion :
Qu'une chose soit
bonne ou mauvaise, cela peut s'entendre de deux manières.
1° D'une manière
absolue et par soi-même. En ce sens toute tristesse est un mal : que l'appétit
de l'homme soit affligé par la présence d'un mal, cela même a raison de mal,
puisque cela empêche le repos de cette faculté dans le bien.
2° Une chose est
dite bonne ou mauvaise, telle condition étant supposée. Ainsi la pudeur est un
bien, à supposer que l'on ait commis quelque chose de honteux, comme il est dit
dans l'Éthique. Ainsi donc, dans la supposition de quelque chose d'attristant
ou de douloureux, il est bon que l'on s'attriste d'un mal présent ou que l'on
en souffre. Car si on ne le faisait pas, ce serait seulement parce qu'on ne
sentirait ou ne jugerait pas que ce mal nous est contraire, et chacun de ces
deux manques est manifestement un mal. Il est donc bon que, la présence du mal
étant donnée, la tristesse ou douleur s'ensuive. Saint Augustin le dit bien
dans son Commentaire littéral de la Genèse : "C'est encore un bien que
l'on souffre la perte d'un bien, car si aucun bien ne restait dans la nature,
aucune souffrance d'avoir perdu un bien n'entrerait dans le châtiment." -
Or les discussions en morale portent sur le singulier où s'exercent les actions
; ce qui est bon dans le cas concret où intervient une autre condition doit
donc être jugé bon, de même que ce qui est volontaire étant donnée telle
circonstance est considéré comme volontaire, ainsi qu'il est dit dans
l'Éthique, et que nous l'avons établi antérieurement.
Solutions :
1. Saint Grégoire de Nysse parle de la tristesse au point de
vue du mal qui afflige, mais non au point de vue de celui qui perçoit le mal,
et qui le repousse. C'est aussi au premier point de vue que tous fuient la
tristesse en tant qu'ils fuient le mal ; mais ils ne fuient pas la perception
du mal et son refus. Il faut en dire autant de la douleur corporelle, car la
perception et le refus du mal corporel attestent la bonté de la nature.
2. 3. Cela donne la réponse à ces objections.
Objections :
1. Il semble que la tristesse n'ait pas raison de bien
honnête. Car ce qui conduit aux enfers s'oppose au bien honnête. Or, dit saint Augustin
: "Jacob semble avoir craint d'être accablé d'une tristesse si grande
qu'elle le conduirait non au repos des bienheureux mais à l'enfer des
pécheurs." La tristesse n'a donc pas valeur de bien honnête.
2. Le bien honnête est digne de louange et de mérite. Or la
tristesse diminue la valeur de louange et de mérite, selon l'Apôtre (2 Co 9, 7)
: "Que chacun donne comme il l'a décidé dans son coeur, non avec tristesse
ou par contrainte."
3. Au dire de saint Augustin, "la tristesse a pour objet
ce qui nous arrive sans que nous le voulions". Or, ne pas vouloir ce qui
se réalise présentement, c'est avoir une volonté opposée au gouvernement divin,
dont la providence régit tout ce qui se fait. Donc, puisque la conformité de la
volonté humaine à la volonté divine est requise à la rectitude de notre
volonté, nous l'avons vu, il semble que la tristesse soit contraire à rectitude
de la volonté. Ainsi n'a-t-elle pas raison de bien honnête.
Cependant :
Tout ce qui mérite
la récompense de la vie éternelle a raison de bien honnête. Or la tristesse est
de cette sorte, comme on le voit par cette parole (Mt 5, 5) : "Bienheureux
ceux qui pleurent, car ils seront consolés." La tristesse est donc un bien
honnête.
Conclusion :
Dans le sens où la
tristesse est un bien, elle peut être un bien honnête. Nous avons dit, en
effet, que la tristesse est un bien en tant que connaissance et refus du mal.
Ces deux choses, dans la douleur corporelle, attestent la bonté de la nature ;
c'est à cause d'elle que le sens perçoit et que la nature fuit l'objet qui la
blesse, cause de douleur. Quant à la tristesse intérieure, la connaissance du
mal s'y trouve quelquefois par un jugement droit de la raison, et son refus par
une volonté bien disposée et détestant le mal. Or tout bien honnête procède de
ces deux principes : la rectitude de la raison et celle de la volonté. Il est
donc manifeste que la tristesse peut avoir raison de bien honnête.
Solutions :
1. Toutes les passions de l'âme doivent être réglées selon la
règle de la raison, qui est la racine du bien honnête. Or cette règle est
outrepassée par la tristesse excessive dont parle saint Augustin ; c'est
pourquoi une telle tristesse n'a plus raison de bien honnête.
2. De même que la tristesse du mal procède d'une volonté et
d'une raison droites qui détestent le mal, ainsi la tristesse du bien vient à
une raison et d'une volonté perverses qui détestent le bien. C'est pour cela
qu'une telle tristesse supprime la louange ou le mérite du bien honnête, par
exemple quand on fait l'aumône avec tristesse.
3. Certaines choses arrivent présentement, qui n'ont pas Dieu
pour auteur mais qu'il permet, comme les péchés. Aussi une volonté qui déteste
le péché, en soi ou chez autrui, n'est-elle pas en désaccord avec la volonté
divine. Quant au mal de peine qui nous touche présentement, il est voulu par
Dieu. Mais il n'est pas requis, pour que la volonté soit droite, que l'on
veuille ce mal en lui-même ; il suffit qu'on ne se dresse pas contre l'ordre de
la justice divine comme nous l'avons dit.
Objections :
1. Non, semble-t-il, car il est écrit dans l'Ecclésiastique
(30, 23) : "La tristesse en a fait mourir beaucoup, et elle n'a pas
d'utilité."
2. Le choix porte sur ce qui est utile pour une fin. Or la
tristesse n'est pas objet de choix. Bien plus, "il vaut mieux choisir une
chose qui ne cause pas de tristesse que la même chose quand elle doit
attrister" comme il est dit dans les Typiques. La tristesse n'est donc pas
un bien utile.
3. "Toute chose est pour son opération", dit
Aristote ; et encore : "La tristesse empêche l'opération." La
tristesse n'a donc pas raison de bien.
Cependant :
Le sage ne cherche
que ce qui est utile. Or, dit l'Ecclésiaste (7, 4) : "Le coeur des sages
est dans la maison de la tristesse ; le coeur des insensés dans la maison de la
joie." C'est donc que la tristesse est utile.
Conclusion :
Le mal présent
fait surgir un double mouvement dans l'appétit. Le premier oppose l'appétit au
mal présent. Et, à ce point de vue, la tristesse n'est d'aucune utilité, car ce
qui est présent ne peut pas ne pas être présent.
Un second
mouvement s'élève dans l'appétit pour fuir ou pour repousser le mal qui
attriste. Et, à ce titre, la tristesse est utile, si elle porte sur ce qu'il
faut fuir. En effet, on doit fuir une chose pour deux motifs : d'abord, en
raison d'elle-même, parce qu'elle est contraire au bien, comme le péché. Aussi
la tristesse du péché est-elle utile pour amener l'homme à fuir le péché, selon
ces mots de l'Apôtre (2 Co 7, 9) : "je me réjouis, non de ce que vous avez
été attristés, mais parce que votre tristesse vous a portés à la
pénitence." D'autre part, on doit fuir quelque chose non parce que c'est
mauvais en soi, mais parce que c'est une occasion de mal, parce que l'on s'y
attache trop par amour, ou même parce que, à cause de cela, on se précipite
dans quelque mal, comme on le voit bien dans le domaine des biens temporels. A
ce titre, la tristesse qui porte sur les biens temporels peut être utile. Et,
comme dit l'Ecclésiaste (7, 2) : "Mieux vaut aller à la maison du deuil
qu'à la maison du festin, car dans la première on est averti de la fin de tout
homme." La tristesse est donc utile chaque fois qu'une chose est à fuir,
parce qu'elle ajoute un nouveau motif de fuite. En effet, le mal lui-même, en
soi, est à fuir ; et tous fuient la tristesse pour elle-même, comme tous
désirent le bien et le plaisir dans le bien. De même donc que le plaisir qui
vient du bien fait qu'on recherche celui-ci avec plus d'ardeur, ainsi la tristesse
qui vient du mal le fait fuir avec plus d'énergie.
Solutions :
1. Ce texte doit s'entendre de la tristesse immodérée, qui
absorbe l'esprit. En effet elle immobilise l'esprit et empêche la fuite du mal,
comme nous l'avons vu.
2. De même que tout objet de choix attire moins notre choix à
cause de la tristesse, ainsi tout objet de fuite excite davantage à le fuir à
cause de la tristesse. A ce point de vue la tristesse est utile.
3. La tristesse qui a pour objet une activité empêche cette
activité, mais la tristesse qui porte sur la cessation de l'activité fait agir
avec plus d'ardeur.
Objections :
1. Il semble que oui, car "au meilleur s'oppose le pire",
selon Aristote, et d'autre part, il y a un plaisir qui est le meilleur : celui
de la félicité. Il y a donc une tristesse qui est le souverain mal.
2. La béatitude est le souverain bien de l'homme, car elle est
sa fin ultime. Or la béatitude consiste en ce que l'homme "a tout ce qu'il
veut et ne veut rien de mal", on l'a dit précédemment. Le souverain bien
de l'homme est donc l'accomplissement de sa volonté. Mais la tristesse consiste
en ce qu'il arrive quelque chose de contraire à la volonté, dit saint Augustin.
La tristesse est donc le mal souverain de l'homme.
3. Saint Augustin apporte cet argument dans les Soliloques :
"Nous sommes composés de deux parties, d'une âme et d'un corps, et la
partie la moins noble est le corps. Le souverain bien est ce qu'il y a de
meilleur dans la meilleure partie ; le souverain mal, ce qu'il y a de pire dans
la partie la moins noble. Or ce qu'il y a de meilleur dans l'esprit, c'est la
sagesse ; dans le corps, ce qu'il y a de pire, c'est la douleur. Le bien
suprême de l'homme est donc d'aimer la sagesse ; le mal suprême, de
souffrir."
Cependant :
La coulpe est un
mal plus grand que la peine, comme nous l'avons vu dans la première Partie. Or
la tristesse ou douleur relève de la peine du péché, comme jouir de ce qui passe
est le mal de coulpe. Saint Augustin dit en effet : "Qu'est-ce que la
douleur, celle qu'on attribue à l'esprit, sinon le manque des choses
changeantes dont on jouissait ou dont on espérait pouvoir jouir ? Et c'est là
tout ce qu'on appelle mal : le péché et la peine du péché." Donc, la
tristesse ou douleur n'est pas le souverain mal de l'homme.
Conclusion :
Il est impossible
qu'une tristesse ou douleur quelconque soit le souverain mal de l'homme. En
effet, toute tristesse ou douleur a pour objet un vrai mal, ou quelque mal
apparent, qui est un vrai bien. Or la tristesse qui porte sur un vrai mal ne
peut être le souverain mal, car il y a quelque chose de pire, à savoir ne pas
estimer mauvais ce qui l'est vraiment, ou encore ne pas le repousser. Quant à la
tristesse ou douleur qui porte sur un mal apparent, lequel est un vrai bien,
elle ne peut être le souverain mal, car il serait pire d'être complètement
éloigné du vrai bien. Il est donc impossible qu'une tristesse ou douleur soit
le souverain mal de l'homme.
Solutions :
1. Deux biens sont communs au plaisir et à la tristesse : un
jugement vrai du bien et du mal, et le bon ordre de la volonté, qui approuve le
bien et repousse le mal. On voit ainsi que dans la douleur ou la tristesse se
trouve un bien dont la privation pourrait produire un plus grand mal. Mais il
n'y a pas toujours dans le plaisir un mal dont l'éloignement entraînerait
quelque chose de meilleur. Aussi un certain plaisir peut-il être le souverain
bien de l'homme, au sens que nous avons précisé plus haut ; mais la tristesse
ne peut être le souverain mal de l'homme.
2. Que la volonté repousse le mal, cela même est un certain
bien. Et c'est pourquoi la tristesse ou douleur ne peut être le souverain mal,
car elle est mêlée de bien.
3. Ce qui nuit au meilleur est pire que ce qui nuit au moins
bon. Or le mal est précisément "ce qui nuit", dit saint Augustin. Par
suite le mal de l'âme est un plus grand mal que le mal du corps. L'argument
avancé par saint Augustin n'est pas valable ; et il ne le donne pas comme
exprimant son sentiment, mais celui d'un autre.
LES PASSIONS DE L'IRASCIBLE
Nous arrivons logiquement aux passions de l'irascible. Nous étudierons
d'abord l'espoir et le désespoir (Question 40) ; puis, la crainte et l'audace
(Question 41-45) ; enfin la colère (Question 46-48).
1. L'espoir
est-il la même chose que le désir ou avidité ? - 2. Est-il dans la faculté de
la connaissance ou dans celle de l'appétit ? - 3. Existe-t-il chez les bêtes ?
- 4. A-t-il pour contraire le désespoir ? - 5. L'expérience est-elle une cause
d'espoir ? - 6. Abonde-t-il chez les jeunes et chez les gens ivres ? - 7. Le
rapport entre l'espoir et l'amour. - 8. L'espoir aide-t-il à l'action ?
Objections :
1. Il semble que oui. L'espoir, en effet, compte pour l'une
des quatre passions principales. Or saint Augustin, énumérant ces quatre
passions, met l'avidité à la place de l'espoir. Donc l'espoir est identique à
l'avidité ou désir.
2. Les passions diffèrent selon leur objet. Or l'objet de
l'espoir et de l'avidité ou désir est le même, c'est le bien à venir. Donc
espoir et désir sont identiques.
3. Si l'on dit que l'espoir ajoute au désir la possibilité
d'atteindre le bien à venir, nous répondons que ce qui est accidentel à l'objet
ne change pas l'espèce de la passion. Or la qualité de possible est
accidentelle par rapport au bien futur, objet du désir et de l'espoir. Donc
l'espoir n'est pas une passion différente du désir ou avidité.
Cependant :
À puissances
diverses correspondent des passions d'espèces diverses. Or l'espoir est dans
l'irascible ; le désir et l'avidité dans le concupiscible. L'espoir diffère
donc spécifiquement du désir ou avidité.
Conclusion :
L'espèce de la
passion est déterminée par son objet. Or, dans l'objet de l'espoir, nous
pouvons considérer quatre conditions. 1° Ce doit être un bien : il n'y a
espoir, à proprement parler, que du bien. C'est ce qui distingue l'espoir de la
crainte, qui a pour objet le mal. - 2° Il doit être futur, car on n'espère pas
ce que l'on possède déjà. En cela l'espoir diffère de la joie, qui a pour objet
un bien présent. - 3° Il faut que l'objet de l'espoir soit quelque chose
d'ardu, qui ne s'obtienne que difficilement en effet, on n'espère pas une chose
de peu d'importance, qu'on peut avoir immédiatement à sa discrétion. Ce
caractère distingue l'espoir du désir ou avidité, qui porte de façon absolue
sur un bien futur ; c'est pourquoi il ressortit au concupiscible, tandis que
l'espoir ressortit à l'irascible. - 4° Cet objet ardu, il faut qu'on puisse
l'atteindre : on n'espère pas ce qu'on ne peut absolument pas obtenir. Et par
là l'espoir diffère du désespoir.
On voit donc ainsi
que l'espoir diffère du désir comme les passions de l'irascible diffèrent de
celles du concupiscible. De sorte que l'espoir présuppose le désir, comme
toutes les passions de l'irascible présupposent celles du concupiscible, nous
l'avons déjà dit.
Solutions :
1. Saint Augustin remplace l'espoir par l'avidité pour cette
raison que tous deux s'adressent au bien à venir, et que le bien qui n'est pas
difficile à atteindre est considéré comme peu de chose ; de sorte que l'avidité
paraît tendre surtout vers le bien difficile, vers lequel l'espoir tend aussi.
2. L'objet de l'espoir n'est pas le bien futur recherché de
façon absolue, mais quelque chose d'ardu et de difficile à obtenir, on vient de
le dire.
3. Ce qui définit l'objet de l'espoir par rapport à l'objet du
désir, ce n'est pas seulement qu'il soit possible, mais qu'il comporte une
difficulté. Par là l'espoir se rattache à cette autre puissance qu'est
l'irascible qui vise un but difficile, comme on l'a vu dans la première Partie.
Le possible et l'impossible, cependant, ne sont pas tout à fait une condition
accidentelle par rapport à l'objet de la puissance affective. Car l'appétit est
principe de mouvement, et rien ne se meut vers un objet sinon sous la raison de
possible ; car personne ne se meut vers ce qu'il estime impossible à obtenir.
Et pour ce motif, l'espoir diffère du désespoir selon la différence entre le
possible et l'impossible.
Objections :
1. Il semble que l'espoir appartienne à la faculté de
connaissance, car il paraît être une sorte d'attente. Et l'Apôtre écrit (Rm 8,
25) : "Espérer ce que nous ne voyons pas, c'est l'attendre avec
constance." Or l'attente semble relever de la faculté de connaissance :
attendre, en latin ex-spectare, c'est regarder au loin.
2. L'espoir et la confiance sont une seule et même chose,
semble-t-il ; aussi bien disons-nous confiants ceux qui espèrent, comme si l'on
pouvait employer l'un pour l'autre "avoir confiance" et
"espérer". Or la confiance, comme la foi, semble relever de la
faculté de connaître. Il en est donc de même pour l'espoir.
3. La certitude est une propriété de la faculté de
connaissance. Or la certitude est attribuée à l'espoir. Donc il appartient à
cette faculté.
Cependant :
L’espoir a pour
objet le bien, nous venons de le dire. Or le bien, en tant que tel, n'est pas
objet de la faculté cognitive mais de la faculté appétitive. L'espoir
n'appartient donc pas à la faculté cognitive mais à la faculté appétitive.
Conclusion :
Puisque l'espoir
implique une certaine extension de l'appétit vers le bien, il appartient
manifestement à la faculté appétitive, car le mouvement vers la réalité
concerne proprement l'appétit. Or l'action de la faculté de connaître
s'accomplit non selon le mouvement du connaissant vers les choses, mais plutôt
selon que les choses connues sont dans le connaissant. Mais, parce que la
faculté de connaître meut l'appétit en lui présentant son objet, des mouvements
divers en résultent dans cet appétit selon les divers aspects de l'objet perçu.
En effet, le mouvement qui résulte dans l'appétit de l'appréhension du bien est
différent de celui qui vient de l'appréhension du mal ; et de même, les mouvements
consécutifs à l'appréhension du présent et du futur, de l'absolu et du
difficile, du possible et de l'impossible. Ainsi l'espoir est un mouvement de
la faculté appétitive consécutif à l'appréhension d'un bien futur difficile,
mais qu'il est possible d'atteindre ; c'est l'extension de l'appétit vers cet
objet.
Solutions :
1. Puisque l'espoir a pour objet le bien possible, c'est d'une
double manière que son mouvement s'élève dans le coeur de l'homme, comme c'est
à un double titre qu'une chose lui est possible : en raison de ses propres
moyens, et en raison du pouvoir d'un autre. Ce qu'on espère atteindre par ses
propres moyens, on ne dit pas qu'on l'attend, mais seulement qu'on l'espère. On
attend, à proprement parler, ce qu'on espère du secours d'une force étrangère ;
attendre, expectare, c'est comme ex alio spectare, "regarder vers un
autre" de qui l'on attend, en ce sens que la faculté de connaître, qui
intervient la première, ne regarde pas seulement vers le bien à atteindre mais
aussi vers celui dont la puissance fonde son espoir, selon la parole de
l'Ecclésiastique (51, 7) : "je cherchais du regard un homme
secourable." Le mouvement d'espoir est donc appelé quelquefois attente,
expectative, à cause du regard antécédent de la faculté de connaître.
2. Ce qu'on désire et estime pouvoir atteindre, on croit qu'on
l'atteindra ; c'est à cause de cette foi qui, dans la faculté connaissante,
précède le mouvement de l'appétit qu'on donne à celui-ci le nom de confiance.
Le mouvement de l'appétit a pris le nom de la connaissance qui précède, comme
un effet prend le nom de sa cause quand celle-ci est mieux connue ; car la
faculté d'appréhension connaît mieux son acte propre que celui de l'appétit.
3. La certitude est attribuée non seulement au mouvement de
l'appétit sensible mais aussi à celui de l'appétit naturel ; c'est ainsi qu'on
dit d'une pierre qu'elle tend avec certitude vers le bas. Et cela en raison de
l'infaillibilité qui lui vient de la connaissance certaine précédant le
mouvement de l'appétit sensible, ou même de l'appétit naturel.
Objections :
1. Il semble que non, car l'espoir porte sur le bien à venir,
dit saint Jean Damascène. Or il n'appartient pas aux bêtes de connaître
l'avenir, car elles n'ont que la connaissance sensible qui ne s'étend pas à
l'avenir.
2. L'objet de l'espoir est le bien qu'il est possible
d'atteindre. Or le possible et l'impossible sont des différences du vrai et du
faux, "qui ne peuvent être que dans l'esprit", selon Aristote. Les
bêtes, n'ayant pas d'esprit ne peuvent donc espérer.
3. Saint Augustin écrit : "Les animaux se meuvent d'après
ce qu'ils voient." Or l'espoir ne porte pas sur ce qui se voit - "Car
ce qu'on voit, comment l'espérer ?", dit saint Paul (Rm 8, 24). Les bêtes
n'espèrent donc pas.
Cependant :
L’espoir est une
passion de l'irascible. Or l'irascible existe chez les bêtes ; donc aussi
l'espoir.
Conclusion :
Les passions
intérieures des animaux peuvent se découvrir par leurs mouvements extérieurs.
Ce sont eux qui manifestent l'existence de l'espoir chez les bêtes. En effet,
si le chien voit un lièvre, ou l'épervier un oiseau, qui sont trop éloignés,
ils ne font vers eux aucun mouvement, comme s'ils n'estimaient pas pouvoir les
atteindre ; mais si leur proie est à proximité, ils s'élancent, comme dans
l'espoir de l'atteindre. Ainsi qu'on l'a dit plus haute, l'appétit sensible des
bêtes dépourvues de raison, et, de même, l'appétit naturel des choses
insensibles est consécutif à l'appréhension faite par une intelligence, tout
comme l'appétit de la nature intellectuelle, que l'on nomme volonté. La
différence consiste en ce que la volonté entre en mouvement du fait d'une
appréhension intellectuelle qui lui est conjointe, tandis que le mouvement de
l'appétit naturel est consécutif à l'appréhension de l'intelligence séparée qui
a créé la nature ; il en va de même pour l'appétit sensitif des bêtes, qui
agissent aussi par une sorte d'instinct naturel. Aussi voyons-nous dans les
actions des bêtes et des autres êtres de la nature un mode d'agir semblable aux
oeuvres de l'art. C'est de cette manière qu'il y a espoir et désespoir chez les
bêtes.
Solutions :
1. Bien que les bêtes ne connaissent pas le futur, cependant
leur instinct les pousse vers quelque chose de futur comme si elles le voyaient
d'avance. C'est que cet instinct a été mis en elles par l'intelligence divine,
qui prévoit l'avenir.
2. L'objet de l'espoir n'est pas le possible en tant qu'il est
une différence du vrai ; car c'est ainsi qu'on peut qualifier le rapport d'un
prédicat à son sujet. L'objet de l'espoir est le possible considéré par rapport
à une puissance. Ce sont deux sens de "possible" distingués par
Aristote.
3. Bien que ce qui est futur ne tombe pas sous le regard, ce
que l'animal voit présentement meut son appétit vers quelque réalité future, à
poursuivre ou à éviter.
Objections :
1. Il semble que non, car "il n'y a qu'un contraire pour
chaque chose", dit Aristote. Or la crainte est déjà contraire à l'espoir.
2. Les contraires semblent se rapporter à la même chose. Or ce
n'est pas le cas de l'espoir et du désespoir, car l'espoir regarde le bien, et
le désespoir vient d'un mal qui empêche l'acquisition du bien. Ces deux
passions ne sont donc pas contraires.
3. Un mouvement a pour contraire un mouvement, tandis que le
repos s'oppose au mouvement comme une privation. Or le désespoir semble
impliquer plutôt immobilité que mouvement. Il n'est donc pas contraire à
l'espoir, qui implique un mouvement d'expansion vers le bien espéré.
Cependant :
Le désespoir est
ainsi nommé comme contraire à l'espoir.
Conclusion :
Nous avons dit
précédemment que, dans les mouvements de mutation, les contraires peuvent se
distinguer selon deux points de vue. Dans certains cas, la contrariété des
termes vers lesquels on tend fait l'opposition des mouvements ; c'est la seule
façon dont les passions du concupiscible peuvent être contraires, comme on le
voit pour l'amour et la haine. En d'autres cas, il s'agit d'approche et
d'éloignement à l'égard du même terme. Cette dernière sorte de contrariété se
vérifie dans les passions de l'irascible, on l'a dit plus haut. Or l'objet de
l'espoir, qui est un bien difficile, se présente comme attirant si l'on juge
possible de l'atteindre ; l'espoir qui nous porte vers lui implique donc une
certaine approche. Mais, dans la mesure où l'on découvre qu'il est impossible
de l'obtenir, ce même objet nous repousse en arrière, car "s'ils butent à
quelque chose d'impossible, les hommes abandonnent", dit Aristote. Or tel
est l'objet du désespoir. Celui-ci implique donc, relativement à son objet, un
mouvement d'éloignement. Il est le contraire de l'espoir, comme s'éloigner est
le contraire d'approcher.
Solutions :
1. La crainte et l'espoir sont contraires en raison de la
contrariété de leurs objets, qui sont le bien et le mal. Cette contrariété
existe en effet dans les passions de l'irascible, en tant qu'elles dérivent des
passions du concupiscible. Mais le désespoir lui est contraire seulement au
point de vue de l'approche et de l'éloignement.
2. Le désespoir ne regarde pas le mal sous la raison de mal ;
mais, par accident, il regarde parfois le mal en tant qu'il rend impossible
l'obtention du bien. Le désespoir peut aussi venir du seul excès du bien.
3. Le désespoir n'implique pas seulement privation de
l'espoir, mais aussi un certain éloignement à l'égard de l'objet désiré, parce
qu'on estime impossible de l'atteindre. Le désespoir, comme aussi l'espoir,
suppose donc le désir, car ce qui ne tombe pas sous notre désir n'est objet ni
d'espoir ni de désespoir. C'est pour cela aussi que l'un et l'autre se
rapportent au bien, qui est l'objet du désir.
Objections :
1. Il semble que non, car l'expérience est affaire de
connaissance, ce qui fait dire au Philosophe : "La vertu intellectuelle a
besoin d'expérience et de temps." Or l'espoir, nous venons de le dire,
n'est pas dans la faculté cognitive, mais dans la faculté appétitive.
L'expérience n'est donc pas cause d'espoir.
2. Le Philosophe écrit que "les vieillards ont peine à
espérer, à cause de leur expérience" : ce qui semble indiquer que
l'expérience détruit l'espoir. Or une même chose ne peut causer des effets
opposés. Donc l'expérience n'est pas cause d'espoir.
3. Le Philosophe dit encore : "Vouloir se prononcer sur
tout, sans exception, est quelquefois un signe de sottise." Or, qu'un
homme veuille tout essayer semble indiquer un grand espoir ; d'autre part, la
sottise vient de l'inexpérience. Il semble donc que l'inexpérience soit cause
d'espoir plutôt que l'expérience.
Cependant :
Le Philosophe
écrit "Certains ont bon espoir pour avoir triomphé souvent et de beaucoup
de gens" ; ce qui concerne l'expérience. Donc celle-ci est cause d'espoir.
Conclusion :
L'objet de
l'espoir, avons-nous dit, est un bien futur, difficile, mais qu'il est possible
d'atteindre. Peut donc être cause d'espoir ce qui nous procure certaine
possibilité, ou encore ce qui nous donne la persuasion de pouvoir aboutir. De
la première manière, est cause d'espoir tout ce qui accroît la puissance de
l'homme - richesse, force, et autres moyens, parmi lesquels l'expérience. Car
l'homme expérimenté est capable de faire les choses avec aisance, et il en
retire de l'espoir. Ce qui fait dire à Végèce : "Nul ne craint de faire ce
qu'il est sûr d'avoir bien appris." De la seconde manière, est cause
d'espoir tout ce qui fait estimer à quelqu'un qu'une chose lui est possible. Le
savoir, et toute espèce de persuasion, peuvent à ce titre causer l'espoir.
L'expérience de même, dans la mesure où, par expérience, quelqu'un juge
possible pour lui ce qu'auparavant il estimait impossible. Mais de la même
manière, l'expérience peut également être cause d'un manque d'espoir, car si
l'expérience peut faire estimer possible ce que l'on croyait impossible, il
arrive aussi à l'inverse qu'elle fasse juger impossible ce qu'on avait cru
d'abord possible. Ainsi donc, l'expérience engendre l'espoir de deux manières
et ne l'empêche que d'une seule. On peut donc voir en elle plutôt une cause
d'espoir.
Solutions :
1. L'expérience en matière d'action ne cause pas seulement la
science mais aussi, du fait de l'accoutumance, elle engendre un certain
habitus, qui rend l'opération plus facile. Mais la vertu intellectuelle
elle-même contribue à nous faire agir avec aisance, car elle montre la
possibilité de certaines choses, et ainsi elle est cause d'espoir.
2. Les vieillards manquent d'espoir du fait de l'expérience,
en tant que celle-ci permet d'estimer ce qui est impossible. Aristote ajoute
que pour eux "bien des choses ont tourné au pire".
3. La sottise et l'inexpérience peuvent être cause d'espoir
comme par accident, c'est-à-dire en éloignant la science qui ferait estimer à
juste titre que telle entreprise n'est pas possible. L'inexpérience est alors
cause d'espoir, de la manière dont l'expérience est cause du manque d'espoir.
Objections :
1. Il semble que la jeunesse et l'ébriété ne soient pas cause
d'espoir. L'espoir, en effet, implique certitude et constance, ce qui le fait
comparer à une ancre (He 6, 19). Or les jeunes et les gens ivres manquent de
constance, ils ont l'esprit facilement changeant. La jeunesse et l'ébriété ne
sont donc pas cause d'espoir.
2. C'est surtout ce qui augmente la puissance qui est cause
d'espoir, comme nous venons de le dire. Or la jeunesse et l'ébriété
s'accompagnent de faiblesse.
3. Nous avons dit que l'expérience est cause d'espoir. Or les
jeunes n'ont pas d'expérience.
Cependant :
Le Philosophe
écrit dans l'Éthique que "les gens ivres ont bon espoir". Et dans la
Rhétorique "Les jeunes ont beaucoup d'espoir."
Conclusion :
Comme dit le
Philosophe, la jeunesse est cause d'espoir pour trois raisons, qui peuvent se
rattacher aux trois conditions du bien objet de cette passion : qu'il est
futur, difficile et possible, nous l'avons dit. En effet, les jeunes ont
beaucoup d'avenir et peu de passé. Et, parce que la mémoire porte sur le passé,
tandis que l'espoir regarde l'avenir, ils ont peu de mémoire, mais beaucoup
d'espoir. - De plus, les jeunes gens, à cause de leur chaleur naturelle,
abondent en esprits vitaux, ce qui donne à leur coeur beaucoup d'ouverture. Or
c'est la dilatation du coeur qui fait tendre aux choses difficiles. C'est
pourquoi les jeunes sont entreprenants et pleins d'espoir. - De même aussi,
ceux qui n'ont pas essuyé de revers ni rencontré d'obstacles dans leurs efforts
s'imaginent facilement que telle chose leur est possible. C'est ainsi que les
jeunes gens, à défaut de l'expérience des obstacles et de leurs propres
lacunes, croient facilement pouvoir réussir et sont donc pleins d'espoir.
Deux de ces causes
se vérifient également pour les gens ivres : la chaleur et la multiplication
des esprits vitaux produites par le vin ; et aussi l'irréflexion sur les
dangers et sur leurs manques personnels. - Cette dernière raison explique de
même que tous les sots et ceux qui ne réfléchissent pas ont toutes les audaces
et sont remplis d'espoir.
Solutions :
1. Bien que les jeunes et les gens ivres ne soient pas
constants en réalité, ils le sont cependant à leur avis, car ils estiment
qu'ils obtiendront certainement ce qu'ils espèrent.
2. De même, s'il est vrai que les jeunes et les gens ivres
sont faibles, ils n'en sont pas moins persuadés de leur pouvoir, car ils
ignorent leurs déficiences.
3. Ce n'est pas seulement l'expérience mais aussi
l'inexpérience qui est cause d'espoir d'une certaine manière, nous l'avons dit.
Objections :
1. Il semble que l'espoir ne soit pas cause d'amour, car,
selon saint Augustin, la première des affections de l'âme est l'amour. Or
l'espoir est une certaine affection de l'âme. Il est donc précédé par l'amour,
et n'en est pas la cause.
2. Le désir précède l'espoir. Or le désir, a-t-on dit, vient
de l'amour. L'espoir est donc aussi postérieur à l'amour et ne le cause pas.
3. On dit plus haut que l'espoir cause du plaisir. Or le
plaisir n'a pour objet que ce qui est aimé. L'amour précède donc l'espoir.
Cependant :
Sur ce texte (Mt
1, 2) : "Abraham engendra Isaac ; Isaac engendra Jacob", la Glose
explique : "C'est-à-dire que la foi engendre l'espérance, et l'espérance
la charité." Or la charité est l'amour, qui est donc causé par l'espoir.
Conclusion :
L'espoir peut
regarder deux choses. Son objet tout d'abord : le bien qu'on espère. Mais parce
que ce bien espéré est difficile et accessible, il arrive parfois qu'il soit
accessible non par nous mais par d'autres. C'est pourquoi l'espoir regarde en
outre le moyen qui nous donne cette possibilité.
En tant que
l'espoir regarde le bien espéré, l'espoir est donc causé par l'amour ; car on
n'espère que le bien qu'on désire et qu'on aime. Mais dans la mesure où
l'espoir regarde celui qui nous rend une chose accessible, c'est l'amour qui
est causé par l'espoir, et non inversement. Car du fait que nous espérons
pouvoir obtenir des biens par un intermédiaire, nous sommes portés vers lui
comme vers notre bien, et nous nous mettons à l'aimer. Mais du simple fait que
nous aimons quelqu'un, nous n'espérons pas en lui, sinon par accident, dans la
mesure pù nous croyons à la réciprocité de son amour. Etre aimé de quelqu'un
nous fait donc espérer en lui ; mais c'est l'espoir que nous mettons en lui qui
nous conduit à l'aimer.
Voilà ce qui répond
aux objections.
Objections :
1. Il semble que l'espoir n'aide pas à l'action, mais
l'empêche. En effet, la sécurité se rattache à l'espoir. Or, la sécurité
entraîne la négligence, laquelle empêche l'action.
2. La tristesse, a-t-on dit, gêne l'action. Or l'espoir cause
parfois de la tristesse, selon les Proverbes (13, 12) : "L'espoir différé
afflige l'âme." Donc l'espoir entrave l'action.
3. Le désespoir est contraire à l'espoir, on l'a dit. Or le
désespoir, surtout à la guerre, favorise l'action, car il est écrit (2 S 2, 26
Vg) : "Le désespoir est chose dangereuse." Donc l'espoir produit un
effet contraire, c'est-à-dire empêche l'action.
Cependant :
"Celui qui
laboure doit le faire dans l'espoir de la récolte", dit saint Paul (1 Co
9, 10). Il en va de même pour toutes les autres entreprises.
Conclusion :
L'espoir, de soi,
aide à l'action en l'intensifiant. Et cela à un double titre. D'abord, en
raison de son objet, qui est un bien difficile mais accessible. Le sentiment de
la difficulté provoque l'attention, et, d'autre part, la persuasion de pouvoir
aboutir ne ralentit pas l'effort. De là vient que l'on agit intensément à cause
de l'espoir. La seconde raison tient aux effets de l'espoir. Car, nous l'avons
déjà dit, il produit le plaisir, qui favorise l'action, on l'a dit. De là vient
que l'espoir soutient l'action.
Solutions :
1. L'espoir regarde un bien qu'on voudrait obtenir ; la
sécurité concerne un mal à éviter. La sécurité semble plutôt s'opposer à la
crainte que se rattacher à l'espoir. Et pourtant, si la sécurité entraîne la
négligence, c'est seulement dans la mesure où elle affaiblit le sentiment de la
difficulté ; par là l'espoir perd son motif. En effet, les entreprises dans
lesquelles l'homme ne craint aucun empêchement ne paraissent plus présenter de
difficultés.
2. L'espoir, de soi, cause du plaisir, mais, par accident, il
cause de la tristesse, nous l'avons dit.
3. A la guerre le désespoir devient dangereux, à cause de
l'espoir qui l'accompagne. En effet, ceux qui désespèrent de s'échapper en sont
paralysés dans leur fuite, mais espèrent venger leur mort. Dans cet espoir, ils
luttent avec plus d'énergie et se rendent ainsi dangereux pour leurs ennemis.
LA CRAINTE
Nous devons traiter à présent de la crainte, puis de l'audace (Question
45). Au sujet de la crainte, Nous considérerons : 1. La crainte en elle-même
(Question 41) ; 2. Son objet (Question 42) ; 3. Sa cause (Question 43) ; 4. Son
effet (Question 44).
1. Est-elle
une passion de l'âme ? -2. Est-elle une passion spéciale ? -3. Y a-t-il une
crainte naturelle ? - 4. Les espèces de la crainte.
Objections :
1. Il semble que non, car saint Jean Damascène écrit :
"La crainte est une vertu procédant par systole", c'est-à-dire par
contraction, "et qui recherche l'essence". Or aucune vertu n'est une
passion, comme il est prouvé dans l'Éthique. Donc la crainte n'est pas une
passion.
2. La passion est un effet produit par la présence d'un agent.
Or la crainte ne vise pas le présent mais l'avenir d'après saint Jean
Damascène. Elle n'est donc pas une passion.
3. Toute passion de l'âme est un mouvement de l'appétit
sensible, consécutif à l'appréhension des sens. Or les sens n'appréhendent pas
le futur, mais le présent. Puisque la crainte porte sur le mal futur, il semble
qu'elle ne soit pas une passion de l'âme.
Cependant :
Saint Augustin
énumère la crainte avec les autres passions de l'âme.
Conclusion :
Parmi les
mouvements de l'âme, la crainte est, après la tristesse, celui où se reconnaît
le mieux ce qui définit la passion. Ce qui caractérise celle-ci, c'est d'abord,
on l'a dit, le mouvement d'une puissance passive qui se rattache à son objet
comme au principe actif de la motion subie, du fait que la passion est l'effet
d'un principe actif. A ce point de vue, même l'activité des sens et de
l'intelligence constitue un pâtir. Ensuite le mot "passion" désigne
de façon plus appropriée le mouvement de la puissance appétitive. Et, de façon
plus propre encore, le mouvement de l'appétit lié à un organisme corporel,
quand il implique une modification physique. Enfin, le mot a le maximum de
propriété quand on entend par passion un mouvement où l'on subit quelque
dommage.
Or il est évident
que la crainte, étant relative à un mal, relève de la puissance appétitive qui,
par soi, regarde le bien et le mal. Or, elle appartient à l'appétit sensible,
car elle s'accompagne d'une certaine transformation, cette
"contraction" dont parle le Damascène. Et elle comporte encore un
rapport au mal, en tant que ce mal triomphe plus ou moins d'un bien. De telle
sorte que la raison de passion lui convient au sens le plus vrai. Moins
cependant que dans le cas de la tristesse, qui concerne le mal présent ; la
crainte, elle, porte sur un mal à venir, et cela touche moins.
Solutions :
1. Le mot vertu nomme n'importe quel principe d'action ; et
c'est pourquoi, en tant que les mouvements intérieurs de la puissance
appétitive sont principes d'actes extérieurs on les appelle des vertus. Ce que
nie Aristote, c'est que la passion soit une vertu au sens d'habitus.
2. De même que la passion d'un corps naturel provient de la
présence corporelle d'un agent, ainsi la passion de l'âme provient de la
puissance psychique d'un agent, sans qu'il soit présent corporellement ou
réellement, c'est-à-dire en tant que le mal, qui est futur dans la réalité, est
présent dans l'appréhension de l'âme.
3. Les sens n'appréhendent pas le futur mais, du fait qu'il
appréhende le présent, l'animal est mû par son instinct à espérer un bien futur
ou à craindre un mal à venir.
Objections :
1. Il ne semble pas, car saint Augustin écrit : "Celui
qui n'est pas abattu par la crainte n'est pas non plus ravagé par l'avidité ;
il n'est pas miné par la maladie", c'est-à-dire par la tristesse, "ni
agité par une joie vaine et débordante". Il semble en résulter que si l'on
écarte la crainte, toutes les autres passions s'éloignent. La crainte n'est
donc pas une passion spéciale mais générale.
2. Le Philosophe dit que "le désir et la fuite sont dans
l'appétit ce que sont dans l'intelligence l'affirmation et la négation".
Or la négation n'est rien de spécial dans l'intelligence, non plus que
l'affirmation, mais un élément commun à beaucoup de choses. Il en est donc de
même pour la fuite dans l'appétit. Or la crainte n'est rien d'autre qu'une
certaine fuite du mal. Elle n'est donc pas une passion spéciale.
3. Si la crainte était une passion spéciale, elle serait
surtout dans l'irascible. Or la crainte est aussi dans le concupiscible. Le
Philosophe dit en effet que "la crainte est une sorte de tristesse",
et saint Jean Damascène que "la crainte est une force de désir". Or
la tristesse et le désir sont dans le concupiscible, comme nous l'avons dit
plus haut. La crainte n'est donc pas une passion spéciale, puisqu'elle
appartient à diverses puissances.
Cependant :
La crainte se
distingue des autres passions de l'âme, selon saint Jean Damascène.
Conclusion :
Les passions de
l'âme tirent leur espèce de leurs objets. Une passion spéciale est donc celle
qui a un objet spécial. Or la crainte a un objet spécial, comme l'espoir. De
même en effet que l'objet de l'espoir est le bien futur difficile, mais qu'il
est possible d'atteindre, ainsi l'objet de la crainte est le mal futur,
difficile, auquel on ne peut résister. La crainte est donc une passion spéciale
de l'âme.
Solutions :
1. Toutes les passions de l'âme découlent d'un même principe,
l'amour, dans lequel elles sont connexes. C'est à cause de cette connexion que
la disparition de la crainte entraîne celle des autres passions de l'âme, et
non pas parce qu'elle serait une passion générale.
2. Tout mouvement de fuite, dans l'appétit n'est pas la
crainte, mais celui-là seulement qui a l'objet déterminé que nous venons de
dire. Que la fuite soit une notion générale n'empêche pas que la crainte soit
une passion spéciale.
3. La crainte n'est d'aucune manière dans le concupiscible ;
en effet, elle ne regarde pas le mal de façon absolue, mais ce mal qui est ardu
et difficile et auquel on peut difficilement résister. Mais, parce que les
passions de l'irascible dérivent des passions du concupiscible et se terminent
en elles, comme nous l'avons dit plus haut, on attribue à la crainte ce qui
appartient au concupiscible. On dit en effet que la crainte est une tristesse
en tant que l'objet de la crainte contrasterait s'il était présent ; c'est
pourquoi le Philosophe dit au même endroit que la crainte procède "de
l'imagination d'un mal futur qui détruit ou qui attriste". De même, saint Jean
Damascène attribue le désir à la crainte parce que, de même que l'espoir naît
du désir d'un bien, la crainte provient de la fuite d'un mal, qui suppose
elle-même le désir d'un bien, comme on le voit d'après les exposés précédents.
Objections :
1. Il semble que oui, d'après cette parole de saint Jean
Damascène : "Il est une certaine crainte naturelle, l'âme ne voulant pas
être séparée du corps."
2. La crainte, avons-nous dit, naît de l'amour. Or il existe
un certain amour naturel, selon Denys. Il y a donc aussi une certaine crainte
naturelle.
3. Nous avons vu précédemment que la crainte s'oppose à
l'espoir. Or il y a un certain espoir de la nature, comme on le voit par ce qui
est écrit d'Abraham dans l'épître aux Romains (4, 18) : "Contre
l'espoir" de la nature, "il se confia dans l'espoir" de la
grâce. Il y a donc aussi une certaine crainte naturelle.
Cependant :
Ce qui est naturel
se trouve pareillement chez les êtres animés et inanimés. Or la crainte
n'existe pas dans les êtres inanimés. La crainte n'est donc pas chose
naturelle.
Conclusion :
On dit qu'un
mouvement est naturel parce que la nature y incline. Cela arrive de deux
manières. De la première, tout est accompli par la nature, sans aucune
opération d'une faculté de connaissance ; ainsi se porter vers le haut est un
mouvement naturel du feu, et croître est un mouvement naturel des animaux et
des plantes. - D'une autre manière, on dit naturel le mouvement auquel incline
la nature mais qui ne s'accomplit qu'avec le concours de la connaissance ; nous
avons dit en effet plus haut que les mouvements des puissances de connaître et
d'aimer se ramènent à la nature comme à leur principe premier. En ce sens, même
les actes de la puissance de connaître, comme comprendre, sentir, se souvenir,
et aussi les mouvements de l'appétit de l'âme, sont appelés parfois naturels.
C'est dans cette
dernière acception que l'on peut parler de crainte naturelle. Elle se distingue
de la crainte non naturelle par une différence d'objet. Il y a, en effet, une
crainte qui a pour objet, d'après Aristote, "le mal destructeur", que
la nature repousse à cause du désir naturel d'exister : cette crainte est
appelée naturelle. Mais il y a en outre la crainte du "mal attristant",
lequel s'oppose non à la nature mais aux inclinations de l'appétit ; ce n'est
pas là une crainte de nature. Nous rejoignons la distinction établie plus haut,
de l'amour, de la convoitise et du plaisir qui peuvent être naturels et non
naturels.
Mais à prendre le
mot "naturel" dans son premier sens, il faut savoir que certaines des
passions sont appelées quelquefois naturelles, comme l'amour, le désir et
l'espoir ; mais pour d'autres, c'est impossible. Et ceci parce que l'amour et
la haine, le désir et la fuite impliquent une certaine inclination à poursuivre
le bien et à fuir le mal, inclination qui appartient aussi à l'appétit naturel.
C'est ainsi qu'il existe un certain amour naturel ; et l'on peut, en un sens,
parler aussi de désir et d'espoir même à propos des êtres naturels dépourvus de
connaissance. - Mais les autres passions de l'âme impliquent certains
mouvements pour lesquels l'inclination naturelle est absolument insuffisante.
Soit parce que ces passions ne peuvent se concevoir sans perception des sens ou
connaissance, comme on l'a dit à propos du plaisir et de la douleur. Aussi ne
peut-on dire, des êtres dépourvus de connaissance, qu'ils jouissent ou qu'ils
souffrent. Soit parce que leur mouvement contrarie l'ordre des inclinations
naturelles : par exemple, le désespoir nous détourne d'un bien en cédant à la
difficulté, et la crainte refuse de s'insurger contre un mal nuisible, alors
que l'inclination naturelle y porterait. C'est pourquoi ces sortes de passions
ne sont en aucune manière attribuées aux êtres inanimés.
Cela donne la
réponse aux objections.
Objections :
1. Il semble qu'on ne puisse accepter la division de la
crainte en six espèces, proposée par saint Jean Damascène. Ce sont : "la
paresse, la honte, la pudeur, l'étonnement, la stupeur et l'angoisse". Car
le Philosophe écrie que "la crainte a pour objet le mal qui
attriste". Les espèces de crainte devraient donc répondre aux espèces de
tristesse. Or il y a quatre espèces de tristesse, on l'a dit. Il ne doit donc y
avoir que quatre espèces de crainte qui leur correspondent.
2. Ce qui relève de notre activité est soumis à notre pouvoir.
Or la crainte, a-t-on dit, a pour objet le mal qui dépasse notre pouvoir. On ne
doit donc pas classer dans les espèces de la crainte, la paresse, la honte et
la pudeur, qui concernent notre action.
3. La crainte a rapport au futur ; or "la pudeur a pour
objet la laideur d'un acte déjà commis", dit saint Grégoire de Nysse. Elle
n'est donc pas une espèce de la crainte.
4. La crainte ne porte que sur le mal. Or l'étonnement et la
stupeur ont pour objet ce qui est grand et inaccoutumé, en bien ou en mal. Donc
elles ne sont pas des espèces de la crainte.
5. Les philosophes ont été poussés par l'étonnement à
rechercher la vérité, comme il est dit dans la Métaphysique. Or la crainte ne
pousse pas à chercher mais plutôt à fuir. L'étonnement n'est donc pas une
espèce de crainte.
Cependant :
Les textes de saint
Jean Damascène et de saint Grégoire de Nysse font autorité.
Conclusion :
La crainte,
avons-nous dit, porte sur le mal à venir, surpassant le pouvoir du sujet au
point qu'on ne peut lui résister. Or le mal de l'homme, comme son bien, peut
être envisagé ou dans ses actes ou dans les choses extérieures. S'il s'agit des
actes de l'homme, on peut y craindre un double mal. D'abord, le travail qui
pèse à la nature ; il donne lieu à la paresse
qui se refuse à agir par crainte d'un travail excessif. - Puis, l'infamie qui porte atteinte à la
réputation. Si l'on craint cette infamie dans un acte à commettre, c'est une
sorte de honte ; s'il s'agit au
contraire, d'un acte déjà commis, c'est la pudeur.
Quant au mal
existant dans les choses extérieures, il peut dépasser la résistance de l'homme
de trois manières. 1° En raison de sa grandeur : on considère quelque grand mal
dont on ne peut envisager l'issue. Il y a alors étonnement.
2° En raison de
son caractère insolite : un mal inhabituel s'offre à notre attention, et ainsi
il tire sa grandeur de notre appréciation. Il donne lieu à la stupeur produite par une image
insolite.
3° En raison de
son imprévisibilité, parce qu'on est incapable d'y pourvoir : ainsi craint-on
les infortunes que l'avenir nous réserve. Une telle crainte est appelée angoisse.
Solutions :
1. Les espèces de la tristesse dont parle l'objection ne sont
pas prises de la diversité de leurs objets, mais en fonction de leurs effets et
selon des points de vue particuliers. Aussi n'est-il pas nécessaire que ces
espèces de la tristesse correspondent aux espèces de la crainte dont il s'agit
ici, et qui sont déterminées par division propre de l'objet même de la crainte.
2. Le sujet est maître de son action pour autant qu'il
l'exerce. Mais quelque circonstance de cette action peut sembler dépasser les
capacités du sujet et motiver son refus d'agir. C'est à ce point de vue qu'on
fait de la paresse, de la honte et de la pudeur des espèces de la crainte.
3. Au sujet d'un acte passé on peut craindre les reproches ou
l'opprobre à venir. C'est pour, cela que la pudeur est une espèce de crainte.
4. Ce n'est pas n'importe quel étonnement et n'importe quelle
stupeur qui sont des espèces de la crainte, mais l'étonnement relatif à la
grandeur dans le mal, et la stupeur au sujet d'un mal insolite. Ou bien on peut
répondre que, de même que la paresse fuit le labeur de l'activité extérieure,
ainsi l'étonnement et la stupeur fuient la difficulté de considérer quelque
chose de grand ou d'insolite, soit en bien soit en mal ; de telle sorte que
l'étonnement et la stupeur soient à l'acte de l'esprit ce que la paresse est à
l'acte extérieur.
5. Celui qui est dans l'étonnement se refuse au moment même à
donner son jugement sur ce qui le frappe, dans la crainte de se tromper, mais
il s'enquiert de l'avenir. Au contraire, celui qui est dans la stupeur craint à
la fois de juger au moment même et de s'enquérir de l'avenir. C'est pourquoi
l'étonnement est le principe de la recherche philosophique, tandis que la
stupeur y fait obstacle.
1. Est-ce le
bien qui est l'objet de la crainte, ou le mal ? - 2. Le mal de nature est-il
objet de crainte ? - 3. La crainte porte-t-elle sur le mal du péché ? - 4.
Peut-on craindre la crainte elle-même ? - 5. Craint-on davantage les maux
imprévus ? - 6. Craint-on davantage les maux irrémédiables ?
Objections :
1. Il semble que le bien soit l'objet de la crainte, car saint
Augustin écrit : "Nous ne craignons rien si ce n'est, pour ce que nous
aimons, de le perdre quand nous le possédons, ou de ne pas l'obtenir quand nous
l'espérons." Or ce que nous aimons, c'est le bien ; la crainte regarde
donc le bien comme son objet propre.
2. "Le pouvoir est chose redoutable, dit Aristote, et
aussi de s'appuyer sur autrui." Mais ce sont là des biens. Le bien est
donc objet de la crainte.
3. En Dieu, il ne peut exister rien de mal. Or il nous est
commandé de craindre Dieu, selon cette parole du Psaume (34, 10) :
"Craignez le Seigneur, vous, les saints." Donc la crainte aussi porte
sur le bien.
Cependant :
Saint Jean
Damascène écrit que la crainte a pour objet le mal à venir.
Conclusion :
La crainte est un
mouvement de l'appétit. Or, selon Aristote, cette puissance comporte un double
mouvement : de poursuite et de fuite. C'est le bien que l'on poursuit ; c'est
le mal que l'on fuit. Tout mouvement de la puissance appétitive impliquant une
poursuite aura donc pour objet un bien ; tout mouvement de fuite aura pour objet
un mal. Aussi, puisque la crainte implique qu'on fuit quelque chose, c'est le
mal que, premièrement et de soi, elle regarde comme son objet propre.
Cependant, elle
peut aussi viser le bien, pour autant qu'il a lui-même rapport au mal. Cela
peut arriver de deux façons.
Selon la première,
le mal nous prive d'un bien. C'est précisément en cette privation que le mal
consiste. Fuir le mal, dans sa raison propre de mal, c'est donc le fuir à cause
du bien dont il nous prive et que l'amour nous fait rechercher. C'est en ce
sens que saint Augustin disait : on n'a qu'un motif de crainte, c'est la perte
du bien qu'on aime.
D'une autre façon,
on rattache le bien au mal en tant qu'il en est la cause, c'est-à-dire que tel
bien peut avoir une influence préjudiciable à ce que nous aimons. Nous avons
dit que l'espoir regarde deux objets : le bien à quoi il tend, et
l'intermédiaire de qui il espère obtenir l'objet de son désir. De même pour la
crainte : elle regarde deux objets : le mal qu'elle fuit, et ce bien qui peut
par sa puissance infliger un mal. C'est en ce sens que l'on craint Dieu, pour
le châtiment spirituel ou corporel qu'il peut infliger. Ainsi craint-on
également les puissants, surtout quand on les a blessés ou qu'ils sont
injustes, car ils ont tout pouvoir de nuire. On craint aussi de "s'appuyer
sur autrui", c'est-à-dire d'être en son pouvoir parce qu'il peut nous
nuire. C'est ainsi que le criminel craint qu'on ne révèle son crime.
Cela donne la
réponse aux objections.
Objections :
1. Il semble que non car, selon le Philosophe "la crainte
conduit à délibérer". Or, dit-il lui-même, nous ne délibérons pas sur les
événements naturels. La crainte ne porte donc pas sur le mal de nature.
2. L'homme est constamment sous la menace de maux naturels
comme la mort. Donc, si de tels maux étaient objet de crainte, il faudrait que
l'on soit toujours sous le coup de la crainte.
3. La nature ne se contredit pas. Or certains maux viennent
d'elle. Donc la crainte qu'ils nous inspirent ne peut être le fait de la
nature. Une crainte naturelle ne peut donc correspondre, malgré les apparences,
à un mal naturel.
Cependant :
Le Philosophe
écrit que "la mort est le plus terrible de tous les maux" ; et la
mort est un mal de nature.
Conclusion :
La crainte, au
dire d'Aristote, provient de "la représentation d'un mal futur, destructif
ou affligeant". Affligeant quand il contrarie la volonté ; destructif
quand il contrarie la nature ; tel est le mal de nature, qui peut donc être
objet de crainte.
Mais il faut
remarquer ceci : le mal de nature (ou physique) provient parfois d'une cause
naturelle. Il mérite alors doublement ce nom, car non seulement il s'attaque à
la nature, mais il est un effet de la nature ; ainsi la mort naturelle, et
autres maux semblables. Il arrive aussi que le mal physique soit produit par
une cause non naturelle : telle la mort violente infligée par un persécuteur.
Dans l'un et l'autre cas, le mal physique ou naturel est objet de crainte à un
certain point de vue, et ne l'est pas à un autre. La crainte provient, nous dit
Aristote, de la "représentation d'un mal futur". Tout ce qui écarte
cette représentation d'un malheur à venir, éloigne du même coup la crainte. Or
nous pouvons croire qu'un mal n'est pas futur pour deux motifs. Ou bien c'est
un mal éloigné et à longue échéance ; à cause de cet éloignement, on ne se
représente pas qu'il doive arriver. On ne le craint guère ou pas du tout.
"Ce qui est très éloigné, dit le Philosophe, n'inspire pas la crainte ;
tous savent qu'ils mourront, mais comme ce n'est pas imminent, on ne s'en
inquiète pas." Ou encore, ce mal futur nous ne le considérons pas comme
tel, parce que sa fatalité nous le fait considérer comme présent. C'est ce que
dit encore Aristote : "Ceux qu'on va décapiter, ce n'est pas de la crainte
qu'ils éprouvent" - ils voient bien qu'il leur faut mourir tout de suite -
"pour éprouver la crainte, il faut qu'il reste un espoir de salut".
C'est ainsi que
les maux naturels n'engendrent pas de crainte, faute de prendre place dans nos
perspectives d'avenir. Mais si ce mal de nature, qui est destructeur, est
estimé tout proche, mais avec un espoir d'y échapper, c'est alors que nous le
craindrons.
Solutions :
1. Le mal physique n'est pas toujours produit par la nature,
nous venons de le dire. Et même quand il en vient, si l'on ne peut l'éviter
totalement, on peut du moins le retarder. Dans cet espoir, on peut délibérer
sur le moyen de s'y soustraire.
2. Le mal de nature, bien qu'il soit toujours menaçant, ne
l'est pourtant pas toujours immédiatement. Ainsi ne le craint-on pas
continuellement.
3. La mort et les autres maux naturels sont causés par la
nature générale ; pourtant la nature particulière s'y oppose autant qu'elle
peut. C'est l'inclination de la nature particulière qui provoque la douleur et
la tristesse relatives à ces maux, quand ils sont présents, et la crainte quand
ils sont dans un avenir proche.
Objections :
1. "La crainte chaste, dit saint Augustin, fait redouter
la séparation d'avec Dieu." Mais il n'y a que le péché qui nous sépare de
Dieu, selon Isaïe (59, 2) : "Ce sont vos péchés qui ont creusé un abîme
entre vous et votre Dieu." La crainte peut donc porter sur le mal du
péché.
2. Cicéron écrit : "Ce que nous craignons en envisageant
l'avenir est ce qui, présent, nous attriste." Or on peut s'affliger ou
s'attrister de ce mal qu'est le péché. On peut donc craindre également le mal
du péché.
3. L'espoir s'oppose à la crainte. Or l'espoir peut porter sur
le bien de la vertu, d'après Aristote, et d'après saint Paul, qui écrit (Ga 5,
10) : "J'ai cette confiance en vous dans le Seigneur, que vous ne penserez
pas autrement." Donc la crainte peut avoir pour objet le mal du péché.
4. La pudeur est une espèce de la crainte, nous l'avons dit
récemment. Or elle concerne un fait honteux qui est ce mal du péché. Donc la
crainte également.
Cependant :
D’après Aristote,
"tous les maux ne sont pas à craindre : ainsi on ne craint pas d'être
injuste ou lent d'esprit".
Conclusion :
De même,
avons-nous dit que l'objet de l'espoir est le bien futur et difficile auquel il
est possible d'atteindre, de même l'objet de la crainte est le mal dont on
prévoit qu'il ne sera pas facile de l'éviter. Concluons-en que ce qui est
totalement en notre pouvoir et ne dépend que de notre volonté n'a pas de quoi
nous effrayer. Cela seul peut susciter la crainte qui dépend d'une cause
extérieure à nous. Or le mal du péché a pour cause propre la volonté humaine ;
il n'est donc pas proprement objet de crainte.
Mais parce que la
volonté humaine peut subir une influence extérieure, si celle-ci dispose d'un
grand pouvoir pour nous entraîner à mal faire, nous pouvons craindre de pécher,
dans la mesure où ce mal est le fait d'une cause extérieure ; par exemple on
craint de demeurer dans la compagnie des méchants, de peur qu'ils ne nous
induisent à pécher. Mais à proprement parler, ce que l'on craint dans cette
situation, c'est la force de l'entraînement plus que l'aspect propre du péché
car, en tant qu'il est volontaire, celui-ci ne laisse pas de place à la
crainte.
Solutions :
1. La séparation d'avec Dieu est une certaine peine consécutive
au péché ; et toute peine provient en quelque manière d'une cause extérieure.
2. La tristesse et la crainte se rencontrent en un point :
elles ont toutes deux le mal pour objet. Mais elles diffèrent à un double
titre. D'abord en ce que la tristesse regarde le mal présent ; la crainte, le
mal à venir. Puis, du fait que la tristesse étant dans le concupiscible, elle
se rapporte au mal pris absolument, si bien qu'elle peut concerner n'importe
quel mal, grand ou petit ; la crainte, au contraire, passion de l'irascible, a
pour objet le mal ardu et difficile, difficulté qui disparaît dans la mesure où
la chose est au pouvoir de notre volonté. C'est pourquoi nous ne craignons pas
tous les maux à venir, dont nous nous affligeons lorsqu'ils sont là, mais
certains d'entre eux : ceux qui sont difficiles à éviter.
3. L'espoir a pour objet un bien accessible. On y atteint de
soi-même, ou par le secours d'autrui. C'est pourquoi l'espoir peut porter sur
un acte de vertu, lequel est en notre pouvoir. Mais la crainte a pour objet un
mal qui échappe à notre pouvoir. Aussi le mal que l'on craint suppose-t-il
toujours une cause extérieure à nous. Tandis que le bien qu'on espère peut
dépendre soit de nous, soit d'une cause extérieure.
4. La pudeur n'est pas une crainte portant sur l'acte même du
péché, mais sur la honte ou le mépris qui s'ensuit, et qui a une cause
extérieure.
Objections :
1. Il semble qu'on ne puisse craindre la crainte. Car, tout ce
que l'on craint, on veille par la crainte à ne pas le perdre : ainsi, celui qui
craint de perdre la santé la garde grâce à cette crainte. Donc, si l'on craint
la crainte, on se gardera d'elle par la crainte. Ce qui est contradictoire.
2. La crainte est une sorte de fuite. Mais rien ne se fuit
soi-même. Donc la crainte ne craint pas la crainte.
3. La crainte porte sur le futur. Or celui qui craint est déjà
dans la crainte. Il ne peut donc craindre la crainte.
Cependant :
On peut aimer
l'amour, et s'attrister de sa tristesse. Pour la même raison, on peut donc
craindre la crainte.
Conclusion :
Nous venons de
dire à l’article précédent que cela seul a raison d'objet à craindre, qui vient
d'une cause extrinsèque, et non ce qui dépend de notre volonté. Or, la crainte
pour une part dépend de causes extérieures, et pour une part est soumise à la
volonté. Elle dépend d'une cause extérieure en tant qu'elle est une passion
consécutive à l'image d'un péril menaçant. Et, à cet égard, on peut craindre
d'avoir peur : c'est redouter de ne pouvoir échapper à la crainte, devant
l'approche d'un mal considérable. Mais la crainte est soumise à la volonté en
tant que l'appétit inférieur obéit à la raison ; on peut donc refouler la
crainte. A ce point de vue, saint Augustin a raison de dire que la crainte ne
peut se faire craindre. Mais comme on pourrait utiliser ses arguments à montrer
que la crainte n'est aucunement à craindre, il faut y répondre.
Solutions :
1. On ne craint pas uniformément toutes chose ; la crainte
elle-même se diversifie selon ses objets. Rien n'empêche donc qu'une crainte ne
préserve d'une autre et que la précaution qu'elle inspire nous garde d'éprouver
cette autre crainte.
2. La crainte d'un mal imminent se distingue de la crainte par
laquelle on craint cette crainte. Il ne s'ensuit pas qu'un être se fuie
soi-même ou qu'il s'identifie à la fuite de soi-même.
3. Selon cette distinction entre diverses craintes, on peut
craindre présentement une crainte future.
Objections :
1. L'extraordinaire et l'imprévu n'ont rien, semble-t-il, qui
doive nous effrayer particulièrement. Car la crainte est au mal ce que l'espoir
est au bien. Or l'expérience accroît l'espoir du bien. Donc elle agit aussi
pour accroître la crainte du mal.
2. D'après Aristote, ce que l'on craint davantage, "ce ne
sont pas les colères violentes, mais la douceur et la fourberie". Or il
est évident que les coléreux ont davantage d'emportements imprévus. Donc ce qui
est soudain est moins redoutable.
3. Ce qui arrive subitement permet moins de réflexion. Or
certaines choses sont d'autant plus redoutables qu'on y réfléchit davantage. Ce
qui fait dire au Philosophe : "Certains paraissent courageux à cause de
leur ignorance ; quand ils constatent l'inexactitude de leurs conjectures, ils
prennent la fuite." On craint donc moins ce qui arrive soudainement.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "La crainte redoute les assauts insolites et soudains contre les
êtres qu'elle aime et dont elle veut protéger la sécurité."
Conclusion :
L'objet de la
crainte, nous l'avons déjà dit, est un mal dont la menace ne peut être écartée
facilement. Cela pour deux raisons : l'ampleur du péril, et la faiblesse de
celui qui le craint. A cette double difficulté contribue le caractère insolite
et soudain de l'événement.
D'abord il donne
au mal menaçant une apparence plus considérable. Car plus on réfléchit, plus on
tient pour peu de choses les biens et les maux corporels. S'il est vrai que, le
mal une fois présent, sa durée adoucit la douleur, comme le montre Cicéron, la
crainte du mal à venir diminue quand on a le loisir d'y penser à l'avance.
Ensuite l'insolite et l'imprévu augmentent la faiblesse chez celui qui craint,
en tant qu'ils lui retirent l'usage des remèdes qu'on peut préparer pour
repousser un mal futur ; car ceux-ci sont impuissants quand le mal surgit à
l'improviste.
Solutions :
1. L'objet de l'espoir est le bien que l'on peut atteindre.
Donc, tout ce qui augmente le pouvoir de l'homme est de nature à augmenter
l'espoir et, pour la même raison, à diminuer la crainte, puisque la crainte a
pour objet le mal auquel on peut difficilement résister. Par suite,
l'expérience diminue la crainte, comme elle augmente l'espoir, parce qu'elle
rend l'homme plus capable d'agir.
2. Ceux dont la colère est violente ne la cachent pas, et
c'est pourquoi les dommages qu'ils peuvent causer ne sont pas tellement
soudains qu'on ne puisse les prévoir. Mais les hommes doux et fourbes
dissimulent leur colère ; le mal qu'ils s'apprêtent à faire ne peut être prévu
et arrive à l'improviste. C'est pour cela, dit le Philosophe, qu'on les craint
davantage.
3. A prendre les choses en soi, biens et maux corporels
paraissent plus importants au début. La raison en est dans ce fait que les
apparences se trouvent toujours rehaussées par la juxtaposition de leur
contraire. Passe-t-on sans gradation de la pauvreté à la richesse, le contraste
donne plus de prix à ce nouvel état. A l'opposé, le riche soudainement ruiné
trouve la pauvreté plus horrible. C'est pourquoi la soudaineté du malheur
accroît la crainte qu'il suscite ; l'impression de mal est plus forte. Mais il
peut arriver qu'on ne voie pas du premier coup toute l'ampleur d'un mal ; par
exemple quand l'ennemi s'embusque traîtreusement. Il est vrai alors qu'une vue
plus exacte des choses fait paraître le mal plus redoutable.
Objections :
1. Il semble qu'il ne le faut pas. En effet, pour qu'il y ait
crainte, il faut que subsiste quelque espoir de salut, nous l'avons dit à
l'article 2. Donc de tels maux n'inspirent aucune crainte.
2. Au mal de la mort, il n'y a pas de remède ; les forces
naturelles ne peuvent ramener de la mort à la vie. Et pourtant la mort n'est
pas ce que l'on craint le plus, au dire d'Aristote. L'irrémédiable n'est donc
pas redouté davantage que le reste.
3. Selon Aristote, "un bien qui se prolonge n'est pas
davantage un bien que le bien d'un seul jour ; le bien n'est pas plus le bien,
qu'il dure toujours ou non". Cela vaut aussi pour le mal. Or les maux sans
remède ne semblent différer des autres que par la durée ou la perpétuité. Ils
n'en sont donc pas pires, ou plus à craindre.
Cependant :
"Ce qu'il y a
de plus redoutable dans ce qui suscite la crainte, dit Aristote, ce sont les
fautes irréparables, les situations pour lesquelles on ne trouve pas de
secours, ou difficilement."
Conclusion :
L'objet de la
crainte, c'est le mal. Tout ce qui contribue à le rendre pire accroît la
crainte. Or le mal peut être rendu plus grand, non seulement en ce qui le
spécifie comme tel, mais du fait des circonstances, comme on l'a dit
précédemment. Entre toutes, la durée, ou encore la perpétuité sont celles qui
paraissent davantage aggraver le mal. Ce qui est dans le temps se mesure en
effet, à certains égards, par sa durée ; si c'est un mal de souffrir une chose
pendant un temps donné, l'endurer deux fois plus longtemps nous paraît double
mal. Subir indéfiniment le même mal, ou subir une douleur perpétuelle, c'est,
pour la même raison, ne plus voir de limites à l'accroissement du mal. Quand
surviennent des maux auxquels on ne peut plus remédier, ou très difficilement,
on les tient pour installés à jamais, ou pour longtemps. Et c'est pourquoi on
les craint par-dessus tout.
Solutions :
1. Il y a deux sortes de remèdes au mal. L'un est préventif ;
quand il est impossible, l'espoir disparaît et, par suite, la crainte. Ce n'est
donc pas de ce remède que nous parlons. - L'autre remède est celui qui chasse
le mal déjà présent ; c'est de lui qu'il s'agit ici.
2. Bien que la mort soit un mal irrémédiable, on ne la craint
pas, parce qu'elle n'est pas imminente, nous l'avons dit.
3. Dans ce texte, le Philosophe parle du bien en soi, dans sa
spécificité propre. Ainsi ne devient-il pas meilleur parce qu'il se prolonge ou
se perpétue, mais à cause de sa nature de bien.
1. L'amour cause-t-il la crainte ? - 2. L'insuffisance cause-t-elle la
crainte ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car ce qui introduit une chose en est
cause. Or "la crainte introduit l'amour de charité", dit saint Augustin.
C'est donc la crainte qui est cause de l'amour, et non l'inverse.
2. Le Philosophe écrit que "l'on craint surtout ceux dont
on attend quelque mal". Or, du fait que nous attendons du mal de
quelqu'un, nous sommes plus provoqués à le haïr qu'à l'aimer. La crainte a donc
pour cause la haine plutôt que l'amour.
3. On a déjà dit que ce qui vient de nous-même n'est pas objet
de crainte. Or ce qui est inspiré par l'amour vient du plus intime de notre
coeur. La crainte n'est donc pas causée par l'amour.
Cependant :
Saint Augustin
écrit "Personne ne doute qu'il n'y a pas d'autre raison de craindre que
celle de perdre ce que nous aimons quand nous le possédons, ou ne pouvoir
l'obtenir quand nous l'espérons." Toute crainte vient donc de ce que nous aimons
quelque chose. Donc l'amour est cause de la crainte.
Conclusion :
Les objets des
passions ont le même rapport avec elles que les formes avec les réalités de la
nature ou de l'art. C'est de leurs objets qu'elles reçoivent leur
spécification, comme les oeuvres de la nature et de l'art sont spécifiées par
leurs formes. Donc, si tout ce qui produit la forme constitutive d'une réalité
est cause de celle-ci, la passion dépendra de même de toute causalité exercée,
de quelque manière que ce soit, par son objet. Il peut s'agir alors d'une
causalité ou de type efficient, ou s'exerçant par mode de disposition
matérielle. Prenons l'objet du plaisir. C'est un bien, qu'on reconnaît tel, en
harmonie avec le sujet, uni à lui. Sa cause efficiente est ce qui réalise l'union,
ou ce qui est source de convenance ou de bonté, ou de ce qui paraît tel. Quant
à la causalité dispositive, elle tient à un habitus du sujet, ou à toute
disposition grâce à laquelle s'établit, entre lui et le bien qui lui est uni,
un rapport de convenance réelle ou apparente.
Ainsi donc, dans
notre cas, l'objet de la crainte est ce qu'on reconnaît comme un mal, futur et
prochain, auquel on pourra difficilement résister. Ce qui peut susciter un tel
mal cause effectivement l'objet de la crainte, et par conséquent la crainte
elle-même. Ce qui nous dispose de telle sorte que ce mal nous apparaisse ainsi,
cause la crainte et son objet par mode de disposition matérielle. C'est de
cette manière que l'amour engendre la crainte. Qui aime trouve mauvais ce qui
pourrait le priver de son bien, et par conséquent le craint comme un mal.
Solutions :
1. A titre essentiel et premier, nous l'avons dit, la crainte
est relative au mal qu'elle nous fait fuir et qui s'oppose au bien qu'on aime.
De soi, la crainte naît donc de l'amour. Mais, secondairement, elle regarde,
pour le craindre, ce qui peut causer un tel dommage. C'est ainsi que, par
accident, la crainte introduit l'amour : celui qui craint que Dieu le punisse,
observe ses commandements, commence ainsi d'espérer, et s'ouvre par là même à
l'amour, comme en l'a dit plus haut.
2. Celui dont on attend du mal, on éprouve d'abord pour lui de
la haine, mais dès qu'on commence à espérer de lui quelque bien, on commence à
l'aimer. Quant au bien opposé au mal que l'on craint, il était aimé dès le
début.
3. L'objection vient de ce que l'on n'envisage que la
causalité efficiente. Or c'est par mode de causalité dispositive que l'amour
est cause de la crainte, on vient de le dire.
Objections :
1. Il ne semble pas, car on craint surtout ceux qui sont
puissants. Or l'insuffisance s'oppose à la puissance ; elle n'est donc pas
cause de crainte.
2. Le condamné qu'on va exécuter est au maximum de
l'insuffisance. Mais il ne connaît pas la crainte, dit Aristote.
3. Combattre est signe de courage non d'insuffisance. Or
"les antagonistes se craignent mutuellement", dit encore Aristote.
Donc l'insuffisance n'est pas cause de crainte.
Cependant :
Les contraires ont
des causes contraires. Or "la richesse, la force, le grand nombre d'amis
et le pouvoir chassent la crainte", selon Aristote. Donc l'insuffisance de
tout cela cause la crainte.
Conclusion :
Nous l'avons dit
dans l’article précédent, on peut distinguer une double cause de crainte :
l'une agit par manière de disposition matérielle, du côté de celui qui craint ;
l'autre par manière de cause efficiente, du côté de celui que l'on craint. Au
premier point de vue, l'insuffisance est, de soi, cause de crainte ; car
l'insuffisance de force ne nous permet pas de repousser facilement le mal qui
nous menace. Cependant, pour causer la crainte, il faut une insuffisance d'une
certaine proportion. L'insuffisance qui cause la crainte d'un mal à venir est
moins grave que celle qui vient du mal présent, objet de la tristesse. Et
l'insuffisance serait plus grande encore si elle enlevait totalement le sens du
mal ou l'amour du bien dont on craint le contraire.
Au second point de
vue, c'est la puissance et la force qui, de soi, engendrent la crainte. Si ce
que nous percevons comme nuisible est puissant, nous ne pourrons guère en
repousser les effets. Par accident, pourtant, il peut se faire que nous ayons à
craindre les résultats d'une insuffisance de l'adversaire, quand il lui arrive
de vouloir nuire : par injustice, ou bien parce qu'il a été lésé, ou redoute de
l'être.
Solutions :
1. L'argument n'envisage la crainte que du point de vue de sa
cause efficiente.
2. Ceux que l'on va décapiter souffrent un mal présent. Leur
insuffisance est sans commune mesure avec la crainte.
3. Au combat, la crainte procède non de la force que l'on met
à se battre, mais de son insuffisance éventuelle, qui fait douter de la
victoire.
1. La crainte
a-t-elle un effet de contraction ? - 2. Pousse-t-elle à délibérer ? - 3.
Fait-elle trembler ? - 4. Empêche-t-elle l'action ?
Objections :
1. Il semble que non, car la contraction ramène au dedans la
chaleur et les esprits vitaux. Il en résulte une dilatation du coeur qui pousse
à attaquer avec audace, comme on le voit chez les gens en colère. Or, dans la
crainte, c'est le contraire qui arrive, elle ne provoque donc pas de
contraction.
2. L'accumulation intérieure de la chaleur et des esprits
vitaux par la contraction fait pousser des cris ; c'est évident chez ceux qui
souffrent. Or dans la crainte on ne donne pas de voix, on devient plutôt taciturne.
Donc la crainte ne produit pas de contraction.
3. La pudeur est une des espèces de la crainte, on l'a dit. Or
Cicéron et Aristote notent que "la pudeur fait rougir". Mais la
rougeur du visage n'est pas un signe de contraction, au contraire. La contraction
n'est donc pas un effet de la crainte.
Cependant :
Saint Jean
Damascène écrit que "la crainte a un effet de systole", c'est-à-dire
de contraction.
Conclusion :
Nous avons dit
précédemment que dans les passions de l'âme le mouvement même de la puissance
appétitive est comme l'élément formel, et la modification organique, l'élément
matériel. Il y a correspondance de l'un à l'autre. D'où une ressemblance entre
les caractéristiques des mouvements de l'appétit et la modification physique
qui s'ensuit. Sur le plan sensible la crainte implique une contraction. C'est
parce qu'elle provient de la représentation d'un mal menaçant, qu'il est
difficile de repousser. Cette difficulté vient elle-même de notre manque de
force. On a dit tout cela. Or, plus cette faiblesse est grande, plus notre
champ d'action se rétrécit. De là vient que l'appréciation d'où procède la
crainte produit une contraction dans la puissance appétitive. Nous voyons même,
chez les mourants, la puissance vitale se retirer au-dedans, par l'affaiblissement
de son énergie ; et quand, dans une cité, les habitants ont peur, ils quittent
les faubourgs et se réfugient autant que possible vers le centre. A l'image de
cette contraction qui ressortit à l'appétit sensible, la crainte produit dans
l'organisme cette contraction qui ramène à l'intérieur la chaleur naturelle et
les esprits vitaux.
Solutions :
1. D'après Aristote, bien que dans la crainte les esprits se
retirent de l'extérieur vers l'intérieur, leur mouvement n'est cependant pas le
même que dans la colère. Dans la colère, les esprits sont chaleureux et
subtils, par suite du désir de vengeance, ils ont donc tendance à monter. Ainsi
se rassemblent-ils dans la région du coeur, ce qui rend les gens en colère
prompts et audacieux pour attaquer. Mais dans la crainte, à cause de
l'envahissement du froid, les esprits ont tendance à descendre, ce froid venant
de ce qu'on se représente son insuffisance. Loin de se rassembler dans la
région du coeur, la chaleur et les esprits s'enfuient loin du coeur. Et c'est
pourquoi ceux qui ont peur tardent à attaquer, et prennent plutôt la fuite.
2. Il est naturel à un être qui souffre, homme ou bête, de
mettre tout en oeuvre pour repousser le mal présent qui cause sa douleur ;
ainsi voyons-nous les animaux qui souffrent mordre ou donner des coups de
corne. Or dans la vie animale la chaleur et les esprits sont d'un très grand
secours pour tout. Aussi dans la douleur la nature conserve-t-elle la chaleur
et les esprits à l'intérieur, afin de les utiliser à repousser le mal. Cette
chaleur et ces esprits accumulés finissent par s'échapper, dit Aristote sous
forme de cris ou de paroles. C'est pourquoi ceux qui souffrent ne peuvent
s'empêcher de crier. - Mais chez ceux qui ont peur, le mouvement intérieur de
la chaleur et des esprits va du coeur aux régions inférieures, comme nous
venons de le dire. De sorte que la crainte s'oppose à la formation de la voix,
produite par l'émission des esprits vers les parties supérieures et vers la
bouche. De là vient que la crainte rend muet, et aussi, qu'elle "rend
tremblant", dit Aristote.
3. Les périls de mort ne sont pas seulement contraires à
l'appétit animal, mais aussi à la nature. C'est pourquoi, quand on les craint,
la contraction n'est pas seulement le fait de l'appétit, mais une réaction
corporelle de la nature. L'être aimé, parce qu'il imagine sa mort, éprouve une
contraction de la chaleur vers le dedans, semblable à celle qui se produit
naturellement à l'approche de la mort. "La crainte de la mort fait
pâlir", remarque Aristote. - Quant au mal qui est objet de crainte dans la
pudeur, il ne s'oppose pas à la nature, mais seulement à l'appétit. Aussi la
contraction procède-t-elle de celui-ci, sans réaction d'origine proprement
physique. C'est de l'âme que tout vient plutôt : contractée en quelque sorte
sur elle-même, elle libère les esprits et la chaleur, qui se répandent vers les
extrémités. C'est pourquoi la pudeur fait rougir.
Objections :
1. Il ne semble pas, car ce qui empêche la délibération ne
peut être ce qui la favorise. Or la crainte empêche la délibération, car toute
passion trouble le calme requis au bon emploi de la raison.
2. Le conseil est un acte de la raison méditant et délibérant
sur les choses à venir. Or il y a une crainte "qui chasse les pensées et
fait sortir l'esprit de lui-même", selon Cicéron. Donc la crainte ne
favorise pas la délibération, elle l'empêche.
3. On ne délibère pas seulement pour éviter des maux, mais
aussi pour obtenir des biens. Mais de même que la crainte regarde les maux à
éviter, l'espérance regarde les biens à obtenir. Donc la crainte ne favorise
pas la délibération plus que ne fait l'espoir.
Cependant :
Le Philosophe
écrit : "La crainte dispose au conseil."
Conclusion :
On peut être jugé
disposé au conseil de deux manières. 1° Par la volonté ou le souci de recourir
au conseil. En ce sens la crainte dispose au conseil. Car, selon le Philosophe,
"nous prenons conseil au sujet des choses importantes où nous nous défions
en quelque sorte de nous-même." Or ce qui provoque la crainte n'est pas le
mal pur et simple, mais le mal d'une certaine importance, du fait qu'il nous
apparaît comme difficile à repousser et aussi qu'il se présente comme tout proche,
nous l'avons déjà dit. Aussi est-ce surtout sous le coup de la crainte que les
hommes cherchent à prendre conseil.
2° On est disposé
au conseil en ce sens que l'on a la faculté de bien délibérer. Ni la crainte ni
une autre passion ne favorise l'exercice de cette faculté. Car l'homme affecté
de quelque passion voit les choses plus grandes ou plus petites qu'elles ne
sont en réalité : celui qui aime voit ce qu'il aime en mieux ; celui qui craint
croit les choses plus terribles qu'elles ne sont. De sorte que toute passion,
autant qu'il est en elle, par le défaut de rectitude dans le jugement gêne la
faculté de bien délibérer.
Solutions :
1. Cela donne la réponse à la première objection.
2. Plus une passion est forte, et plus celui qui en est
affecté se trouve empêché par elle. Et c'est pourquoi, quand la crainte est
intense, on veut assurément délibérer, mais on est troublé à tel point dans ses
pensées qu'on ne peut prendre aucun parti. Cependant si la crainte est faible,
provoquant le souci de la réflexion et ne troublant pas beaucoup la raison,
elle peut aussi contribuer à la rectitude de la délibération, à cause de la
préoccupation qu'elle produit.
3. L'espoir aussi dispose au conseil car, pour Aristote,
"personne ne délibère au sujet de ce dont il désespère", ni au sujet
d'entreprises impossibles. Cependant la crainte porte davantage à délibérer que
l'espoir car, tandis que l'espoir porte sur le bien en tant que nous pouvons
l'atteindre, la crainte porte sur le mal en tant qu'il est difficilement évitable,
de sorte que la crainte a plus de rapport que l'espoir avec la difficulté. Or,
c'est dans les difficultés, surtout celles où nous nous défions de nous-même,
que nous prenons conseil, comme nous venons de le dire.
Objections :
1. Il ne semble pas car, d'une part, le tremblement vient du
froid (nous voyons en effet trembler ceux qui ont froid) et, d'autre part, la
crainte ne semble pas provoquer le froid, mais plutôt la chaleur qui dessèche :
sous le coup de la crainte on a soif, surtout dans les grandes craintes, comme
on le voit chez ceux que l'on conduit à la mort. La crainte ne fait donc pas
trembler.
2. L'éjection d'éléments superflus provient de la chaleur ;
aussi, le plus souvent, les remèdes laxatifs sont-ils chauds. Or ces sortes
d'éjections arrivent fréquemment sous le coup de la peur. Celle-ci semble donc
causer la chaleur et non le tremblement.
3. Dans la crainte, la chaleur est ramenée de la périphérie à
l'intérieur. Donc, si c'est à cause de ce retrait de la chaleur que l'homme
tremble dans ses membres extérieurs, il semble qu'il devrait trembler
pareillement de peur dans tous ses membres extérieurs. Or cela ne se produit
pas. Le tremblement du corps n'est donc pas un effet de la crainte.
Cependant :
Cicéron écrit que
le "tremblement, la pâleur, le claquement des dents sont un effet de la
peur".
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, la crainte amène une certaine contraction de l'extérieur vers l'intérieur
; d'où le froid aux extrémités. Et c'est cela qui produit le tremblement.
Celui-ci a pour cause la faiblesse de l'énergie qui maintient la cohésion des
membres. Cet affaiblissement a pour cause principale la perte de la chaleur
dont l'âme a besoin pour imprimer son mouvement, selon Aristote.
Solutions :
1. Lorsque la chaleur est rappelée de la périphérie à
l'intérieur, elle s'accumule au-dedans et surtout dans les régions inférieures,
c'est-à-dire dans les organes de la nutrition. De sorte que l'élément humide
est consumé et que la soif se fait sentir. Il arrive aussi que le ventre se
relâche, qu'il y a éjection d'urine et parfois même de sperme. A moins que cela
ne provienne, dit Aristote, de la contraction des entrailles et des testicules.
2. Cela donne la réponse à la deuxième objection.
3. Dans la crainte, la chaleur abandonne le coeur et descend
dans les régions inférieures. C'est pour cela que le coeur surtout est saisi de
tremblement, et aussi les membres qui ont quelque liaison avec la poitrine, où
se trouve le coeur. Aussi voit-on ceux qui craignent trembler surtout de la
voix, à cause de la proximité de la trachée-artère avec le coeur. La lèvre
inférieure tremble aussi et toute la mâchoire inférieure, en raison de leur
continuité avec le coeur, ce qui amène le claquement des dents. Pour la même
raison, les bras et les mains se mettent à trembler. - On peut répondre aussi
que ces sortes de membres sont plus mobiles. C'est ainsi que les genoux
tremblent dans la crainte, selon cette parole d'Isaïe (35, 3) : "Fortifiez
les mains défaillantes, affermissez les genoux tremblants."
Objections :
1. Apparemment oui, car ce qui empêche surtout d'agir c'est le
trouble de la raison, directrice de l'action. Or la crainte trouble la raison.
Donc elle empêche d'agir.
2. Quand on fait quelque chose avec crainte, on manque plus
facilement son affaire ; il est difficile d'avancer sans tomber, sur une poutre
haut placée, parce qu'on prend peur ; on ne tomberait pas si l'on marchait sur
la même poutre placée par terre, car la crainte aurait disparu.
3. La paresse, ou indolence, est une forme de crainte. Or elle
empêche d'agir.
Cependant :
"Travaillez à
votre salut avec crainte et tremblement", écrit saint Paul (Ph 2, 12). Il
ne parlerait pas ainsi si la crainte empêchait de bien agir.
Conclusion :
Notre activité
extérieure procède de l'âme comme principe moteur, et des membres comme
instruments. Or il arrive qu'une opération puisse être gênée dans son exercice
par une défectuosité soit de l'instrument soit du moteur principal. Du point de
vue des organes corporels, la crainte, en ce qui dépend d'elle, est toujours de
nature à gêner l'activité extérieure par la perte de chaleur qu'elle entraîne
dans les membres. Mais du point de vue de l'âme, s'il s'agit d'une crainte
modérée qui ne trouble pas beaucoup la raison, elle aide à bien agir, car elle
donne du souci et rend plus attentif dans la délibération et dans l'action. Mais
si la crainte prend de telles proportions qu'elle bouleverse complètement la
raison, elle empêche d'agir, même au point de vue de l'âme. Mais ce n'est pas
le cas envisagé par saint Paul.
Solutions :
1. Cela répond à la première objection.
2. Ceux qui tombent d'une poutre élevée ont leur imagination
troublée par la crainte d'une chute que cette faculté leur représente.
3. Tous ceux qui craignent fuient ce qu'ils craignent. C'est
pourquoi la paresse, craignant l'activité elle-même, en tant qu'elle est laborieuse,
entrave l'activité parce qu'elle en éloigne la volonté. Cependant, quand la
crainte porte sur d'autres objets, elle favorise l'activité en tant qu'elle
pousse la volonté à agir pour éviter ce qui est craint.
1. L'audace est-elle contraire à la crainte ? - 2. Quel rapport
a-t-elle avec l'espoir ? - 3. La cause de l'audace. - 4. Son effet.
Objections :
1. Il ne semble pas, car saint Augustin écrit que
"l'audace est un vice". Or le vice est contraire à la vertu. La
crainte n'étant pas une vertu, mais une passion, il semble que l'audace ne lui
soit pas contraire.
2. Les contraires s'opposent un à un. Or la crainte a déjà son
contraire : l'espoir.
3. Toute passion exclut la passion opposée. Or ce qui est
exclu par la crainte, c'est la sécurité. Saint Augustin dit en effet que
"la crainte empêche la sécurité". La sécurité et donc contraire à la
crainte, et non l'audace.
Cependant :
Le Philosophe
écrit "L'audace s'oppose à la crainte."
Conclusion :
Ce qui définit les
contraires, c'est qu'il y a entre eux le maximum de différence, dit Aristote.
Or rien n'est plus éloigné de la crainte que l'audace. Car la crainte est la
fuite d'un mal à venir, parce qu'il doit vaincre celui qui craint ; tandis que
l'audace affronte le péril imminent pour en être vainqueur. Manifestement
l'audace est contraire à la crainte.
Solutions :
1. Colère et audace, comme les noms de toutes les passions,
peuvent se prendre en deux sens. D'abord selon qu'ils disent simplement un
mouvement de l'appétit sensible vers quelque objet bon ou mauvais ; et alors
ils désignent les passions. Ou bien selon qu'ils impliquent, avec ce mouvement,
un écart par rapport à l'ordre rationnel ; à ce titre, ils désignent des vices.
C'est en ce dernier sens que saint Augustin parle de l'audace ; mais nous en
parlons ici dans le premier sens.
2. Une même chose ne peut avoir plusieurs contraires sous un
même rapport, mais rien ne s'y oppose quand il s'agit de points de vue
différents. Ainsi avons-nous déjà noté que les passions de l'irascible
connaissent une contrariété de deux sortes. La première vient de l'opposition
du bien et du mal : la crainte est alors le contraire de l'espoir. L'autre
vient de l'opposition des mouvements d'approche et d'éloignement. Et ainsi la
crainte a pour contraire l'audace ; l'espoir a pour contraire le désespoir.
3. Sécurité ne signifie pas un contraire de la crainte, mais
seulement son exclusion. On dit en sûreté celui qui ne craint pas. Aussi la
sécurité s'oppose-t-elle à la crainte comme à sa privation, et à l'audace comme
à son contraire. Et de même que le contraire inclut en soi la privation, de
même l'audace inclut la sécurité.
Objections :
1. Il ne semble pas que l'audace soit un effet de l'espoir,
car l'audace regarde les maux redoutables, d'après Aristote. Or l'espoir
regarde le bien, nous l'avons vu. Ces deux passions ont donc des objets divers
et n'appartiennent pas au même ordre.
2. De même que l'audace est contraire à la crainte, le
désespoir est contraire à l'espoir. Or la crainte ne vient pas du désespoir ;
bien plus, le désespoir exclut la crainte, dit Aristote. L'audace ne vient donc
pas de l'espoir.
3. L'audace vise un certain bien, qui est la victoire. Or
tendre vers un bien difficile ressortit à l'espoir. L'audace se confond donc
avec l'espoir, et n'en dérive pas.
Cependant :
Le Philosophe
écrit "Ceux qui ont bon espoir sont audacieux." Il semble donc que
l'audace dérive de l'espoir.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit déjà plusieurs fois, toutes ces passions de l'âme appartiennent à la
puissance appétitive. Et tous les mouvements de cette puissance se ramènent à
la poursuite ou à la fuite. D'autre part, on poursuit quelque objet ou on le
fuit, pour un motif essentiel ou pour un motif accidentel. Essentiellement,
c'est le bien que l'on poursuit, le mal que l'on fuit. Mais par accident on
peut rechercher un mal à cause d'un bien qui lui est lié, et se détourner d'un
bien à cause d'un mal qui lui est lié. Or ce qui existe par accident suppose ce
qui existe par soi, et en dépend. On ne poursuit un mal qu'afin de poursuivre
un bien, comme on ne fuit un bien que pour fuir un mal. Ce quadruple
comportement va caractériser autant de passions : poursuivre un bien appartient
à l'espoir ; fuir le mal, à la crainte ; se porter vers un mal redoutable pour
l'affronter, à l'audace ; fuir un bien, au désespoir. Il suit de là que
l'audace est une conséquence de l'espoir. C'est parce qu'on espère surmonter un
péril menaçant qu'on l'affronte avec audace. Le désespoir, lui, est la
conséquence de la crainte. On désespère parce qu'on redoute la difficulté entourant
le bien que nous devons espérer.
Solutions :
1. L'objection vaudrait si le bien et le mal étaient des
objets non ordonnés entre eux. Mais parce que le mal a un certain rapport avec
le bien (car il est postérieur au bien, comme la privation l'est à la
possession), l'audace, qui poursuit le mal, vient après l'espoir, qui poursuit
le bien.
2. Encore que le bien soit absolument premier par rapport au
mal, la fuite est imposée par le mal avant de l'être par le bien, de même que
la recherche est attirée par le bien avant de l'être par le mal. C'est
pourquoi, de même que l'espoir est antérieur à l'audace, la crainte est
antérieure au désespoir. D'ailleurs le désespoir ne suit pas toujours la
crainte ; il faut pour cela qu'elle soit intense. De même l'espoir n'est pas
toujours suivi d'audace ; il faut pour cela qu'il soit véhément.
3. L'audace concerne le mal auquel est lié le bien de la
victoire, estimé tel par l'audacieux ; néanmoins, c'est le bien lié au mal que
l'espoir regarde. De même, le désespoir regarde directement le bien qu'il fuit
; quant au mal qui est joint, il est l'objet de la crainte. C'est pourquoi, à
proprement parler, l'audace n'est pas une partie de l'espoir, mais son effet,
de même que le désespoir n'est pas une partie de la crainte, mais en dérive. Et
c'est encore pour cela que l'audace ne peut être une passion principale.
Objections :
1. Il semble que certaine déficience soit cause de l'audace
car, selon Aristote, "les amis du vin sont courageux et audacieux".
Mais le vin produit l'abaissement de l'ivresse. C'est donc une déficience qui
produit l'audace.
2. Aristote dit encore : "Ceux qui n'ont pas l'expérience
du danger sont audacieux." Mais l'inexpérience est une déficience.
3. Ceux qui ont souffert l'injustice sont communément plus
audacieux, de même, dit Aristote, "que les bêtes qu'on frappe". Mais
souffrir l'injustice ressortit à une déficience. Donc l'audace est causée par
un défaut.
Cependant :
Aristote explique
ainsi la cause de l'audace : "C'est quand nous imaginons avec espoir que
notre salut est proche, et que les périls à craindre n'existent pas, ou sont
encore loin." Or ce qui concerne une déficience, c'est que le salut est
éloigné ou que les dangers effrayants sont proches. Donc rien de ce qui
implique une déficience ne peut causer l'audace.
Conclusion :
Nous venons de le
voir, l'audace vient de l'espoir et s'oppose à la crainte. Tout ce qui est de
nature à causer l'espoir ou à éliminer la crainte sera donc cause d'audace.
Puisque la crainte, l'espoir et même l'audace sont des passions, elles
comportent un mouvement de l'appétit et une modification organique. C'est à ce
double point de vue qu'on pourra envisager ce qui cause l'audace, soit en provoquant
l'espoir, soit en éliminant la crainte.
Le mouvement de
l'appétit est consécutif à une appréhension. L'espoir d'où résulte l'audace est
alors provoqué par ce qui nous fait estimer possible de remporter la victoire ;
soit par nos propres moyens : vigueur du corps, expérience du danger, abondance
de ressources, etc. ; soit par la puissance d'autrui : grand nombre d'amis ou
d'auxiliaires, et surtout confiance dans le secours divin. "Ceux qui sont
en bons termes avec la divinité sont plus audacieux", dit Aristote. Au
même point de vue, la crainte est exclue par ce qui écarte toute menace
prochaine ; par exemple, on n'a pas d'ennemis, on n'a fait de tort à personne,
on ne voit aucun danger à l'horizon ; car ceux qui ont nui aux autres semblent
particulièrement exposés au danger.
Au point de vue de
la modification organique, l'audace est causée par l'éveil de l'espoir et le
rejet de la crainte, c'est-à-dire par ce qui donne chaud au coeur. D'où la
remarque d'Aristote : "Ceux qui ont un coeur de petites dimensions sont
plus audacieux, et les animaux qui ont un coeur de grande dimension sont
craintifs. Car la chaleur naturelle ne peut réchauffer un gros coeur autant
qu'un petit, de même qu'on ne peut réchauffer une grande maison à l'égal d'une
petite." Et il écrit ailleurs : "Ceux qui ont le poumon sanguin sont
plus audacieux, à cause de la chaleur du coeur qui en résulte." Et au même
endroit : "Les amis du vin sont plus audacieux, parce que le vin
échauffe." C'est ce qui nous a fait dire précédemment que l'ivresse
contribue à donner bon espoir : la chaleur au coeur bannit la crainte, et
éveille l'espoir en étendant cet organe et en le dilatant.
Solutions :
1. L'ivresse est cause d'audace, non parce qu'elle est une
déficience, mais du fait de la dilatation du coeur, et également parce qu'elle
donne des idées de grandeur.
2. Ceux qui n'ont pas l'expérience du danger sont plus
audacieux, non parce qu'ils manquent de quelque chose, mais par une conséquence
accidentelle de ce défaut ; leur manque d'expérience les empêche de connaître
leur faiblesse et la présence du danger. C'est en supprimant la cause de la
crainte que l'inexpérience produit l'audace.
3. Comme dit Aristote : "Ceux qui ont subi l'injustice en
deviennent plus audacieux, dans la persuasion que Dieu secourt les victimes de
l'injustice."
Il apparaît ainsi
que si un manque quelconque rend audacieux, ce ne peut être que par accident,
c'est-à-dire pour autant qu'il est lié à quelque valeur, vraie ou supposée,
chez le sujet ou chez un autre.
Objections :
1. Il semble que les audacieux ne sont pas plus actifs au
début qu'au milieu des dangers. Car le tremblement est l'effet de la crainte,
qui, avons-nous dit, est le contraire de l'audace. Or Aristote remarque que les
audacieux commencent parfois par trembler. Ils ne sont donc pas plus agressifs
en allant au combat qu'au sein du péril.
2. La passion augmente à proportion que son objet s'accroît :
le bien se fait aimer d'autant plus qu'il est plus grand. Mais l'audace a pour
objet la difficulté. Elle grandit donc avec elle. Mais le danger devient plus
rude et plus difficile quand il est présent. C'est donc alors que l'audace doit
se déployer davantage.
3. Les blessures reçues provoquent la colère. Mais c'est là
une source d'audace. "La colère fait oser", dit Aristote. C'est donc
quand on est en plein danger, et qu'on reçoit les coups qu'on devient plus
audacieux.
Cependant :
On peut lire chez
Aristote, que "les audacieux sont empressés et décidés avant les périls ;
dans les périls ils abandonnent".
Conclusion :
Puisqu'elle est un
mouvement de l'appétit sensible, l'audace suit à une appréhension sensible de
son objet. Or la faculté de connaissance sensible ne procède pas par mode discursif,
en discutant ou en s'enquérant de chacune des circonstances. Son jugement est
immédiat. Or il arrive qu'à première vue on ne puisse pas toujours discerner
tout ce qui fait difficulté dans une affaire. D'où la naissance d'un mouvement
d'audace qui fait partir à l'assaut du danger. Mais quand on expérimente
celui-ci, on découvre qu'on avait sous-estimé la difficulté. Et, pour ce motif,
on se dérobe.
La raison, au
contraire, passe en revue toutes les difficultés que peut présenter une
affaire. Ainsi les courageux, qu'une décision rationnelle mène au danger,
semblent mous au départ, car ils n'attaquent pas sous le coup de la passion,
mais après la délibération requise. Quand ils sont au fort du danger, ils n'y
découvrent rien d'imprévu et constatent parfois qu'il est moindre qu'ils ne
l'avaient imaginé. Si bien qu'ils tiennent mieux. - On peut dire aussi que la
bonté de la vertu les pousse à affronter le danger, et que cette volonté du
bien persiste en eux, quelle que soit l'étendue des périls. Les audacieux, eux,
n'ont d'autre motif que le jugement qui soutient leur esprit et dissipe leurs
craintes, nous l'avons dit à l’article précédent.
Solutions :
1. Le tremblement se produit aussi chez les audacieux, à cause
du rappel de la chaleur de la périphérie à l'intérieur, comme il en va pour
ceux qui ont peur. Mais, chez les audacieux, la chaleur est ramenée au coeur ;
pour ceux qui ont peur, aux régions inférieures.
2. L'objet de l'amour est le bien considéré en lui-même,
absolument : quand il augmente, l'amour augmente purement et simplement. Mais
l'objet de l'audace est composé de bien et de mal, et le mouvement de l'audace
vers le mal présuppose celui de l'espoir vers le bien. De sorte que si la
difficulté du danger augmente tellement qu'elle décourage l'espoir, le
mouvement de l'audace ne suit pas, mais diminue. - Cependant si ce mouvement de
l'audace persiste, plus le danger est grand et plus l'audace est jugée grande.
3. Les blessures ne provoquent la colère que si quelque espoir
est supposé, comme nous le dirons plus loin. Et donc si le danger est si grand
qu'il dépasse tout espoir de vaincre, la colère ne suit pas. - Mais si la
colère suit, il est vrai que l'audace grandira.
LA COLÈRE
Étudions maintenant la colère. D'abord la colère elle-même (Question
46) ; puis la cause qui la provoque, et ses remèdes (Question 47) ; enfin ses
effets (Question 48).
1. La colère
est-elle une passion spéciale ? - 2. L'objet de la colère est-il le bien, ou le
mal ? - 3. La colère est-elle dans le concupiscible ? - 4. Est-elle accompagnée
de raison ? - 5. Est-elle plus naturelle que la convoitise ? - 6. Est-elle plus
impitoyable que la haine ? - 7. Vise-t-elle seulement ceux auxquels nous lie la
justice ? - 8. Les espèces de la colère.
Objections :
1. Il ne semble pas, car la puissance irascible tire son nom
de la colère, ira. Cette puissance
n'est pas le sujet d'une seule passion mais de plusieurs. La colère n'est donc
pas une passion spéciale.
2. Toutes les passions spéciales ont leur contraire, comme on
le voit pour chacune. Or la colère n'a pas de passion qui lui soit contraire,
on l'a dit plus haut. La colère n'est donc pas une passion spéciale.
3. Une passion spéciale n'en comprend pas d'autres. Or la
colère comprend plusieurs passions, car elle s'accompagne de tristesse, de
plaisir et d'espoir, comme le montre Aristote. La colère n'est donc pas une
passion spéciale.
Cependant :
Saint Jean
Damascène considère la colère comme une passion spéciale. Et de même Cicéron.
Conclusion :
On peut dire
qu'une chose est générale de deux manières : 1° Par attribution, comme genre :
à tous les êtres animés on peut attribuer le terme général d'animal.
2° Par causalité :
le soleil est cause générale de tout ce qui, ici-bas, est produit par
génération, selon Denys. De même en effet que le genre peut se différencier de
façon multiple, selon une sorte de potentialité matérielle, la cause efficiente
enferme en sa puissance active de multiples effets distincts. - Mais il arrive
qu'un effet soit produit par le concours de causes diverses, et comme toute
cause demeure en quelque sorte dans l'effet qui dépend d'elle, on peut dire, en
un troisième sens, qu'une chose résultant effectivement d'une convergence de
causalités a une sorte de généralité, en tant qu'elle contient plusieurs causes
plus ou moins en acte.
La colère n'est
pas une passion générale, au premier sens du mot. A ce point de vue, on
l'énumère parmi les autres passions, nous l'avons dit plus haut - Pas davantage
au deuxième sens, car elle n'est pas cause des autres passions. C'est l'amour
qui, à ce point de vue, peut être appelé une passion générale, comme le montre saint
Augustin. L'amour, avons-nous dit, est la racine première de toutes les
passions. - Mais, au troisième sens, on peut parler de la généralité de la
colère, pour autant que de nombreuses passions concourent à la produire. Le
mouvement de la colère se produit uniquement parce qu'on nous a infligé de la
tristesse, et il exige le désir et l'espoir de la revanche. Comme dit Aristote
: "L'homme en colère a l'espoir de punir, et il désire que la vengeance
soit à sa portée." De là vient que si l'auteur du dommage a une supériorité
considérable, il ne s'ensuit pas de colère, comme le remarque Avicenne, mais
seulement de la tristesse.
Solutions :
1. Si la puissance irascible tire son nom de la colère, ira, ce n'est pas que tous ses
mouvements soient de la colère, mais parce que tous ont pour terme la colère,
qui est le plus éclatant de tous.
2. Du fait que la colère est causée par des passions
contraires (l'espoir qui regarde le bien, et la tristesse qui regarde le mal),
elle porte en elle-même la contrariété ; ce qui explique qu'elle n'a pas de
contraire en dehors d'elle. C'est ainsi que les couleurs intermédiaires n'ont
d'autres contraires que ceux des couleurs simples dont elles sont composées.
3. La colère contient plusieurs passions, non à la manière
dont le genre contient ses espèces, mais plutôt selon l'inclusion de la cause
dans ses effets.
Objections :
1. Il semble que ce soit le mal, car saint Grégoire de Nysse
dit que la colère est comme "l'écuyer qui porte les armes de la
convoitise", en tant qu'elle combat ce qui gêne celle-ci. Or toute gêne se
présente comme un mal. C'est donc le mal que la colère a pour objet.
2. La colère et la haine ont un effet commun, qui est de nuire
à autrui. Or la haine a pour objet le mal, comme on l'a dit. Donc de même la
colère.
3. La colère est causée par la tristesse. D'où cette parole du
Philosophe : "L'action de la colère est accompagnée de tristesse."
Mais la tristesse a pour objet le mal. Donc aussi la colère.
Cependant :
1. Saint Augustin écrit que "la colère aspire à la
vengeance". Or le désir de la vengeance est le désir d'un bien, puisque la
vengeance relève de la vertu de justice. C'est donc que l'objet de la colère
est le bien.
2. La colère implique toujours de l'espoir : aussi est-elle
source de plaisir, selon Aristote. Or l'objet de l'espoir et du plaisir est le
bien. La colère porte donc également sur le bien.
Conclusion :
Le mouvement de la
puissance appétitive succède à l'acte de la puissance cognitive. Or celle-ci
saisit les choses de deux manières. Soit par manière d'objet simple, quand par
exemple nous concevons ce qu'est l'homme ; soit par mode de composition, quand
par exemple nous lions les idées d'homme et de blancheur. C'est donc de ces
deux manières que la puissance appétitive pourra tendre au bien et au mal.
C'est d'un
mouvement simple et non composé que l'appétit poursuit le bien et s'y attache,
ou fuit le mal quand il vise le bien ou le mal pris absolument. Tels sont les
mouvements de désir et d'espoir, de plaisir et de tristesse, etc. C'est d'un
mouvement composé qu'il se porte vers son objet, quand il désire qu'un bien ou
un mal s'établisse chez un autre ou à son égard, que ce mouvement soit de
recherche ou de fuite. C'est bien clair dans le cas de l'amour et de la haine.
Aimer quelqu'un, c'est vouloir que tel bien soit en lui ; haïr quelqu'un, c'est
lui vouloir du mal. Il en va de même pour la colère. Celui qui s'irrite cherche
à se venger de quelqu'un. Le mouvement de colère a donc une double direction :
vers la vengeance elle-même, désirée et espérée comme un bien, et de là vient
qu'on trouve plaisir à se venger, - et aussi vers celui dont on cherche à se
venger comme d'un être opposé et nuisible, ce qui le range dans la catégorie du
mal.
Il y a toutefois
une double différence à considérer quand on compare la colère avec la haine et
avec l'amour. La première, c'est que l'objet de la colère se dédouble toujours,
tandis que l'amour et la haine n'ont parfois qu'un objet simple : c'est ainsi
qu'on parle d'aimer ou de détester le vin, par exemple. La deuxième différence,
c'est que les deux termes objectifs de l'amour sont l'un et l'autre un bien.
Celui qui aime veut du bien à quelqu'un avec qui il s'accorde. Mais l'un et
l'autre des objets visés par la haine a raison de mal : celui qui hait veut du
mal à quelqu'un comme n'ayant rien de commun avec lui. Mais la colère voit un
bien dans la vengeance qu'elle désire et un mal dans l'homme nuisible sur qui
elle veut prendre sa revanche. Nous avons donc ici une passion composée en
quelque sorte de mouvements affectifs contraires.
Et cela donne
réponse aux objections.
Objections :
1. Il semble que oui puisque Cicéron l'appelle, dans les
Tusculanes, une certaine concupiscence et que celle-ci se trouve dans le
concupiscible.
2. Saint Augustin dit dans sa "Règle" que "la
colère en grandissant devient de la haine", et Cicéron, dans l'ouvrage
cité ci-dessus que "la haine est une colère invétérée". Or la haine,
comme l'amour, est dans le concupiscible. Donc aussi la colère.
3. Saint Jean Damascène et saint Grégoire de Nysse disent que
"la colère est un composé de tristesse et de désir". Or chacune de
ces passions a pour siège le concupiscible.
Cependant :
La puissance
concupiscible est autre que l'irascible. Donc, si la colère était dans le
concupiscible elle ne donnerait pas son nom à l'irascible.
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, les passions de l'irascible diffèrent de celles du concupiscible en ce que
l'objet des passions de ce dernier est le bien et le mal pris absolument,
tandis que l'objet des passions de l'irascible est le bien et le mal
caractérisés par une certaine élévation ou difficulté. Or nous venons de dire
que la colère regarde un double objet : la vengeance qu'elle désire, et celui
dont elle cherche à se venger. L'un et l'autre objet de la colère doivent
présenter quelque difficulté, car le mouvement de colère ne surgit que si tous
deux impliquent quelque chose de grand, puisque, selon le Philosophe,
"nous tenons pour indigne d'intérêt ce dont la valeur est nulle ou
insignifiante". Il est donc évident que la colère n'est pas dans le
concupiscible mais dans l'irascible.
Solutions :
1. Cicéron appelle libido le désir de tout bien futur, sans
distinction de bien difficile ou facile. C'est ainsi qu'il place la colère dans
la concupiscence, en tant qu'elle est désir de vengeance. A la prendre en ce
sens, la concupiscence est commune à l'irascible et au concupiscible.
2. Quand on dit que la colère s'accroît jusqu'à la haine, on
ne doit pas l'entendre de l'évolution d'une seule et même passion, comme si la
colère devenait de la haine en vieillissant ; il s'agit de la causalité d'une
passion sur l'autre. En durant, la colère engendre la haine.
3. On dit que la colère se compose de tristesse et de désir
non comme étant ses parties, mais comme étant ses causes. Or on a dit
précédemment que les passions du concupiscible engendrent celles de
l'irascible.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet la colère, étant une passion, se
trouve dans l'appétit sensitif. Or cet appétit ne suit pas l'appréhension de la
raison mais celle de la partie sensible.
2. Les bêtes sont dépourvues de raison et cependant on trouve
chez elles de la colère. La colère n'implique donc pas la raison.
3. L'ivresse lie la raison et favorise la colère. Colère et raison
ne vont donc pas ensemble.
Cependant :
Le Philosophe
écrit : "La colère suit la raison en quelque mesure."
Conclusion :
Nous avons dit que
la colère est un appétit de vengeance. Or la vengeance comporte une relation
entre la peine qu'on veut infliger et le dommage subi. "Celui qui en
conclut qu'il doit riposter, s'emporte aussitôt", dit Aristote. Comparer
et déduire est le propre de la raison. La colère implique donc un certain
accompagnement de la raison.
Solutions :
1. Le mouvement de l'appétit peut comporter une double
intervention de la raison. D'une part, la raison commande : c'est ainsi que la
volonté accompagne la raison et porte le nom d'appétit rationnel. - D'autre
part, la raison fait connaître : c'est en ce sens qu'elle intervient dans la colère.
Aristote le dit : "Il y a de la raison dans la colère, non point que la
raison commande, mais elle met en lumière l'injustice." En effet,
l'appétit sensitif n'est pas soumis à la raison directement, mais par
l'intermédiaire de la volonté.
2. Les bêtes possèdent un instinct de nature qui a été mis en
elles par la raison divine ; c'est lui qui leur donne des mouvements intérieurs
et extérieurs semblables aux mouvements de la raison, nous l'avons déjà vu.
3. Selon Aristote, "la colère, dans une certaine mesure
écoute la raison", car celle-ci lui notifie qu'on lui a fait du tort ;
"mais elle ne l'écoute qu'imparfaitement" car elle n'observe pas la
loi de la raison en déployant sa vengeance. Il est donc indispensable à la
colère d'être actionnée par la raison et d'être entravée par elle. D'où la
remarque d'Aristote concernant les gens ivres. S'ils le sont au point de
n'avoir plus la moindre faculté de juger, ils ne se mettent pas en colère. Mais
quand ils le sont légèrement, ils se mettent en colère car ils jouissent du
jugement de la raison, mais celui-ci est entravé.
Objections
1. Il semble que non, car on dit que le propre de l'homme est
d'être un animal doux par nature. Mais "la douceur s'oppose à la
colère", dit Aristote. La colère n'est donc pas plus naturelle que la
convoitise, mais semble absolument contraire à la nature de l'homme.
2. On distingue en les opposant la raison et la nature. Car
nous n'appelons pas conformes à la nature les actions dirigées par la raison.
Mais "la colère implique la raison, alors que la convoitise est un
mouvement irrationnel", dit Aristote. La convoitise est donc plus
naturelle que la colère.
3. La colère est un appétit de vengeance, tandis que la
convoitise est surtout l'appétit de ce qui est agréable au toucher,
c'est-à-dire les plaisirs de la table et de l'amour. Or ces choses sont plus
naturelles à l'homme que la vengeance. La convoitise est donc plus naturelle
que la colère.
Cependant :
Le Philosophe
écrit que "la colère est plus naturelle que la convoitise".
Conclusion :
On appelle naturel
ce qui est causé par la nature, comme on le voit chez Aristote. De sorte qu'on
ne peut savoir si une passion est plus ou moins naturelle qu'en considérant sa
cause. Or la cause d'une passion, avons-nous dit plus haut, peut être envisagée
à un double point de vue : du côté de l'objet et du côté du sujet. Si nous
considérons la cause de la colère et de la convoitise du côté de l'objet, la
convoitise, principalement celle de la nourriture et des jouissances
charnelles, est plus naturelle que la colère, car ces objets appartiennent
davantage à la nature que la vengeance.
Considérons-nous
au contraire la cause de la colère dans le sujet, la colère est plus naturelle
sous un rapport, et la convoitise l'est davantage sous un autre. En effet, on
peut envisager la nature d'un homme selon sa nature générique, selon sa nature
spécifique, ou selon sa complexion individuelle. Si nous considérons sa nature
générique, qui est la nature de cet homme en tant qu'il est animal, la
convoitise est plus naturelle que la colère car, par la nature commune
elle-même, l'homme a une certaine inclination à rechercher ce qui conserve sa
vie, tant au point de vue de l'espèce qu'à celui de l'individu. Si nous
considérons la nature de l'homme au point de vue spécifique, c'est-à-dire en
tant qu'il est raisonnable, alors la colère est plus naturelle à l'homme que la
convoitise, en ce sens que la colère implique la raison plus que ne le fait la
convoitise. Ce qui fait dire au Philosophe qu'"il est plus humain de
punir" - ce qui regarde la colère - "que d'être doux", car tout
être se dresse naturellement contre ce qui lui est contraire et nuisible.
Enfin, si nous
considérons la nature de tel individu au point de vue de son tempérament
particulier, la colère est plus naturelle que la convoitise, car elle suit plus
spontanément que toute autre passion le penchant résultant de la constitution
physique. C'est le tempérament bilieux, en effet, qui prédispose à la colère.
Or la bile est de toutes les humeurs celle qui se met en mouvement avec le plus
de rapidité : on la compare au feu. Celui qui par tempérament est enclin à la
colère s'emporte donc avec plus de facilité que ne cède à la convoitise celui
qui y est prédisposé. C'est pour cela, dit Aristote, que la colère se transmet
des parents aux enfants plus que la convoitise.
Solutions :
1. On peut considérer dans l'homme sa complexion physique bien
équilibrée par nature, et la raison. Au point de vue de sa complexion physique,
il est naturel à l'homme, en raison de son espèce propre, d'être sans rien
d'excessif, ni pour la colère, ni pour aucune autre passion, à cause de
l'équilibre de sa complexion. Les autres animaux manquent de cet équilibre
constitutionnel, si bien que leur organisation va toujours vers quelque
extrême, et par suite leur donne une disposition naturelle à l'excès dans une
passion, comme l'audace pour le lion, la colère pour les chiens, la crainte
pour le lièvre, etc. - Du point de vue de la raison, colère et douceur sont
également naturelles à l'homme. Car si la raison cause la colère en nous
signalant les motifs d'irritation, c'est également son rôle de la calmer, au
moins en partie, puisque l'homme en colère n'écoute qu'imparfaitement son
commandement, avons-nous dit.
2. La raison elle-même appartient à la nature de l'homme. Donc
le fait même que la colère s'accompagne de raison, implique que, dans une
certaine mesure, la colère est naturelle à l'homme.
3. L'argument vaut pour la colère et la convoitise du point
de vue de leur objet.
Objections :
1. Il semble bien. Car il est dit dans les Proverbes (27, 4) :
"La colère, de même que la fureur impétueuse, ignore la miséricorde."
Or la haine admet parfois de la miséricorde. Donc la colère est plus
impitoyable que la haine.
2. Il est pire de subir le mal et d'en souffrir que de le
subir seulement. Celui qui a de la haine se contente de ce que son ennemi
subisse le mal. Mais cela ne suffit pas à l'homme en colère : il veut que
l'adversaire connaisse son mal et en souffre, dit le Philosophe. Donc la colère
est plus impitoyable que la haine.
3. Un être paraît avoir d'autant plus de stabilité qu'un plus
grand nombre de causes concourent à sa constitution. C'est ainsi qu'un habitus
est d'autant plus durable qu'il est causé par des actes plus nombreux. Mais la
colère est causée par le concours de plusieurs passions, on vient de le voir,
ce qui n'est pas le cas pour la haine. Donc la colère est plus constante et
plus impitoyable que la haine.
Cependant :
Saint Augustin,
dans sa "Règle", compare la haine à la poutre, et la colère à la
paille de la parabole.
Conclusion :
C'est à son objet
qu'on apprécie ce qui spécifie une passion et la définit. Or la colère et la
haine ont matériellement le même objet ; car dans la haine on veut du mal à
celui que l'on déteste ; dans la colère, à celui contre qui l'on s'irrite. Mais
l'objet formel est différent ; le mal de l'ennemi détesté est voulu par celui
qui hait en tant qu'il est un mal. Au contraire, l'homme en colère désire le
mal de son adversaire non en tant que c'est du mal, mais en tant qu'il a une
certaine valeur de bien, c'est-à-dire qu'il considère ce mal comme juste, en
tant qu'il y trouve sa vengeance. C'est pourquoi on a dit plus haut que la
haine consiste à vouloir du mal au mauvais tandis que la colère veut du bien au
mauvais. Or il est évident que vouloir le mal en l'identifiant avec ce qui est
juste est moins mauvais que vouloir simplement le mal de quelqu'un. En effet,
vouloir le mal de quelqu'un pour être juste peut être conforme à la vertu de
justice, si l'on obéit au précepte de la raison ; tandis que la colère a pour
seul défaut de ne pas obéir au précepte de la raison lorsqu'elle se venge. On
en conclut que la haine est bien pire et bien plus impitoyable que la colère.
Solutions :
1. Deux choses sont à considérer dans la colère et la haine :
ce que l'on désire et l'intensité du désir. Quant à ce que l'on désire, la
colère accepte plus de miséricorde que la haine. Car celle-ci, désirant le mal
d'autrui sans autre considération, ne met pas de bornes à son assouvissement ;
ce qui est objet de désir en soi-même est désiré sans mesure. C'est ainsi
remarque Aristote, que l'avare désire les richesses. D'où cette parole de
l'Ecclésiastique (12, 16) : "L'ennemi, s'il en trouve l'occasion, ne
pourra se rassasier de sang." - Mais la colère ne veut le mal que sous
l'aspect d'une juste revanche. Donc, quand un homme en colère constate que le
mal qu'il a infligé dépasse la mesure de la justice, il éprouve de la pitié.
"L'homme en colère, dit Aristote s'apitoie en maintes circonstances, celui
qui hait, jamais." Mais si l'on considère l'intensité du désir, la colère
laisse moins de place à la pitié que ne fait la haine, car le mouvement de la
colère est plus impétueux à cause de l'inflammation de la bile. L'écrivain
sacré a donc raison d'ajouter au texte cité par l'objection : "Qui pourra
soutenir la violence d'un esprit excité ?"
2. L'homme en colère, nous venons de le dire, veut le mal
d'autrui dans la mesure où il y voit une juste revanche. Cette vindicte
s'accomplit par l'application d'une peine. Or il est de la nature de la peine
qu'elle contrarie la volonté, qu'elle la fasse souffrir, et qu'elle soit
infligée pour une faute. C'est pourquoi l'homme en colère veut que celui à qui
fi fait du mal perçoive le dommage qu'il subit, en souffre, et se reconnaisse responsable
par sa propre injustice de ce qui lui arrive. Mais celui qui hait n'a cure de
tout cela : il veut le mal d'autrui purement et simplement. - Au reste, il
n'est pas vrai que ce dont on s'attriste soit pire qu'autre chose.
"L'injustice et l'imprudence, remarque Aristote, sont des maux" mais,
étant volontaires, "ils n'attristent aucunement ceux chez qui on les
trouve."
3. La multiplication des causes rend l'effet plus constant
quand les causes sont de même nature : mais une cause unique peut avoir plus de
force que beaucoup d'autres. Or la haine provient d'une cause plus durable que
celle de la colère. Car celle-ci vient d'un ébranlement de l'âme provoqué par
un outrage, tandis que la haine vient d'un certain état d'âme qui nous fait
tenir pour contraire ou nuisible l'objet détesté. C'est pourquoi, de même
qu'une passion se dissipe plus vite qu'une disposition habituelle, de même la
colère passe plus vite que la haine, bien que celle-ci, provenant de la
disposition que nous avons dite, soit quand même une passion. Aristote le dit
bien : "La haine est plus incurable que la colère."
Objections :
1. Il ne semble pas, car il n'y a pas de rapport de justice
entre l'homme et les êtres sans raison ; et pourtant l'homme s'irrite
quelquefois contre ces êtres, ainsi l'écrivain qui, de colère, jette sa plume ;
le cavalier qui frappe son cheval.
2. "Il n'est pas question de justice à l'égard de
soi-même, concernant ce qui nous appartient", dit Aristote. Mais on
s'irrite parfois contre soi-même, tel le pénitent conscient de son péché. Ce
qui fait dire au Psaume (4, 5 Vg) ; "Mettez-vous en colère et ne péchez
pas."
3. Justice et injustice peuvent se rencontrer dans les
rapports d'un individu avec toute une classe de personnes ou l'ensemble d'une
communauté ; quand une ville, par exemple, a lésé une personne. Or, remarque
Aristote, la colère ne s'élève pas contre un ensemble "mais contre quelqu'un
en particulier". L'objet propre de la colère et celui de la justice ne coïncident
donc pas.
Cependant :
Nous avons
l'autorité d'Aristote.
Conclusion :
Répétons que la
colère désire le mal en tant qu'il a valeur de juste revanche. Ceux contre qui
elle s'insurge sont donc des gens avec qui nous avons des rapports qualifiés
par la justice et son contraire. Infliger la vengeance relève de la justice ;
faire du tort à quelqu'un relève de l'injustice. Donc, tant du côté de la cause
qui est le tort infligé par autrui, que du côté de la revanche recherchée par
l'homme irrité, il est évident que la colère concerne ceux avec qui nous sommes
en relation de justice et d'injustice.
Solutions :
1. Comme nous l'avons déjà dit, bien que la colère
s'accompagne de raison, elle peut se trouver aussi chez les bêtes du fait de
l'instinct qui les pousse, par le moyen de l'imagination, à des activités ayant
quelque ressemblance avec des activités raisonnables. Puisque l'homme possède à
la fois raison et imagination, le mouvement de la colère peut surgir en lui de
deux façons. De la première façon, la représentation du dommage subi existe
uniquement dans l'imagination. C'est ainsi qu'on se met en colère même contre
les êtres dépourvus de raison ou contre des choses inanimées, à l'imitation de
ces mouvements qui jettent les animaux contre tout ce qui leur nuit. De la
seconde façon, c'est la raison qui nous avertit du tort qu'on nous a fait.
Alors, dit Aristote, "la colère ne peut en aucune façon s'élever contre
les choses insensibles, ni contre les morts". D'abord parce qu'ils ne
souffrent pas, ce que les gens irrités recherchent avant tout chez les victimes
de leur colère. Ensuite parce qu'on ne peut pas se venger de gens à qui on ne
peut faire aucun mal.
2. "Par métaphore, on parle de justice et d'injustice à
l'égard de soi-même", dit Aristote, en tant que la raison gouverne
l'irascible et le concupiscible. En ce sens également on parle de tirer
vengeance de soi-même, et par conséquent de s'irriter contre soi. Mais, à parler
proprement, et selon la nature des choses, on ne s'irrite pas contre soi-même.
3. Aristote établit ici une distinction entre la haine et la
colère : "La haine peut être générale à l'égard de toute une catégorie de
gens ainsi détestons-nous toute espèce de voleurs mais quand on se met en
colère, c'est contre quelqu'un en particulier !" La raison en est que la
haine est engendrée par la constatation d'un désaccord qui oppose telle manière
d'être à nos propres dispositions. Ce peut être une manière d'être commune à
plusieurs, ou au contraire individuelle. La colère, elle, est causée par l'acte
de quelqu'un qui nous a lésé. Mais tout acte est un fait individuel. La colère
est donc toujours particularisée. Et si c'est toute une ville qui nous a lésés,
nous comptons toute la ville comme un seul individu.
Objections :
1. On ne peut admettre la distinction de saint Jean Damascène
entre trois espèces de colère : "le fiel, la rage et la fureur". On
ne tire pas une distinction spécifique de ce qui est accidentel, comme c'est le
cas ici où "l'on appelle fiel la colère commençante, rage la colère qui
dure, fureur celle qui attend le moment de se venger".
2. "L'emportement, dit Cicéron, porte en grec le nom de thymosis ; c'est une colère qui naît
tout d'un coup et disparaît de même." Mais dans la langue du Damascène thymosis et fureur sont identiques.
Donc la fureur ne cherche pas le temps de se venger, puisqu'elle s'évanouit
avec le temps.
3. Saint Grégoire distingue trois degrés dans la colère. Il y
a "la colère sans voix, la colère qui s'accompagne de cris, et la colère
qui s'exprime en paroles". Ce qui correspond à l'enseignement du Seigneur
qui distingue, selon saint Matthieu (5, 22) ces trois degrés de colère -
"Celui qui se met en colère contre son frère" ; c'est la colère
muette. "Celui qui dira à son frère "Raca" : c'est la colère qui
se manifeste par des cris plus que par des paroles vraiment formulées. Et enfin
: "Celui qui dira à son frère : "Fou" : c'est la colère qui se
traduit en un langage parfaitement expressif. La division du Damascène est donc
insuffisante, puisqu'elle ne tient pas compte de la voix.
Cependant :
Nous avons les
autorités de saint Jean Damascène et de Grégoire de Nysse.
Conclusion :
Les trois espèces
de colère mentionnées par ces Pères de l'Église tirent leur distinction de ce
qui donne à la colère un certain développement. Or il y a là trois principes
différents. C'est d'abord la brusquerie du mouvement ; on appelle fiel une colère qui s'enflamme
subitement. Ensuite la tristesse, qui entretient la colère et dont le souvenir
se prolonge, se rattache à la rage
qui tourne en manie, du verbe latin manere,
demeurer. Enfin l'objet du désir, la revanche, se rattache à la fureur qui ne s'apaise qu'en punissant.
C'est ainsi qu'Aristote parlant des gens en colère appelle vifs ceux qui
s'emportent soudain, amers ceux qui gardent longtemps leurs colères,
implacables ceux que la vengeance seule apaise.
Solutions :
1. Toutes ces nuances qui affinent la notion de colère ne lui
sont pas absolument accidentelles. Et c'est pourquoi rien n'empêche qu'on ne
tire d'elles les différences entre les espèces de la colère.
2. L'emportement mentionné par Cicéron se rapporte mieux à la
première espèce de colère, caractérisée par sa brusquerie, qu'à la fureur. Mais
rien n'empêche que le mot thymosis,
que traduit le latin furor, n'ait
lui-même un sens plus large, désignant à la fois la promptitude à s'irriter et
la ferme volonté de punir.
3. Ces degrés dans la colère sont distingués selon les effets
de celle-ci, et non selon la diversité de plénitude dans le mouvement même de
la colère.
1. Le motif de
la colère est-il toujours une action faite contre celui qui s'irrite ? - 2. Le
seul motif de la colère est-il la mésestime ou le mépris ? - 3. La cause de la
colère chez celui qui s'irrite. - 4. La cause de la colère chez celui qui la
subit.
Objections :
1. Il semble qu'on ne s'irrite pas toujours de quelque action
hostile. En effet, l'homme, en péchant, ne peut rien faire contre Dieu, car on
lit dans Job (35, 6) : "Si tu multiplies tes offenses, lui fais-tu quelque
mal ?" Et pourtant on dit bien que Dieu s'irrite contre les hommes à cause
de leurs péchés, selon le Psaume (106, 40) : "La colère du Seigneur
s'alluma contre son peuple." Ce n'est donc pas toujours pour une action
hostile que l'on s'irrite.
2. La colère est un désir de vengeance. Or on désire aussi se
venger de choses faites contre d'autres. Le motif de la colère n'est donc pas
toujours ce qu'on fait contre nous.
3. Comme dit Aristote, les hommes s'irritent surtout contre
ceux "qui méprisent ce qui les intéresse le plus eux-mêmes ; ainsi ceux
qui s'appliquent à la philosophie s'irritent contre ceux qui la
méprisent", et il en est de même pour le reste. Or mépriser la philosophie
n'est pas nuire à celui qui s'y intéresse. Ce n'est donc pas toujours à cause
de ce qui est fait contre nous que nous nous mettons en colère.
4. Celui qui se tait quand on l'injurie excite davantage la
colère de l'autre, dit saint Jean Chrysostome. Or en se taisant il ne fait rien
contre lui.
Cependant :
Le Philosophe
écrit : "La colère a toujours pour cause ce qui nous concerne ; mais
l'inimitié peut exister sans cela : supposons qu'une personne a telle ou telle
caractéristique, et c'est assez pour que nous la haïssions."
Conclusion :
La colère,
avons-nous dit, est un désir de nuire à autrui en raison d'une juste vengeance.
Or la vengeance implique une injustice préalable. Mais toute injustice ne
provoque pas à la vengeance, mais seulement celle qui concerne l'homme qui veut
se venger. Car, de même que chacun cherche par nature son bien propre, ainsi
est-ce par nature que chacun repousse le mal qui lui est propre. Or pour qu'une
injustice nous concerne, il faut que l'agresseur ait fait quelque chose qui,
d'une manière ou d'une autre, nous soit hostile. Nous en concluons que le motif
de la colère est toujours quelque chose qui a été fait contre celui qui s'en
irrite.
Solutions :
1. Quand on attribue la colère à Dieu, ce n'est pas comme une
passion sensible, mais comme une détermination de sa justice, en tant qu'il
veut que le péché soit vengé. Certes le pécheur, dans son acte, ne peut pas
nuire effectivement à Dieu. Mais pour autant que cela dépend de lui, il agit
doublement contre Dieu. Tout d'abord, il l'offense en méprisant ses
commandements. Secondement, par le dommage qu'il se cause à lui-même ou à
autrui, le pécheur nuit à un homme qui est l'objet de la providence et de la
protection de Dieu.
2. Nous nous mettons en colère contre ceux qui font du mal aux
autres, et nous voulons tirer vengeance de leur injustice, parce que leurs
victimes nous sont liées de quelque manière : par parenté, par amitié, ou
simplement par communauté de nature.
3. Ce qui est l'objet de tous nos soins, nous en faisons
vraiment notre bien. Si on le méprise, nous nous jugeons méprisés nous aussi,
et nous nous sentons blessés.
4. Celui qui se tait provoque la colère de celui qui lui fait
tort, quand ce silence parait causé par un mépris qui déprécie la colère de
l'autre. Mais ce mépris lui-même est un acte.
Objections :
1. Il ne semble pas, car d'après saint Jean Damascène :
"Ce qui nous met en colère, c'est le tort que nous avons subi ou croyons
avoir subi." Mais on peut nous faire tort sans qu'il y ait pour autant
mésestime ou mépris.
2. Rechercher l'estime et s'attrister du mépris cela revient
au même. Mais les bêtes n'ont pas de point d'honneur et le mépris ne les touche
donc pas. Pourtant "la colère s'allume en elles quand on les blesse",
dit Aristote. Il y a donc d'autres motifs de colère que le mépris.
3. Aristote énumère bien d'autres causes de colère, par
exemple : "l'oubli, la joie dans le malheur d'autrui, les fâcheuses
nouvelles, l'obstacle à l'accomplissement de notre volonté". Donc la
mésestime n'est pas seule à provoquer la colère.
Cependant :
Le Philosophe
écrit que la colère est "un désir de punir, accompagné de tristesse, à
cause de la mésestime qu'on semble nous montrer sans raison".
Conclusion :
Toutes les causes
de la colère se ramènent au mépris. On fait peu de cas de vous : ce qui peut
prendre, selon Aristote. Trois aspects spécifiques, qu'il nomme le dédain, la
vexation (qui met obstacle à nos desseins) et l'outrage : tous les motifs de
colère se ramènent à ceux-là. En voici la double raison :
1° La colère veut
le mal d'autrui au titre d'une juste vengeance. Elle recherche donc la
vengeance dans la mesure où elle la croit juste ; mais pour qu'elle le soit, il
faut qu'une injustice ait été commise. Le motif qui provoquera la colère sera
donc toujours quelque chose qu'on tiendra pour injuste. "Si l'on pense,
dit Aristote, que ceux qui ont causé du tort ont souffert justement, on ne se
met pas en colère contre ce qui est juste." Or on peut nuire à quelqu'un
de trois manières : par ignorance, par passion, ou par choix. Car on commet la
plus grande injustice quand on nuit par choix, par calcul, ou par méchanceté
voulue, remarque encore Aristote. Aussi éprouve-t-on de la colère surtout à
l'égard de ceux dont nous pensons qu'ils nous ont fait du tort par calcul. Si
nous mettons leur façon d'agir sur le compte de l'ignorance ou de la passion,
nous ne leur en voulons pas, ou du moins notre colère est minime. Car
l'ignorance et la passion atténuent l'injustice et appellent d'une certaine
manière la miséricorde et le pardon. Tandis que ceux qui nuisent par calcul
semblent coupables de mépris, et c'est contre eux que nous nous irritons le
plus. Comme dit Aristote : "Contre ceux qui ont agi par colère, nous
n'éprouvons pas de colère, ou très peu, car ils ne semblent pas l'avoir fait
par mépris."
2° Mépriser
quelqu'un, c'est nier sa valeur. "Ce que l'on tient pour nul et sans
mérite, on le méprise", dit Aristote. Or nous demandons à tous nos biens
de nous procurer une certaine valeur. C'est pourquoi tout ce qui nous fait tort
porte atteinte à notre valeur et nous paraît inspiré par le mépris.
Solutions :
1. On se trouve moins lésé quand le dommage subi a une autre
cause que le mépris. Seul le mépris ou mésestime augmente le motif de
s'irriter. C'est pourquoi il est essentiellement cause de colère.
2. La bête n'a pas de point d'honneur au sens propre du mot,
mais une certaine valeur naturelle que son instinct la porte à défendre avec
colère contre toute atteinte.
3. Tous ces cas se ramènent à une certaine mésestime. L'oubli
en est un signe évident, car ce que nous jugeons important, nous le gravons
plus fortement dans notre mémoire. De même, c'est mésestimer la tristesse
d'autrui que de ne pas craindre de lui en causer en lui annonçant de mauvaises
nouvelles : c'est paraître tenir pour négligeable son bien ou son mal. De même
encore celui qui met obstacle aux projets d'autrui, sans qu'un avantage
personnel puisse expliquer sa conduite, ne semble pas faire grand cas de son
amitié. C'est donc par le mépris qu'elles expriment que toutes ces attitudes
provoquent la colère.
Objections :
1. Il semble que la valeur de celui qui s'irrite facilement ne
soit pas la cause de sa colère, car Aristote écrit : "Il y a des gens qui
s'irritent très facilement quand on les contrarie, comme les malades, les
nécessiteux, ceux qui n'ont pas ce qu'ils désirent." Tout cela implique
quelque déficience. On est donc plus porté à la colère par un manque que par
une valeur.
2. Le Philosophe dit encore : "Certains s'irritent
surtout quand on méprise en eux des qualités dont on peut soupçonner qu'ils ne
les possèdent pas, ou à un faible degré ; mais quand ils estiment posséder à un
haut degré ce qui les fait mépriser, ils ne s'en soucient pas." Or, le
soupçon en question tient à un manque. Donc la cause de la colère est ce qui
nous manque, plutôt que les avantages où nous excellons.
3. C'est surtout ce qui concourt à leur valeur qui rend les
hommes joyeux et pleins d'espoir. Mais le Philosophe dit que "dans le jeu,
la gaieté, la fête, la prospérité, la réussite, le plaisir honnête et le noble
espoir" les hommes ne se mettent pas en colère. Donc la valeur n'est pas
cause de colère.
Cependant :
Le Philosophe dit
que les hommes s'indignent à cause de leur valeur.
Conclusion :
La cause de la
colère, chez l'homme irrité, peut être envisagée à un double point de vue.
1° Dans son
rapport avec le motif de la colère. La valeur d'un individu est ainsi la cause
de promptes colères. Car un motif de la colère est l'injuste mépris, comme on
vient de le dire. Or il est clair que plus grande est la valeur d'un homme,
plus injuste est la mésestime de ses qualités éminentes. Ceux qui excellent en
quelque chose s'irritent au plus haut point si on les déprécie : voyez le riche
dont on rabaisse la fortune, l'orateur dont on n'apprécie pas l'éloquence, etc.
2° On peut
considérer la cause de la colère, chez celui qui s'irrite, comme une
disposition laissée en lui par un motif de colère. Or il est évident que rien
ne pousse davantage à la colère qu'un préjudice attristant. Et rien n'est plus
attristant que ce qui nous met en état d'infériorité. Les gens souffrant de
quelque insuffisance sont plus vulnérables. Voilà pourquoi les malades, ou ceux
qui subissent d'autres épreuves, sont plus facilement irritables : c'est qu'ils
sont davantage sujets à la tristesse.
Solutions :
1. Cela donne la réponse à la première objection.
2. Celui qui est méprisé sur le terrain où il excelle de façon
évidente, n'estime pas en subir de dommage, et donc il ne s'attriste pas : de
ce côté il est moins porté à la colère. Mais d'un autre côté, plus il est
injustement méprisé, plus il a motif de s'irriter. A moins qu'il n'attribue pas
l'envie ou la dérision au mépris, mais plutôt à l'ignorance ou à un autre motif
de ce genre.
3. Tout cela empêche la colère en empêchant la tristesse. Mais
d'un autre côté, cela est de nature à provoquer la colère en rendant le mépris
plus injustifié.
Objections
1. Il ne semble pas qu'on s'irrite facilement contre quelqu'un
à cause de ses manques. En effet, Aristote déclare : "Envers ceux qui
avouent, se repentent et s'humilient, nous ne nous irritons pas, nous nous
apaisons plutôt. C'est ainsi que les chiens ne mordent pas ceux qui restent sur
place." Or cela témoigne d'une petitesse et d'un manque. Donc la petitesse
de quelqu'un est cause d'une moindre colère.
2. Il n'y a pas de plus grand dénuement que la mort. Or devant
les morts la colère tombe. Les déficiences de quelqu'un ne provoquent donc pas
de colère contre lui.
3. Nous n'estimons pas que quelqu'un soit diminué par le fait
qu'il est notre ami. Et pourtant quand nos amis nous offensent, ou ne nous
aident pas, nous nous sentons plus atteints. "Si un ennemi m'insultait, je
pourrais le supporter", dit le Psaume (55, 13). Ce n'est donc pas
l'indigence de quelqu'un qui nous porte à la colère contre lui.
Cependant :
"Le riche,
dit Aristote, s'irrite contre le pauvre s'il en est méprisé ; le chef, contre
son subordonné."
Conclusion :
Nous l'avons dit,
le mépris injustifié est ce qui par-dessus tout provoque la colère. Les
indigences ou la bassesse de notre adversaire soulèvent d'autant plus de colère
qu'elles rendent son mépris plus scandaleux. S'il est vrai en effet qu'une plus
grande supériorité rend le mépris plus indigne, plus un être est bas, moins il
a le droit de mépriser autrui. De là vient la colère des nobles quand ils sont
méprisés par des rustres, des sages par des imbéciles, des maîtres par leurs
serviteurs.
Mais, si la
bassesse ou l'indigence diminue l'indignité du mépris, au lieu d'augmenter la
colère, elle la diminue. De cette façon ceux qui se repentent de leurs torts,
reconnaissent avoir mal agi, s'humilient et demandent pardon, ceux-là apaisent
celui qu'ils ont courroucé. "Une réponse douce calme la colère",
est-il dit dans les Proverbes (15, 1). Car on voit qu'en se comportant ainsi
ils ne méprisent pas, mais plutôt ils honorent ceux devant qui ils s'humilient.
Solutions :
1. Cela répond à la première objection.
2. La colère cesse devant les morts pour deux raisons. D'abord
parce qu'ils ne souffrent plus et ne ressentent rien ; la colère perd donc son
principal objectif. Ensuite parce qu'ils semblent être parvenus au comble du
malheur. Aussi la colère cesse-t-elle également envers tous ceux qui sont
grièvement frappés, quand le mal qui les atteint dépasse la mesure d'une juste
sanction.
3. Le mépris qui vient de nos amis nous semble, lui aussi,
particulièrement indigne. Et c'est pourquoi nous nous irritons particulièrement
contre eux s'ils nous méprisent, soit en nous nuisant, soit en ne nous aidant
pas, comme nous nous irritons contre nos inférieurs.
1. La colère
cause-t-elle du plaisir ? - 2. Cause-t-elle plus qu'autre chose l'effervescence
du coeur ? - 3. Empêche-t-elle plus qu'autre chose l'usage de la raison ? - 4.
Rend-elle taciturne ?
Objections :
1. Il semble que non, car la tristesse exclut le plaisir. Or
la colère est toujours accompagnée de tristesse, car "quiconque agit sous
l'impulsion de la colère ressent de la peine", comme dit Aristote. Donc la
colère ne cause pas de plaisir.
2. "La punition, dit Aristote, calme l'emportement de la
colère, faisant succéder le plaisir à la tristesse." Ce qui veut dire que
l'homme en colère tire plaisir de la punition de son adversaire, et que la
punition élimine la colère. Donc lorsque survient le plaisir, la colère
disparaît. Elle n'est donc pas un effet lié au plaisir.
3. Nul effet n'entrave sa cause, puisqu'il lui ressemble. Or
les plaisirs empêchent la colère, dit Aristote. Donc le plaisir n'est pas un
effet de la colère.
Cependant :
Le Philosophe cite
ce proverbe : "La colère qui monte dans le coeur de l'homme est beaucoup
plus douce que le miel qui coule goutte à goutte."
Conclusion :
Selon
l'enseignement d'Aristote, les plaisirs, surtout les plaisirs sensibles et
corporels, remédient à la tristesse. Aussi, plus la tristesse et l'anxiété dont
ils nous guérissent est profonde, plus le bienfait qu'ils apportent est
ressenti : on a plus de plaisir à boire quand on a soif. Or il est évident,
d'après ce que nous avons dit, que le mouvement de la colère est provoqué par
un tort qu'on nous a fait et qui nous attriste. C'est à cette tristesse qu'on
remédie par la vengeance. C'est pourquoi celle-ci apporte avec elle un plaisir,
lui-même d'autant plus grand que la tristesse avait été plus forte. Donc, si la
vengeance est présente réellement, il y a plaisir parfait, excluant
complètement la tristesse et par là calmant le mouvement de la colère. Mais
avant que la vengeance soit présente réellement, elle devient présente d'une
double manière à celui qui est en colère. D'abord par l'espoir, car nul ne
s'irrite s'il n'espère se venger, comme nous l'avons vu plus haut. Ensuite par
une pensée continuelle. Il est agréable en effet à quiconque éprouve un désir,
de demeurer dans la pensée de ce qu'il désire ; c'est pour cela d'ailleurs que
les imaginations de nos rêves nous sont agréables. Et donc, quand l'homme
irrité se repaît continuellement de la pensée de sa vengeance, il en éprouve du
plaisir. Toutefois ce plaisir n'est pas parfait au point de bannir la tristesse
et, par voie de conséquence, la colère.
Solutions :
1. Ce n'est pas de la même chose que l'homme en colère
s'attriste et se réjouit ; il s'attriste du tort qu'il a subi ; il se réjouit à
la pensée de la vengeance qu'il espère. De sorte que la tristesse est comme le
principe de la colère, tandis que le plaisir en est l'effet ou le terme.
2. Cette objection vaut pour le plaisir causé par la présence
effective de la vengeance, qui supprime totalement la colère.
3. Les plaisirs antécédents empêchent que la tristesse ne
suive, et par suite préviennent la colère. Mais le plaisir de la vengeance suit
celle-ci.
Objections :
1. Il ne semble pas, car la ferveur, a-t-on dit, appartient à
l'amour. Or l'amour est le principe et la cause de toutes les passions. Puisque
la cause est plus forte que l'effet, il semble donc que la colère ne produise
pas spécialement la ferveur.
2. Ce qui, de soi, excite la ferveur, augmente avec le temps,
comme l'amour se fortifie par la durée. Or la colère s'affaiblit par la durée,
selon la parole du Philosophe : "Le temps apaise la colère." Celle-ci
n'est donc pas la cause propre de la ferveur.
3. La ferveur ajoutée à la ferveur cause une ferveur plus
grande. Or, pour le Philosophe : "Une plus grande colère survenant calme
la première colère." La colère ne cause donc pas la ferveur.
Cependant :
Saint Jean
Damascène écrit : "La colère est une chaleur du sang dans la région du
coeur, provenant de l'évaporation du fiel."
Conclusion :
Nous avons vu que
la modification corporelle qu'impliquent les passions de l'âme est
proportionnée au mouvement de l'appétit. Or il est manifeste que tout appétit,
même naturel, tend plus fortement à s'opposer à ce qui lui est contraire, si
cet objet lui est présent : nous voyons l'eau chauffée se congeler davantage,
comme par une action plus énergique du froid contre la chaleur. Or la colère,
mouvement de l'appétit suscité par le tort qu'on nous a fait, réagit sous le
coup d'un contraire. Aussi l'appétit tend-il avec la plus grande force à
repousser l'injure en désirant la vengeance, ce qui communique au mouvement de
la colère une véhémence et une impétuosité considérables. Et parce qu'il ne
s'agit pas d'un mouvement de contraction, à quoi correspond le froid, mais bien
plutôt d'un bondissement, mouvement correspondant à la chaleur, la colère cause
une certaine effervescence du sang et des esprits dans la région du coeur,
organe des passions de l'âme. C'est ce grand trouble du coeur qui explique que
les gens en colère trahissent au plus haut point leur passion par certains
symptômes que montrent leurs membres extérieurs. Voici ce qu'en dit saint Grégoire
: "Sous l'aiguillon de la colère, le coeur palpite, le corps tremble, la
langue s'embarrasse, le visage s'enflamme, les yeux lancent des éclairs, et
l'on ne reconnaît plus ses proches ; la bouche profère des cris, mais on ne
sait plus ce que l'on dit."
Solutions :
1. "L'amour n'est jamais aussi fortement ressenti que
lorsque la pauvreté le révèle", dit saint Augustin. Aussi, quand on fait
tort à un bien que nous aimons, notre amour devient plus sensible ; et c'est
pourquoi le coeur s'émeut d'une ardeur nouvelle pour repousser l'obstacle
opposé à ce que nous aimons, et ainsi la ferveur de l'amour est excitée par la
colère, qui la rend plus sensible.
Cependant la
chaleur produit une effervescence d'un caractère différent dans l'amour et la
colère. Celle de l'amour s'accompagne de douceur et de suavité ; elle se porte
en effet sur le bien qu'on aime. Aussi a-t-elle les caractères de la chaleur de
l'air et du sang ; c'est pourquoi les sanguins sont plus portés à l'amour : et
c'est en ce sens qu'on dit que "le foie porte à aimer" car il s'y
fait une certaine production de sang. Quant à l'effervescence de la colère,
elle s'accompagne d'amertume et elle est dévorante ; car elle tend au châtiment
de ce qui la contrarie. Aussi l'assimile-t-on à la chaleur du feu et de la bile
: ce qui fait dire à saint Jean Damascène qu'elle "procède de
l'évaporation du fiel, et est appelée fielleuse".
2. Tout ce dont le temps affaiblit la cause doit s'atténuer de
même avec le temps. Or il est manifeste que le temps efface le souvenir ; les
choses anciennes nous sortent facilement de la mémoire. D'autre part, la colère
est causée par le souvenir d'un tort qui nous a été fait. Sa cause s'amenuise
donc peu à peu avec le temps, jusqu'à disparaître totalement. - Disons aussi
que le tort paraît plus grand dans la première impression qu'il nous fait, et
que cette appréciation se modifie peu à peu, à mesure qu'on s'éloigne du choc
immédiatement ressenti. - Ajoutons qu'il en va de même dans l'amour, si l'objet
qui le suscite ne demeure présent qu'à notre souvenir. "Si l'absence de
l'ami se prolonge, remarque Aristote, elle semble faire oublier l'amitié."
Mais l'ami reste-t-il présent, le temps ne fait qu'accroître l'amitié en en
multipliant la cause. Ce serait le cas de la colère, si sa cause, entretenue
sans cesse, se trouvait ainsi renforcée.
Il reste que le
fait même que la colère s'épuise rapidement atteste la violence de son
bouillonnement. De même qu'un grand feu s'éteint vite, plus rien ne restant à
brûler, la colère, par sa véhémence même, disparaît rapidement.
3. Toute force en se divisant et se dispersant s'amoindrit.
Qu'un homme déjà en colère contre quelqu'un s'emporte contre un autre, sa
première colère en est diminuée. Surtout si le second adversaire l'irrite
davantage ; car en comparaison de ce nouveau tort qu'il estime plus grave, le
premier lui semblera peu de chose ou rien.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, la colère ne met pas d'entrave
à la raison, car celle-ci ne peut trouver obstacle en ce qui l'accompagne :
"la colère est accompagnée de raison", dit Aristote.
2. Plus la raison est empêchée, moins on y voit clair. Or, dit
le Philosophe, "l'homme en colère ne fait pas ses coups en dessous, mais
agit au grand jour". La colère ne semble donc pas contraire à la claire
raison, comme la convoitise, qui poursuit insidieusement ses desseins, dit-il
au même endroit.
3. Le jugement de la raison s'éclaire par un effet de
contraste : la confrontation des contraires les met en meilleure lumière. Or
cela fait aussi grandir la colère. "On s'irrite davantage, dit Aristote,
quand la situation précédente fait contraste : quand par exemple des gens
honorés tombent dans le déshonneur." Ce qui augmente la colère est donc
aussi ce qui nous aide à mieux juger. Donc la colère n'entrave pas le jugement
de la raison.
Cependant :
Saint Grégoire
écrit que "la colère retire la lumière de l'intelligence, lorsqu'elle
trouble l'esprit en l'agitant".
Conclusion :
L'esprit ou la
raison, n'emploie pas un organe corporel pour son acte propre. Elle a cependant
besoin, pour cet acte, de certaines facultés sensibles dont le fonctionnement
est entravé par les perturbations du corps. Celles-ci par une conséquence
nécessaire, empêchent donc également la raison d'exercer son jugement ;
l'ivresse et le sommeil le prouvent. Or, nous avons dit que la colère surtout
cause un tel trouble physiologique dans la région du coeur qu'il retentit
jusque dans les membres extérieurs. La colère est donc, de toutes les passions,
celle qui le plus manifestement trouble le jugement de la raison : "Mon
oeil est troublé par la colère", dit le Psalmiste (31, 10 Vg).
Solutions :
1. Le principe de la colère vient de la raison, quant au
mouvement de l'appétit qui en est l'élément formel. Mais cette passion prévient
le jugement complet de la raison, parce qu'elle ne l'écoute pas jusqu'au bout,
à cause de l'ébranlement brutal provoqué par la chaleur, qui est l'élément
matériel de la colère. C'est par là que celle-ci entrave le jugement de la
raison.
2. Quand on dit de l'homme en colère qu'il agit au grand jour,
cela ne veut pas dire qu'il voit clairement ce qu'il doit faire, mais qu'il ne
cherche pas à cacher ce qu'il fait. Cela tient pour une part au trouble qui
empêche sa raison de discerner ce qu'il faudrait dissimuler ou découvrir, ou
même de trouver les moyens de dissimuler. Pour une autre part, cela tient à ce
que la colère gonfle le coeur de cette même dilatation que connaît la
magnanimité, et qui fait dire à Aristote que le grand coeur "montre ouvertement
ses haines et ses amours, parle et agit au grand jour". De la convoitise,
au contraire, on dit qu'elle est secrète et tortueuse, parce que le plus
souvent les plaisirs convoités ont quelque chose de honteux et d'amollissant,
que l'on veut cacher. Tandis que dans les situations où l'énergie et la valeur
sont en jeu, comme la vengeance, on cherche à se montrer.
3. Le mouvement de la colère a son point de départ, nous
venons de le dire, dans la raison. C'est donc au même titre que la
juxtaposition des contraires aide la raison à mieux juger, et accroît la
colère. Qu'un homme riche et honoré soit atteint dans sa fortune ou son
honneur, le dommage apparaît plus grand, soit par le contraste, soit par
l'imprévu de la chose. C'est la cause d'une tristesse plus grande, de même
qu'un grand bonheur cause plus de joie quand il survient à l'improviste. Et si
la tristesse préalable augmente, la colère augmente en conséquence.
Objections :
1. Il ne semble pas, car le mutisme s'oppose à la parole. Or
quand la colère grandit, elle en vient aux paroles, comme on le voit par les
degrés de la colère que le Seigneur distingue en saint Matthieu quand il dit
(Mt 5, 22) : "Celui qui s'irrite contre son frère", et : "Celui
qui dit à son frère Raca," et
enfin : "Celui qui dit à son frère Fou."
La colère ne rend donc pas taciturne.
2. C'est faute du contrôle de la raison que l'on éclate en
paroles désordonnées. "Une ville ouverte et sans remparts, voilà l'homme
qui ne peut se contenir quand il parle", disent les Proverbes (25, 28 Vg).
Or, plus que tout, la colère empêche le jugement de la raison, on vient de le
dire. C'est donc elle surtout qui se répand en paroles désordonnées.
3. "La bouche parle de l'abondance du coeur", est-il
écrit (Mt 12, 34). Mais c'est la colère surtout qui agite le coeur, et donc,
plus que tout, fait parler.
Cependant :
Saint Grégoire dit
: "La colère enfermée par le silence bouillonne avec plus de véhémence au
fond de l'esprit."
Conclusion :
Nous savons déjà
que la colère et s'accompagne de raison et entrave la raison. C'est à l'un et
l'autre titre qu'elle peut rendre taciturne. Cela arrive, du côté de la raison,
quand le jugement garde assez de vigueur pour maîtriser la langue et retenir
les paroles désordonnées, bien qu'il ne puisse contenir l'appétit dans son
désir désordonné de vengeance. "Parfois, dit saint Grégoire, la colère,
dans une âme troublée, impose le silence par une sorte de jugement".
D'autre part, lorsque la colère entrave la raison, comme nous l'avons dit, son
ébranlement atteint jusqu'aux membres extérieurs, principalement ceux où
s'exprime plus clairement l'état du coeur, comme les yeux, le visage, la langue
; d'où ces paroles déjà citées : "La langue s'embarrasse, le visage
s'enflamme, les yeux lancent des éclairs." Le trouble de la colère peut
donc être si grand qu'il empêche complètement l'usage de la parole. C'est alors
le mutisme.
Solutions :
1. L'accroissement de la colère va quelquefois jusqu'à
empêcher la raison de retenir la langue. Parfois il va encore plus loin et
empêche le mouvement de la langue et des autres membres extérieurs.
2. Cela donne la réponse à la deuxième objection.
3. Le trouble du coeur peut être parfois tellement désordonné
que le mouvement des membres extérieurs en est empêché. Cela produit alors le
mutisme, l'immobilité des membres extérieurs, et parfois même la mort. - Mais
si le trouble n'est pas si grand, ce qu'il a pourtant d'excessif pousse à
parler.
Après les actes et les passions, il faut étudier les principes des
actes humains. D'abord de leurs principes intrinsèques. Ensuite de leurs
principes extrinsèques.
Le principe intrinsèque c'est la puissance de l'habitus. Mais puisqu'il
a été question des puissances dans la première Partie, il reste maintenant à
traiter des habitus. En premier lieu des habitus en général (Question 49-54) ;
mais en second lieu des vertus et des vices ainsi que des autres habitus du
même genre qui sont les principes des actes humains (Question 55-89).
En ce qui concerne les habitus en général, il faut considérer : l° la
nature des habitus (Question 49) 2° leur sujet (Question 50) ; 3° la cause de
leur génération, de leur croissance et de leur disparition (Question 51-53) ;
4° leur distinction (Question 54).
1. L'habitus
est-il une qualité ? - 2. Est-il une espèce déterminée de la qualité ? - 3.
Implique-t-il une tendance à l'action ? - 4. La nécessité des habitus.
Objections :
1. D'après saint Augustin, il ne semble pas. En effet il dit
que "ce substantif habitus vient du verbe habere, avoir,
posséder". Or posséder ne se rapporte pas seulement à l'ordre de la
qualité mais à bien d'autres genres ; nous disons que nous avons ou possédons
quantité de choses, de l'argent, etc. L'habitus n'est donc pas une qualité.
2. Le Philosophe montre au livre des Prédicaments que
l'habitus est un de ceux-ci. Mais un prédicament ne rentre pas dans un autre.
L'habitus n'est donc pas la qualité.
3. Le Philosophe dit au même livre que "tout habitus est
une disposition". Mais une disposition c'est "l'arrangement d'un être
composé de plusieurs parties". Or ceci se rapporte au prédicament situs
non à la qualité.
Cependant :
Le Philosophe
affirme dans les Prédicaments[1] "que
l'habitus est une qualité qui ne change pas facilement".
Conclusion :
Ce nom d'habitus
est tiré du verbe habere, avoir. Il en dérive de deux manières,
1° au sens où l'on
dit qu'on possède quelque chose, c'est-à-dire l'homme ou quelque autre réalité
2° au sens où une
réalité en quelque sorte se possède, en elle-même ou à l'égard d'autre chose.
Dans la première
acception il faut considérer que le fait d'avoir ou de posséder, selon qu'il
est appliqué à n'importe quel objet de possession est commun à divers genres.
Aussi le Philosophe le range-t-il parmi ces choses dites "post prédicamentales",
c'est-à-dire consécutives aux différents prédicaments, comme sont les
oppositions, l'avant et l'après, etc. - Mais pour ce qui est des choses qu'on a
en sa possession, il semble y avoir entre elles la distinction que voici. Il y
a des cas où rien d'intermédiaire n'existe entre le possesseur et la réalité
possédée : ainsi entre un sujet et sa qualité ou sa quantité il n'y a aucun
intermédiaire. Dans d'autres cas au contraire il y a bien entre le possesseur
et ce qu'il possède quelque chose d'intermédiaire, mais c'est seulement une
relation, comme on dit de quelqu'un qu'il a un compagnon ou un ami. Entre
d'autres choses enfin une réalité intermédiaire existe : elle n'est pas à vrai
dire action ou passion, mais elle se présente par manière d'action ou de
passion, c'est-à-dire qu'on a d'un côté quelque chose qui orne ou qui couvre,
et de l'autre quelque chose qui est orné ou couvert ; ce qui fait dire au
Philosophe que "cet habitus est pour ainsi dire une adaptation entre celui
qui possède et ce qu'il possède", comme pour les objets que nous avons sur
nous et autour de nous. Et c'est là précisément ce qui donne lieu à un genre
spécial de réalités qu'on appelle le prédicament habitus, dont le Philosophe
dit que "entre celui qui a un vêtement et le vêtement qu'il a, il existe
l'intermédiaire d'un habitus".
Mais, si posséder
est pris dans le sens où l'on dit qu'une réalité en quelque sorte se possède,
en elle-même ou à l'égard d'autre chose, comme cette façon de posséder suppose
de la qualité, c'est là un habitus qui est de l'ordre de la qualité. Et c'est
de celui-là que le Philosophe dit : "On appelle habitus l'arrangement
suivant lequel un être est bien ou mal disposé, ou par rapport à soi ou à
l'égard d'autre chose ; ainsi la santé est un habitus." Et c'est en ce
sens que nous parlons maintenant de l'habitus. Il faut donc conclure que
l'habitus est une qualité.
Solutions :
1. Cette objection prend "posséder" dans son
acception générale ; en ce sens, c'est en effet chose commune à plusieurs
catégories, comme on vient de le dire.
2. Cet argument est valable pour l'habitus entendu comme
quelque chose d'intermédiaire entre possédant et possédé ; c'est même alors un
prédicament à part, nous venons de le dire.
3. Il est vrai que la disposition implique toujours
l'arrangement d'un être composé de parties. Mais cela peut se faire de trois
façons, ajoute aussitôt le Philosophe : "selon le lieu, en puissance, ou
selon l'espèce". "En quoi, dit Simplicius, il comprend toutes les
sortes de dispositions. Les corporelles, dans ces mots : "selon le
lieu" - et c'est là le prédicament situs, qui est l'ordre des parties dans
l'espace. - Par ces mots : "en puissance", il comprend les
dispositions qui consistent dans les préparations et aptitudes à l'état encore
imparfait - telles que la science et la vertu commençantes. - Enfin par ces mots
: "selon l'espèce", il comprend les dispositions parfaites appelées
habitus - comme la science et la vertu achevées."
Objections :
1. Non, semble-t-il. Car s'il est vrai, comme on vient de le
dire, que l'habitus en tant que qualité est "l'état suivant lequel un être
est bien ou mal disposé", cela arrive en n'importe quel genre de qualité :
même par la figure on peut être en bon ou mauvais état, pareillement pour le
froid et le chaud, etc. L'habitus n'est donc pas une espèce à part de la
qualité.
2. Le Philosophe dit que le froid et le chaud sont des
dispositions ou habitus au même titre que la maladie et la santé. Mais la
chaleur et le froid sont dans la troisième espèce de qualité. L'habitus, pas
plus que la disposition, ne se distingue donc des autres espèces de qualités.
3. Le fait de "changer difficilement" n'est pas une
différence de l'ordre de la qualité, mais se rapporte plutôt au mouvement ou à
la passion. Or aucun genre n'est déterminé à une espèce par une différence
tirée d'un autre genre ; il faut au contraire, dit le Philosophe, que les
différences s'ajoutent de soi au genre. Donc, dire que l'habitus est
"la-qualité-qui-ne-change-pas-facilement" ne suffit pas, semble-t-il,
à en faire une espèce déterminée de qualité.
Cependant :
Le Philosophe
affirme "qu'une espèce de qualité, c'est l'habitus et la
disposition".
Conclusion :
Le Philosophe dans
ses Prédicaments met au premier rang des quatre espèces de qualités la
disposition et l'habitus[2]. Et Simplicius
dans son commentaire définit en ces termes la différence des quatre espèces :
"Parmi les qualités, certaines sont naturelles : celles qu'on a par nature
et toujours ; mais certaines sont adventices : celles qui viennent du dehors et
peuvent être perdues. Ces dernières (les adventices) sont les habitus et les
dispositions qui diffèrent selon qu'elles sont chose facile ou difficile à
perdre. Quant aux qualités naturelles, certaines sont l'indice que quelque
chose est en puissance, et c'est la deuxième espèce de qualité. Certaines au
contraire sont l'indice que quelque chose est en acte, et cela, soit en
profondeur soit en surface. En profondeur, c'est la troisième espèce de qualité
; en surface, c'est la quatrième, la figure des choses et la forme qui est la
figure des êtres animés." - Mais cette distinction des espèces de qualité
ne semble pas bonne, car il y a beaucoup de figures et aussi beaucoup de
qualités de la même espèce, dites "de passibilité", qui ne sont pas
naturelles, mais adventices ; comme il y a beaucoup de dispositions, santé,
beauté, etc., qui ne sont pas adventices mais naturelles. En outre, ce n'est
pas là une bonne façon de ranger des espèces ; ce qui est plus naturel doit
toujours passer en premier.
Voilà pourquoi il
faut s'y prendre autrement pour distinguer les dispositions et habitus d'avec
les autres qualités. Proprement, en effet, une qualité c'est une modalité de la
substance. Or une modalité, dit saint Augustin, c'est "ce qui est délimité
avec mesure". Une qualité, c'est donc une certaine détermination mesurée.
Aussi, de même que ce qui détermine la puissance de la matière dans l'ordre
substantiel de l'existence s'appelle une qualité, qui fait la différence
spécifique de la substance ; de même, ce qui détermine la puissance du sujet
dans l'ordre accidentel de l'existence s'appelle une qualité parmi les
accidents, qualité qui constitue aussi une sorte de différence, comme le montre
Aristote.
Mais la modalité
ou détermination du sujet dans l'ordre accidentel peut être prise, soit par
rapport à la nature même du sujet ; soit sur le plan de l'action et de la
passion, qui sont deux effets consécutifs à ces principes de la nature que
constituent la matière et la forme, soit sur le plan de la quantité. - S'il
s'agit d'une détermination relative à la quantité, on a ainsi la quatrième
espèce de qualité. Et comme la quantité est de soi en dehors du mouvement, en
dehors aussi de la notion du bien et du mal, il n'appartient pas à cette quatrième
espèce de qualité que cela soit bien ou mal, que cela passe vite ou lentement.
- Pour ce qui est de la détermination sur le plan de l'action et de la passion,
elle s'observe dans la deuxième et la troisième espèce de qualité, et c'est
pourquoi dans l'une comme dans l'autre on considère que c'est de formation
facile ou difficile, que c'est transitoire ou durable ; mais là encore il n'est
question de rien qui se rapporte à la notion du bien et du mal, parce que les
mouvements et les passions ne sont pas en eux-mêmes une fin, et que le bien
comme le mal se définit par sa relation à une fin.
Mais si la
détermination ou la modalité du sujet est en fonction de la nature même, on a
cette première espèce de qualité qui n'est autre que l'habitus et la disposition.
Parlant en effet des habitus de l'âme et du corps, le Philosophe dit que ce
sont "dans un être parfait des dispositions au meilleur ; quand je dis
parfait, cela s'entend de l'état de la nature". Cette fois, parce que
"la forme même d'une chose, sa nature, est réellement une fin et la cause
pour laquelle la chose existe", inévitablement dans cette première espèce
de qualité on regarde le bien et le mal ; et aussi, puisqu'une nature est la
fin d'une génération et d'un changement, on regarde si c'est facilement ou
difficilement changeant. De là cette définition donnée par le Philosophe :
"L'habitus est l'état suivant lequel on est en bonne ou mauvaise
disposition" ; et celle-ci : "Les habitus sont ce qui nous fait
réagir bien ou mal dans les passions." En effet, quand c'est un mode
d'être qui s'accorde avec la nature de la réalité, alors il a raison de bien ;
mais quand il ne s'accorde pas, alors il a raison de mal. Et parce que la
nature est ce que l'on regarde en premier lieu dans une réalité, il s'ensuit
que l'habitus constitue la première espèce de qualité.
Solutions :
1. Une disposition avons-nous dit, c'est une mise en ordre. On
n'est donc jamais disposé, au moyen de la qualité, que dans une mise en ordre
pour quelque chose. Et si l'on ajoute "bien ou mal", ce que demande
la notion de l'habitus, il faut qu'il s'agisse d'une mise en ordre par rapport
à la nature qui est sa fin. C'est pourquoi, quant à la figure extérieure ou
quant à la température, on ne dit pas de quelqu'un qu'il est en bon ou mauvais
état, sinon par rapport à sa nature, selon que son état lui convient ou non. De
là vient que même la figure d'un être et ses qualités dites de passibilité en
tant qu'on les regarde comme convenant ou non à sa nature, se rattachent aux
habitus ou dispositions ; car un aspect et un teint en harmonie avec la nature
contribuent à la beauté ; un état bien équilibré de température, contribue à la
santé. Voilà comment le Philosophe met le chaud et le froid dans la première
espèce de qualité.
2. On voit ainsi comment se résout la seconde objection, bien
que certains la résolvent autrement, à la manière de Simplicius.
3. Cette différence, le "difficilement changeant",
distingue l'habitus non pas des autres espèces de qualité mais de la
disposition. Disposition a une double acception ; tantôt c'est le genre dont
fait partie l'habitus puisque, dans la Métaphysique, la disposition entre dans
la définition de l'habitus ; tantôt c'est quelque chose qui se distingue de
l'habitus et qui s'y oppose. Et cette opposition entre la disposition
proprement dite et l'habitus peut s'entendre de deux façons.
1° Comme le
parfait et l'imparfait dans la même espèce ; c'est-à-dire qu'on retient le nom
commun de disposition quand la qualité existe à l'état imparfait, de telle
sorte qu'on la perd facilement ; mais on l'appelle habitus quand elle existe à
l'état parfait au point de n'être pas facilement perdue. Dans ce sens, la
disposition devient habitus comme l'enfant devient homme.
2° Comme espèces
différentes dans un genre en gradation ; de sorte qu'on donnera le nom de
disposition à ces qualités de la première espèce auxquelles il appartient
essentiellement d'être faciles à perdre parce qu'elles ont des causes
changeantes - telles sont la maladie et la santé ; tandis qu'on appelle habitus
ces qualités dont l'essence veut qu'il ne soit pas facile de les perdre, leurs
causes n'étant pas changeantes : telles sont les sciences et les vertus. En
cette dernière acception, la disposition ne devient pas habitus. Et ceci paraît
être plus conforme à la pensée d'Aristote. De là vient qu'il invoque pour
prouver cette distinction, le langage courant : même des qualités par
elles-mêmes facilement changeantes, si par accident elles sont rendues
difficilement changeantes, on les appelle et elles deviennent des habitus ; et
l'on fait l'inverse pour des qualités par elles-mêmes difficiles à changer, car
si quelqu'un possède imparfaitement une science au point de pouvoir facilement
la perdre, on dit qu'il a des dispositions pour cette science ; on ne dit pas
qu'il la possède. Par là il est évident que le terme d'habitus, mais non celui
de disposition, implique une certaine durée.
Le fait que ce
trait d'être "facilement et difficilement changeant" se rattache à la
passion et au mouvement, et non au genre qualité, n'empêche pas qu'on ne tire
de là des différences spécifiques. Car de telles différences, bien qu'elles
paraissent ne se rapporter à la qualité que par accident, désignent cependant
entre les qualités des différences qui sont propres et essentielles. De même,
dans le genre substance, on prend souvent des différences accidentelles au lieu
de différences substantielles, en tant qu'elles font connaître des principes
essentiels.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Chaque être agit dans la mesure où il est
en acte. "Mais, dit le Philosophe, quand on devient savant par habitus, on
l'est encore en puissance, bien que d'une autre manière qu'avant de commencer
ses études." L'habitus n'implique donc pas la relation d'un principe à
l'acte.
2. Ce qui sert à définir une chose lui convient
essentiellement. Mais être principe d'action, cela entre dans la définition de
la puissance, d'après Aristote. Cela lui convient donc essentiellement. Or ce
qui existe par soi est premier dans n'importe quel genre. Donc, si l'habitus
aussi est principe d'action, il ne l'est qu'après la puissance. Et ainsi la
première espèce de qualité ne sera pas l'habitus ni la disposition.
3. La santé est quelquefois à l'état d'habitus et pareillement
la maigreur et la beauté. Mais il n'y a rien en cela qui signifie une tendance
à l'action. Il n'est donc pas essentiel à l'habitus d'être principe d'action.
Cependant :
Saint Augustin
dite que "l'habitus est ce qui fait agir quand besoin est". Le
Commentateur d'Aristote dit de son côté : "L'habitus est ce qui permet
d'agir quand on veut."
Conclusion :
Avoir tendance à
l'action peut convenir à l'habitus, et comme habitus et en raison du sujet dans
lequel il se trouve. - Déjà, par définition il convient à tout habitus d'avoir
en quelque manière tendance à l'action. Il lui est essentiel en effet
d'impliquer une certaine relation ordonnée à la nature du sujet, selon que
telle chose convient ou non. Mais une nature, fin de la génération, est
ordonnée à son tour à une autre fin qui est tantôt une opération, tantôt le
résultat de l'opération. Aussi l'habitus implique-t-il non seulement un ordre à
la nature même d'une réalité mais aussi, par voie de conséquence, à l'opération
qui est la fin de cette nature ou qui achemine à cette fin. Et c'est pourquoi
Aristote dit dans la définition de l'habitus que c'est "l'état selon
lequel on est bien ou mal disposé, ou en soi" c'est-à-dire dans sa nature,
"ou à l'égard d'autre chose" c'est-à-dire par rapport à une fin.
Mais il y a
certains habitus qui impliquent d'abord et principalement tendance à l'acte en
raison du sujet qui les possède. Et c'est encore parce que l'habitus, comme
nous venons de le dire, implique premièrement et par soi une adaptation à la
nature d'une chose. Donc, si cette nature dotée d'habitus consiste elle-même en
une tendance à l'action, il s'ensuit que l'habitus implique principalement, lui
aussi, tendance à l'action. Or il est évident que la nature et l'essence d'une
puissance c'est d'être principe d'action. Dès lors tout habitus qui a pour
sujet une puissance implique principalement tendance à l'action.
Solutions :
1. Comme qualité, l'habitus est un acte, et à ce titre il peut
être principe d'opération. Mais il est en puissance par rapport à l'opération.
D'où le nom d'"acte premier" pour l'habitus, et d'"acte
second" pour l'opération.
2. Il n'appartient pas à la notion d'habitus de regarder la
puissance, mais la nature. Et parce que la nature précède l'action que vise la
puissance, il convient que la première espèce de qualité soit l'habitus plutôt
que la puissance.
3. La santé est habitus ou disposition habituelle par rapport
à une nature, comme nous l'avons expliqué. Néanmoins, en tant que cette nature
est principe d'action, la santé implique par conséquent tendance à l'acte. De
là cette phrase du Philosophe : "On dit qu'un homme ou un membre est sain
quand il peut avoir l'activité de celui qui est sain." Et pour les autres
états habituels c'est pareil.
Objections :
1. On ne voit pas bien cette nécessité. L'habitus est ce par
quoi un être est bien ou mal disposé à quelque chose, nous l'avons dit. Mais
par sa forme il est déjà bien ou mal disposé, car c'est par elle qu'il est bon,
comme c'est par elle qu'il est être. Donc aucune nécessité d'avoir des habitus.
2. L'habitus implique tendance à l'action. Mais la puissance
est déjà suffisamment principe d'activité, puisque, même en dehors des habitus,
les puissances naturelles sont principes d'actes. Il n'est donc pas nécessaire
qu'il y ait des habitus.
3. De même que la puissance est capable du bien et du mal,
l'habitus aussi ; et de même que la puissance n'agit pas toujours, l'habitus
non plus. Donc, puisqu'il existe des puissances, il est superflu qu'il y ait
des habitus.
Cependant :
Les habitus sont
des perfections, dit le Philosophe. Mais la perfection est ce qu'il y a de plus
nécessaire à une réalité, puisqu'elle a raison de fin. Il était donc nécessaire
qu'il y eût des habitus.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, l'habitus est une certaine disposition ordonnée à la nature d'une chose,
et à l'opération ou la fin de cette chose, disposition qui fait qu'on est bien
ou mal adapté à cela. Mais pour qu'une chose ait besoin d'être adaptée à une
autre il faut trois conditions.
1° Que ce qui
s'adapte soit autre que ce à quoi il s'adapte et se trouve ainsi envers lui
dans le rapport de puissance à acte.
Par suite, s'il y a un être dont la nature ne soit pas composée de puissance et
d'acte, en qui la substance se confonde avec l'opération et qui soit à lui-même
sa fin, l'habitus ou disposition n'y a pas de place, comme c'est évidemment le
cas en Dieu.
2° Il est requis que
l'être en puissance à autre chose puisse être déterminé de plusieurs manières et à diverses choses. Par suite, s'il y a un
être en puissance à autre chose, mais de telle façon qu'il ne soit en puissance
qu'à cela, habitus et disposition n'y ont pas de place, puisqu'un tel sujet
possède par sa nature même la relation qu'il doit avoir à un tel acte ; ainsi,
bien que le corps céleste soit composé de matière et de forme, comme cette
matière n'est pas en puissance à une autre forme, la disposition ou habitus n'y
a pas de place, ni pour une forme ni même pour une opération, puisque la nature
du corps céleste n'est en puissance qu'à un seul mouvement déterminé.
3° Il est requis
que plusieurs facteurs concourent à
adapter le sujet à l'une de ces choses auxquelles il est en puissance, et que ces facteurs puissent s'harmoniser de
plusieurs façons de manière à s'adapter, bien ou mal, à la forme ou à
l'opération. Aussi, les qualités simples des éléments, qui s'accordent avec la
nature de ceux-ci et suivant un mode unique et déterminé, nous ne les appelons
pas dispositions ou habitus mais simples qualités ; nous appelons dispositions
ou habitus la santé, la beauté et les autres qualités qui impliquent un certain
état d'harmonisation entre plusieurs parties pouvant s'harmoniser diversement.
C'est pourquoi le Philosophe dit que "l'habitus est une disposition",
et la disposition est "l'arrangement d'un être composé de parties,
arrangement selon le lieu, ou selon les puissances, ou selon l'espèce", comme
nous l'avons dit plus haut.
Donc, puisqu'il y
a beaucoup d'êtres dont la nature et l'opération exigent le concours de
plusieurs facteurs pouvant s'harmoniser de diverses manières, il est nécessaire
qu'il y ait des habitus.
Solutions :
1. La nature d'une réalité est achevée par la forme, mais
comme préparation à la forme elle-même il faut que le sujet soit dans une
certaine disposition. - Cependant, la forme à son tour est orientée vers
l'opération qui est soit une fin, soit l'acheminement vers une fin. Et si la
forme n'a qu'une seule opération déterminée, aucune autre disposition n'est
requise pour celle-ci en dehors de la forme elle-même. Mais si la forme est
telle qu'elle puisse opérer diversement, comme c'est le cas de l'âme, il faut
qu'elle soit adaptée à ses opérations par des habitus.
2. La puissance se prête parfois à beaucoup de réalisations ;
et à cause de cela il faut qu'elle soit déterminée en vertu de quelque chose
d'autre. Mais s'il y a une puissance qui ne se prête pas à beaucoup de
réalisations, elle n'a pas besoin, avons-nous dit, d'un habitus qui la
détermine. Et c'est pour cela que les forces de la nature n'accomplissent pas
leurs opérations au moyen d'habitus, puisqu'elles sont déterminées par
elles-mêmes dans un seul sens.
3. Ce n'est pas le même habitus, on le verra plus loin qui se
porte au bien et au mal. Mais c'est la même puissance ; et voilà précisément
pourquoi les habitus sont nécessaires : afin que les puissances soient
déterminées au bien.
1. Y a-t-il
des habitus dans le corps ? - 2. L'âme est-elle le siège d'habitus dans son
essence, ou dans une puissance ? - 3. Peut-il y avoir des habitus dans les
puissances sensibles ? - 4. Y en a-t-il dans l'intelligence elle-même ? - 5.
Dans la volonté ? - 6. Dans les substances séparées ?
Objections :
1. Aucun, semble-t-il. Comme dit le Commentateur sur le livre
III De l'Ame "l'habitus est ce par quoi l'on agit quand on veut". Mais
les actions corporelles ne sont pas soumises à la volonté, puisqu'elles sont
naturelles. Il ne peut donc y avoir aucun habitus dans le corps.
2. Toutes les dispositions corporelles sont facilement
changeantes. Mais l'habitus est la qualité difficilement changeante. Donc
aucune disposition corporelle ne peut être un habitus.
3. Toutes les dispositions corporelles sont sujettes à
l'altération. Mais celle-ci ne se trouve que dans la troisième espèce de
qualité, laquelle s'oppose à l'habitus. Aucun habitus n'est donc dans le corps.
Cependant :
Le Philosophe dit
qu'on nomme habitus la santé du corps ou une maladie incurable.
Conclusion :
L'habitus,
avons-nous dit, est la disposition d'un sujet qui n'est qu'en puissance soit à
une forme, soit à une opération. - Donc, en tant que l'habitus implique
disposition à une opération, aucun ne se trouve principalement dans le corps
comme dans son sujet. L'activité corporelle, en effet, vient toujours ou d'une
qualité naturelle du corps, ou de l'âme qui le meut. Donc, pour ce qui est des
opérations provenant de la nature, le corps n'est pas disposé par un habitus,
puisque les énergies naturelles sont déterminées à une seule opération ; or
nous avons dit qu'une disposition habituelle est requise là où le sujet est en
puissance à beaucoup de choses. Quant aux opérations provenant de l'âme par le
moyen du corps, elles viennent principalement de l'âme, mais secondairement du
corps lui-même. Or les habitus sont exactement proportionnés aux opérations,
d'où ce mot dans l'Éthique : "Des actes semblables causent des habitus
semblables" ; c'est pourquoi les dispositions à de telles opérations sont,
elles aussi, principalement dans l'âme. Mais elles peuvent être secondairement
dans le corps, en tant qu'il est préparé et habilité à servir promptement les
activités de l'âme.
Si au contraire
nous parlons de la préparation du sujet à une forme, alors la disposition
habituelle peut résider dans le corps, puisqu'il est avec l'âme dans le rapport
d'un sujet à une forme. Et c'est de cette façon que la santé, la beauté, etc.
sont appelées des états habituels. Cependant ils ne réalisent pas parfaitement
la nature de l'habitus, parce que leurs causes sont par nature facilement
changeantes.
Mais Alexandre a
soutenu qu'un habitus ou une disposition de la première espèce ne réside en
aucune façon dans le corps. C'est Simplicius qui le dit dans le
"Commentaire des Prédicaments". Toutefois Alexandre pensait que la
première espèce de qualité se rapporte uniquement à l'âme et que si Aristote
allègue à ce propos la santé et la maladie, c'est par manière d'exemple, et non
point comme si elles appartenaient à la première espèce de qualité. De sorte
que le sens serait celui-ci : de même que la maladie et la santé peuvent être
facilement ou difficilement changeantes, de même aussi ces qualités de la
première espèce qu'on appelle l'habitus et la disposition.
- Mais ceci est
évidemment contraire à la pensée d'Aristote. D'abord parce qu'il parle de la
même façon lorsqu'il emploie l'exemple de la santé et de la maladie ou celui de
la vertu et de la science ; et aussi parce que, dans la Physique, il compte
expressément parmi les habitus la beauté et la santé.
Solutions :
1. Cette objection tient compte de l'habitus en tant que
celui-ci dispose à l'opération, et des actes du corps qui proviennent de la
nature ; mais elle néglige ceux qui proviennent de l'âme et dont le principe
est la volonté.
2. Les dispositions corporelles ne sont pas de façon absolue
difficilement changeante à cause de la mobilité des causes corporelles.
Cependant elles peuvent l'être par rapport à tel sujet, en ce sens qu'elles ne
peuvent être écartées tant que durera ce sujet ; ou bien parce qu'elles sont
difficilement changeantes par rapport aux autres dispositions. Mais les
qualités de l'âme sont difficilement changeantes de façon absolue, en raison de
la non-mobilité de leur sujet. Voilà pourquoi le Philosophe ne dit pas qu'un
état de santé même difficile à perdre soit de façon pure et simple un habitus ;
il dit que c'est "une manière d'habitus", selon le texte grec. Au
contraire, les qualités de l'âme sont dites purement et simplement des habitus.
3. Les dispositions corporelles qui sont dans la première
espèce de qualité diffèrent des qualités de la troisième espèce, comme certains
l'ont prétendu, en ce que celles-ci sont comme en devenir et comme en mouvement
; d'où leur nom de passions ou de qualités passives. Mais dès qu'elles sont
parvenues au point de perfection qui est leur espèce, elles sont alors dans la
première sorte de qualité. Mais Simplicius n'approuve pas cette explication
parce que dans ce cas l'action de chauffer serait dans la troisième sorte de
qualité, tandis que la chaleur serait dans la première, alors qu'Aristote la
met dans la troisième.
Aussi Porphyre
affirme-t-il, comme le rapporte encore Simplicius à cet endroit, que la passion
ou qualité passive diffère, dans les corps, de la disposition et de l'habitus
d'après le degré d'intensité ou de relâchement. Quand un corps ne reçoit la
chaleur que pour être chauffé, mais sans pouvoir lui-même chauffer, alors c'est
de la passion si c'est tout à fait passager, ou de la qualité passive si c'est
permanent. Mais, dès que le corps est élevé à un tel degré qu'il peut en
chauffer un autre, alors c'est une disposition. Si ultérieurement pareil état
se confirme au point d'être difficile à changer, alors ce sera un habitus. De
sorte que la disposition serait le degré intensif et parfait de la passion ou
de la qualité passive, l'habitus celui de la disposition. - Mais Simplicius désapprouve
aussi cela, parce que tel ou tel degré d'intensité et de relâchement n'implique
pas une diversité dans la forme elle-même, mais dans la participation du sujet
à cette forme ; les espèces de qualités ne seraient pas diversifiées ainsi.
Il faut donc
parler autrement. L'équilibre des qualités passives elles-mêmes, considéré dans
son harmonie avec une nature donnée, constitue véritablement une disposition.
Voilà pourquoi, lorsqu'une altération se produit dans ces qualités-là, qui sont
le chaud et le froid, le sec et l'humide, elle entraîne aussi une altération
dans l'état de maladie et de santé. Mais premièrement et par soi il n'y a pas
d'altération dans ces sortes d'habitus et de dispositions.
Objections :
1. Il semble que les habitus doivent être dans l'âme plutôt
selon l'essence que selon les puissances. Car dispositions et habitus se
définissent par rapport à une nature, on l'a dit. Or la nature se découvre par
l'essence de l'âme plus que par les puissances, puisque c'est par son essence
que l'âme est la nature de tel corps, et la forme de ce corps. Donc les habitus
sont dans l'essence et non dans une puissance de l'âme.
2. Un accident n'est pas sujet d'un accident. Mais les
puissances de l'âme sont aussi dans la catégorie des accidents, on l'a vu dans
la première Partie. Donc les habitus ne sont pas dans l'âme en raison d'une de
ses puissances.
3. Le sujet est antérieur à ce qui est en lui. Mais comme
l'habitus appartient à la première espèce de qualité, il est antérieur à la
puissance qui appartient à la seconde espèce. Ce n'est donc pas la puissance
qui est le sujet de l'habitus.
Cependant :
Le Philosophe
place les divers habitus dans les diverses facultés de l'âme.
Conclusion :
L'habitus, comme
nous l'avons dit plus haut, comporte une disposition qui l'ordonne à une nature
ou à une opération. Si l'on considère l'habitus en tant qu'il est ordonné à la
nature, il ne peut être dans l'âme, si cependant nous parlons de la nature
humaine, parce que l'âme est elle-même la forme destinée à parachever cette
nature humaine. S'il peut y avoir sous ce rapport habitus ou disposition, c'est
plutôt dans le corps par rapport à l'âme que dans l'âme par rapport au corps.
Mais si nous parlons d'une nature supérieure de laquelle l'homme peut
participer, selon saint Pierre (2P 1, 4), "pour que nous soyons
participants de la nature divine", en ce cas rien n'empêche que l'âme
soit, dans son essence même, le sujet d'un habitus qui est la grâce, comme nous
le dirons plus loin.
En revanche, s'il
s'agit d'habitus ordonnés à l'opération, c'est surtout dans l'âme qu'il s'en
trouve, étant donné que l'âme n'est pas déterminée à une seule opération mais
se prête à un grand nombre ; et c'est cela qui est requis pour un habitus. Et
puisque l'âme est principe d'opérations au moyen de ses puissances, il en
résulte qu'à cet égard les habitus sont dans l'âme selon ses puissances.
Solutions :
1. L'essence de l'âme appartient à la nature humaine non comme
un sujet qui doit être disposé à quelque chose d'autre, mais comme une forme et
une nature à laquelle on est disposé.
2. Par soi un accident ne peut être le sujet d'un accident.
Mais parce qu'il y a un ordre même entre les accidents, dès lors qu'une chose
est le sujet d'un accident, on comprend qu'elle le soit aussi d'un autre. Ainsi
dit-on qu'un accident est le sujet d'un autre, comme la surface supporte la
couleur. De cette façon la puissance peut être le sujet de l'habitus.
3. Si l'habitus est antérieur à la puissance, c'est en tant
qu'il implique disposition à une nature ; tandis que la puissance implique
toujours ordre à l'opération ; et celle-ci vient ensuite, puisque la nature en
est le principe. Or l'habitus qui a son siège dans une puissance n'est pas
ordonné à la nature mais à l'opération. Il est donc postérieur à la puissance.
- Ou bien on peut dire que l'habitus passe avant la puissance comme l'achevé
avant l'inachevé, comme l'acte avant la puissance. Car l'acte est premier dans
l'ordre de la nature, bien que la puissance soit première dans l'ordre de la
génération et du temps, comme dit Aristote.
Objections :
1. Apparemment non, car la puissance sensible est
irrationnelle au même titre que la puissance nutritive. Or dans celle-ci on ne
place aucun habitus. Donc on ne doit en placer aucun dans les puissances
sensibles.
2. Les puissances sensibles nous sont communes avec les bêtes.
Mais les bêtes n'ont pas d'habitus, parce qu'elles n'ont pas la volonté qui
fait partie de la définition même de l'habitus, on l'a vu récemment. Donc il
n'y a pas d'habitus dans la sensibilité.
3. Les habitus de l'âme, ce sont les sciences et les vertus ;
et comme la science ressortit à la faculté de connaissance, la vertu ressortit
à la faculté appétitive. Mais dans les puissances sensibles, il n'y a pas de
sciences, puisque celles-ci ont pour objet l'universel, que les puissances
sensibles ne peuvent saisir. Donc les habitus des vertus ne peuvent pas non
plus résider dans les puissances sensibles.
Cependant :
Le Philosophe
affirme qu'il y a des vertus, la tempérance et la force, dans la partie non
rationnelle de l'âme.
Conclusion :
Les puissances
sensibles peuvent être considérées de deux façons, suivant qu'elles agissent
par l'instinct de la nature, ou par le commandement de la raison. En tant
qu'elles agissent par l'instinct de la nature, elles n'ont qu'une seule
tendance, comme la nature. Aussi, de même qu'il n'y a pas d'habitus dans les
puissances de la nature, il n'y en a pas davantage dans les puissances
sensibles en tant qu'elles agissent par l'instinct de la nature. - Au
contraire, selon qu'elles agissent sous le commandement de la raison, elles
peuvent être orientées vers des buts variés. Ainsi peut-il y avoir entre elles
des habitus qui les y disposent bien ou mal.
Solutions :
1. La puissance nutritive n'est pas destinée par nature à
obéir au commandement de la raison, et c'est pourquoi il n'y a pas en elle
d'habitus. Mais les puissances sensibles le sont, et c'est pourquoi il peut y
avoir en elles des habitus, car, dans la mesure où elles obéissent à la raison,
on les dit en quelque sorte raisonnables, dit l'Éthique.
2. Chez les bêtes les puissances sensibles n'agissent pas sous
l'empire de la raison mais sous l'impulsion de la nature, si les animaux sont
laissés à eux-mêmes. Ainsi il n'y a pas en eux d'habitus ordonnés à des
opérations. Il y a cependant chez eux des dispositions ordonnées à la nature,
comme la santé et la beauté. - Mais parce que les bêtes sont dressées à des
opérations particulières par l'entraînement que leur impose la raison de
l'homme, on peut en ce sens leur attribuer des habitus. D'où cette parole de saint
Augustin : "Nous voyons les bêtes les plus sauvages se détourner de leurs
plus grandes voluptés par la peur de souffrir ; et lorsque cela est devenu pour
elles une habitude, on les dit domptées et apprivoisées." Néanmoins, pour
que cela mérite le nom d'habitus il y manque l'usage de la volonté : les
animaux ne sont pas maîtres de l'exercer ou non, ce qui semble pourtant
essentiel à l'habitus, et c'est pourquoi à proprement parler il ne peut y avoir
en eux d'habitus.
3. L'appétit sensible est fait pour être mû par l'appétit
rationnel, d'après Aristote, mais les facultés raisonnables de connaissance
sont alimentées par les facultés sensibles. C'est pourquoi les habitus sont
plus à leur place dans les facultés sensibles d'appétit que dans les facultés
sensibles de connaissance, puisqu'il n'y a d'habitus dans les facultés
appétitives sensibles que si elles agissent sous l'empire de la raisons. -
Pourtant, il peut aussi y avoir place pour les habitus dans les facultés
sensibles intérieures de connaissance. Ils font qu'on a bonne mémoire, bonne
cogitative ou bonne imagination ; d'où ce mot du Philosophe : "L'habitude
contribue beaucoup à la bonne mémoire." Car même ces facultés-là sont
poussées à agir sous l'empire de la raison. Quant aux facultés sensibles
extérieures, comme la vue, l'ouïe, etc., elles ne sont pas susceptibles
d'habitus mais, suivant la disposition de leur nature, elles sont ordonnées à
des actes déterminés, chacune au sien. Les membres du corps sont dans le même cas
; les habitus ne sont pas en eux, mais plutôt dans les puissances qui leur
impriment le mouvement.
Objections :
1. Il semble bien que non. Car les habitus, a-t-on dit, sont
conformes aux opérations. Mais les opérations de l'homme sont communes à l'âme
et au corps, comme il est dit au traité De l'Ame. Donc aussi les habitus. Or,
comme il est dit dans ce même traité que l'intelligence n'est pas l'acte du
corps, elle n'est donc pas le siège d'un habitus.
2. Tout ce qui est dans un être s'y trouve selon le mode de
cet être. Mais l'être qui est forme sans matière est seulement acte ; celui qui
est composé de matière et de forme possède à la fois puissance et acte. Donc
quelque chose qui soit à la fois en puissance et en acte ne peut exister dans
l'être qui est pure forme, mais uniquement dans celui qui est composé de
matière et de forme. Or l'intelligence est forme sans matière. Donc l'habitus
qui possède puissance et acte tout ensemble, puisqu'il se tient pour ainsi dire
entre les deux, ne peut exister dans l'intelligence, mais seulement dans l'être
conjoint, composé d'âme et de corps.
3. L'habitus est "la disposition d'après laquelle on est
bien ou mal disposé à quelque chose", dit le Philosophe. Mais que l'on
soit bien ou mal disposé à l'acte de l'intelligence, cela provient d'un état du
corps ; de là encore ce mot du Philosophe : "Ceux qui ont une chair
délicate, nous leur voyons un esprit très doué." Les habitus de
connaissance ne sont donc pas dans l'intelligence qui est d'un ordre à part,
mais elles sont dans une puissance qui est l'acte d'une partie de l'organisme.
Cependant :
Le Philosophe
place la science, la sagesse et cette intelligence qui est l'habitus des
principes, dans la partie intellectuelle de l'âme.
Conclusion :
Sur cette question
des habitus de connaissance il y a eu diversité d'opinion. Ceux qui prétendent
qu'il n'y a qu'un seul intellect passif chez tous les hommes ont été forcés de
soutenir que les habitus de connaissance ne sont pas dans l'intelligence
elle-même, mais dans les facultés sensibles internes. De toute évidence en
effet, les hommes sont divers dans leurs habitus ; on ne peut donc supposer que
les habitus de connaissance soient directement dans ce qui, étant numériquement
un, leur est commun à tous. Donc si l'intellect passif est numériquement un
pour tous les hommes, les habitus de sciences qui les rendent différents ne
pourront avoir leur siège dans cet intellect ; ils seront dans les facultés
internes de sensibilité qui varient suivant les individus.
Mais, 1° cette
thèse est certainement contraire à la pensée d'Aristote. Car évidemment les
facultés sensibles ne sont pas rationnelles par essence mais seulement par participation,
comme il est dit dans l'Éthique ; or le Philosophe met les vertus
intellectuelles, de sagesse, de science et d'intelligence dans ce qui est
rationnel par essence. Elles ne sont donc pas dans la sensibilité, mais bien
dans l'intelligence elle-même. Du reste il dit expressément au livre III du
traité De l'Ame : l'intellect passif, "lorsqu'il devient toutes
choses", c'est-à-dire lorsqu'il en arrive à être mentalement chacune
d'elles au moyen des espèces intelligibles, "passe alors sur le plan de l'acte,
à la manière dont on dit que celui qui sait est réellement en acte, ce qui a
lieu chez quelqu'un lorsqu'il a la capacité d'opérer par lui-même",
entendez de pouvoir considérer l'objet de sa science. "Sans doute, même
alors, l'intellect est encore en puissance d'une certaine façon, mais non pas
comme il l'était avant d'avoir appris ou découvert ce qu'il sait." C'est
donc bien l'intellect passif lui-même qui est le siège de cet habitus de
science par lequel il a la capacité de considérer un objet, même quand il ne le
fait pas.
2° En outre, cette
thèse est contre la vérité des choses. Car il en est de l'habitus comme de la
puissance : il appartient à qui appartient l'opération. Or comprendre et penser
est l'acte propre de l'intelligence. Donc l'habitus par lequel on pense est
proprement dans l'intelligence même.
Solutions :
1. Certains ont prétendu, d'après Simplicius, que si toute
opération chez l'homme appartient en quelque sorte "au conjoint"
comme dit le Philosophe, un habitus n'est jamais un habitus de l'âme seule,
mais du conjoint. Il en découle qu'il n'y a aucun habitus dans l'intelligence
puisque l'intelligence est "séparée", ce qui fondait l'objection.
Mais cet argument ne s'impose pas. Cet habitus n'est pas une disposition de
l'objet à la puissance, mais plutôt une disposition de la puissance à l'objet ;
il faut donc que l'habitus soit dans la puissance même qui est le principe de
l'acte, mais non pas dans ce qui fait fonction d'objet à l'égard de la
puissance. Or, pour l'acte même de comprendre, si l'on dit qu'il est commun à
l'âme et au corps, c'est uniquement en raison de l'image, comme il est dit au
livre I du traité De l'Ame. Mais il est clair que l'image est à l'égard de
l'intellect passif comme un objet, selon le livre III du traité De l'Ame. Il
reste donc que l'habitus intellectuel réside principalement du côté de
l'intelligence elle-même, et non pas du côté de l'image, qui est commune à
l'âme et au corps. Voilà pourquoi il faut dire que l'intellect passif est le
siège de l'habitus : être sujet de l'habitus appartient en effet à ce qui est
en puissance à beaucoup de choses, et cela convient particulièrement à
l'intellect passif. C'est donc bien lui qui est le siège des habitus
intellectuels.
2. Il appartient à l'intellect passif d'être en puissance à
l'être intelligible, comme il appartient à la matière corporelle d'être en
puissance à l'être sensible. Aussi, rien n'empêche qu'il y ait des habitus dans
l'intellect passif, l'habitus étant le milieu entre la pure puissance et l'acte
parfait.
3. Les facultés internes de connaissance préparent pour
l'intellect passif son objet propre. C'est pourquoi le bon état de ces
facultés, auquel contribue le bon état du corps, facilite l'exercice de
l'intelligence. C'est ainsi que l'habitus intellectuel peut résider dans ces
facultés à titre secondaire. Mais à titre principal il se trouve dans
l'intellect passif.
Objections :
1. Cela ne semble pas possible. Car les espèces intelligibles,
au moyen desquelles l'intelligence accomplit son acte, appartiennent à
l'habitus qui se trouve dans l'intelligence. Or la volonté n'agit pas au moyen
d'espèces. Elle n'est donc pas le siège d'un habitus.
2. Il n'y a pas de place pour un habitus dans l'intellect
agent comme dans l'intellect passif, parce que l'intellect agent est une
puissance active. Mais la volonté l'est au plus haut degré, puisque c'est elle
qui meut toutes les puissances vers leurs actes, nous l'avons vu antérieurement.
Il n'y a donc pas de place en elle pour un habitus.
3. Dans les puissances naturelles il n'y a pas d'habitus,
parce que ces puissances sont déterminées par nature à quelque chose. Mais la
volonté est ordonnée elle aussi par sa nature à tendre vers le bien qu'ordonne
la raison. Il n'y a donc pas d'habitus chez elle.
Cependant :
La justice est un
habitus. Or elle est dans la volonté, car elle est l'habitus de vouloir et de
faire des choses justes. Donc la volonté est le siège d'un habitus.
Conclusion :
Toute puissance
qui peut être ordonnée diversement à l'action a besoin d'un habitus qui la
dispose bien à son acte. Or la volonté, parce qu'elle est puissance
rationnelle, peut être ordonnée à l'action de la façon la plus diverse. Il faut
donc supposer chez elle un habitus qui la prépare bien à son acte. - Du reste,
la notion même de l'habitus fait voir qu'il est principalement ordonné à la
volonté ; l'habitus, avons-nous dit, est "ce dont on peut se servir quand
on veut".
Solutions :
1. De même qu'il y a dans l'intelligence des espèces qui sont
la similitude de l'objet, de même faut-il qu'il y ait dans la volonté, comme
dans toute faculté appétitive, quelque chose qui l'incline vers son objet,
puisque l'acte d'une puissance de cette sorte n'est autre chose qu'une
inclination, nous l'avons dit. Donc, à l'égard des objets vers lesquels
l'appétit est suffisamment incliné par la nature de la puissance elle-même, il
n'a pas besoin qu'une qualité se surajoute pour l'y incliner. Mais la fin de la
vie humaine exige que notre appétit ait une inclination à quelque chose de bien
déterminé ; or une pareille inclination n'est pas dans la nature d'une
puissance qui d'elle-même se porte à beaucoup de choses diverses. Il est donc
nécessaire qu'il y ait dans la volonté, comme dans les autres facultés
d'appétit, des qualités qui donnent cette inclination. Ces qualités s'appellent
des habitus.
2. L'intellect agent est uniquement actif et nullement passif.
Mais la volonté, comme toute autre puissance appétitive, est "un moteur
qui est mû" selon Aristote. Aussi ne peut-on raisonner pareillement dans
les deux cas, car ce qui est de quelque façon en puissance est normalement
susceptible d'habitus.
3. Par la nature même de la puissance, la volonté incline au
bien de la raison. Mais parce que ce bien se diversifie de beaucoup de façons,
il est nécessaire, pour que la volonté soit inclinée vers un bien déterminé de
la raison, qu'elle le soit au moyen d'un habitus afin d'avoir ensuite une plus
prompte opération.
Objections :
1. "Il n'y a pas moyen de penser, dit Maxime, un
commentateur de Denys, qu'il y ait dans ces divines intelligences (les anges)
des vertus intellectuelles (entendez : spirituelles) sous forme d'accidents
comme elles sont chez nous, c'est-à-dire à la manière dont une chose est dans
une autre comme dans son sujet ; car tout accident est banni de ce
monde-là." Or l'habitus est toujours un accident. Donc chez les anges il
n'y a pas d'habitus.
2. "Les dispositions saintes des essences célestes, dit
Denys, participent plus que tout à la bonté de Dieu." Mais ce qui est par
soi est antérieur et supérieur à ce qui est par un autre. Donc les essences
angéliques tiennent d'elles-mêmes ce qui les rend parfaitement conformes à
Dieu. Par conséquent elles ne l'ont pas au moyen d'habitus, et cela semble être
la pensée de Maxime lorsqu'il ajoute au même endroit : "Si les anges
avaient leur perfection par des habitus, il est certain que leur essence ne
demeurerait pas en possession d'elle-même et n'aurait pas pu être déifiée par
soi, autant du moins que cela se pouvait."
3. L'habitus est une disposition, dit le Philosophe. La
disposition est l'ordre d'un être composé de parties. Puisque les anges sont
des substances simples, il apparaît qu'il n'y a chez eux ni disposition ni
habitus.
Cependant :
Denys déclare que
les anges de la première hiérarchie "se nomment Foyers brûlants, Trônes,
Effusion de sagesse, parce que telle est la manifestation déiforme de leurs
habitus".
Conclusion :
Certains ont
soutenu que chez les anges il n'y a pas d'habitus, mais que tout ce que l'on
dit d'eux est dit d'une manière essentielle. De là cette parole de Maxime après
celle que nous avons déjà citée : "Leurs manières d'être et les vertus qui
sont en eux sont essentielles, à cause de l'immatérialité." Simplicius dit
: "La sagesse, dans une âme, est un habitus ; dans un esprit, une
substance. Car tout ce qui est divin se suffit par soi-même, et existe en
soi-même."
C'est une thèse
qui a une part de vrai et une part de faux. Il est évident en effet, d'après ce
que nous avons dit que le sujet d'un habitus n'est jamais que de l'être en
puissance. C'est pourquoi les commentateurs qu'on vient de nommer, considérant
que les anges sont des substances immatérielles et que la puissance de la
matière n'existe pas en eux, en ont, par là même, exclu l'habitus et tout
accident. Mais, bien que la puissance matérielle n'existe pas chez les anges,
il y a cependant chez eux de la puissance, car il n'appartient qu'à Dieu d'être
acte pur. C'est pourquoi il peut se rencontrer en eux des habitus dans la
mesure même où il s'y trouve de la puissance. Toutefois, comme la puissance de
la matière et celle de la substance spirituelle ne sont pas la même chose, il
faut en tirer cette conséquence que l'habitus n'est pas non plus de même sorte
de part et d'autre. De là cette parole de Simplicius : "Les habitus de la
substance intellectuelle ne sont pas pareils à ceux que nous avons ici-bas,
mais ressemblent plutôt aux espèces simples et immatérielles que cette
substance contient en elle-même."
En ce qui concerne
cependant cette sorte d'habitus, l'intelligence angélique se comporte tout
autrement que l'intelligence humaine. Celle-ci en effet, puisqu'elle est au
degré le plus bas dans l'ordre des intelligences, est en puissance à tout
l'intelligible, comme la matière première à toutes les formes sensibles, et
c'est pourquoi, afin de tout comprendre, notre esprit a besoin d'un habitus. Au
contraire, l'intelligence angélique ne se présente pas comme une pure puissance
dans le domaine de l'intelligible, mais comme un certain acte ; non certes
comme un acte pur, car cela est réservé à Dieu, mais avec un mélange de
puissance. Et moins cette intelligence a de potentialité, plus elle est
supérieure. C'est pourquoi, comme nous l'avons dit dans la première Partie,
l'ange a besoin, dans la mesure où il est en puissance, d'être perfectionné
d'une manière habituelle au moyen d'espèces intelligibles en vue de son
opération propre ; mais, dans la mesure où il est en acte, il peut par son
essence même saisir quelques objets, au moins lui-même, et d'autres encore,
selon le mode de sa propre substance, ainsi qu'il est dit au livre Des Causes,
et d'autant plus parfaitement qu'il est plus parfait.
Toutefois, parce
qu'aucun ange n'atteint à la perfection de Dieu, mais qu'ils en sont infiniment
éloignés, pour atteindre Dieu lui-même par l'intelligence et la volonté, ils
ont besoin d'habitus. Ils sont comme des êtres en puissance en face de cet acte
pur. Aussi Denys dit-il que "leurs habitus sont déiformes", en ce
sens qu'ils les rendent conformes à Dieu.
Quant aux habitus
qui sont des dispositions à l'existence naturelle, il n'y en a pas chez les
anges, puisqu'ils sont immatériels.
Solutions :
1. La parole de Maxime doit s'entendre des habitus et
accidents matériels.
2. Les anges n'ont pas besoin d'habitus pour ce qui leur
convient en vertu de leur essence. Mais, parce qu'ils ne sont pas existants par
soi au point de n'avoir pas à participer de la sagesse et de la bonté de Dieu,
dans la mesure même où ils ont besoin de participer d'une réalité extérieure,
il est nécessaire de supposer en eux des habitus.
3. Chez les anges, l'essence ne se divise pas ; mais il y a
des parties au point de vue de la puissance, en tant que leur intelligence
s'accomplit par plusieurs espèces, et que leur volonté peut se porter vers
plusieurs fins.
LA CAUSE DES HABITUS
Étudions maintenant la cause des habitus, l° quant à leur génération
(Question 51), 2° quant à leur croissance (Question 52), 3° quant à leur
diminution et disparition (Question 53).
1. Y a-t-il
des habitus engendrés par la nature ? - 2. Y en a-t-il qui soient causés par
des actes ? - 3. Un habitus peut-il être engendré par un seul acte ? - 4. Y
a-t-il des habitus infusés dans l'homme par Dieu ?
Objections :
1. Aucun, semble-t-il, car l'usage de ce qui vient de la
nature n'est pas soumis à la volonté, tandis que "l'habitus est ce dont on
use quand on veut", dit le Commentateur d'Aristote.
2. La nature ne réalise pas par deux moyens ce qu'elle peut
réaliser par un seul. Or les puissances de l'âme viennent de la nature. Donc,
si les habitus des puissances en venaient aussi, l'habitus et la puissance
seraient une seule et même chose.
3. Dans ce qui est nécessaire la nature n'est jamais en
défaut. Or les habitus sont nécessaires pour bien agir, on l'a vu. Par
conséquent, si la nature en produisait quelques-uns, il semble qu'elle ne
manquerait pas de produire tous ceux qui sont nécessaires. Or cela est
évidemment faux. Donc les habitus ne viennent pas de la nature.
Cependant :
Selon Aristote, on
compte parmi les habitus l'intelligence des principes ; or elle nous vient de
la nature, et c'est pourquoi l'on dit que les premiers principes sont connus
naturellement.
Conclusion :
Quelque chose peut
être naturel à un être à un double titre. Ce peut être dans la nature de
l'espèce, comme il est naturel à l'homme de pouvoir rire et à la flamme de
s'élever. Ou bien cela peut être dans la nature de l'individu, comme il est
naturel à Socrate ou à Platon d'être, par complexion personnelle, en bonne ou
en mauvaise santé. - De plus, dans chacun de ces deux cas, quelque chose peut
être dit naturel de deux manières, soit parce que cela vient entièrement de la
nature, soit parce que cela vient en partie de la nature et en partie d'un principe
extérieur. Ainsi, lorsque quelqu'un guérit par lui-même, toute sa santé lui
vient de la nature ; mais lorsque quelqu'un guérit à l'aide de la médecine, sa
santé provient partiellement de la nature et partiellement d'un principe
extérieur.
Ainsi donc, si
nous parlons de l'habitus en tant qu'il est une disposition du sujet envers une
forme ou nature, il lui arrive d'être naturel de toutes les façons que nous
venons de dire. Il y a en effet des dispositions naturelles qui sont dues à
l'espèce humaine et en dehors desquelles il ne se rencontrerait aucun être
humain : ce sont là des dispositions qui sont dans la nature même de l'espèce.
- Mais, comme de telles dispositions comportent une certaine latitude, il
arrive qu'elles se réalisent à divers degrés chez les divers individus suivant
la nature particulière de chacun. - Enfin ces sortes de dispositions peuvent
provenir, soit totalement de la nature, soit en partie de la nature et en
partie d'un principe extérieur, comme on l'a dit de ceux qui sont guéris par
l'art médical.
Mais l'habitus est
une aptitude à l'action et a pour siège, ainsi que nous l'avons dit, une
puissance de l'âme ; il peut encore être et dans la nature de l'espèce, et dans
celle de l'individu. Dans la nature de l'espèce en tant que cet habitus se
rattache à l'âme qui, puisqu'elle est la forme du corps, constitue le principe
spécifique ; dans la nature de l'individu, en tant qu'elle dépend du corps qui
est principe matériel. - Cependant, ni d'une manière ni de l'autre, ces habitus
ne peuvent être naturels en nous au point de nous venir entièrement de la
nature. Chez les anges la chose arrive, parce qu'il y a en eux des idées qui
leur sont innées, ce qui n'a pas lieu pour l'âme humaine, ainsi que nous
l'avons dit dans la première Partie.
Donc il existe en
nous quelques habitus naturels. Ils proviennent partiellement de la nature, et
partiellement d'un principe extérieur. Différemment, il est vrai, suivant
qu'ils sont dans les facultés de connaissance ou dans celles d'appétit. Dans
les facultés de connaissance en effet il peut y avoir à l'état d'ébauche un
habitus qui soit naturel et selon l'individu et selon l'espèce. - Selon la
nature de l'espèce, c'est ce qui tient à l'âme même ; ainsi dit-on que
l'intelligence des principes est un habitus naturel. Effectivement il convient
à la nature même de l'âme intelligente que, dès que l'on connaît ce qu'est un
tout et ce qu'est une partie, on sache aussitôt que le tout est plus grand que
la partie ; et ainsi pour le reste. Mais savoir ce que c'est que le tout et ce
que c'est que la partie, on ne peut le faire qu'au moyen des espèces
intelligibles puisées dans les images. C'est pourquoi le Philosophe montre que
la connaissance des principes nous vient des sens. - D'autre part, un habitus
de connaissance est dans la nature de l'individu en ce sens qu'un tel, vu ses
dispositions organiques, est plus apte qu'un autre à faire oeuvre
d'intelligence, dans la mesure où nous avons besoin pour cela de facultés
sensibles.
Dans les
puissances appétitives il n'y a pas d'habitus naturel à l'état d'ébauche, du
côté de l'âme et quant à la substance même de l'habitus ; il n'y a que les
principes de l'habitus, comme on dit que les grands axiomes du droit sont les
germes des vertus. Et la raison de ce fait, c'est que l'inclination à des
objets propres, qui semble être l'ébauche d'un habitus, n'est pas ici affaire
d'habitus mais se rattache plutôt à l'essence même des puissances. - En
revanche, à prendre la chose du côté du corps et selon la nature de l'individu,
il y a des habitus appétitifs à l'état d'ébauche, qui sont naturels. Il y a en
effet des gens qui, par leur complexion corporelle, sont prédisposés à la
chasteté, à la douceur, etc.
Solutions :
1. Cette objection se fonde sur la nature en tant qu'elle
s'oppose à la raison et à la volonté, alors que ces puissances font elles-mêmes
partie de la nature de l'homme.
2. Quelque chose, même naturellement, peut être surajouté à
une puissance, sans cependant faire partie de la puissance même. Ainsi, chez
les anges, il ne peut pas appartenir à la puissance même de leur esprit d'être
par soi capable de tout connaître, parce qu'il faudrait pour cela qu'elle fût
en acte toutes choses, ce qui est le fait de Dieu seul. En effet, ce qui fait
connaître quelque chose doit être en acte la similitude de l'objet connu ; il
suit de là que si la puissance de l'ange connaissait tout par elle-même, elle
serait la similitude et l'acte de toutes choses. Il faut donc qu'à la puissance
intellectuelle de l'ange soient surajoutées des espèces intelligibles qui sont
la similitude des réalités pensées ; car la pensée de l'ange peut alors, par
participation de la sagesse divine et non par son essence propre, être en acte
ce à quoi elle pense. Il est évident par cet exemple que ce qui fait partie
d'un habitus de nature peut ne pas appartenir entièrement à la puissance.
3. La nature n'a pas une force égale dans la production de
toutes les variétés d'habitus. Le fait est que certains peuvent être causés par
la nature, et d'autres non, comme nous venons de le dire. Voilà pourquoi, si
quelques habitus sont naturels, il ne s'ensuit pas que tous le soient.
Objections :
1. Aucun, semble-t-il. L'habitus est une qualité. Or une
qualité est produite chez un sujet dans la mesure où il est récepteur. Donc,
puisqu'un agent, du fait même qu'il agit, n'est pas récepteur mais plutôt
émetteur, il ne paraît pas possible que ses propres actes engendrent chez lui un
habitus.
2. Le sujet dans lequel est produite une qualité est mû vers
cette qualité, comme on le voit dans les choses qu'on fait chauffer ou
refroidir ; tandis que l'agent dont l'acte produit la qualité donne le
mouvement, comme on le voit dans ce qui est calorifique ou frigorifique. Donc,
si quelqu'un pouvait causer en soi-même, par sa propre activité, un habitus, il
faudrait qu'il fût tout ensemble celui qui donne et celui qui reçoit le
mouvement, l'agent et le patient. Ce qui est impossible, d'après Aristote.
3. L'effet ne peut pas être plus noble que sa cause. Mais
l'habitus est évidemment plus noble que l'acte qui le précède, puisqu'il rend
les actes plus nobles. Donc il ne peut pas avoir pour cause l'acte qui le
précède.
Cependant :
Le Philosophe enseigne
que les habitus des vertus et des vices sont causés par des actes.
Conclusion :
Parfois l'agent
contient en lui uniquement le principe actif de ses actes ; ainsi le feu est
source purement active de chaleur. Chez un tel agent, sa propre activité ne
peut causer en lui aucun habitus ; de là vient que les choses de la nature,
selon Aristote, ne peuvent ni s'accoutumer à quelque chose ni s'en
désaccoutumer. - Mais on trouve des agents qui ont en eux à la fois le principe
actif et le principe passif de leurs actes. C'est ce qui se voit dans les actes
humains.
En effet, les
actes de la faculté appétitive procèdent de celle-ci dans la mesure où elle est
mue par la faculté de connaissance qui rend l'objet présent ; et celle-ci à son
tour, dans la mesure où elle raisonne sur les conclusions, a pour principe
actif les propositions évidentes par elles-mêmes. Aussi des actes de telle
sorte peuvent-ils engendrer chez celui qui les émet des habitus, non quant au
tout premier principe actif, mais quant au principe d'activité qui meut tout en
étant mû. Car tout ce qui est passif et mû par un autre reçoit une disposition
par l'activité de l'agent. Aussi les actes, en se multipliant, engendrent-ils
dans la puissance qui est passive et mue, une certaine qualité qu'on nomme
habitus. C'est ainsi que les habitus des vertus morales sont causés dans les
puissances appétitives selon qu'elles sont mues par la raison, et les habitus
des sciences dans l'intellect selon qu'il est mû par les principes premiers.
Solutions :
1. L'agent en tant que tel n'est pas récepteur. Mais en tant
qu'il agit sous la motion d'un autre, il est récepteur, et c'est ainsi que
l'habitus est causé.
2. Un même être ne peut pas être, sous le même rapport, ce qui
donne et ce qui reçoit le mouvement. Mais rien n'empêche qu'un même être puisse
se donner à soi-même le mouvement lorsque c'est à des titres divers, comme
Aristote le prouve dans la Physique.
3. L'acte précédant l'habitus, en tant qu'il dérive du
principe actif, procède de quelque chose qui est plus noble que ne sera
l'habitus engendré ; ainsi la raison elle-même est-elle un principe plus noble
que ne peut l'être l'habitus de la vertu morale qu'aura engendré dans la
faculté appétitive l'habitude des actes ; et l'intelligence des principes est
plus noble que la science des conclusions.
Objections :
1. Il semble bien. Une démonstration, en effet, est un acte de
la raison. Or une seule démonstration suffit à produire la science, qui est
l'habitus d'une conclusion. Donc l'habitus peut être produit par un seul acte.
2. De même qu'une activité peut croître en se multipliant,
elle peut croître aussi en s'intensifiant. Mais en se multipliant les actes
engendrent l'habitus. Donc, même un seul acte, s'il s'intensifie beaucoup,
pourra être une cause génératrice d'habitus.
3. La santé et la maladie sont des habitus. Or on peut par un
seul acte tomber malade ou guérir. Un seul acte peut donc causer un habitus.
Cependant :
"Une seule
hirondelle, dit le Philosophe, ne fait pas le printemps, un seul jour non plus
; ainsi, à coup sûr, ce n'est pas assez d'un jour ni d'un peu de temps pour
faire la béatitude ni le bonheur". Mais "la béatitude, dit-il encore,
est l'activité commandée par l'habitus de la parfaite vertu". C'est avouer
qu'un seul acte ne fait pas l'habitus de la vertu ni, pour la même raison,
aucun autre habitus.
Conclusion :
Comme nous l'avons dit à l’article précédent, l'habitus est
engendré par l'acte en tant que la puissance passive est mue par un principe
actif. Mais pour qu'une qualité soit produite dans un sujet passif, il faut que
l'élément actif domine complètement l'élément passif. Ainsi voyons-nous que le
feu, parce qu'il ne peut vaincre totalement la matière combustible, ne parvient
pas à l'enflammer tout de suite, mais peu à peu en rejette les dispositions
contraires afin de vaincre complètement cette matière pour y imprimer sa forme.
Or il est évident
que ce principe actif qu'est la raison ne peut dans un seul acte vaincre
complètement la puissance appétitive, parce que celle-ci se prête de bien des
manières à beaucoup de choses ; mais en un seul acte la raison juge qu'une
chose est à rechercher pour des raisons et dans des circonstances déterminées.
Par conséquent ce seul acte n'est pas suffisant pour que la puissance
appétitive soit complètement dominée au point de se porter vers un même objet,
au moins le plus souvent, comme par nature, ce qui appartient à l'habitus
vertueux. Et voilà pourquoi celui-ci ne peut être causé par un seul acte, mais
par beaucoup.
Dans les facultés
de connaissance il faut considérer qu'il y a une double passivité, celle de
l'intellect passif lui-même, et une autre dans cette puissance qu'Aristote
nomme encore intellect passif et qui est la raison particulière, c'est-à-dire
la faculté cogitative avec mémoire et imagination. - A l'égard de la première
passivité, il peut y avoir un élément actif qui par un seul acte soit
complètement maître de tout ce qu'il y a de puissance dans son élément passif ;
ainsi une seule proposition évidente par soi arrive à convaincre l'intelligence
de donner avec fermeté son assentiment à la conclusion ; ce que ne fait
assurément pas une proposition probable. Par conséquent, même du point de vue
de l'intellect passif, il faut beaucoup d'actes de la raison pour engendrer un
habitus en matière d'opinion ; mais il est possible qu'un habitus de science se
produise, pour ce qui regarde au moins l'intellect, à la suite d'un seul acte
de la raison. - Mais, pour ce qui est des facultés inférieures de connaissance,
il est nécessaire de répéter plusieurs fois les mêmes actes, si l'on veut
imprimer fermement une chose dans la mémoire. De là ce mot du Philosophe
"La méditation affermit la mémoire."
Quant aux habitus
corporels, il est possible qu'ils soient causés par un seul acte, lorsque
l'élément actif aura été d'une grande énergie. Ainsi une forte médecine ramène
parfois instantanément la santé.
Solutions :
Tout cela donne la
réponse aux objections.
Objections :
1. Aucun, à ce qu'il semble. Car Dieu se conduit envers nous
tous d'une manière égale. Donc, s'il versait, dans l'âme de certains, quelques
habitus, il le ferait pour tous. Ce qui évidemment est faux.
2. Dieu agit dans tous les êtres de la manière convenable à
leur nature. Car Denys affirme : "Il appartient à la Providence divine de
maintenir la nature." Or, chez l'homme, il est conforme à la nature que
les habitus soient causés par les actes, nous l'avons dit. Dieu ne produit donc
pas d'habitus en nous sans nos actes.
3. Si Dieu infuse un habitus, l'homme peut produire beaucoup
d'actes grâce à lui. Mais "ces actes font naître un habitus qui leur
ressemble", dit Aristote. Il suit de là qu'il y a dans le même sujet deux
habitus de même espèce, l'un acquis, et l'autre infus. Ce qui semble
impossible, car deux formes d'une même espèce ne peuvent pas exister dans le
même sujet. Donc aucun habitus n'est infusé en l'homme par Dieu.
Cependant :
Il est écrit dans
l'Ecclésiastique (15, 5 Vg) : "Le Seigneur l'a rempli de l'esprit de
sagesse et d'intelligence." Mais la sagesse et l'intelligence sont des
habitus. Il y a donc des habitus infusés à l'homme par Dieu.
Conclusion :
C'est pour deux
raisons que des habitus sont infusés à l'homme par Dieu. La première, c'est
qu'il y a des habitus par lesquels nous sommes adaptés à une fin qui dépasse la
capacité de la nature humaine et qui est cependant l'ultime et parfaite
béatitude de l'homme, comme nous l'avons dit précédemment. Et, parce qu'il faut
que les habitus soient proportionnés à l'objet même auquel ils nous adaptent,
il est nécessaire que les habitus qui nous préparent à cette fin dépassent, eux
aussi, la capacité de la nature humaine. Voilà pourquoi de tels habitus ne
peuvent jamais être dans l'homme que par infusion divine. C'est le cas de
toutes les vertus données par grâce.
L'autre raison,
c'est que Dieu peut produire les effets des causes secondes en se passant
d'elles, nous l'avons vu dans la première Partie. Donc, de même que parfois,
pour montrer sa force, il donne la santé en dehors des causes naturelles, alors
que la nature eût pu y suffire, de même aussi parfois, pour montrer sa force,
il infuse dans l'âme même des habitus qui peuvent être causés par la nature.
Ainsi a-t-il donné aux Apôtres la science des Écritures et celle de toutes les
langues, connaissance que les hommes peuvent acquérir par l'étude ou par
l'usage, mais sans parvenir à la même perfection.
Solutions :
1. Dieu se comporte d'une manière égale envers tous pour ce
qui est de leur nature. Mais, suivant en cela l'ordre de sa sagesse, selon un
plan déterminé, il donne à quelques-uns des choses qu'il n'accorde pas à
d'autres.
2. Le fait que Dieu agit dans tous les êtres selon leurs
modalités n'empêche pas qu'il fasse certaines choses impossibles à la nature.
Cela prouve seulement qu'il ne fait rien contre ce qui convient à la nature.
3. Les actes produits par habitus infus ne causent pas un
habitus mais confirment un habitus préexistant. C'est ainsi que des remèdes
appliqués à celui qui a déjà la santé par nature ne produisent pas de la santé,
mais renforcent celle qu'il possédait auparavant.
1. Les habitus
s'accroissent-ils ? - 2. S'accroissent-ils par addition ? - 3. Est-ce que
n'importe quel acte accroît l'habitus ?
Objections :
1. Cela ne paraît pas possible, car l'accroissement est une
affaire de quantité. Or les habitus ne sont pas dans la catégorie de la
quantité mais dans celle de la qualité.
2. "L'habitus est une certaine perfection", dit
Aristote. Mais la perfection implique un achèvement et un terme, et ne semble
donc pas susceptible de plus et de moins. Donc l'habitus ne peut pas augmenter.
3. Dans ce qui est susceptible de plus et de moins, se produit
l'altération : subir une altération c'est passer du moins chaud au plus chaud
par exemple. Or Aristote prouve qu'il n'y a pas d'altération dans le domaine
des habitus ; c'est donc qu'ils ne peuvent s'accroître.
Cependant :
La foi est un
habitus, et pourtant elle s'accroît ; d'où la demande des disciples du Seigneur
(Lc 17, 5) : "Seigneur, augmente en nous la foi." Donc les habitus
s'accroissent.
Conclusion :
L'accroissement,
ainsi que les autres choses se rapportant à la quantité, est une notion que
nous transférons de l'ordre quantitatif des corps à l'ordre intelligible des réalités
spirituelles, à cause de la connaturalité qu'il y a entre notre esprit et les
réalités corporelles qui, elles, tombent sous l'imagination. Or, dans l'ordre
quantitatif des corps, on dit qu'une chose est grande lorsqu'elle est amenée à
la parfaite quantité qu'elle doit avoir ; ainsi y a-t-il des dimensions qu'on
estime grandes pour l'homme et qui ne le sont pas pour l'éléphant. De là, dans
l'ordre des formes, on dit que quelque chose est grand dès lors que c'est
parfait. Et, comme la perfection c'est le bien, ainsi s'explique la parole de saint
Augustin : "Dans ce qui n'est pas grand par la masse, être plus grand
c'est être meilleur."
Mais la perfection
d'une forme peut être considérée de deux manières, selon la forme elle-même, et
selon la façon dont le sujet participe de cette forme. Si l'on a en vue l'état
parfait de la forme en elle-même, alors on dit qu'elle est petite ou grande, on
parlera d'une grande ou petite santé, d'une grande ou petite science. Mais si
l'on considère la perfection de la forme dans le sujet, on parle alors de plus
et de moins ; on dit par exemple que c'est plus ou moins blanc, plus ou moins
sain. D'ailleurs une pareille distinction ne signifie pas que la forme ait une
existence en dehors de la matière ni du sujet, mais elle signifie que c'est
différent de considérer une forme sous son aspect spécifique, et de la
considérer dans la façon dont elle est participée par le sujet.
A cet égard, en ce
qui concerne l'intensité et le relâchement des habitus et des formes, quatre
opinions ont divisé les philosophes. Simplicius en fait l'exposé. Plotin et les
autres platoniciens prétendaient que même les qualités et les habitus se
trouvaient susceptibles de plus et de moins, pour cette raison qu'ils étaient
matériels et qu'ils gardaient de ce fait une certaine indétermination à cause
du caractère indéfini de la matière. - D'autres prétendaient au contraire que
les qualités et les habitus n'étaient pas par eux-mêmes susceptibles de plus et
de moins : ce sont les choses qualifiées dont on parle ainsi suivant les divers
degrés de participation. Ainsi on ne dit pas que la justice est plus ou moins,
mais qu'une chose est plus ou moins juste. Aristote touche un mot de cette
opinion dans ses Prédicaments. - La troisième fut celle des stoïciens. Elle
tient le milieu entre les deux premières. Ils ont soutenu en effet qu'il y a
des habitus, comme les arts, qui sont susceptibles de plus et de moins ; mais
d'autres non, comme les vertus. - La quatrième opinion consistait à dire que
les qualités et formes immatérielles ne sont pas susceptibles de plus et de
moins, mais que les matérielles le sont.
Pour manifester ce
qu'il y a de vrai dans tout cela, il faut donc considérer que ce qui sert à
délimiter une espèce doit être quelque chose de fixe et de stable, et comme un
point indivisible ; tout ce qui arrive à ce point est contenu dans l'espèce,
mais tout ce qui s'en éloigne, soit en plus soit en moins, appartient à une
autre espèce ou plus parfaite ou moins parfaite. De là le mot du Philosophe :
"Les espèces sont comme les nombres" ; si l'on augmente un nombre ou
qu'on le diminue, on en change l'espèce. Donc, si une forme ou une réalité
quelconque obtient par elle-même ou par quelque chose d'elle-même, la raison
d'espèce, il est nécessaire que, prise en soi, elle ait une essence très
déterminée dont elle ne puisse s'éloigner ni en plus par excès ni en moins par
défaut. De cette sorte sont la chaleur, la blancheur et les autres qualités du
même genre, qui ne se définissent pas par rapport à autre chose ; telle est,
beaucoup plus encore, la substance qui est de l'être par soi. - En revanche,
les choses qui reçoivent leur espèce du terme auquel elles sont ordonnées
peuvent varier en elles-mêmes soit en plus soit en moins, et rester malgré cela
dans la même espèce à cause de l'unité du terme auquel elles tendent et duquel
elles reçoivent leur spécification. Ainsi, un mouvement est en soi plus intense
ou plus relâché, tout en demeurant néanmoins de même espèce à cause de l'unité
du but. Et l'on peut remarquer la même chose dans la santé, car le corps arrive
à avoir véritablement la santé lorsqu'il est dans les dispositions convenables
à la nature de l'animal ; mais comme cette nature peut s'accommoder de
dispositions diverses, celles-ci peuvent varier en plus ou en moins, et
cependant c'est toujours la santé. De là cette parole du Philosophe :
"L'état de santé est susceptible de plus et de moins, car l'équilibre des
humeurs n'est pas le même chez tous ni toujours pareil chez un seul et même
individu ; mais une santé diminuée est encore jusqu'à un certain point la
santé." Or ces divers états de santé se tiennent par degrés, les uns
dépassant, les autres dépassés, de sorte que si l'on ne donnait le nom de santé
qu'à l'équilibre le plus parfait, alors on ne pourrait jamais dire que la santé
fût plus grande ou qu'elle fût moindre. - Ainsi l'on voit bien de quelle
manière une qualité ou forme peut en soi augmenter ou diminuer, et de quelle
manière elle ne le peut pas.
Si maintenant nous
considérons la qualité ou forme d'après la participation du sujet, en ce cas il
se trouve aussi que certaines qualités et formes connaissent le plus et le
moins, et certaines non. Et Simplicius attribue cette différence à la raison
suivante. La substance en elle-même ne peut connaître le plus et le moins,
puisqu'elle est de l'être par soi. C'est pourquoi toute forme dont un sujet
participe substantiellement ne peut avoir ni tension ni relâchement ; aussi,
dans le genre substance ne parle-t-on pas de plus et de moins. Et puisque la
quantité est toute proche de la substance, et que la figure à son tour est
consécutive à la quantité, il s'ensuit que dans ces catégories-là il n'est pas
question non plus de degrés. D'où cette pensée du Philosophe : lorsqu'une chose
prend forme et figure, on ne dit pas qu'elle est en voie de s'altérer mais
plutôt de devenir et de se former. Quant aux autres qualités qui sont plus
éloignées de la substance et conjointes aux actions et passions, elles ont du
plus et du moins selon la participation du sujet.
Mais on peut
encore donner de cette différence une meilleure explication. Ainsi qu'on vient
de le dire, ce qui donne son espèce à une chose doit demeurer fixe et stable en
un point indivisible. Donc il peut arriver de deux manières que la
participation d'une forme ne comporte pas de plus et de moins. - D'abord, parce
que le sujet participant est spécifié selon cette forme même. De là vient qu'on
ne participe jamais plus ou moins d'une forme substantielle. Et c'est pourquoi
le Philosophe dit : "De même qu'un nombre n'a pas de plus et de moins, la
substance n'en a pas non plus selon qu'elle représente l'espèce", entendez
: quant à la participation de la forme spécifique ; "mais si elle est unie
à la matière" : c'est-à-dire que c'est en raison des dispositions matérielles
qu'il se trouve du plus et du moins dans la substance. - L'autre façon dont on
peut s'expliquer l'absence de degrés dans la participation d'une forme tient à
ce que l'indivisibilité même est essentielle à cette forme ; d'où il faut que,
si un sujet participe de cette forme, il y participe en ce qu'elle a
d'essentiellement indivisible. De là vient que dans les nombres il n'est pas
question de plus et de moins ; chaque espèce y est constituée par une unité
indivisible. Et il en est de même dans la quantité continue, lorsque les
espèces y sont établies selon un système numérique, telle une grandeur de deux
coudées, de trois coudées. De même dans les relations, par exemple le double et
le triple. De même aussi pour les figures, par exemple trigone et tétragone. Et
c'est là précisément la raison que donne Aristote au livre des Prédicaments,
lorsque voulant indiquer la raison pour laquelle une figure ne connaît pas de
plus et de moins, il dit : "Les choses qui réalisent la notion de triangle
et celle de cercle sont toutes au même degré des triangles et des cercles"
; parce que l'indivisibilité est de leur essence même, si bien que tout ce qui
participe de cette essence doit en participer indivisiblement.
Il ressort donc
avec évidence de tout ceci que, comme les habitus et les dispositions se
définissent par rapport à quelque chose, il peut y avoir pour eux intensité et
relâchement de deux façons : 1° en eux-mêmes, comme quand on parle d'une plus
ou moins bonne santé, ou lorsqu'on dit qu'une science est plus ou moins grande
parce qu'elle s'étend à plus ou moins de choses ; 2° dans la participation du
sujet, et cela veut dire qu'une science égale, ou une égale santé, est reçue
plus profondément chez un individu que chez un autre, suivant une diversité
d'aptitude résultant de la nature ou de l'habitus. Car ce n'est pas l'habitus
et la disposition qui donnent au sujet son espèce, et ce ne sont pas non plus
des formes impliquant dans leur notion même l'indivisibilité.
Quant à la façon
dont la chose se passe dans les vertus, nous le dirons plus loin.
Solutions :
1. De même que la notion de grandeur passe de l'ordre corporel
de la quantité à l'ordre intelligible de la perfection des formes, de même
aussi la notion de croissance, puisque le terme de l'accroissement est la
grandeur.
2. Sans doute l'habitus est une perfection, mais non une
perfection qui soit le terme de son sujet, comme si elle lui donnait par
exemple son existence spécifique. Elle n'inclut pas non plus un terme dans sa
notion même, comme le fait chaque espèce de nombre. Par conséquent, rien
n'empêche qu'elle ait du plus et du moins.
3. L'altération est d'abord dans les qualités de la troisième
espèce, mais elle peut se trouver dans les qualités de la première espèce par
voie de conséquence ; changez l'état de la température, et l'animal en devient
malade ou bien portant ; pareillement, que changent les passions de l'appétit
sensible ou les impressions des facultés sensibles de connaissance, et l'état
des sciences et des vertus en est modifié, dit Aristote.
Objections :
1. Il semble bien. En effet, le mot même d'accroissement, nous
venons de le dire, indique un transfert des quantités corporelles au domaine
des formes. Or dans les quantités corporelles il n'y a pas d'accroissement sans
addition : "Accroître, c'est ajouter à une grandeur préexistante",
dit Aristote. Donc, dans les habitus aussi, tout accroissement se fait par
addition.
2. L'habitus ne s'accroît que par l'influence d'un agent. Mais
tout agent produit quelque effet dans le sujet patient : ce qui chauffe produit
réellement la chaleur dans ce qui est chauffé. Il ne peut donc y avoir
d'accroissement sans que se produise une addition.
3. De même que ce qui n'est pas blanc est en puissance à
devenir blanc, ainsi ce qui et moins blanc est en puissance à être plus blanc.
Mais ce qui n'est pas blanc ne le devient qu'en acquérant la blancheur. Donc ce
qui est moins blanc ne devient plus blanc que par une autre blancheur ajoutée à
la première.
Cependant :
"Un corps
chaud devient plus chaud, dit le Philosophe, sans qu'il se produise dans la
matière aucune chaleur qui n'existât déjà lorsque le corps était moins
chaud". Donc, au même titre, dans les autres formes, lorsqu'elles
augmentent, il n'y a non plus aucune addition.
Conclusion :
La solution de
cette question dépend de ce qui précède. On vient de dire en effet que, dans
des formes qui s'intensifient et se relâchent, l'accroissement et la diminution
ont une manière de se produire qui tient non pas à la forme elle-même
considérée en soi, mais à ce que le sujet en participe diversement. C'est
pourquoi cet accroissement des habitus et des autres formes n'a pas lieu par
addition de forme à forme, mais se produit par le fait que le sujet participe
plus ou moins parfaitement d'une seule et même forme. Et de même, lorsqu'un
corps devient chaud en acte sous l'influence d'un agent qui est lui-même chaud
en acte, il commence à participer nouvellement de cette forme sans pourtant que
la forme elle-même commence à exister ; ainsi lorsque, sous l'action interne de
l'agent lui-même, le corps devient plus chaud, c'est comme participant plus
parfaitement de la forme, et ce n'est pas parce que quelque chose vient
s'ajouter à cette forme.
Si en effet on
entend par addition un tel accroissement dans les formes, cela ne pourrait
avoir lieu que du côté de la forme ou du côté du sujet. Si cela avait lieu du
côté de la forme, nous l'avons déjà dit, l'addition alors, ou la soustraction,
changerait l'espèce, comme l'espèce de couleur peut varier lorsqu'une chose
passe du pâle au blanc. - Si l'addition devait s'entendre du côté du sujet, ce
pourrait être seulement parce qu'une partie de celui-ci reçoit la forme qu'il
n'avait pas encore, comme lorsque nous disons que le froid nous gagne si nous
avions déjà froid dans une partie du corps, et que maintenant nous ayons froid
en plusieurs ; ou ce serait parce qu'un autre sujet vient s'ajouter au premier
pour participer de la même forme, comme lorsqu'un corps chaud vient se joindre
à un corps chaud, ou du blanc à du blanc. Mais, dans les deux cas, on ne dit
pas que c'est plus blanc ou plus chaud, on dit que ce l'est en plus grande
quantité.
Toutefois, comme
il y a des accidents qui s'accroissent en eux-mêmes ainsi que nous l'avons dit
plus haut, dans certains d'entre eux il peut y avoir accroissement par
addition. Un mouvement s'accroît par tout ce qui s'y ajoute, quant au temps
qu'il dure, ou quant au chemin par où il passe ; et cependant, à cause de
l'unité du terme, c'est toujours la même espèce de mouvement. Néanmoins un
mouvement augmente aussi en intensité selon la participation du sujet,
c'est-à-dire en tant que le même mouvement peut se faire d'une manière plus ou
moins aisée ou prompte. - Pareillement, la science aussi peut avoir de
l'accroissement en elle-même par addition ; ainsi lorsque quelqu'un apprend un
plus grand nombre de conclusions de géométrie, l'habitus s'accroît en lui, tout
en appartenant à la même science quant à son espèce. Néanmoins, la science
augmente aussi en intensité chez quelqu'un selon la participation du sujet,
c'est-à-dire à la manière dont un individu possède plus de clarté et plus
d'aisance qu'un autre pour considérer les mêmes conclusions.
D'ailleurs, dans
les habitus corporels on ne voit pas qu'il y ait beaucoup d'accroissement par
addition. Car on ne dit pas qu'un animal soit véritablement sain ou beau s'il
ne l'est dans toutes ses parties. S'il arrive à un équilibre plus parfait,
c'est par modification des qualités élémentaires qui le composent, et ces
qualités n'augmentent qu'en intensité en raison du sujet participant.
Quant à la façon
dont cela se passe dans les vertus, il en sera question plus loin.
Solutions :
1. Même dans la grandeur corporelle il peut y avoir
accroissement de deux façons. L'une par addition de matière à matière comme il
arrive dans la croissance des êtres vivants. L'autre sans aucune addition et
uniquement par intensification comme dans les matières qui font explosion.
2. La cause qui accroît l'habitus produit bien toujours
quelque chose dans le sujet, mais non une forme nouvelle. Elle fait seulement
que le sujet participe plus parfaitement de la forme qui préexiste, ou que
cette forme prend une plus ample extension.
3. Ce qui n'est pas encore blanc est en puissance à la forme
même de blancheur, comme ne la possédant pas encore, et c'est pour cela que
agent cause réellement dans le sujet une forme nouvelle. Mais ce qui est moins
chaud ou moins blanc n'est plus en puissance à la forme puisqu'il la possède
déjà en acte ; il est seulement en puissance au mode parfait de participation,
et il obtient cela sous l'influence de l'agent.
Objections :
1. Vraisemblablement oui, car en multipliant la cause on
multiplie l'effet. Or les actes sont causes de quelques-uns des habitus, nous
l'avons déjà dit. Donc, si les actes se multiplient, l'habitus augmente.
2. On porte le même jugement sur les cas semblables. Or les
actes procédant d'un même habitus se ressemblent tous. Donc, si quelques-uns
d'entre eux font grandir l'habitus, n'importe lequel le fera aussi.
3. Le semblable s'accroît par son semblable. Mais un acte
ressemble toujours à l'habitus dont il procède. Donc n'importe quel acte
accroît l'habitus.
Cependant :
Le même être ne
peut causer des effets contraires. Or le Philosophe fait remarquer, que des
actes procédant pourtant d'un habitus le diminuent : c'est, dit-il, lorsqu'ils
sont faits négligemment. Ce n'est donc pas n'importe quel acte qui augmente
l'habitus.
Conclusion :
Selon Aristote,
"les actes semblables causent des habitus semblables". Mais
ressemblance et dissemblance ne tiennent pas seulement à une qualité identique
ou diverse, mais aussi à un degré de participation semblable ou divers. Le noir
ne ressemble pas au blanc, mais le même blanc ne ressemble pas non plus au plus
blanc puisque passer de l'un à l'autre est aussi un changement, comme le
passage d'un opposé à un opposé, dit la Physique.
Mais puisque
l'exercice des habitus est entièrement dans notre volonté, comme nous l'avons
montré, il arrive à celui qui a un habitus de ne pas s'en servir, ou même
d'agir en sens contraire ; de même il peut lui arriver de se servir de
l'habitus pour des actes qui ne sont pas proportionnés à l'intensité de
celui-ci. Donc, si l'intensité des actes est proportionnée à celle de l'habitus
ou même la dépasse, n'importe lequel de ces actes ou accroît l'habitus ou lui
prépare un accroissement, pour parler de cette croissance des habitus comme on
ferait de celle des animaux. En effet l'absorption de tout aliment ne fait pas
grandir l'animal sur-le-champ, pas plus que toute goutte qui tombe ne creuse la
pierre ; mais quand l'alimentation s'est répétée, la croissance enfin se
produit. Ainsi également quand les actes se répètent, l'habitus se développe. -
Mais si l'intensité de l'acte reste proportionnellement inférieure à celle de
l'habitus, un tel acte ne prépare pas un accroissement de l'habitus, mais
plutôt sa diminution.
Solutions :
Tout cela donne la
réponse aux objections.
1. L'habitus
peut-il disparaître ? - 2. Peut-il diminuer ? - 3. La manière dont il peut
disparaître ou diminuer.
Objections :
1. Pas plus que la nature, semble-t-il. Car l'habitus est en
nous comme une nature, d'où le caractère délectable des opérations dont on a
l'habitus. Or la nature n'est pas détruite tant que demeure son sujet. Donc
l'habitus ne peut pas périr non plus tant que le sujet demeure.
2. Toute destruction d'une forme est causée soit par la
destruction du sujet, soit par l'apparition d'une forme contraire. Ainsi la
maladie disparaît-elle lorsque l'animal meurt, ou bien lorsque survient la
santé. Mais la science, qui est un habitus, ne peut disparaître par destruction
du sujet, puisque l'intellect, où elle a son siège, "est une substance et
ne se corrompt pas", ainsi qu'il est dit au livre I du traité de De l'Ame.
De même la science ne peut pas être détruite par une réalité contraire, car les
espèces intelligibles ne sont pas contraires les unes aux autres, d'après
Aristote. Donc un habitus de science ne peut être détruit d'aucune manière.
3. Toute destruction s'opère par un mouvement. Mais les
habitus de science qui sont dans l'âme ne peuvent être détruits par un
mouvement de l'âme en elle-même, car de soi l'âme ne connaît pas le mouvement.
Elle se meut il est vrai, en subissant les mouvements du corps. Mais aucune
modification organique ne semble pouvoir détruire les espèces intelligibles,
puisque leur existence est liée à l'intellect, et que cet intellect est par
lui-même le lieu des idées, indépendamment du corps ; d'où cette affirmation
que les habitus ne peuvent être détruits ni par la vieillesse ni par la mort.
La science ne peut donc être détruite. Ni par conséquent l'habitus de la vertu
puisqu'elle est aussi dans l'âme raisonnable et que "les vertus, d'après
le Philosophe, sont plus durables que les savoirs".
Cependant :
Le Philosophe
affirme aussi que "la science est détruite par l'oubli ou par
l'erreur". On perd aussi la vertu par le péché. Et Aristote dit encore que
des actes contraires engendrent et détruisent les vertus.
Conclusion :
Il faut dire
qu'une forme est détruite en soi par son contraire ; et par accident si son
sujet est détruit. Donc, s'il y a des habitus dont le sujet soit destructible
et dont la cause ait son contraire, ils pourront se perdre des deux manières,
comme on le voit pour les habitus corporels, la santé et la maladie. En
revanche, les habitus dont le sujet n'est pas destructible ne peuvent se perdre
par accident. Il y a cependant des habitus qui, tout en existant principalement
dans un sujet indestructible, sont pourtant secondairement dans un sujet
destructible. Ainsi l'habitus de science puisque, s'il réside principalement
dans l'intellect passif, il réside secondairement dans les facultés sensibles
de connaissance, nous l'avons vu. Et c'est pourquoi, du côté de l'intellect
passif, l'habitus de science ne peut être détruit, mais seulement du côté des
facultés inférieures de connaissance sensible.
Il faut donc
examiner si les habitus de cette sorte peuvent se perdre par eux-mêmes. Il
faudrait donc pour cela qu'il y eût un habitus ayant un contraire soit de son
côté, soit du côté de sa cause ; mais s'il n'a pas de contraire, il ne pourra
se détruire par lui-même. Or il est évident qu'une espèce intelligible ayant
son existence dans l'intellect passif n'a pas de contraire, et que sa cause,
l'intellect agent, ne peut pas en avoir non plus. Par conséquent, s'il y a dans
l'intellect passif un habitus qui soit immédiatement causé par l'intellect
agent, un tel habitus est indestructible et par soi et par accident. Les
habitus des premiers principes, tant spéculatifs que pratiques, sont de cette
sorte : aucun oubli ni aucune erreur ne peuvent les détruire. Le Philosophe le
dit de la prudence : "L'oubli ne la fait pas perdre". - Mais il y a
dans l'intellect passif un habitus causé par la raison, c'est l'habitus des
conclusions que l'on appelle la science. Or, la cause de cet habitus peut
rencontrer doublement quelque chose de contraire : l° dans les propositions
mêmes à partir desquelles se fait le raisonnement, car à cette affirmation
"le bien est le bien" s'oppose celle-ci, dit le Philosophe, "le
bien n'est pas le bien" ; 2° dans le processus même du raisonnement, comme
quand un syllogisme qui est un sophisme s'oppose au syllogisme dialectique ou
démonstratif. Il est donc évident que l'on peut détruire un argument faux par
l'habitus d'une opinion vraie ou même d'une science. Aussi le Philosophe dit-il
que "l'erreur est la destruction de la science".
Pour ce qui est
des vertus, celles qui sont intellectuelles ont leur siège dans la raison même,
et il faut faire à leur égard le même raisonnement que pour la science ou
l'opinion. - Mais il y en a qui résident dans les facultés appétitives, ce sont
les vertus morales, et il en est de même des vices opposés. Or les habitus de
ces facultés appétitives sont causés par le fait que la raison est faite pour
mouvoir la faculté appétitive. Voilà pourquoi l'habitus de la vertu ou du vice
peut être détruit par le jugement de la raison lorsque celle-ci imprime un
mouvement en sens contraire, de quelque manière que ce soit, c'est-à-dire ou
par ignorance, ou par passion, ou même par libre choix.
Solutions :
1. L'habitus ressemble à la nature, cependant il lui est
inférieur. Et c'est pourquoi, alors que la nature ne peut nullement se perdre,
l'habitus ne se perd que difficilement.
2. Bien qu'il n'y ait à proprement parler rien de contraire
aux espèces intelligibles, il peut y avoir pourtant quelque chose de contraire,
comme nous venons de le dire, aux affirmations et à la marche de la raison.
3. Un mouvement corporel n'écarte pas la science en atteignant
la racine même de l'habitus, mais seulement en empêchant l'acte dans la mesure
où l'intellect a besoin dans son acte des facultés sensibles où la modification
organique vient jeter le trouble. Mais une modification de la raison, d'ordre
intellectuel, peut corrompre un habitus de science jusque dans sa racine. Et un
habitus de vertu peut être détruit pareillement. - Quand on dit cependant que
"la vertu est plus durable que le savoir", cela doit s'entendre non
du sujet ni de la cause, mais des actes ; car les vertus sont d'un usage
continu durant toute la vie, mais non pas les disciplines de l'esprit.
Objections :
1. Il semble que non. L'habitus, en effet, est une qualité,
une forme simple. Or une chose simple, ou on l'a tout entière, ou on la perd
tout entière. Donc, bien qu'un habitus puisse se perdre, il ne peut diminuer.
2. Tout ce qui convient à un accident lui convient en raison
de lui-même ou en raison de son sujet. Or de soi un habitus n'a ni intensité ni
relâchement ; autrement nous aurions là une espèce qui serait attribuée à ses
individus selon le plus et le moins. Si c'est la participation du sujet qui
rend la diminution possible, c'est donc que l'habitus a quelque chose de propre
qu'il ne partage pas avec son sujet. Mais chaque fois qu'une forme a quelque
chose de propre en dehors de son sujet, c'est que c'est une forme séparable,
comme il est dit au livre 1 du traité de De l'Ame : il s'ensuivrait que
l'habitus serait une forme séparable, ce qui est impossible.
3. La raison et la nature de l'habitus, comme de n'importe
quel accident, tient dans l'union concrète à un sujet, de sorte que tout
accident se définit par son sujet. Donc, si l'habitus en lui-même n'est ni
intense ni relâché, il ne pourra non plus être diminué par son union concrète
au sujet. Ainsi, d'aucune manière il ne connaîtra de diminution.
Cependant :
Par nature les
contraires se produisent dans le même sujet. Or l'accroissement et la
diminution sont des contraires. Puisque l'habitus peut augmenter, il semble
qu'il peut aussi diminuer.
Conclusion :
Il ressort de ce
que nous avons dit plus haut que les habitus diminuent comme ils augmentent, de
deux manières. Et de même que la cause qui les fait naître est aussi celle qui
les fait grandir, de même la cause qui les détruit est celle qui les fait
diminuer ; car la diminution d'un habitus l'achemine à sa destruction, comme à
l'inverse la génération de l'habitus est le fondement de sa croissance.
Solutions :
1. L'habitus considéré en lui-même est une forme simple, et à
cet égard il ne lui arrive pas de diminuer. Mais cela lui arrive suivant les
divers modes de participation, diversité qui provient de l'indétermination de
la puissance du sujet participant et signifie que cette puissance peut
participer en diverses manières d'une même forme, ou qu'elle peut s'étendre à
plus ou moins de choses.
2. Ce raisonnement serait concluant si l'essence même de
l'habitus ne subissait aucune sorte de diminution. Mais nous disons seulement
qu'il y a dans l'essence de l'habitus une certaine diminution qui a son
principe non dans l'habitus mais dans le sujet participant.
3. De quelque façon qu'on s'exprime, l'accident est toujours
conçu essentiellement dans la dépendance du sujet, cependant de façons
différentes. Si l'on s'exprime dans l'abstrait, l'accident implique à l'égard
du sujet un rapport qui commence par l'accident et se termine au sujet ; on dit
que la blancheur est "ce par quoi une chose est blanche". Et c'est
pourquoi, lorsque l'on définit un accident dans l'abstrait, on ne prend pas
comme sujet cette première partie de la définition qui est le genre, mais la
seconde partie qui est la différence : nous définissons le fait d'être camus
par "la dépression du nez". Mais dans le concret tout part du sujet
et se termine à l'accident : on appelle blanc "ce qui possède la
blancheur" ; et c'est pourquoi lorsqu'on définit un accident concrètement,
on prend le sujet comme genre, c'est-à-dire comme première partie de la
définition : nous définissons l'homme camus par son nez déprimé.
Ainsi donc, ce qui
convient aux accidents d'après leur sujet mais non d'après leur raison d'accident,
ne leur est pas attribué dans l'abstrait, mais dans le concret. Tel est, en
quelques-uns d'entre eux, le degré d'intensité et de relâchement : ainsi on ne
dit pas que la blancheur est plus ou moins blancheur, mais qu'une chose est
plus ou moins blanche. Et le même point de vue se présente dans les habitus et
dans les autres qualités, sauf que certains habitus augmentent ou diminuent par
une sorte d'addition, comme nous l'avons vu plus haut.
Objections :
1. Il ne semble pas que l'habitus soit détruit ou diminué par
simple cessation de l'acte. On voit en effet par tout ce qui a été dit que les
habitus sont plus durables que les qualités de passibilité. Mais celles-ci ne
sont pas détruites ni diminuées parce qu'elles cessent d'exercer leur action ;
une blancheur n'est pas diminuée si elle n'impressionne aucun organe visuel, ni
une chaleur si elle n'a rien à réchauffer. Donc, les habitus, eux non plus, ne
se détruisent ni ne diminuent en cessant d'agir.
2. Destruction et diminution sont des changements. Mais rien
ne change que sous la motion d'une cause. Puisque la cessation d'activité
n'implique pas une motion de ce genre, il ne semble pas qu'elle puisse diminuer
ou détruire l'habitus.
3. Les habitus de science et de vertu sont dans l'âme
intelligente, laquelle est au-dessus du temps. Mais ce qui est au-dessus du
temps n'est ni détruit ni diminué par la longueur du temps. Donc ces sortes
d'habitus ne sont pas non plus détruits ni diminués du seul fait qu'on reste
longtemps sans les exercer.
Cependant :
Le Philosophe dit
que "ce qui détruit la science ce n'est pas seulement l'erreur, c'est
encore l'oubli". Ailleurs il dit que beaucoup d'amitiés se perdent
simplement parce qu'on ne se voit plus. Et pour la même raison d'autres habitus
de vertus sont diminués ou supprimés parce qu'on a cessé d'en faire usage.
Conclusion :
On sait qu'il y a,
pour Aristote, deux façons de mouvoir. Une chose peut mouvoir par soi,
c'est-à-dire en raison de sa forme propre, comme le feu chauffe. Elle peut
mouvoir par accident, comme fait tout ce qui écarte l'obstacle. C'est de cette
seconde manière que la cessation d'exercice cause la destruction ou la
diminution des habitus, dans la mesure où l'on écarte l'activité qui préservait
l'habitus des causes de destruction ou d'amoindrissement. Nous l'avons dit en
effet, les habitus par soi se détruisent ou s'affaiblissent par le fait d'un
agent contraire. Aussi tous les habitus ont des contraires qui surgissent peu à
peu au cours du temps, et qu'il faut supprimer par l'acte qui procède de
l'habitus ; car ces habitus s'affaiblissent ou même disparaissent tout à fait,
parce que pendant longtemps leur activité a cessé de s'exercer. Cela se voit et
pour la science et pour la vertu.
De toute évidence
l'habitus de la vertu morale nous rend prompt à choisir le juste milieu dans
nos opérations et dans nos passions. Or, quand quelqu'un ne se sert pas de son
habitus vertueux pour modérer ses propres passions ou opérations,
nécessairement beaucoup d'entre elles se produisent en dehors de la mesure de
la vertu, sous l'influence de l'appétit sensible et d'autres pressions venues
de l'extérieur. Ainsi la vertu se détruit ou s'affaiblit, par absence
d'activité. - Il en est de même des habitus intellectuels, selon lesquels on
devient prompt à bien juger de ce qu'on a dans l'imagination. Donc, lorsque
l'on cesse de faire usage d'un habitus intellectuel, des imaginations
étrangères surgissent, et parfois elles conduisent à des positions contraires.
C'est au point que si le fréquent usage de l'habitus intellectuel ne parvient
pas à couper en quelque sorte ou à comprimer des imaginations, on est rendu
moins apte à juger correctement, et parfois on est tout à fait disposé au parti
contraire. Et ainsi, par absence d'activité, un habitus intellectuel
s'affaiblit ou même se détruit.
Solutions :
1. On verrait même la chaleur se détruire en cessant de
chauffer, si cela augmentait le froid, élément corrupteur du chaud.
2. La cessation d'activité mène à la perte ou à la diminution
comme tout ce qui supprime un empêchement.
3. La partie intellectuelle de l'âme est de soi au-dessus du
temps ; mais la partie sensible est soumise au temps. C'est pourquoi, au cours
du temps elle se modifie quant aux passions de l'appétit et même quant aux
facultés de connaissance. Ce qui fait dire au Philosophe que le temps est cause
d'oubli.
1. Peut-il
exister plusieurs habitus dans une seule puissance ? - 2. Les habitus se
distinguent-ils d'après leurs objets ? - 3. Se distinguent-ils selon le bien et
le mal ? - 4. Un habitus est-il constitué de plusieurs ?
Objections :
1. Cela ne semble pas possible. Quand des choses ont un même
principe de distinction, tout ce qui multiplie l'une multiplie l'autre. Or la
puissance et l'habitus se distinguent d'une manière identique, c'est-à-dire
d'après leurs actes et leurs objets. Donc ils se multiplient pareillement, et
il ne peut exister plusieurs habitus dans une seule puissance.
2. Une puissance est une énergie simple. Or dans un sujet,
lorsqu'il est simple, il ne peut y avoir diversité d'accidents, parce que le
sujet est cause de l'accident et que d'une cause simple on ne voit découler
qu'un seul effet. Donc dans une puissance ne peuvent exister plusieurs habitus.
3. De même que le corps prend forme par sa figure extérieure,
ainsi la puissance est formée par l'habitus. Mais un seul corps ne peut être
formé par diverses figures en même temps. Ni par conséquent une puissance par
des habitus divers. Il ne peut donc exister plusieurs habitus en même temps
dans une seule puissance.
Cependant :
L’intelligence est
une seule faculté, et pourtant il y a en elle des habitus scientifiques divers.
Conclusion :
Ainsi qu'on l'a
dit plus haut, les habitus sont, dans un être en puissance, des dispositions à
quelque chose qui est soit la nature même, soit l'activité ou la finalité de la
nature. Pour les habitus qui sont des dispositions à la nature, il est évident
qu'ils peuvent être nombreux dans un seul sujet, car les différentes parties
d'un sujet peuvent s'agencer selon des arrangements divers, qu'on appelle
précisément des habitus. Ainsi, dans le corps humain, l'équilibre des humeurs
tel que le demande la nature humaine donne l'habitus ou la disposition de santé
; l'adaptation à la nature des parties semblables de l'organisme, telles que
les nerfs, les os et les chairs, donne force ou maigreur ; la conformation des
membres, des mains, des pieds, etc., si elle est conforme à la nature,
constitue la beauté. Et ainsi il y a plusieurs habitus ou dispositions dans un
même sujet.
Si maintenant nous
parlons des habitus qui sont des dispositions à l'action, habitus qui
appartiennent proprement aux puissances, alors il arrive aussi à une seule
puissance d'en avoir plusieurs. La raison en est que le sujet de l'habitus est
une puissance passive, nous l'avons déjà dit, car une puissance purement active
n'est pas sujet d'un habitus. Or, une puissance passive est par rapport à un
acte d'une espèce bien déterminée comme la matière par rapport à la forme. Car,
de même que la matière est déterminée à une forme lorsqu'elle est sous
l'influence d'un seul agent, de même la puissance passive, lorsqu'elle est sous
l'impression formelle d'un objet, est déterminée à un acte bien spécifié. Par
suite, comme plusieurs objets peuvent mouvoir une seule puissance passive, ainsi
une puissance passive peut être le sujet de différents actes ou de différents
perfectionnements bien spécifiés. Or les habitus sont précisément des qualités
ou formes inhérentes à la puissance pour l'incliner à des actes d'une espèce
bien déterminée. Par là plusieurs habitus peuvent appartenir à une seule
puissance, tout comme plusieurs actes d'espèces différentes.
Solutions :
1. De même que dans les choses de la nature la diversité des
espèces dépend de la forme, celle des genres dépend de la matière, selon
Aristote ; car les êtres dont la matière est différente ont des genres
différents ; ainsi encore, dans l'ordre des objets, la différence de genre
entraîne la distinction des puissances, d'où ce mot du Philosophe : "Pour
des visées d'un autre genre, on a aussi une tout autre âme."
Mais la différence
d'espèce entraîne la diversité spécifique des actes et, par suite, celle des
habitus. Or tout ce qui est divers par le genre, l'est aussi par l'espèce ;
mais l'inverse n'est pas vrai. Voilà pourquoi, si les puissances sont diverses,
les actes et les habitus sont certainement d'espèces différentes ; mais si les
habitus sont divers, il n'est pas nécessaire que les puissances le soient, et
il peut y avoir plusieurs habitus dans une seule puissance. Et de même qu'il y
a des genres de genres et des espèces d'espèces, ainsi il se rencontre
également des espèces diverses d'habitus et de puissances.
2. Bien qu'une puissance soit simple selon son essence, elle
est multiple dans sa virtualité en ce sens qu'elle s'étend à de nombreux actes
d'espèces différentes. C'est pourquoi rien n'empêche qu'une seule puissance
soit le siège de beaucoup d'habitus d'espèces différentes.
3. Le corps reçoit sa forme de la figure comme de ce qui le
détermine dans ses contours extérieurs, tandis que l'habitus ne vient pas
terminer la puissance, mais la disposer à l'acte comme au terme ultime. Voilà
pourquoi il ne peut exister dans une puissance plusieurs actes en même temps, à
moins qu'ils ne soient compris l'un dans l'autre, pas plus qu'il ne peut y
avoir plusieurs figures pour un corps sauf si l'une existe dans l'autre comme
le triangle dans le carré. L'intelligence ne peut saisir en acte beaucoup de
choses en même temps. Elle peut cependant savoir par habitus beaucoup de choses
en même temps.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Car des contraires appartiennent à des
espèces différentes. Mais le même habitus de science s'occupe des contraires,
comme la médecine de ce qui est sain et de ce qui est malade. Ce n'est donc pas
la différence d'espèce dans les objets qui distingue les habitus.
2. Des sciences diverses sont des habitus divers. Pourtant le
même objet de savoir ressortit à des sciences diverses ; le physicien comme
l'astronome démontre que la terre est ronde. Les objets ne permettent donc pas
de distinguer les habitus.
3. Un même acte a un même objet. Mais le même acte peut se
rapporter à divers habitus de vertus s'il se réfère à diverses fins : donner de
l'argent, si c'est pour l'amour de Dieu, est affaire de charité ; si c'est pour
acquitter une dette, affaire de justice. Donc un même objet peut aussi se
rapporter à divers habitus, et la diversité des habitus ne répond pas à celle
des objets.
Cependant :
Nous avons établi
que la différence spécifique des actes dépend de la diversité des objets. Or
les habitus sont des dispositions aux actes. Donc eux aussi se distinguent
d'après les objets.
Conclusion :
L'habitus, c'est
une certaine forme, et c'est aussi l'habitus. On peut donc, pour la distinction
spécifique des habitus, faire attention, soit à la manière commune dont les
formes se distinguent spécifiquement, soit à la manière qui est propre à
distinguer les habitus. - Car les formes se distinguent entre elles d'après la
diversité des principes actifs, du fait qu'un agent produit toujours quelque
chose de semblable à soi quant à l'espèce. - Pour ce qui est de l'habitus, il
implique un rapport à quelque chose. Mais toutes les réalités qui se
définissent par rapport à quelque chose se distinguent comme les choses mêmes
en fonction desquelles on les définit. Or l'habitus est une préparation à deux
choses : à une nature et à l'opération consécutive à cette nature.
En somme donc, les
habitus se distinguent spécifiquement d'après trois critères : d'après les
principes actifs qui les font tels, d'après la nature à laquelle ils sont
ordonnés ; d'après les réalités d'espèces différentes qu'ils ont pour objets.
Tout cela sera expliqué par les réponses qui suivent.
Solutions :
1. Dans la distinction des puissances comme aussi dans celle
des habitus, il ne faut pas considérer l'objet matériellement, mais l'aspect
formel sous lequel il se présente avec ses différences d'espèce ou même de
genre. Or il peut y avoir des choses qui dans la réalité soient d'espèces
contraires et qui cependant se présentent à la connaissance sous le même
aspect, l'une étant connue par l'autre. C'est ce qui fait qu'à ce titre elles
appartiennent à un seul habitus de connaissance.
2. Le physicien a un moyen de démontrer que la terre est
ronde, l'astronome en a un autre ; l'astronome fait sa démonstration par des
moyens termes d'ordre mathématique, comme les figures des ellipses, etc. ; le
physicien par des moyens termes observés dans la nature, tels que la chute des
graves vers un centre, et autres faits de même sorte. Or toute la force de la
démonstration "qui est un syllogisme engendrant la science" d'après
Aristote, dépend du moyen terme employé. Voilà pourquoi des moyens termes
différents sont comme autant de principes actifs d'après lesquels se
diversifient les habitus des sciences.
3. Comme dit le Philosophe, "ce qu'est le principe en
matière de démonstration, la fin l'est en matière d'action". C'est pourquoi
la diversité des fins fait la diversité des vertus, comme si c'était une
diversité des principes actifs. En outre, les fins sont elles-mêmes des objets
pour les actes intérieurs, qui appartiennent le plus fortement aux vertus,
comme le montre tout ce qui précède.
Objections :
1. Il ne semble pas, car le bien et le mal sont des
contraires. Mais nous avons vu que des contraires peuvent faire l'objet d'un
même habitus. Les habitus ne se distinguent donc pas selon le bien et le mal.
2. Le bien est convertible avec l'être : à ce titre il est
commun à tout, et ne peut donc être pris comme une différence spécifique de
quelque chose, selon le Philosophe. De même, le mal, comme il est privation et
non-être, ne peut rien différencier. Ce n'est donc ni par le bien ni par le mal
que les habitus peuvent se distinguer en espèces.
3. A l'égard d'un même objet il peut y avoir divers habitus
mauvais, comme l'intempérance et l'insensibilité en matière de convoitises.
Semblablement il peut y avoir aussi plusieurs habitus bons : la vertu humaine
et celle que le Philosophe appelle héroïque ou divine. Les habitus ne se
distinguent donc pas d'après le bien et le mal.
Cependant :
L’habitus bon est
contraire à l'habitus mauvais comme la vertu est contraire au vice. Mais les
contraires ne sont pas de même espèce. Il y a donc entre les habitus une
différence spécifique fondée sur la différence du bien et du mal.
Conclusion :
Les habitus, nous
l'avons vu, ne se distinguent pas en espèces seulement d'après les objets ni
d'après les principes actifs. Ils se distinguent aussi en fonction de la nature
à laquelle ils se rapportent. Ce qui a lieu de deux façons :
l° Selon qu'ils
sont en harmonie avec la nature ou bien en dysharmonie avec elle. De cette
manière se distinguent spécifiquement l'habitus bon et l'habitus mauvais. Car
on appelle bon l'habitus qui dispose à des actes en harmonie avec la nature de
l'agent, mauvais celui qui dispose à des actes en dysharmonie avec cette
nature. Ainsi les actes des vertus conviennent à la nature humaine, du fait
qu'ils sont selon la raison ; ceux des vices au contraire, du fait qu'ils sont
contre la raison, sont en dysharmonie avec cette nature. Il est donc évident
que la distinction spécifique des habitus est celle du bien et du mal.
2° Les habitus se
distinguent d'après la nature d'une autre façon : du fait que l'un dispose à
des actes en harmonie avec une nature inférieure tandis que l'autre dispose à
des actes en harmonie avec une nature supérieure. Ainsi, la vertu humaine qui
dispose à des actes conformes à la nature humaine se distingue de la vertu
divine ou héroïque qui dispose à des actes conformes à une nature supérieure.
Solutions :
1. Des contraires peuvent être l'objet d'un seul habitus en
tant qu'ils se rejoignent sous une même raison formelle, jamais cependant des
habitus contraires ne se rencontrent dans une même espèce, car l'opposition des
habitus suppose précisément des raisons formelles contraires les unes aux
autres. De sorte que, si les habitus se distinguent suivant le bien et le mal,
cela vient de ce que l'un est bon et l'autre mauvais, mais non pas précisément
de ce que l'un a pour objet le bien, et l'autre le mal.
2. Ce n'est pas le bien commun à tout être qui est la
différence constituant l'espèce d'un habitus ; c'est un bien déterminé en
accord avec une nature déterminée, la nature humaine. Et semblablement le mal
qui est la différence constitutive d'un habitus n'est pas une pure privation,
mais quelque chose de déterminé qui s'oppose à une nature déterminée.
3. Plusieurs habitus bons ayant un objet de même espèce se
distinguent selon leur conformité avec des natures diverses, nous venons de le
dire. Mais plusieurs habitus mauvais se distinguent, au sujet de la même action
selon leurs oppositions diverses à ce qui est conforme à la nature ; c'est
ainsi qu'à une vertu unique s'opposent des vices divers concernant la même
matière.
Objections :
Il semble qu'un
habitus soit constitué de plusieurs. En effet, un être dont la génération ne
s'accomplit pas d'un seul coup mais successivement, par plusieurs actes, semble
constitué de plusieurs parties. Or la génération d'un habitus n'a pas lieu tout
d'un coup mais successivement par plusieurs actes, comme on l'a dit plus haut.
Donc un habitus est constitué de plusieurs habitus.
2. Avec des parties on fait un tout. Or on assigne beaucoup de
parties à un habitus : Cicéron en met beaucoup dans la force, dans la
tempérance et dans les autres vertus. Donc un habitus est constitué par
plusieurs.
3. D'une seule conclusion on peut faire une science en acte ou
en habitus. Mais beaucoup de conclusions appartiennent à une science totale,
comme la géométrie ou l'arithmétique. Donc un seul habitus est constitué par
beaucoup.
Cependant :
Puisque l'habitus
est une qualité, il est une forme simple. Mais aucune réalité simple n'est
faite de plusieurs. Donc un habitus n'est pas composé de plusieurs habitus.
Conclusion :
L'habitus ordonné
à l'action (celui qu'à présent nous avons principalement en vue) est une
perfection de la puissance. Or une perfection est toujours proportionnée au
sujet apte à la recevoir. Voilà pourquoi, de même que la puissance, tout unique
quelle est, s'étend à beaucoup de choses si ces choses se rejoignent dans
l'unité, c'est-à-dire sous un objet formel commun, de même l'habitus s'étend à
beaucoup de choses lorsque celles-ci sont ordonnées à un but unique, qui sera,
ou un objet formel spécial, ou une nature, ou un principe, d'après ce que nous
venons de voir.
Donc, si nous
considérons l'habitus dans les réalités auxquelles il s'étend, nous trouverons
en lui une certaine multiplicité. Mais, parce que cette multiplicité s'ordonne
à quelque chose d'unique que l'habitus vise principalement, il s'ensuit que
l'habitus est une qualité simple et qu'il n'est pas composé de plusieurs
habitus, même s'il s'étend à beaucoup de réalités. Un habitus, en effet, ne
s'étend à beaucoup de choses qu'en vue d'une seule, dont il tient son unité.
Solutions :
1. Dans la génération d'un habitus, la succession ne vient pas
de ce qu'une partie de l'habitus est engendrée après l'autre, mais du fait que
le sujet n'acquiert pas aussitôt la disposition ferme et difficilement
changeante qui fait l'habitus, et du fait que celui-ci commence par exister
dans le sujet d'une manière imparfaite pour arriver peu à peu à se parfaire,
comme cela se passe aussi pour les autres qualités.
2. Les parties assignées à chacune des vertus cardinales ne
sont pas des parties intégrantes servant à constituer un tout, mais des parties
subjectives ou potentielles, comme on le montrera plus loin.
3. Celui qui, dans une discipline scientifique, acquiert par
démonstration la science d'une seule conclusion, possède bien l'habitus mais
imparfaitement. Lorsqu'il acquiert par quelque démonstration la science d'une
autre conclusion, un autre habitus ne vient pas s'engendrer en lui ; mais
l'habitus engendré le premier devient plus parfait comme s'étendant à plus de
choses, du fait que les conclusions et les démonstrations d'une science
s'enchaînent suivant un ordre, et dérivent l'une de l'autre.
Il faut étudier maintenant les habitus en détail. Et puisque, on vient
de le dire, ils se distinguent selon le bien et le mal, il faut parler en
premier lieu des habitus bons qui sont les vertus et ce qui s'y rattache : les
dons (Question 68), les béatitudes (Question 69) et les fruits (Question 70) en
second lieu, des habitus mauvais c'est-à-dire des vices et des péchés (Question
71-89).
En ce qui concerne les vertus il faut considérer : 1° l'essence de la
vertu (Question 55) ; 2° son siège (Question 56) ; 3° la division des vertus
(Question 57-62) ; 4° la cause de la vertu (Question 63) ; 5° certaines
propriétés de la vertu (Question 64-67).
1. La vertu
humaine est-elle un habitus ? - 2. Est-elle un habitus d'action ? - 3. Est-elle
un habitus bon ? - 4. Sa définition.
Objections :
1. Il semble que non. Car, pour le Philosophe, "la vertu
est l'ultime degré de la puissance". Or l'ultime degré d'une chose se
ramène toujours au genre même de cette chose, comme le point fait partie de la
ligne. Donc la vertu se ramène au genre de la puissance et non à celui de
l'habitus.
2. Saint Augustin dit que "la vertu est le bon usage du
libre arbitre". Mais l'usage du libre arbitre est un acte. La vertu n'est
donc pas un habitus mais un acte.
3. Ce n'est pas par les habitus que nous méritons, mais par
les actes ; autrement on mériterait d'une façon continue, même en dormant.
Cependant c'est par les vertus que nous méritons. Les vertus ne sont donc pas
des habitus, mais des actes.
4. Saint Augustin dit encore que "la vertu est l'ordre de
l'amour", et il explique ailleurs que "cette mise en ordre consiste à
jouir de ce dont il faut jouir et à user de ce dont il faut user". Mais
qui dit ordre ou mise en ordre dit soit un acte soit une relation. La vertu
n'est donc pas autre chose qu'un acte ou une relation.
5. Comme il se rencontre des vertus humaines, il y a aussi des
vertus naturelles. Or celles-ci ne sont pas des habitus mais des puissances.
Les vertus humaines ne sont donc pas non plus des habitus.
Cependant :
Le Philosophe
affirme que la science et la vertu sont des habitus.
Conclusion :
Ce mot de vertu
désigne une certaine perfection de la puissance. Or on considère toujours la
vertu d'une chose principalement par rapport à sa fin. Mais la fin, pour une
puissance, c'est l'acte. Par conséquent on dit qu'une puissance est parfaite
suivant qu'elle est déterminée à son acte.
Or il y a des
puissances qui sont par elles-mêmes déterminées à leurs actes. Telles sont les
puissances naturelles actives. C'est pourquoi l'on dit qu'elles sont par
elles-mêmes des vertus. - Mais les puissances raisonnables, qui sont les
puissances propres de l'homme, ne sont pas déterminées à une seule chose ;
elles se prêtent de façons indéterminées à beaucoup de choses. Or c'est par
moyen des habitus qu'elles sont déterminées à certains actes, comme nous
l'avons montré. Et voilà pourquoi les vertus humaines sont des habitus.
Solutions :
1. On appelle parfois vertu ce qui est le but, c'est-à-dire ce
qui est soit l'objet soit l'acte de la vertu. Ainsi on appelle foi tantôt ce
qui est cru, tantôt le fait même de croire, et tantôt l'habitus même par lequel
on croit. Aussi, quand on dit que la vertu est le terme ultime de la puissance,
on prend pour la vertu ce qui en est l'objet. La vertu d'un être se définit, en
effet, par rapport à ce point ultime que peut atteindre la puissance : si
quelqu'un peut porter cent livres et pas davantage, sa vertu se mesure à cent
livres, non à soixante. L'objection, au contraire, raisonnait comme si la vertu
était essentiellement le point ultime de la puissance.
2. On dit que la vertu consiste dans le bon usage du libre
arbitre pour la même raison, c'est-à-dire que la vertu est ordonnée à cela
comme à son acte propre. L'acte de la vertu n'est pas autre chose en effet que
le bon usage du libre arbitre.
3. Dire qu'on mérite par quelque chose peut avoir deux sens.
Soit le mérite lui-même, comme quand je dis que je cours parce que je suis en
train de courir ; c'est ainsi que nous méritons par les actes. Soit le principe
du mérite, comme quand je dis que je cours parce que j'ai la puissance motrice
de le faire, et c'est ainsi que l'on dit mériter par les vertus et les habitus.
4. On dit que la vertu est l'ordre ou la mise en ordre de
l'amour parce que c'est à cela qu'elle tend ; c'est par elle en effet que
l'amour trouve en nous son ordre.
5. Les puissances naturelles sont de soi déterminées à une
seule chose, non les puissances rationnelles ; c'est pourquoi le cas n'est pas
pareil, nous venons de le dire.
Objections :
1. Il ne semble pas que ce soit de l'essence même de la vertu
humaine. Cicéron dit en effet que la vertu est pour l'âme comme la santé et la
beauté pour le corps. Or ce ne sont pas là des habitus d'action. Donc la vertu
ne l'est pas davantage.
2. Dans les choses de la nature il se trouve de la vertu non seulement
pour agir mais aussi pour être. Le Philosophe montre que certaines réalités ont
assez de vertu pour exister toujours, tandis que d'autre n'en ont que pour
exister pendant un temps déterminé. Or, il en est de la vertu humaine dans les
êtres raisonnables comme de la vertu naturelle dans les êtres de la nature. La
vertu humaine n'est donc pas seulement dans l'ordre de l'agir, mais aussi dans
celui de l'existence.
3. Le Philosophe dit que la vertu est "dans l'être
parfait la disposition au meilleur". Or ce meilleur auquel il faut que
l'homme se dispose par la vertu, c'est Dieu même, comme le prouve saint Augustin,
Dieu auquel l'âme s'adapte en se rendant semblable à lui. Il semble donc qu'on
appelle vertu une certaine qualité qui ordonne l'âme à Dieu en la rendant
semblable à lui, mais ne l'ordonne pas à l'opération. La vertu n'est donc pas
un habitus d'action.
Cependant :
Le Philosophe dit
que "la vertu de tout être est ce qui rend son oeuvre bonne".
Conclusion :
La vertu, le nom
même le veut, implique, avons-nous dit, une perfection de la puissance. Aussi,
puisqu'il y a double sorte de puissance : puissance à exister et puissance à
agir, on donne le nom de vertu à la perfection de l'une et de l'autre. Mais la
puissance à exister se tient du côté de la matière qui est de l'être en
puissance ; la puissance à agir, du côté de la forme qui est principe d'action,
du fait que chacun agit dans la mesure où il est en acte. - Or, dans la
constitution de l'homme, le corps est comme la matière, l'âme comme la forme.
Quant au corps, l'homme a quelque chose de commun avec les autres animaux ; et
pareillement quant aux facultés qui sont communes à l'âme et au corps. Seules
les facultés qui sont propres à l'âme, c'est-à-dire les facultés raisonnables
appartiennent à l'homme uniquement. Voilà pourquoi la vertu humaine, celle dont
nous parlons, ne peut pas se rapporter au corps, mais uniquement à ce qui est
propre à l'âme. Ainsi n'implique-t-elle pas ordre à exister, mais plutôt à
agir. Et voilà pourquoi il appartient à l'essence de la vertu humaine d'être un
habitus d'action.
Solutions :
1. La modalité de l'action suit la disposition de l'agent ;
car chacun agit selon ce qu'il est. Voilà pourquoi, puisque la vertu est le
principe d'une certaine activité, il faut que dans l'être agissant préexiste à
l'état de vertu une disposition favorable. Or la vertu est ce qui donne à
l'action d'être ordonnée. Voilà comment elle est elle-même dans l'âme une
disposition bien ordonnée, en ce sens que les puissances propres à l'âme sont
dans un certain ordre par rapport les unes aux autres et par rapport aux
réalités extérieures. C'est ce qui permet d'assimiler la vertu, en tant qu'elle
représente une disposition favorable de l'âme, à la santé et à la beauté qui
sont le bon état du corps. Mais on n'exclut pas par là que la vertu soit aussi
un principe d'activité.
2. La vertu qui est ordonnée à l'existence n'est pas propre à
l'homme, mais seulement la vertu ordonnée aux oeuvres de la raison, lesquelles
sont propres à l'homme.
3. Comme la substance de Dieu s'identifie à son action, la
suprême ressemblance de l'homme avec Dieu se réalise dans son action. De là
vient, comme nous l'avons dit antérieurement -, que la félicité ou béatitude
par laquelle l'homme atteint le suprême degré de conformité avec Dieu, et qui
est la fin de la vie humaine consiste dans une activité.
Objections :
1. Cela ne semble pas essentiel à la vertu. Car le péché est toujours
pris en mauvaise part. Or, il y a de la vertu jusque dans le péché : "La
vertu du péché, dit l'Apôtre (1 Co 15, 56) c'est la loi." Donc la vertu
n'est pas toujours un habitus bon.
2. Vertu et puissance s'équivalent. Or on est puissant non
seulement pour le bien mais aussi pour le mal selon ce texte d'Isaïe (5, 22) :
"Malheur à vous qui êtes puissants pour boire le vin et qui êtes forts
pour vous enivrer." Il y a donc aussi de la vertu prête au bien et au mal.
3. Selon l'Apôtre (2 Co 12, 9) : "La vertu montre sa
plénitude dans la faiblesse." Mais la faiblesse est un mal. La vertu n'est
donc pas seulement dans le bien mais aussi dans le mal.
Cependant :
"Personne ne
doutera, dit saint Augustin, que la vertu rende l'âme aussi bonne que
possible". - "C'est elle, dit de son côté le Philosophe, qui rend bon
celui qui la possède et qui rend bonne son oeuvre."
Conclusion :
La vertu implique,
avons-nous dit, la perfection de la puissance. Aussi "la vertu d'une chose
se détermine", selon Aristote, "par rapport au point ultime auquel
cette chose peut atteindre". Mais il faut bien que le point ultime auquel
atteint le pouvoir d'une puissance soit bon, car tout mal implique un défaut,
ce qui fait dire à Denys que "tout mal est faiblesse". Et c'est
pourquoi il faut que la vertu d'une chose se définisse par rapport au bien.
Aussi la vertu humaine, qui est un habitus d'action, est-elle un habitus
foncièrement bon et qui opère le bien.
Solutions :
1. C'est par métaphore qu'on parle de perfection et de bonté
dans le mal ; on parle d'un voleur ou d'un brigand parfait, comme on parle d'un
bon voleur ou d'un bon brigand ; le mot est du Philosophe. De la même manière
il est donc aussi question, métaphoriquement, de "vertu" dans le mal.
Ainsi dit-on que la loi est la vertu du péché, ce qui signifie qu'à l'occasion
de la loi, le péché s'est trouvé accru et est parvenu en quelque sorte à son
pouvoir maximal.
2. Le mal de l'ivresse et de l'excès de boisson consiste à
perdre la règle de la raison. Mais ce défaut de raison peut être accompagné
d'un certain pouvoir d'ordre inférieur, et ce pouvoir peut être parfait dans
son genre, malgré l'opposition ou la défaillance de la raison. Mais la
perfection de cette sorte de pouvoir, comme elle comporte la défaillance de la
raison, ne pourrait être appelée vertu humaine.
3. La raison se montre d'autant plus parfaite qu'elle peut
davantage surmonter ou supporter les infirmités du corps et des facultés
inférieures. Et c'est pourquoi l'on dit que la vertu humaine, celle qui est
attribuée à la raison, "montre sa plénitude dans la faiblesse", non
certes de la raison, mais du corps et des facultés inférieures.
Objections :
1. On ne peut accepter la définition courante qui est celle-ci
: "La vertu est la bonne qualité de l'esprit, qui assure une vie droite,
dont nul ne fait mauvais usage, que Dieu opère en nous sans nous." En
effet, la vertu est la bonté de l'homme, car c'est elle qui rend bon celui qui la
possède. Mais il ne semble pas qu'elle soit bonne, de même que la blancheur
n'est pas blanche. Il est donc illogique d'appeler la vertu une bonne qualité.
2. La différence spécifique n'est jamais plus générale que le
genre auquel elle appartient et qu'elle divise. Or le bien est plus commun que
la qualité, puisqu'il est convertible avec l'être. Il ne doit donc pas être mis
dans une définition de la vertu pour différencier la qualité.
3. Comme dit saint Augustin : "Dès qu'il se rencontre
quelque chose qui ne nous est pas commun avec les bêtes, cela relève de
l'esprit." Mais il y a des vertus même dans les facultés irrationnelles,
comme l'observe le Philosophe. Toute vertu n'est donc pas une bonne qualité de
l'esprit.
4. La rectitude est affaire de justice, si bien que les mêmes
gens sont appelés justes et droits. Mais la justice est une espèce de la vertu.
Il est donc illogique de faire entrer la vie droite dans la définition de la
vertu.
5. S'enorgueillir d'une chose, c'est en faire un mauvais
usage. Mais il y a beaucoup de gens qui s'enorgueillissent de la vertu :
"L'orgueil, dit saint Augustin, se glisse insidieusement dans les bonnes
oeuvres pour les détruire." Il est donc faux qu'on ne puisse faire mauvais
usage de la vertu.
6. On est justifié grâce à la vertu. Or en commentant le texte
de saint Jean (14, 12) : "Il fera des oeuvres plus grandes", saint Augustin
affirme : "Celui qui t'a créé sans toi ne te justifiera pas sans
toi." Il est donc inadmissible de dire que Dieu opère en nous la vertu
sans nous.
Cependant :
Il y a l'autorité
de saint Augustin : la définition que l'on critique est composée de paroles
prises surtout à son traité Du Libre Arbitre.
Conclusion :
Cette définition
embrasse parfaitement tout ce qui est essentiel à la vertu. La notion parfaite
d'une réalité récapitule toutes ses causes. Or notre définition comprend toutes
les causes de la vertu.
La cause formelle
de la vertu, comme de n'importe quelle réalité, est tirée d'un genre et d'une
différence, quand on dit que c'est une "bonne qualité". Le genre de
la vertu, c'est la qualité ; la différence, c'est le bien. La définition serait
cependant plus juste si, au lieu de la qualité, on mettait l'habitus, qui est
le genre prochain.
La vertu, d'autre
part, n'a pas une matière "de quoi" elle soit extraite, pas plus que
les autres accidents ; mais elle a une matière "sur quoi" elle
s'exerce, et une matière "en quoi" elle réside c'est-à-dire un sujet.
La matière "sur quoi", c'est l'objet de la vertu ; on n'a pas pu le
mettre dans la définition pour cette raison que, par l'objet, la vertu se
trouve délimitée dans une espèce, alors qu'on donne ici une définition de la
vertu en général. On se borne donc à mentionner, en guise de cause matérielle,
le sujet de la vertu, quand on dit qu'elle est une bonne qualité "de
l'esprit".
Quant à la fin de
la vertu, puisqu'il s'agit d'habitus actif, elle consiste dans l'activité même.
Mais il faut
remarquer que parmi les habitus actifs quelques-uns sont toujours pour le mal,
les habitus vicieux ; quelques autres, tantôt pour le bien et tantôt pour le
mal, l'opinion par exemple va au vrai et au faux ; mais la vertu est un habitus
qui se porte toujours vers le bien. Aussi, pour discerner la vertu des habitus
qui se portent toujours vers le mal, on dit "qu'elle assure une vie
droite", et pour la distinguer de celles qui se portent tantôt vers le
bien et tantôt vers le mal, on dit que "nul n'en fait mauvais usage".
La cause
efficiente de la vertu infuse, laquelle est visée par notre définition, c'est
Dieu. Voilà pourquoi l'on dit que "Dieu l'opère en nous sans nous".
Si vous ôtez ce membre de phrase, le reste de la définition sera commun à
toutes les vertus acquises et infuses.
Solutions :
1. L'être est ce qui vient à l'esprit en premier lieu ; aussi,
dès qu'une réalité est appréhendée par nous, nous lui attribuons l'être, puis,
par suite, l'unité et le bien, qui sont convertibles avec l'être. De là, nous
disons que l'essence est de l'être et qu'elle est une et qu'elle est bonne, que
l'unité aussi est de l'être et qu'elle est une et bonne, et pareillement la
bonté. Mais cela n'a pas lieu lorsqu'il s'agit de formes spéciales comme la
blancheur et la santé, car tout ce que nous appréhendons ne nous apparaît pas
sous l'aspect de blancheur et de santé. - Cependant il faut remarquer ceci. De
même que les accidents et les formes subsistantes portent le nom d'être, non
parce qu'elles possèdent elles-mêmes l'être mais parce que par elles quelque
chose est, de même elles sont dites bonnes ou unes, non certes par quelque
autre bonté ou unité, mais parce que par elles quelque chose est un ou bon.
C'est donc ainsi que la vertu est dite bonne, parce que par elle quelque chose
est bon.
2. Le bien qui entre dans la définition de la vertu, ce n'est
pas le bien en général, qui est convertible avec l'être et qui a plus
d'extension que la qualité, mais le bien de la raison, selon ce que dit Denys :
"Le bien de l'âme, c'est de suivre la raison."
3. La vertu ne peut être dans la partie irrationnelle de l'âme
si ce n'est en tant que cette partie de l'âme participe de la raison, selon
Aristote. Et voilà pourquoi la raison, ou esprit, est le sujet propre de la
vertu humaine.
4. La rectitude est propre à la justice lorsqu'elle s'établit
dans les choses extérieures qui sont à l'usage de l'homme et constituent, ainsi
que nous le verrons. La matière propre de la justice. Mais lorsque la rectitude
n'est pas autre que la subordination aux fins qu'on doit avoir et à la loi
divine qui est, avons-nous dite, la règle de la volonté humaine, elle est
commune à toute vertu.
5. On peut mal user de la vertu à titre d'objet, par exemple
lorsqu'on la juge mal, qu'on la déteste, ou qu'on s'en enorgueillit. Mais à
titre de principe, on ne peut en faire mauvais usage en ce sens que l'acte de
vertu serait mauvais.
6. La vertu infuse est causée en nous par Dieu sans que nous
agissions, non pas cependant sans que nous consentions ; et c'est ainsi qu'il
faut entendre les mots "que Dieu opère en nous sans nous". Au
contraire, ce qui est fait par nous, c'est bien Dieu qui le cause en nous, mais
non pas sans que nous agissions ; c'est lui en effet qui opère dans toute
volonté comme dans toute nature.
1. La vertu
a-t-elle pour siège une puissance de l'âme ? -2. Une seule vertu peut-elle résider
dans plusieurs puissances ? - 3. L'intelligence peut-elle être le siège de la
vertu ? - 4. L'irascible et le concupiscible ? - 5. Les facultés de
connaissance sensible ? - 6. La volonté ?
Objections :
1. Il ne semble pas que la vertu ait pour siège une puissance
de l'âme, car, selon saint Augustin, "la vertu est ce qui assure une vie
droite." Or on ne vit pas par une puissance de l'âme, mais par son
essence. C'est donc dans l'essence de l'âme que réside la vertu.
2. Selon le Philosophe, "la vertu est ce qui rend bon
celui qui la possède et rend son oeuvre bonne". Mais, de même que
l'essence se réalise par la puissance, l'homme vertueux se réalise par
l'essence de l'âme. La vertu n'appartient donc pas plus aux puissances de l'âme
qu'à son essence.
3. La puissance se range dans la seconde espèce de qualité. La
vertu est aussi une qualité, nous l'avons vu. Or il n'existe pas une qualité de
la qualité. Donc la vertu ne siège pas dans une puissance de l'âme.
Cependant :
Selon le
Philosophe, "la vertu est le point ultime de la puissance". Mais le
point ultime d'une chose est encore en elle. Donc la vertu est dans les
puissances de l'âme.
Conclusion :
Que la vertu
appartienne aux puissances de l'âme, c'est un point qui peut être rendu évident
par trois raisons. l° Par la notion même de vertu qui implique la perfection
d'une puissance. 2° Par le fait que la vertu est un habitus actif : toute
activité vient de l'âme par le moyen d'une puissance. 3° Par le fait que la
vertu est une disposition au meilleur ; or, le meilleur, c'est la fin qui est
soit l'activité même d'un être, soit le résultat obtenu par l'activité émanant
de la puissance. La vertu humaine a donc bien pour siège les puissances de
l'âme.
Solutions :
1. Vivre se prend en deux sens. Tantôt on appelle ainsi
l'existence même du vivant, et à cet égard vivre appartient à l'essence de
l'âme, car c'est là qu'est pour le vivant le principe de l'existence. Dans un
autre sens on appelle vivre l'activité du vivant, et c'est ainsi que la vertu
assure une vie droite en tant qu'elle fait agir droitement.
2. Ou le bien se confond avec la fin, ou l'on appelle bien ce
qui est ordonné à la fin. C'est pourquoi, puisque le bien de celui qui agit
consiste à agir, le fait même que la vertu rend bon celui qui agit se réfère du
même coup à l'action et par suite à la puissance.
3. Dire qu'un accident est dans un autre comme dans son sujet,
ce n'est pas dire qu'un accident puisse être par lui-même le soutien d'un autre
accident, mais c'est dire qu'un accident est inhérent à la substance par
l'intermédiaire d'un autre accident, comme la couleur est inhérente au corps
moyennant la surface, ce qui fait dire que la surface est le siège de la
couleur. C'est de cette manière que la puissance de l'âme est appelée siège de
la vertu.
Objections :
1. Il semble qu'une vertu puisse résider en deux puissances.
Car les habitus sont connus par les actes. Or un seul acte peut émaner à des
titres divers de facultés diverses ; ainsi une promenade procède à la fois de
la raison qui la dirige, de la volonté qui donne l'impulsion, et de la faculté
motrice qui exécute. Donc un seul habitus peut exister aussi dans plusieurs
puissances.
2. Le Philosophe dit que trois choses sont requises pour la
vertu : "Savoir, vouloir et agir avec constance". Mais savoir
appartient à l'intelligence, et vouloir à la volonté. Donc la vertu peut
résider dans plusieurs puissances.
3. La prudence est dans la raison puisqu'elle est "la
droite règle de l'action", comme il est dit dans l'Éthique. Elle est aussi
dans la volonté, puisqu'elle ne peut exister avec une volonté perverse, comme
dit le même livre. Une seule vertu peut donc résider en deux puissances.
Cependant :
La vertu réside
dans la puissance de l'âme comme dans son siège. Or le même accident ne peut
avoir son siège dans plusieurs sujets. Une seule vertu ne peut donc exister
dans plusieurs puissances de l'âme.
Conclusion :
Qu'une chose
existe en deux sujets, cela peut se présenter de deux façons. 1° De telle façon
qu'elle soit à titre égal dans l'un et l'autre. En ce sens, il est impossible
qu'une vertu unique soit en deux puissances, parce que la diversité des
puissances dépend de la condition générale des objets, la diversité des habitus
de leur condition spéciale, de sorte que partout où il y a diversité de
puissances il y a diversité d'habitus, mais non pas inversement. 2° Une chose
peut être en deux ou plusieurs sujets d'une autre façon, quand c'est non à
titre égal mais suivant un ordre. En ce sens une vertu peut appartenir à
plusieurs puissances, de telle sorte qu'elle soit dans l'une à titre principal,
et s'étende aux autres par mode de diffusion ou par mode de préparation, selon
qu'une faculté est mue par une autre, et selon qu'une faculté est tributaire
d'une autre.
Solutions :
1. Le même acte ne peut pas à titre égal et au même degré
appartenir à diverses puissances, mais il le peut si c'est sous divers aspects
et selon des relations différentes.
2. Savoir est exigé préalablement à la vertu morale en tant
que celle-ci agit selon la droite raison. Mais essentiellement la vertu morale
réside dans l'appétit.
3. La prudence est réellement dans la raison comme dans son
siège ; mais elle présuppose comme un principe la droiture de la volonté comme
on le dira plus loin.
Objections :
1. Il semble que non, car pour saint Augustin toute vertu est
amour. Or le siège de l'amour n'est pas l'intelligence, mais uniquement la
faculté appétitive. Il n'y a donc aucune vertu dans l'intelligence.
2. D'après ce qui a été dit il est évident que la vertu est
ordonnée au bien. Or le bien n'est pas l'objet de l'intelligence mais de la
faculté appétitive. Le siège de la vertu n'est donc pas l'intelligence mais la
faculté appétitive.
3. Selon le Philosophe, la vertu rend bon celui qui la
possède. Mais les habitus qui assurent la perfection de l'intelligence ne
rendent pas bon celui qui les possède, car on ne dit pas qu'un homme est bon
parce qu'il possède une science ou un art. L'intelligence n'est donc pas le
sujet de la vertu.
Cependant :
Ce qu'on appelle
l'esprit, c'est surtout l'intelligence. Or il résulte de la définition donnée
plus haut que le siège de la vertu est précisément l'esprit. Donc
l'intelligence est bien le siège de la vertu.
Conclusion :
Nous l'avons dit,
la vertu est l'habitus dont on use bien. Or l'habitus est ordonné à l'acte bon
de deux manières. l° En tant qu'on acquiert par cet habitus une capacité pour
bien faire, comme l'habitus de la grammaire donne la capacité de bien parler.
La grammaire ne fait pourtant pas qu'on s'exprime toujours correctement, car un
grammairien peut faire des barbarismes ou des solécismes. Et il en est de même
dans les autres branches des sciences et des arts. 2° D'autre part, l'habitus
est ordonné à l'acte bon quand il donne la faculté d'agir, mais quand il fait
aussi qu'on use droitement de cette faculté ainsi, la justice ne fait pas
seulement qu’on a une volonté prête à accomplir des oeuvres justes, mais elle
fait aussi qu'on agit justement.
Or le bien, comme
l'être, ne s'attribue pas sans réserves à un être en tant qu'il est en
puissance, mais en tant qu'il est en acte. Aussi est-ce par des habitus de ce
genre qu'on dit de façon absolue qu'un homme fait le bien, et qu'il est bon,
par exemple parce qu'il est juste ou tempérant. Et ainsi des autres vertus. Et
parce que la vertu est ce qui rend bon l'homme vertueux et rend bonne son
oeuvre, des habitus de ce genre sont appelés de façon absolue des vertus, parce
qu'ils rendent bonne l’oeuvre en acte, et rendent absolument bons celui qui les
a. Au contraire, les habitus de la première sorte ne sont pas appelés vertus de
façon absolue parce qu'ils ne rendent pas les oeuvres bonnes, si ce n'est par
une certaine capacité, et parce qu'ils n'assurent pas non plus d'une manière
absolue le bien de celui qui les possède. On ne dit pas en effet de façon
absolue qu'un homme est bon par le fait qu'il est un savant ou un artisan ; on
dit seulement qu'il est bon sous un certain rapport, par exemple un bon
grammairien ou un bon ouvrier. C'est pour cela que le plus souvent on oppose la
science et l'art à la vertu, et parfois pourtant on les appelle vertus, comme
cela se voit dans l'Éthique.
Donc un habitus
qui est appelé vertu dans un sens relatif peut avoir son siège dans
l'intelligence, non seulement dans l'intellect pratique, mais aussi dans
l'intellect spéculatif en dehors de tout rapport à la volonté. Ainsi le
Philosophe prétend au même endroit que la science, la sagesse, l'intelligence
et même l'art sont des vertus intellectuelles. Au contraire, le siège de
l'habitus qui est appelé vertu dans le sens absolu ne peut être que la volonté,
ou une autre puissance en tant qu'elle est mue par la volonté. La raison en est
que la volonté meut à leurs actes toutes les autres puissances qui de quelque
manière sont rationnelles, comme on l'a vu. C'est pourquoi, lorsque, en acte,
on agit bien, cela vient de ce qu'on a une volonté bonne. Aussi, lorsqu'une
vertu porte à bien agir en acte, c'est qu'on ne l'a pas seulement comme une
capacité ; il faut qu'on l'ait ou dans la volonté elle-même, ou dans une
puissance en tant que cette puissance est mue par la volonté.
Or il arrive que
l'intelligence est mue par la volonté, comme les autres puissances ; en effet
on pense à certaines choses d'une manière actuelle du fait même qu'on le veut.
Voilà comment l'intelligence en tant qu'elle est ordonnée à la volonté peut
être le siège de ce qu'on appelle absolument parlant la vertu. C'est ainsi que
l'intellect spéculatif ou raison est le siège de la vertu de foi, car pour
donner son assentiment aux choses de la foi, l'intelligence est mue par le
commandement de la volonté : on ne croit que si l'on a la volonté de croire.
L'intellect pratique, de son côté, est le siège de la prudence. La prudence
étant en effet la droite règle de l'action, il est requis à cette vertu qu'on
soit dans une bonne attitude à l'égard de ces principes de nos raisons d'agir
que sont les fins humaines ; cette bonne attitude à l'égard des fins se prend
par la rectitude de la volonté, de même qu'à l'égard des principes de l'ordre
spéculatif elle a lieu par la lumière naturelle de l'intellect agent. C'est
pourquoi, de même que la science, qui est la droite règle de la spéculation, a
pour siège un intellect spéculatif ordonné à l'intellect agent, de même la
prudence a pour siège un intellect pratique ordonné à une volonté droite.
Solutions :
1. Cette parole de saint Augustin doit s'entendre de la vertu
prise au sens absolu ; elle ne signifie pas que toute vertu de cette sorte soit
purement et simplement amour, mais qu'elle dépend en quelque manière de
l'amour, dans la mesure où elle dépend de la volonté dont la première
affection, nous l'avons dit, est l'amour.
2. Le bien de tout être, c'est sa fin. Aussi, comme le vrai
est la fin de l'intelligence, connaître le vrai est le bon exercice de
l'intelligence. C'est pourquoi l'habitus qui assure la perfection de cette
puissance pour la connaissance du vrai, soit dans la spéculation soit dans la
pratique, est appelée vertu.
3. L'argument est valable s'il s'agit de la vertu prise
absolument.
Objections :
1. C'est impossible, semble-t-il. Car ce sont là des énergies
communes à nous et aux bêtes, tandis que nous parlons maintenant de la vertu en
tant qu'elle est propre à l'homme, et à ce titre appelée vertu humaine. Donc la
vertu humaine ne peut pas avoir pour siège l'irascible et le concupiscible qui
sont des fonctions de l'appétit sensible, nous l'avons vu dans la première
Partie.
2. L'appétit sensible est une énergie qui se sert d'organes
corporels. Or le bien de la vertu ne peut pas résider dans le corps de l'homme,
car saint Paul a dit (Rm 7, 18) : "je sais que le bien n'habite pas dans
ma chair." Donc l'appétit sensible ne peut être le siège de la vertu.
3. Saint Augustin prouve que la vertu ne réside pas dans le
corps mais dans l'âme du seul fait que le corps est gouverné par l'âme ; par
suite, si quelqu'un fait bon usage de son corps, cela est entièrement rapporté
à l'âme ; "de même, si c'est en m'obéissant que le cocher mène bien les
chevaux qu'il dirige, c'est à moi qu'en revient tout le mérite". Mais, de
même que l'âme régit le corps, c'est ainsi que la raison régit l'appétit
sensible. Donc, si l'irascible et le concupiscible sont conduits dans le droit
chemin, tout cela est dû à la partie raisonnable de l'âme. Or la vertu,
avons-nous dit plus haut, est ce qui assure une vie droite. Par conséquent, elle
n'est ni dans l'irascible ni dans le concupiscible, mais uniquement dans la
partie rationnelle.
4. "L'acte principal de la vertu morale c'est le
choix", dit Aristote. Or le choix n'est pas un acte de l'irascible ni du
concupiscible, mais de la raison, on l'a dit précédemment. La vertu morale est
donc dans la raison.
Cependant :
On place la force
dans l'irascible, la tempérance dans le concupiscible, ce qui fait dire au
Philosophe que "ce sont les vertus des parties irrationnelles".
Conclusion :
L'irascible et le
concupiscible peuvent être considérés de deux façons. En soi, en tant qu'ils
sont des fonctions de l'appétit sensible. A cet égard il ne leur appartient pas
d'être sièges de la vertu. Mais ils peuvent aussi être considérés en tant
qu'ils participent de la raison, parce qu'il leur est naturel de lui obéir. A
ce point de vue, l'irascible, comme le concupiscible, peut être le siège de la
vertu humaine, car ces puissances sont le principe de l'action humaine dans la
mesure où elles participent de la raison. Et dans ces puissances il est
nécessaire de mettre des vertus.
Qu'il y en ait
effectivement, c'est évident. En effet, l'acte qui sort d'une puissance en tant
qu'elle est mue par une autre ne peut être un acte parfait si les deux
puissances n'y sont pas bien disposées ; ainsi l'activité de l'artisan ne peut
être une réussite si lui-même n'est pas bien disposé à agir, et l'instrument
aussi. Par conséquent, dans les domaines où opèrent l'irascible et le
concupiscible sous l'impulsion de la raison, il est nécessaire que l'habitus
qui assure la perfection de leur acte soit non seulement dans la raison mais
aussi en eux. Et parce que la bonne disposition d'une puissance qui meut tout
en étant mue dépend de sa conformité avec la puissance qui la meut, la vertu
qui est dans l'irascible et le concupiscible n'est pas autre chose que la
conformité, acquise par l'habitus, de ces puissances avec la raison.
Solutions :
1. L'irascible et le concupiscible pris en soi et comme
appartenant à l'appétit sensible sont communs à nous et aux bêtes ; mais dans
la mesure où ils sont raisonnables par participation comme obéissant à la
raison, ils sont propres à l'homme et de cette manière peuvent être le sujet de
la vertu humaine.
2. De même que la chair de l'homme, si elle ne possède pas par
soi-même le bien de la vertu, devient cependant l'instrument de l'activité
vertueuse lorsque, sous l'impulsion de la raison, "nous mettons nos
membres au service de la justice" (Rm 6, 19), de même l'irascible et le
concupiscible n'ont certes pas par eux-mêmes le bien de la vertu, mais sont
plutôt un foyer de corruption. Et pourtant, dans la mesure où ils se conforment
à la raison, le bien de la vertu morale prend racine en eux.
3. C'est selon une raison différente que le corps est régi par
l'âme, et que l'irascible et le concupiscible le sont par la raison. Le corps
obéit à l'âme immédiatement et sans résistance là où il lui est naturel d'être
mû par elle. De là ce mot du Philosophe : "L'âme régit le corps avec un
pouvoir despotique", c'est-à-dire comme un meure son esclave. C'est
pourquoi tout le mouvement du corps est rapporté à l'âme, et la vertu ne réside
pas dans le corps mais seulement dans l'âme. Au contraire, l'irascible et le
concupiscible n'obéissent pas immédiatement à la raison mais gardent leurs
mouvements propres qui, de temps en temps, s'opposent à la raison. D'où le mot
du Philosophe dans le même livre : "La raison régit l'irascible et le
concupiscible avec un pouvoir politique", c'est-à-dire comme on gouverne des
hommes libres, qui gardent en certaines choses leur volonté propre. A cause de
cela, il faut qu'il y ait jusque dans ces puissances des vertus qui les
préparent bien à leur activité.
4. Dans le choix il y a deux choses : l'intention de la fin,
qui appartient à la vertu morale, et l'examen préalable des moyens, qui
appartient à la vertu de prudence, dit Aristote. Or, quand on a une intention
droite de la fin au sujet des passions, cela vient d'une bonne disposition de
l'irascible et du concupiscible. Et voilà pourquoi les vertus morales en
matière de passions se trouvent dans ces deux facultés. Mais la prudence à son
siège dans la raison.
Objections :
1. Il semble qu'il peut y avoir de la vertu à l'intérieur des
facultés sensibles de connaissance. En effet, l'appétit sensible peut être le
sujet de la vertu en tant qu'il obéit à la raison. Or les facultés internes de
la connaissance sensible obéissent à la raison : imagination, cogitative,
mémoire sont aux ordres de la raison. Donc la vertu peut résider dans ces
facultés.
2. De même que l'appétit raisonnable qu'est la volonté peut
être empêché ou même aidé dans son acte par l'appétit sensible, de même
l'intelligence ou raison peut être empêchée ou même aidée par les facultés en
question. De même donc que la vertu peut exister dans les facultés sensibles
d'appétit, de même dans celles de connaissance.
3. La prudence est une vertu dont la mémoire fait partie,
selon Cicéron. Il peut donc y avoir de la vertu dans la mémoire, et pour la
même raison dans les autres facultés intérieures de connaissance.
Cependant :
Toutes les vertus,
dit le Philosophe, sont ou intellectuelles ou morales. Or les vertus morales
sont toutes dans les facultés d'appétit ; les intellectuelles, dans
l'intelligence ou raison, comme le montre Aristote. Il n'y a donc aucune vertu
dans les facultés internes de connaissance sensible.
Conclusion :
Dans ces facultés
il y a des habitus. C'est rendu évident surtout par cette observation du
Philosophe : "Pour mémoriser une chose après une autre, l'habitude agit,
car elle est comme une nature." Or, l'habitus, né de l'habitude, n'est pas
autre chose qu'une habitude acquise au point de devenir naturelle. Ce qui fait
dire à Cicéron que la vertu "est l'habitus de se conformer à la raison
comme par nature". Chez l'homme cependant, ce qui s'acquiert par habitude
dans la mémoire et dans les autres facultés de connaissance sensible n'est pas
par soi un habitus mais une annexe des habitus de l'intelligence, nous l'avons
dit plus haut.
S'il y a des
habitus dans ces sortes de facultés, on ne peut cependant pas dire que ce sont
des vertus. Car la vertu est un habitus parfait par lequel on ne peut que bien
agir. Il faut donc que la vertu soit dans la puissance même qui est capable de
bien agir jusqu'au bout. Or la connaissance du vrai ne s'achève pas dans les
facultés sensibles, mais ces facultés sont en quelque sorte préparatoires à la
connaissance intellectuelle. Voilà pourquoi ce n'est pas dans ces facultés que
résident les vertus par lesquelles on connaît le vrai, mais plutôt dans
l'intelligence ou raison.
Solutions :
1. L'appétit sensible, dans son rapport à l'appétit de raison
qu'est la volonté, est comme mû par lui. Et c'est pourquoi l’oeuvre des
facultés appétitives s'achève dans l'appétit sensible. A cause de cela,
celui-ci est le siège de la vertu. Mais les facultés sensibles de connaissance
sont plutôt motrices à l'égard de l'intelligence, puisque les images sont pour
l'âme intelligente, dit le livre III du traité De l'Ame, comme les couleurs
pour la vue. Voilà pourquoi l’oeuvre de la connaissance se termine dans
l'intellect. Et à cause de cela les vertus de connaissance sont dans l'intelligence
ou dans la raison elle-même.
2. Cela donne la solution de la deuxième objection.
3. On ne fait pas de la mémoire une partie de la prudence
comme une espèce est une partie du genre ; ce serait faire de la mémoire
elle-même une vertu par soi. Mais on veut dire qu'une des choses requises pour
la prudence, c'est une bonne mémoire, de sorte que celle-ci se présente en
quelque sorte comme une partie intégrante de la vertu.
Objections :
1. Apparemment, non. Car un habitus n'est pas requis pour ce
qui convient à une puissance par son essence même. Or puisque, d'après le
Philosophe, la volonté réside dans la raison et que chaque être recherche naturellement
son bien propre, il appartient à son essence de tendre à ce qui est bon selon
la raison. Mais toute vertu est ordonnée à cela, car, pour Cicéron :
"la vertu est l'habitus de se conformer à la raison comme par
nature". La volonté n'est donc pas le siège de la vertu.
2. Toute vertu est intellectuelle ou morale. Or la vertu
intellectuelle a son siège dans l'intelligence ou raison, mais non dans la
volonté. La vertu morale a le sien dans l'irascible et dans le concupiscible,
qui sont encore de la raison participée. Aucune vertu n'a donc son siège dans
la volonté.
3. Tous les actes humains, auxquels sont ordonnées les vertus,
sont volontaires. Donc, si à l'égard de quelques-uns d'entre eux il y a une
vertu dans la volonté, il y en aura également pour tous. Donc, ou bien il n'y
aura de vertu dans aucune autre puissance, ou bien deux vertus seront ordonnées
au même acte, ce qui ne semble pas admissible. Donc la volonté ne peut être le
sujet de la vertu.
Cependant :
Il faut une plus
grande perfection dans ce qui meut que dans ce qui est mû. Or, la volonté meut
l'irascible et le concupiscible. Il doit donc y avoir beaucoup plus de vertu en
elle qu'en ceux-ci.
Conclusion :
Comme l'habitus
est ce qui perfectionne la puissance pour agir, la puissance a besoin qu'un
habitus lui apporte ce perfectionnement pour bien agir - et c'est cet habitus
qui est la vertu -, chaque fois que sa propre essence n'y suffit pas. Or on
envisage toujours l'essence propre d'une puissance par son ordre à l'objet.
Aussi, puisque l'objet de la volonté, nous l'avons dit, est le bien de la
raison proportionné à nos vouloirs, la volonté n'a pas besoin que la vertu
vienne la parfaire. Mais s'il arrive que nous ayons à vouloir un bien qui
dépasse la proportion de nos vouloirs soit quant à l'espèce humaine tout
entière, le bien divin par exemple qui transcende les limites de notre nature,
soit quant à l'individu, le bien du prochain par exemple, alors la volonté a
besoin de la vertu. Et c'est pourquoi ces sortes de vertus, charité, justice,
etc., qui ordonnent l'affection de l'homme vers Dieu ou vers le prochain, ont
réellement leur siège dans la volonté.
Solutions :
1. Ce raisonnement est valable s'il s'agit des vertus qui
tendent au bien propre de celui-là même qui veut, comme la tempérance et la
force qui ont pour matière les passions humaines, et les autres de même sorte,
comme cela ressort de ce que nous avons dit.
2. Le raisonnable par participation, ce n'est pas seulement
l'irascible et le concupiscible, c'est en général, dit Aristote, tout ce qui
touche l'appétit. Or celui-ci englobe la volonté. C'est pourquoi, s'il y a
quelque vertu dans la volonté, cette vertu sera morale, à moins qu'elle ne soit
théologale comme on le verra plus loin.
3. Il y a des vertus qui sont adaptées au bien que représente
l'usage modéré de la passion, et c'est là le bien propre de tel ou tel homme en
particulier ; aussi en pareil cas il n'est pas nécessaire qu'il y ait une vertu
dans la volonté, étant donné que la nature de la puissance y suffit. Cela est nécessaire
uniquement dans les vertus qui sont ordonnées à un bien extrinsèque.
Examinons maintenant la distinction des vertus : l° quant aux vertus
intellectuelles (Question 57) ; 2° quant aux vertus morales (Question 58-61) ;
quant aux vertus théologales (Question 62).
1. Les habitus
intellectuels spéculatifs sont-ils des vertus ? - 2. Sont-ils au nombre de
trois : la sagesse, la science et la simple intelligence ? - 3. Cet habitus
intellectuel qu'est l'art est-il une vertu ? - 4. La prudence est-elle une
vertu distincte de l'art ? - 5. La prudence est-elle une vertu nécessaire à
l'homme ? - 6. Le bon conseil, le bon sens et l'équité sont-ils des vertus
annexes de la prudence ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car la vertu est un habitus d'action,
nous l'avons dit. Or les habitus spéculatifs ne sont pas pour l'action, puisque
l'ordre spéculatif se distingue précisément du pratique, qui est pour l'action.
2. La vertu a pour objet ce qui met l'homme en possession de
sa félicité ou béatitude puisqu'au dire du Philosophe "la félicité est la
récompense de la vertu". Mais les habitus intellectuels ne considèrent pas
les actes humains ni les autres biens humains par lesquels on obtient la
béatitude, ils considèrent plutôt les choses de la nature ou de Dieu. On ne
peut donc pas dire que ce sont des vertus.
3. La science est un habitus spéculatif. Or le Philosophe fait
bien voir que science et vertu sont distinctes comme deux genres qui ne
s'emboîtent pas l'un dans l'autre.
Cependant :
Seuls les habitus
spéculatifs traitent du nécessaire, où les choses ne peuvent pas être autrement
qu'elles ne sont. Or le Philosophe met des vertus intellectuelles dans la
partie de l'âme qui considère le nécessaire. Donc les habitus spéculatifs sont
des vertus.
Conclusion :
Puisque toute
vertu se définit par rapport au bien, comme on l'a dite, un habitus est appelé
vertu de deux manières : tantôt parce qu'il donne la faculté de bien agir,
tantôt parce qu'avec la faculté il donne aussi le bon usage. Et cela, nous
l'avons dit, appartient uniquement aux habitus qui regardent la puissance
appétitive de l'âme, laquelle nous donne l'exercice de toutes nos puissances et
habitus.
Donc, puisque les
habitus intellectuels spéculatifs ne perfectionnent pas la partie appétitive,
et même ne la regardent en aucune façon mais regardent seulement la partie
intellectuelle de l'âme, on peut bien les appeler des vertus en tant qu'elles
donnent la faculté de cette bonne opération qui consiste à considérer le vrai,
car c'est là le bon ouvrage de l'intelligence ; on ne dira cependant pas que ce
sont des vertus de la seconde manière, comme celles qui donnent le bon usage
d'une puissance ou d'un habitus. En effet, de ce qu'on a l'habitus d'une
science spéculative, on n'est pas incliné à en faire usage, on est seulement
capable de contempler le vrai dans ces choses dont on a la science ; mais
l'usage que l'on fait de cette science est mû par la volonté. Et c'est pourquoi
la vertu qui perfectionne la volonté, comme la charité ou la justice, fait
aussi qu'on se sert bien de ces habitus spéculatifs qui ne perfectionnent que
l'intelligence. Et c'est par là que même dans les actes de ces habitus il peut
y avoir du mérite s'ils sont accomplis par charité, comme saint Grégoire dit
que "la vie contemplative a plus de mérite que la vie active".
Solutions :
1. Il y a deux sortes d'oeuvres, l’oeuvre extérieure et
l’oeuvre intérieure. L'oeuvre pratique ou active, qui s'oppose à 1'oeuvre
spéculative, est quelque chose d'extérieur, et ce n'est pas pour elle qu'est
fait l'habitus spéculatif. Cependant celui-ci est ordonné à l’oeuvre intérieure
de l'esprit, qui consiste à contempler le vrai, et à cet égard il est un
habitus actif.
2. Le domaine de la vertu est double. D'une première manière,
selon ses objets. Et de ce point de vue les vertus spéculatives ne s'occupent
pas des réalités par lesquelles l'homme devient bienheureux à moins que le mot
"par" ne désigne la cause efficiente et l'objet de la complète
béatitude qu'est Dieu, souveraine réalité à contempler. - Le domaine de la
vertu comprend aussi des actes. Et de ce côté les vertus intellectuelles s'attachent
à ce qui rend bienheureux, parce que leurs actes peuvent être méritoires, comme
on vient de le dire, et aussi parce qu'ils sont un commencement de la parfaite
béatitude, qui consiste, avons-nous dit, dans la contemplation de la vérité.
3. Science et vertu s'opposent si l'on parle de la vertu au
second sens, celle qui ressortit à la puissance appétitive.
Objections :
1. C'est là, semble-t-il, une mauvaise division. On ne doit
pas opposer une espèce à un genre. Or la sagesse est une espèce de science,
d'après le Philosophe. On ne doit donc pas l'opposer à la science dans le
dénombrement des vertus intellectuelles.
2. Dans la distinction des puissances et des actes, qui se
fait d'après les objets, l'attention se porte principalement sur ce qu'il y a
de formel en ceux-ci, comme nous l'avons montré précédemment. On ne doit donc
pas distinguer les habitus par l'objet matériel mais par la raison formelle de
cet objet. Or le principe de la démonstration est la raison formelle qui donne
la science des conclusions. Nous ne devons donc pas placer dans l'intelligence
des principes un habitus ou une vertu différents de la science des conclusions.
3. Une vertu est appelée intellectuelle lorsqu'elle réside
dans ce qui est essentiellement en nous la raison. Mais la raison, même
spéculative, raisonne aussi bien par syllogismes dialectiques que par
syllogismes démonstratifs. Donc, si la science, fruit du syllogisme
démonstratif, est une vertu intellectuelle spéculative, l'opinion en est une
aussi.
Cependant :
Le Philosophe ne
compte que ces trois vertus intellectuelles spéculatives sagesse, science et
intelligence.
Conclusion :
Comme nous l'avons
déjà dit, la vertu intellectuelle spéculative est celle qui perfectionne
l'intellect spéculatif dans la connaissance du vrai, car c'est là son oeuvre
bonne. Or le vrai peut être envisagé de deux façons : comme connu par soi, et
comme connu par autre chose. Connu par soi, il se présente comme un principe et
il est immédiatement perçu par l'intelligence. C'est pourquoi l'habitus qui
perfectionne l'esprit dans cette façon de connaître le vrai est appelé simple
intelligence, et il est l'habitus des principes.
Quand le vrai est
connu par autre chose, il n'est pas perçu immédiatement par l'intelligence mais
par une enquête de la raison, et il se présente comme un terme. Ce qui peut
signifier ou qu'il est ultime dans un genre donné, ou qu'il l'est par rapport à
toute connaissance humaine. Et comme "les choses qui sont connues en
dernier lieu par rapport à nous sont premières et plus connues selon la
nature", il s'ensuit que ce qui est ultime par rapport à toute
connaissance humaine, c'est ce qu'il y a de premier et de plus connaissable par
nature. Et c'est à cela que s'applique "la sagesse qui considère les
causes les plus hautes". Aussi convient-il qu'elle juge et règle tout,
parce qu'un jugement définitif et universel ne peut avoir lieu qu'en remontant
aux causes premières. - Quant à ce qui est ultime en tel ou tel genre de
connaissance, c'est la science qui parfait l'intelligence. Et voilà pourquoi
les sciences comportent autant d'habitus différents qu'il y a de genres
différents dans les choses à savoir, alors qu'il n'y a cependant qu'une seule
sagesse.
Solutions :
1. La sagesse est une science en ce qu'elle possède ce qui est
commun à toutes les sciences : une démonstration des conclusions à partir des
principes. Mais parce qu'elle a quelque chose de plus que les autres sciences,
en tant qu'elle porte un jugement sur tout, et pas seulement sur les
conclusions mais aussi sur les principes, elle est par là même une vertu
essentiellement plus parfaite que la science.
2. Quand un objet formel est rattaché par un seul et même acte
que l'objet matériel à une puissance ou à un habitus, alors il n'y a plus à
tenir compte, pour distinguer celles-ci, d'objet formel et d'objet matériel ;
ainsi, à la même puissance de vision il appartient de voir les couleurs, et
aussi la lumière, puisque celle-ci est la raison formelle de voir les couleurs
et qu'elle est vue en même temps qu'elles. Mais les principes de la
démonstration peuvent être considérés à part, sans que les conclusions le
soient. Ils peuvent aussi être considérés en même temps que les conclusions,
puisque c'est eux que l'on conduit jusqu'aux conclusions. Donc, envisager les
principes de cette seconde manière est affaire de science, puisque la science
va jusqu'aux conclusions, mais les envisager en eux-mêmes est affaire de simple
intelligence. - Par conséquent, si l'on y réfléchit bien, ce sont là trois
vertus qui se distinguent les unes des autres non à titre égal mais suivant un
ordre, comme il arrive dans ce qu'on appelle "un tout potentiel" dont
une partie est plus parfaite qu'une autre ; ainsi l'âme raisonnable est plus
parfaite que l'âme sensible, et celle-ci que l'âme végétative. De cette manière
en effet la science dépend de la simple intelligence comme d'un principe
supérieur, et l'une comme l'autre dépendent de la sagesse comme du principe
suprême, puisque la sagesse contient au-dessous d'elle et l'intelligence et la
science, ayant qualité pour juger des conclusions des sciences et de leurs
principes.
3. Nous l'avons dit plus haut, l'habitus vertueux est toujours
déterminé au bien, jamais au mal. Or le bien de l'intelligence, c'est le vrai ;
son mal, c'est le faux. C'est pourquoi on n'appelle vertus intellectuelles que
les habitus qui permettent de dire toujours le vrai, jamais le faux. Mais
l'opinion et le soupçon peuvent porter sur le vrai et sur le faux ; aussi ce ne
sont pas des vertus intellectuelles, selon Aristote.
Objections :
1. Il ne semble pas, car saint Augustin dit que personne ne
fait mauvais usage de la vertu. Or certains font de l'art un mauvais usage, car
un artisan peut utiliser les ressources de son art pour agir mal.
2. Il n'y a pas une vertu de la vertu ; or, selon le
Philosophe "il y a une vertu de l'art". Donc l'art n'est pas une
vertu.
3. Les arts libéraux sont plus excellents que les arts
mécaniques. Mais, de même que les arts mécaniques, les arts libéraux sont
spéculatifs. Donc, si l'art était une vertu intellectuelle, il devrait être
compté au nombre des vertus spéculatives.
Cependant :
Le Philosophe fait
de l'art une vertu ; mais il ne le compte pourtant pas avec les vertus
spéculatives qui ont, d'après lui, leur siège dans la partie de l'âme faite pour
la science.
Conclusion :
L'art n'est pas
autre chose que la droite règle des ouvrages à faire. Cependant leur bien ne
consiste pas dans telle ou telle disposition de l'appétit humain, mais en ce
qui rend bon en soi l'ouvrage que l'on fait. Car l'éloge de l'artisan en tant
que tel ne dépend pas de la volonté qu'il apporte à son ouvrage, mais de la
qualité de cet ouvrage. Ainsi donc, à proprement parler, l'art est un habitus
opératif - Et cependant sur un point il rencontre les habitus spéculatifs,
puisque ces habitus concernent l'état de la réalité considérée, non l'état de
l'appétit humain envers elle. Pourvu que le géomètre démontre bien ce qui est
vrai, peu importe qu'il soit, quant à sa puissance appétitive, joyeux ou irrité
; pas plus que cela n'a d'importance chez un artisan, comme on vient de le
dire. Et c'est pourquoi l'art est une vertu au même titre que les habitus
spéculatifs, c'est-à-dire en ce que ni l'art ni l'habitus spéculatif ne rendent
l’oeuvre bonne quant à l'usage qu'on en fait ; cela revient en propre à la
vertu qui perfectionne l'appétit ; ils se contentent de donner le pouvoir de
bien agir.
Solutions :
1. Lorsqu'un artiste fait de mauvais ouvrages, ce n'est pas
l’oeuvre de l'art ; bien plus, c'est contre l'art. De même, si quelqu'un qui
sait la vérité fait un mensonge, ce qu'il dit n'est pas selon la science.
Aussi, de même que la science est toujours tournée vers le bien, l'art aussi,
et c'est en cela qu'on l'appelle vertu. Néanmoins il n'atteint pas à la
parfaite notion de vertu parce qu'il n'assure pas le bon usage ; pour cela
quelque chose d'autre est requis, encore que ce bon usage ne puisse avoir lieu
sans l'art.
2. Pour faire bon usage de l'art que l'on possède, une volonté
bonne est requise, et celle-ci est perfectionnée par la vertu morale. C'est
pourquoi le Philosophe dit qu'il y a une vertu de l'art, une vertu morale
s'entend, puisque pour le bon usage de l'art une vertu morale est requise. Il
est évident en effet que la justice, en rectifiant la volonté, incline l'artisan
à faire un travail consciencieux.
3. Même dans le domaine spéculatif il y a comme un travail à
faire, par exemple construire convenablement un syllogisme ou un discours
approprié, compter, mesurer. C'est pourquoi toutes les opérations ordonnées à
ces travaux de la raison sont appelées des arts, à cause d'une certaine
similitude, mais des arts libéraux, à la différence de ceux qui sont ordonnés
aux travaux du corps, travaux en quelque sorte serviles, si l'on considère que
le corps est soumis à l'âme comme un esclave, et que c'est par l'âme que l'on
est libre. Quant aux sciences qui n'ont rien à voir avec aucune oeuvre de ce
genre, elles sont simplement appelées sciences, mais non arts. Et si les arts
libéraux sont plus nobles, ce n'est pas à dire qu'ils soient des arts plus que
les autres.
Objections :
1. En apparence non, puisque l'art est la droite règle des
ouvrages. Or ce n'est pas la différence des ouvrages qui peut faire perdre à
une chose sa qualité d'art, car il y a des arts différents dans des oeuvres
extrêmement diverses. Donc, puisque la prudence est la droite règle des
ouvrages, il semble qu'on doive l'appeler un art, elle aussi.
2. La prudence se rapproche de l'art plus que les habitus
spéculatifs, puisque tous deux "s'exercent de façon différente en matière
contingente". Or, certains habitus spéculatifs sont appelés des arts. Donc
la prudence mérite encore davantage ce nom.
3. "Il appartient à la prudence de donner le bon
conseil", dit Aristote. Mais d'après lui c'est aussi le rôle de certains
arts, comme l'art militaire, l'art de gouverner, l'art médical. La prudence
n'est donc pas distincte de l'art.
Cependant :
C’est le
Philosophe qui fait cette distinction.
Conclusion :
Là où se trouvent
des caractéristiques diverses de vertus, il faut les distinguer. Or, nous
l'avons dit plus haut, il y a des habitus qui ne sont des vertus que par cela
seul qu'ils confèrent une capacité pour de bons ouvrages ; mais il y en a qui
ont ce titre du fait qu'ils procurent non seulement une aptitude à de bonnes
oeuvres, mais aussi l'usage de cette aptitude. Pour ce qui est de l'art, il ne
confère que la capacité de bien faire, puisqu'il n'a rien à voir avec l'appétit.
La prudence au contraire confère non seulement la capacité de bien faire, mais
aussi l'usage de cette capacité ; en effet, elle concerne l'appétit, étant
donné précisément qu'elle en présuppose la rectitude.
Le motif de cette
différence, c'est que l'art est la droite règle dans les choses à fabriquer,
tandis que la prudence est la droite règle dans l'action. C'est toute la
différence entre faire et agir selon la Métaphysique -- ; le premier est un
acte qui passe dans une matière extérieure, comme bâtir, tailler, etc. ; le
second un acte qui demeure dans l'agent lui-même, comme voir, vouloir, etc.
Ainsi donc, la prudence se comporte à l'égard de cette activité humaine qu'est
l'usage des puissances et des habitus comme l'art à l'égard des fabrications
extérieures ; de part et d'autre, c'est la raison qui est parfaite dans les
choses auxquelles elle s'applique.
Or la perfection
et rectitude de la raison en matière spéculative dépend des principes à partir
desquels elle fait ses déductions ; aussi la science dépend-elle, avons-nous
dit, de cette simple intelligence qu'est l'habitus des principes, et le
présuppose. Mais dans les actes humains les fins ont le même rôle que les
principes dans la spéculation, dit le Philosophe. Et c'est pourquoi la prudence,
qui est la droite règle de l'action exige qu'on soit bien disposé à l'égard des
fins. Cela suppose un appétit réglé. Et voilà pourquoi la prudence exige la
vertu morale, puisque c'est par la vertu morale que l'appétit est rectifié.
Mais dans les
oeuvres d'art le bien n'est pas celui de la puissance appétitive de l'artisan,
mais celui des oeuvres elles-mêmes. Et c'est pourquoi l'art ne présuppose pas
de sentiments droits. De là vient qu'on félicitera beaucoup plus l'artisan qui
fait des fautes exprès que celui qui en fait sans le vouloir ; en revanche, il
est beaucoup plus contraire à la prudence de pécher exprès que de pécher sans
le faire exprès, parce que la rectitude de la volonté est essentielle à la
prudence et non à l'art. - Il est donc par là même évident que la prudence est
une vertu distincte de l'art.
Solutions :
1. Les divers genres d'oeuvres d'art sont tous à l'extérieur
de l'homme, et c'est pour cela que le titre de vertu y reste le même. Mais la
prudence est la droite règle des actes humains eux-mêmes ; de là, comme nous
l'avons dit, un titre de vertu tout différent.
2. La prudence se rapproche plus de l'art que les habitus
spéculatifs, par son siège en nous et par sa matière, car ils sont tous deux
dans la région de l'âme où se trouve l'opinion, et ils sont en matière
contingente. Mais de ce que nous venons de dire il résulte que, comme vertu,
l'art se rapproche plus des habitus spéculatifs que de la prudence.
3. La prudence est bonne conseillère en ce qui concerne la
totalité de la conduite et la fin ultime de la vie humaine. Le conseil, dans
quelques-uns des arts, se rapporte à ce qui intéresse les fins propres de ces
arts-là. De là vient que certains, en tant qu'ils sont gens de bon conseil dans
les affaires de la guerre ou de la navigation, sont appelés des chefs prudents
ou de prudents navigateurs, mais non pas tout simplement des hommes prudents ;
on ne donne ce nom qu'à ceux qui sont de bon conseil dans les choses qui
importent à la totalité de la vie.
Objections :
1. Il ne semble pas que la prudence soit une vertu nécessaire
pour bien vivre. En effet, ce qu'est l'art pour la fabrication des choses dont
il est la droite règle, la prudence l'est pareillement pour la conduite de vie,
car elle en est, comme il est dit dans l'Éthique, la droite règle. Mais l'art
n'est nécessaire dans les objets à fabriquer que pour qu'ils soient fabriqués ;
il ne l'est plus après qu'ils l'ont été. La prudence n'est donc pas non plus
nécessaire pour bien vivre, une fois qu'on est vertueux, mais peut-être
l'est-elle uniquement lorsqu'il s'agit de le devenir.
2. La prudence est la vertu par laquelle nous délibérons avec
rectitude. Or on peut agir non seulement par son bon conseil, mais aussi par
celui des autres. Il n'est donc pas nécessaire pour bien vivre d'avoir soi-même
la prudence, mais il suffit de suivre les conseils de ceux qui l'ont.
3. La vertu intellectuelle est ce qui permet de dire toujours
le vrai et jamais le faux. Mais ceci ne paraît pas réalisable en fait de
prudence, car il n'est pas humain, lorsqu'on délibère en matière de conduite,
de ne jamais se tromper, étant donné que l'agir humain est tout à fait
contingent. D'où cette parole de la Sagesse (9, 14) : "Les pensées des
mortels sont timides, et nos prévisions, incertaines." Il semble donc
qu'on ne doit pas placer la prudence parmi les vertus intellectuelles.
Cependant :
Au livre de la
Sagesse (8, 7) la prudence est comptée parmi d'autres vertus nécessaires à la
vie humaine, quand il est dit de la sagesse divine : "Elle enseigne la
sobriété et la prudence, la justice et la force, et dans la vie rien n'est plus
utile aux hommes."
Conclusion :
La prudence est la
vertu la plus nécessaire à la vie humaine. Bien vivre consiste en effet à bien
agir. Or pour bien agir, il faut non seulement faire quelque chose, mais encore
comme il faut, c'est-à-dire qu'il faut agir par un choix bien réglé et non
seulement par impulsion ou passion. Mais, comme le choix porte sur des moyens
en vue d'une fin, sa rectitude exige deux choses : la fin qui est due, et des
moyens adaptés à cette fin. Pour ce qui est de la fin qui est due, on y est
justement disposé par la vertu qui perfectionne la partie appétitive de l'âme,
dont l'objet est le bien et la fin. Mais, pour ce qui est des moyens ordonnés à
cette fin, il faut qu'on y soit directement préparé par un habitus de la
raison, car délibérer et choisir, qui sont les opérations relatives aux moyens,
sont des actes de la raison. Et c'est pourquoi il est nécessaire qu'il y ait
dans la raison une vertu intellectuelle qui lui donne assez de perfection pour
bien se comporter à l'égard des moyens à prendre. Cette vertu est la prudence.
Aussi la prudence est-elle une vertu nécessaire pour bien vivre.
Solutions :
1. On ne regarde pas le bien de l'art dans l'ouvrier, mais
plutôt dans l’oeuvre elle-même, puisque l'art est la droite règle des choses à
fabriquer. En effet la fabrication, qui se réalise dans une matière extérieure,
n'est pas la perfection du fabricant mais de l'objet fabriqué, comme le
mouvement est l'acte et la perfection du mobile ; or l'art a pour matière des
objets fabriqués. Mais le bien de la prudence est considéré chez celui qui agit
et qui trouve sa perfection dans son agir même, car la prudence est la droite
règle de l'action, comme on l'a dit
Aussi, pour l'art,
en n'exige pas que l'ouvrier se conduise bien, mais qu'il fasse un bon ouvrage.
C'est plutôt de l’oeuvre elle-même qu'on exigerait qu'elle se conduise bien,
comme on demanderait au couteau de bien couper ou à la scie de bien scier, s'il
leur appartenait en propre d'agir et non plutôt d'être "agis", du
fait qu'ils n'ont pas la maîtrise de leurs actes. Voilà pourquoi l'art n'est
pas nécessaire à l'artisan pour bien vivre, mais seulement pour faire un bon
ouvrage et pour le conserver. Mais la prudence est nécessaire à l'homme pour
bien vivre et pas seulement pour devenir bon.
2. Lorsqu'on fait le bien non par sa propre raison mais mû par
le conseil d'un autre, c'est qu'on n'a pas encore une conduite qui soit
absolument parfaite ni quant à la raison qui la dirige, ni quant à l'appétit
qui la met en mouvement. D'où il suit que si cette conduite est bonne, ce n'est
cependant pas à ce titre pur et simple de bien qui est le bien-vivre.
3. Le vrai de l'intellect pratique se prend autrement que
celui de l'intellect spéculatif, dit l'Éthique. Le vrai de l'intellect
spéculatif dépend de la conformité de l'intelligence avec la réalité. Et comme
cette conformité ne peut avoir lieu d'une manière infaillible dans les choses
contingentes, mais seulement dans les choses nécessaires, il s'ensuit qu'un
habitus spéculatif n'est jamais une vertu intellectuelle en matière
contingente, elle ne l'est qu'en matière nécessaire. - Mais le vrai de
l'intellect pratique dépend de la conformité avec l'appétit rectifié. Et c'est
là une conformité qui n'a pas de place dans les choses nécessaires,
puisqu'elles ne sont pas le fait de la volonté humaine. Cette conformité n'a
lieu que dans les choses contingentes qui peuvent être faites par nous, soit
qu'il s'agisse de la conduite à tenir nous-mêmes, soit qu'il s'agisse d'objets
extérieurs à fabriquer. Et voilà comment il n'y a de vertu de l'intellect
pratique qu'en matière contingente ; en matière de fabrication, c'est l'art ;
en matière de conduite, la prudence.
Objections :
1. On a tort, semble-t-il, de les annexer à la prudence. Le
bon conseil est l'habitus qui nous rend bons conseillers d'après l'Éthique.
Mais bien conseiller relève de la prudence. Donc ce n'est pas là une vertu
annexe de la prudence, c'est plutôt la prudence même.
2. Il appartient au supérieur de juger les inférieurs. Donc la
vertu suprême, semble-t-il, est celle dont l'acte est le jugement. Mais le bon
sens a pour fonction de bien juger. Il n'est donc pas une vertu annexe, c'est
plutôt lui qui est la vertu principale.
3. La matière du jugement est aussi variée que celle du
conseil. Mais pour celle-ci on met en tout une seule vertu, le bon conseil.
Donc pour bien juger en matière d'action il ne faut pas supposer à côté du bon
sens une autre vertu, comme serait l'équité.
4. Cicéron assigne à la prudence trois autres parties :
"la mémoire du passé, l'intelligence du présent, la prévoyance de
l'avenir". Macrobe à son tour en suppose encore quelques autres : la
circonspection, la docilité, etc.
Cependant :
Il y a l'autorité
du Philosophe, qui fait de ces trois vertus des annexes de la prudence.
Conclusion :
Toutes les fois
que des puissances sont liées entre elles, la principale est celle qui est
ordonnée à l'acte le plus important. Or dans l'action humaine on trouve trois
actes de la raison, dont le premier est de délibérer, le second de juger, le
troisième de commander. Les deux premiers répondent aux actes de l'intellect
spéculatif qui consistent à enquérir et à juger, car la délibération ou conseil
est une enquête. Mais le troisième acte est propre à l'intellect pratique en
tant que cet intellect est fait pour l'action, car la raison n'a pas à
commander ce qui ne peut pas être réalisé par l'homme. Or il est évident que
dans les choses faites par l'homme, l'acte principal est de commander, et tous
les autres lui sont ordonnés. C'est pourquoi à cette vertu du bon gouvernement
qu'est la prudence, comme à une vertu principale, s'adjoignent comme vertus
secondaires le bon conseil, qui aide à bien délibérer, puis le bon sens et l'équité
qui intéressent le jugement et dont on va discuter la distinction.
Solutions :
1. Si la prudence est bonne conseillère, ce n'est pas à dire
que le bon conseil soit immédiatement son acte, mais c'est parce qu'elle
accomplit cet acte au moyen d'une vertu qui lui est soumise, la vertu de bon
conseil.
2. Le jugement dans l'action est ordonné à quelque chose
d'ultérieur ; il arrive en effet que quelqu'un juge bien d'une action à
accomplir, et cependant ne l'exécute pas comme il faudrait. Mais on atteint l'ultime
complément dès que la raison commande d'agir bien.
3. Il n'y a jugement d'une chose que par les principes qui lui
sont propres. L'enquête ne se fait pas encore par les principes propres car, si
on les avait, il n'y aurait plus besoin d'enquête mais la chose aurait déjà été
découverte. Voilà pourquoi il n'y a qu'une vertu de bon conseil, tandis qu'il y
en a deux de bon jugement ; il n'y a pas lieu à distinction dans les principes
communs, mais dans les principes propres. Aussi, même en matière spéculative,
il n'y a qu'une dialectique pour enquêter sur toutes choses, tandis que les
sciences démonstratives qui portent des jugements sont aussi diverses que leurs
objets. Le bon sens et l'équité se distinguent d'après les diverses règles
suivant lesquelles on juge, car le bon sens fait juger de l'action suivant la
loi ordinaire, et l'équité fait juger suivant la raison naturelle elle-même,
dans les cas où la loi ordinaire ne suffit plus, comme on le verra amplement
plus loin.
4. Mémoire, intelligence, prévoyance, et de même
circonspection, docilité, etc. ne sont pas des vertus différentes de la
prudence, mais d'une certaine façon s'y rattachent comme parties intégrantes,
dans la mesure où tout cela est requis pour la perfection de la prudence. Il y
a d'ailleurs aussi des parties subjectives de la prudence ou, si l'on veut, des
espèces : prudence domestique, prudence d'État, etc. Mais les trois vertus en
question sont comme des parties potentielles de la prudence, étant liées à elle
comme le secondaire au principal. Et il sera question de cela plus loin.
LES VERTUS MORALES
Nous allons étudier les vertus morales, 1° en les distinguant des
vertus intellectuelles (Question 58), 2° en les distinguant les unes des autres
suivant la matière propre à chacune (Question 59-60), 3° en distinguant des
autres les vertus principales ou cardinales (Question 61).
1. Toute vertu
est-elle une vertu morale ? - 2. La vertu morale est-elle distincte de la vertu
intellectuelle ? - 3. Suffit-il de distinguer vertu intellectuelle et vertu
morale ? - 4. La vertu morale peut-elle exister sans vertu intellectuelle ? -
5. Et inversement, la vertu intellectuelle peut-elle exister sans vertu morale
?
Objections :
1. Oui, semble-t-il, puisque « morale » vient de mores
qui signifie habitudes de vie, et que nous pouvons nous habituer aux actes de
toutes les vertus.
2. Le Philosophe dit que "la vertu morale est l'habitus
du choix qui s'établit dans le juste milieu de la raison". Mais toute
vertu, semble-t-il, est un habitus de cette sorte, puisque nous pouvons faire
par choix les actes de n'importe quelle vertu. Toute vertu consiste aussi dans
un certain milieu rationnel comme on le verra plus loin. Donc toute vertu est
morale.
3. Cicéron dit que la vertu est "l'habitus, devenu
naturel, qui se conforme à la raison". Mais, comme toute vertu a pour but
le bien de l'homme, il faut qu'elle soit conforme à la raison, car le bien de
l'homme consiste à vivre selon la raison, d'après Denys. Toute vertu est donc
une vertu morale.
Cependant :
"Quand nous
parlons de moeurs, dit le Philosophe, nous ne disons pas que l'homme est sage
ou intelligent, mais qu'il est doux ou sobre". C'est donc que la sagesse
et l'intelligence ne sont pas d'ordre moral. Et pourtant ce sont des vertus,
avons-nous dit. La vertu n'est donc pas toujours d'ordre moral.
Conclusion :
Pour éclaircir
cette question il faut considérer ce que c'est que « les mœurs », car
c'est ainsi que nous pourrons savoir ce qu'est une vertu morale. Or le mot « mœurs »
signifie deux choses. Tantôt, une
coutume : "Si vous n'êtes circoncis selon l'usage (les moeurs)
venu(es) de Moïse, est-il dit dans les Actes (15, 1), vous ne pourrez être
sauvés." Tantôt une inclination
naturelle ou quasi naturelle vers quelque action ; et dans ce sens, même
pour les animaux on parle de moeurs, d'où dans le deuxième livre des Maccabées
(11, 11) : "Se jetant sur l'ennemi à la manière (avec les moeurs) des
lions, ils l'ont terrassé." C'est aussi dans ce sens que le mot est pris
dans le Psaume (68, 7 Vg) où il est dit : "C'est lui qui fait habiter sous
un même toit ceux qui ont les mêmes moeurs." Et ce sont là deux sens qui
chez les Latins ne se distinguent en rien quant au vocable. Mais dans le grec
ils se distinguent, car le mot ethos que
nous traduisons par moeurs, a tantôt sa première lettre longue et s'écrit avec
la lettre grecque Eta, ou a tantôt sa
première lettre brève et s'écrit avec un Epsilon.
Or le nom de « vertu
morale » vient de moeurs au sens d'inclination naturelle ou quasi
naturelle à une action. De cette signification l'autre est du reste toute
proche, celle qui veut dire coutume, car la coutume devient en quelque sorte
une nature, et produit un penchant qui ressemble à une inclination naturelle.
Or il est évident que l'inclination à l'acte appartient en propre à la
puissance appétitive puisque c'est elle qui met toutes nos puissances en
action, comme nous l'avons déjà montré. Voilà pourquoi ce n'est pas toute vertu
qui est appelée morale, mais seulement celle qui réside dans la puissance
appétitive.
Solutions :
1. Cette objection est valable si l'on prend le mot moeurs
dans le sens de coutume.
2. Tout acte de vertu peut se faire par choix ; mais seule la
vertu qui réside dans la partie appétitive de l'âme donne au choix toute sa
droiture, car, on l'a dit plus haut, choisir est un acte de l'appétit. De là
vient que l'habitus du choix, celui-là même qui est au principe de nos choix,
c'est uniquement l'habitus qui perfectionne la puissance appétitive, bien que
les actes des autres habitus puissent être dépendants de notre choix.
3. "La nature est le principe du mouvement", dit
Aristote. Mais le mouvement dans l'action, c'est proprement l'appétit qui le
donne. Voilà pourquoi le fait d'être porté comme par nature à s'accorder avec
la raison appartient proprement aux vertus qui sont dans la puissance
appétitive.
Objections :
1. Non, semble-t-il, puisque "la vertu, au dire de saint Augustin,
est l'art de vivre bien", et que l'art est une vertu intellectuelle.
2. La plupart des auteurs mettent le mot science dans la
définition des vertus morales. Ainsi certains définissent la persévérance comme
"la science ou l'habitus des choses auxquelles il faut s'arrêter ou ne pas
s'arrêter", que la sainteté est "la science qui fait les fidèles et
les observateurs des devoirs envers Dieu". Or la science est une vertu
intellectuelle. La vertu morale ne doit donc pas se distinguer de la vertu
intellectuelle.
3. Saint Augustin dit encore que "la vertu est la droite
et parfaite raison". Mais cela ressortit à la vertu intellectuelle. Donc
la vertu morale ne s'en distingue pas.
4. Jamais une chose ne se distingue de ce qui fait partie de
sa définition. Or la vertu intellectuelle sert à définir la vertu morale. Le
Philosophe dit en effet - que "la vertu morale est l'habitus du choix qui
s'établit dans le juste milieu déterminé par la raison, tel que le sage le
fixera". Mais cette droite raison fixant le juste milieu de la vertu
morale, appartient à la vertu intellectuelle, selon l’Éthique. La vertu morale
n'est donc pas distincte de la vertu intellectuelle.
Cependant :
Il est dit dans
l'Éthique : "Les vertus se définissent suivant la différence que voici :
il en est que nous appelons intellectuelles et il en est que nous appelons
morales."
Conclusion :
Dans toutes les
oeuvres humaines, le principe premier est la raison, et tous les autres
principes qu'on y trouve, quels qu'ils soient, obéissent d'une certaine manière
à la raison, mais de façon diverse. Car il y en a qui obéissent à la raison
absolument, au moindre signe et sans opposition, comme les membres du corps
s'ils sont en bon état ; aussitôt que la raison commande, la main ou le pied se
met à l’oeuvre. Cela fait dire au Philosophe que l'âme régit le corps par un
pouvoir despotique, comme un maître son esclave, sans que celui-ci ait le droit
de résister. Certains ont donc soutenu que les principes actifs qui sont en
nous se comportent de cette manière envers la raison. Si cela était vrai, il
suffirait pour bien agir que la raison fût parfaite. Aussi, puisque la vertu
est l'habitus qui nous perfectionne pour nous faire bien agir, il s'ensuivrait
qu'elle serait uniquement dans la raison, et ainsi il n'y aurait de vertu
qu'intellectuelle. Ce fut l'opinion de Socrate qui soutint que "toutes les
vertus sont des prudences". Aussi affirmait-il que l'homme doté de science
ne peut pas pécher, et que quiconque pèche le fait par ignorance.
Mais cela part
d'un présupposé qui est faux. La puissance appétitive n'obéit pas à la raison
tout à fait au moindre signe mais avec quelque résistance ; ce qui fait dire au
Philosophe que "la raison commande à la puissance appétitive par un
pouvoir politique", celui qu'on a sur les êtres libres qui gardent un
certain droit de contredire. D'où cette parole de saint Augustin :
"Parfois l'intelligence marche la première et le sentiment tarde à suivre,
ou ne suit pas du tout." Cela tient à ce que parfois les passions ou les
habitus de la puissance appétitive réussissent à empêcher dans un cas
particulier l'usage de la raison. Et à ce point de vue ce qu'a dit Socrate est
vrai de quelque manière ; tant que la science est présente, on ne pèche pas ;
mais à condition que cette présence s'étende jusqu'à l'usage de la raison dans
le cas d'un choix à faire en particulier.
Ainsi donc, pour
bien agir, il est requis que non seulement la raison soit bien disposée par
l'habitus de la vertu intellectuelle, mais aussi que l'appétit le soit par
l'habitus de la vertu morale. Donc, de même que l'appétit se distingue de la
raison, de même la vertu morale se distingue de la vertu intellectuelle. Aussi,
de même que l'appétit est le principe de l'acte humain dans la mesure où cet
appétit participe en quelque chose de la raison, ainsi l'habitus moral a la
qualité de vertu humaine en tant qu'il se conforme à la raison.
Solutions :
1. Saint Augustin prend l'art dans un sens général, pour
n'importe quelle droite règle. Et ainsi l'art englobe même la prudence,
puisqu'elle est la droite règle de l'action comme l'art est la droite règle des
choses à fabriquer. Dans ce sens-là, ce qu'il dit, que la vertu est l'art de
bien vivre, s'applique à la prudence essentiellement, mais aux vertus par mode
de participation, en tant qu'elles sont dirigées selon la prudence.
2. De telles définitions, quels que soient ceux qui ont pu les
donner, sont venues de l'opinion de Socrate et elles sont à interpréter comme
on l'a fait pour l'art.
3. Même réponse.
4. Cette droite raison qui se conforme à la prudence entre
dans la définition de la vertu morale non comme une partie essentielle, mais
comme quelque chose de participé dans toutes les vertus morales, en tant que la
prudence les dirige toutes.
Objections :
1. Cette distinction ne parait pas suffisante, car la prudence
semble bien être un intermédiaire entre vertu morale et vertu intellectuelle ;
en effet, le Philosophe la compte au nombre des vertus intellectuelles ; et
tout le monde la compte aussi parmi les quatre vertus cardinales qui sont
morales, ainsi qu'on le verra plus loin. Il n'est donc pas suffisant de
partager la vertu en vertu intellectuelle et en vertu morale, comme si c'était
évident.
2. La continence, la persévérance et aussi la patience ne sont
pas comptées parmi les vertus intellectuelles. Et ce ne sont pas non plus des
vertus morales, puisqu'elles ne tiennent pas le juste milieu dans les passions
mais que celles-ci y trouvent une grande place. Il y a donc autre chose que des
vertus intellectuelles et des vertus morales.
3. La foi, l'espérance, et la charité sont des vertus.
Cependant ce ne sont pas des vertus intellectuelles, puisque celles-ci ne sont
qu'au nombre de cinq : la science, la sagesse, l'intelligence, la prudence et
l'art. Ce ne sont pas non plus des vertus morales, car elles n'ont pas pour
objet les passions qui sont la matière principale de la vertu morale. Donc la
division de la vertu en vertu intellectuelle et vertu morale n'est pas
suffisante.
Cependant :
Le Philosophe affirme
"la vertu est double, l'une est intellectuelle, l'autre est morale".
Conclusion :
La vertu humaine
est un habitus qui perfectionne l'homme pour le faire agir bien. Mais il n'y a
dans l'homme, au principe de ses actes, que deux choses, l'intelligence ou
raison, et l'appétit. Ce sont là, est-il dit au livre De l'Ame, les deux forces
qui font agir l'homme. Il faut donc que toute vertu humaine perfectionne l'un
de ces principes. Si c'est une vertu qui donne à l'intellect spéculatif ou
pratique la perfection voulue pour bien accomplir son acte humain, elle sera
vertu intellectuelle ; si elle assure la perfection de la puissance appétitive,
elle sera vertu morale. Il reste donc que toute vertu humaine est ou
intellectuelle ou morale.
Solutions :
1. La prudence est une vertu intellectuelle par son essence.
Mais par sa matière elle rejoint les vertus morales, car elle est, avons-nous
dit, la droite règle de l'action, et à ce titre elle est au nombre des vertus
morales.
2. La continence et la persévérance ne sont pas des états
parfaits de l'appétit sensible. C'est évident parce que, si l'on doit se
contenir et persévérer, c'est qu'on a encore en soi surabondance de passions
déréglées ; ce qui ne serait pas si l'appétit sensible avait toute la
perfection d'un habitus le conformant à la raison. La continence est néanmoins,
aussi bien que la persévérance, une perfection de la partie raisonnable de
l'homme, laquelle résiste aux passions pour ne pas être entraînée. Il lui
manque cependant quelque chose pour être vraiment une vertu. C'est que la vertu
intellectuelle qui donne à la raison de bien se comporter moralement,
présuppose un appétit bien réglé de nos fins pour pouvoir être elle-même en
possession des principes d'où elle tire ses raisons d'agir, principes qui ne
sont autres que les fins ; et c'est ce qui manque au continent et au
persévérant. - En outre, une opération, lorsqu'elle découle de deux puissances,
ne peut être parfaite si l'une et l'autre ne le sont également par l'habitus
que chacune doit avoir ; de même que si quelqu'un agit par un instrument, son
action ne peut être parfaite si l'instrument n'est pas en bon état et quelle
que soit la perfection de l'agent principal. Par suite, si l'appétit sensible
que meut la partie rationnelle de l'âme n'est pas parfait, si grande que soit
la perfection de cette partie rationnelle, l'action qui en dérive ne sera pas
parfaite. Aussi le principe de cette action ne sera-t-il pas une vertu. A cause
de cela, la retenue dans les plaisirs et l'endurance dans les tristesses ne
sont pas des vertus mais quelque chose d'inférieur à la vertu, dit le
Philosophe.
3. La foi, l'espérance et la charité sont au-dessus des vertus
humaines ; ce sont les vertus de l'homme en tant qu'il est devenu participant
de la grâce divine.
Objections :
1. Il y a toute apparence que oui. Cicéron dit que la vertu
morale "est l'habitus devenu naturel, qui se conforme à la raison". Mais
une nature peut se conformer à une raison supérieure qui la meut sans que cette
raison doive être jointe à cette nature dans le même être ; la chose est
évidente dans les réalités naturelles dépourvues de raison. Il peut donc y
avoir dans l'homme une vertu morale par manière de nature, inclinant cet homme
à consentir à la raison, quoique la raison de cet homme ne soit pas
perfectionnée par une vertu intellectuelle.
2. Par la vertu intellectuelle l'homme acquiert le parfait
usage de la raison. Mais il arrive parfois que des gens chez qui l'exercice de
la raison n'est guère vigoureux, sont pourtant vertueux et agréables à Dieu. Il
semble donc que la vertu morale puisse exister sans vertu intellectuelle.
3. La vertu morale donne une inclination à bien agir. Mais
certains ont cette inclination par nature, sans recourir au jugement de la
raison. Donc les vertus morales peuvent exister sans vertu intellectuelle.
Cependant :
Saint Grégoire
affirme que "les autres vertus, si elles ne font prudemment ce qu'elles
désirent faire, ne sont plus aucunement des vertus". Mais la prudence est
une vertu intellectuelle. Donc les vertus morales ne peuvent exister sans les
vertus intellectuelles.
Conclusion :
La vertu morale
peut bien exister sans certaines vertus intellectuelles, par exemple sans la
sagesse ni la science ni l'art ; mais elle ne peut exister sans l'intelligence
ni la prudence. Sans prudence il ne peut vraiment pas y avoir de vertu morale,
car la vertu morale est l'habitus de faire de bons choix. Or, pour qu'un choix
soit bon, il faut deux choses : 1° qu'on ait à l'égard de la fin l'intention
requise, et cela est l’oeuvre de la vertu morale qui incline l'appétit vers un
bien en harmonie avec la raison, qui est la fin requise ; 2° qu'on prenne
correctement les moyens en vue de la fin, et cela ne peut se faire qu'au moyen
d'une raison qui sache bien conseiller, juger et commander, ce qui est l’oeuvre
de la prudence et des vertus annexes. Donc la vertu morale ne peut exister sans
la prudence. Ni par conséquent sans intelligence. C'est en effet par simple
intelligence que sont connus les principes naturellement évidents, tant dans
l'ordre spéculatif que dans l'ordre pratique. Aussi, de même que la droite
règle en matière spéculative, en tant qu'elle découle des principes connus
naturellement, présuppose l'intelligence de ceux-ci, de même la prudence, qui
est la droite règle de l'action.
Solutions :
1. L'inclination de nature chez les êtres dépourvus de raison
se fait sans choix, et c'est pour cela qu'une telle inclination ne requiert pas
nécessairement la raison. Mais l'inclination de la vertu morale s'accompagne de
choix, et c'est à cause de cela qu'elle a besoin pour sa propre perfection que
la raison soit perfectionnée par la vertu intellectuelle.
2. Chez le vertueux il n'est pas nécessaire que l'usage de la
raison soit vigoureux dans tous les domaines, mais uniquement dans celui de la
vertu. Et c'est bien ce qui a lieu chez tous ceux qui sont vertueux. Aussi,
même ceux qui ont l'air simples parce qu'ils sont dépourvus de l'astuce du
monde, peuvent être prudents, selon le mot de l’Évangile (Mt 10, 16) :
"Soyez prudents comme les serpents et simples comme les colombes."
3. L'inclination naturelle au bien de la vertu est un
commencement de vertu, mais n'est pas la vertu parfaite. En effet, cette sorte
d'inclination, plus elle est forte, plus elle peut être dangereuse, s'il ne s'y
joint une droite règle pour aboutir à un juste choix de ce qui convient à la
fin qu'on doit poursuivre ; ainsi un cheval qui court, s'il est aveugle, heurte
et se blesse d'autant plus fortement qu'il court plus fort. C'est pourquoi,
bien que la vertu morale ne s'identifie pas avec la droite règle elle-même,
comme le voulait Socrate, cependant elle n'est pas seulement "à la suite
de la droite règle" en ce sens qu'elle incline à ce qui est conforme à
cette règle, comme l'ont dit les platoniciens, mais il faut en outre qu'elle
soit "accompagnée de la droite règle", comme le veut Aristote.
Objections :
1. Oui, dirait-on. Car la perfection d'une chose qui en
précède une autre ne dépend pas de la perfection de cette dernière. Mais la
raison précède l'appétit sensible, et c'est elle qui le meut. Donc la vertu
intellectuelle, perfection de la raison, ne dépend pas de la vertu morale,
perfection de l'appétit. Elle peut donc exister sans elle.
2. Les choses de la vie morale sont la matière de la prudence
comme les objets à façonner sont la matière de l'art. Mais l'art peut n'avoir
plus sa matière propre et exister quand même ; le forgeron peut n'avoir plus de
fer à travailler. La prudence peut donc se trouver, elle aussi, sans vertus
morales à gouverner, et pourtant, de toutes les vertus intellectuelles, c'est
elle qui semble le plus unie aux vertus morales.
3. La prudence est la vertu du bon conseil, dit le Philosophe.
Mais il y a beaucoup de gens qui sont de bon conseil et à. qui pourtant les
vertus morales font défaut. On peut donc avoir de la prudence sans vertu
morale.
Cependant :
Faire le mal
exprès est chose directement opposée à la vertu morale, mais n'est pas opposé à
un état d'où la vertu morale peut être absente. Or il est dit dans l'Éthique
que pécher exprès est chose opposée à la prudence. C'est donc que la prudence
ne peut exister sans la vertu morale.
Conclusion :
Les autres vertus
intellectuelles peuvent exister sans la vertu morale, mais non la prudence. La
cause en est que la prudence est la droite règle de l'action, et non seulement
en général mais aussi dans les cas particuliers, où s'exerce l'action. Or une
droite règle exige préalablement des principes, et c'est d'eux qu'elle découle.
Mais il faut que la raison descende jusqu'aux cas particuliers, non seulement à
partir des principes généraux mais aussi de principes particuliers. A l'égard
des principes généraux de l'action on est conforme à la règle tout
naturellement par l'intelligence des premiers principes, qui nous dit qu'il ne
faut jamais faire le mal, et en outre par une certaine connaissance pratique.
Mais ce n'est pas suffisant pour bien raisonner dans les cas particuliers.
Parfois en effet il arrive qu'un principe général de cette sorte, reconnu par
simple intelligence ou par connaissance soit faussé dans un cas particulier par
une passion ; c'est ainsi que l'homme qui convoite, au moment où sa convoitise
triomphe, estime bon de convoiter ainsi, bien que cela s'oppose au jugement
universel de sa raison. Voilà pourquoi, de même qu'on est disposé à bien se
comporter dans les grands principes, par simple intelligence naturelle ou par
habitus de connaissance, de même pour bien se comporter dans les principes
particuliers de la vie qui sont pour nous de véritables fins, il faut avoir une
perfection donnée par des habitus : par ceux-ci il deviendra d'une certaine
manière connaturel à l'homme de juger droitement la fin. Et ceci est 1'oeuvre
de la vertu morale, car il faut être vertueux pour avoir un jugement droit sur
ce qui constitue la fin de la vertu, d'après cet axiome du Philosophe :
"La fin apparaît à chacun selon ce qu'il est en lui-même." Et c'est
pourquoi la droite règle de l'action, qui est la prudence, requiert que l'homme
possède la vertu morale.
Solutions :
1. La raison, en tant qu'elle prend connaissance de la fin,
précède l'appétit de la fin, mais celui-ci précède la raison dans les
raisonnements qu'elle fait pour choisir les moyens, ce qui est 1'oeuvre de la
prudence. De même, en matière spéculative, l'intelligence des principes est à
l'origine de la raison qui fait les syllogismes.
2. En matière d'art nous n'apprécions pas les principes en
bien ou en mal d'après les dispositions de notre appétit comme nous le faisons
pour les fins qui sont les principes de la vie morale. Nous ne jugeons les
principes d'art que du point de vue de la raison, et c'est pour cela que l'art
n'exige pas une vertu perfectionnant l'appétit, comme l'exige la prudence.
3. La prudence non seulement conseille bien, mais encore juge
bien et commande bien. Ce qui est impossible si l'on n'écarte pas l'obstacle
des passions qui viennent corrompre le jugement et le commandement de la
prudence ; et cela est l'oeuvre de la vertu morale.
LA DISTINCTION DES VERTUS MORALES SELON
LEURS RAPPORTS AVEC LA PASSION
Il faut voir maintenant en quoi les vertus morales se distinguent les
unes des autres. Et puisque ces vertus, qui ont pour matière les passions, se
distinguent d'après la diversité de celles-ci, il faut d'abord comparer en
général vertu et passion, ensuite distinguer les différentes vertus morales
d'après les passions.
1. La vertu
morale est-elle la passion ? - 2. Peut-elle être accompagnée de passion ? - 3.
Peut-elle être accompagnée de tristesse ? - 4. Est-ce que toute vertu morale
concerne une passion ? - 5. Une vertu morale peut-elle exister sans passion ?
Objections :
1. On pourrait le croire, car un milieu est du même genre que
les extrêmes. Or la vertu morale est un milieu entre des passions.
2. La vertu et le vice, étant deux contraires, sont dans le
même genre. Or il y a des passions, comme l'envie et la colère, dont on dit
qu'elles sont des vices. Il y en a donc aussi qui sont des vertus.
3. La miséricorde est une passion ; elle est, avons-nous dit,
la tristesse que nous cause le mal d'autrui. Or "Cicéron, fameux styliste,
n'a pas hésité, dit saint Augustin, à l'appeler vertu". Donc la passion
peut être une vertu morale.
Cependant :
D’après le
Philosophe, "les passions ne sont ni des vertus ni des méchancetés".
Conclusion :
La vertu morale ne
peut pas s'identifier avec la passion. Cela ressort d'une triple raison.
1° La passion est
un mouvement de l'appétit sensible nous l'avons vu. Or, la vertu morale n'est
pas un mouvement mais plutôt le principe d'un mouvement appétitif, existant à
l'état d'habitus.
2° Les passions
par elles-mêmes ne sont ni bonnes ni mauvaises, car le bien ou le mal de
l'homme dépend de la raison ; aussi, considérées en elles-mêmes, les passions
sont en rapport avec le bien ou avec le mal selon qu'elles peuvent s'accorder
ou non avec la raison. Or rien de tel ne peut arriver à la vertu, car elle est
uniquement tournée vers le bien, comme nous l'avons dit.
3° A supposer
qu'une passion soit tournée de quelque façon uniquement vers le bien ou
uniquement vers le mal, cependant le mouvement de la passion en tant que
passion a toujours son principe dans l'appétit lui-même, et son terme dans la
raison à laquelle l'appétit essaie de se conformer. Mais le mouvement de la
vertu est en sens inverse, puisqu'il a son principe dans la raison, et son
terme dans l'appétit selon que celui-ci est mû par la raison. Aussi Aristote
a-t-il mis dans la définition de la vertu morale qu'elle est "l'habitus du
choix qui s'établit dans le juste milieu déterminé par la raison, tel que le
sage le fixera".
Solutions :
1. Ce n'est pas dans son essence que la vertu est un milieu
entre des passions, mais dans son effet, c'est-à-dire qu'elle a pour effet de réaliser
un juste milieu parmi les passions.
2. Si l'on appelle vice l'habitus de mal agir, il est évident
qu'aucune passion n'est un vice. Mais si l'on appelle vice le péché,
c'est-à-dire l'acte vicieux, rien n'empêche que la passion ne soit du vice. Et
en ce sens contraire, rien n'empêche la passion de concourir à l'acte vertueux.
C'est selon qu'elle est contre la raison ou qu'elle en suit la direction.
3. On dit que la miséricorde est une vertu, entendez l'acte
d'une vertu, dans la mesure où "ce mouvement du coeur se met au service de
la raison, c'est-à-dire quand la miséricorde s'exerce de telle manière que la
justice soit sauvegardée, soit que l'on donne à un indigent ou que l'on
pardonne à un pénitent", dit saint Augustin au même endroit. Si pourtant
on donne le nom de miséricorde à un habitus qui perfectionne en vue d'une pitié
conforme à la raison, rien n'empêche que la miséricorde ainsi entendue ne soit
une vertu. Et il en est de même des passions semblables.
Objections :
1. Il semble que non. "L'homme indulgent, dit le
Philosophe dans les Topiques est celui qui ne subit plus la passion ; l'homme
patient est celui qui la subit encore, mais ne se laisse plus mener par
elle." Et c'est la même chose pour toutes les autres vertus morales. Donc
toute vraie vertu morale est sans passion.
2. La vertu morale est un bon état de l'âme, pareil à la santé
du corps, est-il dit dans la Physique. De là le mot de Cicéron : "La vertu
paraît être la santé de l'âme." Or dans le même livre Cicéron dit que les
passions sont des maladies de l'âme. Mais la santé n'est pas compatible avec la
maladie. La vertu ne l'est donc pas non plus avec la passion.
3. La vertu morale exige le parfait usage de la raison jusque
dans les cas particuliers. Mais c'est à quoi les passions font obstacle.
"Les plaisirs, dit le Philosophe, détruisent le jugement de la
prudence." "L'esprit, dit Salluste, n'aperçoit plus facilement le
vrai lorsque les passions lui bouchent la vue."
Cependant :
Saint Augustin dit
ceci - "Si la volonté est perverse, on aura des mouvements de passions qui
le seront aussi ; mais si la volonté est droite, non seulement ces mouvements
ne seront pas coupables, mais ils seront même louables." Mais rien de
louable n'est exclu par la vertu morale. Celle-ci n'exclut donc pas les
passions mais peut exister avec elles.
Conclusion :
En cela il y a eu
désaccord entre les stoïciens et les péripatéticiens comme le rapporte saint Augustin
dans la Cité de Dieu. Les stoïciens ont soutenu que les passions de l'âme ne
peuvent exister chez le sage ou le vertueux. Les péripatéticiens, dont la secte
fut instituée par Aristote, dit saint Augustin au même endroit, ont soutenu que
des passions peuvent coexister avec la vertu morale, mais si elles sont amenées
à un juste milieu.
Cette divergence,
note saint Augustin au même endroit, était plutôt dans les mots que dans le
fond des pensées. En effet, puisque les stoïciens ne distinguaient pas entre
l'appétit intellectuel qui n'est autre que la volonté, et l'appétit sensible
qui se divise entre irascible et concupiscible, ils n'arrivaient pas à
distinguer les passions de l'âme des autres affections humaines, parce que les
passions sont des mouvements de l'appétit sensible, tandis que les autres
affections, qui ne sont pas des passions, sont des mouvements de cet appétit
intellectuel qu'on appelle la volonté. Les péripatéticiens ont fait cette
distinction. Mais la seule que faisaient les stoïciens consistait à donner le
nom de passions à toutes les affections opposées à la raison. Si de telles
affections sont délibérées, elles ne peuvent exister chez le sage ou le
vertueux. Mais si elles naissent subitement, cela peut arriver chez le
vertueux, car, suivant un texte d'Aulu-Gelle cité par saint Augustin, "ces
visions intérieures qu'on appelle imaginations, on ne peut empêcher qu'elles ne
tombent quelquefois dans l'esprit ; et alors il est inévitable, si elles représentent
des choses terrifiantes, que le sage en soit ému intérieurement, au point
d'être pendant un peu de temps tremblant de peur ou saisi de tristesse comme
sous le coup de passions qui devancent l'intervention de la raison ; et
cependant on n'approuve pas ces choses et on n'y consent pas".
Donc, si l'on
appelle passions les affections désordonnées, il ne peut y en avoir chez le
vertueux en ce sens qu'il y serait donné consentement après délibération ;
c'est ce qu'ont soutenu les stoïciens. Mais si l'on appelle passions n'importe
quels mouvements de l'appétit sensible, ils peuvent exister chez le vertueux
dans la mesure où ils sont réglés par la raison. Et c'est ce qui fait dire à
Aristote que "ce n'est pas donner une bonne définition de la vertu que de
la concevoir comme une impassibilité et un repos, car c'est s'exprimer d'une
manière trop simpliste" ; mais on devrait dire que la vertu est un repos à
l'abri de passions qui sont ressenties "comme il ne faut pas et quand il
ne faut pas".
Solutions :
1. Le Philosophe amène cet exemple, comme il en amène beaucoup
d'autres dans ses livres de logique, non d'après sa propre opinion mais d'après
celle des autres. Or ce fut l'opinion des stoïciens que les vertus étaient
exclusives des passions. Le Philosophe écarte cette opinion lorsqu'il dit que
"la vertu n'est pas l'impassibilité". Cependant, lorsqu'il dit que
l'homme indulgent ne subit pas de passion, on doit comprendre qu'il s'agit
d'une passion désordonnée.
2. Cet argument et les considérations semblables que Cicéron
apporte à l'appui dans ses Tusculanes sont valables pour les passions au sens
d'affections désordonnées.
3. Lorsqu'une passion devance le jugement de la raison, si
elle vient à prévaloir dans l'âme au point que l'on consente, elle empêche en effet
la délibération et le jugement. Mais si elle suit, étant pour ainsi dire
commandée par la raison, elle aide à exécuter les ordres de celle-ci.
Objections :
1. Cela ne semble pas possible. Car les vertus sont des effets
de la sagesse ; c'est dit au livre du même nom (8, 7) : "Elle enseigne
sobriété et justice, prudence et vertu." Mais le même livre ajoute :
"Sa société ne cause pas d'amertume." Donc les vertus ne peuvent
s'accompagner de tristesse.
2. Le Philosophe montre que la tristesse empêche d'agir. Mais
ce qui empêche une bonne action s'oppose à la vertu. Par conséquent la
tristesse s'oppose à la vertu.
3. La tristesse est une maladie de l'âme, comme l'appelle
Cicéron. Elle est donc le contraire de la vertu qui est un heureux état de
l'âme, et elle ne peut exister en même temps.
Cependant :
Le Christ fut
d'une vertu parfaite. Néanmoins il y eut en lui de la tristesse d'après saint Matthieu
(26, 38) : "Mon âme est triste jusqu'à la mort." La tristesse peut
donc accompagner la vertu.
Conclusion :
Comme le rapporte saint
Augustin, "les stoïciens ont voulu qu'il y eût dans l'âme du sage, au lieu
de trois troubles, trois eupathies, c'est-à-dire trois bonnes passions : la
volonté au lieu de la cupidité, la joie au lieu de l'allégresse, la
circonspection au lieu de la crainte ; mais à la place de la tristesse ils ont
nié qu'il pût y avoir quelque chose dans l'âme du sage". Cela pour deux raisons.
Première raison.
La tristesse a pour objet le mal lorsqu'il s'est déjà produit. Or ils estiment
qu'il ne peut arriver aucun mal au sage. Ils ont cru en effet que le seul bien
de l'homme étant la vertu, les biens corporels étant au contraire pour lui de
nulle valeur, ainsi le seul mal de l'homme est ce qui déshonore, et qui ne peut
exister chez le vertueux. - Mais cela est déraisonnable. Car 1° l'homme étant
composé de l'âme et du corps, ce qui contribue à lui conserver la vie du corps
est un bien pour lui. Mais non le plus grand, puisqu'on peut en user mal :
donc, même chez le sage, un mal contraire à ce bien peut se présenter et amener
une tristesse modérée. 2° Bien que les gens vertueux puissent être sans péché
grave, il ne s'en trouve pourtant aucun dont la conduite soit exempte de légers
péchés selon la 1° épître de saint Jean (1, 8) : "Si nous prétendons
n'avoir pas de péché nous nous égarons nous-mêmes." 3° Même si le vertueux
n'a plus de péché, peut-être en a-t-il eu parfois et il fait bien de s'en
affliger selon la deuxième épître aux Corinthiens (7, 10) : "La tristesse
selon Dieu produit pour le salut un repentir durable." 4° On peut aussi,
d'une manière fort louable, s'affliger du péché d'autrui. - La vertu morale,
par conséquent, de la même façon qu'elle est compatible avec d'autres passions
modérées par la raison, l'est aussi avec la tristesse.
Seconde raison.
Les stoïciens étaient motivés par ce fait que la tristesse a pour objet un mal
présent, et la crainte un mal futur, comme le plaisir a pour objet un bien
présent, et le désir un bien futur. Or il peut être vertueux de jouir du bien
qu'on a, de souhaiter celui qu'on n'a pas, et même se garder d'un mal futur.
Mais avoir l'esprit accablé par un mal présent, ce qui est le fait de la tristesse,
paraît absolument contraire à la raison et ne peut donc coexister avec la
vertu. - Mais cela non plus n'est pas raisonnable. Car il y a du mal, nous
venons de le dire, qui peut être présent à l'homme vertueux. Ce mal, la raison
le déteste. Par conséquent, l'appétit sensible ne fait que suivre la
détestation de la raison lorsqu'il s'attriste de cette sorte de mal, modérément
pourtant selon le jugement de la raison. Or, que l'appétit sensible se conforme
à la raison, c'est là précisément la vertu, avons-nous dit. Donc, s'attrister
modérément là où il y a lieu de s'attrister, c'est de la vertu, comme le dit
aussi le Philosophe. Et c'est même utile pour éviter des maux, car, de même que
nous cherchons le bien avec plus de promptitude à cause du plaisir, nous fuyons
plus énergiquement les maux à cause de la tristesse.
Ainsi donc il faut
conclure que la tristesse pour des choses qui s'accordent avec la vertu ne peut
coexister avec celle-ci parce que la vertu trouve son plaisir dans ce qui lui
est propre. Mais tout ce qui s'oppose de quelque manière à la vertu attriste
celle-ci avec mesure.
Solutions :
1. Il ressort de cette autorité que le sage n'a pas à
s'attrister de la sagesse. Il s'attriste cependant de ce qui fait obstacle à la
sagesse. Et c'est pourquoi dans les bienheureux, chez qui il ne peut y avoir
aucun obstacle à la sagesse, il n'y a plus de place pour la tristesse.
2. La tristesse entrave l'action qui nous rend tristes, mais
elle aide à exécuter plus promptement ce qui permet de fuir la tristesse.
3. La tristesse immodérée est une maladie de l'âme mais la
tristesse modérée fait partie du bon équilibre de l'âme dans l'état de la vie
présente.
Objections :
1. Oui toujours, semble-t-il, puisque, au dire du Philosophe,
"les plaisirs et les tristesses sont la matière même de la vertu
morale" et que ce sont des passions.
2. La région du raisonnable par participation est en nous le
siège des vertus morales. Mais c'est aussi dans cette partie de l'âme que sont
les passions. Donc toute vertu concerne les passions.
3. Dans toutes les vertus morales on trouve une passion. Donc,
ou bien toutes concernent les passions, ou bien aucune. Mais il y en a qui
concernent les passions comme la vertu de force et celle de tempérance. Donc
toutes les vertus morales concernent les passions.
Cependant :
Le Philosophe dit
que la justice, qui est une vertu morale, ne concerne pas les passions.
Conclusion :
La vertu morale
perfectionne la puissance appétitive de l'âme en l'ordonnant au bien de la
raison. Mais ce bien est ce qui est modéré et ordonné selon la raison. Aussi,
dans tout ce qui se trouve être ordonné et modéré par la raison, il se trouve
de la vertu morale. Or, la raison ne met pas seulement de l'ordre dans les
passions de l'appétit sensible, elle en met aussi dans les opérations de cet
appétit intellectuel qui est la volonté, laquelle n'est pas, nous l'avons dit,
le siège de la passion. Et voilà pourquoi les vertus morales n'ont pas toutes
pour matière les passions, mais certaines les passions, certaines les
opérations.
Solutions :
1. Toute vertu morale ne regarde pas les plaisirs et les
tristesses comme sa matière propre, mais comme quelque chose de consécutif à
son acte propre. Car tout être vertueux se plaît dans l'acte de la vertu, et
s'attriste dans le contraire. De là ce mot du Philosophe à la suite de ceux que
cite l'objection : "Les vertus ont bien pour matière les actions et les
passions, mais toute passion, comme toute action, laisse après elle plaisir et
tristesse, et à cause de cela la vertu s'étendra aux plaisirs et aux
tristesses", comme à ce qui s'ensuit.
2. La région en nous du raisonnable par participation, ce
n'est pas seulement l'appétit sensible, siège des passions ; c'est aussi la
volonté, où il n'y a pas de passions, nous l'avons dit.
3. Les passions sont la matière propre de certaines vertus,
mais non pas de certaines autres. Aussi ne peut-on raisonner de même pour
toutes, comme nous le montrerons plus loin.
Objections :
1. C'est vraisemblable. Plus la vertu morale est parfaite,
plus elle surmonte les passions. A son plus haut degré de perfection, elle est
donc tout à fait en dehors des passions.
2. Quand une chose est éloignée de son contraire et de ce qui
y porte, c'est alors qu'elle est parfaite. Mais les passions portent au péché
qui est le contraire de la vertu ; l'Apôtre les nomme "des passions de
péchés" (Rm 7, 5). La vertu parfaite est donc tout à fait en dehors de la
passion.
3. Saint Augustin montre que par la vertu nous devenons
conformes à Dieu. Mais Dieu fait tout sans passion. Donc la vertu la plus
parfaite est en dehors de toute passion.
Cependant :
Il est dit dans
l'Éthique qu'il n'est "aucun juste qui ne se réjouisse de son
action". Mais la joie est une passion. La justice ne peut donc exister
sans passion. Et beaucoup moins les autres vertus.
Conclusion :
Si nous appelons
passions les affections désordonnées, comme l'ont fait les stoïciens, alors il
est évident que la vertu parfaite est en dehors des passions. Mais si nous
appelons passions tous les mouvements de l'appétit sensible, alors il est clair
que les vertus qui concernent les passions comme leur propre matière ne peuvent
exister sans passions. On comprend bien pourquoi. Si cela se produisait, la
vertu morale aurait pour effet de rendre l'appétit sensible entièrement
inactif. Or la vertu ne consiste pas en ce que les forces soumises à la raison
s'abstiendraient de leurs actes propres, mais en ce qu'elles exécutent les
ordres de la raison en accomplissant leurs actes propres. De même donc que la
vertu ordonne les membres du corps aux actes extérieurs qu'ils doivent
accomplir, de même elle ordonne l'appétit sensible à avoir ses propres
mouvements bien réglés.
Quant aux vertus
morales qui ont pour matière non les passions mais les opérations (et la
justice est une vertu de cette sorte), elles peuvent exister sans les passions,
puisque ces vertus appliquent la volonté à son acte propre qui n'est pas une
passion. Cependant, l'acte de justice entraîne à sa suite, au moins dans la
volonté, une joie qui n'est pas une passion. Pourtant, si cette joie se
multiplie par la perfection de la justice, il se produira un rejaillissement de
joie jusque dans l'appétit sensible, selon que les facultés inférieures suivent
le mouvement des facultés supérieures, comme nous l'avons dit plus haut. Et
ainsi, grâce à un tel rejaillissement, plus la vertu sera parfaite, plus elle
causera de passion.
Solutions :
1. Les passions désordonnées, la vertu les surmonte ; les
modérées, elle les suscite.
2. Si elles sont désordonnées, les passions induisent à pécher
; mais non si elles sont modérées.
3. En tout être, le bien est envisagé selon la condition de sa
nature. Or en Dieu et dans les anges il n'y a pas comme chez nous d'appétit
sensible. C'est pourquoi leur bonne action se passe tout à fait de la passion
comme du corps, tandis que la nôtre s'accompagne de passion et recourt aux
services du corps.
1. N'y a-t-il
qu'une seule vertu morale ? - 2. Les vertus morales qui concernent les
opérations se distinguent-elles de celles qui concernent les passions ? - 3.
Concernant les opérations, n'y a-t-il qu'une seule vertu morale ? - 4.
Concernant les différentes passions, y a-t-il différentes vertus morales ? - 5.
Les vertus morales se distinguent-elles selon les différents objets des passions
?
Objections :
1. C'est ce qu'il semble, car dans la vie morale la direction
appartient à la raison, siège des vertus intellectuelles ; de même
l'inclination appartient à la puissance appétitive, siège des vertus morales.
Mais il n'y a qu'une seule vertu intellectuelle de direction pour tous les
actes de la vie morale : c'est la prudence. Donc il n'y a également qu'une
seule vertu morale qui nous influence dans tous ces actes.
2. Les habitus ne se distinguent pas selon leurs objets
matériels, mais selon leurs objets formels. Or la raison formelle du bien
auquel est ordonnée la vertu morale est unique : c'est la mesure de raison. Il
semble donc qu'il n'y ait qu'une vertu morale.
3. Les réalités morales, avons-nous dit, reçoivent leur espèce
de leur fin. Mais la fin commune de toutes les vertus morales est unique, c'est
la félicité ; quant aux fins propres et prochaines, elles sont infinies. Or les
vertus morales ne sont pas infinies. C'est donc l'indice qu'il n'y a qu'une
seule vertu morale.
Cependant :
Il n'est pas
possible, avons-nous dit, qu'un seul habitus ait son siège en différentes
puissances. Mais le sujet des vertus morales est la partie appétitive de l'âme
qui, comme nous l'avons dit dans la première Partie, se distingue en
différentes puissances. Il n'est donc pas possible qu'il y ait une seule vertu
morale.
Conclusion :
Les vertus
morales, avons-nous dit, sont des habitus de la partie appétitive de l'âme. Or
les habitus, avons-nous dit aussi, diffèrent d'espèce selon les différences
spécifiques des objets. Mais l'espèce d'un objet désirable, comme du reste
celui de n'importe quelle réalité, dépend de la forme spécifique, laquelle à
son tour dépend de l'agent.
Or il est à
remarquer que la matière du patient s'offre à l'agent de deux façons. Parfois
elle reçoit de lui la forme sous le même aspect, tel que cette forme est dans
l'agent, comme c'est le cas de toutes les causes univoques. Et il est nécessaire
alors, si l'agent est d'une seule espèce, que la matière reçoive une forme
d'une seule espèce ; ainsi le feu n'engendre univoquement qu'une réalité
existant dans l'espèce du feu. - Mais parfois la matière reçoit de l'agent la
forme autrement que sous la raison où elle existe chez lui ; cela se voit dans
le cas des générations qui ne sont pas univoques, comme lorsqu'un animal est
engendré par le soleil. Et alors les formes reçues dans la matière sous
l'influence du même agent ne sont pas d'une seule espèce mais se diversifient
suivant les diverses dispositions que peut avoir la matière à recevoir l'influx
de l'agent ; ainsi voyons-nous que sous l'action unique du soleil s'engendrent
dans une matière en putréfaction et suivant ses diverses aptitudes, des animaux
d'espèces différentes.
Or, dans la vie
morale, il est évident que la raison a le rôle de commander et de mouvoir, la
puissance appétitive celui d'être commandée et d'être mue. L'appétit ne reçoit
cependant pas l'impression de la raison d'une manière univoque, puisqu'il ne
devient pas du rationnel par essence, mais par participation, selon le mot de
l'Éthique. De là vient que les objets de notre appétit, selon le mouvement
imprimé par la raison, se constituent en espèces différentes selon la diversité
de leurs rapports avec la raison. Et il en découle que les vertus morales sont
d'espèces variées et qu'il n'y a pas qu'une seule vertu morale.
Solutions :
1. L'objet de la raison c'est le vrai. Mais il n'y a qu'une
sorte de vrai dans toutes les réalités morales, puisque celles-ci ne sont que
des actions contingentes. Donc il n'y a en elles qu'une seule vertu directrice,
qui est la prudence. - Mais l'objet de l'appétit c'est le bien désirable. Or ce
bien se présente sous des aspects divers, selon la diversité même du rapport à
la raison directrice.
2. Cet aspect formel des objets a une unité générique, à cause
de l'unité de l'agent ; mais une diversité spécifique, à cause de l'aptitude
différente des sujets récepteurs, nous venons de le dire.
3. Dans les réalités morales l'espèce dépend non de la fin
ultime mais des fins les plus proches ; et, s'il est vrai que ces fins sont
infinies en nombre, elles ne sont pas infinies en espèce.
Objections :
1. Il semble qu'il n'y a pas là de quoi distinguer les vertus
les unes des autres. Le Philosophe dit que la vertu morale est "faite pour
opérer dans les plaisirs et dans les tristesses ce qu'il y a de meilleur".
Mais les plaisirs et les tristesses sont des passions. Donc la même vertu qui
concerne les passions concerne aussi les opérations, car elle existe pour agir.
2. Les passions sont les principes des opérations extérieures.
Donc, s'il y a des vertus qui rectifient les passions, il faut qu'elles
rectifient aussi par voie de conséquence les opérations. Ce sont donc les mêmes
vertus pour les unes que pour les autres.
3. A toute opération extérieure correspond un mouvement de
l'appétit sensible, bon ou mauvais. Mais les mouvements de l'appétit sensible
sont des passions. Donc les mêmes vertus qui regardent les opérations regardent
aussi les passions.
Cependant :
Le Philosophe
attribue la justice aux opérations ; la tempérance, la force et la douceur, à
certaines passions.
Conclusion :
L'opération et la
passion peuvent se rattacher à la vertu de deux façons :
1° Comme son
effet. En ce sens, toute vertu morale a quelques activités bonnes qu'elle
produit, et elle engendre du plaisir ou de la tristesse, qui sont des passions.
2° L'opération
peut être rattachée à la vertu morale comme la matière que celle-ci concerne.
Et de ce point de vue, il faut des vertus morales concernant les opérations,
différentes de celles qui concernent les passions. La raison en est que
réellement, dans certaines opérations, le bien et le mal dépendent des
opérations elles-mêmes, quels que soient les sentiments qu'on y apporte ;
c'est-à-dire que dans ces cas-là le bien comme le mal est pris selon une raison
de juste adaptation à autrui. Et dans ces conditions, il faut qu'il y ait une
vertu capable de diriger pour elles-mêmes des opérations comme l'achat et la
vente, et toutes celles du même genre où l'on tient compte de ce qui est dû ou
non, à soi ou à autrui. C'est pour cela que la justice et ses différentes
parties sont appliquées à juste titre à des opérations comme à leur matière
propre. - En revanche, dans certaines opérations, le bien, comme le mal, dépend
uniquement d'une juste adaptation à celui qui opère. Et c'est pourquoi il faut
alors considérer le bien et le mal d'après les dispositions affectives bonnes
ou mauvaises qu'on y apporte. A cause de cela aussi, il faut que les vertus en
pareille matière soient occupées principalement de ces affections intérieures
qu'on appelle les passions de l'âme, comme on le voit pour la tempérance, la
force et les autres du même genre.
Il peut se faire
d'ailleurs que dans les opérations concernant autrui, le bien de la vertu soit
mis de côté à cause d'une passion déréglée qu'on porte en soi. Et alors, en
tant que l'équilibre de l'opération extérieure est détruit, il y a destruction
de la justice ; mais en tant qu'est détruit l'équilibre des passions
intérieures, il y a destruction d'une autre vertu. Ainsi, quand on frappe
quelqu'un par colère, les coups injustifiés détruisent la justice tandis que
l'excès de colère détruit la douceur. Et la même chose se voit pour d'autres
vertus.
Solutions :
Par là on voit la
réponse aux objections. Car la première prend l'opération comme effet de la
vertu. Les deux autres partent de ce fait que l'opération et la passion
concourent à une même oeuvre. Mais dans certains cas la vertu est
principalement appliquée à l'opération, dans certains à la passion, pour la
raison que nous venons de dire.
Objections :
1. On le dirait car, dans toutes les opérations extérieures,
la rectitude paraît être affaire de justice. Mais il n'y a qu'une seule vertu
de justice, donc une seule vertu concernant les opérations.
2. Les opérations qui diffèrent le plus entre elles sont,
semble-t-il, celles qui sont ordonnées au bien de l'individu, et celles qui
sont ordonnées au bien de la multitude. Mais cette diversité même ne diversifie
pas les vertus morales. Le Philosophe affirme en effet que la justice légale
qui ordonne les actes des hommes au bien commun n'est pas différente, si ce
n'est par une distinction de raison, de la vertu qui ordonne les actes de
l'homme à un seul bien. Donc la diversité des opérations ne cause pas celle des
vertus morales.
3. Si les vertus morales étaient aussi diverses que les
opérations, il faudrait qu'à la diversité de celles-ci correspondît
parfaitement la diversité de celles-là. Mais c'est évidemment faux, car il
appartient à la justice, comme on le voit dans l'Éthique d'établir la rectitude
dans les échanges de toutes sortes et aussi dans les distributions. Donc la
diversité des vertus ne répond pas à celle des opérations.
Cependant :
La religion est
une autre vertu que la piété filiale, et pourtant toutes les deux sont
appliquées à des opérations.
Conclusion :
Toutes les vertus
morales concernant des opérations se rejoignent dans une certaine raison
générale de justice, envisagée par rapport à la dette envers autrui ; mais
elles se distinguent selon les diverses raisons spéciales à chacune. Et le
motif en est que dans les opérations extérieures l'ordre de raison s'établit,
comme nous l'avons dit, non point en proportion des affections du sujet mais
d'après ce qui est proportionné à la réalité en elle-même ; exigences sur
lesquelles est fondée la notion de dette d'où dérive celle de justice ; car le
rôle de la justice, semble-t-il, est que chacun s'acquitte de ce qu'il doit.
Aussi toutes ces vertus concernant des opérations extérieures ont-elles d'une
certaine manière raison de justice. Mais ce qu'on doit n'a pas la même raison
pour toutes. On doit autrement à un égal, autrement à un supérieur, autrement à
un inférieur ; autrement par suite d'un pacte, ou d'une promesse, ou d'un
bienfait reçu. Et ces différents titres de dette donnent lieu à différentes
vertus. Ainsi la religion est la vertu par laquelle nous rendons ce qui est dû à
Dieu ; la piété filiale, celle par laquelle nous rendons ce qui est dû aux
parents et à la patrie ; la gratitude, la vertu par laquelle nous rendons ce
qui est dû aux bienfaiteurs, et ainsi des autres vertus.
Solutions :
1. La justice proprement dite est une vertu spéciale, fondée
sur la parfaite raison de dette, celle qui peut être acquittée suivant une
exacte équivalence. Cependant, on donne aussi par extension le nom de justice à
tout acquittement d'une dette, et en ce sens la justice n'est plus une vertu
spéciale.
2. La justice qui vise le bien commun est une autre vertu que
la justice ordonnée au bien particulier d'un individu, d'où la distinction
entre droit commun et droit privé ; et Cicéron fait de la piété qui nous
conforme au bien de la patrie, une vertu spéciale. - Toutefois, la justice qui
ordonne l'homme au bien commun est générale par l'empire qu'elle exerce,
puisqu'elle ordonne tous les actes des vertus vers ce qui est sa fin,
c'est-à-dire vers le bien commun. Or une vertu, selon qu'elle est commandée par
une telle justice, reçoit aussi le nom de justice. Et en ce sens elle ne
diffère de la justice légale que par une distinction de raison entre la vertu
qui opère par elle-même, et celle qui opère en obéissant à une autre.
3. Dans toutes les opérations se rapportant à la justice
spéciale, le titre de la dette est le même. Et c'est pourquoi la vertu de
justice est la même, principalement en matière d'échange. En effet, la justice
distributive est peut-être d'une autre espèce que la justice commutative, mais
c'est une question qui se posera plus tard.
Objections :
1. Il ne semble pas que la diversité des passions entraîne
celle des vertus morales. En effet, pour des choses qui ont même principe et
même fin, il n'y a qu'un seul habitus, comme cela se voit surtout dans les
sciences. Mais toutes les passions n'ont qu'un seul principe, l'amour ; et
toutes se terminent à la même fin, le plaisir ou la tristesse, comme on l'a vu
précédemment. Il n'y a donc pour elles toutes qu'une seule vertu morale.
2. Si à la diversité des passions répondait celle des vertus,
il y aurait par suite autant de vertus morales que de passions. Mais cela est
évidemment faux puisque, concernant les passions opposées, il y a une seule et
même vertu morale, comme la force dans les audaces et dans les craintes, la
tempérance dans les plaisirs et dans les tristesses. Il n'est donc pas
nécessaire qu'il y ait correspondance entre les diversités des passions et
celles des vertus morales.
3. L'amour, la convoitise et le plaisir sont, comme nous
l'avons établi plus haut, des passions d'espèces différentes. Mais pour elles
toutes il y a une vertu unique, la tempérance. Donc les vertus morales ne sont
pas diversifiées par les passions.
Cependant :
Il est dit dans
l'Ethique que la force concerne les craintes ; la tempérance, les convoitises ;
la douceur, les colères.
Conclusion :
On ne peut pas
dire qu'il y ait une seule vertu morale pour toutes les passions, car il y a
des passions qui se rapportent à des puissances différentes, et en effet celles
de l'irascible sont différentes de celles du concupiscible. Et cependant cela
n'entraîne pas que toute diversité de passions suffise à diversifier les vertus
morales :
1° Parce qu'il y a
des passions qui sont opposées entre elles comme de véritables contraires :
joie et tristesse, crainte et audace, et d'autres encore. Et à l'égard des
passions opposées de cette façon il faut qu'il y ait une seule et même vertu.
En effet, puisque la vertu morale consiste dans un certain équilibre, le juste
milieu entre des passions contraires s'établit selon une même raison, comme
dans les choses de la nature c'est le même milieu qui se trouve entre les
contraires, par exemple entre le blanc et le noir.
2° Parce qu'il se
trouve des passions diverses qui s'opposent à la raison de la même manière, par
exemple en donnant de l'impulsion vers ce qui est contraire à la raison ou de
l'éloignement pour ce qui est conforme à la raison. Et c'est pour cela que les
différentes passions de la convoitise ne se rapportent pas à des vertus morales
différentes, parce que leurs mouvements s'enchaînent les uns aux autres suivant
un certain ordre, du fait qu'ils sont ordonnés au même but, c'est-à-dire à la
poursuite du bien ou à la fuite du mal ; ainsi de l'amour découle la
convoitise, et de la convoitise on en vient à la délectation. Et l'enchaînement
est le même pour les mouvements opposés ; la haine est suivie d'éloignement ou
de répulsion, qui conduit à la tristesse. Mais les passions de l'irascible ne
font pas partie d'un ordre unique. Elles sont ordonnées à des buts différents ;
la crainte et l'audace à un grand danger ; l'espoir et le désespoir à un bien
ardu ; la colère à surmonter quelque chose de contraire qui nous a nui. Et
c'est pourquoi ce sont des vertus diverses qui mettent de l'ordre dans ces
passions : la tempérance aux passions du concupiscible ; la force aux craintes
et aux audaces ; la magnanimité à l'espoir et au désespoir ; la douceur aux
colères.
Solutions :
1. Les passions se rencontrent toutes dans l'unité d'un
principe et d'une fin communes, mais non dans l'unité d'un principe ni d'une
fin propre. Ainsi ce genre de rapprochement ne suffit-il pas pour réduire à
l'unité la vertu morale.
2. Dans les réalités de la nature le même principe permet de
passer d'un extrême à l'autre ; et dans le domaine de la raison, les contraires
appartiennent au même genre. De même aussi la vertu morale qui obéit à la
raison à la manière d'une nature, est la même en face de passions opposées.
3. Ces trois passions-là sont ordonnées au même objet suivant
un certain ordre, on vient de le dire. Et c'est pourquoi elles se rattachent à
la même vertu morale.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, les passions ont leurs objets
comme les opérations ont les leurs. Mais les vertus morales concernant les
opérations ne se distinguent pas d'après les objets de celles-ci ; car il
appartient à la même vertu de justice d'acheter aussi bien que de vendre une
maison aussi bien qu'un cheval. Donc les vertus morales concernant les passions
ne se diversifient pas davantage d'après les objets de celles-ci.
2. Les passions sont des actes ou des mouvements de l'appétit
sensible. Mais il faut une plus grande diversité pour distinguer des habitus
que pour distinguer des actes. Par conséquent, des objets qui ne constituent
pas des espèces diverses de passions ne constitueront pas des espèces diverses
dans une vertu morale. C'est ainsi qu'il y aura pour tout ce qui est objet de
délectation une seule vertu morale, et pareillement pour les autres objets des
passions.
3. Le plus et le moins ne diversifient pas l'espèce. Mais les
divers objets de délectation diffèrent uniquement selon le plus et le moins.
Ils se rattachent donc tous à une seule espèce de vertu. Il en est de même de
tous les objets de crainte, et semblablement des autres. La vertu morale ne se
distingue donc pas d'après les objets des passions.
4. De même que la vertu est capable de faire le bien, elle est
capable aussi d'empêcher le mal. Mais pour les convoitises des biens il y a des
vertus diverses : la tempérance pour celles qui regardent les plaisirs du
toucher, l'eutrapélie dans les plaisirs du jeu. Donc pour les craintes des maux
il doit y avoir aussi des vertus diverses.
Cependant :
La chasteté
concerne les plaisirs sexuels ; l'abstinence, les plaisirs de la table ; et
l'eutrapélie, les plaisirs du jeu.
Conclusion :
La perfection de
la vertu dépend de la raison ; celle de la passion, de l'appétit sensible
lui-même. Il faut donc que les vertus soient diversifiées selon leur ordre à la
raison, les passions selon leur ordre à l'appétit. Donc les objets des
passions, selon qu'ils sont ordonnés diversement à l'appétit sensible, causent
diverses espèces de passions ; mais selon qu'ils se rattachent diversement à la
raison, ils causent diverses espèces de vertus. Or le mouvement de la raison
n'est pas le même que celui de l'appétit sensible. C'est pourquoi rien
n'empêche qu'une différence d'objets ne cause une diversité de passions sans
causer une diversité de vertus, comme lorsqu'il y a une seule vertu pour
plusieurs passions, nous venons de le dire ; et rien n'empêche non plus qu'une
différence d'objets ne cause une diversité de vertus sans causer une diversité
de passions, comme lorsque plusieurs vertus sont ordonnées à une même passion,
la délectation par exemple.
Et parce que les
diverses passions, en se rapportant à différentes puissances, se rapportent
toujours, avons-nous dit, à des vertus différentes, la diversité des objets,
lorsqu'elle intéresse précisément les puissances, diversifie toujours les
espèces de vertus ; ainsi la différence entre ce qui est bon de façon absolue
et ce qui est bon en présentant de la difficulté. - En outre, parce que la
raison gouverne dans un certain ordre les facultés inférieures et s'étend même
aux réalités extérieures, il s'ensuit qu'un même objet de passion, selon qu'il
est perçu par les sens ou par l'imagination ou encore par la raison, et aussi
selon qu'il appartient à l'âme, au corps ou aux réalités extérieures, présente
un rapport différent à la raison, et par conséquent est de nature à diversifier
les vertus. Donc, le bien de l'homme, qui est tour à tour objet d'amour, de
convoitise et de plaisir, peut être pris soit comme se rapportant aux
sensations du corps, ou aux perceptions intérieures de l'âme. Et cela, qu'il
soit ordonné au bon développement de l'homme en lui-même quant au corps ou
quant à l'âme, ou qu'il soit ordonné au bien de l'homme par rapport à autrui.
De telles diversités, parce qu'elles représentent des différences dans la
subordination à la raison, font toujours des différences dans la vertu.
Ainsi donc, s'il
s'agit d'un bien perçu par le toucher et intéressant le maintien de la vie
humaine dans l'individu ou dans l'espèce, comme sont les plaisirs de la table et les plaisirs sexuels, il se
rattachera à la vertu de tempérance.
Pour ce qui est des plaisirs des autres sens, comme ils ne sont pas violents,
ils ne mettent pas la raison en difficulté, et c'est pourquoi ils ne font
l'objet d'aucune vertu, la vertu portant toujours, comme l'art, sur quelque
chose de difficile, selon l'Éthique.
Quant au bien
perçu non par la sensation mais par une faculté intérieure, s'il intéresse
seulement l'individu en lui-même, c'est quelque chose comme l'argent et
l'honneur ; de soi l'argent a pour but le bien du corps, tandis que dans
l'honneur réside une prise de conscience de l'âme. Et ces biens-là peuvent être
envisagés soit absolument, ce qui les rattache au concupiscible, soit sous un
aspect ardu, ce qui les rattache à l'irascible. Distinction qu'il n'y a pas
lieu de faire dans les biens qui sont l'objet des plaisirs du toucher, parce
que ceux-ci sont du niveau le plus bas et qu'ils conviennent à l'homme en ce
qu'il a de commun avec les bêtes. - Donc, en matière d'argent, si l'on prend ce bien absolument en tant qu'il est
simple objet de convoitise ou de plaisir ou d'amour, il y a libéralité. Mais, si l'on prend cette
sorte de bien sous son aspect ardu, en tant qu'il est objet d'espérance, il est
l'objet de la magnificence. -
D'autre part, en matière d'honneur,
si le bien est pris absolument, comme simple objet d'amour, il y a une vertu
qui a nom la "philotimie",
ou l'amour de l'honneur. Si au contraire ce bien est considéré sous son aspect
ardu, comme objet d'espérance, il y a ainsi matière à magnanimité. De sorte que nous mettons la libéralité et la
"philotimie" dans le concupiscible, au lieu que la magnificence et la
magnanimité sont dans l'irascible.
Quant au bien qui ordonne à autrui, il
n'a pas aspect de bien ardu, mais il est accueilli comme un bien pris
absolument, pour autant qu'il est l'objet des passions du concupiscible. Ce
peut être effectivement pour quelqu'un un véritable plaisir que de se donner
soi-même à autrui, tantôt dans les affaires sérieuses de la vie, c'est-à-dire dans
les actions ordonnées par la raison en vue d'une fin à laquelle on est obligé ;
tantôt dans ce qui se fait par jeu, c'est-à-dire dans les actions ordonnées
uniquement au plaisir, et qui n'ont pas avec la raison le même rapport. Dans
les affaires sérieuses, quelqu'un a deux manières de se livrer aux autres.
L'une consiste à se montrer agréable par la politesse des paroles et des
procédés, et ceci se rapporte à une certaine vertu qu'Aristote nomme
"l'amitié" ; on peut aussi l'appeler amabilité. L'autre manière consiste à se montrer franchement dans
ce qu'on dit et dans ce qu'on fait, et cela appartient à une autre vertu que le
Philosophe nomme "la vérité".
On est en effet plus près de la raison par la franchise que par l'amabilité. De même, on est plus près de la raison
par le sérieux de la vie que par le
jeu. De là vient que les plaisirs du jeu sont matière à une vertu, que
le Philosophe nomme "eutrapélie".
Ainsi on voit que,
d'après Aristote, il y a dix vertus morales en matière de passions : la force, la tempérance, la libéralité, la
magnificence, la magnanimité, la philotimie, l'affabilité, l'amitié, la vérité
et l'eutrapélie. Et ces vertus se distinguent selon la diversité des
matières, soit d'après celle des passions, soit d'après celle des objets. - Donc,
si vous ajoutez la justice, qui est
la vertu concernant les opérations, les vertus morales seront onze en tout.
Solutions :
1. Dans une même espèce d'opération, tous les objets ont le
même rapport à la raison ; mais non tous les objets d'une même espèce de
passion ; c'est parce que les opérations ne s'opposent pas à la raison comme
les passions.
2. Les passions, nous l'avons dit, se diversifient à un autre
titre que les vertus.
3. Le plus et le moins ne diversifient pas l'espèce, à moins
qu'ils ne marquent un rapport différent avec la raison.
4. Le bien est plus fort pour mouvoir que le mal, puisque le
mal n'agit que par la force du bien, selon Denys. C'est pourquoi le mal ne fait
pas à la raison de difficulté spéciale exigeant une vertu, à moins qu'il ne
soit vraiment exceptionnel, ce qui n'a lieu qu'une fois, semble-t-il, dans
chaque genre de passion. Aussi, concernant les colères, on ne met qu'une vertu,
la mansuétude ; et pareillement concernant les audaces, une seule vertu, la
force. - Mais le bien, lui, apporte sa difficulté qui exige la vertu, même s'il
ne représente pas ce qu'il y a de plus élevé dans le genre de telle ou telle
passion. C'est pour cela que diverses vertus morales concernent les
convoitises, nous venons de le dire.
1. Les vertus
morales doivent-elles être appelées cardinales ou principales ? - 2. Leur
nombre. - 3. Quelles sont-elles ? - 4. Diffèrent-elles les unes des autres ? -
5. Peut-on admettre leur division en vertus sociales, vertus purgatives, vertus
d'âme purifiée, vertus exemplaires ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car il est dit au livre des Prédicaments
que "les choses qui s'opposent dans une division sont ensemble dans la
réalité", et ainsi aucune n'est plus primordiale qu'une autre. Mais toutes
les vertus divisent leur genre en s'opposant. Donc aucune d'entre elles ne doit
être appelée principale.
2. La fin est plus primordiale que les moyens. Mais les vertus
théologales regardent la fin ; les vertus morales, les moyens. Si des vertus
doivent être dites principales ou cardinales, ce ne sont donc pas les vertus
morales, mais plutôt les théologales.
3. Ce qui existe par essence est plus primordial que ce qui
existe par participation. Mais les vertus intellectuelles appartiennent à ce
qui est rationnel par essence ; les vertus morales à ce qui est rationnel par
participation, on l'a dit plus haut. Ce ne sont donc pas les vertus morales
qu'on doit appeler principales, mais plutôt les vertus intellectuelles.
Cependant :
"Nous savons
bien, dit saint Ambroise, qu'il y a quatre vertus cardinales : la tempérance,
la justice, la prudence et la force". Or ce sont là des vertus morales.
Donc il y a des vertus morales qui sont cardinales.
Conclusion :
Quand nous parlons
de la vertu sans plus, il est entendu que nous parlons de la vertu humaine. Or
on appelle vertu humaine dans la parfaite acception du terme, avons-nous dit, celle
qui requiert la rectitude de l'appétit ; en effet, cette vertu-là ne produit
pas seulement la faculté de bien agir, mais elle cause aussi l'exercice même de
l’oeuvre bonne. Au contraire, dans le sens imparfait du mot, on appelle vertu celle
qui ne requiert pas la rectitude de l'appétit, parce qu'elle produit seulement
la faculté de bien agir, mais ne cause pas l'exercice même de l’oeuvre bonne.
Or il est certain
que le parfait est plus primordial que l'imparfait. Voilà pourquoi les vertus
qui assurent la rectitude de l'appétit sont appelées principales. Mais telles
sont les vertus morales ; et parmi les vertus intellectuelles, la prudence
seule, parce qu'elle aussi est en quelque façon une vertu morale par sa
matière, comme on l'a montré plus haut. C'est donc parmi les vertus morales que
se placent à juste titre celles qu'on appelle principales ou cardinales.
Solutions :
1. Quand c'est un genre univoque qui est partagé en ses
espèces, alors les membres de la division sont ex aequo dans la notion du
genre, bien que dans la réalité des choses une espèce soit plus primordiale et
plus parfaite, comme l'homme par rapport aux autres animaux. Mais quand c'est
un analogue qu'on divise, en l'attribuant de façon inégale à plusieurs
réalités, alors rien n'empêche que l'une soit plus primordiale qu'une autre,
même selon la raison commune, comme la substance est appelée être à un titre
plus primordial que l'accident. Telle est précisément la division des vertus
dans les divers genres où elles se distribuent, du fait que le bien de la
raison ne se rencontre pas en toutes selon le même ordre.
2. Nous l'avons déjà dit les vertus théologales sont au-dessus
de l'homme. C'est pourquoi elles sont dites non pas proprement humaines mais
surhumaines ou divines.
3. Les vertus intellectuelles, autres que la prudence, sont
plus primordiales que les vertus morales quant à leur sujet, mais non quant à
la raison de vertu puisque celle-ci regarde le bien qui est l'objet de
l'appétit.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'il y en ait quatre. La prudence est en
effet la vertu qui a la direction des autres vertus morales. Or ce qui a la
direction des autres est plus primordial. Donc la prudence est la seule vertu
principale.
2. Les vertus principales sont morales en quelque manière.
Mais nous sommes ordonnés aux activités morales par la raison pratique et un
appétit bien réglé, selon Aristote. Il n'y a donc que deux vertus cardinales.
3. Même parmi les vertus autres que ces quatre, l'une est plus
primordiale que l'autre. Mais pour qu'une vertu soit appelée principale par
rapport à toutes les autres, il suffit qu'elle le soit par rapport à
quelques-unes. Il semble donc qu'il y a un nombre beaucoup plus grand de vertus
principales.
Cependant :
Saint Grégoire dit
que "sur ces quatre vertus se dresse tout l'édifice d'une oeuvre
bonne".
Conclusion :
Le nombre de
certaines choses peut être établi soit d'après les principes formels soit
d'après les sujets. D'une manière comme de l'autre on trouve quatre vertus
cardinales.
Le principe formel
de la vertu dont nous parlons pour le moment, c'est le bien de la raison. Bien
qui peut être envisagé de deux façons. 1° Selon qu'il consiste dans l'application
même de la raison ; et on a ainsi une vertu principale qui s'appelle la
prudence. - 2° Selon qu'il y a dans une matière donnée un ordre de raison. Et
cela, soit en matière d'opérations, et ainsi c'est la justice ; soit en matière
de passions, et à cet égard il est nécessaire qu'il y ait deux vertus. Car,
pour mettre un ordre de raison dans les passions, il est nécessaire de
considérer leur opposition envers la raison. Cette opposition peut exister de
deux manières : selon que la passion pousse à quelque chose de contraire à la
raison ; alors il est nécessaire que la passion soit réprimée, de là vient le
nom de la tempérance ; ou selon que la passion éloigne de ce qui est dicté par
la raison, comme fait la peur du péril ou de la peine ; dans ce cas il est
nécessaire qu'on soit bien affermi dans ce qui convient à la raison, pour ne
pas s'en éloigner ; et de là vient le nom de la force.
Pareillement,
d'après les sujets, on trouve le même nombre. Car il n'y a pas moins de quatre
sujets à cette vertu dont nous parlons. Ce sont le rationnel par essence, dont
la perfection est assurée par la prudence ; et le rationnel par participation
qui se divise en trois, c'est-à-dire en volonté, siège de la justice ; en
concupiscible, siège de la tempérance ; et en irascible, siège de la force.
Solutions :
1. La prudence est absolument principale par rapport à toutes
les vertus. Mais les autres tiennent une place principale, chacune dans son
genre.
2. Le rationnel par participation se divise en trois, comme on
vient de le dire.
3. Toutes les autres vertus dont l'une est plus primordiale
qu'une autre, se ramènent à ces quatre vertus, et quant au sujet, et quant aux
objets formels.
Objections :
1. Il semble que d'autres vertus mériteraient davantage d'être
appelées principales. Car ce qu'il y a de plus grand dans chaque genre, c'est
là le principal, semble-t-il. Mais, comme il est dit dans l’Éthique, "la
magnanimité met de la grandeur en toute vertu". Elle doit donc au plus
haut degré être appelée vertu principale.
2. Ce qui donne de la fermeté aux autres vertus semble bien
être par excellence la vertu principale. Mais telle est l'humilité, car saint Grégoire
affirme : "Celui qui amasse les autres vertus sans l'humilité, c'est comme
s'il portait de la paille au vent." L'humilité semble donc être au plus
haut point la vertu principale.
3. Le plus parfait semble bien être le principal. Mais le plus
parfait c'est la patience ; selon l'épître de saint Jacques (1, 4), "la
patience fait une oeuvre parfaite". Elle doit donc être comptée comme
vertu principale.
Cependant :
Cicéron dans sa
Rhétorique ramène toutes les autres à ces quatre vertus.
Conclusion :
Comme on vient de le dire à l’article précédent, ces quatre
vertus cardinales sont prises selon quatre aspects qui sont vraiment formels
dans la vertu dont nous parlons. Or, il est certain qu'il y a des actes ou des
passions où ces aspects formels se rencontrent d'une manière principale. Ainsi,
le bien qui consiste dans l'attention prêtée à la raison se rencontre
principalement dans le commandement même de la raison, mais non dans le conseil
ni dans le jugement, comme nous l'avons dit plus haut. Pareillement, le bien de
raison tel qu'il a sa place dans les opérations sous l'aspect de rectitude et
de dû, se rencontre à titre principal dans les échanges ou dans les
distributions, parce que ce sont là des opérations qui s'adressent à autrui
dans l'égalité. Le bien qu'il y a à réfréner les passions se trouve
principalement dans celles qui sont le plus difficiles à réprimer, c'est-à-dire
dans les plaisirs du toucher. Le bien qu'il y a dans la fermeté à tenir au bien
de la raison contre l'assaut des passions, se rencontre surtout dans les périls
de mort contre lesquels il est très difficile de tenir bon.
Ainsi donc nous
pouvons considérer de deux manières ces quatre vertus. D'abord, en prenant les
aspects formels dans un sens très général. De ce point de vue, elles sont
appelées principales comme s'étendant généralement à toutes les vertus, en ce
sens que toute vertu qui fait le bien en prêtant attention à la raison, sera
appelée prudence ; que toute vertu qui met dans les opérations la perfection de
ce qui est dû et de ce qui est droit, sera appelée justice ; que toute vertu
qui contient les passions et les apaise, sera appelée tempérance ; que toute
vertu qui met dans l'âme de la fermeté contre n'importe quelle passion, sera
appelée force. C'est ainsi que beaucoup parlent de ces vertus-là, tant parmi
les saints docteurs que parmi les philosophes. Et de la sorte les autres vertus
sont englobées dans celles-là. - Ainsi tombent toutes les objections.
Mais on peut
prendre les choses autrement, selon que ces vertus tirent leur dénomination de
ce qu'il y a de plus important dans chaque matière. En ce sens, ce sont des
vertus spéciales, bien distinctes des autres. Cependant on les appelle
principales par rapport aux autres, à cause du caractère primordial de leur
matière : la prudence est appelée ainsi pour sa fonction de direction ; la
justice parce qu'elle concerne les actions qui sont dues entre égaux ; la
tempérance parce qu'elle réprime les convoitises des plaisirs du touchera ; la
force parce qu'elle rend très ferme contre les périls de mort. - Et ainsi
tombent également les objections, parce que d'autres vertus peuvent avoir
quelques autres supériorités, mais celles-là sont appelées primordiales en
raison de la matière, dans le sens que nous venons de dire.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'elles soient des vertus diverses, et
distinctes les unes des autres. Saint Grégoire dit en effet : "La prudence
n'est pas véritable si elle n'est pas juste, tempérante et forte ; ni la
tempérance n'est parfaite, si elle n'est pas forte, juste et prudente ; ni la
force n'est complète si elle n'est pas prudente, tempérante et juste ; ni la
justice n'est véritable si elle n'est pas prudente, forte et tempérante."
Or ceci n'arriverait pas si ces quatre vertus étaient distinctes entre elles,
car les diverses espèces d'un même genre ne se dénomment pas les unes par les
autres. Donc ces vertus ne se distinguent pas entre elles.
2. Lorsque des choses sont bien distinctes entre elles, ce qui
appartient à l'une n'est pas attribué à l'autre. Mais ce qui appartient à la
tempérance est attribué à la force. Saint Ambroise écrit en effet : "Quand
quelqu'un arrive à se vaincre et qu'aucune séduction ne l'amollit ni ne le fait
fléchir, à juste titre on appelle cela de la force." De la tempérance
encore il dit "qu'elle garde la mesure et l'ordre dans tout ce que nous
estimons devoir faire ou dire". Il semble donc que ces vertus ne sont pas
distinctes entre elles.
3. Le Philosophe dit que tout ceci est requis pour la vertu :
"Premièrement, si l'on sait ce qu'on fait ; ensuite, si l'on choisit de le
faire et si l'on choisit pour tel but ; troisièmement, si l'on s'y tient
fermement et immuablement et qu'on le fasse." Mais de ces exigences la
première se rapporte, semble-t-il, à la prudence qui est la droite règle de
l'action ; la deuxième, choisir, appartient à la tempérance, qui fait agir non
par passion mais par choix, après avoir réfréné les passions ; la troisième, agir
effectivement en vue du devoir, englobe une rectitude qui semble bien se
rapporter à la justice ; quant à l'autre élément, fermeté et immutabilité, il
appartient à la force. Donc n'importe laquelle de ces vertus est commune à
toutes les vertus. Donc elles ne se distinguent pas les unes des autres.
Cependant :
Saint Augustin
assure que "la vertu est nommée de quatre manières d'après la variété
qu'il y a dans le sentiment même de l'amour" et aussitôt après il parle de
ces vertus. Donc ces quatre vertus sont distinctes les unes des autres.
Conclusion :
Comme on vient
d'en faire la remarque, ces quatre vertus sont prises dans une double acception
par différents auteurs.
Certains, en
effet, les considèrent comme signifiant des conditions générales de l'âme
humaine qui se retrouvent dans toutes les vertus ; en ce sens, la prudence ne
serait rien d'autre qu'une certaine rectitude de discernement dans n'importe
quels actes ou n'importe quelles matières ; la justice serait la rectitude par
laquelle on fait ce qu'on doit en toute matière ; la tempérance serait la
disposition qui impose une mesure à toutes les sortes de passions et
d'opérations, pour éviter qu'elles ne soient emportées au-delà de ce qui est dû
; la force enfin serait la disposition d'âme par laquelle on est affermi dans
ce qui est conforme à la raison, en résistant à l'assaut des passions et aux
fatigues de l'activité. Ainsi distinguées, ces quatre dispositions n'impliquent
pas une diversité d'habitus vertueux quant à la justice, à la tempérance et à
la force. Car toute vertu morale du fait qu'elle est un habitus, doit avoir une
certaine fermeté pour n'être pas ébranlée par ce qui lui est contraire ; cela,
on l'a dit, ressortit à la force. Mais du fait qu'elle est une vertu, il lui
appartient d'être ordonnée au bien qui implique la raison de rectitude et de
dette ; et l'on disait que cela ressortit à la justice. Et du fait qu'elle est
une vertu morale participant de la raison, il lui appartient de garder en tout
la mesure de la raison et de ne pas s'étendre au-delà ; on disait que cela
ressortit à la tempérance. Mais le fait d'observer du discernement, qu'on
attribuait à la prudence, était le seul principe de distinction à l'égard des
trois autres vertus, en tant que par essence cela relève de la raison ; au
contraire les trois autres domaines de vertu impliquent une participation de la
raison par son application aux passions ou aux activités. Ainsi donc, selon
cette position, la prudence serait bien une vertu distincte des trois autres ;
mais celles-ci ne se distingueraient pas entre elles, car il est évident qu'une
seule et même vertu est tout ensemble habitus, vertu, et vertu morale.
Mais d'autres, et
leur position est meilleure, considèrent ces quatre vertus en tant que
déterminées à des matières spéciales. Chacune d'elles a une seule matière où
l'on admire à titre principal cette condition générale dont on a dit ci-dessus
que la vertu tire son nom. Dans ce sens il est évident que ces vertus sont des
habitus divers qui se distinguent d'après la diversité de leurs objets.
Solutions :
1. Saint Grégoire parle de ces quatre vertus selon la première
acception. - Ou bien l'on peut dire que ces quatre tirent une dénomination les
unes des autres grâce à une sorte de rejaillissement. En effet, ce qui appartient
à la prudence rejaillit sur les autres vertus en tant que celles-ci sont
dirigées par elle. Chacune de celles-ci de son côté rejaillit sur les autres
pour cette raison que celui qui peut le plus difficile peut donc le moins
difficile. Aussi, celui qui peut réfréner les convoitises dans les plaisirs du
toucher en les empêchant de dépasser la mesure, ce qui est extrêmement
difficile, est rendu plus habile, par le fait même, à réfréner l'audace dans
les périls de mort pour l'empêcher de s'aventurer outre mesure, ce qui est
beaucoup plus facile ; c'est d'après cela que la force est dite tempérée. La
tempérance à son tour est dite forte par rejaillissement sur elle de la force,
dans la mesure où celui qui, par sa force, a l'âme affermie contre les périls
de la mort, ce qui est le plus difficile, est plus apte à garder la fermeté
d'âme contre l'emportement des plaisirs, parce que, dit Cicéron, "il n'est
pas logique que celui qui n'est pas brisé par la crainte le soit par la
cupidité ; ni que celui qui s'est montré invaincu par le labeur soit vaincu par
la volupté".
2. Cela donne encore la réponse à la deuxième objection. Car
si la tempérance garde la mesure en tout, et si la force garde l'âme inflexible
contre l'attrait des voluptés, ou bien c'est dans la mesure où ces vertus
qualifient certaines conditions communes aux vertus, ou bien c'est grâce au
rejaillissement dont on vient de parler.
3. Ces quatre conditions communes aux vertus, telles que le
Philosophe les expose, ne sont pas propres aux vertus en question, mais peuvent
leur être appropriées de la manière que nous venons de dire.
Objections :
1. Une pareille division ne convient pas du tout, semble-t-il,
aux quatre vertus cardinales. En effet, selon Macrobe, "les vertus
exemplaires sont celles qui se trouvent dans la pensée divine elle-même".
Mais le Philosophe dit qu'il est "ridicule d'attribuer à Dieu la justice,
la force, la tempérance et la prudence". Donc ces vertus ne peuvent pas
être exemplaires.
2. On appelle vertus de l'âme purifiée celles qui sont en
dehors des passions. Macrobe dit en effet au même endroit : "Il appartient
à la tempérance d'une âme purifiée, non pas de réprimer les cupidités
terrestres, mais de les oublier totalement ; à la force, d'ignorer les
passions, non de les surmonter." Or nous avons dit plus haut, que ces
vertus ne peuvent exister sans passions. C'est donc qu'elles ne peuvent être
les vertus d'une âme purifiée.
3. Macrobe appelle purifiantes les vertus de ceux "qui
par une certaine fuite des choses humaines s'intéressent uniquement aux
divines". Mais c'est là, semble-t-il, une attitude vicieuse, car, dit
Cicéron, "ceux qui prétendent mépriser ce que la plupart des gens
admirent, le pouvoir et les magistratures, je ne pense pas que ce soit à leur
éloge, je crois même qu'il faut prendre cela pour du vice". Il n'y a donc
pas de vertus purifiantes.
4. Macrobe appelle vertus sociales celles "par lesquelles
les bons citoyens s'adonnent au bien public et défendent leurs villes".
Mais seule la justice légale est ordonnée au bien commun, selon le Philosophe.
Les autres vertus ne doivent donc pas être appelées vertus sociales.
Cependant :
Macrobe dit au
même endroit : "Plotin, qui est avec Platon le prince des professeurs de
philosophie, affirme qu'il y a quatre classes de vertus quaternaires. Les
premières sont appelées vertus de société, les deuxièmes, vertus purifiantes,
les troisièmes, vertus d'âme déjà purifiée, les quatrièmes, vertus
exemplaires."
Conclusion :
"Il faut, dit
saint Augustin, que l'âme suive un modèle pour que la vertu puisse se former en
elle ; ce modèle c'est Dieu : si nous le suivons, nous vivons bien." Il
est donc évident que le modèle de la vertu humaine préexiste en Dieu, comme
préexistent aussi en lui les raisons de toutes choses. Ainsi donc, la vertu
peut, à titre de modèle, être considérée telle qu'elle est en Dieu. Et c'est en
ce sens qu'on parle de vertus exemplaires. C'est-à-dire qu'on appelle prudence,
en Dieu, l'intelligence divine elle-même : tempérance, l'intention divine par
laquelle il ramène tout à soi, comme en nous on appelle tempérance ce qui rend
le concupiscible conforme à la raison ; quant à la force de Dieu, c'est son
immutabilité, tandis que sa justice c'est l'observation de la loi éternelle
dans toutes ses oeuvres, comme l'a dit Plotin.
Et, parce que
l'homme est aussi par nature un animal sociable, ces vertus telles qu'elles
existent chez lui dans les conditions propres à sa nature, sont appelées vertus
sociales, ce qui signifie qu'en se conformant à ces vertus on se conduit
correctement dans la gestion des affaires humaines. Ce qui est le sens dans
lequel jusqu'ici nous avons parlé de ces vertus.
Mais il appartient
encore à l'homme de se rapprocher du divin autant qu'il le peut, comme dit même
le Philosophe et comme cela nous est recommandé dans la Sainte Écriture de
multiples façons, comme avec cette parole (Mt 5, 48) : "Soyez parfaits
comme votre Père céleste est parfait." Aussi est-il nécessaire de supposer
des vertus intermédiaires entre les vertus sociales, qui sont des vertus
humaines, et les vertus exemplaires, qui sont des vertus divines. Ces vertus
intermédiaires se distinguent à leur tour comme se distinguent un mouvement et
son terme. C'est-à-dire que certaines sont les vertus de ceux qui sont en
marche et en tendance vers la ressemblance divine. Et ce sont ces vertus-là
qu'on appelle purifiantes. Si bien que la prudence veut mépriser par la
contemplation des réalités divines toutes les choses de ce monde et diriger
toutes les pensées de l'âme uniquement vers le divin. La tempérance pousse à
délaisser, autant que la nature le supporte, ce que réclame le soin du corps.
La force veut enlever à l'âme la frayeur d'avoir à quitter le corps pour
accéder aux choses d'en haut ; enfin, la justice vise à ce que, de toute son
âme, on consente à s'engager dans cette voie. - Il y a d'autre part les vertus
de ceux qui atteignent déjà à la ressemblance divine. Ce sont elles qu'on
appelle vertus de l'âme déjà purifiée. Elles sont telles que la prudence ne
voit plus que le divin ; que la tempérance ne sait plus rien des cupidités
terrestres ; que la force ignore les passions ; que la justice a partie liée
perpétuellement avec l'intelligence divine par son application à l'imiter. Nous
disons que ces vertus sont celles des bienheureux, ou de ceux qui, dans cette
vie, sont très avancés en perfection.
Solutions :
1. Le Philosophe traite de ces vertus selon qu'elles concernent
les réalités humaines ; ainsi la justice regarde les achats et les ventes, la
force s'occupe des craintes, la tempérance des convoitises. Dans ce sens il est
ridicule en effet de les attribuer à Dieu.
2. Quand on dit que les vertus humaines ont pour matière les
passions, cela s'entend des vertus de ceux qui vivent en ce monde. Mais les
vertus de ceux qui sont arrivés à la pleine béatitude sont en dehors des
passions. C'est pourquoi Plotin dit à propos des passions : "Les vertus
sociales les adoucissent", c'est-à-dire les ramènent au juste milieu ;
"les deuxièmes", c'est-à-dire les purifiantes, "les font
disparaître" ; "les troisièmes", c'est-à-dire celles de l'âme
purifiée, "les font oublier" ; enfin "dans les quatrièmes",
c'est-à-dire dans les vertus exemplaires, "il n'est plus permis de les
nommer". Mais on peut dire aussi qu'à cet endroit il est question des
passions en tant qu'elles désignent des mouvements désordonnés.
3. Déserter les affaires humaines là où leur nécessité
s'impose, c'est du vice ; autrement, c'est de la vertu. C'est pourquoi un peu
plus haut Cicéron dit ceci : "A ceux qui ne s'occupent pas du bien public
il ne faut peut-être pas tenir rigueur, quand l'excellence de leur esprit les a
fait s'adonner à l'enseignement, et aussi quand par un empêchement venant de la
faiblesse de leur santé ou d'une cause plus grave, ils se sont retirés des
affaires publiques, laissant à d'autres le pouvoir et la gloire de les
administrer." Ce qui est en harmonie avec ce que dit saint Augustin :
"La charité de la vérité cherche la sainte oisiveté ; la nécessité de la
charité accueille la juste activité. Ceci est un fardeau ; si personne ne
l'impose, il faut mettre ses soins à découvrir et à contempler la vérité ; mais
s'il s'impose, il faut l'accepter par nécessité de charité."
4. Seule la justice légale regarde directement le bien commun
; mais par son commandement elle tire vers lui toutes les autres vertus, dit le
Philosophe. Car il est à remarquer que les vertus sociales, sur le plan où nous
en traitons ici, ont comme rôle non seulement de bien travailler pour la
communauté, mais aussi de bien travailler pour les parties de la communauté, à
savoir une famille ou même une personne particulière.
1. Y a-t-il
des vertus théologales ? - 2. Sont-elles distinctes des vertus intellectuelles
et des vertus morales ? - 3. Quel est leur nombre et leur nature ? - 4. Leur
ordre.
Objections :
1. Il ne semble pas possible qu'il y en ait, car il est dit
dans les Physiques : "La vertu est dans l'être parfait la disposition au
meilleur, mais j'entends par l'être parfait celui qui est dans les bonnes
dispositions de sa nature." Or ce qui est divin est au-dessus de la nature
de l'homme. Les vertus théologales ne sont donc pas des vertus de l'homme.
2. Les vertus théologales sont pour ainsi dire des vertus
divines. Mais les vertus divines sont celles que nous venons d'appeler
exemplaires ; ce n'est pas en nous qu'elles existent, c'est en Dieu.
3. Nous appelons vertus théologales celles par lesquelles nous
sommes ordonnés à Dieu principe premier et fin ultime. Mais l'homme, par la
nature même de sa raison et de sa volonté, est ordonné au principe premier et à
la fin ultime. Les habitus des vertus théologales ne sont donc pas nécessaires
pour que la raison et la volonté soient ordonnées à Dieu.
Cependant :
Les préceptes de
la loi portent sur des actes de vertus. Or il y a des préceptes donnés dans la
loi divine pour les actes de foi, d'espérance et de charité. L'Ecclésiastique
dit en effet (2, 8.10 Vg) : "Vous qui craignez Dieu, croyez en lui",
de même "espérez en lui" ; de même "aimez-le". Donc la foi,
l'espérance et la charité sont des vertus qui nous ordonnent à Dieu. Elles sont
donc théologales.
Conclusion :
La vertu
perfectionne l'homme pour les actes par lesquels il s'achemine vers la
béatitude, nous l'avons montré antérieurement. Or il y a pour l'homme,
avons-nous dit, une double béatitude ou félicité. L'une est proportionnée à la
nature humaine, c'est-à-dire que l'homme peut y parvenir par les principes
mêmes de sa nature. L'autre est une béatitude qui dépasse la nature de l'homme
; il ne peut y parvenir que par une force divine, moyennant une certaine
participation de la divinité, conformément à ce qui est dit dans la deuxième
épître de saint Pierre (1, 4), que par le Christ nous avons été faits
"participants de la nature divine". Et parce que c'est là une
béatitude qui dépasse les capacités de la nature humaine, les principes
naturels, à partir desquels l'homme réussit à bien agir selon sa mesure, ne
suffisent pas à l'ordonner à cette autre béatitude.
Aussi faut-il que
Dieu surajoute à l'homme des principes par lesquels il soit ordonné à la
béatitude surnaturelle, de même qu'il est ordonné vers sa fin connaturelle au
moyen de principes naturels qui n'excluent pas les secours divins. Ces
principes surajoutés sont appelés vertus théologales, d'abord parce qu'elles
ont Dieu pour objet en ce sens que nous sommes grâce à elles bien ordonnés à
lui, et aussi parce qu'elles sont infusées en nous par lui seul, et enfin parce
qu'elles sont portées à notre connaissance uniquement par la révélation divine
dans la Sainte Écriture.
Solutions :
1. Une nature peut être attribuée à une réalité de deux
manières. D'une manière essentielle, et en ce sens les vertus théologales
dépassent la nature de l'homme. En vertu d'une participation, comme un morceau de
bois qui a pris feu participe de la nature du feu, et c'est ainsi que l'homme
devient participant en quelque sorte de la nature divine, comme on vient de le
rappeler. En ce sens, ces vertus-là conviennent à l'homme suivant la nature
dont il participe.
2. Ces vertus sont appelées divines, non comme si elles
rendaient Dieu vertueux, mais comme nous rendant vertueux par lui et par
rapport à lui. Ce ne sont donc pas des vertus exemplaires, mais des vertus
tirées de l'exemplaire.
3. La raison et la volonté sont ordonnées vers Dieu par
nature, en tant qu'il est principe et fin de la nature, toutefois dans les
limites de la nature. Mais en tant qu'il est l'objet de la béatitude
surnaturelle, la raison et la volonté, par leur propre nature, ne lui sont pas
ordonnées suffisamment.
Objections :
1. Il semble que non. Car, si elles sont dans l'âme humaine,
il faut qu'elles la perfectionnent ou dans sa partie intellectuelle ou dans sa
partie appétitive. Dans un cas ce sont des vertus intellectuelles, dans l'autre
des vertus morales. Donc les vertus théologales ne se distinguent pas de ces
deux sortes de vertus.
2. On appelle vertus théologales celles qui nous ordonnent à
Dieu. Mais parmi les vertus intellectuelles, il en est une qui nous ordonne à
lui, c'est la sagesse qui concerne le divin, puisqu'elle considère la cause
suprême. Donc les vertus théologales ne se distinguent pas des vertus
intellectuelles.
3. Saint Augustin fait bien voir pour les quatre vertus
cardinales qu'elles constituent "l'ordre de l'amour". Mais l'amour,
c'est la charité, qu'on met parmi les vertus théologales. Donc les vertus
morales ne se distinguent pas des théologales.
Cependant :
Ce qui est
au-dessus de la nature de l'homme est distinct de ce qui est selon cette
nature. Mais les vertus théologales sont au-dessus de notre nature, tandis que
les vertus intellectuelles et les vertus morales s'accordent avec elle, on l'a
montré plus haut. Elles sont donc bien distinctes.
Conclusion :
D'après ce que
nous avons dit précédemment, les habitus se distinguent spécifiquement selon la
différence formelle des objets. Or l'objet des vertus théologales, c'est Dieu
même, fin ultime des choses, en tant qu'il dépasse la connaissance de notre
raison. Au contraire, l'objet des vertus intellectuelles et des vertus morales,
c'est quelque chose que la raison humaine peut saisir. Par conséquent les
vertus théologales sont spécifiquement distinctes des vertus morales et des
vertus intellectuelles.
Solutions :
1. Les vertus intellectuelles et les vertus morales
perfectionnent l'intelligence et l'appétit de l'homme dans les limites de la
nature humaine ; mais les vertus théologales, surnaturellement.
2. La sagesse, dont le Philosophe fait une vertu
intellectuelle, considère les choses divines selon qu'elles se prêtent aux
investigations de la raison humaine. Mais la vertu théologale les regarde selon
qu'elles dépassent la raison humaine.
3. Bien que la charité soit un amour, tout amour n'est
pourtant pas charité. Donc, quand on dit que toute vertu est l'ordre dans
l'amour, cela peut s'entendre ou de l'amour en général ou de l'amour de
charité. Si c'est de l'amour en général, alors on dira que n'importe quelle
vertu est l'ordre de l'amour, dans la mesure où n'importe laquelle des vertus
cardinales requiert une affection ordonnée ; or la racine et le principe de
toute affection, nous l'avons dit, c'est l'amour. - Mais si cela s'entend de
l'amour de charité, on ne donne pas par là à penser que n'importe quelle autre
vertu soit essentiellement charité, mais que toutes les autres vertus dépendent
de la charité en quelque manière, comme il apparaîtra par la suite.
Objections :
1. Il semble déplacé d'admettre trois vertus théologales : la
foi, l'espérance et la charité. En effet les vertus théologales ont la même relation
avec la béatitude divine que l'inclination de nature avec la fin qui lui est
connaturelle. Mais parmi les vertus ordonnées à la fin connaturelle, il n'y en
a qu'une que nous ayons naturellement, c'est l'intelligence des principes. On
ne doit donc admettre qu'une seule vertu théologale.
2. Les vertus théologales sont plus parfaites que les vertus
intellectuelles et morales. Mais parmi les vertus intellectuelles on ne met pas
la foi, car elle est quelque chose d'inférieur à la vertu, puisqu'elle est une
connaissance imparfaite. Pareillement, parmi les vertus morales, on ne met pas
non plus l'espérance ; elle est inférieure à la vertu, puisqu'elle est une
passion. Foi et espérance doivent donc beaucoup moins encore être comptées
comme vertus théologales.
3. Les vertus théologales ordonnent à Dieu l'âme de l'homme.
Mais celle-ci ne peut être ordonnée à Dieu que dans sa partie spirituelle où se
trouvent l'intelligence et la volonté. Donc il ne doit y avoir que deux vertus
théologales, l'une qui perfectionne l'intelligence, l'autre qui perfectionne la
volonté.
Cependant :
L’Apôtre dit (1 Co
13, 13) "Présentement demeurent la foi, l'espérance et la charité, ces
trois choses."
Conclusion :
Comme nous venons
de le dire, les vertus théologales ordonnent l'homme à la béatitude
surnaturelle de la même manière qu'une inclination naturelle l'ordonne à la fin
qui lui est connaturelle. Or cela se fait d'une double façon. 1° Par le moyen
de la raison ou intelligence, en tant qu'elle contient les premiers principes généraux
qui nous sont connus à la lumière naturelle de l'intellect et d'où procède la
raison tant en matière de spéculation qu'en matière d'action. 2° Par la
rectitude de la volonté qui tend naturellement au bien de la raison.
Mais cette double
adaptation est inférieure à la béatitude surnaturelle, selon le mot de l'Apôtre
(1 Co 2, 9) : "L'oeil n'a pas vu, l'oreille n'a pas entendu, et le coeur
de l'homme n'a pas découvert ce que Dieu a préparé pour ceux qui
l'aiment." Aussi a-t-il fallu que sur ces deux points quelque chose fût
surnaturellement ajouté à l'homme pour l'ordonner à sa fin surnaturelle.
D'abord, pour ce qui est de l'intelligence, certains principes surnaturels sont
ajoutés à l'homme, qui sont saisis dans une lumière divine, et c'est la matière
à croire, sur laquelle porte la foi. Ensuite, la volonté est ordonnée à la fin
surnaturelle, et quant au mouvement d'intention qui tend vers cette fin comme
vers une chose possible à obtenir : c'est l'affaire de l'espérance ; et quant à
une certaine union spirituelle par laquelle la volonté est en quelque sorte
transformée en cette fin, ce qui se fait par la charité. Car en toute chose
l'appétit a par nature ce mouvement et cette tendance vers la fin qui lui est
connaturelle, et ce mouvement provient lui-même d'une certaine conformité de la
chose avec sa fin.
Solutions :
1. L'intellect a besoin d'espèces intelligibles pour pouvoir
faire oeuvre d'intelligence, et c'est pourquoi il faut supposer en lui un
habitus surajouté à la puissance. Mais la volonté, par sa nature même, suffit à
ordonner naturellement à sa fin, soit pour l'intention de la fin, soit pour la
conformité à elle. Mais, par rapport à ce qui est au-dessus de la nature, la
nature de nos puissances ne suffit à rien de tout cela. Et c'est pourquoi il
faut qu'il y ait sur un point comme sur l'autre le surcroît d'un habitus
surnaturel.
2. La foi et l'espérance impliquent une certaine imperfection
parce que la foi a pour objet ce qu'on ne voit pas, et l'espérance ce qu'on ne
possède pas. C'est pourquoi, avoir la foi et l'espérance au sujet de ce qui est
soumis à la puissance humaine, est inférieur à la raison de vertu. Mais les
avoir pour ce qui est au-dessus de la capacité de la nature humaine, dépasse
toute vertu à la mesure de l'homme, selon saint Paul (1 Co 1, 25) : "La
faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes."
3. Deux choses relèvent de l'appétit : le mouvement vers la
fin et la conformité avec elle par l'amour. Ainsi faut-il qu'il y ait dans
l'appétit humain deux vertus théologales, l'espérance et la charité.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'on puisse admettre l'ordre des vertus
théologales qui place la foi avant l'espérance, et l'espérance avant la
charité. En effet, la racine est antérieure à ce qui en sort. Mais la charité
est la racine de toutes les vertus selon l'expression de l'Apôtre (Ep 3, 17) :
"Enracinés et fondés dans la charité." Donc la charité passe avant
les autres.
2. Saint Augustin dit : "On ne peut aimer une chose tant
qu'on n'a pas cru qu'elle existe. Mais si l'on croit et si l'on aime, en
agissant bien on arrive aussi à espérer." Il semble donc que la foi
précède la charité, et que celle-ci précède l'espérance.
3. L'amour, a-t-on dit, est le principe de toute affection.
Mais l'espérance désigne une affection, puisque nous avons vu qu'elle est une
passion. Donc la charité, qui est un amour passe avant l'espérance.
Cependant :
Il y a
l'affirmation de l'Apôtre (1 Co 13, 13) : "Maintenant donc demeurent la
foi, l'espérance et la charité."
Conclusion :
Il y a deux
ordres, celui de la génération et celui de la perfection. - Par l'ordre de la
génération, la matière est antérieure à la forme, et l'imparfait antérieur au
parfait dans un seul et même sujet. C'est ainsi que la foi précède l'espérance
; et l'espérance, la charité ; si l'on regarde les actes, car les habitus sont
infusés simultanément. Car un mouvement de l'appétit ne peut tendre à quelque
chose, soit en l'espérant, soit en l'aimant, s'il ne l'a pas perçu par le sens
ou par l'intelligence. Or c'est par la foi que l'esprit perçoit ce qu'il espère
et ce qu'il aime. Par conséquent il faut que dans l'ordre de la génération, la
foi précède l'espérance et la charité. -
Pareillement, nous
aimons une chose du fait que nous l'apercevons comme bonne pour nous. Or, par
le fait même que nous espérons pouvoir obtenir pour nous de quelqu'un une chose
bonne, nous estimons que celui en qui nous avons espoir est lui aussi un bien
pour nous. C'est pourquoi de ce qu'on met de l'espoir en quelqu'un, on en vient
à l'aimer. De sorte que, dans l'ordre de la génération, si l'on regarde les
actes, l'espérance précède la charité.
Mais, dans l'ordre
de la perfection, la charité précède la foi et l'espérance, du fait que la foi,
aussi bien que l'espérance, est formée par la charité et acquiert ainsi sa
perfection de vertu. C'est ainsi en effet que la charité est la mère de toutes
les vertus et leur racine, en tant qu'elle est leur forme à toutes comme on le
dira plus loin.
Solutions :
1. Cela donne la réponse à la première objection.
2. Saint Augustin parle de l'espérance par laquelle en raison
des mérites que l'on a déjà, on espère qu'on parviendra à la béatitude : c'est
là de l'espérance "formée", qui suit la charité. Mais quelqu'un peut
espérer avant même d'avoir la charité : il espère non d'après les mérites qu'il
a déjà, mais d'après ceux qu'il espère avoir.
3. Comme nous l'avons dit lorsqu'il s'est agi des passions,
l'espérance regarde deux choses. L'une comme objet principal, c'est le bien
espéré. Et à cet égard, l'amour précède toujours l'espérance ; jamais en effet
un bien n'est espéré s'il n'est désiré et aimé. - L'espérance regarde aussi
celui de qui on espère pouvoir obtenir le bien. Et à cet égard il est certain
qu'en premier lieu l'espérance précède l'amour, bien qu'ensuite l'espérance
soit accrue par la force même de l'amour. Par là même en effet qu'on estime
pouvoir se procurer un bien grâce à quelqu'un, on commence à aimer ce quelqu'un
lui-même, et du fait qu'on l'aime, on en vient ensuite à espérer plus fortement
en lui.
1. La vertu
est-elle en nous par nature ? - 2. Quelque vertu est-elle causée en nous par la
répétition des actes ? - 3. Certaines vertus morales sont-elles en nous par
infusion ? - 4. La vertu que nous acquérons par habitude est-elle de même
espèce que la vertu infuse ?
Objections :
1. Il semble que oui. Car saint Jean Damascène dit : "Les
Vertus sont naturelles et existent également chez tous." saint Antoine dit
dans un sermon aux moines : "Si la volonté change la nature, c'est
perversité ; qu'elle en garde la condition, alors c'est vertu." Et sur
"Jésus circulait" (Mt 4, 23), la Glose dit ceci : "Il enseigne
les vertus naturelles, c'est-à-dire la chasteté, la justice, l'humilité, que
l'homme possède naturellement."
2. D'après ce qu'on a dit, le bien de la vertu c'est d'être
conforme à la raison. Mais ce qui est conforme à la raison est naturel à
l'homme, puisque la raison est la nature de l'homme. La vertu est donc en lui
par nature.
3. On dit qu'une chose nous est naturelle lorsque nous l'avons
de naissance. Mais certaines vertus sont en nous de naissance, car on lit au
livre de Job (31, 18 Vg) : "Dès l'enfance la miséricorde a grandi avec
moi, elle est sortie du sein en même temps que moi."
Cependant :
Ce qui existe dans
l'homme par nature est commun à tous, et n'est pas enlevé par le péché, puisque
même chez les démons les biens naturels demeurent, d'après Denys. Mais la vertu
n'existe pas chez tous les hommes, et elle est détruite par le péché. Elle
n'est donc pas dans l'homme par nature.
Conclusion :
En ce qui concerne
les formes corporelles, certains ont prétendu qu'elles sont totalement
d'origine intrinsèque : ils supposent pour ainsi dire un état latent des
formes. - Certains ont prétendu au contraire qu'elles viennent totalement du
dehors ; ils supposent que les formes corporelles reçoivent l'existence de
quelque cause séparée. - Enfin il y en a qui pensent qu'elles viennent
partiellement du dedans en tant qu'elles préexistent en puissance dans la
matière, et partiellement du dehors en tant qu'elles sont réduites à l'acte par
l'agent.
Il en est de même
pour les sciences et les vertus. Certains ont prétendu qu'elles sont
entièrement d'origine intrinsèque, c'est-à-dire que toutes les vertus comme
toutes les sciences préexistent naturellement dans l'âme ; mais par
l'enseignement et l'exercice leurs empêchements sont enlevés, empêchements qui
viennent à l'âme de la lourdeur du corps ; c'est ainsi qu'en limant le fer on
le rend brillant. Ce fut l'opinion des platoniciens. - A l'opposé, d'autres ont
dit que la science et la vertu viennent entièrement du dehors, c'est-à-dire de
l'influence de l'intellect agent. C'est ce que soutient Avicenne. - D'autres
enfin ont prétendu que les sciences et les vertus sont en nous par nature à
l'état d'aptitude mais non à l'état de perfection, comme dit le Philosophe. Et
cela est plus vrai.
Pour le faire
comprendre, il faut considérer qu'une chose est naturelle à un homme de deux
façons : par la nature de l'espèce, et par celle de l'individu. Et, parce que
chaque être a son espèce d'après sa forme, tandis qu'il est individué d'après
la matière ; parce que d'autre part la forme de l'homme est l'âme raisonnable,
et sa matière, le corps ; ce qui convient à quelqu'un selon l'âme rationnelle
lui est naturel en raison de l'espèce, tandis que ce qui lui convient d'après
la complexion déterminée du corps est naturel chez lui à titre individuel. En
effet, ce qui est naturel à l'homme du côté du corps, à titre spécifique, on le
rapporte à l'âme d'une certaine manière, en tant que tel corps est proportionné
à telle âme.
Or, d'une manière
comme de l'autre, la vertu nous est naturelle à l'état initial. Elle est dans
la nature de l'espèce, en tant que nous avons naturellement dans la raison
certains principes naturellement connus, dans l'ordre du savoir comme dans
l'ordre de l'action, principes qui sont les germes des vertus intellectuelles
et des vertus morales ; et en tant qu'il y a dans la volonté un appétit naturel
du bien conforme à la raison. D'autre part, la vertu est dans la nature de
l'individu, en tant que certains, par l'état même de leur corps, sont
prédisposés mieux ou plus mal à certaines vertus ; c'est-à-dire que certaines
facultés sensibles étant fonctions de certains organes du corps, la disposition
de ces organes favorise ou empêche ces facultés dans leurs actes et, par voie
de conséquence, les facultés rationnelles auxquelles obéissent ces facultés
sensibles. C'est ainsi que l'un a une aptitude naturelle à la science, un autre
à la force, un autre à la tempérance. Et de cette façon, les vertus aussi bien
intellectuelles que morales sont en nous par nature, comme un commencement
d'aptitude. - Mais non pas dans leur état accompli. Car la nature est
déterminée à une seule chose. Or, cet accomplissement des vertus ne se produit
pas selon un seul mode d'action mais selon des modes divers, d'après la
diversité des matières où elles opèrent, et d'après la diversité des
circonstances.
Ainsi donc il est
évident que les vertus sont en nous par nature à l'état d'aptitude et de
commencement, mais non à l'état de perfection, sauf les vertus théologales qui
nous viennent totalement du dehors.
Solutions :
On voit par là la
réponse à faire aux objections. Car les deux premiers arguments sont valables
si l'on considère que nous avons en nous par nature des germes de vertus en tant
que nous sommes doués de raison. Quant au troisième argument, il est valable si
l'on admet que par une disposition naturelle appartenant au corps dès sa
naissance, l'un possède une aptitude à s'apitoyer, un autre à vivre avec
tempérance, un autre à quelque autre vertu.
Objections :
1. La chose ne semble pas possible. Sur ce mot de l'Apôtre (Rm
14, 23) "Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché", la Glose de saint
Augustin dit ceci : "Toute la vie des infidèles est péché ; et il n'y a
rien de bien sans le souverain bien. Là où manque la connaissance de la vérité,
il n'y a que fausse vertu, même dans les meilleures moeurs." Mais la foi
ne peut s'acquérir par les oeuvres, elle est causée en nous par Dieu, selon le
mot de l'Apôtre (Ep 2, 8) : "C'est par grâce que vous êtes sauvés au moyen
de la foi." Donc, aucune vertu ne peut être acquise en nous par l'habitude
des oeuvres.
2. Puisque le péché est le contraire de la vertu, il n'est pas
compatible avec elle. Mais on ne peut éviter le péché que par la grâce de Dieu,
selon la Sagesse (8, 21 Vg) : "J'ai appris que je ne puis être continent
que par un don de Dieu." Il n'y a donc pas de vertu qui puisse être causée
en nous par l'exercice répété des oeuvres ; elles ne peuvent l'être que par un
don de Dieu.
3. Des actes qui sont en tendance à la vertu n'ont pas encore
la perfection de la vertu. Mais l'effet ne peut être plus parfait que la cause.
La vertu ne peut donc être produite par les actes précédant la vertu.
Cependant :
Denys assure que
le bien a plus de force que le mal. Mais par des actes mauvais sont produits
des habitus vicieux. Donc, beaucoup plus encore des habitus vertueux peuvent
être produits par des actes bons.
Conclusion :
On a parlé
précédemment de la génération des habitus par les actes d'une façon générale.
Mais il faut étudier maintenant la question sous l'aspect particulier de la
vertu, et prendre garde à ceci. Comme il a été dit précédemment, la vertu vient
parfaire l'homme en vue du bien. Or le bien consiste essentiellement, dit saint
Augustin, dans "la mesure, la beauté et l'ordre", ou, selon la
Sagesse (11, 20), dans "le nombre, le poids et la mesure". Il faut
donc que le bien de l'homme soit envisagé d'après une règle. Cette règle est
double, avons-nous dit, c'est la raison humaine et c'est la loi divine. Et
comme la loi divine est une règle supérieure, elle s'étend par là à plus de
choses, de sorte que tout ce qui est réglé par la raison humaine, l'est aussi
par la loi divine, mais non pas réciproquement.
Donc la vertu de
l'homme ordonnée au bien qui est mesuré selon la règle de la raison humaine,
peut être causée par des actes humains, en tant que ces actes procèdent de la
raison sous le pouvoir et la règle de laquelle se réalise le bien envisagé. -
Au contraire, la vertu qui ordonne l'homme au bien mesuré par la loi divine et
non plus par la raison humaine, cette vertu ne peut être causée par des actes
humains, dont le principe est la raison ; mais elle est causée en nous
uniquement par l'opération divine. Et c'est pour définir cette sorte de vertu
que saint Augustin a mis dans sa définition de la vertu : "Dieu l'opère en
nous sans nous."
Solutions :
1. C'est aussi à la vertu de cette dernière sorte que
s'applique le premier argument.
2. Une vertu divinement infusée, surtout si on la considère
dans son état parfait, n'est pas compatible avec un péché mortel. Mais une
vertu humainement acquise est compatible avec un acte de péché, même mortel :
parce que l'exercice en nous d'un habitus est soumis, avons-nous dit, à notre
volonté ; or un seul acte de péché ne fait pas perdre l'habitus d'une vertu
acquise, car ce qui s'oppose directement à un habitus ce n'est pas un acte,
mais un habitus. Voilà pourquoi, bien que sans la grâce on ne puisse éviter le
péché mortel au point de ne jamais pécher mortellement, rien n'empêche qu'on
puisse acquérir l'habitus d'une vertu et que par cette vertu l'on s'abstienne,
du moins le plus souvent, des oeuvres mauvaises, surtout de celles qui sont
tout à fait contraires à la raison. - Il y a du reste certains péchés mortels
qu'on ne peut sans la grâce nullement éviter : ce sont ceux qui sont
directement opposés aux vertus théologales, lesquelles sont en nous par le don
de la grâce. Mais cela deviendra plus clair par la suite.
3. Comme nous l'avons dit, il préexiste en nous, selon la
nature, des germes ou principes des vertus acquises. Ces principes sont plus
nobles que les vertus qu'on acquiert par la vertu qui est en eux ; ainsi,
l'intelligence des principes en matière spéculative est plus noble que la
science des conclusions, et la rectitude naturelle de la raison est plus noble
que la rectification des appétits qui se fait par participation de la raison,
rectification qui relève de la vertu morale. Ainsi donc les actes humains, en
tant qu'ils découlent de principes plus élevés, peuvent causer les vertus
humaines acquises.
Objections :
1. En dehors des vertus théologales, il ne semble pas qu'il y
en ait d'autres qui soient infusées en nous par Dieu. En effet, ce qui peut
être produit par les causes secondes ne l'est pas par Dieu immédiatement si ce
n'est quelquefois miraculeusement, car selon Denys, "c'est une loi de la
divinité de conduire les choses ultimes par des intermédiaires". Mais nous
venons de dire que les vertus intellectuelles et morales peuvent être causées
en nous par nos actes. Il n'est donc pas logique qu'elles le soient par
infusion.
2. Dans les oeuvres de Dieu il y a beaucoup moins de superflu
que dans celles de la nature. Mais, pour nous ordonner au bien surnaturel, il
suffit des vertus théologales. Il n'y a donc pas d'autres vertus surnaturelles
qui doivent être causées en nous par Dieu.
3. La nature ne fait pas par deux moyens ce qu'elle peut faire
par un seul, et Dieu beaucoup moins encore. Mais Dieu a semé dans notre âme,
dit la Glose, des germes de vertus. Il n'a donc pas à produire d'autres vertus
en nous par infusion.
Cependant :
Au dire de la
Sagesse (8, 7), celle-ci "enseigne la sobriété et la justice, la prudence
et la vertu".
Conclusion :
Il faut que les
effets soient proportionnés à leurs causes et principes. Or, toutes les vertus,
tant intellectuelles que morales, qui sont acquises par nos actes découlent,
comme nous l'avons dits, de certains principes naturels qui préexistent en
nous. C'est à la place de ces principes naturels que nous sont conférées par
Dieu les vertus théologales par lesquelles, avons-nous dit, nous sommes
ordonnés à notre destinée surnaturelle. Il faut donc qu'à ces vertus
théologales correspondent aussi de façon proportionnée d'autres habitus
divinement causés en nous, qui soient par rapport aux vertus théologales comme
sont les vertus morales et intellectuelles par rapport aux principes naturels
des vertus.
Solutions :
1. Il y a certes des vertus morales et intellectuelles qui
peuvent être causées en nous par nos actes ; cependant elles ne sont pas
proportionnées aux vertus théologales. C'est pourquoi il faut que d'autres,
proportionnées à celles-ci, soient causées immédiatement par Dieu.
2. Les vertus théologales suffisent pour commencer à nous
ordonner à la fin surnaturelle, c'est-à-dire à Dieu lui-même immédiatement.
Mais il faut qu'au moyen d'autres vertus infuses, l'âme soit perfectionnée en
ce qui concerne les autres réalités, par rapport à Dieu cependant.
3. La vertu de ces principes qui sont déposés en nous
naturellement, ne s'étend pas au-delà des limites de la nature. Et c'est
pourquoi, par rapport à la fin surnaturelle, l'homme a besoin d'être
perfectionné par d'autres principes surajoutés.
Objections :
1. Il semble que les vertus infuses ne sont pas d'une autre
espèce que les vertus acquises. En effet, d'après ce qu'on vient de dire, la
vertu acquise et la vertu infuse ne diffèrent, semble-t-il, que par rapport à
la fin ultime. Or les habitus et les actes humains ne reçoivent pas leur espèce
de la fin ultime, mais de la fin prochaine. Les vertus morales ou
intellectuelles infuses ne diffèrent donc pas spécifiquement des vertus
acquises.
2. Les habitus sont connus par les actes. Mais l'acte de la
tempérance infuse est le même que celui de la tempérance acquise ; c'est l'acte
de se modérer dans les convoitises du toucher. Donc il n'y a pas une différence
d'espèce.
3. Entre la vertu acquise et la vertu infuse il y a la
différence entre ce qui a été fait immédiatement par Dieu, et par la créature.
Mais l'homme que Dieu a formé est de même espèce que celui qu'engendre la
nature ; et l’oeil qu'il a donné à l'aveugle-né est de même espèce que celui
d'une formation naturelle. Il semble donc que la vertu acquise est de même
espèce que la vertu infuse.
Cependant :
Si l'on change
n'importe quelle différence dans une définition, l'espèce n'est plus la même.
Mais dans la définition de la vertu infuse on met, avons-nous dit plus haut,
que "Dieu l'opère en nous sans nous". Puisque cela ne convient pas à
la vertu acquise, c'est donc qu'elle n'est pas de la même espèce que la vertu
infuse.
Conclusion :
Il y a deux façons
de distinguer spécifiquement les habitus. L'une, comme on l'a dit, consiste à
distinguer d'après les aspects spéciaux et formels de leurs objets. Or l'objet
de toute vertu, c'est le bien considéré dans une matière appropriée ; ainsi
l'objet de la tempérance, c'est le bien dans les plaisirs que recherchent les
convoitises du toucher. Dans cet objet, l'aspect formel vient de la raison qui
établit une mesure dans ces convoitises, et l'aspect matériel est ce qui vient
de la convoitise. Or il est évident que la mesure imposée dans ces sortes de
convoitises est d'une autre essence lorsqu'elle est conforme à la règle de la
raison humaine, et lorsqu'elle est conforme à la règle divine. Ainsi dans la
nourriture, la raison humaine établit pour mesure qu'elle ne nuise pas à la
santé du corps et n'empêche pas l'exercice de la raison ; mais la règle de la
loi divine demande "que l'on châtie son corps et qu'on le réduise en
servitude" (1 Co 9, 27) par l'abstinence du boire, du manger, etc. D'où il
est évident que la tempérance infuse et la tempérance acquise sont d'espèce
différente. Et il en est de même pour les autres vertus.
D'une autre façon,
les habitus se distinguent spécifiquement, d'après le but auquel ils sont
ordonnés. La santé de l'homme n'est pas de même espèce que celle du cheval, à
cause de la diversité des natures auxquelles elles sont ordonnées. De la même
manière, le Philosophe dit que les vertus des citoyens sont différentes suivant
qu'elles s'adaptent bien aux différents régimes civiques. C'est précisément de cette
façon aussi que les vertus morales infuses diffèrent spécifiquement des autres.
Par elles, les hommes sont bien ordonnés à être "concitoyens des saints et
membres de la famille de Dieu" (Ep 2, 9) ; par les autres vertus acquises,
l'homme est bien ordonné aux affaires humaines.
Solutions :
1. La vertu infuse et la vertu acquise diffèrent, non
seulement par rapport à la fin ultime, mais aussi par rapport à leurs objets
propres, on vient de le dire.
2. La tempérance acquise modifie les convoitises des choses
agréables au toucher, selon un autre motif, nous venons de le dire, que la
tempérance infuse. Elles n'ont donc pas le même acte.
3. L'oeil de l'aveugle-né, Dieu l'a fait pour le même acte que
les autres yeux formés par la nature, et c'est pourquoi ce fut un oeil de même
espèce. Et il en serait de même si Dieu voulait causer miraculeusement dans
l'homme des vertus comme celles qui sont acquises par les actes. Mais, on vient
de le dire, ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
Étudions maintenant les propriétés des vertus. l° Le juste milieu des
vertus (Question 64) ; 2° leur connexion (Question 65) ; 3° leur égalité
(Question 66) ; 4° leur durée (Question 67).
1. Les vertus
morales se tiennent-elles dans un juste milieu ? - 2. Ce juste milieu de la
vertu morale est-il réel ou de raison ? - 3. Les vertus intellectuelles
consistent-elles dans un juste milieu ? - 4. Et les vertus théologales ?
Objections :
1. Apparemment non. Ce qui est ultime répugne en effet à la
notion même de milieu. Mais l'ultime est pourtant de l'essence de la vertu
puisqu'elle est, au dire du Philosophe, "le point ultime de la puissance".
Donc la vertu morale ne consiste pas dans un milieu.
2. Le maximum n'est pas le milieu. Mais il y a des vertus
morales qui tendent à un maximum : la magnanimité concerne les plus grands
honneurs, et la magnificence, les plus grandes dépenses, d'après Aristote. Donc
toute vertu morale n'est pas dans un milieu.
3. S'il est de l'essence de la vertu morale d'être dans un
milieu, elle ne doit pas trouver sa perfection mais plutôt sa destruction, si
elle tend à l'extrême. Mais il y a des vertus morales qui y trouvent leur
perfection, comme la virginité qui s'abstient de tout plaisir charnel est ainsi
à l'extrême, et réalise la plus parfaite chasteté ; de même, donner tout aux
pauvres est ce qu'il y a de plus parfait comme miséricorde ou comme libéralité.
Il semble donc qu'il ne soit pas essentiel à la vertu morale d'être dans un
milieu.
Cependant :
Le Philosophe
affirme que "la vertu morale est l'habitus de choisir en demeurant dans un
juste milieu".
Conclusion :
Il ressort de ce
qui a été dit que toute vertu, par son essence même, ordonne l'homme au bien.
Le propre de la vertu morale est d'assurer la perfection de la partie
appétitive de l'âme dans une matière déterminée. Or un mouvement appétitif a
pour mesure et pour règle à l'égard de ses objets la raison elle-même. Et le
bien de tout ce qui est mesuré et réglé consiste en ce qu'il soit conforme à sa
règle, comme le bien dans les oeuvres d'art est qu'elles suivent les règles de
l'art. Par conséquent, en ce domaine, le mal c'est au contraire d'être en
désaccord avec sa règle ou mesure. Ce qui lui arrive, ou parce qu'elle va
au-delà de la mesure, ou parce qu'elle reste en deçà, comme cela saute aux yeux
dans tout ce qui se règle et se mesure. Et par là on voit nettement que le bien
de la vertu morale consiste dans un ajustement à la mesure de raison. - Or il
est clair qu'ajustement ou conformité est un milieu entre l'excès et le défaut.
Cela montre clairement que la vertu morale consiste dans un milieu.
Solutions :
1. La vertu morale tire sa bonté de la règle de raison ; mais
pour matière elle a les passions ou les opérations. Donc, si on la confronte à
la raison, en ce cas, selon qu'elle reçoit de la raison, elle se tient
essentiellement à un extrême, à savoir la conformité ; au contraire l'excès
comme le défaut, représente essentiellement l'autre extrême, à savoir la
difformité. Mais si l'on considère la vertu morale dans sa matière, alors elle
se tient essentiellement dans un milieu en tant qu'elle ramène la passion à la
règle de raison. D'où cette définition du Philosophe : "Dans sa substance
la vertu est un milieu", en tant qu'elle applique une règle de vertu à une
matière appropriée ; "mais dans ce qu'elle a de mieux et dans sa
perfection, elle est un extrême", c'est-à-dire dans la conformité à la raison.
2. Dans les actions et les passions, le milieu et les extrêmes
varient selon les circonstances. Aussi rien n'empêche que dans une vertu
quelque chose soit à l'extrême suivant une circonstance, et cependant au milieu
selon les autres, en conformité avec la raison. Et il en est ainsi dans la
magnificence et dans la magnanimité. Car si l'on considère dans sa grandeur
absolue à quoi tend le magnifique comme le magnanime, on dira que c'est une
chose extrême et un maximum ; mais si l'on considère cette chose relativement
aux autres circonstances, alors elle a raison de milieu, puisque ces sortes de
vertus tendent à cela d'après une règle de raison, c'est-à-dire où il faut,
quand il faut, et pour le motif qu'il faut. C'est un excès de tendre au maximum
quand il ne faut pas, ou bien là où il ne faut pas, ou encore pour un motif
qu'il ne faut pas ; mais c'est un défaut de ne pas tendre à ce maximum là où il
faut et quand il faut. C'est bien ce que dit le Philosophe que "le
magnanime est extrême assurément dans la grandeur, mais, parce que c'est comme
il faut, il reste dans le juste milieu".
3. Il en est de la virginité et de la pauvreté comme de la
magnanimité. La virginité s'abstient en effet de tous les plaisirs sexuels, et
la pauvreté de toutes les richesses, pour le motif qu'il faut et comme il faut,
c'est-à-dire selon le commandement de Dieu et pour la vie éternelle. Mais si la
chose se fait comme il ne faut pas, c'est-à-dire selon un culte illicite, ou
encore pour une vaine gloire, ce sera pratique superflue. Si au contraire elle
ne se fait pas quand il le faut ou comme il le faut, c'est du vice par défaut,
comme cela est clair chez ceux qui transgressent leur vœu de virginité ou de
pauvreté.
Objections :
Il n'est pas un
milieu de raison, semble-t-il, mais un milieu réel. Être dans un milieu, c'est
le bien de la vertu morale. Or le bien, dit le livre VI des Métaphysiques, est
dans les choses mêmes. Donc le milieu en vertu morale est un milieu réel.
2. La raison est une faculté de connaissance. Or la vertu
morale ne consiste pas dans un milieu entre des connaissances, mais plutôt
entre des opérations et des passions. Ce n'est donc pas un milieu de raison
mais un milieu réel.
3. Quand un milieu est calculé d'après une proportion
arithmétique ou géométrique, c'est un milieu réel. Or tel est le cas pour la
justice, comme il est dit dans l'Éthique. Le milieu de la vertu morale est donc
affaire non de raison mais de réalité.
Cependant :
Au dire du
Philosophe, "la vertu morale consiste dans un juste milieu relatif à nous,
fixé par la raison".
Conclusion :
"Milieu de
raison" peut s'entendre en deux sens. En tant qu'il est établi dans l'acte
même de la raison, cet acte même étant pour ainsi dire ramené à un milieu. En
ce sens, comme la vertu morale ne parfait pas l'acte de la raison, mais celui
de la faculté appétitive, son milieu n'est pas un milieu de raison. - Dans un
autre sens, on peut donner ce nom à ce qui est établi par la raison en quelque
matière. En ce sens, le milieu de la vertu morale est toujours un milieu de
raison, puisque la vertu morale, avons-nous dit, consiste par définition dans
un milieu en conformité avec la droite raison.
Mais il arrive
parfois que le milieu de raison est aussi un milieu réel, et il faut alors que
le milieu de la vertu morale soit un milieu réel : c'est le cas pour la
justice. Parfois, au contraire, le milieu de raison n'est pas un milieu réel
mais se prend par rapport à nous ; il en est ainsi dans toutes les autres
vertus morales. La raison en est que la justice concerne les opérations, et que
celles-ci ont lieu dans des réalités extérieures à nous, où ce qui est droit
doit être établi d'une façon absolue et pour soi-même, comme on l'a dit plus
haut. Voilà pourquoi le milieu de raison dans la justice s'identifie avec le
milieu réel, dans la mesure précisément où le rôle de la justice est de donner
à chacun son dû, ni plus ni moins. Les autres vertus morales concernent au
contraire les passions intérieures, où ce qui est droit ne peut être établi
d'une manière uniforme parce que les hommes se comportent très diversement dans
les passions ; c'est pourquoi il faut que la rectitude de la raison soit
établie dans les passions par rapport à nous qui sommes atteints par elles.
Solutions :
On voit ainsi la
réponse aux objections. Car les deux premiers arguments font penser au milieu
de raison tel qu'il se rencontre effectivement dans l'acte même de la raison.
Quant au troisième, il vaut pour le milieu en matière de justice.
Objections :
1. Non, semble-t-il. En effet, les vertus morales consistent dans
un juste milieu en tant qu'elles se conforment à la règle de la raison. Mais
les vertus intellectuelles sont dans la raison même, et ainsi elles n'ont pas,
semble-t-il, de règle au-dessus d'elles. Elles ne consistent donc pas dans un
juste milieu.
2. Le milieu de la vertu morale est déterminé par la vertu
intellectuelle. Il est dit en effet dans l'Éthique que "la vertu consiste
dans un juste milieu, fixé par la raison, selon l'avis du sage". Donc, si
la vertu intellectuelle à son tour consiste dans un milieu, il faut qu'il soit
déterminé par une autre vertu. Et ainsi on ira à l'infini dans les vertus.
3. "Un milieu est proprement entre les contraires",
comme le Philosophe le montre. Mais dans l'intelligence la contrariété, à ce
qu'il semble, n'existe pas, puisque même les contraires en tant qu'ils sont
dans l'intelligence ne sont pas des contraires, mais sont pensés en même temps,
comme blanc et noir, sain et malade. Il n'y a donc pas de milieu dans les
vertus intellectuelles.
Cependant :
On dit bien au
livre VI de l'Éthique, que l'art est une vertu intellectuelle ; et pourtant au
livre II, on dit qu'il y a dans l'art un juste milieu. Donc même la vertu
intellectuelle consiste en un milieu.
Conclusion :
Le bien d'une
chose consiste dans un milieu selon qu'il se conforme à une règle ou mesure
qu'il est possible de dépasser et de ne pas atteindre, nous l'avons dit plus
haut. Or la vertu intellectuelle, nous l'avons dit aussi, est ordonnée au bien,
comme la vertu morale. Par conséquent, selon que le bien de la vertu
intellectuelle est en rapport avec la mesure, il est en rapport avec la notion
de milieu. Mais le bien de la vertu intellectuelle, c'est le vrai : le vrai au
sens absolu, s'il s'agit de vertu spéculative ; et, s'il s'agit de vertu
pratique, le vrai en conformité avec un appétit correct.
Or le vrai de
notre intelligence, considéré au sens absolu, est comme mesuré par la réalité.
La réalité est en effet la mesure de notre intelligence, disent les
Métaphysique ; d'après ce que la réalité est ou n'est pas, il y a vérité dans
l'opinion et dans le discours. C'est ainsi que le bien de la vertu
intellectuelle consiste en un juste milieu par conformité avec la réalité même,
en tant qu'on dit être ce qui est et n'être pas ce qui n'est pas. En cela
consiste essentiellement le vrai. L'excès réside dans l'affirmation fausse par
laquelle on dit être ce qui n'est pas. Le défaut se prend dans la négation
fausse par laquelle on dit n'être pas ce qui est.
Quant au vrai de
la vertu intellectuelle pratique, si on le rapporte à la réalité, il se
présente comme mesuré. Et à cet égard le milieu s'entend par conformité avec la
réalité de la même manière dans les vertus intellectuelles pratiques que dans
les spéculatives. - Mais par rapport à l'appétit, il se présente comme une
règle et comme une mesure. Aussi le milieu de la vertu morale est-il identique
à celui de la prudence elle-même, à savoir la rectitude de la raison ; mais ce
milieu appartient à la prudence en tant qu'elle règle et mesure, à la vertu
morale en tant qu'elle est réglée et mesurée. Pareillement, l'excès et le
défaut ne se prennent pas de la même manière de part et d'autre.
Solutions :
1. Même la vertu intellectuelle a sa mesure, nous venons de le
dire, et le juste milieu est pris chez elle par conformité à cette mesure.
2. Il n'est pas nécessaire d'aller à l'infini dans les vertus,
parce que la mesure et la règle de la vertu intellectuelle, ce n'est pas un
autre genre de vertu, mais la réalité elle-même.
3. Les choses qui sont contraires dans la réalité ne gardent
pas dans l'âme leur contrariété puisque l'une est la raison de connaître
l'autre. Il y a toutefois dans l'intelligence la contrariété de l'affirmation
et de la négation, et, comme dit Aristote, ce sont là des contraires. Car, bien
que l'être et le non-être ne soient pas des contraires, ils s'opposent
contradictoirement, si l'on considère ces expressions telles qu'elles existent
dans les choses, puisque l'un est de l'être existant, et l'autre est pur
non-être. Néanmoins, si on les rapporte à l'acte de l'âme, l'un comme l'autre
dit quelque chose de positif. Ainsi être et non-être sont des contradictoires ;
mais l'opinion par laquelle nous pensons que "le bien est le bien"
est contraire à l'opinion par laquelle nous pensons "que le bien n'est pas
le bien". Et le milieu entre ces contraires c'est la vertu intellectuelle.
Objections :
1. Apparemment, oui. Car c'est là le bien des autres vertus.
Or la vertu théologale dépasse en bonté les autres vertus. Donc elle est
beaucoup plus encore dans un milieu.
2. Le milieu dans la vertu morale s'entend selon que l'appétit
est réglé par la raison ; celui de la vertu intellectuelle, selon que notre
intelligence est réglée par la réalité. Mais la vertu théologale, avons-nous
dit plus haut, parfait tout ensemble l'intelligence et la volonté. Donc la
vertu théologale, elle aussi, consiste dans un milieu.
3. L'espérance, qui est une vertu théologales est un milieu
entre le désespoir et la présomption. Pareillement, la foi s'avance aussi,
comme dit Boèce, "dans un juste milieu entre les hérésies
contraires". Confesser dans le Christ une seule personne et deux natures,
c'est un milieu entre l'hérésie de Nestorius qui affirme deux personnes et deux
natures, et celle d'Eutychès qui affirme une seule personne et une seule
nature. La vertu théologale consiste donc bien en un milieu.
Cependant :
Partout où la
vertu consiste en un milieu, on peut pécher par excès comme par défaut. Mais
envers Dieu, qui est l'objet de la vertu théologale, on ne peut pécher par
excès car il est écrit dans l'Ecclésiastique (43, 30) : "Vous qui bénissez
Dieu, exaltez-le tant que vous pouvez, car il est au-dessus de toute louange."
La vertu théologale ne se tient donc pas dans un milieu.
Conclusion :
La vertu trouve
son juste milieu, avons-nous dit, dans la conformité à sa règle ou mesure,
parce qu'il peut lui arriver ou de la dépasser ou de ne pas l'atteindre. Or
pour la vertu théologale on peut prendre une double mesure. Il y en a une dans
l'essence même de la vertu. En ce sens la mesure, la règle de la vertu
théologale est Dieu même ; notre foi en effet est réglée sur la vérité divine,
notre charité sur la bonté de Dieu, notre espérance sur la grandeur de sa
toute-puissance et de sa miséricorde. Et c'est là une mesure qui dépasse toute
capacité humaine ; aussi ne peut-on jamais aimer Dieu autant qu'il doit être
aimé, ni croire ou espérer en lui autant qu'on le doit. Aussi peut-on encore
beaucoup moins y mettre de l'excès. Ainsi le bien d'une telle vertu ne consiste
pas en un milieu, mais est d'autant meilleur qu'on s'approche davantage du
summum.
Mais il y a pour
la vertu théologale une autre règle ou mesure prise de notre côté. Car, bien
que nous ne puissions nous porter vers Dieu autant que nous le devons, nous
devons cependant être portés vers lui en croyant, en espérant et en aimant à la
mesure de notre condition. Aussi peut-on, par accident, considérer dans la
vertu théologale un milieu et des extrêmes de notre côté.
Solutions :
1. Le bien des vertus intellectuelles et morales consiste dans
un milieu réalisé en conformité avec une règle ou mesure qu'il arrive de
dépasser. Ce qui n'est pas possible, avons-nous dit, dans les vertus
théologales, à parler formellement.
2. Les vertus morales et intellectuelles perfectionnent notre
intelligence et notre appétit en les subordonnant à une mesure, à une règle
créée ; les vertus théologales, en les subordonnant à une mesure et règle
incréée. La comparaison n'est donc pas valable.
3. L'espérance tient le milieu entre la présomption et le
désespoir, de notre côté, c'est-à-dire que quelqu'un est taxé de présomption
lorsqu'il espère de Dieu un bien qui dépasse sa propre condition ; ou de
désespoir s'il n'espère pas le bien que sa condition lui permettrait d'espérer.
Mais du côté de Dieu, puisque sa bonté est infinie, il ne peut pas y avoir
surabondance d'espoir. Semblablement, la foi aussi est dans un milieu entre des
hérésies contraires, non par rapport à l'objet puisque cet objet est Dieu qu'on
ne saurait trop croire ; mais en tant que notre manière humaine de penser tient
le milieu entre des pensées contraires, comme on le voit d'après l'exemple
donné ci-dessus.
1. Les vertus morales sont-elles connexes ? - 2. Peuvent-elles exister
sans la charité ? - 3. La charité peut-elle exister sans elles ? - 4. La foi et
l'espérance peuvent-elles exister sans la charité ? - 5. La charité peut-elle
exister sans la foi et l'espérance ?
Objections :
1. Elles ne sont pas, à ce qu'il semble, dans une connexion
nécessaire. Parfois en effet les vertus morales sont causées par l'exercice et
la répétition des actes, comme il est prouvé au livre II de l'Éthique. Mais on
peut être exercé dans les actes d'une vertu sans l'être dans les actes d'une
autre. On peut donc avoir une vertu morale sans l'autre.
2. La magnificence et la magnanimité sont des vertus morales.
Mais quelqu'un peut avoir les autres vertus morales sans avoir ces deux-là. Le
Philosophe dit en effet que "le pauvre ne peut pas être magnifique",
alors qu'il peut avoir d'autres vertus. Le Philosophe dit encore que
"celui qui n'est digne que de petites choses et sait y montrer de la
dignité, est un homme tempéré, mais n'est pas un magnanime". Les vertus
morales ne sont donc pas connexes.
3. De même que les vertus morales perfectionnent la partie
appétitive de l'âme, ainsi les vertus intellectuelles en perfectionnent la
partie intellectuelle. Mais les vertus intellectuelles ne sont pas connexes ;
car quelqu'un peut posséder une science sans en posséder une autre. Les vertus
morales ne sont donc pas davantage connexes.
4. Si les vertus morales sont connexes, c'est seulement parce
qu'elles ont un lien dans la prudence. Mais cela ne suffit pas pour la
connexion des vertus morales. Il semble en effet qu'un homme pourrait être
prudent quant aux actions qui relèvent d'une vertu, sans l'être en ce qui
concerne une autre vertu. Ainsi peut-on posséder l'art pour une certaine
fabrication, sans le posséder pour d'autres. Or la prudence est la droite règle
de l'action. Donc il n'est pas nécessaire que les vertus morales soient connexes.
Cependant :
Saint Ambroise dit
ceci : "Les vertus sont connexes entre elles, et si enchaînées que celui
qui en a une semble en avoir plusieurs." saint Augustin dit également que
"les vertus qui sont dans l'âme humaine ne sont nullement séparées les
unes des autres". Saint Grégoire dit à son tour qu' "une vertu sans
les autres, est tout à fait nulle ou imparfaite". Et Cicéron affirme :
"Si tu avoues que tu ne possèdes pas une vertu, nécessairement tu n'en
auras aucune."
Conclusion :
La vertu morale
peut s'entendre soit à l'état parfait soit à l'état imparfait. - A l'état
imparfait, la vertu morale, comme la tempérance ou la force, n'est en nous
qu'une inclination à entreprendre quelque chose dans la catégorie du bien,
qu'une telle inclination existe en nous par nature, ou par entraînement. Si on
les entend de cette façon, les vertus morales ne sont pas connexes ; nous
voyons en effet quelqu'un qui, par tempérament ou par habitude, est prêt aux
oeuvres de la libéralité, et ne l'est cependant pas aux oeuvres de la chasteté.
Mais, à l'état
parfait, la vertu morale est un véritable habitus qui incline à bien accomplir
l’oeuvre bonne. Dans cette acception, il faut dire que les vertus morales sont
connexes, comme c'est admis par presque tout le monde. A cela une double raison
est assignée, selon qu'on distingue d'une manière différente les vertus
cardinales.
Certains en effet,
nous l'avons dit, les distinguent comme autant de conditions communes aux
vertus, en ce sens que tout discernement ressortit à la prudence, toute
rectitude à la justice, toute modération à la tempérance, toute fermeté d'âme à
la force, en quelque domaine que l'on considère ces choses. A ce point de vue,
la raison de la connexion apparaît manifestement : on ne peut pas reconnaître de
la vertu dans la fermeté si elle ne s'accompagne pas de modération, de
rectitude, de discernement ; et il en est de même des autres conditions. C'est
ce motif que saint Grégoire assigne à la connexion des vertus lorsqu'il dit que
"si elles sont disjointes, elles ne peuvent être parfaites en tant que
vertus, parce que la prudence n'est pas véritable si elle n'est pas juste,
tempérante et forte". Et il continue ainsi à propos des autres vertus.
Saint Augustin, au livre VI sur la Trinité, donne une raison semblable.
D'autres au
contraire distinguent ces vertus d'après leurs matières. A ce point de vue la
raison de la connexion est indiquée par Aristote au livre VI de l'Éthique. Elle
est dans ce fait, expliqué plus haut, qu'on ne peut avoir aucune vertu morale
sans la prudence. Car le propre de la vertu morale, puisqu'elle est l'habitus
du choix, c'est de faire de bons choix. Or, pour un bon choix, il ne suffit pas
seulement d'une inclination à la fin requise, ce qui est directement recherché
par l'habitus de la vertu morale ; mais en outre on devra choisir les justes
moyens, ce qui est l’oeuvre de la prudence, laquelle a pour fonction de
discuter, juger et commander les moyens en vue de la fin. - Pareillement, on ne
peut pas non plus avoir la prudence sans avoir les vertus morales. Car la
prudence est la droite règle de l'action. Cette règle de raison découle, comme
de ses principes, des fins mêmes de la conduite humaine. Et si l'on est bien
disposé à l'égard de ces fins, c'est grâce aux vertus morales. Aussi, pas plus
qu'on ne peut avoir une science spéculative sans l'intelligence des principes,
ne peut-on avoir la prudence sans les vertus morales. Il s'ensuit manifestement
que les autres vertus morales sont connexes.
Solutions :
1. Parmi les vertus morales, certaines perfectionnent l'homme
selon l'état commun, c'est-à-dire quant aux choses qu'on doit faire communément,
en toute vie humaine. Voilà pourquoi il faut que l'homme soit exercé dans les
matières de toutes les vertus morales à la fois. Et à coup sûr, s'il s'exerce
en tous ces domaines par des actes bien conduits, il acquerra les habitus de
toutes ces vertus. Si au contraire il s'applique à bien se conduire dans une
matière et non dans une autre, par exemple à bien se posséder dans les colères,
mais non dans les convoitises, il acquerra un habitus pour refréner les
colères, mais cet habitus n'aura pas raison de vertu, parce qu'il lui manque la
prudence, faussée à l'égard des convoitises. De même, des inclinations
naturelles n'ont pas parfaitement raison de vertu, si la prudence fait défaut.
En revanche, il y
a des vertus morales qui perfectionnent l'homme selon un état éminent, comme la
magnificence et la magnanimité. Aussi, parce que chacun n'a pas couramment
l'occasion de s'exercer dans le domaine de ces vertus, quelqu'un peut avoir
d'autres vertus morales sans posséder d'une manière actuelle l'habitus de
celles-là, pour parler de vertus acquises. Mais s'il a acquis d'autres vertus,
il possède celles-ci en puissance prochaine. En effet, lorsqu'un individu s'est
acquis par l'exercice l'habitus de la libéralité avec des dons et des dépenses
modestes, s'il lui survient une grosse fortune, il lui suffira d'un peu
d'exercice pour acquérir l'habitus de la magnificence ; de même un géomètre
acquiert par un peu d'application la science d'une conclusion à laquelle il
n'avait encore jamais pensé. Or, on dit qu'on a déjà ce qu'on est sur le point
d'avoir, selon ce mot du Philosophe, "Quand il manque peu de chose, il
semble qu'il ne manque rien."
2. Cela donne la réponse à la deuxième objection.
3. Les vertus intellectuelles concernent des matières variées,
sans lien entre elles, comme le montre la diversité des sciences et des arts.
C'est pourquoi on n'y trouve pas la connexion qui se rencontre dans les vertus
morales concernant les passions et les opérations, lesquelles ont manifestement
un lien entre elles. Car toutes les passions découlent de quelques-unes qui
sont premières, à savoir l'amour et la haine, pour se terminer à quelques
autres, à savoir la délectation et la tristesse. Et pareillement, toutes les
opérations qui sont matière de la vertu morale ont un lien entre elles et aussi
avec les passions. Et c'est pourquoi toute la matière des vertus morales tombe
sous une seule raison de prudence. - Cependant, tous les objets intelligibles
ont un lien avec les premiers principes. C'est par là que toutes les vertus
intellectuelles dépendent de l'intelligence des principes, au même titre,
avons-nous dit, que la prudence dépend des vertus morales. Mais les principes universels,
objet de simple intelligence, ne dépendent pas des conclusions dont s'occupent
les autres vertus intellectuelles, comme les vertus morales dépendent de la
prudence, du fait que d'une certaine manière l'appétit meut la raison et la
raison l'appétit, comme nous l'avons dit plus haut.
4. Les choses auxquelles inclinent les vertus morales sont
pour la prudence comme des principes, tandis que pour l'art les choses à
fabriquer ne sont pas des principes, mais seulement une matière. Or il est
évident que la raison peut bien être droite dans une partie de sa matière et
non dans une autre, mais on ne peut aucunement parler de raison droite si l'on
est en défaut sur un principe quelconque. Par exemple, si quelqu'un se trompait
sur ce principe "le tout est plus grand que la partie", il ne
pourrait avoir aucune science de la géométrie, parce qu'il ne ferait que
s'éloigner de la vérité dans les corollaires. - En outre, comme nous venons de
le dire, les objets de l'action sont liés entre eux, non les objets de la
fabrication. C'est pourquoi le défaut de prudence dans une seule partie du
domaine de l'action mettrait aussi en défaut sur tous les autres points. Ce qui
n'arrive pas dans le domaine de la fabrication.
Objections :
1. Oui, sans doute. On lit en effet au livre des Sentences de
Prosper que "toute vertu, à l'exception de la charité, peut être commune
aux bons et aux méchants". Mais il est dit au même endroit que "la
charité ne peut exister que chez les bons". C'est donc qu'on peut avoir
les autres vertus sans elle.
2. Les vertus morales peuvent s'acquérir par les actes
humains, dit le Philosophe. Mais on n'a la charité que par infusion, selon la
parole de l'Apôtre (Rm 5, 5) : "L'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs
par le Saint Esprit qui nous a été donné." Donc on peut avoir les autres
vertus sans la charité.
3. Les vertus morales sont liées entre elles en tant qu'elles
dépendent de la prudence. Mais la charité ne dépend pas de la prudence ; bien
plus, elle la dépasse, selon le mot de l'Apôtre (Ep 3, 19) : "L'amour du
Christ surpasse toute connaissance." Les vertus morales ne sont donc pas
en connexion avec la charité, mais peuvent exister sans elle.
Cependant :
On lit en saint Jean
(1 Jn 3, 14) : "Celui qui n'aime pas demeure dans la mort." Mais ce
sont les vertus qui rendent parfaite la vie spirituelle ; car c'est par elles
"que l'on vit d'une manière droite", dit saint Augustin. Elles ne
peuvent donc exister sans la direction de la charité.
Conclusion :
On l'a dit plus
haut, tant que les vertus morales sont réalisatrices d'une perfection en
harmonie avec une fin qui ne dépasse pas la capacité naturelle de l'homme,
elles peuvent être acquises par des oeuvres humaines. Acquises de la sorte,
elles peuvent exister sans la charité, comme elles ont existé en fait chez
beaucoup de païens. - Mais dans la mesure où elles sont réalisatrices du bien
ordonné à la fin ultime surnaturelle, alors elles ont pleinement et
véritablement raison de vertu et ne peuvent être acquises par des actes humains
mais sont infusées par Dieu. Et ces vertus morales ne peuvent exister sans la
charité. En effet, nous l'avons dit plus haut, pour les autres vertus morales,
elles ne peuvent exister sans la prudence ; mais la prudence ne peut exister
non plus sans elles, en tant que ce sont elles qui font qu'on est bien disposé
à l'égard de certaines fins d'où procède la raison de prudence. Or, pour que
cette raison de prudence soit droite, il est encore davantage requis que l'on
soit bien disposé à l'égard de la fin ultime, ce qui se fait par la charité,
que de l'être à l'égard des autres fins, ce qui se fait par les vertus morales.
De même, la droite raison en matière spéculative a surtout besoin de ce premier
principe indémontrable, que les contradictoires ne sont pas vraies en même
temps. Ainsi est-il évident que ni la prudence infuse ne peut exister sans la
charité, ni en conséquence les autres vertus morales puisqu'elles ne peuvent
exister sans la prudence.
Il est donc
évident, d'après ce qu'on vient de dire, que seules les vertus infuses sont
vraiment parfaites et doivent être appelées absolument vertus, parce qu'elles
ordonnent bien l'homme à la fin absolument ultime. Quant aux autres,
c'est-à-dire les vertus acquises, elles sont vertus relativement mais non pas
absolument, car elles ordonnent bien l'homme en vue d'une fin ultime dans un
genre, mais non en vue de la fin ultime absolument. De là, sur le passage de
l'Apôtre (Rm 14, 23) "Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché",
la Glose de saint Augustin commente : "Là où manque la connaissance de la
vérité, il n'y a que fausse vertu, même avec de bonnes moeurs."
Solutions :
1. Les vertus sont entendues ici selon une raison imparfaite
de vertu. Autrement, si la vertu morale est entendue selon la raison parfaite
de vertu, elle rend bon celui qui la possède, et par suite elle ne peut exister
chez les méchants.
2. L'argument est valable pour ce qui est des vertus morales
acquises.
3. Bien que la charité dépasse la science et la prudence, la
prudence dépend de la charité comme nous venons de le dire. Et par conséquent,
toutes les vertus morales infuses.
Objections :
1. On pourrait le penser. Si un moyen suffit pour atteindre
son but, on ne doit pas en disposer plusieurs. Or à elle seule la charité
suffit pour accomplir toutes les oeuvres de vertu, comme on le voit dans le
passage de la première épître aux Corinthiens (13, 4) : "La charité est
patiente, elle est douce, etc." Il semble donc que lorsqu'on a la charité,
les autres vertus soient superflues.
2. Celui qui possède un habitus vertueux en accomplit facilement
les oeuvres, et ces oeuvres lui plaisent par elles-mêmes ; aussi "le signe
même d'un habitus est le plaisir que l'on prend à agir" dit l'Éthique.
Mais beaucoup ont la charité, puisqu'ils sont sans péché mortel, qui cependant
souffrent difficulté dans les oeuvres vertueuses, et à qui ces oeuvres ne
plaisent pas par elles-mêmes mais uniquement selon qu'elles se réfèrent à la
charité. Donc beaucoup ont la charité sans avoir les autres vertus.
3. La charité se trouve chez tous les saints. Mais il y en a
pourtant parmi eux qui manquent de quelques vertus. Bède dit que les saints
s'humilient bien plus au sujet des vertus qu'ils n'ont point, qu'ils ne se
glorifient des vertus qu'ils ont. Il n'est donc pas nécessaire que celui qui
possède la charité possède toutes les vertus morales.
Cependant :
C’est par la
charité que l'on accomplit toute la loi selon saint Paul (Rm 13, 6) : "Qui
aime le prochain a de ce fait accompli la loi." Mais la loi ne peut être
accomplie entièrement qu'au moyen de toutes les vertus morales, puisque ses
préceptes portent sur tous les actes de vertus, selon Aristote. Donc celui qui
a la charité a toutes les vertus morales. - saint Augustin dit aussi dans une
lettre que la charité englobe toutes les vertus cardinales.
Conclusion :
Avec la charité
sont infusées à la fois toutes les vertus morales. La raison en est que Dieu
n'opère pas avec moins de perfection dans les oeuvres de la grâce que dans
celles de la nature. Or, dans les oeuvres de la nature, nous voyons que le
principe de quelques oeuvres ne se trouve jamais chez un être sans qu'on trouve
en lui ce qui est nécessaire au parfait accomplissement de ces oeuvres. Ainsi
les animaux ont les organes qui leur permettent d'accomplir parfaitement les
oeuvres pour lesquelles ils ont dans l'âme une capacité d'agir. Or il est
manifeste que la charité, en tant qu'elle ordonne l'homme à la fin ultime, est
le principe de toutes les oeuvres bonnes qui peuvent être ordonnées à cette
fin. Aussi faut-il qu'avec la charité soient infusées toutes les vertus morales
qui permettent à l'homme d'accomplir toutes les sortes d'oeuvres bonnes.
Ainsi est-il
évident que les vertus morales infuses ont une connexion entre elles non
seulement à cause de la prudence, mais aussi à cause de la charité ; et que
celui qui perd la charité par le péché mortel, perd toutes les vertus morales
infuses.
Solutions :
1. Pour que l'acte d'une puissance inférieure soit parfait, il
faut qu'il y ait perfection non seulement dans la puissance supérieure mais
aussi dans la puissance inférieure : quand bien même en effet l'agent principal
se comporterait comme il faut, l'action parfaite ne s'ensuivrait pas si
l'instrument n'était pas bien disposé. Aussi faut-il, pour être en mesure de
bien agir dans ce qui mène à une fin, non seulement avoir la vertu par laquelle
on est bien disposé envers la fin, mais encore les vertus par lesquelles on est
bien disposé envers les moyens ; car la vertu concernant la fin joue le rôle de
principe et de moteur à l'égard de celles qui regardent les moyens. Voilà
pourquoi il est nécessaire d'avoir aussi les vertus morales avec la charité.
2. Il arrive parfois qu'ayant un habitus, on éprouve de la
difficulté à agir, et par suite qu'on ne ressente pas de plaisir ni de
complaisance dans l'acte, à cause de quelque empêchement survenant du dehors.
Ainsi, celui qui est en possession d'un habitus de science éprouve parfois de
la difficulté à penser, à cause du sommeil qui l'envahit ou de quelque malaise.
Pareillement, les habitus des vertus morales infuses éprouvent parfois une
difficulté à agir, à cause de dispositions contraires laissées par des actes
précédents. C'est une difficulté qui n'arrive pas au même degré dans les vertus
morales acquises, parce que l'exercice répété des actes, qui les font acquérir,
fait disparaître même les dispositions contraires.
3. Quand on dit que des saints n'ont pas certaines vertus,
c'est en tant qu'ils éprouvent de la difficulté dans les actes de ces vertus,
pour la raison qu'on vient de dire, mais ils n'en possèdent pas moins les
habitus de toutes les vertus.
Objections :
1. Il semble que non. Car, étant vertus théologales, elles
sont apparemment plus dignes que les vertus morales, même infuses. Mais les
vertus morales infuses ne peuvent pas exister sans la charité. Donc ni la foi
et l'espérance.
2. "Nul ne croit sans le vouloir", dit saint Augustin.
Or la charité est dans la volonté comme la perfection du vouloir, nous l'avons
dit précédemment. La foi ne peut donc exister sans la charité.
3. Saint Augustin dit encore "que l'espérance ne peut
exister sans amour". Donc l'espérance ne peut exister sans la charité.
Cependant :
Il est dit dans la
Glose que "la foi engendre l'espérance, et l'espérance la charité".
Mais l'engendrant existe avant l'engendré et peut exister sans lui. Donc la foi
peut exister sans l'espérance, et l'espérance sans la charité.
Conclusion :
La foi et
l'espérance, comme les vertus morales, peuvent être considérées de deux façons
: dans un certain état initial, puis dans un état achevé de vertu. En effet,
puisque la vertu est ordonnée à l'accomplissement de l'oeuvre bonne, une vertu
est appelée parfaite lorsqu'elle est capable d'une oeuvre parfaitement bonne ;
ce qui a lieu lorsque ce qui est fait, non seulement est bon, mais aussi est
bien fait. Autrement, si ce qui est fait est bon mais n'est pas bien fait,
l’oeuvre ne sera pas parfaitement bonne ; par suite, l'habitus qui est le
principe d'une telle oeuvre ne réalisera pas non plus parfaitement la raison de
vertu. Ainsi, quand quelqu'un fait des choses justes, il fait une bonne chose ;
mais ce ne sera pas l’oeuvre d'une vertu achevée, s'il ne la fait pas bien,
c'est-à-dire d'après un choix droit, qui est 1'oeuvre de la prudence ; et c'est
pourquoi la justice sans la prudence ne peut être une vertu parfaite.
Ainsi donc la foi
et l'espérance peuvent exister de quelque manière sans la charité ; mais sans
la charité elles n'ont pas raison de vertu parfaite. En effet, puisque l’oeuvre
de la foi, c'est de croire Dieu, et que croire c'est, de son propre vouloir,
donner son assentiment à quelqu'un, si l'on ne met pas dans son vouloir toute
la mesure qu'on devrait, l’oeuvre de la foi ne sera pas parfaite. Or la mesure
qu'on doit mettre dans le vouloir est donnée par la charité qui vient parfaire
la volonté ; car tout mouvement qui est droit dans la volonté procède, dit saint
Augustin, d'un amour droit. Ainsi donc la foi existe sans la charité, mais non
comme vertu parfaite ; elle est pareille à la force ou à la tempérance sans la
prudence. - Et il faut dire la même chose de l'espérance. Car l'acte de
l'espérance c'est attendre de Dieu la béatitude future. Assurément cet acte est
parfait s'il s'appuie sur les mérites que l'on a, ce qui ne peut avoir lieu
sans la charité. Mais, si cette attente se fonde sur des mérites qu'on n'a pas
mais qu'on se propose d'acquérir à l'avenir, ce sera un acte imparfait, et qui
peut exister sans la charité. - Voilà pourquoi la foi et l'espérance peuvent
exister sans la charité, mais sans elle ce ne sont pas à proprement parler des
vertus, puisqu'il est essentiel à la vertu que grâce à elle non seulement nous
fassions quelque bien mais que nous le fassions bien, comme dit Aristote.
Solutions :
1. Les vertus morales dépendent de la prudence ; or la
prudence infuse ne peut rien garder de la raison de prudence en dehors de la
charité, puisqu'il n'y a plus alors de rapport au premier principe qui est la
fin ultime. Mais la foi et l'espérance selon leurs raisons propres ne dépendent
ni de la prudence ni de la charité. Et c'est pourquoi elles peuvent exister
sans la charité bien que, nous venons de le dire, elles ne soient pas des
vertus sans la charité.
2. Cet argument est valable pour la foi se présentant à l'état
de vertu parfaite.
3. Saint Augustin parle ici de l'espérance où l'attente de la
béatitude future s'appuie sur des mérites qu'on a déjà ; ce qui n'a pas lieu
sans la charité.
Objections :
1. Il semble que oui. Car la charité, c'est l'amour de Dieu.
Mais nous pouvons aimer Dieu naturellement, même sans présupposé la foi, ni
l'espérance de la béatitude future. Donc la charité peut exister sans la foi ni
l'espérance.
2. La charité est la racine de toutes les vertus, selon la
parole de l'Apôtre (Ep 3, 17) : "Enracinés et fondés dans la
charité." Mais la racine existe parfois sans les rameaux. Donc la charité
peut exister sans la foi ni l'espérance ni les autres vertus.
3. Il y eut dans le Christ une charité parfaite. Il n'eut
cependant ni la foi ni l'espérance, puisqu'il fut, comme nous le dirons plus
loin, parfait "compréhenseur". La charité peut donc exister sans la
foi ni l'espérance.
Cependant :
"Sans la foi,
dit l'Apôtre (He 11, 6), il est impossible de plaire à Dieu" ; plaire à
Dieu est surtout évidemment affaire de charité, selon le mot des Proverbes (8,
17) : "J'aime ceux qui m'aiment." L'espérance est également, comme on
l'a dit plus haut, la vertu qui mène à la charité. On ne peut donc avoir
celle-ci sans la foi et l'espérance.
Conclusion :
La charité ne
signifie pas seulement l'amour de Dieu, mais encore une certaine amitié avec
lui ; celle-ci ajoute à l'amour la réciprocité dans l'amour, avec une certaine
communion mutuelle, comme il est expliqué au livre VIII de l'Éthique Que telles
soient les conditions de la charité, on le voit bien par ce qui est écrit dans
la première épître de saint Jean (4, 16) : "Celui qui demeure dans la
charité demeure en Dieu et Dieu en lui", et dans la première épître aux
Corinthiens (1, 9). "Il est fidèle, le Dieu par qui vous avez été appelés
à la communion de son Fils." Or, cette communion de l'homme avec Dieu, qui
est un certain commerce familier avec lui, c'est par la grâce qu'ici-bas dès à
présent elle commence, mais c'est dans la gloire qu'elle se consommera à
l'avenir. Cette double réalité, nous la possédons par la foi et l'espérance. De
même donc que l'on ne pourrait avoir d'amitié avec quelqu'un si l'on n'avait
soi-même m croyance ni espérance de pouvoir posséder quelque communauté de vie
ou commerce familier avec lui, de même personne ne peut avoir avec Dieu cette
amitié qu'est la charité s'il n'a pas la foi pour croire à cette sorte de
société et de commerce de l'homme avec Dieu, et s'il n'espère pas appartenir
lui-même à cette société.
De sorte que la
charité ne peut aucunement exister sans la foi et l'espérance.
Solutions :
1. La charité n'est pas un amour quelconque de Dieu, mais
l'amour par lequel nous chérissons Dieu comme cet objet de béatitude auquel
nous ordonnons la foi et l'espérance.
2. La charité est la racine de la foi et de l'espérance en
tant qu'elle leur communique la perfection de la vertu. Mais la foi et
l'espérance dans leur essence propre sont présupposées à la charité, nous
l'avons dit plus haut, de telle sorte que la charité ne peut exister sans
elles.
3. Le Christ n'a pas eu la foi et l'espérance à cause de ce
qu'il y a d'imperfection en elles. Mais à la place de la foi il eut la vision à
découvert ; et à la place de l'espérance, la pleine compréhension. Et c'est
ainsi que la charité fut parfaite en lui.
1. La vertu
peut-elle être plus ou moins grande ? - 2. Toutes les vertus existant en même
temps chez le même individu sont-elles égales ? - 3. Comparaison des vertus
morales avec les vertus intellectuelles. - 4. Comparaison des vertus morales
entre elles. - 5. Des vertus intellectuelles entre elles. - 6. Des vertus
théologales entre elles.
Objections :
1. Cela ne paraît pas possible. On lit en effet dans
l'Apocalypse (21, 16) que la cité de Jérusalem a quatre côtés égaux. Or d'après
la Glose, ces côtés symbolisent les vertus. Donc celles-ci sont toutes égales
et il ne peut y en avoir une plus grande qu'une autre.
2. Toutes les fois qu'une chose consiste par définition en un
maximum, elle ne peut pas être plus ou moins grande. Mais la vertu consiste par
définition dans un maximum, car elle est, pour le Philosophe, "le point
ultime de la puissance". Et saint Augustin dit que "les vertus sont
les plus grands biens, dont nul ne peut faire mauvais usage". Il semble
donc impossible que la vertu soit plus ou moins grande.
3. La grandeur de l'effet se mesure à la force de l'agent.
Mais les vertus parfaites, qui sont les vertus infuses, viennent de Dieu, dont
la force est uniforme et infinie. Une vertu ne peut donc pas, semble-t-il, être
plus grande qu'une autre.
Cependant :
Partout où il peut
y avoir accroissement et surabondance, il peut y avoir inégalité. Or on trouve
cela dans les vertus, puisqu'il est dit en saint Matthieu (5, 20) : "Si
votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous
n'entrerez pas dans le Royaume des cieux" ; et dans les Proverbes (15, 5
Vg) : "Dans l'abondance de la justice la vertu est à son comble." Il
paraît donc que la vertu peut être plus ou moins grande.
Conclusion :
Quand on cherche
si une vertu peut être plus grande qu'une autre, la question peut s'entendre de
deux façons.
1° Elle peut
s'entendre de vertus d'espèces différentes. A ce point de vue, il est évident
qu'une vertu est plus grande qu'une autre. Car la cause est toujours supérieure
à son effet, et parmi les effets ce qui est le plus proche de la cause est le
plus excellent. Or il est manifeste par ce qui a été dite que la cause et la
racine du bien humain, c'est la raison. Voilà pourquoi la prudence, qui parfait
la raison, l'emporte en perfection sur les vertus morales, qui perfectionnent
la puissance appétitive en tant qu'elle participe de la raison. Et parmi ces
vertus aussi, l'une est meilleure que l'autre dans la mesure où elle est plus
proche de la raison. Aussi la justice qui réside dans la volonté est-elle
préférée aux autres vertus morales, et la force qui est dans l'irascible,
est-elle préférée à la tempérance qui est dans le concupiscible lequel
participe moins de la raison, ainsi qu'on le voit au livre VII de l'Éthique.
2° La question
peut s'entendre d'une vertu de la même espèce. Et à cet égard, selon ce qui a
été dit plus haut lorsqu'il s'est agi de l'intensité des habitus, on peut dire
qu'une vertu est plus ou moins grande de deux manières, en elle-même ou du côté
du sujet participant. - Si l'on considère la vertu en elle-même, sa grandeur ou
sa petitesse est mesurée par les objets auxquels elle s'étend. Or celui qui
possède une vertu, par exemple la tempérance, la possède pour toutes les choses
à quoi s'étend la tempérance. Ce qui n'arrive pas dans le cas de la science ni
de l'art : tout grammairien ne sait pas toujours tout ce qui relève de la
grammaire. Et à ce point de vue les stoïciens ont eu raison de dire, comme le
rapporte Simplicius, que la vertu n'admet pas de degrés comme la science ou
l'art, parce que la vertu consiste par définition en un degré maximum.
Mais si l'on
considère la vertu du côté du sujet participant, il arrive qu'elle est plus
grande ou plus petite, soit selon divers moments dans le même individu, soit
selon les divers individus. Car, pour atteindre dans la vertu à ce juste milieu
qui est conforme à la droite raison, un individu est mieux disposé qu'un autre,
soit à cause d'une plus grande habitude, soit à cause d'une meilleure
disposition de la nature ou d'un jugement de raison plus perspicace, ou même à
cause d'un don plus grand de la grâce, puisque celle-ci est accordée à chacun
"selon que le Christ a mesuré ses dons", dit saint Paul aux Éphésiens
(4, 7). Et sur ce point les stoïciens étaient en défaut lorsqu'ils estimaient
que personne ne doit être appelé vertueux, sinon celui qui aura été élevé au
plus haut degré dans les dispositions à la vertu. En effet, il n'est pas exigé,
pour qu'on réalise l'essence de la vertu, d'atteindre le milieu de la droite
raison en un point indivisible, comme le pensaient les stoïciens, mais il
suffit d'être près du milieu comme dit le Philosophe. Quand plusieurs visent le
même but, fût-il indivisible, l'un peut l'atteindre avec plus d'adresse qu'un
autre et de plus près ; on voit cela chez les archers qui tirent pourtant sur
un but précis.
Solutions :
1.
Cette égalité doit s'entendre non pas selon la grandeur absolue de chaque vertu
mais suivant une proportion entre toutes ; effectivement, comme nous le dirons
à l'article suivant, toutes les vertus grandissent en nous d'une manière
proportionnée.
2. Ce point ultime qui relève de la vertu peut représenter
dans le bien du plus ou du moins selon les modalités que nous venons
d'envisager, puisque ce point ultime n'est pas un indivisible, comme on vient
de le dire.
3. Dieu n'opère pas suivant une nécessité de nature, mais
suivant l'ordre de sa sagesse ; c'est ainsi qu'il accorde aux hommes diverses
mesures de vertu, selon cette parole adressée aux Éphésiens (4, 7) : "A
chacun de vous la grâce a été accordée selon que le Christ a mesuré ses
dons."
Objections :
1. Il semble bien qu'elles n'ont pas toutes dans un seul et
même individu une égale intensité. Saint Paul dit en effet (1 Co 7, 7) :
"Chacun reçoit de Dieu son don particulier, celui-ci d'une manière,
celui-là d'une autre." Or aucun don ne serait plus qu'un autre propre à
quelqu'un si chacun possédait d'une manière égale toutes les vertus qui sont
infusées par Dieu. Il semble donc qu'elles ne sont pas toutes égales dans le
même individu.
2. Si toutes les vertus étaient également intenses chez un seul
et même homme, il s'ensuivrait qu'en dépassant quelqu'un dans une vertu on le
dépasserait dans toutes les autres. Mais cela est évidemment faux, puisque les
différents saints sont loués principalement pour des vertus différentes,
Abraham pour sa foi, Moïse pour sa mansuétude, Job pour sa patience. Aussi, à
propos de n'importe quel confesseur, chante-t-on dans l'Église : "Il ne
s'en est pas trouvé de pareil à lui pour bien garder la loi du Très-Haut"
(Si 44, 20 Vg), chacun d'eux ayant eu effectivement la prérogative de quelque
vertu. Toutes ne sont donc pas égales dans le seul et même homme.
3. Plus un habitus est intense, plus on a d'agrément et de
promptitude à le mettre en activité. Mais à l'expérience on voit bien qu'un
homme opère avec plus d'agrément et de promptitude l'acte d'une vertu que celui
d'une autre. Toutes les vertus ne sont donc pas égales chez un seul et même
individu.
Cependant :
Saint Augustin
déclare que "tous ceux qui sont égaux en force le sont aussi en prudence
et en tempérance", et ainsi des autres vertus. Or ce ne serait pas le cas
si toutes les vertus d'un individu n'étaient égales. Donc elles le sont toutes.
Conclusion :
La grandeur de la
vertu, d'après ce que nous avons dit, peut s'entendre de deux façons. - Elle
peut s'entendre selon la raison même de son espèce. Et ainsi il n'est pas
douteux qu'une vertu soit chez quelqu'un plus grande qu'une autre, comme la
charité est plus grande que la foi et l'espérance. - Autrement, elle peut être
envisagée selon la participation du sujet, c'est-à-dire selon qu'elle est chez
lui intense ou relâchée. A ce point de vue, toutes les vertus d'un homme sont
égales d'une certaine égalité de proportion en tant qu'elles croissent chez lui
d'une manière égale, comme les doigts de la main qui sont inégaux en grandeur
mais sont égaux en proportion, puisque leur croissance se fait d'une manière
proportionnée.
Quant à la raison
de cette sorte d'égalité, il faut l'entendre comme celle de la connexion des
vertus, car l'égalité dans les vertus est une espèce de connexion dans l'ordre
de la quantité. Or on a dit plus haut que la raison de la connexion des vertus
peut être précisée de deux manières. D'abord, selon la pensée de ceux qui
entendent par ces quatre vertus quatre conditions d'ensemble dont chacune se
rencontre en même temps que les autres dans n'importe quelle matière. Et ainsi,
en quelque matière que ce soit, il ne peut être question d'égalité dans une
vertu, si celle-ci n'a pas toutes ces conditions en quantité égale. Tel est le
motif d'égalité que donne saint Augustin lorsqu'il écrit : "Si vous dites
que des gens sont de force égale mais que l'un d'eux l'emporte par la prudence,
il s'ensuit que la force de l'autre devient moins prudente. Et, par là même,
vos gens ne sont plus de force égale, dès lors que la force de l'un est plus
prudente. Et vous trouverez la même chose pour les autres vertus si vous les
parcourez toutes à ce même point de vue."
Le motif de la
connexion des vertus a été indiqué d'une autre manière, d'après ceux qui
pensent que ces sortes de vertus ont des matières déterminées. Sous cet aspect,
le motif de la connexion des vertus morales est tiré de la prudence, et de la
charité quant aux vertus infuses ; mais elle ne vient pas, avons-nous dit, de
l'inclination qu'il y a du côté du sujet. Ainsi donc, la raison de l'égalité
des vertus peut être tirée de la prudence, quant à ce qu'il y a de formel dans
toutes les vertus morales : en effet lorsque la raison existe avec une
perfection égale chez le même individu, il faut que le juste milieu conforme à
la droite raison s'établisse proportionnellement dans toute la matière des
vertus.
Mais si l'on
regarde ce qu'il y a de matériel dans les vertus morales, à savoir l'inclination
même à l'acte vertueux, un individu peut être plus prompt à l'acte d'une vertu
qu'à celui d'une autre, soit par nature, soit par habitude, soit même par don
de la grâce.
Solutions :
1. La phrase de l'Apôtre peut s'entendre des dons de la grâce
gratuitement donnée ; ceux-là ne sont pas communs à tous, ni tous égaux dans le
même individu. - Ou bien l'on peut dire qu'elle se réfère à la mesure de la
grâce qui rend agréable (à Dieu), mesure d'après laquelle l'un abonde plus
qu'un autre en toutes les vertus parce qu'il possède plus abondamment la
prudence, ou même la charité, dans laquelle sont connexes toutes les vertus
infuses.
2. Un saint est loué principalement pour une vertu, un autre
pour une autre, à cause de leur plus excellente promptitude à l'acte d'une
vertu qu'à celui d'une autre.
3. Cela donne aussi la réponse à la troisième objection.
Objections :
1. Il semble que les vertus morales l'emportent sur les vertus
intellectuelles. En effet, ce qui est plus nécessaire et plus permanent est
meilleur. Mais les vertus morales sont "plus permanentes même que les
disciplines de l'esprit" qui ne sont autres que les vertus
intellectuelles, et elles sont également plus nécessaires à la vie humaine.
Elles sont donc supérieures aux vertus intellectuelles.
2. Il est de l'essence de la vertu de "rendre bon celui
qui la possède". Or, selon les vertus morales l'homme est qualifié de bon,
mais non selon les vertus intellectuelles, sauf peut-être selon la prudence
uniquement. La vertu morale vaut donc mieux que la vertu intellectuelle.
3. La fin est plus noble que les moyens. Mais, comme dit le
Philosophe, "la vertu morale rectifie l'intention de la fin, tandis que la
prudence rectifie le choix des moyens". Donc la vertu morale vaut mieux
que la prudence, qui est vertu intellectuelle en matière morale.
Cependant :
la vertu morale
réside dans le rationnel par participation, la vertu intellectuelle dans le
rationnel par essence, comme dit l'Éthique. Mais le rationnel par essence est
plus noble que le rationnel par participation. Donc la vertu intellectuelle est
plus noble que la vertu morale.
Conclusion :
Quelque chose peut
être dit plus ou moins grand de deux manières : absolument et relativement. Car
rien n'empêche que quelque chose soit meilleur absolument, comme
"philosopher vaut mieux que s'enrichir", sans que ce soit meilleur
relativement, ainsi "pour le nécessiteux".
Or, on envisage
chaque chose d'une manière absolue quand on l'envisage selon la raison propre
de son espèce. Mais la vertu, nous l'avons dit, est spécifiée par l'objet. Dès
lors, à parler absolument, la vertu la plus noble est celle qui a l'objet le
plus noble. Or, il est évident que l'objet de la raison est plus noble que
celui de l'appétit ; car la raison saisit quelque chose dans l'universel,
tandis que l'appétit se porte vers les réalités qui ont une existence
particulière. Aussi, à parler absolument, les vertus intellectuelles qui
perfectionnent la raison sont plus nobles que les vertus morales qui
perfectionnent l'appétit.
Mais si l'on
considère la vertu par rapport à l'acte, alors la vertu morale est plus noble,
puisqu'elle perfectionne l'appétit, auquel il appartient de porter à l'acte les
autres puissances, nous l'avons dit. Et, comme la vertu reçoit son nom du fait
qu'elle est le principe d'un acte, parce qu'elle est la perfection de la
puissance, il suit de là également que la raison formelle de vertu convient
davantage aux vertus morales qu'aux vertus intellectuelles, bien que celles-ci
soient de façon absolue des habitus plus nobles.
Solutions :
1. Les vertus morales sont plus permanentes que les
intellectuelles, à cause de l'usage qu'on en fait dans le courant de la vie.
Mais si l'on considère l'objet, celui des disciplines de l'esprit, puisqu'il
est le nécessaire et se présente toujours de la même façon, est plus permanent
que celui des vertus morales, lequel est une certaine chose à faire en
particulier.
Quant à ce fait
que les vertus morales sont plus nécessaires à la vie humaine, il ne montre pas
qu'elles sont plus précieuses absolument, mais de ce point de vue. Qui plus
est, les vertus intellectuelles spéculatives, par cela même qu'elles sont
ordonnées à autre chose, comme un bien utile est ordonné à une fin, sont plus
dignes. C'est en effet ce qui a lieu puisque grâce à elles la béatitude est en
quelque sorte commencée en nous, cette béatitude qui consiste, avons-nous dit,
dans la connaissance de la vérité.
2. On dit que l'homme est bon absolument grâce aux vertus
morales, et non grâce aux vertus intellectuelles, pour ce motif que c'est
l'appétit qui porte les autres puissances à leurs actes, comme nous l'avons dit
précédemment. Aussi on ne prouve rien par là, si ce n'est que la vertu morale
est meilleure relativement.
3. La prudence dirige les vertus morales non seulement en
élisant les moyens pour la fin, mais aussi en désignant la fin. Chaque vertu
morale a pour fin d'atteindre le juste milieu dans sa matière propre, et
précisément ce milieu est déterminé d'après la droite règle de la prudence.
Objections :
1. Il semble que la justice ne soit pas la principale des
vertus morales. En effet, il est plus grand de donner à quelqu'un de son propre
bien que de rendre à quelqu'un ce qui lui est dû. Mais le premier point regarde
la libéralité, le second la justice. Il semble donc que la libéralité est une
vertu plus grande que la justice.
2. Ce qu'il y a de plus parfait en chaque chose est,
semble-t-il, ce qu'il y a de plus grand en elle. Mais, saint Jacques dit (1, 4)
: "La patience fait oeuvre parfaite." Il paraît donc qu'elle est plus
grande que la justice.
3. "La magnanimité, dit le Philosophe, agit grandement
dans toutes les vertus." Donc elle magnifie même la justice. Elle est donc
plus grande que la justice.
Cependant :
Le Philosophe
affirme que "la justice est la plus éclatante des vertus".
Conclusion :
Une vertu peut
être appelée, selon son espèce, plus grande ou plus petite, soit absolument,
soit relativement.
Absolument, une
vertu est appelée plus grande selon que se reflète en elle un plus grand bien
de la raison, comme nous l'avons dit. Et à cet égard la justice est la première
en excellence parmi toutes les vertus morales, comme étant plus proche de la
raison. C'est évident et par le sujet et par l'objet. Par le sujet, puisqu'elle
a son siège dans la volonté et que celle-ci est l'appétit rationnel, nous
l'avons dit. Par l'objet ou matière, puisqu'elle concerne les opérations par
lesquelles on est ordonné non seulement en soi-même mais encore envers autrui.
D'où le mot de l'Éthique : "La justice est la plus éclatante des
vertus." - Parmi les autres vertus morales, lesquelles concernent les
passions, le bien de la raison se reflète d'autant plus en chacune que le
mouvement appétitif est soumis à la raison en de plus grandes choses. Or ce
qu'il y a de plus grand pour l'homme, c'est la vie, de laquelle tout le reste
dépend. Voilà pourquoi la force qui soumet le mouvement appétitif à la raison
dans les affaires de vie et de mort, tient la première place parmi les vertus
morales en matière de passions, tout en étant placée au-dessous de la justice.
D'où cette affirmation d'Aristote : "Les plus grandes vertus sont
nécessairement celles qui sont le plus en honneur chez autrui, puisque la vertu
est une puissance bienfaisante. C'est pourquoi on honore surtout ceux qui sont
forts et ceux qui sont justes, car cette force est grandement utile à la
guerre, et cette justice, à la guerre comme en temps de paix." Après la
force, on range la tempérance qui assujettit l'appétit à la raison dans les
matières qui sont immédiatement ordonnées à la vie de l'homme, soit dans son
identité individuelle, soit dans son identité spécifique, c'est-à-dire dans la
nourriture et dans la sexualité. Et c'est ainsi que ces trois vertus,
conjointement avec la prudence, sont qualifiées de principales, même en
dignité.
Relativement, une
vertu est appelée plus grande selon qu'elle fournit un appui ou un ornement à
une vertu principale. De même, la substance a plus de dignité absolue que
l'accident, mais un accident est parfois plus précieux relativement que la
substance, en raison de la perfection qu'il assure à celle-ci dans quelque mode
d'être accidentel.
Solutions :
1. Il faut que l'acte de la libéralité soit fondé sur celui de
la justice, car, dit Aristote, "on ne ferait pas un cadeau libéral si l'on
ne donnait de son propre bien". C'est pourquoi la libéralité ne pourrait
exister sans la justice qui sépare ce qui lui appartient de ce qui ne lui
appartient pas. Mais la justice peut exister sans la libéralité. Aussi est-elle
plus grande absolument que la libéralité, comme étant plus commune et le
fondement de celle-ci. En revanche, la libéralité est plus grande relativement,
puisqu'elle est un ornement de la justice et son supplément.
2. On dit que la patience fait "oeuvre parfaite"
dans l'endurance des maux : là elle exclut non seulement la vengeance injuste,
qu'exclut aussi la justice, non seulement la haine, ce que fait la charité, non
seulement la colère, ce que fait la mansuétude ; mais elle exclut même la
tristesse immodérée qui est la racine de tout ce qu'on vient de dire. C'est
pourquoi elle est plus parfaite et plus grande, en ce qu'elle extirpe une
racine en cette matière. - Mais elle n'est pas plus parfaite absolument que
toutes les autres vertus. Car la force ne se borne pas, comme fait la patience,
à supporter sans trouble les difficultés, elle va même les affronter s'il en
est besoin. C'est pourquoi tout homme fort est patient, mais non
réciproquement, car la patience est une partie de la force.
3. La magnanimité ne peut exister que si les autres vertus
préexistent, dit le Philosophe. Aussi est-elle pour les autres comme leur
ornement. Et de la sorte, elle est plus grande qu'elles toutes relativement,
mais non absolument.
Objections :
1. Il semble que la sagesse ne soit pas la plus grande des
vertus intellectuelles. Car celui qui commande est plus grand que celui à qui
l'on commande. Mais il paraît bien que la prudence commande à la sagesse. En
effet, d'après l’Éthique, "C'est elle qui ordonne d'avance quelles sont
les disciplines à cultiver dans les cités, par chacun, et jusqu'où". Il
s'agit de la politique qui relève de la prudence, selon le même ouvrage. Donc,
puisque parmi les disciplines de l'esprit on compte aussi la sagesse, il
s'ensuit que la prudence est plus grande que la sagesse.
2. Il est essentiel à la vertu d'ordonner l'homme à la
félicité : la vertu est en effet "dans l'être parfait la disposition au
meilleur", dit le Philosophe. Or la prudence est la droite règle de
l'action qui conduit l'homme à la félicité ; la sagesse, au contraire, ne
s'occupe pas des actes humains par lesquels pourtant on parvient à la
béatitude. Donc la prudence est une plus grande vertu que la sagesse,
3. Plus une connaissance est parfaite, plus elle a de
grandeur, semble-t-il. Mais nous pouvons avoir une plus parfaite connaissance
des réalités humaines, objet de la science, que des réalités divines, objet de
la sagesse, selon la distinction empruntée à saint Augustin. Le fait est que le
divin est incompréhensible selon la parole de job (36, 26) : "Dieu est si
grand qu'il dépasse notre savoir." La science est donc une plus grande
vertu que la sagesse.
4. La connaissance des principes a plus de prix que celle des
conclusions. Or, tout comme les autres sciences, la sagesse tire des
conclusions à partir de principes indémontrables qui sont objet de simple
intelligence. Cette simple intelligence est donc une plus grande vertu que la
sagesse.
Cependant :
Le Philosophe dit
que "la sagesse est comme la tête des vertus intellectuelles."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, c'est par l'objet que l'on mesure la grandeur spécifique d'une vertu. Or,
parmi les objets de toutes les vertus intellectuelles, celui de la sagesse est
le premier en excellence. Elle considère en effet la cause la plus haute qui
est Dieu, comme il est affirmé au début des Métaphysiques. Et parce qu'on juge
des effets par la cause, et des causes inférieures par la cause supérieure, il
revient à la sagesse de juger de toutes les autres vertus intellectuelles il
lui revient de les organiser toutes, et elle a pour ainsi dire un rôle
d'architecte à l'égard de toutes.
Solutions :
1. Puisque la prudence regarde les réalités humaines alors que
la sagesse a pour objet la cause la plus haute, il est impossible que la
première soit une plus grande vertu que la seconde, sauf comme il est dit au
livre VI de l’Éthique, "si l'homme était tout ce qu'il y a de plus grand
au monde." Il faut donc reconnaître, comme on le fait au même livre, que
"la prudence ne commande pas à la sagesse", mais plutôt l'inverse,
puisque "l'homme spirituel juge de tout et lui-même n'est jugé par
personne", dit l'Apôtre (1 Co 2, 15). En effet, la prudence n'a pas à se
mêler des réalités très élevées qui sont l'objet de la sagesse ; mais elle
commande pour tout ce qui ordonne à la sagesse ; autrement dit, elle prescrit
aux hommes comment ils doivent parvenir à la sagesse. De sorte qu'elle est en
cela au service de la sagesse ; même s'il s'agit de la prudence politique ; la
prudence introduit auprès de la sagesse en préparant les entrées chez elle comme
fait l'huissier chez le roi.
2. La prudence considère ce qui mène à la félicité, mais la
sagesse considère l'objet même de la félicité, c'est-à-dire ce qu'il y a de
plus élevé dans l'ordre intelligible. Et si ce regard de la sagesse sur son
objet était dans sa perfection, à coup sûr on trouverait dans l'acte de cette
vertu la félicité parfaite. Mais parce qu'en cette vie l'acte de la sagesse est
imparfait en face du principal objet qui est Dieu, à cause de cela il constitue
un commencement ou une participation de la félicité future. Même ainsi il se
tient plus près de la félicité que ne fait la prudence.
3. Comme dit le Philosophe, "une connaissance est
préférée à une autre, tantôt parce que l'objet en est plus noble, tantôt parce
que la certitude en est plus grande". Donc, avec une matière égale en
perfection et en noblesse, la vertu qui offre le plus de certitude sera la plus
grande. Mais la connaissance, même moins certaine et moins exacte, portant sur
des objets plus élevés et plus grands est préférée à la connaissance plus
exacte portant sur des réalités inférieures. C'est pourquoi le Philosophe dit
qu'il y a de la grandeur à pouvoir connaitre quelque chose des réalités
célestes, même par des raisons faibles et simplement topiques. Et ailleurs il avoue
"qu'il y a plus d'agrément à connaître quelque petite chose sur des
réalités plus nobles, qu'à connaître beaucoup de choses sur des réalités plus
modestes". Donc la sagesse, à laquelle il appartient de connaître Dieu, ne
peut advenir à l'homme, surtout en l'état de cette vie, d'une manière parfaite
au point d'être pour ainsi dire sa possession, mais c'est là, dit le
Philosophe, "une chose qui est à Dieu seul". Cependant cette modique
connaissance que l'on peut avoir de Dieu par la sagesse est préférable à tout
autre savoir.
4. La vérité et la connaissance des principes indémontrables
dépend de la raison de leurs termes ; quand on sait ce qu'est le tout et ce
qu'est la partie, on saisit aussitôt que le tout est toujours plus grand que sa
partie. Or, bien connaître les notions d'être et de non-être, de tout et de
partie, et des autres propriétés consécutives à l'être, toutes choses qui
entrent comme termes dans la constitution des principes indémontrables, c'est
du ressort de la sagesse, parce que l'être en général est l'effet propre de la
plus haute cause, c'est-à-dire de Dieu. Et c'est pourquoi la sagesse fait usage
des principes indémontrables, objet de la simple intelligence, non seulement
pour en tirer des conclusions comme font les autres sciences, mais aussi pour
juger de ces principes et les défendre contre ceux qui les nient. Il suit de là
que la sagesse est une vertu plus grande que la simple intelligence.
Objections :
1. Il semble que la charité ne soit pas la plus grande des
vertus théologales. En effet puisque la foi est dans l'intelligence et que
l'espérance et la charité sont dans les facultés appétitives, nous l'avons dit,
il semble que la foi soit avec l'espérance et la charité dans le même rapport
que la vertu intellectuelle avec la vertu morale. Mais nous avons vu que la
vertu intellectuelle est plus grande que la vertu morale. Donc la foi est plus
grande que l'espérance et la charité.
2. Ce qui se présente par addition à une autre chose paraît
avoir plus de grandeur que celle-ci. Mais, à ce qu'il semble, l'espérance se
présente par addition à la charité, car l'espérance présuppose l'amour, dit saint
Augustin ; elle y ajoute un certain mouvement de tension vers la réalité aimée.
L'espérance est donc plus grande que la charité.
3. La cause est supérieure à l'effet. Mais la foi et
l'espérance sont cause de la charité. La Glose dit expressément que "la
foi engendre l'espérance, et celle-ci la charité". Ces deux vertus sont
donc plus grandes que la charité.
Cependant :
Il y a cette
parole de l'Apôtre (1 Co 13, 13) : "Maintenant demeurent la foi,
l'espérance, la charité ; elles sont trois, mais la plus grande d'entre elles
est la charité."
Conclusion :
Comme nous l'avons
déjà dit, on envisage la grandeur spécifique d'une vertu à partir de son objet.
Or les trois vertus théologales regardent Dieu comme leur objet propre. Si l'on
dit l'une d'elles plus grande qu'une autre, cela ne peut donc venir de ce
qu'elle concerne un objet plus grand, mais de ce qu'elle se tient plus près
qu'une autre de cet objet. C'est de cette manière que la charité est plus
grande que les autres. Car celles-ci comportent dans leur notion même une
certaine distance à l'égard de l'objet ; en effet, la foi porte sur des
réalités qu'on ne voit pas, l'espérance sur des réalités qu'on n'a pas. Mais
l'amour de charité a pour objet ce que l'on a déjà ; d'une certaine manière en
effet, l'objet aimé est dans celui qui aime, et de son côté celui-ci est
entraîné par son affection à ne faire qu'un avec l'aimé ; c'est pourquoi saint Jean
dit dans sa première épître (4, 16) : "Celui qui demeure dans la charité
demeure en Dieu, et Dieu en lui."
Solutions :
1. La foi ni l'espérance n'ont pas avec la charité la même
relation que la prudence avec la vertu morale. Et cela pour deux raisons :
1° Parce que les
vertus théologales ont un objet qui est au-dessus de l'âme humaine, alors que
la prudence et les vertus morales s'occupent de ce qui est au-dessous de
l'homme. Or, s'il s'agit de ce qui est au-dessus de nous, la direction a plus
de prix que la connaissance. Car la connaissance est parfaite selon que l'objet
connu, est dans le connaissant ; la direction, au contraire, selon que celui
qui aime est entraîné vers la réalité aimée. Or ce qui nous est supérieur est
plus noble en soi-même qu'en nous, parce que chaque fois qu'un être est dans un
autre, c'est en empruntant le mode d'être de celui en qui il est. Mais c'est
l'inverse quand il s'agit de ce qui est au-dessous de nous.
2° Parce que la
prudence modère les mouvements appétitifs qui appartiennent aux vertus morales
; mais la foi ne modère pas le mouvement appétitif de tendance vers Dieu qui
appartient aux vertus théologales ; elle se borne à en montrer l'objet.
Quant au mouvement
appétitif vers cet objet, il déborde la connaissance humaine, selon ce mot de
l'Apôtre (Ep 3, 19) sur "la charité du Christ qui surpasse toute
connaissance".
2. L'espérance présuppose l'amour de ce qu'on espère se
procurer. C'est là de l'amour de convoitise, par lequel, convoitant un bien, on
s'aime soi-même plus qu'autre chose. Mais la charité implique un amour d'amitié
auquel, comme nous l'avons dit, l'espérance aide à parvenir.
3. La cause qui perfectionne est supérieure à l'effet ; mais
non celle qui prépare. Car en ce cas la chaleur du feu serait supérieure à
l'âme, puisqu'elle prépare une matière pour celle-ci ; conclusion évidemment
fausse. Or c'est ainsi que la foi engendre l'espérance et que l'espérance engendre
la charité, c'est-à-dire en tant que l'une est une préparation à l'autre.
1. Les vertus
morales demeurent-elles après cette vie ? - 2. Et les vertus intellectuelles ?
- 3. Et la foi ? - 4. L'espérance demeure-t-elle ? - 5. Demeure-t-il quelque
chose de la foi, ou de l'espérance ? - 6. La charité demeure-t-elle ?
Objections :
1. Selon toute apparence, non. Car dans l'état de la gloire
future les hommes seront semblables aux anges, comme il est dit en saint Matthieu
(22, 30). Mais il est ridicule de supposer chez les anges des vertus morales.
Il n'y en aura donc pas non plus chez les hommes après cette vie.
2. Les vertus morales perfectionnent l'homme dans la vie
active. Mais la vie active ne demeure pas après cette vie : "Les oeuvres
de la vie active, dit saint Grégoire, passent avec le corps." Donc les
vertus morales ne demeurent pas après la vie présente.
3. La tempérance et la force qui sont des vertus morales
appartiennent aux fonctions non rationnelles de l'âme, dit le Philosophe. Or
ces fonctions disparaissent avec le corps, puisqu'elles sont les actes
d'organes corporels. Il semble donc que les vertus morales ne demeurent pas
après cette vie.
Cependant :
Il est écrit dans
la Sagesse (1, 15) que "la justice est perpétuelle et immortelle".
Conclusion :
Selon saint Augustin,
Cicéron a estimé que les quatre vertus cardinales n'existent plus après cette
vie, mais que dans l'autre vie les hommes "sont heureux uniquement par la
connaissance de cette nature en laquelle on ne peut rien trouver qui soit
meilleur et plus aimable", sous-entendu : "que cette nature même qui
a créé toutes les natures", comme saint Augustin le dit en cet endroit.
Mais lui-même après cela définit que ces quatre vertus existent encore dans la
vie future, cependant sous un autre mode.
Pour y voir clair,
il faut savoir que dans ces vertus il y a quelque chose de formel, et quelque
chose qui tient lieu de matière. Leur côté matériel, c'est le penchant des
appétits vers les passions ou vers les opérations, selon une certaine mesure.
Mais puisque cette mesure est déterminée par la raison, il s'ensuit que, dans
toutes les vertus, le formel est l'ordre même de la raison.
Ainsi donc, il
faut affirmer que ces vertus morales ne demeurent pas dans la vie future quant
à ce qu'elles ont de matériel. Car les convoitises et les plaisirs relatifs à
la nourriture et aux activités sexuelles n'auront pas place dans la vie future
; ni non plus les craintes et les audaces relatives aux périls de mort ; ni non
plus les distributions et les échanges appelés par la pratique de la vie
présente. Mais quant à ce qu'elles ont de formel, ces vertus subsisteront après
cette vie chez les bienheureux à leur plus haut degré de perfection ;
c'est-à-dire que la raison de chacun sera dans la plus grande rectitude selon
son état, et que l'appétit sera mû entièrement selon l'ordre de la raison pour
tout ce qui ressortit à cet état. D'où, ces réflexions de saint Augustin dans
le même passage : "La prudence sera là sans aucun péril d'erreur ; la
force, sans l'ennui des maux à supporter ; la tempérance sans l'opposition des
mauvais désirs. La prudence sera de ne préférer ni égaler à Dieu aucun bien ;
la force, d'être attaché à lui avec la plus grande fermeté ; la tempérance, de
se délecter sans aucune défaillance coupable. Quant à la justice, il est encore
plus évident que l'acte qu'elle aura là-haut ce sera d'être soumis à
Dieu", parce que même en cette vie il appartient à la justice qu'on soit
soumis à son supérieur.
Solutions :
1. Le Philosophe parle là de nos vertus morales en ce qu'elles
ont de matériel ; ainsi, à propos de la justice, il pense aux "échanges,
ventes et achats" ; à propos de la force, aux "choses qui font peur
et aux périls" ; à propos de la tempérance, aux "convoitises
dépravées".
2. Il faut en dire autant pour la seconde objection. Les
choses de la vie active sont pour les vertus comme le côté matériel.
3. Nous aurons deux états après cette vie : l'un avant la
résurrection, quand les âmes seront séparées de leurs corps ; l'autre après la
résurrection, quand les âmes seront de nouveau unies à leurs corps. - En cet
état de résurrection, il y aura des puissances non rationnelles dans les
organes du corps comme il y en a maintenant. De sorte qu'il pourra y avoir de
la force dans l'irascible, et de la tempérance dans le concupiscible, en tant
que l'une et l'autre puissance seront parfaitement disposées à obéir à la
raison. - Mais dans l'état précédant la résurrection, les fonctions non
rationnelles ne seront pas dans l'âme d'une manière actuelle, elles n'y seront
que par leur racine dans l'essence de l'âme elle-même, comme on l'a dit dans la
première Partie. Aussi les vertus de cette sorte n'existeront pas non plus
d'une manière actuelle, si ce n'est en leur racine, c'est-à-dire dans la raison
et dans la volonté où il y a, avons-nous dit, des germes de ces vertus.
Toutefois, la justice qui réside dans la volonté subsistera même d'une manière
actuelle ; c'est pourquoi on a dit d'elle spécialement qu'elle est
"perpétuelle et immortelle", tant en raison du sujet, puisque la
volonté est une faculté qui ne peut périr, qu'à cause aussi de la similitude de
l'acte qui est le même, comme nous venons de le dire, en cette vie et en
l'autre.
Objections :
1. Il semble que non. L'Apôtre écrit en effet que "la
science sera détruite", et la raison en est que nous avons là une
"connaissance partielle" (1 Co 13, 8.9). Mais, si la connaissance de
science est partielle, c'est-à-dire imparfaite, il en est de même des autres
vertus intellectuelles, aussi longtemps que dure cette vie. Toutes ces vertus
cesseront donc après cette vie.
2. Le Philosophe dit que la science, puisqu'elle est un
habitus, est une qualité difficilement changeante ; en effet, elle ne se perd
pas facilement, si ce n'est par quelque forte modification organique ou par
maladie. Mais il n'y a pas de modification du corps humain aussi grande que
celle qui se fait par la mort. Ni la science ni les autres vertus
intellectuelles ne demeurent donc après cette vie.
3. Les vertus intellectuelles perfectionnent l'intelligence
pour le bon accomplissement de son acte propre. Mais cet acte, semble-t-il,
n'existe plus après cette vie du fait que "l'âme n'a plus aucune pensée
sans image", d'après Aristote ; or les images ne subsistent pas après
cette vie puisqu'elles n'existent que dans des organes corporels. Les vertus
intellectuelles ne subsistent donc pas non plus après cette vie.
Cependant :
La connaissance de
l'universel et du nécessaire est plus ferme que celle du particulier et du
contingent. Mais il demeure en l'homme après cette vie une connaissance de
choses particulières contingentes, par exemple de ce qu'il a fait et souffert,
selon cette parole de saint Luc (16, 25) : "Souviens-toi que tu as reçu
des biens pendant ta vie et que Lazare a reçu des maux." Donc la
connaissance de l'universel et du nécessaire, objet de la science et des autres
vertus intellectuelles, demeure bien davantage.
Conclusion :
Ainsi que nous
l'avons dit dans la première Partie, certains ont soutenu que les espèces intelligibles
ne sont pas en permanence dans l'intellect passif si ce n'est lorsqu'il fait
acte d'intelligence ; en dehors de la pensée actuelle, il n'y aurait pas la
moindre conservation d'espèces, si ce n'est dans les facultés sensibles qui
sont les actes d'organes corporels, c'est-à-dire dans l'imagination et dans la
mémoire. Or ce sont là des facultés qui disparaissent avec le corps. Aussi,
dans cette position, la science ne restera d'aucune manière après cette vie,
une fois le corps détruit ; ni non plus aucune autre vertu intellectuelle.
Mais cette opinion
contredit la pensée d'Aristote qui affirme au livre III du traité De l'Ame que
"l'intellect passif est en acte du fait qu'il devient chaque chose en la
connaissant, alors qu'il n'est cependant qu'en puissance à y penser d'une
manière actuelle". - Cette opinion contredit aussi la raison, car les
espèces intelligibles sont reçues dans l'intellect passif de façon immuable
selon le mode du récepteur. C'est pourquoi cet intellect est appelé "le lieu
des espèces", étant pour ainsi dire le conservatoire des espèces
intelligibles.
Toutefois, il est
bien vrai, comme nous l'avons dit dans la première Partie, que l'homme en cette
vie pense à condition de regarder les images pour y appliquer les espèces
intelligibles. Or les images sont détruites avec le corps. Donc, quant à ces
images qui sont pour ainsi dire le matériel des vertus intellectuelles, on peut
dire que ces vertus sont détruites avec le corps. Mais quant aux espèces
intelligibles qui résident dans l'intellect passif, les vertus intellectuelles
demeurent ; or de telles espèces sont comme le formel de ces vertus. Aussi
celles-ci demeurent-elles après cette vie par leur côté formel, mais non par
leur côté matériel, comme nous l'avons dit à propos des vertus morales.
Solutions :
1. La parole de l'Apôtre doit s'entendre de ce qu'il y a de
matériel dans la science, et aussi du mode de penser. Le fait est qu'une fois
le corps détruit les images ne subsisteront pas, et que l'usage de la science
ne se fera plus par recours aux images.
2. Par la maladie l'habitus de science est détruit dans ce
qu'il a de matériel, c'est-à-dire dans les images, mais non dans les espèces
intelligibles, qui ont leur siège dans l'intellect passif.
3. L'âme séparée possède après la mort, comme nous l'avons dit
dans la première Partie, une autre manière de penser que par recours aux
images. Et ainsi la science demeure, non pas cependant selon la même manière
d'opérer, comme nous l'avons aussi remarqué pour les vertus morales.
Objections :
1. Il semble que la foi demeure après cette vie, car elle est
plus noble que la science, et nous venons de voir que celle-ci demeure. Donc la
foi aussi.
2. "Personne, dit l'Apôtre (1 Co 3, 11), ne peut poser
d'autre fondement que celui qui a été posé, qui est le Christ Jésus",
c'est-à-dire la foi au Christ Jésus. Mais, le fondement enlevé, il ne reste
rien de ce qui est bâti dessus. Donc, si la foi ne demeurait pas après cette
vie, aucune autre vertu ne demeurerait.
3. Connaissance de foi et connaissance de gloire diffèrent
comme le parfait et l'imparfait. Mais une connaissance imparfaite peut
coexister avec une connaissance parfaite ; ainsi, chez l'ange, il peut y avoir
la connaissance du soir en même temps que celle du matin ; et un homme peut
avoir sur la même conclusion une science par syllogisme démonstratif et une
opinion par syllogisme dialectique. Donc la foi aussi peut exister après cette
vie en même temps que la connaissance de gloire.
Cependant :
L’Apôtre dit (2 Co
5, 6) "Tant que nous sommes dans notre corps, nous sommes en exil loin du
Seigneur, car nous cheminons dans la foi, non dans la claire vision." Mais
ceux qui sont dans la gloire ne sont plus en exil loin du Seigneur, ils lui
sont présents. C'est donc que la foi ne demeure pas après cette vie quand on
est dans la gloire.
Conclusion :
Ce qui fait
l'essentiel et la cause propre d'une opposition, c'est que les opposés
s'excluent l'un l'autre au point qu'il y ait toujours entre eux l'opposition
entre affirmation et négation. Or, en certains cas, l'opposition se rencontre
bien selon des formes contraires, comme le blanc et le noir dans les couleurs.
Mais, en d'autres cas, elle se fait selon des degrés de parfait et d'imparfait
; c'est ainsi que dans les changements par altération, le plus et le moins sont
pris comme des contraires, par exemple quand une chose passe du moins chaud au
plus chaud, selon Aristote. Et parce que le parfait et l'imparfait s'opposent,
il est impossible qu'il y ait en même temps dans le même sujet perfection et
imperfection.
Il faut néanmoins
remarquer que parfois l'imperfection est essentielle à une chose et fait partie
de l'espèce même, comme le manque de raison fait partie de la notion spécifique
du cheval ou du bœuf. Et comme une réalité ne peut jamais être transférée d'une
espèce à une autre tout en restant numériquement la seule et même réalité, il
s'ensuit que si l'on enlève à une chose cette imperfection qui lui est
essentielle, on change l'espèce : un boeuf, par exemple, ou un cheval, ne
serait plus ni boeuf ni cheval s'il devenait un être raisonnable. - Parfois en
revanche l'imperfection n'appartient pas à la raison spécifique, mais elle est
un accident déterminé, chez un individu, par quelque chose d'étranger à
l'espèce ; c'est ainsi qu'il arrive à un homme d'être privé de la raison en
tant que le sommeil, l'ivresse, ou un autre accident semblable l'empêche
d'exercer sa raison. Mais il est clair que si l'on éloigne une telle
imperfection, la substance de la chose n'en demeure pas moins.
Or, il est évident
que l'imperfection de la connaissance est essentielle à la foi. Elle est dans
sa définition : la foi est "la substance des choses à espérer, la
conviction de ce qui ne se voit pas", selon l'épître aux Hébreux (11, 1) ;
et saint Augustin affirme : "Qu'est-ce que la foi ? C'est croire à ce que
tu ne vois pas." Mais qu'une connaissance existe ainsi sans l'apparition
ni la vision de l'objet, c'est pour elle une imperfection. Et ainsi
l'imperfection de la connaissance est essentielle à la foi. D'où il est
manifeste que la foi ne peut devenir une connaissance parfaite tout en restant
numériquement identique.
Mais il faut aller
plus loin, pour savoir si elle peut exister en même temps qu'une connaissance
parfaite. Il faut donc remarquer que la connaissance peut être imparfaite de
trois manières : du côté de l'objet à connaître, du côté du moyen de connaître,
du côté du sujet.
- Du côté de
l'objet à connaître, la connaissance du matin et celle du soir chez les anges
diffèrent comme le parfait et l'imparfait, car la connaissance du matin regarde
les choses en tant qu'elles ont leur existence dans le Verbe, celle du soir les
regarde selon qu'elles ont l'existence dans leur propre nature, ce qui est
imparfait en comparaison de la première existence.
- Du côté du
moyen, ce qui diffère comme le parfait et l'imparfait, c'est la connaissance
qu'on a d'une conclusion par un moyen démonstratif, et celle qu'on a par un
moyen probable.
- Du côté du sujet
enfin, ce qui diffère comme parfait et imparfait, c'est l'opinion, la foi, la
science. Car il est essentiel à l'opinion de prendre un parti avec la crainte
que le parti opposé ne soit vrai ; aussi n'a-t-elle pas d'adhésion ferme. Au contraire,
il est essentiel à la science d'avoir une ferme adhésion avec la vision
intellectuelle, car elle a une certitude qui découle de l'intelligence des
principes. Quant à la foi, elle tient le milieu ; en ce qu'elle a une ferme
adhésion, elle dépasse l'opinion ; mais en ce qu'elle n'a pas la vision, elle
est au-dessous de la science.
Évidemment, le
parfait et l'imparfait ne peuvent exister en même temps sous un même aspect.
Mais les choses qui diffèrent selon le parfait et l'imparfait sur un certain point,
peuvent exister ensemble identiquement sur un autre point. Ainsi donc, une
connaissance parfaite et une connaissance imparfaite du côté de l'objet ne
peuvent aucunement avoir en commun le même objet. Elles peuvent cependant avoir
en commun le même moyen terme et le même sujet. Rien n'empêche en effet qu'un
homme ait en même temps et du même coup, par un seul et même moyen terme, la
connaissance de deux objets dont l'un est parfait et l'autre imparfait, comme
la santé et la maladie, le bien et le mal. - Pareillement, il est impossible
aussi qu'une connaissance parfaite et une connaissance imparfaite du côté du
moyen terme se rejoignent dans un seul moyen. Mais rien n'empêche qu'elles se
rejoignent dans un seul objet et dans un seul sujet ; car le même homme peut
connaître une même conclusion par un moyen terme probable, et par un moyen
terme démonstratif. - Enfin, il est pareillement impossible qu'une connaissance
parfaite et une connaissance imparfaite, du côté du sujet, existent ensemble
dans le même sujet. Or, la foi implique dans sa raison même cette imperfection
subjective : que le croyant ne voit pas ce qu'il croit ; la béatitude au
contraire a dans sa notion même cette perfection, que le bienheureux voit ce
qui le béatifie. Aussi est-il évidemment impossible que la foi demeure en même
temps que la béatitude dans le même sujet.
Solutions :
1. La foi est plus noble que la science du côté de l'objet,
parce que celui-ci est la vérité première. Mais la science a un mode de
connaître plus parfait, qui ne s'oppose pas à la perfection de la béatitude,
c'est-à-dire à la vision, comme s'y oppose le mode de la foi.
2. La foi est un fondement quant à ce qu'elle possède de
connaissance. C'est pourquoi, quand il y aura une connaissance plus parfaite,
il y aura un fondement plus parfait.
3. La solution ressort ici de ce que nous venons de dire.
Objections :
1. Il semble bien. Car l'espérance perfectionne l'appétit
humain plus noblement que ne le font les vertus morales. Mais les vertus
morales demeurent après cette vie, comme le montre saint Augustin. Donc
l'espérance à plus forte raison.
2. La crainte s'oppose à l'espérance. Mais la crainte subsiste
après cette vie : chez les bienheureux, la crainte filiale qui demeure à jamais
; chez les damnés, la crainte des châtiments. Donc l'espérance, à titre égal,
peut demeurer.
3. Comme l'espérance a pour objet un bien à venir, de même le
désir. Mais il y a chez les bienheureux un désir des biens à venir, et quant à
la gloire du corps à laquelle, dit saint Augustin, aspirent les âmes des
bienheureux, et même quant à la gloire de l'âme selon cette parole de
l'Ecclésiastique (24, 21) : "Ceux qui me mangent auront encore faim et
ceux qui me boivent auront encore soif", et le mot de saint Pierre sur
"celui en qui les anges désirent plonger leur regard" (1 P 1, 12). Il
semble donc que l'espérance puisse exister après cette vie chez les
bienheureux.
Cependant :
L’Apôtre écrit (Rm
8, 24) : "Voir ce qu'on espère, ce n'est plus l'espérer." Mais les
bienheureux voient ce qui fait l'objet de leur espérance, c'est-à-dire Dieu.
Donc ils n'espèrent plus.
Conclusion :
Ainsi que nous
venons de le dire pour la foi, quand une chose implique par définition une
imperfection du sujet, elle ne peut rester dans un sujet qui possède
parfaitement la perfection opposée. Ainsi, il est évident que le mouvement
implique de soi une imperfection du sujet, puisqu'on le définit "l'acte
d'un être en puissance en tant que tel". Aussi, quand cette puissance est
réduite en acte, le mouvement cesse : lorsqu'une chose est déjà devenue
blanche, elle n'a pas à blanchir encore. Or l'espérance implique un mouvement
vers ce qu'on n'a pas, comme on peut le voir par tout ce que nous avons dit
plus haut sur la passion d'espérance. C'est pourquoi quand on sera en
possession de ce qu'on espère, c'est-à-dire lorsqu'on jouira de Dieu, il ne
pourra plus y avoir d'espérance.
Solutions :
1. L'espérance est plus noble que les vertus morales quant à
l'objet qui est Dieu. Mais les actes des vertus morales, sauf peut-être par ce
côté matériel qui ne subsiste pas dans l'autre vie, ne s'opposent pas à la
perfection de la béatitude comme fait l'acte de l'espérance. En effet la vertu morale
perfectionne l'appétit non pas seulement en vue de ce qu'on n'a pas encore,
mais aussi par rapport à ce qu'on a présentement en sa possession.
2. Comme nous le dirons plus loin, il y a deux craintes, la
crainte servile et la crainte filiale. La crainte servile est la peur du
châtiment, qui ne pourra plus exister dans la gloire puisqu'il ne restera
aucune possibilité de subir une peine. - Quant à la crainte filiale, elle a
deux actes : révérer Dieu, et quant à cet acte elle demeure ; puis, craindre d'être
séparé de lui, et quant à cet acte elle ne demeure pas. En effet, être séparé
de Dieu, c'est un mal ; or aucun mal ne sera plus à craindre là-haut, selon la
parole des Proverbes (1, 33 Vg) : "On jouira abondamment, la crainte du
mal ayant disparu." Pour ce qui est de l'opposition entre la crainte et
l'espérance, elle se fonde, avons-nous dit, sur l'opposition entre le bien et
le mal : aussi la crainte qui restera dans la gloire n'est-elle pas en
opposition avec l'espérance.
Chez les damnés,
au contraire, la crainte du châtiment peut exister plus que chez les
bienheureux l'espérance de la gloire. C'est que chez les damnés les peines se
présenteront les unes après les autres, et ainsi elles auront toujours l'aspect
d'une chose à venir, qui est l'objet forme de la crainte. Mais la gloire des
saints ne se réalise pas d'une manière successive : elle participe de
l'éternité, où il n'y a ni passé ni futur mais uniquement le présent. Et
pourtant, même chez les damnés la crainte à proprement parler n'existe pas. Car
elle n'est jamais, avons-nous dit, sans quelque espoir d'évasion ; or cet
espoir chez les damnés n'existera aucunement. Par conséquent la crainte non
plus, si ce n'est dans le sens tout à fait général où l'on donne le nom de
crainte à n'importe quelle attente d'un mal à venir.
3. Quant à la gloire de l'âme, il ne peut y avoir, pour la
raison que nous venons de dire, un véritable désir chez les bienheureux sous
l'aspect où le désir regarde le futur. On dit que la faim et la soif existent
là-haut, pour écarter l'idée qu'on s’ennuierait. C'est pour la même raison
qu'on dit que le désir existe chez les anges. - Mais par rapport à la gloire du
corps, dans les âmes des saints il peut bien y avoir un désir, mais non une
espérance à proprement parler ; ni au sens précis où elle est vertu théologale,
car alors son objet est Dieu et non un bien créé ; ni au sens où elle est prise
en général. Parce que l'objet de l'espérance est quelque chose d'ardu,
avons-nous dit. Or, aussitôt que nous possédons la cause inéluctable d'un bien
il ne se présente plus à nous sous un aspect ardu. Ainsi, lorsque quelqu'un a
de l'argent, et qu'il y a des choses qu'il peut acheter tout de suite, on ne
dit pas à proprement parler qu'il espère les avoir. Et pareillement, ceux qui
possèdent la gloire de l'âme, on ne dit pas à proprement parler qu'ils espèrent
la gloire du corps ; on dit seulement qu'ils la désirent.
Objections :
1. Il semble qu'il en demeure quelque chose dans la gloire. En
effet, écartez ce qui est propre, il demeure ce qui est commun. On lit ainsi au
livre Des Causes : "Une fois écarté l'être raisonnable, il reste le vivant
; et une fois écarté le vivant, il reste l'être." Mais la foi a quelque
chose de commun avec la béatitude, à savoir la connaissance même ; elle a
d'autre part quelque chose qui lui est propre, à savoir l'énigme : elle est en
effet une "connaissance en énigme". Donc, une fois écarté le caractère
énigmatique de la foi, il reste encore la connaissance même de la foi.
2. La foi est dans l'âme une lumière spirituelle, selon
l'Apôtre (Ep 1, 18) : "Que les yeux de votre coeur soient illuminés pour
la connaissance de Dieu." Mais cette lumière est imparfaite par rapport à
la lumière de gloire dont il est dit dans le Psaume (36, 10) : "Dans ta
lumière nous verrons la lumière." Or une lumière imparfaite demeure même
quand survient la lumière parfaite : un cierge ne s'éteint pas quand survient
la clarté du soleil. Il semble donc que la lumière de foi demeure avec la
lumière de gloire.
3. On n'enlève pas sa substance à un habitus du fait qu'on lui
ôte sa matière ; on peut garder l'habitus de la libéralité même après qu'on a
perdu son argent, mais on ne peut plus en avoir l'acte. Or la foi a pour objet
la vérité première non vue. Une fois cette matière enlevée par le fait même de
la vision de la vérité première, il peut donc y avoir encore l'habitus même de
la foi.
Cependant :
La foi est un
habitus simple. Or une chose simple ou disparaît tout entière ou demeure tout
entière. Donc, puisque la foi ne peut pas demeurer entièrement mais, comme nous
l'avons dit, est vidée de ce qui la définit, il semble qu'elle soit totalement
enlevée.
Conclusion :
Pour certains,
l'espérance disparaît tout à fait, tandis que la foi disparaît en partie,
c'est-à-dire quant à l'énigme, et demeure en partie, c'est-à-dire quant à la
substance de la connaissance. Si l'on entend par là qu'elle reste, non dans une
identité numérique mais dans une identité générique, c'est tout à fait vrai,
car la foi s'accorde avec la vision de la patrie dans un genre, celui de la
connaissance. L'espérance, au contraire, ne s'accorde pas avec la béatitude
dans un genre ; en effet, l'espérance est comparée à la jouissance de la
béatitude, comme le mouvement est comparé au repos que l'on goûte en arrivant
au terme.
Mais si l'on veut
dire que la connaissance qu'on a dans la foi reste numériquement la même dans
la patrie, c'est tout à fait impossible. Car lorsqu'on enlève la différence
constitutive d'une espèce, la substance du genre ne reste plus numériquement la
même ; ainsi, quand vous ôtez ce qui fait la blancheur, la substance de la
couleur ne demeure pas numériquement la même, de sorte qu'une couleur numériquement
la même serait tantôt le blanc et tantôt le noir. Le genre, en effet, ne se
compare pas à la différence spécifique comme la matière à la forme, au point
que la substance du genre puisse rester identique numériquement, même après
qu'on a changé la différence, comme la substance de la matière demeure
identique numériquement, même quand la forme a changé. Le genre et la
différence ne sont pas des parties de l'espèce ; autrement, on n'en ferait pas
des prédicats de l'espèce. Mais, de même que l'espèce signifie le tout,
c'est-à-dire le composé de matière et de forme dans les réalités matérielles,
de même la différence représente le tout, et pareillement le genre ; mais le
genre désigne le tout par ce qui en est pour ainsi dire la matière, tandis que
la différence le désigne par ce qui en est pour ainsi dire la forme ; mais
l'espèce le désigne par l'un et l'autre côté. Ainsi, dans l'homme, la nature
sensible se présente matériellement par rapport à la nature intellectuelle ; on
appelle animal ce qui a la nature sensible ; raisonnable, ce qui a la nature
intellectuelle ; homme enfin, ce qui est en possession des deux. C'est bien le
même tout qui est signifié par ces trois choses, mais non du même point de vue.
De toute évidence
par conséquent, puisque la différence ne fait que préciser le genre, si l'on
écarte la différence, la substance du genre ne peut rester la même, car ce
n'est pas la même animalité qui demeure si c'est une autre sorte d'âme qui
constitue l'animal. - Par conséquent il n'est pas possible qu'une connaissance
qui a existé d'abord sous forme d'énigme, devienne ensuite une vision à
découvert en demeurant numériquement la même. Ainsi est-il évident que rien de
ce qui est dans la foi ne demeure dans la patrie, identique numériquement ou spécifiquement
; ce n'est identique que génériquement.
Solutions :
1. Otez le raisonnable, le vivant ne demeure plus le même
numériquement, mais par le genre, nous venons de le montrer.
2. L'imperfection de la lumière d'un cierge ne s'oppose pas à
la perfection de la lumière solaire, parce qu'il ne s'agit pas du même sujet.
Mais l'imperfection de la foi et la perfection de la gloire s'opposent entre
elles et regardent le même sujet. Elles ne peuvent donc exister ensemble, pas
plus que dans l'air la clarté ne peut coexister avec l'obscurité.
3. Celui qui perd de l'argent ne perd pas la possibilité d'en
avoir, et c'est pourquoi il peut très bien garder l'habitus de la libéralité.
Mais dans l'état de gloire non seulement on perd en acte l'objet de foi,
c'est-à-dire ce qu'on ne voit pas ; mais on perd jusqu'à la possibilité de le
recouvrer, étant donné la stabilité de la béatitude. Aussi un tel habitus
demeurerait pour rien.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car, dit l'Apôtre (1 Co 13, 10),
"quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel (c'est-à-dire
imparfait) disparaîtra". Mais la charité de l'homme voyageur est
imparfaite. Donc elle disparaîtra lorsqu'adviendra la perfection de la gloire.
2. Habitus et actes se distinguent d'après les objets. Mais
l'objet de l'amour est le bien appréhendé. Comme on appréhende tout autrement
dans la vie présente et dans la vie future, il semble donc que la charité ne
doive pas rester la même des deux côtés.
3. Dans les choses qui sont d'une même essence, l'imparfait
peut s'élever au niveau de la perfection par un accroissement continu. Mais la
charité dans l'état de voyage, quelle que soit sa croissance, ne peut jamais parvenir
à égaler la charité dans la patrie. Il semble donc que la charité du voyage ne
demeure pas dans la patrie.
Cependant :
L’Apôtre assure (1
Co 13, 8) : "La charité ne disparaîtra jamais."
Conclusion :
Quand
l'imperfection d'une chose, avons-nous dit, n'appartient pas à la définition de
son espèce, rien n'empêche qu'en demeurant identique numériquement, ce qui fut
d'abord imparfait ne devienne ensuite parfait, comme l'homme se perfectionne
par croissance, et la blancheur par intensification. Or la charité est un
amour. Il n'est aucune imperfection qui soit essentielle à l'amour ; il peut
avoir pour objet aussi bien ce qu'on possède que ce qu'on ne possède pas, ce
qu'on voit que ce qu'on ne voit pas. Aussi la charité ne disparaît pas par la
perfection même de la gloire, mais elle reste numériquement la même.
Solutions :
1. L'imperfection de la charité lui advient par accident ;
l'imperfection n'est pas essentielle à l'amour. Or, quand on ôte ce qui est
accidentel, il reste néanmoins la substance de la réalité. Dès lors
l'imperfection de la charité est supprimée, la charité elle-même ne l'est pas.
2. La charité n'a pas pour objet la connaissance même ; dans
ce cas en effet, elle ne serait pas la même dans le voyage et dans la patrie.
Mais elle a pour objet la réalité connue qui, elle, reste identique, à savoir
Dieu même.
3. Si la charité du voyage ne peut parvenir par accroissement
à égaler celle de la patrie, cela tient à une différence du côté de la cause ;
la vision est en effet une cause de l'amour, dit Aristote. Or Dieu est d'autant
plus parfaitement aimé qu'il est plus parfaitement connu.
1. Les dons
diffèrent-ils des vertus ? - 2. La nécessité des dons. - 3. Sont-ils des
habitus ? - 4. Quels sont-ils, et combien ? - 5. Sont-ils connexes ? - 6.
Demeurent-ils dans la patrie ? - 7. Leurs rapports mutuels. - 8. Leur rapport
avec les vertus.
Objections :
1. Il ne semble pas. Sur ce passage de Job (1, 2) : "Sept
fils lui sont nés", saint Grégoire dit en effet : "Sept fils nous
naissent quand, par la conception des bonnes pensées, les sept vertus du Saint
Esprit germent en nous." Et il cite alors ce passage d'Isaïe (11, 2) :
"Sur lui reposera l'esprit d'intelligence, etc.", où sont énumérés
les sept dons du Saint Esprit. Donc ces sept dons sont des vertus.
2. Saint Augustin exposant le passage qu'on lit en saint Matthieu
(12, 45) : "Alors il s'en va et prend avec lui sept autres esprits",
dit ceci : "Ce sont là sept vices contraires aux sept vertus du Saint
Esprit", c'est-à-dire aux sept dons. Or ces sept vices sont contraires à
ce qu'on appelle communément des vertus. C'est la preuve que les dons ne se
distinguent pas de ce qu'on appelle communément les vertus.
3. Si des choses ont la même définition, c'est que ce sont les
mêmes choses. Mais la définition de la vertu convient aux dons ; chaque don est
effectivement "la bonne qualité d'esprit par laquelle on a une vie droite,
etc.". Pareillement, la définition du don convient aux vertus infuses : le
don est en effet, selon le Philosophe, "le cadeau qu'on ne peut
rendre". Par conséquent vertus et dons ne se distinguent pas.
4. Plusieurs choses énumérées parmi les dons sont des vertus.
Car, on l'a dit plus haut, la sagesse, l'intelligence et la science sont des
vertus intellectuelles ; le conseil appartient à la prudence ; la piété est une
espèce de justice ; la force est une vertu morale. Il semble donc qu'il n'y a
pas de distinction entre les vertus et les dons.
Cependant :
Saint Grégoire
distingue les sept dons, qu'il dit symbolisés par les sept fils de Job, d'avec
les trois vertus théologales, qu'il dit symbolisées par les trois filles de
Job. Puis, il distingue les mêmes sept dons d'avec les quatre vertus
cardinales, qu'il dit symbolisées par les quatre angles de la maison.
Conclusion :
Si nous parlons du
don et de la vertu d'après leur définition nominale, ils n'ont aucune
opposition l'un à l'autre. Car le concept de vertu est pris de ce qu'elle
perfectionne l'homme pour le faire agir bien, comme on l'a dit plus haut,
tandis que la notion du don est prise par rapport à la cause d'où il vient. Or
rien n'empêche ce qui vient d'un autre à titre de don, d'être chez quelqu'un
principe de perfection pour agir bien d'autant plus, nous l'avons dit plus
haut, qu'il y a des vertus infusées en nous par Dieu. Aussi, à ce titre, le don
ne peut-il se distinguer de la vertu. Et c'est pourquoi certains ont soutenu
qu'il n'y avait pas à distinguer les dons des vertus. - Mais il leur reste une
difficulté qui n'est pas moindre, c'est de dire pour quelle raison certaines
vertus sont appelées dons, et non pas toutes ; et pourquoi certaines choses
sont comptées parmi les dons et ne le sont pas parmi les vertus, comme c'est
flagrant pour la crainte.
Aussi d'autres
ont-ils affirmé qu'il y avait lieu de distinguer les dons d'avec les vertus,
mais ils n'ont pas assigné à la distinction une cause appropriée, c'est-à-dire
qui fût à ce point commune aux vertus qu'elle ne dût aucunement s'appliquer aux
dons, ou inversement. Certains, en effet, considérant qu'entre les sept dons
quatre se rapportent à la raison : sagesse, science, intelligence et conseil ;
et trois à l'appétit : force, piété et crainte, ont prétendu que les dons
perfectionnaient le libre arbitre selon qu'il est faculté de raison ; les
vertus au contraire, selon qu'il est faculté de volonté, parce qu'ils n'ont
trouvé que deux vertus, foi et prudence, qui fussent dans la raison ou intelligence,
tandis qu'ils ont mis les autres dans la faculté d'appétit ou d'affectivité.
Mais il faudrait, si cette distinction était juste, que toutes les vertus
fussent dans la faculté appétitive, et tous les dons dans la raison.
D'autre part,
considérant ce que dit saint Grégoire, que "le don du Saint Esprit qui
forme la tempérance, la prudence, la justice et la force dans l'esprit qui lui
est soumis, le prémunit aussi par les sept dons contre chaque tentation"
certains ont prétendu que les vertus sont ordonnées à bien agir, les dons au
contraire à résister aux tentations. Mais ce n'est pas là encore une
distinction suffisante, parce que même les vertus résistent aux tentations
lorsque celles-ci induisent à des péchés qui sont contraires aux vertus ;
chaque être en effet résiste naturellement à son contraire, ce qui est surtout
évident pour la charité dont il est dit dans le Cantique (8, 7) : "Les
grandes eaux ne pourraient éteindre la charité."
D'autres,
considérant que ces dons sont révélés dans l'Écriture selon qu'ils furent dans
le Christ, comme on le voit en Isaïe (11, 2), ont affirmé que les vertus sont
ordonnées absolument à bien agir ; mais que les dons sont faits pour que nous
puissions grâce à eux nous conformer au Christ, principalement dans ce qu'il a
eu à souffrir, parce que c'est surtout dans sa passion que ces dons ont
resplendis. - Mais cela non plus ne semble pas suffisant. Car c'est surtout
selon l'humilité et la douceur que le Seigneur lui-même nous engage à la
conformité avec lui : "Apprenez de moi que je suis doux et humble de
coeur" (Mt 11, 29) ; et aussi selon la charité : "Aimez-vous les uns
les autres comme je vous ai aimés" (Jn 15, 12). Et ce sont là aussi les
vertus qui ont brillé surtout dans la passion du Christ.
Voilà pourquoi, si
nous voulons distinguer les dons d'avec les vertus nous devons suivre la
manière de parler de l'Écriture. Or, les dons nous sont révélés non pas sous ce
nom-là mais plutôt sous celui d'esprits. C'est ainsi qu'il est dit en Isaïe
(11, 2) : "Sur lui reposera l'esprit de sagesse et d'intelligence,
etc.". De telles paroles donnent manifestement à entendre que ces sept
choses sont énumérées là en tant qu'elles sont en nous par inspiration divine.
Or l'inspiration signifie une motion venant du dehors. Il faut en effet
considérer qu'il y a dans l'homme deux principes de mouvement : l'un intérieur
qui est la raison, l'autre extérieur qui est Dieu, avons-nous dit plus haut ;
et le Philosophe dit la même chose au chapitre de la Bonne Fortune.
Mais il est
évident que tout ce qui est mû doit nécessairement être proportionné à ce qui
le meut ; et la perfection du mobile en tant que tel, c'est d'être bien disposé
à se laisser mouvoir par son moteur. Donc, dans la mesure où le moteur est
élevé, il est nécessaire que le mobile lui soit proportionné par une
disposition plus parfaite ; ainsi voyons-nous que l'élève doit être préparé
plus parfaitement pour recevoir de son maître un enseignement plus élevé. Or il
est manifeste que les vertus humaines perfectionnent l'homme en tant qu'il est
apte par nature à être mû par la raison dans ses actes intérieurs ou
extérieurs. Il faut donc qu'il y ait en lui des perfections plus hautes qui le
disposent à être mû par Dieu. Et ces perfections sont appelées des dons, non
seulement parce qu'elles sont infusées par Dieu, mais parce que, grâce à elles
l'homme est disposé à subir promptement l'impulsion de l'inspiration divine.
C'est ce qui est écrit en Isaïe (50, 5) : "Le Seigneur m'a ouvert
l'oreille ; et moi je n'ai pas résisté, je ne me suis pas dérobé." Le
Philosophe dit encore que les hommes mus par un instinct divin ne doivent pas
délibérer selon la raison humaine, mais suivre leur instinct intérieur, parce
qu'ils sont mus par un principe meilleur que la raison humaine. Et c'est ce que
disent certains : les dons perfectionnent l'homme pour des actes plus élevés
que les actes des vertus.
Solutions :
1. Ces dons sont parfois appelés vertus au sens général du
mot. Ils possèdent cependant quelque chose qui dépasse la notion commune de
vertu : ce sont des vertus divines qui perfectionnent l'homme en tant qu'il est
mû par Dieu. Si bien que le Philosophe place au-dessus de la vertu commune une
vertu héroïque ou divine d'après laquelle on dit de quelques-uns qu'ils sont
des hommes divins.
2. Les vices, en tant qu'ils sont contraires au bien de la
raison, s'opposent aux vertus ; mais en tant qu'ils sont contraires à
l'instinct divin, ils s'opposent aux dons. Car on s'oppose en même temps à Dieu
et à la raison, dont la lumière vient de Dieu.
3. Nous avons là une définition de la vertu dans ce qu'elle a
de commun. Dès lors, si nous voulons restreindre la définition aux vertus en
tant qu'elles se distinguent des dons, nous dirons que cette clause "par
quoi on mène une vie droite" doit s'entendre de la rectitude de vie
entendue selon la règle de raison. - Pareillement le don, en tant qu'il se
distingue de la vertu infuse, peut se définir ce qui est donné par Dieu à
l'homme en vue de le mouvoir, parce qu'ainsi Dieu lui fait suivre aisément ses
impulsions.
4. La sagesse est appelée vertu intellectuelle selon qu'elle
procède du jugement de la raison ; mais elle est appelée don selon qu'elle
opère par une impulsion divine. Et il faut dire la même chose des autres dons.
Objections :
1. Il ne semble pas que les dons soient nécessaires à l'homme
pour son salut. En effet ils sont ordonnés à une perfection qui est au-delà de
la perfection commune des vertus. Or, il n'est pas nécessaire pour le salut
d'atteindre à une perfection de ce genre, qui est au-delà de l'état commun de
la vertu ; car cette sorte de perfection ne tombe pas sous le précepte mais
sous le conseil. Les dons ne sont donc pas nécessaires à l'homme pour le salut.
2. Pour le salut il suffit que l'on se comporte bien dans le
domaine divin et dans le domaine humain. Mais par les vertus théologales on se
comporte bien dans le domaine divin, et par les vertus morales dans le domaine
humain. Les dons ne sont donc pas nécessaires au salut.
3. Saint Grégoire dit que le Saint Esprit donne la sagesse
contre la sottise, l'intelligence contre la stupidité, le conseil contre la
précipitation, la force contre la crainte, la science contre l'ignorance, la
piété contre la dureté, la crainte contre l'orgueil. Mais un remède suffisant
pour enlever tous ces maux peut être fourni par les vertus. Les dons ne sont
donc pas nécessaires pour le salut.
Cependant :
Parmi les dons, la
sagesse paraît être le plus haut ; la crainte le plus bas. Or l'un comme
l'autre est nécessaire au salut. De la sagesse il est écrit (Sg 7, 28) :
"Dieu n'aime que celui qui habite avec la sagesse." De la crainte il
est écrit (Si 1, 28 Vg) : "Celui qui ignore la crainte ne pourra être
justifié." Par conséquent les autres dons intermédiaires sont nécessaires
aussi au salut.
Conclusion :
Comme on vient de
le dire, les dons sont pour l'homme des perfections qui le disposent à bien
suivre l'impulsion divine. Aussi, dans les choses où l'impulsion de la raison
ne suffit pas, mais où celle du Saint Esprit est nécessaire, le don est
nécessaire par voie de conséquence.
Or la raison de
l'homme reçoit de Dieu une double perfection : une qui est naturelle,
c'est-à-dire conforme à la lumière naturelle de la raison, une autre qui est
surnaturelle, au moyen des vertus théologales, comme on l'a dit plus haut. Et
bien que cette seconde perfection soit plus grande que la première, cependant
la première est plus parfaitement en notre possession que la seconde, car on a
la première comme en pleine possession, la seconde comme en possession
imparfaite : en effet, c'est imparfaitement que nous aimons Dieu et le
connaissons. Or, c'est évident, chaque fois qu'un être possède parfaitement une
nature ou forme, ou une vertu, il peut par lui-même agir d'après elle, sans
exclure cependant l'opération de Dieu qui, en toute nature et en toute volonté,
opère au-dedans. Mais l'être qui possède imparfaitement une nature ou forme, ou
une vertu, ne peut opérer par lui-même à moins d'être mû par un autre. Ainsi le
soleil, parce qu'il est un foyer parfait de lumière, peut illuminer par
lui-même ; mais la lune, dans laquelle la lumière n'existe qu'à l'état
imparfait, n'éclaire que si elle est éclairée. De même, un médecin qui connaît
parfaitement l'art de la médecine peut opérer par lui-même ; mais son élève,
qui n'est pas encore pleinement instruit, ne peut opérer par lui-même à moins
que le maître ne l'instruise.
Ainsi donc, pour
les choses qui sont soumises à la raison humaine, c'est-à-dire en rapport avec la
fin qui lui est connaturelle, l'homme peut agir par le jugement de la raison.
Si cependant, même en cela, il est aidé par Dieu au moyen d'une inspiration
spéciale, ce sera l'effet d'une bonté surabondante ; aussi, selon les
philosophes, quiconque avait les vertus morales acquises n'avait pas de ce fait
les vertus héroïques ou divines. Mais dans l'ordination à la fin ultime
surnaturelle, à laquelle la raison meut selon qu'elle est quelque peu et
imparfaitement formée par les vertus théologales, cette motion de la raison ne
suffit pas si l'instinct et l'impulsion supérieure de l'Esprit Saint
n'intervient pas, selon saint Paul (Rm 8, 14.17) : "Ceux qui sont menés
par l'Esprit de Dieu sont fils et donc héritiers de Dieu." Et l'on dit
dans le Psaume (143, 10) : "Que ton Esprit bon me conduise sur une terre
unie." C'est-à-dire que nul ne peut parvenir à hériter cette terre des
bienheureux s'il n'est mû et conduit par l'Esprit Saint. Et voilà pourquoi il
est nécessaire à l'homme, pour atteindre cette fin, d'avoir le don du Saint
Esprit.
Solutions :
1. Les dons dépassent la perfection commune des vertus, non
quant au genre d'oeuvres, de la manière dont les conseils dépassent les
préceptes, mais quant à la manière d'agir, selon qu'on est mû par un principe
plus élevé.
2. Par les vertus théologales et morales l'homme n'est pas
perfectionné à l'égard de la fin ultime à ce point qu'il n'ait pas toujours
besoin d'être mû par une impulsion supérieure du Saint Esprit, pour la raison
déjà dite.
3. Tout n'est pas connu par la raison humaine, et tout ne lui
est pas possible, soit qu'on la prenne dans la perfection de son développement
naturel, soit qu'on la prenne dans la perfection que lui donnent les vertus
théologales. Aussi ne peut-elle sur tous les points repousser la sottise ni les
autres maux du même genre dont le texte allégué fait mention. Mais Dieu, à la
science et au pouvoir de qui tout est soumis, nous met à l'abri, par sa motion,
de toute sottise, ignorance, hébétude, dureté, etc. Et c'est pourquoi les dons
du Saint Esprit, qui nous aident à suivre l'impulsion que cet Esprit nous
communique, sont présentés comme des dons qui remédient à ces défauts.
Objections :
1. Vraisemblablement non. L'habitus est une qualité qui
demeure dans l'homme, "une qualité difficile à changer" comme il est
dit au livre des Catégories. Mais il est propre au Christ que les dons du Saint
Esprit reposent sur lui, dit Isaïe (11, 2). Et en saint Jean (1, 33) on lit
aussi : "Celui sur qui tu verras l'Esprit descendre et sur lequel il
demeure, c'est lui qui baptise, etc." ce que saint Grégoire commente en
disant : "Le Saint Esprit vient dans tous les fidèles, mais c'est
seulement dans le Médiateur qu'il demeure toujours, à titre unique." Les
dons du Saint Esprit ne sont donc pas des habitus.
2. Les dons du Saint Esprit perfectionnent l'homme selon qu'il
est conduit par l'Esprit de Dieu, avons-nous dit. Mais l'homme, en tant qu'il
est conduit par l'Esprit de Dieu, se comporte en quelque sorte comme un
instrument par rapport à lui. Or il ne convient pas à l'instrument, mais à
l'agent principal, d'être perfectionné par un habitus.
3. Comme les dons du Saint Esprit, le don de prophétie
provient de l'inspiration divine. Mais la prophétie n'est pas un habitus car,
dit saint Grégoire "l'esprit de prophétie n'est pas toujours présent aux
prophètes". Donc les dons du Saint Esprit ne sont pas davantage des habitus.
Cependant :
Le Seigneur dit à
ses disciples en parlant du Saint Esprit (Jn 14, 17 Vg) : "Il demeurera
chez vous et il sera en vous." Or le Saint Esprit n'est pas chez les
hommes sans ses dons. Ceux-ci demeurent donc dans les hommes. Par conséquent
ils ne sont pas seulement des actes ou des passions, ils sont encore des
habitus permanents.
Conclusion :
Les dons,
avons-nous dit, sont des perfections qui disposent l'homme à bien suivre
l'impulsion du Saint Esprit. Or il est évident, d'après ce qui a été dit
précédemment, que les vertus morales perfectionnent la faculté appétitive selon
qu'elle participe en quelque manière de la raison, c'est-à-dire en tant qu'il
lui est naturel d'être mue par le commandement de celle-ci. Ainsi donc, les
dons du Saint Esprit ont pour l'homme par rapport au Saint Esprit le même rôle
que remplissent les vertus morales pour la faculté appétitive par rapport à la
raison. Or, les vertus morales sont des habitus par lesquels nos facultés
appétitives sont disposées à obéir promptement à la raison. Par suite, les dons
du Saint Esprit sont eux aussi des habitus par lesquels on est parfaitement
adapté à obéir promptement au Saint Esprit.
Solutions :
1. Saint Grégoire
résout la difficulté au même endroit, lorsqu'il dit : "Pour les dons sans
lesquels on ne peut parvenir à la vie éternelle, le Saint Esprit demeure
toujours en tous les élus, tandis que pour les autres dons il n'est pas
toujours à demeure." Or les sept dons, avons-nous dit à l’article
précédent, sont nécessaires au salut. Aussi, quant à ceux-là, le Saint Esprit demeure
toujours dans les saints.
2. Cette raison est valable pour un instrument auquel il
appartient non pas d'agir mais seulement d'"être agi". Or l'homme
n'est pas un instrument de cette sorte, mais il "est agi" par le Saint
Esprit de telle manière qu'il agit aussi, en tant qu'il garde son libre
arbitre. C'est pourquoi il a besoin d'un habitus.
3. La prophétie fait partie de ces dons qui sont utiles à la
manifestation du Saint Esprit, mais non pas nécessaires au salut. Aussi
n'est-ce pas pareil.
Objections :
1. L'énumération des sept dons du Saint Esprit ne se justifie
pas. En effet, dans cette énumération on met quatre dons se rapportant aux
vertus intellectuelles : sagesse, intelligence, science et conseil, lequel se
rapporte à la prudence ; mais on ne met rien qui se rapporte à l'art, lequel
est pourtant la cinquième vertu intellectuelle. De même, on met bien quelque
chose qui se rapporte à la justice, savoir la piété, et quelque chose qui se
rapporte à la force, savoir le don de force ; mais on ne met rien qui se
rapporte à la tempérance.
2. La piété est une partie de la justice. Mais au sujet de la
force, on ne met pas comme don une partie de la force mais la force elle-même.
On ne devrait donc pas énumérer la piété, mais la justice elle-même.
3. Ce sont les vertus théologales qui nous ordonnent surtout à
Dieu. Puisque les dons perfectionnent l'homme selon qu'il est mû par Dieu, il
semble qu'on aurait dû énumérer quelques dons relatifs aux vertus théologales.
4. De même qu'on craint Dieu, on l'aime aussi, on espère en
lui et on se délecte de lui. Or l'amour, l'espérance et la délectation sont
d'autres passions que la crainte. Donc, de même que la crainte est comptée
comme un don, de même ces trois autres passions doivent l'être aussi.
5. A l'intelligence est jointe la sagesse qui la régit ; à la
force, le conseil ; à la piété, la science. Il eût donc fallu ajouter aussi à
la crainte un don qui pût la diriger. Ce n'est donc pas assez des sept.
Cependant :
Il y a l'autorité
de l'Écriture avec Isaïe (11, 2) : "Sur lui reposera l'Esprit de
Dieu, esprit de sagesse et d'intelligence, esprit de conseil et de force,
esprit de connaissance et de crainte de Dieu".
Conclusion :
Les dons,
avons-nous dit, sont des habitus qui perfectionnent l'homme pour qu'il suive
promptement l'impulsion du Saint Esprit, de même que les vertus morales
disposent les facultés appétitives à obéir à la raison. Or, de même qu'il est
naturel pour les facultés appétitives d'être mues par le commandement de la
raison ; de même il est naturel pour toutes les facultés humaines d'être mues
par l'impulsion de Dieu comme par une puissance supérieure. Voilà pourquoi,
dans toutes les facultés de l'homme qui peuvent être principes d'actes humains
(c'est-à-dire dans la raison et dans la faculté d'appétit), de même qu'il y a
des vertus, il y a des dons.
Mais la raison est
spéculative et pratique. Et d'un côté comme de l'autre, il y a une saisie de la
vérité qui est affaire de découverte, puis de jugement sur cette vérité. Pour
la saisie de la vérité, la raison spéculative est donc perfectionnée par le don
d'intelligence, la raison pratique par celui de conseil. Pour bien juger, la
raison spéculative est perfectionnée par la sagesse, la raison pratique par la
science. - Quant à la puissance appétitive, en ce qui regarde autrui elle est
perfectionnée par la piété ; en ce qui regarde le sujet lui-même elle est
perfectionnée par la force contre la terreur des périls, et contre la
convoitise désordonnée des choses agréables elle est perfectionnée par la
crainte, selon le mot des Proverbes (15, 27 Vg) : "Par la crainte du
Seigneur tout homme s'éloigne du mal", et dans le Psaume (118, 120) :
"Que ta crainte transperce ma chair, car j'ai eu la crainte de tes
commandements." Ainsi est-il clair que ces dons s'étendent à toutes les
choses auxquelles s'étendent également les vertus tant intellectuelles que
morales.
Solutions :
1. Les dons du Saint Esprit perfectionnent l'homme dans ce qui
a trait au bien-vivre. Ce n'est pas à cela que l'art est ordonné, mais aux
choses extérieures à fabriquer : l'art est droite règle non de la conduite à
tenir mais de la chose à fabriquer, comme il est dit au livre VI de l'Éthique.
Cependant, si l'on considère l'infusion des dons, on peut dire qu'il y a là
tout un art ; cet art appartient au Saint Esprit qui est moteur à titre
principal, mais non point aux hommes qui sont pour l'Esprit des instruments,
tout le temps qu'ils sont mus par lui. - A la tempérance répond d'une certaine
manière le don de crainte. De même en effet qu'il appartient à la vertu de
tempérance, selon sa raison propre, d'éloigner quelqu'un des plaisirs mauvais à
cause du bien de la raison, de même il appartient au don de crainte de l'en
éloigner à cause de la crainte de Dieu.
2. Le nom de justice est donné d'après la rectitude de raison
: aussi convient-il mieux pour nommer une vertu que pour nommer un don. Mais le
nom de piété rappelle la révérence que nous avons pour notre père et notre
patrie ; et, parce que Dieu est notre père à tous, le culte même que nous avons
pour lui se nomme piété, comme dit saint Augustin. Voilà pourquoi le don par
lequel quelqu'un agit bien envers tout le monde en raison de la révérence qu'il
porte à Dieu se nomme très justement piété.
3. L'esprit de l'homme n'est pas mû par le Saint Esprit sans
lui être uni de quelque manière, comme l'instrument n'est pas mû par l'artiste
si ce n'est au moyen d'un contact ou d'un autre mode d'union. Or la première
union de l'homme à Dieu se fait par la foi, l'espérance et la charité. C'est
pourquoi ces vertus sont présupposées aux dons : elles sont comme les racines
des dons. De là vient que tous les dons se rapportent à ces trois vertus ils en
sont pour ainsi dire des dérivations.
4. L'amour, l'espérance et la délectation ont pour objet le
bien. Or, le souverain bien c'est Dieu : de là vient que les noms de ces
passions sont transférés aux vertus théologales par lesquelles l'âme est unie à
Dieu. La crainte, au contraire, a pour objet le mal, qui d'aucune manière ne
s'applique à Dieu ; elle n'implique donc pas l'union à Dieu, mais plutôt
l'éloignement de certaines choses par révérence pour Dieu ; aussi n'est-elle
pas un nom de vertu théologale mais de don, le nom de ce don qui nous retire du
mal, bien plus puissamment que la vertu morale.
5. La sagesse dirige à la fois et l'intellectualité de l'homme
et son affectivité. C'est pourquoi on met deux dons comme en correspondance
avec les directions de la sagesse : du côté de l'intellectualité, le don
d'intelligence ; du côté de l'affection, le don de crainte. En effet, le motif
pour craindre Dieu se tire surtout de la considération de l'excellence divine,
objet de la sagesse.
Objections :
1. L'Apôtre (1 Co 12, 8) n'a pas l'air de le dire : "L'un
reçoit de l'Esprit la parole de sagesse ; l'autre la parole de science selon le
même Esprit." Mais sagesse et science sont comptées parmi les dons du Saint
Esprit. Donc ceux-ci sont donnés à des individus divers et, chez le même, ils
ne sont pas en connexion les uns avec les autres.
2. Saint Augustin assure que "la plupart des fidèles ne
brillent pas par la science, bien qu'ils brillent beaucoup par la foi".
Mais la foi s'accompagne de quelque don, au moins celui de crainte. Il semble
donc que les dons ne soient pas nécessairement connexes dans un seul et même
individu.
3. Saint Grégoire affirme : "Bien petite est la sagesse,
si elle manque d'intelligence ; et tout à fait inutile est l'intelligence, si
elle ne s'appuie pas sur la sagesse. Le conseil est mesquin, lorsque l’oeuvre
de la force lui fait défaut, et la force est tout à fait détruite, si elle
n'est pas soutenue par le conseil. Nulle est la science, si elle n'a pas
l'utilité de la piété, et tout à fait inutile est la piété, si elle manque du
discernement de la science. Si la crainte elle-même n'est pas accompagnée de
ces vertus, on ne verra surgir aucune entreprise généreuse." Il semble
d'après cette manière de parler qu'on puisse avoir un don sans un autre. Par
conséquent les dons du Saint Esprit ne sont pas connexes.
Cependant :
Saint Grégoire dit
d'abord "Dans ce repas en commun des enfants, il semble qu'il y ait lieu
d'approfondir qu'ils s'invitent mutuellement à manger." Or ces enfants de
Job dont il parle, symbolisent les dons du Saint Esprit. Donc ceux-ci sont liés
entre eux, par cela même qu'ils se restaurent mutuellement.
Conclusion :
On peut facilement
d'après ce qui précède établir sur ce point la vérité. En effet, comme on l'a
dit plus haut, de même que les facultés d'appétit sont, par les vertus morales,
bien disposées dans leur rapport avec le gouvernement de la raison, de même
toutes les facultés de l'âme sont, par les dons, bien disposées par rapport au Saint
Esprit qui les meut. Or, selon l'Apôtre (Rrn 5, 5) : "L'amour de Dieu
s'est répandu dans nos coeurs grâce au Saint Esprit qui nous a été donné"
; si le Saint Esprit habite en nous, c'est par la charité ; de même que si
notre raison est rendue parfaite, c'est par la prudence. Ainsi, comme les
vertus morales sont liées entre elles dans la prudence, ainsi les dons du Saint
Esprit sont-ils liés entre eux dans la charité ; ce qui revient à dire que celui
qui a la charité a tous les dons du Saint Esprit et qu'on ne peut en avoir
aucun sans la charité.
Solutions :
1. La sagesse et la science peuvent d'abord être considérées
comme grâces gratuitement données. On veut dire par là que quelqu'un abonde
tellement dans la connaissance des réalités divines et humaines qu'il puisse et
instruire les fidèles et réfuter les adversaires. Et dans les textes cités,
l'Apôtre parle de la sagesse et de la science en ce sens-là, c'est pourquoi il
est fait mention expressément de "parole de sagesse" et de
"parole de science". - Mais la sagesse et la science peuvent être
envisagées autrement, comme dons du Saint Esprit. A ce point de vue, elles ne
sont pas autre chose que des perfections de l'esprit humain par lesquelles celui-ci
est préparé à suivre l'impulsion du Saint Esprit dans la connaissance des
choses divines ou humaines. Et sous cet aspect il est clair que de tels dons
existent chez tous ceux qui possèdent la charité.
2. Saint Augustin parle de science en commentant l'autorité de
l'Apôtre qu'on vient de lire ; aussi parle-t-il de la science dans le sens que
nous venons de dire - de grâce "gratuitement donnée". On le voit bien
par ce qu'il ajoute : "Une chose est de savoir seulement ce que l'on doit
croire pour obtenir cette vie bienheureuse, qui n'est autre que la vie
éternelle ; autre chose est de savoir en faire profiter les fidèles et la
défendre contre les infidèles : c'est là, semble-t-il, ce que l'Apôtre appelle
proprement la science."
3. De même qu'on prouve la connexion des vertus cardinales par
ce fait que chacune d'elles vient en quelque sorte se parfaire dans une autre
comme on l'a dit plus haut, ainsi saint Grégoire veut prouver de la même
manière la connexion des dons par ce fait qu'aucun d'eux ne peut être achevé
sans un autre. De là cette phrase qui précède le passage allégué : "Chaque
vertu s'effondre si elle n'est pas étayée par une autre." Ce texte ne
donne donc pas à entendre qu'un don puisse exister sans un autre, mais que
l'intelligence, si elle était sans la sagesse, ne serait pas un don, de même
que la tempérance, si elle était sans la justice, ne serait pas une vertu.
Objections :
1. Il semble bien que non. Car saint Grégoire affirme :
"Par les sept dons, le Saint Esprit forme notre esprit à résister à
chacune des tentations de la vie." Mais dans la patrie il n'y aura plus de
ces épreuves, selon la parole d'Isaïe (11, 9) : "On ne fera plus de mal ni
de violence sur toute ma sainte montagne." Les dons du Saint Esprit
n'existeront donc plus dans la patrie.
2. Ces dons sont, avons-nous dit, des habitus. Or c'est bien
inutilement qu'il y aurait des habitus s'il ne peut plus y avoir d'actes. Mais
les actes de certains dons ne peuvent avoir lieu dans la patrie. Saint Grégoire
dit en effet "L'intelligence fait pénétrer ce qu'on entend, le conseil
empêche la précipitation, la force empêche de craindre l'adversité, la piété
emplit le fond du coeur d'oeuvres de miséricorde." Or tout cela ne
convient pas à l'état de la patrie. Donc ces dons n'existeront plus dans l'état
de gloire.
3. Parmi les dons, les uns, comme la sagesse et
l'intelligence, perfectionnent l'homme dans la vie contemplative ; les autres,
comme la piété et la force, le perfectionnent dans la vie active. Mais, dit saint
Grégoire : "La vie active se termine avec la vie présente." Donc dans
l'état de gloire il n'y aura pas tous les dons du Saint Esprit.
Cependant :
Saint Ambroise
écrit dans son livre sur le Saint Esprit : "La cité de Dieu, la Jérusalem
céleste, n'est pas arrosée par le cours d'un fleuve terrestre ; mais le Saint
Esprit qui découle de la fontaine de vie, dont une petite gorgée nous contente,
semble jaillir avec plus d'abondance dans les esprits célestes, bouillonnant à
plein dans le canal des sept vertus qui émanent de lui."
Conclusion :
Nous pouvons
parler des dons de deux manières. - 1° En les considérant dans leur essence
même. A ce point de vue, ils existeront dans la patrie à leur degré le plus
parfait, comme le fait voir l'autorité de saint Ambroise qu'on vient de citer.
La raison en est que les dons du Saint Esprit perfectionnent l'âme humaine pour
lui faire suivre la motion du Saint Esprit ; ce qui aura lieu surtout dans la
patrie quand Dieu sera "tout en tous" comme dit l'Apôtre (1 Co 15,
28) et que l'homme sera totalement soumis à Dieu. - 2° On peut aussi considérer
les dons quant à la matière sur laquelle ils s'exercent. A cet égard ils ont à
s'exercer présentement dans une matière qui aura disparu dans l'état de gloire.
Et à ce point de vue ils ne demeureront pas dans la patrie, ainsi que nous
l'avons dit auparavant à propos des vertus cardinales.
Solutions :
1. Saint Grégoire parle là des dons selon qu'ils conviennent à
l'état présent ; c'est bien par eux en effet que nous sommes protégés contre
les tentations des maux de cette vie. Mais dans l'état de gloire, tous les maux
ayant cessé, les dons du Saint Esprit serviront encore à nous parfaire dans le
bien.
2. Saint Grégoire met en chacun des dons quelque chose qui
passe avec l'état présent, et quelque chose qui demeure dans la vie future. Il
dit en effet que "la sagesse rassasie l'âme par l'espérance et la
certitude des biens éternels". De ces deux choses, l'espérance passe, mais
la certitude demeure. - De l'intelligence il dit "qu'elle pénètre
l'enseignement entendu, et par là même en éclaire les ténèbres en nous
rassasiant le coeur". De ces deux choses, l'enseignement entendu passe,
puisque "l'homme n'aura plus à enseigner son frère" comme il est
écrit en Jérémie (31, 34) mais l'illumination de l'esprit demeurera. - Du
conseil, il dit qu'il "empêche la précipitation", ce qui est
nécessaire dans la vie présente, et en outre, qu'il "remplit l'âme de
raison", ce qui est nécessaire même dans la vie future. - De la force il
dit qu'elle "ne craint pas l'adversité", ce qui est nécessaire à
présent, et en outre, qu'elle "nourrit la confiance", ce qui demeure
même à l'avenir. - Pour la science il est vrai qu'il mentionne une seule chose,
qu'elle "surmonte le jeûne de l'ignorance", ce qui appartient à
l'état présent. Mais ce qu'il ajoute : "dans le ventre de l'esprit",
peut au figuré s'entendre d'une plénitude de connaissance, ce qui demeure même
dans l'état futur. - Pour la piété il dit qu'elle "remplit les entrailles
du coeur d'oeuvres de miséricorde". C'est là une chose qui littéralement
n'appartient qu'à l'état présent. Mais ce sentiment profond à l'égard du
prochain, que désigne le mot "entrailles", appartient aussi à l'état
futur, où la piété ne se répandra plus en oeuvres de miséricorde mais en
gratitude réciproque. - A propos de la crainte, il dit qu'elle "abaisse
l'esprit pour l'empêcher de s'enorgueillir du présent", ce qui est bien
pour le présent ; il dit aussi qu'"au sujet des réalités futures, elle le
réconforte en le nourrissant d'espérance". C'est encore pour maintenant,
quant à l'espérance ; mais ce peut être aussi pour l'état à venir, quant au
réconfort que procurent ces réalités espérées ici-bas et obtenues là-haut.
3. Cette raison est valable si l'on regarde la matière des
dons. Car les oeuvres de la vie active ne seront plus la matière des dons. Mais
tous exerceront leurs actes sur les choses de cette vie contemplative qu'est la
vie bienheureuse.
Objections :
Il semble que la
dignité des dons ne soit pas à envisager selon leur énumération par Isaïe (11,
2). En effet, ce qui semble le plus important dans les dons, c'est ce que Dieu
requiert de l'homme par-dessus tout. Or c'est la crainte, car il est écrit au
Deutéronome (10, 12) : "Et maintenant, Israël, que te demande le Seigneur
ton Dieu, sinon que tu craignes le Seigneur ton Dieu ?" Et en Malachie (1,
6) : "Si c'est moi le Seigneur, où est la crainte qui M'est due ?" Il
semble donc que la crainte, qui est énumérée en dernier, n'est pas le plus
infime des dons mais le plus grand.
2. La piété semble être un bien universel. L'Apôtre dit (1 Tm
4, 8) qu'elle est "utile à tout". Mais un bien universel l'emporte
sur les biens particuliers. Donc la piété, que l'énumération met
l'avant-dernière, paraît être le plus excellent des dons.
3. La science parfait le jugement de l'homme, tandis que le
conseil se rapporte à l'investigation. Mais le jugement est supérieur à
celle-ci. La science est donc un don plus excellent que le conseil, alors
qu'elle est cependant énumérée après lui.
4. La force se rapporte à la faculté d'appétit ; la science, à
la raison. Mais la raison est supérieure à la faculté d'appétit. Donc la
science est un don supérieur à la force, qui pourtant est énumérée avant elle.
Donc la dignité des dons ne correspond pas à l'ordre dans lequel ils sont
énumérés.
Cependant :
Saint Augustin dit
dans son commentaire du Sermon sur la montagne : "Il me semble que
l'opération septiforme du Saint Esprit, dont parle Isaïe, s'accorde bien à ces
degrés et à ces sentences (dont il est fait mention en Matthieu 5, 3) ; mais il
y a une différence d'ordre. Là (c'est-à-dire en Isaïe), l'énumération commence
par ce qui est plus excellent, ici, par ce qui est moindre."
Conclusion :
La dignité des
dons peut être considérée de deux façons : de façon absolue, c'est-à-dire par
rapport à leurs actes propres tels qu'ils découlent de leurs principes ; et
relativement, c'est-à-dire par rapport à leur matière.
A parler de la
dignité des dons de façon absolue, le titre de comparaison est le même en eux
que dans les vertus, puisqu'ils perfectionnent l'homme dans tous les actes des
puissances de l'âme pour lesquels les vertus le perfectionnent aussi, comme
nous l'avons dit plus haut. Aussi, de même que les vertus intellectuelles
l'emportent sur les vertus morales, et que parmi les vertus intellectuelles
elles-mêmes, les vertus contemplatives l'emportent sur les vertus actives,
comme la sagesse, l'intelligence et la science l'emportent sur la prudence et
l'art, de sorte que pourtant la sagesse l'emporte sur l'intelligence, et
l'intelligence sur la science, comme la prudence et le bon sens l'emportent sur
le bon conseil ; pareillement, parmi les dons, la sagesse et l'intelligence, la
science et le conseil l'emportent sur la piété, la force et la crainte ; et
parmi ceux-ci encore, la piété l'emporte sur la force, et la force sur la
crainte, comme la justice l'emporte sur la force et celle-ci sur la tempérance.
Mais si l'on
regarde la matière, la force et le conseil sont supérieurs à la science et à la
piété, pour cette raison que la force et le conseil interviennent dans les
affaires ardues, tandis que la piété et même la science interviennent dans les
affaires courantes. Ainsi donc, la dignité des dons répond à l'ordre dans
lequel ils sont énumérés. En partie, de façon absolue, les dons de sagesse et
d'intelligence étant supérieurs à tous. En partie, selon l'ordre de la matière,
les dons de conseil et de force étant, selon cet ordre, supérieurs à ceux de
science et de piété.
Solutions :
1. La crainte est requise par-dessus tout comme élément
primordial dans le développement des dons parce que "le commencement de la
sagesse est la crainte du Seigneur", et non pour ce motif qu'elle serait
plus digne que tout le reste. Et en effet, à suivre l'ordre de génération,
quelqu'un doit en premier lieu s'éloigner du mal, ce qui se fait par la crainte
comme il est écrit dans les Proverbes (16, 6), avant de s'engager dans le bien,
ce qui se fait par les autres dons.
2. La piété est comparée dans le texte de l'Apôtre non pas à
tous les dons de Dieu mais uniquement "aux exercices du corps", dont
il vient de dire qu'ils sont "utiles à peu de chose".
3. Bien que la science soit supérieure au conseil par son lien
avec le jugement, le conseil lui est supérieur en raison de la matière : car il
n'intervient que dans les affaires ardues, comme dit Aristote, alors que le jugement
de science intervient en toutes choses.
4. Les dons qui ont un rôle directeur, et qui appartiennent à
la raison, sont plus dignes que les dons d'exécution, si on les considère par
rapport aux actes tels qu'ils émanent des puissances : en effet, la raison est
au-dessus de l'appétit, comme le régulateur est au-dessus de ce qu'il règle.
Mais en raison de la matière, le conseil est adjoint à la force comme le
dirigeant à l'exécutant, et semblablement la science à la piété ; cela parce
que le conseil et la force interviennent dans les affaires ardues, tandis que
la science et la piété interviennent même dans la vie courante. C'est pourquoi
le conseil est énuméré en même temps que la force, en raison de la matière,
avant la science et la piété.
Objections :
1. Il semble qu'on doive faire passer les vertus avant les
dons. Saint Augustin dit en effet, parlant de la charité : "Rien n'est
plus excellent que ce don de Dieu. Il est seul à séparer les fils du royaume
éternel d'avec ceux de la perdition éternelle. D'autres présents sont encore
donnés par le Saint Esprit mais sans la charité ils ne sont d'aucun
profit." Or la charité est une vertu. Donc la vertu est supérieure aux
dons du Saint Esprit.
2. Il semble que les choses qui sont premières par nature sont
les plus importantes. Or les vertus sont antérieures aux dons du Saint Esprit.
En effet, saint Grégoire nous dit : "Le don du Saint Esprit qui, dans
l'âme soumise, forme avant toute autre vertu la justice, la prudence, la force
et la tempérance, équilibre bientôt cette âme par les sept vertus (entendez les
dons). Contre la sottise elle lui donne la sagesse, contre la stupidité
l'intelligence, contre la précipitation le conseil, contre la crainte la force,
contre l'ignorance la science, contre la dureté la piété, contre l'orgueil la
crainte." Donc les vertus sont plus importantes que les dons.
3. "Des vertus, dit saint Augustin : "nul ne
peut faire mauvais usage." Or on peut mal user des dons. Saint Grégoire
dit en effet' : "Nous immolons l'hostie de notre prière de peur que la
sagesse ne nous élève ; de peur que l'intelligence, dans ses démarches
subtiles, nous égare ; que le conseil en se compliquant nous embrouille ; que
la force, en nous donnant de l'assurance, nous fasse tomber ; que la science ne
nous enfle si nous connaissons sans aimer ; que la piété en nous écartant de la
rigueur, fausse notre jugement ; que la crainte, en nous faisant trembler plus
que de raison, nous jette dans le désespoir." Donc les vertus sont plus
dignes que les dons du Saint Esprit.
Cependant :
Les dons sont
accordés pour aider les vertus contre les défaillances, comme on le voit dans
les textes qui viennent d'être avancés. Ainsi voit-on qu'ils perfectionnent ce
que les vertus ne peuvent perfectionner. Donc, ils sont supérieurs aux vertus.
Conclusion :
D'après ce qui a
été dit plus haut les vertus se partagent en trois genres : théologales,
intellectuelles, morales. Les vertus théologales sont celles par lesquelles
l'âme humaine est unie à Dieu. Les vertus intellectuelles sont celles par
lesquelles la raison est perfectionnée en elle-même. Les vertus morales sont
celles par lesquelles l'appétit est perfectionné pour obéir à la raison. Quant
aux dons du Saint Esprit, c'est eux qui rendent toutes les facultés de l'âme
capables de se soumettre à la motion divine.
Ainsi donc on
découvre le même rapport entre les dons et les vertus théologales par
lesquelles l'homme est uni au Saint Esprit qui le meut, et entre les vertus
morales et les vertus intellectuelles par lesquelles est perfectionnée la
raison qui est motrice des vertus morales. C'est pourquoi, de même que les
vertus intellectuelles l'emportent sur les vertus morales et les règlent, de
même les vertus théologales l'emportent sur les dons du Saint Esprit et les
règlent. D'où la remarque de saint Grégoire : "Les sept fils (c'est-à-dire
les sept dons) ne peuvent atteindre la perfection du chiffre dix, si tout ce
qu'ils font n'est pas accompli dans la foi, l'espérance et la charité."
Mais, si nous
comparons les dons aux autres vertus intellectuelles ou morales, ils leur sont
supérieurs, car ils perfectionnent les facultés de l'âme dans leur rapport au Saint
Esprit qui les meut, tandis que les vertus perfectionnent, ou la raison
elle-même, ou les autres facultés dans leur subordination à la raison. Or il
est évident qu'à l'égard d'un moteur plus élevé le mobile à besoin d'être
disposé par une perfection plus grande. Par conséquent, les dons sont plus
parfaits que les vertus.
Solutions :
1. La charité est une vertu théologale, nous concédons qu'elle
est supérieure aux dons.
2. Une réalité est antérieure à une autre de deux façons. Soit
dans l'ordre de perfection et de dignité, comme l'amour de Dieu passe avant
l'amour du prochain. A cet égard, les dons passent avant les vertus
intellectuelles et les vertus morales, mais après les vertus théologales. Soit
dans l'ordre de génération ou de disposition, comme l'amour du prochain précède
l'amour de Dieu quant aux actes. A cet égard les vertus morales et les vertus
intellectuelles passent avant les dons ; car du fait que l'homme se comporte
bien selon sa propre raison, il est disposé à bien se comporter dans la
subordination à Dieu.
3. La sagesse, l'intelligence, etc. sont des dons du Saint
Esprit en tant qu'informés par la charité qui, selon l'Apôtre (1 Co 13, 4)
"ne fait de mal à personne". Et c'est pourquoi personne ne fait
mauvais usage de la sagesse, de l'intelligence, etc. selon que ce sont des dons
du Saint Esprit. Mais, pour qu'ils ne s'écartent pas de la perfection de la
charité, l'un est aidé par l'autre. Et c'est ce que saint Grégoire veut dire.
1. Les béatitudes se distinguent-elles des dons et des vertus ? - 2.
Les récompenses des béatitudes appartiennent-elles à cette vie ? - 3. Le nombre
des béatitudes. - 4. La convenance des récompenses attribuées aux béatitudes.
Objections :
1. Apparemment non. Car saint Augustin attribue les béatitudes
énumérées en saint Matthieu aux dons du Saint Esprit. Saint Ambroise attribue
celles de saint Luc aux quatre vertus cardinales. Donc les béatitudes ne sont
distinctes ni des vertus ni des dons.
2. Pour la volonté humaine il n'y a qu'une double règle : la
raison et la loi éternelle, comme on l'a établi plus haut. Mais il résulte de
ce que nous venons de dire que les vertus perfectionnent l'homme en l'ordonnant
à la raison, et les dons en l'ordonnant à la loi éternelle du Saint Esprit.
Donc il ne peut rien exister d'autre, concernant la rectitude de la volonté
humaine, en dehors des vertus et des dons. Les béatitudes ne s'en distinguent
donc pas.
3. Dans l'énumération des béatitudes il y a la douceur, la
justice, la miséricorde, qu'on dit être des vertus. Donc les béatitudes ne se
distinguent pas des vertus et des dons.
Cependant :
Certaines choses
sont énumérées parmi les béatitudes, qui ne sont ni des vertus ni des dons,
comme la pauvreté, l'affliction, la paix. C'est donc que les béatitudes
diffèrent des vertus et des dons.
Conclusion :
Comme on l'a dit
plus haut, la béatitude est la fin ultime de la vie humaine. Or on dit qu'un
homme possède déjà une fin à cause de son espoir de l'obtenir. De là cette
affirmation du Philosophe : "Les enfants sont appelés bienheureux à cause
de leur espérance." Et celle-ci de l'Apôtre (Rm 8, 24) : "C'est en
espérance que nous avons été sauvés." Mais l'espoir d'une fin à conquérir
surgit du fait qu'on est mis comme il faut en mouvement vers elle et qu'on en
approche ce qui suppose une certaine action. Or, vers cette fin qu'est la
béatitude, on est mis en mouvement et on approche d'elle par l'activité des
vertus ; et surtout par l'activité provenant des dons, si nous parlons de la
béatitude éternelle, puisque pour elle la raison ne suffit pas, mais que le Saint
Esprit y introduit ; et ce sont ses dons qui nous perfectionnent pour nous
permettre de lui obéir et de le suivre. Voilà pourquoi les béatitudes se
distinguent des vertus et des dons, non comme des habitus distincts d'eux, mais
comme les actes se distinguent des habitus.
Solutions :
1. Saint Augustin et saint Ambroise attribuent les béatitudes
aux dons et aux vertus comme on attribue les actes aux habitus. Or les dons,
avons-nous dit, sont supérieurs aux vertus cardinales. C'est pourquoi saint Ambroise,
qui commente les béatitudes proposées aux foules, les attribue aux vertus
cardinales ; tandis que saint Augustin, qui commente les béatitudes proposées
aux disciples sur la montagne comme à de plus parfaits, les attribue aux dons
du Saint Esprit.
2. Cet argument prouve qu'effectivement, en dehors des vertus
et des dons, il n'y a pas d'autres habitus rectifiant la vie humaine.
3. La douceur est prise pour l'acte de la mansuétude, et il
faut dire la même chose de la justice et de la miséricorde. Et, bien qu'elles
paraissent des vertus, elles sont cependant attribuées aux dons, parce que,
comme nous l'avons dit, même les dons perfectionnent l'homme sur tous les
points où les vertus le perfectionnent aussi.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Certains sont appelés bienheureux, on
vient de le dire, parce qu'ils espèrent des récompenses. Mais l'objet de
l'espérance, c'est la béatitude future. Donc ces récompenses sont pour la vie
future.
2. En saint Luc, par opposition aux béatitudes il y a des
peines, lorsqu'il est dit (6, 25) : "Malheur à vous qui êtes rassasiés,
parce que vous aurez faim. Malheur à vous qui riez maintenant, parce que vous
serez dans l'affliction et dans les larmes." Mais ces peines ne
s'entendent pas de cette vie puisque fréquemment les gens n'y sont pas punis
et, selon la parole de Job (21, 13), "coulent leurs jours dans le
bien-être". Donc les récompenses des béatitudes ne sont pas non plus pour
cette vie.
3. Le royaume des cieux, récompense de la pauvreté, c'est la
béatitude céleste ; saint Augustin le dit dans la Cité de Dieu. De même, le
plein rassasiement n'est possédé que dans la vie future, selon le Psaume (16,
15) : "je serai rassasié lorsque ta gloire m'aura été révélée." De
même, la vue de Dieu et la manifestation de notre filiation divine
appartiennent à la vie future selon saint Jean (I, 3, 2) : "Maintenant
nous sommes enfants de Dieu et ce que nous serons n'a pas encore été manifesté.
Nous savons que, lorsque cela aura été manifesté, nous serons semblables à lui,
parce que nous le verrons comme il est." Ces récompenses sont donc bien
pour la vie future.
Cependant :
Saint Augustin
écrit "Ce sont là des choses qui peuvent être accomplies en cette vie,
comme nous croyons qu'elles l'ont été chez les Apôtres. Car cette
transformation totale, ce changement en une forme angélique qui est promis
après cette vie, il n'est aucune parole qui puisse en faire l'exposé."
Conclusion :
Au sujet de ces
récompenses, les commentateurs de la Sainte Écriture se sont exprimés
diversement. Certains disent qu'elles appartiennent toutes à la béatitude
future : saint Ambroise par exemples. Saint Augustin au contraire dit qu'elles
sont pour la vie présente. Saint Jean Chrysostome dans ses "Homélies"
dit que certaines appartiennent à la vie future et certaines à la vie présente.
Pour éclaircir
cela il faut considérer que l'espérance de la béatitude future peut se trouver
en nous pour deux motifs : 1° du fait d'une certaine préparation ou disposition
à cette béatitude, ce qui a lieu par mode de mérite ; 2° comme un certain
commencement imparfait de cette béatitude future chez les saintes gens, même en
cette vie. En effet, l'espérance de voir l'arbre fructifier se présente
différemment à l'époque de la frondaison verdoyante, et lorsque déjà commencent
d'apparaître les prémices des fruits.
Ainsi donc, tout
ce qui, dans les béatitudes, est présenté comme du mérite prépare ou dispose à
la béatitude, soit achevée, soit commencée. Mais tout ce qui fait partie des
récompenses peut être ou la béatitude achevée, et alors il s'agit de la vie
future ; ou quelque commencement de la béatitude, comme cela existe chez les
parfaits, et alors les récompenses appartiennent à la vie présente. En effet,
lorsque quelqu'un commence à avancer dans les actes des vertus et des dons, on
peut espérer qu'il parviendra et à la perfection du voyage et à celle de la
patrie.
Solutions :
1. L'espérance porte sur la béatitude future comme sur la fin
ultime ; mais elle peut aussi porter sur le secours de la grâce comme sur un
moyen qui mène à la fin, selon la parole du Psaume (28, 7) : "Mon coeur a
espéré en Dieu et j'ai été secouru."
2. Les méchants, bien que parfois ils ne souffrent pas en
cette vie de peines temporelles, en souffrent cependant de spirituelles. D'où
cette affirmation de saint Augustin : "Tu as ordonné, Seigneur, et il en
est ainsi, qu'une âme en désordre soit à elle-même son châtiment." Et le
Philosophe dit des méchants : "Leur âme se débat, ceci la tire d'un côté,
cela d'un autre" ; après quoi il conclut : "S'il est à ce point misérable
d'être méchant, il faut fuir la méchanceté de toutes ses forces." -
Pareillement, en sens inverse, les bons, bien que parfois ils ne possèdent pas
en cette vie les récompenses corporelles, ne manquent cependant jamais des
spirituelles même en cette vie, selon cette parole en saint Matthieu (19, 29)
et en saint Marc (10, 30) : "Vous recevrez le centuple même en ce
monde."
3. Toutes ces récompenses seront parfaitement consommées dans
la vie future ; mais en attendant, même en cette vie, certains commencent d'y
avoir part. Car le royaume des cieux peut s'entendre, au dire de saint Augustin,
du commencement de la parfaite sagesse, selon lequel, chez eux, l'esprit
commence à régner. De même, la possession de la terre signifie la bonne
affection d'une âme qui se repose en désir dans la stabilité de l'héritage
éternel, symbolisé par la terre. Ils sont consolés dès cette vie en participant
au Saint Esprit, appelé le Paraclet c'est-à-dire le Consolateur. Ils sont
encore rassasiés en cette vie par cette nourriture dont le Seigneur dit (Jn 4,
34) : "Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père." En cette
vie, ils obtiennent la miséricorde de Dieu. En cette vie également, lorsque le
regard est purifié par le don d'intelligence, Dieu peut être vu d'une certaine
manière. Pareillement, même en cette vie, ceux qui pacifient les mouvements de
leur âme, s'approchant ainsi de la ressemblance avec Dieu sont appelés fils de
Dieu. - Cependant tous ces biens existeront avec plus de perfection dans la
patrie ".
Objections :
1. Il semble que l'énumération des béatitudes soit maladroite.
Car les béatitudes sont attribuées aux dons, avons-nous dit. Mais parmi les
dons, certains se rapportent à la vie contemplative, ceux de sagesse et
d'intelligence. Or aucune béatitude n'est située dans l'acte de la
contemplation, mais toutes se rattachent à la vie active. L'énumération en est
donc insuffisante.
2. A la vie active se rapportent non seulement les dons
d'exécution, mais aussi certains dons de direction comme la science et le
conseil. Or on ne met rien parmi les béatitudes qui semble se rapporter
directement à l'acte de la science ou du conseil. Les béatitudes sont donc
présentées de façon insuffisante.
3. Parmi les dons d'exécution dans la vie active, la crainte
est mise en rapport avec la pauvreté ; quant à la piété, elle semble se
rapporter à la béatitude de la miséricorde. Mais rien n'est mis directement en
rapport avec la force. Donc l'énumération des béatitudes est insuffisante.
4. La Sainte Écriture allègue beaucoup d'autres béatitudes.
Dans Job (5, 17) : "Bienheureux l'homme qui est corrigé par le
Seigneur." Dans le Psaume (1, 1) : "Bienheureux l'homme qui n'est pas
allé au conseil des impies." Dans les Proverbes (3, 13) :
"Bienheureux l'homme qui a trouvé la sagesse." Donc l'énumération des
béatitudes est insuffisante.
Cependant :
5. Il semble qu'il y ait du superflu dans cette énumération.
Il y a en effet sept dons du Saint Esprit. Or on présente huit béatitudes.
6. En outre, en saint Luc il n'y a que quatre béatitudes. Il y
a donc du superflu dans les sept ou huit énumérées en saint Matthieu. Matthieu
5, 3 "Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est
à eux. 4 Heureux les doux, car ils posséderont la terre. 5 Heureux les
affligés, car ils seront consolés. 6 Heureux les affamés et assoiffés de la
justice, car ils seront rassasiés. 7 Heureux les miséricordieux, car ils
obtiendront miséricorde. 8 Heureux les coeurs purs, car ils verront Dieu. 9
Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu. 10 Heureux
les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux ».
Conclusion :
Ces béatitudes
sont énumérées de la manière la plus satisfaisante. Pour éclaircir cette
question, il faut considérer que l'on a parlé d'une triple béatitude : les uns
ont mis la béatitude dans la vie
voluptueuse, d'autres l'ont placée dans la vie active, d'autres dans la
vie contemplative. Or ces trois béatitudes ont un rapport très différent
avec la béatitude future, dont l'espérance fait que nous sommes appelés dès à
présent bienheureux. Car la béatitude voluptueuse, parce qu'elle est fausse et
contraire à la raison, est un obstacle à la béatitude future. La béatitude de
la vie active dispose à la béatitude future. Quant à la béatitude
contemplative, si elle est parfaite, elle constitue essentiellement la
béatitude future elle-même ; si elle est imparfaite, elle en est un
commencement.
Voilà pourquoi le
Seigneur a placé en premier lieu certaines béatitudes, parce qu'elles écartent
l'obstacle de la béatitude voluptueuse.
En effet la vie voluptueuse consiste en deux choses : Dans l'abondance des
biens extérieurs, soit les richesses, soit les honneurs. De cela l'homme est détourné
par la vertu, de façon à faire de ces biens un usage modéré ; mais par le don,
d'une manière plus excellente, jusqu'à les mépriser totalement. D'où la
première béatitude : "Bienheureux les pauvres en esprit" ; ce qui
peut se rapporter soit au mépris des richesses, soit au mépris des honneurs par
le moyen de l'humilité. - Mais la vie voluptueuse consiste aussi à suivre ses
passions, celles de son appétit irascible, ou celles de son appétit
concupiscible. La vertu nous retient de suivre les passions de l'irascible, en
nous empêchant, selon la règle de la raison, de nous laisser déborder par
elles. Le don y parvient d'une manière plus excellente en rendant l'homme,
conformément à la volonté divine, tout à fait tranquille à l'égard de ces
passions. D'où la deuxième béatitude : "Bienheureux les doux." La
vertu nous retient de suivre les passions du concupiscible en les utilisant
avec mesure. Mais le don, en les rejetant totalement si c'est nécessaire ; qui
plus est, en faisant, si c'est nécessaire, qu'on accepte volontairement l'affliction.
D'où la troisième béatitude : "Bienheureux ceux qui pleurent."
Quant à la vie active, elle consiste
principalement dans les services que nous rendons au prochain, soit au titre
d'une dette, soit au titre d'un bienfait spontané. - Pour le premier point, la
vertu nous dispose à ne pas refuser de rendre au prochain ce que nous lui
devons, ce qui ressortit à la justice. Mais le don nous induit à le faire avec
plus de sentiment pour que nous accomplissions les oeuvres de la justice avec
un désir fervent, comme celui qui a faim et qui a soif aspire ardemment à
manger et à boire. D'où la quatrième béatitude : "Bienheureux ceux qui ont
faim et soif de justice." - En ce qui concerne les dons spontanés, la
vertu parfaite nous fait donner à ceux à qui la raison nous prescrit de donner,
les amis par exemple et les autres personnes qui nous sont unies, ce qui
ressortit à la vertu de libéralité. Mais le don du Saint Esprit, à cause de la
révérence qu'il nous inspire envers Dieu, ne regarde que la nécessité chez ceux
à qui il procure des bienfaits tout gratuits. D'où cette parole en saint Luc
(14, 12) : "Quand tu offres à dîner ou à souper, n'invite pas tes amis ou
tes frères... mais invite des pauvres, des estropiés, etc.", ce qui est le
propre de la miséricorde. Voilà pourquoi on trouve, comme cinquième béatitude :
"Bienheureux les miséricordieux."
Quant à ce qui se
rapporte à la vie contemplative, ou
bien c'est la béatitude finale elle-même, ou bien c'en est le commencement ; et
c'est pourquoi on ne le met pas dans les béatitudes à titre de mérite, mais à
titre de récompense. Mais on propose comme des mérites les effets de la vie
active, par lesquels on se dispose à la vie contemplative. - Or, l'effet de la
vie active, quant aux vertus et aux dons par lesquels l'homme est perfectionné
en lui-même, c'est la pureté du coeur, qui fait que l'âme en nous n'est plus
souillée par les passions. D'où la sixième béatitude : "Bienheureux ceux
qui ont le coeur pur." - Quant aux vertus et aux dons par lesquels on est
rendu parfait à l'égard du prochain, l'effet de la vie active est la paix selon
Isaïe (32, 17) : "L'oeuvre de la justice, c'est la paix." Et c'est
pourquoi l'on donne comme septième béatitude : "Bienheureux les pacifiques."
Solutions :
1. L'activité des dons qui ont rapport à la vie active est
exprimée dans les mérites mêmes, mais l'activité des dons qui ont rapport à la
vie contemplative est exprimée dans les récompenses pour la raison qu'on vient
de dire. Voir Dieu correspond en effet au don d'intelligence, et se conformer à
Dieu par une filiation adoptive appartient au don de sagesse.
2. Dans la vie active, la connaissance n'est pas recherchée
pour elle-même mais pour l'action, au dire même du Philosophe. Et c'est
pourquoi, puisque la béatitude implique quelque chose d'ultime, on ne compte
pas parmi les béatitudes les actes des dons qui dirigent la vie active, du
moins les actes qu'ils émettent eux-mêmes, comme délibérer est l'acte du
conseil et juger est l'acte de la science ; mais, en fait de béatitudes, on
attribue plutôt à ces dons les actes qu'ils dirigent ; ainsi on attribue les
larmes au don de science, et la miséricorde au don de conseil.
3. Dans l'attribution des béatitudes aux dons, on peut
considérer deux points. Le premier est la conformité de la matière. A ce point
de vue, les cinq premières béatitudes peuvent toutes être attribuées à la
science et au conseil, comme aux dons qui dirigent. Mais elles se répartissent
entre les dons qui exécutent, c'est-à-dire que la faim et la soif de justice,
et aussi la miséricorde, se rapportent à la piété, qui a en effet pour fonction
de parfaire l'homme dans les actes envers autrui ; tandis que la douceur se
rattache à la force, saint Ambroise dit : "C'est à la force de vaincre la
colère et de retenir l'indignation" ; en effet, la force concerne les
passions de l'irascible, mais la pauvreté et les larmes se rattachent au don de
crainte, puisque c'est par lui que l'on s'éloigne des cupidités et des
délectations du monde. - Sous un autre aspect, nous pouvons dans ces béatitudes
considérer les motifs qui les inspirent ; alors certains d'entre eux obligent à
une autre attribution. En effet, ce qui meut surtout la mansuétude, c'est la
révérence envers Dieu, qui se rattache au don de piété. Ce qui porte aux
larmes, c'est principalement la science, par laquelle l'homme connaît ses
propres défauts et ceux des choses de ce monde, selon le mot de l'Ecclésiaste
(1, 18) : "Qui ajoute de la science ajoute aussi de la douleur."
C'est surtout la force de l'âme qui pousse à avoir faim des oeuvres de la
justice. C'est surtout le conseil de Dieu qui pousse à la pitié, selon la
parole de Daniel (4, 24) : "Que mon conseil plaise au roi : Rachète tes
péchés par des aumônes, et tes iniquités par les miséricordes que tu fais aux
pauvres." C'est ce mode d'attribution que suit saint Augustin dans son
livre commentant le Sermon du Seigneur sur la montagne.
4. Il est nécessaire que toutes les béatitudes énoncées dans
la Sainte Écriture se ramènent à celles-ci, soit quant aux mérites, soit quant
aux récompenses, puisqu'il est nécessaire que toutes se rapportent de quelque
façon ou à la vie active ou à la vie contemplative. C'est pourquoi, dire
"Bienheureux l'homme que le Seigneur corrige" appartient à la béatitude
des larmes. "Bienheureux l'homme qui n'est pas allé au conseil des
impies", appartient à la pureté de coeur. Mais quand on dit
"Bienheureux l'homme qui a trouvé la sagesse", c'est la récompense de
la septième béatitude. Et il en est évidemment de même pour tous les autres
textes qu'on peut apportera
5. En sens contraire, la huitième béatitude est une
confirmation et une explication de toutes celles qui précèdent. Car, du fait
qu'un homme est confirmé dans la pauvreté d'esprit, dans la douceur et dans
toute la suite des béatitudes, il en résulte qu'aucune persécution ne l'éloigne
de ces biens. Aussi la huitième béatitude se rapporte-t-elle d'une certaine
manière aux sept précédentes.
6. D'après le récit de saint Luc, le sermon du Seigneur a été
adressé aux foules. C'est pourquoi les béatitudes y sont énumérées selon la
capacité des foules, qui ne connaissent que la béatitude voluptueuse,
temporelle et terrestre. Aussi le Seigneur se borne à exclure par quatre
béatitudes les quatre choses qui semblent appartenir à cette béatitude-là. La
première est l'abondance des biens extérieurs ; il l'exclut en disant :
"Bienheureux les pauvres." La deuxième est le bien-être du corps dans
la nourriture, la boisson etc., il l'exclut par cette deuxième parole :
"Bienheureux vous qui avez faim." La troisième est le bien-être quant
à la joie du coeur ; il l'exclut en troisième lieu par ces mots :
"Bienheureux vous qui pleurez maintenant." La quatrième est la faveur
publique : il l'exclut en quatrième lieu par les mots : "Bienheureux serez-vous
quand les hommes vous haïront-" Et, comme dit saint Ambroise : "La
pauvreté se rattache à la tempérance, qui ne cherche pas les biens trompeurs ;
la faim se rattache à la justice, parce que celui qui a faim est compatissant
et, compatissant, se montre généreux ; les larmes se rapportent à la prudence,
à qui il appartient de pleurer ce qui est périssable ; souffrir la haine des
hommes appartient à la force."
Objections :
1. Il semble que les récompenses des béatitudes soient
énumérées de façon malheureuse. Car le Royaume des cieux, qui est la vie
éternelle, contient tous les biens. Après l'avoir proposé, il ne fallait pas
proposer d'autres récompenses.
2. Le royaume des cieux est placé comme récompense et dans la
première béatitude et dans la huitième. On devait donc au même titre le mettre
dans toutes.
3. Dans les béatitudes on suit, dit saint Augustin, une marche
ascendante. Dans les récompenses au contraire la marche parait être
descendante, car la possession de la terre est inférieure au royaume des cieux.
Il n'y a donc pas là un bon catalogue des récompenses.
Cependant :
Il y a l'autorité
du Seigneur lui-même qui les propose de cette manière.
Conclusion :
Ces récompenses
sont désignées de la manière la plus appropriée si l'on considère la condition
des béatitudes d'après les trois espèces de béatitude que nous venons de
cataloguer.
En effet, les
trois premières béatitudes se caractérisent par l'éloignement de ce qui procure
la béatitude voluptueuse. L'homme désire cette béatitude en cherchant ce qui
est l'objet naturel du désir non là où il doit le chercher, c'est-à-dire en
Dieu, mais dans les réalités temporelles et périssables. Et c'est pourquoi les
récompenses des trois premières béatitudes sont caractérisées d'après ces biens
mêmes que certains vont chercher dans la béatitude terrestre. Effectivement,
dans les biens extérieurs, les richesses et les honneurs, les hommes recherchent
une certaine excellence et une certaine abondance ; or, le royaume des cieux
implique l'une et l'autre puisqu'il procure l'excellence et l'abondance des
biens en Dieu. C'est pourquoi le Seigneur a promis à ceux qui sont pauvres en
esprit le royaume des cieux. Ce que cherchent au moyen de procès et de guerres
les hommes féroces et sans douceur, c'est d'acquérir pour eux-mêmes la sécurité
en détruisant leurs ennemis. Aussi le Seigneur a-t-il promis aux doux la
possession sûre et tranquille de cette terre des vivants qui symbolise la
solidité des biens éternels. Ce que cherchent les hommes dans les désirs et
dans les plaisirs du monde, c'est d'avoir de la consolation contre les peines
de la vie présente. Et c'est pourquoi le Seigneur a promis la consolation à
ceux qui pleurent.
Après quoi deux
autres béatitudes se rapportent aux oeuvres de la béatitude active. Ce sont
celles des vertus qui ordonnent l'homme à son prochain. De ces oeuvres certains
sont détournés par un amour désordonné de leur bien propre. Aussi le Seigneur
attribue-t-il comme récompenses à ces béatitudes les choses mêmes à cause
desquelles les hommes s'éloignent des bonnes oeuvres. Il y en a, en effet, qui
s'éloignent des oeuvres de justice, ne rendant pas ce qu'ils doivent, mais
plutôt volant ce qui ne leur appartient pas, afin de se rassasier de biens
temporels. Voilà pourquoi, à ceux qui sont affamés de justice, le Seigneur a
promis un rassasiement. Il y en a encore qui s'éloignent des oeuvres de
miséricorde pour ne pas se mêler des misères d'autrui. Voilà pourquoi, aux
miséricordieux le Seigneur a promis une miséricorde qui puisse les délivrer de
toute misère.
Quant aux deux
dernières béatitudes, elles se rapportent à la félicité ou béatitude de la
contemplation. Aussi les récompenses y sont-elles accordées en conformité avec
les dispositions qu'on trouve dans le mérite. Car la pureté de l’oeil consiste
à voir clair ; aussi les coeurs purs reçoivent-ils la promesse de la vision de
Dieu. Quant au fait d'établir la paix ou en soi-même ou entre les autres, il
manifeste que l'on est imitateur de Dieu, le Dieu d'unité et de paix. Aussi le
pacifique reçoit-il en récompense la gloire de cette filiation divine qui
consiste en la parfaite union à Dieu par une sagesse consommée.
Solutions :
1. Comme dit saint Jean Chrysostome, toutes ces récompenses ne
sont en réalité qu'une seule chose : la vie éternelle, que l'intelligence
humaine ne saisit pas. C'est pourquoi il a fallu les lui décrire par les
différents biens qui nous sont connus, en ayant soin de les mettre en harmonie
avec les mérites auxquels les récompenses sont attachées.
2. Comme la huitième béatitude est une sorte de confirmation
de toutes les béatitudes, les récompenses de toutes les béatitudes lui sont
dues. Voilà pourquoi on revient au début pour faire comprendre que lui sont
attribuées logiquement toutes les récompenses. - Ou encore, selon saint Ambroise,
le royaume des cieux est promis aux pauvres en esprit quant à la gloire de
l'âme, mais à ceux qui souffrent persécution dans leur corps, le royaume est
promis quant à la gloire du corps.
3. Les récompenses aussi s'enchaînent selon une progression.
Car posséder la terre du royaume des cieux est plus que d'avoir simplement le
royaume ; il y a beaucoup de choses en effet que nous avons sans les posséder
fermement et pacifiquement. De même être consolé dans le royaume, c'est plus
que d'avoir et de posséder ; il y a en effet bien des choses que nous possédons
dans la douleur. De même, être rassasié est plus que d'être simplement consolé,
car le rassasiement implique l'abondance de la consolation. Quant à la
miséricorde, elle dépasse le rassasiement, elle signifie qu'on reçoit plus
qu'on ne mérite, plus même qu'on ne pouvait désirer. Mais c'est encore une plus
grande chose de voir Dieu, de même que celui-là est plus grand qui est admis
non seulement à manger à la cour du roi, mais aussi à le voir face à face.
Toutefois, la souveraine dignité dans la maison du roi, c'est au fils du roi
qu'elle appartient.[3]
1. Les fruits
du Saint Esprit sont-ils des actes ? - 2. Diffèrent-ils des béatitudes ? - 3.
Leur nombre. - 4. Leur opposition aux oeuvres de la chair.
Objections :
1. Ce que l'Apôtre dans son épître aux Galates appelle les
fruits du Saint Esprit ne semble pas consister en des actes. En effet, ce qui a
un fruit ne doit pas être appelé fruit : ce serait aller à l'infini. Or nos
actes ont du fruit. Il est écrit dans la Sagesse (3, 15 Vg) : "Le bon
labeur a un fruit glorieux" ; et en saint Jean (4, 36) : "Celui qui
moissonne reçoit la récompense et ramasse du fruit pour la vie éternelle."
Donc nos actes eux-mêmes ne sont pas appelés fruits.
2. Saint Augustin dit : "Nous jouissons des choses que
nous connaissons dès que la volonté se repose avec délectation dans ces choses
pour elles-mêmes." Mais notre volonté ne doit pas se reposer dans nos
actes pour eux-mêmes. Nos actes ne doivent donc pas être appelés des fruits.
3. Entre les fruits du Saint Esprit l'Apôtre énumère des
vertus : charité, mansuétude, foi et chasteté. Or les vertus ne sont pas des
actes mais des habitus, avons-nous dit. Donc les fruits ne sont pas des actes.
Cependant :
Il est dit en saint
Matthieu (12, 33) : "L'arbre se reconnaît à ses fruits", ce qui
signifie, comme les Pères l'expliquent à cet endroit : "On connaît l'homme
à ses oeuvres." Ce sont donc les actes humains eux-mêmes qui sont appelés
des fruits.
Conclusion :
Ce nom de fruit a
été transposé du corporel au spirituel. Or, dans les réalités corporelles, on
appelle fruit ce que produit une plante parvenue à son point de perfection et
ce qui a en soi une certaine douceur. Ce fruit a une double relation : à
l'arbre qui le produit, et à l'homme qui le prend à l'arbre. Ainsi donc, dans
le domaine spirituel, nous pouvons entendre ce mot de fruit dans une double
acception. Dans un sens on dira "le fruit de l'homme", comme si
l'homme était l'arbre qui le produit. Dans l'autre sens on appellera
"fruit de l'homme" ce que l'homme obtient.
Or, tout ce que
l'homme obtient n'a pas raison de fruit, mais seulement ce qui est ultime et
comporte de la délectation. En effet l'homme possède le champ et l'arbre : ce
n'est pas eux qu'on appelle des fruits, mais seulement ce qui est ultime, ce
que l'homme entend recevoir du champ et de l'arbre. En ce sens, on appelle
fruit de l'homme sa fin ultime, dont il doit avoir la jouissance.
Si l'on appelle
fruit de l'homme ce qui est produit par lui, alors ce sont les actes humains
eux-mêmes qui sont appelés fruits. L'action est en effet l'acte second de celui
qui agit, et elle comporte de la délectation si elle lui convient. Donc, si
l'activité de l'homme émane de lui selon la capacité de sa raison, on dit qu'elle
est le fruit de la raison. Mais si elle procède de lui selon une vertu plus
haute, celle du Saint Esprit, on dit que l'action de l'homme est le fruit du Saint
Esprit, comme d'une semence divine, car il est écrit dans la première épître de
Jean (3, 9) : "Quiconque est né de Dieu ne commet pas le péché parce que
la semence de Dieu demeure en lui."
Solutions :
1. Puisque le fruit a, d'une certaine manière, raison de
réalité ultime et de fin, rien n'empêche qu'un fruit ait un autre fruit, ainsi
qu'une fin est ordonnée à une fin. Donc nos oeuvres, en tant qu'elles sont des
effets du Saint Esprit opérant en nous, ont raison de fruits ; mais, en tant
qu'elles sont ordonnées à leur fin qui est la vie éternelle, elles ont plutôt
raison de fleurs, d'où le mot de l'Ecclésiastique (24, 17 Vg) : "Mes
fleurs sont des fruits d'honneur et d'honnêteté."
2. Quand on dit que la volonté se délecte d'une réalité à
cause de la réalité même, cela peut se comprendre de deux façons. Ou "à
cause de" s'entend de la cause finale, et ainsi on ne se délecte d'une
réalité pour elle-même que si c'est la fin ultime. Ou bien "à cause
de" désigne une cause formelle, et alors quelqu'un peut trouver à se
délecter de la chose même en tout ce qui est délectable selon sa forme. Il est
évident par exemple que le malade se délecte de la santé pour elle-même comme
en une fin ; dans le remède, si celui-ci est doux, on trouve aussi du plaisir,
non comme en une fin, mais comme en une chose qui a un goût agréable ; mais, si
le remède est amer, le malade n'y prend aucun plaisir d'aucune sorte pour la
chose en soi, mais uniquement en vue d'autre chose. Ainsi donc il faut dire
qu'on doit se délecter en Dieu à cause de lui-même comme à cause d'une fin
ultime ; dans les actes vertueux, au contraire, on doit se délecter non pas
comme s'ils étaient une fin, mais à cause de l'honnêteté qu'ils renferment et
qui est agréable à leurs auteurs. Ce qui fait dire à saint Ambroise : "Les
oeuvres des vertus sont appelés des fruits parce qu'elles procurent à leurs
possesseurs la réfection d'une sainte et pure délectation".
3. Les noms des vertus sont pris parfois pour les actes de ces
vertus, comme saint Augustin dit que "la foi est l'acte de croire ce que
vous ne voyez pas", et "la charité, un mouvement d'âme pour aimer Dieu
et le prochain". C'est de cette manière qu'on emploie aussi des noms de
vertus dans l'énumération des fruits.
Objections :
1. Il semble que non. Car les béatitudes sont attribuées aux
dons, on l'a dit plus haut. Mais les dons perfectionnent l'homme pour qu'il se
laisse mouvoir par le Saint Esprit. Les béatitudes sont donc elles-mêmes des
fruits du Saint Esprit.
2. Le rapport du fruit de la vie éternelle à la béatitude
future, qui est une possession réelle, se retrouve entre les fruits de la vie
présente et la béatitude de la vie présente, qui viennent de l'espérance. Mais
le fruit de la vie éternelle, c'est la béatitude de la vie éternelle elle-même.
Donc les fruits de la vie présente, ce sont aussi les béatitudes elles-mêmes.
3. La raison de fruit comporte qu'il soit quelque chose
d'ultime et de délectable. Mais, on l'a dit plus haut, cela appartient aussi à
la raison de béatitude. Le fruit et la béatitude ont une raison identique. Donc
ils ne doivent pas être distingués l'un de l'autre.
Cependant :
Quand les espèces
ne sont pas les mêmes, les choses non plus ne sont pas les mêmes. Mais les
fruits d'une part, les béatitudes de l'autre, se répartissent sur des espèces
qui ne sont pas les mêmes, comme on le voit par leurs dénombrements respectifs.
Donc les fruits diffèrent des béatitudes.
Conclusion :
On exige plus pour
la raison de béatitude que pour celle de fruit. Car, pour la raison de fruit,
il suffit qu'on ait quelque chose d'ultime et de délectable. Mais la raison de
béatitude exige en outre que ce soit quelque chose de parfait et d'excellent.
Ainsi toutes les béatitudes peuvent-elles être appelées des fruits, mais non
inversement. En effet, toutes les oeuvres vertueuses dans lesquelles on trouve
de la délectation sont des fruits. Mais on appelle béatitudes uniquement les
oeuvres parfaites qui, en raison même de leur perfection, sont attribuées
plutôt aux dons qu'aux vertus, comme on l'a dit ci-dessus.
Solutions :
1. Cet argument prouve que les béatitudes sont des fruits,
mais non que tous les fruits soient des béatitudes.
2. Le fruit de la vie éternelle est ultime et parfait
absolument, et c'est pourquoi il n'est distinct en rien de la béatitude éternelle
à venir. Mais dans la vie présente les fruits ne sont pas ultimes ni parfaits
absolument, et c'est pourquoi ils ne sont pas tous des béatitudes.
3. Il y a quelque chose de plus, nous venons de le dire, dans la
raison de béatitude que dans celle de fruit.
Objections :
1. Il
semble que l'Apôtre ait eu tort d'en compter douze dans l'épître aux Galates
(5, 22) : "Mais le fruit de l'Esprit est charité,
joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres,
douceur, maîtrise de soi".
Ailleurs, en effet, dans l'épître aux Romains (6, 22), il dit qu'il n'y a qu'un
seul fruit pour la vie présente : "Vous avez votre fruit dans la
sanctification." Et en Isaïe (27, 9) il est écrit : "Tel sera tout le
fruit qu'il recueillera en renonçant à son péché." Il n'y a donc pas à
énumérer douze fruits.
2. Le fruit est ce qui sort, avons-nous dit, d'une semence
spirituelle. Mais le Seigneur (Mt 13, 23) présente un triple fruit provenant
d'une semence semée en bonne terre : cent, soixante et trente pour un. Il n'y a
donc pas à présenter douze fruits.
3. La raison de fruit implique qu'il soit chose ultime et
délectable. Mais cette raison ne se trouve pas dans tous les fruits énumérés
par l'Apôtre : la patience et la longanimité semblent bien exister dans les
choses affligeantes ; la foi n'a pas raison de chose ultime, mais plutôt de
premier fondement. Il y a donc quelque chose de trop dans l'énumération des
fruits.
Cependant :
Il semble au
contraire que cette énumération n'est pas suffisante et qu'il y manque quelque
chose. Nous avons dit en effet que toutes les béatitudes peuvent être appelées
des fruits ; mais toutes ne sont pas énumérées ici. Il n'y a rien non plus qui
se rapporte à l'acte de la sagesse, ni de beaucoup d'autres vertus.
Conclusion :
Ce nombre de douze
fruits énumérés par l'Apôtre est justifié. On peut même en voir le symbole dans
ces douze fruits dont il est parlé à la fin de l'Apocalypse (22, 2) : "Des
deux côtés du fleuve l'arbre de vie portant douze fruits." Mais puisqu'on
donne ce nom de fruit à ce qui sort d'un principe comme d'une semence ou d'une
racine, on devra tenir compte de la distinction de ces fruits d'après les
différents progrès du Saint Esprit en nous. Ces progrès consistent en ce que
l'homme spirituel est bien ordonné, premièrement en lui-même ; deuxièmement par
rapport à ce qui est à côté de lui ; troisièmement par rapport à ce qui est
au-dessous de lui.
- L'homme
spirituel est bien disposé en lui-même quand il se possède parfaitement dans la
prospérité comme dans l'adversité. Or à l'égard du bien, la première
disposition de l'esprit humain se fait par l'amour, lequel est la première des
affections, la racine de toutes, comme nous l'avons dit. C'est pourquoi parmi
les fruits de l'esprit, on met en premier lieu la charité, en laquelle le Saint Esprit est donné d'une manière
spéciale, comme en sa propre ressemblance, puisque lui-même aussi est amour.
Aussi l'Apôtre dit-il (Rm 5, 5) : "L'amour de Dieu a été répandu dans nos
coeurs par le Saint Esprit qui nous a été donné." Mais l'amour de charité entraîne
nécessairement la joie. Toujours en effet celui qui aime se réjouit d'être uni à
l'aimé. Or la charité a toujours présent le Dieu qu'elle aime, selon saint Jean
(1, 4, 16) : "Qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en
lui." C'est pourquoi la joie est une conséquence de la charité. Or, la
perfection de la joie c'est la paix. La paix à deux points de vue : 1° Quant au repos, à l'abri
des causes extérieures de trouble. En effet, on ne peut se réjouir parfaitement
du bien qu'on aime, si sa jouissance est troublée par les autres. Au contraire,
celui qui a le coeur parfaitement pacifié dans un unique objet, ne peut être
importuné par rien d'autre, parce qu'il tient pour rien tout le reste, d'où
cette parole du Psaume (119, 165) : "Grande paix pour ceux qui aiment ta
loi, et il n'y a pas pour eux de scandale", c'est-à-dire que les choses du
dehors ne les troublent pas dans leur jouissance de Dieu. 2° La paix est aussi
la perfection de la joie en ce qu'elle calme les remous du désir, car il ne
possède pas la joie parfaite, celui à qui l'objet de sa joie ne suffit pas. Or
la paix comporte ces deux éléments : que du dehors rien ne nous trouble, et que
nos désirs se reposent en un objet unique. C'est pourquoi après la charité et
la joie on met en troisième lieu la paix.
- A l'égard des
maux, l'esprit est en parfaite possession de lui-même sur deux points : que
l'imminence des maux ne parvienne pas à le troubler ce qui est 1'oeuvre de la patience ; ni l'attente prolongée des biens, ce qui est l'affaire
de la longanimité, car "être
privé d'un bien, comme il est dit dans 1'Ethique a raison de mal".
- Par rapport à ce
qui est à côté de lui, c'est-à-dire le prochain, l'homme spirituel est en de
bonnes dispositions, 1° quant à la volonté de bien faire, et à cela se rapporte
la bonté ; 2° quant à la
bienfaisance effective, et à cela se rapporte la bénignité ; car on attribue celle-ci aux hommes
qu'un "bon feu d'amour" enflamme à faire du bien au prochain ; 3°
quant à l'égalité d'âme pour supporter les maux infligés par les proches, et
c'est à cela que se rapporte la mansuétude, qui refrène les
colères ; 4° quant au fait de ne nuire aucunement au prochain, non seulement
par colère, mais non plus par fraude ou par ruse, et à cela s'applique la foi, prise au sens de fidélité. Mais si nous la prenons au
sens de la foi par laquelle on croit en Dieu, alors, par cette foi, l’homme est
ordonné à ce qui est au-dessus de lui, c'est-à-dire à soumettre à Dieu son
intelligence et, par voie de conséquence, tout ce qui est à lui.
- Mais par rapport
à ce qui est au-dessous de lui l'homme est en de bonnes dispositions, 1° quant
aux actions extérieures, grâce à la modestie qui garde la mesure en tout ce qu'on dit et tout ce qu'on
fait. 2° Quant aux convoitises intérieures, grâce à la continence et à la chasteté, soit que l'on distingue ces deux choses par ce fait que
la chasteté refrène ce qui est illicite, tandis que la continence refrène même
ce qui est licite ; soit qu'on les distingue par ce fait que le continent
éprouve les convoitises mais n'est pas entraîné par elles, tandis que le chaste
ni ne les éprouve ni n'est entraîné par elles.
Solutions :
1. La sanctification provient de toutes les vertus, qui
enlèvent aussi les péchés. C'est pourquoi, aux endroits cités, le fruit est
nommé au singulier en raison de l'unité de genre. Genre qui se partage en de
multiples espèces d'après lesquelles sont désignés les multiples fruits.
2. Les fruits ne sont pas différenciés par cent, soixante, et
trente, d'après les diverses espèces d'actes vertueux, mais d'après les divers
degrés de perfection, même dans une seule vertu. Ainsi, on dit que la
continence dans le mariage est symbolisée par le fruit à trente pour un, celle
du veuvage par le fruit à soixante, tandis que celle de la virginité est
représentée par le cent pour un. - Les Pères ont aussi d'autres façons de
distinguer dans ces trois fruits évangéliques comme trois degrés dans la vertu.
Et l'on suppose trois degrés parce que, en tout domaine, la perfection se
présente selon un commencement, un milieu et une fin.
3. Le fait même de ne pas être troublé dans les tristesses de
la vie se présente comme un fruit délectable. La foi aussi, même si on la prend
en tant qu'elle est le fondement de la vie spirituelle, possède un certain
aspect de chose ultime et délectable selon qu'elle contient une certitude. D'où
ce commentaire de la Glose : "La foi, c'est-à-dire la certitude de l'invisible."
4. En sens contraire, comme dit saint Augustin dans son
commentaire de l'épître aux Galates, "l'Apôtre n'a pas adopté ce chiffre
pour enseigner combien il y a d'oeuvres de la chair ou de fruits de l'esprit,
mais pour montrer dans quelle genre de choses celles-là sont à éviter, ceux-ci
à rechercher". Aussi auraient-ils pu être énumérés en nombre plus ou moins
grand. Et cependant, tous les actes des dons et des vertus peuvent, selon une
certaine convergence, se ramener à ces fruits selon que toutes les vertus et
tous les dons ordonnent nécessairement l'âme selon l'une des modalités qu'on
vient de dire. Aussi les actes de la sagesse, et ceux de tous les dons qui nous
ordonnent au bien, se ramènent-ils à la charité, à la joie et à la paix.
Néanmoins, si Paul a donné cette énumération plutôt qu'une autre, c'est parce
que les fruits énumérés ici impliquent davantage soit une jouissance des biens,
soit un adoucissement des maux : ce qui, semble-t-il, appartient à la raison de
fruit.
Objections :
1. L'Apôtre
énumère aussi les oeuvres de la chair (Ga 5, 19) : "Or on
sait bien tout ce que produit la chair : fornication, impureté, débauche,
idolâtrie, magie, haines, discorde, jalousie, emportements, disputes,
dissensions, scissions, sentiments d'envie, orgies, ripailles et choses
semblables". A ce qu'il semble, les
fruits ne leur sont pas contraires. Les contraires sont dans un même genre.
Mais on ne dira pas que les oeuvres de la chair sont des fruits. Donc les
fruits de l'esprit ne leur sont pas contraires.
2. Une chose est contraire à une autre. Or l'Apôtre énumère
plus d'oeuvres de la chair que de fruits de l'esprit. Donc fruits de l'esprit
et oeuvres de la chair ne sont pas des contraires.
3. Au premier rang des fruits de l'esprit on met la charité,
la joie, la paix, auxquelles ne correspondent pas les oeuvres de la chair
énumérées en premier, qui sont la fornication, l'impureté, l'impudicité. Donc
les fruits de l'esprit ne sont pas contraires aux oeuvres de la chair.
Cependant :
L’Apôtre dit dans
le même passage que "la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre
la chair".
Conclusion :
Oeuvres de la
chair et fruits de l'esprit peuvent être pris dans une double acception : 1°
Sous un aspect général. En ce sens les fruits du Saint Esprit sont, dans
l'ensemble, contraires aux oeuvres de la chair. Le Saint Esprit meut en effet
l'esprit humain vers ce qui est selon la raison, ou plutôt vers ce qui est
au-dessus de la raison. L'appétit de la chair, qui est l'appétit sensible,
entraîne vers les biens sensibles, qui sont au-dessous de l'homme. Aussi, de
même que dans la nature un mouvement vers le haut et un mouvement vers le bas
sont contraires, de même dans les oeuvres humaines les oeuvres de la chair et
les oeuvres de l'esprit.
2° On peut
considérer autrement les fruits énumérés sous l'aspect qui est propre à chacun
d'eux, et pareillement les oeuvres de la chair. En ce sens, il n'est pas
nécessaire qu'ils se fassent opposition un par un, parce que, comme nous
l'avons dit, l'Apôtre n'a pas l'intention d'énumérer toutes les oeuvres
spirituelles ni toutes les oeuvres charnelles. Pourtant, avec une certaine
ingéniosité, saint Augustin oppose un par un les actes de la chair aux fruits
de l'esprit. "La fornication est la passion d'assouvir les désirs charnels
en dehors d'une union légitime : c'est l'opposé de la charité, par laquelle
l'âme est unie à Dieu, et en laquelle se trouve aussi la vraie chasteté. Quant
aux impuretés, ce sont tous les troubles que fait naître la fornication, à quoi
s'oppose la joie de la tranquillité. La servitude des idoles mène la guerre
contre l'évangile de Dieu ; son opposé est la paix. Aux maléfices, aux
inimitiés, disputes et rivalités, aux animosités et dissensions, s'oppose la
longanimité pour supporter les misères des hommes chez qui l'on vit, la
bénignité pour y porter remède, et la bonté pour pardonner. Aux hérésies
s'oppose la foi ; à l'envie la mansuétude ; aux excès du boire et du manger, la
continence."
Solutions :
1. Ce qui vient d'un arbre contrairement à sa nature, on ne
dit pas que c'en est le fruit, on dit plutôt que c'en est la corruption. Aussi,
comme les oeuvres des vertus sont connaturelles à la raison alors que les oeuvres
des vices lui sont contraires, on donne à celles-là le nom de fruits mais pas à
celles-ci.
2. "Le bien arrive d'une seule manière, dit Denys ; le
mal de beaucoup de façons n" : de là vient qu'à une seule vertu s'opposent
plusieurs vices. Et c'est pourquoi il n'est pas étonnant que l'on compte plus
d'oeuvres de la chair que de fruits de l'esprit.
3. Ce qu'on vient de dire donne la solution.
LES VICES ET
LES PÉCHÉS
Après l'étude des vertus vient celle des vices et des péchés. Et à ce
propos six grandes sortes de considération se présentent : 1° Les vices et les
péchés en eux-mêmes (Question 71) ; 2° la distinction des péchés (Question 72)
; 3° leurs relations mutuelles (Question 73) ; 4° le sujet du péché (Question
74) ; 5° sa cause (Question 75-84) ; 6° ses effets (Question 85-89).
1. Le vice
est-il le contraire de la vertu ? - 2. Est-il contraire à la nature ? - 3. Quel
est le pire : le vice, ou l'acte vicieux ? - 4. L'acte vicieux peut-il
coexister avec la vertu ? - 5. En tout péché y a-t-il un acte ? - 6. La
définition donnée par saint Augustin : "Le péché est tout ce qui est dit,
fait ou désiré contre la loi éternelle."
Objections :
1. Il ne semble pas, car une chose, dit le Philosophe, n'a
qu'un contraire. Or le contraire de la vertu c'est le péché et sa malice. Ce
n'est donc pas le vice, qui se dit d'ailleurs de toutes sortes de choses, par
exemple d'un organisme aux membres mal conformés.
2. La vertu dénote la perfection d'une puissance. Mais le vice
ne dénote rien qui se rattache à la puissance.
3. Cicéron dit que la vertu est la santé de l'âme. Le
contraire de la santé est l'indisposition ou la maladie plutôt que le vice.
Cependant :
Saint Augustin dit
que "le vice est la qualité par laquelle une âme est mauvaise". Or la
vertu est la qualité qui rend bon celui qui la possède. Vertu et vice sont donc
deux contraires.
Conclusion :
Il y a deux choses
à considérer dans la vertu : son essence et son but. Et dans l'essence de la
vertu on peut considérer ce qui se présente directement et ce qui est une
conséquence. Directement, la vertu est la disposition d'un être à bien se
comporter conformément à sa nature. D'où cette définition du Philosophe :
"La vertu est chez l'être parfait la disposition au meilleur. J'appelle
parfait ce qui est disposé selon sa nature." Conséquemment, la vertu est
une bonté, car la bonté consiste pour chacun à se réaliser adéquatement dans le
sens de sa nature. Quant au but de la vertu, c'est de faire accomplir de bonnes
actions, nous l'avons déjà montré.
D'après cela,
trois choses vont donc se trouver en opposition avec la vertu. L'une est le
péché, qui s'oppose à elle du côté de son but, car le péché nomme à proprement
parler l'action désordonnée, au lieu que l'action vertueuse est celle qui est
dans l'ordre et dans le devoir. La deuxième chose contraire à la notion de
vertu en tant que celle-ci est une certaine bonté, c'est la malice. Enfin, sur
le point qui lui est directement essentiel, la vertu a pour opposé le vice. Car
le vice de toute chose, c'est bien, semble-t-il, de ne pas être dans les
dispositions qui conviennent à sa nature. Ce qui fait dire à saint Augustin :
"Ce que vous voyez manquer à la perfection d'une nature, vous pouvez dire
que c'est du vice."
Solutions :
1. Péché, malice et vice, ce sont là trois choses contraires à
la vertu, mais à des points de vue différents. Le péché contrarie la vertu dans
son aptitude à bien agir, la malice dans sa bonté, le vice dans sa qualité
propre de vertu.
2. La vertu n'implique pas seulement la perfection de la
puissance qui est au principe de l'acte, elle implique aussi la bonne
disposition du sujet dont elle est la vertu ; et cela parce que chacun agit
conformément à ce qu'il est en acte. Il est donc requis, pour être en mesure de
bien agir, que l'on ait en soi de bonnes dispositions. C'est par là que le vice
s'oppose à la vertu.
3. Selon Cicéron au même endroit : "La maladie et les
indispositions acheminent à un état vicié de tout l'organisme : il y a d'abord
la maladie, la fièvre par exemple, qui indique que le corps est en mauvais état
; puis viennent l'indisposition et la maladie qui épuisent les forces ; enfin
il y a vice quand les organes sont en désaccord." Parfois, le corps est
malade sans être paralysé, par exemple lorsqu'on est mal disposé
intérieurement, sans être empêché de vaquer extérieurement à ses activités
habituelles. Cependant, Cicéron le dit lui-même, en ce qui concerne l'esprit,
on ne peut distinguer ces deux états que par la pensée. Lorsque l'on est
intérieurement mal disposé, cela vient nécessairement d'une affection
désordonnée qui nous rend incapables d'accomplir nos devoirs ; c'est ce que dit
l'Évangile (Mt 12, 33) : "On reconnaît l'arbre à son fruit",
c'est-à-dire l'homme à ses oeuvres. Quant au "vice de l'âme", Cicéron
explique dans ce même passage que "c'est, dans toute la vie, une
décomposition des habitus et des affections, une sorte de désagrégation
interne". Et cela peut se présenter même en dehors d'un état de maladie ou
d'incapacité, par exemple lorsque l'on pèche par faiblesse ou passion. Il
résulte donc de tout cela que le vice dit quelque chose de plus que la maladie
ou l'incapacité, de même que la vertu dit quelque chose de plus que la santé ;
car la santé n'est d'après Aristote qu'une certaine vertu. C'est pourquoi il
vaut mieux opposer le vice à la vertu plutôt que la maladie ou l'incapacité.
Objections :
1. Cela ne parait pas possible. On vient de voir que le vice
est le contraire de la vertu. Mais la vertu ne nous est pas naturelle, elle est
chez nous infuse ou acquise. Les vices ne sont donc pas contraires à la nature.
2. On ne peut pas s'accoutumer à ce qui est contraire à la
nature : "Une pierre ne s'accoutume jamais à monter en l'air" dit
Aristote. Or il y a des gens qui s'accoutument aux vices. Ceux-ci ne sont donc
pas contraires à la nature.
3. Ce qu'il y a de plus commun chez ceux qui ont une nature ne
saurait être contraire à la nature. Or le vice est ce qu'il y a de plus commun
parmi les hommes, suivant la parole de l'Évangile (Mt 7, 13) : "La route
qui mène à la perdition est large, et il y passe beaucoup de monde." Donc
le vice n'est pas contre la nature.
4. D'après ce que nous avons dit, le péché se rattache au vice
comme l'acte à l'habitus. Mais le péché est défini par saint Augustin comme
"une parole, un acte ou un désir contraire à la loi de Dieu". Or la
loi de Dieu est au-dessus de la nature. Il vaut donc mieux dire aussi que le
vice est contre la loi plutôt que contre la nature.
Cependant :
Saint Augustin
affirme "Tout vice, du fait qu'il est un vice, est contraire à la
nature."
Conclusion :
Le vice est le
contraire de la vertu, nous venons de le dire. Or la vertu consiste pour chacun
à être dans les bonnes dispositions qui conviennent à sa nature, nous l'avons
dit précédemment. Il faut donc appeler vice, en quelque réalité que ce soit, le
fait que celle-ci est dans des dispositions contraires à sa nature. C'est bien
en pareil cas qu'il y a lieu de vitupérer, ce qui fait croire, dit saint Augustin,
que "le mot vitupération dérive du mot vice".
Mais il faut
remarquer que la nature d'une chose c'est avant tout sa forme, qui lui donne
l'espèce. Or ce qui fait l'espèce humaine c'est l'âme raisonnable. Voilà
pourquoi tout ce qui est contre l'ordre de la raison est proprement contre la
nature de l'homme considéré en tant qu'homme, et ce qui est selon la raison est
selon la nature de l'homme en tant qu'homme : "Le bien de l'homme, dit
Denys, est de se conformer à la raison, et son mal est de s'en écarter."
Par conséquent, la vertu humaine, celle qui rend l'homme bon, et son oeuvre
aussi, est en conformité avec la nature humaine dans la mesure même où elle est
en harmonie avec la raison, et le vice est contre la nature humaine dans la
mesure où il est contre l'ordre de la raison.
Solutions :
1. Les vertus ne sont pas causées par la nature, du moins en
leur état parfait. Cependant elles nous inclinent dans le sens de la nature,
autrement dit de la raison. Cicéron dit en effet que "la vertu est
l'habitus qui se conforme à la raison comme naturellement". C'est ainsi
que la vertu est appelée conforme à la nature, et le vice, tout à l'opposé,
contraire à la nature.
2. Le Philosophe parle là de ce qui est contraire à la nature
dans le sens où cela s'oppose à ce qui est un effet de la nature ; non en ce
sens où contraire à la nature s'oppose à ce qui est conforme à la nature. C'est
ainsi qu'on dit les vertus conformes à la nature en tant qu'elles inclinent à
ce qui convient à la nature.
3. Il y a dans l'homme une double nature, raisonnable et
sensible. Et puisque c'est par l'activité des sens que l'on parvient à celle de
la raison, il y a plus de gens à suivre les inclinations de la nature sensible
qu'il y en a à suivre l'ordre de la raison ; car il se trouve toujours plus de
monde pour commencer une chose que pour la finir. Or les vices et les péchés
proviennent justement chez les hommes de ce qu'on suit le penchant de la nature
sensible contre l'ordre de la raisons.
4. C'est la même chose de pécher contre une oeuvre d'art et de
pécher contre l'art dont elle est le produit. Or la loi éternelle est dans le
même rapport avec l'ordre de la raison humaine que l'art avec l'oeuvre d'art.
Aussi est-ce au même titre que le vice et le péché s'opposent à l'ordre de la
raison humaine, et qu'ils s'opposent à la loi éternelle. Ce qui explique cette
affirmation de saint Augustin : "Dieu donne à toutes les natures d'être ce
qu'elles sont. Et elles deviennent vicieuses dans la mesure où elles
s'éloignent de l'art de celui qui les a créées."
Objections :
1. Il semble que le vice, qui est un habitus mauvais, soit
pire que le péché, qui est un acte mauvais. En effet, l'acte passe et l'habitus
demeure. Or, si un bien est meilleur lorsqu'il est plus durable, le mal qui se
prolonge est pire. Or l'habitus vicieux est plus durable que les actes vicieux,
qui passent aussitôt. Donc l'habitus vicieux est pire que l'acte vicieux.
2. Plusieurs maux sont plus à redouter qu'un seul. Or un
habitus mauvais est virtuellement la source de beaucoup de mauvaises actions.
Donc l'habitus du vice est pire que son acte.
3. Une cause est plus puissante que son effet. Or l'habitus
est la cause qui donne à l'acte toute sa bonté comme toute sa malice. L'habitus
est donc plus puissant que l'acte, dans le bien comme dans le mal.
Cependant :
On est puni pour
un acte vicieux et c'est justice, tandis qu'on ne l'est pas pour un habitus, si
cet habitus ne passe pas à l'acte. C'est donc que dans le vice l'acte est pire
que l'habitus.
Conclusion :
L'habitus tient le
milieu entre la puissance et l'acte. Or il est évident que l'acte l'emporte sur
la puissance dans le bien comme dans le mal ; il est mieux de bien agir que de
pouvoir bien agir, et semblablement plus blâmable de mal agir que de pouvoir
mal agir. Par suite, l'habitus doit tenir dans le bien comme dans le mal un
rang intermédiaire entre la puissance et l'acte ; ce qui revient à dire que si
le bon ou le mauvais habitus ont plus de bonté ou de malice que la puissance,
ils en ont moins que l'acte.
C'est du reste
visible dans le fait que l'habitus n'est qualifié bon ou mauvais que parce
qu'il incline à l'acte bon ou à l'acte mauvais. Aussi est-ce la bonté ou la
malice de l'acte qui fait la qualité de l'habitus. Et ainsi, l'acte est plus
chargé de bonté ou de malice que l'habitus ; car en toute chose ce pourquoi on
agit est ce qu'il y a de plus fort.
Solutions :
1. Rien n'empêche qu'une chose soit plus importante qu'une
autre absolument, et moins importante relativement. On juge supérieur
absolument ce qui l'emporte quant à ce qui est considéré essentiellement chez
les deux êtres que l'on compare ; et supérieur relativement ce qui se rattache
par accident à ces deux êtres. Or nous venons de montrer d'après l'essence même
des deux êtres, que l'acte l'emporte sur l'habitus dans le bien comme dans le
mal. Que l'habitus soit plus durable que l'acte, c'est accidentel, et cela
vient de ce que l'un et l'autre se trouvent dans une nature qui ne peut agir
toujours et dont l'action consiste en un mouvement passager. Ainsi donc l'acte
a une supériorité absolue dans le bien comme dans le mal, mais l'habitus a une
supériorité relative.
2. Un habitus n'est pas absolument parlant plusieurs actes ;
il les contient virtuellement, c'est-à-dire d'une manière toute relative. On ne
peut donc conclure de cet argument que l'habitus soit absolument plus fort que
l'acte en bonté ou en malice.
3. L'habitus est pour l'acte une cause efficiente, mais l'acte
est pour l'habitus une cause finale. Or c'est de la cause finale que dépend la
raison de bien et de mal. Et c'est pour cela que l'acte l'emporte sur l'habitus
dans le bien et dans le mal.
Objections :
1. Apparemment non, puisque les contraires ne peuvent
coexister dans le même être. Or le péché, nous venons de le voir, est contraire
à la vertu. Il ne peut donc coexister avec elle.
2. Le péché est pire que le vice, c'est-à-dire que l'acte
mauvais est pire que l'habitus mauvais. Mais le vice ne peut coexister avec la
vertu dans le même sujet. Donc le péché pas davantage.
3. Le péché arrive dans les choses de la volonté comme il
arrive dans celles de la nature, dit Aristote. Or le péché n'arrive jamais dans
les choses naturelles que par une désorganisation de la vertu naturelle ; c'est
ainsi, dit-il, "que les monstres se produisent lorsqu'un principe a été
détruit dans la semence". Dans les choses volontaires aussi, le péché
n'arrive que par la destruction d'une vertu de l'âme. Ainsi donc le péché et la
vertu ne peuvent coexister dans le même individu.
Cependant :
Le Philosophe
affirme que la vertu s'engendre et se détruit par des causes contraires. Mais
un seul acte vertueux ne fait pas la vertu, nous l'avons vu. Donc un seul acte
ne l'enlève pas non plus. Donc vertu et péché peuvent coexister dans le même
sujet.
Conclusion :
Le péché se
compare à la vertu comme l'acte mauvais à l'habitus bon. Or un habitus dans
l'âme se comporte autrement que la forme dans une réalité naturelle. Une forme
naturelle produit nécessairement l'acte qui lui convient, aussi ne peut-elle
coexister avec l'acte d'une forme contraire ; ainsi l'acte de refroidissement
ne peut coexister avec la chaleur, un mouvement de descente avec la légèreté, à
moins de subir la violence d'une poussée extérieure. Mais dans l'âme un habitus
ne produit pas nécessairement son acte, on s'en sert comme on veut. Cela
explique que tout en ayant un habitus on puisse ne pas s'en servir, ou même
agir en sens contraire. Et c'est ainsi qu'en ayant de la vertu on peut faire un
acte de péché.
L'acte de péché,
considéré par rapport à l'habitus vertueux, n'a pas de quoi le détruire s'il
reste unique ; car, de même qu'un seul acte n'engendre pas un habitus, un seul
acte ne le fait pas perdre. Mais si l'acte de péché est considéré par rapport à
la cause des vertus, il est possible alors que des vertus soient détruites par
un seul acte. En effet, tout péché mortel s'oppose à la charité, qui est la
racine de toutes les vertus infuses en tant que vertus ; c'est donc assez d'un
seul acte de péché mortel, qui a exclu la charité, pour exclure toutes les
vertus infuses, en tant que vertus. Je mets cette précision à cause de la foi
et de l'espérance qui restent après le péché mortel, mais à l'état d'habitus informes,
et ainsi ne sont plus des vertus. - Le péché véniel n'étant pas, lui, contraire
à la charité, ne la fait pas perdre, ni les autres vertus non plus. Quant aux
vertus acquises, elles ne sont enlevées par un seul acte d'aucun péché. Ainsi
donc le péché mortel ne peut coexister avec les vertus infuses ; il peut
cependant coexister avec les vertus acquises
Solutions :
1. Le péché ne s'oppose pas à la vertu en elle-même, mais dans
son acte. C'est pourquoi le péché ne peut coexister avec l'acte vertueux, mais
peut coexister avec l'habitus vertueux.
2. Le vice s'oppose directement à la vertu, comme le péché à
l'acte vertueux. Et c'est pourquoi le vice exclut l'acte de la vertu.
3. Les vertus de la nature agissent par nécessité ; c'est ce
qui explique que si elles sont intègres on ne puisse y trouver de péché en
acte. Mais les vertus de l'âme ne produisent pas leurs actes par nécessité. Le
cas n'est donc pas le même.
Objections :
1. Vraisemblablement oui. Car ce qu'est le mérite par rapport
à la vertu, le péché l'est par rapport au vice. Or il n'y a pas de mérite sans
acte. Donc pas de péché non plus.
2. Saint Augustin fait observer que "tout péché est
tellement volontaire que ce qui n'est pas volontaire n'est pas péché".
Mais on ne peut avoir quelque chose de volontaire si ce n'est par un acte de
volonté. Donc tout péché comporte un acte.
3. Si le péché existait sans aucun acte, il s'ensuivrait qu'on
pécherait du seul fait de cesser l'acte que l'on doit faire. Or celui qui ne
fait jamais son devoir cesse continuellement d'agir comme il devrait. Donc il
pécherait continuellement, ce qui est faux. Il n'est donc pas vrai qu'on puisse
pécher sans accomplir d'acte.
Cependant :
Nous lisons en saint
Jacques (4, 17) : "Celui qui sait faire le bien et ne le fait pas commet
un péché." Mais cela ne comporte aucun acte. Donc il peut y avoir péché
sans aucun acte.
Conclusion :
C'est
principalement le péché d'omission qui soulève cette question. Sur la nature de
ce péché les opinions sont partagées. Certains disent que dans tout péché de
cette sorte il y a un acte, soit intérieur, soit extérieur. Acte intérieur, par
exemple lorsqu'on veut ne pas aller à l'église quand on y est tenu. Acte
extérieur, par exemple lorsqu'à l'heure d'aller à l'église ou même avant, on se
livre à des occupations qui vont empêcher d'y aller. Ce dernier cas ne paraît
pas d'ailleurs si différent du premier, car vouloir une chose lorsqu'elle est
incompatible avec une autre, c'est vouloir positivement se passer de cette
autre ; sauf peut-être si l'on ne mesure pas que ce que l'on veut faire empêche
ce que l'on est tenu de faire, ce qui peut être jugé une négligence coupable. -
D'autres disent au contraire qu'il n'y a pas nécessairement un acte dans le
péché d'omission ; ne pas faire ce qu'on doit, c'est pécher.
Ces deux opinions
ont une part de vrai. Si l'on ne comprend en effet, dans le péché d'omission,
que ce qui appartient essentiellement à la raison de péché, alors il y suffit
parfois d'un acte intérieur, comme vouloir ne pas se rendre à l'église ; mais
il peut même quelquefois se passer d'acte, aussi bien intérieur qu'extérieur,
comme il arrive à celui qui, à l'heure d'aller à l'église ne songe à rien, pas
plus à y aller qu'à ne pas y aller. - Si au contraire on comprend aussi dans le
péché d'omission les motifs ou les occasions d'omettre, il faut nécessairement
qu'il y ait un acte dans le péché d'omission. Il n'y a en effet péché
d'omission que lorsqu'on laisse de côté une chose qu'on peut faire ou ne pas
faire. Si l'on en vient à ne pas faire ce qu'on pourrait faire ou non, il faut
qu'il y ait à cela une cause ou une occasion, soit sur le moment, soit
précédemment. Et même s'il s'agit d'une cause qui ne dépend pas de nous,
l'omission n'a pas raison de péché, par exemple quand on ne va pas à l'église
pour cause de maladie. Mais si la cause ou l'occasion dépend de la volonté,
l'omission a raison de péché ; et alors il faut toujours que cette cause, en
tant qu'elle est volontaire, contienne un acte au moins intérieur de volonté.
Cet acte de
volonté porte parfois directement sur l'omission même ; par exemple lorsqu'on
veut ne pas aller à l'église pour éviter un effort. Un tel acte est
essentiellement péché d'omission, car la volonté que l'on met à un péché, quel
qu'il soit, c'est cela même qui fait le péché, puisque l'acte volontaire
appartient à la raison de péché. - D'autres fois l'acte de volonté porte
directement sur autre chose qui empêche de faire ce qu'on doit ; soit que la
chose se présente au moment même, comme il arrive à qui veut aller ailleurs
quand le devoir serait d'aller à l'église ; soit qu'elle ait lieu auparavant,
comme lorsqu'on s'obstine à veiller tard le soir et qu'après cela on ne puisse
aller à l'église de bon matin. Alors, cet acte intérieur ou extérieur n'est une
omission que par accident, car l'omission se produit sans qu'on en ait eu
l'intention, ce qui définit l'action accidentelle pour Aristote. Il est donc
évident que le péché d'omission dans ce cas-là est toujours accompagné ou
précédé d'un acte, mais que cet acte pourtant lui demeure accidentel. Or, on
doit juger des choses d'après ce qui leur est essentiel et non d'après ce qui
leur est accidentel. Aussi peut-on dire avec plus de vérité qu'il peut y avoir
un péché en dehors de tout acte. Sans quoi il faudrait pareillement rapporter à
l'essence des autres péchés actuels les actes et occasions qui ne sont que des
circonstances.
Solutions :
1. Il faut plus de choses pour le bien que pour le mal,
puisque "le bien est produit, dit Denys, par une cause parfaite, et le mal
par n'importe quel défaut". C'est pourquoi il peut y avoir péché, soit à
faire ce qu'on ne doit pas, soit à ne pas faire ce qu'on doit ; mais il n'y a
mérite que si l'on fait volontairement tout ce qu'on doit. Et voilà pourquoi le
mérite ne peut exister sans acte, tandis que le péché le peut.
2. Une chose est volontaire, est-il dit dans les Éthiques, non
seulement parce qu'elle est l'objet d'un acte de volonté, mais parce qu'il est
en notre pouvoir qu'elle soit ou ne soit pas. Aussi le fait même de ne pas
vouloir peut être dit volontaire, puisqu'il est au pouvoir de l'homme de
vouloir et de ne pas vouloir.
3. Le péché d'omission s'oppose au précepte positif qui oblige
toujours mais non à tout moment. Aussi est-ce un péché qui existe seulement
quand on cesse d'agir au moment où le précepte affirmatif oblige.
Objections :
1. Cette définition est inexacte, car elle implique toujours
un acte. Or nous venons de voir que tous les péchés n'impliquent pas d'acte.
Donc cette définition n'englobe pas tous les péchés.
2. Saint Augustin définit le péché dans un autre livre :
"La volonté de retenir ou d'acquérir ce que la justice interdit."
Mais cette volonté, c'est une convoitise, c'est le désir au sens le plus large
du mot. Il eût donc suffi de dire : "Le péché est un désir contraire à la
loi éternelle", et il ne fallait pas ajouter "une parole ou un
acte".
3. Le péché consiste proprement à se détourner de sa fin ; car
le bien et le mal sont envisagés à titre principal par rapport à la fin, on l'a
montré.
De là vient que saint
Augustin le définit aussi par rapport à la fin, en disant que "pécher
n'est autre chose que négliger les réalités éternelles pour s'attacher aux
réalités temporelles". Et dans un autre livre, il dit que "toute la
perversité humaine consiste à se servir de ce dont on devrait jouir, et à jouir
de ce dont on devrait se servir". Or la définition soumise à notre examen
ne fait aucune mention de cet éloignement de la fin obligée. Elle n'est donc
pas suffisante pour définir le péché.
4. Dire qu'une chose est contraire à la loi, c'est dire
qu'elle est défendue. Mais tous les péchés ne sont pas mauvais parce qu'ils
sont défendus, il y en a qui sont défendus parce qu'ils sont mauvais. C'est
donc une erreur de définir en général le péché comme contraire à la loi de
Dieu.
5. Le péché, a-t-on dit, c'est l'acte humain mauvais. Or le
mal de l'homme, dit Denys, c'est d'aller contre la raison. Il eût donc mieux
valu définir que le péché est contre la raison plutôt que le dire contraire à
la loi éternelle.
Cependant :
L’autorité de saint
Augustin s'impose.
Conclusion :
Le péché, d'après
ce que nous avons dit, n'est rien d'autre que l'acte humain mauvais. - Un acte
est humain dès lors qu'il est volontaire ou émanant de la volonté, comme le
fait même de vouloir ou de choisir ; ou de façon impérée, comme l'activité
extérieure de parole ou d'action. - Un acte humain est mauvais du fait qu'il
manque de mesure. Or une chose est mesurée si elle s'ajuste à une règle, et
démesurée si elle s'écarte de la règle. La volonté humaine a une double règle,
l'une toute proche et homogène qui est la raison humaine elle-même ; l'autre
qui sert de règle suprême et c'est la loi éternelle, la raison de Dieu en
quelque sorte.
Voilà pourquoi saint
Augustin a mis dans la définition du péché deux parties. L'une concerne la
substance de l'acte humain, et c'est pour ainsi dire le matériel du péché, que
désignent ces mots "action, parole ou désir". L'autre se rapporte à
ce qu'il y a de mal dans l'acte, et c'est pour ainsi dire le formel du péché,
qui tient dans les mots "contraire à la loi éternelle".
Solutions :
1. Affirmation et négation sont du même genre, comme le dit saint
Augustin au sujet de l'engendré et de l'inengendré dans la Trinité. C'est
pourquoi il faut entendre comme identiques ce qui est dit et non dit, ce qui
est fait et non fait.
2. La cause première du péché est dans la volonté, qui
commande tous les actes volontaires, les seuls dans lesquels on trouve du
péché. Voilà pourquoi saint Augustin le définit quelquefois uniquement par la
volonté. Mais comme les actes extérieurs, en outre, appartiennent à la
substance du péché, puisqu'ils sont mauvais en eux-mêmes, nous l'avons dit, il
était nécessaire de mettre dans la définition quelque chose qui se rapportât à
eux.
3. La loi éternelle, premièrement et à titre principal,
ordonne l'homme à sa fin, mais conséquemment elle lui ordonne de bien se
comporter dans l'usage des moyens. Aussi, dire que le péché est contraire à la
loi éternelle, cela touche à l'éloignement de la fin et à tous les autres
désordres.
4. Lorsque l'on dit que tout péché n'est pas mauvais parce que
défendu, cela s'entend d'une défense portée par le droit positif. Car, si l'on
se réfère au droit naturel contenu premièrement dans la loi éternelle et
secondairement dans la faculté de juger naturelle à la raison humaine, alors on
peut dire que le péché est toujours mauvais parce que défendu ; car ce qui
n'est pas dans l'ordre s'oppose par le fait même au droit naturel.
5. Les théologiens considèrent le péché principalement comme
une offense contre Dieu ; le philosophe moraliste y voit un acte contraire à la
raison. Saint Augustin a donc mieux fait de le définir par opposition à la loi
éternelle que par opposition à la raison. D'autant plus que la loi éternelle
nous servira de règle sur beaucoup de points qui dépassent la raison humaine,
par exemple en tout ce qui relève de la foi.
1. Les péchés
se distinguent-ils spécifiquement par leurs objets ? - 2. La distinction entre
péchés de l'esprit et péchés de la chair. - 3. Se distinguent-ils d'après leurs
causes ? - 4. D'après les personnes qu'ils visent ? - 5. D'après la diversité
de leur dette de peine ? - 6. Selon omission et commission ? - 7. Selon leurs
divers degrés de réalisation ? - 8. Selon excès ou défaut ? - 9. Selon des
circonstances diverses ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car les actes humains sont dits bons ou
mauvais surtout par rapport à leur fin, on l'a montré plus haut. Mais le péché
n'est pas autre chose qu'un acte humain mauvais, on l'a dit aussi. Il semble
donc qu'on doive distinguer spécifiquement les péchés d'après leurs fins plutôt
que d'après leurs objets.
2. Le mal, étant une privation, se distingue spécifiquement
d'après les diverses espèces de réalité auxquelles il s'oppose. Or le péché,
c'est le mal dans le genre des actes humains. La distinction des péchés dépend
donc des réalités auxquelles ils s'opposent plutôt que de leurs objets.
3. Si la différence venait ici des objets, il serait
impossible de rencontrer un péché de même espèce avec des objets différents. Et
pourtant cela se rencontre : ainsi l'orgueil existe dans le domaine spirituel
et dans le domaine matériel, selon saint Grégoire ; l'avarice existe également
en des domaines divers. La distinction spécifique ne tient donc pas aux objets.
Cependant :
"Le péché est
action, parole ou désir contraire à la loi de Dieu". Mais ce sont là des
actes, et les actes se distinguent spécifiquement par leurs objets, nous
l'avons vu. Donc les péchés aussi.
Conclusion :
Deux éléments,
avons-nous dit, concourent à la raison de péché : l'acte volontaire et le
désordre qui lui vient de son éloignement de la loi divine. Mais de ces deux
éléments le pécheur n'a directement en vue que le premier, car il a l'intention
d'accomplir en telle matière tel acte volontaire ; l'autre élément,
c'est-à-dire le désordre de l'acte, ne se relie que par accident à l'intention
du pécheur ; car, selon Denys, "nul n'agit en portant son intention au
mal". Or il est évident qu'une espèce se tire toujours de ce qui est
essentiel et non de ce qui est accidentel, parce que ce qui est accidentel est
extérieur à la notion de l'espèce. Et c'est pourquoi la distinction entre les
péchés se fait du côté des actes volontaires plutôt que du désordre qui y est
impliqué. Mais les actes volontaires, comme nous l'avons montré dans les
traités précédents, se distinguent spécifiquement par leurs objets. Il en
découle que la distinction proprement spécifique entre les péchés se fait selon
leurs objets.
Solutions :
1. C'est la fin qui, à titre de principe, a raison de bien ;
et c'est pourquoi elle se rattache à l'acte volontaire, qui est primordial en
tout péché, comme étant son objet. Aussi cela revient-il au même, que les
péchés se distinguent selon les objets ou selon les fins.
2. Le péché n'est pas pure privation, mais un acte privé de
l'ordre qu'il devrait avoir. Et c'est pourquoi on distingue les péchés selon
les objets que ces actes poursuivent, plutôt que par leurs opposés. D'ailleurs
c'est aux vertus qu'ils s'opposent, et s'il fallait les distinguer par là, cela
reviendrait au même, puisque les vertus se distinguent, elles aussi, par leurs
objets, nous l'avons vu précédemment.
3. Rien n'empêche de trouver, en des réalités d'espèce ou de
genre différents, un seul et même objet formel d'où le péché reçoit sa note
spécifique. C'est ainsi qu'en des domaines divers l'orgueil cherche uniquement
l'excellence, et l'avarice, au contraire, une certaine abondance de ce qui
facilite la vie.
Objections :
1. Cette distinction semble inadéquate. Car l'Apôtre dit aux
Galates (5, 19.21) "On sait bien tout ce que produit la chair fornication,
impureté, débauche, idolâtrie, magie", etc. On voit par là que tous les
genres de péché sont les oeuvres de la chair. Il n'y a donc pas à distinguer
les péchés charnels des péchés spirituels.
2. Celui qui pèche se conduit selon la chair, d'après l'épître
aux Romains (8, 13) : "Si vous vivez selon la chair, vous mourrez. Mais
si, par l'esprit, vous faites mourir les oeuvres de la chair, vous
vivrez." Mais vivre ou se conduire selon la chair semble appartenir à la
raison de péché charnel. Donc tous les péchés sont charnels et il n'y a pas à
distinguer les péchés charnels des spirituels.
3. La partie supérieure de l'âme qui est la raison est appelée
esprit selon ce texte de la lettre aux Éphésiens (4, 23) :
"Renouvelez-vous par une transformation de votre esprit", où
"esprit" est synonyme de raison, selon la Glose. Mais tout péché
découle de la raison par le consentement ; car c'est l’oeuvre de la raison
supérieure de consentir à l'acte du péché, comme on le verra plus loin. Donc
les mêmes péchés sont charnels et spirituels, ils ne doivent donc pas être
distingués.
4. Si certains péchés sont spécialement charnels, on doit
surtout l'entendre de ces péchés par lesquels on pèche contre son propre corps.
Mais comme dit l'Apôtre (1 Co 6, 18) : "Tout péché que l'homme peut
commettre est extérieur à son corps ; celui qui commet la fornication pèche
contre son propre corps." Donc la fornication serait le seul péché
charnel, alors que dans l'épître aux Éphésiens (5, 3), l'Apôtre range l'avarice
parmi les péchés de la chair.
Cependant :
Saint Grégoire dit
que sur les sept péchés capitaux il y en a cinq qui sont des péchés de
l'esprit, et deux qui sont des péchés de la chair.
Conclusion :
Les péchés, comme
nous l'avons dit, sont spécifiés par leurs objets. Or tout péché consiste dans
l'appétit d'un bien périssable que l'on désire de façon désordonnée et dans la
possession duquel, par conséquent, on se délecte d'une manière déréglée. Mais
nous avons vu antérieurement qu'il y a deux sortes de délectations. Une
délectation d'âme qui se consomme dans la seule idée d'une chose désirée et
possédée ; on peut dire que c'est là un plaisir spirituel, celui que l'on prend
par exemple à la louange humaine ou à quelque chose d'analogue. Et puis il y a
la délectation corporelle ou naturelle qui s'achève dans le toucher et qu'on
peut aussi appeler plaisir charnel. Ainsi donc les péchés qui s'achèvent dans
les plaisirs spirituels sont appelés péchés de l'esprit, tandis que ceux qui
s'achèvent dans le plaisir charnel sont appelés péchés de la chair : la
gourmandise par exemple, qui s'accomplit dans le plaisir de manger, et la
luxure, qui s'accomplit dans les plaisirs sexuels. D'où cette recommandation de
l'Apôtre (2 Co 7, 1) : "Purifions-nous de toute souillure de la chair et
de l'esprit."
Solutions :
1. Comme la Glose l'explique, ces vices sont appelés des
oeuvres de la chair, mais non parce que tous s'achèveraient dans le plaisir
charnel. La chair ici désigne l'homme : tant qu'il a la prétention de vivre à
sa guise, on peut affirmer qu'il vit selon la chair, dit saint Augustin. Cela
vient de ce que toute défaillance de la raison humaine provient en quelque
manière d'une cause charnelle.
2. Cela donne aussi la réponse à la deuxième objection.
3. Il y a jusque dans les péchés de la chair un acte spirituel
: l'acte de la raison. Mais si l'on nomme ainsi ces péchés, c'est parce qu'ils
cherchent leur fin dans le plaisir de la chair.
4. La Glose dit que d'une manière spéciale, dans le péché de
fornication, l'âme devient l'esclave du corps, "à ce point qu'elle n'est
plus capable sur le moment de songer à rien d'autre". Le plaisir de la
gourmandise, bien que charnel aussi, n'absorbe pas à ce point la raison. On
pourrait dire encore qu'il y a dans ce péché une injustice envers le corps, du
fait qu'on le souille d'une façon contraire à l'ordre ; cela explique que l'on
attribue à cette faute-là uniquement de "pécher contre son propre
corps". - Quant à l'avarice, si elle est comptée parmi les péchés de la
chair, c'est qu'elle est prise pour l'adultère où l'on s'empare injustement de
la femme d'un autre. Ou bien on peut encore remarquer que le bien dont l'avare
se délecte est quelque chose de corporel et à ce titre son péché est charnel.
Mais le plaisir qu'il y prend ne ressortit pas à la chair mais à l'esprit, et
c'est pourquoi selon saint Grégoire l'avarice est un péché spirituel.
Objections :
1. Il y a des raisons de le penser. Une chose reçoit son
espèce de cela même qui la fait exister. Or les péchés tiennent l'existence de
leurs causes. C'est donc aussi d'elles qu'ils tirent leur espèce. Ils diffèrent
donc d'espèce selon la diversité de leurs causes.
2. Entre toutes, la cause qui importe le moins à l'espèce,
semble-t-il, c'est la cause matérielle. Mais dans le péché l'objet fait
fonction de cause matérielle. Donc, si l'on peut distinguer les péchés selon
leurs objets, à plus forte raison selon les autres causes.
3. Saint Augustin, commentant le Psaume (80, 17) : "la
vigne détruite, incendiée", dit que "tout péché vient ou bien d'une
crainte qui inspire un abattement mauvais, ou bien d'un amour qui donne une
ferveur mauvaise". En effet, on lit dans la première épître de saint Jean
(2, 16) : "Tout ce qui est dans le monde est convoitise de la chair,
convoitise des yeux ou orgueil de la vie." Il est dit que quelque chose
"est dans le monde" à cause du péché, selon que "le mot monde
signifie ceux qui aiment le monde", dit saint Augustin. En outre, saint Grégoire
distingue tous les péchés selon les sept vices capitaux. Or toutes ces
divisions concernent les causes des péchés. Il semble donc que les péchés
diffèrent en espèce selon la diversité des causes.
Cependant :
D’après ce
principe, tous les péchés seraient d'une seule espèce, n'ayant au fond qu'une
seule cause. On lit en effet dans l'Ecclésiastique (10, 15 Vg) que
"l'orgueil est le commencement de tout péché", et dans la première
épître à Timothée (6, 10) que "la cupidité est la racine de tous les
maux". Et pourtant il y a manifestement diverses espèces de péchés. Cette
diversité ne vient donc pas des causes.
Conclusion :
Comme il y a
quatre genres de causes, l'attribution s'en fait diversement à diverses choses.
La cause formelle et la cause matérielle concernent proprement la substance, et
c'est pourquoi les substances se classent par espèces et par genres d'après la
forme et la matière. La cause efficiente et la cause finale concernent
directement le mouvement et l'action, et c'est pourquoi les mouvements et les
actions sont caractérisés par ces causes ; mais non toujours de la même
manière.
Les principes
actifs de la nature sont toujours déterminés aux mêmes actes ; c'est pourquoi
les espèces diverses dans les actions de la nature sont envisagées non
seulement selon les objets, qui sont des fins ou des termes, mais encore selon
les principes actifs. Ainsi, chauffer et refroidir se distinguent selon le
chaud et le froid qui sont au principe. - Mais dans les actes volontaires comme
sont les péchés, les principes actifs ne sont pas déterminés nécessairement à
un seul effet. Aussi un seul principe ou motif d'action peut-il conduire à
différentes espèces de péchés : la mauvaise crainte par exemple, qui abat et
démoralise, peut pousser un homme à voler, à tuer, à abandonner le troupeau
dont il a la garde ; et les mêmes effets peuvent également venir de l'amour. Il
est évident par là que la différence d'espèce entre les péchés ne s'explique
pas par la diversité des causes qui sont principes ou motifs d'action, mais
uniquement par la diversité de la cause finale. C'est la fin qui est l'objet de
la volonté ; car on l'a montré précédemment : c'est d'elle que les actes
humains tirent leur espèce.
Solutions :
1. Dans les actes volontaires, comme le principe actif n'est
pas déterminé à un seul effet, on peut dire qu'il n'est pas suffisant pour la
production d'un acte humain. Il faut que la volonté soit déterminée à une chose
par l'intention de la fin, selon Aristote. Aussi est-ce la fin qui l'accomplit
dans son existence et son espèce.
2. Pour l'acte extérieur, l'objet est la matière sur laquelle
il s'exerce ; mais pour l'acte intérieur de volonté, il est une fin, et c'est
par là qu'il donne une espèce à l'action. Comme matière de l'acte extérieur
l'objet est le terme du mouvement et lui donne son espèce, d'après Aristote.
Cependant, ce n'est une espèce morale que dans la mesure où ces termes du
mouvement ont eux-mêmes raison de fin.
3. Ce sont là des classifications qui n'ont pas pour but de
distinguer les espèces des péchés, mais de manifester leurs causes diverses.
Objections :
1. La distinction entre péchés contre Dieu, contre le prochain
et contre soi-même, semble inadéquate. En effet, ce qui est commun à tout péché
ne doit pas entrer à titre de partie dans la division du péché. Or il est
commun à tout péché de s'opposer à la loi de Dieu puisque, nous l'avons vu,
cela fait partie de la division même du péché. Être commis contre Dieu ne doit
donc pas être donné comme formant une catégorie dans la distinction des péchés.
2. Les membres d'une division doivent toujours s'opposer les
uns aux autres. Mais ces trois catégories de péchés ne s'opposent pas ; car
celui qui pèche contre le prochain, pèche aussi contre lui-même. Cette division
en trois termes n'est donc pas bonne.
3. Ce qui est extérieur ne confère pas l'espèce. Mais Dieu et
le prochain sont extérieurs à nous. Ils ne sauraient donc servir à une
distinction spécifique des péchés.
Cependant :
Saint Isidore en
distinguant les péchés dit que l'homme pèche contre lui-même, contre Dieu et
contre le prochain.
Conclusion :
Nous avons dit que
le péché est un acte désordonné. Or il doit y avoir dans l'homme trois sortes
d'ordre. L'un selon la référence à la règle de raison, en tant que toutes nos
actions et passions doivent être mesurées selon la règle de raison. Un autre
ordre se réfère à la règle de la loi divine, qui doit diriger l'homme en tout.
Et si l'homme était par nature un animal solitaire, cet ordre double suffirait.
Mais parce que "l'homme est par nature un animal politique et
social", comme le prouve Aristote, il doit nécessairement exister un
troisième ordre pour ordonner l'homme à ses semblables avec lesquels il doit
vivre.
De ces différents
ordres, le premier contient le deuxième et le dépasse. Car tout ce qui est
contenu sous l'ordre de la raison l'est aussi sous celui de Dieu même ; mais
parmi les choses contenues sous l'ordre de Dieu même, il y en a qui dépassent
la raison humaine, telles les choses de la foi et tout ce qui n'est dû qu'à
Dieu. Aussi celui qui pèche en ces matières est dit pécher contre Dieu, comme
l'hérétique, le sacrilège, le blasphémateur. Pareillement, le deuxième ordre
contient le troisième et le dépasse. Il faut en effet que dans tous nos devoirs
envers le prochain nous soyons gouvernés par la raison ; mais la raison nous
gouverne en outre dans certaines choses qui ne regardent que nous et non le
prochain. Et quand il y a faute en ces matières, on dit que c'est pécher contre
soi-même ; c'est le cas du gourmand, du luxurieux, du prodigue. - Quand, au
contraire, on fait une faute dans l'ordre des devoirs envers le prochain, on
dit que c'est pécher contre le prochain ; tel est le cas du voleur et de
l'homicide.
C'est d'ailleurs
par des réalités diverses que l'homme s'ordonne à Dieu, à son prochain et à
lui-même. De sorte que nous avons là entre péchés une distinction d'après les
objets. Et comme c'est par les objets que se diversifient les espèces, cette
distinction dénote proprement une diversité d'espèces. - Car les vertus aussi,
auxquelles s'opposent les péchés, se distinguent spécifiquement selon cette
différence. Il est clair en effet que par les vertus théologales l'homme
s'ordonne envers Dieu, par la force et la tempérance envers lui-même, par la
justice envers le prochain.
Solutions :
1. Pécher contre Dieu, en tant que notre ordre à Dieu englobe
tout ordre humain, est commun à tout péché. Mais en tant que l'ordre de Dieu
dépasse les deux autres, le péché contre Dieu constitue un genre spécial.
2. Lorsqu'on distingue des choses incluses l'une dans l'autre,
la distinction s'entend évidemment d'après ce qui fait non que l'une est dans
l'autre, mais selon que l'une dépasse l'autre. Cela se voit clairement dans la
division des figures et des nombres ; lorsqu'on veut par exemple distinguer un
triangle d'un carré, on ne regarde pas ce qu'il peut y avoir de l'un dans
l'autre, mais ce qu'il y a de plus dans l'un que dans l'autre.
3. Dieu et le prochain sont extérieurs au pécheur mais non au
péché ; ils sont rattachés à cet acte comme étant ses objets propres.
Objections :
1. La division des péchés selon leur dette de peine semble
spécifique, par exemple quand on les divise entre péchés mortels et péchés
véniels. En effet, quand des choses diffèrent à l'infini, c'est qu'elles ne
sont ni d'une seule espèce ni même d'un seul genre. Or péché mortel et péché
véniel diffèrent à l'infini. Car le péché véniel encourt une peine temporelle,
le péché mortel une peine éternelle ; car la mesure de la peine répond à
l'importance de la culpabilité, selon le Deutéronome (25, 2) : "Le nombre
de coups sera proportionné au délit." Donc péché véniel et péché mortel ne
sont pas du même genre, et encore moins de la même espèce.
2. Il y a des péchés qui sont mortels par nature comme
l'homicide et l'adultère, et d'autres qui sont véniels comme les paroles
oiseuses et superflus. Donc il y a une différence d'espèce entre le péché mortel
et le péché véniel.
3. Ce que la récompense est à l'acte vertueux, la peine l'est
au péché. Mais la récompense est la fin de l'acte vertueux. Donc la peine est
aussi la fin du péché. Or nous avons dit que les péchés se distinguent
spécifiquement par leurs fins. C'est dire qu'ils se distinguent aussi par leur
dette de peine.
Cependant :
Ce qui concerne
l'espèce, comme la différence spécifique, vient toujours en premier. Mais la
peine suit la faute comme l'effet de cette faute. Les péchés ne trouveront donc
pas une différence spécifique dans leur dette de peine.
Conclusion :
Entre des réalités
qui ne sont pas de même espèce on trouve deux sortes de différences. Il y en a
une qui est constitutive des espèces. Celle-là, on ne peut jamais la rencontrer
que dans des réalités d'espèces diverses : ainsi le rationnel et l'irrationnel,
ce qui est animé et ce qui est inanimé. - Il y a une autre différence qui est
seulement consécutive à la diversité des espèces. Cette sorte de différence,
bien qu'elle soit en certains êtres une conséquence de leur diversité
spécifique, peut cependant se rencontrer ailleurs chez des individus de même
espèce. Ainsi le blanc et le noir sont pour le cygne et le corbeau la
conséquence d'une diversité spécifique, et cependant c'est une différence qui
se retrouve chez les hommes qui forment une même espèce.
Il faut donc dire
que la différence entre péché mortel et péché véniel, ou toute autre différence
prise à la dette de peine, ne peut constituer une diversité spécifique. Jamais
en effet ce qui existe par accident n'est constitutif. Or ce qui a lieu en
dehors des intentions de celui qui agit, est accidentel, dit le Philosophe.
Évidemment, la peine est en dehors des intentions du pécheur. Du côté du
pécheur elle est donc accidentelle au péché. - Pourtant, de l'extérieur, elle
est ordonnée au péché par la justice du juge qui proportionne exactement les
différentes peines aux différents péchés. De sorte que la différence entre les
péchés qui provient de leur dette de peine peut être consécutive à leur
diversité spécifique, mais elle ne constitue pas cette diversité.
La différence
entre péché mortel et péché véniel est une différence consécutive à la
diversité du désordre qui achève la raison de péché. Il y a en effet deux
sortes de désordres : l'un consiste à ôter à l'ordre son principe ; l'autre,
sans toucher au principe, s'attaque à ce qui vient après lui. De même, dans
l'organisme, le désordre va parfois jusqu'à la destruction du principe vital,
et c'est la mort ; mais parfois, ce principe étant sauf, le trouble n'est que
dans les humeurs, et alors c'est la maladie. Or le principe de tout l'ordre
moral est la fin ultime qui joue dans l'action le rôle du principe
indémontrable dans la spéculation. C'est pourquoi, lorsqu'une âme est déréglée
par le péché jusqu'à être détournée de sa fin ultime, c'est-à-dire de Dieu, à
qui nous sommes unis par la charité, alors la faute est mortelle ; au
contraire, quand le désordre se produit en deçà de cette séparation d'avec
Dieu, alors la faute est vénielle. En effet, de même que, dans l'organisme, la
mort provoque, en s'attaquant au principe même de la vie, un désordre
irréparable par la nature ; mais il y a toujours moyen de réparer le désordre
de la maladie, parce que le principe vital est sauf ; ainsi en est-il dans
l'âme. Car, dans la spéculation, celui qui se trompe sur les principes ne peut
être ramené à la vérité ; mais celui qui se trompe en sauvegardant les
principes peut être ramené par ces principes mêmes. Pareillement, en matière
d'action, celui qui en péchant se détourne de la fin ultime, par la nature de
son péché, fait une chute irréparable, et c'est pourquoi l'on dit qu'il pèche
mortellement et qu'il aura à expier éternellement. Au contraire, celui qui
pèche en deçà de la séparation d'avec Dieu est dans un désordre que la nature
même du péché rend réparable parce que le principe est sauf ; aussi assure-t-on
que celui-ci pèche véniellement, ce qui revient à dire qu'il n'est pas coupable
au point de mériter une peine interminable.
Solutions :
1. Péché mortel et péché véniel diffèrent à l'infini quant à
l'aversion, mais non pas quant à la conversion, laquelle regarde l'objet d'où
péché tire son espèce. Aussi rien n'empêche de rencontrer dans la même espèce
un péché mortel et un péché véniel ; ainsi, en fait d'adultère, il y a de
premiers mouvements qui sont péchés véniels ; et des paroles oiseuses qui sont
ordinairement vénielles, peuvent aussi être mortelles.
2. Du fait qu'on rencontre un péché qui est mortel par sa
catégorie, et un autre véniel par sa catégorie, il s'ensuit qu'une telle
différence est la conséquence d'une diversité spécifique des péchés, mais non
pas qu'elle en soit la cause. Or une telle différence peut aussi se rencontrer,
nous venons de le dire, dans des réalités de même espèce.
3. La récompense se rattache à l'intention de celui qui mérite
ou agit vertueusement. La peine n'entre pas dans l'intention de celui qui
pèche, elle est plutôt contre sa volonté. Aussi la comparaison ne vaut pas.
Objections :
1. Il semble que ce soit une différence spécifique. En effet
l'épître aux Éphésiens (2, 1) distingue délits et péchés en disant : "Vous
étiez morts par vos délits et vos péchés." La Glose explique : par vos
délits "en ne faisant pas ce qui est prescrit" ; par vos péchés
"en faisant ce qui est interdit". Il est évident que le délit désigne
la faute d'omission, et le péché la faute de commission. Il y a donc là une
différence spécifique, distinguant des contraires.
2. Il est essentiel au péché d'être contraire à la loi de Dieu
: c'est dans sa définition même, nous l'avons vu. Mais dans la loi de Dieu,
autres sont les préceptes affirmatifs auxquels s'oppose le péché d'omission, et
les préceptes négatifs auxquels s'oppose le péché de commission. Il y a donc
entre eux une différence d'espèce.
3. Omission et commission diffèrent comme affirmation et
négation. Mais l'affirmation et la négation ne peuvent pas être de la même espèce
parce que la négation n'a pas d'espèce ; "dans le non-être, dit le
Philosophe, il n'y a ni espèces ni différences". Impossible donc que
commission et omission se rangent dans une seule espèce.
Cependant :
Nous les
rencontrons dans une même espèce de péché. Voyez l'avare ; il pille le bien des
autres, ce qui est un péché de commission, et ne leur donne pas ce qu'il doit
leur donner, ce qui est un péché d'omission. Donc omission et commission ne
sont pas des différences spécifiques.
Conclusion :
Il y a entre les
péchés une double différence, l'une matérielle, et l'autre formelle. La
différence matérielle est envisagée selon l'espèce naturelle des actes ; la
différence formelle selon leur ordre à une fin propre, qui est leur objet
propre. Cela fait que des actes qui sont matériellement d'espèces différentes
appartiennent pourtant formellement à la même espèce de péché parce qu'ils sont
ordonnés au même but. Ainsi, égorger, lapider, poignarder ressortissent à la
même espèce, l'homicide, bien que ces actes par leur nature soient
spécifiquement différents. Donc, si nous prenons le péché d'omission et le
péché de commission matériellement, ils diffèrent d'espèce, en prenant
toutefois l'espèce dans une large acception où la négation, comme la privation,
peut avoir une espèce. Mais si nous considérons ces deux sortes de péchés
formellement, alors ils ne diffèrent pas d'espèce, parce qu'ils sont ordonnés
au même but et procèdent du même motif. Ainsi, c'est toujours pour amasser de
l'argent que l'avare pille les autres et ne donne pas ce qu'il doit donner. De
même, c'est pour satisfaire sa gloutonnerie que le gourmand mange trop et qu'il
omet les jeûnes prescrits. Et ainsi en tout ; car en fait, une négation est
toujours fondée sur une affirmation qui est en quelque façon sa cause ; aussi
dans la nature est-ce pour le même motif que le feu produit la chaleur et non
du froid.
Solutions :
1. Cette division n'est pas prise selon diverses espèces
formelles, mais matérielles seulement, on vient de le dire.
2. Il fut nécessaire dans la loi de Dieu de formuler divers
préceptes affirmatifs et négatifs pour amener graduellement les hommes à la
vertu, d'abord par l'abstention du mal, à quoi nous induisent les préceptes
négatifs, puis par la pratique du bien, à quoi nous induisent les préceptes
affirmatifs. Ainsi les préceptes affirmatifs et les préceptes négatifs ne se
rapportent pas à des vertus diverses mais à divers degrés dans la vertu. Et par
conséquent il ne faut pas non plus les opposer à des péchés d'espèces différentes.
En outre, le péché n'est pas caractérisé spécifiquement du côté de l'aversion
puisqu'il est de ce côté négation ou privation, mais il l'est du côté de la
conversion aux choses périssables, parce que c'est en cela qu'il est un acte.
De là vient que les péchés ne sont pas diversifiés spécifiquement d'après la
diversité des préceptes de la loi divine.
3. Cette objection s'appuie sur la diversité matérielle des
espèces. Encore faut-il savoir que si la négation n'est pas à proprement parler
dans une espèce, elle s'y trouve placée cependant parce qu'elle se ramène à
l'affirmation dont elle est la suite.
Objections :
1. Il semble inadéquat de distinguer entre péché du coeur, de
bouche et d'action. Car saint Augustin reconnaît trois degrés dans le péché :
le premier existe "lorsque le sens charnel insinue sa séduction", ce
qui est le péché de pensée ; le deuxième degré est "quand on se contente
du seul plaisir de l'imagination" ; le troisième "quand on décide
d'agir en donnant son consentement". Mais tout cela est dans le coeur :
c'est le péché de pensée. Il n'y a donc pas de raison de faire de ce péché
comme une catégorie spéciale.
2. Saint Grégoire distingue quatre degrés dans la faute :
d'abord elle se cache dans le coeur ; ensuite elle se manifeste extérieurement
; puis elle s'affermit par l'habitude ; enfin elle conduit au désespoir. Là on
ne distingue pas entre péché d'action et péché de parole, et on ajoute deux
autres degrés à la division proposée au début, qui est donc inadéquate.
3. Il ne peut y avoir péché de parole ou d'action s'il n'y a
d'abord péché dans le coeur. Ce ne sont donc pas là différentes espèces de
péchés ; et elles ne doivent pas être opposées les unes aux autres.
Cependant :
Saint Jérôme
assure que "le genre humain est sujet à trois grandes sortes de péchés :
par pensée, parole ou action".
Conclusion :
Il y a deux façons
de trouver que des choses ne sont pas de la même espèce. Ou bien chacune a son
espèce achevée : ainsi le boeuf et le cheval diffèrent d'espèce. Ou bien l'on
prend pour autant d'espèces les divers degrés d'une chose en voie de formation
ou d'évolution. Ainsi, dans le bâtiment, il y a la maison complètement finie,
mais il y a également, comme autant d'espèces inachevées selon Aristote, les
travaux de fondation, puis le gros oeuvre. Et on peut parler de même dans la
génération des animaux. - Telle est précisément la division du péché par pensée,
parole et action. Il ne s'agit pas de trois espèces parfaites car, le péché
n'étant vraiment consommé que dans l'action, seul le péché par action
représente une espèce parfaite. Mais sa première ébauche, ses travaux de
fondation en quelque sorte, sont dans le coeur ; son deuxième degré
d'avancement est sur les lèvres ; en ce sens que l'homme explose facilement
pour manifester les sentiments qu'il nourrit dans son coeur ; le troisième
degré enfin, c'est l'action où la faute est consommée. Ce sont donc bien là
trois choses qui diffèrent comme autant de degrés dans le péché. Il est clair
pourtant que ces trois choses ne font qu'une seule espèce complète,
puisqu'elles procèdent du même motif : c'est en effet par soif de vengeance que
le coléreux est d'abord troublé dans son coeur, puis éclate en paroles
injurieuses, et finalement en arrive à des actions violentes ; et il en est de
même dans la luxure et dans tout autre péché.
Solutions :
1. Tous les péchés gardés dans le coeur ont pour trait commun
de rester secrets. C'est en cela qu'ils constituent un premier degré dans la
faute. Degré qui pourtant se subdivise en trois : pensée, complaisance et
consentement.
2. Le péché par parole et le péché par action ont tous deux le
caractère d'une manifestation, et c'est pour cela que saint Grégoire les range
dans une seule catégorie. Saint Jérôme les distingue pour cette raison que dans
le péché de parole il y a simplement et avant tout la manifestation, dans le
péché d'action au contraire, avant tout la mise à exécution de ce qu'on a dans
le coeur, mais la manifestation y est aussi par voie de conséquence. Quant à
l'habitude et au désespoir, ce sont des degrés qui viennent après que le péché
a atteint son espèce parfaite, de même que l'adolescence et la jeunesse arrivent
après que la génération est tout à fait achevée.
3. Le péché de pensée et le péché de parole ne sont pas
distincts du péché d'action quand ils se produisent en même temps que lui, mais
lorsque l'un d'entre eux se trouve isolé. De même une partie du mouvement ne se
distingue pas du mouvement total quand celui-ci est continu mais seulement
quand il s'arrête au milieu de son cours.
Objections :
1. Ce n'est jamais que la différence du plus et du moins. Il
ne semble pas qu'elle soit spécifique.
2. Il y a faute dans l'action du fait que l'on s'écarte de la
rectitude de la raison ; de même qu'il y a fausseté dans la spéculation du fait
qu'on s'écarte de la vérité des choses. Mais la fausseté n'est pas spécifique
par le fait qu'on affirme plus ou moins qu'il n'y a en réalité. Donc pas
davantage l'espèce du péché ne vient de ce qu'on s'écarte de la rectitude de la
raison en plus ou en moins.
3. "Avec deux espèces on ne forme pas une espèce",
dit Porphyre. Or l'excès et le défaut s'unissent dans un même péché : il y a
des gens qui sont prodigues tout en manquant de libéralité, ce qui est pécher
d'un côté par excès, de l'autre par défaut. Ce n'est donc pas là une différence
spécifique.
Cependant :
Les contraires
diffèrent d'espèce, car leur contrariété tient à la forme, selon Aristote. Or
l'excès et le défaut sont des contraires dans le vice : le manque de libéralité
est le contraire de la prodigalité. Ils diffèrent donc quant à l'espèce.
Conclusion :
Il y a deux
éléments dans le péché l'acte lui-même, et le désordre de cet acte en tant
qu'il s'écarte de l'ordre de la raison et de la loi divine ; mais on n'envisage
pas l'espèce du péché à partir du désordre, qui n'est pas voulu par le pécheur,
on l'a dit précédemment ; mais il faut faire attention surtout à l'acte
lui-même, voir à quoi il se termine et vers quel objet se porte l'intention du
pécheur. Aussi, chaque fois qu'il y a dans l'intention un motif différent de
mal faire, il y a une espèce différente de péché. Or il est évident qu'il n'y a
pas le même motif de mal faire dans les péchés par excès que dans les péchés
par défaut ; bien plus, il y a des motifs contraires ; le motif de
l'intempérance est l'amour des plaisirs du corps, celui de l'insensibilité est
la haine de ces plaisirs. C'est pourquoi des péchés de cette sorte ne sont pas
seulement différents quant à l'espèce, ils sont en outre contraires les uns aux
autres.
Solutions :
1. Bien que le plus et le moins ne soient pas cause d'une
diversité spécifique, ils en sont pourtant parfois la conséquence, en tant
qu'ils proviennent de formes diverses, comme quand on dit que le feu est plus
léger que l'air. Ainsi, à ceux qui ne veulent pas admettre que les amitiés
soient de plusieurs espèces, sous le prétexte qu'elles ne diffèrent entre elles
que par le plus et le moins, le Philosophe fait observer que ce n'est pas là un
indice suffisant. Dans ce même sens, aller au-delà ou rester en deçà de ce qui
est raisonnable indique des péchés d'espèces diverses en tant qu'ils sont
consécutifs à des motifs divers.
2. Le pécheur n'a pas l'intention de s'écarter de la raison,
et c'est pourquoi le péché par excès et le péché par défaut n'ont pas la même
raison d'être, alors qu'ils s'éloignent de la même rectitude raisonnable. Mais
celui qui dit une fausseté peut avoir l'intention de cacher la vérité ; à cet
égard peu importe qu'il affirme plus ou moins. Cependant, s'il n'a pas
proprement l'intention de s'écarter de la vérité, alors il est évident que des
causes diverses le portent soit à dire plus, soit à dire moins qu'il n'y a en
réalité, et il y a par là même diverses espèces de faussetés. C'est clair chez
le vantard qui parle faussement par exagération pour se faire valoir ; et chez
le fraudeur qui diminue sa dette pour avoir moins à rembourser. Ainsi certaines
opinions fausses sont-elles contraires les unes aux autres.
3. Quelqu'un peut être prodigue et mesquin, quand ce n'est pas
pour la même chose. On sera mesquin dans ses exigences, et prodigue dans ses
dons. Rien n'empêche que des contraires se rencontrent dans le même sujet quand
ce n'est pas sur le même point.
Objections :
1. Il semble que oui. Car Denys affirme : "Le mal résulte
de n'importe quel défaut." Or les défauts particuliers tiennent au mauvais
état de circonstances particulières. Donc chaque circonstance malheureuse donne
lieu à des péchés d'espèce différente.
2. Les péchés sont des actes humains et, nous l'avons vu,
l'acte humain reçoit parfois son espèce des circonstances. Donc les péchés
diffèrent d'espèce selon l'état fâcheux des circonstances diverses.
3. On distingue diverses espèces de gourmandise, selon les
termes condensés dans un vers latin : "Précipitation, raffinement, excès,
avidité, recherche." Tout cela concerne des circonstances diverses, car il
y a précipitation à manger avant qu'il ne faut, excès à manger plus qu'il ne
faut, etc. Donc les espèces du péché se distinguent selon les diverses
circonstances.
Cependant :
Le Philosophe fait
observer que dans chaque vice le tort qu'on a, c'est d'agir quand il ne faut
pas, plus qu'il ne faut, et ainsi de suite pour toutes les autres
circonstances. Ce n'est donc pas par les circonstances que les vices se
diversifient.
Conclusion :
Nous venons de le
dire : chaque fois qu'il se présente un autre motif de mal faire, il y a une
autre espèce de péché, pour cette raison que le motif de mal faire c'est la
fin, l'objet. Or il arrive parfois que diverses circonstances sont mauvaises
pour un même motif. L'avare, dont le vice s'oppose à la libéralité, n'a qu'un
seul et même motif pour prendre quand il ne le faut pas, où il ne faut pas, plus
qu'il ne faut, et ainsi de suite ; il agit ainsi par désir immodéré de
l'argent. Dans ces cas-là, les diverses circonstances mauvaises ne font pas
différentes espèces de péchés, mais se rapportent à une seule et même espèce.
Parfois au contraire, si diverses circonstances sont mauvaises, cela provient
de motifs divers. La gourmandise en est un exemple. Si l'on mange avec
précipitation, cela peut venir de ce qu'étant facilement épuisé on ne saurait
souffrir le moindre retard dans les repas. Recherche-t-on au contraire une
nourriture trop abondante, cela peut venir de ce qu'ayant un fort tempérament
on est capable d'assimiler beaucoup. Mais si l'on recherche les mets délicats,
c'est pour le plaisir de la table. Voilà par conséquent des cas où les diverses
circonstances mauvaises amènent diverses espèces de péchés.
Solutions :
1. Le mal en tant que tel est une privation ; et à cet égard,
comme toutes les autres privations, il se diversifie d'après les choses dont on
est privé. Mais le péché, nous l'avons dit, n'est pas déterminé spécifiquement
par la privation ou l'aversion, mais par la conversion vers l'objet de son
acte.
2. Une circonstance ne change l'espèce d'un acte que quand il
y a un autre motif.
3. Dans les diverses espèces de gourmandise, il y a des motifs
différents, on vient de le dire.
1. Tous les
péchés et les vices sont-ils connexes ? - 2. Tous sont-ils égaux ? - 3. Leur
gravité est-elle évaluée selon leurs objets ? - 4. Selon la dignité des vertus
auxquelles ils s'opposent ? - 5. Les péchés de la chair sont-ils plus graves
que ceux de l'esprit ? - 6. La gravité des péchés est-elle évaluée selon leur
cause ? - 7. Selon les circonstances ? - 8. Selon l'importance de leur nocivité
? - 9. Selon la condition de la personne contre qui l'on pèche ? - 10. Le péché
est-il aggravé par la haute situation du pécheur ?
Objections :
1. Saint Jacques (2, 10) semble le dire : "Quiconque aura
observé toute la loi, s'il vient à pécher contre un seul commandement, devient
coupable sur tous les points." Etre coupable sur tous les préceptes de la
loi, c'est avoir tous les péchés ; car, dit saint Ambroise : "Le péché est
une transgression de la loi divine et une désobéissance aux commandements du
ciel." Quiconque par conséquent tombe en un seul péché est sujet à tous
les autres.
2. Tout péché exclut la vertu contraire. Mais celui qui manque
d'une seule vertu n'a pas les autres, d'après ce que nous savons de leur
connexion. Donc celui qui commet un seul péché est dépouillé de toutes les
vertus. Mais n'avoir pas une vertu c'est avoir le vice contraire. Donc avoir un
seul péché c'est les avoir tous.
3. Il a été établi précédemment que toutes les vertus sont
connexes lorsqu'elles ont en commun un même principe. Mais les péchés aussi ont
en commun un même principe. Car, de même que l'amour de Dieu qui édifie la cité
de Dieu est le principe et la racine de toutes les vertus, de même l'amour de
soi qui édifie la cité de Babylone est la racine de tous les péchés, comme le
montre saint Augustin dans la Cité de Dieu. Donc tous les vices et péchés, eux
aussi, sont connexes, à tel point qu'en avoir un, c'est les avoir tous.
Cependant :
Certains vices
sont contraires entre eux, comme le montre Aristote. Or il est impossible que
des contraires existent ensemble dans le même sujet. Il est donc impossible que
tous les vices et les péchés soient en connexion.
Conclusion :
L'intention de
celui qui agit par vertu cherche à suivre la raison tout autrement que
l'intention du pécheur ne tend à s'en écarter. Car tout homme qui agit par
vertu a l'intention de suivre la règle de raison, et c'est pourquoi l'intention
de toutes les vertus tend à la même fin. Aussi toutes les vertus sont-elles
connexes entre elles dans la droite règle de l'action qui est la prudence, nous
l'avons dit. Mais chez le pécheur, l'intention n'est pas de s'écarter de ce qui
est raisonnable, elle est plutôt de tendre à un bien désirable, et c'est ce
bien qui la caractérise spécifiquement. Or ces biens vers lesquels l'intention
du pécheur se dirige en s'écartant de la raison, sont divers et sans aucune
connexion entre eux ; bien plus, ils sont même parfois contraires les uns aux
autres. Comme c'est de l'objet de leur attachement que les vices et les péchés
reçoivent leur espèce, il est évident que cet élément qui achève de les
caractériser spécifiquement ne leur donne aucune connexion entre eux. Commettre
le péché ne consiste pas en effet à passer de la multitude à l'unité, comme
c'est le cas pour les vertus lorsqu'elles sont connexes, mais plutôt à
s'éloigner de l'unité vers la multiplicité.
Solutions :
1. Saint Jacques parle du péché non pas sous l'angle de la
conversion par laquelle les péchés se distinguent, nous l'avons dit ; il en
parle sous l'angle de l'aversion, en tant que l'homme en péchant s'éloigne du
précepte de la loi. Or tous les commandements de la loi n'ont qu'un seul et
même auteur, comme il le dit lui-même à cet endroit, et c'est le même Dieu que
l'on méprise en tout péché. Par là aussi il est permis de dire que "celui
qui pèche sur un point devient coupable de tous", puisque, en commettant
un seul péché, il encourt la dette de peine du fait qu'il méprise Dieu, mépris
qui engendre la culpabilité de tout péché.
2. Comme nous l'avons déjà dit, tout acte de péché ne détruit
pas la vertu contraire : le péché véniel ne détruit aucune vertu. Le péché
mortel détruit la vertu infuse parce qu'il détourne de Dieu. Mais un seul acte,
même de péché mortel, ne détruit pas l'habitus de la vertu acquise. Seulement,
si les actes se multiplient au point d'engendrer un habitus contraire,
l'habitus de la vertu acquise est éliminé. Avec lui est éliminée aussi la
prudence, car lorsqu'un homme agit contre une vertu quelconque, il agit contre
la prudence, puisque sans celle-ci aucune vertu morale ne peut exister, nous
l'avons vu. Avec la prudence sont exclues par conséquent toutes les autres
vertus morales, du moins quant à cette existence parfaite et formelle de vertu
qu'elles possèdent en participant de la prudence. Il reste cependant des
inclinations aux actes vertueux, lesquelles n'ont pas formellement raison de
vertu. - Mais il ne s'ensuit pas que l'on encoure tous les vices ni tous les
péchés. D'abord, parce qu'à une vertu s'opposent plusieurs vices, de sorte que
la vertu puisse être éliminée par un seul d'entre eux, même si un autre n'est
pas là. Ensuite, parce que le péché s'oppose directement à l'inclination de la
vertu vers son acte, nous l'avons dit. On ne peut donc pas affirmer, tant qu'il
reste quelques inclinations vertueuses, que l'homme ait les vices ou les péchés
contraires.
3. L'amour de Dieu rassemble les affections humaines en les
ramenant du multiple à l'un, et c'est pour cela que les vertus causées par
l'amour de Dieu sont en connexion les unes avec les autres. Mais l'amour de soi
disperse les affections humaines dans la diversité, car, en s'aimant lui-même,
l'homme recherche pour lui les biens de ce monde, qui sont variés et divers ;
c'est pourquoi les vices et les péchés que cause l'amour de soi ne sont pas
connexes.
Objections :
1. Il semble que oui. Car pécher, c'est faire ce qui n'est pas
permis. Mais cette désobéissance est reprochée à tous de la même manière, donc
de même les péchés. Par conséquent l'un n'est pas plus grave que l'autre.
2. Tout péché consiste à transgresser la règle de la raison
qui joue auprès des actes humains le rôle d'un instrument de règle linéaire
dans le domaine corporel. Pécher c'est donc en quelque sorte déborder un tracé.
Mais qu'on s'éloigne beaucoup du tracé ou qu'on en reste assez près, c'est
toujours pareil : dans les privations il n'y a pas de plus et de moins. Donc
tous les péchés sont égaux.
3. Les péchés s'opposent aux vertus. Mais toutes les vertus
sont égales, dit Cicéron. Donc tous les péchés sont égaux.
Cependant :
Le Seigneur dit à
Pilate (Jn 19, 11) : "Celui qui m'a livré à toi se charge d'un plus grand
péché." Et il est bien évident pourtant que Pilate a péché. Donc un péché
est plus grand qu'un autre.
Conclusion :
Ce sont les
stoïciens et Cicéron à leur suite qui ont estimé toutes les fautes égales. De
là dérive aussi l'erreur de certains hérétiques qui, admettant l'égalité de
tous les péchés, admettent de même l'égalité de toutes les peines de l'enfer.
Autant qu'on peut s'en rendre compte par ce que dit Cicéron, ce qui conduisait
les stoïciens à cette opinion, c'est qu'ils ne considéraient dans la faute que
la privation, c'est-à-dire l'éloignement de ce qui est raisonnable ; aussi,
jugeant absolument qu'aucune privation ne saurait avoir de plus ou de moins,
ils ont soutenu que tous les péchés sont égaux.
Mais si l'on
réfléchit bien, on trouvera qu’il y a deux sortes de privations. Il y a la
privation pure et simple qui consiste pour ainsi dire dans un état de complète
destruction. C'est ainsi que la mort est la privation de la vie, et les
ténèbres la privation de la lumière. De telles privations ne supportent pas le
plus et le moins, puisqu'il ne reste rien de l'état opposé. On n'est pas moins
mort le premier, le troisième ou le quatrième jour, qu'on ne l'est au bout d'un
an quand le cadavre est décomposé. Pareillement, une maison n'est pas plus
obscure lorsque vous en avez bouché la fenêtre avec plusieurs tentures que si
vous l'avez fait avec une seule qui intercepte déjà totalement la lumière.
A côté de cela, il
y a une autre sorte de privation. Ce n'est plus la privation pure et simple.
Elle retient quelque chose de l'état opposé, si bien qu'elle est un
acheminement vers la destruction plutôt qu'un état de destruction complète. Tel
est le cas de la maladie qui fait perdre le bon équilibre des humeurs, de manière
pourtant qu'il en reste quelque chose, sans quoi l'animal ne serait plus en
vie. Tel est pareillement le cas de la laideur et des états analogues. Or, de
telles privations, par ce qui reste de la disposition qu'elles détruisent, sont
susceptibles de plus et de moins. Il importe beaucoup en effet à la maladie ou
à la laideur de s'écarter plus ou moins du bon équilibre des humeurs et de la
juste proportion des membres. Et il faut dire la même chose des vices et des
péchés. Car s'ils font perdre le bon équilibre de la raison, ce n'est pas au
point d'abolir entièrement l'ordre de la raison. Autrement, si le mal était
intégral, il se détruirait lui-même, comme il est dit au livre IV des Éthiques
; en effet il ne pourrait rien subsister de la substance d'un acte ni des
affections de celui qui agit s'il ne gardait rien de l'ordre conforme à la
raison. Et c'est pourquoi il importe beaucoup à la gravité du péché qu'on
s'éloigne plus ou moins de la rectitude raisonnable. Et ainsi faut-il dire que
tous les péchés ne sont pas égaux.
Solutions :
1. S'il n'est pas permis de commettre les péchés, c'est à
cause du désordre qu'ils comportent. Donc ceux qui contiennent un plus grand
désordre sont plus illicites que les autres, et par conséquent plus graves.
2. On raisonne là à propos du péché comme s'il s'agissait
d'une privation pure et simple.
3. Les vertus sont proportionnellement égales chez un seul et
même individu. Et pourtant, l'une en précède une autre en dignité, selon son
espèce. En outre, dans la même espèce de vertu, un individu est plus vertueux
qu'un autre, nous l'avons déjà dit. Cependant, même si les vertus étaient
égales, il ne s'ensuivrait pas que les vices fussent égaux, car il y a
connexion entre les vertus, mais non entre les vices et les péchés.
Objections :
1. Il semble que non. Car la gravité du péché ressortit à son
mode ou à sa qualité ; mais l'objet est la matière du péché lui-même. Donc la
gravité des péchés ne varie pas selon divers objets.
2. La gravité du péché, c'est l'intensité de sa malice. Or, le
péché n'a pas raison de malice sous l'angle de la conversion à son propre
objet, qui est un bien désirable, mais plutôt sous l'angle de l'aversion. Donc
la gravité du péché ne varie pas selon ses objets.
3. Ayant des objets divers, les péchés sont de genres divers.
Mais lorsque les choses sont ainsi de divers genres, elles ne sont plus
comparables, comme le prouve Aristote. Ce ne sont donc pas les objets qui
permettent de comparer la gravité d'un péché à celle d'un autre.
Cependant :
Les péchés sont
spécifiés par leurs objets, on l'a montré. Mais de deux péchés l'un est plus
grave que l'autre par son espèce ; ainsi l'homicide est plus grave que le vol.
Donc la gravité des péchés diffère selon les objets.
Conclusion :
D'après ce que
nous avons vu plus haut, la différence de gravité se présente pour les péchés
comme pour les maladies. De même que le bien de la santé consiste dans un
certain équilibre des humeurs en rapport avec la nature de l'animal, de même le
bien de la vertu consiste dans un certain équilibre de l'acte humain en
harmonie avec la règle de la raison. Or il est évident qu'une maladie est
d'autant plus grave que le bon équilibre est rompu à l'égard d'un principe plus
fondamental ; ainsi, une maladie du coeur, principe de la vie, ou de la région
du coeur, est la plus dangereuse. Il faut donc qu'un péché soit d'autant plus
grave qu'il porte le désordre sur un principe de plus grande importance dans le
gouvernement de la raison. Mais en matière d'action, la raison gouverne tout
d'après la fin. Voilà pourquoi le péché est d'autant plus grave qu'il provient,
dans les actes humains, d'une fin plus élevée.
Or nous avons vu
que les objets des actes sont leurs fins. C'est ce qui fait qu'à la diversité
des objets correspond celle de la gravité des péchés. Ainsi est-il évident que
les réalités extérieures sont ordonnées à l'homme comme à leur fin ; et l'homme
à son tour est ordonné à Dieu comme à la sienne. C'est pourquoi le péché qui
s'attaque à la substance même de l'homme, par exemple l'homicide, est plus
grave que celui qui s'attaque aux biens extérieurs, comme le vol ; et plus
grave encore est le péché qui est commis immédiatement contre Dieu, comme
l'infidélité, le blasphème, etc. Enfin dans chacune de ces catégories un péché
est plus ou moins grave selon qu'il porte sur un point plus ou moins
fondamental. Et puisque les péchés sont déterminés spécifiquement par leurs
objets, la différence de gravité qui résulte de ces objets est vraiment
première et principale, comme consécutive à l'espèce même.
Solutions :
1. Sans doute l'objet est la matière à laquelle se termine
l'acte. Cependant il a raison de fin en tant que l'intention de l'agent porte
sur lui, nous l'avons dit récemment. Or nous avons montré que la forme d'un
acte moral dépend de sa fin.
2. La conversion illégitime à un bien périssable engendre
l'aversion du bien impérissable, en laquelle s'accomplit la raison de mal.
C'est pourquoi il faut que la diversité des choses auxquelles on s'attache
entraîne une gravité différente dans la malice du péché.
3. Il y a un ordre entre tous les objets des actes humains.
Ainsi tous les actes humains se rejoignent d'une certaine façon en un seul
genre par leur ordination à la fin ultime. C'est pourquoi rien n'empêche que
tous les péchés soient comparables.
Objections :
1. Il semble que non, car alors à la vertu la plus haute
s'opposerait le péché le plus grave. Or c'est le contraire qui est vrai,
semble-t-il. Selon les Proverbes (15, 5 Vg), c'est quand la justice abonde que
la vertu a son maximum. Mais le Seigneur affirme en saint Matthieu (5, 20) que,
lorsque la justice abonde, elle arrête la colère, péché bien moindre que
l'homicide, qu'une plus faible justice suffit à empêcher. Donc le plus petit
péché s'oppose à la plus grande vertu.
2. Il est dit au livre II des Éthiques que la vertu a pour
matière un bien difficile. D'après cela il semble qu'une vertu plus grande
doive avoir pour matière une chose plus difficile. Mais pour le péché c'est
l'inverse : le péché est d'autant moins grave que la chose offre plus de
difficulté. Donc à une vertu plus grande s'oppose un moindre péché.
3. La charité est une plus grande vertu que la foi et
l'espérance, d'après saint Paul (1 Co 13, 13). Pourtant la haine qui s'oppose à
la charité n'est pas un péché aussi grave que l'infidélité ou le désespoir, qui
s'opposent à la foi et à l'espérance. Donc à une plus grande vertu s'oppose un
péché moindre.
Cependant :
Le Philosophe
déclare que "le meilleur a pour contraire le pire". Or en morale ce
qu'il y a de meilleur, c'est la plus grande vertu, et ce qu'il y a de pire,
c'est le péché le plus grave. Donc le péché le plus grave s'oppose à la plus
grande vertu.
Conclusion :
Un péché s'oppose
à la vertu de deux façons. L'opposition fondamentale et directe est celle où le
péché et la vertu ont le même objet, car alors ce sont vraiment deux contraires
au même point de vue. Et de cette façon il faut qu'à une vertu plus grande
s'oppose un péché plus grave. C'est en effet l'objet qui donne plus de gravité
à la faute, comme il donne plus de dignité à la vertu, car dans un cas comme
dans l'autre il détermine l'espèce, nous l'avons montré. Il faut par suite que
le plus grand péché soit directement à l'opposé de la plus grande vertu, comme
les deux extrêmes du même genre. - L'autre sorte d'opposition entre la vertu et
le péché est fondée sur la répression de celui-ci par le développement de
celle-là. Car plus une vertu grandit, plus elle éloigne l'homme du péché
contraire, au point qu'elle met obstacle non seulement au péché lui-même mais
encore à tout ce qui peut y conduire. Et ainsi il est évident que plus une
vertu grandit, plus elle empêche jusqu'aux moindres péchés, de même que plus
une santé s'améliore, plus elle élimine jusqu'aux moindres malaises. De cette
manière-là, il est vrai qu'à une plus grande vertu s'oppose un moindre péché
sous l'angle de l'effet.
Solutions :
1. Cet argument se fonde sur la seconde sorte d'opposition,
celle qui se fait par répression du péché car c'est en ce sens qu'une justice
abondante arrête jusqu'à de menues fautes.
2. Si une vertu est plus grande parce qu'elle vise à un bien
plus difficile, elle a directement pour contraire le péché qui vise à un mal
plus difficile. Dans les deux cas on trouve une certaine supériorité, du fait
que la volonté s'y révèle plus fortement engagée dans le bien ou dans le mal,
par cela même que la difficulté ne l'a pas abattue.
3. La charité n'est pas un amour quelconque, mais l'amour de
Dieu. Aussi ce qui s'oppose directement à la charité, ce n'est pas une haine
quelconque, mais la haine de Dieu, laquelle est bien le plus grave de tous les
péchés.
Objections :
1. Il ne paraît pas qu'ils soient moins coupables. Les
Proverbes disent (6, 30.32) : "Ce n'est pas une grande faute de voler...
Mais l'adultère, par la folie de son coeur, perdra son âme." Pourtant le
vol tient à l'avarice, péché de l'esprit, l'adultère à la luxure, péché de la
chair. Donc les péchés de la chair sont plus coupables.
2. Saint Augustin nous assure que le diable se réjouit surtout
des péchés de luxure et d'idolâtrie. Mais il se réjouit davantage des fautes
les plus grandes. Comme la luxure est un péché charnel, il semble donc que ces
péchés sont parmi les fautes les plus grandes.
3. Le Philosophe prouve qu'il "est plus honteux de ne
pouvoir contenir sa convoitise que de ne pouvoir contenir sa colère". Or,
selon saint Grégoire, la colère est un péché spirituel, tandis que la
convoitise ressortit aux péchés charnels. Le péché de la chair est donc plus
grave que celui de l'esprit.
Cependant :
Saint Grégoire
affirme a que les péchés de la chair sont moins coupables et plus infamants que
ceux de l'esprit.
Conclusion :
Les péchés
spirituels sont plus coupables que les péchés charnels. Ce qui ne veut pas dire
que n'importe lequel des premiers soit plus coupable que n'importe lequel des
seconds, mais que, toutes choses égales d'ailleurs, si l'on considère
uniquement cette différence de l'esprit et de la chair, les péchés de l'esprit
sont plus graves. Trois raisons à cela.
- 1. A cause du
sujet du péché. Les péchés spirituels relèvent de l'esprit, par lequel on se
tourne vers Dieu, par lequel aussi on se détourne de lui. Au contraire, les
péchés charnels se consomment dans les plaisirs de l'appétit sensible, auquel
il appartient surtout de s'attacher aux biens corporels. C'est pourquoi le
péché charnel en tant que tel présente plus de conversion, et à cause de cela aussi,
plus d'attachement aux choses ; mais le péché spirituel comporte plus de cette
aversion d'où procède la raison de faute, et c'est pourquoi le péché spirituel
comme tel est une faute plus grande.
- 2. A cause de
celui contre qui l'on pèche. Car le péché de la chair en tant que tel offense
le corps, lequel n'est pas à aimer dans l'ordre de la charité autant que Dieu
et le prochain, qui sont offensés par les péchés de l'esprit. C'est pourquoi
ceux-ci comme tels sont plus coupables.
- 3. A cause du
motif. Plus l'homme est fortement poussé à pécher, moins il pèche gravement,
nous le verrons tout à l'heure. Or, les péchés de la chair comportent une
impulsion plus forte, cette convoitise qui nous est innée. Et c'est pourquoi
les péchés de l'esprit, comme tels, sont plus coupables.
Solutions :
1. L'adultère n'est pas seulement un péché de luxure, il est
aussi un péché d'injustice. Et par là il peut être rattaché à l'avarice. Comme
dit la Glose : "Tout fornicateur est ou impur ou avare." Et alors
l'adultère est plus grave que le vol, dans la mesure où l'on aime son épouse
plus que ses richesses.
2. Si, dit-on, le diable se réjouit extrêmement de la luxure,
c'est que dans ce péché l'attachement est extrême, et qu'il est difficile à
l'homme de s'y arracher ; car "l'appétit de jouir", dit le
Philosophe, "est insatiable".
3. Comme dit le Philosophe "Il est plus honteux de ne
pouvoir retenir sa concupiscence que de ne pouvoir retenir sa colère",
parce que celle-ci participe moins de la raison. Et c'est pour cela qu'il dit
aussi que les péchés d'intempérance sont les plus exécrables, parce qu'ils ont
pour objet les plaisirs qui nous sont communs avec les bêtes, et que de tels
péchés font de l'homme une brute. De là vient aussi l'affirmation de saint Grégoire,
que ces fautes sont plus infamantes.
Objections :
1. Il ne paraît pas que la gravité soit en proportion de la
cause. Plus la cause est forte plus elle pousse violemment au péché, et plus il
est difficile d'y résister. Mais si la résistance est plus difficile, le péché
en est diminué ; en effet, c'est une marque de faiblesse chez le pécheur de ne
pouvoir facilement résister au péché ; or le péché de faiblesse est jugé plus
léger. Le péché ne tire donc pas sa gravité de sa cause.
2. La convoitise est une cause générale de péché. D'où (sur Rm
7, 7 : "J'avais ignoré la convoitise..."), ce commentaire de la Glose
: "La loi est bonne puisqu'en prohibant la convoitise, elle prohibe tout
mal." Mais la faute est d'autant moindre que l'on a été vaincu par une
convoitise plus forte. La gravité du péché est donc diminuée par la grandeur de
la cause.
3. De même que la rectitude de la raison est cause de l'acte
vertueux, de même, semble-t-il, la défaillance de la raison est cause du péché.
Or, plus cette défaillance est grande, moindre est le péché, tellement que
celui qui est privé de l'usage de la raison est tout à fait excusé, et que
celui qui pèche par ignorance pèche plus légèrement. La gravité de la faute
n'est donc pas accrue par la grandeur de la cause.
Cependant :
Multiplier la
cause c'est multiplier l'effet. Donc si un péché a une cause plus grande, il
sera plus grave.
Conclusion :
Dans le péché,
comme en tout autre genre de chose, il peut y avoir une double cause.
D'abord la cause
essentielle et propre, qui n'est autre ici que la volonté même de pécher, car
cette volonté est à l'acte du péché comme l'arbre à son fruit, dit la Glose
(sur Mt 7, 18 : "Un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits.")
Cette sorte de cause, plus elle se sera développée, plus la faute sera grave,
car un homme pèche d'autant plus gravement qu'il aura déployé plus de volonté à
mal faire.
A côté de cela, il
y aura d'autres causes, en quelque sorte extrinsèques et éloignées, qui
inclinent la volonté à pécher. Entre elles il faut faire une distinction. Les
unes induisent la volonté à pêcher dans le sens même de sa nature : la fin par
exemple, objet propre de la volonté. Et avec une telle cause la faute se trouve
accrue, car on pèche plus gravement lorsque la volonté se propose intensément
une fin plus mauvaise. Il y a d'autres causes, au contraire, qui inclinent la
volonté à pêcher en dehors de sa nature et de son ordre propres, alors qu'il
lui est naturel de se mouvoir d'elle-même en toute liberté selon le jugement de
la raison. Ce sont les causes qui diminuent le jugement de la raison, comme
l'ignorance, ou celles qui diminuent le libre mouvement de la volonté, comme
l'infirmité, la violence, la crainte, etc. De telles causes diminuent le péché
comme elles diminuent le volontaire, tellement que si l'acte devient tout à
fait involontaire, il n'a plus raison de péché.
Solutions :
1. Cette objection procède de la cause efficiente extrinsèque,
qui diminue le volontaire ; l'accroissement de cette cause diminue le péché, on
vient de le dire.
2. Si sous le nom de convoitise on comprend même le mouvement
de la volonté, dans ce cas, là où règne une plus grande convoitise, il y a un
plus grand péché. Mais si l'on appelle ainsi cette passion qui est le mouvement
du concupiscible, alors une plus grande convoitise, devançant le jugement de la
raison et le mouvement de la volonté, diminue la faute ; parce que celui qui
pèche sous l'aiguillon d'une plus grande convoitise succombe à une tentation
plus grave, ce qui le rend moins responsable. Si, au contraire, cette
convoitise suit le jugement de la raison et le mouvement de la volonté, alors
on peut dire que là où elle est plus grande, la faute est plus grave ; parfois
en effet le mouvement de convoitise surgit avec plus de force, du fait que la
volonté tend vers son objet sans aucun frein.
3. Cet argument vaut pour la cause qui produit de
l'involontaire ; et celle-là diminue le péché, on vient de le voir.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car le péché tire sa gravité de son
espèce. Or l'espèce ne dépend nullement d'une circonstance, celle-ci n'étant
qu'un accident. Donc la gravité du péché n'est pas envisagée à partir de la
circonstance.
2. Ou la circonstance est mauvaise, ou elle ne l'est pas. Si
elle est mauvaise, c'est elle-même qui détermine l'espèce du mal. Si elle n'est
pas mauvaise, elle n'a pas de quoi augmenter le mal. Donc la circonstance
n'augmente d'aucune manière la malice du péché.
3. La malice du péché dépend de l'aversion, tandis que les
circonstances sont la conséquence de la conversion aux biens terrestres. Les
circonstances n'augmentent donc pas la malice du péché.
Cependant :
L’ignorance d'une
circonstance diminue le péché ; car celui qui pèche par ignorance d'une
circonstance mérite le pardon, assure le Philosophe. Donc la circonstance
aggrave le péché.
Conclusion :
Chaque chose
reçoit naturellement sa croissance du principe même qui la cause. Le Philosophe
en fait la remarque à propos de l'habitus vertueux. Or il est évident que le
péché a pour cause quelque circonstance défectueuse ; car s'éloigner de l'ordre
raisonnable, c'est agir sans observer les circonstances voulues. Il est donc
par là même évident que le péché est ainsi fait qu'une simple circonstance
l'aggrave.
Mais cela peut se
présenter de trois manières.
1° La circonstance
change le genre du péché. Ainsi la fornication consiste à s'approcher d'une
femme qui n'est pas à soi. Si l'on ajoute cette circonstance que c'est la femme
d'un autre, alors on passe à un autre genre de péché, à une injustice, en tant
qu'on usurpe le bien d'autrui. C'est ce qui rend l'adultère plus grave que la
fornication.
2° Mais parfois la
circonstance aggrave le péché non en le faisant pour ainsi dire changer de
nature, mais en multipliant seulement sa raison de mal. Ainsi, lorsqu'un
prodigue fait des largesses quand il ne le doit pas et à qui il ne le doit pas,
il donne à son péché, dans le même genre, plus d'étendue que s'il se borne à
faire ses largesses à qui il ne le doit pas. Et de ce fait la faute devient
plus grave, comme une maladie devient plus grave lorsqu'elle infecte plus
profondément l'organisme. D'où cette sentence de Cicéron "Il y a dans le
parricide des péchés multiples car c'est porter atteinte à qui vous a engendré,
nourri, instruit, à qui vous a fait une place dans l'existence, dans la famille
et dans l'Etat."
3° La circonstance
aggrave le péché en ajoutant à la difformité morale provenant d'une autre
circonstance. Ainsi prendre le bien d'autrui constitue le vol. S'il s'y ajoute
cette circonstance de prendre en grande quantité le bien d'autrui, la faute
sera plus grave, quoique le fait de prendre peu ou beaucoup ne signale pas de
lui-même la raison de bien ou de mal.
Solutions :
1. Nous avons vu qu'en morale l'espèce d'un acte dépend
quelquefois d'une circonstance. Cependant, la circonstance qui n'est pas
spécifique peut aggraver le péché. Parce que, comme la bonté d'une chose n'est
pas appréciée uniquement d'après son espèce mais aussi d'après certains traits
accidentels, de même la malice d'un acte n'est pas estimée seulement d'après
l'espèce de l'acte, mais encore d'après les circonstances.
2. La circonstance peut aggraver la faute de deux façons. Elle
le peut si elle est mauvaise, et il n'est même pas nécessaire pour cela qu'elle
constitue une nouvelle espèce de péché ; il suffit, comme nous venons de le
dire, qu'elle ajoute une nouvelle raison de malice dans la même espèce. Si la
circonstance n'est pas mauvaise, elle peut quand même aggraver la faute en
contribuant à la malice d'une autre circonstance.
3. La raison doit régler l'acte non seulement quant à l'objet,
mais encore dans toutes les circonstances. Et c'est pourquoi l'aversion envers
la règle de la raison révèle le caractère mauvais de n'importe quelle
circonstance ; par exemple si l'on agit là où il ne faut pas, ou bien quand il
ne faut pas. Cette aversion suffit à la raison de mal. Mais cette aversion
entraîne la séparation d'avec Dieu, car c'est en suivant la droite raison que
l'homme doit s'unir à lui.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car la nocivité produit un événement
consécutif au péché. Mais l'événement qui vient après un acte n'ajoute ni à la
bonté ni à la malice de l'acte, on l'a vu antérieurement.
2. C'est surtout dans les péchés contre le prochain qu'on
trouve de la nocivité, car personne ne veut se nuire à soi-même, et personne ne
peut nuire à Dieu, selon ce texte de Job (35, 6.8) : "Si tu multiplies tes
iniquités, que feras-tu contre lui ? C'est à tes semblables que nuira ton
impiété." Donc, si la gravité était en proportion du dommage, il
s'ensuivrait que le péché contre le prochain serait plus grave que le péché
commis contre Dieu ou contre soi-même.
3. On nuit davantage à quelqu'un en le privant de la vie de la
grâce, qu'en le privant de la vie de la nature ; parce que la vie de la grâce
est meilleure que la vie naturelle, tellement qu'on doit mépriser celle-ci pour
ne pas perdre celle-là. Mais l'homme qui incite une femme à la fornication lui
fait perdre, autant qu'il est en lui, la vie de la grâce en la poussant au
péché mortel. Donc, si la gravité était en proportion de la nocivité, la
fornication simple serait plus grave que l'homicide ; ce qui est manifestement
faux. Donc le péché n'est pas plus grave parce qu'il nuit davantage.
Cependant :
Saint Augustin dit
ceci "Parce que le vice s'oppose à la nature, tout ce qui est retranché à
l'intégrité de la nature est ajouté à la malice des vices." Mais ce qui
est retranché à l'intégrité de la nature, c'est ce qui lui nuit. Donc le péché
est d'autant plus grave que sa nocivité est plus grande.
Conclusion :
Le dommage causé
par le péché peut se rattacher à lui de trois façons : 1° Il est prévu et
voulu, par exemple lorsque l'on agit avec le dessein de nuire, comme fait
l'homicide ou le voleur : en ce cas la grandeur du dommage augmente directement
la gravité de la faute puisqu'alors le dommage est par soi l'objet du péché. 2°
Le dommage est prévu mais non voulu. C'est le cas de l'individu qui coupe à
travers champs pour aller plus vite à ses débauches ; il nuit à ce qui est
ensemencé dans les champs, sciemment, bien que sans dessein de nuire. Alors, la
quantité du dommage aggrave aussi la faute, mais indirectement ; c'est-à-dire que
la volonté fortement inclinée à pécher fait qu'on n'hésite pas à nuire à
soi-même ou à d'autres ce qu'on ne voudrait pas de volonté absolue. 3° Le
dommage n'a été ni prévu ni voulu. Si c'est par accident qu'il découle du
péché, il ne l'aggrave pas directement. Néanmoins, pour sa négligence à
envisager les conséquences nuisibles de ses actes, on impute au châtiment du
responsable des méfaits qui arrivent sans qu'il l'ait fait exprès, si du moins
il se livrait à une activité illicite. Si au contraire le dommage est par
lui-même une suite du péché, bien qu'il ne soit ni prévu ni voulu, il aggrave
directement la faute ; parce que tout ce qui est par soi une conséquence du
péché ressortit d'une certaine manière à l'espèce même de ce péché. Par
exemple, si un individu commet une fornication en public, c'est un scandale
pour beaucoup, et il y a là un dommage qui, bien que l'auteur lui-même ne le
veuille, ni peut-être ne le prévoie, aggrave directement sa faute.
Pourtant, il
semble en être autrement lorsque le dommage a le caractère d'une peine encourue
par le pécheur lui-même. Un dommage de cette sorte, si c'est par accident qu'il
se rattache à l'acte du péché, et s'il n'est ni prévu ni voulu n'aggrave pas le
péché et n'est pas une conséquence de son aggravation ; tel est le cas de celui
qui heurte un obstacle et se blesse le pied en courant commettre un meurtre. Si
au contraire ce genre de dommage est une conséquence essentielle de l'acte du
péché, bien qu'il ne soit peut-être ni prévu ni voulu, son importance n'augmente
pas la gravité de la faute ; mais inversement la gravité de la faute entraîne
celle du dommage. C'est ainsi qu'un infidèle, qui n'a jamais entendu parler des
peines de l'enfer, y sera puni plus sévèrement pour un homicide que pour un
vol, et cela à cause même des fautes ; en effet, parce qu'il n'a ni voulu ni
prévu le châtiment, son péché n'en est pas aggravé comme cela peut arriver chez
le fidèle, qui semble pécher plus gravement du fait qu'il méprise de plus
grands châtiments pour assouvir sa volonté de mal faire ; au contraire, dans la
supposition que nous faisons, c'est uniquement la gravité du péché qui cause
celle du dommage.
Solutions :
1. Comme on l'a déjà dit précédemment, lorsqu'il s'agissait de
la bonté et de la malice des actes extérieurs, l'événement postérieur au péché
ajoute à la bonté ou à la malice de l'acte s'il a été prévu et voulu.
2. Quoique le dommage aggrave le péché, il ne s'ensuit pas
cependant qu'il soit seul à l'aggraver. Et même, si un péché est plus grave, on
peut dire que c'est par lui-même, à cause du désordre qu'il renferme, comme
nous l'avons dit dans les articles précédents. C'est pourquoi le dommage
lui-même aggrave le péché dans la mesure où il rend l'acte plus désordonné. Il
ne s'ensuit pas que, si le dommage a lieu surtout dans les péchés contre le
prochain, ce soient-là les fautes les plus graves ; car il y a un désordre
beaucoup plus grave dans les péchés contre Dieu et même dans quelques-uns des
péchés contre soi-même. - Cependant on peut dire ceci. Bien que personne ne
puisse nuire à la substance même de Dieu, on peut cependant tenter de nuire à
ce qui appartient à Dieu, en ruinant la foi par exemple, en violant les choses
saintes ; ce sont là des péchés très graves. De même on peut sciemment et
volontairement se faire du tort à soi-même : c'est le cas des suicidés, bien
qu'ils rapportent cela à une fin qui est un bien apparent, comme de se délivrer
d'une angoisse.
3. Cette objection n'est pas concluante pour deux raisons : 1°
L'homicide veut directement le préjudice du prochain, tandis que le fornicateur
qui séduit une femme ne cherche pas à nuire mais à trouver son plaisir. 2°
L'homicide est par lui-même et de façon suffisante cause de la mort corporelle,
tandis que nul ne peut être pour un autre cause de mort spirituelle par
lui-même et de façon suffisante, car personne ne meurt spirituellement si ce
n'est en péchant volontairement lui-même.
Objections :
1. Il semble que le péché ne soit pas aggravé par la condition
de la personne contre qui l'on pèche. Car s'il en était ainsi, le péché serait
particulièrement aggravé d'être commis contre un homme juste et saint. Mais
cela n'aggrave pas le péché, car l'homme vertueux est moins atteint par
l'injustice, qu'il supporte d'une âme égale, que d'autres qui en outre
souffrent intérieurement le scandale. Donc la condition de la personne contre
qui l'on pèche n'aggrave pas le péché.
2. S'il en était ainsi, la proche parenté aggraverait le péché
au maximum car, dit Cicéron : "Si c'est pécher une fois que de tuer
son esclave, c'est pécher plusieurs fois que de tuer son père". Et
pourtant la proche parenté ne semble pas si aggravante ; en effet, on n'a rien
de plus proche que soi-même ; or il est moins grave de se faire tort à soi-même
que de nuire à autrui, moins grave par exemple d'abattre son propre cheval que
celui d'un autre, dit le Philosophe. La proche parenté n'aggrave donc pas la
faute.
3. Si la condition de celui qui commet le péché est une
circonstance aggravante, c'est surtout en raison de la dignité de la personne
en cause ou de sa science selon la Sagesse (6, 7 Vg) : "Les puissants
seront puissamment châtiés", et cette parole du Seigneur en saint Luc (12,
47) : "Le serviteur qui, connaissant la volonté de son maître, ne l'aura
pas accomplie, recevra un grand nombre de coups." Donc, par une raison
semblable, en ce qui concerne celui envers qui l'on pèche, la dignité ou la
science de l'offensé devraient aggraver la faute. Mais il ne paraît pas plus
grave d'être injuste envers quelqu'un qui est plus riche et plus puissant que
de l'être envers un pauvre ; parce "Dieu ne fait pas de différence entre
les hommes" (Rm 2, 11), et c'est à son jugement que doit être examinée la
gravité du péché. Donc la condition de la personne offensée n'ajoute rien à la
gravité de l'offense.
Cependant :
La Sainte Écriture
blâme spécialement le péché contre les serviteurs de Dieu (1 R 19, 14) :
"Ils ont détruit tes autels et tué tes prophètes par le glaive." Elle
blâme aussi très fort le péché contre les proches selon Michée (7, 6) :
"Le fils insulte son père, la fille se dresse contre sa mère." Elle
blâme également d'une manière spéciale le péché commis envers les personnes
constituées en dignité : "Celui qui traite le roi d'apostat, et les chefs
d'impies..." (Jb 34, 8). Donc la condition personnelle de l'offensé
aggrave la faute.
Conclusion :
La personne envers
laquelle est commis le péché, en est en quelque sorte l'objet. Or nous avons
dit plus haut que c'est l'objet qui fait la gravité première de la faute. De là
vient que le péché est d'autant plus grave qu'il a pour objet une fin plus
essentielle. Les fins fondamentales des actes humains sont Dieu, l'homme
lui-même et le prochain. Quoi que nous fassions en effet nous le faisons pour
l'un de ces objets, encore qu'il y ait une subordination de l'un à l'autre. On
peut donc, eu égard à ces trois objets, voir dans le péché plus ou moins de gravité
suivant la condition de la personne offensée.
1° On est d'autant
plus uni à Dieu qu'on est plus vertueux ou plus consacré à lui. C'est pourquoi
l'injustice faite à une personne de cette qualité rejaillit davantage sur Dieu,
selon Zacharie (2, 12) : "Qui vous touche, me touche à la pupille de
l'oeil." Aussi un péché devient-il plus grave par le fait qu'il est commis
envers une personne plus unie à Dieu soit par sa vertu soit par sa fonction.
2° A l'égard de
soi-même, il est évident qu'on est d'autant plus coupable que l'on offense une
personne à laquelle on est uni par des liens plus étroits de parenté, de
bienfaits, ou par quelque autre lien, car alors on a l'air de pécher davantage
contre soi-même, et pour autant l'on pèche plus gravement suivant l'Ecclésiastique
(14, 5) : "Celui qui est mauvais envers lui-même, envers qui sera-t-il bon
?"
3° A l'égard du
prochain, la faute est d'autant plus grave qu'elle touche un plus grand nombre.
C'est pourquoi un péché commis envers un personnage public, roi ou prince par
exemple, qui représente toute une multitude en sa personne, est plus grave
qu'un péché commis envers une personne privée. D'où ce précepte spécial de
l'Exode (22, 27) : "Tu ne maudiras pas le prince de ton peuple."
Pareillement, une injustice commise envers quelqu'un de grand renom, du fait
qu'elle a pour un très grand nombre un retentissement de scandale et de
trouble, paraît être plus grave.
Solutions :
1. Celui qui offense le vertueux fait bien tout ce qui dépend
de lui pour troubler cet homme, intérieurement et extérieurement. Que le
vertueux n'en soit pas ému intérieurement, c'est le résultat de sa perfection,
laquelle ne diminue en rien le péché de l'offenseur.
2. Le dommage qu'un individu se fait à lui-même dans les
choses qui sont de son domaine propre, dans ses biens par exemple, est moins
coupable que le tort fait à un autre, parce que si l'on agit ainsi c'est qu'on
le veut bien. Mais dans ce qui n'est pas du domaine de la volonté, comme les
biens naturels et les biens spirituels, il est plus grave de se nuire à
soi-même ; en effet, il est plus grave de se suicider que de tuer autrui. Pour
le dommage causé aux biens de nos proches, étant donné que ce bien n'est pas
soumis à notre volonté, on ne saurait soutenir qu'en pareille matière la faute
soit moins grave, à moins que peut-être nos proches n'y consentent ou ne la
ratifient.
3. Si Dieu punit plus gravement celui qui pèche contre des
personnes plus éminentes, ce n'est pas parce qu'il fait des différences entre
les hommes ; il fait cela parce qu'il y a une faute qui nuit à plus de gens.
Objections :
1. Il semble que non, car l'homme est d'autant plus grand
qu'il adhère davantage à Dieu, selon l'Ecclésiastique (25, 10) : "Qu'il
est grand, celui qui a trouvé la sagesse et la science". Mais personne ne
surpasse celui qui craint le Seigneur. Or, plus quelqu'un adhère à Dieu, moins
on lui impute de péché. Car on lit au 2° livre des Chroniques (30, 18) :
"Le Seigneur, dans sa bonté, pardonnera à tous ceux qui cherchent de tout
leur coeur le Seigneur Dieu de leurs pères, et ne leur reprochera pas d'être
insuffisamment sanctifiés." Donc le péché n'est pas aggravé par la haute
situation du pécheur.
2. "Dieu ne fait pas de différence entre les hommes"
; lisons-nous dans l'Épître aux Romains (2, 11). Il ne va donc pas, pour le
même péché, punir celui-ci plus que celui-là.
3. Nul ne doit tirer désavantage de ce qu'il a de bon. C'est
pourtant ce qui arriverait si les actes étaient imputés plus sévèrement à un
personnage éminent. Donc la grandeur du pécheur n'aggrave pas le péché.
Cependant :
Saint Isidore
affirme : "plus le pécheur est haut placé, plus on donne d'importance à
son péché".
Conclusion :
Il y a deux sortes
de péchés. L'un d'eux est commis par surprise, à cause de la faiblesse
naturelle de l'homme. Un tel péché est moins reproché à celui qui est le plus
avancé dans la vertu, parce qu'il néglige moins qu'un autre de réprimer de tels
péchés que la faiblesse humaine ne peut totalement éviter.
Les autres péchés
sont commis de propos délibéré. Ils sont imputés d'autant plus gravement au
pécheur que celui-ci est haut placé. Et cela peut se justifier par quatre
raisons.
1° Il y a chez les
grands, ainsi chez ceux qui se distinguent par la science et par la vertu, plus
de facilité pour résister au péché. C'est à propos d'eux que le Seigneur
déclare en saint Luc (12, 47) : "Le serviteur qui, connaissant la volonté
de son maître, ne l'aura pas accomplie, recevra un grand nombre de coups."
2° Il y a de
l'ingratitude dans le péché des grands ; car tout ce qui donne de la grandeur à
l'homme est un bienfait de Dieu, et celui qui pèche contre lui est un ingrat. A
cet égard n'importe quelle grandeur, même temporelle, aggrave le péché selon la
Sagesse (6, 7 Vg) : "Les puissants seront puissamment châtiés."
3° Il y a parfois
une particulière contradiction entre l'acte du péché et la grandeur de la
personne, comme lorsque le prince se met à violer la justice, lui qui en est le
gardien ; ou lorsque le prêtre se livre à la fornication, lui qui a fait voeu
de chasteté.
4° Il y a la
raison de l'exemple ou du scandale. Comme le fait remarquer saint Grégoire :
"La faute déploie un exemple bien plus entraînant, quand la situation du
pécheur le met à l'honneur." Car les péchés des grands sont connus par
plus de gens, et l'on s'en indigne davantage.
Solutions :
1. L'autorité alléguée parle des négligences arrachées par
surprise à la faiblesse humaine.
2. Dieu ne fait pas de différence entre les hommes quand il
punit davantage les grands, parce que leur grandeur contribue à la gravité de
la faute, nous venons de le dire.
3. L'homme éminent ne tire pas désavantage du bien qu'il a
reçu, mais du mauvais usage qu'il en fait.
1. La volonté
peut-elle être le siège du péché ? - 2. Elle seule ? - 3. La sensualité
peut-elle être le siège du péché ? - 4. Du péché mortel ? - 5. La raison
peut-elle être le siège du péché ? - 6. Est-ce dans la raison inférieure que
réside la délectation prolongée (morose) ou non ? - 7. Est-ce dans la raison
supérieure que réside le consentement à l'acte ? - 8. La raison inférieure
peut-elle être le siège du péché mortel ? - 9. La raison supérieure peut-elle
être le siège du péché véniel ? - 10. Peut-il y avoir péché véniel dans la
raison supérieure, quand il s'agit de son objet propre ?
Objections :
1. Cela semble impossible. Denys dit en effet que le mal se
tient en dehors de la volonté et de l'intention. Mais le péché, c'est le mal.
Donc il ne peut pas être dans la volonté.
2. La volonté se porte toujours au bien ou à un bien apparent.
Si c'est réellement le bien qu'elle veut, elle n'est pas en faute. Si elle veut
un bien apparent qui n'est pas vraiment un bien, cela dénote plutôt,
semble-t-il, un défaut d'intelligence qu'un défaut de volonté. Donc ni d'une
manière ni de l'autre le péché n'est dans la volonté.
3. La même faculté ne peut à la fois être le sujet du péché et
sa cause efficiente. Car le sujet du péché, c'est en réalité sa cause
matérielle. Et il n'y a pas coïncidence de la cause matérielle et de la cause
efficiente, dit le Philosophe. Or la volonté est la cause efficiente du péché :
elle en est, dit saint Augustin, la cause première. Elle n'en est donc pas le
sujet.
Cependant :
Saint Augustin dit
aussi "C'est par la volonté que l'on pèche, et que l'on vit
vertueusement."
Conclusion :
Nous avons dit que
le péché est un acte. Parmi les actes, il y en a, comme brûler ou couper, qui
sont transitifs. Ces actes-là ont pour matière et pour sujet la chose dans
laquelle passe l'action. Le Philosophe dit en ce sens, au livre III des
Physiques que "le mouvement est l'acte transmis au mobile par le
moteur". Il y a au contraire d'autres actes qui ne passent pas dans une
matière extérieure, mais qui demeurent dans l'agent, comme désirer et connaître
; tels sont tous les actes moraux, aussi bien ceux des vertus que ceux des
péchés. Aussi faut-il qu'un acte de péché ait pour sujet propre la faculté qui
en est le principe propre. Mais comme c'est le propre des actes moraux d'être
volontaires, on l'a vu précédemment, il s'ensuit que la volonté, principe des
actes volontaires, bons et mauvais, est le principe des péchés. C'est pourquoi
le péché est dans la volonté comme dans son siège.
Solutions :
1. On dit que le mal est en dehors de la volonté, parce que la
volonté ne tend pas vers lui sous sa raison de mal. Mais parce que certain mal
a l'apparence du bien, la volonté désire parfois un mal. Et ainsi le péché est
dans la volonté.
2. Si la défaillance de la connaissance ne dépendait nullement
de la volonté, il n'y aurait faute ni dans la volonté ni dans l'intelligence,
comme cela se voit dans les cas d'ignorance invincible. C'est pourquoi il faut
conclure que même une défaillance de l'intelligence qui dépend de la volonté,
est imputée à péché.
3. Ce raisonnement est vrai lorsqu'il s'agit des causes efficientes
dont l'action passe dans une matière extérieure ; ces causes ne se meuvent pas
elles-mêmes, elles meuvent autre chose. Dans le cas de la volonté, c'est le
contraire. L'argument est donc sans portée.
Objections :
1. Oui semble-t-il. Car, dit saint Augustin, "on ne pèche
que par la volonté". Or le péché a pour siège la puissance d'où il émane.
Donc la volonté seule est le siège du péché.
2. Le péché est un mal contraire à la raison. Mais le bien et
le mal qui se rapportent à la raison sont objet de la seule volonté. Celle-ci
est donc seule le siège du péché.
3. Tout péché est un acte volontaire ; car, dit saint Augustin,
"il est tellement volontaire, que s'il n'y a plus rien de volontaire, il
n'y a plus de péché". Or les actes des autres facultés ne sont volontaires
que dans la mesure où c'est la volonté qui les met en mouvement. Cela ne suffit
pas pour qu'elles soient le siège du péché. Car, dans ces conditions, même les
membres extérieurs, puisque la volonté les fait mouvoir, seraient le siège du
péché : ce qui est évidemment faux. La volonté est donc seule le siège du
péché.
Cependant :
Le péché est le
contraire de la vertu, et les contraires portent sur le même point. Mais les
vertus siègent dans l'âme en d'autres facultés que la volonté, nous l'avons
dit, donc les péchés aussi.
Conclusion :
Il résulte de ce
que nous avons dit que le péché a pour siège toute faculté qui est le principe
d'un acte volontaire. Or les actes volontaires ne sont pas seulement les actes
émanés de la volonté mais aussi les actes impérés par elle, comme nous l'avons
dit au traité de l'acte volontaire. Par conséquent ce n'est pas seulement la
volonté qui peut être le siège du péché, mais toutes les facultés dont la
volonté peut mouvoir ou arrêter les actes. Et ces mêmes facultés seront aussi
le siège des habitus moraux, bons ou mauvais, parce que l'acte et l'habitus ont
la même origine.
Solutions :
1. Le péché n'existe en effet que si la volonté en est le
premier moteur. Mais d'autres facultés s'y trouvent engagées comme recevant le
mouvement de la volonté.
2. Le bien et le mal ressortissent à la volonté comme étant
ses objets essentiels. Mais les autres puissances ont un bien et un mal
déterminés. Et c'est en raison de quoi il peut y avoir dans ces facultés, pour
autant qu'elles participent de la volonté et de la raison, vertu, vice et
péché.
3. Les membres du corps ne sont pas les principes, mais
seulement les organes des actes humains ; aussi sont-ils pour l'âme qui les
meut, comme l'esclave qui est mené et qui ne mène pas. Mais les facultés
intérieures de désir sont comme les enfants de la maison qui, d'une certaine
manière, mènent et sont menés, comme l'explique le livre I des Politiques. - En
outre, les actes des membres extérieurs sont des actions transitives, par
exemple l'action de frapper dans un péché d'homicide. Et c'est pour cela qu'on
ne peut pas raisonner pour les membres extérieurs comme pour les facultés intérieures.
Objections :
1. Cela semble impossible. Car le péché est propre à l'homme
qui est par ses actes digne de louange ou de blâme. La sensualité au contraire
est commune à nous et aux bêtes. Le péché ne peut donc résider en elle.
2. "Nul ne pèche, dit saint Augustin, dans les choses
qu'il ne peut éviter." Mais on ne peut éviter que la sensualité ait des
actes désordonnés, car elle est dans une perpétuelle dépravation tant que nous
sommes en cette vie mortelle, et à cause de cela saint Augustin la représente
sous le symbole du serpent. Les mouvements désordonnés de la sensualité ne sont
donc pas des péchés.
3. Ce que l'homme ne fait pas lui-même ne lui est pas imputé à
péché. Mais nous ne sommes vraiment nous-mêmes, semble-t-il, que dans ce que
nous faisons avec délibération de la raison, comme dit le Philosophe. Donc le
mouvement de la sensualité, qui surgit sans délibération de la raison, n'est pas
imputé à péché.
Cependant :
Il est dit dans
l'épître aux Romains (7, 15) : "je ne fais pas le bien que je veux, mais
je fais le mal que je hais." saint Augustin l'interprète du mal de la
convoitise, lequel est toujours un mouvement de sensualité. Donc il y a un
péché dans la sensualité.
Conclusion :
D'après ce que
nous venons de dire, on peut trouver le péché dans toute faculté dont l'acte
peut être volontaire et désordonné, car c'est en cela que consiste la raison de
péché. Or il est évident qu'un acte de sensualité peut être volontaire
puisqu'il est naturel à la sensualité, autrement dit appétit sensible - de se
laisser mouvoir par la volonté. Il reste donc que le péché puisse se trouver
dans la sensualité.
Solutions :
1. Certaines facultés sensibles, bien que communes à nous et
aux bêtes, possèdent cependant une certaine excellence du fait qu'elles sont
unies à la raison. C'est ainsi que notre connaissance sensible se distingue de
celle des autres animaux, ainsi que nous l'avons dit dans la première Partie,
par la cogitative et la réminiscence. Tel se présente aussi chez nous l'appétit
sensible ; il a quelque chose de plus que chez les autres animaux : il lui est
naturel d'obéir à la raison. C'est par là qu'il peut être le principe d'un acte
volontaire, et partant le siège du péché.
2. Par cette perpétuelle dépravation de la sensualité il ne
faut pas entendre autre chose que le foyer de corruption qui nous vient du
péché originel et, en effet, ne disparaît jamais complètement durant cette vie
; car ce péché originel a une culpabilité qui passe et une activité qui
demeure. Mais ce foyer persistant de mal n'empêche pas que l'homme ne puisse
par sa volonté raisonnable réprimer, s'il les sent venir, chacun des mouvements
désordonnés de la sensualité, par exemple en détournant sa pensée vers autre
chose. Mais il peut se faire, pendant qu'on détourne ainsi sa pensée sur autre
chose, qu'un mouvement désordonné s'élève aussi sur ce point-là. Lorsqu'un
individu, voulant éviter des mouvements de convoitise, détache sa pensée des
plaisirs de la chair pour l'appliquer aux spéculations de la science, ceci peut
faire naître un mouvement de vaine gloire qui n'était pas prémédité. Voilà
pourquoi l'homme ne peut éviter tous ces mouvements désordonnés qui procèdent
du foyer que nous avons dit ; mais il suffit pour qu'il y ait vraiment faute
volontaire, qu'il puisse les éviter un à un.
3. Ce que l'homme fait sans délibération de la raison, ce
n'est pas parfaitement lui qui le fait, parce que rien n'agit alors de ce qui
est principal en lui. Aussi n'est-ce pas parfaitement un acte humain. Et par là
ce ne peut être un acte achevé de vertu ou de vice, mais quelque chose
d'inachevé dans le genre. Aussi un tel mouvement de sensualité, lorsqu'il
devance la raison, est-il péché véniel, c'est-à-dire quelque chose d'inachevé
dans le genre péché.
Objections :
1. Il semble bien. Car l'acte se connaît à l'objet. Or il y a
des objets de sensualité, les jouissances de la chair par exemple, qui sont
matière à pécher mortellement. Donc l'acte de sensualité peut être péché
mortel. Et ainsi le péché mortel se trouve dans la sensualité.
2. Le péché mortel est le contraire de la vertu. Mais la vertu
peut résider dans la sensualité ; la tempérance et la force sont en effet
"les vertus des puissances non raisonnables de l'âme", dit le
Philosophe. Ainsi, les contraires étant faits pour se porter sur le même point,
il peut donc y avoir péché mortel dans la sensualité.
3. Le péché véniel est une disposition au péché mortel. Mais
disposition et habitus se tiennent dans la même puissance. Si le péché véniel
se tient dans la sensualité comme on vient de le dire, le péché mortel pourra
donc s'y tenir aussi.
Cependant :
On lit chez saint Augustin,
ce qu'on trouve dans la Glose, que "le mouvement déréglé de la convoitise,
qui n'est autre que le péché de sensualité, peut exister même chez ceux qui
sont en état de grâce". Pourtant il n'y a pas en eux de péché mortel. Le
mouvement déréglé de la sensualité n'est donc pas un péché mortel.
Conclusion :
De même que le
désordre qui attaque le principe de la vie corporelle cause la mort corporelle,
de même celui qui attaque ce principe de vie spirituelle qu'est la fin ultime
cause, avons-nous dit, cette mort spirituelle qu'est le péché mortel. Or il
appartient non à la sensualité mais uniquement à la raison d'ordonner les
choses à leur fin ; pareillement, de les en détourner. C'est la preuve que le
péché mortel ne peut pas exister dans la sensualité, mais seulement dans la
raison.
Solutions :
1. L'acte de sensualité peut concourir au péché mortel. Mais
l'acte même du péché mortel ne reçoit pas cependant son caractère mortel de ce
qu'il vient de la sensualité ; il le tient de ce qu'il appartient à la raison,
chargée d'ordonner toutes choses à leur fin. Et c'est pourquoi le péché mortel
n'est pas attribué à la sensualité, mais à la raison.
2. L'acte de la vertu ne reçoit pas sa perfection de la
sensualité seulement, mais bien davantage de la raison et de la volonté, parce
que ce sont elles qui donnent la faculté de choisir, et qu'il n'y a pas d'acte
de la vertu morale sans choix. De là vient qu'il y a toujours, avec l'acte de
la vertu morale qui vient parfaire la puissance appétitive, un acte de la
prudence qui vient parfaire la puissance rationnelle. Et il en est encore de
même pour le péché mortel, nous venons de le dire.
3. Une disposition se présente de trois façons par rapport à
la chose à laquelle elle prépare. C'est parfois la même chose dans la même
puissance, comme une science à ses débuts est la disposition à une science
parfaite. Parfois, c'est encore dans le même sujet, mais ce n'est pas la même
chose, comme la chaleur dispose à la forme qu'est le feu. Parfois enfin ce
n'est ni la même chose ni dans la même puissance, ainsi qu'il arrive pour les
réalités qui ont entre elles un tel rapport qu'on peut passer de l'une à
l'autre, comme une bonne qualité d'imagination est une disposition à la science
qui réside dans l'intelligence. Voilà de quelle façon le péché véniel, qui est
dans la sensualité, est une disposition au péché mortel, qui est dans la
raison.
Objections :
1. Il ne semble pas, car le péché d'une puissance est un
défaut de cette puissance. Mais si la raison fait défaut, ce n'est pas un
péché, c'est plutôt une excuse ; car on excuse quelqu'un d'avoir péché quand il
l'a fait par ignorance. Donc il ne peut y avoir de péché dans la raison.
2. On a dit que le premier siège du péché est la volonté. Mais
la raison passe devant la volonté, puisqu'elle dirige celle-ci. Donc le péché
ne peut se trouver dans la raison.
3. Il ne peut y avoir de péché que dans les choses qui
dépendent de nous. Or il ne dépend pas de nous d'avoir beaucoup de raison ou
d'en manquer ; cela vient de la nature. Par conséquent le péché ne réside pas
dans la raison.
Cependant :
Saint Augustin
affirme que le péché réside dans la raison inférieure comme dans la raison
supérieure.
Conclusion :
Il ressort de ce
que nous avons dit que le péché d'une puissance quelconque consiste dans l'acte
même de cette puissance. Or la raison a deux actes, l'un tout intime et relatif
à son objet propre, qui est de connaître le vrai ; l'autre qui est de diriger
les autres facultés. De deux façons par conséquent, le péché peut se loger dans
la raison : en premier lorsqu'il y a erreur dans la connaissance du vrai,
erreur ou ignorance qui sont coupables chaque fois qu'il s'agit d'une chose que
la raison peut et doit savoir ; en second lieu, lorsqu'elle commande les
mouvements désordonnés des facultés inférieures, ou que, même après avoir
délibéré, elle ne les maîtrise pas.
Solutions :
1. Cette objection est valable s'il s'agit d'un défaut de la
raison dans son acte propre face à son objet propre ; et cela sur un point que
l'individu ne peut pas savoir et n'est pas tenu de savoir. Alors, l'absence de
raison n'est pas un péché mais une excuse, comme cela est évident dans les
actes commis par des fous. Mais si le manque de raison se produit sur un point
que l'homme peut et doit savoir, il n'est pas complètement excusé, et le défaut
de raison lui-même est imputé à péché. - Quant à ce manque de raison, lorsqu'il
s'agit seulement de diriger les autres facultés, il est toujours coupable,
parce que c'est là une défaillance à laquelle la raison peut remédier par sa
propre activité.
2. Nous l'avons expliqué précédemment, en traitant des actes
de la volonté et de la raison : d'une manière la volonté meut la raison et la
précède, et d'une certaine manière, la raison meut et précède la volonté ; si
bien que le mouvement de la volonté peut être rationnel, et l'acte de la raison
peut être dit volontaire. Et ainsi le péché se trouve dans la raison : soit
parce que la défaillance de celle-ci est volontaire, soit parce que l'acte de
la raison est le principe d'un acte de la volonté.
3. Ce que nous avons dit donne la réponse.
Objections :
1. Le péché de délectation morose ou prolongée, ne semble pas
résider dans la raison. Car, nous l'avons dit, la délectation implique un
mouvement de l'appétit, et l'appétit est distinct de la raison qui est une
faculté de connaissance.
2. L'objet permet de reconnaître à quelle puissance appartient
l'acte qui ordonne la puissance à l'objet. Or la délectation s'attarde parfois
aux biens sensibles sans se soucier de ceux de la raison. C'est la preuve que
le péché de délectation morose n'est pas dans la raison.
3. S'attarder implique longueur de temps. Mais la longueur de
temps n'est pas une raison pour qu'un acte appartienne à une puissance. Donc la
délectation prolongée ne relève pas de la raison.
Cependant :
Saint Augustin
estime que "si l'acquiescement aux mauvais attraits ne va pas plus loin
que la pensée de la délectation, c'est que la femme est encore seule à avoir
mangé le fruit défendu". Mais la femme, saint Augustin l'explique au même
endroit, c'est la raison inférieure. Donc le péché de délectation morose est
dans la raison.
Conclusion :
Le péché,
avons-nous dit, réside parfois dans la raison, non seulement lorsqu'elle
procède à son acte propre, mais parfois aussi en tant qu'elle dirige les autres
actes humains. Or il est évident qu'elle n'a pas seulement la direction des
actes extérieurs, mais aussi celle des passions intérieures. C'est pourquoi,
lorsqu'elle est en défaut dans ce gouvernement des passions, on dit que le
péché est dans la raison, comme aussi lorsqu'elle est en défaut dans la
direction des actes extérieurs. Or, elle a deux manières d'être en défaut dans
le gouvernement des passions. La première, c'est de commander des passions
illicites comme celui qui provoque en soi délibérément un mouvement de colère
ou de convoitise ; la seconde, c'est de ne pas réprimer un mouvement illicite
de passion, comme celui qui, après s'être rendu compte que le mouvement
passionné qui surgit est désordonné, s'y arrête néanmoins et ne le chasse pas.
En ce sens on dit que le péché de délectation prolongée réside dans la raison.
Solutions :
1. La délectation est bien dans l'appétit comme en son
principe prochain, mais elle est dans la raison comme en son moteur premier,
suivant ce que nous avons dit plus haut des actions immanentes, qui ont pour
sujet le principe même d'où elles émanent.
2. La raison a un acte propre portant sur son objet propre, et
qui peut être illicite. Mais elle a aussi une direction à exercer sur tous les
objets des facultés inférieures soumises à son gouvernement. C'est ainsi que
même la délectation se rapportant aux biens sensibles relève de la raison.
3. La délectation est appelée "morose" non pas à
cause de sa prolongation (mora), mais du fait que la raison délibérante s'y
attarde (immoratur), au lieu de la repousser. Comme dit saint Augustin :
"On retient et on rumine avec plaisir ce qu'on aurait dû rejeter aussitôt
que l'esprit en a été frôlé."
Objections :
1. Il ne semble pas, car consentir est un acte de l'appétit,
on l'a vu au traité des actes humains. Mais la raison est une faculté de
connaissance.
2. La raison supérieure est celle qui, selon saint Augustin
"s'applique à pénétrer et à consulter les raisons éternelles". Or il
lui arrive parfois de consentir à l'acte sans avoir consulté les raisons
éternelles, car l'homme ne pense pas toujours aux réalités divines lorsqu'il
consent à un acte. Ce péché n'est donc pas toujours dans la raison supérieure.
3. Les raisons éternelles, de même qu'elles peuvent être pour
l'homme la règle des actes extérieurs, peuvent être aussi la règle des
délectations et autres passions intérieures. Or, le fait de consentir à la
délectation "sans avoir le dessein de passer à l'acte", selon saint Augustin,
est un acte de la raison inférieure. Donc la faute de consentir à l'acte du
péché doit être attribuée de temps à autre à la raison inférieure.
4. La raison supérieure est au-dessus de la raison inférieure,
comme la raison est au-dessus de l'imagination. Or, il arrive à l'homme d'agir
sous l'impression de son imagination sans aucune délibération de la raison,
comme lorsqu'on fait machinalement un mouvement de la main ou du pied.
Pareillement, il peut donc arriver à la raison inférieure de consentir à un
acte de péché, indépendamment de la raison supérieure.
Cependant :
Saint Augustin
dit, plus loin dans le même livre : "Si l'acquiescement au mauvais usage
du corps et des sens est tellement décidé qu'on est prêt à aller jusqu'au bout
si l'on peut, cela signifie que la femme a donné le fruit défendu à
l'homme" qui symbolise la raison supérieure. C'est donc à la raison
supérieure qu'il appartient de consentir à l'acte du péché.
Conclusion :
Le consentement
implique un jugement sur le point où l'on consent ; car la raison pratique rend
jugement et sentence en matière d'action, comme la raison spéculative en
matière de pensée. Or il faut remarquer qu'en tout jugement la sentence
définitive est réservée à la plus haute instance judiciaire ; de même nous le
voyons en matière spéculative : on n'est définitivement fixé sur une
proposition que si on la ramène aux premiers principes. En effet, tant qu'il
reste un principe supérieur, à la lumière duquel la question peut être encore
examinée, on peut dire que le jugement demeure en suspens, parce que la
sentence finale n'est pas encore rendue. Or, il est évident que les actes
humains peuvent être soumis à la règle de la raison humaine, règle tirée des
réalités créées telles que l'homme les connaît naturellement ; et en outre, à
la règle de la loi divine, ainsi qu'il a été dit au traité des actes humains,
puisque cette règle de la loi divine est la règle supérieure, il faut en
conclure que la sentence ultime, celle qui met fin au jugement, appartient à la
raison supérieure, c'est-à-dire à celle qui s'applique aux réalités éternelles.
- D'autre part, lorsqu'il y a plusieurs choses à juger, le jugement doit se
clore sur celle qui vient en dernier lieu. Or ce qui vient en dernier lieu dans
les actions humaines, c'est l'acte lui-même ; la délectation, qui induit à
l'acte, est comme le préambule. Voilà pourquoi il appartient en propre à la
raison supérieure de consentir à l'acte ; au contraire, à la raison inférieure
dont le jugement est moins élevé, il appartient de rendre ce jugement
préliminaire qui concerne la délectation. Toutefois, la raison supérieure peut
juger même de la délectation, du fait que tout ce qui est soumis au jugement de
l'inférieur l'est aussi au jugement du supérieur, mais ce n'est pas réciproque.
Solutions :
1. Consentir est un acte de l'appétit, non absolument
toutefois, mais, comme nous l'avons dit en son lieu, c'est un acte de la
volonté consécutif à un acte de la raison délibérant et jugeant. Le
consentement s'achève en effet dans l'adhésion de la volonté à ce qui est
désormais jugé par la raison. De là vient que l'on peut attribuer le
consentement et à la volonté et à la raison.
2. De fait que la raison supérieure ne dirige pas les actions
humaines selon la loi divine en empêchant l'acte du péché, on dit qu'elle
consent, qu'elle songe ou qu'elle ne songe pas à la loi éternelle. Car
lorsqu'elle songe à la loi de Dieu, elle la méprise effectivement. Mais
lorsqu'elle n'y songe pas, il y a dans cette omission une négligence. De toute
façon par conséquent, le fait de consentir à l'acte du péché provient de la
raison supérieure parce que, selon saint Augustin, "on ne peut décréter
efficacement en son esprit de perpétrer efficacement le péché, sans que cette
intention de l'esprit, qui a tout pouvoir pour mettre les membres à l’oeuvre ou
les en détourner, abdique devant la mauvaise action ou y contribue".
3. La raison supérieure peut, par la considération de la loi
éternelle, diriger ou arrêter l'acte extérieur, et de même la délectation
intérieure. Cependant, avant qu'on en vienne au jugement de la raison
supérieure, dès que la sensualité propose la délectation, la raison inférieure,
délibérant avec des motifs temporels, accepte parfois cette délectation ; c'est
alors que le consentement appartient à la raison inférieure. Si au contraire,
même après avoir réfléchi aux raisons éternelles, l'homme persévère dans ce
même consentement, celui-ci appartiendra à la raison supérieure.
4. La connaissance par l'imagination est subite et non
délibérée ; c'est pourquoi elle peut faire naître un acte avant que la raison,
supérieure ou inférieure, ait le temps de délibérer. Au contraire, le jugement
de la raison inférieure ne va pas sans délibération, et cette délibération
demande du temps, pendant lequel la raison supérieure peut délibérer elle
aussi. Par suite, si par sa délibération elle n'empêche pas l'acte du péché,
cet acte lui est imputé.
Objections :
1. Il semble que le consentement à la délectation ne soit pas
un péché mortel. En effet, ce consentement est un acte de la raison inférieure,
qui n'a pas à s'appliquer aux raisons éternelles ou à la loi divine, ni par
conséquent à s'en détourner. Or, tout péché mortel provient de l'aversion à
l'égard de la loi divine, comme on le voit par la définition de saint Augustin
placée en tête de ce traité.
2. Consentir à une chose n'est mauvais que parce que la chose
à laquelle on consent est mauvaise. Mais c'est un principe qu'en toute chose,
ce pourquoi on agit est ce qu'il y a de plus fort ; en tout cas ce ne peut être
moindre. Ce à quoi l'on consent ne peut donc être moins mauvais que le
consentement. Or la délectation sans l'action n'est pas péché mortel, mais
seulement véniel. Donc le consentement à la délectation n'est pas péché mortel.
3. Le Philosophe enseigne que la différence morale des
délectations correspond à celle des opérations. Or la pensée, acte intérieur,
est une tout autre opération que l'acte extérieur, celui de la fornication par
exemple. Donc la délectation qui s'attache à l'acte de la pensée diffère
moralement de celle qui s'attache à la fornication, autant qu'une pensée
intérieure diffère d'un acte extérieur. Et par conséquent la même différence se
retrouve aussi dans le fait de consentir à ces deux délectations. Mais l'acte
intérieur de pensée n'est pas un péché mortel, pas davantage le consentement
qu'on y donne, ni non plus par conséquent celui qu'on donne à sa délectation.
4. L'acte extérieur de la fornication ou de l'adultère n'est
pas un péché mortel en raison de la délectation, puisque celle-ci se trouve
aussi bien dans l'acte du mariage, mais en raison du désordre de l'acte même.
Or celui qui consent à la délectation ne consent pas pour autant au désordre de
l'acte. Il semble donc qu'il ne pèche pas mortellement.
5. Le péché d'homicide est plus grave que celui de fornication
simple. Or, le fait de consentir à la délectation qui s'attache à la pensée de
l'homicide, n'est pas un péché mortel. Donc beaucoup moins encore le fait de
consentir à la délectation qui s'attache à la pensée de la fornication.
6. Saint Augustin dit que l'oraison dominicale se récite
chaque jour pour la rémission des péchés véniels. Or il enseigne que le
consentement à la délectation est une faute que doit effacer l'oraison
dominicale. Il affirme en effet : "Il est beaucoup moins grave de se
délecter ainsi dans la pensée du péché que d'être décidé à l'accomplir en
réalité, et c'est pour ces sortes de mauvaises pensées qu'il faut demander
pardon, se frapper la poitrine, et dire : "Pardonnez-nous nos
offenses." Donc ce consentement à la délectation est péché véniel.
Cependant :
Saint Augustin
ajoute : "L'homme sera damné tout entier si par la grâce du Médiateur il
n'obtient pas la rémission de ces sortes de fautes qui, parce qu'on n'a pas la
volonté de les commettre mais qu'on a cependant la volonté de s'y délecter en
esprit, ne sont que des péchés de pensée." Mais l'on n'est damné que pour
le péché mortel. Le consentement à la délectation est donc péché mortel.
Conclusion :
Sur ce point les
avis sont partagés. Les uns ont dit : ce consentement n'est que véniel. Les
autres ont dit : il est mortel. L'opinion de ces derniers est plus commune et
plus vraisemblable.
Il faut en effet
considérer que toute délectation, selon la doctrine des Éthiques, découle d'une
opération. Et puisque toute délectation a un objet, on peut toujours mettre une
délectation en relation avec deux choses : l'opération qu'elle accompagne, et
l'objet qui lui plaît. Or, on peut lui donner pour objet une opération tout
comme on lui donnerait autre chose, car il est possible de trouver dans
l'opération elle-même un bien et une fin où l'on se délecte et où l'on se
repose. Et parfois même, c'est la propre opération à laquelle se rattache la
délectation qui devient l'objet de celle-ci, dans la mesure où l'appétit auquel
il appartient de se délecter fait retour sur l'opération elle-même, ainsi que
sur une bonne chose ; c'est le cas de celui qui pense et qui se délecte à
penser parce que sa pensée lui plaît. Parfois au contraire, la délectation
attachée à une opération, à une pensée par exemple, a pour objet une autre
opération qui est comme la réalité à laquelle on pense ; alors une telle
délectation provient de ce qu'on a de l'inclination non pas précisément pour la
pensée, mais pour l'opération vers laquelle se porte la pensée.
Ainsi donc, celui
qui pense à la fornication peut se délecter de deux choses : sa propre pensée,
ou l'acte auquel il pense. La délectation que lui donne cette pensée fait suite
à son inclination affective pour cette pensée. Or la pensée n'est pas en soi un
péché mortel. Elle peut être un péché simplement véniel, par exemple quand on
retient inutilement une pensée comme celle qu'on vient de dire. Mais elle peut
aussi être tout à fait exempte de péché, quand il est utile de la garder, par
exemple lorsqu'on veut prêcher ou discuter là-dessus. Voilà pourquoi
l'inclination et la délectation que l'on éprouve ainsi pour une pensée de
fornication ne sont pas matière à péché mortel ; c'est parfois péché véniel, et
parfois ce n'est pas péché du tout. Le consentement à cette délectation n'est
donc pas non plus péché mortel, et à cet égard la première opinion est dans le
vrai.
Mais si celui qui
pense à la fornication se délecte dans l'acte même auquel il pense, cela vient
de ce que son coeur incline déjà à cet acte, et partant le fait de consentir à
cette sorte de délectation n'est pas autre chose que de consentir à aimer la
fornication, car on ne se délecte que dans ce qui est conforme à son désir. Or
choisir délibérément d'aimer ce qui est matière à péché mortel, c'est péché
mortel. Aussi ce consentement à une délectation qui a pour objet un péché
mortel, est lui-même péché mortel, comme le veut la seconde opinion.
Solutions :
1. Le consentement à la délectation est le fait non seulement
de la raison inférieure, mais aussi de la raison supérieure, nous venons de le
dire. Et pourtant la raison inférieure elle-même peut être détournée des
raisons éternelles. Car, si elle n'a pas à s'occuper de gouverner d'après
elles, ce qui est le propre de la raison supérieure, elle veut cependant être
gouvernée selon elles, ce qui fait qu'en se détournant d'elles, elle peut
pécher mortellement. Car il n'est pas jusqu'aux actes des facultés inférieures
et même des membres, qui ne puissent être des péchés mortels lorsqu'ils ne sont
pas soumis aux ordres de la raison supérieure les réglant selon les raisons
éternelles.
2. Consentir à un péché qui est véniel par nature, c'est un
péché véniel. Et ainsi l'on peut conclure que le consentement donné à la
délectation qui n'a pour objet que la vaine pensée de la fornication, est péché
véniel. Mais la délectation, qui a pour objet l'acte même de la fornication,
est péché mortel par nature. S'il arrive qu'il y ait avant le consentement un
péché véniel seulement, c'est par accident, uniquement à cause de
l'inachèvement de l'acte. Cet inachèvement disparaît dès que survient le
consentement délibéré. Aussi, de ce fait, le péché est amené à sa nature de
péché mortel.
3. Cet argument vaut pour la délectation qui a la pensée pour
objet.
4. La délectation qui a pour objet l'acte extérieur ne peut
exister sans complaisance pour et acte tel qu'il est en soi, même si l'on n'est
pas décidé à l'accomplir, à cause d'une interdiction supérieure. Aussi l'acte
devient-il désordonné, et par conséquent la délectation sera désordonnée.
5. Le consentement donné à la délectation qui provient d'une
complaisance dans la pensée d'un projet homicide est péché mortel. Ce qui n'en
est pas un, c'est le consentement donné à la délectation qui provient d'une
complaisance dans des pensées sur la question de l'homicide.
6. L'oraison dominicale est à réciter non seulement contre les
péchés véniels mais aussi contre les péchés mortels.
Objections :
1. Il semble qu'il n'y ait pas place pour le péché véniel dans
la raison supérieure en tant que celle-ci dirige les facultés inférieures,
c'est-à-dire en tant qu'elle consent à l'acte du péché. En effet, saint Augustin
dit que la raison supérieure "s'attache aux raisons éternelles". Mais
on pèche mortellement par aversion des raisons éternelles. Il semble donc qu'il
ne puisse y avoir dans la raison supérieure d'autre péché que le péché mortel.
2. La raison supérieure est dans la vie spirituelle comme un
principe, ainsi que le coeur dans la vie corporelle. Or les maladies du coeur
sont mortelles. Donc les péchés de la raison supérieure sont mortels.
3. Le péché véniel devient mortel s'il est fait par mépris.
Mais pécher de propos délibéré, même véniellement, ne paraît pas exempt de
mépris. Donc, puisque le consentement de la raison supérieure s'accompagne
toujours de délibération sur la loi divine, il semble qu'elle ne peut pécher
que mortellement, par mépris de la loi divine.
Cependant :
Le consentement à
l'acte du péché appartient, nous l'avons dit, à la raison supérieure. Or le
consentement à l'acte de péché véniel est lui-même péché véniel. Il peut donc y
avoir péché véniel dans la raison supérieure.
Conclusion :
Comme dit saint Augustin,
la raison supérieure s'attache à pénétrer et à consulter les raisons
éternelles. A les pénétrer en regardant leur vérité, à les consulter en jugeant
et en réglant tout le reste à la lumière de ces raisons éternelles. Et c'est en
délibérant à cette lumière que la raison supérieure consent à un acte ou s'y
oppose. Or il arrive que le désordre de l'acte auquel on consent, parce qu'il
ne marque aucun éloignement de la fin ultime, ne soit pas contraire aux raisons
éternelles comme l'est un acte de péché mortel ; il est seulement en dehors
d'elles, comme l'acte du péché véniel. Par conséquent, lorsque la raison
supérieure consent à un acte de péché véniel, elle ne se détourne pas des
raisons éternelles. Aussi ne pèche-t-elle pas mortellement mais véniellement.
Solutions :
1. Cela donne réponse à la première objection.
2. Il y a deux sortes de maladies du coeur. L'une atteint
l'organe dans sa substance même et en modifie la constitution naturelle : cette
maladie est toujours mortelle. L'autre sorte de maladie provient d'un désordre
dans le mouvement du coeur ou dans la région du coeur, et cela n'est pas
toujours mortel. Il en est de même dans la raison supérieure : il y a toujours
péché mortel quand disparaît totalement son ordination à son propre objet par
les raisons éternelles. Mais quand le désordre est extérieur, le péché n'est
pas mortel, il est véniel.
3. Le consentement délibéré au péché ne montre pas toujours du
mépris pour la loi divine mais seulement quand le péché est contraire à celle-ci.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'il y ait place pour le péché véniel
dans la raison supérieure lorsqu'il s'agit d'elle-même, c'est-à-dire
lorsqu'elle pénètre les raisons éternelles. En effet, l'acte d'une puissance
n'est en défaut que parce qu'il est déréglé par rapport à son objet. Or, la
raison supérieure a pour objet les raisons éternelles à l'égard desquelles on
ne peut être déréglé sans péché mortel. Donc la raison supérieure ne peut avoir
par elle-même de péché véniel.
2. Puisque la raison est la faculté délibérante, son acte
s'accompagne toujours de délibération. Mais en ce qui concerne Dieu, tout
mouvement désordonné, s'il s'accompagne de délibération, est péché mortel.
Donc, dans la raison supérieure considérée en elle-même, il n'y a jamais de
péché véniel.
3. Un péché de surprise peut parfois être véniel. Mais un
péché délibéré est mortel, du fait que la raison qui délibère recourt à quelque
bien supérieur, et que celui qui agit contre ce bien pèche plus gravement ;
ainsi, lorsqu'en délibérant sur un acte agréable qui est désordonné, la raison
comprend qu'il est contraire à la loi de Dieu, son consentement est plus grave
que si elle considérait seulement cet acte comme contraire à la vertu morale.
Mais la raison supérieure ne peut avoir recours à quelque chose qui soit plus
élevé que son objet. Donc, si le mouvement imprévu n'est pas péché mortel, la
délibération survenant ne pourra faire qu'il le soit : ce qui est évidemment
faux. Donc, dans la raison supérieure prise en elle-même, il ne peut y avoir de
péché véniel.
Cependant :
Un mouvement
imprévu d'infidélité est péché véniel. Mais il appartient à la raison
supérieure selon ce qu'elle a de propre. Donc il y a place en elle, selon ce
qu'elle a de propre, pour le péché véniel.
Conclusion :
La raison
supérieure se porte différemment vers son objet, et vers les objets des
facultés qu'elle a sous sa direction. En effet, elle ne se porte vers les
objets des autres facultés que pour consulter à leur sujet les raisons
éternelles, ce qui ne peut se faire que par manière de délibération. Or un
consentement délibéré en matière de péché mortel est lui-même péché mortel.
C'est pourquoi la raison supérieure pèche toujours mortellement si les actes
des facultés inférieures auxquels elle consent sont des péchés mortels.
Mais à l'égard de
son objet propre elle a deux actes : la simple intuition, et la délibération
lorsqu'elle en vient à consulter même sur son objet propre les raisons
éternelles. Or, dans la simple intuition elle peut éprouver par rapport aux
choses divines un mouvement désordonné, un soudain mouvement d'infidélité par
exemple. Alors, bien que l'infidélité soit mortelle de sa nature, ce brusque
mouvement n'est cependant que véniel. Puisqu'un péché mortel n'existe que s'il
est contraire à la loi de Dieu, un point de foi peut se présenter brusquement à
l'esprit sous un tout autre aspect, avant que l'on consulte ou que l'on puisse
même consulter à son sujet la raison éternelle, c'est-à-dire la loi de Dieu.
Tel est le cas de celui qui voit soudain la résurrection des morts comme
impossible à la nature et qui, à cette pensée, se relâche, avant d'avoir le
temps de se rappeler que cela nous a été donné à croire, selon la loi divine.
Mais si après une pareille délibération, le mouvement d'infidélité persiste, il
y a un péché mortel.
C'est pourquoi, à
l'égard de son objet propre, et même lorsqu'il y a matière à péché mortel, la
raison supérieure peut pécher véniellement par des mouvements imprévus, ou bien
mortellement s'il y a consentement délibéré. Mais dans le gouvernement des
facultés inférieures, elle pèche toujours mortellement lorsqu'il y a matière à
péché mortel, non lorsqu'il y a matière à péché véniel.
Solutions :
1. Le péché contraire aux raisons éternelles, bien que mortel
de sa nature, peut cependant être véniel à cause de l'imperfection de l'acte
soudain.
2. Dans l'action, la raison à laquelle appartient la
délibération doit avoir aussi l'intuition simple des principes d'où procède la
délibération ; de même, dans la spéculation, c'est à la raison de faire les
syllogismes et aussi de formuler les propositions. C'est pourquoi la raison
aussi peut avoir un mouvement soudain.
3. Une seule et même réalité peut offrir plusieurs aspects,
dont l'un est plus élevé que l'autre. Ainsi, l'existence de Dieu peut être
considérée soit comme une réalité connaissable à la raison humaine, soit comme
un objet de la révélation divine, ce qui est un aspect plus élevé. C'est
pourquoi, bien que l'objet de la raison supérieure soit ce qu'il y a de plus
élevé au plan de la nature, il peut donner lieu à une considération plus
élevée. Et pour cette raison, ce qui n'est pas péché mortel, à cause de la
soudaineté du mouvement, devient péché mortel, comme nous venons de l'exposer,
parce que la délibération l'a fait passer sur un plan plus élevé.
Nous devons étudier à présent les causes du péché, d'abord en général
(Question 75), puis en particulier (Question 76-84).
1. Le péché
a-t-il une cause ? - 2. A-t-il une cause intérieure ? - 3. A-t-il une cause
extérieure ? - 4. Le péché est-il cause de péché ?
Objections :
1. Il ne paraît pas qu'il en ait une, car le péché, avons-nous
dit, a raison de mal, et Denys nous assure que le mal n'a pas de cause.
2. Une cause est ce qui est nécessairement suivi d'effet. Mais
ce qui arrive nécessairement n'est pas péché, semble-t-il, puisque tout péché
est volontaire. Le péché n'a donc pas de cause.
3. S'il en a une, ou c'est le bien ou c'est le mal. Ce n'est
pas le bien, car le bien ne produit que le bien, et "un bon arbre ne peut
pas donner de mauvais fruits" (Mt 7, 18). Mais ce n'est pas le mal non
plus, car le mal de peine est une suite du péché, et le mal de coulpe est la
même chose que le péché. Donc le péché n'a pas de cause.
Cependant :
Tout ce qui se
produit a une cause : "Rien sur la terre n'arrive sans cause", est-il
écrit au livre de Job (5, 6 Vg). Or le péché se produit : c'est "tout ce
qui est dit ou fait ou convoité contre la loi de Dieu". Donc le péché a
une cause.
Conclusion :
Le péché est un
acte désordonné. Donc, du côté de l'acte il peut avoir par soi une cause, comme
tout autre acte ; mais comme désordre il a une cause à la façon dont une
négation ou privation peut avoir une cause. Or une négation peut s'expliquer de
deux façons. 1° La négation d'une cause est cause de négation par elle-même ;
en effet l'absence de cause explique l'absence d'effet : ainsi la cause de
l'obscurité est l'absence de soleil. 2° La cause de l'affirmation suivie d'une
négation est par accident cause de la négation qui s'ensuit ; ainsi le feu, en
causant de la chaleur, ce qui est son effet fondamental, cause par suite
l'absence de froid.
De ces deux
explications la première peut suffire s'il s'agit d'une simple négation. Mais
le désordre du péché, comme d'ailleurs n'importe quel mal, n'est pas une simple
négation, c'est la privation de ce qu'un être doit naturellement avoir. Il est
donc nécessaire qu'un tel désordre s'explique de la deuxième manière,
c'est-à-dire ait une cause agissant par accident ; car ce qui doit
naturellement être présent ne serait jamais absent s'il n'y avait une cause
l'empêchant d'exister. Aussi est-ce d'après cela qu'on a coutume de dire que le
mal, puisqu'il consiste dans une véritable privation, a une cause, cause défaillante,
ou cause agissant par accident.
Mais toute cause
accidentelle se ramène à une cause essentielle. Donc, puisque le péché en tant
que désordre a une cause agissant par accident, il a en tant qu'acte une cause
essentielle ; il s'ensuit que le désordre du péché est consécutif à la cause
même de l'acte. Ainsi donc, c'est la volonté qui, n'étant plus dirigée par la
règle de la raison ni par celle de la loi divine, et recherchant un bien
périssable, cause l'acte du péché directement et par soi ; mais elle cause
aussi le désordre de l'acte par accident et en dehors de toute intention ; en
effet, le manque d'ordre dans l'acte provient du manque de direction dans la
volonté.
Solutions :
1. Le péché ne signifie pas seulement cette privation de bien
qu'est le manque d'ordre, mais il signifie l'acte affecté de cette privation,
laquelle a raison de mal. Comment cela a une cause, nous venons de le dire.
2. Si l'on veut que cette définition de la cause soit vraie
dans tous les cas, il faut l'entendre de la cause suffisante et non empêchée.
Car il y a des cas où une chose est la cause suffisante d'une autre, et
cependant l'effet ne suit pas nécessairement, à cause d'un empêchement qui
survient. Sans cela, il faudrait dire que tout advient nécessairement, dit Aristote.
Ainsi donc, bien que le péché ait une cause, il ne s'ensuit pas que ce soit une
cause nécessaire puisque l'effet peut être empêché.
3. Comme nous venons de le dire, la cause du péché c'est la
volonté agissant indépendamment de la règle de raison ou de la loi divine. Or
cette indépendance n'a pas par soi raison de mal, ni de peine ni de coulpe,
avant qu'on ne passe à l'acte. Aussi, de cette façon, la cause du premier péché
n'a pas pour cause un mal, mais un bien auquel manque un autre bien.
Objections :
1. Il semble que non, car ce que l'on a en soi, on l'a
toujours. Donc si l'homme avait en lui-même une cause de péché il pécherait
toujours, puisque, si vous posez la cause, vous posez l'effet.
2. Une même chose n'est pas à elle-même sa cause. Or des
mouvements intérieurs de l'homme sont du péché. Ils n'en sont donc pas la
cause.
3. Tout ce qui est intérieur à l'homme est ou naturel ou
volontaire. Mais ce qui est naturel ne peut pas être une cause de péché,
puisque le péché est contre nature, selon le Damascène. Quant à ce qui est
volontaire, si c'est déréglé c'est déjà du péché. Rien d'intérieur par
conséquent ne peut être cause de péché.
Cependant :
Saint Augustin
affirme : "La volonté est la cause du péché."
Conclusion :
Comme nous venons
de le dire, il faut trouver la cause essentielle du péché du côté de l'acte
lui-même. Or l'acte humain peut avoir en nous une cause médiate et une cause
immédiate. Sa cause immédiate est la raison et la volonté, par lesquelles nous
avons le libre arbitre. Sa cause éloignée, ce sont les connaissances sensibles
et aussi l'appétit sensible ; car de même que le jugement de la raison porte la
volonté à quelque chose de raisonnable, de même les connaissances sensibles
donnent une inclination à l'appétit sensible. Cette inclination elle-même, nous
le verrons plus loin, entraîne parfois la volonté et la raison. Ainsi donc on
peut assigner au péché une double cause intérieure : l'une prochaine, du côté
de la raison et de la volonté ; l'autre éloignée, du côté de l'imagination ou
de l'appétit sensible.
Mais nous avons
dit que la cause du péché se compose du motif d'un bien apparent, avec
l'absence du motif obligé, qui est la règle de la raison ou de la loi divine ;
aussi, le bien apparent, motif de l'acte, ressortit à la connaissance et à
l'appétit sensible. Mais l'absence de la règle obligée ressortit à la raison,
puisque c'est la raison qui a pour fonction de considérer cette règle. Mais
l'achèvement même de ce qu'il y a de volontaire dans l'acte du péché ressortit
à la volonté, de sorte que l'acte même de cette puissance, dans les conditions
que nous avons énoncées, est déjà un péché.
Solutions :
1. Ce qu'on a en soit comme faculté naturelle, on l'a toujours
; mais ce qu'on a en soi comme acte intérieur de connaissance ou d'appétit, on
ne l'a pas toujours. Or c'est la faculté de la volonté qui est la cause
potentielle du péché. Mais elle est amenée à l'acte par les mouvements précédents,
d'abord ceux de la partie sensible, et conséquemment ceux de la raison. Car du
fait qu'une réalité s'offre aux sens comme désirable et que l'appétit sensible
se porte vers elle, la raison cesse parfois de considérer la règle obligée ; et
c'est ainsi que la volonté produit l'acte du péché. Et puisque ces mouvements
qui le précèdent ne sont pas toujours en acte, il faut conclure que le péché
n'est pas non plus toujours en acte.
2. Les mouvements intérieurs de l'âme ne sont pas tous de la
substance même du péché, qui consiste fondamentalement dans l'acte de volonté ;
mais certains précèdent et d'autres suivent le péché lui-même.
3. Ce qui est cause du péché, la puissance qui en produit
l'acte, est chose naturelle. Le mouvement même de la puissance sensible dont le
péché est la suite est parfois naturel, comme quand on pèche parce qu'on a
faim. Mais ce qui fait que le péché n'est pas naturel, c'est qu'il lui manque
la règle naturelle à laquelle l'homme selon sa nature doit veiller.
Objections :
1. Il ne semble pas, car le péché est un acte volontaire, et
les choses volontaires sont de celles qui sont en nous et ainsi n'ont pas de
causes extérieures.
2. Au même titre que la nature, la volonté est un principe
intérieur. Or, dans les choses de la nature, le péché n'arrive jamais que par
une cause intérieure ; l'enfantement d'un monstre par exemple provient de la
destruction d'un principe intérieur. Donc, en morale non plus, le péché ne peut
arriver que par une cause intérieure.
3. Multiplier la cause, c'est multiplier l'effet. Mais plus
les provocations extérieures au péché sont nombreuses et considérables, moins
le dérèglement des actes est imputable à péché. Donc rien d'extérieur ne peut
être cause du péché.
Cependant :
Nous lisons dans
les Nombres (31, 16) : "Ce sont ces femmes-là qui ont séduit les enfants
d'Israël et vous ont fait renier le Seigneur, en plus du crime de Péor."
Donc quelque chose d'extérieur peut être une cause qui fait pécher.
Conclusion :
La cause
intérieure du péché, on vient de le dire, c'est tout ensemble la volonté qui
accomplit l'acte, la raison qui le laisse sans la règle obligée, et l'appétit
sensible avec son penchant. Ainsi donc, une réalité extérieure pourrait être
cause de péché de trois façons : soit qu'elle puisse mouvoir immédiatement la
volonté elle-même, soit qu'elle puisse mouvoir la raison, ou encore l'appétit
sensible. Mais la volonté, nous l'avons dit précédemment, Dieu seul peut la
mouvoir intérieurement ; et Dieu, nous allons le montrer plus loin, ne peut pas
être cause de péché. Par conséquent il reste qu'aucune réalité extérieure ne
peut être cause de péché si ce n'est dans la mesure où elle peut mouvoir la
raison, comme l'homme ou le démon qui pousse au péché ; ou bien mouvoir
l'appétit sensible, comme font certains objets sensibles extérieurs à nous.
Mais la persuasion venant du dehors ne peut pas, en matière d'action, mouvoir
la raison de façon nécessaire ; l'attrait extérieur des choses ne peut pas non
plus mouvoir l'appétit sensible de façon nécessaire, sauf peut-être quand cet
appétit se trouve en de certaines dispositions ; et cependant, même alors,
l'appétit sensible ne meut pas la raison ni la volonté. Par conséquent une
réalité extérieure peut bien être une cause qui porte à pécher, sans pourtant
suffire à y entraîner ; car la cause suffisante de l'accomplissement du péché,
c'est uniquement la volonté.
Solutions :
1. Du fait même que les excitations extérieures n'induisent
pas d'une manière suffisante et nécessitante à pécher, il s'ensuit que pécher
et ne pas pécher demeure en notre pouvoir.
2. Attribuer au péché une cause intérieure n'exclut pas une
cause extérieure ; car ce qui est à l'extérieur n'est cause de péché que par
l'intermédiaire de la cause intérieure, on vient de le dire.
3. Multiplier les causes extérieures qui inclinent au péché,
c'est multiplier les actes de, péché, puisqu'elles inclinent le plus souvent à
de tels actes. Mais la culpabilité en est diminuée car elle consiste en ce que
la faute soit volontaire et vienne vraiment de nous.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car il y a quatre genres de causes, dont aucun
ne peut expliquer que le péché soit cause du péché. En effet, la fin a raison
de bien ; cela ne convient pas au péché qui par définition est un mal. Pour la
même raison il ne peut être cause efficiente, car "le mal n'est pas une
cause agissante mais quelque chose d'infirme et d'impuissant", selon
Denys. Quant à la cause matérielle et à la cause formelle, elles n'existent que
dans les composés naturels de matière et de forme. Donc le péché ne peut avoir
de cause matérielle et formelle.
2. "Produire un être semblable à soi" appartient à
une réalité parfaite, dit Aristote. Mais le péché par définition est imparfait.
Donc le péché ne peut être cause de péché.
3. Si la cause de tel péché est un autre péché, pour la même
raison la cause de celui-ci sera encore un autre péché, et ainsi à l'infini, ce
qui n'est pas possible. Donc le péché ne peut être cause de péché.
Cependant :
Saint Grégoire
affirme "Le péché qui n'est pas promptement effacé par la pénitence est
péché et cause de péché."
Conclusion :
Puisque c'est
comme acte que le péché a une cause, un seul péché pourrait être cause d'un
autre à la manière dont un seul acte humain peut être cause d'un autre acte.
C'est ce qui arrive selon les quatre genres de cause. -. 1° Selon le mode de la
cause efficiente ou motrice, le péché cause le péché par soi et aussi par
accident. Il est cause accidentelle comme l'est celle qui supprime un
empêchement. En effet, quand, par un seul acte de péché, on perd la grâce, la
charité, la pudeur, ou tout ce qui éloigne du péché, on tombe dans un autre
péché ; et ainsi le premier est cause du second par accident. Le péché est
cause par soi lorsque, par un seul acte de péché, on se dispose à commettre
facilement un autre acte semblable ; en effet les actes causent des dispositions
et des habitus inclinant à des actes semblables. - 2° Dans le genre de la cause
matérielle, un péché est cause d'un autre en tant qu'il prépare à celui-ci sa
matière ; ainsi la cupidité prépare une matière à la dispute, qui vient le plus
souvent du désir de s'enrichir. - 3° Selon le genre de la cause finale, un
péché est cause d'un autre lorsque, pour atteindre la fin d'un péché, on en
commet un autre : par exemple la simonie pour satisfaire son ambition, ou la fornication
pour voler. - 4° Et puisqu'en morale c'est la fin qui donne la forme, il suit
de là qu'un péché peut être également cause formelle d'un autre : ainsi, dans
cet acte de fornication commis en vue d'un vol, la fornication est en quelque
sorte l'élément matériel, le vol l'élément formel.
Solutions :
1. Comme désordre, le péché a raison de mal ; mais comme acte,
il a pour fin un bien au moins apparent. Ainsi peut-il être, en tant qu'acte,
cause à la fois finale et efficiente d'un autre péché, bien qu'il ne le puisse
pas en tant que désordre. Par ailleurs, le péché a une matière non pas d'où on
le tire, mais sur laquelle il porte, et une forme qui lui vient de sa fin. Et
c'est pourquoi, selon les quatre causes, il peut être dit lui-même cause de
péché.
2. L'imperfection du péché est une imperfection morale qui
tient à son aspect de désordre. Mais comme acte, le péché peut avoir une
perfection de nature, et c'est par là qu'il peut être cause.
3. La cause du péché n'est pas toujours un péché. Aussi n'y
a-t-il pas lieu de remonter à l'infini, d'un péché à un autre ; on peut au
contraire parvenir à un premier péché dont la cause n'est pas un autre péché.
Nous passons maintenant à l'étude détaillée des causes du péché 1° des
causes intérieures (Question 76-78) ; 2° des causes extérieures (Question
79-83) ; 3° des péchés qui sont causes d'autres péchés (Question 84).
L'étude des causes intérieures comprendra trois parties conformément
aux prémisses posées, car il sera question : 1° de l'ignorance qui est cause du
péché du fait de la raison (Question 76) ; 2° de la faiblesse ou passion, qui
est cause du péché du fait de l'appétit sensible (Question 77) ; 3° de la
malice qui est cause du péché du fait de la volonté (Question 78).
1. L'ignorance
est-elle cause de péché ? - 2. Est-elle un péché ? - 3. Excuse-t-elle
complètement du péché ? - 4. Diminue-t-elle le péché ?
Objections :
1. Cela ne paraît pas possible, car ce qui n'est pas n'est
cause de rien. Or l'ignorance est un non-être, puisque c'est une privation de
science. Donc elle n'est pas cause de péché.
2. Les causes du péché doivent être tirées de la conversion
qu'il comporte, on l'a déjà dit. Mais l'ignorance paraît regarder l'aversion.
On ne doit donc pas la ranger parmi les causes du péché.
3. Tout péché, avons-nous dit, se tient dans la volonté. Or la
volonté ne se porte qu'à une chose connue : le bien perçu est son objet. Donc
l'ignorance ne peut être cause de péché.
Cependant :
Saint Augustin dit
que certains pèchent par ignorance.
Conclusion :
Il y a, d'après le
Philosophe, deux sortes de causes motrices : l'une est essentielle, l'autre
accidentelle. La cause essentielle est celle qui meut par sa vertu propre,
comme le principe générateur des éléments est la cause de leurs mouvements vers
le bas ou vers le haut. La cause par accident est celle qui éloigne l'obstacle
ou qui est elle-même l'éloignement de l'obstacle. C'est de cette manière que
l'ignorance peut être cause de l'acte de péché ; elle est en effet une
privation de la science qui perfectionne la raison, laquelle empêche le péché
en tant qu'elle dirige les actes humains.
Mais il faut
remarquer que la raison dirige les actes humains selon une double science : la
science de l'universel, et la science du particulier. En effet, celui qui
raisonne sur ce qu'il faut faire emploie un syllogisme dont la conclusion est
un jugement, c'est-à-dire un choix et finalement une action ; or une action est
toujours un cas singulier. Aussi la conclusion du syllogisme pratique est-elle
une proposition singulière. Mais on ne peut conclure de l'universel au
singulier que par l'intermédiaire d'une proposition singulière. Ainsi, un homme
s'interdit le parricide parce qu'il sait qu'on ne doit pas tuer son père, et
parce qu'il sait que cet homme est son père. L'ignorance de l'une de ces deux
propositions peut donc devenir une cause de parricide, c'est-à-dire l'ignorance
du principe général, qui est une règle de la raison, et l'ignorance de la
circonstance singulière.
Aussi voit-on
clairement que ce n'est pas n'importe quelle ignorance dans l'esprit du pécheur
qui est cause de péché, mais celle-là seulement qui supprime chez lui une
science prohibant l'acte du péché. De la sorte, si un homme avait sa volonté
disposée de façon à ne pas s'interdire le parricide, même au cas où il
reconnaîtrait son père, la méconnaissance de son père ne serait pas la cause du
péché, mais accompagnerait le péché. Un tel homme, dit Aristote "ne pèche
pas parce qu'il ignore, mais pèche tout en ignorant".
Solutions :
1. Le non-être ne peut pas être la cause essentielle de
quelque chose, mais peut en être la cause accidentelle, comme la suppression
d'un facteur prohibant.
2. De même que le savoir, que l'ignorance supprime, intéresse
le péché dans ce qui regarde la conversion, de même aussi l'ignorance, en ce
qui regarde l'aversion, est cause de péché comme supprimant l'obstacle.
3. Si une chose est ignorée de tous points, la volonté ne peut
nullement s'y porter. Mais si une chose est connue en partie et en partie
ignorée, la volonté peut la vouloir. Et c'est ainsi qu'une ignorance est cause
de péché ; par exemple on sait qu'on tue quelqu'un mais on ne sait pas qu'on
tue son père ; ou bien on sait qu'un acte est délectable, cependant on ignore
que c'est un péché.
Objections :
1. Il semble que non. Car le péché, nous l'avons vu, est
"une parole, un acte ou un désir contraire à la loi de Dieu". Or
l'ignorance n'implique aucun acte, ni intérieur ni extérieur. Donc elle n'est
pas un péché.
2. Le péché est plus directement opposé à la grâce qu'à la
science. Or la privation de la grâce n'est pas un péché, c'est plutôt une peine
consécutive au péché. Donc l'ignorance, qui est la privation de la science,
n'est pas un péché.
3. Si l'ignorance est un péché, c'est seulement en tant
qu'elle est volontaire. Mais alors il semble que le péché soit plutôt dans
l'acte de volonté que dans l'ignorance. Donc celle-ci ne sera pas un péché mais
plutôt une suite du péché.
4. Tout péché est enlevé par la pénitence, et aucun péché dont
la culpabilité est passée n'a une activité qui demeure, sinon uniquement le
péché originel. Or l'ignorance n'est pas enlevée par la pénitence, mais elle
demeure active après que la pénitence a fait disparaître toute culpabilité. L’ignorance
n'est donc pas un péché, à moins que ce ne soit peut-être le péché originel.
5. Si l'ignorance était un péché, aussi longtemps qu'elle
resterait dans l'homme, il pécherait en acte. Mais c'est continûment que
l'ignorance est chez l'ignorant. Celui-ci serait donc continûment dans le
péché. Ce qui est évidemment faux, car l'ignorance serait ainsi ce qu'il y a de
plus grave. Donc elle n'est pas un péché.
Cependant :
Il n'y a que le
péché qui mérite une peine. Mais l'ignorance mérite une peine selon l'Apôtre (1
Co 14, 38) : "Celui qui ignore sera ignoré (de Dieu)." Donc
l'ignorance est un péché.
Conclusion :
L'ignorance n'est
pas simplement l'absence de science, qui est une simple négation. Chaque fois
qu'il y a des choses qu'un esprit ne sait pas, on peut dire qu'il y a chez lui
absence de science ; Denys affirme que cela existe chez les anges. L'ignorance
au contraire implique une privation de science, qui a lieu lorsqu'on ne sait
pas des choses qu'on est naturellement apte à savoir. - Or, parmi ces choses,
il y en a qu'on est tenu de savoir, celles sans la connaissance desquelles on
ne peut faire correctement son devoir. Ainsi tout le monde est tenu de savoir
en général les vérités de la foi et les préceptes universels du droit, et
chacun en particulier est tenu de savoir ce qui regarde son état ou sa
fonction. Au contraire, il y a des choses qu'on n'est pas tenu de savoir, bien
qu'il soit tout naturel qu'on les sache, comme les théorèmes de la géométrie
et, sauf en certains cas, les événements contingents.
Évidemment,
quiconque néglige d'avoir ou de faire ce qu'il est tenu d'avoir ou de faire,
pèche par omission. Aussi, à cause d'une négligence de cette sorte, l’ignorance
des choses qu'on est tenu de savoir est un péché. Mais on ne peut imputer à
négligence de ne pas savoir ce qu'on ne peut pas savoir. Dans ce cas,
l'ignorance est dite invincible parce qu'aucune étude ne peut la vaincre. Et
comme une telle ignorance n'est pas volontaire, puisqu'il n'est pas en notre
pouvoir de la chasser, elle n'est pas un péché. Il est clair par là que
l'ignorance invincible n'est jamais un péché, mais l'ignorance qu'on peut
vaincre en est un, si elle porte sur ce qu'on est tenu de savoir, non si elle
porte sur ce qu'on n'est pas tenu de savoir.
Solutions :
1. Nous avons fait observer qu'en définissant le péché comme
une parole, un acte ou un désir il fallait l'entendre également de toutes les négations
opposées, selon quoi l'omission a raison de péché. C'est comme négligence que
l'ignorance est un péché, et à ce titre elle rentre dans la définition en tant
qu'on omet de dire, de faire ou de désirer ce qu'il faudrait pour acquérir la
science qu'on devrait avoir.
2. Bien que la privation de grâce ne soit pas en soi un péché,
cependant, parce qu'on a négligé de se préparer à la grâce, cette privation
peut se présenter comme un péché, au même titre que l'ignorance. Et pourtant le
cas n'est pas le même : l'homme peut acquérir de la science par ses propres
actes, tandis que la grâce ne s'acquiert pas par nos actes, elle est un don de
Dieu.
3. De même que pour le péché de transgression, la faute n'est
pas seulement dans l'acte de la volonté, mais aussi dans l'acte voulu,
c'est-à-dire commandé par la volonté, de même pour le péché d'omission, ce
n'est pas seulement l'acte de la volonté qui est une faute, c'est aussi
l'omission elle-même en tant qu'elle est de quelque façon volontaire. De cette
façon il y a péché dans la négligence à savoir, ou encore dans l'inattention à
ce qu'on sait.
4. Il est vrai que, malgré l'effacement de la culpabilité par
le moyen de la pénitence, l'ignorance demeure en tant que privation de science
: cependant, il ne demeure plus cette négligence qui fait que l'ignorance est
appelée un péché.
5. Il en est des péchés d'ignorance comme des autres péchés
d'omission : l'homme ne pèche effectivement qu'au moment où un précepte positif
oblige. En effet, l'ignorant ne pèche pas continûment d'une façon actuelle,
mais seulement lorsque c'est le moment pour lui d'acquérir la science qu'il est
tenu d'avoir.
Objections :
1. Il le semble, car saint Augustin affirme : "Tout péché
est volontaire." Mais l'ignorance rend l'acte involontaire, nous venons de
le voir. Donc l'ignorance excuse totalement le péché.
2. Ce qu'on fait sans en avoir l'intention, on le fait par
accident. Mais on ne peut avoir l'intention de faire ce qu'on ignore. Donc tout
ce que l'homme fait par ignorance est accidentel aux actes humains. Et ce qui
existe par accident n'est pas spécifique. Donc, rien de ce qui est fait par
ignorance ne doit être jugé vertueux ou vicieux dans les actes humains.
3. L'homme est sujet à la vertu comme au vice, en tant qu'il
participe de la raison. Or l'ignorance exclut la science, qui perfectionne la
raison. Elle excuse donc totalement du péché.
Cependant :
Saint Augustin dit
: "On a raison de désapprouver certaines choses faites par
ignorance." Mais on ne désapprouve que les péchés. Donc certains actes
accomplis par ignorance sont des péchés. Donc l'ignorance n'excuse pas
totalement du péché.
Conclusion :
L'ignorance a par
elle-même pour effet de rendre involontaire l'acte qu'elle cause. Mais l'acte
qu'elle cause, nous l'avons déjà dit, c'est celui que prohibait la science en
s'y opposant. Et ainsi, éclairé par cette science, l'acte serait contraire à la
volonté, ce qu'implique le mot "involontaire". Au contraire, si cette
science, empêchée par l'ignorance, n'interdisait pas l'acte, à cause du
penchant que la volonté a pour lui, cette ignorance ne fait pas qu'on est
l'auteur involontaire de l'acte, mais simplement l'auteur sans le vouloir,
comme dit le Philosophe. Et une telle ignorance, n'étant pas cause de l'acte de
péché, nous l'avons dit, puisqu'elle ne le rend pas involontaire, n'excuse pas
du péché. La même raison s'applique à toute ignorance qui n'est pas vraiment
cause, mais qui est consécutive ou concomitante. Mais l'ignorance qui est cause
de l'acte a par elle-même, parce qu'elle le rend involontaire, de quoi excuser
du péché, puisqu'il est essentiel au péché d'être volontaire.
Il peut arriver
néanmoins de deux côtés que l'ignorance n'excuse pas complètement.
1° Du côté de la
chose ignorée. L'ignorance excuse en effet le péché que dans la mesure où on
ignore qu'il y a péché. Or il peut arriver ceci : on ignore une circonstance du
péché ; si on la connaissait on s'écarterait du péché, que cette constance
contribue ou non à la raison de péché ; et cependant on sait encore assez de
choses pour comprendre que ce qu'on fait est un péché. Par exemple, lorsqu'un
homme en frappe un autre, cela suffit à la raison de péché ; et cependant il ignore
que cet homme est son père, ce qui est une circonstance qui change l'espèce du
péché ; ou peut-être ignore-t-il que la victime en se défendant va rendre les
coups ; cela n'ajoute rien à la faute mais, s'il le savait, il ne frapperait
pas. Dans ces cas-là par conséquent, bien que l'individu pèche réellement par
ignorance, il n'est pas complètement excusé puisqu'il lui reste encore la
connaissance du péché.
2° Du côté de
l'ignorance elle-même, la même chose peut arriver, parce que l'ignorance est
voulue, soit directement, comme lorsqu'on tient volontairement à ne pas savoir
certaines choses pour pécher plus librement ; soit indirectement, comme
lorsqu'on néglige à cause de son travail ou de ses autres occupations
d'apprendre ce qui retiendrait de pécher. Une telle négligence en effet rend
l'ignorance elle-même volontaire et en fait un péché, du moment qu'elle porte
sur ce qu'on est tenu de savoir, et qu'on peut savoir. C'est pourquoi une telle
ignorance n'excuse pas complètement du péché. S'il s'agit au contraire d'une
ignorance tout à fait involontaire, soit parce qu'elle est invincible, soit
parce qu'elle porte sur un point qu'on n'est pas tenu de savoir, elle excuse
tout à fait du péché.
Solutions :
1. Comme nous l'avons rappelé, ce n'est pas toute ignorance
qui rend l'acte involontaire, aussi n'est-ce pas toute ignorance qui excuse
totalement du péché.
2. Dans la mesure où il demeure du volontaire chez l'ignorant,
il demeure dans son péché quelque chose d'intentionnel, et par là ce péché ne
sera pas commis par accident.
3. Si l'ignorance était telle qu'elle vînt exclure totalement
l'usage de la raison, elle excuserait tout à fait la faute, comme on le voit
chez les idiots et chez les fous. Mais l'ignorance cause de péché n'est pas
toujours telle : Et c'est pourquoi elle n'excuse pas toujours complètement.
Objections :
1. Il semble que non, car ce qui est commun à tout péché ne
diminue pas le péché. Or l'ignorance est commune à tout péché, puisque le
Philosophe assure que "tout méchant est un ignorant". Donc
l'ignorance ne diminue pas le péché.
2. Un péché ajouté à un péché fait un plus grand péché. Or
l'ignorance elle-même est un péché, nous venons de le dire. Donc elle ne
diminue pas le péché.
3. Cela même qui aggrave le péché ne peut pas le diminuer.
Mais l'ignorance aggrave le péché car, sur le texte de l'Apôtre (Rm 2, 4) :
"Ignores-tu que la bonté de Dieu..." saint Ambroise affirme :
"Tu pèches d'une manière extrêmement grave, si tu ignores."
4. S'il y a une ignorance qui diminue le péché, il semble que
ce soit surtout celle qui supprime totalement l'usage de la raison. Et pourtant
cette sorte d'ignorance ne diminue pas la faute mais l'augmente, car le Philosophe
affirme : "Celui qui est ivre mérite double châtiment."
Cependant :
Tout ce qui est un
motif de remettre le péché allège celui-ci. Ainsi en est-il de l'ignorance, au
témoignage de l'Apôtre (1 Tm 1, 13) - "J'ai obtenu miséricorde parce que
j'ignorais ce que je faisais." Donc l'ignorance diminue ou allège le
péché.
Conclusion :
Puisque tout péché
est volontaire, l'ignorance peut le diminuer dans la mesure où elle en diminue
le caractère volontaire ; sans cela, elle ne le diminue pas du tout. Évidemment,
l'ignorance qui excuse complètement du péché parce qu'elle lui ôte tout
caractère volontaire, ne diminue pas le péché mais le supprime totalement.
Quant à celle qui n'est pas la cause mais l'accompagnement du péché, elle ne le
diminue ni ne l'augmente. La seule ignorance qui peut le diminuer est celle qui
le cause, et cependant n'en excuse pas entièrement.
Or il arrive
parfois qu'une telle ignorance est voulue directement et par soi comme
lorsqu'on ignore quelque chose de son plein gré, pour pécher plus librement.
Pareille ignorance accroît, semble-t-il, le volontaire et le péché ; car
l'intention volontaire de pécher fait que l'on veut subir l'inconvénient de
l'ignorance pour avoir la liberté de pécher. - Parfois l'ignorance cause du
péché n'est pas directement volontaire, mais indirectement et par accident ;
par exemple chez celui qui est ignorant pour n'avoir pas voulu travailler
durant ses études, ou celui qui veut boire trop de vin, ce qui entraîne
l'ivresse et l'inconscience. Cette ignorance diminue le volontaire et par
conséquent le péché. En effet, lorsqu'un acte n'est pas reconnu comme péché, on
ne peut pas dire que la volonté se porte directement et d'elle-même vers le
péché : elle s'y porte par accident ; aussi y a-t-il un moindre mépris et par
suite moindre péché.
Solutions :
1. Cette ignorance à cause de laquelle tout méchant est un
ignorant n'est pas une cause du péché, mais quelque chose de consécutif à la
cause, c'est-à-dire une suite de la passion ou de l'habitus qui incline au
péché.
2. Un péché ajouté à un péché fait un plus grand nombre de
péchés mais ne fait pas toujours un péché plus grand, parce que peut-être cela
ne se ramène pas à un même péché mais donne lieu à plusieurs. Et il peut
arriver, si le premier diminue le second, que tous les deux ensemble ne soient
pas aussi graves qu'un seul. Ainsi l'homicide est plus grave s'il est commis
par un homme sobre que par un homme ivre, bien qu'il y ait dans ce dernier cas
deux péchés, parce que l'ébriété diminue le péché qui la suit en lui enlevant
plus de gravité qu'elle n'en a elle-même.
3. Cette parole de saint Ambroise peut s'entendre de
l'ignorance absolument voulue ; ou bien d'une espèce d'ingratitude, le comble
de l'ingratitude étant en effet de ne pas savoir reconnaître les bienfaits
reçus. Ou enfin, de l'ignorance d'infidélité, qui ruine par la base tout
l'édifice spirituel.
4. L'homme ivre mérite bien d'être châtié deux fois pour les
deux péchés qu'il commet, celui d'ivresse et celui qui en découle. Et pourtant
l'ivresse, en raison de l'ignorance qui s'y joint, diminue le péché qu'elle
fait faire ; peut-être même lui enlève-t-elle, nous venons de le dire, plus de
gravité qu'elle n'en comporte elle-même. - On peut dire encore que la réflexion
du Philosophe est inspirée d'une ordonnance du législateur Pittacus, statuant
que "ceux qui se mettraient à frapper en état d'ivresse devraient être
plus fortement punis, sans égard pour ce qu'il peut y avoir de pardonnable dans
leur cas, mais par mesure d'utilité publique et pour parer à ce fait que les
hommes sont beaucoup plus querelleurs une fois qu'ils sont ivres que lorsqu'ils
sont sobres". Nous le savons par Aristote.
Étudions à présent la part de l'appétit sensible comme cause du péché :
la passion est-elle cause de péché ?
1. La passion de l'appétit sensible peut-elle mouvoir ou incliner la
volonté ? - 2. Peut-elle dominer la raison contre le savoir de celle-ci ? - 3.
Le péché qui vient de la passion est-il un péché de faiblesse ? - 4. Cette passion
qu'est l'amour de soi est-elle cause de tous les péchés ? - 5. Les trois causes
énoncées par saint Jean : "Convoitise des yeux, convoitise de la chair,
orgueil de la vie". - 6. La passion qui est cause du péché, le
diminue-t-elle ? - 7. Excuse-t-elle entièrement ? - 8. Le péché de passion
peut-il être mortel ?
Objections :
1. Il semble que la volonté ne puisse être mue par une passion
de l'appétit sensible. Car aucune puissance passive n'est jamais mue que par
son objet. Or la volonté est une puissance active et passive tout ensemble :
"Elle meut et elle est mue", comme le Philosophe le dit de toutes les
facultés d'appétit. Donc, puisque l'objet de la volonté n'est pas la passion
mais plutôt le bien de la raison, il semble que la passion ne meut pas la
volonté.
2. Le moteur supérieur n'est pas mû par l'inférieur ; ainsi
l'âme n'est pas mue par le corps. Or la volonté, appétit rationnel, est pour
l'appétit sensible un moteur supérieur ; elle le meut comme une sphère céleste
meut la sphère située au-dessous d'elle, selon le Philosophe. Donc la volonté
ne peut être mue par la passion de l'appétit sensible.
3. Rien d'immatériel ne peut être mû par ce qui est matériel.
Or la volonté est une puissance immatérielle ; ayant son siège "dans la
raison", elle n'a pas besoin d'organe corporel, dit encore le Philosophe.
L'appétit sensible est une faculté matérielle qui doit être fondée sur un
organe corporel. Donc une passion de l'appétit sensible ne peut pas mouvoir
l'appétit de l'âme intellectuelle.
Cependant :
Il est dit en
Daniel (13, 56) : "La passion a perverti ton coeur."
Conclusion :
La passion ne peut
pas directement attirer ou mouvoir la volonté. Mais elle le peut indirectement
et cela de deux façons :
1° Par une sorte
de détournement des énergies de l'âme. En effet, parce que toutes les
puissances de l'âme sont enracinées dans une même essence, quand l'une a un
acte intense, il faut nécessairement qu'une autre soit relâchée dans le sien ou
même tout à fait empêchée. D'abord, parce que toute énergie lorsqu'elle est
dispersée s'amoindrit, ce qui fait qu'inversement, lorsqu'elle est concentrée
sur un point, elle est moins capable de se disperser sur d'autres. Et aussi
parce que les oeuvres de l'âme exigent une tension qui, fortement appliquée à
une chose, ne peut s'appliquer fortement à une autre. Ainsi, par une sorte de
détournement, lorsque le mouvement de l'appétit sensible s'engage avec force
dans une passion quelconque, le mouvement de l'appétit rationnel ou volonté
doit nécessairement se relâcher ou même s'arrêter tout à fait.
2° Du côté de
l'objet de la volonté, qui est le bien appréhendé par la raison. En effet, le
jugement et la connaissance de la raison sont paralysés par des apports
violents et désordonnés de l'imagination, et par le jugement de l'estimative,
comme on le voit clairement chez les fous. Or il est évident que la passion de
l'appétit sensible détermine la connaissance de l'imagination et le jugement de
l'estimative, comme l'état de la langue détermine le jugement du goût. Aussi
voyons-nous que les hommes engagés dans une passion ne détournent pas
facilement leur imagination des choses auxquelles ils sont attachés. La
conséquence, c'est que la raison ne fait le plus souvent que suivre la passion,
et que la volonté fait de même, puisque sa nature est de suivre toujours le
jugement de la raison.
Solutions :
1. La passion fait modifier, on vient de le dire, le jugement
qu'on porte sur l'objet de la volonté, bien qu'elle ne soit pas elle-même
directement l'objet de la volonté.
2. Le supérieur n'est pas mû par l'inférieur directement ;
mais il peut l'être indirectement d'une certaine manière, comme nous venons de le
dire.
3. Même réponse pour cette objection.
Objections :
1. Cela ne semble pas possible. Le plus fort n'est pas vaincu
par le plus faible. Mais la science, à cause de sa certitude, est ce qu'il y a
de plus fort en nous. Elle ne peut donc être surpassée par la passion qui est
"débile et passagère".
2. Il n'y a de volonté que pour le bien ou le bien apparent.
Lorsque la passion attire la volonté vers ce qui est vraiment du bien, elle
n'incline pas la raison à l'encontre du vrai savoir. Lorsqu'elle attire la
volonté vers ce qui semble du bien et n'en est pas, elle l'attire vers ce qui
paraît tel à la raison ; or ce qui paraît à la raison fait partie de son
savoir. Donc la passion n'incline jamais la raison contre son savoir.
3. Si l'on dit que la passion amène la raison à juger dans un
cas particulier de façon contraire à ce qu'elle sait en général, nous objectons
ceci : Une proposition universelle et une proposition particulière ne peuvent
s'opposer que contradictoirement, comme le oui et le non ; or deux opinions qui
sont contradictoires sont contraires aussi selon Aristote. Donc, si quelqu'un
jugeait dans un cas particulier à l'opposé de ce qu'il sait en général, il
aurait en lui en même temps deux opinions contraires, ce qui est impossible.
4. Tout homme qui sait une chose d'une manière universelle la
sait aussi en particulier, dans les applications qu'il en voit ; ainsi, pour emprunter
l'exemple cité par le Philosophe, celui qui sait que toutes les mules sont
stériles, sait que cet animal est stérile, dès qu'il discerne que c'est une
mule. Mais si l'on connaît une chose de façon universelle, on en reconnaît tout
naturellement les applications particulières ; quand on sait qu'il ne faut
jamais commettre aucune fornication, on discerne parfaitement que tel acte est
un cas de fornication. Il semble donc que le savoir s'étende tout naturellement
du général au particulier.
5. Les mots sont les signes de la pensée, dit Aristote. Or
l'homme qui vit dans la passion avoue souvent que ce qu'il choisit est mal,
même dans le cas particulier. Il sait donc ce qu'il faut savoir, même dans le
cas particulier. Par conséquent il ne semble pas que les passions puissent
entraîner la raison à contredire ce qu'elle sait en général, puisqu'il n'est
pas possible de savoir une chose en général, et de penser le contraire dans un
cas particulier.
Cependant :
L’Apôtre écrit (Rm
7, 23) "je vois une autre loi dans mes membres qui s'oppose à la loi de
mon esprit et m'emprisonne sous la loi du péché." Cette loi qui est dans
les membres, c'est la convoitise, dont l'Apôtre avait parlé plus haut. Puisque
la convoitise est une passion, il semble que la passion attire la raison à
contredire même ce qu'elle sait.
Conclusion :
Au témoignage du
Philosophe, l'opinion de Socrate fut que jamais la science ne pourrait être
dominée par la passion ; aussi Socrate faisait-il de toute vertu une science et
de tout péché une ignorance. En cela il y a du vrai. La volonté étant la
faculté du bien, au moins apparent, elle ne se porte jamais au mal sans que la
raison y voie quelque apparence de bien, et c'est pour cela que la volonté ne
tendrait jamais au mal s'il n'y avait, du côté de la raison, ignorance ou
erreur. D'où la parole des Proverbes (14, 22) : "Ils sont dans l'erreur,
ceux qui font le mal." - Mais c'est un fait d'expérience que beaucoup
agissent contrairement à ce qu'ils savent. Ce fait est même confirmé par l'autorité
divine, dans le passage de saint Luc (12, 47) sur "le serviteur qui a
connu la volonté de son maître et n'en a rien fait", et dans celui de saint
Jacques (4, 17) : "Celui qui sait faire le bien et ne le fait pas, commet
un péché." Ce que dit Socrate n'est donc pas absolument vrai, et il faut
faire à ce sujet plusieurs distinctions, comme l'enseigne le Philosophe au
livre VII des Éthiques.
En effet, pour
bien se conduire, l'homme a besoin d'une double science : universelle et
particulière. Un défaut de l'une ou de l'autre suffit à empêcher, comme nous
l'avons dit plus haut, la rectitude de la volonté et celle de l'action. Il peut
donc arriver à quelqu'un d'avoir la science au plan universel, par exemple de
savoir qu'il ne faut jamais commettre la fornication, et de ne pas savoir
cependant que dans le cas particulier il ne faut pas faire cet acte qui est une
fornication. Et cela suffit déjà pour que la volonté ne suive pas la science
universelle de la raison. - Il faut encore remarquer que rien n'empêche une chose
d'être sue par habitus et pourtant de ne pas être considérée en acte. Si bien
qu'il peut arriver qu'on sache parfaitement ce qu'il faut faire non seulement
en règle universelle mais aussi dans le cas particulier, et que cependant on ne
l'ait pas actuellement présent à l'esprit. Et alors il ne semble pas difficile
de comprendre qu'on puisse agir en dehors d'une pensée qu'on n'a pas présente
actuellement.
Quant au fait même
de ne pas être attentif dans un cas particulier à ce que l'on sait par habitus,
il vient parfois uniquement du manque d'application, comme quand un bon
géomètre ne prend pas garde à des conclusions de géométrie qui devraient lui
sauter aux yeux ; parfois cela vient de quelque empêchement, par exemple d'une
occupation extérieure ou d'une infirmité.
Et c'est ainsi que
l'homme pris par la passion en arrive à ne plus avoir présent à l'esprit dans
les cas particuliers ce qu'il sait pourtant bien d'une manière universelle, en
tant que la passion l'empêche d'y porter son attention.
Cet empêchement se
produit de trois façons 1° par cette sorte de détournement d'énergie que nous
avons exposée plus haut ; 2° par opposition directe, du fait que la passion
incline le plus souvent à l'opposé des principes universels que l'on connaît ;
3° par la modification qu'elle provoque dans l'organisme, et par laquelle la
raison est comme liée au point de ne pouvoir librement passer à l'acte. Le
sommeil ou l'ivresse produisent de ces troubles organiques et en arrivent à
lier aussi l'usage de la raison. Que cela ait lieu dans les passions, c'est
évident par le fait que parfois, lorsqu'elles sont extrêmement intenses,
l'homme perd totalement l'usage de la raison ; beaucoup, par excès d'amour et
par excès de colère, ont versé dans la folie. Et ainsi la passion entraîne la
raison à juger dans les cas particuliers à l'opposé des principes universels
qu'elle possède.
Solutions :
1. Dans l'action, la science de l'universel, qui est très
certaine, n'a pas le rôle principal, qui revient plutôt à la science du
particulier, du fait que l'action est toujours un cas singulier. Il n'est donc
pas étonnant qu'en matière d'action la passion agisse à l'opposé de principes
généraux qui d'ailleurs ne sont pas présents à l'esprit dans les cas
particuliers.
2. Le fait même que la raison puisse dans un cas particulier
trouver bien ce qui ne l'est pas, vient de quelque passion. Pourtant, ce
jugement particulier va contre la science universelle de la raison.
3. Il ne pourrait pas arriver qu'on eût dans l'esprit d'une
manière actuelle une science ou une opinion vraie qui serait une affirmation
universelle, en même temps qu'une opinion fausse qui serait d'une manière
actuelle une négative particulière, ou inversement. Mais il peut fort bien
arriver qu'on ait d'une manière habituelle une vraie science soutenant une
affirmative universelle, et d'une manière actuelle une opinion fausse soutenant
une négative particulière, car un acte ne s'oppose pas directement à un
habitus, mais à un autre acte.
4. Celui qui a la science universelle est empêché par la
passion de s'y soumettre et de parvenir ainsi à la conclusion ; mais il place
son action sous un autre principe universel, que lui suggère l'inclination à la
passion et d'après lequel il conclut. C'est pourquoi le Philosophe dit que le
syllogisme pratique de celui qui ne se maîtrise pas comprend en réalité quatre
propositions, deux particulières et deux universelles. De celles-ci, une est le
fait de la raison, par exemple : il ne faut commettre aucune fornication ;
l'autre, le fait de la passion, par exemple : il faut chercher son plaisir.
Donc la passion lie la raison pour qu'elle ne fasse aucune application et ne
tire aucune conclusion du premier de ces principes ; aussi, tout le temps que
dure la passion, la raison procède et conclut selon le second principe.
5. De même que l'homme ivre peut parfois proférer des paroles
profondes qu'il est cependant bien incapable d'apprécier, parce que l'ivresse
l'en empêche, de même celui qui est dans la passion, encore qu'il profère des
lèvres que ce qu'il fait n'est pas à faire, sent bien dans son for intérieur ce
qu'il faut faire.
Objections :
1. Il ne semble pas, car la passion est un mouvement véhément
de l'appétit sensible. Or la véhémence d'un mouvement témoigne de sa force plus
que de sa faiblesse. Donc le péché qui vient de la passion ne doit pas être
appelé péché de faiblesse.
2. On envisage la faiblesse de l'homme surtout à partir de ce
qu'il y a en lui de plus fragile. Or c'est la chair, ce qui fait dire au Psaume
(78, 39) : "Il s'est souvenu qu'ils n'étaient que chair." Donc, s'il
y a un péché de faiblesse, c'est celui qui vient d'une défaillance du corps
plutôt que d'une passion de l'âme.
3. A l'égard de ce qui est soumis à sa volonté, on ne peut pas
dire que l'homme soit faible. Or il dépend bien de la volonté de l'homme de
faire ou de ne pas faire ce à quoi la passion le porte, selon la parole de la
Genèse (4, 7 Vg) : "Tu auras au-dessous de toi tes appétits et tu les
domineras." Le péché de passion n'est donc pas un péché de faiblesse.
Cependant :
Cicéron appelle
les passions de l'âme des maladies. Or les maladies s'appellent aussi des
faiblesses. Le péché de passion doit donc être appelé péché de faiblesse.
Conclusion :
La cause propre du
péché vient de l'âme, où le péché a son principe. Mais on peut parler d'une
faiblesse de l'âme par ressemblance avec une infirmité du corps. Or, on dit que
le corps de l'homme est faible quand il est débilité ou entravé dans
l'exécution de ses propres activités par quelque dérèglement de l'organisme, si
bien que les humeurs et les membres n'obéissent plus à l'énergie faite pour les
régir et les mouvoir. Ainsi dit-on qu'un membre est faible quand il ne peut
plus accomplir l'activité d'un membre sain, comme l'oeil quand il ne voit plus
clair, dit Aristote. Aussi dit-on pareillement que l'âme est faible quand elle
est entravée dans son activité propre à cause du dérèglement de ses facultés.
Et de même que les différentes parties du corps sont dites déréglées quand
elles ne suivent plus l'ordre de la nature, de même les facultés de l'âme quand
elles n'obéissent plus à la raison, la raison étant en effet la faculté qui
doit tout régir dans l'âme.
Ainsi donc,
lorsque le concupiscible ou l'irascible sont affectés d'une passion qui les
fait sortir de l'ordre rationnel, et que cela met obstacle, de la manière
expliquée plus haut, à la façon dont l'action humaine doit s'accomplir, on dit
qu'il y a péché de faiblesse. Et c'est pourquoi le Philosophe compare celui qui
ne sait pas se contenir au paralytique qui n'est plus maître de ses mouvements.
Solutions :
1. De même qu'il y a dans le corps une faiblesse d'autant plus
grande que le mouvement en dehors de l'ordre naturel aura été plus fort, de
même dans l'âme la faiblesse est d'autant plus grande que le mouvement de
passion se sera manifesté plus fortement en dehors de l'ordre de raison.
2. Le péché consiste fondamentalement dans l'acte de la
volonté. Or cet acte n'est pas entravé par la faiblesse du corps : on peut être
faible de corps et avoir une volonté très prompte à agir. Mais il est,
avons-nous dit, entravé par la passion. Aussi, quand on parle du péché de
faiblesse, ce doit être par référence à la faiblesse de l'âme plutôt qu'à celle
du corps. Cependant, même la faiblesse de l'âme peut s'appeler faiblesse de la
chair, en tant que notre condition charnelle explique que des passions
s'élèvent en nous, parce que l'appétit sensible est une faculté qui emploie un
organe corporel.
3. Il est bien au pouvoir de la volonté d'adhérer ou non aux
inclinations de la passion, et pour autant on peut dire que nous dominons nos
appétits. Mais cette acceptation ou ce refus de la volonté est empêché par la
passion de la manière que nous avons dite.
Objections :
1. Il semble que non, car ce qui est de soi un bien et un
devoir n'est pas la cause propre du péché. Mais l'amour de soi-même est de soi
un bien et un devoir ; aussi est-il prescrit (Lv 19, 18) d'aimer le prochain
comme soi-même.
2. Saint Paul affirme (Rm 7, 8) : "Saisissant l'occasion,
le péché par le moyen du précepte produit en moi toute espèce de
convoitise." Là-dessus la Glose explique que la loi est bonne puisqu'en
prohibant la convoitise elle prohibe tout mal. Mais la convoitise est une autre
passion que l'amour, nous l'avons vu. Donc l'amour de soi n'est pas la cause de
tous les péchés.
3. Sur ces mots du Psaume (80, 17) : "Notre vigne a été
incendiée et ravagée", saint Augustin écrit : "Tout péché vient de la
flamme d'un amour mauvais, ou de l'abattement d'une crainte mauvaise."
Donc l'amour de soi n'est pas la seule cause de péché.
4. De même que l'homme pèche parfois par un amour désordonné
de lui-même, de même il pèche aussi de temps en temps par un amour désordonné
du prochain. L'amour de soi n'est donc pas la cause de tous les péchés.
Cependant :
Saint Augustin
déclare "L'amour de soi poussé jusqu'au mépris de Dieu fait la cité de
Babylone." Mais tout péché nous fait appartenir à la cité de Babylone.
L'amour de soi est donc la cause de tous les péchés.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, ce qui est proprement et par soi cause du péché doit être
cherché du côté de la conversion aux biens périssables. Or à cet égard tout
acte de péché provient de l'appétit désordonné d'un bien temporel. Mais cet
appétit provient de l'amour désordonné de soi, car c'est aimer quelqu'un que de
lui vouloir du bien. Aussi est-il évident que tout péché a pour cause l'amour
désordonné de soi-même.
Solutions :
1. L'amour bien ordonné de soi-même est obligatoire et
naturel, en ce sens qu'on doit se vouloir à soi-même le bien qui est juste. Mais
l'amour désordonné de soi-même poussé jusqu'au mépris de Dieu, saint Augustin
en fait la cause du péché.
2. La convoitise par laquelle on désire pour soi-même du bien
se ramène à l'amour de soi comme à sa cause, nous venons de le dire.
3. On a l'amour à la fois du bien que l'on souhaite pour soi,
et de soi-même à qui l'on souhaite du bien. Donc l'amour du bien que l'on
souhaite pour soi, par exemple l'amour du vin ou de l'argent, peut avoir pour
cause la crainte, qui se rattache à la fuite du mal. Tout péché provient donc
effectivement soit de l'appétit désordonné d'un bien, soit de la fuite
désordonnée d'un mal. Mais l'un et l'autre se ramène à l'amour de soi-même, car
si l'homme désire les biens ou fuit les maux, c'est parce qu'il s'aime
soi-même.
4. Un ami est comme un autre soi-même. C'est pourquoi pécher
pour l'amour d'un ami c'est encore pécher pour l'amour de soi-même.
Objections :
1. Cette énumération des causes du péché par saint Jean ne
semble pas acceptable. Car selon saint Paul (1 Tm 6, 10) : "La racine de
tous les maux, c'est la cupidité." Or l'orgueil de la vie ne rentre pas dans
la cupidité. On ne doit donc pas le compter parmi les causes de péchés.
2. C'est surtout par les yeux que s'excite la convoitise de la
chair : "La beauté t'a séduit", dit Daniel (13, 56). On ne doit donc
pas séparer la convoitise des yeux de celle de la chair.
3. La convoitise, avons-nous dit au traité des passions, est
l'appétit de ce qui délecte. Or les délectations ne viennent pas seulement par
la vue, mais aussi par les autres sens. On devrait donc parler aussi de la
convoitise de l'ouïe et des autres sens.
4. Nous venons de dire que si l'homme est induit à pécher par
la recherche désordonnée du bien, il l'est aussi par la fuite désordonnée du
mal. Or rien ne fait allusion à cette fuite dans l'énumération des trois
convoitises. Les causes des péchés n'y sont donc pas complètement présentées.
Cependant :
On lit dans la 1°
épître de saint Jean (2, 16) : "Tout ce qui est dans le monde est
convoitise de la chair, convoitise des yeux, orgueil de la vie." Or on dit
: "Tout ce qui est dans le monde", à cause du péché, car saint Jean
dit dans la même épître (5, 19) : "Le monde entier est au pouvoir du
mauvais." Donc les trois termes cette énumération sont les causes des
péchés.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit tout à l'heure, l'amour désordonné de soi-même est la cause de tous les
péchés. Mais dans cet amour de soi est inclus l'appétit désordonné du bien, car
on désire toujours du bien à celui qu'on aime. D'où il est évident que
l'appétit désordonné du bien est aussi la cause de tous les péchés. Or, le bien
est de deux façons l'objet de cet appétit sensible où se trouvent les passions,
causes du péché : comme chose bonne absolument, ce qui en fait l'objet du
concupiscible ; et comme chose difficile, ce qui en fait l'objet de
l'irascible, on l'a vu antérieurement.
Or, il y a une
double convoitise, on l'a vu précédemment. L'une est naturelle et elle convoite
tout ce qui peut physiquement sustenter le corps, soit pour la conservation de
l'individu, nourriture, boisson, etc., soit pour la conservation de l'espèce,
comme les actes sexuels. L'appétit désordonné de tout cela s'appelle
"convoitise de la chair". L'autre convoitise tient à l'âme,
c'est-à-dire qu'elle convoite des choses qui ne se présentent pas aux sens pour
l'entretien et le plaisir de la chair, mais qui plaisent à l'imagination, ou
qu'on est content d'avoir en sa possession, comme l'argent, le luxe
vestimentaire, etc. Cette sorte de convoitise est appelée "convoitise des
yeux". Soit qu'on l'entende du besoin même de voir et qu'on la rattache
ainsi à la curiosité, comme l'explique saint Augustin, soit qu'on l'entende,
comme d'autres, du désir de tout ce qui flatte la vue et qu'on la rattache
ainsi à la cupidité. Quant à l'appétit désordonné du bien difficile, c'est lui
qui donne lieu à "l'orgueil de la vie", l'orgueil étant une recherche
déréglée de la supériorité, comme nous le dirons plus loin.
Ainsi est-il
évident qu'on peut ramener à ces trois sortes de convoitises toutes les
passions qui sont cause de péché. Aux deux premières se ramènent toutes les
passions de l'appétit concupiscible. A la troisième, toutes les passions de
l'irascible, et il n'y a pas ici à diviser en deux, parce que toutes les
passions de l'irascible se présentent sous la seconde forme de la convoitise.
Solutions :
1. La cupidité, dans son acception la plus générale, comporte
le désir de n'importe quel bien ; en ce sens elle comprend même l'orgueil de la
vie. Comme vice spécial, elle se nomme l'avarice et nous dirons plus loin
comment elle peut être, même sous cet aspect, la racine de tous les péchés.
2. La convoitise des yeux ne signifie pas ici la convoitise de
toutes les choses qu'on peut voir de ses yeux, mais seulement la convoitise de
celles où l'on cherche non le plaisir charnel du toucher, mais uniquement le
plaisir des yeux, compris comme désignant toute faculté de connaissance.
3. La vue est le plus excellent de tous les sens et celui qui
s'étend au plus grand nombre d'objets, comme il est dit au livre I des
Métaphysiques. C'est pourquoi l'on prête le nom de ce sens à tous les autres et
même aux facultés internes de connaissance comme le dit saint Augustin.
4. La fuite du mal est causée par l'appétit du bien, nous
l'avons déjà dit. Aussi parlons-nous uniquement des passions qui poussent à
rechercher le bien, les considérant comme les causes de celles qui poussent
d'une manière déréglée à fuir le mal.
Objections :
1. Il semble que non, car l'accroissement de la cause accroît
aussi l'effet. Or la passion est une cause de péché. Donc, plus elle devient
intense, plus le péché grandit. La passion ne diminue donc pas le péché mais
l'augmente.
2. Une passion mauvaise est avec le péché dans le même rapport
qu'une passion bonne avec le mérite. Or une passion bonne augmente le mérite ;
car on a, semble-t-il, d'autant plus de mérite à secourir les pauvres qu'on le
fait avec plus de miséricorde. Donc une mauvaise passion aggrave le péché plus
qu'elle ne l'atténue.
3. Un péché paraît d'autant plus grave qu'on le commet avec
une volonté plus intense. Or la passion, par l'impulsion qu'elle donne à la
volonté, la fait se porter avec plus de véhémence à l'acte du péché. Donc elle
aggrave le péché.
Cependant :
Cette passion qu'est
la convoitise de la chair, on l'appelle la tentation de la chair. Or lorsqu'on
est terrassé par une tentation plus forte, on pèche d'autant moins, selon saint
Augustin. Donc la passion diminue le péché.
Conclusion :
Le péché consiste
essentiellement dans un acte du libre arbitre, "faculté de volonté et de
raison". La passion est un mouvement de l'appétit sensible. Or l'appétit
sensible peut tantôt devancer le libre arbitre, et tantôt le suivre. Il le
devance lorsque la passion attire ou incline la raison ou la volonté, comme
nous l'avons dit plus haut. Il suit lorsque le mouvement des facultés
supérieures est assez fort pour se répercuter dans les facultés inférieures ;
car la volonté ne peut se porter intensément à quelque chose sans qu'une
passion soit excitée dans l'appétit sensible.
Donc, s'il s'agit
de la passion en tant qu'elle précède l'acte du péché, nécessairement elle
diminue la faute. En effet, un acte est un péché dans la mesure où il est
volontaire et où il est en nous. Or c'est par la raison et par la volonté que
quelque chose est en nous. Aussi, plus la raison et la volonté agissent
d'elles-mêmes et non par impulsion de la passion, plus l'acte est volontaire et
réellement nôtre. Et à cet égard la passion diminue la faute dans la mesure où
elle en diminue le caractère volontaire. Quant à la passion qui suit l'acte,
elle ne diminue pas le péché mais plutôt l'augmente, ou plus exactement elle
est le signe de sa gravité, c'est-à-dire qu'elle démontre la forte tendance de
la volonté à l'acte du péché. Et en ce sens il est vrai de dire que le péché
est d'autant plus grand qu'on pèche avec plus de désir sensuel ou convoitise.
Solutions :
1. La passion est cause du péché sur le plan de la conversion.
Mais la gravité du péché est envisagée surtout au plan de l'aversion, qui
découle de la conversion par accident, c'est-à-dire sans intention chez le
pécheur. Or les causes qui s'accroissent par accident n'augmentent pas les
effets, mais seulement les causes propres.
2. Une passion bonne accroît le mérite si elle suit le
mouvement de la raison. Mais si elle le précède de telle sorte qu'on soit
poussé à bien agir plus par le mouvement de la passion que par le jugement de
la raison, alors la passion diminue ce qu'il y a de bon et de louable dans
l'acte.
3. Bien que le mouvement de la volonté soit plus intense une
fois qu'il est excité par la passion, il n'appartient plus aussi proprement à
la volonté que s'il était poussé à pécher par la raison seule.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car tout ce qui rend l'acte involontaire
excuse entièrement du péché. Ainsi fait la convoitise de la chair, qui est une
passion, selon saint Paul (Ga 5, 17) : "La chair convoite contre l'esprit,
si bien que vous ne faites pas ce que vous voudriez."
2. On a vu que la passion cause une certaine ignorance dans un
cas particulier. Mais l'ignorance du cas particulier excuse entièrement du
péché, comme on l'a établie.
3. La faiblesse de l'âme est plus grave que celle du corps. Or
cette dernière excuse totalement du péché, comme on le voit chez les fous
furieux. La passion qui est une maladie de l'âme excuse donc bien davantage.
Cependant :
Si l'Apôtre peut
parler de "passions de péchés" (Rm 7, 5) c'est uniquement parce que
les passions sont des causes de péchés. Ce qui ne serait pas si elles
excusaient totalement.
Conclusion :
Lorsqu'un acte est
foncièrement mauvais, ce qui peut en excuser tout à fait, c'est uniquement ce
qui le rend tout à fait involontaire. Donc, si la passion est telle qu'elle
rende complètement involontaire l'acte qu'elle entraîne, elle excuse
complètement du péché ; autrement elle n'en excuse pas complètement.
Là-dessus il y a
deux choses à considérer, semble-t-il. 1° Un acte peut être volontaire, ou en
soi, quand la volonté s'y porte directement, ou dans sa cause, lorsque c'est
vers la cause et non vers l'effet que la volonté se porte, ainsi qu'on le voit
chez celui qui s'enivre volontairement ; de ce fait, on lui impute comme un
acte volontaire ce qu'il commet par ivresse. 2° Quelque chose est volontaire
directement ou indirectement : directement si la volonté porte à cela ;
indirectement si c'est une chose que la volonté a pu empêcher et qu'elle
n'empêche pas. - Voici donc d'après cela les distinctions qu'il faut faire. La
passion est parfois si forte qu'elle enlève complètement l'usage de la raison,
comme il arrive chez ceux que l'amour ou la colère rend fous. Alors, si une
telle passion a été volontaire dans son principe, ses actes sont imputés à
péché parce qu'ils sont volontaires dans leur cause, comme on vient de le dire
pour l'ivresse ; si au contraire la cause n'a pas été volontaire mais
naturelle, comme lorsque c'est par maladie, ou par une autre cause de ce genre
que quelqu'un tombe dans une passion telle qu'il en perd tout à fait la raison,
l'acte est rendu complètement involontaire et par conséquent complètement
excusé de péché. Mais lorsque la passion n'est pas tellement forte qu'elle
interrompe totalement l'usage de la raison, alors la raison peut l'éloigner en
détournant l'esprit vers d'autres pensées, ou du moins elle peut empêcher la
passion de produire son effet, puisque les membres extérieurs ne s'appliquent à
leurs actes que par le consentement de la raison, comme on l'a vu
antérieurement. Aussi une telle passion n'excuse-t-elle pas complètement du
péché.
Solutions :
1. Quand on dit : "Vous ne faites pas ce que vous
voudriez", cela doit être rapporté non aux actes extérieurs mais au
mouvement intérieur de la convoitise : on voudrait en effet ne jamais convoiter
le mal. C'est encore expliqué par saint Paul (Rm 7, 5) : "Je fais le mal
que je hais." Ou bien, cela peut être rapporté aux mouvements de volonté
qui précèdent la passion, comme on en voit chez ceux qui ne savent pas se
contenir, et que leur convoitise fait agir contre leur bon propos.
2. L'ignorance particulière qui excuse complètement est celle
qui porte sur une circonstance de fait qu'avec tout le zèle voulu il n'y a pas
moyen de connaître. Mais l'ignorance causée par la passion porte sur une
application particulière d'un point de droit, c'est-à-dire que la passion
empêche d'appliquer à un acte particulier ce que l'on sait pourtant être vrai
en général. Toutefois la raison peut chasser cette passion, nous venons de le
dire.
3. La faiblesse du corps est involontaire. Ce serait pareil
s'il s'agissait d'une faiblesse volontaire, comme nous l'avons dit pour
l'ivresse, qui est bien une infirmité corporelle.
Objections :
1. Il semble que non, car le péché véniel s'oppose au mortel.
Mais le péché de passion est véniel, puisqu'il a en lui-même la cause du
pardon. Donc, puisque le péché de passion est un péché de faiblesse, il semble
qu'il ne puisse pas être mortel.
2. La cause est plus forte que l'effet. Mais la passion ne
peut pas être péché mortel, puisque nous avons vu qu'il n'y a pas de péché
mortel dans la sensualité. Le péché qui vient de la passion ne peut donc pas
être mortel.
3. Il résulte de ce que nous avons dit que la passion détourne
de la raison. Mais c'est à la raison qu'il appartient de se tourner vers Dieu ;
ou de se détourner de Dieu, ce qui définit le péché mortel. Le péché venu de la
passion ne peut donc pas être mortel.
Cependant :
On lit chez
l'Apôtre (Rm 7, 5) : "Les passions de péchés produisent en nos membres des
fruits de mort." Or il est propre au péché mortel de fructifier pour la
mort. Donc le péché qui vient de la passion peut être mortel.
Conclusion :
Le péché mortel,
nous l'avons dit précédemment, consiste à se détourner de la fin dernière qui
est Dieu. Cette aversion est le fait de la raison délibérante, à laquelle il
appartient aussi d'ordonner toutes choses à leur fin. Donc, s'il peut arriver
que l'inclination de l'âme à un acte contraire à la fin ultime ne soit pas
péché mortel, c'est uniquement parce que la raison délibérante ne peut pas
intervenir, ce qui arrive avec des mouvements subits. Mais lorsqu'un individu en
vient par passion à l'acte du péché ou au consentement délibéré, ce ne peut
être subitement. Aussi la raison délibérante a-t-elle la possibilité
d'intervenir : elle peut en effet, comme nous l'avons dit, exclure ou du moins
entraver la passion. Si elle n'intervient pas, il y a péché mortel ; nous
voyons que beaucoup d'homicides et beaucoup d'adultères sont commis par
passion.
Solutions :
1. Un péché peut être dit véniel à plusieurs titres. A raison
de sa cause, c'est-à-dire lorsqu'il a en lui une cause qui diminue le péché, et
c'est ainsi que le péché d'ignorance et le péché de faiblesse sont dits
véniels. A raison de ce qui le suit : par la pénitence toute faute peut devenir
vénielle, c'est-à-dire obtenir le pardon. Enfin le péché est appelé véniel à cause
de son genre : les paroles oiseuses par exemple. C'est seulement dans ce
dernier sens que véniel s'oppose à mortel, alors que l'objection est fondée sur
le premier sens.
2. La passion cause dans le péché la conversion aux biens
périssables. Or ce qui le rend mortel, c'est son aversion ; et celle-ci résulte
par accident de la conversion, nous l'avons dit. Aussi l'objection ne porte
pas.
3. La raison n'est pas toujours complètement empêchée dans son
acte par la passion. Il lui reste donc assez de libre arbitre pour pouvoir se
détourner de Dieu, ou se tourner vers lui. Si cependant l'usage de la raison se
trouvait entièrement aboli, il n'y aurait plus alors de péché, ni mortel ni
véniel.
1. Peut-on
pécher par malice volontaire, autrement dit par calcul ? - 2. Celui qui pèche
par habitus pèche-t-il par malice volontaire ? - 3. Celui qui pèche par malice
volontaire pèche-t-il par habitus ? - 4. Celui qui pèche par malice volontaire
pèche-t-il plus gravement que par passion ?
Objections :
1. Personne, semble-t-il, ne peut pécher par calcul ou malice
volontaire. Car l'ignorance s'oppose au calcul ou à la malice volontaire. Or,
d'après le Philosophe "tout méchant est un ignorant", et il est écrit
dans les Proverbes (14, 22) : "Ils se trompent, ceux qui font le
mal." Donc personne ne pèche par malice volontaire.
2. Denys dit que "personne ne fait le mal par intention".
Or, pécher par malice, cela semble bien être vouloir le mal par son péché. Car
ce qui échappe à l'intention a valeur d'accident et ne qualifie pas l'acte.
Donc personne ne pèche par malice.
3. La malice elle-même, c'est le péché. Si c'est aussi une
cause du péché, il s'ensuivra que le péché sera cause du péché à l'infini, ce
qui est inadmissible. Donc personne ne pèche par malice.
Cependant :
Il est écrit au
livre de Job (34, 27) : "Ils se sont éloignés de Dieu par calcul et n'ont
pas voulu comprendre ses voies." S'éloigner de Dieu, c'est pécher. Il y en
a donc qui pèchent par calcul, autrement dit, par malice volontaire.
Conclusion :
Comme toute autre
réalité, l'homme a naturellement l'appétit du bien. Lorsque son appétit se
détourne vers le mal, cela vient d'une corruption ou d'une désorganisation dans
l'un de ses principes ; car c'est ainsi qu'on trouve du péché dans les
activités de la nature. Les principes des actes humains, ce sont l'intelligence
et l'appétit : appétit rationnel ou volonté, et appétit sensible. Donc le péché
s'introduit parfois dans les actes humains par une défaillance de
l'intelligence, comme quand on pèche par ignorance ; par une défaillance de
l'appétit sensible, comme lorsqu'on pèche par passion ; de même encore par une
défaillance de la volonté, c'est-à-dire par un désordre chez celle-ci.
Le désordre de la
volonté, c'est d'aimer davantage ce qui est un moindre bien. Il s'ensuit qu'on
choisit de laisser perdre le bien qu'on aime moins, pour s'emparer de celui
qu'on aime davantage ; par exemple, on veut bien, même très sciemment, endurer
la perte d'un membre pour conserver la vie, qu'on aime davantage. De cette
façon, lorsqu'une volonté déréglée aime un bien temporel, comme les richesses
ou la volupté, plus que l'ordre de la raison ou de la loi divine, plus que
l'amour de Dieu ou toute autre chose du même genre, la volonté veut bien perdre
un bien spirituel pour posséder un bien temporel. Or le mal n'est pas autre
chose que la privation d'un bien. Ainsi, on veut sciemment un mal spirituel,
qui est un mal absolu, par lequel on se prive du bien spirituel, pour posséder
un bien temporel. C'est ce qu'on appelle pécher par malice volontaire, ou par
calcul, parce qu'on choisit sciemment le mal.
Solutions :
1. Parfois l'ignorance exclut la science par laquelle on sait,
dans l'absolu, que ce qu'on fait est mal : c'est alors qu'on parle de péché par
ignorance. Parfois elle exclut la science par laquelle on sait que ceci est
maintenant le mal, comme lorsqu'on pèche par passion. Parfois l'ignorance
exclut la science, par laquelle on sait que ceci est un mal qu'on ne doit pas
accepter pour obtenir ce bien-là ; mais on sait, dans l'absolu, que c'est mal.
C'est en ce sens qu'on attribue de l'ignorance à celui qui pèche par malice
volontaire.
2. On ne peut vouloir le mal pour lui-même. On peut cependant
le vouloir pour éviter un autre mal, ou pour se procurer un autre bien, nous
venons de le dire. Et dans ce dernier cas, on préférerait se procurer le bien
qu'on veut pour lui-même, sans avoir à en perdre un autre ; le débauché
voudrait bien pouvoir jouir de ses plaisirs sans offenser Dieu, mais ayant à
choisir entre les deux, il aime mieux offenser Dieu par le péché que se priver
de plaisir.
3. Quand on dit de quelqu'un qu'il pèche par malice, cela peut
s'entendre d'une malice habituelle : c'est ainsi que le Philosophe appelle
malice l'habitus mauvais, comme il appelle vertu l'habitus bon. Et à ce point
de vue pécher par malice c'est pécher par un penchant habituel. - Mais cela
peut s'entendre aussi d'une malice actuelle. Soit qu'on désigne par là le parti
pris de mal faire, et en ce sens on dit que quelqu'un pèche par malice dans la
mesure où il agit par véritable choix du mal. Soit qu'on parle d'une faute
précédente qui est à l'origine d'une faute subséquente, comme lorsqu'un
individu, par jalousie de ses frères, entre en lutte avec la grâce d'en haut.
Dans ces deux derniers cas, la même faute n'est pas à elle-même sa propre
cause, mais un acte intérieur est cause de l'acte extérieur. Et un péché est
cause d'un autre péché, mais non pas à l'infini, car on en arrive, comme nous
l'avons dit, à un premier péché qui n'est pas causé par un péché antérieur.
Objections :
1. Il ne paraît pas que celui qui pèche par habitus y mette
toujours une malice volontaire. Le péché de malice volontaire est toujours très
grave. Or il peut arriver que l'on commette par habitus une faute légère, comme
de dire une parole oiseuse. Tout péché d'habitus n'est donc pas un péché de
malice volontaire.
2. Les actes issus d'un habitus sont pareils à ceux qui
l'engendrent. Or les actes antérieurs à l'habitus vicieux ne viennent pas d'une
malice volontaire. Les péchés qui proviennent de cet habitus ne viennent donc
pas d'une malice volontaire.
3. Celui qui fait quelque chose par malice volontaire se
réjouit de l'avoir fait : les Proverbes (2, 14) parlent de ces gens "qui
mettent leur joie à faire le mal et se complaisent dans la perversité".
Cela vient de ce
que chacun trouve délectable d'obtenir ce qu'il recherche et de faire ce qui
lui est en quelque sorte devenu connaturel par habitus. Mais au contraire, ceux
qui pèchent par habitus, "les méchants" c'est-à-dire ceux qui ont un
habitus vicieux "sont bourrelés de remords", dit Aristote. Donc les
péchés commis par habitus ne viennent pas d'une malice volontaire.
Cependant :
On appelle péché
de malice volontaire celui qui vient de ce qu'on a choisi le mal. Mais chacun
choisit ce qui est dans le sens son propre habitus, comme le Philosophe le fait
remarquer à propos de l'habitus vertueux. Le péché de malice volontaire est
donc bien celui qui vient d'un habitus.
Conclusion :
Pécher en ayant un
habitus et pécher en vertu de cet habitus, ce n'est pas la même chose. Car
l'usage d'un habitus n'est pas fatal, mais soumis à la volonté de celui qui le
possède, et c'est pourquoi l'habitus est défini comme un principe intérieur
qu'on emploie quand on veut. Aussi peut-il arriver à celui qui a un habitus
vicieux, de produire brusquement un acte de vertu pour ce motif que le mauvais
habitus ne détruit pas totalement la raison mais laisse subsister en elle
quelque chose d'intègre, permettant ainsi au pécheur de faire encore de bonnes
actions. Et de même peut-il arriver qu'un homme ayant un habitus vicieux,
agisse de temps à autre sous le coup de la passion ou même par ignorance, sans
que son habitus y soit pour rien. Mais chaque fois qu'il se sert de cet
habitus, nécessairement il pèche par malice volontaire. En effet, celui qui
possède un habitus trouve préférable en soi tout ce qui est conforme à son
propre habitus ; cela lui devient en quelque sorte connaturel, dans la mesure
où l'accoutumance et l'habitus finissent par être comme une seconde nature. Or
ce qui agrée à quelqu'un selon son habitus vicieux est exclusif du bien
spirituel. Il s'ensuit que l'homme choisit le mal spirituel pour obtenir le
bien qui lui agrée selon son habitus mauvais. Cela, c'est pécher par malice volontaire.
Il est donc évident que quiconque pèche par habitus pèche par malice
volontaire.
Solutions :
1. Les péchés véniels n'excluent pas ce bien spirituel qu'est
la grâce de Dieu, ou la charité. Aussi ne les appelle-t-on pas mauvais de façon
absolue, mais sous un certain rapport. C'est pourquoi leurs habitus ne peuvent
être appelés mauvais absolument, mais seulement de façon relative.
2. Les actes qui procèdent des habitus sont bien de même
espèce que ceux qui engendrent les habitus. Ils en diffèrent cependant comme le
parfait diffère de l'imparfait. Et c'est précisément la différence entre le
péché de malice volontaire et le péché de passion.
3. Celui qui pèche par habitus, tant qu'il agit par son
habitus se réjouit toujours de ce qu'il fait grâce à lui. Mais il peut ne pas
employer son habitus et, par sa raison qui n'est pas complètement viciée, il
peut méditer autre chose. Alors il arrive parfois que, n'exerçant pas son
habitus, il regrette ce que celui-ci lui a fait commettre. - Cependant, le plus
souvent, des pécheurs s'attristent du péché, non que le péché en lui-même leur
déplaise, mais à cause d'un dommage que le péché leur fait encourir.
Objections :
1. Il semble bien qu'en péchant par malice volontaire on pèche
toujours par habitus. En effet, le Philosophe dit que commettre des injustices
à la manière de l'homme injuste, c'est-à-dire par choix, n'est pas le fait de
n'importe qui mais seulement de celui qui en a l'habitus. Mais ce choix du mal,
c'est le péché de malice, on vient de le dire. Donc le péché de malice
volontaire est réservé à celui qui a un habitus.
2. Selon Origène : "On ne tombe pas soudainement, mais il
a fallu se laisser aller progressivement et par chutes partielles." Or il
semble que la chute grave consiste à pécher par malice volontaire. Donc, ce
n'est pas dès le début, mais par une longue accoutumance qui permet la
naissance des habitus, qu'on en arrive à pécher par malice volontaire.
3. Chaque fois que quelqu'un pèche par malice volontaire, il
faut que sa volonté d'elle-même se porte au mal, puisqu'elle le choisit. Or,
par la nature de cette faculté, l'homme n'est pas porté au mal mais plutôt au
bien. S'il choisit le mal, il faut donc que quelque chose soit survenu, qui est
la passion ou l'habitus. Or, quand on pèche par passion, on ne pèche pas par
malice, mais par faiblesse, nous l'avons dit. Donc chaque fois qu'un homme
pèche par malice volontaire, ce ne peut être que par habitus.
Cependant :
4. L’habitus mauvais fait choisir le mal comme l'habitus bon
fait choisir le bien. Mais parfois, sans avoir l'habitus de la vertu, on
choisit ce qui est bon selon la vertu. Donc pareillement, sans avoir l'habitus
du vice, on peut quelquefois choisir le mal, et c'est là pécher par malice
volontaire.
Conclusion :
La volonté n'a pas
la même relation avec le bien et avec le mal. En effet, sa nature l'incline
vers le bien de la raison comme vers son objet propre, et c'est pourquoi l'on
dit que tout péché est contraire à la nature. Pour qu'elle en arrive à choisir
un mal, il faut donc que cela lui vienne d'ailleurs. Parfois, cela vient d'une
défaillance de la raison comme dans le péché d'ignorance, et parfois de
l'impulsion de l'appétit sensible comme dans le péché de passion. Mais ce n'est
pas là pécher par malice volontaire. On ne pèche par malice volontaire que
lorsque, d'elle-même, la volonté se porte au mal. Ce qui peut arriver de deux
façons : 1° Parce qu'il y a dans l'homme une disposition faussée qui l'incline
au mal, si bien que, par cette disposition, ce mal devient pour l'homme quelque
chose qui lui agrée et qui lui ressemble ; et en raison de cet accord, la
volonté y tend comme vers un bien, car tout être tend de lui-même à ce qui lui
est accordé. Or une telle disposition faussée, ou bien est quelque habitus
acquis par accoutumance et passé à l'état de nature ; ou bien un état maladif
du corps qui fait qu'un individu est naturellement prédisposé à certaines
fautes par sa nature vicieuse. 2° Il arrive aussi que la volonté tende
d'elle-même vers le mal parce que ce qui l'arrêtait a été enlevé, qu'il n'y a
plus rien qui l'arrête. Par exemple quelqu'un est arrêté, non parce que le
péché en soi lui déplaît, mais parce qu'il espère la vie éternelle ou parce
qu'il craint l'enfer. Si le désespoir lui enlève cette espérance, ou si la
présomption lui enlève cette crainte, il en vient, n'ayant pour ainsi dire
aucun frein, à pécher par malice volontaire.
En somme, il
résulte de tout cela que le péché de malice volontaire présuppose toujours dans
l'homme un désordre, qui cependant n'est pas toujours un habitus. Il n'est pas
nécessaire par conséquent que tout péché de malice volontaire soit un péché
venant d'un habitus.
Solutions :
1. Commettre une injustice à la manière de l'homme injuste,
c'est le faire non seulement par malice volontaire, mais aussi par plaisir et
sans opposition sérieuse de la raison. Cela est uniquement le fait de celui qui
a un habitus.
2. On ne tombe pas tout d'un coup dans le péché de malice
volontaire ; il est précédé par quelque chose qui cependant n'est pas toujours
un habitus, nous l'avons dit.
3. Ce qui incline la volonté au mal ce n'est pas toujours
l'habitus ou la passion, c'est quelquefois autre chose, nous l'avons dit.
4. On ne peut pas faire le même raisonnement pour le choix du
bien et pour le choix du mal. Car le mal n'existe jamais sans qu'il y ait un
bien naturel, mais le bien peut exister sans le mal d'une faute formelle.
Objections :
1. Il n'est pas plus grave, semble-t-il de pécher par malice
que de pécher par passion. En effet, l'ignorance excuse le péché en tout ou en
partie. Or l'ignorance est plus grande chez celui qui pèche par malice
volontaire que chez celui qui pèche par passion. Car celui qui pèche par malice
volontaire souffre de l'ignorance du principe, qui est la plus grave, selon
Aristote ; en effet il juge mal de la fin, qui joue le rôle de principe dans
l'action. Donc celui qui pèche par malice volontaire est plus excusable que
celui qui pèche par passion.
2. Le péché est d'autant moins grave que l'impulsion au mal a
été plus forte, comme on le voit chez celui qui a été jeté dans le péché par un
mouvement de passion plus violent. Or celui qui pèche par malice est poussé par
l'habitus, dont l'impulsion est plus forte que celle de la passion. Donc, celui
qui pèche par habitus est moins coupable que celui qui pèche par passion.
3. Le péché de malice volontaire vient de ce qu'on choisit le
mal. Mais dans le péché de passion aussi on choisit le mal. Il n'y a donc pas
moins de gravité dans l'un que dans l'autre.
Cependant :
Le péché commis
par calcul mérite une peine plus grave par cela même. Il est écrit au livre de
Job (34, 26 Vg) : "Dieu a frappé aux yeux de tous, comme des impies, ceux
qui se sont retirés de lui par calcul." Mais on n'augmente un châtiment
qu'en raison de la gravité de la faute. Donc le péché est aggravé du fait qu'il
y entre du calcul, c'est-à-dire de la malice volontaire.
Conclusion :
Le péché de malice
volontaire est plus grave que le péché de passion pour trois raisons : 1° Comme
le péché consiste principalement dans la volonté, il est d'autant plus grave,
toutes choses égales d'ailleurs, que son mouvement appartient davantage en
propre à la volonté. Or, quand on pèche par malice volontaire, le mouvement
appartient plus proprement à la volonté qui se porte d'elle-même au mal, que si
l'on pèche par passion, la volonté étant alors poussée à mal faire comme par
une force extérieure. Aussi, par cela même que l'on pèche par malice, le péché
devient plus grave, et d'autant plus que la malice aura été plus violente ; au
contraire, lorsqu'il est fait par passion, il est atténué, et d'autant plus que
la passion aura été plus violente. 2° La passion qui incline la volonté à
pécher passe vite, et ainsi l'homme revient vite au bon propos en regrettant
son péché. Mais l'habitus qui fait pécher par malice dure davantage. Aussi le
Philosophe compare-t-il l'intempérant, qui pèche par malice, à l'infirme dont
le mal est continu ; et l'incontinent, qui pèche par passion, à celui dont le
mal est intermittent. 3° Celui qui pèche par malice volontaire est dans de
mauvaises dispositions envers la fin elle-même, laquelle est principe en
matière d'action. Et ainsi sa défaillance est bien plus dangereuse que la
défaillance de celui qui pèche par passion. Ce dernier garde le bon propos de
tendre à la fin véritable, encore que ce bon propos soit temporairement
interrompu à cause de la passion. Or la défaillance portant sur le principe est
toujours la pire. Il est donc évident que le péché de malice est plus grave que
le péché de passion.
Solutions :
1. L'objection part de l'ignorance qui accompagne le choix.
Mais c'est là, nous l'avons dit plus haut, une ignorance qui n'excuse ni ne
diminue le péché. Donc lorsqu'elle est plus grande, elle ne rend pas le péché
plus petit.
2. L'impulsion qui vient de la passion est pour ainsi dire
extérieure par rapport à la volonté. Mais celle que la volonté reçoit de
l'habitus lui vient de l'intérieur. Ce n'est donc pas pareil.
3. Pécher en faisant un choix est une chose, pécher par choix
en est une autre. Celui qui pèche par passion fait un choix, et cependant il ne
pèche pas par choix ; le choix n'est pas chez lui le principe premier du péché,
c'est la passion qui l'induit à choisir ce qu'il ne choisirait pas S'il était
étranger à la passion. Mais celui qui pèche par malice volontaire choisit le
mal en lui-même de la manière que nous avons dite ; C'est pourquoi chez lui le
choix est le principe du péché, et à cause de cela on dit qu'il pèche par
choix.
LES CAUSES EXTÉRIEURES DU PÉCHÉ
Après les
causes intérieures il faut étudier les causes extérieures du péché : 1° Du côté
de Dieu (Question 79). - 2° Du côté du diable (Question 80). - 3° Du côté de
l'homme (Question 81-89).
1. Dieu est-il
cause du péché ? - 2. L'acte du péché vient-il de Dieu ? - 3. Dieu est-il cause
de l'aveuglement et de l'endurcissement de certains ? - 4. Cet aveuglement et
cet endurcissement sont-ils ordonnés au salut des pécheurs ?
Objections :
1. Il semble que oui, car l'Apôtre (Rm 1, 28) dit de certains
hommes : "Dieu les a livrés à leur jugement pervers pour qu'ils fassent ce
qui ne convient pas." Et la Glose précise : "Dieu agit dans le coeur
des hommes, inclinant leur volonté à tout ce qu'il veut, en bien comme en
mal." Faire ce qui ne convient pas, avoir dans la volonté une inclination
au mal, c'est le péché. Dieu est donc pour les hommes, cause de péché.
2. Il est écrit dans la Sagesse (14, 11) : "Les créatures
de Dieu ont été faites en haine des hommes et pour la tentation de leurs
âmes." Or, on appelle ordinairement tentation tout ce qui provoque à
pécher. Puisque les créatures n'ont été faites que par Dieu, comme on l'a vu
dans la première Partie, il semble qu'il provoque lui-même au mal et qu'il est
ainsi une cause du péché.
3. La cause d'une cause est aussi la cause de l'effet. Or Dieu
est la cause du libre arbitre, lequel est la cause du péché. Dieu est donc la
cause du péché.
4. Tout mal s'oppose au bien. Malgré cela, il n'est pas
contraire à la bonté divine que Dieu soit l'auteur du mal de peine. C'est de ce
mal en effet que parle Isaïe, lorsqu'il dit (45, 7) que "Dieu en est le
créateur", et Amos, lorsqu'il dit (3, 6) : "Y a-t-il dans la cité un
malheur que Dieu n'ait pas envoyé ?" Il n'est donc pas plus contraire à la
bonté divine que Dieu soit l'auteur du mal de faute.
Cependant :
Il est écrit au
livre de la Sagesse (11, 25) : "Tu ne hais rien de ce que tu as
fait." Or Dieu hait le péché, puisqu'il est dit au même livre (14, 9) :
"Dieu déteste l'impie avec son impiété." Dieu n'est donc pas la cause
du péché.
Conclusion :
L'homme peut être
de deux manières cause de péché, du sien ou de celui d'autrui. D'une manière
directe, s'il incline sa volonté ou celle d'autrui à pécher. D'une manière
indirecte, lorsqu'en certains cas il ne retire pas les autres du péché. C'est
pourquoi, dans Ezéchiel (3, 18) il est dit au veilleur : "Si tu ne dis pas
à l'impie : "Tu mourras", (...) c'est à toi que je demanderai compte
de son sang." - Mais Dieu ne peut pas être directement cause du péché, ni
pour lui ni pour autrui. Car tout péché se fait par éloignement de l'ordre qui
a Dieu pour fin. Or Dieu, au contraire, incline et ramène tout à soi comme à
l'ultime fin, selon Denys. Il est donc impossible qu'il soit cause
d'éloignement, pour lui-même ou pour d'autres, d'un ordre qui est tout orienté
vers lui. Il ne peut donc être directement cause du péché.
Indirectement, pas
davantage. Car il lui arrive de ne pas donner à certains le secours dont ils
auraient besoin pour éviter des péchés ; s'il le leur accordait, ils ne
pécheraient pas. Mais Dieu fait cela selon l'ordre de sa sagesse et de sa
justice, puisqu'il est lui-même sagesse et justice. On ne peut donc nullement
lui imputer, comme s'il en était cause, le péché de personne. Le pilote n'est
vraiment rendu responsable du naufrage d'un navire que s'il quitte le
gouvernail au moment où il a le pouvoir et le devoir d'y être. Ainsi, de toute
évidence, Dieu n'est en aucune manière cause du péché.
Solutions :
1. Pour ce qui est des paroles de l'Apôtre, la solution
ressort du texte même. Si Dieu livre certains à leur sens réprouvé, c'est donc
qu'ils ont déjà ce sens pour faire ce qui ne convient pas. Dire que Dieu les
livre à ce sens pervers, c'est dire qu'il ne les empêche pas de le suivre,
comme on peut dire que nous exposons ceux que nous ne protégeons pas. Quant au
passage de saint Augustin d'où la Glose a été tirée, il faut l'entendre ainsi :
Dieu incline directement la volonté vers le bien ; quant au mal, Dieu se borne
à ne pas l'empêcher, comme nous venons de le dire ; et cela même n'a lieu que
parce que des fautes antérieures l'ont mérité.
2. Dans ce passage de la Sagesse la préposition
"pour" indique non pas une causalité mais une conséquence. Car Dieu
n'a pas fait les créatures pour le mal des hommes, mais la chose est arrivée
par suite de leur folie. Aussi le texte ajoute-t-il que les créatures sont
tendues "comme un piège aux insensés", c'est-à-dire à ceux qui par
leur propre folie font des créatures un autre usage que celui auquel elles ont
été destinées.
3. Lorsqu'une cause intermédiaire produit son effet en se
soumettant à la cause première, l'effet remonte jusqu'à celle-ci. Mais si la
cause intermédiaire produit son effet en se soustrayant au plan de la cause
première, cet effet n'est plus rapporté à celle-ci. Ainsi, quand un serviteur
agit contre les ordres de son maître, on ne rapporte pas cette action au maître
comme à sa cause. Pareillement, le péché que le libre arbitre commet contre le
commandement divin ne se rapporte pas à Dieu comme à sa cause.
4. La peine est le mal qui s'oppose au bien de celui qui est
puni en le privant d'un bien quelconque. Mais la faute s'oppose au bien de
l'ordre ayant Dieu pour fin ; c'est pourquoi elle s'oppose directement à la
bonté divine. A cause de cela, on ne peut pas raisonner sur la faute par
analogie avec la peine.
Objections :
1. Saint Augustin dit que l'acte du péché n'est pas une
réalité. Or tout ce qui vient de Dieu est réalité. Donc l'acte du péché ne
vient pas de Dieu.
2. L'homme est dit cause du péché uniquement parce qu'il est
cause de l'acte du péché ; car, selon Denys "nul ne fait le mal en voulant
le mal". Mais nous venons de dire que Dieu n'est pas cause du péché. Donc
il n'est pas cause de l'acte du péché.
3. Il y a des actes qui sont par leur espèce des maux et des
péchés. Or tout ce qui est cause d'un être est cause de ce qui le caractérise
spécifiquement. Donc, si Dieu était cause de l'acte du péché, il serait par
suite cause du péché lui-même. Mais nous avons montré que ce n'est pas vrai.
Donc Dieu n'est pas cause de l'acte du péché.
Cependant :
L’acte du péché
est un mouvement du libre arbitre. Mais, selon saint Augustin "la volonté
de Dieu est cause de tous les mouvements". Elle est donc cause de l'acte
du péché.
Conclusion :
L'acte du péché
est à la fois être et action ; à ce double titre il a de quoi dépendre de Dieu.
En effet tout être, de quelque façon que ce soit, doit dériver du premier être,
selon Denys. De même, toute action est causée par un être existant en acte, car
aucun être n'agit sinon dans la mesure où il est en acte ; or tout être en acte
se ramène à l'acte premier, c'est-à-dire à Dieu, comme à la cause qui est acte
par son essence. Il faut conclure que Dieu est la cause de toute action, en
tant qu'elle est action.
Mais le péché
qualifie un être et une action affectés d'un défaut. Or, ce défaut vient d'une
cause créée, le libre arbitre, en tant qu'il manque à l'ordre voulu par la
première cause, Dieu. Aussi un tel défaut ne se ramène pas à Dieu comme à sa
cause, mais au libre arbitre, de même que le fait de boiter est attribué à la
déformation de la jambe, et non à la faculté motrice, de laquelle vient
cependant tout ce qu'il y a encore de mouvement dans la démarche boiteuse.
Ainsi Dieu est cause de l'acte du péché, et cependant n'est pas cause du péché
parce qu'il n'est pas cause qu'il y ait un défaut dans l'acte.
Solutions :
1. Par réalité saint Augustin entend ce qui est réalité au
sens absolu, c'est-à-dire la substance. Car c'est en ce sens que l'acte du
péché n'est pas une réalité.
2. Il faut attribuer à l'homme, à titre de cause, non
seulement l'acte mais encore le défaut qui est dans l'acte ; car il ne se
soumet pas à qui il doit se soumettre, bien que ce ne soit pas là son intention
première. Et c'est pourquoi l'homme est cause du péché. Mais Dieu est cause de
l'acte de telle manière qu'il n'est nullement cause du défaut concomitant, et
voilà pourquoi il n'est pas la cause du péché.
3. Comme nous l'avons dit plus haut, l'acte et l'habitus ne
sont pas caractérisés spécifiquement par la privation même dans laquelle réside
le mal, mais par un objet auquel se trouve jointe cette privation. Et ainsi, ce
défaut dans l'acte, qu'on dit ne pas être de Dieu, est consécutif à l'espèce de
l'acte mais ne la constitue pas comme ferait une différence spécifique.
Objections :
1. Il semble que non. Car saint Augustin affirme : "Dieu
n'est pas cause qu'un homme se dégrade." Or l'aveuglement et
l'endurcissement dégradent l'homme. Dieu ne peut donc pas en être la cause.
2. Saint Fulgence affirme : "Dieu ne tire pas vengeance
d'un être dont il est l'auteur". Mais Dieu tire vengeance du coeur
endurci, selon l'Ecclésiastique (3, 17) : "Le coeur dur connaîtra le
malheur au dernier jour." Dieu n'est donc pas la cause de son
endurcissement.
3. Le même effet ne peut pas être attribué à des causes
contraires. Or la cause de l'aveuglement c'est la malice de l'homme, d'après la
Sagesse (2, 21) : "Leur malice les aveugle" ; et c'est aussi le
diable d'après saint Paul (2 Co 4, 4) : "Le dieu de ce monde a aveuglé
l'entendement des incrédules." ce sont là des causes qui apparaissent
comme contraires à Dieu. Dieu n'est donc pas cause d'aveuglement et
d'endurcissement.
Cependant :
Nous lisons en
Isaïe (6, 10) : "Aveugle le coeur de ce peuple et endurcis ses
oreilles." Et dans l'épître aux Romains (9, 18) : "Dieu prend pitié
de qui il veut, et il endurcit qui il veut."
Conclusion :
L'aveuglement et
l'endurcissement impliquent deux choses. Un mouvement de l'âme humaine qui
adhère au mal et se détourne de la lumière divine. A cet égard, Dieu n'est pas
la cause de l'aveuglement et de l'endurcissement, comme il n'est pas la cause
du péché. En outre, aveuglement et endurcissement comportent une soustraction
de grâce à la suite de quoi l'esprit n'est plus éclairé par Dieu pour bien
voir, ni le coeur attendri pour bien vivre. Et à cet égard, Dieu est cause de
l'aveuglement et de l'endurcissement.
Il faut considérer
que Dieu est la cause universelle de l'illumination des âmes, selon saint Jean
(1, 9) : "Il était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce
monde", comme le soleil est la cause universelle de l'illumination des
corps. Avec des différences cependant, car le soleil répand sa lumière par
nécessité de nature, tandis que Dieu agit volontairement et suivant le plan de
sa sagesse. Le soleil, autant que cela dépend de lui, éclaire bien tous les
corps ; néanmoins, s'il en était un où il rencontre un obstacle, il le laisse
dans l'obscurité, par exemple une maison dont les fenêtres sont demeurées
closes. Et pourtant, la cause de cette obscurité n'est nullement le soleil
puisque ce n'est pas par son propre jugement qu'il ne pénètre pas dans la
maison ; la cause est uniquement celui qui tient les volets fermés. Pour Dieu
au contraire, s'il n'envoie plus les rayons de grâce dans les âmes où il trouve
un obstacle, c'est par son propre jugement. Aussi la cause de cette
soustraction de grâce n'est-elle pas seulement celui qui présente l'obstacle,
mais encore Dieu qui par son jugement n'offre plus la grâce. De cette manière,
Dieu est vraiment cause qu'on ne voit plus, qu'on n'entend plus, et que le
coeur est endurci. - Ces effets se distinguent comme ceux de la grâce
elle-même. Car, en même temps qu'elle perfectionne l'intelligence par le don de
sagesse, elle amollit le coeur au feu de la charité. Et servie par deux sens,
la vue qui aide à découvrir, et l'ouïe à apprendre, il s'ensuit que l'on parle
de cécité pour la vue, de surdité pour l'ouïe, et d'endurcissement pour le
coeur.
Solutions :
1. L'aveuglement et l'endurcissement, par le côté où ils
supposent une soustraction de la grâce, sont des peines ; à cet égard ce ne
sont pas eux qui dégradent l'homme. C'est lui qui, dégradé par sa faute,
encourt par elle ces châtiments et tous les autres.
2. L'objection est valable si l'on considère l'endurcissement
comme une faute.
3. La malice est une cause méritoire de l'aveuglement, comme
la faute est cause de la peine. Et de même on dit aussi que le diable aveugle
les esprits en tant qu'il induit à la faute.
Objections :
1. Oui, toujours, semble-t-il. Saint Augustin dit en effet :
"Dieu, comme il est souverainement bon, ne permettrait aucun mal si de
chaque mal il ne pouvait faire sortir un bien." A plus forte raison
doit-il donc ordonner au bien le mal dont lui-même est la cause. Or il est la
cause, on vient de le dire, de l'aveuglement et de l'endurcissement. Ces maux
sont donc ordonnés par lui au salut de ceux qui les subissent.
2. Il est dit dans la Sagesse (1, 13 Vg) : "Dieu ne prend
pas plaisir à la perte des impies." Or il semblerait y prendre plaisir
s'il ne tournait pas à leur bien l'aveuglement dont il les frappe, de même
qu'un médecin aurait l'air de prendre plaisir à faire souffrir son malade si la
médecine amère qu'il lui donne à boire n'avait pas pour but de lui rendre la
santé. Donc Dieu fait tourner leur aveuglement au bien de ceux qu'il aveugle.
3. Dieu ne fait pas acception de personnes, est-il dit au
livre des Actes (10, 34). Or il y a des cas où Dieu aveugle pour sauver. Ce
fut, au témoignage même des Actes (2, 37) et selon le commentaire qu'en donne saint
Augustin, le cas de quelques-uns des Juifs : Dieu les avait aveuglés pour
qu'ils ne croient pas au Christ et que, ne croyant pas en lui, ils le mettent à
mort afin qu'après cela, tout contrits, ils se convertissent, comme on le voit
dans les Actes (2, 37) et comme l'expose saint Augustin. Donc Dieu fait tourner
l'aveuglement de tous à leur salut.
Cependant :
4. "Il ne faut pas faire le mal pour qu'il en sorte le
bien", est-il dit dans l'épître aux Romains (3, 8). Mais l'aveuglement est
un mal. Donc Dieu n'aveugle pas des âmes pour leur bien.
Conclusion :
L'aveuglement est
comme un prélude au péché. Or le péché est ordonné à deux fins : par lui-même à
la damnation ; mais à d'autres effets par la miséricorde et la providence de
Dieu : à la guérison, en ce sens que Dieu permet que certains tombent dans le
péché afin, dit saint Augustin, que reconnaissant leur faute ils s'humilient et
se convertissent. Aussi l'aveuglement spirituel, de sa propre nature, mène à la
damnation, et c'est pourquoi on y voit même un signe de réprobation ; mais par
la divine miséricorde il est ordonné temporairement, comme un traitement
médicinal, au salut de ceux qui sont aveuglés. Néanmoins cette miséricorde
n'est pas accordée à tous, mais uniquement aux prédestinés, chez qui "tout
concourt au bien", comme dit l'Apôtre (Rm 8, 28). De sorte que pour les
uns l'aveuglement aboutit à la guérison, mais pour d'autres à la damnation,
selon saint Augustin.
Solutions :
1. Tous les maux que Dieu fait ou permet sont destinés à
quelque bien ; pas toujours cependant au bien de celui chez qui est le mal,
mais quelquefois au bien d'un autre, ou encore au bien de tout l'univers. C'est
ainsi qu'il ordonne la faute des tyrans au bien des martyrs, et la peine des
damnés à la gloire de sa justice.
2. Dieu ne prend pas plaisir à la perte des hommes pour le
plaisir même de les perdre, mais en raison de sa justice, ou pour le bien qui
découle de leur châtiment.
3. Que Dieu ordonne l'aveuglement de certains à leur salut,
cela vient de sa miséricorde ; qu'il ordonne l'aveuglement des autres à leur
damnation, cela vient de sa justice. Qu'il fasse miséricorde à certains et non
à tous, ce n'est point chez lui acception de personnes, nous l'avons montré
dans la première Partie.
4. En sens contraire. Il ne faut pas faire le mal de faute
pour qu'il en sorte du bien ; mais le mal de peine, il faut l'infliger pour le
bien.
1. Le diable
est-il directement cause du péché ? - 2. Induit-il à pécher par suggestion
intérieure ? - 3. Peut-il mettre dans la nécessité de pécher ? - 4. Tous les
péchés proviennent-ils de la suggestion du diable ?
Objections :
1. Il semble bien. Car le péché consiste directement dans une
affection. Or saint Augustin nous dit : "Le diable inspire à ses alliés
ses affections mauvaises." saint Bède : "Le diable attire l'âme à
aimer le mal." Et saint Isidore : "Le diable remplit le coeur de
l'homme de désirs cachés." Donc le diable est directement cause du péché.
2. Pour saint Jérôme, de même que Dieu accomplit le bien, de
même le diable accomplit le mal. Mais Dieu est directement la cause de notre
bien. Le diable est donc directement cause de notre mal.
3. Le Philosophe, dans un chapitre de la Morale à Eudème,
prétend qu'il faut à la délibération humaine un principe extrinsèque. Or
l'homme délibère non seulement sur le bien mais aussi sur le mal. Donc, de même
que Dieu pousse aux bonnes résolutions et, par là, est la cause directe du
bien, de même le diable pousse l'homme aux mauvaises et, par conséquent, est
directement la cause du péché.
Cependant :
Saint Augustin
prouve que "l'esprit de l'homme ne devient esclave de la concupiscence que
par sa propre volonté". Or l'homme ne devient esclave de la concupiscence
que par le péché. Donc la cause de celui-ci ne peut être le diable, mais
seulement la volonté de l'homme.
Conclusion :
Le péché est un
acte. On peut donc être cause directe du péché comme on est cause directe d'un
acte, ce qui n'arrive que si l'on met en mouvement le principe propre de
l'acte. Puisque tout péché est volontaire, le principe propre de l'acte du
péché, c'est la volonté. Rien par conséquent ne peut être directement cause du
péché, si ce n'est ce qui peut pousser la volonté à l'action. Or la volonté,
nous l'avons dit, peut être mue par deux causes : d'une part l'objet, et en ce
sens on dit qu'une chose désirable et saisie comme telle meut l'appétit ; et,
d'autre part, ce qui du dedans incline la volonté à vouloir. Et ce ne peut
être, nous l'avons montré, que la volonté elle-même ou bien Dieu. Mais Dieu ne
peut pas être cause du péché, nous l'avons dit ; il reste que, de ce côté,
la volonté de l'homme est la seule cause directe de son péché.
Du côté de
l'objet, la cause capable de mouvoir la volonté peut s'entendre de trois
façons. 1° De l'objet proposé lui-même ; en ce sens, nous disons qu'un mets
donne envie de manger. 2° De celui qui propose ou offre un objet de cette
sorte. 3° De celui qui persuade que l'objet proposé a raison de bien, car
celui-là, en un sens, offre à la volonté son objet propre qui est le bien tel
que le voit la raison, vrai ou apparent. - Ainsi donc, selon le premier mode,
les réalités sensibles telles qu'elles se présentent extérieurement portent la
volonté de l'homme à pécher. Mais, selon le deuxième et le troisième mode, le
diable et même l'homme ont le pouvoir d'inciter à pécher, soit en offrant à la
sensation quelque chose de désirable, soit en persuadant la raison. Néanmoins,
selon aucun de ces trois modes il ne peut y avoir une cause directe de péché,
parce que la volonté n'est mue nécessairement par aucun objet autre que la fin
ultime, nous l'avons dit antérieurement ; par conséquent, ni la réalité offerte
extérieurement, ni celui qui la propose, ni celui qui persuade ne sont une
cause suffisante du péché. Il s'ensuit donc que le diable n'est pas cause du
péché d'une manière directe ou suffisante, mais uniquement à la façon de
quelqu'un qui persuade, ou à la façon de quelqu'un qui propose une chose
désirable.
Solutions :
1. Il faut rapporter toutes ces autorités, et les autres qu'on
pourrait trouver, à ce fait que le diable par ses suggestions ou par la
présentation d'objets désirables, induit à l'amour du péché.
2. Le rapprochement est à retenir en ce que le diable est
d'une certaine façon cause de nos péchés, comme Dieu est d'une certaine façon
cause de nos bonnes actions. Il n'y a pourtant rien semblable quant à la
manière d'être cause, car Dieu cause le bien en mouvant intérieurement la
volonté, ce qu'on ne peut attribuer au diable.
3. Dieu est le principe universel de tous les mouvements
intérieurs de l'homme ; mais que la volonté humaine se détermine à un mauvais
dessein, cela vient directement de cette volonté même, et du diable par mode de
persuasion ou de proposition.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'il ait ce pouvoir. En effet, les
mouvements intérieurs de l'âme sont des activités vitales ; or les activités
vitales, même celles de la vie végétative qui sont les plus élémentaires, ne
peuvent jamais venir que d'un principe intrinsèque. Donc le diable n'a pas le
pouvoir de s'insinuer dans les mouvements intérieurs de l'homme pour l'inciter
au mal.
2. Tous ces mouvements intérieurs, si l'on suit l'ordre de la
nature, ont leur origine dans les sens extérieurs. Or il n'appartient qu'à Dieu
de faire quelque chose en dehors de l'ordre de la nature, on l'a dit dans la
première Partie. Donc le diable ne peut rien faire dans les mouvements
intérieurs de l'homme, si ce n'est par le moyen de ce qui frappe les sens
extérieurs.
3. Les actes intérieurs de l'âme sont l'acte de comprendre et
celui d'imaginer. Or sur aucun des deux le diable ne peut rien. Car, on l'a
établi dans la première Partie, le diable ne peut rien imprimer dans
l'intelligence humaine. Même sur l'imagination il semble bien qu'il ne peut
rien non plus, car les formes qui s'impriment dans l'imagination sont d'ordre
plus élevé, étant plus spirituelles, que celles qui sont dans la matière
sensible et sur lesquelles pourtant le diable ne peut rien, comme nous l'avons
vu dans la première Partie. Le diable ne peut donc pas utiliser les mouvements
intérieurs de l'homme pour l'induire à pécher.
Cependant :
D’après cela le
diable ne pourrait jamais tenter l'homme qu'à condition d'apparaître
visiblement, ce qui est évidemment faux.
Conclusion :
L'âme en son
intimité est intellectuelle et sensible. Intellectuelle, elle contient
l'intelligence et la volonté. Pour ce qui est de la volonté, nous venons de
dire comment le diable se comporte envers elle. Quant à l'intelligence, elle
est mise en mouvement par ce qui lui apporte de la lumière pour la connaissance
de la vérité. Or ce n'est pas cela que le diable cherche à faire chez l'homme ;
il cherche plutôt à obscurcir sa raison pour le faire consentir au péché. Et
comme cet obscurcissement provient de l'imagination et de l'appétit sensible,
il semble que toute l'action intérieure du diable concerne ces deux facultés.
C'est en les agitant l'une et l'autre qu'il peut induire au péché, car il peut
faire que des formes imaginaires se présentent à l'imagination. Il peut faire
également que l'appétit sensible soit excité à quelque passion.
Nous avons dit en
effet dans la première Partie que le monde des corps obéit naturellement à
celui des esprits pour ce qui est mouvement local. Par conséquent le diable a
le pouvoir de causer dans ce monde inférieur tout ce qui peut provenir du
mouvement local, à moins d'être retenu par la puissance divine. Or le fait que
des formes se présentent à l'imagination est parfois la suite d'un mouvement
local. Le Philosophe dit, au livre sur le Sommeil et la Veille, que
"lorsqu'un animal s'est endormi, si le sang afflue en abondance aux
organes sensoriels, y affluent en même temps les mouvements", c'est-à-dire
les empreintes laissées par les objets extérieurs et conservées dans les images
sensibles ; et ces empreintes agissent sur le principe de connaissance, en lui
apparaissant comme si le principe sensible était modifié alors par la présence
des réalités extérieures. Il y a donc là un mouvement local, simple déplacement
d'humeurs ou d'esprits animaux, qui peut être provoqué par les démons chez l'homme
soit endormi soit éveillé, et qui influe sur son imagination.
Pareillement,
l'appétit sensible est excité à des passions par des mouvements déterminés du
coeur et des esprits animaux. Aussi le diable peut-il également coopérer à
cela. Et du fait que des passions sont ainsi excitées dans l'appétit sensible,
il s'ensuit que l'imagination perçoit plus vivement l'impression sensible
ramenée en elle de la manière que nous avons dite, pour cette raison notée par
le Philosophe dans le même livre : "Ceux qui aiment sont portés à
retrouver dans la moindre ressemblance l'image de ce qu'ils aiment." Il
arrive en outre, la passion étant ainsi excitée, que ce qui s'offre à
l'imagination, on juge devoir le poursuivre, parce que celui qui est pris par
une passion trouve bon tout ce qui est dans le sens de sa passion. Et voilà de
quelle façon le diable induit intérieurement à pécher.
Solutions :
1. Les activités vitales viennent toujours d'un principe
intrinsèque ; cependant un principe actif extérieur peut y concourir aussi.
C'est ainsi que, même pour les activités de la vie végétative, la chaleur
ambiante apporte son concours en facilitant la digestion des aliments.
2. Cette apparition de formes dans l'imagination ne se fait
pas tout à fait en dehors de l'ordre de la nature, ni non plus au seul
commandement de la volonté ; mais elle se fait, avons-nous dit, par
l'intermédiaire du mouvement local.
3. C'est ce qui permet de répondre à la troisième objection,
car ces formes tirent leur origine de la sensation.
Objections :
1. Il semble qu'il ait ce pouvoir sur l'homme, comme une
puissance plus grande sur une plus petite. Au livre de Job (41, 25) il est écrit
du diable : "Il n'y a pas une puissance sur terre qui puisse lui être
comparée." L'homme qui est terrestre peut donc être mis par le diable dans
la nécessité de faire le mal.
2. La raison humaine ne peut être mue que par ce qui est
d'abord proposé aux sens extérieurs, puis représenté à l'imagination, car toute
notre connaissance vient des sens et nous ne saurions penser sans image,
d'après Aristote. Or le diable peut mouvoir l'imagination, nous l'avons dit. Il
peut aussi mouvoir les sens extérieurs puisque saint Augustin assure que
"ce mal qui vient du diable se glisse par l'ouverture de toutes les
sensations, se communique à la figure des choses, s'allie aux couleurs, se
colle aux sons, s'infuse dans les saveurs". Par tous ces moyens il n'est
pas douteux que le diable puisse nécessiter la raison humaine à pécher.
3. Selon saint Augustin "il y a péché quand la chair
convoite contre l'esprit". Or le diable peut causer la convoitise
charnelle, comme il peut causer les autres passions, de la manière que nous
avons décrite. Il peut donc contraindre l'homme à pécher.
Cependant :
Saint Pierre dit
(1 P 5, 8) "Votre ennemi le diable, pareil à un lion rugissant, rôde
autour de vous, cherchant qui dévorer. Résistez-lui, fermes dans la foi."
Un pareil avertissement serait inutile si l'homme devait nécessairement
succomber. Donc le diable ne met pas l'homme dans la nécessité de pécher.
Conclusion :
Le diable, par sa
propre puissance, peut, si Dieu ne l'arrête, amener nécessairement quelqu'un à
faire des actes qui sont matériellement des péchés, mais il ne peut pas lui
imposer la nécessité de pécher. C'est évident du fait qu'à un motif de pécher
l'homme ne résiste que par la raison. Le diable peut arrêter complètement
l'usage de la raison en troublant l'imagination et l'appétit sensible, comme
cela se voit chez les possédés. Mais alors, quoi que l'homme puisse faire, si
sa raison est liée de la sorte, l'acte ne lui est pas imputé à péché. Si au
contraire la raison n'est pas complètement liée, elle peut, par ce qu'elle a de
libre, résister au péché, comme il a été dit plus haut. Ainsi est-il clair que
le diable ne peut aucunement nécessiter l'homme à pécher.
Solutions :
1. Ce n'est pas n'importe quelle puissance supérieure à
l'homme qui peut mouvoir la volonté, mais uniquement Dieu, nous l'avons vu.
2. Ce qui est appréhendé par le sens ou l'imagination ne meut
pas la volonté de façon nécessitante, si l'homme a l'usage de sa raison, et cet
usage n'est pas toujours lié par ces sortes d'appréhensions sensibles.
3. La convoitise de la chair contre l'esprit, quand la raison
y oppose une résistance actuelle, n'est pas péché, mais matière à exercer la
vertu. D'autre part, que la raison ne lui résiste pas, ce n'est pas au pouvoir
du diable. C'est pourquoi celui-ci ne peut mettre personne dans la nécessité de
pécher.
Objections :
1. Il le semble bien. Car Denys : "La multitude des
démons est la cause de tous les maux, pour eux-mêmes et pour les autres."
2. Celui qui pèche mortellement devient l'esclave du diable,
comme il est dit en saint Jean (8, 34) : "Celui qui commet le péché
devient esclave du péché." Mais selon saint Pierre (2 P 2, 19) : "On
est esclave de ce qui vous domine." Commettre le péché, c'est donc être
dominé par le diable.
3. Si la faute du diable est irréparable, c'est parce que, dit
saint Grégoire, il est tombé de lui-même et sans que personne lui ait suggéré
de pécher. Donc, si des hommes péchaient en pleine liberté et sans que personne
le leur suggère, leur péché serait irrémédiable ; ce qui est évidemment faux.
Tous les péchés des hommes se font donc à la suggestion du diable.
Cependant :
Il est dit au
livre des Croyances ecclésiastiques : "Ce n'est pas toujours le diable qui
éveille en nous les mauvaises pensées ; elles surgissent quelquefois par le
mouvement de notre libre arbitre."
Conclusion :
Occasionnellement
et indirectement, le diable est la cause de tous nos péchés, puisque c'est lui qui
a induit le premier homme à pécher et qu'à la suite de son péché la nature
humaine a été tellement viciée que nous sommes tous maintenant enclins au mal ;
comme si l'on disait que, si le bois brûle, c'est à cause de celui qui l'a fait
sécher, puisque c'est une fois sec qu'il s'enflamme facilement. - Mais,
directement, le diable n'est pas la cause de toutes les fautes des hommes, au
point de nous faire consentir à chacun de nos péchés. Origène le prouve par le
fait que, même si le diable n'existait pas, les hommes auraient l'appétit de la
nourriture, des plaisirs sexuels, etc. ; appétit qui pourrait être désordonné
sans la régulation de la raison, ce qui est au pouvoir du libre arbitre.
Solutions :
1. La multitude des démons est en effet la cause de tous nos
maux dans leur première origine, comme nous venons de le dire.
2. On ne devient pas l'esclave de quelqu'un seulement quand on
est dominé par lui mais encore lorsqu'on se soumet volontairement à lui. Et
c'est ainsi que celui qui pèche de son propre mouvement devient l'esclave du
diable.
3. Le péché du diable a été irrémédiable parce qu'il l'a
commis sans que personne le lui eût suggéré et sans avoir un penchant au mal
causé par une suggestion antérieure. On ne peut en dire autant d'aucun péché de
l'homme.
LA CAUSE DU PÉCHÉ DU COTÉ DE L'HOMME
Étudions maintenant la part de l'homme comme cause du péché. Or, bien
que l'homme soit pour un autre homme une cause du péché du fait qu'il le lui
suggère de l'extérieur comme fait aussi le diable, il a une manière spéciale de
porter le péché chez les autres, qui est de le leur transmettre originellement.
Aussi faut-il traiter du péché originel 1. Et, par rapport à ce péché, il y a
trois choses à considérer : 1° sa transmission (Question 81) ; 2° son essence
(Question 82) ; 3° son sujet (Question 83).
1. Le premier
péché de l'homme se transmet-il à la postérité par voie d'origine ? - 2. Tous
les autres péchés du premier père, ou même d'autres ancêtres, se transmettent-ils
à la postérité par voie d'origine ? - 3. Le péché originel est-il transmis à
tous ceux qui descendent charnellement d'Adam ? - 4. Serait-il transmis à ceux
qui seraient miraculeusement formés d'une partie du corps humain ? - 5. Si la
femme avait péché, mais non pas l'homme, y aurait-il eu transmission du péché
originel ?
Objections :
1. Il ne semble pas que le premier péché du premier père
puisse, par une telle voie, se transmettre à d'autres. Il est dit en Ézéchiel
(18, 20) : "Le fils ne portera pas l'iniquité du père." Or il la
porterait s'il recevait de lui l'iniquité. Personne donc ne reçoit d'aucun de
ses ancêtres, par son origine, un péché quelconque.
2. Un accident ne se transmet pas par voie d'origine, sinon
par la transmission du sujet, car l'accident ne passe pas de sujet en sujet.
Mais l'âme rationnelle qui est le siège de la faute ne se transmet pas héréditairement,
nous l'avons montré dans la première Partie. Donc la faute ne peut se
transmettre par voie d'origine.
3. Tout ce qui se transmet par origine humaine est produit par
la semence. Or celle-ci ne peut pas produire le péché, n'ayant pas en elle cette
âme raisonnable qui seule peut être cause du péché. Donc nul ne peut contracter
un péché du fait de son origine.
4. Ce qui est d'une nature plus parfaite a plus de force pour
agir. Or, la chair humaine parfaitement formée n'a pas le pouvoir d'infecter
l'âme qui lui est unie ; sans quoi cette âme ne pourrait être purifiée de la
faute originelle tant qu'elle reste unie à la chair. La semence a donc encore
moins de pouvoir pour infecter l'âme.
5. Selon le Philosophe : "Nul ne blâme ceux qui sont
laids par nature, mais on blâme ceux qui le sont par fainéantise et
négligence." Mais nous appelons laids par nature ceux qui le sont
précisément par leur origine. Donc rien de ce qui est originel n'est blâmable
et n'est péché.
Cependant :
L’Apôtre dit (Rm
5, 12) "Le péché est entré dans le monde par un seul homme." Cela ne
peut s'entendre d'une simple influence d'exemple ou d'excitation, comme quand
la Sagesse (2, 14) dit : "C'est par l'envie du diable que la mort est
entrée dans le monde." Reste donc que le péché soit entré dans le monde du
fait du premier homme et par voie d'origine.
Conclusion :
Selon la foi
catholique, il faut tenir que le premier péché du premier homme passe à la
postérité par voie d'origine. C'est pour cela que les enfants sont portés au baptême
aussitôt après leur naissance, comme devant être lavés de la souillure d'une
faute. C'est le contraire de l'hérésie pélagienne, comme on le voit par saint Augustin
dans un très grand nombre de ses livres.
Lorsqu'il s'est
agi de découvrir comment le péché du premier père peut originellement passer à
sa postérité, divers auteurs s'y sont diversement essayés. Les uns, considérant
que le sujet du péché est l'âme raisonnable, ont soutenu que cette âme se
transmet avec la semence, de manière que les âmes infectées semblent dériver
d'une âme infectée. D'autres, au contraire, rejetant cela comme une erreur, se
sont efforcés de montrer comment une faute de l'âme des parents se transmet aux
enfants sans même qu'il y ait transmission d'âme, et par cela seul que les
défauts du corps sont transmis par les parents à leurs enfants ; de même un
lépreux engendre un lépreux, et un goutteux engendre un goutteux, à cause d'une
corruption de la semence qui n'est pourtant ni la lèpre ni la goutte. Puisque
le corps est proportionné à l'âme et que les défauts de l'âme se répercutent
sur le corps, et réciproquement, on dit de la même façon que le défaut coupable
de l'âme passe à l'enfant par la transmission de la semence, bien que la
semence ne soit pas en acte le siège de la faute.
Tous ces essais
sont pourtant insuffisants. Car, en admettant que des défauts corporels passent
de père en fils par le seul fait de l'origine, et même certains défauts de
l'âme par voie de conséquence, en raison du mauvais état du corps, comme il y a
de temps à autre des idiots engendrés par des idiots ; il n'en reste pas moins
que ce fait même de tenir un défaut de son origine paraît exclure toute idée de
faute, puisqu'il est essentiel à la faute d'être volontaire. Aussi, à supposer
même que l'âme raisonnable serait transmise, la souillure, dès lors qu'elle ne
serait pas dans la volonté de l'enfant, perdrait le caractère spécifique d'une
faute obligeant à une peine : "Personne, dit le Philosophe, ne blâmera un
aveugle-né, on le plaindra plutôt."
Il faut donc
essayer une autre voie, en disant que tous les hommes qui naissent d'Adam, nous
pouvons les considérer comme un seul homme. En effet, ils ont la même nature
reçue du premier père : et c'est ainsi que dans la cité tous les membres d'une
même communauté sont considérés comme un seul corps, et leur communauté tout
entière comme un seul homme. Porphyre lui-même dit que "par leur
participation à l'espèce, plusieurs hommes n'en font qu'un". Ainsi donc,
les multiples humains dérivés d'Adam sont comme autant de membres d'un seul
corps. - Or dans le corps, si l'acte d'un membre, comme de la main, est
volontaire, il n'est pas volontaire par la volonté de la main elle-même, mais
par celle de l'âme, de l'âme qui est la première à mouvoir ce membre. C'est pourquoi
l'homicide que commet une main ne lui serait pas imputé à péché si on la
considérait comme séparée du corps ; mais il lui est imputé en tant qu'elle est
quelque chose de l'homme et qu'elle reçoit le mouvement de ce qui est dans
l'homme le premier principe moteur.
C'est donc ainsi
que le désordre qui se trouve dans cet individu engendré par Adam, est
volontaire non par sa volonté à lui fils d'Adam, mais par celle de son premier
père, lequel imprime le mouvement, dans l'ordre de la génération, à tous ceux
de sa race, comme fait la volonté de l'âme à tous les membres dans l'ordre de
l'action. Aussi appelle-t-on originel ce péché qui rejaillit du premier père
sur sa postérité, comme on appelle actuel le péché qui rejaillit de l'âme sur
les membres du corps. Le péché actuel, qui est commis par un membre, n'est le
péché de tel membre que dans la mesure où ce membre est quelque chose de
l'homme lui-même, et on le nomme à cause de cela péché de la personne humaine.
De même, le péché originel n'est le péché de telle personne en particulier que
dans la mesure où elle reçoit sa nature du premier père, et il est appelé à
cause de cela péché de la nature, au sens où l'Apôtre dit (Ep 2, 3) :
"Nous étions par nature fils de colère."
Solutions :
1. On doit dire que le fils ne porte pas le péché de son père,
parce qu'il n'est puni pour le péché de son père que si réellement il participe
de sa faute. Et c'est précisément ce qui arrive dans le cas du péché originel,
car la faute passe du père au fils par origine, comme le péché actuel passe
d'un homme à l'autre par imitation.
2. L'âme n'est pas transmise, parce que la semence ne peut
causer une âme raisonnable. Elle la prépare cependant de façon dispositive.
Aussi est-ce vraiment par l'activité séminale que la nature humaine est
transmise de père en fils, et, en même temps que la nature, le mal dont elle
est infectée. En effet, celui qui naît à la vie humaine est associé à la faute
du premier père du fait qu'il reçoit de lui la nature humaine par le flux des
générations.
3. Bien que la faute originelle n'existe pas en acte dans la
semence, elle y est cependant en vertu de la nature humaine qu'une telle faute
accompagne toujours.
4. La semence est le principe de la génération, et celle-ci
est l'acte propre de la nature, au service de sa propagation. C'est pourquoi
l'âme est infectée davantage par la semence que par la chair complètement
formée, qui est dès lors celle d'une personne déterminée.
5. Il n'y a pas à reprocher à celui qui vient au monde ce
qu'il tient de son origine, si on ne regarde que lui. Mais, si l'on considère
cet individu par rapport à quelque principe, alors on peut lui reprocher ce
qu'il a de naissance. C'est ainsi que quelqu'un peut avoir à souffrir de la
déchéance de sa race, causée par la faute d'un de ses ancêtres.
Objections :
1. Il semble bien que les autres péchés, soit du premier père
lui-même, soit des autres ancêtres les plus proches, se transmettent à leurs
descendants. Car la peine n'est jamais due qu'à la faute. Or certains sont
punis, par sentence divine, pour une faute de leurs ancêtres les plus proches,
suivant l'Exode (20, 5) : "je suis un Dieu jaloux, poursuivant l'iniquité
des pères dans leurs fils jusqu'à la troisième et quatrième génération."
Et de même, par sentence humaine, dans le crime de lèse-majesté, des fils sont
déshérités pour la faute de leurs parents. Donc même la faute des proches
parents passe à leur postérité.
2. On peut plus efficacement transférer à autrui ce qu'on a
par soi-même que ce qu'on tient d'un autre ; pour chauffer, le feu a plus
d'action que l'eau chaude. Or l'homme communique à sa race par voie d'origine
le péché qu'il tient d'Adam. Donc à plus forte raison celui qu'il a commis
lui-même.
3. Si nous contractons le péché originel du fait de notre
premier père, c'est parce que nous étions réellement en lui comme dans le
principe même d'une nature que lui-même a corrompue. Mais nous étions
pareillement dans nos ancêtres les plus proches comme en certains principes
d'une nature qui, bien que déjà corrompue, peut l'être encore davantage par le
péché. Les fils contractent donc, par voie d'origine, les péchés de leurs
ancêtres les plus proches, comme ils contractent celui de leur premier père.
Cependant :
Le bien a, plus
que le mal, tendance à se répandre. Mais les mérites des ancêtres les plus
proches ne sont pas transmis aux descendants. Les péchés le sont donc beaucoup
moins.
Conclusion :
Saint Augustin
agite cette question dans son Enchiridion et la laisse sans solution.
Mais si l'on y réfléchit bien, il est impossible qu'aucun péché de nos ancêtres
les plus proches, ou de notre plus lointain ancêtre, autre que le premier
péché, se transmette par voie d'origine. Et la raison en est que l'homme
engendre bien un autre lui-même quant à l'espèce, mais non pas quant à
l'individu. C'est pourquoi tout ce qui est strictement individuel, comme les actes
personnels et ce qui s'y rapporte, n'est pas transmis par les parents aux
enfants ; un grammairien ne transmet pas à son fils la science de la grammaire
qu'il a acquise par son travail personnel. Au contraire, ce qui est spécifique
se transmet des parents aux enfants, à moins d'une défaillance de la nature ;
ainsi quelqu'un qui a bonne vue engendre des enfants qui ont bonne vue, si sa
nature n'est pas en défaut. Et si la nature est vigoureuse, il y a même
quelques traits individuels qui se transmettent aux enfants à titre de
dispositions naturelles : agilité du corps, souplesse d'esprit, etc. ; jamais
pourtant ce qui est purement personnel, comme on vient de le dire.
Par ailleurs, de
même que la personne possède quelque chose d'elle-même et quelque chose par don
gratuit, de même aussi la nature peut avoir quelque chose par elle-même,
c'est-à-dire venant de ses propres principes, et quelque chose par don gratuit.
Tel fut précisément le cas de la justice originelle, nous l'avons
dit dans la première Partie : elle était un don gracieux fait par Dieu à la
nature humaine tout entière en la personne du premier père. Le premier homme a
perdu ce don par le premier péché. Aussi, de même que la justice eût été
transmise aux descendants en même temps que la nature, de même maintenant le
désordre opposé à cette justice. - Quant aux autres péchés actuels du premier
père ou des autres ancêtres, ils ne gâtent pas ce qu'il y a de naturel dans la
nature, mais seulement ce qu'il y a de personnel, c'est-à-dire le penchant à
l'acte ; aussi ces autres péchés ne se transmettent pas.
Solutions :
1. S'il s'agit d'une
peine spirituelle, explique saint Augustin, les fils ne sont jamais punis pour
leurs pères, à moins qu'ils n'aient participé à leur faute, soit par origine,
soit par imitation ; car toutes les âmes, comme il est écrit en Ézéchiel (18,
4), viennent immédiatement de Dieu. Mais s'il s'agit d'une peine corporelle, de
temps à autre, par sentence divine ou humaine, les fils sont punis pour leurs
pères dans la mesure où corporellement le fils est quelque chose du père.
2. Ce qu'on a par soi-même, on peut en effet le transmettre
plus efficacement, pourvu que ce soit transmissible. Or les péchés actuels de
nos ancêtres les plus proches ne sont pas transmissibles parce qu'ils sont, on
vient de le dire, purement personnels.
3. Le premier péché a corrompu la nature humaine d'une
corruption qui affectait la nature ; mais les autres péchés la corrompent d'une
corruption qui affecte seulement la personne.
Objections :
1. Il semble que le péché d'Adam ne passe pas, par voie
d'origine, à tous les hommes. En effet la mort est la peine consécutive au
péché originel. Or elle ne frappera pas, semble-t-il, tous les descendants
d'Adam puisque l'Apôtre (1 Th 4, 14) paraît dire que ceux qui seront trouvés
vivants à l'avènement du Seigneur ne mourront jamais. Donc ceux-là ne
contractent pas le péché originel.
2. On ne donne pas à autrui ce qu'on n'a pas soi-même. Mais le
baptisé n'a plus le péché originel. Il ne le transmet donc pas à sa lignée.
3. Le don du Christ est plus grand que le péché d'Adam dit
l'Apôtre (Rm 5, 15). Pourtant le don du Christ ne passe pas à tous les humains.
Donc le péché d'Adam non plus.
Cependant :
L’Apôtre affirme
(Rm 5, 12 Vg) : "La mort a passé sur tous, dans la personne de celui en
qui tous ont péché."
Conclusion :
Selon la foi
catholique, il faut tenir fermement qu'à la seule exception du Christ, tous les
humains dérivés d'Adam contractent par Adam le péché originel. Sans quoi tous
n'auraient pas besoin de la rédemption qui se fait par le Christ, ce qui est
une erreur.
On peut en rendre
raison par ce que nous avons dit plus haut : par le péché du premier père, la
faute originelle est transmise à la postérité de la même manière que par la
volonté de l'âme le péché actuel est transmis à tous les membres auxquels il
appartient d'être mus par la volonté. Or il est évident que le péché
actuel peut être transmis à tous les membres qui sont naturellement sous la
motion de la volonté. Par conséquent, la faute originelle est transmise, elle
aussi, à tous ceux dont la génération dépend de la motion d'Adam.
Solutions :
1. Il est plus probable et plus logique de penser que tous
ceux qui seront encore vivants à l'avènement du Seigneur, mourront et
ressusciteront peu après, ainsi que nous l'exposerons plus complètement dans la
troisième Partie. Si pourtant il est vrai que ceux-là n'auront pas à mourir,
comme d'aucuns le pensent - saint Jérôme rapporte à ce sujet les opinions de
plusieurs - il faut répondre ceci à l'objection : Bien que ces gens ne meurent
pas, ils sont cependant astreints à la mort, mais Dieu leur remet cette peine,
lui qui peut même remettre les peines des péchés actuels.
2. Par le baptême le péché originel est enlevé quant à la
culpabilité, et l'âme dans sa partie spirituelle retrouve la grâce. Cependant,
le péché originel reste en activité dans ce foyer qu'est le désordre des
facultés inférieures de l'âme et celui du corps lui-même. Or c'est par le corps
que l'homme engendre, et non par l'esprit. Voilà pourquoi les baptisés
transmettent le péché originel ; car les parents n'engendrent pas en tant
qu'ils ont été renouvelés par le baptême, mais en tant qu'ils gardent encore
quelque chose de la vétusté du premier péché.
3. De même que le péché d'Adam est transmis à tous ceux qui
sont engendrés corporellement par Adam, de même la grâce du Christ est
transmise à tous ceux qui sont engendrés spirituellement par lui, au moyen de
la foi et du baptême ; et ce n'est pas seulement pour éloigner la faute du
premier père, mais aussi pour écarter les péchés actuels et faire accéder à la
gloire.
Objections :
1. Il semble que si quelqu'un était miraculeusement formé de
chair humaine, il contracterait le péché originel. En effet, une certaine Glose
affirme, au sujet du chapitre 4 de la Genèse : "Toute la postérité d'Adam
a été totalement corrompue dans sa puissance génératrice, car elle a commencé à
se distinguer de lui non au paradis de vie, mais plus tard sur la terre d'exil."
Mais si un homme était formé miraculeusement comme on l'a dit, sa chair se
distinguerait de celle d'Adam sur la terre d'exil. Donc il contracterait le
péché originel.
2. C'est l'infection de l'âme par la chair qui cause en nous
le péché originel. Mais la chair de l'homme est tout entière infectée. Quelle
que soit donc la portion de cette chair dont l'homme serait formé, son âme
serait infectée du mal originel.
3. Le péché originel du premier père nous atteint tous dans la
mesure où tous étaient en lui lorsqu'il pécha. Or, ceux mêmes qui seraient
formés de chair humaine auraient existé en Adam. Donc ils contracteraient le
péché originel.
Cependant :
Ils n'auraient pas
existé en Adam comme dans un principe séminal ; or cela seulement cause la
transmission du péché originel, d'après saint Augustin.
Conclusion :
On vient de le
dire, le péché originel est transmis par le premier père à ses descendants dans
la mesure où ils reçoivent de lui l'influence de la génération, comme
les membres sont mus par l'âme à commettre le péché actuel. Or il n'y a
réellement de génération que par le moyen de la vertu active qui s'y emploie.
Aussi, ceux-là seuls contractent le péché originel qui descendent du
premier homme par la vertu dérivée d'Adam, à l'origine, dans l'acte de
la génération ; c'est ainsi qu'on descend de lui par le principe séminal ; car
celui-ci n'est rien d'autre que la vertu à l'oeuvre dans la génération.
Or, si quelqu'un était formé de chair humaine par une vertu divine, il est
manifeste que ce ne serait pas par une force active venue d'Adam. Aussi cet
homme ne contracterait pas le péché originel, pas plus que la main n'aurait
part au péché de la personne, si cette main était mise en mouvement non par la
volonté de la personne, mais par une force extérieure.
Solutions :
1. Adam n'a été dans
le lieu d'exil qu'après son péché. Ce n'est donc pas parce qu'il est en exil
mais parce qu'il a péché, que la faute originelle est transmise à tous ceux qui
ont vraiment été engendrés par son action.
2. L'âme n'est infectée par la chair que dans la mesure
où celle-ci est le principe actif servant à la génération, nous venons de le
dire.
3. Celui qui serait formé simplement de la chair humaine
serait issu de la substance corporelle, mais non du principe séminal du premier
homme, et c'est pourquoi il ne contracterait pas le péché originel.
Objections :
1. Selon toute apparence, oui. Car nous recevons de nos
parents le péché originel dans la mesure où nous avons existé en eux, selon le
mot de l'Apôtre (Rm 5, 12 Vg) : "Celui en qui tous ont péché." Mais
l'homme ne préexiste pas moins dans sa mère que dans son père. Il contracterait
donc le péché originel à partir du péché de sa mère, comme il le contracte à
partir du péché de son père.
2. Si Ève avait péché mais non pas Adam, les enfants
naîtraient cependant passibles et mortels, puisque "dans la génération
c'est la mère qui donne la matière", dit le Philosophe ; la mort, comme
toute passibilité, provient de l'exigence de la matière. Mais la passibilité et
la nécessité de mourir sont la peine du péché originel. Donc si Ève avait péché
et non pas Adam, les enfants contracteraient le péché originel.
3. Le Damascène dit que "l'Esprit Saint a prévenu cette
faute chez la Vierge" et l'en a purifiée, afin que le Christ pût naître de
Marie sans la souillure originelle. Mais une telle purification n'aurait pas
été nécessaire si la souillure ne venait pas aussi de la mère. Donc l'infection
du péché originel se communique par la mère. Ainsi le péché d’Ève eût fait
dériver sur ses enfants la faute originelle, même si Adam n'avait pas péché.
Cependant :
D’après l'Apôtre
(Rm 5, 12) : "Par un seul homme le péché est entré dans le monde." Si
la femme avait transmis à sa descendance le péché originel, il aurait mieux
valu dire "par deux", puisque tous deux ont péché ; ou plutôt
"par la femme", puisqu'elle a péché la première. Donc les enfants ne
reçoivent pas le péché originel de la mère mais du père.
Conclusion :
La solution de ce
problème ressort de ce qui précède. Nous avons dit en effet que le péché
originel est transmis par le premier père dans la mesure où c'est vraiment lui
qui contribue à la génération de ses descendants. Voilà pourquoi, avons-nous
dit, si quelqu'un n'était fils d'Adam que matériellement et par la chair, il ne
contracterait pas le péché originel. Or il est évident, d'après ce que disent
les philosophes que dans la génération le principe actif vient du père et que
la mère fournit la matière. C'est pourquoi le péché originel ne vient pas de la
mère mais du père ; de sorte que si Ève avait péché et non pas Adam, les
enfants ne contracteraient pas le péché originel, tandis que ce serait le
contraire si Adam avait péché et non pas Ève.
Solutions :
1. Le fils préexiste
en son père comme dans un principe actif, en sa mère comme dans un principe
matériel et passif. Aussi la comparaison ne vaut pas.
2. Certains pensent que si Ève avait péché et non Adam, les
enfants auraient été exempts de la faute, mais auraient eu à endurer la
nécessité de mourir et les autres possibilités de souffrir qui proviennent des
exigences de la matière, puisque c'est la mère qui fournit la matière, non à titre
de peine mais avec les limites qui lui viennent de la nature. - Mais cela ne
parait pas cohérent. L'immortalité et l'impassibilité de l'état primitif ne
dépendaient pas des conditions de la matière, comme nous l'avons dit dans la
première Partie mais bien de la justice originelle, par laquelle le corps était
soumis à l'âme aussi longtemps que l'âme serait soumise à Dieu. Or, l'absence
de cette justice originelle, c'est le péché originel. Donc si, Adam ne péchant
pas, le péché d'Ève n'eût pas suffi à transmettre le péché originel à ses
enfants, il est évident qu'il n'y aurait pas eu chez ceux-ci absence de justice
originelle ni, par suite, passibilité d'aucune sorte ou nécessité de mourir.
3. Cette purification prévenante en faveur de la Bienheureuse
Vierge n'était pas requise pour empêcher la transmission du péché originel,
mais parce qu'il fallait que la Mère de Dieu brillât d'une pureté extrême. Car
rien n'est digne d'être la demeure de Dieu, sans la pureté, selon le Psaume
(93, 5) : "La sainteté convient à ta maison, Seigneur."
1. Le péché originel est-il un habitus ? - 2. N'y a-t-il en chaque
homme qu'un seul péché originel ? - 3. Est-il la convoitise ? - 4. Existe-t-il
également chez tous ?
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet le péché originel est
l'absence de justice originelle, d'après saint Anselme. Ainsi, c'est une
privation. Mais la privation s'oppose à l'habitus. Donc le péché originel n'est
pas un habitus.
2. Le péché actuel a plus de culpabilité que le péché originel
parce qu'il a davantage raison de volontaire. Mais l'habitus du péché n'a pas
de culpabilité ; autrement l'homme qui dort serait coupable de péché. Donc
aucun habitus originel n'a raison de faute.
3. Dans le mal, l'acte précède toujours l'habitus ; en effet
l'habitus mauvais n'est jamais infus ; il est acquis. Mais aucun acte ne
précède le péché originel. Celui-ci n'est donc pas un habitus.
Cependant :
Saint Augustin
affirme que par suite du péché originel, les petits enfants ont déjà une
aptitude à la convoitise bien qu'ils n'en aient pas encore l'acte. Mais
l'aptitude correspond à un habitus. Le péché originel est donc bien un habitus.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, il y a deux sortes d'habitus. Il y a celui qui incline la
puissance à agir ; les sciences et les vertus sont des habitus de cette sorte ;
non le péché originel. - L'habitus est aussi, dans une nature composée de
plusieurs éléments, une disposition bonne ou mauvaise à l'égard de quelque
chose, et surtout quand cette disposition est pour ainsi dire passée à l'état
de nature : tel est le cas de la maladie et de la santé. Et en ce sens le péché
originel est un habitus. Il est en effet une certaine disposition désordonnée
provenant de la rupture de cette harmonie qu'était la justice originelle, de
même que la maladie est une disposition déréglée du corps, laquelle détruit
l'équilibre qu'est la santé. Aussi le péché originel est-il appelé "une
langueur de la nature".
Solutions :
1. De même qu'une maladie du corps est une privation, parce
qu'elle détruit l'équilibre de la santé, et a quelque chose de positif : les
humeurs qui sont mal réglées, de même le péché originel comporte la privation
de la justice originelle, et avec cela le dérèglement des différentes parties
de l'âme. Ce péché n'est donc pas pure privation mais un habitus faussé.
2. Le péché actuel est un désordre de l'acte, tandis que le
péché originel, étant le péché de la nature, est une disposition déréglée de la
nature elle-même ; cette disposition a raison de faute en tant qu'elle découle
du premier père comme on l'a dit. Or, dans cette nature, une disposition
désordonnée de cette sorte a raison d'habitus, tandis que la disposition
désordonnée de l'acte n'a pas raison d'habitus. C'est pourquoi le péché
originel peut être un habitus, mais non le péché actuel.
3. Cette objection se fonde sur l'habitus qui incline la
puissance à l'acte. Le péché originel n'est pas un habitus de cette sorte, bien
qu'il entraîne après lui un penchant à des actes désordonnés ; il ne le fait
pas directement mais indirectement, c'est-à-dire en éloignant cet obstacle que
la justice originelle opposait aux mouvements déréglés ; de même aussi une
maladie organique entraîne indirectement à sa suite la propension à des
mouvements corporels déréglés. - On ne doit pas dire non plus que le péché
originel est un habitus infus ; ni un habitus acquis par l'acte, à moins qu'on
ne veuille dire l'acte du premier père, et non celui de telle ou telle
personne. C'est un habitus inné, dû à notre origine viciée.
Objections :
1. Il semble qu'il y en ait plusieurs, puisqu'on dit dans le
Psaume (51, 7) : "Voici que j'ai été conçu dans les iniquités, dans les
péchés ma mère m'a conçu." Mais ce péché dans lequel l'homme est conçu,
c'est le péché originel. Donc il y en a plusieurs dans un seul homme.
2. Un seul et même habitus n'incline pas à des choses
contraires, car un habitus incline à la manière de la nature, qui ne tend
jamais qu'à une seule chose. Or le péché originel, même en un seul
homme, incline à des péchés divers et contraires. Il n'est donc pas un seul
habitus, mais plusieurs.
3. Le péché originel infecte toutes les parties de l'âme. Or
les diverses parties de l'âme sont, comme nous l'avons vu, les sujets divers du
péché. Mais puisqu'un même péché ne peut exister en divers sujets, il semble
donc que le péché originel n'est pas unique mais multiple.
Cependant :
Il est dit en saint
Jean (1, 29) : "Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui enlève le péché du
monde." La Glose explique que l'on dit "le péché du monde" au
singulier parce qu'il s'agit du péché originel, qui est unique.
Conclusion :
Il n'y a qu'un
seul péché originel dans un homme. Et l'on peut trouver à cela une double
raison.
1° La cause de ce
péché. Nous l'avons dit, il n'y a que la première faute du premier père qui
soit transmise à la postérité. Par suite, le péché originel en chaque homme est
numériquement un, et chez tous les hommes proportionnellement un ; par
référence à son principe premier.
2° L'essence même
du péché originel. En effet, dans toute disposition désordonnée, l'unité
spécifique dépend de la cause ; l'unité numérique, du sujet. Ainsi les diverses
espèces de maladies sont celles qui procèdent de causes diverses, par exemple
d'un excès de chaud ou de froid, d'une lésion du foie ou du poumon ; et une maladie
spécifiquement une ne peut donner lieu, chez un individu, qu'à une maladie
numériquement une. Or, cette mauvaise disposition qui s'appelle le péché
originel n'a qu'une cause : la privation de la justice originelle, par laquelle
a été supprimée la soumission de l'esprit humain à Dieu. A cause de cela, le
péché originel est spécifiquement un et, chez un individu, ne peut être que
numériquement un. Chez les divers individus, il est un spécifiquement et
proportionnellement, mais se diversifie numériquement.
Solutions :
1. Le pluriel
"dans les péchés" est conforme à cet usage de la Sainte Écriture
d'employer fréquemment le pluriel pour le singulier, ainsi en Matthieu (2, 20)
: "Ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l'enfant." Ou
bien parce que tous les péchés actuels préexistent virtuellement dans le péché
originel comme dans un principe, ce qui confère à ce péché une
multiplicité virtuelle. Ou bien encore parce qu'il y eut dans ce péché du
premier père transmis par origine plusieurs difformités morales : orgueil,
désobéissance, gourmandise, etc. Ou enfin parce que de multiples parties de
l'âme sont infectées par le péché originel.
2. Un seul habitus ne peut incliner par lui-même et
directement, autrement dit par sa forme propre, à des choses contraires. Mais
il le peut indirectement et par accident, c'est-à-dire en éloignant l'obstacle.
Ainsi, une fois détruite l'harmonie d'un corps mixte, les éléments s'en vont en
sens contraire. Et pareillement, une fois détruite l'harmonie de la justice originelle,
les diverses puissances de l'âme se portent à des objets divers.
3. Le péché originel infecte les diverses parties de l'âme
selon qu'elles constituent un tout, de même que la justice originelle les
contenait toutes dans l'unité. C'est pourquoi il n'y a qu'un seul péché
originel. De même il n'y a qu'une fièvre dans un individu, bien que diverses
parties du corps en soient incommodées.
Objections :
1. Il ne semble pas. Le Damascène dit que tout péché est
contre la nature. Or la convoitise est conforme à la nature puisqu'elle est
l'acte du concupiscible qui est une puissance naturelle. La convoitise n'est
donc pas le péché originel.
2. Par le péché originel s'installe en nous ce que l'Apôtre
appelle "les passions des péchés" (Rm 7, 5). Mais il y a beaucoup
d'autres passions que la convoitise. Le péché originel n'est donc pas plus
celle-là qu'une autre.
3. Par le péché originel toutes les parties de l'âme sont
déréglées, a-t-on dit. Mais ce qu'il y a de plus élevé dans l'âme, au dire du
Philosophe, c'est l'intelligence. Le péché originel est donc l'ignorance plutôt
que la convoitise.
Cependant :
Saint Augustin
déclare : "La convoitise est la rançon du péché originel."
Conclusion :
Tout être est
déterminé spécifiquement par sa forme. D'autre part, nous venons de dire que ce
qui détermine spécifiquement le péché originel, c'est sa cause. Il faut donc
que ce qu'il y a de formel en lui soit défini par sa cause. Mais comme des
choses opposées ont des causes opposées, il y a lieu de définir la cause du
péché originel par celle de la justice originelle qui en est l'opposé. Or tout
le plan de la justice originelle tient à ceci : que la volonté de l'homme était
soumise à Dieu. Cette soumission se faisait avant tout et principalement par la
volonté, parce que c'est à elle qu'il appartient, nous le savons, de mouvoir à
leur fin toutes les autres parties de l'âme. Aussi est-ce la volonté qui, en se
détournant de Dieu, a amené le désordre dans toutes les autre facultés. Ainsi
donc, la privation de cette justice par laquelle la volonté demeurait soumise à
Dieu est ce qu'il y a de formel dans le péché originel et tout autre désordre
dans les facultés de l'âme se présente en ce péché comme l'élément matériel. -
Mais ce qui constitue ce désordre des autres facultés, c'est surtout qu'elles
sont tournées outre mesure vers les biens périssables. Et c'est là le désordre
auquel on peut donner le nom général de convoitise. Ainsi le péché originel est
matériellement la convoitise, mais formellement l'absence de justice
originelle.
Solutions :
1. Ce qui est naturel chez l'homme, c'est que le concupiscible
soit régi par la raison ; c'est pourquoi les actes de convoitise ne sont vraiment
naturels chez nous que dans la mesure où ils sont subordonnés à la raison ;
s'ils sortent des limites de la raison, c'est, pour l'homme, contre la nature.
Telle est précisément la convoitise dans le péché originel.
2. Ainsi que nous l'avons dit en parlant des passions, celles
de l'irascible se ramènent aux passions du concupiscible comme aux plus
fondamentales. Et parmi celles-ci la convoitise, avons-nous dit, agit avec plus
de violence et est plus vivement sentie. C'est pourquoi le désordre originel lui
est attribué comme une passion majeure, dans laquelle toutes les autres sont en
quelque sorte incluses.
3. De même que dans le bien l'intelligence et la raison ont la
primauté, de même dans le mal c'est au contraire la partie inférieure de l'âme
qui se trouve au premier rang, parce que c'est elle qui obscurcit la raison et
l'entraîne, nous l'avons dit. Voilà pourquoi nous disons que le péché
originel, c'est plutôt la convoitise que l'ignorance, bien que l'ignorance soit
aussi comprise dans ces défauts qui sont la matière du péché originel.
Objections :
1. En apparence non, puisque tout le monde n'est pas également
enclin à la convoitise, et que le péché originel n'est pourtant pas autre
chose. Donc le péché originel n'existe pas également chez tous.
2. Le péché originel est un mauvais état de l'âme comme la
maladie est un mauvais état du corps. Mais il y a du plus et du moins dans la
maladie. Donc aussi dans le péché originel.
3. Saint Augustin dit que "c'est le désir charnel qui
transmet le péché originel aux descendants." Or, il arrive que ce désir
est plus fort chez l'un que chez l'autre dans les actes de la génération. Le
péché originel peut donc être plus grand chez l'un que chez l'autre.
Cependant :
Le péché originel
est le péché de la nature, nous l'avons dit. Mais, la nature étant égale chez
tous, ce péché l'est aussi.
Conclusion :
Dans le péché
originel il y a deux choses - l'absence de la justice originelle, et le rapport
de cette absence avec le péché du premier père, dont elle découle par le vice
même des origines. Quant à la première chose, le péché originel n'admet pas de
plus et de moins, car le don de la justice originelle a disparu tout entier ;
il y a là une de ces privations absolues, comme sont la mort et les ténèbres,
qui n'admettent pas, avons-nous dit, le plus et le moins. Et il en est de même
quant à la seconde chose ; tous en effet nous avons la même relation avec ce
principe premier de nos origines viciées d'où le péché originel a reçu sa
raison de faute ; car les relations n'admettent pas le plus et le moins. Il est
donc évident que le péché originel ne peut pas être plus chez l'un que chez
l'autre.
Solutions :
1. La justice originelle était le lien qui maintenait dans
l'ordre toutes les facultés de l'âme. Chacune d'elles, une fois ce lien brisé,
tendra à son propre mouvement avec d'autant plus de véhémence qu'elle aura eu
plus de force. Mais il arrive que des facultés de l'âme soient plus fortes chez
l'un que chez l'autre, à cause de la diversité des complexions. Donc, le fait
qu'un homme soit plus qu'un autre enclin à la convoitise, n'est pas en raison
du péché originel, puisque le lien de la justice originelle est également brisé
chez tous, et que chez tous également les parties inférieures de l'âme sont
abandonnées à elles-mêmes ; mais le fait se produit, nous l'avons dit, à cause
d'une diversité dans la disposition des puissances.
2. La maladie corporelle, même si elle est d'une même espèce,
n'a pas chez tous une cause égale. Supposons qu'il s'agisse de la fièvre
putride provoquée par le choléra ; l'état de décomposition peut être plus ou
moins avancé, et plus proche ou plus éloigné du principe de la vie. Tandis que
la cause du péché originel est égale chez tous. Ce n'est donc pas comparable.
3. Le désir charnel qui transmet le péché originel à la
descendance, ce n'est pas le désir actuel ; car, supposé même que par le
secours divin il fût accordé à quelqu'un de ne ressentir dans l'acte de la
génération aucun désir déréglé, il transmettrait encore à sa descendance le
péché originel. Ce désir charnel doit s'entendre d'un désir qui est un habitus,
du fait que l'appétit sensible n'est plus contenu sous l'empire de la raison parce
que le lien de la justice originelle est défait. Et un tel désir est égal chez
tous.
1. Le siège du péché originel est-il d'abord la chair ou bien l'âme ?
-2. Est-il dans l'essence de l'âme avant d'être dans ses puissances ? - 3.
Est-ce la volonté avant les autres puissances ? - 4. Quelques-unes de ces
puissances - la puissance générative, l'appétit concupiscible et le sens du
toucher - sont-elles spécialement infectées ?
Objections :
1. Il semble que le péché originel soit dans la chair plutôt
que dans l'âme. En effet, l'opposition de la chair à l'égard de l'esprit
provient de la corruption du péché originel. Mais la racine de cette
opposition, se situe dans la chair ; car l'Apôtre dit (Rm 7, 23) : "je
vois dans mes membres une autre loi, qui s'oppose à celle de mon esprit."
2. Il y a toujours plus dans la cause que dans l'effet, plus
de chaleur par exemple dans le feu qui chauffe que dans l'eau qui est chauffée.
Or, si l'âme est infectée de la tache originelle, c'est par la semence, qui est
charnelle. Donc le péché originel est davantage dans la chair que dans l'âme.
3. Nous contractons ce péché du fait de notre premier père,
selon que nous étions en lui dans le principe séminal. Or il n'y avait pas là
notre âme, mais seulement notre chair. Le péché originel n'est donc pas dans
l'âme mais dans la chair.
4. L'âme raisonnable est créée par Dieu et infusée par lui à
un corps. Donc, si elle était infectée par le péché originel, sa souillure
serait le résultat de sa création, ou bien de son infusion dans la chair, et
Dieu serait ainsi la cause du péché, puisqu'il est l'auteur de la création
comme de l'infusion de l'âme.
5. Aucun homme sage ne verserait une liqueur précieuse dans un
vase infecté, en sachant que la liqueur en serait infectée elle-même. Mais
l'âme rationnelle est plus précieuse que toute liqueur. Si par son union avec
le corps elle pouvait être infectée de la souillure originelle, Dieu qui est la
sagesse même, n'opérerait jamais une telle infusion dans le corps. Il l'opère
pourtant. Donc l'âme n'est pas souillée par la chair, et le péché originel
n'est pas dans l'âme, mais dans la chair.
Cependant :
Le sujet de la
vertu est le même que celui de son contraire, le vice ou le péché. Or la chair
ne peut pas être le sujet de la vertu. Car l'Apôtre dit aux Romains (7, 18) :
"je sais que le bien n'habite pas en moi, je veux dire dans ma
chair." Donc ce n'est pas la chair mais l'âme seulement qui peut être le
sujet du péché originel.
Conclusion :
Une chose peut se
trouver dans une autre à double titre : comme dans sa cause principale ou
instrumentale, ou comme dans son siège. Ainsi le péché originel de tous les
hommes a existé dans le premier homme comme dans sa cause première et
principale, Adam étant, selon l'Apôtre (Rm 5, 12 Vg), "celui en qui tous
ont péché". Dans la semence corporelle, le péché originel existe comme
dans une cause instrumentale car c'est par la vertu active de la semence que le
péché est transmis à la postérité avec la nature humaine. Mais, pour ce qui est
de son siège, le péché originel ne peut nullement exister dans la chair, il ne
peut exister que dans l'âme.
La raison en est
que le péché originel se transmet de la volonté du premier père à la postérité
par le mouvement de la génération, de la même manière, avons-nous dit, que le
péché actuel découle de la volonté d'un individu sur les autres parties de sa
personne. En cette dérivation on peut précisément observer que tout ce qui
provient de la motion de la volonté pécheresse pour atteindre une partie de
l'être humain capable d'avoir part elle-même au péché d'une manière quelconque,
soit comme sujet, soit comme instrument du péché, tout cela a raison de faute ;
ainsi, une volonté de gourmandise communique à l'appétit concupiscible la
convoitise de la nourriture, aux mains et à la bouche l'acte de l'absorber, et
toutes ces facultés, dans la mesure où la volonté les porte à mal faire, sont
des instruments du péché. Au contraire, ce qui se propage après coup dans la
faculté de nutrition et dans les organes intéressés qui ne sont pas de nature à
être mus par la volonté, tout cela n'a pas raison de faute.
Ainsi donc,
puisque l'âme peut être le siège de la faute, la chair n'a rien en elle pour
l'être. Tout ce que la corruption du premier péché apporte à l'âme, a raison de
faute. Tout ce qu'elle apporte à la chair n'a pas raison de faute, mais de
peine. Ainsi donc c'est l'âme qui est le siège du péché originel et non la
chair.
Solutions :
1. Comme le fait remarquer saint Augustin, l'Apôtre parle là
de l'homme déjà racheté, qui a été délivré de la faute mais demeure soumis à la
peine ; c'est à ce titre que le péché est dit habiter dans la chair. Il ne
s'ensuit donc pas que la chair ait à porter une faute, mais seulement une
peine.
2. Le péché originel est causé par la semence à titre de cause
instrumentale. Or il n'est pas nécessaire qu'il y ait davantage dans la cause
instrumentale que dans l'effet. C'est seulement dans la cause principale qu'il
doit y avoir davantage. Tel a été le cas du péché originel : il a existé plus
fortement chez Adam puisqu'il a été en lui sous forme de péché actuel.
3. Nos âmes, par la voie du principe séminal, n'étaient pas en
Adam au moment de son péché comme dans une cause effective mais comme dans une
cause dispositive ; en effet, la semence corporelle n'a pas la vertu de
produire une âme raisonnable, mais de disposer à sa venue.
4. L'infection du péché originel n'est nullement causée par
Dieu, mais uniquement par le péché du premier père, au moyen de la génération
charnelle. Voilà pourquoi, comme la création met l'âme en rapport avec Dieu
seul, on ne peut pas dire que nos âmes soient souillées du fait de leur
création. - Mais leur infusion la met en rapport, d'une part avec Dieu auteur
de cette infusion, d'autre part avec la chair dans laquelle l'âme est infusée.
C'est pourquoi, si l'on regarde du côté de Dieu qui opère cette infusion, on ne
peut pas dire qu'elle soit pour l'âme la cause de la souillure originelle ; il
faut regarder pour cela uniquement du côté du corps auquel l'âme est infusée.
5. Le bien commun passe avant le bien particulier. Aussi Dieu
dans sa sagesse ne va pas abandonner l'ordre général des choses qui veut que
telle âme soit infusée en tel corps, afin d'éviter l'infection de cette âme
particulière. D'autant plus que la nature de l'âme humaine comporte qu'elle
commence à exister uniquement dans un corps, comme on l'a vu dans la première
Parties. D'ailleurs il vaut encore mieux pour elle exister ainsi, suivant la
nature, que de ne pas exister du tout ; surtout quand on sait qu'elle peut, par
la grâce, échapper à la damnation.
Objections :
1. Il semble que le péché originel ne réside pas dans
l'essence de l'âme avant de résider dans ses puissances. En effet, l'âme est
par nature sujet du péché quant à ce qui peut être mû par la volonté. Or la
volonté ne peut pas mouvoir l'âme jusqu'en son essence, elle ne peut la mouvoir
que dans ses puissances. Le péché originel réside donc seulement dans les
puissances.
2. Le péché originel s'oppose à la justice originelle. Mais la
justice originelle existait dans une puissance de l'âme, celle où siège la
vertu. Le péché originel est donc, lui aussi, dans la puissance plus que dans
l'essence de l'âme.
3. De même que le péché originel découle de la chair jusque
dans l'âme, de même il découle de l'essence de l'âme jusqu'aux puissances. Mais
le péché originel est dans l'âme plus que dans la chair. Donc il est aussi dans
les puissances de l'âme plus que dans l'essence.
4. Le péché originel, avons-nous dit, c'est la convoitise.
Mais celle-ci se tient dans les puissances de l'âme. Donc le péché originel
aussi.
Cependant :
Nous avons dit que
le péché originel est appelé péché de la nature. Or c'est par son essence et
non par ses puissances que l'âme est la forme du corps et lui donne sa nature.
On l'a vu dans la première Partie. C'est donc principalement dans son
essence que l'âme est le siège du péché originel.
Conclusion :
Dans l'âme, ce qui
est le siège primordial d'un péché, c'est ce qui se rattache en premier lieu à
la cause effective du péché. Si cette cause est le plaisir des sens par
exemple, ce plaisir appartenant à la faculté concupiscible comme son objet
propre, c'est là que doit être le siège propre de ce péché. Or il est manifeste
que la cause du péché originel est causée par notre origine même. Par suite, la
partie de l'âme qui est la première atteinte par l'origine humaine est le
premier siège du péché originel. Mais au terme de la génération, l'origine
atteint l'âme en tant qu'elle est la forme du corps, et ce rôle, avons-nous dit
dans la première Partie revient à ce qui est proprement l'essence. C'est donc
dans son essence que l'âme est le siège premier du péché originel.
Solutions :
1. De même que la motion de la volonté chez un particulier
s'étend aux puissances de l'âme mais ne va pas jusqu'à l'essence, de même la
motion de la volonté du premier homme qui a engendré va d'abord à l'essence de
l'âme, par la voie de la génération, ainsi que nous venons de le dire.
2. La justice originelle, elle aussi, se rapportait de façon
primordiale à l'essence de l'âme ; elle était en effet le don accordé par Dieu
à la nature humaine, et c'est l'essence de l'âme que vise cette nature, avant
les puissances. Car celles-ci semblent se rapporter plutôt à la personne, étant
les principes des actes personnels. Aussi sont-elles proprement le siège des
péchés actuels, qui sont des péchés personnels.
3. Le corps est par rapport à l'âme comme la matière par
rapport à la forme ; celle-ci, bien qu'étant la dernière dans l'ordre de la
génération, est cependant la première dans l'ordre de la perfection et de la
nature. Mais l'essence de l'âme est par rapport aux puissances comme sont les
sujets par rapport à leurs accidents propres : ces derniers sont postérieurs à
leurs sujets et dans l'ordre de la génération et dans celui de la perfection.
On ne peut donc pas faire le même raisonnement dans les deux cas.
4. La convoitise n'a qu'un rôle matériel dans le péché
originel et s'y présente comme une conséquence, nous l'avons dit récemment.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car tout péché appartient
fondamentalement à la puissance qui le cause par son acte. Mais le péché
originel est causé par l'acte de la puissance d'engendrer. C'est donc à cette
puissance entre toutes les autres qu'il semble plutôt appartenir.
2. Le péché originel se transmet par la semence charnelle.
Mais il y a d'autres puissances de l'âme qui sont plus proches de la chair que
la volonté ; c'est évident pour les puissances sensibles puisqu'elles se
servent d'un organe corporel. C'est donc là plutôt que dans la volonté que se
tient le péché originel.
3. L'intelligence passe avant la volonté, puisqu'il n'y a de
volonté que pour un bien saisi intellectuellement. Donc si le péché originel
infecte toutes les puissances de l'âme, il semble qu'il doive commencer par
l'intelligence, puisqu'elle est la première.
Cependant :
Saint Anselme dit
que la justice originelle est la rectitude de la volonté. C'est dire qu'elle
regarde d'abord la volonté. Son contraire, le péché originel, regarde donc
aussi la volonté avant toute autre puissance.
Conclusion :
Dans l'infection
originelle il y a deux aspects à considérer. D'abord son inhérence à un sujet,
et de ce côté elle regarde, comme nous l'avons dit, l'essence de l'âme.
Ensuite, il faut considérer son inclination à l'acte, et de cette façon elle
regarde les puissances de l'âme. Il faut donc qu'elle regarde avant tout celle
des facultés qui est la première dans l'inclination à pécher. Or d'après ce que
nous avons dit plus haut, c'est la volonté. Donc le péché originel regarde
d'abord la volonté.
Solutions :
1. Ce qui cause le péché originel dans l'homme, ce n'est pas
la faculté d'engendrer qui est en puissance chez l'enfant, mais celle qui est
en acte chez le père. Il n'est donc pas nécessaire que la puissance d'engendrer
soit chez l'enfant le premier siège du péché originel.
2. Il y a dans le péché originel un double processus, un de la
chair à l'âme, l'autre de l'essence de l'âme aux puissances. Le premier est
selon l'ordre de la génération, mais le second selon l'ordre de la perfection.
Et c'est pourquoi, bien que d'autres puissances, les puissances sensibles,
soient plus proches de la chair, cependant, parce que la volonté est, comme
puissance supérieure, plus proche de l'essence de l'âme, c'est à elle que
parvient en premier lieu l'infection du péché originel.
3. D'une certaine manière l'intelligence précède la volonté en
tant qu'elle lui propose son objet. Mais d'une autre manière la volonté précède
l'intelligence dans l'ordre de la motion à l'acte, et c'est cette motion qui
intéresse le péché.
Objections :
1. Il semble qu'elles ne soient pas plus infectées que les
autres puissances. En effet, l'infection du péché originel semble concerner
davantage la partie de l'âme qui peut être avant toute autre le sujet du péché.
Or c'est la partie raisonnable de l'âme, et principalement la volonté. C'est
donc elle qui est le plus infectée par le péché originel.
2. Aucune puissance de l'âme n'est infectée par une faute, si
ce n'est dans la mesure où elle peut obéir à la raison. Or le Philosophe fait
remarquer que la puissance d'engendrer ne peut pas obéir à la raison. Elle
n'est donc pas la puissance la plus infectée par le péché originel.
3. La vue est plus spirituelle que les autres sens, et plus
proche de la raison, en ce qu'elle "découvre plus de différences entre les
choses", d'après Aristote. Mais l'infection d'une faute est premièrement
dans la raison. La vue est donc plus infectée que le toucher.
Cependant :
Saint Augustin dit
que "l'infection du péché originel apparaît surtout dans le mouvement des
organes génitaux, lesquels ne sont pas soumis à la raison". Ces organes
sont précisément au service de la puissance d'engendrer, et celle-ci s'exerce
dans l'union des sexes, où le plaisir du toucher excite extrêmement la
convoitise. Donc l'infection de la faute originelle s'attache surtout à ces
trois choses : la puissance d'engendrer, l'appétit concupiscible et le sens du
toucher.
Conclusion :
Ce qu'on a coutume
d'appeler infection, c'est la corruption qui est de nature à se communiquer ;
aussi est-ce le nom que l'on donne aux maladies contagieuses comme la lèpre, la
gale, etc. Mais si la corruption du péché originel se communique, c'est, nous
l'avons dit, par l'acte de la génération. Par conséquent, ce sont surtout les
puissances qui concourent à cet acte que l'on peut dire infectées. Or cet acte
est, d'une part, au service de la puissance d'engendrer, en tant qu'elle est
ordonnée à la génération. D'autre part, il comporte en lui-même une délectation
du toucher, laquelle est l'objet majeur de l'appétit concupiscible. Voilà
pourquoi, bien que l'on doive dire que toutes les parties de l'âme ont été corrompues
par le péché originel, on dit que les trois qui viennent d'être nommées sont
dites spécialement corrompues et infectées.
Solutions :
1. Par le côté où il incline aux péchés actuels, le péché
originel s'attache principalement à la volonté, nous venons de le dire. Mais
par le côté où il se transmet à la descendance, il se rattache de façon toute
proche aux puissances en question, et à la volonté de façon éloignée.
2. L'infection de la faute actuelle n'intéresse que les
puissances qui sont mues par la volonté du pécheur. Mais l'infection de la
faute originelle ne vient pas de la volonté de celui qui la contracte, elle
découle de la nature par la voie même des origines, auxquelles s'emploie la
puissance d'engendrer. Voilà pourquoi l'infection du péché originel est dans
cette puissance.
3. La vue n'intéresse l'acte de la génération que comme
préparation éloignée, dans ce sens qu'elle nous montre l'apparence de ce qui
est désirable. Mais la délectation s'achève dans le toucher. C'est pourquoi
l'infection originelle est attribuée au toucher plus qu'à la vue.
Dans cette recherche des causes du péché il faut enfin examiner comment
un péché peut être cause d'un autre.
1. La cupidité
est-elle la racine de tous les péchés ? - 2. L'orgueil est-il le commencement
de tout péché ? - 3. En dehors de l'orgueil et de l'avarice, y a-t-il d'autres
péchés spéciaux qui doivent être appelés vices capitaux ? - 4. Combien y en
a-t-il, et quels sont-ils ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car la cupidité, le désir immodéré des
richesses, s'oppose à la vertu de libéralité. Or la libéralité n'est pas la
racine de toutes les vertus. La cupidité n'est donc pas la racine de tous les
vices.
2. Le désir des moyens procède du désir de la fin. Or les
richesses, objet de la cupidité, ne sont désirées que comme des moyens utiles à
une certaine fin, d'après Aristote. Donc la cupidité n'est pas la racine de
tout péché, mais avant elle il y a une autre racine d'où elle sort.
3. Il se trouve fréquemment que l'avarice, nommée aussi
cupidité, a son origine en d'autres péchés ; par exemple, on désire l'argent
par ambition ou pour satisfaire la gourmandise. L'avarice n'est donc pas la
racine de tous les péchés.
Cependant :
L’Apôtre affirme
(1 Tm 6, 10) : "La racine de tous les maux, c'est la cupidité."
Conclusion :
Selon certains, le
mot cupidité peut être pris en trois sens. 1° Le désir désordonné des
richesses. A ce titre, c'est un péché spécial. 2° La recherche déréglée d'un
bien temporel quelconque, et à cet égard c'est l'élément générique de tout
péché, puisqu'il y a en tout péché, comme on sait, une conversion désordonnée
au bien périssable. 3° On emploie encore le mot pour signifier cette
inclination de la nature corrompue à rechercher de façon désordonnée les biens
corruptibles. Et c'est à ce titre que l'on appelle la cupidité, la racine de
tous les péchés ; elle ressemble à la racine par laquelle l'arbre tire son
aliment du sol, car c'est de l'amour des choses temporelles que provient tout
péché.
Assurément tout
cela est vrai. Cependant il ne semble pas que ce soit conforme à la pensée de
l'Apôtre lorsqu'il dit que la cupidité est la racine de tous les péchés.
Manifestement en effet il parle à cet endroit (1 Tm 6, 9) contre ceux qui
"pour vouloir devenir riches, tombent dans les tentations et dans le piège
du diable... du fait que la racine de tous les maux est la cupidité". Il
est donc évident qu'il parle de la cupidité comme du désir immodéré des
richesses. Et c'est en ce sens qu'il faut dire que la cupidité, comme péché
spécial, est appelée la racine de tous les péchés, à la manière d'une racine
qui fournit de la nourriture à l'arbre tout entier. Nous voyons en effet que
l'homme acquiert avec la richesse la faculté de perpétrer n'importe quel péché
et celle d'en avoir le désir, du fait que l'argent peut aider à se
procurer les biens de ce monde quels qu'ils soient, selon le mot de l'Ecclésiaste
(10, 19 Vg) : "A l'argent tout obéit." C'est évidemment par là que la
cupidité des richesses est la racine de tous les péchés.
Solutions :
1. La vertu n'a pas la même origine que le péché. Le péché a
son origine dans l'appétit des biens périssables ; c'est pourquoi le désir de
ce qui aide à obtenir tous les biens de ce monde est appelé la racine des
péchés. La vertu au contraire a son origine dans l'appétit des biens
impérissables ; c'est pourquoi la charité, qui est l'amour de Dieu, se place à
la racine des vertus, selon l'expression de l'Apôtre (Ep 3, 17) "Enracinés
et fondés dans la charité."
2. On dit que le désir de l'argent est la racine des péchés,
non pas que les richesses soient recherchées pour elles-mêmes comme une fin
dernière, mais parce qu'elles sont très recherchées comme utiles à toutes les
fins temporelles. Et parce qu'un bien universel est plus désirable qu'un bien
particulier, l'argent excite la convoitise plus que ne font certains biens
particuliers, parce qu'avec lui on peut avoir des biens en même temps que
beaucoup d'autres.
3. Dans les choses naturelles on ne cherche pas ce qui se fait
toujours, mais ce qui arrive le plus souvent, parce qu'il est dans la nature
des choses corruptibles de pouvoir être empêchées, si bien qu'elles n'agissent
pas toujours de la même manière. De même, en morale, on considère ce qui existe
la plupart du temps, mais non ce qui existe toujours, parce que la volonté
n'agit pas de façon nécessaire. L'avarice n'est donc pas appelée la racine de
tous les maux au point de n'avoir pas quelquefois un autre mal pour racine ;
mais parce que c'est d'elle que sortent le plus souvent les autres maux pour la
raison que nous venons de dire.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car la racine est le commencement de
l'arbre. Mais nous venons de dire que la cupidité est la racine de tous les
péchés. C'est donc elle aussi, et non l'orgueil, qui en est le commencement.
2. Il est dit dans l'Ecclésiastique (11, 12) que "le
commencement de l'orgueil, c'est d'abandonner Dieu". Or cette apostasie
est un péché très déterminé. Il y a donc un péché qui est le commencement de
l'orgueil, et l'orgueil n'est pas le commencement de tout péché.
3. Le péché qui est le commencement de tous les autres, c'est,
semble-t-il, celui qui les fait accomplir tous. Or tel est "l'amour
désordonné de soi-même, qui fait la cité de Babylone", comme dit saint Augustin.
C'est donc l'amour de soi qui est le commencement de tout péché, mais non pas
l'orgueil.
Cependant :
Il est dit dans
l'Ecclésiastique (10, 13 Vg) : "Le commencement de tout péché, c'est
l'orgueil."
Conclusion :
Certains
prétendent que le mot orgueil signifie trois choses. - 1° L'appétit désordonné
de sa propre excellence. Et c'est alors un péché spécial - 2° Un certain mépris
actuel de Dieu, manifesté par la non-soumission à ses commandements. On dit
alors que c'est un péché général. - 3° Un certain penchant de la nature
corrompue à cette sorte de mépris. C'est en ce sens-là, disent-ils, que
l'orgueil est le commencement de tout péché. Il diffère de la cupidité, car la
cupidité regarde dans le péché la conversion au bien périssable où le péché
trouve en quelque sorte sa nourriture et son entretien, et c'est pourquoi on
parle de "racine". Mais l'orgueil regarde le péché sous l'angle de
l'aversion à l'égard de Dieu, au précepte de qui l'homme refuse de se soumettre
; c'est pourquoi l'orgueil est appelé un "commencement", parce que
c'est dans cette aversion que commence à se réaliser la raison de mal.
Certes, tout cela
est vrai. Cependant ce n'est pas la pensée du Sage lorsqu'il dit : "Le
commencement de tout péché, c'est l'orgueil." Manifestement en effet il
parle de l'orgueil comme de l'appétit désordonné de la propre excellence, ainsi
qu'on le voit clairement par ce qui suit (10, 15) : "Dieu a renversé de
leur place les chefs orgueilleux." C'est de cela du reste que parle
l'auteur à cet endroit dans presque tout le chapitre. Voilà pourquoi il faut
dire que l'orgueil, même en tant que péché spécial, est le commencement de tout
péché. - Il faut bien se rendre compte, en effet, que dans les actes
volontaires, comme sont les péchés, il y a deux ordres : l'ordre d'intention,
et l'ordre d'exécution. Dans l'ordre d'intention, c'est la fin qui a raison de
principe, comme nous l'avons maintes fois répété. Or la fin de l'homme, dans
l'acquisition de tous les biens temporels, c'est d'obtenir par ce moyen une
perfection et une excellence particulières. Aussi à cet égard l'orgueil, qui
est la recherche de l'excellence, est donné comme le commencement de tout
péché. Mais dans l'ordre d'exécution, ce qu'il y a de premier c'est ce qui
fournit le moyen de contenter tous les mauvais désirs, ce qui est comme une racine
nourricière, à savoir les richesses. Voilà pourquoi l'avarice est supposée
être, de ce côté, la racine de tous les maux, dans le sens que nous avons dit à
l’article précédent.
Solutions :
1. Cela répond clairement à la première objection.
2. L'apostasie est appelée le commencement de l'orgueil, du
côté de l'aversion à l'égard de Dieu. Car du fait que l'homme ne veut pas se
soumettre à Dieu, il est amené à vouloir démesurément sa propre supériorité
dans les choses de ce monde. De sorte que dans ce passage l'apostasie n'est pas
prise comme un péché spécial, mais plutôt comme une condition générale de tout
péché, celle qui consiste à se détourner du bien impérissable. - On peut encore
dire qu'apostasier Dieu est appelé le commencement de l'orgueil, parce que c'en
est la forme première. Car le propre de l'orgueil est de ne vouloir se
soumettre à aucun supérieur, et principalement de ne pas vouloir se soumettre à
Dieu. De là vient que l'homme s'élève indûment au-dessus de lui-même selon
toutes les autres espèces d'orgueil.
3. L'homme s'aime lui-même en ce qu'il veut son excellence,
car c'est une même chose de s'aimer et de se vouloir du bien. Aussi revient-il
au même de supposer au commencement de tout péché l'orgueil, ou l'amour de soi.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car, selon Aristote "la tête semble
avoir les mêmes fonctions chez les animaux que la racine dans les plantes"
; car les racines sont comme la bouche de la plante. Donc, si la cupidité est
appelée "racine de tous les maux", elle seule semble devoir être
appelée aussi le vice capital, à l'exclusion d'aucun autre péché.
2. La tête représente un certain ordre dans tout le corps,
puisque c'est elle qui en quelque sorte distribue à tous les membres la
sensibilité et le mouvement. Au contraire, qui dit péché, dit privation
d'ordre. Donc un péché n'a pas raison de tête. Ainsi, on ne doit pas soutenir
l'existence de péchés capitaux.
3. On donne ce nom aux crimes qui sont frappés de la peine
capitale. Or il s'en trouve en chaque genre de faute. S'il y a des péchés
capitaux, ce ne sont donc pas des espèces déterminées.
Cependant :
Saint Grégoire
énumère certains vices spéciaux qu'il dit être péchés capitaux.
Conclusion :
Capital vient de caput,
qui veut dire tête. Or la tête, au sens propre, est cet organe qui est le
principe et qui a la direction de l'organisme tout entier. De là, métaphoriquement,
le nom de tête donné à tout ce qui est principe et exerce une direction. Ainsi,
des hommes qui dirigent les autres et les gouvernent, on dit qu'ils sont à la
tête des autres. (On parle aussi de vice appelé "capital" au sens propre
du mot : c'est celui que l'on paye de la peine capitale, c'est-à-dire de sa
tête. Mais ce n'est pas dans ce sens-là que nous voulons parler maintenant de
péchés capitaux.) Nous prenons le mot au figuré en tant qu'il désigne une faute
qui est le principe et qui a la direction d'autres fautes. Et ainsi on appelle
vice capital celui qui donne naissance à d'autres vices, principalement
en qualité de cause finale, puisque c'est là, avons-nous dit, ce qu'il y a de
formel en fait d'origine. C'est pourquoi le vice capital n'est pas seulement le
principe d'autres vices, mais encore il les dirige et en quelque sorte les
guide ; toujours, en effet, l'art ou l'habitus qui visent à une fin exercent un
rôle de principe et de commandement pour les moyens de cette fin. Aussi saint Grégoire
compare-t-il ces sortes de péchés capitaux à des chefs d'armées.
Solutions :
1. Capital vient en effet de tête, toutefois par une sorte de
dérivation ou participation, comme une chose ayant quelques-unes des propriétés
de la tête, mais n'étant pas la tête absolument parlant. C'est pourquoi les
vices appelés capitaux ne sont pas seulement ceux qui constituent la première
origine des péchés, comme l'avarice qui est dénommée la racine du mal, et
l'orgueil qui en est appelé le commencement, mais ce sont aussi ceux qui
constituent une origine prochaine à l'égard de plusieurs autres péchés.
2. Le péché est privé d'ordre au plan de l'aversion ; c'est
par là en effet qu'il a raison de mal ; or, selon saint Augustin, "le mal
est une privation de mesure, d'ordre et de beauté". Mais en ce qui
concerne la conversion, le péché regarde un certain bien. Aussi à cet égard
peut-on dire qu'il a un ordre.
3. Cet argument est fondé sur la faute qui est dite capitale
en raison de la peine encourue, mais ce n'est pas de cela que nous parlons ici.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'on puisse dire qu'il y a sept péchés
capitaux, qui sont : la vaine gloire, l'envie, la colère, l’avarice, la
tristesse, la gourmandise, la luxure. En effet, les péchés s'opposent aux
vertus. Or les vertus principales sont, on l'a dit, au nombre de quatre. Donc
les vices principaux ou capitaux ne sont que quatre.
2. Les passions de l'âme sont des causes de péché, on l'a dit.
Or les passions principales sont au nombre de quatre. Deux d'entre elles ne
sont pas mentionnées dans cette liste : l'espoir et la crainte. Or, on énumère
des vices auxquels se rattachent la délectation et la tristesse, car la
délectation ressortit à la gourmandise et à la luxure, la tristesse à l'acédie
et à l'envie. Donc cette énumération des péchés principaux est mauvaise.
3. La colère n'est pas une passion principale on ne devrait
donc pas la mettre parmi les vices principaux.
4. De même que la cupidité ou avarice est la racine des
fautes, l'orgueil en est, avons-nous dit, le commencement. Si l'on compte
l'avarice au rang des péchés capitaux, on devrait donc aussi compter l'orgueil.
5. On commet des péchés qui ne peuvent être causés par aucun
de ceux-ci, comme se tromper par ignorance, ou faire une faute avec une bonne
intention, par exemple, voler pour faire l'aumône. Le dénombrement des péchés
capitaux n'est donc pas suffisant.
Cependant :
Cette énumération
a pour elle l'autorité de saint Grégoire.
Conclusion :
On appelle vices
capitaux, avons-nous dit, ceux qui donnent naissance à d'autres, principalement
selon la raison de cause finale. Or cette origine peut être considérée de deux
façons. 1° D'après la condition du pécheur : il est attaché au maximum à une
fin, à partir de laquelle il passe le plus souvent à d'autres péchés. Mais
cette origine ne peut faire la matière d'une technique, parce que les
dispositions particulières des individus varient à l'infini. 2° D'après la
nature même des choses et le rapport des fins entre elles. A ce point de vue,
un vice sort le plus souvent d'un autre vice, ce qui fait que ce mode d'origine
peut être l'objet d'une connaissance technique.
D'après cela donc,
on appelle vices capitaux ceux dont les fins présentent certaines raisons
primordiales de mouvoir l'appétit. La distinction de ces raisons permet de
distinguer les péchés capitaux. Or, un objet peut mouvoir l'appétit de deux
manières. 1° Directement et par lui-même ; c'est ainsi que le bien nous incite
à le poursuivre, et que le mal, pour la même raison, nous incite à le fuir. 2°
Indirectement et par l'intermédiaire d'autre chose ; ainsi lorsque nous
recherchons un mal à cause d'un bien qui s'y trouve joint, ou que nous fuyons
un bien à cause d'un mal qui y est annexé.
Or il y a pour
l'homme trois espèces de biens. D'abord, un certain bien de l'âme, celui dont
l'attrait tient uniquement à l'idée qu'on se fait de la chose : ainsi,
l'excellence que confèrent la louange ou les honneurs. C'est ce bien que la
vaine gloire poursuit d'une manière désordonnée. Puis, il y a le bien du corps
; tantôt il regarde la conservation de l'individu, comme le boire et le manger,
et c'est lui que la gourmandise poursuit d'une manière déréglée ; tantôt, la
conservation de l'espèce, comme l'union des sexes, et c'est à cela que
s'ordonne la luxure. Enfin, il y a les biens extérieurs, les richesses, et
c'est à cela que s'ordonne l'avarice. Et ces quatre mêmes vices capitaux fuient
d'une manière désordonnée les quatre sortes de maux contraires aux biens qu'on
vient de dire.
Autre
justification. Le bien excite surtout la convoitise lorsqu'il participe de
l'essence ou de quelqu'une des propriétés de la félicité que tout le monde
désire naturellement. Or, pour réaliser cette félicité, il faut d'abord une
certaine perfection, car la félicité est le bien parfait ; et c'est à quoi
visent l'excellence ou l'éclat, que recherchent l'orgueil ou la vaine gloire.
Il faut en second lieu une suffisance de ressources ; c'est elle que l'avarice
recherche dans les richesses qui la promettent. En troisième lieu, la condition
pour être heureux c'est le plaisir ; sans lui pas de félicité, dit le
Philosophe ; or c'est le plaisir que recherchent la gourmandise et la luxure.
Pour ce qui est de
fuir le bien à cause d'un mal qui s'y trouve annexé, cela se produit de deux
façons. Tantôt c'est à l'égard de son bien propre, et alors c'est l'acédie qui
est une tristesse provoquée par le bien spirituel à cause du labeur corporel
qui s'y joint. Tantôt c'est à propos du bien des autres : si on le fuit sans le
combattre, c'est l'envie, qui consiste à s'attrister du bien d'autrui dans la
mesure où il est de nature à empêcher l'excellence personnelle ; si l'on se
dresse contre le bien d'autrui dans un mouvement de revanche, alors c'est la
colère. - Ajoutons qu'il appartient à ces mêmes vices de poursuivre le mal
contraire aux biens qu'ils fuient.
Solutions :
1. L'origine des vertus ne s'explique pas comme celle des
vices, car les vertus sont causées par la subordination du désir à la raison,
voire au bien impérissable, qui est Dieu, tandis que les vices naissent de
l'appétit du bien périssable. Il n'est donc pas nécessaire que les principaux
vices s'opposent aux principales vertus.
2. La crainte et l'espoir sont des passions de l'irascible.
Or, toutes les passions de l'irascible naissent des passions du concupiscible,
lesquelles sont toutes ordonnées au plaisir et à la tristesse. Voilà pourquoi
le plaisir et la tristesse sont énumérées en tête des péchés capitaux, comme
étant les plus fondamentales des passions, nous l'avons dit antérieurement.
3. La colère n'est pas une passion principale. Cependant, elle
a une raison d'être spéciale dans le mouvement affectif ; elle fait qu'on s'attaque
au bien d'autrui sous couleur d'honnêteté, c'est-à-dire de juste vindicte.
Voilà pourquoi la colère a un rôle distinct parmi les autres vices capitaux.
4. Si l'on dit que l'orgueil est le commencement de tous les
péchés, c'est parce qu'il a raison de fin, comme nous l'avons expliqué. Et pour
la même raison on le met au premier rang des vices capitaux. Aussi l'orgueil
n'est pas compté au nombre des autres vices comme une sorte de vice universel,
mais il est placé à leur tête à tous plutôt comme leur roi, selon le mot de saint
Grégoire. Quant à l'avarice, si elle est appelée la racine de tous les maux,
c'est sous un autre aspect, nous l'avons dit.
5. Tous ces vices sont appelés capitaux parce que la plupart
du temps ils donnent naissance à d'autres. Rien n'empêche par conséquent que de
temps en temps il y ait des péchés sortant d'autres causes. On peut dire
cependant que tous les péchés qui proviennent de l'ignorance peuvent se ramener
à l'acédie, puisque c'est à ce vice que se rattache la négligence par laquelle
on refuse d'acquérir les biens spirituels à cause du labeur que cela coûte ; en
effet, l'ignorance qui peut être cause de péché vient de la négligence comme
nous l'avons dit plus haut. Pour ce qui est de commettre un péché par une bonne
intention, c'est affaire d'ignorance, semble-t-il, car c'est ignorer qu'il ne
faut pas faire le mal pour qu'arrive le bien.
LES EFFETS DU PÉCHÉ
Il faut traiter maintenant des effets du péché : 1° La corruption du
bien de la nature (Question 85) 2° la souillure de l'âme (Question 86) ; 3° la
dette de peine (Question 87-89).
1. Le bien de
la nature est-il diminué par le péché ? - 2. Peut-il être totalement supprimé ?
- 3. Les quatre blessures qui, selon Bède, ont frappé la nature humaine à cause
du péché. - 4. La privation de mesure, de beauté et d'ordre est-elle l'effet du
péché ? - 5. La mort et les autres défauts corporels sont-ils des effets du
péché ? - 6. Ces défauts sont-ils de quelque manière naturels à l'homme ?
Objections :
1. Vraisemblablement non. En effet, le péché de l'homme
n'est pas plus grave que celui du démon. Or Denys affirme que, chez les démons,
les biens naturels demeurent entiers après le péché. Donc le péché ne diminue
pas non plus le bien de la nature humaine.
2. En changeant ce qui vient en second, on ne change pas ce
qui vient en premier : les accidents ont beau se modifier, la substance reste
la même. Or, la nature préexiste à l'action volontaire. Donc, après que le
péché a causé du désordre dans l'action volontaire, la nature ne se trouve pas
pour cela modifiée au point d'être diminuée dans son bien.
3. Pécher c'est agir, diminuer c'est pâtir. Or un agent n'a
jamais à pâtir du fait même de son agir ; tout ce qui peut lui arriver, c'est
d'agir d'un côté et de pâtir d'un autre. Donc, celui qui pèche, ce n'est pas
par le péché qu'il diminue le bien de sa nature.
4. Aucun accident n'agit sur son sujet, car pour pâtir il faut
être en puissance ; or ce qui sert de sujet à un accident est déjà en acte par
rapport à cet accident. Mais le péché vient s'insérer dans le bien de la nature
comme un accident dans un sujet. Donc le péché est sans action sur le bien de
la nature et par conséquent ne le diminue pas, car diminuer un être, c'est
agir.
Cependant :
L’homme dont il
est question en saint Luc (10, 30), "qui descend de Jérusalem à
Jéricho", c'est celui qui tombe dans le désordre du péché et qui est de ce
fait "dépouillé des dons de la grâce et blessé dans ceux de la
nature", comme l'explique saint Bède. Le péché diminue donc le bien de la
nature.
Conclusion :
Sous ce nom de
bien de la nature on peut comprendre trois sortes de choses : 1° Les principes
constitutifs de la nature elle-même, avec les propriétés qui en découlent,
comme les puissances de l'âme et autres réalités du même genre. 2° Puisque la
nature donne à l'homme de l'inclination à la vertu dans le sens que nous avons
dit plus haut, cette inclination à la vertu est un bien de nature. 3° On peut
même appeler bien de nature ce don de la justice originelle qui fut, en la
personne du premier homme, accordé à l'humanité tout entière. - Ainsi donc, de
ces biens de nature, le premier n'est ni enlevé ni diminué par le péché. Le
troisième, au contraire, a été totalement enlevé par la faute du premier père.
Mais celui du milieu, l'inclination naturelle à la vertu, est diminué par le
péché. En effet, les actes humains engendrent un penchant aux actes semblables,
comme nous l'avons vu précédemment. Mais du fait qu'on est incliné à l'un des
contraires, l'inclination à l'autre est diminuée. Aussi, puisque le péché est
contraire à la vertu, du fait que l'homme pèche ce bien de nature qu'est l'inclination
à la vertu se trouve diminué.
Solutions :
1. Denys parle de la première catégorie des biens de nature :
l'être, la vie, l'intelligence. La chose est évidente si l'on regarde
attentivement son texte.
2. La nature, bien qu'antérieure à l'action volontaire, a
cependant de l'inclination vers elle. Aussi les variations de l'action
volontaire ne font pas varier le fond même de la nature, mais elles font varier
l'inclination elle-même dans son orientation vers son terme.
3. L'action volontaire procède de puissances diverses, les
unes actives, les autres passives. Par là il arrive à l'homme de s'ajouter ou
de s'ôter à lui-même quelque chose, au moyen des actions volontaires dont il
est l'auteur ; nous avons dit cela à propos de la génération des habitus.
4. Un accident n'a aucune action sur son sujet comme cause
efficiente. Il en a cependant une comme cause formelle, selon cette manière de
parler qui fait dire que la blancheur rend une chose blanche. De cette façon
rien n'empêche que le péché diminue le bien de la nature, de manière pourtant
que cette sorte de diminution se rapporte au désordre de l'acte. - Mais pour ce
qui est du désordre de l'agent, il faut dire qu'il est causé par le fait qu'il
y a dans les actes de l'âme quelque chose d'actif et quelque chose de passif ;
ainsi l'objet sensible meut l'appétit sensible, celui-ci à son tour entraîne la
volonté et la raison comme nous l'avons dit plus haut, et c'est ce qui cause le
désordre. Il n'y a pas là d'accident agissant sur son propre sujet, mais un
objet agissant sur une puissance, et une puissance agissant sur une autre et la
déréglant.
Objections :
Il semble bien,
car la nature humaine étant finie, son bien l'est aussi. Or une chose finie se
consume si on lui enlève quelque chose sans discontinuer. Le bien de la nature
pouvant être diminué continûment par le péché, il semble donc qu'il puisse
aussi être consumé entièrement.
2. Chez les êtres qui ont la même nature, le tout et les
parties ont la même raison : on voit cela dans l'air, l'eau, la chair et dans
tous les corps homogènes. Mais le bien de la nature est un tout homogène. Donc,
s'il est vrai qu'une partie de ce bien peut être enlevée par le péché, il
semble que le tout peut l'être aussi.
3. Le bien naturel qui est diminué par le péché, c'est
l'aptitude à la vertu. Or il en est chez qui cette aptitude a totalement
disparu par suite du péché, par exemple les damnés, qui ne peuvent pas plus
être rétablis dans la vertu qu'un aveugle ne peut recouvrer la vue. Le péché
peut donc ôter entièrement le bien de la nature.
Cependant :
Saint Augustin dit
que "le mal ne peut exister que dans un bien". Mais le mal de faute
ne peut pas exister dans le bien de la vertu ou de la grâce, puisque c'en est
le contraire. Il faut donc qu'il existe dans le bien de la nature. Donc il ne
détruit pas complètement ce bien.
Conclusion :
Comme nous venons
de le dire, le bien de la nature qui peut être diminué par le péché,
c'est l'inclination naturelle à la vertu. Cette inclination convient à l'homme
du fait qu'il est un être rationnel : c'est cela en effet qui lui permet d'agir
selon la raison, ce qui est agir selon la vertu. Or, le péché ne peut pas
complètement enlever à l'homme cette qualité d'être rationnel, puisque ce serait
le rendre incapable de péché. Il n'est pas possible par conséquent que ce bien
de nature soit totalement enlevé.
Comme il arrive
pourtant que cette sorte de bien est continûment diminué par le péché, certains
ont voulu l'expliquer au moyen d'un exemple où l'on trouve qu'une chose finie
diminue à l'infini sans pourtant jamais s'épuiser entièrement. Le Philosophe
dit en effet que si d'une grandeur finie on ôte constamment quelque chose selon
la même quantité, au bout du compte elle sera réduite à rien ; par exemple,
lorsque j'aurai constamment retranché d'une longueur quelconque la valeur d'une
palme ; tandis que si la soustraction se fait, non pas selon la même quantité,
mais selon la même proportion, elle pourra continuer indéfiniment ; par
exemple, si une quantité est partagée en deux et que de la moitié on retranche
la moitié, on pourra ainsi avancer indéfiniment, de manière cependant que ce
qui est retranché la seconde fois sera toujours moindre que ce qui l'était la
première. - Mais ceci n'a pas lieu dans le cas qui nous occupe ; car le péché
suivant ne diminue pas le bien de la nature moins que ne faisait le
péché précédent ; peut-être même, s'il est plus grave, le diminue-t-il
davantage.
Il faut donc
parler autrement. L'inclination dont nous parlions se conçoit comme un milieu
entre deux extrêmes ; elle a un fondement, une sorte de racine, dans la nature
rationnelle, et elle tend au bien de la vertu comme à un terme et à une fin.
Par conséquent, la diminution peut se concevoir de deux façons : du côté de
la racine, et du côté du terme. Du côté de la racine, le péché ne produit
aucune diminution puisque, nous l'avons dit, il ne diminue pas la nature
elle-même. Mais, de la seconde manière, il y a une diminution, c'est-à-dire
qu'il y a empêchement d'aboutir au terme. S'il y a diminution par la racine,
nécessairement l'inclination à la vertu serait parfois totalement consumée, la
nature rationnelle ayant été totalement consumée elle-même. Mais, puisqu'il y a
diminution du côté de l'obstacle posé pour empêcher d'atteindre le terme, il
est évident que cela peut aller à l'infini, car on peut mettre indéfiniment des
obstacles, en ce sens que l'homme peut ajouter indéfiniment péché sur péché ;
cependant l'inclination ne peut pas être complètement consumée puisqu'il en
reste toujours la racine. On a un exemple de cela dans le corps diaphane qui,
du fait même qu'il est diaphane, a une inclination à recevoir la lumière ;
cette inclination ou aptitude est diminuée par les nuages qui surviennent, bien
qu'elle subsiste toujours à la racine de la nature.
Solutions :
1. Cette objection porte quand il y a diminution par
soustraction. Mais ici il y a diminution par apposition d'obstacle, ce qui
n'enlève ni ne diminue, nous venons de le dire, la racine de l'inclination
naturelle.
2. L'inclination naturelle est assurément un tout homogène ;
elle a cependant rapport et à un principe et à un terme ; et selon cette
diversité elle est diminuée d'une manière, et de l'autre elle ne l'est pas.
3. Même chez les damnés, il demeure une inclination naturelle
à la vertu ; autrement il n'y aurait pas en eux de remords de conscience. Mais
si cette inclination ne passe pas à l'acte, cela vient de ce que, par un
dessein de la justice divine, la grâce fait défaut. Ainsi, même chez l'aveugle,
il demeure encore à la racine de la nature une aptitude à voir, en tant qu'il
est un vivant ayant naturellement la vue ; mais cette aptitude ne passe pas à
l'acte, faute de la cause qui pouvait l'y amener en formant l'organe nécessaire
à la vision.
Objections :
1. L'énumération de ces quatre blessures affectant la nature
en conséquence du péché - faiblesse, ignorance, malice et convoitise - est
maladroite. Car ce qui est l'effet d'une chose ne peut pas en être la cause. Or
il y a là, d'après ce qu'on a dit, des causes de péchés. Nous ne devons donc
pas mettre cela au rang des effets.
2. La malice est le nom d'un péché. Il n'y a donc pas à la
compter comme un effet du péché.
3. La convoitise est chose naturelle, puisque c'est l'acte de
la faculté concupiscible. Mais on ne doit pas prendre ce qui est naturel pour
une blessure de la nature.
4. Pécher par faiblesse et pécher par passion, on a dit que
c'était la même chose. Mais la convoitise est une passion. Il n'y a donc pas à
la distinguer de la faiblesse.
5. Saint Augustin met dans l'âme pécheresse un double effet
pénal : l'ignorance et la difficulté, qui engendrent à leur tour l'erreur et le
tourment. Ces effets ne concordent pas avec les quatre en question. Il semble
donc que d'un côté ou de l'autre le classement est inadapté.
Cependant :
Ce classement a en
sa faveur l'autorité de Bède.
Conclusion :
Par la justice
originelle la raison maîtrisait parfaitement les facultés inférieures de l'âme,
et elle-même trouvait la perfection dans sa soumission à Dieu. Or, cette
justice originelle a été soustraite, comme nous l'avons dit, par le péché du
premier père. Et c'est pourquoi toutes les facultés de l'âme demeurent en
quelque manière dépouillées de leur ordre propre, qui les porte naturellement à
la vertu. Et ce dépouillement est appelé une blessure infligée à la nature.
Mais il y a dans l'âme quatre puissances qui peuvent être, comme nous l'avons
dit, le sujet des vertus : la raison où réside la prudence, la volonté où
réside la justice, l'irascible où se trouve la force, le concupiscible où se
trouve la tempérance. Donc, en tant que la raison est dépouillée de son
adaptation au vrai, il y a blessure d'ignorance ; en tant que la volonté est
dépouillée de son adaptation au bien, il y a blessure de malice ; en tant que
l'irascible est dépouillé de son adaptation à ce qui est ardu, il y a blessure
de faiblesse ; en tant que le concupiscible est dépouillé de son adaptation à
des plaisirs modérés par la raison, il y a blessure de convoitise. - Ce sont
donc bien là les quatre blessures infligées à toute la nature humaine par le
péché du premier père. Mais, parce que l'inclination au bien de la vertu est
diminuée en chaque homme par le péché actuel, d'après ce que nous avons dit,
ces quatre blessures sont en outre consécutives aux autres péchés. C'est-à-dire
que par le péché, la raison se trouve hébétée, surtout en matière d'action, et
la volonté endurcie à l'égard du bien, cependant que s'accroît la difficulté de
bien agir et que la convoitise s'enflamme davantage.
Solutions :
1. Rien n'empêche que ce qui est l'effet d'un péché soit la
cause d'un autre. De ce que l'âme est déréglée par une faute précédente, elle
est en effet plus facilement inclinée à pécher.
2. Nous ne prenons pas ici la malice pour le péché du même
nom, mais pour une certaine propension de la volonté au mal, selon le mot de la
Genèse (8, 21) : "Les desseins du coeur de l'homme sont portés au mal dès
l'adolescence."
3. Comme nous l'avons dit, la convoitise est naturelle à
l'homme dans la mesure où elle est soumise à la raison ; mais, qu'elle sorte
des limites de la raison, c'est pour l'homme contre nature.
4. On peut appeler communément faiblesse toute passion, en
tant qu'elle débilite la force de l'âme et entrave la raison. Mais Bède a pris
le mot dans le sens strict où la faiblesse s'oppose à la force, laquelle
appartient à l'irascible.
5. La difficulté qui est un des effets supposés par saint Augustin,
comprend ces trois choses qui se rapportent aux puissances affectives : la
malice, la faiblesse, la convoitise ; ce sont en effet ces trois choses qui
font qu'on n'a pas de facilité pour tendre au bien. Quant à l'erreur et à la
douleur, ce sont des blessures qui sont les suites des autres ; on s'attriste
en effet de se sentir si faible en face de l'objet de ses convoitises.
Objections :
1. Il ne semble pas que le péché ait pour effet de nous priver
de ces trois choses "Partout où elles sont grandes, dit saint Augustin, le
bien est grand ; là où elles sont petites, le bien est petit ; là où elles sont
nulles, le bien est nul." Or le péché ne rend pas nul le bien de la
nature. Donc il ne prive pas de mesure, de beauté et d'ordre.
2. Rien n'est cause de soi-même. Mais saint Augustin, définit
le péché comme "la privation de mesure, de beauté et d'ordre". Donc
cette privation n'est pas un effet du péché.
3. Des péchés divers ont des effets divers. Mais la mesure, la
beauté, l'ordre sont précisément choses diverses. Elles supposent donc,
semble-t-il, des privations diverses, suites de divers péchés, et l'on ne peut
pas dire que la privation de mesure, de beauté et d'ordre soit l'effet de
n'importe quel péché.
Cependant :
Le péché est dans
une âme comme la maladie dans un corps, selon la parole du Psaume (6, 3) :
"Pitié pour moi, Seigneur, je suis sans force. Guéris-moi." Or la
maladie prive le corps de son équilibre, de sa beauté et de son ordre. Donc le
péché inflige à l'âme les mêmes privations.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit dans la première Partie, la mesure, la beauté, l'ordre sont partout les
suites du bien créé en tant que tel, et même de tout être. Toujours en effet,
l'être qui est le bien se manifeste par une forme de laquelle il tire sa
beauté. D'autre part, la forme de chaque chose, quelle qu'elle soit, forme
substantielle ou forme accidentelle, est conforme à une mesure ; c'est pourquoi
il est dit au livre VIII des Métaphysiques que les formes des choses
sont comme les nombres, et cela représente un certain mode d'être qui est
affaire de mesure. Enfin, par sa forme, chaque être est ordonné à autre chose.
Ainsi, aux divers
degrés de biens correspondent divers degrés de mesure, de beauté et d'ordre. Il
y a donc un bien constituant le fond même de la nature qui a sa mesure, sa
beauté, son ordre ; celui-là n'est ni enlevé ni diminué. Il y a encore un autre
bien, celui de l'inclination de la nature : ce bien a aussi son mode, sa
beauté, son ordre, et le péché a pour effet, nous l'avons dit, de le diminuer
mais non de le supprimer totalement. Enfin il y a encore un bien, celui de la
vertu et de la grâce, qui a également son mode, sa beauté et son ordre ; et
celui-là est totalement supprimé par le péché mortel. Il y a encore le bien de
l'acte lui-même, lorsque cet acte est parfaitement ordonné ; ce bien aussi a sa
mesure, sa beauté, son ordre ; et la privation de ce bien est essentiellement
le péché. De sorte qu'on voit clairement comment le péché est lui-même une
privation de mesure, de beauté et d'ordre, et comment il entraîne après lui une
privation et une diminution de mesure de beauté et d'ordre.
Solutions :
1 et 2. Cela donne la
réponse.
3. La mesure, la beauté et l'ordre se suivent et s'enchaînent,
nous venons de le montrer. Aussi est-ce simultanément qu'ils disparaissent ou
diminuent.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car à égalité de cause il devrait y avoir
égalité d'effet. Or ces sortes de défauts n'existent pas également chez tous,
mais plus abondamment chez certains ; pourtant, le péché originel est égal chez
tous, et c'est surtout de lui que semblent provenir ces défauts. Ils ne sont
donc pas l'effet du péché.
2. La suppression de la cause amène celle de l'effet. Or la
suppression de tout péché par le baptême ou par la pénitence n'entraîne pas
celle des défauts en question. Donc ils ne sont pas les effets du péché.
3. Il y a plus de culpabilité dans le péché actuel que dans
le péché originel. Pourtant le péché actuel ne change pas en défaut les choses
qui sont naturelles au corps. Donc, beaucoup moins encore, le péché originel.
Par conséquent, la mort et les autres défauts du corps ne sont pas les effets
du péché.
Cependant :
L’Apôtre dit (Rm
5, 12) "Par un seul homme le péché est entré en ce monde, et par le péché,
la mort."
Conclusion :
Une chose est
cause d'une autre de deux façons : proprement et par soi, ou bien par accident.
Elle est par soi cause d'une autre lorsque c'est en vertu même de sa nature ou
de sa forme qu'elle produit son effet ; d'où il suit que l'effet est
directement cherché par la cause. Manifestement, ce n'est pas le cas, car la
mort et les défauts de même sorte sont en dehors des intentions du pécheur ; le
péché n'est donc pas par soi la cause de ces défauts.
Par accident, une
chose est cause d'une autre si elle supprime l'obstacle : qui secoue la
colonne, dit le Philosophe, remue par accident la pierre qui la surmonte. C'est
de cette manière que le péché du premier père est cause de la mort et de toutes
les déficiences analogues de la nature humaine, en tant que le péché du premier
père a supprimé la justice originelle ; or, par cette justice, non seulement
les facultés inférieures de l'âme étaient maîtrisées par la raison qui les
préservait de tout désordre, mais le corps tout entier était préservé par l'âme
de tout défaut, comme nous l'avons dit dans la première Partie. Aussi, une fois
supprimée cette justice originelle par le péché du premier père, de même que la
nature humaine a été blessée quant à l'âme par le dérèglement des puissances,
de même le corps a été rendu corruptible par son propre dérèglement. Or, la
soustraction de la justice originelle a raison de peine, comme la soustraction de
la grâce. Aussi la mort et toutes les faiblesses du corps sont, elles aussi, la
peine du péché originel. Et bien qu'elles ne soient pas voulues par le pécheur,
elles sont ordonnées par Dieu comme des châtiments de sa justice.
Solutions :
1. Avec la cause propre, à égalité de cause il y a égalité
d'effet ; augmenter ou diminuer la cause essentielle, c'est augmenter ou
diminuer l'effet. Mais l'égalité de la cause par accident, celle qui enlève
l'obstacle, n'appelle pas l'égalité de l'effet. Si d'une secousse égale vous
renversez deux colonnes, il ne s'ensuit pas que les pierres qui les surmontent
doivent avoir un mouvement égal : celle-là tombera plus vite, qui sera plus
lourde par sa nature à laquelle elle se trouve abandonnée lorsque l'obstacle
est enlevé. Ainsi, la justice originelle étant enlevée, la nature du corps
humain est abandonnée à elle-même ; et, par suite de la diversité des
complexions naturelles, il est, chez certains, sujet à plus de faiblesses, chez
d'autres à moins, bien que le péché originel existe chez tous également.
2. Celui qui enlève la faute originelle et la faute actuelle
est aussi celui qui enlève tous les défauts de la nature, selon la parole de
l'Apôtre (Rm 8, 11) : "Il vivifiera vos corps mortels par l'habitation en
vous de son Esprit." Mais les deux choses se font suivant l'ordre de la
sagesse divine, au temps convenable. Il faut en effet, pour parvenir à
l'immortalité et à l'impassibilité de cette gloire qui a commencé dans le
Christ et nous a été acquise par le Christ, que nous soyons d'abord devenus
conformes à ses souffrances. Il faut donc que la passibilité elle-même demeure
en nos corps pour que nous méritions l'impassibilité de la gloire conformément
au Christ.
3. Dans le péché actuel nous pouvons considérer deux choses :
la substance même de l'acte, et la raison de faute. Par la substance de l'acte
le péché actuel peut fort bien amener la faiblesse du corps ; il y en a qui
sont malades et qui meurent d'avoir trop mangé. Mais du côté de la faute, le
péché actuel fait perdre la grâce ; or celle-ci est donnée à l'homme pour
redresser les actes de l'âme, mais non pour empêcher les déficiences du corps,
comme faisait la justice originelle. C'est pourquoi le péché actuel n'est pas
cause de ces sortes de faiblesses au même titre que le péché originel.
Objections :
1. Il semble bien. "Corruptible et incorruptible
constituent, selon Aristote, deux genres d'êtres différents." Or l'homme
est du même genre que les autres animaux, qui sont naturellement corruptibles.
Donc l'homme aussi est corruptible par nature.
2. Tout ce qui est composé d'éléments contraires est
corruptible par nature, ayant pour ainsi dire en soi la cause même de sa
corruption. Mais le corps humain est de cette sorte.
3. Il est naturel que la chaleur consume l'humidité. Or la vie
de l'homme se conserve par le chaud et l'humidité. Donc, puisque les opérations
vitales s'accomplissent par une dépense de chaleur, d'après Aristote, il semble
que la mort et les faiblesses analogues soient naturelles à l'homme.
Cependant :
1. Tout ce qui est naturel à l'homme, c'est Dieu qui l'a fait
dans l'homme. Or il est dit dans la Sagesse (1, 13) : "Dieu n'a pas fait la
mort." Donc elle n'est pas naturelle à l'homme.
2. Ce qui est selon la nature ne peut être appelé ni peine ni
mal, parce qu'il y a convenance entre une chose et ce qui lui est naturel. Or
la mort et les déficiences analogues sont, avons-nous dit, la peine du péché
originel. Elles ne sont donc pas naturelles à l'homme.
3. La matière est proportionnée à la forme, et chaque chose à
sa fin. Or la fin de l'homme est la béatitude perpétuelle, nous l'avons dit. La
forme du corps humain est l'âme rationnelle, laquelle est incorruptible, nous
l'avons vu dans la première Partie. Donc le corps humain est incorruptible par
nature.
Conclusion :
De chaque réalité
corruptible nous pouvons parler de deux façons : du point de vue de la nature
en général, et du point de vue d'une nature particulière. - Une nature
particulière est la vertu active propre à chaque chose et travaillant à
conserver cette chose. Par rapport à elle, toute corruption et toute privation
sont contre nature, dit le Philosophe, puisqu'il y a une vertu qui cherche
l'existence et la conservation de l'être en qui elle existe.
La nature
universelle au contraire est la vertu active qui réside en quelque grand
principe de l'univers, par exemple dans l'un des corps célestes ou dans l'une
des substances supérieures ; c'est ainsi que Dieu est appelé par certains
"la nature naturante". Cette grande force cherche le bien et la
conservation de l'univers, ce qui exige alternance de génération et de
corruption dans les choses. De ce point de vue, la corruption et les privations
sont naturelles aux choses, non certes d'après les tendances de la forme, qui
est principe d'existence et de perfection, mais d'après celles de la matière,
laquelle est attribuée à telle et telle forme suivant une certaine proportion
distributive que règlent les grands agents de l'univers. Et, bien que toute
forme cherche, autant qu'elle peut, à exister perpétuellement, aucune cependant
dans l'ordre des réalités corruptibles ne peut obtenir la perpétuité de son
être. Sauf l'âme rationnelle, parce qu'elle n'est pas entièrement soumise comme
les autres formes au monde de la matière et qu'elle a en propre, bien au
contraire, une activité immatérielle, on l'a établi dans la première Partie.
Il résulte de là que, du côté de sa forme, la non-corruption est chose plus
naturelle à l'homme qu'elle ne l'est aux autres réalités corruptibles. Mais,
parce que cette forme a elle-même une matière composée d'éléments contraires,
la corruptibilité du tout est un effet de l'inclination de la matière. Ainsi,
l'homme est naturellement corruptible suivant la nature d'une matière laissée à
elle-même, mais non point suivant la nature de sa forme.
Or les trois
premières objections données ci-dessus sont tirées des exigences de la matière
; les trois autres, en sens contraire, des exigences de la forme. Par
conséquent, pour les résoudre, il faut considérer que la forme de l'homme, qui
est l'âme rationnelle, a été, par son incorruptibilité, bien proportionnée à sa
fin qui est la béatitude perpétuelle. Mais le corps humain, qui est corruptible
si on le considère dans sa nature, a été proportionné à sa forme d'une certaine
façon, et non d'une autre façon. On peut en effet tenir compte d'une double
condition dans une matière : celle qui répond au choix de l'agent, et celle qui
n'a pas été choisie par lui mais dépend de la nature même de la matière. Ainsi
le coutelier choisit pour faire des couteaux une matière à la fois dure et
ductile, qui puisse s'aiguiser pour être apte à couper, et l'acier qui remplit
cette condition est une matière bien adaptée à la coutellerie ; mais, que ce
métal soit cassant et prenne la rouille, c'est une conséquence de sa
composition naturelle, et l'artisan ne la choisit pas ; il la refuserait plutôt
s'il le pouvait. Aussi y a-t-il là une disposition matérielle qui n'est
proportionnée ni au dessein de l'artisan ni à celui de son art. Le corps humain
est quelque chose de semblable à cela. Il est une matière que la nature a
choisie comme étant de bonne complexion pour pouvoir être l'organe le plus convenable
du toucher et des autres facultés de sensation et de mouvement. Mais qu'il soit
corruptible, cela tient aux conditions de la matière, et n'a pas été choisi par
la nature, laquelle choisirait plutôt au contraire une matière incorruptible,
si elle pouvait. Mais Dieu, à qui toute nature est soumise, suppléa dans la
création même de l'homme au défaut de la nature et accorda au corps, par le don
de la justice originelle, une certaine incorruptibilité, comme nous l'avons dit
dans la première Partie. C'est pourquoi il est dit que "Dieu n'a pas fait
la mort" et qu'elle est la peine du péché.
Solutions :
On vient
évidemment de répondre aux objections.
1. La tache de
l'âme est-elle un effet du péché ? - 2. Cette tache demeure-t-elle dans l'âme
après l'acte du péché ?
Objections :
1. La chose ne paraît pas possible. Une nature supérieure ne
peut pas être souillée par le contact d'une nature inférieure : "Le rayon
de soleil, dit saint Augustin, ne se salit pas au contact des corps les plus
fétides." Or, l'âme humaine est d'une nature bien supérieure aux réalités
périssables vers lesquelles elle se tourne lorsqu'elle pèche. Donc ces réalités
ne lui font pas contracter une tache par le péché.
2. Le péché est fondamentalement dans la volonté, nous l'avons
dit. Mais pour Aristote "la volonté est dans la raison". Or la
raison, ou intelligence, ne se souille pas, mais plutôt se perfectionne, à
considérer les choses, quelles qu'elles soient. Donc la volonté ne se souille
pas par le péché.
3. Si le péché produit une tache, ou la tache est quelque
chose de positif, ou elle est une pure privation. Si elle est quelque chose de
positif, ce ne peut être qu'une disposition ou un habitus ; car un acte ne
laisse pas autre chose dans l'âme. Or ce n'est ni une disposition ni un
habitus, car il arrive que l'un ou l'autre ayant disparu, la tache demeure
encore. Cela se voit chez celui qui a péché mortellement par prodigalité, et
qui après cela pèche encore mortellement, mais en changeant son habitus pour le
vice opposé. La tache ne met donc pas dans l'âme quelque chose de positif.
Pareillement, elle
n'est pas pure privation. Puisqu'à cet égard tous les péchés se rejoignent dans
l'aversion loin de Dieu et la privation de la grâce, il s'ensuivrait que pour
tous les péchés la tache serait unique. Donc la tache n'est pas l'effet du
péché.
Cependant :
L’Ecclésiastique
(47, 20) dit à Salomon : "Tu as fait une tache à ta gloire" ; et
l'Apôtre aux Éphésiens (5, 17) : "Il voulait se présenter à lui-même une
Église éclatante, n'ayant ni tache ni ride." Dans un passage comme dans
l'autre on parle de la tache du péché. Donc la tache est l'effet du péché.
Conclusion :
Le mot tache se
dit à proprement parler des choses matérielles, quand un corps brillant,
costume, objet d'or, d'argent, etc. perd son éclat au contact d'un autre corps.
Dans le domaine spirituel "tache" doit avoir une signification
analogue. Or l'âme de l'homme possède un double éclat : le premier lui vient du
resplendissement de la lumière naturelle de la raison ; c'est par cette clarté
qu'il se dirige dans la vie. Un autre éclat lui vient du resplendissement d'une
lumière divine, la sagesse et la grâce, et par ce surcroît de lumière on a
toute la perfection qu'il faut pour agir bien et avec beauté. D'autre part,
l'âme a comme un contact avec les réalités quand elle s'y attache par amour.
Or, lorsqu'elle pèche, elle adhère à quelque chose contrairement aux lumières
de la raison et de la loi divine. C'est pourquoi la diminution d'éclat
provenant d'un tel contact s'appelle métaphoriquement la tache de l'âme.
Solutions :
1. Les réalités inférieures n'ont pas la vertu de salir l'âme
comme si elles avaient une véritable action sur elle. C'est plutôt l'inverse :
l'âme se salit elle-même par son action, en s'attachant d'une façon déréglée
aux réalités inférieures, contrairement aux lumières de la raison et de la loi
divine.
2. L'acte intellectuel est perfectionné dans la mesure où les
réalités intelligibles sont dans l'intelligence suivant le mode de
l'intelligence elle-même ; et c'est pourquoi l'intelligence n'est pas salie
mais perfectionnée par elles. Au contraire, l'acte volontaire consiste dans un
mouvement vers les choses mêmes, au point que l'amour colle une âme à l'objet
aimé ; et c'est par là que l'âme se salit, lorsqu'elle s'attache d'une manière
désordonnée, selon le mot d'Osée (9, 10) : "Ils sont devenus abominables,
comme les objets qu'ils ont aimés."
3. La tache n'est pas quelque chose de positif dans l'âme.
Elle ne signifie pas non plus privation pure et simple ; elle signifie une
privation d'éclat dans l'âme relativement à sa cause qui est le péché. C'est
pourquoi la diversité des péchés amène la diversité des taches. Il en est comme
d'une tache d'ombre qui est privation de lumière provenant de ce qu'il y a un
corps par-devant : la diversité des corps qui sont ainsi devant la lumière
produit la diversité des ombres.
Objections :
1. Il ne semble pas. Après l'acte, il ne reste rien dans
l'âme, si ce n'est l'habitus ou la disposition. Or, nous l'avons vu, la tache
n'est ni un habitus ni une disposition. Donc, elle ne reste pas dans l'âme
après l'acte du péché.
2. Nous venons de voir qu'un péché fait une tache comme un
corps fait de l'ombre. Mais, lorsque le corps passe, l'ombre ne reste pas.
Donc, quand l'acte du péché passe, lui aussi, la tache ne reste pas.
3. Tout effet dépend de sa cause. Or la tache a pour cause
l'acte du péché. Une fois que cet acte s'est éloigné, il ne reste donc plus de
tache dans l'âme.
Cependant :
Il est écrit au
livre de Josué (22, 17) : "N'est-ce donc rien pour vous d'avoir péché à
Béelphegor, quand la tache de ce crime demeure en vous jusqu'aujourd'hui
?"
Conclusion :
La tache du péché
demeure dans l'âme, même si l'acte du péché vient à passer. La raison en est
que la tache, avons-nous dit, comporte un manque d'éclat parce qu'on s'est
éloigné des lumières de la raison ou de la loi divine. C'est pourquoi aussi
longtemps qu'un homme reste en dehors de ces lumières, la tache du péché
demeure en lui ; mais, dès qu'il revient à la lumière de la raison et à la
lumière divine, ce qui se fait à l'aide de la grâce, alors la tache cesse. Or,
bien que l'homme mette fin à l'acte par lequel il s'est éloigné des lumières de
la raison ou de la loi divine, il ne revient pas aussitôt à l'état où il se
trouvait auparavant, mais il a besoin pour cela d'un mouvement de volonté
contraire au premier. De même que, si un homme est éloigné d'un autre à la
suite d'un mouvement, il ne se rapprochera pas de lui aussitôt que son
mouvement cesse ; il faut qu'il se rapproche en revenant par un mouvement
contraire.
Solutions :
1. Après l'acte du péché, il ne reste rien positivement dans
l'âme que des dispositions ou des habitus ; négativement, il reste cependant
quelque chose : l'absence d'union à la lumière divine.
2. Quand l'obstacle qui faisait de l'ombre a passé, le corps
diaphane demeure envers celui qui donne la lumière dans la même proximité et le
même rapport qu'auparavant, et c'est pourquoi l'ombre passe aussitôt. Mais,
quand l'acte du péché a été écarté, l'âme ne se retrouve plus dans le même état
vis-à-vis de Dieu ; aussi le cas n'est-il pas le même.
3. L'acte du péché crée une distance de Dieu qui est suivie
par la perte de la lumière, de la même manière que le mouvement local crée la
distance dans l'espace. Aussi, le mouvement local cessant, la distance ne
disparaît pas ; de même il ne suffit pas de cesser l'acte du péché pour que la
tache disparaisse.
LA DETTE DE PEINE
Il faut considérer la dette de peine, 1° en elle-même (Question 87)
puis, 2° la question du péché mortel et du péché véniel, qui se distinguent
l'un de l'autre d'après cette dette (Question 88-89).
1. La dette de
peine est-elle un effet du péché ? - 2. Un péché peut-il être la peine d'un
autre ? - 3. Y a-t-il un péché qui rende passible d'une peine éternelle ? - 4.
D'une peine infinie en grandeur ? - 5. Tout péché rend-il passible d'une peine
éternelle et infinie ? - 6. La dette de peine peut-elle demeurer après le péché
? - 7. Toute peine est-elle infligée pour un péché ? - 8. Quelqu'un peut-il
être tenu à une peine pour le péché d'autrui ?
Objections :
1. Il ne semble pas.
Car ce qui arrive par accident à un être, ne parait pas être son effet propre.
Mais la dette de peine a un rapport accidentel avec le péché, puisqu'elle est
en dehors de l'intention du pécheur. Elle n'est donc pas l'effet du péché.
2. Le mal n'est pas la cause du bien. Or la peine est un bien,
puisqu'elle est juste et vient de Dieu. Elle n'est donc pas l'effet du péché
qui est un mal.
3. Saint Augustin affirme : "Une âme qui est dans le
désordre est à elle-même sa peine." Or une peine n'entraîne pas
l'obligation à une autre peine, car on irait ainsi à l'infini. Donc le péché
n'entraîne pas la dette de la peine.
Cependant :
L'Apôtre affirme
(Rm 2, 9) "Il y a tribulation et angoisse pour toute âme qui fait le
mal." Faire le mal, c'est pécher. Le péché amène donc cette peine,
désignée sous le nom de tribulation et d'angoisse.
Conclusion :
C'est un fait, qui
des réalités de la nature passe à celles de l'humanité, que tout ce qui s'élève
contre une chose doit en recevoir du dommage. Nous voyons en effet dans la
nature un élément agir avec plus de force s'il vient à rencontrer son contraire
; c'est pour cela que "l'eau chauffée gèle plus fort", comme dit le
livre I des Météores. Aussi rencontre-t-on chez les hommes cette
inclination naturelle : chacun rabaisse celui qui s'insurge contre lui. Mais il
est manifeste que tous les êtres englobés dans un ordre ne font qu'un en
quelque sorte dans leur relation au principe de cet ordre. Par conséquent, tout
ce qui s'insurge contre un ordre de choses doit normalement être réprimé par
cet ordre et par son principe. Et puisque le péché est un acte désordonné, il
est manifeste que quiconque pèche agit contre un ordre. C'est pourquoi il est
normal qu'il soit réprimé par cet ordre même. Et cette répression, c'est la
peine.
De là, selon les
trois ordres auxquels est soumise la volonté humaine, le triple régime de
peines par lequel l'homme peut être châtié. En effet, la nature humaine est
premièrement subordonnée à l'ordre de sa propre raison ; deuxièmement à l'ordre
extérieur de ceux qui gouvernent, au spirituel et au temporel, dans la cité ou
dans la famille ; troisièmement à l'ordre universel du gouvernement divin. Or,
il n'est aucun de ces trois ordres qui ne soit renversé par le péché, puisque
celui qui pèche agit tout à la fois contre la raison, contre la loi humaine et
contre la loi divine. D'où la triple peine encourue par lui : l'une lui vient
de lui-même : le remords de conscience ; une autre des hommes ; une troisième
de Dieu.
Solutions :
1. La peine suit le
péché dans la mesure où il est un mal en raison de son désordre. Par suite, de
même que, dans l'acte, le mal est accidentel et hors des intentions du pécheur,
de même la dette de peine.
2. Il est certain que la peine peut être juste et qu'elle peut
avoir été infligée par Dieu et par les hommes ; aussi n'est-elle pas elle-même
directement l'effet du péché ; le péché dispose seulement à la peine. Il fait
que l'homme est passible de peine, et c'est là qu'est le mal. Denys dit en
effet : "Subir la peine n'est pas un mal ; le mal est de la mériter."
Par conséquent, la dette de la peine se présente directement comme l'effet du
péché.
3. Cette peine d'une âme en désordre est due au péché parce
qu'il trouble l'ordre de la raison. Mais il est passible d'une autre peine
encore, du fait qu'il trouble l'ordre des lois divines et humaines.
Objections :
1. Apparemment non,
puisque les peines ont été introduites, selon le Philosophe, pour ramener les
hommes à la vertu. Or le péché ne ramène pas l'homme à la vertu, mais à
l'opposé. Le péché n'est donc pas la peine du péché.
2. Les justes châtiments sont de Dieu, comme l'explique saint Augustin
; tandis que le péché n'est pas de Dieu et est chose injuste. Le péché ne peut
donc pas être le châtiment du péché.
3. Il est de l'essence d'une peine de s'opposer à la volonté.
Le péché, au contraire, vient de la volonté, nous l'avons montré plus haut, Il
ne peut donc pas être une peine du péché.
Cependant :
Saint Grégoire
affirme "Certains péchés sont des punitions du péché."
Conclusion :
Quand nous parlons
du péché, nous pouvons le considérer en ce qu'il a d'essentiel et en ce qu'il a
d'accidentel. Par soi le péché ne peut être d'aucune manière la peine du péché.
Ainsi considéré, en effet, il est un acte sortant de la volonté, car c'est à
cette condition qu'il a raison de faute. Or, comme nous l'avons établi dans la
première Partie, il est essentiel à la peine de contrarier la volonté. Il est
donc évident qu'à parler formellement le péché ne peut d'aucune manière être la
peine du péché.
Mais par accident
il peut l'être, de trois façons. - 1° Comme cause écartant un obstacle.
Passions, tentations du diable, sont en effet des causes qui inclinent au
péché. Ces causes rencontrent un obstacle dans le secours de la grâce divine,
laquelle est enlevée par le péché. Comme cette soustraction de grâce est
elle-même une peine, et voulue par Dieu, nous l'avons dit, il s'ensuit que par
accident le péché qui en est la suite est, lui aussi, une peine. L'Apôtre parle
en ce sens quand il dit (Rm 1, 24) : "... C'est pourquoi Dieu les a livrés
aux désirs de leur coeur." Ces désirs, ce sont les passions ; car les
hommes, abandonnés par le secours de la grâce divine, sont vaincus par les
passions. De cette façon le péché est toujours la peine d'un péché antérieur. -
2° D'une autre manière, le péché peut être une peine, par la substance même de
son acte, à cause de l'affliction qu'il apporte ; soit l'acte intérieur, comme
cela se voit dans la colère et l'envie ; soit l'acte extérieur, comme c'est
évident chez certains lorsque, pour accomplir l'acte du péché, ils sont
accablés de travaux et de difficultés, selon ce mot de la Sagesse (6, 7 Vg) :
"Nous nous sommes fatigués sur le chemin de l'iniquité." - 3° Un
péché peut encore être une peine par ses effets ; il sera dit tel à raison de
ses conséquences. Et selon ces deux dernières façons, un péché n'est pas
seulement la peine d'un péché précédent, il est à lui-même sa propre peine.
Solutions :
1. Quand Dieu punit certains en permettant qu'ils se laissent
aller à des péchés, c'est en réalité pour le bien de la vertu. C'est même
quelquefois pour le bien des pécheurs eux-mêmes, lorsque après le péché ils se
relèvent plus humbles et plus prudents. Mais c'est toujours pour l'amendement
des autres, afin que ceux qui voient des gens tomber ainsi de faute en faute
redoutent davantage de pécher. - Quant aux deux autres cas que nous avons dit,
il est évident que la peine y est ordonnée à l'amendement ; ainsi le fait même
de subir des travaux et des dommages en commettant le mal est de nature à
détourner les hommes du péché.
2. Cet argument tient compte du péché en soi.
3. Même réponse.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'aucun péché puisse avoir de pareilles
suites. Une peine, pour être juste, doit être égale à la faute, car la justice
est une égalité ; d'où ce mot d'Isaïe (27, 8 Vg) : "Mesure pour mesure, en
rejetant [cette nation] tu ne feras que lui rendre justice." Or le péché
est temporel. Il n'engage donc pas la dette d'une peine éternelle.
2. "Les peines sont des remèdes", dit le Philosophe.
Or un remède ne doit jamais être infini, puisqu'il est ordonné à une fin et que
ce qui est ordonné à une fin, selon le Philosophe, n'est pas infini. Donc nulle
peine ne doit être infinie.
3. Nul ne fait une chose s'il n'y trouve pour soi-même un
plaisir. Or, la Sagesse (1, 13) assure que "Dieu ne prend pas plaisir à la
perdition des hommes". Il ne les punira donc pas d'un châtiment éternel.
4. Rien de ce qui existe par accident n'est infini. Or la
peine existe par accident, puisqu'elle n'est pas conforme à la nature de celui
qui en est frappé. Elle ne peut donc pas durer à l'infini.
Cependant :
Il est dit en saint
Matthieu (25, 46) : "Ils s'en iront au supplice éternel" ; et en saint
Marc (3, 29) : "Celui qui aura blasphémé contre le Saint Esprit n'aura
jamais de rémission, mais sera coupable d'une faute éternelle."
Conclusion :
Nous venons de le
dire : le péché entraîne une dette de peine du fait qu'il bouleverse un ordre.
Or, la cause persistant, l'effet demeure. Par conséquent, il est nécessaire que
la dette de peine demeure aussi longtemps que demeure le bouleversement de
l'ordre. Or, lorsque quelqu'un bouleverse l'ordre, parfois c'est réparable,
mais parfois c'est irréparable. En effet, le mal est toujours irréparable s'il
ôte à l'ordre son principe. Si, au contraire, le principe reste sauf, les autres
défauts peuvent être réparés par sa vertu. Ainsi, lorsque la vue est corrompue
dans son principe même, il n'y a plus moyen de la recouvrer, sinon uniquement
par la vertu divine ; si, au contraire, le principe de la vue restant sauf, il
survient seulement quelque gêne dans la vision, la nature ou l'art sont
capables d'y remédier. Or, tout ordre comporte un principe ; et c'est en se
rattachant à ce principe qu'on devient participant de cet ordre. C'est
pourquoi, si le péché détruit dans son principe l'ordre par lequel la volonté
de l'homme est soumise à Dieu, le désordre sera de soi irréparable, encore
qu'il puisse être réparé par la vertu divine. Or, le principe, en cet ordre de
choses, c'est la fin ultime à laquelle on adhère par la charité. C'est pourquoi
tous les péchés qui détournent de Dieu en faisant perdre la charité,
entraînent, autant qu'il est en eux, l'obligation à une peine éternelle.
Solutions :
1. Aussi bien dans les jugements de Dieu que dans celui des
hommes, la peine est, quant à sa rigueur, proportionnée au péché. Mais, comme
le dit saint Augustin, dans aucun jugement n'est requis que la peine soit égale
à la faute quant à la durée. Car, parce que l'adultère ou l'homicide se
commettent en un moment, ce n'est pas une raison de les châtier par une peine
d'un moment. Au contraire, on les punit quelquefois de prison perpétuelle ou
d'exil, quelquefois même de mort. Et, dans cette peine de mort, on ne regarde
pas le temps qu'il faut pour l'exécuter, mais plutôt le fait que le coupable
sera retranché à tout jamais de la société des vivants : ainsi, cette peine
représente à sa manière l'éternité du châtiment divin. - "Il est pourtant
juste, selon saint Grégoire, que l'homme ayant, dans son éternité, péché contre
Dieu, trouve son châtiment dans l'éternité de Dieu." Or, on dit de
quelqu'un qu'il a péché dans son éternité, non seulement lorsqu'il a continué
l'acte durant toute sa vie d'homme, mais par le fait que, s'il met sa fin
dernière dans le péché, c'est qu'il a la volonté de le faire éternellement. Aussi
saint Grégoire ajoute-t-il : "Les méchants auraient voulu vivre sans fin
pour pouvoir demeurer sans fin dans leurs iniquités."
2. La peine, même celle qu'infligent les lois humaines, n'est
pas toujours médicinale pour celui qu'elle frappe. Parfois, elle l'est
seulement pour les autres. Ainsi, lorsqu'un bandit est pendu, ce n'est pas pour
son propre amendement, mais à cause des autres afin qu'au moins la crainte du
châtiment arrête leurs méfaits, selon la parole des Proverbes (19, 25) :
"Flagellez les êtres pernicieux, et les sots seront plus sages."
C'est donc de cette manière que les peines éternelles des réprouvés, infligées
par Dieu, sont médicinales : pour ceux qui s'abstiennent des péchés par la
pensée de ces grands châtiments. Selon ce passage du Psaume (60, 6) : "Tu
as fait signe à ceux qui te craignent d'éviter le trait qui frappe, pour sauver
tes bien-aimés."
3. Dieu ne prend pas plaisir aux châtiments pour eux-mêmes ;
mais il prend plaisir à l'ordre de sa justice, qui les exige.
4. Bien que la peine ne soit ordonnée à la nature que par
accident, elle est ordonnée de soi à la privation d'ordre et à la justice de
Dieu. C'est pourquoi la peine dure toujours aussi longtemps que le désordre.
Objections :
1. Il semble bien, car on lit en Jérémie (10, 24) :
"Corrige-moi, Seigneur, mais que ce soit pourtant dans ta justice et non
dans ta fureur, de crainte que tu ne me réduises à néant." La colère de
Dieu ou sa fureur signifie par métaphore la vindicte de la justice divine.
Quant à être réduit à rien, c'est une peine infinie, de même que faire quelque
chose de rien est d'une puissance infinie. Donc, selon la vindicte divine, le
péché est puni d'une peine infinie en grandeur.
2. A la grandeur de la faute correspond celle de la peine.
Selon le Deutéronome (25, 2) : "On fouettera le coupable à la mesure de
son péché." Mais le péché commis contre Dieu est infini. Car un péché est d'autant
plus grave que la personne contre laquelle il est commis est plus grande ;
ainsi est-il plus grave de frapper le prince que de frapper un particulier. Or
la grandeur de Dieu est infinie. Il faut donc une peine infinie pour le péché
commis contre Dieu.
3. Une chose est infinie de deux manières, en durée et en
grandeur. Or en durée, la peine est infinie. Elle l'est donc aussi en grandeur.
Cependant :
S’il en était
ainsi, la peine serait égale pour tous les péchés mortels, car il n'y a pas
d'infini plus grand que l'infini.
Conclusion :
La peine est
proportionnée au péché. Or dans le péché il y a deux choses. L'aversion à
l'égard d'un bien impérissable, qui est infini ; à cet égard, par conséquent,
le péché est infini. D'autre part, la conversion désordonnée au bien périssable
; de ce côté le péché est fini, non seulement parce que le bien périssable est
lui-même fini, mais encore parce que l'attachement est fini, lui aussi, car les
actes de la créature ne peuvent être infinis. Ainsi donc, ce qui correspond à
l'aversion de Dieu dans le péché, c'est la peine du dam, laquelle est infinie
comme cette aversion, puisqu'elle est la perte d'un bien infini, c'est-à-dire
de Dieu. Mais ce qui correspond dans le péché à la conversion désordonnée,
c'est la peine du sens, laquelle aussi est finie.
Solutions :
1. Il ne convient pas à la justice de Dieu que le pécheur soit
tout à fait réduit à néant, parce que ce serait contraire à la perpétuité de la
peiné, qu'exige, avons-nous dit, la justice divine. Mais de celui qui est privé
des biens spirituels, on dit qu'il est réduit à rien : "Si je n'ai pas la
charité, je ne suis rien", dit l'Apôtre (1 Co 13, 2).
2. Cet argument est valable si l'on considère le péché sous
l'angle de l'aversion ; car ainsi l'homme pèche contre Dieu.
3. La durée de la peine répond à la durée de la faute, en
tenant compte non pas de l'acte mais de la tache qu'il laisse dans l'âme ; la
dette de peine dure aussi longtemps que cette tache. Mais la rigueur de la
peine répond à la gravité de la faute ; or, si la faute est de soi irréparable,
elle a de quoi durer à perpétuité, et c'est pourquoi une peine éternelle lui
est due. Mais sous l'angle de la conversion, elle ne comporte pas l'infinité,
elle n'est pas tenue, de ce fait, à une peine infinie en grandeur.
Objections :
1. Il semble que tout péché conduise à cela. Nous venons de
dire que la peine est proportionnée à la faute. Or, il y a une différence
infinie entre une peine éternelle et une peine temporelle ; tandis qu'entre un
péché et un autre la différence, semble-t-il, n'est jamais infinie puisque tout
péché est un acte humain et que l'acte humain ne peut être infini. Donc, étant
admis qu'il y a des péchés auxquels une peine éternelle est due, il semble
qu'il n'y en ait pas auquel soit due seulement une peine temporelle.
2. Le péché originel est le moindre des péchés. Aussi, selon saint
Augustin, "la peine la plus douce est réservée à ceux qui sont punis pour
le seul péché originel". Or, c'est déjà une peine perpétuelle. Jamais, en
effet, les enfants morts sans baptême, avec le péché originel, ne verront le
royaume de Dieu, comme cela ressort de ce que dit le Seigneur (Jn 3, 3) :
"Nul, s'il ne renaît de nouveau, ne peut voir le royaume de Dieu."
Par conséquent, à plus forte raison, pour tous les autres péchés la peine sera
éternelle.
3. Un péché ne mérite pas une peine plus grande du fait d'être
uni à un autre péché, chacun des deux ayant son propre châtiment taxé selon la
justice divine. Or le péché véniel est frappé d'une peine éternelle s'il se
trouve uni au péché mortel chez un damné, puisqu'il ne peut y avoir de
rémission en enfer. Donc le péché véniel mérite purement et simplement une
peine éternelle et à aucun péché n'est due une peine temporelle.
Cependant :
Saint Grégoire dit
que "certaines fautes plus légères sont remises après cette vie".
Tous les péchés ne sont donc pas punis d'une peine éternelle.
Conclusion :
Le péché cause,
avons-nous dit, l'obligation à une peine éternelle dans la mesure où il
contrarie d'une manière irréparable l'ordre de la justice divine en s'opposant
au principe même de l'ordre, c'est-à-dire de la fin ultime. Or il est évident
qu'en certains péchés, s'il y a quelque désordre, ce n'est cependant pas par
opposition à la fin ultime, mais seulement dans les moyens d'y atteindre, en
tant qu'on s'applique à ces moyens plus ou moins qu'on ne devrait, mais en
préservant l'ordre à la fin ultime. C'est ce qui arrive, par exemple, lorsqu'un
homme trop épris d'une réalité temporelle ne voudrait pourtant pas à cause
d'elle offenser Dieu en faisant quoi que ce soit contre son commandement. Le
péché, dans ce cas-là, n'expose donc pas à une peine éternelle, mais à une
peine temporelle.
Solutions :
1. Il n'y a pas une différence infinie entre les péchés sous
l'angle de la conversion au bien périssable, conversion en quoi consiste la
substance de l'acte. Mais il y a différence infinie sous l'angle de l'aversion,
car il y a des péchés que l'on commet par aversion de la fin ultime, et il y en
a au contraire qui supposent un désordre dans les moyens qui y conduisent. Or,
entre la fin ultime et les moyens d'y atteindre, la différence est infinie.
2. Le péché originel ne mérite pas une peine éternelle en
raison de sa gravité, mais en raison de la condition du sujet, c'est-à-dire de
l'homme, qui se trouve sans la grâce, alors que c'est seulement par la grâce
que se fait la rémission de la peine.
3. Il faut dire la même chose du péché véniel. L'éternité de
la peine, en effet, ne répond pas à la grandeur de la faute mais, comme nous
l'avons dit, à sa nature irrémissible.
Objections :
1. La chose ne paraît pas possible, car écarter la cause c'est
écarter l'effet. Or le péché est cause de la dette de peine ; donc, s'il est
écarté, la dette de peine cesse.
2. Le péché est écarté par là même que l'on revient à la vertu.
Mais lorsqu'on est vertueux, on n'encourt plus de peine, on mérite plutôt la
récompense. Donc, le péché étant écarté, il n'y a plus dette de peine.
3. "Les peines sont des remèdes", dit le Philosophe.
Mais, une fois que quelqu'un est guéri de la maladie, on ne lui donne plus de
remède. Donc si l'on est guéri du péché, la dette de peine ne subsiste pas.
Cependant :
Nous lisons au 2e
livre de Samuel (12, 13.14) que David dit à Nathan : "J'ai péché devant le
Seigneur", et Nathan répond à David : "Le Seigneur pardonne ton
péché, tu ne mourras pas ; cependant, parce que tu as été cause que les ennemis
du Seigneur ont blasphémé son nom, le fils qui t'est né va mourir." Voilà
donc quelqu'un que Dieu punit même après que son péché lui est remis. Ainsi, la
dette de peine subsiste après que le péché a été écarté.
Conclusion :
Dans le péché nous
pouvons considérer deux choses, l'acte de la faute, et la tache qui en est la
suite.
Pour ce qui est de
l'acte, il est clair que dans tous les péchés actuels, l'acte cessant, la dette
de peine demeure. L'acte du péché, en effet, rend un homme passible de la peine
dans la mesure où cet homme transgresse l'ordre de la justice divine ; il ne
rentre dans l'ordre que par la compensation de la peine.
Celle-ci rétablit
la juste égalité ; elle fait que celui qui a cédé plus qu'il ne devait à sa
propre volonté en agissant contre le commandement de Dieu, se rend aux
exigences de la justice divine en subissant, de bon coeur ou par force, quelque
chose qui contrarie sa volonté. Ce point est observé même dans les injustices
faites aux hommes : on vise à rétablir intégralement la juste égalité par la
compensation de la peine. Aussi est-il évident que, pour le péché comme pour
l'injustice commise, lorsque l'acte cesse, la dette de peine subsiste encore.
Mais, si nous
parlons de l'effacement de la tache, alors il est manifeste que la tache du
péché ne peut être effacée de l'âme que lorsque celle-ci se retrouve unie à
Dieu, puisque c'est en s'éloignant de lui qu'elle venait à perdre son propre
éclat, ce qui est la tache, comme nous l'avons expliqué plus haut. Or, l'homme
s'unit à Dieu par la volonté. C'est pourquoi la tache du péché ne peut être
enlevée à l'homme sans que sa volonté accepte l'ordre de la justice divine ; ce
qui signifie, ou que lui-même spontanément prendra sur lui de se punir en
compensation de la faute passée, ou encore qu'il supportera patiemment la peine
que Dieu lui envoie ; dans les deux cas, en effet, la peine a un caractère de
satisfaction. Mais une peine satisfactoire enlève quelque chose à la raison de
peine, car il est essentiel à la peine d'être contre la volonté. Or la peine
satisfactoire, bien qu'elle soit dans l'absolu opposée à la volonté, ne l'est
cependant pas dans le concret ; de ce fait elle est volontaire. Somme toute,
elle est purement et simplement volontaire, encore qu'involontaire à un certain
égard, selon ce que nous avons dit plus haut sur la qualité volontaire ou
involontaire des actes. Donc il faut conclure que, la tache de la faute étant
effacée, il peut subsister quand même une dette de peine ; ce n'est plus
toutefois une peine au sens absolu, mais une peine satisfactoire.
Solutions :
1. De même que, l'acte cessant, la tache demeure comme nous
l'avons dit plus haut, de même la dette peut demeurer aussi. Mais la tache
s'effaçant, la dette ne subsiste plus avec le même caractère, comme nous venons
de le dire.
2. A l'homme vertueux la peine ne doit plus être appliquée de
façon absolue, mais elle peut lui être due comme peine satisfactoire, parce que
ceci même appartient à la vertu : chercher à satisfaire pour tout ce qui
offense Dieu ou les hommes.
3. Une fois la tache effacée, on peut considérer comme guérie
la blessure que le péché faisait à la volonté. Mais la peine est encore requise
pour la guérison des autres facultés de l'âme que la faute passée avait
déréglées, si bien qu'il faut maintenant les soigner par un traitement
contraire. La peine est requise aussi pour rétablir l'équilibre de la justice,
et pour écarter le scandale des autres ; il importe que l'expiation édifie ceux
que la faute a scandalisés ; c'est ce qui se voit dans l'exemple de David,
allégué ci-dessus.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Il est dit en saint Jean (9, 2.3) au
sujet de l'aveugle-né : "Ni lui ni ses parents n'ont péché, pour qu'il
soit né aveugle." Nous voyons pareillement beaucoup d'enfants, même
baptisés, souffrir des peines graves ; fièvres, vexations des démons, et
quantité d'afflictions, alors que pourtant il n'y a plus de péché en eux après
qu'ils ont été baptisés. Et avant qu'ils aient été baptisés, il n'y avait pas
plus de péché chez eux que chez d'autres enfants qui n'ont pas eu à souffrir
ainsi. Toute peine n'est donc pas pour un péché.
2. Il y a la même raison, semble-t-il, à ce que des pécheurs
soient dans la prospérité et des innocents dans la peine. Or nous rencontrons
fréquemment l'un et l'autre dans la vie des hommes. A propos des pécheurs, le
Psaume (73, 5) dit en effet : "Ils n'ont pas le tracas des autres hommes ;
ils ne seront pas châtiés avec tout le monde." Et Job (21, 7) : "Les
impies sont bien vivants, ils ont eu le soulagement et le réconfort de leurs
richesses." Habacuc (1, 13) dit aussi : "Pourquoi regarder les
perfides et te taire quand l'impie foule aux pieds un plus juste que lui
?" Donc toute peine n'est pas infligée pour une faute.
3. Saint Pierre (1 P 2, 22) dit du Christ : "Il n'a pas
commis de faute, il n'y a pas eu de mensonge dans sa bouche", et pourtant
il ajoute au même endroit : "Il a souffert pour nous." Donc la peine
n'est pas toujours infligée par Dieu pour une faute.
Cependant :
Nous lisons au
livre de Job (4, 7-9) : "Quel est l'innocent qui a jamais péri ? Ou quand
les gens de bien ont-ils été rayés de ce monde ? N'ai-je pas vu plutôt périr au
soufre de Dieu ceux qui commettent l'iniquité ?" Et saint Augustin affirme
que toute peine est juste, et qu'elle est administrée pour un péché.
Conclusion :
La peine, on vient
de le dire, peut être considérée de deux manières : de façon absolue, et comme
une peine satisfactoire.
La peine
satisfactoire est en quelque sorte volontaire. Et, comme il arrive que des gens
très différemment passibles de la peine ne fassent qu'un par la volonté dans
l'amour qui les unit, il suit de là que parfois quelqu'un qui n'a pas péché
supporte volontairement une peine pour autrui, de même que dans les affaires
humaines nous voyons aussi que quelqu'un peut endosser la dette d'un autre.
Mais si nous
parlons de la peine considérée absolument, en tant qu'elle a raison de peine,
alors elle est toujours ordonnée à une faute propre ; mais tantôt à une faute
actuelle, comme lorsqu'on est puni par Dieu ou par les hommes pour le mal qu'on
a commis ; tantôt, au contraire, la peine est ordonnée à la faute originelle,
et cela, soit à titre de principe, soit à titre de conséquence. A titre de
principe, la peine du péché originel est que la nature humaine se trouve
abandonnée à elle-même, étant destituée du secours de la justice originelle ;
de là viennent toutes les misères qui tombent sur l'humanité par suite de la
déchéance de la nature.
Il faut cependant
savoir que parfois certaines choses paraissent être des peines, qui pourtant
n'ont pas absolument raison de peine. En effet, la peine est une espèce de mal,
nous l'avons dit dans la première Partie ; et le mal est une privation de bien.
Mais, comme les biens de l'homme sont de plusieurs sortes, ceux de l'âme, ceux
du corps, et les biens extérieurs, il arrive parfois que, si l'on subit
préjudice dans un bien moindre, c'est pour grandir dans un bien meilleur ;
ainsi quand on subit une perte d'argent pour soigner sa santé, ou une perte à
la fois d'argent et de santé pour le salut de son âme et pour la gloire de
Dieu. De telles pertes ne sont pas alors pour l'homme un mal absolu mais un mal
relatif. Elles n'ont donc pas absolument raison de peines, mais de remèdes, car
les médecins eux aussi font prendre des potions amères aux malades afin de leur
rendre la santé. Et puisque de pareilles épreuves n'ont pas proprement raison
de peine, elles ne se ramènent pas à des fautes comme à leur cause, sinon dans
la mesure où cette nécessité même d'appliquer des peines médicinales à la
nature humaine provient de la corruption de cette nature, châtiment du péché
originel. Dans l'état d'innocence, en effet, il n'y aurait pas eu besoin
d'amener personne à progresser dans la vertu par le moyen d'exercices pénibles.
C'est pourquoi ce qu'il y a de réellement pénible en cela se rattache à la faute
originelle comme à sa cause.
Solutions :
1. Ces défauts que l'on a de naissance ou encore dès l'enfance
sont l'effet et le châtiment du péché originel, on l'a dit. Ils demeurent même
après le baptême, pour la raison rapportée plus haut. Qu'ils n'existent pas
également chez tous, cela tient aux diversités d'une nature qui est abandonnée
à elle-même, comme nous l'avons expliqué. - Ces défauts cependant sont dans le
plan providentiel ordonnés au salut des hommes : soit de ceux qui les
subissent, soit des autres pour qui ils sont un avertissement. Ils sont
ordonnés aussi à la gloire de Dieu.
2. Les biens temporels et corporels sont assurément des biens
pour l'homme, mais de petits biens ; au contraire, les biens spirituels sont
les grands biens de l'homme. Il appartient donc à la justice divine d'accorder
aux gens vertueux des biens spirituels, et de leur donner, en fait de biens
temporels, ce qui suffit à la vertu. Comme dit Denys en effet "ce n'est
pas à la justice divine d'amollir la force des meilleurs par l'abondance des
choses matérielles". Quant aux autres, le fait même que les biens
temporels leur sont donnés, tourne à leur détriment spirituel ; de là cette
conclusion du Psaume (73, 6) : "C'est par là que l'orgueil s'est emparé
d'eux."
3. Le Christ a enduré une peine satisfactoire, non point pour
ses péchés mais pour les nôtres.
Objections :
1. Il semble que cela arrive puisqu'on lit dans l'Exode (20,
5) : "Je suis un Dieu jaloux, poursuivant l'iniquité des pères dans les
enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération pour ceux qui me
haïssent." En saint Matthieu (23, 35) nous lisons : "Que retombe sur
vous tout le sang des justes qui a été versé sur la terre."
2. La justice humaine dérive de la justice divine. Or suivant
la justice humaine les fils sont quelquefois punis pour leurs parents, par
exemple, dans le crime de lèse-majesté. Donc, suivant la justice divine aussi,
quelqu'un est puni pour le péché d'autrui.
3. Si l'on objectait qu'un fils n'est pas puni pour le péché
de son père, mais pour son propre péché en tant qu'il imite la malice
paternelle, on ne le dirait pas davantage des fils que des étrangers qui sont
punis de la même peine que ceux dont ils imitent les péchés. Il ne semble donc
pas que les fils soient punis pour leurs propres péchés, mais pour les péchés
de leurs parents.
Cependant :
Il est écrit en
Ézéchiel (18, 20) : "Le fils ne portera pas l'iniquité du père."
Conclusion :
Si nous parlons de
la peine satisfactoire, celle qui
est assumée volontairement, il arrive que quelqu'un la porte pour un autre en
tant qu'ils sont un en quelque sorte, nous l'avons déjà dit.
- Si nous parlons
de la peine infligée pour le péché
en tant qu'elle a raison de peine, alors chacun est puni uniquement pour sa
propre faute, parce que l'acte du péché est quelque chose de personnel.
- Si nous parlons
de la peine à caractère médicinal,
il arrive à quelqu'un d'être puni pour le péché d'autrui. Nous avons dit en
effet que la perte des biens du corps, ou encore celle du corps lui-même, sont
des peines médicinales ordonnées au salut de l'âme. Rien n'empêche, par
conséquent, que quelqu'un soit frappé de peines de cette nature, par Dieu ou
par les hommes, pour le péché d'un autre, comme les fils pour leurs pères et
les sujets pour leurs seigneurs, en tant qu'ils font partie de leur avoir.
Cependant, si le fils participe à la faute de son père ou le sujet à celle de
son seigneur, ce genre d'épreuve a raison de peine des deux côtés, c'est-à-dire
visant celui qui est puni comme celui pour qui il est puni. Si, au contraire,
le fils et le sujet ne participent pas à la faute, l'épreuve a le caractère
d'un châtiment à l'adresse de ceux pour qui ils sont punis ; tandis qu'elle a
seulement, chez ceux qui sont punis, le caractère d'un remède, sauf par
accident, en tant qu'ils consentent au péché d'autrui ; car, s'ils supportent
patiemment cette épreuve, elle est ordonnée au bien de leur âme. Mais, pour ce
qui est des châtiments spirituels, ils ne sont pas seulement des remèdes, parce
que le bien de l'âme n'est pas ordonné à un bien meilleur. C'est pourquoi nul
ne subit de dommage dans les biens de l'âme sans faute personnelle. C'est
pourquoi saint Jérôme dit dans une de ses lettres que par de telles peines
personne n'est puni pour autrui parce que, quant à l'âme, le fils n'appartient
pas au père. Le Seigneur dit pourquoi en Ézéchiel (18, 4) "Toutes les âmes
sont à moi."
Solutions :
1. Ces deux passages doivent être rapportés aux peines
temporelles ou corporelles ; on y considère les enfants comme le bien des
parents, les héritiers comme le bien de leurs devanciers. Autrement, si l'on
applique ces textes aux peines spirituelles, ils signifient qu'il y a imitation
dans la faute, d'où cette addition dans l'Exode : "Ceux qui me
haïssent", et dans saint Matthieu : "Vous comblez la mesure de vos
pères." - On dit que les péchés des parents sont punis chez leurs enfants,
parce que les enfants élevés dans les péchés de leurs parents sont encore plus
enclins à pécher, tant à cause de l'habitude qu'ils ont prises que de l'exemple
que leur a fait suivre l'autorité de leurs parents. Et les enfants méritent
même d'être châtiés plus que les parents, si la vue des peines infligées à
ceux-ci n'a pas réussi à les corriger eux-mêmes. Le texte de l'Exode dit encore
: "jusqu'à la troisième et quatrième génération", parce que
d'ordinaire les hommes vivent suffisamment pour voir la troisième et quatrième
génération ; et ainsi, mutuellement, les enfants peuvent voir les péchés des
parents pour les imiter, et les parents, les peines de leurs enfants pour s'en
attrister.
2. Ce sont des peines corporelles et temporelles que la
justice humaine inflige à quelqu'un pour le péché d'autrui. Ce sont des remèdes
ou médecines contre les fautes suivantes, soit en punissant les coupables, soit
en détournant les autres d'imiter leur exemple.
3. Lorsqu'il s'agit de punitions pour les péchés des autres,
les proches sont punis plus que les étrangers, d'abord parce que la peine qui
frappe les proches rejaillit en quelque sorte sur ceux qui ont fait le mal,
étant donné que le fils est, comme nous venons de l'expliquer, un avoir du père
; et aussi parce que les exemples comme les châtiments touchent davantage quand
ils sont dans la famille ; de là vient que lorsqu'un enfant a été élevé dans
les mauvais exemples des parents, il les suit avec plus de force ; et, si les
peines de ceux-ci ne l'ont pas effrayé, c'est qu'il apparaît plus obstiné
qu'eux, et mérite par là même un châtiment plus grand.
La distinction entre péché mortel et péché véniel étant fondée sur la
dette de peine, c'est maintenant qu'il faut traiter de ces deux sortes de
péchés. Et d'abord du péché véniel comparé au péché mortel (Question 88). Puis,
du péché véniel considéré en lui-même (Question 89).
1. Convient-il d'opposer péché véniel à péché mortel ? - 2. Se
distinguent-ils par le genre ? - 3. Le péché véniel est-il une disposition au
péché mortel ? - 4. Peut-il devenir mortel ? - 5. Une circonstance aggravante
peut-elle faire d'un péché véniel un péché mortel ? - 6. Le péché mortel
peut-il devenir véniel ?
Objections :
1. Cette opposition n'est pas fondée car saint Augustin nous a
dit : "Le péché est une parole, un acte ou un désir contraire à la loi
éternelle." Mais être contraire à la loi éternelle fait que le péché est
mortel. Donc tout péché est mortel et il n'y a pas lieu d'opposer péché véniel
à péché mortel.
2. "Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, ou
quelque autre chose que vous fassiez, dit l'Apôtre (1 Co 10, 31), faites tout
pour la gloire de Dieu." Mais quiconque pèche va contre ce précepte, car
un péché n'est jamais pour la gloire de Dieu. Et, comme c'est un péché mortel
d'aller contre un précepte, il apparaît qu'on ne peut jamais pécher que
mortellement.
3. Quiconque s'attache par amour à une chose, s'y attache, au
dire de saint Augustin, soit comme quelqu'un qui en jouit, soit comme quelqu'un
qui en use. Or le pécheur ne s'attache jamais au bien périssable comme
quelqu'un qui en use seulement, car il ne rapporte pas ce bien à celui qui nous
béatifie, ce qui est proprement user des choses, ainsi que saint Augustin
l’explique au même endroit. Pécher, c'est donc toujours jouir du bien
périssable. Mais "jouir des choses quand il faudrait seulement s'en
servir, c'est la perversité humaine", selon saint Augustin. Comme la
perversité qualifie le péché mortel, cela revient à dire semble-t-il, que
quiconque pèche, pèche mortellement.
4. S'approcher d'un terme, c'est par le fait même s'éloigner
d'un autre. Or quiconque pèche s'approche du bien périssable. Donc il s'éloigne
du bien impérissable. Donc il pèche mortellement. Donc la distinction entre
péché véniel et péché mortel est sans valeur.
Cependant :
Saint Augustin
qualifie de criminel ce qui mérite la damnation, mais de véniel ce qui ne la
mérite pas. Or le crime désigne le péché mortel. Donc le péché véniel est à
juste titre opposé au péché mortel.
Conclusion :
Il y a des choses
qui prises au sens propre ne paraissent pas être opposées, mais qui se trouvent
l'être si on les prend au sens figuré. Ainsi, rire ne s'oppose pas à se
dessécher ; mais dès que l'on dit métaphoriquement d'une prairie qu'elle est
riante à cause de son aspect verdoyant et fleuri, c'est tout l'opposé d'une
prairie qui se dessèche. De même, mortel, pris au sens propre et par référence
à la mort corporelle, ne semble pas être en opposition avec véniel ni
appartenir au même genre. Mais au sens figuré, qu'on emploie en parlant des
péchés, mortel s'oppose à véniel.
Puisque le péché
est une maladie de l'âme, comme nous l'avons vu, on dit qu'un péché est mortel
comme on dit qu'une maladie est mortelle du fait qu'en s'attaquant à un
principe elle introduit dans l'organisme un mal irréparable, nous l'avons dit
Or, le principe de la vie spirituelle, conforme à la vertu, c'est l'ordre de la
fin ultime, nous l'avons dit précédemment. Si cet ordre est détruit, on ne peut
le restaurer par un principe intrinsèque, mais seulement par la vertu divine,
nous l'avons dit déjà. Car, si le désordre est seulement dans les moyens, la
fin le répare, comme la vérité des principes corrige l'erreur si celle-ci ne
tombe que sur les conclusions. Par conséquent le désordre relatif à la fin
ultime ne peut être réparé par rien d'autre qui soit plus fondamental que lui,
pas plus que ne peut être redressée l'erreur qui porte sur les principes. C'est
pourquoi les péchés de cette sorte sont appelés mortels, comme étant
irréparables.
Pour ce qui est,
au contraire, des péchés qui représentent un désordre dans les moyens, ils sont
réparables, tant qu'on garde le sens de la fin ultime. Et ce sont eux qu'on
appelle véniels, car un péché obtient le pardon (venia), lorsqu'il
n'entraîne plus aucune dette de peine, et nous avons dit comment pouvait cesser
cette dette après que le péché lui-même avait cessé. - Il résulte donc de tout
cela que mortel et véniel s'opposent comme irréparable et réparable. Quand je
dis irréparable, j'entends par un principe intérieur, mais non par référence à
la vertu divine, qui peut remédier à toute maladie, corporelle et spirituelle.
Et c'est pourquoi on a raison d'opposer péché véniel à péché mortel.
Solutions :
1. Cette division du péché n'est pas celle d'un genre en
autant d'espèces, participant à titre égal de la nature du genre, mais le
partage d'une réalité analogique qu'on attribue selon des degrés divers. C'est
pourquoi la parfaite raison de péché, définie par saint Augustin convient au
péché mortel. Le péché véniel est appelé péché selon une raison imparfaite et
par référence au péché mortel, de même que l'accident est appelé être par
référence à la substance et selon une raison imparfaite de l'être. En effet, le
péché véniel n'est pas contre la loi, parce que celui qui pèche véniellement ne
fait pas ce que la loi prohibe et n'omet pas, non plus, ce à quoi elle oblige
par précepte ; mais il agit en dehors de la loi, parce qu'il n'observe pas la
mesure raisonnable que la loi a en vue.
2. Ce précepte de l'Apôtre est affirmatif ; aussi
n'oblige-t-il pas à tout moment, de sorte qu'on ne va pas contre ce précepte
chaque fois qu'on ne rapporte pas, d'une manière actuelle, à la gloire de Dieu,
tout ce que l'on fait. Il suffit donc que quelqu'un, d'une manière habituelle,
rapporte à Dieu sa personne et tous ses biens, pour qu'il ne commette pas un
péché mortel toutes les fois qu'un acte de sa vie n'est pas rapporté à la
gloire de Dieu d'une manière actuelle. Or le péché véniel n'exclut pas la
référence habituelle de l'acte humain à la gloire de Dieu ; il exclut seulement
la référence actuelle, car il n'exclut pas la charité, qui oriente d'une
manière habituelle vers Dieu. Il ne s'ensuit donc pas que celui qui pèche
véniellement pèche mortellement.
3. Celui qui pèche véniellement s'attache aux biens temporels,
non comme quelqu'un qui en jouit, puisqu'il n'y met pas sa fin, mais comme
quelqu'un qui en use, les rapportant à Dieu non en acte, mais par habitus.
4. Le bien périssable, à moins qu'on ne fasse de lui une fin,
ne se présente pas comme un terme s'opposant au bien périssable, car il est un
moyen et le moyen n'a pas raison de fin.
Objections :
1. Il ne semble pas que péché véniel et péché mortel diffèrent
par le genre en ce sens que certain péché serait mortel par son genre, et un
autre véniel par son genre. Car le genre bon et mauvais se prend, dans les
actes humains, par rapport à la matière ou à l'objet, nous l'avons dit. Mais en
n'importe quel objet ou quelle matière, il arrive de pécher mortellement et
véniellement ; n'importe quel bien périssable, l'homme peut en effet l'aimer
soit moins que Dieu, ce qui est pécher véniellement, soit plus que Dieu, ce qui
est pécher mortellement. Il n'y a donc pas entre péché véniel et péché mortel
une différence de genre.
2. Comme nous l'avons dit, on appelle péché mortel celui qui
est irréparable, péché véniel celui qui est réparable. Or, être irréparable
convient au péché de malice, que certains appellent irrémissible ; être
réparable convient au péché commis par faiblesse ou par ignorance, que l'on
appelle rémissible. Il y a donc entre le péché mortel et le péché véniel la
même différence qu'entre le péché de malice et celui de faiblesse ou
d'ignorance. Or ce n'est pas là une différence de genre mais de cause, ainsi
qu'il a été dit précédemment. Donc il n'y a pas de différence générique entre
péché véniel et péché mortel.
3. On dit plus haut - que les mouvements imprévus, aussi bien
de sensualité que de raison sont des péchés véniels. Or les mouvements imprévus
se rencontrent en n'importe quel genre de péché. Il n'y a donc pas de péchés
véniels par leur genre.
Cependant :
Saint Augustin
énumère, dans un sermon sur le purgatoire, certains genres de péchés véniels et
certains genres de péché mortels.
Conclusion :
Véniel vient de venia,
qui veut dire pardon. Par conséquent, un péché peut être appelé véniel en
plusieurs sens. 1° Parce qu'il aura effectivement obtenu le pardon : c'est
ainsi, pour saint Ambroise, que tout péché devient véniel par la pénitence ; et
c'est là un péché véniel par son issue. 2° Autrement, un péché est appelé
véniel parce qu'il n'est pas tel, en soi, qu'il ne puisse obtenir le pardon,
totalement ou en partie. En partie, lorsqu'il y a en lui quelque chose qui
diminue la faute, par faiblesse ou ignorance ; on l'appelle véniel par sa
cause. Mais il est véniel en totalité, lorsqu'il ne supprime pas l'ordre à la
fin dernière et que, par suite, il ne mérite pas une peine éternelle mais une
peine temporelle ; et c'est cette sorte de véniel qui nous intéresse en ce
moment.
Il est avéré en
effet que les deux premières manières ne représentent pas un genre déterminé.
Mais ce qui est appelé véniel de la troisième manière peut avoir un genre
déterminé, à tel point qu'on pourra parler, en fait de péché, d'un genre véniel
et d'un genre mortel, dans le sens où le genre d'un acte, comme son espèce, est
déterminé par l'objet. - En effet, lorsque la volonté se porte à une chose qui,
de soi, s'oppose à la charité par laquelle on est ordonné à la fin ultime, le
péché, par son objet même, a de quoi être mortel. Il est par conséquent d'un
genre mortel ; qu'il soit contre l'amour de Dieu, comme le blasphème, le
parjure, etc. ou contre l'amour du prochain, comme l'homicide, l'adultère, etc.
Ce sont donc là des péchés mortels par leur genre même. En revanche, la volonté
du pécheur se porte quelquefois à quelque chose qui contient en soi un désordre
mais n'est pas cependant contraire à l'amour de Dieu et du prochain, tel que
parole oiseuse, rire superflu, etc. ; de tels péchés sont, véniels par leur
genre, comme nous l'avons dit plus haut.
Mais les actes
moraux reçoivent leur raison de bien ou de mal non seulement de l'objet, mais
aussi, comme nous l'avons établi en son lieu, de certaine disposition de
l'agent ; il arrive donc parfois que ce qui est un péché du genre véniel en
raison de son objet devient mortel en raison de l'agent. Ou bien parce que
celui-ci y met sa fin ultime, ou bien parce qu'il se dispose par là à quelque
chose qui est du genre péché mortel, par exemple quand un individu tient des
propos oiseux en vue de commettre l'adultère. De même encore, du fait de
l'agent, il arrive qu'un péché dont le genre est mortel devient véniel parce
que l'acte est inachevé, c'est-à-dire non délibéré par la raison, laquelle est
le principe propre de l'acte mauvais ; c'est ce que nous avons expliqué plus
haut à propos des mouvements imprévus d'infidélité.
Solutions :
1. Du fait que quelqu'un choisit ce qui contredit la charité
divine, il est convaincu de le préférer à celle-ci et par conséquent de l'aimer
plus que Dieu. Voilà pourquoi, si des péchés sont d'un tel genre qu'ils
contredisent de soi la charité, c'est qu'il y a en eux quelque chose qui est
aimé au-dessus de Dieu. Et ainsi, ils sont mortels par leur genre même.
2. Cet argument est valable pour le péché qui est véniel par
sa cause.
3. Cet argument vaut pour le péché qui est véniel par
inachèvement de l'acte.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car un des termes opposés ne dispose pas
à l'autre. Or le péché véniel et le péché mortel se distinguent en s'opposant,
on vient de le dire. Donc le péché véniel ne dispose pas au péché mortel.
2. Un acte dispose à quelque chose qui lui ressemble dans la
même espèce : ainsi, dit le Philosophe, la répétition d'actes semblables
engendre des dispositions ou habitus semblables. Mais nous venons de dire que
péché mortel et péché véniel ne sont ni dans le même genre ni dans la même
espèce. Donc le péché véniel ne dispose pas au péché mortel.
3. Si l'on appelle péché véniel ce qui prépare au péché
mortel, il faudra que tout ce qui prépare au péché mortel soit péché véniel. Or
toutes les bonnes oeuvres sont dans ce cas, puisque saint Augustin dit dans sa
"Règle" que "l'orgueil s'insinue dans les bonnes oeuvres, pour
les détruire". Donc, même les bonnes oeuvres seront des péchés véniels, ce
qui est absurde.
Cependant :
Il est dit dans
l'Ecclésiastique (29, 1 Vg) : "Celui qui méprise les petites choses, se
perd peu à peu." Or celui qui pèche véniellement semble bien mépriser les
petites choses. Donc peu à peu il se prépare à tomber tout à fait par le péché
mortel.
Conclusion :
La disposition est
en quelque manière une cause. Aussi y a-t-il deux sortes de dispositions, comme
il y a deux sortes de causes. Il y a une cause qui meut directement à l'effet,
comme ce qui est chaud donne de la chaleur. Il y a une cause qui meut
indirectement en écartant l'obstacle : celui qui remue la colonne, on dit qu'il
remue la pierre posée dessus. D'après cela, l'acte du péché a deux façons de
disposer à un résultat. 1° Il a une manière directe, qui est de disposer à un
acte de même espèce. De cette manière, premièrement et par soi, un péché du
genre véniel ne prépare pas à un péché du genre mortel, puisqu'ils ne sont pas
de même espèce. Mais de cette manière pourtant le péché véniel peut déjà
disposer, suivant un certain enchaînement, à un péché qui soit mortel par le
fait de l'agent ; en effet, si la disposition ou habitus s'est accrue par des
actes répétés de péchés véniels, le désir de pécher peut croître dans une telle
proportion que celui qui pèche mettra sa fin dans le péché véniel ; car,
lorsque quelqu'un a un habitus, toute sa fin consiste à agir suivant cet
habitus, de sorte qu'en multipliant ainsi les péchés véniels on se dispose au
péché mortel. 2° L'acte humain a une autre manière de disposer à quelque chose,
c'est d'écarter l'obstacle. De cette manière un péché de genre véniel peut fort
bien disposer à un péché de genre mortel. En effet, celui qui pêche dans le
genre véniel transgresse un ordre et, par le fait même qu'il s'accoutume à ne
pas soumettre sa volonté dans les petites choses, à l'ordre voulu, il se
dispose à ne pas la soumettre non plus aux exigences de la fin ultime, en
faisant un choix qui sera un péché mortel.
Solutions :
1. Péché véniel et péché mortel ne s'opposent pas comme deux
espèces d'un même genre, mais comme un accident vis-à-vis de la substance.
Aussi, de même qu'un accident peut être une disposition à une forme
substantielle, de même le péché véniel au péché mortel.
2. Le péché véniel ne ressemble pas au péché mortel par son
espèce. Cependant, ce sont deux genres qui se ressemblent en tant qu'ils
comportent l’un et l'autre, bien que différemment, l'absence de l'ordre voulu.
3. Une bonne oeuvre n'est pas par soi une disposition au péché
mortel ; cependant elle peut en être par accident la matière ou l'occasion.
Mais le péché véniel, nous l'avons dit, dispose par soi au péché mortel.
Objections :
Il semble bien. Saint
Augustin commentant saint Jean : "Celui qui refuse de croire au Fils ne
verra pas la vie", déclare : "Les péchés moindres (ou véniels) si on
les néglige, en viennent à tuer." Mais on appelle péché mortel celui qui
tue l'âme spirituellement. Donc le péché véniel peut devenir mortel.
2. Le mouvement de sensualité qui précède le consentement de
la raison est péché véniel ; mais celui qui suit ce consentement est péché
mortel, on l'a dit. Donc un péché véniel peut devenir mortel.
3. Péché véniel et péché mortel diffèrent comme maladie
curable et maladie incurable, nous l'avons dit. Or une maladie curable peut
devenir incurable. Donc le péché véniel peut devenir mortel.
4. Une disposition peut se transformer en habitus. Or le péché
véniel est une disposition au péché mortel, on vient de le dire. Il peut donc
se transformer en péché mortel.
Cependant :
Des choses qui
diffèrent à l'infini ne sauraient être transformées l'une en l'autre. Or tel
est, d'après ce que nous avons dit, le cas du péché mortel et du péché véniel.
Donc le péché véniel ne peut pas devenir mortel.
Conclusion :
Que le péché
véniel devienne mortel, cela peut s'entendre de trois manières. 1° Dans ce sens
qu'un acte numériquement identique serait d'abord péché véniel et ensuite
mortel. Cela n'est pas possible, parce que le péché, comme tout acte moral,
consiste principalement dans un acte de la volonté ; ce qui fait que si la
volonté change, on ne peut plus dire qu'il y a moralement un seul acte, bien que
l'action dans son être naturel soit continue ; et, si la volonté ne change pas,
il n'est pas possible de passer du péché véniel au péché mortel. 2° On peut
vouloir dire que ce qui est véniel en son genre devient mortel. La chose est
possible lorsque l'on met sa fin dans le péché véniel, ou qu'on le rapporte à
un péché mortel comme à une fin, nous l'avons dit. 3° On peut vouloir dire que
beaucoup de péchés véniels font un péché mortel. Si l'on entend par là qu'avec
de nombreux péchés véniels on pourrait constituer un seul péché mortel dans son
entier, c'est faux.
Car tous les
péchés véniels du monde ne peuvent être passibles de peine autant qu'un seul
péché mortel. Quant à la durée, c'est évident, puisque le péché mortel est
passible d'une peine éternelle, et le péché véniel d'une peine temporelle.
Quant à la peine du dam, c'est évident aussi, puisque le péché mortel encourt
la privation de la vision divine, à quoi nul autre châtiment ne peut être
comparé, dit saint Jean Chrysostome. Quant à la peine du sens, c'est évident
aussi en ce qui concerne le ver rongeur de la conscience, bien que pour la
peine du feu les châtiments ne soient peut-être pas sans proportion. Mais, si
l'on veut dire que la multiplication des péchés véniels prédispose à un péché
mortel, alors c'est vrai, comme nous l'avons montré dans les deux sens où le
péché véniel dispose au péché mortel.
Solutions :
1. Saint Augustin parle en ce sens que la multiplication des
péchés véniels prédispose au péché mortel.
2. Le même mouvement de sensualité qui a devancé le
consentement de la raison ne deviendra jamais un péché mortel. Il y faut l'acte
de la raison consentante.
3. La maladie corporelle n'est pas un acte mais une
disposition permanente ; aussi, tout en demeurant la même, elle peut changer.
Tandis que le péché véniel est un acte qui passe et ne peut être repris. A cet
égard il n'y a donc pas de ressemblance.
4. La disposition qui devient un habitus est comme une chose
inachevée qui s'achève dans la même espèce ; ainsi, une science imparfaite,
lorsqu'elle arrive à se parfaire, devient un habitus. Mais le péché véniel est
une disposition d'un autre genre ; elle aboutit au péché mortel comme un
accident aboutit à une forme substantielle, sans jamais se transformer en elle.
Objections :
1. Apparemment oui. Saint Augustin dit en effet que "la
colère, si elle dure, et l'ivresse, si elle devient fréquente, passe au nombre
des péchés mortels". Or la colère et l'ivresse, par leur genre même, ne
sont pas des péchés mortels mais des péchés véniels ; sans quoi ce seraient
toujours des péchés mortels. Donc la circonstance fait que le péché véniel est
mortel.
2. Le Maître des Sentences dit, de son côté, que "la
délectation, si on la prolonge, est péché mortel, et si on ne la prolonge pas,
péché véniel". Mais la prolongation n'est qu'une circonstance. Donc, la
circonstance fait d'un péché véniel un péché mortel.
3. Il y a plus de différence entre le mal et le bien qu'entre
le péché véniel et le péché mortel, qui sont tous les deux dans le genre mal.
Or une circonstance fait d'un acte bon un acte mauvais, comme quand on donne
l'aumône par vaine gloire. Elle peut donc, bien plus encore, faire d'un péché
véniel un péché mortel.
Cependant :
Puisque la
circonstance est un accident, sa grandeur ne peut dépasser la grandeur de
l'acte lui-même, celle qu'il tient de son genre, car le sujet l'emporte
toujours sur l'accident dont il est affecté. Donc, si l'acte est péché véniel
par son genre, il ne pourra, par suite d'une circonstance, devenir péché
mortel, puisque le péché mortel dépasse en quelque sorte à l'infini la grandeur
du péché véniel, nous l'avons montré.
Conclusion :
Ainsi que nous
l'avons dit en traitant des circonstances la circonstance comme telle est
l'accident de l'acte moral. Cependant il peut arriver qu'elle se présente comme
la différence spécifique de l'acte ; elle perd alors la qualité de circonstance
et constitue l'espèce morale. Or cela se produit dans les péchés lorsque la
circonstance ajoute une laideur ou difformité d'un genre nouveau ; ainsi lorsque
quelqu'un s'approche d'une femme qui n'est pas à lui, l'acte a toute la laideur
opposée à la chasteté ; mais, s'il s'approche d'une femme qui n'est pas la
sienne et qui est l'épouse d'un autre, c'est une nouvelle laideur, opposée à la
justice, puisqu'il est contraire à la justice de s'emparer du bien d'autrui ;
et dans ce cas une circonstance comme celle-là constitue une nouvelle espèce de
péché, appelée l'adultère.
Or il est
impossible qu'une circonstance fasse d'un péché véniel un péché mortel si elle
n'apporte pas une laideur d'un autre genre. En effet, nous avons dit que la
laideur du péché véniel consiste en ce qu'il comporte un désordre dans les
moyens ; alors que la laideur du péché mortel implique un désordre à l'égard de
la fin ultime. Manifestement donc, la circonstance ne peut faire d'un péché
véniel un péché mortel lorsqu'elle demeure une circonstance, mais seulement
lorsqu'elle fait passer dans une autre espèce l'acte moral et qu'elle en
devient en quelque sorte la différence spécifique.
Solutions :
1. La longueur de temps n'est pas une circonstance qui
entraîne dans une autre espèce, pas plus que la fréquence ou l'assiduité, à
moins que ce ne soit par accident, à cause d'un élément supplémentaire. En
effet, une chose n'acquiert pas une nouvelle espèce du fait qu'elle se
multiplie ou se prolonge, à moins que dans l'acte prolongé ou multiplié quelque
élément ne survienne qui change l'espèce, par exemple de la désobéissance, du
mépris ou quelque chose de ce genre.
Pour la colère
donc, comme elle est un mouvement de l'âme qui porte à nuire au prochain, voici
ce qu'il faut dire. Si la nuisance vers laquelle tend le mouvement de colère
est telle que par Son genre même elle soit péché mortel, homicide ou vol par
exemple, une pareille colère est par son genre péché mortel. Pour qu'elle soit
péché véniel, il faut qu'elle reste inachevée dans son acte en tant qu'elle est
un mouvement soudain de sensualité. Mais, si elle se prolonge, c'est qu'il y a
consentement de la raison, et le mouvement revient alors à ce qu'il est
naturellement dans son genre. Si, au contraire, la nuisance vers laquelle tend
le mouvement de colère est vénielle en son genre, comme lorsqu'on se fâche
contre quelqu'un et qu'on veut lui dire une parole vive et moqueuse pour le
blesser un peu, cette colère, si prolongée qu'elle soit, ne sera pas péché
mortel, sauf peut-être par accident, comme s'il devait en sortir un grave
scandale, ou pour quelque motif de cette sorte.
Pour l'ivresse, il
faut dire qu'elle est, par son essence même, péché mortel. Qu'un homme, sans
nécessité, se rende impuissant à se servir de sa raison, de cette raison par
laquelle l'homme s'ordonne à Dieu et se soustrait à de multiples occasions de
pécher, qu'il fasse cela uniquement pour le plaisir de boire, c'est expressément
contraire à la vertu. S'il n'y a là parfois que péché véniel, c’est par
ignorance ou par faiblesse ; tel est le cas de celui qui ne sait pas la force
du vin, ou ne connaît pas sa propre faiblesse, et ne pense donc pas qu'il va
s'enivrer ; alors, en effet, on ne lui reproche pas précisément de s'être
enivré mais seulement d'avoir trop bu. Mais l'homme qui s'enivre souvent ne
peut s'excuser par cette ignorance ; on voit plutôt que sa volonté préfère
subir l'ivresse que s'abstenir de trop boire ; aussi le péché revient-il alors
à sa propre nature.
2. Nous ne prétendons pas que la délectation à laquelle on
s'est arrêté soit péché mortel, si ce n'est dans les matières qui, par leur
genre même, sont des péchés mortels. Et dans ces matières, si la délectation à
laquelle on ne s'est pas arrêté n'est que péché véniel, cela tient à
l'inachèvement de l'acte, ainsi qu'on vient de le dire à propos de la colère.
On parle, en effet, de colère durable et de délectation prolongée ou
"morose", à cause de l'approbation donnée par la raison délibérante.
3. La circonstance ne fait d'un acte bon un acte mauvais que
si elle constitue l'espèce du péché ; nous l'avons établi en son lieu.
Objections :
1. Il semble bien, car la distance entre péché véniel et péché
mortel est la même dans le sens contraire. Or le péché véniel devient mortel,
nous venons de le dire. Donc le péché mortel peut aussi devenir véniel.
2. De péché véniel à péché mortel nous plaçons la différence
en ce que l'homme qui pèche mortellement aime la créature plus que Dieu, tandis
que celui qui pèche véniellement aime la créature moins que Dieu. Or, il arrive
que, tout en faisant une chose qui dans son genre est péché mortel, quelqu'un
aime cependant la créature moins que Dieu ; c'est le cas de l'individu qui, ne
sachant pas que la fornication simple est péché mortel, et contraire à l'amour
divin, la commet, de telle manière pourtant qu'il serait prêt à y renoncer,
pour l'amour de Dieu, s'il savait qu'en faisant cela il agit contre cet amour.
Donc il péchera véniellement, et c'est ainsi qu'un péché mortel peut devenir
véniel.
3. On l'a dit, il y a plus de différence entre le bien et le
mal qu'entre le péché véniel et le péché mortel. Or un acte qui de soi est
mauvais peut devenir bon ; ainsi, l'homicide peut devenir un acte de justice,
comme on le voit chez le juge qui exécute un criminel. Donc, bien davantage un
péché mortel peut devenir véniel.
Cependant :
L’éternel ne peut
jamais devenir temporel. Or le péché mortel mérite une peine éternelle, le
péché véniel une peine temporelle. Donc, jamais le péché mortel ne peut devenir
véniel.
Conclusion :
Véniel et mortel
diffèrent, nous l'avons dit, comme parfait et imparfait dans le genre péché. Or
l'imparfait peut par addition venir à la perfection. C'est pourquoi ce qui est
véniel est rendu mortel par le fait même qu'il s'y ajoute une difformité morale
appartenant au genre péché mortel, comme lorsqu'on dit des paroles oiseuses
afin de commettre la fornication. Mais ce qui est déjà parfait ne peut pas
devenir imparfait par addition. Et c'est pourquoi le péché mortel ne devient
pas véniel par le fait qu'il s'y ajoute quelque difformité appartenant au genre
péché véniel ; le péché de celui qui commet la fornication pour dire des
paroles oiseuses, n'est pas diminué mais plutôt aggravé par cette laideur qui
s'y ajoute.
Cependant, ce qui
est mortel en son genre peut être véniel à cause de l'imperfection de l'acte,
parce que cet acte, ainsi qu'il ressort de ce que nous avons dit, ne parvient
pas à réaliser parfaitement la raison même de l'acte moral, du fait qu'il n'est
pas délibéré mais imprévu. Et cela se produit par une certaine soustraction, un
manque de raison délibérée. Et parce que c'est la raison délibérée qui donne
son espèce à l'acte moral, il s'ensuit qu'une terre soustraction dissout
l'espèce morale.
Solutions :
1. Véniel diffère de mortel comme l'imparfait du parfait,
comme l'enfant de l'adulte. Or, d'enfant on devient adulte, mais non l'inverse.
Aussi l'argument ne porte pas.
2. Si l'ignorance est telle qu'elle excuse entièrement la
faute, comme chez le furieux ou le dément, alors celui qui commet la
fornication par suite d'une ignorance pareille ne pèche ni véniellement ni
mortellement. Mais si l'ignorance n'est pas invincible, alors elle est
elle-même un péché et contient un manque d'amour de Dieu, puisque l'homme
néglige d'apprendre ce par quoi il peut demeurer dans l'amour divin.
3. Comme dit saint Augustin, "les actes mauvais en
eux-mêmes ne peuvent être rendus bons par aucune fin". Or l'homicide est
le meurtre d'un innocent, et d'aucune manière on ne peut faire que cela soit
bon. Mais "le juge qui fait mourir le bandit, ou le soldat qui tue
l'ennemi de l'État, on ne les appelle pas des homicides", dit encore saint
Augustin.
1. Le péché véniel produit-il une
tache dans l'âme ? - 2. La caractéristique du péché véniel figurée par "le
bois, le foin et la paille" (1 Co 3, 12). - 3. Dans l'état d'innocence,
l'homme aurait-il pu pécher véniellement ? - 4. L'ange, bon ou mauvais, le
peut-il ? - 5. Les premiers mouvements des infidèles sont-ils des péchés
véniels ? - 6. Le péché véniel peut-il coexister avec le péché originel seul ?
Objections :
1. Il semble que oui, car saint Augustin affirme : "Si
les péchés véniels se multiplient, ils ravagent à tel point notre beauté qu'ils
nous privent des embrassements de l'époux céleste." Or, la tache n'est pas
autre chose que cette perte de la beauté. Donc, les péchés véniels produisent
une tache dans l'âme.
2. Le péché mortel produit une tache dans l'âme à cause du
dérèglement qu'il cause dans les actes et dans les affections du pécheur. Or,
dans le péché véniel il y a un certain dérèglement des actes et des affections.
Donc il produit une tache dans l'âme.
3. La tache de l'âme vient de son contact, par l'amour, avec
une réalité temporelle, on l'a déjà dit. Or, dans le péché véniel, ce contact
existe, par un amour désordonné. Donc, le péché véniel introduit dans l'âme une
tache.
Cependant :
Lorsque le
Seigneur a voulu, comme dit l'Apôtre (Ep 5, 25), "se présenter à lui-même
une Église éclatante n'ayant ni tache ni ride", cela veut dire, d'après la
Glose, "n'ayant rien de criminel". C'est donc, semble-t-il, le propre
du péché mortel de produire une tache dans l'âme.
Conclusion :
Nous l'avons dit,
cette tache est une perte d'éclat par suite d'un contact, comme on le voit dans
les choses matérielles, d'où le mot est passé par comparaison avec les choses
de l'âme. Or, le corps a un double éclat : l'un qui provient du bon état
intrinsèque des membres et du teint ; l'autre du rayonnement extérieur qui
vient s'y ajouter. De même, il y a aussi dans l'âme un double éclat, l'un qui
est dans les habitus et comme intrinsèque, l'autre qui est dans les actes comme
un rayonnement extérieur. Or, le péché véniel empêche bien l'éclat des actes, mais
non celui des habitus, car il n'exclut ni ne diminue, ainsi que nous le verrons
par la suite, l'habitus de la charité et des autres vertus ; il en empêche
seulement les actes. - D'autre part, une tache étant quelque chose qui reste
sur l'objet taché se rapporte plutôt, semble-t-il, à la perte de l'éclat
habituel qu'à celle de l'éclat actuel. Donc, à proprement parler, le péché
véniel ne fait pas de tache dans l'âme. Et, si on le dit quelquefois, c'est en
ce sens tout à fait relatif qu'il empêche l'éclat provenant de l'activité des
vertus.
Solutions :
1. Saint Augustin veut parler du cas où les péchés véniels
prédisposent au péché mortel. Autrement, ils ne rendraient pas indigne des
embrassements de l'époux céleste.
2. Le dérèglement de l'acte détruit l'habitus de la vertu dans
le péché mortel, mais non dans le péché véniel.
3. Dans le péché mortel, l'âme s'applique par amour à une
réalité temporelle comme à une fin, et par là l'influx de la lumière de grâce
est totalement arrêté, puisqu'il rejoint ceux qui adhèrent à Dieu comme à leur
fin ultime, par la charité. Mais dans le péché véniel l'homme n'adhère pas à la
créature comme à sa fin ultime. Ce n'est donc pas pareil.
Objections :
1. Cette caractéristique est inexacte. Car l'Apôtre en cet
endroit (3, 12) parle de ceux qui bâtissent avec ces matériaux sur un fondement
spirituel. Or les péchés véniels sont en dehors de l'édifice spirituel, tout
comme les opinions fausses sont en dehors de la science. Donc les matériaux en
question désignent mal les péchés véniels.
2. Celui qui bâtit avec du bois, du foin et de la paille, on
dit qu'il "sera sauvé comme à travers le feu". Mais quelquefois celui
qui commet des péchés véniels ne sera pas sauvé du tout, même par le feu ;
ainsi, lorsque les péchés véniels se rencontrent chez celui qui meurt avec le
péché mortel. Donc le texte s'applique mal aux péchés véniels.
3. D'après l'Apôtre, il y en a d'autres qui bâtissent avec
"de l'or, de l'argent et des pierres précieuses", c'est-à-dire
l'amour de Dieu, l'amour du prochain et les bonnes oeuvres ; et d'autres qui
bâtissent avec "du bois, du foin et de la paille". Or, même ceux qui
aiment Dieu et le prochain et qui font de bonnes oeuvres, commettent des péchés
véniels, car il est écrit dans la 1e épître de saint Jean (1, 8) : "Si
nous disons que nous sommes sans péché, nous nous abusons." Donc, les
trois choses en question ne désignent pas exactement les péchés véniels.
4. Il y a dans les péchés véniels beaucoup plus de trois
différences ou degrés. On ne peut donc pas dire que tous les péchés véniels
soient compris sous ces trois mots.
Cependant :
L’Apôtre dit de
celui qui bâtit avec du bois, du foin et de la paille, qu'il "sera sauvé
comme par le feu", c'est-à-dire qu'il subira une peine, mais qui ne sera
pas éternelle. Or, l'obligation à une peine temporelle appartient en propre au
péché véniel. Donc ces trois mots signifient bien les péchés véniels.
Conclusion :
Certains ont pensé
que le fondement dont il s'agit ici, c'est la foi informe, sur laquelle les uns
élèvent de bonnes oeuvres, que figurent l'or, l'argent et les pierres
précieuses, tandis que d'autres élèvent des péchés, même des péchés mortels,
que représentent le bois, le foin et la paille. Mais saint Augustin n'approuve
pas cette interprétation. L'Apôtre dit, en effet, dans l'épître aux Galates (5,
21) : "Celui qui accomplit les oeuvres de la chair, n'obtiendra pas le
royaume de Dieu", qui est le salut. Et, par ailleurs, il assure que
"celui qui bâtit avec du bois, du foin et de la paille, sera sauvé, comme
à travers le feu". On ne peut donc pas comprendre par là les péchés
mortels.
Aussi certains
disent-ils qu'on doit entendre par là les bonnes oeuvres, celles qui font
vraiment partie de l'édifice spirituel, mais auxquelles se mêlent cependant des
péchés véniels. Ainsi un homme a le souci de sa famille, ce qui est une bonne
chose, mais il mêle à ce souci un trop grand amour de sa femme, de ses enfants
ou de ses biens, tout en étant cependant soumis à Dieu, au point que, même pour
eux, il ne voudrait rien faire contre Dieu.
Mais ce n'est pas
encore là, semble-t-il, la bonne explication. Manifestement, en effet, toutes
les bonnes oeuvres se réfèrent à la charité pour Dieu et le prochain. Elles
font songer, par conséquent, à l'or, à l'argent, aux pierres précieuses ;
nullement au bois, au foin ni à la paille.
Il faut donc
entendre par ces choses les péchés véniels eux-mêmes, tels qu'ils se mélangent
aux soucis terrestres. Car, de même que ces sortes de matériaux s'entassent
dans une maison sans appartenir à la substance même de l'édifice, et peuvent
être brûlés alors que l'édifice subsiste, de même, les péchés véniels peuvent
aussi se multiplier dans l'homme, tandis que l'édifice spirituel subsiste. Et
c'est pour ces péchés-là que l'homme doit endurer la purification par le feu,
soit le feu de l'épreuve temporelle en cette vie, soit celui du purgatoire
après cette vie, et il obtient cependant le salut éternel.
Solutions :
1. Lorsqu'on dit que les péchés véniels s'élèvent sur le
fondement spirituel, ce n'est pas comme s'ils y étaient directement superposés
; mais ils y sont juxtaposés : c'est ainsi que le Psaume (137, 1) dit :
"Sur les fleuves de Babylone", pour dire : A côté d'eux. De fait, les
péchés véniels ne détruisent pas l'édifice spirituel, nous venons de le dire.
2. On ne dit pas de tous ceux qui bâtissent avec du bois, du
foin et de la paille, qu'ils sont sauvés comme à travers le feu ; on le dit
seulement de celui "qui bâtit sur le fondement", lequel n'est pas,
comme quelques-uns le croyaient, la foi informe, mais la foi informée par la
charité, selon l'Apôtre (Ep 3, 17) : "Enracinés et fondés dans la charité."
Donc, celui qui meurt avec un péché mortel et des péchés véniels a bien dans sa
construction du bois, du foin et de la paille ; mais ces matériaux ne sont pas
bâtis sur le fondement spirituel, et c'est pourquoi cet homme-là ne sera pas
sauvé, même comme par le feu.
3. Ceux qui sont dégagés du soin des choses temporelles, bien
que parfois ils pêchent véniellement, ne commettent cependant que de légers
péchés véniels, et s'en purifient très fréquemment par la ferveur de leur
charité. Aussi ceux-là ne bâtissent pas avec des péchés véniels, parce qu'ils
gardent ceux-ci peu longtemps. Au contraire, les péchés véniels de ceux qui
sont occupés aux affaires terrestres restent plus longtemps parce qu'ils ne
peuvent avoir aussi fréquemment la ressource d'effacer ces péchés véniels par
la ferveur de la charité.
4. Comme dit le Philosophe, "toutes choses se résument en
trois : le commencement, le milieu et la fin". D'après cela, tous les
degrés de péchés véniels se ramènent à ces trois éléments : le bois qui dure plus
longtemps dans le feu ; la paille dont on est plus vite débarrassé ; et le foin
qui est quelque chose d'intermédiaire. En effet, selon que les péchés véniels
présentent plus ou moins d'adhérence ou de gravité, le feu les purifie plus ou
moins vite.
Objections :
1. Apparemment oui. Sur un passage de la 1re épître
à Timothée (2, 14) : "Ce n'est pas Adam qui s'est laissé séduire", la
Glose commente : "N'ayant pas fait l'expérience de la sévérité divine, il
a pu se tromper au point de croire véniel l'acte qu'il avait commis." Mais
il ne l'aurait pas cru s'il n'avait pas pu pécher véniellement. Donc il aurait
pu pécher véniellement, sans pécher mortellement.
2. Saint Augustin dit, dans son Commentaire littéral de
la Genèse : "Il ne faut pas penser que le tentateur eût fait tomber
l'homme, si celui-ci n'avait auparavant dans l'âme un mouvement d'élévation,
qu'il aurait dû réprimer." Ce mouvement d'élévation, précédant une chute
dans le péché mortel, n'a pu être qu'un péché véniel. Pareillement, dans le
même livre, saint Augustin dit encore : "Adam, quand il vit que sa
femme n'était pas morte d'avoir mangé le fruit défendu, fut fortement agité
d'un violent désir de faire l'expérience." Il semble aussi qu'il y eut
chez Eve un mouvement d'infidélité ; elle a douté de la parole du Seigneur,
comme on le voit par ses paroles : "De crainte que peut-être nous ne
mourions." Or, ce désir chez l'homme, ce doute chez la femme, sont péchés
véniels, semble-t-il. Le premier homme a donc pu pécher véniellement, avant de
pécher mortellement.
3. Le péché mortel est plus opposé que le péché véniel à
l'intégrité de l'état primitif. Or l'homme a pu pécher mortellement, nonobstant
l'intégrité de son premier état. Donc il a pu aussi pécher véniellement.
Cependant :
Tout péché rend
passible d'une peine. Or une peine n'a pu exister dans l'état d'innocence,
d'après saint Augustin. L'homme n'a donc pu commettre un péché qui ne l'exclût
pas de cet état d'intégrité. Or le péché véniel ne change pas l'état de
l'homme. Donc celui-ci n'a pas pu pécher véniellement.
Conclusion :
Il est communément
admis que l'homme dans l'état d'innocence n'a pas pu pécher véniellement. Mais
la chose ne doit pas s'entendre en ce sens que ce qui est véniel pour nous, si
le premier homme l'avait commis, eût été mortel pour lui à cause de la grandeur
de son état. Car la dignité de la personne est une circonstance qui aggrave le
péché, mais elle n'en change pas l'espèce, sauf peut-être quand survient une
difformité spéciale, provenant d'une désobéissance, d'un voeu ou de quelque
chose de semblable, ce qui ne peut être allégué dans le cas en question. Donc,
ce qui de soi est véniel n'a pas pu être transformé en péché mortel à cause de
la dignité de l'état primitif. Donc, il faut comprendre que le premier homme
n'a pas pu pécher véniellement parce qu'il n'a pas pu commettre quelque chose
qui de soi fût péché véniel, avant d'avoir perdu par un acte de péché mortel
l'intégrité du premier état.
La raison en est
que le péché véniel, chez nous, se produit soit parce que l'acte est imparfait
dans le genre de péché mortel comme le sont des impressions soudaines ; soit
parce que le désordre s'affirme seulement dans les moyens, en gardant l'ordre
obligatoire à la fin. Or ces deux conditions se réalisent, l'une comme l'autre,
par un manque d'ordre résultant de ce qu'en nous l'élément inférieur n'est pas
fermement maintenu sous la dépendance de l'élément supérieur. En effet, qu'un
mouvement subit de sensualité s'élève en notre âme, cela vient de ce que cette
puissance n'est pas entièrement soumise à la raison. Qu'un mouvement subit
s'élève dans la raison elle-même, cela provient chez nous de ce que l'exécution
même des actes de la raison n'est pas soumise à la délibération, qui s'inspire
d'un bien plus élevé, nous l'avons dit précédemment. Que l'esprit humain soit
déréglé dans le choix des moyens tout en gardant l'ordre à la fin, cela vient
de ce qu'il ne sait pas infailliblement plier les moyens à la fin, laquelle
tient, nous l'avons dit, la place suprême d'un principe parmi les choses
désirables.
Or, dans l'état
d'innocence, comme nous l'avons vu dans la première Partie, régnait solidement
un ordre infaillible ; grâce à lui l'inférieur y serait toujours maintenu par
le supérieur aussi longtemps que la partie suprême de l'homme se garderait
soumise à Dieu, comme dit encore saint Augustin. Voilà pourquoi il est
impossible que le désordre s'introduise chez l'homme à moins de commencer par
une insubordination de la partie suprême de l'homme à l'égard de Dieu, ce qui
est le fait d'un péché mortel. D'où il est évident que l'homme dans l'état
d'innocence n'a pas pu pécher véniellement avant d'avoir péché mortellement.
Solutions :
1. Véniel n'est pas pris là dans le sens où nous en parlons
maintenant : il veut dire ce qui est facilement rémissible.
2. Ce mouvement d'élévation qui a pris les devants dans
l'esprit de l'homme, ce fut son premier péché mortel. Quand on dit qu'il a
précédé la chute, on veut dire la chute dans l'acte extérieur du péché. A la
suite de cette coupable élévation, se sont produits, et le violent désir chez
l'homme de tenter l'expérience, et le doute chez la femme. Celle-ci, du reste,
s'est jetée de son côté dans un mouvement d'élévation du seul fait qu'elle a
prêté l'oreille au serpent qui lui parlait du précepte, comme si elle refusait
de s'y soumettre.
3. Le péché mortel s'oppose tellement à l'intégrité de l'état
primitif qu'il la détruit, ce que le péché véniel ne peut faire. Et s'il est
vrai qu'aucun désordre n'est possible en même temps que cet état d'intégrité,
il s'ensuit que le premier homme ne pouvait pas pécher véniellement avant
d'avoir péché mortellement.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car, dans cette partie supérieure de
l'âme, appelée esprit, l'homme se rencontre avec les anges. Comme dit saint Grégoire
: "L'homme est intelligent avec les anges." Or l'homme, par la partie
supérieure de l'âme, peut pécher véniellement. Donc, l'ange aussi.
2. Qui peut le plus peut le moins. Or l'ange a pu aimer le
bien créé plus que Dieu, ce qu'il a fait en péchant mortellement. Donc il a pu
aussi aimer le bien créé au-dessous de Dieu, de façon désordonnée cependant, en
péchant véniellement.
3. Les mauvais anges semblent faire certaines choses qui sont,
dans leur genre, péchés véniels, comme provoquer les hommes au rire et aux
autres légèretés de même sorte. Or, nous savons que la circonstance ne fait pas
d'une faute vénielle une faute mortelle, sauf s'il survient une prohibition
spéciale, ce qui n'est pas le cas. Donc, l'ange peut pécher véniellement.
Cependant :
La perfection de
l'ange est plus grande que ne l'était celle de l'homme dans le premier état.
Or, dans le premier état, l'homme n'a pas pu pécher véniellement. L'ange le
peut donc beaucoup moins.
Conclusion :
L'intelligence de
l'ange, comme nous l'avons vu dans la première Partie, n'est pas discursive,
c'est-à-dire qu'elle ne passe pas des principes aux conclusions en les
comprenant séparément, comme il arrive chez nous. Par conséquent, chaque fois
que l'ange considère une conclusion, il faut qu'il la voie telle qu'elle est
dans les principes. Or, dans le domaine du désir, nous l'avons dit maintes
fois, les fins sont comme des principes, les moyens comme des conclusions.
C'est pourquoi l'esprit de l'ange ne se porte vers les moyens que selon qu'ils
sont commandés par la fin. A cause de cela, la nature même des anges exige
qu'il ne puisse y avoir en eux de désordre à l'égard des moyens, s'il n'y a en
même temps du désordre à l'égard de la fin elle-même, ce qui a lieu par le
péché mortel. Or, les bons anges ne se portent à des moyens qu'en vue de la fin
qu'on doit avoir, qui est Dieu ; et, à cause de cela, tous leurs actes sont des
actes de charité. Ainsi ne peut-il y avoir chez eux de péché véniel. Les
mauvais anges, au contraire, ne se portent à rien que pour la fin de leur péché
d'orgueil. Et voilà comment, en tout, ils pêchent mortellement, quoi qu'ils
fassent, du moins lorsque c'est par leur volonté propre. Il en est d'ailleurs
autrement lorsque c'est par l'appétit naturel du bien, appétit qui est en eux,
comme nous l'avons expliqué au traité des anges.
Solutions :
1. L'homme se rencontre bien avec les anges par l'esprit ou
intelligence ; mais il diffère d'eux, nous venons de le dire, dans la manière
d'être intelligent.
2. Il n'est pas possible que l'ange ait aimé une créature
moins que Dieu sans l'avoir en même temps rapportée comme à une fin ultime,
soit à Dieu, soit à une fin désordonnée et cela pour la raison que nous venons
de dire.
3. Les démons s'emploient à toutes ces choses qui nous
paraissent vénielles pour attirer les hommes dans leur familiarité et les
amener ainsi au péché mortel. En tout cela donc, les démons pèchent
mortellement, à cause de la fin qu'ils se proposent.
Objections :
1. Il semble que ce soient des péchés mortels. Saint Paul dit
en effet (Rm 8, 1) : "Il n'y a plus maintenant de condamnation pour ceux
qui sont dans le Christ Jésus... qui ne se conduisent pas selon la chair."
Et l'on voit par ce qui précède, qu'il parle à cet endroit des convoitises
sensuelles. Ainsi donc, la cause pour laquelle un mouvement de convoitise n'est
pas condamnable chez ceux qui ne se conduisent pas selon la chair, c'est-à-dire
chez ceux qui ne vont pas jusqu'à consentir à la convoitise, c'est qu'ils sont
dans le Christ Jésus. Mais les infidèles ne sont pas dans le Christ Jésus. Donc
chez eux cela est condamnable ; par suite, leurs premiers mouvements sont
péchés mortels.
2. Saint Anselme dit : "Ceux qui ne sont pas dans le
Christ, dès qu'ils éprouvent des sentiments charnels, encourent la damnation,
même s'ils n'ont pas une conduite charnelle." Or la damnation n'est due
qu'au péché mortel. Comme les impressions charnelles se font sentir avec le
premier mouvement de convoitise, il semble donc que ce premier mouvement, chez
les infidèles, soit péché mortel.
3. Saint Anselme dit encore au même endroit "L'homme a
été ainsi fait qu'il ne devrait pas éprouver la convoitise." Il semble que
cette obligation soit remise par la grâce baptismale, que les infidèles n'ont
pas. Chaque fois donc qu'un infidèle éprouve la convoitise, même s'il ne
consent pas, il pèche mortellement, puisqu'il agit contre son devoir.
Cependant :
Il est écrit dans
les Actes (10, 34) : "Dieu ne fait pas acception des personnes." Par
conséquent, ce qu'il n'impute pas à l'un pour sa damnation, il ne l'impute pas
non plus à l'autre. Or, aux fidèles il n'impute pas leurs premiers mouvements
pour leur damnation. Donc aux infidèles non plus.
Conclusion :
Il n'est pas
raisonnable de dire que, chez les infidèles, les premiers mouvements soient
péchés mortels, s'ils n'y consentent pas. Et c'est doublement évident. 1° Parce
que la sensualité elle-même ne peut être le siège du péché mortel, ainsi que
nous l'avons établi plus haut. Or, la nature de la sensualité est la même chez
les infidèles et chez les fidèles. Il n'est donc pas possible qu'un mouvement
de sensualité, à lui seul, soit un péché mortel chez un infidèle. 2° La chose
est encore rendue évidente par l'état du pécheur. Jamais en effet, la dignité
de la personne ne diminue le péché ; de ce que nous avons dit plus haut, il
ressort plutôt qu'elle l'augmente. Par conséquent, le péché n'est pas moins
grave chez le fidèle que chez l'infidèle, mais bien davantage. Car, d'une part,
l'ignorance dans laquelle se trouvent les infidèles rend leurs péchés plus
dignes de pardon comme saint Paul le dit (1 Tm 1, 13) : "J'ai obtenu
miséricorde, parce que j'ai agi par ignorance, n'ayant pas encore la foi."
D'autre part, la grâce des sacrements reçus rend plus graves les péchés des
fidèles, selon l'épître aux Hébreux (10, 29) : "Ne pensez-vous pas qu'il
méritera de pires supplices, celui qui aura profané le sang de l'Alliance qui
l'avait sanctifié ?"
Solutions :
1. L'Apôtre parle de la condamnation due au péché originel,
laquelle, en effet, nous est enlevée par la grâce de jésus Christ, bien que le
foyer de la convoitise demeure. Aussi, que les fidèles éprouvent de la
convoitise n'est plus chez eux, comme ce l'est chez les infidèles, le signe de
la condamnation du péché originel.
2. Et c'est aussi de cette manière qu'il faut entendre la
parole de saint Anselme.
3. Ce devoir de ne pas convoiter tenait à la justice
originelle. Aussi, ce qui est en opposition avec un tel devoir ne se rattache
pas au péché actuel mais au péché originel.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car la disposition précède l'habitus. Or
le péché véniel est une disposition au péché mortel, nous l'avons vu. Donc,
chez un infidèle à qui le péché originel n'est pas remis, on trouve le péché
véniel avant le péché mortel. Ainsi les infidèles ont-ils quelquefois des
péchés véniels avec le péché originel sans avoir de péchés mortels.
2. Il y a moins de connexion et de rapprochement entre péché
véniel et péché mortel qu'entre péché mortel et péché mortel. Or, l'infidèle
soumis au péché originel peut commettre tel péché mortel et non tel autre. Donc
il peut aussi commettre un péché véniel et non un péché mortel.
3. On peut fixer le temps où l'enfant commence à pouvoir être
l'auteur d'un péché actuel. Lorsqu'il est parvenu à ce temps-là, il peut se
tenir, au moins pendant un court intervalle, sans pécher mortellement, puisque
cela arrive même chez les plus grands scélérats. Or, dans cet intervalle, si
court soit-il, l'enfant peut pécher véniellement. Donc, le péché véniel peut
coexister avec le péché originel et sans le péché mortel.
Cependant :
Pour le péché
originel, les humains sont punis dans le limbe des enfants, où n'existe pas la
peine du sens, ainsi que nous le dirons dans la suite. Quant à l'enfer, les
hommes y sont précipités uniquement à cause du péché mortel. Il n'y aura donc
pas d'endroit où puisse être puni celui qui a le péché véniel avec le péché
originel seulement.
Conclusion :
Il est impossible
que le péché véniel existe chez quelqu'un avec le péché originel et sans péché
mortel. Et voici pourquoi. Avant que l'homme parvienne à l'âge de discrétion,
le défaut des années, en empêchant en lui l'usage de la raison, l'excuse de
péché mortel, et par conséquent l'excuse beaucoup plus encore de péché véniel,
s'il vient à commettre un acte qui soit tel par son genre. Au contraire, une fois
que l'homme a commencé à avoir l'usage de la raison, il n'est pas tout à fait
excusé de la culpabilité des péchés tant véniels que mortels. Mais la première
chose qui doit se présenter à sa réflexion, c'est de délibérer sur lui-même. Et
si réellement il s'est ordonné à la fin voulue, il obtiendra par la grâce la
rémission du péché originel. Tandis que, s'il ne s'oriente pas vers la bonne
fin, autant qu'à cet âge-là il est capable de la discerner, il péchera
mortellement, ne faisant pas tout son possible. Et dès lors, il n'y aura plus
chez lui péché véniel sans péché mortel, si ce n'est après que tout lui aura
été remis par la grâce.
Solutions :
1. Le péché véniel n'est pas une disposition qui précède le
péché mortel de façon nécessaire, mais de façon contingente. C'est ainsi que
parfois la fatigue prédispose à la fièvre, mais non pas comme l'élévation de
chaleur prédispose à la forme du feu.
2. Ce qui empêche le péché véniel de coexister avec le péché
originel seul, ce n'est pas leur éloignement ou leur convergence, c'est
l'absence d'usage de la raison, on vient de le dire.
3. L'enfant qui commence à avoir l'usage de la raison peut
pendant quelque temps s'abstenir des autres péchés mortels, mais il n'est pas
exempt de ce péché d'omission que nous venons de dire, s'il ne se tourne vers
Dieu le plus tôt qu'il peut. Car ce qui s'impose en premier à l'homme qui a le
discernement, c'est de réfléchir sur lui-même, et tout le reste est ordonné à
cela comme à sa fin, laquelle a la primauté dans l'ordre d'intention. Aussi,
est-ce à ce moment qu'il tombe sous l'obligation du précepte affirmatif
proclamé par le Seigneur (Za 1, 3) : "Revenez à moi, et je reviendrai à
vous."
LES PRINCIPES EXTERNES DES ACTES HUMAINS
PROLOGUE
Il faut étudier maintenant les principes externes des actes humains. Le
principe extérieur qui porte à l'acte mauvais, c'est le diable ; nous avons
parlé de sa tentation dans la première Partie. Le principe externe qui nous
fait bien agir, c'est Dieu, soit qu'il nous instruise par sa loi, soit qu'il
nous soutienne de sa grâce. Aussi convient-il d'examiner successivement la loi
(Question 90-108), puis la grâce (Question 109-114).
Au sujet de la loi, il faut d'abord l'étudier en elle-même d'une
manière générale (Question 90-97) ; il faudra ensuite en considérer les parties
(Question 98-108). Quant à la loi considérée en général, il y a lieu d'étudier
trois points : premièrement son essence, deuxièmement la diversité des lois
(Question 91), troisièmement les effets de la loi (Question 92-97).
1. La loi
est-elle oeuvre de raison ? - 2. La fin de la loi. - 3. Sa cause. - 4. Sa
promulgation.
Objections :
1. Il semble que la loi ne relève pas de la raison. Saint Paul
écrit en effet aux Romains (7, 23) : "je vois une autre loi dans mes
membres, etc." Mais rien de ce qui est de la raison ne se trouve dans les
membres ; la raison n'utilise en effet aucun organe corporel. Donc la loi n'est
pas oeuvre de raison.
2. Dans la raison il n'y a que la puissance, l'habitus et
l'acte. La loi n'est pas la raison elle-même ; elle n'est pas non plus un
habitus rationnel ; car les habitus de raison sont les vertus intellectuelles
dont nous avons parlé plus haut. Elle n'est pas davantage un acte de raison,
puisqu'en ce cas la loi n'existerait plus lorsque l'acte de la raison serait
suspendu, par exemple chez ceux qui dorment. Donc la loi n'est pas oeuvre de la
raison.
3. La loi fait agir correctement ceux qui lui sont soumis. Or
faire agir relève proprement de la volonté, comme on l'a montré précédemment.
Donc la loi ne relève pas de la raison, mais plutôt de la volonté ; aussi
Justinien déclare-t-il : "C'est ce qu'a décidé le prince qui a force de
loi."
Cependant :
C’est à la loi
qu'il appartient de commander et d'interdire. Mais commander relève de la
raison, comme on l'a vu e. Donc la loi relève de la raison.
Conclusion :
La loi est une
règle d'action, une mesure de nos actes, selon laquelle on est sollicité à agir
ou au contraire on en est détourné. Le mot loi vient du verbe qui
signifie lier par ce fait que la loi oblige à agir, c'est-à-dire qu'elle lie
l'agent à une certaine manière d'agir. Or, ce qui règle et mesure les actes
humains, c'est la raison, qui est le principe premier des actes humains, comme
nous l'avons montré précédemment. C'est en effet à la raison qu'il appartient
d'ordonner quelque chose en vue d'une fin ; et la fin est le principe premier
de l'action, selon le Philosophe. Mais dans tout genre d'êtres, ce qui est
principe est à la fois règle et mesure de ce genre ; comme l'unité dans le
genre nombre et le premier mouvement dans le genre mouvement. Il suit de là que
la loi relève de la raison.
Solutions :
1. Puisque la loi est une règle et une mesure, elle peut être
considérée sous deux aspects. D'abord en celui qui pose la règle ou établit la
mesure. Ces opérations étant propres à la raison, la loi se trouve en ce cas
être dans la raison seule. Ensuite, la loi peut être considérée en celui qui
est soumis à la règle et à la mesure. Ainsi la loi se rencontre-t-elle en tous
les êtres qui subissent une inclination par le fait d'une loi. Et puisque toute
inclination à agir suppose une loi, elle peut être appelée elle-même une loi,
non point à titre essentiel, mais à titre de participation. C'est de cette
façon que les appétits de nos membres corporels peuvent être appelés "la
loi des membres".
2. Dans nos actes qui se manifestent extérieurement, il y a
lieu de distinguer l'opération elle-même, et l'oeuvre réalisée, par exemple
l'action de construire, et l'édifice ; de même dans les opérations
intellectuelles, il y a lieu de distinguer l'action elle-même de la raison qui
est la pensée et le raisonnement, et d'autre part ce qui est le résultat
produit par cette activité. Dans l'ordre spéculatif, ce résultat s'appelle la
définition, puis la proposition, enfin le syllogisme et la démonstration. Et la
raison pratique utilise également le syllogisme pour son activité, comme nous
l'avons vu, selon l'enseignement d'Aristote. C'est pourquoi il est normal de
trouver dans la raison pratique quelque chose qui joue, par rapport aux
opérations à effectuer, le rôle que remplit le principe par rapport aux
conclusions dans la raison spéculative. Et ces propositions universelles de la
raison pratique ordonnées aux actions ont raison de loi. Ces propositions
tantôt sont considérées de façon actuelle, et tantôt conservées par la raison à
l'état d'habitus.
3. La raison tient de la volonté son pouvoir de mettre en
mouvement, comme il a été déjà dit. C'est en effet parce qu'on veut la fin que
la raison impose les moyens de la réaliser. Mais la volonté, pour avoir raison
de loi quant aux commandements qu'elle porte, doit être elle-même réglée par
une raison. On comprend ainsi que la volonté du prince a force de loi ; sinon
sa volonté serait plutôt une iniquité qu'une loi.
Objections :
1. Il semble que la loi ne soit pas toujours ordonnée au bien
commun comme à sa fin. C'est à la loi qu'il revient de prescrire et de
prohiber. Or les préceptes sont ordonnés à certains biens particuliers. Donc le
but de la loi n'est pas toujours le bien commun.
2. La loi imprime à l'homme une direction en vue de l'action.
Mais les actions humaines ne se réalisent que dans les faits particuliers. Donc
la loi est ordonnée à quelque bien particulier.
3. Isidore de Séville écrit : "Si la loi est constituée
par la raison, sera loi tout ce que la raison établira." Mais la raison
établit ce qui est ordonné au bien privé tout autant que ce qui est ordonné au
bien commun. Donc la loi n'est pas ordonnée seulement au bien commun, mais
aussi au bien privé.
Cependant :
Isidore de Séville
déclare "La loi n'est écrite pour l'avantage d'aucun particulier, mais
pour l'utilité commune des citoyens."
Conclusion :
On vient de le
dire : la loi relève de ce qui est le principe des actes humains, puisqu'elle
en est la règle et la mesure. Mais de même que la raison est le principe des
actes humains, il y a en elle quelque chose qui est principe de tout le reste.
Aussi est-ce à cela que la loi doit se rattacher fondamentalement et par-dessus
tout. Or, en ce qui regarde l'action, domaine propre de la raison pratique, le
principe premier est la fin ultime. Et la fin ultime de la vie humaine, c'est
la félicité ou la béatitude, comme on l'a vu précédemment Il faut par
conséquent que la loi traite surtout de ce qui est ordonné à la béatitude.
En outre, chaque
partie est ordonnée au tout, comme l'imparfait est ordonné au parfait ; mais
l'individu est une partie de la communauté parfaite. Il est donc nécessaire que
la loi envisage directement ce qui est ordonné à la félicité commune. C'est
pourquoi le Philosophe, dans sa définition des lois, fait mention de la
félicité et de la solidarité politique. Il dit en effet que "nous appelons
justes les dispositions légales qui réalisent et conservent la félicité ainsi
que ce qui en fait partie, par la solidarité politique". Car, pour lui la
société parfaite c'est la cité.
En n'importe quel
genre le terme le plus parfait est le principe de tous les autres, et ces
autres ne rentrent dans le genre que d'après leurs rapports avec ce terme
premier ; ainsi le feu qui est souverainement chaud, est cause de la chaleur
dans les corps composés qui ne sont appelés chauds que dans la mesure où ils
participent du feu. En conséquence, puisque la loi ne prend sa pleine
signification que par son ordre au bien commun, tout autre précepte visant un
acte particulier ne prend valeur de loi que selon son ordre à ce bien commun.
C'est pourquoi toute loi est ordonnée au bien commun.
Solutions :
1. Le précepte implique l'application de la loi aux actes
réglés par elle. L'ordre au bien commun, qui relève de la loi, est applicable
aux fins particulières. C'est en ce sens que sont portés des préceptes relatifs
à certains cas particuliers.
2. Les actions ne se réalisent que dans des cas particuliers ;
mais ces cas particuliers peuvent être rapportés au bien commun, non point en
ce sens qu'ils seraient classés sous le même genre ou sous la même espèce que
ce qui regarde essentiellement le bien commun, mais parce qu'ils sont
considérés comme des moyens de contribuer au bien commun ; en ce sens, le bien
général est appelé la fin commune.
3. Rien n'est ferme et certain dans le domaine de la raison
spéculative que si on le ramène aux premiers principes indémontrables. De même,
rien n'est fermement établi par la raison pratique que si l'on saisit son rapport
avec la fin ultime qui est le bien commun. C'est précisément ce qui est établi
de cette manière par la raison, qui a valeur de loi.
Objections :
1. Il semble que la raison de n'importe qui puisse faire la
loi. Car l'Apôtre déclare (Rm 2, 14) : "Les païens qui n'ont pas de loi,
quand ils accomplissent par nature ce qui fait l'objet de la loi, sont à
eux-mêmes leur loi." Or ces paroles s'appliquent universellement à tous.
Donc tout individu peut se faire à lui-même la loi.
2. Le Philosophe remarque : "Le but du législateur est
d'amener l'homme à la vertu." Mais n'importe quel individu peut inciter
son semblable à la vertu. Donc la raison de tout homme est capable de faire
loi.
3. De même que le chef de la cité en est le gouverneur, ainsi
le père de famille pour sa maison. Or le chef de la cité légifère pour la cité.
Donc tout père de famille peut faire la loi dans sa maison.
Cependant :
Isidore de Séville
écrit, dans ses Étymologies, et son texte se retrouve dans les Décrets :
"La loi est une constitution du peuple selon laquelle les nobles, de
concert avec les plébéiens, ont sanctionné quelque décision." Il
n'appartient donc pas à tout le monde de faire la loi.
Conclusion :
Rappelons-nous que
la loi vise premièrement et à titre de principe l'ordre au bien commun.
Ordonner quelque chose au bien commun revient au peuple tout entier ou à
quelqu'un qui représente le peuple. C'est pourquoi le pouvoir de légiférer
appartient à la multitude tout entière ou bien à un personnage officiel qui a
la charge de toute la multitude. C'est parce que, en tous les autres domaines,
ordonner à la fin revient à celui dont la fin relève directement.
Solutions :
1. Il a été dit précédemment que la loi existe chez quelqu'un
non seulement comme dans l'auteur de la règle, mais aussi d'une façon
participée comme dans le sujet de cette règle. C'est ainsi que chacun est à
soi-même sa loi, en tant qu'il participe de l'ordre établi par celui qui a posé
la règle. C'est pourquoi saint Paul précise au même endroit : "Ceux-ci
montrent la réalité de cette loi écrite dans leurs coeurs."
2. Un personnage privé ne peut induire efficacement à la
vertu. Il peut seulement conseiller, mais si son conseil n'est pas reçu, il ne
dispose d'aucun moyen de coercition, ce que la loi doit comporter, pour amener
efficacement ses sujets à la pratique du bien, dit Aristote. Cette force
contraignante appartient à la société ou à celui qui dispose de la force
publique pour imposer des sanctions, comme on l'expliquera plus loin.
C'est donc à
celui-là seul qu'il appartient de légiférer.
3. Si l'homme est partie d'une famille, la famille elle-même
est partie de la société politique, et c'est cette dernière qui constitue la société
parfaite, selon le livre I des Politiques. C'est pourquoi, de même que
le bien d'un seul individu n'est pas la fin ultime mais est ordonné au bien
commun ; de même encore le bien d'une famille est ordonné au bien de la cité,
qui est la société parfaite. Aussi, celui qui gouverne une famille peut bien
faire des prescriptions et des statuts, ceux-ci n'auront pas raison de loi.
Objections :
1. Il semble que la promulgation ne soit pas une partie
essentielle de la loi. La loi qui mérite le plus ce nom est la loi naturelle.
Mais la loi naturelle n'a pas besoin de promulgation. Il n'est donc pas
essentiel à la loi d'être promulguée.
2. C'est un attribut propre de la loi que d'obliger à faire ou
ne pas faire quelque chose. Or tous sont obligés de se soumettre à la loi, non
seulement ceux qui sont présents à sa promulgation mais encore les autres. Donc
la promulgation n'est pas essentielle à la loi.
3. L'obligation porte même sur l'avenir, puisque "les
lois imposent leur contrainte aux affaires futures", selon le Droit. Or la
promulgation ne touche que les personnes présentes. Elle n'est donc pas
essentielle à la loi.
Cependant :
Il est dit dans
les Décrets "Les lois sont instituées lorsqu'elles sont
promulguées."
Conclusion :
La loi, avons-nous
dit, est imposée aux autres par manière de règle et de mesure. La règle et la
mesure s'imposent du fait qu'on les applique à ce qui est réglé et mesuré.
Aussi, pour que la loi obtienne force obligatoire, ce qui est le propre de la
loi, il faut qu'elle soit appliquée aux hommes qui doivent être réglés par
elle. Or, une telle application se réalise par le fait que la loi est portée à
la connaissance des intéressés par la promulgation même. La promulgation est
donc nécessaire pour que la loi ait toute sa force.
Des quatre
articles qui précèdent, on peut ainsi condenser la définition de la loi : Une
ordonnance de raison en vue du bien commun, promulguée par celui qui a la charge
de la communauté.
Solutions :
1. La promulgation de la loi naturelle existe par le fait même
que Dieu l'a introduite dans l'esprit des hommes de telle manière qu'elle soit
connaissable naturellement.
2. Ceux devant qui la loi n'est pas immédiatement promulguée
sont soumis aux obligations qu'elle comporte dans la mesure où la connaissance
des dispositions légales leur parvient par des intermédiaires, ou tout au moins
peut leur parvenir, en raison même de la promulgation.
3. La promulgation présente s'étend à l'avenir, par la fixité
de l'écrit qui la promulgue en quelque sorte toujours. Aussi Isidore de Séville
écrit-il : "La loi prend son étymologie du verbe lire parce qu'elle est
écrite."
1. Existe-t-il
une loi éternelle ? - 2. Une loi naturelle ? - 3. Une loi humaine ? - 4. Une
loi divine ? - 5. Existe-t-il une seule loi divine, ou davantage ? - 6.
Existe-t-il une loi de péché ?
Objections :
1. Il semble qu'il n'y ait pas de loi éternelle. Toute loi
s'impose à des sujets. Or il n'y a pas eu de toute éternité un sujet auquel la
loi ait pu s'imposer, car Dieu seul est éternel. Donc aucune loi n'est
éternelle.
2. La promulgation est essentielle à la loi. Or aucune
promulgation n'a pu exister de toute éternité, parce qu'il n'y avait de toute
éternité aucun sujet auquel cette promulgation ait pu être faite. Donc aucune
loi ne peut être éternelle.
3. La notion de loi implique ordre à une fin. Mais rien n'est
éternel dans l'ordre des moyens, puisque seule la fin ultime est éternelle.
Donc aucune loi n'est éternelle.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "La loi qui s'appelle la raison suprême est forcément
considérée par quiconque en saisit la notion, comme immuable et
éternelle."
Conclusion :
On a vu que la loi
n'est pas autre chose qu'une prescription de la raison pratique chez le chef
qui gouverne une communauté parfaite. Il est évident par ailleurs - étant admis
que le monde est régi par la providence divine -, que toute la communauté de
l'univers est gouvernée par la raison divine. C'est pourquoi la raison,
principe du gouvernement de toutes choses, considérée en Dieu comme dans le
chef suprême de l'univers, a raison de loi. Et puisque la raison divine ne
conçoit rien dans le temps mais a une conception éternelle, comme disent les
Proverbes (8, 23), il s'ensuit que cette loi doit être déclarée éternelle.
Solutions :
1. Les choses qui n'existent pas en elles-mêmes existent déjà
chez Dieu en tant qu'elles sont connues et ordonnées à l'avance par lui, selon
l'épître aux Romains (4, 17) : "Il appelle les choses qui ne sont pas
comme celles qui sont déjà." C'est ainsi que la conception éternelle de la
loi divine a raison de loi éternelle, parce qu'elle est ordonnée par Dieu au
gouvernement des choses qu'il connaît d'avance.
2. La promulgation peut se faire par parole et par écrit. Des
deux façons, la loi éternelle reçoit sa promulgation : d'abord de Dieu son
promulgateur ; car le Verbe divin est éternel, et ce qui est écrit au livre de
vie est éternel. Toutefois, du côté de la créature qui entend ou regarde, il ne
peut y avoir de promulgation éternelle.
3. La notion de loi comporte une orientation active vers une
fin, puisque son rôle est d'y ordonner certains moyens ; non d'une façon
passive, en ce sens que la loi elle-même serait ordonnée à une fin extérieure,
à moins que, par accident, elle soit faite par un gouvernement qui a sa fin en
dehors de lui-même. Dans ce cas il ordonnerait nécessairement la loi à cette
fin. La fin que poursuit le gouvernement divin est Dieu lui-même, et sa loi
n'est pas autre chose que lui-même. Aussi la loi éternelle n'est nullement
ordonnée à une autre fin qu'elle-même.
Objections :
1. Il semble qu'il n'y ait pas en nous de loi naturelle. Car
l'homme est suffisamment gouverné par la loi éternelle. Saint Augustin écrit en
effet : "La loi éternelle est celle par laquelle il est juste que toutes
choses soient parfaitement ordonnées." Mais la nature ne multiplie pas les
êtres superflus, pas plus qu'elle n'est insuffisante en ce qui est nécessaire.
Il n'y a donc pas de loi naturelle pour l'homme.
2. C'est par la loi que l'homme est ordonné à sa fin par ses
actions. Mais l'ordination des actes humains à leur fin ne vient pas de la
nature, comme c'est le cas des créatures sans raison qui n'agissent pour une
fin qu'en raison d'un instinct naturel ; l'homme agit pour une fin par raison
et volonté. Donc il n'y a pas pour l'homme de loi naturelle.
3. Plus on est libre, moins on est soumis à une loi. Or
l'homme est le plus libre de tous les vivants, en raison du libre arbitre qu'il
possède par privilège sur tous les autres animaux. Donc, si les autres animaux
ne sont pas soumis à une loi naturelle, l'homme ne doit pas l'être.
Cependant :
Nous lisons dans
l'épître aux Romains (2, 14) : "Les païens qui n'ont pas de loi,
accomplissent par nature ce qui est l'objet de la loi." Et la Glose
précise : "S'ils n'ont pas de loi écrite, ils ont cependant la loi
naturelle selon laquelle chacun prend conscience de ce qui est bien et de ce
qui est mal."
Conclusion :
On a dit tout à
l'heure que la loi, étant une règle et une mesure, peut se trouver en quelqu'un
d'une double manière : tout d'abord comme en celui qui établit la règle et la
mesure ; et en second lieu comme en celui qui est soumis à celle-ci, puisque ce
dernier est réglé et mesuré pour autant qu'il participe en quelque manière de
la règle et de la mesure. Par conséquent, comme tous les êtres qui sont soumis
à la providence divine sont réglés et mesurés par la loi éternelle (selon les
explications données), il est évident que ces êtres participent en quelque façon
de la loi éternelle par le fait qu'en recevant l'impression de cette loi en
eux-mêmes, ils possèdent des inclinations qui les poussent aux actes et aux
fins qui leur sont propres.
Or, parmi tous les
êtres, la créature raisonnable est soumise à la providence divine d'une manière
plus excellente par le fait qu'elle participe elle-même de cette providence en
pourvoyant à soi-même et aux autres. En cette créature, il y a donc une
participation de la raison éternelle selon laquelle elle possède une inclination
naturelle au mode d'agir et à la fin qui sont requis. C'est une telle
participation de la loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est
appelée loi naturelle. Aussi, quand le Psaume (4, 6) disait : "Offrez un
sacrifice de justice", il ajoutait, comme pour ceux qui demandaient
quelles sont ces oeuvres de justice : "Beaucoup disent : qui nous montrera
le bien ?" et il leur donnait cette réponse : "Seigneur, nous avons
la lumière de ta face imprimée en nous", c'est-à-dire que la lumière de
notre raison naturelle, nous faisant discerner ce qui est bien et ce qui est
mal, n'est rien d'autre qu'une impression en nous de la lumière divine. Il est
donc évident que la loi naturelle n'est pas autre chose qu'une participation de
la loi éternelle dans la créature raisonnable.
Solutions :
1. L'argument porterait si la loi naturelle était quelque
chose de différent de la loi éternelle ; mais elle n'en est qu'une sorte de
participation, nous venons de le dire.
2. Toute opération de raison et de volonté dérive en nous de
ce qui est conforme à notre nature, on l'a déjà dit, car tout raisonnement se
fonde sur des principes connus naturellement, et tout vouloir portant sur les
moyens qui concourent à une fin dérive de l'attrait naturel pour la fin ultime.
Ainsi faut-il aussi que l'orientation première de nos actes vers leur fin soit
assurée par la loi naturelle.
3. Les animaux sans raison participent eux-mêmes, comme la
nature raisonnable, de la pensée éternelle, mais à leur façon. Et parce que la
créature raisonnable possède cette participation sous un mode intelligent et
rationnel, il s'ensuit que la participation de la loi éternelle en la créature
raisonnable mérite proprement le nom de loi ; car la loi relève de la raison,
comme il a été dit précédemment. Dans la créature privée de raison, la
participation n'existe pas sous un mode rationnel ; aussi ne peut-elle être
appelée loi que par analogie.
Objections :
1. Il semble que non.
La loi naturelle, en effet, est une participation de la loi éternelle, on vient
de le montrer. Mais, en vertu de la loi éternelle, "toutes choses sont
parfaitement ordonnées", affirme saint Augustin. La loi naturelle suffit
donc à ordonner toutes choses humaines, et donc il n'est pas nécessaire qu'il y
ait une loi humaine.
2. La notion de loi inclut celle de mesure, on l'a dit. Mais
la raison humaine n'est nullement la mesure des choses ; c'est plutôt le
contraire selon le livre X des Métaphysiques. Donc aucune loi ne peut
procéder de la raison humaine.
3. Une mesure doit être aussi sûre que possible, selon le même
ouvrage. Or la prescription de la raison humaine relative à ce qu'il faut faire
est incertaine, selon cette parole de la Sagesse (9, 14) : "Les pensées
des mortels sont hésitantes, et nos prévisions incertaines." Donc aucune
loi ne peut émaner de la raison humaine.
Cependant :
Saint Augustin
distingue deux lois : l'une est éternelle et l'autre, temporelle, et c'est
cette dernière qu'il appelle loi humaine.
Conclusion :
Nous savons par ce
qui a été exposé, que la loi est une prescription de la raison pratique. Or, on
peut trouver un processus semblable dans la raison pratique et dans la raison
spéculative. Toutes deux, en effet, progressent à partir de quelques principes
pour aboutir à certaines conclusions, nous l'avons déjà établi. Ainsi donc, il
faut dire ceci : de même que dans la raison spéculative les conclusions des
diverses sciences sont les conséquences de principes indémontrables, la
connaissance de ces conclusions n'étant pas innée en nous, mais étant le fruit
de l'activité de notre esprit, - de même il est nécessaire que la raison
humaine, partant des préceptes de la loi naturelle qui sont comme des principes
généraux et indémontrables, aboutissent à certaines dispositions plus
particulières. Ces dispositions particulières découvertes par la raison humaine
sont appelées lois humaines, du moment que nous retrouvons en elles les autres
conditions qui intègrent la notion de loi, selon les explications déjà données.
C'est pourquoi Cicéron déclare : "L'origine première du droit est produite
par la nature ; puis, certaines dispositions passent en coutumes, la raison les
jugeant utiles ; enfin ce que la nature avait établi et que la coutume avait
confirmé, la crainte et la sainteté des lois l'ont sanctionné."
Solutions :
1. La raison humaine ne peut participer de la raison divine
selon la plénitude de son autorité, mais à sa manière et selon un mode
imparfait. C'est pourquoi, dans le domaine de la raison spéculative, il y a en
nous par une participation naturelle de la sagesse divine, la connaissance de
certains principes généraux, mais non la connaissance propre de n'importe
quelle vérité qui se trouve dans la sagesse divine. De même encore, dans le
domaine de la raison pratique, l'homme participe naturellement de la loi
éternelle selon certains principes généraux, non toutefois par une science
détaillée des prescriptions particulières visant les cas concrets, bien que ces
prescriptions soient contenues dans la loi éternelle. Aussi est-il en outre
nécessaire que la raison humaine aboutisse à des dispositions légales visant
les cas particuliers.
2. La raison humaine n’est pas, par elle-même, la règle des
choses ; mais les principes innés en elle sont les règles et les mesures
universelles de tout ce que l'homme doit faire. De cette action humaine la
raison naturelle est règle et mesure ; elle ne l'est pas vis-à-vis de ce qui
est oeuvre de nature.
3. La raison pratique a pour objet l'action humaine, qui est
particulière et contingente, non les réalités nécessaires dont s'occupe la
raison spéculative. C'est pourquoi les lois humaines ne peuvent pas posséder
l'infaillibilité dont jouissent les conclusions démonstratives des sciences. Il
n'est pas requis, du reste, que toute mesure soit absolument infaillible et
certaine ; il suffit que ce soit possible selon son genre.
Objections :
1. Il semble qu'une loi divine ne soit pas nécessaire. La loi
naturelle, nous l'avons dit, est une participation de la loi éternelle. Or la
loi éternelle, c'est la loi divine. Donc il n'est pas requis qu'outre la loi
naturelle et les lois humaines qui en découlent, il y ait une loi divine.
2. Il est écrit, dans l'Ecclésiastique (15, 14) "Dieu a
laissé l'homme à son propre conseil." Or le conseil est un acte de raison,
nous le savons ". Donc l'homme a été remis au gouvernement de sa propre
raison. Mais la sentence de la raison humaine, c'est la loi humaine. Il ne faut
donc pas que l'homme soit gouverné par une autre loi qui serait divine.
3. La nature humaine se suffit à elle-même de façon plus
parfaite que les créatures sans raison. Or les créatures sans raison n'ont
d'autre loi divine que l'inclination naturelle innée en elles. Donc la créature
raisonnable doit moins encore avoir une loi divine, outre sa loi naturelle.
Cependant :
David demande à
Dieu de lui donner une loi (Psaume 119, 33) : "Donne-moi ta loi, Seigneur,
sur la route de ta justice."
Conclusion :
Il était
nécessaire à la direction de la vie humaine qu'il y eût une loi divine, outre
la loi naturelle et la loi humaine. Il y a quatre raisons à cela :
1° C'est par la
loi que l'homme est guidé pour accomplir ses actes propres en les ordonnant à
la fin ultime. Donc, si l'homme n'était ordonné qu'à une fin proportionnée à sa
capacité naturelle, il n'aurait pas besoin de recevoir, du côté de sa raison,
un principe directeur supérieur à la loi naturelle et à la loi humaine qui en
découle. Mais, parce que l'homme est ordonné à la fin de la béatitude éternelle
qui dépasse les ressources naturelles des facultés humaines, comme on l'a dit,
il était nécessaire qu'au-dessus de la loi naturelle et de la loi humaine il y
eût une loi donnée par Dieu pour diriger l'homme vers sa fin.
2° Le jugement
humain est incertain, principalement quand il s'agit des choses contingentes et
particulières ; c'est pourquoi il arrive que les jugements portés sur les actes
humains soient divers, et que, par conséquent, ces jugements produisent des
lois disparates et opposées. Pour que l'homme puisse connaître sans aucune
hésitation ce qu'il doit faire et ce qu'il doit éviter, il était donc
nécessaire qu'il fût dirigé, pour ses actes propres, par une loi donnée par
Dieu ; car il est évident qu'une telle loi ne peut contenir aucune erreur.
3° L'homme ne peut
porter de loi que sur ce dont il peut juger. Or le jugement humain ne peut
porter sur les mouvements intérieurs qui sont cachés, mais seulement sur les
actes extérieurs qui se voient. Pourtant il est requis pour la perfection de la
vertu que l'homme soit rectifié dans ses actes aussi bien intérieurs
qu'extérieurs. C'est pourquoi la loi humaine ne pouvait réprimer et ordonner
efficacement les actes intérieurs ; et c'est ce qui rend nécessaire
l'intervention d'une loi divine.
4° Saint Augustin
déclare que la loi humaine ne peut punir ni interdire tout ce qui se fait de
mal ; car, en voulant extirper tout le mal, elle ferait disparaître en même
temps beaucoup de bien, et s'opposerait à l'avantage du bien commun, nécessaire
à la communication entre les hommes. Aussi, pour qu'il n'y eût aucun mal qui
demeurât impuni et non interdit, il était nécessaire qu'une loi divine fût
surajoutée en vue d'interdire tous les péchés.
Il est fait
allusion à ces quatre motifs dans le Psaume (19, 8) où il est écrit : "La
loi du Seigneur est immaculée", c'est-à-dire ne tolérant aucune souillure
de péché ; "convertissant les âmes" parce qu'elle rectifie non seulement
les actions extérieures mais encore les actes intérieurs, "témoignage
fidèle du Seigneur", à cause de la certitude de sa vérité et de sa
droiture ; "apportant la sagesse aux petits", en tant qu'elle ordonne
l'homme à sa fin surnaturelle et divine.
Solutions :
1. Par la loi naturelle, la loi éternelle est participée selon
la capacité de la nature humaine. Mais il faut que l'homme soit dirigé vers sa
fin ultime surnaturelle selon un mode supérieur. C'est pourquoi la loi divine a
été surajoutée, et par elle la loi éternelle est participée selon ce mode
supérieur.
2. Le conseil est une sorte de recherche ; il faut donc qu'il
parte de quelques principes. Il ne suffit pas qu'il parte de principes
naturellement innés, tels que les principes de la loi naturelle, on vient de le
dire. Il faut encore que d'autres principes soient surajoutés, à savoir les
préceptes de la loi divine.
3. Les créatures privées de raison ne sont pas ordonnées à une
fin supérieure à celle qui est proportionnée à leurs ressources naturelles.
C'est pourquoi la comparaison ne porte pas.
Objections :
1. Il semble que la loi divine soit unique. Dans un royaume,
en effet, et pour un seul roi il n'y a qu'une loi. Mais le genre humain tout
entier peut être considéré dans ses rapports avec Dieu comme si celui-ci en
était le seul roi, selon le Psaume (47, 8) : "Dieu est le roi de toute la
terre." Donc il n'y a qu'une seule loi divine.
2. Toute loi est établie en vue de la fin que le législateur
se propose pour ceux auxquels il impose la loi. Mais c'est un seul et même but
que Dieu se propose pour tous les hommes, selon cette parole de saint Paul (1
Tm 2, 4) : "Il veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la
connaissance de la vérité." Il n'y a donc qu'une seule loi divine.
3. La loi divine semble se rapprocher davantage de la loi
éternelle qui est une, que la loi naturelle, d'autant que la révélation de
grâce est supérieure à la connaissance de nature. Or la loi naturelle est
unique pour tous les hommes. Donc à plus forte raison la loi divine.
Cependant :
L’Apôtre écrit (He
7, 12) : "Le sacerdoce ayant été changé, il est nécessaire que la loi le
soit aussi." Mais le sacerdoce est double, comme il est dit au même
endroit : le sacerdoce lévitique, et le sacerdoce du Christ. Donc la loi divine
aussi est double : loi ancienne et loi nouvelle.
Conclusion :
Il a été dit dans
la première Partie, que la distinction est cause du nombre. Or, on trouve deux
manières dont les choses peuvent être distinctes. La première est celle qui
porte sur les choses totalement diversifiées par leur espèce, telles que le
cheval et le bœuf. La seconde peut se rencontrer entre ce qui est parfait, et
ce qui est imparfait dans la même espèce, comme l'homme et l'enfant. C'est
ainsi que la loi divine se divise en loi ancienne et loi nouvelle. Voilà
pourquoi dans l'épître aux Galates (3, 24), saint Paul compare l'état de la loi
ancienne à celui d'un enfant qui se trouve encore soumis à un surveillant,
tandis qu'il assimile l'état de la loi nouvelle à celui d'un homme parfait qui
n'est plus sous la tutelle du surveillant.
Or on peut
envisager un triple état de perfection selon les trois fonctions de la loi que
nous avons signalées précédemment.
1° La loi doit
être ordonnée au bien commun comme à sa fin. Cela se réalise à deux niveaux.
Celui du bien sensible et terrestre ; c'est celui auquel la loi ancienne
ordonnait directement ; aussi voit-on dès le début de la Loi mosaïque (Ex 3,
3-17) le peuple invité tout d'abord à s'emparer du royaume terrestre des
Cananéens. Et il y a le bien commun spirituel et céleste ; c'est celui auquel
ordonne la loi nouvelle. C'est pourquoi dès le début de sa prédication, le
Christ a invité les hommes au Royaume des cieux, quand il disait : "Faites
pénitence, le Royaume des cieux approche" (Mt 4, 17). C'est pourquoi saint
Augustin nous dit : "Les promesses des biens temporels sont contenues dans
l'Ancien Testament, qui est appelé ancien pour cette raison ; mais la promesse
de la vie éternelle appartient au Nouveau Testament."
2° C'est à la loi
qu'il revient de régir les actes humains, selon l'ordre de la justice. A ce
point de vue, la loi nouvelle l'emporte sur l'ancienne, parce qu'elle rectifie
même les actes internes du coeur, selon ces paroles en saint Matthieu (5, 20) :
"Si votre justice n'est pas supérieure à celle des scribes et des
pharisiens, vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux." Aussi dit-on
que la loi ancienne est un frein pour la main, et la loi nouvelle pour
l'esprit.
3° C'est à la loi
qu'il appartient de conduire les hommes à l'observation des commandements. La
loi ancienne le faisait par la crainte des châtiments ; la loi nouvelle le fait
par l'amour qui est infusé en nos coeurs par la grâce du Christ ; celle-ci est
donnée par la loi nouvelle, elle n'était que figurée par la loi ancienne. C'est
pourquoi saint Augustin dit encore : "La différence est petite entre la
Loi et l'Évangile, c'est : crainte (timor) et amour (amor)."
Solutions :
1. De même que le père de famille, dans sa maison, porte des
commandements différents pour les enfants et pour les adultes ; de même Dieu,
seul roi de son unique royaume, a donné une loi pour les hommes encore
imparfaits, et une autre loi plus parfaite pour ceux qui avaient déjà été
conduits par la première loi à une plus grande capacité de divin.
2. Le salut des hommes ne pouvait être assuré que par le
Christ, selon les Actes des Apôtres (4, 12) : "Il n'a pas été donné aux
hommes d'autre nom en lequel nous devions être sauvés." C'est pourquoi la
loi qui conduit tout le monde de façon parfaite au salut n'a pu être donnée
qu'après la venue du Christ. Auparavant, il fallut donner au peuple dont le
Christ devait naître une loi qui le prépare à accueillir le Christ, et cette
loi devait comprendre certains premiers éléments de la justice qui les
sauverait.
3. La loi naturelle dirige les hommes selon certains préceptes
communs, vis-à-vis desquels parfaits et imparfaits sont à égalité ; aussi cette
loi est-elle unique pour tous. Mais la loi divine dirige l'homme également
selon certaines dispositions particulières vis-à-vis desquels parfaits et
imparfaits ne se comportent pas de la même façon. C'est pourquoi il fallait que
la loi divine fût double, comme nous venons de l'expliquer.
Objections :
1. Il semble qu'il n'y ait pas de loi de convoitise. Saint Isidore
écrit, en effet : "La loi est oeuvre de raison." Mais la convoitise
n'est pas oeuvre de raison, elle est plutôt une déviation de la raison. Donc la
convoitise n'a pas raison de loi.
2. Toute loi est obligatoire, de telle sorte que ceux qui ne
l'observent pas sont appelés transgresseurs. Mais le foyer de convoitise ne
rend pas quelqu'un transgresseur du fait qu'il ne lui obéit pas ; il le
deviendrait plutôt en lui obéissant. Le foyer de convoitise n'a donc pas raison
de loi.
3. La loi est ordonnée au bien commun, on l'a démontrée. Or ce
foyer n'incline pas au bien commun mais plutôt au bien particulier. Il n'a donc
pas raison de loi.
Cependant :
Saint Paul
constate (Rm 7, 23) : "je vois en mes membres une autre loi qui s'oppose à
la loi de ma raison."
Conclusion :
On l'a dit précédemment,
la loi se trouve essentiellement en celui qui établit la règle ou la mesure ;
et de façon participée en celui auquel s'applique cette règle ou cette mesure.
C'est pourquoi toute inclination ou ordination qu'on trouve dans les êtres
soumis à une loi, est appelée loi par participation. Mais dans les êtres qui
sont soumis à une loi, il peut y avoir une inclination provenant du
législateur, d'une double manière. D'abord, ce législateur peut incliner
directement ses sujets à un but ; et il arrive qu'il impose des actes divers à
des sujets divers : ainsi peut-on dire que la loi est différente pour les
soldats et pour les marchands. Il y a une seconde manière indirecte d'imposer
une inclination ; elle vient de ce que le législateur destitue un de ses sujets
d'une dignité et par suite le fait passer à un ordre nouveau et comme à une
nouvelle loi ; par exemple si un soldat est démobilisé, il passe sous la loi
des paysans ou des marchands.
Ainsi, sous le
gouvernement de Dieu législateur, les créatures diverses ont diverses
inclinations naturelles, en sorte que ce qui pour l'une joue en quelque sorte
le rôle de la loi, est pour une autre contraire à sa loi ; comme si je disais
que devenir furieux est en quelque sorte la loi du chien, tandis que c'est
contraire à la loi de la brebis ou d'un autre animal pacifique. Donc la loi de
l'homme qu'il reçoit de l'ordonnance divine, adaptée à la condition qui lui est
propre, est qu'il agisse selon la raison. Cette loi fut si puissante dans
l'état originel que rien ne pouvait surprendre l'homme, qui échappât à sa
raison ou lui fût contraire. Mais quand l'homme s'est éloigné de Dieu, il est
tombé en cet état où il est emporté par la fougue de sa sensualité ; et cela
arrive à chacun d'entre nous en particulier dans la mesure où il ne suit plus
la raison, et où il est en quelque sorte assimilé aux animaux qui sont emportés
par l'ardeur de la sensualité, selon le Psaume (49, 21) : "L'homme comblé
n'a pas eu l'intelligence ; il a été mis au rang des bêtes sans raison, il leur
est devenu semblable."
En résumé,
l'inclination de la sensualité, que l'on appelle foyer de convoitise, a chez
les autres animaux raison de loi, dans toute l'acception du terme, au sens
pourtant où en eux on peut l'appeler loi, parce qu'elle les incline directement.
Mais, en cette acception, elle n'a pas raison de loi chez les hommes ; ce
serait plutôt une déviation de la loi de raison. Mais comme, par la justice
divine, l'homme est destitué de la justice originelle et de la vigueur de sa
raison, cette ardeur de sensualité qui le mène a raison de loi, en ce sens
qu'elle est une loi pénale que la loi divine inflige à l'homme en le destituant
de sa dignité propres.
Solutions :
1. L'argument est valable pour le foyer de convoitise
considéré en lui-même, selon qu'il incline au mal. Car en ce sens il n'a pas
raison de loi, on vient de le dire, mais selon qu'il procède, par justice, de
la loi divine. Comme si l'on attribuait à une loi qu'un noble, pour avoir
commis une faute, puisse être astreint à des travaux serviles.
2. Cette objection procède de la notion de loi considérée
comme règle et mesure. Ceux qui s'écartent de la loi prise en ce sens
deviennent des transgresseurs. Mais précisément, le foyer de convoitise n'est
pas une loi entendue de cette manière ; il ne mérite ce nom que par une
certaine participation, nous venons de le dire.
3. Cet argument procède de la notion de foyer de convoitise
considéré quant à son inclination propre, et non quant à son origine.
Toutefois, si l'on envisage l'attrait sensuel tel qu'il se rencontre chez les
animaux autres que l'homme, il est ordonné au bien commun, c'est-à-dire à la
conservation de la nature de chaque être dans l'espèce comme chez l'individu.
Et cela même existe chez l'homme, en tant que sa sensualité est soumise à la
raison. Mais précisément on parle de "foyer" selon que la convoitise
échappe à l'ordre de la raison.
1. La loi a-t-elle pour effet de
rendre les hommes bons ? - 2. Les effets de la loi sont-ils de "commander,
interdire, permettre et punir", comme dit Justinien ?
Objections :
1. Il semble que non. En effet, les hommes sont bons quand ils
sont vertueux ; car "la vertu rend bon celui qui la possède", selon
les Éthiques. Mais la vertu est en l'homme l'oeuvre de Dieu seul :
lui-même "la met en nous, sans nous", comme on l'a établi dans la
définition de la vertu. Donc ce n'est pas la loi qui rend les hommes bons.
2. La loi n'est utile à l'homme que s'il lui obéit. Mais le
fait même d'obéir à la loi vient de la bonté ; celle-ci doit donc précéder la
loi chez l'homme. Ce n'est donc pas la loi qui rend les hommes bons.
3. La loi est faite en vue du bien commun, on l'a dit plus
haut. Mais il y a des gens qui se comportent bien en ce qui regarde le bien
commun, et non dans leur vie privée. Ce n'est donc pas à la loi qu'il
appartient de rendre les hommes bons.
4. Certaines lois sont tyranniques, dit le Philosophe. Or le
tyran ne vise pas la bonté de ses sujets, mais seulement son utilité
personnelle. Ce n'est donc pas la loi qui rend les hommes bons.
Cependant :
Le Philosophe
écrite que "la volonté de tout législateur est de rendre bons les
citoyens".
Conclusion :
Nous avons dit
précédemment que la loi n'est pas autre chose qu'une prescription de raison en
celui qui commande, par laquelle les sujets sont gouvernés. Or, c'est la vertu
propre d'un subordonné que d'être bien soumis à celui qui le gouverne ; de même
constatons-nous que la vertu propre de l'irascible et du concupiscible consiste
en ce qu'ils obéissent bien à la raison. Et de cette manière "la vertu,
pour n'importe quel sujet, consiste à être bien soumis à celui qui
commande", dit le Philosophe. Or toute loi est ordonnée à être obéie de
ses sujets. Aussi est-il évident que le propre de la loi est d'amener ses
sujets à ce qui constitue leur vertu propre. Donc, puisque la vertu est définie
: "ce qui rend bon celui qui la possède", il s'ensuit que l'effet
propre de la loi sera de rendre bons ceux auxquels elle est donnée, cette bonté
pouvant être absolue ou relative. Si, en effet, l'intention du législateur tend
au vrai bien, qui est le bien commun réglé conformément à la justice divine, il
s'ensuit que par la loi les hommes sont rendus bons de façon absolue. Si, au
contraire, l'intention du législateur se porte vers quelque chose qui n'est pas
le bien absolu, mais qui est utile ou agréable, ou contraire à la justice
divine, alors la loi ne rend pas les hommes bons absolument mais relativement,
c'est-à-dire par rapport à un régime politique donné. C'est ainsi que l'on
trouve du bien même dans les choses intrinsèquement mauvaises ; comme on parle
d'un bon voleur, parce qu'il opère d'une manière appropriée à son but.
Solutions :
1. La vertu se présente sous deux formes : acquise et infuse,
comme on l'a vu précédemment. Pour chacune d'elles, la répétition des actes
joue son rôle, mais de façon diverse. Elle est cause de la vertu acquise ; mais
elle dispose à la vertu infuse ; puis, une fois celle-ci possédée, elle la
conserve et la développe. Puisque la loi est donnée pour diriger les actes
humains dans la mesure même où ceux-ci coopèrent à la vertu, dans cette même
mesure elle rend les hommes bons. Aussi le Philosophe dit-il que "les
législateurs rendent bons par les habitudes qu'ils donnent".
2. On n'obéit pas toujours à la loi selon la perfection de
bonté qui convient à la vertu, mais parfois par crainte du châtiment ; parfois
aussi par le seul motif de la raison, ce qui est un principe de vertu, nous
l'avons dit.
3. La bonté d'une partie s'apprécie d'après son rapport avec
le tout ; c'est pourquoi saint Augustin écrit que "toute partie est
difforme quand elle n'est pas accordée à son tout". Donc, puisque tout
homme est une partie de la cité, il est impossible qu'un homme soit bon s'il
n'est pas proportionné au bien commun. Et le tout lui-même ne peut être bien
constitué, sinon par des parties qui lui sont proportionnées. C'est pourquoi il
est impossible que le bien commun d'une cité se réalise bien si les citoyens ne
sont pas vertueux, tout au moins ceux à qui revient le commandement. Il suffit
toutefois au bien de la communauté que les autres soient vertueux dans la
mesure où ils obéissent aux ordres des chefs. C'est pourquoi Aristote dit que
"la vertu du chef est identique à celle de l'homme bon ; mais ce n'est pas
vrai d'un citoyen quelconque".
4. La loi tyrannique n'étant pas conforme à la raison n'est
pas une loi à proprement parler. Elle est plutôt une perversion de la loi.
Toutefois, dans la mesure où elle possède quelque chose de la raison de loi,
elle est ordonnée à rendre les citoyens bons. Car elle n'a pas raison de loi
sinon en tant qu'elle est une prescription du chef à l'égard de ses sujets, et
elle tend à ce que les sujets soient bien obéissants. Ce qui revient à dire
qu'ils sont bons non pas d'une façon absolue, mais relativement à un tel régime
politique.
Objections :
1. Cette énumération ne semble pas convenir car, d'après
Justinien, "la loi est toute ordonnance générale". Or commander est
synonyme d'ordonner. Les trois autres actes sont donc superflus.
2. L'effet de la loi est de conduire les sujets au bien, nous
venons de le dire. Mais le conseil porte sur un bien supérieur à celui du
précepte. Il appartient donc davantage à la loi de conseiller que de commander.
3. De même qu'un homme est incité par les châtiments à bien
agir, il l'est également par les récompenses. Donc, si l'on met parmi les
effets de la loi celui de punir, il faut également y mettre l'acte de
récompenser.
4. Le but du législateur est de rendre les hommes bons, comme
on vient de le dire. Mais celui qui n'obéit aux lois que par crainte des
châtiments, n'est pas bon. En effet : "Si l'on agit par crainte servile,
c'est-à-dire par crainte du châtiment, alors même que l'on ferait le bien, on
n'accomplirait pas bien cette oeuvre", dit saint Augustin. Il ne
semble donc pas que punir soit le propre de la loi.
Cependant :
Isidore de Séville
écrit "Toute loi ou bien permet, par exemple : "que l'homme courageux
sollicite une récompense". Ou bien elle défend, par exemple : "il
n'est permis à personne de demander en mariage une vierge consacrée". Ou
bien elle punit, par exemple : celui qui aura commis un meurtre sera puni de
mort"."
Conclusion :
De même que la
phrase est une sentence de la raison sous forme dénonciation, de même la loi
est une sentence de la raison émise sous forme de précepte. Or le propre de la
raison est de partir d'une donnée pour amener à un autre point. C'est pourquoi,
de même que dans les sciences de démonstration, la raison procède de manière à
faire admettre une conclusion au moyen de certains principes, ainsi
procède-t-elle pour faire adhérer au précepte de la loi par un moyen terme.
Or, les préceptes
de la loi portent sur les actes humains, puisque c'est eux que la loi dirige,
comme nous l'avons dit. Or il y a trois catégories différentes d'actes humains.
Quelques-uns sont bons selon leur genre, et ce sont les actes des vertus ; à
leur égard, on dit que la loi prescrit ou commande, car elle prescrit tous les
actes des vertus, selon Aristote. D'autres actes sont mauvais, selon
leur genre, comme les actes vicieux que la loi a pour rôle d'interdire.
D'autres actes enfin sont indifférents selon leur genre ; la loi a pour rôle de
les permettre. On pourrait classer parmi ces actes indifférents ceux qui sont
légèrement bons ou légèrement mauvais. Enfin, c'est par la crainte du châtiment
que la loi amène ses sujets à obéir ; et sous ce rapport l'effet de la loi est
de punir.
Solutions :
1. De même que cesser de faire le mal a raison de bien, de même
l'interdiction a raison de précepte. Ainsi, en prenant le mot précepte au sens
large, on dit d'une manière générale que la loi est un précepte.
2. Conseiller n'est pas l'acte propre de la loi, mais peut
être aussi le fait d'une personne privée qui n'a pas à porter une loi. Aussi saint
Paul, en donnant un conseil (1 Co 7, 12), déclare-t-il : "C'est moi qui le
dis, non le Seigneur." C'est pourquoi le conseil n'est pas nommé parmi les
effets de la loi.
3. N'importe qui peut récompenser ; mais punir n'appartient
qu'au ministre de la loi, par l'autorité duquel la peine est infligée. C'est
pourquoi récompenser n'est pas mis parmi les actes de la loi, mais seulement
punir.
4. Du fait que quelqu'un commence à s'accoutumer, par crainte
du châtiment, à éviter le mal et à faire le bien, il se trouve parfois amené à
agir ainsi avec plaisir et de son plein gré. De cette façon la loi, même par
ses châtiments, conduit les hommes à devenir bons.
Il faut maintenant étudier chaque loi en particulier : la loi éternelle
(Question 93), la loi naturelle (Question 94), la loi humaine (Question 95-97),
la loi ancienne (Question 98-105), et la loi nouvelle qui est la loi de
l’Évangile (Question 106-108). Quant à la sixième loi qui est la loi du foyer
de convoitise, il suffit de se rapporter à ce qui a été dit au traité du péché
originel (Question 81-83).
1. Qu'est-ce que la loi éternelle ? - 2. Est-elle connue de tous ? - 3.
Toute loi en découle-t-elle ? - 4. Les êtres nécessaires lui sont-ils soumis ?
- 5. Les êtres naturels et contingents lui sont-ils soumis ? - 6. Toutes les
choses humaines lui sont-elles soumises ?
Objections :
1. Il semble que la loi éternelle ne soit pas la raison suprême
existant en Dieu. Car la loi éternelle est unique. Au contraire, les idées des
choses, telles qu'elles existent dans la pensée divine, sont multiples. Saint Augustin
dit que "Dieu a fait chacune des créatures selon les idées qui lui sont
propres". Donc il ne semble pas que la loi éternelle soit identique à la
raison qui existe dans la pensée divine.
2. Il appartient à la raison de loi d'être promulguée par la
parole, comme on l'a dit plus haut. Mais, en Dieu, le Verbe est désigné comme
personne, nous l'avons dit dans la première Partie ; la raison, au contraire,
est considérée comme appartenant à l'essence. La loi éternelle n'est donc pas
la même chose que la raison divine.
3. Saint Augustin écrit : "Il apparaît qu'au-dessus de
notre esprit se trouve une loi qui est appelée vérité." La loi qui existe
au-dessus de notre esprit est la loi éternelle. Donc la vérité est la loi
éternelle. Mais les notions de vérité et de raison ne sont pas identiques. Donc
la loi éternelle n'est pas la même chose que la loi suprême.
Cependant :
Saint Augustin
déclare : "La loi éternelle est la raison suprême à laquelle il faut
toujours se soumettre."
Conclusion :
De même qu'en tout
artisan préexiste une idée des objets créés par son art, ainsi faut-il qu'en
tout gouvernant préexiste l'idée d'un ordre pour les actes qui doivent être
accomplis par ses sujets. Or, de même que l'idée des objets à faire s'appelle
proprement l'art, ou encore le modèle des choses fabriquées ; de même la raison
du chef qui règle la conduite de ses sujets a valeur de loi, sans oublier
toutefois les autres conditions que nous avons précédemment déclarées requises
à la raison de loi. Or, c'est par sa sagesse que Dieu est créateur de toutes
choses, pour lesquelles il peut être comparé à un artisan à l'égard de ses
oeuvres, comme nous l'avons dit dans la première Partie. Mais Dieu est aussi
celui qui gouverne tous les actes et tous les mouvements que l'on remarque en
chaque créature, comme nous l'avons dit encore dans la première Partie. Aussi
de même que la raison de la sagesse divine, par laquelle toutes choses ont été
créées, a raison d'art, de modèle exemplaire ou d'idée, de même la raison de la
sagesse divine qui meut tous les êtres à la fin requise a-t-elle raison de loi.
Et, à ce titre, la loi éternelle n'est pas autre chose que la pensée de la
Sagesse divine, selon que celle-ci dirige tous les actes et tous les
mouvements.
Solutions :
1. Saint Augustin parle dans ce passage des raisons idéales
relatives aux natures propres des choses particulières ; c'est pourquoi on y
trouve une diversité et une pluralité, selon leurs rapports divers aux
réalités, comme on l'a expliqué dans la première Partie. Mais nous avons dit
que la loi a un rôle de direction pour ordonner nos actes au bien commun. Or
les choses qui sont diverses en elles-mêmes sont considérées comme faisant un
seul être en tant qu'elles sont ordonnées à quelque chose de commun. C'est
pourquoi la loi éternelle est une, parce qu'elle est la raison de cet ordre.
2. Au sujet d'une parole quelconque, on peut considérer soit
la parole elle-même, soit les réalités qu'elle exprime. La parole extérieure,
en effet, est proférée par les lèvres de l'homme ; mais toutes les choses
signifiées par les mots humains sont exprimées par cette parole. Il en va de
même du verbe mental de l'homme qui est quelque chose de conçu par l'esprit et
par quoi l'homme exprime mentalement ce qu'il pense. Ainsi donc, en Dieu, le
Verbe lui-même, qui est la conception de l'intelligence du Père, est signifié
comme une personne ; mais toutes les choses qui sont comprises dans la science
du Père, qu'elles soient essentielles ou personnelles, ou qu'elles soient même
des oeuvres de Dieu, sont exprimées par ce Verbe, comme saint Augustin l'a
montré. Or, parmi tout ce qui est exprimé par ce Verbe, se trouve la loi
éternelle elle-même. Il ne s'ensuit pourtant pas que la loi éternelle soit
appelée une personne en Dieu. Toutefois, elle est appropriée au Fils, à cause
de la parenté entre la raison et la parole.
3. La raison de l'intellect divin n'est pas dans le même
rapport avec les choses que celle de l'intellect humain. Car l'intellect humain
est mesuré par les choses, en ce sens que la pensée de l'homme n'est pas vraie
par elle-même ; elle n'est dite vraie que par son accord avec la réalité ; en
effet, "de ce que la chose existe ou n'existe pas, l'opinion elle-même est
vraie ou fausse". Au contraire, l'intellect divin est la mesure des
réalités, en ce sens que chaque chose ne réalise en elle-même la vérité que
dans la mesure où elle reproduit le modèle conçu par l'intellect divin, comme
on l'a expliqué dans la première Partie. C'est pourquoi l'intellect divin est
vrai par lui-même ; par conséquent sa conception est la vérité elle-même.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car l'Apôtre écrit (1 Co 2, 11) :
"Personne ne connaît ce qui est en Dieu, sinon l'Esprit de Dieu."
Mais la loi éternelle est une idée existant dans la pensée divine. Donc elle
est inconnue de tout le monde, sauf de Dieu seul.
2. Saint Augustin écrit "Par la loi éternelle, il
convient que toutes choses soient parfaitement ordonnées." Mais tout le
monde ne peut connaître comment toutes choses sont parfaitement ordonnées. Donc
tout le monde ne connaît pas la loi éternelle.
3. Saint Augustin écrit encore "La loi éternelle est
celle dont les hommes ne peuvent pas juger." Mais on lit dans les Éthiques
: "Chacun juge bien ce qu'il connaît." Donc la loi éternelle ne
nous est pas connue.
Cependant :
Saint Augustin
déclare : "La connaissance de la loi éternelle a été imprimée en
nous."
Conclusion :
On peut connaître
une chose d'une double manière : soit en elle-même, soit dans l'effet qu'elle
produit, où l'on retrouve quelque ressemblance de sa cause. C'est ainsi que
quelqu'un ne voyant pas le soleil dans sa substance, le connaît cependant dans
son rayonnement. C'est en ce sens qu'il faut dire que nul ne peut connaître la
loi éternelle telle qu'elle est en elle-même, sauf Dieu et les bienheureux qui
voient Dieu par son essence. Mais toute créature raisonnable connaît cette loi
éternelle selon le rayonnement, plus ou moins grand, de cette loi. En effet,
toute connaissance de la vérité est un rayonnement et une participation de la loi
éternelle qui est, elle-même, vérité immuable, dit saint Augustin. La vérité,
tous les hommes la connaissent quelque peu, tout au moins quant aux principes
premiers de la loi naturelle. Pour le reste, les uns participent davantage,
d'autres moins à la connaissance de la vérité ; et par suite, connaissent plus
ou moins la loi éternelle.
Solutions :
1. Les choses qui sont en Dieu ne peuvent être connues par
nous en elles-mêmes ; mais elles nous sont manifestées dans leurs effets, selon
l'épître aux Romains (1, 20) : "Les mystères invisibles de Dieu sont
perçus par notre intelligence à travers les créatures."
2. Bien que chacun connaisse la loi éternelle selon sa
capacité, de la façon qu'on vient de dire, personne ne peut la saisir dans
toute sa compréhension. Elle ne peut pas, en effet, se manifester intégralement
par ses effets. C'est pourquoi connaître la loi éternelle de cette façon
n'exige pas que l'on connaisse tout l'ordre des choses selon lequel toutes les
créatures sont parfaitement ordonnées.
3. On peut concevoir de deux manières le fait de porter un
jugement. D'une part, à la manière dont une faculté de connaissance juge de son
objet propre selon ce qui est dit au livre de Job (12, 11) : "L'oreille ne
juge-t-elle pas les paroles, et le palais de celui qui mange ne juge-t-il pas
la saveur ?" C'est selon ce mode que le Philosophe déclare que
"chacun juge bien ce qu'il connaît", c'est-à-dire en jugeant si ce
qui est proposé est vrai. D'autre part, un supérieur porte sur un inférieur une
sorte de jugement pratique pour savoir si celui-ci doit ou non se comporter de
telle manière. Évidemment nul ne peut juger de cette façon la loi éternelle.
Objections :
1. Il semble que non. Nous avons établi, en effet, qu'il y
avait une loi du foyer de convoitises. Or celle-ci ne découle pas de la loi
divine qui est la loi éternelle ; c'est en effet de la convoitise que relève la
prudence de la chair dont l'Apôtre dit (Rm 8, 7) : "Elle ne peut pas être
soumise à la loi de Dieu." Toute loi ne procède donc pas de la loi
éternelle.
2. De la loi éternelle rien d'inique ne peut découler ; car,
comme on l'a dit : "Par la loi éternelle il convient que toutes choses
soient parfaitement ordonnées." Or, certaines lois sont iniques, selon
Isaïe (10, 1) : "Malheur à ceux qui portent des lois iniques." Par
conséquent toute loi ne procède pas de la loi éternelle.
3. Saint Augustin remarque que "la loi qui est écrite pour
régir le peuple, permet à juste titre beaucoup de choses qui sont punies par la
providence divine". Donc même toute loi juste ne procède pas de la loi
éternelle.
Cependant :
Au livre des
Proverbes (6, 15), la Sagesse divine déclare : "C'est par moi que les rois
règnent et que les législateurs portent de justes lois." Mais les
principes de la Sagesse divine constituent la loi éternelle, comme nous l'avons
dit ci-dessus. Donc toutes les lois procèdent de la loi éternelle.
Conclusion :
Nous avons dit précédemment
que la loi comportait une raison qui dirige les actes à leur fin. Or, en toute
série ordonnée de moteurs, il convient que la force d'un moteur second lui
vienne d'un moteur premier, puisque celui qui meut comme agent second ne meut
que dans la mesure où il reçoit lui-même le mouvement du premier. Nous voyons
la même chose chez tous les gouvernants : le programme de gouvernement se
transmet du chef suprême aux gouvernants en second ; par exemple le plan qui
doit être réalisé dans la cité est communiqué par le roi à ses subalternes sous
forme de précepte. De même encore, dans le domaine des arts techniques, les
procédés de fabrication sont communiqués par l'ingénieur aux artisans
subalternes qui travaillent de leurs mains. Donc, puisque la loi éternelle est
le programme du gouvernement chez le gouverneur suprême, il est nécessaire que
tous les plans de gouvernement, qui existent dans les gouvernants subalternes,
dérivent de la loi éternelle. Il s'ensuit que toutes les lois, quelles qu'elles
soient, dérivent de la loi éternelle dans la mesure où elles procèdent de la
raison droite. C'est pourquoi saint Augustin dit que "dans la loi
temporelle, il n'est rien de juste ni de légitime que les hommes n'aient tiré
de la loi éternelle".
Solutions :
1. Le foyer de convoitise a raison de loi dans l'homme en tant
qu'il est une peine imposée par la justice divine ; et de ce fait, il est
évident qu'il découle de la loi éternelle. Toutefois, en tant qu'il incline au
péché, il est contraire à la loi de Dieu, et n'a pas raison de loi, ce qui
ressort des explications précédentes.
2. La loi humaine a raison de loi en tant qu'elle est conforme
à la raison droite ; à ce titre il est manifeste qu'elle découle de la loi
éternelle. Mais dans la mesure où elle s'écarte de la raison, elle est déclarée
une loi inique, et dès lors n'a plus raison de loi, elle est plutôt une
violence. Toutefois, dans une loi inique, en tant qu'elle garde une apparence
de loi, à raison de l'ordre émanant de l'autorité qui la porte, il y a encore une
dérivation de la loi éternelle. Car "toute autorité vient du Seigneur
Dieu" selon saint Paul (Rm 13, 1).
3. Lorsqu'on dit que la loi humaine permet certaines choses,
ce n'est pas toujours qu'elle les approuve, mais plutôt parce qu'elle est
impuissante à les redresser. La loi divine, elle, impose sa direction à
beaucoup de faits qui échappent au pouvoir de la loi humaine. Il y a en effet
plus de choses soumises à la cause supérieure qu'aux causes subalternes. Aussi
le fait que la loi humaine ne se mêle pas des choses qu'elle est incapable de
régenter, cela même provient de la loi éternelle. Il en serait autrement si
elle approuvait ce que la loi éternelle interdit. Il ne s'ensuit donc pas que
la loi humaine ne découle pas de la loi éternelle, mais seulement qu'elle ne
peut coïncider parfaitement avec elle.
Objections :
1. Ce qui est nécessaire et éternel est soumis, semble-t-il à
la loi éternelle. En effet, tout ce qui est raisonnable est soumis à la raison.
Or la volonté divine est raisonnable, puisqu'elle est juste. Elle est donc
soumise à la loi éternelle. Mais la loi éternelle, c'est la raison divine. Donc
la volonté de Dieu est soumise à la loi éternelle ; et comme elle-même est une
réalité éternelle, on peut conclure que même les choses nécessaires et
éternelles sont soumises à la loi éternelle.
2. Tout ce qui est soumis au roi est soumis à la loi du roi.
Or le Fils de Dieu, dit la 1e épître aux Corinthiens (15, 24.28),
"sera soumis à son Père quand il lui remettra son règne". Donc le
Fils, qui est éternel, est soumis à la loi éternelle.
3. La loi éternelle est la raison de la providence divine. Or
beaucoup de réalités nécessaires sont soumises à la providence divine : par
exemple les éléments immuables des substances incorporelles et des corps
célestes. Donc, même ce qui est nécessaire est soumis à la loi éternelle.
Cependant :
4. Ce qui est nécessaire ne peut se comporter différemment et
n'a donc pas besoin d'en être détourné. Si la loi, au contraire, est imposée
aux hommes, c'est pour qu'ils soient détournés du mal nous l'avons vu. Donc ce
qui est nécessaire n'est pas soumis à la loi.
Conclusion :
Nous avons
démontré que la loi éternelle est la raison, le plan, du gouvernement divin.
Donc, tout ce qui est soumis au gouvernement divin est soumis aussi à la loi
éternelle ; et ce qui échappe au gouvernement éternel, échappe aussi à la loi
éternelle. Cette distinction peut être éclairée par un exemple emprunté à ce
qui nous concerne. C'est seulement ce que l'homme peut faire qui est soumis au
gouvernement humain ; mais ce qui relève de la nature même de l'homme échappe à
ce gouvernement, par exemple que l'homme ait une âme, des pieds et des mains.
Ainsi donc, est soumis à la loi éternelle tout ce qui se trouve dans les êtres
créés par Dieu, qu'il s'agisse de réalités nécessaires ou contingentes. Mais ce
qui se rapporte à la nature ou à l'essence divine, n'est pas sujet de la loi éternelle
; c'est en réalité cette loi éternelle elle-même.
Solutions :
1. Il y a deux manières d'envisager la volonté divine. D'abord
en elle-même, et alors la volonté de Dieu s'identifie avec son essence, et
n'est donc pas soumise au gouvernement divin ni à la loi éternelle : elle
s'identifie avec cette loi. D'une autre manière, nous pouvons envisager la
volonté divine par rapport aux effets que Dieu veut dans les créatures ; ces
effets créés sont soumis à la loi éternelle, en tant que leur raison existe dans
la sagesse divine. C'est en fonction de ces effets que la volonté de Dieu est
dite raisonnable. En elle-même, elle devrait plutôt être appelée la raison.
2. Le Fils de Dieu n'est pas fait par Dieu. Il est engendré
naturellement par lui. C'est pourquoi il n'est pas soumis à la providence
divine ni à la loi éternelle ; il est plutôt la loi éternelle par
appropriation, comme l'établit saint Augustin. On dit pourtant qu'il est soumis
au Père, eu égard à la nature humaine qu'il a assumée, et de ce point de vue on
dit également que le Père est plus grand que lui (Jn 14, 28).
3. Nous acceptons l'objection, parce qu'elle porte sur les
êtres nécessaires qui sont créés.
Réponse à l’argument en sens contraire :
4. Le Philosophe écrit : "Certaines réalités nécessaires
ont une cause de leur nécessité" ; et c'est ainsi que l'impossibilité même
de se comporter différemment, elles la tiennent d'un autre. Leur nécessité est
une sorte d'empêchement souverainement efficace qu'elles subissent. De fait,
tout être qui est empêché l'est dans la mesure où il ne peut se comporter
autrement qu'on en a disposé pour lui.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, la promulgation est
essentielle à la loi, on nous l'a dit. Mais la promulgation ne peut être faite
qu'à des créatures raisonnables auxquelles on peut édicter quelque chose.
Seules, par conséquent, les créatures douées de la raison sont soumises à la
loi éternelle, non les êtres naturels contingents.
2. "Ce qui obéit à la raison participe de quelque manière
de la raison", dit le livre 1 des Éthiques. Mais la loi éternelle
est la raison suprême, nous venons de le dire. Puisque les réalités naturelles
contingentes ne participent de la raison en aucune façon, et sont entièrement
irrationnelles, il semble qu'elles ne soient pas soumises à la loi éternelle.
3. La loi éternelle est souverainement efficace. Or, c'est
dans les réalités naturelles contingentes que se produisent des déficiences.
Ces réalités ne sont donc pas soumises à la loi éternelle.
Cependant :
Il est écrit au
livre des Proverbes (8, 29) : "Quand Dieu assignait à l'océan ses limites
et qu'il imposait aux flots la loi de ne pas dépasser leurs rives..."
Conclusion :
Il faut parler
différemment de la loi de l'homme, et de la loi éternelle qui est la loi de
Dieu. En effet, la loi de l'homme ne s'étend qu'aux créatures raisonnables qui
sont soumises à l'homme. La raison en est que la loi imprime une direction aux
actes qui conviennent aux sujets d'un gouvernement quelconque ; c'est pourquoi
nul à proprement parler n'impose de loi à ses propres actes. Or, tout ce que
l'on fait dans l'usage des créatures irrationnelles soumises à l'homme, se fait
par l'action de l'homme lui-même qui meut de tels êtres ; car les créatures
sans raison ne se conduisent pas par elles-mêmes, mais sont conduites par
d'autres, nous l'avons dit antérieurement. C'est pourquoi l'homme ne peut pas
imposer de loi aux êtres sans raison, quel que soit leur état de dépendance
envers lui. Quant aux êtres raisonnables qui lui sont soumis, il peut leur
imposer une loi, en tant que par son précepte ou par quelque déclaration il
imprime en leur pensée une règle qui devient leur principe d'action. Or, de
même que l'homme imprime, par son ordre ainsi déclaré, une sorte de principe
interne d'action chez un autre homme qui lui est soumis, Dieu aussi imprime à
toute la nature les principes de ses actes propres. C'est pourquoi l'on dit que
Dieu commande de cette façon à tout nature selon cette parole du Psaume (148,
6) : "Il a posé une loi qui ne disparaîtra pas." Pour ce motif aussi
tous les mouvements et tous les actes de la nature entière sont soumis à la loi
éternelle : Cependant les créatures sans raison sont soumises à la loi
éternelle d'une manière particulière, en ce qu'elles sont mues par la
providence divine et non plus par l'intelligence du précepte divin, comme c'est
le cas des créatures raisonnables.
Solutions :
1. L'impression du principe interne d'action dans les êtres de
la nature, joue le même rôle que la promulgation de la loi à l'égard des hommes
; car la promulgation de la loi imprime dans les hommes une sorte de principe
de direction des actes humains, nous venons de le dire.
2. Les créatures sans raison ne participent pas de la raison
humaine et ne lui obéissent pas ; elles participent cependant de la raison
divine en y obéissant. La puissance de la raison divine s'étend plus loin, en
effet, que celle de la raison humaine. Et de même que les membres du corps
humain se meuvent au commandement de la raison, sans toutefois participer de
cette raison, parce qu'ils n'ont pas en eux-mêmes une connaissance d'ordre
rationnel, de même les créatures non raisonnables sont mues par Dieu sans être
pour autant dotées de raison.
3. Les déficiences qui se produisent dans les êtres de nature
sont certes étrangères à l'ordre des causes particulières, mais non des causes
universelles, et de la cause première, qui est Dieu, à la providence de qui
rien ne peut échapper comme nous l'avons dit dans la première Partie, et
puisque la loi éternelle est la raison, le plan de la providence divine, comme
nous l'avons dit, les déficiences des êtres de nature sont soumises à la loi
éternelle.
Objections :
1. Il ne semble pas. Saint Paul écrit en effet (Ga 5, 18) :
"Si vous êtes conduits par l'esprit de Dieu, vous n'êtes plus sous la
loi." Mais les hommes justes qui sont enfants de Dieu par adoption sont
conduits par l'Esprit de Dieu, selon l'épître aux Romains (8, 14) : Donc les
hommes ne sont pas tous sous la loi éternelle.
2. Saint Paul écrit encore (Rm 8, 7) : "La prudence de la
chair est ennemie de Dieu ; elle n'est donc pas soumise à la loi de Dieu."
Or, nombreux sont les hommes qui se laissent dominer par la prudence de la
chair. Donc tous les hommes ne sont pas soumis à la loi éternelle qui est la
loi de Dieu.
3. Saint Augustin remarquait que "la loi éternelle est
celle d'après laquelle les méchants méritent le malheur, et les bons la vie
bienheureuse". Or les hommes qui sont maintenant bienheureux ou damnés ne
sont pas en état de mériter. Donc ils ne sont pas soumis à la loi éternelle.
Cependant :
Saint Augustin
écrit aussi "Rien n'échappe, aucunement, aux lois du Créateur et de
l'ordonnateur suprême qui assure la paix de l'univers."
Conclusion :
Il y a deux
manières pour une chose d'être soumise à la loi éternelle, comme nous l'avons
dit à l’article précédent. Ou bien la loi éternelle est participée par mode de
connaissance, ou bien par mode d'action et de passion, en tant que participée
sous forme de principe interne d'activité. C'est de cette seconde manière que
les créatures sans raison sont soumises à la loi éternelle, comme nous venons
de l'établir. Mais la créature raisonnable, en possédant ce qui est commun avec
toutes les créatures, a cependant en propre cet élément d'être dotée de raison.
C'est pourquoi elle se trouve soumise à la loi éternelle à double titre :
d'abord, parce qu'elle a une certaine connaissance de la loi éternelle, nous
l'avons dit ; ensuite, parce qu'il existe en toute créature raisonnable un
penchant naturel vers ce qui est conforme à la loi éternelle, car "de
naissance nous sommes enclins à être vertueux", dit Aristote.
Cependant, ces
deux modes existent d'une façon imparfaite et comme décomposée chez les
pécheurs. En eux l'inclination naturelle à la vertu est faussée par l'habitus
vicieux. De plus, leur connaissance naturelle du bien est obscurcie par les
passions et la facilité à pécher. Chez les bons, ce double mode se réalise
d'une manière plus parfaite parce que la connaissance de foi et de sagesse
s'ajoute en eux à la connaissance naturelle du bien ; et au penchant naturel
vers le bien, s'ajoute antérieurement l'impulsion de la grâce et de la vertu.
Ainsi donc, les
bons sont parfaitement soumis à la loi éternelle, puisqu'ils agissent toujours
en s'y conformant. Quant aux pécheurs, ils sont soumis à la loi éternelle, mais
d'une manière imparfaite en ce qui regarde leurs actes, puisque c'est d'une
façon imparfaite qu'ils connaissent le bien et sont inclinés vers lui.
Toutefois, ce qui est déficient dans leur activité est compensé du côté de la
passivité ; nous voulons dire que les méchants subissent la peine que leur fixe
la loi éternelle, en proportion de ce qu'ils ont négligé de faire pour être
conformes aux exigences de cette loi. Aussi saint Augustin dit-il :
"J'estime que les justes agissent selon la loi éternelle", et
ailleurs : "Dieu sait ramener à l'ordre les âmes qui l'abandonnent et, par
leur misère bien méritée, fournir aux parties inférieures de sa création des
lois parfaitement appropriées."
Solutions :
1. Cette parole de saint Paul peut être comprise de deux
façons. D'abord "être sous la loi" peut s'entendre de celui qui est
soumis contre son gré à l'obligation légale comme à un fardeau. Aussi la Glose
précise-t-elle que "celui-là est sous la loi qui s'abstient d'une oeuvre
mauvaise non point par amour de la justice, mais par crainte du châtiment dont
la loi le menace". En ce sens, les hommes spirituels ne sont pas sous la
loi, car sous l'influx de la charité que l'Esprit Saint répand dans leur coeur,
ils accomplissent de bon gré ce que la loi prescrit. On peut aussi entendre la
parole de l'Apôtre en ce sens que les oeuvres de celui qui agit sous l'influx
de l'Esprit Saint, sont dites oeuvres de l'Esprit Saint plutôt que de l'homme
lui-même. Et puisque l'Esprit Saint n'est pas soumis à la loi, pas plus que le Fils,
comme on l'a montré précédemment, il s'ensuit que ces oeuvres, en tant qu'elles
sont attribuées à l'Esprit Saint, ne sont pas soumises à la loi. Cela est
attesté par l'Apôtre lorsqu'il dit (2 Co 3, 17) : "Où est l'Esprit du
Seigneur, là est la liberté."
2. La prudence de la chair ne peut être soumise à la loi de
Dieu dans le domaine de l'action, puisqu'elle incline à des actes contraires à
la loi de Dieu. Elle est cependant soumise à la loi de Dieu en ce qui regarde
la passivité, parce qu'elle mérite de subir une peine selon la loi de la
justice divine. Néanmoins, la prudence humaine n'est prédominante en aucun
homme au point que le bien intégral de sa nature soit détruit. C'est pourquoi
demeure chez l'homme un penchant à agir selon la loi éternelle. Car nous avons
établi précédemment que le péché ne détruit pas tout bien de la nature.
3. C'est le même principe qui maintient une réalité orientée
vers la fin et qui la meut vers cette fin ; par exemple, la pesanteur qui
précipite le corps lourd vers le sol, l'y fait aussi demeurer au repos.
Semblablement la même loi éternelle selon laquelle certains méritent la
béatitude ou le châtiment, les maintient également dans cette béatitude ou ce
châtiment. En ce sens, les bienheureux et les damnés sont soumis à la loi
éternelle.
1. Qu'est-ce que la loi naturelle ? - 2. Quels sont les préceptes de la
loi naturelle ? - 3. Tous les actes des vertus relèvent-ils de la loi naturelle
? - 4. La loi naturelle est-elle unique chez tous ? - 5. Cette loi est-elle
sujette au changement ? - 6. Cette loi peut-elle être effacée de l'âme de
l'homme ?
Objections :
1. Il semble que la loi naturelle soit un habitus. Car le
Philosophe dit : "Il y a trois choses dans l'âme : la puissance, l'habitus
et la passion." Mais la loi naturelle n'est pas une des puissances de
l'âme, ni l'une des passions ; on peut s'en convaincre en énumérant celles-ci.
La loi naturelle est donc un habitus.
2. Saint Basile dit que la "conscience morale, ou
syndérèse, est la loi de notre intelligence", ce qui ne peut s'entendre
que de la loi naturelle. Mais la syndérèse est un habitus, comme nous l'avons
vu dans la première Partie. Donc la loi naturelle est un habitus.
3. La loi naturelle demeure toujours dans l'homme, comme nous
le montrerons. Or la raison de l'homme, dont la loi relève, ne pense pas
toujours à la loi naturelle. La loi naturelle n'est donc pas un acte mais un habitus.
Cependant :
4. Saint Augustin définit l'habitus : "Ce qui permet
d'agir quand on en a besoin." Or la loi naturelle n'est pas ainsi ; elle
existe en effet chez les petits enfants et chez les damnés, qui ne peuvent pas
agir par elle. Donc la loi naturelle n'est pas un habitus.
Conclusion :
Une réalité peut
être appelée habitus de deux façons. D'abord au sens propre et essentiel ; et
en ce sens la loi naturelle n'est pas un habitus. En effet, il a été dit
précédemment que la loi naturelle est établie par la raison, de même qu'une
proposition est aussi l'oeuvre de la raison. Mais ce que l'on fait et ce qui
sert à le faire n'est pas identique ; car l'habitus de la grammaire permet de
réaliser un discours correct. Donc, puisque l'habitus est ce qui permet d'agir,
il est impossible qu'une loi soit un habitus au sens propre et essentiel.
Cependant, on peut
désigner par le mot habitus ce qui est possédé grâce à l'habitus ; ainsi
appelle-t-on "foi" ce qui est l'objet de la foi. Si l'on prend en ce
sens le mot habitus, on peut dire que la loi naturelle est un habitus. Car les
préceptes de la loi naturelle sont tantôt l'objet d'une considération actuelle
de la raison, et tantôt sont en elle seulement à l'état "habituel",
mais non conscient. C'est dans cette acception que la loi naturelle peut être
qualifiée d'habitus de la même manière que les principes indémontrables des
sciences spéculatives, qui ne s'identifient pas avec l'habitus des premiers
principes, mais constituent son objet, son contenu.
Solutions :
1. Aristote veut ici rechercher à quel genre d'être se
rattache la vertu ; et puisqu'il est évident que la vertu est un principe
d'action, il limite son énumération aux réalités qui sont principes des actes
humains, à savoir les puissances, les habitus et les passions. Cela n'empêche
nullement qu'il y ait dans l'âme autre chose, par exemple un certain acte,
comme le vouloir est en celui qui veut, ou la connaissance en celui qui connaît
; ou les propriétés naturelles de l'âme qui existent en elle, comme l'immortalité,
etc.
2. En appelant la syndérèse la loi de notre intelligence, on
la conçoit comme un habitus dont l'objet comprend les préceptes de la loi
naturelle, qui sont les principes premiers de l'action humaine.
3. Cet argument prouve que la loi naturelle demeure dans
l'homme sous forme habituelle ; nous le concédons.
4. Quant à l'objection En sens contraire, il y a lieu
de remarquer que parfois, en raison de quelque empêchement, on ne peut user de
ce qu'on possède pourtant sous forme habituelle. Ainsi l'homme ne peut pas
faire usage de la science qu'il possède, au moment où il est pris par le
sommeil ; de même un enfant, en raison de son trop jeune âge, ne peut se servir
de l'habitus des premiers principes de l'intelligence, ni même de la loi
naturelle qui pourtant réside en lui à l'état d'habitus.
Objections :
1. Il semble que la loi naturelle ne contienne pas plusieurs
préceptes, mais un seul. La loi, en effet, rentre dans le genre du précepte,
comme on l'a établi. Donc, s'il y avait de nombreux préceptes de la loi
naturelle, il s'ensuivrait qu'il y aurait aussi de nombreuses lois naturelles.
2. La loi naturelle est une conséquence de la nature humaine.
Mais la loi humaine est une dans sa totalité, bien qu'elle soit multiple en ses
parties. Par conséquent, ou bien il n'existe qu'un seul précepte de la loi
naturelle, à cause de l'unité de l'ensemble ; ou bien il y a de nombreux
préceptes selon la multiplicité des parties de la nature humaine. Et en ce cas,
il faudra que même ce qui se rattache au penchant de la convoitise, appartienne
à la loi naturelle.
3. La loi relève de la raison, on l'a dit. Or la raison est
unique chez l'homme. Donc le précepte de la loi naturelle doit également être
unique.
Cependant :
Les préceptes de
la loi naturelle jouent dans l'homme le même rôle à l'égard de l'action que les
principes premiers dans la démonstration. Or les premiers principes
indémontrables de la pensée sont multiples. Donc les principes de la loi
naturelle sont également multiples.
Conclusion :
Nous avons dit
précédemment que les préceptes de la loi naturelle étaient, par rapport à la
raison pratique, ce que les principes premiers de la démonstration sont par
rapport à la raison spéculative ; les uns et les autres sont en effet des
axiomes évidents par eux-mêmes. Or un axiome peut être dit évident par lui-même
de deux façons : d'abord, selon son contenu ; puis, par rapport à nous. Toute
proposition est dite connue en elle-même, si l'attribut appartient à la
définition du sujet ; il arrive toutefois que pour celui qui ignore la
définition de ce sujet, une telle proposition ne soit pas évidente par
elle-même. Ainsi cette proposition : "L'homme est doué de raison" est
évidente en elle-même d'après la nature même de l'homme, car qui dit
"homme" dit "raisonnable" ; et cependant pour celui qui
ignore ce qu'est l'homme, cette proposition n'est pas évidente par elle-même.
Il s'ensuit, selon Boèce, qu'il y a certaines phrases ou propositions qui sont
connues en elles-mêmes par tous les hommes, comme ces propositions dont les
termes sont connus de tous ; par exemple : "Un tout quelconque est plus
grand que l'une de ses parties" ; ou encore : "Les choses égales à
une même chose sont égales entre elles." Mais d'autres propositions ne
sont connues que des sages qui saisissent la signification des termes qui les
composent. Ainsi, pour celui qui sait qu'un ange n'a pas de corps, il apparaît
évident de soi qu'un tel être n'est pas circonscrit dans un lieu : ce qui n'est
pas manifeste pour tous les esprits peu cultivés qui ne saisissent pas cela.
Il y a un ordre
entre les vérités qui ne tombent pas sous le sens de tout le monde. En effet,
ce qui est saisi en premier lieu, c'est l'être, dont la notion est incluse dans
tout ce que l'on conçoit. Et c'est pourquoi le premier axiome indémontrable est
que "l'on ne peut en même temps affirmer et nier", ce qui se fonde
sur la notion d'être et de non-être ; et c'est sur ce principe que toutes les
autres vérités sont fondées, comme dit le livre IV des Métaphysiques. Mais
de même que l'être est en tout premier lieu objet de connaissance proprement
dite, de même le bien est la première notion saisie par la raison pratique qui
est ordonnée à l'action. En effet, tout ce qui agit le fait en vue d'une fin
qui a raison de bien. C'est pourquoi le principe premier de la raison pratique
est celui qui se fonde sur la raison de bien, et qui est : "Le bien est ce
que tous les êtres désirent." C'est donc le premier précepte de la loi
qu'il faut faire et rechercher le bien, et éviter le mal. C'est sur cet axiome
que se fondent tous les autres préceptes de la loi naturelle : c'est dire que
tout ce qu'il faut faire ou éviter relève des préceptes de la loi naturelle ;
et la raison pratique les envisage naturellement comme des biens humains.
Mais parce que le
bien a raison de fin, et le mal raison du contraire, il s'ensuit que l'esprit
humain saisit comme des biens, et par suite comme dignes d'être réalisées
toutes les choses auxquelles l'homme se sent porté naturellement ; en revanche,
il envisage comme des maux à éviter les choses opposées aux précédentes. C'est
selon l'ordre même des inclinations naturelles que se prend l'ordre des
préceptes de la loi naturelle. En effet, l'homme se sent d'abord attiré à
rechercher le bien correspondant à sa nature, en quoi il est semblable à toutes
les autres substances, en ce sens que toute substance recherche la conservation
de son être, selon sa nature propre. Selon cette inclination, ce qui assure la
conservation humaine et tout ce qui empêche le contraire, relèvent de la loi
naturelle.
En second lieu, il
y a dans l'homme une inclination à rechercher certains biens plus spéciaux,
conformes à la nature qui lui est commune avec les autres animaux. Ainsi
appartient à la loi naturelle ce que "la nature enseigne à tous les
animaux", par exemple l'union du mâle et de la femelle, le soin des
petits, etc.
En troisième lieu,
on trouve dans l'homme un attrait vers le bien conforme à sa nature d'être
raisonnable, qui lui est propre ; ainsi a-t-il une inclination naturelle à
connaître la vérité sur Dieu et à vivre en société. En ce sens, appartient à la
loi naturelle tout ce qui relève de cet attrait propre : par exemple que
l'homme évite l'ignorance, ou ne fasse pas de tort à son prochain avec lequel
il doit vivre, et toutes les autres prescriptions qui visent ce but.
Solutions :
1. Tous ces préceptes de la loi naturelle appartiennent à une
seule loi naturelle parce qu'ils se réfèrent tous à un seul précepte premier.
2. Toutes les inclinations relatives à quelque partie que ce
soit de la nature humaine, par exemple celles du concupiscible et de
l'irascible, appartiennent à la loi naturelle en tant qu'elles sont réglées par
la raison. Aussi les préceptes de la loi naturelle sont-ils multiples, si on
les considère chacun en particulier ; mais ils ont une seule racine communes.
3. Si la raison est unique en elle-même, elle est pourtant le
principe d'ordre de tout ce qui regarde l'homme. C'est pourquoi tout ce qui
peut être réglé par la raison est contenu dans la loi de la raison.
Objections :
1. Il semble que les actes des vertus ne relèvent pas tous de
la loi de nature. On a dit en effet que le propre de la loi est d'ordonner au
bien commun. Or certains actes des vertus assurent le bien particulier de tel
ou tel individu, ce qui est surtout évident pour les actes de tempérance. Donc,
les actes des vertus ne sont pas tous ordonnés par la loi naturelle.
2. Tous les péchés s'opposent à certains actes vertueux. Donc,
si tous les actes des vertus relevaient de la loi naturelle, il semble que tous
les péchés seraient contre nature. Cependant on ne dit cela que de certains
péchés.
3. Tout le monde s'entend sur ce qui est conforme à la nature.
Or, au sujet des actes de ces vertus, cette entente universelle n'existe pas,
car l'un considère comme vertueux ce qu'un autre estime vicieux. Donc les actes
des vertus ne relèvent pas tous de la loi de nature.
Cependant :
Saint Jean
Damascène écrit que "les vertus sont naturelles". Donc les actes de
ces vertus sont eux aussi soumis à la loi naturelle.
Conclusion :
Nous pouvons
parler des actes des vertus de deux façons : en tant qu'ils sont vertueux ; et
en tant qu'ils sont tels actes déterminés par leur espèce propre. Si nous
parlons des actes vertueux en tant que vertueux, ils relèvent tous de la loi
naturelle. Nous avons prouvé en effet que relèvent de la loi naturelle toutes
les inclinations que l'homme tient de sa nature. Mais chacun est incliné
naturellement à l'activité qui convient à sa forme, comme le feu est incliné à
chauffer. Aussi, puisque l'âme raisonnable est la forme propre de l'homme, il y
a en tout humain une inclination naturelle à agir selon la raison. A ce point
de vue, par conséquent, les actes des vertus sont tous régis par la loi
naturelle ; la raison de chacun édicte en effet qu'il faut agir vertueusement.
Mais, si nous parlons des actes des vertus considérés en eux-mêmes, dans leur
espèce particulière, alors ces actes ne relèvent pas tous de la loi naturelle.
Il y a en effet beaucoup de choses qui se font selon la vertu, auxquelles
pourtant la nature ne donne de prime abord aucune inclination. C'est par une
investigation de la raison que les hommes les découvrent, et les reconnaissent
utiles pour vivre bien.
Solutions :
1. La tempérance a pour objet les convoitises naturelles dans
le boire, le manger et les actes sexuels, qui sont ordonnées au bien commun de
la nature comme les autres lois sont ordonnées au bien commun de la moralité.
2. On peut appeler nature de l'homme ou bien celle qui est
propre à l'homme ; et en ce sens tous les péchés, en tant qu'ils sont
contraires à la raison, sont contraires à la nature, comme le montre saint Jean
Damascène ; ou bien on appelle nature de l'homme celle qui est commune à
l'homme et aux autres animaux ; et en ce sens on appelle contre nature certains
péchés spéciaux, par exemple contre l'union du mâle et de la femelle, qui est
commune à tous les animaux, l'accouplement entre mâles, qu'on appelle
spécialement le vice contre naturel.
3. Cet argument est valable pour les actes considérés en
eux-mêmes. Aussi, à cause de la diversité des conditions humaines, certains
actes peuvent être vertueux pour certaines personnes, parce qu'ils leur sont
proportionnés et leur conviennent, tandis que ces mêmes actes seront vicieux
pour d'autres, parce qu'ils ne leur sont pas proportionnés.
Objections :
1. Il semble que non. Il est dit en effet dans les Décrets que
"le droit naturel est celui qui est contenu dans la Loi et dans
l'Évangile". Mais cette loi n'est pas commune à tous ; puisqu'il est dit
dans l'épître aux Romains (10, 16) : "Tous n'obéissent pas à
l'Évangile." La loi naturelle n'est donc pas unique chez tous.
2. "Ce qui est conforme à la loi est déclaré juste",
selon le livre des Éthiques. Mais dans le même livre on affirme que rien
n'est juste pour tous au point d'exclure toute diversité. Par conséquent, la
loi naturelle n'est pas la même chez tous.
3. Tout ce à quoi l'homme est incliné selon sa nature relève
de la loi naturelle, nous l'avons dit. Mais des hommes différents sont inclinés
par nature à des fins différentes : ceux-ci à la convoitise, ceux-là à la
recherche des honneurs, d'autres enfin à d'autres choses. Donc la loi naturelle
n'est pas unique chez tous.
Cependant :
Isidore de Séville
écrit "Le droit naturel est commun à toutes les nations."
Conclusion :
Nous l'avons dit
précédemment, tout ce vers quoi l'homme est incliné par nature relève de la loi
naturelle ; et il est propre à l'homme d'être incliné à agir selon la raison.
Mais il appartient à la raison de procéder des principes communs aux
conclusions propres, selon le livre I des Physiques. Toutefois la raison
spéculative et la raison pratique se comportent différemment sur ce point. En
effet, la raison spéculative s'occupe principalement des choses nécessaires, où
il est impossible qu'il en soit autrement ; aussi la vérité se rencontre-t-elle
sans aucune défaillance dans les conclusions particulières comme dans les
principes généraux.
La raison
pratique, au contraire, s'occupe de réalités contingentes qui comprennent les
actions humaines. C'est pourquoi, bien que dans les principes généraux il y ait
quelque nécessité, plus on aborde les choses particulières, plus on rencontre
de défaillances. Ainsi donc, dans les sciences spéculatives, la vérité est
identique pour tous, tant dans les principes que dans les conclusions.
Pourtant, cette vérité n'est pas connue de tous les esprits dans les
conclusions, mais seulement dans les principes que l'on appelle "les
axiomes universels". Dans le domaine de l'action, au contraire, la vérité
ou la rectitude pratique n'est pas la même pour tous dans les applications
particulières, mais uniquement dans les principes généraux ; et chez ceux pour
lesquels la rectitude est identique dans leurs actions propres, elle n'est pas
également connue de tous.
Il est donc
évident que dans les principes communs de la raison spéculative ou pratique, la
vérité ou la rectitude est unique pour tous, et connue également de tous. Quant
aux conclusions propres de la raison spéculative, la vérité est la même pour
tous, mais elle n'est pas connue également de tous ; ainsi est-il vrai pour
tous que le triangle a trois angles égaux à deux droits, encore que ce ne soit
pas connu de tous. Mais la vérité ou la rectitude n'est pas la même pour tous
quand on arrive aux conclusions propres de la raison pratique, et même là où se
réalise l'identité, elle n'est pas également connue de tous. Par exemple, il
est vrai et droit aux yeux de tous que l'on agisse selon la raison. De ce
principe il s'ensuit comme une conclusion propre qu'il faut rendre ce qu'on a
reçu en dépôt. Et ceci est vrai dans la plupart des cas ; mais il peut se faire
qu'en certains cas il devienne nuisible et par conséquent déraisonnable de
restituer un dépôt : par exemple si quelqu'un le réclame en vue de combattre la
patrie. Et ici, plus on descend aux détails, plus les exceptions se multiplient
; par exemple lorsqu'on stipule que les dépôts doivent être restitués avec telle
caution ou de telle façon. Plus on ajoute de conditions particulières, plus les
exceptions peuvent se multiplier et se diversifier pour qu'il soit injuste ou
de restituer, ou de ne pas le faire.
Ainsi donc, il
faut dire que la loi de nature est identique pour tous dans ses premiers
principes généraux, tout autant selon sa rectitude objective que selon la
connaissance qu'on peut en avoir. Quant à certaines applications propres qui
sont comme les conclusions des principes généraux, elle est identique pour tous
dans la plupart des cas, et selon sa rectitude et selon sa connaissance ;
toutefois, dans un petit nombre de cas, elle peut comporter des exceptions,
d'abord dans sa rectitude, à cause d'empêchements particuliers (de la même
façon que les natures soumises à la génération et à la corruption manquent
leurs effets dans un petit nombre de cas, à cause d'empêchements) ; elle
comporte encore des exceptions quant à sa connaissance ; c'est parce que
certains ont une raison faussée par la passion, par une coutume mauvaise ou par
une mauvaise disposition de la nature. Ainsi jadis, chez les peuples germains,
le pillage n'était pas considéré comme une iniquité, alors qu'il est
expressément contraire à la loi naturelle, comme le rapporte Jules César dans
son livre sur "la guerre des Gaules".
Solutions :
1. Cette phrase ne doit pas être comprise en ce sens que tout
ce qui est compris dans la Loi mosaïque et dans l'Évangile relève de la loi
naturelle, puisque beaucoup de leurs enseignements sont au-dessus de la nature
; mais en ce sens que tout ce qui relève de la loi de nature s'y trouve
pleinement enseigné. Aussi Gratien, après avoir dit que "le droit naturel
est celui qui est contenu dans la Loi et l'Évangile", ajoute immédiatement
cet exemple : "On y ordonne à chacun de faire à autrui ce qu'il veut qu'on
fasse à lui-même."
2. La parole du Philosophe doit s'entendre de ce qui est juste
naturellement, non pas à titre de principes généraux, mais comme les
conclusions dérivées de ces principes ; dans la plupart des cas elles sont
justes, mais plus rarement elles sont défectueuses.
3. De même que la raison domine chez l'homme, et commande aux
autres puissances, ainsi faut-il que toutes les inclinations naturelles qui
relèvent des autres puissances soient ordonnées selon la raison. C'est pourquoi
tout le monde convient généralement que toutes les inclinations humaines
doivent être dirigées par la raison.
Objections :
1. Il semble que la loi de nature puisse être changée. En
effet l’Ecclésiastique dit (17, 11) : "Il leur donna en outre la
connaissance et la loi de vie", la Glose commente : "Il a voulu que
la Loi fût écrite pour corriger la loi naturelle." Mais ce que l'on
corrige est changé. Donc la loi naturelle peut être changée.
2. Le meurtre d'un innocent et aussi l'adultère et le vol sont
des actes contraires à la loi naturelle. Mais on voit que cela a été changé par
Dieu, par exemple lorsqu'il prescrivit à Abraham de tuer son fils innocent (Gn
22, 2), ou lorsqu'il commanda aux juifs de subtiliser les vases empruntés aux
Égyptiens (Ex 12, 35) ; ou enfin quand il ordonna à Osée de prendre une femme
de prostitution (Os 1, 2). Donc la loi naturelle peut être changée.
3. Saint Isidore écrit que "la possession commune de tous
les biens et la même liberté pour tous sont de droit naturel". Mais nous
voyons que l'une et l'autre ont été modifiées par les lois humaines. Il semble
donc que la loi naturelle puisse subir des modifications.
Cependant :
Il est dit dans
les Décrets : "Le droit naturel date de l'origine de la créature
raisonnable ; il ne change pas avec le temps, mais il demeure immuable."
Conclusion :
Que la loi
naturelle soit changée peut se comprendre de deux manières. D'une part, on peut
y ajouter. Et en ce sens rien n'empêche que la loi naturelle soit changée, car
on a ajouté à la loi naturelle - soit par la loi divine, soit par les lois
humaines -, beaucoup de choses qui sont utiles à la vie humaine. D'autre part,
on peut concevoir un changement dans la loi naturelle par mode de suppression,
en ce sens qu'une prescription disparaisse de la loi naturelle, alors qu'elle
en faisait partie auparavant. De cette manière, la loi de nature est absolument
immuable quant à ses principes premiers. Quant à ses préceptes seconds, dont
nous avons dit à l’article précédent qu'ils étaient comme des conclusions
propres, toutes proches des premiers principes, la loi naturelle ne change pas,
sans que son contenu cesse d'être juste dans la plupart des cas. Toutefois il
peut y avoir des changements en tel cas particulier, et rarement, en raison de
causes spéciales qui empêchent d'observer ces préceptes, comme on l'a dit à
l'article précédent.
Solutions :
1. Si la loi écrite est présentée comme correctif de la loi de
nature, c'est parce qu'elle complétait ce qui manquait à celle-ci ; ou parce
que la loi de nature était sur certains points si dénaturée dans le coeur de
certains hommes que ceux-ci considéraient comme un bien ce qui était un mal en
soi ; une telle corruption exigeait un redressement.
2. Tous les hommes, tant coupables qu'innocents, meurent de
mort naturelle. Cette mort est voulue par la puissance divine, à cause du péché
originel, selon le 1er livre de Samuel (2, 6) : "C'est Dieu qui fait
mourir et qui fait vivre." C'est pourquoi la mort peut être infligée sans
aucune injustice par ordre de Dieu, à n'importe quel homme, coupable ou
innocent. Semblablement l'adultère consiste à s'unir avec la femme d'autrui ;
mais la femme que prit Osée lui avait été destinée selon la loi de Dieu qui lui
fut divinement révélée. Il s'ensuit que le fait de s'unir à telle ou telle
femme, sur l'ordre de Dieu, n'est ni un adultère, ni un acte de débauche. Le
même raisonnement vaut pour le vol qui consiste à prendre le bien d'autrui. Car
tout ce qu'un homme prend sur l'ordre de Dieu, maître de toutes choses, il ne
le prend pas sans la volonté du maître, ce qui serait voler. D'ailleurs, ce
n'est pas seulement dans le domaine des choses humaines que tout ce qui est
commandé par Dieu est par le fait même obligé ; mais même dans le domaine de la
nature, tout ce que Dieu fait est naturel de quelque manière, ainsi qu'il a été
dit dans notre première Partie.
3. Une chose est dite de droit naturel de deux façons. D'une
part, parce que la nature y incline, par exemple : "Il ne faut pas faire
de tort à autrui." D'autre part, parce que la nature ne suggère pas le
contraire : ainsi pourrions-nous dire qu'il est de droit naturel que l'homme
soit nu, parce que la nature ne l'a pas doté d'un vêtement ; c'est une
invention de l'art. En ce sens on dit que "la possession commune de tous
les biens et la liberté identique pour tous" y sont de droit naturel ;
c'est-à-dire que la distinction des possessions et la servitude ne sont pas
suggérées par la nature, mais par la raison des hommes pour le bien de la vie
humaine. Et même en cela, la loi de nature n'est pas modifiée, sinon par
addition.
Objections :
1. Il semble bien, car on parle dans l'épître aux Romains (2,
4) "des païens qui n'ont pas de loi", et la Glose explique :
"Dans l'intime de l'homme renouvelé par la grâce, est inscrite la loi de
justice que la faute avait effacée." Mais la loi de justice est la loi
naturelle. Donc la loi de nature peut être effacée.
2. La loi de grâce est plus efficace que la loi de nature. Or
la loi de grâce est effacée par le péché. Donc à plus forte raison la loi de
nature peut-elle être effacée.
3. Ce qui est établi par la loi est proposé comme juste. Mais
il y a beaucoup de choses établies par les hommes qui sont contraires à la loi
de nature. Par conséquent la loi de nature peut être effacée du coeur des
hommes.
Cependant :
Saint Augustin
confesse "Ta loi, Seigneur, est inscrite dans le coeur des hommes et
aucune iniquité ne l'en efface." Or la loi écrite dans le coeur des hommes
est la loi naturelle. Donc la loi naturelle ne peut pas être effacée.
Conclusion :
Nous avons établi
dans les articles précédents qu'appartiennent à la loi naturelle d'abord
quelques principes plus généraux qui sont connus de tous ; ensuite quelques
préceptes secondaires, plus particuliers, qui sont comme des conclusions
proches de ces principes. Quant aux principes généraux, la loi naturelle ne
peut d'aucune façon être effacée du coeur des hommes, de façon universelle.
Elle est cependant effacée dans une activité particulière parce que la raison
est empêchée d'appliquer le principe général au cas particulier dont il s'agit
à cause de la convoitise ou d'une autre passion.
Quant aux
préceptes secondaires, la loi naturelle peut être effacée du coeur des hommes,
soit en raison de propagandes perverses, de la façon dont les erreurs se
glissent dans les sciences spéculatives au sujet de conclusions nécessaires ;
soit comme conséquences de coutumes dépravées et d'habitus corrompus. C'est
ainsi que certains individus ne considéraient pas le brigandage comme un péché,
ni même les vices contre nature, comme le dit encore saint Paul (Rm 1, 24).
Solutions :
1. Le péché efface la loi de la nature, non dans sa teneur
générale, mais en particulier ; à moins toutefois qu'il ne s'agisse de
préceptes secondaires de la loi de nature, de la façon que nous venons de dire.
2. Bien que la grâce soit plus efficace que la nature,
celle-ci est cependant plus essentielle à l'homme et partant, plus durable.
3. Cet argument procède de la considération des préceptes
seconds de la loi naturelle, contre lesquels quelques législateurs ont édicté
des prescriptions iniques.
Étudions maintenant ce qu'est la loi humaine. Il faut d'abord étudier
la loi en elle-même (Question 95) ; puis quel est son pouvoir (Question 96) ;
enfin, se demander si elle peut être changée (Question 97).
1. Son utilité. - 2. Son origine. - 3. Sa qualité. - 4. Ses divisions.
Objections :
1. Il ne semble pas utile que les hommes légifèrent.
L'intention de quiconque porte une loi, en effet, est que par elle les hommes
deviennent bons, comme on l'a dit. Mais les hommes sont amenés par des conseils
à vouloir le bien, plutôt qu'en étant contraints par des lois. Donc il n'était
pas nécessaire de légiférer.
2. Aristote écrit : "Les hommes recourent au juge comme
au droit vivant." Or la justice vivante est supérieure à la justice
inanimée telle qu'elle est contenue dans les lois. Donc il eût été mieux que l'exécution
de la justice fût confiée à la décision des juges plutôt que d'être réalisée
par une législation.
3. Toute loi exerce un rôle de direction sur les actes
humains, comme il ressort des articles précédents. Or les actes humains portent
sur des cas particuliers, qui sont en nombre infini ; il est donc impossible de
soumettre à un examen suffisant ce qui concerne la conduite humaine sinon en
confiant cet examen à quelque sage qui examine les cas particuliers. Il eût
donc été préférable que les actes humains fussent dirigés par le jugement des
sages plutôt que par une législation. Il n'était donc pas nécessaire de porter
des lois humaines.
Cependant :
Saint Isidore
écrit : "Les lois ont été faites afin que, par crainte de leurs sanctions,
l'audace humaine fût réprimée, que l'innocence fût en sûreté au milieu des
malfaiteurs, et que chez les méchants eux-mêmes la faculté de nuire fût
refrénée par la crainte du châtiment." Mais tout cela est nécessaire au
genre humain. Donc il fut nécessaire de porter des lois humaines.
Conclusion :
Il ressort de ce
qui précède qu'il y a dans l'homme une certaine aptitude à la vertu ; mais
quant à la perfection même de la vertu, il faut qu'elle soit donnée à l'homme
par un enseignement. Ainsi voyons-nous que c'est aussi par son ingéniosité que
l'homme pourvoit à ses besoins, par exemple pour la nourriture et le vêtement.
La nature lui en fournit les premiers éléments, à savoir la raison et les
mains, mais non l'utilisation parfaite, ainsi qu'elle le fait pour les autres animaux,
auxquels elle a procuré de manière suffisante vêtement et nourriture. Mais
quant à cet enseignement dont il vient d'être question, l'homme ne saurait
aisément se suffire à lui-même. De fait, la perfection de la vertu consiste
surtout à éloigner l'homme des plaisirs défendus, auxquels l'humanité est
principalement portée, en particulier la jeunesse, pour laquelle l'enseignement
est plus efficace. C'est pourquoi il faut que les hommes reçoivent d'autrui
cette sorte d'éducation par laquelle on peut arriver à la vertu. Certes, pour
les jeunes gens qui sont portés à être vertueux par une heureuse disposition
naturelle ou par l'habitude, et surtout par la grâce divine, il suffit d'une
éducation paternelle qui s'exerce par les conseils. Mais, parce qu'il y a des
hommes pervers et portés au vice, qui ne peuvent guère être aisément touchés
par des paroles, il a été nécessaire que ceux-ci fussent contraints par la
force et la crainte à s'abstenir du mal, de telle sorte qu'au moins en
s'abstenant de mal agir, ils garantissent aux autres une vie paisible. Et puis,
pour eux-mêmes, ils se voient amenés par une telle accoutumance à accomplir de
bon gré ce qu'ils ne faisaient auparavant que par crainte ; et ainsi ils
deviennent vertueux. Cette éducation qui corrige par la crainte du châtiment
est donnée par les lois. Aussi fut-il nécessaire pour la paix des hommes et
leur vertu de porter des lois. Parce que, dit le Philosophe, "l'homme,
s'il est parfaitement vertueux, est le meilleur des animaux ; mais s'il est
privé de loi et de justice il est le pire de tous" ; car l'homme possède
les armes de la raison, dont les autres animaux sont dépourvus, pour assouvir
ses convoitises et ses fureurs.
Solutions :
1. Les hommes bien disposés sont plus aisément amenés à la
vertu par des conseils qui font appel à leur volonté, que par la contrainte ;
mais ceux qui sont mal disposés ne sont amenés à la pratique de la vertu qu'en
y étant forcés.
2. Le Philosophe écrit "Il est préférable de tout régler
par la loi plutôt que de tout abandonner à la décision des juges." Il y a
trois motifs à cela. - 1° Il est plus aisé de trouver quelques sages qui
suffisent à porter de justes lois que d'en trouver un grand nombre pour juger
droitement les cas particuliers. - 2° Les législateurs considèrent longtemps à
l'avance ce qu'il faut établir par la loi, tandis que les jugements portés sur
les faits particuliers s'inspirent de cas soulevés à l'improviste. Or l'homme
peut voir plus aisément ce qui est juste à la lumière de nombreuses expériences
qu'en face d'un cas unique. - 3° Les législateurs jugent pour l'ensemble des
cas et en vue de l'avenir ; tandis que dans les tribunaux, les juges décident
de cas actuels, vis-à-vis desquels ils sont influencés par l'amour, la haine,
la cupidité. C'est ainsi que leur jugement est faussé.
Donc la justice
vivante qu'est le juge ne se rencontre pas chez beaucoup d'hommes, et elle est
changeante. C'est pourquoi il a été nécessaire de déterminer par la loi ce
qu'il fallait juger dans le plus grand nombre de cas possible et de laisser peu
de place à la décision des hommes.
3. Il faut confier aux juges certains cas individuels qui ne
peuvent être prévus par la loi, selon le Philosophe ; par exemple, savoir ce
qui a été fait ou n'a pas été fait, et d'autres choses semblables.
Objections :
1. Il ne semble pas que toutes les lois humaines dérivent de
la loi naturelle. Aristote écrit en effet : "On appelle juste légal ce
que, au début, on pouvait indifféremment faire d'une manière ou d'une
autre." Mais dans ce qui vient du droit naturel, il est différent d'agir
d'une manière ou d'une autre. Par conséquent, tout ce qui est établi par les
lois humaines ne dérive pas de la loi naturelle.
2. Le droit positif se distingue du droit naturel, comme il
ressort des analyses de saint Isidore dans son livre des Étymologies et
d'Aristote dans les Éthiques. Mais ce qui dérive à titre de conclusions
des principes généraux de la loi naturelle, relève de la loi de nature, on l'a
vu. En conséquence, ce qui relève de la loi humaine ne dérive pas de la loi
naturelle.
3. La loi de nature est la même pour tous. Le Philosophe dit
en effet : "Le droit naturel est celui qui a partout le même
pouvoir." Donc, si les lois humaines dérivaient de la loi naturelle, il
s'ensuivrait qu'elles seraient, elles aussi, identiques chez tous. Ce qui est
évidemment faux.
4. Tout ce qui découle de la loi naturelle, répond à une
raison. Mais "on ne peut pas toujours rendre raison de toutes les lois
établies par nos aînés", dit Justinien. Par conséquent toutes les lois
humaines ne dérivent pas de la loi naturelle.
Cependant :
Cicéron écrit :
"Ce sont les réalités nées de la nature et éprouvées par la coutume qu'ont
sanctionnées la crainte et le respect des lois."
Conclusion :
Saint Augustin
déclare : "Il ne semble pas qu'elle soit une loi, celle qui ne serait pas
juste." C'est pourquoi une loi n'a de valeur que dans la mesure où elle
comporte de la justice. Or, dans les affaires humaines, une chose est dite
juste du fait qu'elle est droite, conformément à la règle de la raison. Mais la
règle première de la raison est la loi de nature, comme il ressort des articles
précédents. Aussi toute loi portée par les hommes n'a raison de loi que dans la
mesure où elle dérive de la loi de nature. Si elle dévie en quelque point de la
loi naturelle, ce n'est plus alors une loi, mais une corruption de la loi.
Il faut savoir
cependant qu'il y a une double dérivation de la loi naturelle : d'une part,
comme des conclusions par rapport aux principes ; d'autre part, comme des
déterminations de règles générales. Le premier mode ressemble à celui des
sciences, où les conclusions démonstratives se déduisent des principes. Quant
au second mode, il ressemble à ce qui se passe dans les arts, quand les modèles
communs sont déterminés à une réalisation spéciale ; tel est le cas de
l'architecte qui doit préciser la détermination de la forme générale de maison
à telle ou telle structure d'habitation. Donc, certaines dispositions légales
dérivent des principes généraux de la loi naturelle à titre de conclusions ;
ainsi le précepte : "Il ne faut pas tuer" peut dériver comme une
conclusion du principe : "Il ne faut pas faire le mal." Mais
certaines dispositions légales dérivent des mêmes principes à titre de
détermination ; ainsi la loi de nature prescrit que celui qui commet une faute
soit puni ; mais qu'il soit puni de telle peine, est une détermination de la
loi de nature.
On retrouve donc
ces deux sortes de dispositions légales dans la loi humaine. Mais celles qui
relèvent du premier mode ne sont pas seulement contenues dans la loi humaine
comme prescrites par cette loi ; mais elles tiennent de la loi naturelle une
partie de leur pouvoir. Quant à celles qui répondent au deuxième mode, elles
tiennent leur pouvoir de la loi humaine seule.
Solutions :
1. Aristote parle de ce qui est prescrit par la loi sous forme
de détermination ou de spécification des préceptes de la loi de nature.
2. Cet argument est valable pour ce qui dérive de la loi de
nature à titre de conclusion.
3. Les principes généraux de la loi de nature ne peuvent pas
s'appliquer à tous les cas d'une façon identique, à cause de la grande variété
des affaires humaines. C'est de là que vient la diversité de la loi positive
chez les peuples divers.
4. Il faut entendre cette parole de Justinien des dispositions
légales introduites par les anciens relativement aux déterminations
particulières de la loi naturelle ; envers ces déterminations, le jugement des
experts et des hommes prudents se comporte comme envers les principes généraux,
en ce sens qu'ils voient aussitôt ce qu'il faut déterminer le plus
opportunément dans un cas particulier. C'est pourquoi Aristote dit qu'en de
telles matières "il faut tenir compte des avis indémontrables et des
opinions des experts, des anciens et des hommes prudents, non moins que des
vérités démontrées".
Objections :
1. Il semble que saint Isidore ait décrit de manière inexacte
le caractère de la loi positive quand il a dit : "La loi sera
honnête, juste, réalisable selon la nature et la coutume du pays ; adaptée au
temps et au lieu ; nécessaire, utile ; elle sera claire aussi, afin qu'elle ne
contienne rien qui soit trompeur en raison de son obscurité ; écrite non pas en
vue d'un intérêt privé, mais pour l'utilité commune des citoyens."
Auparavant il avait défini le caractère de la loi par trois conditions, en
disant : "La loi sera tout ce que la raison établira, pourvu que cela soit
en harmonie avec la religion, s'accorde avec la discipline des moeurs, favorise
le bien public." Il semble donc superflu que dans la suite il ait
multiplié les caractéristiques de la loi.
2. La justice, d'après Cicéron, est une partie de l'honnêteté.
Il était donc superflu d'ajouter le mot "juste" après avoir écrit le
mot "honnête".
3. Selon saint Isidore lui-même, la loi écrite s'oppose à la
coutume. Dans la définition de la loi, on ne devait donc pas dire qu'elle
serait conforme à la coutume du pays.
4. On dit qu'une chose est nécessaire de deux manières. Il y a
le nécessaire absolu quand il est impossible qu'il en soit autrement ; le
nécessaire ainsi entendu échappe au jugement des hommes ; et c'est pourquoi une
nécessité de cette sorte ne relève pas de la loi humaine. Mais le nécessaire
peut aussi s'entendre par rapport à une fin à réaliser ; et cette nécessité se
confond avec l'utilité. Par conséquent il est superflu de mettre l'un et l'autre,
- "nécessaire" et "utile" - dans cette définition.
Cependant :
L’autorité de saint
Isidore doit suffire.
Conclusion :
Tout être qui est
un moyen pour une fin doit avoir une forme déterminée en proportion avec cette
fin : par exemple, la forme de la scie la rend capable de couper, dit Aristote.
Et toute chose soumise à la règle et à la mesure doit posséder une forme
proportionnée à cette règle et à cette mesure. Or, la loi humaine remplit cette
double condition : elle est un moyen ordonné à une fin ; et elle est une sorte
de règle et de mesure, réglée elle-même par une mesure supérieure, laquelle est
double : la loi divine et la loi de nature, selon ce que nous avons dit plus
haut. Le but de la loi humaine, c'est l'utilité des hommes, comme l'affirme Justinien.
C'est pourquoi, en décrivant les caractéristiques de la loi, saint Isidore a
posé d'abord trois éléments : "qu'elle soit en harmonie avec la
religion", en ce sens qu'elle soit conforme à la loi divine ;
"qu'elle s'accorde avec la discipline des moeurs", en ce sens qu'elle
soit conforme à la loi de nature ; enfin "qu'elle favorise le salut
public", en ce sens qu'elle soit adaptée à l'utilité des hommes.
Toutes les autres
conditions qui suivent se ramènent à ces trois chefs. Que la loi humaine doive
être honnête, cela revient à dire qu'elle soit en harmonie avec la
religion. Si l'on ajoute : qu'elle soit juste, réalisable selon la
nature et la coutume du pays, adaptée au temps et au lieu, cela
signifie que la loi devra être adaptée à la discipline des moeurs. La
discipline humaine, en effet, se définit : 1° par rapport à l'ordre de la
raison, et c'est ce qu'on exprime en disant que la loi est juste. - 2° par
rapport aux facultés de ceux qui agissent. Car une éducation doit être adaptée
à chacun selon sa capacité, en tenant compte également des possibilités de la
nature humaine (ainsi ne doit-on pas imposer aux enfants ce qu'on impose à des
hommes faits) ; elle doit enfin être adaptée aux usages, car un individu ne
peut pas vivre comme un solitaire dans la société, sans se conformer aux moeurs
d'autrui. - 3° La discipline doit être en rapport avec telles circonstances
données, d'où : la loi sera adaptée au temps et au lieu. Les autres
qualités de la loi qui sont ensuite énumérées, sous les vocables : nécessaire,
utile, etc., reviennent à dire que la loi doit favoriser le salut public. La nécessité
vise l'éloignement des maux ; l'utilité, l'acquisition des biens ; la
clarté, le soin d'exclure le dommage qui pourrait provenir de la loi
elle-même. Enfin que la loi soit ordonnée au bien commun, comme
on l'a dit plus haut, c'est ce que montre la dernière partie de l'analyse.
Solutions :
Cela répond aux
objections.
Objections :
1. Il semble que la division des lois humaines ou du droit
humain proposée par saint Isidore ne soit pas juste. Sous cette notion de
droit, en effet, il comprend "le
droit des gens" ainsi nommé, comme lui-même le reconnaît, "parce
que presque toutes les nations en font usage". Mais il dit lui-même que le
droit naturel "est commun à toutes les nations". Donc le droit des
gens ne fait pas partie du droit positif humain, mais plutôt du droit naturel.
2. Tout ce qui possède un pouvoir identique ne semble pas
différer par la forme, mais seulement par la matière. Or les lois, les
plébiscites, les sénatus-consultes et tout ce qu'Isidore énumère en ce genre
ont tous même force, et ne doivent donc différer que selon la matière. D'autre
part, dans le domaine de l'art, on ne tient pas compte d'une telle distinction,
car elle peut se multiplier à l'infini. Donc il ne convient pas d'introduire
une telle division dans les lois humaines.
3. De même qu'il y a dans la cité des princes, des prêtres et
des soldats, il y a aussi d'autres fonctions réparties entre les citoyens. Il
semble donc qu'à côté du "droit militaire" et du "droit
public" qui est l'affaire "des prêtres et des magistrats", il
faudrait aussi faire mention d'autres droits, relatifs aux autres fonctions de
la cité.
4. Ce qui existe par accident doit être laissé de côté. Or, il
est accidentel à la loi d'être portée par un homme ou par un autre. Il est donc
anormal de distinguer les lois par les noms des législateurs, en les appelant
loi Cornelia, Falcidia, etc.
Cependant :
L’autorité de saint
Isidore doit suffire.
Conclusion :
Tout être peut
prêter à une division, selon l'essentiel et d'après ce qui est contenu dans sa
raison même. Ainsi, dans la notion d'"animal" on comprend l'âme, qui
est raisonnable ou non ; c'est pourquoi le genre animal se divise à titre
propre et essentiel, en raisonnable et non raisonnable ; il ne se diviserait
pas selon le blanc et le noir, car cela est absolument étranger à sa notion
propre. Or, il y a beaucoup d'éléments dans la notion de la loi humaine, et
selon n'importe lequel d'entre eux cette loi peut prêter à une division qui lui
soit propre et essentielle.
1° C'est un
caractère essentiel de la loi humaine de dériver de la loi de nature, nous l'avons dit. De ce point de vue, le droit
positif se divise en droit des gens et
en droit civil, selon les deux modes de dérivation de la loi naturelle que
nous avons décrits. Car au droit des gens se rattache ce qui découle de la loi
de nature à la manière de conclusions venant des principes, par exemple les
achats et ventes justes, et autres choses de ce genre, sans lesquelles les
hommes ne peuvent vivre en communauté ; et cela est de droit naturel parce que
"l'homme est par nature un animal social", comme le prouve Aristote.
Quant à ce qui dérive de la loi de nature à titre de détermination
particulière, cela relève du droit civil, selon que chaque cité détermine ce
qui lui est le mieux adapté.
2° Il est
essentiel à la notion de loi, d'avoir pour objet le bien commun de la cité. De
ce point de vue, la division de la loi humaine peut se prendre de la diversité
de ceux qui contribuent spécialement par leur labeur au bien commun : tels sont
les prêtres qui prient Dieu pour le peuple, les magistrats qui le gouvernent,
et les soldats qui combattent pour son salut. C'est pourquoi les législations spéciales sont adaptées à
ces catégories de citoyens.
3° Il est
essentiel à la loi humaine d'être instituée par celui qui gouverne l'ensemble
de la cité. De ce point de vue, on distingue les lois humaines d'après les régimes politiques différents. Selon la
description d'Aristote, l'un de ces régimes est la monarchie, la cité étant
sous le gouvernement d'un chef unique ; en ce cas on parle des constitutions
des princes. Un autre régime est l'aristocratie, qui est le gouvernement par
une élite d'hommes supérieurs ; on parle alors de sentences des sages et aussi
de sénatus-consultes. Un autre régime est l'oligarchie qui est le gouvernement
de quelques hommes riches et puissants ; alors on parle de droit prétorien qui
est appelé aussi honorariat. Un autre régime est celui du peuple tout entier ou
démocratie ; et on parle alors de plébiscites. Un autre régime est la tyrannie,
régime totalement corrompu ; aussi ne comporte-t-il pas de loi. Il y a enfin un
régime mixte, composé des précédents, et celui-là est le meilleur ; et en ce
cas, on appelle loi "ce que les anciens, d'accord avec le peuple, ont
décidé", dit saint Isidore.
4° Il est
essentiel à la loi humaine de diriger les actes humains. De ce point de vue, on
distingue les lois suivant leurs objets
; et parfois en ce cas on leur donne les noms de leurs auteurs ; par exemple,
on dit la loi Julia, sur les adultères ; la loi Cornelia, sur les tueurs, et
ainsi de suite, non pas pour leurs auteurs, mais bien plutôt pour leur matière.
Solutions :
1. Le droit des gens est de quelque manière naturel à l'homme,
en tant que celui-ci est un être raisonnable, parce que ce droit dérive de la
loi naturelle comme une conclusion qui n'est pas très éloignée des principes.
C'est pourquoi les hommes sont facilement tombés d'accord à son sujet.
Toutefois, il se distingue du droit naturel strict, surtout de celui qui est
commun à tous les animaux.
2.3.4. Ce que nous avons dit répond aux autres objections.
1. La loi humaine doit-elle être portée en termes généraux ? - 2.
Doit-elle réprimer tous les vices ? - 3. Doit-elle ordonner les actes de toutes
les vertus ? - 4. S'impose-t-elle à l'homme de façon nécessaire dans le for de
sa conscience ? - 5. Tous les hommes sont-ils soumis à la loi humaine ? - 6.
Chez ceux qui sont soumis à la loi, est-il permis d'agir en dehors des termes
de la loi ?
Objections :
1. Il semble que non, mais qu'elle doit viser plutôt les cas
particuliers. Le Philosophe dit en effet que "l'ordre légal s'étend à tous
les cas particuliers visés par la loi, et même aux sentences des juges",
lesquelles sont évidemment particulières puisque relatives à des actes
particuliers. Donc la loi ne doit pas seulement statuer en général, mais aussi
en particulier.
2. La loi dirige les actes humains, avons-nous dit
précédemment. Mais les actes humains se réalisent dans des cas particuliers.
Donc les lois humaines ne doivent pas être portées de façon universelle, mais
plutôt particulière.
3. Nous avons vu que la loi est règle et mesure des actes
humains. Mais une mesure doit être très précise, dit le livre X des Métaphysiques.
Donc, puisque, dans les actes humains, l'universel n'est jamais tellement
précis qu'il ne souffre quelque exception dans les cas particuliers, il semble
nécessaire que la loi soit portée non de façon universelle mais pour les cas
particuliers.
Cependant :
Justinien dit :
"On doit établir le droit en fonction de ce qui arrive le plus souvent et
non pas en fonction de ce qui peut arriver une fois par hasard."
Conclusion :
Ce qui existe en
vue d'une fin doit être proportionné à cette fin. Or la fin de la loi est le
bien commun ; puisque, selon saint Isidore : "Ce n'est pour aucun avantage
privé, mais pour l'utilité générale des citoyens que la loi doit être
écrite." Il s'ensuit que les lois humaines doivent être adaptées au bien
commun. Or le bien commun est le fait d'une multitude, et quant aux personnes,
et quant aux affaires, et quant aux époques. Car la communauté de la cité est
composée de nombreuses personnes, et son bien se réalise par des actions
multiples ; et il n'est pas institué pour peu de temps, mais pour se maintenir
à travers la succession des citoyens, dit saint Augustin dans le livre XXII de
la Cité de Dieu.
Solutions :
1. Aristote divise en trois parties le droit légal, qui est
identique au droit positif. Il y a en effet certaines dispositions qui sont
portées absolument en général. Ce sont les lois générales. A leur sujet,
Aristote écrit : "Est légal ce qui, à l'origine, ne marque aucune
différence entre ce qui doit être ainsi ou autrement ; mais quand la loi est
établie, cette différence existe ; par exemple, que les captifs soient rachetés
à un prix fixé. Il y a également certaines dispositions qui sont générales sous
un certain rapport, et particulières sous un autre. Tels sont les privilèges
qui sont comme des lois privées, parce qu'ils visent des personnes déterminées,
et toutefois leur pouvoir s'étend à une multitude d'affaires. C'est en faisant
allusion à cela qu'Aristote ajoute : "Et en outre, tout ce qu'on règle par
la loi au sujet de ces cas particuliers." On appelle enfin certaines
choses "légales" parce qu'elles sont non des lois, mais plutôt une
application des lois générales à quelques cas particuliers ; c'est le cas des
sentences qui sont considérées comme équivalentes au droit. C'est à ce titre
qu'Aristote ajoute : "le contenu des sentences".
2. Ce qui a le pouvoir de diriger doit l'exercer sur plusieurs
choses ; ainsi Aristote dit-il que tout ce qui fait partie d'un genre, est
mesuré par quelque chose d'un qui est premier dans ce genre. Si en effet il y
avait autant de règles et de mesures qu'il y a de choses réglées et mesurées,
règle et mesure perdraient leur raison d'être, puisque leur utilité est
précisément de faire connaître beaucoup de choses par un moyen unique. Ainsi
l'utilité de la loi serait nulle si elle ne s'étendait qu'à un acte singulier.
Pour diriger les actes singuliers, il y a les préceptes individuels des hommes
prudents, mais la loi est un précepte général, nous l'avons dit précédemment.
3. Il ne faut pas exiger "une certitude identique en
toutes choses", dit Aristote. Par conséquent, dans les choses
contingentes, telles que les réalités naturelles ou les activités humaines, il
suffit d'une certitude telle qu'on atteigne le vrai dans la plupart des cas,
malgré quelques exceptions possibles.
Objections :
1. Il semble qu'il appartienne à la loi humaine de réprimer
tous les vices. Saint Isidore dit en effet : "Les lois sont faites pour
que, par la crainte qu'elles inspirent, l'audace soit réprimée." Or cette
audace ne serait pas efficacement réprimée si tout mal n'était pas refréné par
la loi. La loi humaine doit donc réprimer tout mal.
2. L'intention du législateur est de rendre les citoyens
vertueux. Mais l'on ne peut être vertueux si l'on ne maîtrise pas tous les
vices. Donc il appartient à la loi humaine de réprimer tous les vices.
3. La loi humaine dérive de la loi naturelle, on l'a dit. Or
tous les vices s'opposent à la loi naturelle. Donc la loi humaine doit réprimer
tous les vices.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Il me semble juste que cette loi qui est écrite pour régir le
peuple, permette ces choses, et que la providence divine en tire vengeance."
Mais celle-ci ne tire vengeance que des vices. C'est donc à juste titre que la
loi humaine tolère quelques vices sans les réprimer.
Conclusion :
Nous avons déjà
dit que la loi est établie comme une règle et une mesure des actes humains. Or
la mesure doit être homogène au mesuré, dit le livre X des Métaphysiques ;
il faut en effet des mesures diverses pour des réalités diverses. Il s'ensuit
que les lois, elles aussi, doivent être imposées aux hommes suivant la
condition de ceux-ci. Saint Isidore le déclare : "La loi doit être
possible, et selon la nature, et selon la coutume du pays." Or, la
puissance ou faculté d'agir procède d'un habitus ou d'une disposition
intérieure ; car la même chose n'est pas possible pour celui qui ne possède pas
l'habitus de la vertu, et pour le vertueux ; pareillement, une même chose n'est
pas possible pour l'enfant et pour l'homme fait. C'est pourquoi on ne porte pas
une loi identique pour les enfants et pour les adultes ; on permet aux enfants
beaucoup de choses que la loi punit ou blâme chez les adultes. Et pareillement,
on permet aux hommes imparfaits beaucoup de choses que l'on ne doit pas tolérer
chez les hommes vertueux.
Or la loi humaine
est portée pour la multitude des hommes, et la plupart d'entre eux ne sont pas
parfaits en vertu. C'est pourquoi la loi humaine n'interdit pas tous les vices
dont les hommes vertueux s'abstiennent, mais seulement les plus graves, dont il
est possible à la majeure partie des gens de s'abstenir ; et surtout ceux qui
nuisent à autrui. Sans l'interdiction de ces vices-là, en effet, la société
humaine ne pourrait durer ; aussi la loi humaine interdit-elle les assassinats,
les vols et autres choses de ce genre.
Solutions :
1. L'audace se réfère à l'attaque d'autrui. Aussi
concerne-t-elle surtout ce genre de fautes par lesquelles on fait tort au
prochain ; précisément ce genre de fautes est prohibé par la loi humaine, nous
venons de le dire.
2. La loi humaine a pour but d'amener les hommes à la vertu,
non d'un seul coup mais progressivement. C'est pourquoi elle n'impose pas tout
de suite à la foule des gens imparfaits ce qui est l'apanage des hommes déjà
parfaits : s'abstenir de tout mal. Autrement les gens imparfaits, n'ayant pas
la force d'accomplir des préceptes de ce genre, tomberaient en des maux plus
graves, selon les Proverbes (30, 33) : "Qui se mouche trop fort, fait
jaillir le sang." Et il est dit dans saint Matthieu (9, 17) que "si
le vin nouveau", c'est-à-dire les préceptes d'une vie parfaite, "est
mis dans de vieilles outres" c'est-à-dire en des hommes imparfaits,
"les outres se rompent et le vin se répand", c'est-à-dire que les
préceptes tombent dans le mépris, et par le mépris les hommes tombent en des
maux plus graves.
3. La loi naturelle est une sorte de participation de la loi
éternelle en nous ; mais la loi humaine est imparfaite par rapport à la loi
éternelle. Saint Augustin l'exprime nettement : "Cette loi qui est portée
pour régir les cités tolère beaucoup de choses et les laisse impunies, alors
que la providence divine les châtie. Mais parce qu'elle ne réalise pas tout, on
ne peut dire pour autant que ce qu'elle réalise soit à réprouver."
C'est pourquoi la
loi humaine ne peut pas défendre tout ce que la loi de nature interdit.
Objections :
1. Il ne semble pas. Aux actes des vertus, en effet,
s'opposent les actes vicieux. Or la loi humaine n'interdit pas tous les vices,
on vient de le dire. Donc elle ne prescrit pas non plus les actes de toutes les
vertus.
2. L'acte vertueux procède de la vertu. Mais la vertu est la
fin de la loi, et de telle sorte que ce qui émane de la vertu ne peut tomber
sous le précepte de la loi. Donc la loi humaine ne prescrit pas les actes de
toutes les vertus.
3. La loi est ordonnée au bien commun, on l'a dit. Or certains
actes des vertus ne sont pas ordonnés au bien commun, mais au bien privé. Donc
la loi ne prescrit pas les actes de toutes les vertus.
Cependant :
Aristote écrit :
"La loi prescrit d'accomplir les actes de l'homme fort, ceux de l'homme
tempérant et ceux de l'homme doux ; de même pour les autres vertus et vices,
elle prescrit les uns et prohibe les autres."
Conclusion :
Les espèces des
vertus se distinguent d'après leurs objets, nous l'avons vu précédemment. Or
tous les objets des vertus peuvent se référer soit au bien privé d'une
personne, soit au bien commun de la multitude ; ainsi peut-on exercer la vertu
de force, soit pour le salut de la patrie, soit pour défendre les droits d'un
ami ; et il en va de même pour les autres vertus.
Or la loi, nous
l'avons dit, est ordonnée au bien commun. C'est pourquoi il n'y a aucune vertu
dont la loi ne puisse prescrire les actes. Toutefois, la loi humaine ne commande
pas tous les actes de toutes les vertus ; mais seulement ceux qui peuvent être
ordonnés au bien commun, soit immédiatement, par exemple quand certains actes
sont directement accomplis en vue du bien commun ; soit médiatement, par
exemple quand le législateur porte certaines prescriptions ayant trait à la
bonne discipline qui forme les citoyens à maintenir le bien commun de la
justice et de la paix.
Solutions :
1. La loi humaine n'interdit pas tous les actes vicieux par
l'obligation d'un précepte, de même qu'elle ne prescrit pas tous les actes
vertueux. Toutefois elle prohibe quelques actes de certains vices déterminés ;
et elle commande de la même manière certains actes de vertus déterminées.
2. Un acte est appelé vertueux de deux manières. D'une part lorsqu'un
homme accomplit des actions vertueuses ; ainsi, c'est un acte de justice que de
respecter le droit, et c'est un acte de force que de manifester du courage. Et
c'est ainsi que la loi prescrit certains actes de vertus. D'autre part, on
parle d'un acte de vertu lorsque quelqu'un accomplit des actions vertueuses
selon le mode d'agir de l'homme vertueux. Et un tel acte procède toujours de la
vertu, mais il ne tombe plus sous le précepte de la loi ; il est plutôt la fin
à laquelle le législateur veut amener.
3. Il n'y a pas, on vient de le dire, de vertu dont les actes
ne puissent être ordonnés au bien général, soit médiatement, soit
immédiatement.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, une puissance subalterne ne
peut pas imposer de loi qui ait valeur au jugement d'une puissance supérieure.
Or la puissance de l'homme qui porte la loi humaine est inférieure à la
puissance divine. Donc la loi humaine ne peut imposer de loi au jugement divin,
qui est le jugement de la conscience.
2. Le jugement de la conscience dépend principalement des
commandements divins. Cependant il arrive que les commandements divins soient
annulés par les lois humaines, selon ces paroles de saint Matthieu (15, 6) :
"Vous avez annulé le précepte divin au nom de votre tradition." Donc
la loi humaine n'impose pas sa nécessité à la conscience de l'homme.
3. Les lois humaines imposent souvent aux hommes calomnie et
injustice, selon Isaïe (10, 1.2) : "Malheur à ceux qui établissent des
lois iniques et qui prescrivent des injustices afin d’opprimer les pauvres dans
les procès et de faire violence au droit des humbles de mon peuple." Or il
est permis à chacun de repousser l'oppression et la violence. Donc la loi
humaine ne s'impose pas de façon nécessaire à la conscience de l'homme.
Cependant :
Saint Pierre écrit
(1 P 2, 19) "C'est une grâce de supporter, par motif de conscience, des
peines que l'on souffre injustement."
Conclusion :
Les lois que
portent les hommes sont justes ou injustes. Si elles sont justes, elles
tiennent leur force d'obligation, au for de la conscience, de la loi éternelle
dont elles dérivent, selon les Proverbes (8, 15) : "C'est par moi que les
rois règnent et que les législateurs décrètent le droit." Or, on dit que
les lois sont justes, soit en raison de leur fin, quand elles sont ordonnées au
bien commun, soit en fonction de leur auteur, lorsque la loi portée n'excède
pas le pouvoir de celui qui la porte ; soit en raison de leur forme, quand les
charges sont réparties entre les sujets d'après une égalité de proportion en
étant ordonnées au bien commun. En effet, comme l'individu est une partie de la
multitude, tout homme, en lui-même et avec ce qu'il possède, appartient à la
multitude ; de même que toute partie, en ce qu'elle est, appartient au tout.
C'est pourquoi la nature elle-même nuit à une partie pour sauver le tout. Selon
ce principe, de telles lois qui répartissent proportionnellement les charges,
sont justes, elles obligent au for de la conscience et sont des lois légitimes.
Mais les lois
peuvent être injustes de deux façons. D'abord par leur opposition au bien
commun en s'opposant à ce qu'on vient d'énumérer, ou bien par leur fin, ainsi
quand un chef impose à ses sujets des lois onéreuses qui ne concourent pas à
l'utilité commune, mais plutôt à sa propre cupidité ou à sa propre gloire ;
soit du fait de leur auteur, qui porte par exemple une loi en outrepassant le
pouvoir qui lui a été confié ; soit encore en raison de leur forme, par exemple
lorsque les charges sont réparties inégalement dans la communauté, même si
elles sont ordonnées au bien commun. Des lois de cette sorte sont plutôt des
violences que des lois, parce que "une loi qui ne serait pas juste ne
paraît pas être une loi", dit saint Augustin. Aussi de telles lois
n'obligent-elles pas en conscience, sinon peut-être pour éviter le scandale et
le désordre ; car pour y parvenir on est tenu même à céder son droit, selon ces
paroles en saint Matthieu (6, 40) : "Si quelqu'un te réquisitionne pour
faire mille pas, accompagne-le encore deux mille pas ; et si quelqu'un te prend
ta tunique, donne-lui aussi ton manteau."
Les lois peuvent
être injustes d'une autre manière : par leur opposition au bien divin ; telles
sont les lois tyranniques qui poussent à l'idolâtrie ou à toute autre conduite
opposée à la loi divine. Il n'est jamais permis d'observer de telles lois car,
"il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes" (Ac 5, 29).
Solutions :
1. Comme le dit saint Paul (Rm 13, 1) "Toute puissance
humaine vient de Dieu... c'est pourquoi celui qui résiste au pouvoir",
dans les choses qui relèvent de ce pouvoir, "résiste l'ordre de
Dieu." A ce titre, il devient coupable en conscience.
2. Cet argument vaut pour les lois humaines qui sont ordonnées
contre le commandement de Dieu. Et le domaine de la puissance humaine ne
s'étend pas jusque-là. Il ne faut donc pas obéir à de telles lois.
3. Cet argument vaut pour la loi qui opprime injustement ses
sujets ; là aussi le domaine de la puissance accordée par Dieu ne s'étend pas
jusque-là. Aussi, dans des cas semblables, l'homme n'est pas obligé d'obéir à
la loi, si sa résistance n'entraîne pas de scandale ou d'inconvénient majeur.
Objections :
1. Il semble que non. Ceux-là seuls, en effet, sont soumis à
la loi qui en sont les destinataires. Or saint Paul écrit (1 Tm 1, 9) :
"La loi n'a pas été instituée pour le juste." Donc les justes ne sont
pas soumis à la loi humaine.
2. Le pape Urbain déclare ceci, qui est inséré dans les Décrets
: "Celui qui est conduit par une loi privée, aucun motif n'exige qu'il
soit contraint par une loi publique." Mais c'est par la loi privée du Saint
Esprit que sont conduits tous les hommes spirituels qui sont fils de Dieu,
selon l'épître aux Romains (8, 14) : "Ceux qui sont menés par l'Esprit de
Dieu, ceux-là sont fils de Dieu." Donc les hommes ne sont pas tous soumis
à la loi humaine.
3. Justinien dit que "le prince est dégagé des
lois". Mais celui qui est dégagé de la loi ne lui est plus soumis. Donc
tous ne sont pas soumis à la loi.
Cependant :
Saint Paul demande
(Rm 13, 1) : "Que chacun soit soumis au pouvoir supérieur." Mais
celui-là ne semble guère soumis au pouvoir qui n'est pas soumis à la loi portée
par ce pouvoir. Donc tous les hommes doivent être soumis à la loi humaine.
Conclusion :
Comme il ressort
des explications précédentes, la notion de loi comporte deux éléments : elle
est la règle des actes humains, et elle a une force de coercition. L'homme
pourra donc être soumis à la loi de deux manières.
D'abord, comme ce
qui est réglé par rapport à la règle. De cette façon, tous ceux qui sont soumis
à un pouvoir sont soumis à la loi portée par ce pouvoir. Qu'on ne soit pas
soumis à ce pouvoir peut arriver de deux façons. En premier lieu, parce qu'on
est purement et simplement exempt de sa juridiction. Ainsi ceux qui font partie
d'une cité ou d'un royaume, ne sont pas soumis aux lois du chef d'une autre
cité ou d'un autre royaume, pas plus qu'ils ne sont soumis à son autorité. En
second lieu, on peut échapper à un pouvoir parce qu'on est régi par une loi
plus haute. Par exemple, si l'on est soumis à un proconsul, on doit subir la
règle de son commandement, sauf toutefois dans les affaires où l'on aurait
obtenu une dispense de l'empereur ; dans ce domaine, en effet, on n'est plus
astreint à l'obéissance envers le subalterne, puisqu'on est dirigé
immédiatement par un commandement supérieur. A cet égard, il peut arriver que
l'on soit soumis en principe à une loi, et cependant qu'on soit exempté de
quelque disposition particulière de cette loi, étant sur ce point régi directement
par une loi supérieure.
On peut encore
être soumis à la loi d'une autre manière : lorsqu'on subit une contrainte
imposée. C'est en ce sens que les hommes vertueux et justes ne sont pas soumis
à la loi, mais seulement les mauvais. En effet, ce qui est imposé par la
contrainte et la violence est contraire à la volonté. Or la volonté des bons
s'accorde avec la loi ; c'est la volonté des mauvais qui s'y oppose. En ce
sens, ce ne sont pas les bons qui sont sous la loi, mais uniquement les
mauvais.
Solutions :
1. Cet argument vaut pour la sujétion qui s'exerce sous forme
de contrainte. En ce sens, "la loi n'est pas instituée pour le juste"
; parce que "ceux-là sont à eux-mêmes leur propre loi montrant la réalité
de la loi écrite dans leur coeur", comme saint Paul le dit dans l'épître
aux Romains (2, 14). A leur égard la loi n'exerce pas sa contrainte comme elle
le fait vis-à-vis des hommes injustes.
2. La loi de l'Esprit Saint est supérieure à toute loi portée
par les hommes. C'est pourquoi les hommes spirituels, dans la mesure même où
ils sont conduits par la loi de l'Esprit Saint, ne sont pas soumis à la loi en
tout ce qui s'opposerait à cette conduite du Saint Esprit. Toutefois cela même
rentre dans la conduite de l'Esprit Saint, que les hommes spirituels se
soumettent aux lois humaines, selon ces paroles de saint Pierre (1 P 2, 13) :
"Soyez soumis à toute créature humaine à cause de Dieu."
3. Si l'on dit que le prince est dégagé de la loi, c'est quant
à sa force contraignante ; en effet, personne n'est contraint, à proprement
parler, par soi-même ; et la loi n'a force de contrainte que par la puissance
du chef. C'est de cette manière que le prince est dit dégagé de la loi, parce
que nul ne peut porter de condamnation contre soi-même au cas où il agirait contre
la loi. C'est pourquoi sur ce passage du Psaume (51, 6) "Contre toi seul
j'ai péché", la Glose déclare "Le roi ne connaît pas d'homme qui juge
ses actes." Au contraire, s'il s'agit du rôle de direction exercé par la
loi, le prince doit s'y soumettre de son propre gré selon ce qui est écrit dans
les Décrétales de Grégoire IX : "Quiconque fixe un point de droit
pour autrui, doit s'appliquer ce droit à soi-même." Et l'autorité du Sage
déclare : "Supporte toi-même la loi que tu as établie." Un reproche,
du reste, est adressé par le Seigneur "à ceux qui parlent et ne font pas ;
qui imposent aux autres de lourds fardeaux qu'ils ne veulent pas même remuer du
doigt", selon Matthieu (23, 3). C'est pourquoi, devant le jugement de
Dieu, le prince n'est pas dégagé de la loi, quant à sa puissance de direction ;
il doit exécuter la loi de plein gré et non par contrainte. Le prince est enfin
au-dessus de la loi en ce sens que, s'il le juge expédient, il peut modifier la
loi ou en dispenser suivant le lieu et le temps.
Objections :
1. Il semble que non. Saint Augustin dit en effet :
"Quant aux lois temporelles, bien que les hommes en jugent au moment où
ils les établissent, toutefois lorsqu'elles auront été instituées et
confirmées, il ne sera plus permis de les juger ; il faudra plutôt juger
d'après elles." Or, si l'on passe outre aux termes de la loi, en prétendant
respecter l'intention du législateur, on semble juger la loi. Donc il n'est pas
permis à celui qui est soumis à la loi d'agir en dehors de ses termes pour
respecter l'intention du législateur.
2. Il appartient d'interpréter les lois à celui-là seul qui
est chargé de les établir. Or ce n'est pas aux sujets qu'il revient de porter
des lois. Ce n'est donc pas à eux qu'il appartient d'interpréter l'intention du
législateur ; ils doivent toujours agir selon les termes de la loi.
3. Tout homme sage sait expliquer son intention par ses
paroles. Or les législateurs doivent être rangés parmi les sages. La Sagesse
dit en effet (Pr 8, 15) : "C'est par moi que les rois gouvernent et que
les législateurs décrètent le droit." Donc on ne peut juger l'intention du
législateur que d'après les termes de la loi.
Cependant :
Saint Hilaire
écrit : "Le sens des mots doit se prendre des motifs qui les ont dictés ;
car ce n'est pas la réalité qui doit être soumise au langage, mais le langage à
la réalité." Donc, il faut davantage prendre garde au motif qui a inspiré
le législateur qu'aux termes mêmes de la loi.
Conclusion :
Toute loi,
avons-nous dit, est ordonnée au salut commun des hommes, et c'est seulement
dans cette mesure qu'elle acquiert force et raison de loi ; dans la mesure, au
contraire, où elle y manque, elle perd de sa force d'obligation. Aussi
Justinien dit-il que "ni le droit ni la bienveillance de l'équité ne
souffre que ce qui a été sainement introduit pour le salut des hommes, nous le
rendions sévère par une interprétation plus dure, au détriment du salut des
hommes". Or il arrive fréquemment qu'une disposition légale utile à
observer pour le salut public, en règle générale, devienne, en certains cas,
extrêmement nuisible. Car le législateur, ne pouvant envisager tous les cas
particuliers, rédige la loi en fonction de ce qui se présente le plus souvent,
portant son intention sur l'utilité commune. C'est pourquoi, s'il surgit un cas
où l'observation de telle loi soit préjudiciable au salut commun, celle-ci ne
doit plus être observée. Ainsi, à supposer que dans une ville assiégée on
promulgue la loi que les portes doivent demeurer closes, c'est évidemment utile
au salut commun en règle générale ; mais s'il arrive que les ennemis
poursuivent des citoyens dont dépend la survie de la cité, il serait très
préjudiciable cette ville de ne pas leur ouvrir ses portes. C'est pourquoi, en
ce cas, il faudrait ouvrir ses portes contre la lettre de la loi, afin de
sauvegarder l'intérêt général que le législateur avait en vue.
Il faut toutefois
remarquer que si l'observation littérale de la loi n'offre pas un danger
immédiat, auquel il faille s'opposer aussitôt, il n'appartient pas à n'importe
qui d'interpréter ce qui est utile ou inutile à la cité. Cela revient aux
princes, qui ont autorité pour dispenser de la loi en des cas semblables.
Cependant, si le danger est pressant, ne souffrant pas assez de délai pour
qu'on puisse recourir au supérieur, la nécessité même entraîne avec elle la
dispense ; car nécessité n'a pas de loi.
Solutions :
1. Celui qui, en cas de nécessité, agit indépendamment du
texte de la loi, ne juge pas la loi elle-même, mais seulement un cas singulier
où il voit qu'on ne doit pas observer la lettre de la loi.
2. Celui qui se conforme à l'intention du législateur
n'interprète pas la loi de façon absolue, mais seulement dans ce cas où il est
manifeste, par l'évidence du préjudice causé, que le législateur avait une
autre intention. S'il y a doute, il doit ou bien agir selon les termes de la
loi, ou bien consulter le supérieur.
3. La sagesse d'aucun homme n'est si grande qu'il puisse
imaginer tous les cas particuliers ; et c'est pourquoi il ne peut pas exprimer
d'une façon suffisante tout ce qui conviendrait au but qu'il se propose. A
supposer même que le législateur puisse envisager tous les cas, il vaudrait
mieux qu'il ne les exprime pas, pour éviter la confusion ; il devrait légiférer
selon ce qui arrive la plupart du temps.
1. La loi humaine est-elle sujette au changement ? -2. Doit-elle
toujours être changée quand il se présente quelque chose de meilleur ? - 3.
Est-elle abolie par la coutume, et celle-ci acquiert-elle force de loi ? - 4.
L'application de la loi humaine doit-elle être modifiée par la dispense des
gouvernants ?
Objections :
1. Il semble que la loi humaine doit être absolument immuable.
Elle dérive en effet de la loi naturelle, on l'a dit. Or la loi naturelle
demeure immuable. Donc la loi humaine également doit demeurer immuable.
2. "Une mesure doit être absolument fixe", dit
Aristote. Or la loi humaine est la mesure des actes humains. Donc elle doit
demeurer immuablement.
3. La notion même de loi comporte que celle-ci soit juste et
droite, comme on l'a exposée. Or ce qui est droit une fois est toujours droit.
Donc ce qui est la loi une fois doit toujours être la loi.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "La loi temporelle, bien qu'elle soit juste, peut être modifiée
selon la justice au cours des temps."
Conclusion :
Nous avons dit que
la loi est une sentence de raison qui dirige les actes humains.
A cet égard, il y
a un double motif à ce que la loi humaine soit modifiée à juste titre : du côté
de la raison, et du côté des hommes dont les actes sont réglés par la raison.
Je dis bien du côté de la raison parce qu'il semble naturel à la raison humaine
de parvenir progressivement de l'imparfait au parfait. Ainsi dans les sciences
spéculatives voyons-nous que les premiers philosophes n'ont transmis que des
résultats imparfaits. Ceux-ci, dans la suite, ont été enseignés par les
successeurs de façon plus parfaite. Il en va de même dans les techniques. Les
premiers qui ont cherché à découvrir ce qui pourrait être utile à la communauté
humaine, incapables de tout envisager par eux-mêmes, se sont contentés
d'établir des outils imparfaits, insuffisants sur beaucoup de points. Ceux qui
sont venus dans la suite ont apporté des changements, en créant des procédés
moins souvent inférieurs à l'intérêt commun.
Du côté des hommes
dont les actes sont réglés par la loi, cette loi peut être modifiée à juste
titre, en raison des changements survenus dans la condition des hommes,
auxquels des instruments différents sont adaptés selon la diversité des
situations. Saint Augustin en donne un exemple : "Si le peuple est bien
policé, sérieux et gardien très vigilant de l'intérêt public, il est juste de
porter une loi qui permette à un tel peuple de se donner à lui-même des
magistrats qui administrent l’État. Toutefois si, devenu peu à peu dépravé, ce
peuple vend son suffrage et confie le gouvernement à des hommes infâmes et
scélérats, il est juste qu'on lui enlève la faculté de conférer les honneurs
publics et qu'on revienne à la décision prise par un petit nombre de bons
citoyens."
Solutions :
1. La loi naturelle est une participation de la loi éternelle,
nous l'avons dit. C'est pourquoi elle demeure sans changement ; elle tient ce
caractère de l'immutabilité et de la perfection de la raison divine qui a
constitué la nature. Mais la raison humaine est changeante et imparfaite. Et
c'est pourquoi la loi est modifiable. En outre, la loi naturelle ne contient
que quelques préceptes universels qui demeurent toujours ; au contraire, la loi
établie par l'homme contient des préceptes particuliers, selon les divers cas
qui se présentent.
2. Une mesure doit être fixe dans la mesure du possible. Dans
les choses changeantes, il ne peut pas y avoir quelque chose d'absolument immuable.
C'est pourquoi la loi humaine ne peut pas être absolument immuable.
3. Ce qui est droit dans le domaine des choses corporelles est
dit tel de façon absolue ; aussi cela demeure-t-il toujours droit, pour ce qui
dépend de lui. La rectitude de la loi, en revanche, est relative à l'utilité
commune, à laquelle une chose unique et identique n'est pas toujours adaptée,
nous venons de le dire. Aussi la rectitude entendue en ce dernier sens
peut-elle changer.
Objections :
1. Il semble que l'on doive toujours modifier la loi humaine
quand il se présente quelque chose de meilleur. En effet, les lois humaines
sont, comme les autres arts, découvertes par la raison humaine. Mais dans les
autres arts, on change ce qu'on avait d'abord établi, si quelque chose de
meilleur se présente. Il faut donc faire de même pour les lois humaines.
2. D'après l'enseignement du passé, on peut pourvoir à
l'avenir. Or, si les lois humaines n'avaient pas été modifiées quand sont
survenus des procédés meilleurs, de multiples inconvénients s'en seraient
suivis, car les lois anciennes contiennent beaucoup d'éléments grossiers. Il
semble donc que les lois doivent être changées toutes les fois qu'il se
présente quelque chose de meilleur à prescrire.
3. Les lois humaines sont établies pour régler des cas
particuliers. Or dans le domaine des choses particulières, nous ne pouvons acquérir
de connaissance parfaite que par l'expérience : "ce qui exige du
temps", selon Aristote. Il semble donc qu'au cours des temps un meilleur
statut puisse se présenter.
Cependant :
Il est dit dans
les Décrets "C'est une honte ridicule et pleine d'impiété que nous
laissions violer les traditions reçues jadis de nos pères."
Conclusion :
Nous avons dit à l’article
précédent qu'une loi humaine était changée à juste titre dans la mesure où son
changement profitait au bien public. Or la modification même de la loi, en tant
que telle, nuit quelque peu au salut commun. Car pour assurer l'observation des
lois, l'accoutumance a une puissance incomparable, à ce point que ce qu'on fait
contre l'habitude générale, même s'il s'agit de choses de peu d'importance, paraît
très grave. C'est pourquoi lorsque la loi est changée, la force coercitive de
la loi diminue dans la mesure où l'accoutumance est abolie. C'est pourquoi on
ne doit jamais modifier la loi humaine, à moins que l'avantage apporté au bien
commun contrebalance le tort qui lui est porté de ce fait. Ce cas se présente
quand une utilité très grande et absolument évidente résulte d'un statut
nouveau, ou encore quand il y a une nécessité extrême résultant de ce que la
loi usuelle contient une iniquité manifeste, ou que son observation est très
nuisible. Ainsi est-il noté par Justinien que "dans l'établissement
d'institutions nouvelles, l'utilité doit être évidente pour qu'on renonce au
droit qui a été longtemps tenu pour équitable".
Solutions :
1. Dans les choses de l'art, c'est la raison seule qui est
efficace ; et c'est pourquoi partout où une meilleure raison se présente, il
faut modifier ce qu'on avait établi auparavant. Mais les lois tirent leur plus
grande force de l'habitude, selon le Philosophe. C'est pourquoi il ne faut pas
les changer facilement.
2. Cet argument conclut que les lois doivent être changées,
non pas toutefois par n'importe quelle amélioration, mais pour une grande
utilité ou nécessité comme on vient de le dire.
3. Même réponse.
Objections :
1. Il ne semble pas que la coutume puisse acquérir force de
loi, ni faire disparaître la loi. La loi humaine, en effet, dérive de la loi
naturelle et de la loi divine. Or la coutume des hommes ne peut changer ni la
loi de nature, m la loi divine. Elle ne peut donc pas davantage changer la loi
humaine.
2. De plusieurs choses mauvaises ne peut résulter une chose
bonne. Or celui qui commence le premier à agir contrairement à la loi, agit
mal. Donc la multiplication d'actes semblables ne produira aucun bien. Mais la
loi est un bien, puisqu'elle est la règle des actes humains. Donc la loi ne
peut pas être évincée par la coutume de telle sorte que la coutume acquière
force de loi.
3. Porter des lois appartient aux pouvoirs publics chargés de
gouverner la multitude ; aussi les personnes privées ne peuvent-elles pas faire
de loi. Or la coutume tire sa valeur des actions de personnes privées. Donc la
coutume ne peut pas obtenir force de loi en sorte que la loi serait abrogée.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "La coutume du peuple et les institutions des anciens doivent être
tenues pour des lois. Et de même que les prévaricateurs des lois divines, les
contempteurs des coutumes ecclésiastiques doivent être réprimés."
Conclusion :
Toute loi émane de
la raison et de la volonté du législateur ; la loi divine et la loi naturelle,
de la volonté raisonnable de Dieu ; la loi humaine, de la volonté de l'homme
réglée par la raison. Mais de même que la raison et la volonté de l'homme se
manifestent par la parole pour les choses à faire, ainsi se manifestent-elles
par des actes, car chacun semble choisir comme un bien ce qu'il réalise par ses
oeuvres. Or, il est évident que par le moyen de la parole, en tant qu'elle
manifeste le mouvement intérieur et les conceptions de la raison humaine, la
loi peut être changée et aussi expliquée. Aussi, par le moyen des actes, très multipliés,
qui créent une coutume, la loi peut être changée, voire expliquée ; et même des
pratiques peuvent s'établir qui obtiennent force de loi du fait que, par des
actes extérieurs multipliés, on exprime d'une façon très efficace et le
mouvement intérieur de la volonté, et la conception de la raison ; car
lorsqu'un acte se répète un grand nombre de fois, cela paraît bien émaner d'un
jugement délibéré de la raison. De ce fait, la coutume a force de loi, abolit
la loi et interprète la loi.
Solutions :
1. La loi naturelle et divine procède de la volonté divine,
nous venons de le dire. Par conséquent, elle ne peut être changée par une
coutume émanée de la volonté de l'homme, mais uniquement par l'autorité divine.
Il s'ensuit qu'aucune coutume ne peut prévaloir contre la loi divine ou la loi
naturelle. Saint Isidore demande en effet "que l'usage s'incline devant
l'autorité ; et que la pratique irrégulière soit vaincue par la loi et la
raison".
2. Nous avons accordé plus haut que les lois humaines sont en
certains cas insuffisantes ; il est donc possible d'agir indépendamment de la
loi dans le cas où la loi se trouve en défaut, sans que cette manière d'agir
soit mauvaise. Lorsque des cas semblables se multiplient, en raison d'un
changement dans la situation des hommes, il est alors manifesté par la coutume
que la loi n'est plus utile. La même évidence éclaterait si une loi contraire
était promulguée. Mais si le même motif qui faisait l'utilité de la première
loi demeure, ce n'est pas la coutume qui évince la loi, mais la loi qui évince
la coutume ; à moins que peut-être la loi semble inutile pour cette unique
raison qu'elle n'est plus applicable selon la coutume du pays, ce qui était une
des conditions de la loi. De fait, il est difficile de détruire la coutume du
grand nombre.
3. Le peuple dans lequel une coutume s'introduit peut se
trouver en deux états. S'il s'agit d'une société libre capable de faire
elle-même sa loi, il faut compter davantage sur le consentement unanime du
peuple pour faire observer une disposition rendue manifeste par la coutume, que
sur l'autorité du chef qui n'a le pouvoir de faire des lois qu'au titre de
représentant de la multitude. C'est pourquoi, bien que les individus ne
puissent pas faire de loi, cependant le peuple tout entier peut légiférer. S'il
s'agit maintenant d'une société qui ne jouit pas du libre pouvoir de se faire à
elle-même la loi, ni de repousser une loi posée par son chef, la coutume
elle-même qui prévaut dans ce peuple obtient force de loi en tant qu'elle est
tolérée par ceux à qui il appartient d'imposer la loi à la multitude. De ce
fait même, ils semblent approuver la nouveauté introduite par la coutume.
Objections :
1. Il semble que les gouvernants ne puissent pas accorder de
dispense dans les lois humaines. Car la loi est établie "pour l'utilité
générale", dit saint Isidore. Or l'utilité générale ne doit pas être
suspendue pour l'avantage privé d'un individu, puisque "le bien du peuple
est plus divin que celui d'un individu", dit Aristote. Il semble donc
qu'on ne doive pas accorder de dispense à quelqu'un pour qu'il agisse contre la
loi générale.
2. Le Deutéronome (1, 17) prescrit à ceux qui exercent
l'autorité : "Vous entendrez le petit comme le grand et vous ne ferez pas
acception de personnes, car la sentence est à Dieu." Mais concéder à l'un
ce qu'on refuse d'une manière générale à tous semble bien faire acception de
personnes. Donc ceux qui gouvernent le peuple ne peuvent pas accorder de telles
dispenses, parce que c'est contraire à la loi divine.
3. La loi humaine, pour être juste, doit être conforme à la
loi naturelle et à la loi divine ; sinon "elle ne serait plus en harmonie
avec la religion et ne s'accorderait plus avec la discipline des moeurs",
ce qui est exigé de la loi d'après saint Isidore. Or, aucun homme ne peut
dispenser de la loi divine et naturelle. Donc pas davantage de la loi humaine.
Cependant :
Saint Paul déclare
(1 Co 9, 17 Vg) : "Le droit de dispense m'a été confié."
Conclusion :
A proprement
parler, le mot "dispense" signifie une distribution mesurée d'un bien
commun à des besoins particuliers ; ainsi celui qui gouverne une maison est
appelé "dispensateur" en tant qu'il attribue à chacun des membres de
la famille, avec discernement et mesure, le travail à faire et les denrées
nécessaires à la vie. Ainsi donc, en toute société, on dit que quelqu'un
"dispense", parce qu'il règle de quelle manière un précepte général
sera accompli par chacun des individus. Or, il arrive parfois qu'un précepte
adapté, dans la plupart des cas, au bien du peuple, ne convienne pas à telle
personne, ou dans tel cas donné, soit parce qu'il empêcherait un bien
supérieur, soit même parce qu'il entraînerait quelque mal, comme nous l'avons
montré précédemment. Or, il serait dangereux qu'une telle situation fût soumise
au jugement privé de n'importe qui ; sauf peut-être à cause d'un danger évident
et subit, nous l'avons déjà dit. Voilà pourquoi celui qui est chargé de
gouverner le peuple a le pouvoir de dispenser de la loi humaine, qui dépend de
son autorité : afin qu'il accorde la permission de ne pas observer la loi, aux
personnes et dans les cas où la loi n'atteint pas sa fin.
Toutefois, s'il
accorde cette permission sans ce motif, et uniquement par un caprice de sa
volonté, il sera infidèle à son rôle de dispensateur, ou bien il sera imprudent
; infidèle, s'il n'a pas en vue le bien commun ; imprudent, s'il ignore le
motif de la dispense. C'est pourquoi le Seigneur demande en Luc (12, 42) :
"Quel est, penses-tu, l’intendant fidèle et prudent que le Seigneur a
établi sur sa maison ?"
Solutions :
1. Quand on accorde à quelqu'un une dispense pour ne pas
observer la loi commune, ce ne doit pas être au préjudice de l'intérêt général,
mais dans l'intention de favoriser cet intérêt.
2. Il n'y a pas acception des personnes si l'on prend des
mesures inégales pour des personnes de situation inégale. Aussi, lorsque la
condition exceptionnelle d'une personne exige raisonnablement de prendre une
disposition spéciale à son égard, il n'y a pas acception des personnes si on
lui accorde une faveur particulière.
3. La loi naturelle, comprenant les préceptes généraux qui ne
sont jamais en défaut, ne peut pas être l'objet de dispense. Mais les hommes
peuvent parfois dispenser des autres préceptes, qui sont comme les conclusions
des premiers principes : par exemple, de ne pas restituer un dépôt à celui qui
a trahi la patrie, ou autre chose du même genre. Quant à la loi divine, tout
homme se trouve à son égard comme une personne privée vis-à-vis de la loi
publique à laquelle elle est soumise. Aussi, de même que nul ne peut dispenser
de la loi publique humaine, sinon le législateur dont la loi tire son autorité,
ou celui auquel il a confié ce soin ; de même aussi, dans les préceptes de
droit divin édictés par Dieu, nul ne peut accorder de dispense, sinon Dieu ou
celui à qui Dieu en remettrait spécialement le soin.
Voici
maintenant le traité de la loi ancienne, considérée d'abord en elle-même
(Question 98), puis dans ses préceptes (Question 99).
Au sujet de la loi ancienne considérée en elle-même, six questions se
posent : 1. Est-elle bonne ? - 2. Vient-elle de Dieu ? - 3. Par l'intermédiaire
des anges ? - 4. Est-elle donnée à tous ? - 5. Oblige-t-elle tout le monde ? -
6. Fut-elle donnée au moment opportun ?
Objections :
1. "Je leur ai donné, dit le Seigneur, des préceptes qui ne
sont pas bons, des ordonnances selon lesquelles ils ne pourront pas vivre"
(Ez 20, 25). Si une loi n'est dite bonne qu'en raison des bons préceptes
qu'elle contient, la loi ancienne n'était pas bonne.
2. Suivant saint Isidore, une loi bonne doit être avantageuse
à la communauté. Or la loi ancienne ne fut pas avantageuse, mais plutôt
meurtrière et funeste. Saint Paul l'affirme : "Sans la loi, le péché était
mort tandis que moi je vivais jadis sans la loi. Mais, venu le précepte, le
péché a repris vie tandis que moi je suis mort" (Rm 7, 8 s). Ou encore :
"La loi est intervenue pour que la faute se multiplie" (Rm 5, 20). La
loi ancienne n'était donc pas bonne.
3. Si une loi est bonne, les hommes doivent pouvoir
l'observer, compte tenu de leur nature et de leurs coutumes. Ce ne fut pas le
cas de la loi ancienne : "Pourquoi cherchez-vous, demande Pierre, à placer
sur les épaules des disciples un joug que ni nous ni nos pères n'avons pu
porter ?" (Ac 15, 10). Par où l'on voit que la loi ancienne n'était pas
bonne.
Cependant :
Saint Paul dit :
"la loi est sainte, le commandement est saint, juste et bon" (Rm 7,
12).
Conclusion :
Indubitablement la
loi ancienne était bonne. De même en effet qu'on montre la vérité d'une
doctrine par son accord avec la raison droite, de même la bonté d'une loi
quelconque se manifeste en ce qu'elle s'accorde avec la raisons. Et c'était le
cas de la loi ancienne. Elle réprimait la convoitise qui s'oppose à la raison :
"Tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain", prescrit l'Exode
(20, 17). Elle interdisait même tous les péchés, lesquels sont contraires à la
raison. Sa bonté est donc manifeste et c'est bien l'avis de l'Apôtre :
"Selon l'homme intérieur je me complais dans la loi de Dieu" ; et
encore : "je suis d'accord avec la loi, tenant qu'elle est bonne" (Rm
7, 22. 16).
Notons toutefois
avec Denys que le bien comporte plusieurs degrés : il y a un bien parfait et un
bien imparfait. Ce qui est ordonné à une fin est parfaitement bon si l'on y
trouve tout ce qu'il faut pour mener à la fin ; est imparfaitement bon ce qui
contribue à l'obtention de la fin sans être cependant en mesure d'y aboutir.
Ainsi le remède parfait est celui qui guérit, le remède imparfait celui qui est
utile mais qui cependant ne peut guérir le malade. Or on sait que la fin de la
loi humaine et celle de la loi divine ne se confondent pas. Pour la loi
humaine, c'est la tranquillité de la cité dans le temps présent ; la loi y
parvient en refrénant les actes extérieurs, dans la mesure où leur malice peut
troubler la paix de la cité. Mais la fin de la loi divine c'est de conduire
l'homme à sa fin, la félicité éternelle. Or tout péché fait obstacle à cette
fin, non seulement les actes extérieurs, mais aussi les actes intérieurs. Il
peut donc suffire à la perfection de la loi humaine qu'elle interdise le péché
et le punisse, mais cela ne suffit pas pour la loi divine qui doit mettre
l'homme pleinement en état de participer à l'éternité bienheureuse. En vérité,
pareille tâche exige la grâce de l'Esprit Saint, par qui "est répandue
dans nos coeurs la charité" qui accomplit la loi. "La grâce de Dieu
est vie éternelle", dit en effet l'épître aux Romains (6, 23). Or cette
grâce, la loi ancienne ne pouvait la conférer, cela était réservé au Christ :
"La loi a été donnée par Moïse ; la grâce et la vérité sont le fait de
jésus Christ" (Jn 1, 17). Il s'ensuit que la loi ancienne était bonne,
mais imparfaite, comme l'indique l'épître aux Hébreux (7, 19) : "La loi
n'a rien conduit à la perfection."
Solutions :
1. Dans le texte allégué, le Seigneur parle des préceptes
cérémoniels. Ils ne sont pas "bons", parce qu'ils ne conféraient pas
la grâce qui eût purifié les hommes du péché, alors que dans ces rites mêmes
les hommes se déclaraient pécheurs. De là cette notation : "Et des
ordonnances selon lesquelles ils ne pouvaient pas vivre", c'est-à-dire
obtenir la vie de la grâce. Et plus loin : "je les ai souillés par leurs
offrandes" (autrement dit, j'ai manifesté leurs souillures), "tandis
qu'ils m'offraient leurs premiers-nés à cause de leurs pêchés".
2. On dit que la loi "tuait". Non certes qu'elle
causât la mort effectivement, mais elle en fournissait l'occasion du fait de
son imperfection, en tant qu'elle ne conférait pas la grâce qui eût permis aux
hommes d'accomplir ce qu'elle prescrivait ou d'éviter ce qu'elle interdisait.
En ce sens, l'occasion ne leur avait pas été donnée, mais les hommes s'en
étaient saisis. D'où le mot de l'Apôtre à l'endroit cité : "Le péché
prenant occasion du précepte m'a séduit et par lui m'a donné la mort" (Rm
7, 11). On entend dans le même sens : "La loi est intervenue pour que la
faute se multiplie" ; "pour que" marque ici un rapport de
conséquence, non un rapport de causalité ; autrement dit, les hommes prenant
occasion de la loi, péchèrent davantage parce que, d'une part, le péché fut
plus grave lorsqu'il eut été prohibé par la loi et parce que, d'autre part, la
convoitise s'accrut, s'il est vrai que nous convoitons davantage ce qui nous
est interdit.
3. Le joug de la loi ne pouvait être porté sans l'aide de la
grâce que la loi ne fournissait pas : "Cela ne dépend pas de celui qui
veut ou de celui qui court (à savoir le fait de vouloir et de courir selon les
préceptes divins), mais de Dieu qui fait miséricorde" (Rm 9, 16). Et le
psalmiste avait dit : "J'ai couru dans la voie de tes commandements,
lorsque tu as dilaté mon coeur", entendons : dilaté par le don de la grâce
et de la charité (Ps 119, 32).
Objections :
1. "Les oeuvres de Dieu sont parfaites", dit le
Deutéronome (32, 4). Puisque la loi ancienne était imparfaite, comme on vient
de l'établir, elle ne pouvait venir de Dieu.
2. "J'ai appris que toutes les oeuvres de Dieu demeurent
à jamais", lit-on dans l'Ecclésiaste (3, 14). Or tel n'est pas le cas de
la loi ancienne, puisque saint Paul déclare : "Voici abolie la première
ordonnance, en raison de son impuissance et de son inutilité" (He 7, 18).
Elle n'était donc pas l'oeuvre de Dieu.
3. Une sage législation ne se contente pas d'extirper le mal,
elle en écarte aussi les occasions. Or, on l'a dit, la loi ancienne était
occasion de péché. Dieu "n'ayant pas d'égal parmi les législateurs"
(Jb 36, 22), n'avait rien à voir avec une telle législation.
4. On vient de dire que la loi ancienne n'avait pas de quoi
assurer le salut des hommes. Or, "Dieu veut que tous les hommes soient
sauvés" (1 Tm 2, 4). Une telle loi ne pouvait donc venir de Dieu.
Cependant :
Le Seigneur
s'adresse en ces termes aux Juifs à qui avait été donnée la loi ancienne :
"Au nom de vos traditions, vous avez rendu inefficace le commandement de
Dieu" (Mt 15, 6). Or il s'agissait du précepte d'honorer ses père et mère,
précepte qui se trouve, à n'en pas douter, dans la loi ancienne. La loi
ancienne vient donc de Dieu.
Conclusion :
La loi ancienne a
été donnée par le Dieu bon, Père de Notre Seigneur Jésus-Christ. Elle orientait
en effet les hommes vers le Christ. Et doublement : d'abord elle rendait
témoignage au Christ comme il l'a déclaré lui-même : "Il faut que soit
accompli tout ce qui a été écrit de moi dans la Loi, les Psaumes et les
Prophètes" (Lc 24, 44). Et encore - "Si vous aviez foi en Moïse,
peut-être croiriez-vous aussi en moi, car c'est de moi qu'il a écrit" (Jn
5, 46). D'autre part, à sa façon, la loi ancienne préparait les hommes au
Christ, en les arrachant à l'idolâtrie et en les tenant soumis au culte du Dieu
unique qui, par le Christ, devait sauver le genre humain. Ce qui fait dire à
l'Apôtre : "Avant que vînt la foi, nous étions sous la garde de la Loi,
enfermés dans l'attente de la foi qui devait être révélée" (Ga 3, 23).
Mais préparer les voies et mener au but, c'est le fait d'un seul et même auteur,
entendez son fait personnel ou le fait de ses gens. Bref, ce n'est pas le
diable, lui que le Christ allait expulser, qui aurait institué une législation
propre à mener les hommes vers le Christ : "Si Satan expulse Satan, son
royaume est divisé" (Mt 12, 26). Par conséquent c'est le même Dieu qui est
l'auteur de la loi ancienne et qui a réalisé le salut des hommes par la grâce
du Christ.
Solutions :
1. Pourquoi, sans être parfaite absolument, une réalité ne
posséderait-elle pas la perfection qui lui convient à un moment donné ? Ainsi
dit-on d'un enfant qu'il est parfait, non absolument, mais comme son âge le
comporte. De même, les préceptes que l'on fait aux enfants, s'ils ne sont pas
parfaits absolument, sont parfaits cependant si l'on tient compte de ceux à qui
ils s'adressent. Tel fut le cas des préceptes de la loi, celle-ci étant, selon
l'expression de l'Apôtre, "notre pédagogue dans le Christ" (Ga 3,
24).
2. "Les oeuvres divines qui demeurent à jamais", ce
sont celles que Dieu destine à demeurer à jamais, c'est-à-dire les oeuvres
parfaites. Si la loi ancienne est repoussée au moment où la grâce est venue à
sa perfection, ce n'est pas comme mauvaise, mais comme "impuissante et
inutile" désormais, puisque, le texte le mentionne, "la loi n'a rien
conduit à la perfection". Ce qui revient à dire avec saint Paul : "Du
moment que la foi est venue, nous ne sommes plus soumis au pédagogue" (Ga
3, 25).
3. On sait que Dieu permet parfois le péché pour l'humiliation
du pécheur. De même aussi voulut-il donner aux hommes une loi qu'ils ne pussent
observer par leurs propres forces ; par là, dans leur présomption, ils se
connaîtraient pécheurs, et dans leur humiliation, ils recourraient à l'aide de
la grâce.
4. Certes la loi ancienne n'avait pas de quoi sauver l'homme.
Mais celui-ci, en même temps que la loi, recevait de Dieu un autre secours qui
pouvait le sauver : c'était la foi au médiateur, par laquelle les Pères de
l'Ancien Testament étaient justifiés, comme nous le sommes aussi. Ainsi Dieu ne
manquait pas de fournir aux hommes les secours nécessaires au salut.
Objections :
1. Il semble plutôt que Dieu l'ait donnée sans intermédiaire.
Ange veut dire messager ; le nom évoque l'idée de service et non celle de
seigneurie : "Bénissez le Seigneur, vous tous ses anges, ses
serviteurs" (Ps 103, 20). Or la loi ancienne a été communiquée par le
Seigneur, d'après le livre de l'Exode (20, 21) : "Le Seigneur a dit les
paroles que voici" ; et un peu plus loin : "je suis le Seigneur ton
Dieu", formule reprise fréquemment dans l'Exode et dans la suite des
livres de la loi. La loi a donc été donnée par Dieu sans intermédiaire.
2. D'après saint Jean, "la loi a été donnée par
Moïse" (Jn 1, 17). Mais Moïse la tenait immédiatement de Dieu comme il
ressort de ce passage : "Le Seigneur s'entretenait avec Moïse face à face,
comme un homme parle avec son ami" (Ex 33, 11). La communication a donc
été immédiate.
3. Seul le souverain a compétence pour légiférer, avons-nous
dit. Mais dans l'ordre du salut des âmes l'autorité souveraine n'appartient
qu'à Dieu, les anges étant "des esprits qui servent" (He 1, 14). La
loi ancienne, destinée au salut des âmes, ne pouvait donc être donnée par des
anges.
Cependant :
Saint Paul dit de
la loi qu'elle "fut donnée par les anges avec le concours d'un
médiateur" (Ga 3, 19) ; et saint Étienne rappelle aux Juifs : "Vous
avez reçu la loi par le ministère des anges" (Ac 7, 53).
Conclusion :
C'est bien par le
ministère des anges que Dieu a donné la loi. Outre cette raison générale
empruntée à Denys qui veut que "les réalités divines soient présentées aux
hommes par la médiation des anges", une raison spéciale imposait que la loi
ancienne fût donnée de la sorte. Cette loi, on le sait, était imparfaite, mais
elle préparait pour le genre humain la perfection du salut qui devait se
réaliser par le Christ. Ainsi, nous voyons, en tout ordre de pouvoirs et de
techniques, que le maître se réserve la direction et l'achèvement, tandis qu'il
fait exécuter par des sous-ordres les opérations qui précèdent et préparent
l'accomplissement ultime. Par exemple, le constructeur de navires exécute
lui-même le travail d'assemblage, mais fait préparer les pièces par les
ouvriers à son service. C'est pourquoi la loi parfaite du Nouveau Testament
devait être donnée immédiatement par Dieu lui-même, fait homme, tandis que la
loi ancienne devait parvenir aux hommes par les serviteurs de Dieu, ses anges.
Telle est précisément la preuve que fournit l'Apôtre de la supériorité de la
loi nouvelle sur l'autre : "Dans le Nouveau Testament, Dieu nous a parlé
en son Fils, dans l'Ancien sa parole s'est produite par le moyen des
anges" (He 1, 2 ; 2, 2).
Solutions :
1. "L'Ange qui apparut à Moïse, écrit saint Grégoire, est
désigné tantôt comme un ange, tantôt comme le Seigneur. C'est un ange,
puisqu'il exerçait le ministère extérieur de la parole, mais il est appelé
Seigneur, à cause de l'autorité intérieure qui rendait le discours
efficace." De là vient aussi que l'ange, en parlant, tenait pour ainsi
dire la place du Seigneur.
2. Le verset de l'Exode : "le Seigneur parla à Moïse face
à face..." est suivi bientôt de celui-ci : "Montre-moi ta
gloire" (Ex 33, 11 et 18). Saint Augustin, qui fait le rapprochement,
conclut : "Moïse connaissait donc l'objet qu'il voyait, et ce qu'il ne
voyait pas il le désirait." Il ne voyait donc pas l'essence même de Dieu,
et ainsi Dieu ne l'instruisait pas immédiatement. Mais ne lui parlait-il pas
"face à face" ? L'Écriture adopte ce langage pour se conformer à
l'opinion populaire qui croyait que Moïse parlait à Dieu en tête à tête, alors
que Dieu lui parlait et lui apparaissait sous les espèces d'une créature, ange
ou nuée. - A moins que cette vision faciale ne signifie quelque contemplation
sublime et intime, inférieure toutefois à la vision de l'essence divine.
3. Seul le souverain, de sa propre autorité, établit une loi,
mais il lui arrive de promulguer par intermédiaires la loi qu'il a établie.
C'est ainsi que la loi ancienne, instituée par l'autorité même de Dieu, a été
promulguée par des anges.
Objections :
1. Ce n'est pas seulement aux juifs, c'est à toutes les
nations que devait parvenir le salut auquel disposait la loi ancienne, et que
le Christ allait apporter. "C'est peu que tu me serves en réveillant les
tribus de Jacob, en ramenant les restes d'Israël ; je t'ai établi lumière des
nations pour être mon salut jusqu'aux extrémités de la terre" (Is 49, 6).
Ainsi la loi ancienne devait être donnée à toutes les nations et non à un seul
peuple.
2. "Dieu ne fait pas acception des personnes" lit-on
au livre des Actes (10, 34), "en toute nation celui qui le craint et vit
dans la justice lui est agréable." Il ne devait donc pas ouvrir la voie du
salut à un peuple particulier, de préférence aux autres.
3. Les services des anges, dont on vient de parler, ce n'est
pas aux seuls juifs, c'est à toutes les nations que Dieu les a toujours assurés
: "A la tête de chaque nation, affirme l'Ecclésiastique (17, 14), Dieu a
placé un chef." Toutes les nations ont reçu aussi de Dieu des biens
temporels, qui ont à ses yeux moins d'importance que les biens spirituels. La
loi également devait donc être donnée à tous les peuples.
Cependant :
Saint Paul se
demandant "Quel est donc l'avantage des Juifs ?" répond "Il est
grand à tous égards : d'abord les oracles de Dieu leur ont été confiés"
(Rm 3, 1). On lit (Ps 147) : "Dieu n'a pas agi de la sorte avec toutes les
nations, il ne leur a pas fait connaître ses ordonnances."
Conclusion :
Que la loi ait été
donnée au peuple juif plutôt qu'aux autres, on pourrait en chercher la raison
dans le fait que seul le peuple juif est resté fidèle au culte du Dieu unique,
alors que les autres peuples tombant dans l'idolâtrie n'étaient pas dignes de
recevoir la loi, puisque ce qui est saint ne doit pas être donné aux chiens.
Mais cette explication n'est pas satisfaisante, car le peuple juif, lui aussi,
tomba dans l'idolâtrie et même après l'établissement de la loi, ce qui aggrave
son cas. Nous en avons la preuve soit dans l'Exode (32), soit dans Amos (5, 25
s) : "M'avez-vous offert des sacrifices et des oblations dans le désert
pendant quarante ans, maison d'Israël ? Vous portiez la tente de votre dieu
Moloch et vos images idolâtriques et l'étoile de votre dieu, que vous vous êtes
fabriquées !"
En outre, il est
dit expressément dans le Deutéronome (9, 6) : "Sache que ce n'est pas à
cause de tes oeuvres justes que le Seigneur ton Dieu t'a donné cette terre en
propriété, car tu es un peuple à la nuque raide." Mais la vraie raison est
fournie : "C'est pour accomplir la parole que le Seigneur a jurée à tes
pères Abraham, Isaac et Jacob" (v. 5).
Quelle fut cette
promesse, l'Apôtre le dit : "Les promesses ont été faites à Abraham et à
sa descendance, non pas au pluriel : à ses descendants, mais au singulier : à
sa descendance, qui est le Christ" (Ga 3, 16). Ainsi donc à ce peuple Dieu
accorda la loi et d'autres bienfaits spéciaux parce qu'il avait promis à leurs
pères que le Christ naîtrait d'eux. Il convenait en effet que le peuple qui
devait donner le jour au Christ se distinguât par une sainteté particulière :
"Soyez saints comme je suis saint" (Lv 19, 2). Ce n'est pas non plus
le mérite d'Abraham qui explique la promesse qui lui fut faite, à savoir que le
Christ naîtrait de sa race : il y va d'un choix et d'un appel gratuits :
"Qui a suscité le juste de l'Orient et l'a appelé à sa suite ?" (Is
41, 2).
D'où il ressort
clairement que les Pères ont reçu la promesse, et que le peuple de leur lignage
a reçu la loi en vertu seulement d'un choix gratuit : "Vous avez entendu
ses paroles du milieu du feu, lisons-nous au Deutéronome (4, 36), parce qu'il a
aimé vos pères et a choisi leur postérité après eux." - Si l'on insiste en
demandant pourquoi Dieu a choisi ce peuple et non un autre pour donner le jour
au Christ, il conviendra de répondre avec saint Augustin : "Pourquoi
attire-t-il celui-ci et non celui-là, ne prétends pas en décider, si tu ne veux
pas errer."
Solutions :
1. Toutes les nations devaient bien avoir accès au salut
réalisé par le Christ, mais celui-ci ne pouvait naître que d'un peuple
déterminé, d'où découlent pour ce peuple des prérogatives exclusives : "A
eux, écrit saint Paul, c'est-à-dire aux juifs, appartient l'adoption des fils
de Dieu, à eux l'alliance, à eux la loi et les patriarches ; c'est d'eux que le
Christ naquit selon la chair" (Rm 9, 4).
2. On peut parler d'acception des personnes quand il y a
obligation de donner, mais non pas à propos de libres dispositions à titre
gratuit. Donner libéralement de son bien à celui-ci plutôt qu'à celui-là, ce
n'est pas faire acception des personnes ; ce serait le cas si l'on avait à
répartir des biens communs et qu'on ne réglât pas équitablement la distribution
selon les titres de chacun. Mais le bienfait du salut, Dieu ne l'accorde au
genre humain que par sa grâce ; il ne fait donc pas acception des personnes
s'il en gratifie les uns de préférence aux autres : "Tous ceux que Dieu
instruit, c'est par miséricorde qu'il les instruit ; ceux qu'il n'instruit pas,
c'est par une juste sentence", nous dit encore saint Augustin ; c'est là,
en effet, une suite de la condamnation du genre humain pour la faute de notre
premier père.
3. La faute prive l'homme des dons de la grâce, mais ne lui
enlève pas ceux de la nature. Or le ministère des anges fait partie de ces
derniers ; c'est en effet l'ordre naturel des êtres, qui veut que les plus
humbles soient gouvernés par des agents de rang intermédiaire, et que même les
secours corporels ne soient pas réservés par Dieu aux hommes, mais procurés
aussi aux animaux sans raison : "Seigneur, tu sauves les hommes et les
bêtes" (Ps 36, 7).
Objections :
1. Tous les sujets d'un roi sont soumis à ses lois ; or Dieu,
auteur de la loi ancienne, "est le roi de toute la terre" (Ps 47, 8).
Tous les habitants de la terre étaient donc tenus d'observer la loi.
2. S'ils n'observaient pas la loi ancienne, les Juifs ne
pouvaient se sauver : "Maudit soit celui qui s'écarte des paroles de cette
loi et ne les met pas en pratique" (Dt 27, 26). Donc, si le reste de
l'humanité avait pu faire son salut sans observer la loi ancienne, la position
des juifs eût été plus défavorable que celle des autres.
3. Les païens avaient accès au rite judaïque et aux pratiques
de la loi : "Si un étranger veut séjourner chez vous et célébrer la Pâque,
tout mâle de sa maison sera d'abord circoncis ; alors il pourra célébrer selon
la loi comme un enfant de votre pays" (Ex 12, 48). Mais pourquoi Dieu
aurait-il décidé d'admettre les étrangers aux pratiques légales si celles-ci
n'avaient pas été nécessaires à leur salut ? C'est donc que nul ne pouvait être
sauvé, à moins d'observer la loi.
Cependant :
Denys affirme que
"nombre de païens ont été ramenés à Dieu par des anges". Comme les
païens, évidemment, n'observaient pas la loi, on pouvait donc être sauvé sans
cela.
Conclusion :
La loi ancienne
mettait en lumière les préceptes de la loi naturelle en y ajoutant quelques
préceptes propres. Quant aux prescriptions qu'elle empruntait à la loi
naturelle, tous les hommes étaient tenus de les observer non pas au titre de la
loi ancienne, mais par l'autorité de la loi naturelle. Quant à ce qu'elle y
ajoutait, la loi ancienne n'y obligeait que le peuple juif.
En effet, on sait
que la loi ancienne a été accordée au peuple juif pour lui conférer une
prééminence de sainteté, par respect pour le Christ, qui devait naître de ce
peuple. Or, toutes les fois qu'un statut est édicté en vue de mettre certaines
personnes dans un état spécial de sainteté, il n'oblige que ces personnes ; il
y a par exemple des obligations particulières qui concernent les clercs,
attachés au service de Dieu, et qui ne pèsent pas sur les laïcs ; de même les
religieux sont obligés par profession à certaines oeuvres de perfection
auxquelles ne sont pas tenus les séculiers. Ainsi le peuple de Dieu avait des
devoirs particuliers que les autres peuples ne connaissaient pas : "Tu
seras parfait et sans tache près du Seigneur ton Dieu", dit le Deutéronome
(18, 13) qui signale même, un peu plus loin, l'usage d'une sorte de profession
: "Je professe aujourd'hui en présence du Seigneur ton Dieu" etc.
(26, 3).
Solutions :
1. Lorsqu'un roi commande indifféremment à tous ses sujets
l'observance d'une loi, celle-ci les oblige tous. Mais, s'il prescrit aux gens
de sa maison des pratiques particulières, les autres n'y sont pas tenus.
2. Le mieux, pour l'homme, c'est d'être plus étroitement uni à
Dieu. Aussi, parmi les autres peuples, le peuple juif l'emportait en dignité
dans la mesure même où il était attaché davantage au culte divin : "Est-il
une autre nation aussi fameuse qui ait nos rites, nos justes ordonnances et
l'ensemble de notre loi ?" (Dt 4, 8). De ce point de vue pareillement, la
condition des clercs est préférable à celle des laïcs, et celle des religieux à
celle des séculiers.
3. Les païens étaient admis à l'observance de la loi parce que
ce régime leur permettait de se sauver plus parfaitement et plus sûrement que
celui de la seule loi naturelle. De même aujourd'hui voyons-nous des laïcs
entrer dans la cléricature, des séculiers entrer en religion, alors qu'ils
pourraient se sauver autrement.
Objections :
1. Puisque la loi ancienne préparait les voies au salut que le
Christ devait accomplir, c'est donc tout de suite après le péché, dès que se
révéla la nécessité de ce remède salutaire, que la loi aurait dû être donnée.
2. Ou alors dès le temps d'Abraham, car la loi ancienne avait
pour but de sanctifier ceux qui devaient être les ancêtres du Christ ; or c'est
à Abraham que fut faite, pour la première fois, la promesse de "cette
descendance", qui est le Christ (Gn 12, 7).
3. Si dans toute la postérité de Noé, seul le lignage issu
d'Abraham à qui fut faite la promesse donna naissance au Christ, de même le
Christ est né, à l'exclusion des autres descendants d'Abraham, du seul lignage
issu de David, à qui la promesse fut renouvelée : "Paroles de l'homme
(David) à qui un pacte fut garanti au sujet du Christ (l'Oint) du Dieu de
Jacob" (2 S 23, 1). Ainsi la loi ancienne devait être donnée après David
tout autant qu'après Abraham.
Cependant :
Selon saint Paul,
"la loi a été établie en vue des transgressions, jusqu'à ce que vienne la descendance
à laquelle a été faite la promesse, proposée par le ministère des anges, avec
le concours d'un médiateur". "Proposée, commente la Glose, donc
donnée à propos" (Ga 3, 19). Ainsi convenait-il que la loi ancienne fût
offerte à ce moment du temps.
Conclusion :
L'époque de Moïse
était on ne peut plus convenable pour l'institution de la loi ancienne. On s'en
rend compte si l'on considère les deux catégories de personnes auxquelles toute
loi s'applique : les indociles et les orgueilleux d'une part, que la loi
contraint et assujettit ; d'autre part, les honnêtes gens, qui s'aident des
lumières de la loi pour accomplir leurs bons desseins. Donc, pour réduire
l'orgueil des hommes, la loi ancienne se présentait au moment favorable. Deux
choses, en effet, entretenaient cet orgueil : la science et la puissance. La
science d'abord, par l'idée que la raison naturelle suffisait au salut de
l'homme ; en vue de réduire son orgueil à cet égard, l'homme fut livré au
gouvernement de sa raison sans le secours d'une loi écrite, et l'expérience lui
fit connaître la précarité de sa raison lorsque, vers l'époque d'Abraham,
l'humanité sombra dans l'idolâtrie et les vices les plus abjects. Et dès lors
se fit jour la nécessité d'une loi écrite donnée en remède à l'ignorance humaine
car, dit l'Apôtre, "c'est par la loi qu'on connaît le péché" (Rm 3,
20). - Une fois éclairé par la loi, c'est de faiblesse que fut convaincu
l'homme orgueilleux, incapable qu'il était de réaliser ce qu'il savait. Voilà
pourquoi, conclut l'Apôtre, "ce que ne pouvait faire la loi, rendue
impuissante du fait de la chair, Dieu a envoyé son Fils, pour que la justice de
la loi fût accomplie en nous" (Rm 8, 3).
Quant aux honnêtes
gens, l'aide de la loi leur devint surtout nécessaire au moment où la loi naturelle
commençait de s'obscurcir sous une profusion de péchés. Mais il fallait encore
que ce secours fût accordé selon un certain plan, menant pour ainsi dire les
hommes par la main et par degrés progressifs jusqu'à la perfection. Aussi la
loi ancienne devait-elle se présenter entre la loi naturelle et la loi de
grâce.
Solutions :
1. Immédiatement après le péché du premier homme, le moment
n'était pas favorable à la réception de la loi ancienne. D'une part l'homme
n'en avait pas encore reconnu la nécessité, parce qu'il se confiait en sa
raison. D'autre part l'habitude du péché n'avait pas encore étouffé la voix de
la loi naturelle.
2. Une loi ne peut être donnée qu'à un peuple, puisque c'est
un précepte général, comme on l'a établi. Au temps d'Abraham il y eut donc des
préceptes domestiques, d'ordre privé en quelque sorte, adressés par Dieu aux
hommes. Mais la race d'Abraham s'étant ensuite multipliée jusqu'à constituer un
peuple, celui-ci, une fois sorti d'esclavage, fut à même de recevoir une loi.
Aristote enseigne en effet que "le peuple ou la cité, capable de recevoir
une loi, ne comprend pas les esclaves."
3. La loi, devant être reçue par un Peuple, ne fut pas donnée
aux seuls ascendants directs du Christ, mais au peuple tout entier, marqué au
sceau de la circoncision, signe de la promesse qui fut faite à Abraham et crue
par lui, comme saint Paul l'explique aux Romains (4, 11). Pour cette même
raison, un tel peuple une fois rassemblé devait recevoir la loi, sans attendre
l'époque de David.
Dans cette étude des préceptes de la loi ancienne, il faut d'abord
établir un classement (Question 99), puis examiner chaque catégorie de
préceptes en particulier (Question 100 et suivantes).
1. Y a-t-il dans la loi ancienne plusieurs préceptes, ou un seul ? - 2.
Contient-elle des préceptes moraux ? - 3. Des préceptes cérémoniels ? - 4. Et
des préceptes judiciaires ? - 5. Outre ces trois catégories de préceptes, en
contient-elle d'autres ? - 6. Comment invitait-elle à observer ces préceptes ?
Objections :
1. Une loi n'est pas autre chose qu'un précepte, on l'a vu.
Puisqu'il n'y a qu'une seule loi ancienne, elle ne contient qu'un seul
précepte.
2. "Tout précepte quel qu'il soit, dit l'Apôtre, revient
à ce commandement : Tu aimeras ton prochain comme toi-même" (Rm 13, 9).
C'est là un commandement unique. Donc la loi ancienne ne contient qu'un seul
commandement.
3. On lit aussi en saint Matthieu (7, 12) : "Tout ce que
vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le vous-mêmes pour eux ; c'est
la loi et les prophètes." La loi ancienne, qui est toute contenue dans la
loi et les prophètes, se réduit donc à un seul précepte.
Cependant :
L’Apôtre parle de
Notre Seigneur "abolissant la loi des commandements par ses
ordonnances" (Ep 2, 15). La Glose explique que ce passage vise la loi
ancienne ; celle-ci contient donc plus d'un commandement.
Conclusion :
Le précepte légal,
étant obligatoire, prescrit une chose à faire. Or, si une chose est à faire,
cela tient à l'exigence d'une fin. Il est donc, on le voit, essentiel au
précepte de se rapporter à une fin, de manière à prescrire ce qui est
nécessaire ou avantageux à l'égard de cette fin. Mais, par rapport à une fin
donnée, bien des choses peuvent se présenter comme nécessaires ou favorables.
Ainsi, divers préceptes peuvent être portés en des matières diverses,
considérées dans leur rapport à une fin unique. Concluons donc que tous les
préceptes de l'ancienne loi ne font qu'un, à l'égard de leur fin unique, mais
sont aussi nombreux et divers que sont les objets ordonnés à cette fin.
Solutions :
1. Disons que la loi ancienne est une, comme relevant d'une
fin unique ; elle n'en contient pas moins des préceptes divers, selon la
distinction des objets qu'elle touche en vue de cette fin. De même, l'art de la
construction tient son unité de sa fin, qui est la maison à construire ; mais
il comporte des prescriptions diverses à cause des opérations diverses qu'il
combine à cet effet.
2. "La fin du précepte, c'est la charité" affirme saint
Paul (1 Tm 1, 5). Toute loi, en effet, vise à fonder une amitié entre les
hommes, ou entre l'homme et Dieu. C'est pourquoi ce commandement unique d'aimer
le prochain comme soi-même, qui se présente comme la fin de tous les
commandements, contient toute la loi en plénitude, car l'amour du prochain, si
nous aimons le prochain pour Dieu, implique l'amour de Dieu. Saint Paul ne
mentionne donc ici que ce précepte qui tient lieu des deux préceptes de l'amour
de Dieu et de l'amour du prochain, dont le Seigneur déclare que "dépendent
la loi et les prophètes" (Mt 22, 40).
3. Aristote remarque que "l'amitié qu'on a pour autrui
vient de l'amitié qu'on a pour soi-même", du fait qu'on se comporte envers
autrui comme envers soi-même. Le verset allégué de saint Matthieu donne donc
sous forme explicite la règle de l'amour du prochain, fournie implicitement par
l'autre formule : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même." Ce n'est
donc qu'une explicitation de ce commandement.
Objections :
1. Les préceptes moraux regardent la loi naturelle. Les
rattacher à la loi ancienne ce serait confondre les deux lois.
2. C'est au moment où la raison humaine ne suffit plus que la
loi divine doit venir au secours de l'homme. On le voit en matière de foi, où
la raison est dépassée. Mais les préceptes moraux sont à la mesure de la raison
humaine ; ils ne relèvent donc pas de cette loi divine qu'est la loi ancienne.
3. Selon saint Paul, la loi ancienne est une "lettre qui
tue" (2 Co 3, 6). Mais les préceptes moraux ne tuent pas, ils donnent la
vie : "Je n'oublierai jamais tes ordonnances car par elles tu me donnes la
vie" (Ps 119, 93). Les préceptes moraux n'appartiennent donc pas à la loi
ancienne.
Cependant :
L’Ecclésiastique
(17, 9) dit du Seigneur : "Il leur communiqua sa discipline, il leur donna
en héritage la loi de vie." Or, la discipline est affaire de moeurs si on
la définit, avec la Glose (sur He 12, 11), "l'éducation des moeurs par des
chemins raboteux". La loi donnée par Dieu contenait donc des préceptes
moraux.
Conclusion :
Quand on lit dans
l'Exode (20, 13. 15) : "Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas de
vol", on voit bien que la loi ancienne contenait des préceptes moraux. Et
cela se comprend. Tandis que la loi humaine a principalement en vue
l'établissement d'une amitié entre les hommes, la loi divine vise à fonder
principalement une amitié entre l'homme et Dieu. Mais l'amour a toujours pour
cause une ressemblance : "Tout être vivant aime son semblable", dit
l'Ecclésiastique (13, 19). Il ne peut donc y avoir d'amitié entre l'homme et
Dieu, qui est souverainement bon, sans que les hommes soient rendus bons :
"Vous serez saints, parce que je suis saint" (Lv 19, 2). Or, la bonté
de l'homme, c'est la vertu "qui rend bon celui qui la possède". Voilà
pourquoi dans la loi ancienne il fallait aussi des préceptes relatifs aux actes
des vertus ; ce sont les préceptes moraux de cette loi.
Solutions :
1. Sans lui être absolument étrangère, la loi ancienne se
distingue de la loi naturelle en ce qu'elle lui ajoute quelque chose. Comme la
grâce présuppose la nature, la loi divine présuppose nécessairement la loi
naturelle.
2. Ce n'est pas seulement là où la raison est impuissante,
c'est aussi là où la raison humaine rencontre de fait un obstacle, que la loi
divine devait prendre soin de l'humanité. En ce qui touche les préceptes
moraux, la raison humaine ne pouvait se tromper sur les préceptes les plus
généraux de la loi naturelle dans leur teneur universelle, bien que
l'accoutumance au péché troublât son regard dans le détail de l'action. Sur les
autres préceptes moraux qui dérivent, à la manière de conclusions, des
principes généraux de la loi naturelle, beaucoup d'esprits tombaient dans
l'erreur au point de considérer comme licite ce qui est essentiellement
mauvais. Contre ces deux sortes de défaillances l'homme devait être secouru par
la garantie de la loi divine. De même, parmi les objets proposés à notre foi,
s'il y a des articles inaccessibles à la raison, comme la Trinité, il y en a
d'autres auxquels la saine raison peut parvenir, comme l'unité de Dieu, de
façon à prémunir la raison humaine contre une erreur où elle tombe fréquemment.
3. Saint Augustin l'a montrée on peut dire que, même dans ses
préceptes moraux, la lettre de la loi est meurtrière occasionnellement, en ce
sens que, pour accomplir le bien qu'elle prescrit, elle ne fournit pas le
secours de la grâce.
Objections :
1. Toute loi qui s'adresse à des hommes entend diriger les
actes humains. Or les actes humains sont ceux que nous avons appelés moraux. La
loi ancienne, s'adressant à des hommes, devait donc contenir uniquement des
préceptes moraux.
2. Les préceptes qu'on appelle cérémoniels doivent se
rapporter au culte divin. Mais celui-ci est le fait d'une vertu, la vertu de
religion, qui, selon Cicéron, "offre à la divinité culte et
cérémonies". Donc, puisque les actes des vertus relèvent des préceptes
moraux comme on l'a dit, on ne peut en distinguer les préceptes cérémoniels.
3. On dira que les préceptes cérémoniels se distinguent par
leur signification figurative. Néanmoins, selon saint Augustin "ce sont
les paroles qui possèdent principalement, dans la société humaine, le pouvoir
de signifier". La présence de préceptes cérémoniels portant sur des gestes
figuratifs ne s'imposait donc pas dans la loi ancienne.
Cependant :
On lit au
Deutéronome (4, 13) : "Les dix paroles, il les a écrites sur deux tables
de pierre, et alors il m'a chargé de vous enseigner les cérémonies et les
ordonnances que vous devrez observer." Les dix paroles, ce sont les
préceptes moraux. Outre ceux-là, il y en a donc d'autres : les préceptes
cérémoniels.
Conclusion :
Nous savons que la
loi divine est instituée avant tout pour régler les rapports des hommes avec
Dieu, alors que la loi humaine l'est d'abord pour régler les rapports des
hommes entre eux. C'est donc dans la mesure où le bien de la communauté humaine
y était intéressé que les lois humaines se sont attachées à l'organisation du
culte divin ; ainsi s'explique le fait, évident chez les païens, qu'elles ont
pris quantité de dispositions en matière religieuse selon qu'elles le jugeaient
avantageux pour le bien des moeurs. A l'inverse, la loi divine a réglé les rapports
des hommes entre eux selon les exigences de sa visée principale, qui était
d'aménager leurs rapports avec Dieu. Or l'homme n'entre pas en rapport avec
Dieu par les seuls actes intérieurs de l'esprit : croire, espérer, aimer ; il
le fait aussi par des activités extérieures, par lesquelles il reconnaît qu'il
est au service de Dieu. Ces oeuvres-là, elles appartiennent au culte et on leur
donne le nom de "cérémonies". Ce mot viendrait de Cereris munia, dons
de Cérès, la déesse de la terre, parce que c'étaient primitivement les fruits
de la terre qu'on offrait à Dieu ; - à moins que, selon Valère Maxime, ce terme
ne se soit introduit chez les Latins du fait qu'après la prise de Rome par les
Gaulois, c'est dans une ville voisine, du nom de Céré, que les objets sacrés
des Romains furent transportés et entourés de vénération. En tout cas, dans la
loi, ce sont les préceptes relatifs au culte divin qui sont spécialement
appelés cérémoniels.
Solutions :
1. Le domaine des actes humains inclut aussi le culte de Dieu.
Voilà pourquoi la loi ancienne, qui s'adressait à des hommes, connaît des
préceptes de cette sorte.
2. Rappelons que les préceptes de la loi naturelle sont des
préceptes généraux, et demandent à être déterminés. Ils le sont par la loi
humaine ou par la loi divine. Les déterminations apportées par la loi humaine
ne sont plus appelées de loi naturelle mais de droit positif ; et celles
qu'apporte la loi divine ne se confondent pas davantage avec les préceptes
moraux de la loi naturelle. Rendre un culte à Dieu, c'est assurément un acte de
vertu qui relève d'un précepte moral ; mais les précisions ajoutées à ce
précepte, comme honorer Dieu par telles victimes et telles offrandes, relèvent
de préceptes cérémoniels. On voit ainsi que les deux domaines sont distincts.
3. Denys rappelle que le divin ne peut se manifester aux
hommes que sous des similitudes sensibles. Cependant ces similitudes touchent
l'âme davantage si, outre leur expression verbale, elles s'adressent aussi aux
sens. C'est pourquoi dans l'Écriture les communications divines ne se
transmettent pas seulement en similitudes formulées verbalement, telles que les
discours métaphoniques, mais encore en représentations réelles qui frappent les
yeux. Tel est le domaine des préceptes cérémoniels.
Objections :
1. Saint Augustin observait que "dans la loi ancienne il
y a des préceptes touchant la vie qu'il faut mener, et des préceptes concernant
la vie qu'il faut signifier". Voilà, respectivement, les préceptes moraux
et les préceptes cérémoniels. Il n'y a pas lieu, en conséquence, de leur
adjoindre dans la loi d'autres préceptes, dits judiciaires.
2. Commentant le verset 102 du Psaume 119 "je ne me suis
pas écarté de tes jugements", la Glose explique : "de ce que tu as
établi comme règle de vie". Règle de vie, entendons préceptes moraux. Les
préceptes judiciaires ne s'en distinguent donc pas.
3. Le jugement est un acte de la vertu de justice : "Le
jugement sera conforme à la justice" (Ps 94, 15). Comme les actes de
toutes les vertus, sans excepter ceux de la justice, relèvent des préceptes
moraux, ceux-ci incluent donc les préceptes judiciaires qui n'en doivent pas
être distingués.
Cependant :
Nous lisons au
Deutéronome (6, 1) : "Voici les préceptes, les cérémonies et les
jugements." Ici, les préceptes désignent par excellence les préceptes
moraux. Il existe donc des préceptes judiciaires, en plus des préceptes moraux
et cérémoniels.
Conclusion :
Il appartient à la
loi divine, répétons-le, de régler les rapports des hommes entre eux et à
l'égard de Dieu. Cette double compétence, quant à son principe général, est du
ressort de la loi naturelle et à cela correspondent les préceptes moraux. Mais
quant à son double domaine, elle demande à être déterminée par la loi divine ou
la loi humaine. En effet, les principes connus naturellement sont toujours
généraux, tant dans l'ordre spéculatif que dans l'ordre pratique. Donc, de même
que la détermination du précepte général de rendre un culte à Dieu est assurée
par les préceptes cérémoniels, de même la détermination du précepte général
d'observer la justice parmi les hommes est assurée par les préceptes
judiciaires.
Dès lors, nous pouvons
distinguer trois catégories de préceptes dans la loi ancienne : les préceptes
moraux, où s'expriment les exigences de la loi naturelle ; les préceptes
cérémoniels, déterminations du culte divin ; les préceptes judiciaires,
déterminations touchant la pratique de la justice parmi les hommes. C'est
pourquoi saint Paul, après avoir dit : "La loi est sainte", ajoute
que "le commandement est juste, bon et saint" (Rm 7, 12). La justice
vise les préceptes judiciaires ; la sainteté évoque les préceptes cérémoniels,
car est saint ce qui est consacré à Dieu ; quant à la bonté, c'est-à-dire
l'honnêteté, elle désigne les préceptes moraux.
Solutions :
1. Les préceptes judiciaires, aussi bien que les préceptes
moraux, intéressent la rectitude de la vie humaine ; les uns et les autres
constituent donc ensemble le premier membre de la division augustinienne, les
préceptes touchant "la vie qu'il faut mener".
2. Le jugement est une mise en oeuvre de la justice, ce qui
suppose une application déterminée de la raison à des objets particuliers. Les
préceptes judiciaires ont donc en commun avec les préceptes moraux qu'ils
découlent de la raison, et avec les préceptes cérémoniels qu'ils sont des
déterminations de principes généraux. Voilà pourquoi les textes désignent à la fois
sous le nom de "jugements" tantôt les préceptes judiciaires et
moraux, comme dans le Deutéronome (5, 1) : "Écoute, Israël, les cérémonies
et les jugements" ; tantôt les préceptes judiciaires et cérémoniels, comme
au Lévitique (18, 4) : "Vous accomplirez mes jugements et vous observerez
mes préceptes." Par préceptes, ici, entendez préceptes moraux ; et par
jugements, les préceptes cérémoniels et judiciaires.
3. Aux préceptes moraux appartient l'acte de justice en
général ; aux préceptes judiciaires, la détermination spécifique de cet acte.
Objections :
1. Aux préceptes judiciaires reviennent les rapports sociaux,
pour y mettre en oeuvre la justice ; aux préceptes cérémoniels, le culte divin,
acte de la vertu de religion. Mais il y a encore bien d'autres vertus : la
tempérance, la force, la libéralité, et toutes celles qu'on trouve énumérées
ailleurs. Quantité d'autres préceptes doivent donc prendre place dans la loi
ancienne.
2. "Aime le Seigneur ton Dieu (Dt 11, 1), et observe ses
préceptes, ses cérémonies, ses jugements, ses commandements." Si, par
préceptes, on entend les préceptes moraux, il reste une quatrième catégorie :
les commandements.
3. Nous lisons encore (Dt 6, 17) : "Garde les préceptes
du Seigneur ton Dieu et les témoignages et les cérémonies que je t'ai
prescrits." A la liste précédente, il faut donc ajouter les témoignages.
4. Enfin on lit dans le Psaume (119, 93) "Jamais je
n'oublierai tes justifications." Par quoi, nous dit la Glose, le psalmiste
vise la loi. La loi ancienne comportait donc encore des
"justifications".
Cependant :
On lit dans le
Deutéronome (6, 1) : "Voici les préceptes, les cérémonies et les jugements
que commande le Seigneur." Cette division qui figure tout au début de la
loi semble exhaustive.
Conclusion :
Il y a dans une
loi des dispositions qui ont le caractère de préceptes, et des dispositions
destinées à faire observer les préceptes. Les préceptes prescrivent la conduite
à tenir. Pour engager l'homme à s'y conformer il y a deux sortes de
considérations : d'une part l'autorité du législateur ; d'autre part l'avantage
qu'on trouve à les observer, soit qu'on se procure ainsi quelque bien, profit,
agrément ou honneur, ou qu'on évite un mal opposé. Il fallait donc que la loi
ancienne contint des formules mettant en relief l'autorité divine du
législateur, comme par exemple (Dt 6, 4) : "Écoute, Israël, le Seigneur
ton Dieu est le seul Dieu" ; ou bien, au début de la Genèse : "Au
commencement, Dieu créa le ciel et la terre." Voilà ce qu'on appelle des
témoignages. - Il fallait aussi promettre certaines récompenses à qui
observerait la loi, certains châtiments à qui la transgresserait. Nous en
trouvons un exemple dans le Deutéronome (28, 1) : "Si tu écoutes la voix
du Seigneur ton Dieu, il t'élèvera plus haut que toutes les nations, etc."
Ce sont là les justifications, car Dieu fait justice à ceux qu'il récompense ou
punit.
Pour ce qui est de
la conduite à tenir, seul tombe sous le précepte ce qui est dû à un certain
titre. Mais il faut distinguer un double dû : l'un réglé par la raison, l'autre
par la détermination de la loi, c'est-à-dire, pour prendre les termes d'Aristote
le droit moral et le droit légal.
1° Le dû moral à
son tour est de deux sortes quand une conduite est prescrite par la raison, ce
peut être à cause de sa nécessité, si l'ordre vertueux n'est pas réalisable
autrement, ou à cause de son utilité en vue de mieux assurer cet ordre.
Partant, certaines prescriptions ou interdictions morales sont à entendre
strictement dans la loi, comme : Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas. Ce sont
les préceptes proprement dits. Tandis que d'autres prescriptions ou interdictions
ne s'imposent pas avec ce caractère de dû rigoureux, mais comme avantageuses.
C'est ce qu'on peut appeler des commandements, à cause de leur valeur
d'incitation et de recommandation. Par exemple, l'Exode (22, 26) recommande à
qui a reçu un vêtement en gage, de le rendre avant le coucher du soleil. De
telles dispositions faisaient dire à saint Jérôme que "dans les préceptes
brille la justice, et dans les commandements la charité".
2° Quant au dû que
la loi détermine, dans le domaine humain il relève des préceptes judiciaires,
dans le domaine religieux des préceptes cérémoniels.
A moins que l'on
ne convienne d'appeler témoignages les dispositions relatives aux peines et aux
récompenses, où s'affirme la justice divine ; tandis que les préceptes de la
loi dans leur ensemble recevraient le nom de justifications, comme réalisations
de la justice légale. - On pourrait encore avancer une autre distinction entre
préceptes et commandements, en nommant préceptes ce que Dieu a prescrit par
lui-même, et commandements ce qui a été prescrit au nom de Dieu par ses
mandataires ; la similitude des mots y invite. - En tout cas, il est clair que
tous les préceptes de la loi sont compris dans les trois catégories de
préceptes moraux, cérémoniels et judiciaires ; le reste se présente, non au
titre de préceptes, mais comme un dispositif en vue de l'observation des
préceptes.
Solutions :
1. Parmi les vertus, seule la justice se fonde sur l'idée de
dû. Aussi les préceptes moraux ne peuvent-ils être déterminés par une loi que
dans la mesure où ils tiennent à la justice. Et la religion, au dire de
Cicéron, est elle-même une partie de la justice. Il ne peut donc y avoir de
droit légal en dehors des préceptes cérémoniels et judiciaires.
2-3-4. La solution des autres objections ressort clairement de ce
qui précède.
Objections :
1. Il semble qu'elle n'aurait pas dû le faire par des
promesses et des menaces temporelles. En effet, l'intention de la loi divine
n'est autre que de soumettre l'homme à Dieu par la crainte et l'amour. C'est ce
que nous lisons au Deutéronome (10, 12) : "Et maintenant, Israël, que
demande de toi le Seigneur ton Dieu, sinon que tu craignes le Seigneur ton
Dieu, que tu marches dans ses voies et que tu l'aimes ?" Or la convoitise
des biens temporels ne peut qu'éloigner de Dieu : "Le venin qui tue la
charité, c'est la convoitise", au jugement de saint Augustin. Promesses et
menaces temporelles vont donc à l'encontre de l'intention du législateur, ce
qui, selon Aristote, est une tare évidente pour une loi.
2. La loi divine est d'un rang plus élevé que la loi humaine.
Or, dans les sciences, nous voyons que les sciences supérieures usent de moyens
d'autant plus parfaits qu'elles sont plus parfaites. Du moment que la loi
humaine use de menaces ou de promesses temporelles pour amener les hommes au
bien, la loi divine ne pouvait rester à ce niveau, mais user de procédés plus
nobles.
3. Ce qui échoit indifféremment aux bons et aux méchants ne
peut ni récompenser la justice ni punir la faute. Or l'Ecclésiaste (9, 2)
remarque à propos des biens et des maux temporels : "Tout arrive également
à tous, au juste et à l'impie, au bon et au méchant, à celui qui est pur et à
celui qui ne l'est pas, à celui qui sacrifie et à celui qui méprise les
sacrifices." La loi divine a donc eu tort de les introduire dans ses
dispositions au titre de récompenses ou de châtiments.
Cependant :
Dieu dit aux
Israélites "Si vous voulez bien m'écouter vous mangerez les produits de la
terre ; mais si vous résistez, si vous provoquez ma colère, vous serez dévorés
par le glaive" (Is 1, 19).
Conclusion :
Dans les sciences
spéculatives, on est conduit à admettre les conclusions grâce aux moyens termes
syllogistiques ; pareillement, quelque loi que l'on considère, c'est par des
récompenses et des peines que les sujets sont amenés à en observer les
préceptes. Nous voyons aussi que dans les sciences spéculatives il faut
présenter les moyens termes au disciple en tenant compte de son niveau actuel ;
de là vient qu'il faut, dans les sciences, procéder méthodiquement pour que
l'enseignement débute en partant de ce qui est plus connu. De même, si l'on
veut amener quelqu'un à observer des préceptes, on doit mettre en avant les
motifs auxquels il est sensible ; c'est ainsi qu'on offre à des enfants, pour
les inciter à agir, telles récompenses proportionnées à leur âge. Or nous
savons que la loi ancienne était une disposition préparatoire au Christ, comme
l'imparfait à l'égard du parfait. Le peuple à qui elle s'adressait était encore
imparfait, en comparaison de la perfection qu'allait réaliser le Christ, ce qui
permet à saint Paul de comparer ce peuple à un enfant placé sous la férule d'un
pédagogue (Gal 3, 24). Si la perfection pour l'homme consiste à mépriser les
biens temporels pour s'attacher aux biens spirituels, selon l'enseignement de saint
Paul : "J'oublie ce qui est derrière moi, je me porte vers ce qui est en
avant... Nous tous les parfaits, ayons ces mêmes sentiments" (Ph 3,
13-15), en revanche les imparfaits désirent les biens temporels, sans perdre
Dieu de vue toutefois, tandis que les méchants s'y arrêtent comme à leur fin.
La loi ancienne était donc bien dans son rôle en conduisant à Dieu des sujets
imparfaits par les motifs temporels capables de les toucher.
Solutions :
1. Le venin mortel pour la charité, c'est la convoitise qui
pousse l'homme à placer sa fin dans les biens temporels. Mais obtenir les biens
temporels que les imparfaits désirent en vue de Dieu, cela les achemine vers
l'amour de Dieu. Entendons en ce sens la parole du Psaume (49, 10) : "Il
te louera pour les biens dont tu l'auras comblé."
2. Les peines et récompenses, sanctions de la loi humaine,
sont administrées par des hommes ; la loi divine, elle, prévoit des peines et
des récompenses qui doivent être appliquées par Dieu. Ainsi la loi divine
conserve-t-elle la supériorité des moyens.
3. A lire l'histoire de l'ancienne alliance on constate que
sous la loi la situation générale du peuple était toujours prospère tant que la
loi était observée ; mais à peine s'écartaient-ils des préceptes de la loi
qu'une foule de calamités fondaient sur eux. Toutefois, en certains cas, des
particuliers qui observaient la justice de la loi subissaient certaines
épreuves ; c'est que, déjà spiritualisés, ils ne s'en détachaient que mieux des
sollicitudes temporelles et voyaient leur vertu ainsi confirmée ; à moins qu'il
ne s'agisse, sous l'écorce des oeuvres de la loi parfaitement observées, de ces
coeurs tout entiers attachés au temporel et éloignés de Dieu. Ce sont ces
derniers que condamne Isaïe (29, 13) : "Ce peuple m'honore en paroles,
mais son coeur reste loin de moi."
Il faut considérer maintenant chaque catégorie des préceptes de la loi
ancienne, c'est-à-dire les préceptes moraux (Question 100), les préceptes
cérémoniels (Question 101-103) et les préceptes judiciaires (Question 104-105).
1. Tous les préceptes moraux de la loi ancienne appartiennent-ils à la
loi naturelle ? - 2. Portent-ils sur des actes de toutes les vertus ? - 3. Tous
les préceptes se ramènent-ils aux dix préceptes du décalogue ? - 4. La division
des préceptes du décalogue. - 5. Leur dénombrement. - 6. Leur ordre. - 7. Leur
présentation. - 8. Souffrent-ils dispense ? - 9. La modalité vertueuse de
l'acte tombe-t-elle sous le précepte ? - 10. Et cette modalité que donne la
charité ? - 11. Peut-on distinguer d'autres préceptes moraux ? - 12. Les préceptes
moraux de la loi ancienne justifient-ils ?
Objections :
1. L'Ecclésiastique (17, 9) interdit de l'affirmer : "Il
leur communique sa discipline, il leur donna en héritage la loi de vie."
Or la discipline ne se confond pas avec la loi de nature qui ne s'enseigne pas,
puisqu'on la possède par instinct de nature. Tous les préceptes moraux ne relèvent
donc pas de la loi naturelle.
2. La loi divine est plus parfaite que la loi humaine. Or
celle-ci fait à la loi naturelle des additions concernant les bonnes moeurs ;
on n'en peut douter puisque, la loi naturelle étant la même chez tous, les
institutions morales varient ici et là. A bien plus forte raison la loi divine
devait-elle donc, touchant les bonnes moeurs, ajouter quelque chose à la loi
naturelle.
3. La raison naturelle invite à une certaine bonté morale,
mais aussi la foi qui, selon saint Paul, (Ga 5, 6) "agit par
l'amour". Or la foi ne dépend pas de la loi naturelle, car son objet
dépasse la raison. Tous les préceptes moraux de la loi divine ne relèvent donc
pas de la loi naturelle.
Cependant :
Saint Paul écrit
aux Romains (2, 14) : "Les païens qui n'ont pas la loi observent
naturellement ses prescriptions." Et cela s'entend des prescriptions
morales. Tous les préceptes moraux de la loi appartiennent donc à la loi de
nature.
Conclusion :
Les préceptes
moraux, à la différence des préceptes cérémoniels et judiciaires, sont ceux qui
de soi concernent les bonnes moeurs. Or les moeurs humaines se définissent par
rapport à la raison, principe propre des actes humains, de sorte qu'on appelle
bonnes les moeurs qui s'accordent avec la raison, et mauvaises celles qui s'y
opposent. Or, comme tout jugement de la raison spéculative dérive de la
connaissance naturelle des premiers principes, tout jugement de la raison
pratique dérive, lui aussi, comme on l'a vu, de quelques principes
naturellement connus. Mais, selon les cas, le jugement peut procéder
différemment. Car il y a dans la conduite humaine des choses si claires qu'un
peu d'attention révèle aussitôt, grâce à ces principes premiers et généraux,
s'il faut les approuver ou les blâmer. Il en est d'autres en revanche qui ne
peuvent être jugées qu'en faisant grande attention aux circonstances
particulières ; et il n'est pas donné à tout le monde, mais seulement aux
sages, de se livrer à cette étude attentive, de même qu'il n'appartient pas au
vulgaire, mais seulement au philosophe, d'examiner les conclusions
particulières du savoir. Il y en a enfin que l'homme ne peut discerner
sans l'aide d'une révélation divine, comme il arrive en matière de foi.
Étant donc admis
que les préceptes moraux concernent les bonnes moeurs, que celles-ci
s'accordent avec la raison et que tout jugement de la raison humaine dérive en
quelque façon de la raison naturelle, il est clair que tous les préceptes
moraux appartiennent à la loi naturelle. Mais ici on distinguera. Tantôt la
raison naturelle de chacun, par ses propres moyens, discerne immédiatement ce
qu'il faut faire ou ne pas faire ; ainsi : Tu honoreras tes père et mère, tu ne
tueras point, tu ne commettras pas de vol ; les préceptes de cette sorte
appartiennent purement et simplement à la loi naturelle. Tantôt une étude plus
pénétrante permet aux sages de discerner ce qu'il y a lieu de faire : ces
derniers préceptes, bien qu'ils appartiennent à la loi de nature, exigent
toutefois que les simples en soient instruits par l'enseignement des sage ;
ainsi : "Lève-toi devant une tête blanche et honore la personne du
vieillard" (Lv 19, 32), et d'autres préceptes analogues. Il y a enfin des
jugements que la raison humaine ne peut porter si elle n'est instruite par
Dieu, notre maître en choses divines ; par exemple : Tu ne feras pas d'image
taillée ni de représentation, tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu.
Tout cela donne la
réponse aux objections.
Objections :
1. L'observation des préceptes de la loi ancienne porte le nom
de justification ; le Psaume (119) l'entend en ce sens : "Je garderai tes
justifications." Mais ce terme signifie : mise en oeuvre de la justice.
Les préceptes moraux portent donc exclusivement sur des actes de justice.
2. Tout ce qui tombe sous le précepte est à considérer comme
dû. Or l'idée de dû ne met pas en cause les autres vertus, mais la seule
justice, dont c'est l'acte propre de rendre à chacun son dû. Les préceptes
moraux de la loi portent donc uniquement sur les actes de la justice et
nullement sur les actes d'autres vertus.
3. Saint Isidore dit que toute législation a pour but le bien
commun. Mais, selon Aristote, parmi les vertus, seule la justice regarde le
bien commun. Les préceptes moraux ne concernent donc que les actes de la
justice.
Cependant :
Saint Ambroise
définit le péché : "Une transgression de la loi divine, une désobéissance
aux ordres du ciel." Comme les péchés s'opposent aux actes de toutes les
vertus, la loi divine connaît donc des actes de toutes les vertus.
Conclusion :
Il a été établi
plus haut, que les préceptes de la loi se rapportent au bien commun. Il
s'ensuit que les préceptes d'une loi doivent se différencier selon les types de
communauté : aussi Aristote enseigne-t-il que la législation ne doit pas être
la même si la cité est gouvernée par un roi, ou par le peuple, ou par un
certain nombre de citoyens importants. Or ce n'est pas au même type de
communauté que se réfèrent la loi humaine et la loi divine. La loi humaine vise
une communauté civile, celle qui s'établit entre les hommes par le moyen
d'activités extérieures, puisque c'est par de tels actes que les hommes entrent
en rapports les uns avec les autres. Les rapports de cette sorte sont du
ressort de la justice, spécialement qualifiée pour l'organisation des rapports
sociaux parmi les hommes. C'est pourquoi les préceptes proposés par la loi
humaine n'intéressent que les actes de justice ; si des actes d'autres vertus
sont prescrits, c'est dans la mesure seulement où ces actes revêtent un
caractère de justice, ainsi que l'explique Aristote.
Mais, avec la loi
divine, la communauté en cause est celle des hommes envers Dieu, soit dans la
vie présente soit dans la vie future ; aussi les préceptes que cette loi
propose ne négligent rien de ce qui peut disposer l'humanité à ces bons
rapports avec Dieu. Et comme c'est par la raison, faculté spirituelle où
s'inscrit l'image divine, que l'homme entre en communication avec Dieu, les
préceptes de la loi divine embrassent toutes les dispositions propres à mettre
la raison humaine en cette condition favorable. Or c'est le fait des actes de
toutes les vertus : les vertus intellectuelles dirigent la raison dans ses
activités propres, et les vertus morales dirigent l'activité rationnelle dans
le domaine des passions intérieures et des opérations extérieures. Il est donc
évident que les préceptes posés par la loi divine doivent s'occuper des actes
de toutes les vertus. Observons toutefois que certaines dispositions,
indispensables au maintien de l'ordre vertueux, c'est-à-dire de l'ordre de
raison, tombent sous l'obligation du précepte, tandis que d'autres
dispositions, intéressant le parfait développement de la vertu, relèvent des
exhortations du conseil.
Solutions :
1. Même si les préceptes de la loi mettent en oeuvre les
autres vertus, le fait de les observer mérite le nom de justifications, car
c'est justice pour l'homme d'obéir à Dieu, et c'est justice aussi, pour tout ce
qui est dans l'homme, d'être soumis à la raison.
2. La justice proprement dite considère la dette d'un homme à
l'égard d'un autre homme ; mais les autres vertus considèrent toutes ce que les
puissances inférieures doivent à la raison. Aristote tenait compte de cette
dette lorsqu'il mentionnait une sorte de justice métaphorique.
3. La réponse est claire : on vient de dire qu'il y a
différents types de communauté.
Objections :
1. L'évangile selon saint Matthieu (22, 37) dit que les
premiers et principaux préceptes de la loi sont : "Tu aimeras le Seigneur
ton Dieu" et "Tu aimeras ton prochain". Or ces préceptes, qui
sont bien deux préceptes moraux, ne figurent pas dans le décalogue.
2. Les préceptes moraux ne se ramènent pas aux préceptes
cérémoniels, c'est plutôt l'inverse. Or il y a dans le décalogue un précepte cérémoniel
: "Souviens-toi de sanctifier le sabbat." Donc les préceptes moraux
ne se ramènent pas à tous les préceptes du décalogue.
3. Les préceptes moraux s'étendent à tous les actes vertueux.
Mais que l'on passe en revue tous les préceptes du décalogue, on n'y trouvera
que des préceptes touchant les actes de la justice. Les préceptes du décalogue
n'embrassent donc pas tous les préceptes moraux.
Cependant :
À propos du texte
de saint Matthieu (5, 11) : "Bienheureux serez-vous quand on vous
maudira", la Glose explique que "Moïse propose dix préceptes, pour
les développer ensuite en détail." Ainsi tous les préceptes de la loi
détaillent en quelque sorte les préceptes du décalogue.
Conclusion :
Les préceptes du
décalogue diffèrent des autres préceptes en ce que, lisons-nous, Dieu les a
présentés lui-même au peuple, tandis qu'il a présenté les autres par l'intermédiaire
de Moïse. Appartiennent donc au décalogue les préceptes dont l'homme reçoit
lui-même de Dieu la connaissance. Or c'est le cas de ceux qu'après une brève
réflexion on peut conclure des premiers principes généraux, et aussi de ceux
que nous fait immédiatement connaître la foi infusée par Dieu. Il y a donc deux
sortes de préceptes qui ne figurent pas au décalogue : d'une part les préceptes
premiers et généraux, qui n'ont pas besoin d'être déclarés autrement que par
leur insertion dans la raison naturelle au titre de connaissance immédiate,
comme de ne faire tort à personne, et autres du même genre ; et d'autre part
ceux dont la convenance rationnelle se découvre aux sages après une étude
attentive, car c'est à travers l'enseignement des sages que ces préceptes
parviennent de Dieu au peuple.
Cependant l'on
peut dire que ces deux catégories de préceptes sont contenues dans le
décalogue, chacune à sa manière : les préceptes premiers et généraux s'y
trouvent comme les principes dans leurs conclusions prochaines ; les préceptes
connus par l'intermédiaire des sages y sont contenus, inversement, comme les
conclusions dans leurs principes.
Solutions :
1. Ces deux grands préceptes sont les préceptes premiers et
généraux de la loi naturelle, que la raison humaine connaît immédiatement, par
la nature ou par la foi. Et ainsi tous les préceptes du décalogue se rapportent
à ces deux-là comme les conclusions aux principes généraux.
2. Le précepte du sabbat est à certains égards un précepte
moral, en ce qu'il prescrit à l'homme de vaquer un certain temps aux choses de
Dieu : "Arrêtez et voyez que je suis Dieu." (Ps 46, 11) C'est par là
qu'il prend rang dans les préceptes du décalogue et non par le fait qu'il fixe
un temps déterminé ; à cet égard, en effet, c'est un précepte cérémoniel.
3. Dans les autres vertus l'idée de dette ne ressort pas avec
la même évidence que dans la justice ; aussi, pour le peuple, les préceptes qui
concernent leurs actes ne s'imposent pas au même degré que ceux qui concernent
les actes de la justice. Voilà pourquoi ce sont précisément ces derniers qui
relèvent des préceptes du décalogue, premiers éléments de la loi.
Objections :
1. Religion et foi sont deux vertus distinctes, réclamant deux
préceptes puisque les préceptes portent sur les actes des vertus. Or la clause
initiale du décalogue, où saint Augustin ne reconnaît qu'un précepte, touche
d'abord la foi. "Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi" puis le
culte, c'est-à-dire la religion : "Tu ne feras pas d'image taillée
etc." Il y a là en réalité deux préceptes.
2. Les préceptes affirmatifs comme : Honore ton père et ta
mère, et les préceptes négatifs comme : Tu ne tueras point, sont distingués
dans la loi. Or, toujours au début du décalogue, une affirmation : "je
suis le Seigneur ton Dieu", est réunie à une disposition négative :
"Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi". Cela fait deux préceptes,
alors que saint Augustin n'en compte qu'un.
3. "Je n'aurais pas connu la convoitise, écrit saint Paul
aux Romains (7, 7), si la loi n'avait édicté : "Tu ne convoiteras
pas." Ce précepte se présente donc comme unique. Alors il ne fallait pas
distinguer deux préceptes au sujet de la convoitise.
Cependant :
S’impose
l'autorité de saint Augustin qui compte trois préceptes regardant Dieu et sept
préceptes regardant le prochain.
Conclusion :
Suivant les
auteurs, les préceptes du décalogue se répartissent de manières différentes.
Hésychius, à propos de ce passage du Lévitique (26, 26) : "Dix femmes
boulangeront dans un seul four", estime que le précepte du sabbat
n'appartient pas au décalogue parce qu'il ne doit pas être observé, au sens
littéral, en tout temps. Il n'en distingue pas moins quatre préceptes à l'égard
de Dieu : 1. "je suis le Seigneur ton Dieu". 2. "Tu n'auras pas
d'autres dieux devant moi" (cette division des deux premiers préceptes est
admise également par saint Jérôme). 3. "Tu ne te feras pas d'image
taillée". 4. "Tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu".
Après quoi il distingue six préceptes regardant le prochain : 1. "Honore
ton père et ta mère". 2. "Tu ne tueras point". 3. "Tu ne
commettras pas d'adultère". 4. "Tu ne déroberas point". 5.
"Tu ne porteras pas de faux témoignages". 6. "Tu ne convoiteras
point".
Mais cette
répartition offre un double inconvénient : le précepte relatif à l'observance
du sabbat ne doit pas figurer dans le décalogue s'il lui est étranger. De plus,
comme "nul ne peut servir deux maîtres" (Mt 6, 24), les clauses :
"je suis le Seigneur ton Dieu", et : "Tu n'auras pas d'autres
dieux devant moi", expriment une seule et même idée et relèvent d'un
unique précepte. Aussi Origène -, qui distingue lui aussi quatre préceptes à
l'égard de Dieu, ne voit-il là qu'un seul précepte. Pour lui, les trois
suivants seraient : "Tu ne feras pas d'image taillée. Tu ne prendras pas
le nom de ton Dieu en vain" et : "Souviens-toi de sanctifier le jour
du sabbat". Quant aux six derniers préceptes, il les détaille comme
Hésychius.
Toutefois les
images taillées et les représentations sont interdites uniquement pour éviter
qu'on les révère comme des dieux (car, dans le tabernacle, Dieu fit placer des
images de Séraphins) ; saint Augustin était donc fondé à réunir sous un seul
précepte les clauses : "Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi", et
: "Tu ne feras pas d'image taillée". D'autre part, il dédouble
l'interdiction de la convoitise en deux préceptes relatifs à la convoitise du
bien d'autrui et à celle de la femme d'autrui : en effet, cette dernière relève
de la convoitise de la chair, dans l'ordre de la génération, tandis que la
convoitise des autres biens qui sont désirés en vue de la possession relève de
la convoitise des yeux. On obtient, en suivant saint Augustin, un classement
plus juste, avec trois préceptes envers Dieu et sept relatifs au prochain.
Solutions :
1. Le culte n'étant qu'une sorte de protestation de foi, il
n'y a pas lieu de donner séparément les préceptes en matière de religion et les
préceptes en matière de foi. Cependant, les préceptes de religion doivent être
donnés de préférence à ceux de la foi parce que le précepte de la foi, comme
celui de la dilection, est présupposé aux préceptes du décalogue. De même en
effet que les premiers préceptes généraux de la loi de nature sont évidents
pour tout être raisonnable et ne demandent aucune promulgation, de même croire
en Dieu est une vérité première et évidente pour qui a la foi : "Celui qui
s'approche de Dieu doit croire que Dieu existe", dit l'épître aux Hébreux
(11, 6). Il n'est pas besoin pour cela d'autre promulgation que le don divin de
la foi.
2. Les préceptes affirmatifs se distinguent des négatifs quand
l'un n'est pas inclus dans l'autre ; par exemple, honorer ses parents n'inclut
pas qu'on ne tuera personne, ni inversement. Mais si l'affirmatif est contenu
dans le négatif ou réciproquement, il n'y a pas matière à préceptes distincts.
Ainsi le précepte de ne pas voler implique celui de respecter le bien d'autrui
ou d'en faire restitution. Pour la même raison, cela ne fait pas deux préceptes
différents de croire en Dieu et de ne pas croire en d'autres dieux.
3. L'Apôtre peut parler au singulier d'un précepte relatif à
la convoitise, parce qu'il y a une idée générale commune qui se retrouve en
toute convoitise. Mais dans le détail il existe des types différents de
convoitise, ce qui amène saint Augustin à distinguer plusieurs préceptes en
cette matière ; la diversité des actes et des objets, selon le Philosophe,
fonde en effet des espèces différentes de convoitise.
Objections :
1. "Transgresser la loi divine, désobéir aux ordres du
ciel", c'est ainsi que saint Ambroise définit le péché. Or on distingue
les péchés suivant qu'on les commet contre Dieu, contre le prochain ou contre
soi-même. L'énumération des préceptes du décalogue n'est donc pas suffisante,
puisque, s'il s'y trouve des préceptes relatifs à Dieu et au prochain, on n'en
trouve aucun pour diriger l'homme envers soi-même.
2. Le culte divin appelait, tout autant que l'observance du
sabbat, celle des autres fêtes, ainsi que l'offrande des sacrifices. Le
décalogue mentionne l'observance du sabbat, mais aurait dû comporter quelques
préceptes relatifs aux autres fêtes et aux sacrifices rituels.
3. Contre Dieu, on pèche non seulement par le parjure, mais
encore par le blasphème, voire par toute fausseté s'opposant à l'enseignement
divin. A côté du précepte interdisant le parjure "Tu ne prendras pas le
nom de ton Dieu en vain", le décalogue devait donc, par des préceptes
spéciaux, interdire les péchés de blasphème et d'enseignement hétérodoxe.
4. L'homme chérit naturellement ses parents, mais aussi ses
enfants ; d'ailleurs la charité embrasse le prochain dans son ensemble. Puisque
les préceptes du décalogue sont ordonnés à la charité, selon le mot de saint Paul
: "La charité est la fin du précepte" (1 Tm 1, 5), outre celui qui
concerne les parents, il en fallait aussi touchant les enfants et les autres
catégories de prochain.
5. En toute espèce de péché, on peut pécher par pensée et par
action. Or voici des espèces de péchés, le vol et l'adultère, qui font l'objet
d'une double interdiction, l'une portant sur le péché d'action : "Tu ne
commettras pas d'adultère, Tu ne déroberas pas", l'autre portant sur le
péché de pensée : "Tu ne convoiteras pas le bien d'autrui, Tu ne désireras
pas sa femme." Il fallait en faire autant pour le péché d'homicide et de
faux témoignage.
6. Le péché peut naître d'un désordre de l'irascible aussi
bien que d'un désordre du concupiscible. Puisqu'il y a des préceptes pour
mettre en garde contre une convoitise désordonnée, il devait aussi y en avoir
pour empêcher le désordre de l'irascible. Bref, on a le sentiment que ce nombre
de dix pour les préceptes du décalogue n'est pas satisfaisant.
Cependant :
Il est écrit au
Deutéronome (4, 13) : "Dieu vous a fait connaître son alliance qu'il vous
a commandé d'observer, et les dix paroles qu'il a écrites sur deux tables de
pierre."
Conclusion :
On l'a dit plus
haut, de même que les préceptes de la loi humaine disposent l'homme en vue
d'une société humaine, de même les préceptes de la loi divine disposent l'homme
en vue d'une sorte de société ou de cité des hommes soumise à Dieu. Or deux
conditions sont requises si l'on veut vivre des jours heureux dans une société
: d'abord se comporter comme il faut envers celui qui exerce l'autorité,
ensuite être en règle avec les autres membres et compagnons engagés dans cette
société. Il faut donc que la loi divine édicté d'abord certains préceptes qui
règlent les rapports de l'homme avec Dieu, puis d'autres préceptes qui règlent
les rapports de chacun avec ceux qui, comme lui et près de lui, vivent sous
l'autorité de Dieu.
Au chef de la
société, l'homme doit fidélité, respect et service. La fidélité au maître
empêche essentiellement que l'hommage de souveraineté soit accordé à aucun
autre ; telle est la signification du premier précepte : "Tu n'auras pas
d'autres dieux." - Le respect du maître veut qu'on s'abstienne à son égard
de toute attitude offensante et c'est l'objet du second précepte : "Tu ne
prendras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu." - Le maître a droit au
service, en contrepartie des bienfaits qu'il dispense à ses sujets, et le
troisième précepte y pourvoit, par la sanctification du sabbat en mémoire de la
création.
Les justes
rapports avec le prochain supposent deux conditions. A un titre spécial, il
faut s'acquitter de ce que l'on doit envers ceux dont on a reçu : ici se place
le précepte touchant le respect des parents. - A un titre général, envers tous
sans exception, ne léser personne, ni de fait, ni en parole, ni en pensée. Par
voie de fait, on nuit au prochain dans sa personne même, par atteinte à
l'intégrité de son être, d'où suit la clause prohibitive : "Tu ne tueras
point", - ou dans la personne qui lui est conjointe aux fins de la procréation,
et cela est interdit par le précepte : "Tu ne commettras pas
d'adultère" ; - ou dans les biens qu'il possède et qui servent les deux
buts susdits, ce qui est écarté par le précepte : "Tu ne déroberas
pas". Enfin la prohibition du faux témoignage réprime le péché de parole,
et celle de la convoitise le péché de pensée.
On pourrait aussi
appliquer cette division aux trois préceptes qui regardent Dieu. Le premier
concerne l'action : "Tu ne feras pas d'image taillée" ; le second la
parole : "Tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu", le
troisième regarde les pensées, car la sanctification du sabbat, entendue comme
un précepte moral, veut que la pensée se repose en Dieu. - saint Augustin dit
encore autrement que, par le premier précepte, nous révérons l'unité du
principe premier, par le second la vérité divine, et par le troisième la bonté
de Dieu qui nous sanctifie et en qui nous trouvons le repos comme en notre fin.
Solutions :
1. La première difficulté comporte une double réponse. 1° Les
préceptes du décalogue sont relatifs aux préceptes de la charité ; or, s'il
était nécessaire de prescrire à l'homme d'aimer Dieu et le prochain, la loi
naturelle ayant été en cela obnubilée par le péché, cela n'était pas nécessaire
en ce qui regarde l'amour de soi-même, parce que sur ce point la loi naturelle
gardait sa force ; - ou encore parce que l'amour de soi est inclus dans l'amour
de Dieu et du prochain, vu que s'aimer vraiment, c'est se rapporter à Dieu.
C'est encore une raison pour que le décalogue ne contienne de préceptes que
relativement au prochain et à Dieu. - 2° Les préceptes du décalogue sont ceux
que le peuple a reçus de Dieu sans intermédiaire ; le Deutéronome (10, 4) le
dit expressément : "Dieu a écrit sur les tables ce qu'il avait déjà écrit,
les dix paroles que le Seigneur vous a adressées." C'est donc une
nécessité pour les préceptes du décalogue de pouvoir être compris immédiatement
de tous les esprits. Or l'idée de précepte évoque essentiellement celle d'une
dette ; et que l'on soit tenu d'une dette envers Dieu ou envers le prochain,
c'est ce que l'on comprend aisément, surtout si l'on a la foi ; mais que
l'homme soit tenu d'une dette rigoureuse envers soi-même et non envers autrui,
cela ne saute pas aux yeux, car de prime abord chacun se sent libre dans les
affaires qui ne concernent que soi. Aussi les préceptes qui interdisent à
l'homme de se manquer à soi-même sont-ils communiqués au peuple par
l'intermédiaire des sages qui l'instruisent, et ils ne relèvent pas du
décalogue.
2. Toute les fêtes de la loi ancienne ont été instituées pour
commémorer un bienfait de Dieu reçu dans le passé, ou pour préfigurer un
bienfait à venir. Et c'est aux mêmes intentions que répondaient toutes les
offrandes de sacrifices. Or, parmi tous les bienfaits divins dignes d'être
commémorés le premier et le principal était celui de la création ; c'est lui
qui est rappelé dans la célébration du sabbat, puisque le fondement de ce
précepte, selon l'Exode (20, 11), c'est que "Dieu fit le ciel et la terre
en six jours". Quant aux bienfaits à venir qui devaient être préfigurés,
celui qui dépasse et achève tous les autres était le repos de l'âme en Dieu,
ici-bas par la grâce, au jour futur par la gloire ; cela aussi était représenté
par la célébration du sabbat au sens où l'entendait Isaïe (58, 13) : "Si
tu évites de fouler aux pieds le sabbat, de suivre ton penchant en mon saint
jour ; si tu l'appelles sabbat de délices, et vénérable le jour saint du
Seigneur." A ces bienfaits-là tous les coeurs, surtout s'ils ont la foi,
accordent le premier rang et une importance suprême ; tandis que les bienfaits
célébrés au cours des autres solennités n'avaient qu'un caractère partiel et
provisoire : ainsi le rite pascal rappelait un bienfait passé, la délivrance
d'Égypte, et annonçait la passion du Christ, cet événement qui s'est accompli à
un moment du temps et qui nous fit entrer dans le repos d'un sabbat spirituel.
On comprend donc que le sabbat, à l'exclusion de toute autre solennité et des
sacrifices, soit seul mentionné parmi les préceptes du décalogue.
3. "Les hommes, dit l'épître aux Hébreux (6, 16), jurent
par plus grand qu'eux, et toute contestation se termine par la garantie du
serment." On voit que tout le monde peut être amené à faire un serment, et
donc qu'un précepte spécial du décalogue devait, en cette matière, exclure tout
désordre. Mais le péché de fausseté dans la doctrine n'étant le fait que de
quelques-uns, le décalogue n'avait pas à en faire état. Du reste, ce péché se
trouve interdit, en un certain sens, par le précepte : "Tu ne prendras pas
en vain le nom de ton Dieu", qu'une glose éclaire par cet exemple : Ne pas
dire que le Christ serait une créature.
4. Ne léser personne est une requête immédiate de la raison
naturelle, et les préceptes qui interdisent de nuire s'adressent à tout le
monde. Mais intervenir positivement en faveur d'autrui, cela n'est pas dicté
aussitôt par la raison naturelle, sauf s'il s'agit d'une dette. Or le devoir du
fils à l'égard du père est si manifeste qu'il échappe à toute discussion, le père
étant principe dans l'ordre de la génération et de l'existence, de l'éducation
et de l'instruction. C'est pourquoi, en dehors des parents, nul précepte du
décalogue ne prescrit de servir ou d'honorer qui que ce soit. Les parents, en
revanche, au titre des bienfaits reçus, seraient plutôt les créanciers que les
débiteurs de leurs enfants. - De plus, l'enfant est quelque chose de son père,
remarque Aristote et "les pères aiment leurs enfants comme une part
d'eux-mêmes". Les raisons qui font que le décalogue n'impose à l'homme
aucun précepte envers soi-même valent aussi touchant l'amour de ses enfants.
5. La délectation de l'adultère, l'avantage des richesses sont
intrinsèquement désirables, à raison de leur caractère délectable ou utile ; il
fallait donc, ici, exclure non seulement l'acte, mais le désir. Au contraire,
le prochain et la vérité étant naturellement objet d'amour, il y a quelque
chose de si répugnant en soi dans le meurtre et le mensonge, qu'il faut, pour
les désirer, quelque autre motif ; par conséquent il suffisait à leur sujet de
prohiber l'acte, sans mentionner le désir.
6. On sait que toutes les passions de l'irascible dérivent des
passions du concupiscible. Dans ces premiers éléments de la loi que sont les
préceptes du décalogue on n'avait donc pas à faire état des premières, mais
seulement des secondes.
Objections :
1. L'amour du prochain précède l'amour de Dieu, le prochain
nous étant plus connu que Dieu : "Comment, demande saint Jean dans sa
première épître (4, 20), peut-on aimer Dieu qu'on ne voit pas, si l'on n'aime
pas son frère que l'on voit ?" Or les préceptes relatifs à l'amour de Dieu
occupent les trois premières places dans le décalogue, et les préceptes
relatifs à l'amour du prochain les sept autres. L'ordre des préceptes dans le
décalogue n'est donc pas satisfaisant.
2. Les préceptes affirmatifs commandent l'exercice des vertus,
et les préceptes négatifs interdisent les actes vicieux. S'il est vrai, comme
le pense Boèce, qu'il faille extirper les vices avant d'implanter les vertus,
il fallait, dans la liste des préceptes relatifs au prochain, faire passer les
préceptes négatifs avant les préceptes affirmatifs.
3. Dans l'activité humaine dont s'occupent les préceptes de la
loi, il y a priorité de la pensée sur la parole et sur l'action extérieure.
C'est donc à tort que les préceptes interdisant la convoitise, préceptes qui
visent des péchés de pensée, obtiennent la dernière place.
Cependant :
"Ce qui vient de
Dieu est ordonné", dit saint Paul (Rm 13, 1). Les préceptes du décalogue
ont été donnés immédiatement par Dieu, comme on l'a vu. Ils sont donc dans
l'ordre qui convient.
Conclusion :
Nous savons déjà
que les préceptes du décalogue formulent des données immédiatement accessibles
à l'esprit humain. Or il paraît bien qu'une donnée est d'autant plus accessible
à la raison que son contraire y est opposé davantage et plus gravement. Et
comme c'est dans la fin que l'ordre de la raison trouve son principe, ce qui
par-dessus tout s'oppose à la raison, c'est le dérèglement au regard de la fin.
Or la fin de la vie et de la société humaine est Dieu. Le décalogue devait
donc, dans ses premiers préceptes, organiser les rapports de l'homme avec Dieu,
puisque ce qui le contrarie est le plus grave de tous les maux. Il en va de
même dans une armée où le chef, à l'instar d'une fin, joue un rôle ordonnateur
: avant tout, le soldat doit être soumis au chef, si bien que la faute suprême
serait l'insubordination ; ensuite le soldat doit entretenir avec les autres
les rapports qui conviennent.
Parmi les
préceptes qui règlent nos rapports avec Dieu, nous trouvons en premier lieu que
l'homme lui soit fidèlement soumis, sans aucune collusion avec ses ennemis.
Ensuite, que l'homme lui témoigne de la révérence, et enfin qu'il s'applique à
le servir. Dans une armée aussi il est plus grave pour un soldat de pécher par
traîtrise en pactisant avec l'ennemi que de manquer de respect envers le chef,
et ceci est plus grave qu'une certaine insuffisance dans le service du chef.
Passons aux
préceptes qui règlent les rapports avec le prochain. Sans conteste, il est plus
contraire à la raison et c'est un péché plus grave de manquer à ce que l'on
doit à l'égard des personnes envers qui l'on est le plus obligé. Et ainsi vient
en tête de ces préceptes celui qui regarde les parents. Mais les autres se
classent aussi selon la gravité des péchés. Il est plus grave, plus contraire à
la raison, de pécher par action que par parole, et de pécher par parole que par
pensée. Et parmi les péchés en action, l'homicide qui supprime une vie humaine
déjà existante est plus grave que l'adultère qui rend incertaine une filiation
; et l'adultère est plus grave que le vol, qui ne s'en prend qu'à des biens
extérieurs.
Solutions :
1. Suivant les lois de la connaissance sensible, le prochain
nous est connu plus que Dieu ; néanmoins, nous verrons au traité de la charité
que l'amour de Dieu est la raison de l'amour du prochain. L'ordre des préceptes
s'en trouve justifié.
2. Comme Dieu est principe d'être pour tout l'univers, le père
est aussi un principe d'être pour le fils ; on conçoit donc bien que le
précepte relatif aux parents fasse suite aux préceptes qui regardent Dieu.
Quant à l'argument allégué, il ne vaut que si les préceptes affirmatifs et les
préceptes négatifs se rapportent à une seule et même catégorie d'actes. Et même
en ce cas il ne vaut pas absolument, car si dans l'ordre de réalisation il est
vrai que l'on doive extirper les vices avant d'implanter les vertus, comme le
suggère le Psaume (34, 15) : "Détourne-toi du mal et fais le bien",
et Isaïe (1, 16 s) : "Cessez de mal faire et apprenez à faire le
bien", il reste que dans l'ordre de la connaissance la vertu précède le
péché, parce que, selon l'observation d'Aristote, "ce qui est droit fait
connaître ce qui est tordu". Et au dire de saint Paul aux Romains (3, 20),
"c'est la loi qui donne la connaissance du péché". Ce serait donc un
argument pour donner la priorité aux préceptes affirmatifs. Pourtant telle
n'est pas la raison, mais bien celle qu'on a donnée ci-dessus, qui explique
l'ordre des préceptes. Parmi les préceptes de la première table, qui regardent
Dieu, c'est le précepte affirmatif qui vient en dernier lieu, parce que sa
transgression entraîne une moindre culpabilité.
3. Bien que le péché en pensée soit le premier dans
l'exécution, son interdiction ne vient qu'ensuite à notre esprit.
Objections :
1. Elle ne semble pas heureuse. Les préceptes affirmatifs
prescrivent les actes vertueux, et les préceptes négatifs interdisent les actes
vicieux ; mais cette opposition du vice à la vertu se vérifie en tout domaine,
et donc c'est en tout domaine réglé par les préceptes du décalogue qu'il y
avait lieu de poser un précepte négatif. Quelques échantillons de chaque espèce
ne suffisent pas.
2. Pour saint Isidore "toute loi se fonde sur une raison".
Cette raison devait être exprimée non seulement à propos du premier et du
troisième précepte, mais à propos de tous les préceptes du décalogue puisque
tous appartiennent à la loi divine.
3. En observant les préceptes, on mérite de Dieu une récompense,
et les récompenses sont l'objet de promesses divines. Une promesse devait donc
accompagner chacun des préceptes, et non pas seulement le premier et le
quatrième.
4. La loi ancienne s'appelle loi de crainte parce qu'elle
faisait observer les préceptes sous la menace de châtiments. Comme tous les
préceptes du décalogue appartiennent à la loi ancienne, tous devraient être
assortis d'une telle menace, et pas seulement le premier et le deuxième.
5. Tous les préceptes de Dieu doivent être gravés dans la mémoire
: "Inscris-les, lit-on dans les Proverbes (3, 3), sur les tablettes de ton
coeur." Il est donc anormal qu'on ne fasse appel à la mémoire que pour le
troisième précepte. Tout cela donne à penser que les préceptes du décalogue
sont mal présentés.
Cependant :
Le livre de la
Sagesse (11, 21) assure que "Dieu a tout fait avec nombre, poids et
mesure". Quand il formulait les préceptes de sa loi il a dû tout
spécialement procéder d'une manière appropriée.
Conclusion :
Une sagesse sans
défaut habite les préceptes de la loi divine, ce qui fait dire au Deutéronome
(4, 6) : "C'est là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des
nations." Comme le propre du sage est de tout disposer comme il faut et
avec ordre, la présentation des préceptes de la loi est évidemment
satisfaisante.
Solutions :
1. Toute affirmation entraîne la négation de son contraire,
mais la négation d'un terme n’entraîne pas toujours l'affirmation du terme
opposé. Ainsi, qu'une chose soit blanche, il s'ensuit qu'elle n'est pas noire ;
mais de ce qu'elle ne soit pas noire, il ne s'ensuit pas qu'elle est blanche,
car la négation a plus d'extension que l'affirmation. Ainsi, ne faire tort à
personne est un précepte négatif qui, suivant la dictée première de la raison,
s'étend à plus de personnes que l'obligation de rendre un service ou
d'intervenir effectivement en faveur de quelqu'un. Mais la première dictée de
la raison prescrit à l'homme qu'il doit service ou bienfait à ceux dont il a
reçu, jusqu'à ce qu'il se trouve quitte. Or il y a deux êtres, Dieu et le père,
dont les bienfaits sont tels que nul n'est jamais quitte à leur endroit, comme
l'a noté Aristote. Il suffisait donc de deux préceptes affirmatifs, l'un
d'honorer les parents, l'autre de célébrer le sabbat en mémoire des bienfaits
de Dieu.
2. Les préceptes qui sont purement moraux n'ont pas besoin
qu'on en exprime le motif, celui-ci étant évident. Mais parfois au précepte
s'ajoute un élément cérémonial, ou encore une détermination du précepte moral
universel. C'est le cas du premier précepte : "Tu ne feras pas d'image taillée",
et du troisième où le jour du sabbat est déterminé. Dans l'un et l'autre cas il
y avait donc lieu de marquer le motif du précepte.
3. Les hommes n'agissent le plus souvent que dans leur
intérêt. C'est pourquoi il fallait assortir d'une promesse de récompense les
préceptes qui pouvaient paraître sans profit ou même onéreux. Or les parents
sont sur le déclin, on n'attend plus rien d'eux ; aussi une promesse est-elle
attachée au précepte de les honorer. Il en va de même pour l'interdiction de
l'idolâtrie, précepte qui semblait empêcher les avantages apparents que l'on
escompte d'un pacte avec les démons.
4. Les peines sont nécessaires surtout pour retenir ceux qui
sont enclins au mal, explique Aristote. Les préceptes de la loi ne se
présentent donc que dans les domaines où l'on constate une pente vers le mal.
Ainsi la pratique générale des nations païennes invitait à l'idolâtrie, et l'on
était exposé au parjure par la fréquence même des serments : les deux préceptes
correspondants furent donc accompagnés d'une menace.
5. Le précepte du sabbat étant commémoratif d'un bienfait
passé, il lui appartenait de faire appel à la mémoire. - On pourrait dire aussi
qu'à ce précepte est annexée une détermination qui ne relève pas de la loi
naturelle et qu'à ce titre il méritait spécialement d'être gravé dans la
mémoire.
Objections :
1. Les préceptes du décalogue sont du droit de nature ; mais
ce droit, constate Aristote, est, comme la nature même de l'homme, sujet à des
changements et à des défaillances. Or quand une loi est en défaut touchant
certains cas particuliers, on sait qu'il y a lieu d'en dispenser.
2. Ce que l'homme peut à l'égard de la loi humaine, Dieu le
peut à l'égard de la loi divine. Puisque l'homme peut dispenser des préceptes
d'une loi établie par l'homme, Dieu qui a établi les préceptes du décalogue
peut en dispenser ; et puisque les supérieurs tiennent sur terre la place de
Dieu, selon ce mot de saint Paul (2 Co 2, 10) : "Si j'ai accordé quelque
chose, je l'ai fait pour vous au nom du Christ", il s'ensuit que les
supérieurs peuvent aussi dispenser des préceptes du décalogue.
3. L'interdiction de l'homicide est un précepte du décalogue
dont les hommes dispensent manifestement : selon les dispositions de la loi
humaine il est légitime de mettre à mort certains hommes, malfaiteurs ou
ennemis. C'est la preuve que l'on peut dispenser des préceptes du décalogue.
4. La célébration du sabbat, autre précepte du décalogue, a
fait l'objet de dispense. Le fait est relaté dans le livre premier des
Maccabées (2, 4 1) : "Ils prirent en ce jour-là cette décision : Tout
homme qui viendra guerroyer contre nous le jour du sabbat, nous combattrons
contre lui." Donc les préceptes du décalogue sont susceptibles de
dispense.
Cependant :
Isaïe (24, 5)
réprimande ceux qui "ont violé les lois, rompu l'alliance éternelle",
ce qui s'entend avant tout des préceptes du décalogue. Il n'est donc pas permis
d'y porter atteinte par la dispense.
Conclusion :
On l'a dit, il
faut dispenser d'un précepte lorsqu'il se présente un cas particulier où
l'application littérale de la loi irait contre l'intention du législateur. Or
l'intention de tout législateur vise en premier lieu et principalement le bien
commun, secondairement un ordre de justice et de vertu qui garantit ce bien
commun et qui permet d'y atteindre. Si donc il existe des préceptes impliquant
précisément la sauvegarde du bien commun ou l'ordre de justice et de vertu, ces
préceptes contiennent l'intention du législateur et excluent toute dispense.
Supposons par exemple dans une cité le précepte interdisant de renverser
l'État, ou de livrer la ville aux ennemis, ou de faire quoi que ce soit
d'injuste et de mauvais : ces dispositions ne souffriraient aucune dispense.
Mais s'il était porté d'autres préceptes, ordonnés aux premiers et déterminant
telle conduite particulière, ici la dispense serait possible, pourvu que dans
les cas considérés elle ne porte aucun préjudice aux préceptes précédents qui
contiennent l'intention du législateur. Si par exemple, dans une ville
assiégée, on décidait pour la sécurité publique de confier la défense à des vigiles
recrutés dans chaque quartier, certaines dispenses individuelles seraient
admissibles en vue d'un avantage plus grand.
Or les préceptes
du décalogue expriment justement l'intention de Dieu, le législateur. Ceux de
la première table, relatifs à Dieu, énoncent pour lui-même l'attachement au
bien commun et final qui est Dieu ; ceux de la seconde table énoncent l'ordre
juste qui doit régner entre les hommes, nul tort n'étant fait à personne et
chacun recevant son dû. C'est en ce sens qu'il faut entendre les préceptes du
décalogue, et c'est pourquoi ils ne souffrent aucune sorte de dispense.
Solutions :
1. A cet endroit, Aristote ne parle pas de ce droit de nature
qui exprime précisément l'ordre de justice ; il n'y a en effet jamais
d'exception au devoir d'observer la justice. Il fait allusion à telles manières
déterminées d'observer la justice qui peuvent parfois être mises en échec.
2. Saint Paul dit aussi (2 Tm 2, 13) : "Dieu demeure
fidèle et ne peut se renier." Il se renierait si l'ordre même de la
justice était aboli par lui, puisqu'il est, lui, la justice même. Dieu ne peut
donc dispenser l'homme ni d'être en règle avec lui ni de se soumettre à l'ordre
de sa justice même dans les matières qui concernent le commerce des hommes
entre eux.
3. Le décalogue interdit l'homicide en tant qu'acte indu ; en
ce sens le précepte inclut l'idée même de justice. Or la loi humaine ne peut
permettre qu'un homme soit tué injustement. Mais il n'est pas injuste de tuer
les malfaiteurs ou les ennemis de l’État, et cela ne va pas contre le précepte
du décalogue. L'acte de tuer, dans ces conditions, diffère de l'homicide
prohibé par le décalogue au jugement de saint Augustin. De même, dépouiller
quelqu'un de ce qui était à lui, si c'est à bon droit qu'on le lui ôte, ce
n'est pas vol ou rapine prohibés par le précepte du décalogue. - Par
conséquent, lorsque les enfants d'Israël, sur l'ordre de Dieu, emportèrent les
dépouilles des Égyptiens, ce ne fut pas un vol ; elles leur étaient dues par
sentence divine. - Et lorsque Abraham accepta de tuer son fils, il ne consentit
pas à un homicide : Dieu, qui est maître de la vie et de la mort l'ayant
ordonnée, cette mort était de droit. C'est Dieu en effet qui inflige à tous,
justes et injustes, cette peine de mort, à cause du péché du premier père ; et
l'homme divinement mandaté pour exécuter cette sentence ne sera pas un
homicide, pas plus que Dieu. - De même, les relations d'Osée avec une
prostituée ou avec une famine adultère ne constituaient ni une fornication ni
un adultère, parce que cette femme était sienne par l'ordre de Dieu qui a fondé
l'institution du mariage.
Ainsi les
préceptes du décalogue, quant à la raison de justice qu'ils impliquent, sont
invariables. Mais dans l'application aux cas d'espèce, telle détermination, par
exemple que tel ou tel acte soit ou non un homicide, un vol ou un adultère,
cela n'est pas immuable. Tantôt le changement procède exclusivement de
l'autorité de Dieu, pour ce qui tient à la seule institution divine, comme le
mariage ; tantôt intervient l'autorité humaine, dans les matières confiées à la
juridiction des hommes. A cet égard, les hommes agissent au nom de Dieu, mais
non dans tous les cas.
4. Cette décision fut moins une dispense qu'une interprétation
du précepte. Le Christ a montré (Mt 12, 3) qu'on n'est pas coupable de violer
le sabbat quand on exerce une activité indispensable à la vie humaine.
Objections :
1. La modalité vertueuse de l'acte consiste à faire selon la
justice les actes de justice, à faire avec force les actes de force, et ainsi
de suite pour toutes les vertus. Or le Deutéronome (16, 20) prescrit :
"Exerce le droit en rigueur de justice." Donc la modalité vertueuse
tombe sous le précepte.
2. Ce qui tombe d'abord sous le précepte, c'est ce qu'a en vue
le législateur. Mais, Aristote assure que l'intention principale du législateur
est de rendre les hommes vertueux. Si le propre du vertueux est d'agir
vertueusement, cette circonstance n'est pas étrangère au précepte.
3. Si l'on admet que la modalité vertueuse de l'acte consiste
précisément en ce qu'il est accompli volontiers et avec plaisir, cela tombe
sous le précepte de la loi divine : "Servez le Seigneur dans la joie"
(Ps 100, 2) ; et saint Paul (2 Co 9, 7) : "Non pas à contrecœur et par
contrainte, car Dieu aime qui donne avec joie." Ce dernier texte est ainsi
commenté par la Glose : "Le bien que tu fais, fais-le dans la joie et tu
le feras bien ; si tu le fais de mauvais gré, il se fait à tes dépens mais tu
ne le fais pas." Preuve que la modalité vertueuse tombe sous le précepte
de la loi.
Cependant :
Pour agir à la
manière du vertueux il faut être soi-même vertueusement qualifié, explique
Aristote. Et comme d'autre part quiconque enfreint un précepte légal mérite
d'être puni, on en viendrait à conclure que celui qui n'est pas vertueux, quoi
qu'il fasse, mérite d'être puni. Or telle n'est pas l'intention de la loi ;
elle entend conduire les hommes à la vertu en les accoutumant à faire des actes
bons. Le mode de la vertu ne tombe donc pas sous le précepte.
Conclusion :
Le précepte légal
ayant, comme nous le savons4 une force contraignante, ce qui tombe directement
sous le précepte tombe sous la contrainte légale, et comme la contrainte légale
a pour moyen la menace de la peine, au jugement d'Aristote, ce qui tombe
proprement sous le précepte c'est ce qui est légalement sanctionné par une
peine. Mais dans l'organisation des peines la loi divine et la loi humaine
procèdent différemment. En effet, toute peine légale procédant d'un jugement,
le législateur ne peut en édicter que dans les matières qui sont de son
ressort. Or le législateur humain n'a compétence que pour juger des actes
extérieurs, car les hommes "ne voient que ce qui paraît" (1 S 16, 7).
Dieu seul, auteur de la loi divine, peut juger les mouvements intimes de la
volonté, lui qui "sonde les reins et les coeurs" (Ps 7, 10).
Cela posé, on peut
dire que la modalité vertueuse, en un premier sens, est visée tant par la loi
divine que par la loi humaine ; en un autre sens, qu'elle est visée par la
seule loi divine, et en un troisième sens, qu'elle échappe à la loi divine
comme à la loi humaine. Car il y a trois éléments à considérer selon Aristote
dans la modalité vertueuse. Le premier est un élément de connaissance dans
l’action, et celui-là est pris en considération tant par la loi divine que par
la loi humaine, car agir sans savoir ce que l'on fait, ce n'est pas proprement
agir. Ainsi, compte tenu de ce qui tient à la seule institution divine, comme
le mariage ; tantôt intervient l'autorité humaine, dans les matières confiées à
la juridiction des hommes. A cet égard, les hommes agissent au nom de Dieu,
mais non dans tous les cas.
Solutions :
1. Pour un acte de justice, la manière de faire qui tombe sous
le précepte, c’est de se conformer aux exigences du droit et non pas d’y
exercer l’habitus de justice.
2. L’intention du législateur porte sur un double objet :
d’une part sur la vertu à laquelle il entend arriver par le précepte du
droit ; et d’autre part ce sur quoi il entend légiférer, à savoir l’acte
de vertu qui introduit et qui dispose à la vertu même. Autre chose est la fin
du précepte et ce sur quoi porte le précepte, comme généralement la fin est une
chose et ce qui s’y réfère en est une autre.
3. Il tombe sous le précepte de la loi divine de ne pas
accomplir à contrecœur une œuvre vertueuse, parce qu’agir à contrecœur n’est
pas agir volontairement. Quant à agir avec plaisir, avec entrain et
joyeusement, cela peut tomber sous le précepte dans la mesure où le plaisir
nait de l’amour de Dieu et du prochain qui font l’objet d’un précepte, tout
amour étant source de plaisir. Mais le plaisir, en tant qu’effet de l’habitus,
ne tombe pas sous le précepte, car le plaisir conjoint à un acte est le signe
de la présence d’un habitus accompli au jugement d’Aristote (Ethique II). Or un acte peut être
délectable à ces deux titres : à raison de sa fin ou parce qu’il est
conforme à un habitus.
Objections :
1. On lit en saint Matthieu (19, 17) "Si tu veux entrer
dans la vie, garde les commandements." Il suffit donc d'observer les
commandements pour être introduit dans la vie. Or les bonnes oeuvres n'y
suffisent que si elles sont faites par charité, comme l'Apôtre l'écrit (1 Co
13, 3) : "Quand je distribuerais tous mes biens pour nourrir les pauvres,
quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me
sert de rien." Il s'ensuit que la pratique des commandements inclut le
mode de la charité.
2. Ce mode, en somme, consiste à faire tout en vue de Dieu ;
mais cela tombe sous un précepte : "Faites tout, dit l'Apôtre dans la même
épître (10, 31), pour la gloire de Dieu."
3. Sinon, on pourrait accomplir les préceptes de la loi sans
avoir la charité, donc sans avoir la grâce, celle-ci étant toujours liée à la
charité. Or c'est là une erreur pélagienne, dénoncée par saint Augustin. Donc
le mode de la charité est de précepte.
Cependant :
Si le mode de la
charité tombait sous le précepte, tout acte ne procédant pas de la charité
constituerait un manquement au précepte, c'est-à-dire un péché mortel. Ainsi
quiconque serait privé de la charité et par conséquent incapable d'agir sous ce
mode, ne pourrait que pécher mortellement, quoi qu'il fasse, même dans l'ordre
du bien. Ce qui est contradictoire.
Conclusion :
Deux opinions
opposées ont été soutenues à ce sujet. Pour les uns, le mode de la charité est
purement et simplement de précepte. Il ne s'ensuit pas que celui qui n'a pas la
charité soit incapable d'observer ce précepte, puisqu'il lui est loisible de se
disposer de façon que la charité lui soit infusée par Dieu ; ni qu'il pèche
mortellement quoi qu'il fasse dans l'ordre du bien, puisque le précepte qui
enjoint d'agir par charité est affirmatif, donc n'exige pas un accomplissement
ininterrompu, mais oblige aussi longtemps qu'on a la charité. - Pour les
autres, d'aucune façon, le mode de la charité ne tombe sous le précepte.
Il y a du vrai
dans l'une et l'autre opinion. L'acte de la charité peut en effet être
considéré de deux manières. D'abord, comme un acte déterminé, pris à part ;
ainsi entendu, il tombe sous le précepte légal qui en est expressément donné :
"Tu aimeras le Seigneur ton Dieu" (Dt 6, 5), et : "Tu aimeras
ton prochain" (Lv 19, 18). En ce sens la première opinion est dans le
vrai, car il n'est pas impossible d'observer ce précepte qui impose l'acte de
charité ; l'homme peut se disposer à recevoir la charité, et il peut l'exercer
quand il l'a reçue.
D'autre part, on
peut considérer l'acte de charité en tant qu'il imprime un mode aux actes des
autres vertus du fait que ceux-ci sont ordonnés à la charité, "fin du précepte".
On a vu déjà que l'intention de la fin affecte d'une modalité typique l'acte
ordonné à cette fin. Et en ce sens la seconde opinion dit bien que le mode de
charité ne tombe pas sous le précepte, entendez tel précepte particulier ;
celui-ci par exemple : "Honore ton père", n'oblige pas à honorer le
père par charité, mais strictement à l'honorer. Ainsi celui qui honore son
père, tout en étant dépourvu de charité, n'enfreint pas ce précepte-là, quand
même il enfreindrait le précepte concernant l'acte de charité et mériterait
d'être puni pour cette transgression.
Solutions :
1. Le Seigneur n'a pas dit : "Si tu veux entrer dans la
vie, observe un commandement", mais "tous les commandements", y
compris celui de l'amour de Dieu et du prochain.
2. La teneur du précepte de la charité est d'aimer Dieu de
tout son coeur, ce qui implique qu'on rapporte tout à Dieu ; autrement il n'y a
pas moyen d'observer le précepte de la charité. Ainsi, lorsqu'on honore ses
parents, on est tenu de le faire par charité, mais cela ne relève pas du
précepte : "Honore tes parents", cela découle du précepte : "Tu
aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur." Et comme ce sont là deux
préceptes affirmatifs qui n'obligent pas de manière ininterrompue, il n'est pas
nécessaire qu'ils obligent simultanément. Ainsi peut-il arriver qu'on
accomplisse le précepte de la piété filiale sans enfreindre en même temps par
omission le précepte relatif au mode de la charité.
3. Il est impossible à l'homme d'observer tous les préceptes
de la loi sans accomplir le précepte de la charité. Comme cela ne va pas sans
la grâce, il est impossible de soutenir avec Pélage que l'homme pourrait sans
la grâce accomplir la loi.
Objections :
1. En saint Matthieu (22, 40), le Seigneur enseigne que
"des deux préceptes de l'amour dépendent toute la loi et les
prophètes". Ces deux préceptes étant développés dans les dix préceptes du
décalogue, il n'est pas besoin d'autres préceptes moraux.
2. Aux préceptes moraux s'opposent, avons-nous dit, les
préceptes judiciaires et les préceptes cérémoniels, où des déterminations sont
apportées aux préceptes généraux de la moralité. Quant à ces préceptes généraux
de la moralité, ils appartiennent au décalogue ou même lui sont présupposés. Il
n'y a donc pas lieu de formuler d'autres préceptes moraux en plus du décalogue.
3. Ces préceptes moraux, on l'a dit, concernent les actes de
toutes les vertus. Ainsi donc, de même qu'il y a dans la loi, en plus du
décalogue, des préceptes moraux relatifs à la religion, à la libéralité, à la
miséricorde, à la chasteté, il devrait y en avoir touchant les autres vertus,
comme la force, la sobriété. Or on ne trouve rien de tel. C'est donc que
l'articulation des autres préceptes moraux de la loi, en dehors du décalogue,
n'est pas correcte.
Cependant :
"La loi du Seigneur
est sans tache, elle convertit les âmes" (Ps 19, 8). Or les autres
prescriptions morales qui s'ajoutent au décalogue, elles aussi, aident l'âme à
éviter la tache du péché et à se convertir à Dieu. Il revenait donc à la loi de
formuler aussi ces autres préceptes moraux.
Conclusion :
Nous l'avons dit,
en matière judiciaire et cérémonielle, un précepte ne vaut que parce qu'il a
été institué, c'est-à-dire qu'auparavant on pouvait indifféremment faire ceci
ou cela. Mais en matière morale, les préceptes empruntent leur force au verdict
de la raison naturelle, même s'ils ne sont jamais imposés par une loi. Or on distingue
trois degrés parmi ces préceptes. Il en est qui sont absolument universels et
d'une évidence telle qu'ils ne requièrent aucune promulgation, par exemple les
commandements relatifs à l'amour de Dieu et du prochain ou d'autres analogues,
avons-nous dit, qui jouent le rôle de fins par rapport aux préceptes, en sorte
qu'à leur endroit nul ne risque de se tromper s'il juge selon sa raison. Il en
est de plus déterminés, tels que le premier venu, fût-il sans instruction, en
reconnaît aisément le bien-fondé, mais qui ont besoin d'être promulgués parce
que, exceptionnellement, il arrive à certains esprits de n'en pas juger
correctement : tels sont les préceptes du décalogue. Il en est enfin dont le
bien-fondé n'apparaît pas ainsi à tous les yeux mais seulement aux yeux du sage
: et ce sont les préceptes moraux ajoutés au décalogue et que Dieu a
communiqués au peuple par le ministère de Moïse et d'Aaron.
Mais, comme on
part de ce qui est clairement connu pour connaître le reste, ces autres
préceptes moraux ajoutés au décalogue se ramènent à ses préceptes dont ils sont
en quelque sorte le complément.
- Considérons en
effet le premier précepte du décalogue ; il interdit le culte des dieux
étrangers ; en renfort voici d'autres préceptes prohibant ce qui se rattache au
culte idolâtrique : "Que nul chez toi ne fasse passer son fils ou sa fille
par le feu, ne pratique les maléfices ou les incantations, ne consulte les
devins ou les sorciers ou n'interroge les morts" (Dt 18, 10 s.).
- Le second
précepte, prohibant le parjure, se complète par l'interdiction du blasphème (Lv
24), et de l'enseignement hétérodoxe (Dt 13).
- Au précepte du
sabbat sont annexées toutes les dispositions cérémonielles.
- Au quatrième
précepte, touchant l'honneur dû aux parents, s'ajoute le précepte sur les
égards envers les vieillards (Lv 19, 32) : "Devant une tête blanchie
lève-toi et honore la personne du vieillard", et encore, d'une manière
générale, tous ceux qui prescrivent le respect des supérieurs et les bons
procédés envers les égaux et les inférieurs.
- La prohibition
de l'homicide par le cinquième précepte se développe en interdiction de la
haine et de toute entreprise contre le prochain (Lv 19, 16) : "Tu ne te
dresseras pas contre le sang de ton prochain", comme aussi de la haine fraternelle
: "Tu ne haïras pas ton frère dans ton coeur" (v. 17).
- Le sixième
précepte, qui condamne l'adultère, se complète par les préceptes interdisant la
prostitution 16 (Dt 23, 17) : "Il n'y aura pas de courtisane chez les
filles d'Israël, ni de prostitué parmi les fils d'Israël" ; ou le vice
contre nature : "Tu n'auras pas de rapports honteux avec un garçon, tu
n'iras avec aucune bête" (Lv 18, 22 s.).
- Au septième
précepte, contre le vol, se rattachent le précepte prohibant l'usure : "Tu
prêteras à ton frère sans intérêt" (Dt 23, 19), celui qui prohibe la
fraude : "Tu n'auras pas dans ton sac plusieurs sortes de poids" (Dt
25, 13) et, en général, tous ceux qui condamnent mauvaise foi et rapine.
- Le huitième
précepte, qui porte interdiction du faux témoignage, se complète par la
prohibition du faux jugement : "Tu ne t'écarteras pas de la vérité dans le
jugement, pour suivre le sentiment du grand nombre" (Ex 23, 2) ; par la
prohibition du mensonge : "Tu fuiras le mensonge" (v. 7) et par celle
de la diffamation : "Tu ne sèmeras pas les accusations et les insinuations
parmi le peuple" (Lv 19, 16). - Quant aux deux derniers préceptes, il n'y
a rien à y ajouter, puisqu'ils interdisent toute convoitise mauvaise sans
exception.
Solutions :
1. Tous les préceptes moraux se rattachent à l'amour de Dieu
et du prochain ; seulement le caractère obligatoire est manifeste dans les
préceptes du décalogue, tandis qu'il est moins apparent dans les autres.
2. Si les préceptes judiciaires et cérémoniels apportent aux
préceptes du décalogue certaines déterminations, celles-ci doivent leur force
au fait qu'elles ont été posées, mais non à l'impulsion de la nature, comme
pour les préceptes moraux complémentaires.
3. C'est en référence au bien commun que s'organisent les
préceptes de la loi. Or les vertus qui règlent les rapports avec autrui
intéressent directement le bien commun, et il en va de même de la chasteté,
l'oeuvre de chair concourant au bien commun de l'espèce. Aussi, relativement à
ces vertus, les préceptes sont donnés directement, dans le décalogue ou dans
ses annexes. Mais le précepte concernant l'exercice de la force doit être
proposé par ceux qui conduisent le peuple et l'encouragent dans les combats
entrepris pour le bien commun ; le Deutéronome (20, 3) confie ce rôle au prêtre
: "Ne faiblissez pas, ne reculez pas." De même la répression de la
gourmandise, vice contraire au bien commun domestique, relève des
avertissements paternels comme le montre ce passage du Deutéronome (21, 20) qui
met en scène des parents : "Il refuse d'écouter nos avis, il passe son
temps dans la débauche, les plaisirs et les banquets."
Objections :
1. Il semble bien. "Ce ne sont pas, dit l'Apôtre (Rm 2,
13), ceux qui écoutent lire la loi qui sont justes aux yeux de Dieu ; ceux-là
seront justifiés qui la mettent en pratique." Mettre la loi en pratique,
c'est en observer les préceptes ; par conséquent l'observation des préceptes de
la loi procurait la justification.
2. De même (Lv 18, 5) : "Vous observerez mes lois et mes
ordonnances, dit le Seigneur ; en les accomplissant l'homme vivra par
elles." Or c'est par la justice qu'on vit spirituellement ; donc l'observation
des préceptes justifiait.
3. Enfin la loi humaine justifie, car il y a une sorte de
justice à en pratiquer les préceptes. La loi divine étant plus efficace que la
loi humaine, ses préceptes justifiaient donc.
Cependant :
L’Apôtre déclare
dans la seconde aux Corinthiens que "la lettre tue" (3, 6) ; ce qu'il
faut entendre, avec saint Augustin, même des préceptes moraux. C'est donc que
ceux-ci ne justifiaient pas.
Conclusion :
Est sain, en
premier lieu et au sens propre, l'être qui possède la santé ; ensuite,
secondairement, ce qui entretient la santé ou qui en est la manifestation.
Analogiquement, au sens premier et propre, le mot justification veut dire
réalisation de la justice ; ensuite, selon une acception dérivée et moins
stricte, il peut s'entendre soit de ce qui signifie la justice, soit de ce qui
y dispose, et il n'est pas douteux qu'à le prendre ainsi les préceptes de la
loi justifiaient : en ce sens qu'ils disposaient les hommes à la grâce du
Christ qui justifie et même qu'ils la signifiaient puisque, de l'avis de saint Augustin
"la vie même de ce peuple avait un caractère prophétique et préfigurait le
Christ".
Mais nous parlons
de la justification au sens propre. Alors il y a lieu de remarquer que la
justice peut être considérée comme une qualité qu'on a, ou comme un caractère
de l'acte, ce qui donne un double sens à la justification. Ou bien l'on veut
dire que l'homme est rendu juste, obtenant l'habitus de justice ; ou bien que
l'homme fait des oeuvres de justice, en sorte que la justification ne soit rien
d'autre que la mise en oeuvre de la justice.
1° La justice,
comme toutes les vertus, peut s'entendre, on le sait, d'une qualité acquise
aussi bien qu'infuse. Ce sont les oeuvres qui causent la justice acquise, mais
la justice infuse n'a d'autre cause que Dieu par sa grâce, et telle est la
véritable justice dont il est ici question, celle qui permet de qualifier
quelqu'un de juste devant Dieu, selon le langage de saint Paul (Rm 4, 2) :
"Si Abraham a été justifié par les oeuvres de la loi, il a de quoi se
glorifier. Mais non au regard de Dieu." Les préceptes moraux qui
concernent des actes humains ne pouvaient donc pas causer cette sorte de
justice et, en ce sens, les préceptes moraux ne pouvaient justifier en causant
la justice.
2° Si maintenant
on entend par justification la mise en oeuvre de la justice, alors les
préceptes de la loi justifiaient, en tant qu'ils contenaient quelque chose de
juste en soi ; mais ces sacrements de la loi ancienne ne conféraient pas la
grâce comme la confèrent les sacrements de la loi nouvelle, dont on dit, à
cause de cela, qu'ils justifient, mais à des titres divers. Dans leur intention
générale, il est vrai, comme contribution au culte divin, les préceptes
cérémoniels incluaient essentiellement la justice ; mais dans le détail de
leurs dispositions ils ne contenaient pas essentiellement la justice, sinon par
la seule détermination de la loi divine. Aussi admet-on que ces préceptes ne
justifiaient qu'en vertu de la dévotion et de l'obéissance de ceux qui les pratiquaient.
- Quant aux préceptes moraux et judiciaires, dans leur signification générale,
mais aussi dans leurs dispositions spécifiques, ils exprimaient ce qui était
essentiellement juste ; avec cette différence toutefois que le juste essentiel
impliqué dans les préceptes moraux relevait de la justice générale qui rejoint
toute vertu, selon Aristote, tandis que les préceptes judiciaires relevaient de
cette justice particulière dont le domaine se circonscrit aux engagements
réciproques qui se nouent entre les hommes dans une société policée.
Solutions :
1. Dans le texte allégué, l'Apôtre entend la justification
comme la mise en oeuvre de la justice.
2. Celui qui accomplissait les préceptes de la loi, on peut
dire qu'il vivait par eux, car il échappait à la peine de mort que la loi
édictait contre les délinquants. La formule est alléguée en ce sens par saint Paul
(Ga 3, 12).
3. Les préceptes de la loi humaine justifient selon la justice
acquise ; mais celle-ci ne nous intéresse pas pour le moment, et c'est sur la
justice devant Dieu que nous nous interrogeons.
LES PRÉCEPTES CÉRÉMONIELS
Il faut d'abord les étudier en eux-mêmes (Question 101). Ensuite
étudier leur raison d'être (Question 102). Enfin leur durée (Question 103).
1. Que faut-il entendre par préceptes cérémoniels ? - 2. Sont-ils figuratifs
? - 3. Devaient-ils être nombreux ? - 4. Leur classification.
Objections :
1. Leur nature ne semble pas consister en ce qu'ils ressortissent
au culte divin. En effet, la loi ancienne fait précepte aux Juifs de s’abstenir
de certains aliments, comme on le voit dans le Lévitique et aussi de certains
vêtements comme fait le même livre (19, 19) qui interdit l'usage des tissus
faits de deux espèces de fils, ou les Nombres (15, 38) qui exigent des houppes
aux pans des manteaux. De tels préceptes ne sont pas des préceptes moraux,
puisqu'ils furent abrogés par la loi nouvelle. Pas davantage des préceptes
judiciaires, car ils n'ont rien à voir avec l'instauration du droit parmi les
hommes. Ce sont donc des préceptes cérémoniels ; mais ils n'ont rien à voir
avec le culte de Dieu.
2. On a prétendu que ces préceptes sont tenus pour
"cérémoniels" parce qu'ils traitent des fêtes, où l'on brûle beaucoup
de "cire" (cera). Mais si le culte divin comporte des fêtes,
il comporte bien d'autres choses. Le rapport des préceptes au culte divin ne
justifie donc pas leur qualification de cérémoniels.
3. Selon d'autres, on les appelle cérémoniels parce qu'ils sont
normes ou règles de salut, le mot "salut" se disant chaire en
grec. Mais tous les préceptes de la loi sont règles de salut et non seulement
ceux qui gouvernent le culte divin. Alors, pourquoi réserver à ceux-ci
l'épithète de cérémoniels ?
4. Maïmonide entend par cérémoniels "les préceptes dont
la justification n'est pas manifeste". Mais il y a en matière de culte
divin beaucoup de préceptes qui s'expliquent sans peine comme l'observance du
sabbat, la célébration de la Pâque ou de la fête des Tentes et beaucoup
d'autres, dont l'explication est expressément donnée dans la loi. Bref, les
préceptes cérémoniels ne doivent pas se définir par leur caractère cultuel.
Cependant :
On lit dans
l'Exode (18, 19-20) : "Assiste le peuple pour tout ce qui regarde Dieu...,
montre-lui les cérémonies et les rites religieux."
Conclusion :
Rappelons que les
préceptes cérémoniels ajoutent aux préceptes moraux certaines déterminations en
vue des rapports avec Dieu, comme font les préceptes judiciaires en vue des
rapports avec le prochain. Or les rapports avec Dieu s'instituent dans le culte
requis et c'est pourquoi les préceptes cérémoniels sont proprement ceux qui
concernent le culte divin. Cette expression a été justifiée précédemment,
lorsqu'on a distingué des autres les préceptes cérémoniels.
Solutions :
1. Le culte divin ne comporte pas seulement les sacrifices et
autres rites, dont le rapport avec Dieu se révèle immédiat, mais aussi la
préparation de ceux qui s'adonnent au service de Dieu. C'est une règle
universelle que la science est la même qui porte sur une fin et porte sur les
voies et moyens requis à cette fin. Or cette catégorie de préceptes qu'on
trouve dans la loi et qui portent, entre autres choses, sur le vêtement et la
nourriture des serviteurs de Dieu, tendent à préparer ceux-ci à leur ministère
même, en les rendant propres au culte divin. Ceux qui sont affectés au service
d'un roi observent également une étiquette particulière. Tout cela se range
donc sous la rubrique des préceptes cérémoniels.
2. Cette explication étymologique offre peu de vraisemblance,
d'autant que la loi n'est guère explicite sur l'emploi de cierges allumés à
l'occasion des fêtes. C'étaient des lampes à huile d'olive qui étaient prévues,
même sur le chandelier (Lv 24, 2). Toutefois, on peut admettre que toutes les
prescriptions rituelles étaient observées avec plus d'exactitude et de
diligence au cours des solennités et, par suite, que toutes les prescriptions
cérémonielles sont sous-entendues dans la célébration des fêtes.
3. Encore une explication étymologique dénuée de
vraisemblance, puisque le mot "cérémonie" est d'origine latine et non
grecque. D'ailleurs rien n'empêche de faire remarquer que le salut de l'homme
vient de Dieu et donc que les préceptes réglant les rapports avec Dieu se
présentent tout spécialement comme des règles de salut. L'argument justifie
donc leur qualification de cérémoniels.
4. L'idée de Maïmonide est plausible dans une certaine mesure.
Certes, ce n'est pas la difficulté d'expliquer ces préceptes qui leur vaut le
nom de cérémoniels, mais les deux choses ne sont pas sans rapport. Si en effet
la raison d'être de ces préceptes est quelque peu obscure, c'est parce que,
comme nous verrons tout de suite, les préceptes relatifs au culte divin doivent
être figuratifs.
Objections :
1. Le devoir de celui qui enseigne, d'après saint Augustin,
est de s'exprimer de manière à être facilement compris. Cette règle s'impose
évidemment d'abord au législateur, les préceptes de la loi étant formulés à
l'intention du peuple. C'est pourquoi saint Isidore veut que "la loi soit
claire". Si tous les préceptes cérémoniels ont été institués dans
l'intention de figurer quelque chose, Moïse a eu tort de les dicter sans
expliquer ce qu'ils figuraient.
2. Dans la mise en oeuvre du culte divin, tout doit être
empreint de la plus grande dignité. Or faire certains gestes en vue de
représenter autre chose, cela sent le théâtre ou la littérature ; sur la scène
on évoquait jadis certaines actions, qu'on faisait mimer par d'autres
personnes. Il semble bien qu'on ne puisse admettre de telles pratiques dans le
culte divin. Or les préceptes cérémoniels sont ordonnés au culte divin, on l'a dit.
Donc ils ne doivent pas être figuratifs.
3. C'est surtout "par la foi, l'espérance et la charité,
dit saint Augustin, que l'on rend un culte à Dieu". Comme il n'y a rien de
figuratif dans les préceptes relatifs à ces vertus, il doit en être de même pour
les préceptes cérémoniels.
4. Selon la parole du Seigneur en saint Jean (4, 24) :
"Dieu est esprit, et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et
vérité." Mais entre la vérité elle-même et sa figure, il y a une
différence, voire une opposition. Ainsi les préceptes cérémoniels, qui ont
trait au culte de Dieu, ne sauraient être figuratifs.
Cependant :
Saint Paul écrit
(Col 2, 16) : "Que personne ne vous juge à propos de nourriture ou de
boisson, en matière de fête, de nouvelle lune ou de sabbat : ce n’est là que
l'ombre de réalités à venir."
Conclusion :
On a réservé la
qualification de cérémoniels aux préceptes qui concernent le culte de Dieu. Or
ce culte revêt une double forme : culte intérieur et culte extérieur. L'homme
étant composé d'une âme et d'un corps, il convient que l'un et l'autre
s'appliquent au culte divin, l'âme au culte intérieur, le corps au culte
extérieur, ce qu'insinue le Psaume (84, 3) : "Mon coeur et ma chair sont
un cri vers le Dieu vivant." Et comme le corps est soumis à Dieu par
l'âme, de même le culte extérieur est soumis au culte intérieur qui consiste
pour l'âme à s'unir à Dieu par l'intelligence et par le coeur. C'est pourquoi,
s'il y a plusieurs manières pour le fidèle de s'unir à Dieu comme il faut, par
l'intelligence et par le coeur, il y aura pour lui autant de manières
différentes d'engager ses actes extérieurs dans le culte divin.
Dans l'état de la
béatitude future, l'intelligence de l'homme contemplera la vérité divine
elle-même dans son essence propre, et donc le culte extérieur ne comportera
aucune figure, mais consistera simplement à louer Dieu sous l'impulsion
intérieure de la connaissance et de l'amour selon la prophétie d'Isaïe (51, 3)
: "On y trouvera joie et allégresse, action de grâce et chant de louange."
Mais la condition
de notre vie présente ne nous permet pas de contempler en elle-même la vérité
divine, et sa lumière, au dire de Denys, ne peut rayonner à nos yeux que sous
certaines figures sensibles ; encore faut-il tenir compte des différents états de
la connaissance humaine. Sous la loi ancienne, non seulement la vérité divine
essentielle était inaccessible en elle-même, mais "la voie même qui devait
y conduire n'était pas encore ouverte" (He 9, 8) ; aussi, sous ce régime,
le culte extérieur devait-il figurer non seulement la réalité future qu'on
découvrira dans la patrie, mais encore le Christ, voie qui mène à cette réalité
de la patrie. Sous le régime de la loi nouvelle, cette voie est désormais
dévoilée et il ne faut plus la préfigurer comme à venir, mais la commémorer
comme une réalité passée ou présente ; il ne faut plus préfigurer que la
gloire, réalité à venir qui n'est pas encore dévoilée. Telle est la pensée de
l'épître aux Hébreux (10, 1) : "La loi n'a que l'ombre des biens à venir
et non l'image même des réalités" ; une ombre en effet est moins qu'une
image, et ici l'image appartient à la loi nouvelle, l'ombre à la loi ancienne.
Solutions :
1. Les choses de Dieu ne doivent être révélées aux hommes que
dans la mesure où ils en sont capables ; autrement, cela leur donnerait
l'occasion de tomber par le mépris de ce qui les dépasse. Il était donc
avantageux que les mystères divins fussent proposés à un peuple grossier sous
le voile de figures ; ainsi du moins pouvait-on les connaître implicitement, en
se vouant à leur service pour l'honneur de Dieu.
2. Tandis que les oeuvres d'imagination échappent à la raison
humaine par le défaut de réalité qui les caractérise, les choses de Dieu ne
peuvent être bien saisies par la raison humaine parce que leur réalité dépasse
celle-ci. Dans les deux cas, il est besoin d'une représentation par des figures
sensibles.
3 et 4. Le mot de saint Augustin vise le culte intérieur auquel
nous voulons que le culte extérieur soit soumis. Et le texte de saint Jean a le
même sens, le Christ ayant introduit les hommes à un culte spirituel plus
parfait.
Objections :
1. Il n'en fallait qu'un petit nombre. Car il doit y avoir
proportion entre la fin et le dispositif qui s'y rapporte ; or on a admis que
le dispositif des préceptes cérémoniels tend à réaliser le culte divin et à
figurer le Christ. Comme "il n'y a qu'un seul Dieu de qui tout procède, et
un seul Seigneur Jésus Christ par qui tout procède" (1 Co 8, 6), les
dispositions cérémonielles ne devaient pas être multipliées.
2. Les préceptes cérémoniels étant très nombreux, on était
exposé à les transgresser, selon l'aveu de saint Pierre : "Pourquoi tenter
Dieu et poser sur les épaules des disciples un fardeau que ni nous ni nos pères
n'avons pu porter ?" (Ac 15, 10). Comme les hommes compromettent leur
salut en transgressant les préceptes et que toute loi, dit saint Isidore,
"doit contribuer au salut des hommes", les préceptes cérémoniels
auraient dû être peu nombreux.
3. Ces préceptes, a-t-on dit, concernaient le culte extérieur
et corporel. Or la loi aurait dû réduire l'élément corporel du culte divin,
puisqu'elle conduisait à celui qui nous a appris à honorer Dieu en esprit et
vérité. Donc la multiplication des préceptes cérémoniels devait être évitée.
Cependant :
On lit au livre
d'Osée (8, 12) : "je légiférerai pour eux à profusion" ; et au livre
de Job (11, 6) : "Puisse-t-il te révéler les secrets de sa sagesse et
toutes les complexités de sa loi."
Conclusion :
On sait que la loi
est toujours donnée à un peuple déterminé. Or il y a deux sortes de gens dans
un peuple : il y a ceux qui sont enclins au mal et qui ont besoin d'être
contraints par les préceptes de la loi, comme on l'a exposé précédemment ; et
il y a ceux qui du fait de leur bon naturel, ou par accoutumance ou mieux par
grâce, possèdent un penchant vers le bien et n'attendent du précepte légal
qu'une instruction et une incitation au mieux. Donc, que l'on considère l'une
ou l'autre catégorie, il était bon, sous le régime de la loi ancienne, que les
préceptes cérémoniels fussent nombreux. Il y avait en effet dans certains
individus une tendance à l'idolâtrie que les préceptes cérémoniels devaient
réprimer au profit du culte de Dieu ; et comme il y avait mille manières de se
livrer à l'idolâtrie, il y avait, pour les refréner toutes, quantité de
règlements à leur opposer. En outre, à ces gens-là, il fallait imposer une
multitude de prescriptions et pour ainsi dire les accabler tellement de
prestations relatives au culte de Dieu qu'ils n'aient plus le loisir de se
livrer à l'idolâtrie.
La multiplicité
des préceptes cérémoniels ne s'imposait pas moins du point de vue des personnes
inclinées au bien : d'une part, elles y trouvaient autant de façons différentes
de se rattacher spirituellement à Dieu et d'une manière plus assidue ; d'autre
part, le mystère du Christ, signifié par ces cérémonies, a valu au monde des
bienfaits de toute sorte, dont les multiples aspects devaient être figurés au
moyen de rites variés.
Solutions :
1. A fin unique, dispositif unique, pourvu que le dispositif
en vue de cette fin soit à lui seul capable d'y mener ; ainsi un remède
efficace suffit parfois à ramener la santé, et alors il n'y a pas lieu de
compliquer le traitement. Mais on y est contraint par la faiblesse et
l'imperfection du dispositif, et pour guérir un malade on lui administre
plusieurs remèdes si un seul ne suffit pas. Or, les cérémonies de la loi
ancienne n'avaient ni la force ni la perfection voulues pour représenter
l'excellence singulière du caractère chrétien et pour courber les âmes devant
Dieu. L'Apôtre s'en explique ainsi (He 7, 18) : "La première ordonnance
est écartée à cause de son impuissance et de son inefficacité, car la loi n'a
rien mené à sa perfection." Ainsi se justifie cette multitude de
cérémonies.
2. Un sage législateur passe sur les petites transgressions
pour en éviter de plus grandes. Donc, s'il est vrai que la multiplicité des
préceptes cérémoniels devait donner facilement aux Juifs l'occasion d'y
manquer, Dieu pourtant n'a pas omis de leur en imposer un grand nombre, en vue
de les prémunir contre l'idolâtrie, et pour éviter qu'ils ne s'enorgueillissent
intérieurement pour leur exacte observance de tous les préceptes.
3. Sur bien des points la loi ancienne a restreint l'élément
corporel du culte. Notamment elle a décidé que les sacrifices ne seraient pas
offerts n'importe où et par n'importe qui, et il y a bien d'autres exemples en
ce sens, observe Maïmonide. Mais il ne fallait pas exténuer l'élément corporel
du culte divin au point d'exposer le peuple à se rabattre sur le culte des
démons.
Objections :
1. Leur division en sacrifices, sacrements, réalités sacrées
et observances est inadéquate. En effet les observances de la loi ancienne
figuraient le Christ ; or cette signification était réservée aux sacrifices,
figures du sacrifice où le Christ "s'offrit à Dieu en offrande et en
victime", selon l'expression de saint Paul aux Éphésiens (5, 2). Tout le
cérémonial se réduit donc aux sacrifices.
2. La loi ancienne était ordonnée à la loi nouvelle, selon
laquelle le sacrement de l'autel s'identifie au sacrifice même. Ces deux
éléments cérémoniels ne devaient donc pas davantage être distingués sous le
régime ancien.
3. On appelle "réalités sacrées" ce qui est voué à
Dieu, à la façon dont on disait que le temple et son mobilier étaient consacrés
ou rendus saints. Mais toutes les cérémonies étant destinées au culte de Dieu,
elles méritent toutes, et non pas seulement une catégorie d'entre elles, le nom
de "réalités sacrées".
4. De même, pourquoi distinguer, dans les cérémonies, une catégorie
d'observances ? Le mot d'"observance", vient du verbe
"observer" et tous les préceptes de la loi devaient être observés,
suivant la recommandation du Deutéronome (8, 11) : "Garde-toi d'oublier
jamais le Seigneur ton Dieu et observe sans faute ses commandements, ses
coutumes et ses cérémonies."
5. Enfin, parmi les cérémonies il faut compter aussi la
célébration des fêtes, "ombre de ce qui devait venir" (Col 2, 16) ;
et encore les offrandes et les dons, comme le signale l'épître aux Hébreux (9,
9). On ne voit pourtant pas comment tout cela entre dans la division proposée ;
celle-ci est donc insuffisante.
Cependant :
La loi ancienne
donne à chacun de ces éléments le nom de cérémonies. Pour les sacrifices, on
peut consulter le livre des Nombres (15, 24) : "L'assemblée offrira un
jeune taureau en holocauste, avec une oblation et sa libation, comme l'exige le
cérémonial." Pour le sacrement de l'ordre, le livre du Lévitique (7, 35) :
"Telle est fonction d'Aaron et de ses fils pour les cérémonies." A
propos des choses saintes, l'Exode (38, 21) : "Tels sont les ustensiles de
la tente du Témoignage pour les cérémonies des Lévites." Quant aux
observances, le premier livre des Rois (9, 6) : "Si vous vous détournez de
moi, sans me suivre et sans observer les cérémonies que je vous ai
prescrites..."
Conclusion :
Rappelons que les
préceptes cérémoniels ont trait au culte de Dieu, où il y a lieu de considérer
distinctement le culte lui-même, ceux qui le pratiquent et les objets employés
au culte. Le culte proprement dit consiste spécialement à offrir des sacrifices
en l'honneur de Dieu. - Les objets servant au culte, comme le tabernacle, les
ustensiles et autres choses analogues, appartiennent à la catégorie des
réalités sacrées. - Ceux qui exercent le culte, qu'il s'agisse du peuple ou des
ministres, sont d'abord établis dans cette fonction par une certaine
consécration, ce qui est le rôle des sacrements ; ils doivent ensuite se
distinguer par leur comportement particulier de ceux qui sont étrangers au
culte de Dieu, ce qui relève des observances, notamment en matière d'aliments
et de vêtements.
Solutions :
1. Les sacrifices devaient bien être offerts quelque part et
par des personnes déterminées, et tout cela touche au culte divin. Dès lors,
comme les sacrifices représentent le Christ immolé, les sacrements et les
réalités sacrées représentaient les sacrements et les réalités sacrées de la
loi nouvelle, et leurs observances préfiguraient la manière de vivre du peuple
sous le régime nouveau. Tout cela est en rapport avec le Christ.
2. L'Eucharistie, sacrifice de la loi nouvelle, contient
proprement le Christ qui est l'auteur de notre sanctification, selon l'épître
aux Hébreux (13, 12) : "Il a sanctifié le peuple par son sang." Ainsi
ce sacrifice est en même temps un sacrement. Les sacrifices de la loi ancienne,
eux, figuraient le Christ, mais ne le renfermaient pas et donc ne méritaient
pas le nom de sacrements. Pour marquer cette différence, il y avait à part,
dans la loi ancienne, certains sacrements qui préfiguraient une consécration à
venir. Il est vrai que des sacrifices intervenaient à l'occasion de certaines
consécrations.
3. Sacrifices et sacrements étaient aussi des réalités
sacrées. Mais il y avait des choses consacrées au culte de Dieu, donc des
réalités sacrées, qui n'étaient ni sacrifices ni sacrements et qui retenaient
le nom générique de réalités sacrées.
4. Tout ce qui, dans la manière de vivre du peuple fidèle,
n'entrait pas dans les catégories précédentes, recevait le nom générique
d'observances. On ne les appelait pas réalités sacrées puisqu'elles ne se
rapportaient pas immédiatement au culte divin comme le tabernacle et ses
ustensiles ; elles n'en avaient pas moins un caractère cérémonial, en quelque
sorte dérivé, en tant qu'elles préparaient le peuple au culte de Dieu.
5. Les sacrifices n'étaient pas seulement offerts en un lieu
déterminé, mais aussi en des temps déterminés, ce qui permet de compter aussi
les fêtes au nombre des réalités sacrées. - Quant aux oblations et aux dons, on
les range avec les sacrifices, car c'est à Dieu qu'on les offrait, comme dit
l'épître aux Hébreux (5, 1) : "Tout grand prêtre, pris d'entre les hommes,
est constitué en faveur des hommes, en ce qui a rapport à Dieu, afin d'offrir
oblations et sacrifices."
1. Ont-ils une raison d'être ? - 2. Une raison littérale ou seulement
figurative ? - 3. Quelle est la raison d'être des sacrifices ? - 4. Celle des
sacrements ? - 5. Celle des réalités sacrées ? - 6. Celle des observances
rituelles ?
Objections :
1. Sur la parole de saint Paul (Ep 2, 15) à propos du Christ
"qui anéantit par ses décrets la loi des commandements", la Glose
observe ceci : "La loi est anéantie dans ses observances charnelles par
les décrets, entendez par les préceptes évangéliques qui sont fondés en
raison." Si les observances de la loi ancienne avaient été fondées en
raison, on ne leur aurait pas substitué les prescriptions raisonnables de la
loi nouvelle. C'est donc que les observances cérémonielles de la loi ancienne
n'étaient pas fondées en raison de quelque manière.
2. La loi ancienne a succédé à la loi naturelle. Or, sous le
régime de celle-ci, il y eut un précepte qui n'avait pour motif que d'éprouver
l'obéissance de l'homme, comme dit saint Augustin, à propos de la prohibition
concernant l'arbre de Vie. A son tour, la loi ancienne devait donc comporter
des préceptes destinés à éprouver l'obéissance et dépourvus de toute raison
intrinsèque.
3. Dans l'activité humaine, les actes sont dits moraux selon
qu'ils procèdent de la raison. Si donc les préceptes cérémoniels avaient
quelque fondement rationnel, ils ne se distingueraient en rien des préceptes
moraux. Donc ils n'ont pas de raison d'être.
Cependant :
"Le précepte
du Seigneur est lumineux, il éclaire les yeux" (Ps 19, 9). Cela concerne
aussi les préceptes cérémoniels qui viennent de Dieu. Or ils ne pourraient être
lumineux s'ils n'avaient pas un fondement raisonnable. Ils ont donc une raison
d'être.
Conclusion :
On dit au premier
livre de la Métaphysique d'Aristote que l'ordre est proprement 1'oeuvre
du sage ; de son côté, l'Apôtre dit aux Romains (13, 1) que tout ce qui procède
de la divine sagesse est nécessairement ordonné. Mais l'ordre implique deux
conditions : il faut d'abord que la réalité considérée se rapporte à la fin
requise, la fin étant toujours principe d'ordre en matière d'action ; en effet,
quand un événement se produit fortuitement et sans rapport avec la fin visée,
ou quand on n'agit pas sérieusement mais pour rire, on appelle désordonnée une
telle conduite. De plus, il faut que la conduite conçue en vue d'une fin soit
proportionnée à celle-ci. Il en découle que tout dispositif conçu en vue d'une
fin prend motif de cette fin, comme par exemple la configuration particulière
qu'on donne à une scie se justifie par la finalité de cet outil qui est de
couper, selon Aristote. Or il est clair que les préceptes cérémoniels, comme
tous les préceptes de la loi ancienne, ont été établis par la sagesse divine :
"Ce sera là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des nations"
(Dt 4, 6). On conclura nécessairement que les préceptes cérémoniels ont été
organisés en vue d'une fin et que chacun d'eux trouve en cette fin son
explication motivée.
Solutions :
1. On peut dire que les observances de la loi ancienne étaient
sans fondement rationnel en ce sens que ces pratiques manquaient de
justification intrinsèque : pourquoi par exemple un vêtement ne serait-il pas
confectionné de laine et de lin ? Mais elles pouvaient se motiver sous un autre
rapport, notamment si telle manière de faire figurait autre chose ou au
contraire le niait. En revanche, les décrets de la loi nouvelle sont conformes
à la raison par leur nature même, puisqu'ils consistent principalement en des
actes de foi et d'amour de Dieu.
2. L'arbre de la science du bien et du mal ne comportait en
lui-même rien de mauvais qui motivât l'interdiction dont il fut l'objet ; mais
le fait de l'interdiction était fondé, à l'égard d'une autre réalité, car précisément
c'était une figure. De même les préceptes cérémoniels de la loi ancienne ont un
motif par référence à autre chose.
3. Les préceptes moraux se justifient en raison de leur
contenu même, comme : Tu ne tueras point, tu ne déroberas point. Mais on vient
de voir que les préceptes cérémoniels ont un motif par le fait qu'ils
sont ordonnés à autre chose.
Objections :
1. Il semble que les préceptes cérémoniels n'aient pas eu de
raison d'être littérale. En effet, la circoncision, l'immolation de l'agneau
pascal, c'est-à-dire les préceptes cérémoniels les plus importants, n'avaient
d'autre raison que de figurer, puisque c'est comme signes qu'ils ont été
proposés : "Vous circoncirez la chair de votre prépuce", lit-on dans
la Genèse (17, 11), "et ce sera le signe de l'alliance entre moi et
vous." Quant à la célébration de la Pâque, il est écrit dans l'Exode (13,
9) qu'elle "sera un signe sur ta main et un mémorial devant tes
yeux". Bien davantage encore sera exclusivement figurative la raison
d'être des autres prescriptions cérémonielles.
2. Il y a proportion entre l'effet et la cause. Tous les
préceptes cérémoniels étant figuratifs, leur raison d'être, qui est leur cause,
ne peut avoir un caractère différent.
3. Quand il est de soi indifférent qu'on agisse de telle ou
telle manière, il n'y a pas de place, semble-t-il, pour une explication
littérale. Or, c'est ce qui se vérifie pour de nombreux préceptes cérémoniels,
touchant par exemple le nombre des animaux à offrir ou tels menus détails du
même genre. Les préceptes cérémoniels ne s'expliquent donc pas littéralement.
Cependant :
Le Christ était
figuré non seulement par les préceptes cérémoniels, mais encore par les
événements historiques de l'ancienne alliance, comme le dit saint Paul (1 Co
10, 11) : "Tout leur arrivait par mode de figure." Or tout, dans
l'histoire de l'ancienne alliance, outre sa signification mystique ou
figurative, s'entend aussi littéralement. Il en va donc de même des préceptes
cérémoniels qui, outre leurs raisons d'être figuratives, comportaient aussi des
raisons d'être littérales.
Conclusion :
Rappelons que
c'est la fin qui rend compte du dispositif qui s'y rapporte. Or la fin des
préceptes cérémoniels est double : le culte divin à organiser selon les besoins
de ce temps, et le Christ à préfigurer. Les oracles des prophètes, eux aussi,
avaient une valeur pour leur temps tout en présageant l'avenir, selon
l'explication donnée par saint Jérôme à propos d'Osée. De sorte que les
préceptes cérémoniels de l'ancienne loi se prêtent à deux types d'explications.
D'une part, celles qui tiennent compte du culte divin tel qu'il fallait alors
l'assurer ; c'est ce qu'on appelle l'explication littérale, qu'il s’agisse de
fuir l'idolâtrie, de célébrer certains bienfaits de Dieu, de donner une idée de
l'excellence divine, ou encore de fixer l'attitude spirituelle qui dès cette
époque s'imposait dans l'exercice du culte divin. - D'autre part, on peut leur
assigner comme raison d'être la préfiguration du Christ et alors ils comportent
des explications figuratives et mystiques : du type allégorique si on les
rapporte à la personne du Christ et à l'Église ; du type moral si elles
concernent la vie du peuple chrétien ; du type anagogique si on les rapporte à
l'état de gloire à venir, pour autant que nous y sommes introduits par le
Christ.
Solutions :
1. De même qu'une locution métaphorique dans l'Écriture a un
sens littéral si la formule employée dit précisément ce qu'elle veut dire, de
même, quand une cérémonie légale rappelle le bienfait de Dieu qui est à
l'origine de son institution, ou évoque quelque autre réalité intéressant ce
régime, ces significations ne sortent pas du cadre des explications littérales.
Par conséquent, que la célébration de la Pâque signifie la sortie d'Égypte, ou
que la circoncision signifie le pacte conclu par Dieu avec Abraham, cela relève
de l'explication littérale.
2. L'argument vaudrait si les préceptes cérémoniels étaient
donnés uniquement en vue de figurer l'avenir et sans rapport avec le culte
divin actuel.
3. On a dit à propos des lois humaines qu'elles sont fondées
en raison, si on les considère dans leur ensemble mais non point dans le détail
de leurs dispositions spécifiques, parce que celles-ci dépendent de la libre
décision du législateur. De même beaucoup de prescriptions particulières, dans
les cérémonies de la loi ancienne, n'ont pas de raison d'être littérale, mais seulement
figurative ; c'est prises dans leur ensemble qu’elles ont aussi une raison
d'être littérale.
Objections :
1. Il semble qu'on ne puisse donner une explication
satisfaisante des cérémonies ressortissant aux sacrifices. Par exemple ce qu'on
offrait en sacrifice, c'étaient les éléments nécessaires à l'entretien de la
vie humaine, pain et viandes. Mais Dieu n'a que faire de ces nourritures, comme
le rappelle le Psaume (50) : "Vais-je manger la viande des taureaux,
vais-je boire le sang des boucs ?" L'offrande de tels sacrifices à Dieu ne
convenait pas.
2. On n'offrait en sacrifice à Dieu que des quadrupèdes de
trois espèces, des boeufs, des brebis et des chèvres et, parmi les oiseaux,
normalement la tourterelle et la colombe, sauf pour la purification d'un
lépreux qui comportait l'offrande de passereaux. On ne voit pas pourquoi se
limiter à ces sortes d'animaux, alors qu'il y en a beaucoup de plus nobles que
ceux-là, et qu'il faut offrir à Dieu ce qu'il y a de meilleur.
3. L'autorité que Dieu a donnée à l'homme s'étend aux oiseaux
et aux animaux terrestres, mais aussi aux poissons. Il était donc illogique de
les exclure du sacrifice.
4. Les prescriptions cérémonielles mettent sur le même plan
tourterelle et colombe. Puisque l'offrande des petits de la colombe est
prescrite, on aurait dû prescrire celle des petits de la tourterelle.
5. Le premier chapitre de la Genèse nous fait voir en Dieu l'auteur
de la vie, tant humaine qu'animale. La mort étant opposée à la vie, ce sont des
animaux vivants et non pas des animaux abattus qu'il eût fallu offrir à Dieu,
d'autant qu'aux Romains (12, 1) saint Paul enseigne "d'offrir notre corps
en hostie vivante, sainte et agréable à Dieu".
6. Si vraiment il ne fallait offrir à Dieu en sacrifice que
des animaux abattus, peu importait la manière de les mettre à mort, et on ne
voit pas pourquoi le Lévitique (1, 15) a minutieusement prescrit la manière de
les immoler, en particulier pour les oiseaux.
7. Tout défaut, chez l'animal, n'est qu'une étape vers la
corruption et la mort. Puisqu'on offrait à Dieu des animaux morts, il était
illogique d'exclure l'offrande d'un animal défectueux, boiteux, aveugle ou
autrement taré.
8. Ceux qui offrent à Dieu des victimes doivent y avoir part,
au jugement de saint Paul (1 Co 10, 18) : "Ceux qui mangent les victimes
ne participent-ils pas à l'autel ?" C'est donc à tort que certaines
parties des victimes étaient soustraites à ceux qui les offraient, notamment le
sang et la graisse, la poitrine et la cuisse droite.
9. A côté des holocaustes, on offrait à la gloire de Dieu des
sacrifices pacifiques et des offrandes expiatoires. Or, pour l'holocauste, les
animaux femelles étaient exclus mais on offrait des quadrupèdes et des oiseaux.
On voit mal pourquoi dans les sacrifices pacifiques et expiatoires on pouvait
offrir des femelles, et en revanche pourquoi les oiseaux étaient exclus des
sacrifices pacifiques.
10. Toutes les victimes des sacrifices pacifiques constituant
évidemment un seul et même genre, il n'y avait pas lieu de diviser ce genre en
interdisant de manger certaines d'entre elles le lendemain, et en le permettant
pour d'autres, selon ce qui ressort du Lévitique (7, 15).
11. Tous les péchés ont ceci de commun qu'ils éloignent de
Dieu. Il fallait donc, quel que fût le péché, un seul et même type de sacrifice
offert pour la réconciliation avec Dieu.
12. Tous les animaux offerts en sacrifice l'étaient dans le
même état, c'est-à-dire préalablement mis à mort. On ne voit donc pas pour
quelle raison les produits de la terre étaient offerts sous des formes
différentes : tantôt sous forme d'épis, tantôt à l'état de farine, ou encore de
pain, et celui-ci suivant les cas devait être cuit au four, ou dans la graisse,
ou sur le gril. On se demande pourquoi.
13. Tout ce qui est à notre usage, nous devons y reconnaître un
don de Dieu. Il paraît donc anormal qu'en dehors des animaux on n'offrît à Dieu
que le pain, le vin, l'huile, l'encens et le sel.
14. Les sacrifices corporels expriment le sacrifice intérieur
du coeur par quoi l'homme offre à Dieu son esprit. Mais le sacrifice intérieur
a plus d'affinité avec la douceur, représentée par le miel, qu'avec l'âcreté
représentée par le sel. Il est écrit en effet dans l'Ecclésiastique (24, 27) :
"Mon esprit est plus doux que le miel." On ne comprend donc pas
l'interdiction d'offrir du miel en sacrifice, ainsi que du levain, alors que
celui-ci donne au pain sa saveur ; et il était requis d'y apporter du sel,
principe d'âcreté, et de l'encens, substance à la saveur amère. Il y a donc
lieu de penser que les prescriptions cérémonielles relatives aux sacrifices ne
peuvent s'expliquer raisonnablement.
Cependant :
Nous lisons dans
le Lévitique (2, 13) : "Le prêtre fera fumer toutes les offrandes sur
l'autel et ce sera un holocauste d'une odeur très agréable au Seigneur."
Et nous lisons aussi au livre de la Sagesse (7, 28) : "Dieu n'aime que
celui qui habite avec la Sagesse." On peut en inférer que tout ce qui est
agréé par Dieu est accompagné de sagesse et donc que ces rites sacrificiels
étaient sages, autrement dit fondés en raison.
Conclusion :
On vient de le
dire, les cérémonies de la loi ancienne comportaient une double raison d'être :
littérale, en tant qu'elles réglaient le culte de Dieu, et figurative, ou
mystique, en tant qu'elles étaient destinées à figurer le Christ. Des deux
points de vue, il est possible de dégager une explication satisfaisante des
cérémonies relatives aux sacrifices. En tant que les sacrifices contribuaient
au culte divin, on peut les expliquer de deux façons :
1° Comme
expression d'une juste attitude de l'esprit envers Dieu, attitude à laquelle
était incité celui qui offrait le sacrifice. Mais cette juste attitude de l'âme
envers Dieu requiert de l'homme qu'il reconnaisse tenir de Dieu tout ce qu'il
possède, comme du principe premier, et qu'il le rapporte à Dieu comme à sa fin
ultime. Telle était la signification des offrandes et des sacrifices, lorsque
l'homme prenant de ses biens et reconnaissant par là qu'il les tenait de Dieu,
les offrait à l'honneur de Dieu. C'est la prière de David au premier livre des
Chroniques (29, 14) : "Toutes choses t'appartiennent, et ce que nous te
donnons nous l'avons reçu de ta main." De cette façon, en offrant un
sacrifice, l'homme attestait que Dieu est le premier principe créateur de
toutes choses et la fin dernière à quoi tout doit être rapporté.
2° Mais la juste
attitude de l'âme envers Dieu exige en outre que l'âme humaine ne reconnaisse
en dehors de Dieu aucun autre auteur premier des choses et ne place en nul
autre que lui sa fin dernière. Voilà pourquoi la loi interdisait d'offrir un
sacrifice à personne d'autre qu'à Dieu, selon les termes de l'Exode (22, 20) :
"Celui qui sacrifie aux dieux, et non au seul Seigneur, périra." Ce
qui permet de dégager cette seconde raison pour expliquer le cérémonial des
sacrifices, qui est de détourner les hommes des sacrifices idolâtriques. C'est
même pour cela que les préceptes concernant les sacrifices ne furent pas donnés
au peuple juif avant qu'il eût versé dans l'idolâtrie en adorant le veau d'or,
comme si ces sacrifices n'avaient été institués que pour engager ce peuple,
d'ailleurs enclin aux sacrifices, à en offrir à Dieu plutôt qu'aux idoles.
"Je n'ai rien dit à vos pères, lisons-nous en Jérémie (7, 22), et je ne
leur ai rien prescrit, le jour où je les ai tirés du pays d'Égypte, en matière
d'holocaustes et de sacrifices."
D'autre part, de
tous les dons que Dieu a faits au genre humain après sa chute dans le péché, le
tout premier en dignité est celui qu'il fit de son Fils : "Dieu a tant
aimé le monde, écrit saint Jean (3, 16), qu'il lui a donné son Fils unique,
afin que tous ceux qui croient en lui ne périssent pas, mais obtiennent la vie
éternelle." C'est pourquoi le sacrifice le plus excellent est celui où le
Christ en personne "s'est offert lui-même à Dieu en victime d'agréable
odeur", selon l'expression de saint Paul aux Éphésiens (5, 2). Et tous les
sacrifices de l'ancienne loi étaient offerts en figure de ce sacrifice unique
et excellent, comme l'imparfait figure le parfait. Dans cette perspective,
l'épître aux Hébreux (10, 11) enseigne que le prêtre de la loi ancienne
"offrait plusieurs fois les mêmes victimes qui ne parvenaient jamais à ôter
les péchés ; tandis que le Christ, pour les péchés, n'en offrit qu'une et pour
toujours". Et parce que l'explication de la figure se trouve dans la
réalité qu'elle représente, c'est à la lumière du vrai sacrifice du Christ
qu'il faut interpréter le sens des sacrifices figuratifs de l'ancienne loi.
Solutions :
1. En exigeant ces offrandes sacrificielles, ce n'est pas aux
offrandes elles-mêmes que Dieu s'intéressait, comme s'il en avait besoin ; ne
dit-il pas par la bouche d'Isaïe (1, 11) : "Les holocaustes de béliers, la
graisse des veaux et le sang des jeunes taureaux, des boucs et des agneaux, je
n'en veux pas." Il voulait qu'on lui offrît tout cela, répétons-le, pour
détourner de l'idolâtrie, pour exprimer la juste soumission à Dieu de l'homme spirituel
et pour figurer le mystère du Christ rachetant l'humanité.
2. Il faut faire appel aux mêmes raisons pour comprendre que
certains animaux devaient être offerts et d'autres non.
1° Pour faire
obstacle à l'idolâtrie, on écartait tous les animaux que les idolâtres
offraient à leurs divinités ou employaient à leurs opérations magiques ; on
admettait au contraire ceux que les Egyptiens, chez qui les Hébreux avaient
vécu, n'offraient pas en sacrifice à leurs dieux, estimant qu'il était funeste
de les tuer. Qu'on se rappelle ce verset de l'Exode (8, 26) : "Les
sacrifices que nous offrirons au Seigneur notre Dieu sont des sacrilèges pour
les Égyptiens." En effet, ceux-ci rendaient un culte aux moutons, ils
vénéraient les boucs, d'autant que les démons leur apparaissaient sous cette
forme, et ils employaient les boeufs pour la culture des champs, considérée par
eux comme un rite sacré.
2° Ces
dispositions favorisaient l'attitude spirituelle envers Dieu à laquelle nous
faisions allusion et cela d'une double manière : a) Les animaux licites
appartiennent aux espèces éminemment convenables à l'alimentation humaine ; de
plus ils sont remarquables par leur propreté, eux et leur nourriture. Les
autres sont de nature sauvage et généralement réfractaires au service de l'homme
; ou s'ils sont domestiqués, ils se repaissent d'immondices comme le porc et la
poule ; or il ne faut présenter à Dieu rien que de pur. Quant aux oiseaux, ceux
qu'on a cités étaient tout désignés pour l'offrande, car il y en avait beaucoup
au pays de la promesse. b) La pureté spirituelle s'exprime dans l'immolation de
ces animaux, comme l'explique la Glose sur le Lévitique : "Nous offrons un
jeune taureau, lorsque nous domptons une chair rebelle ; un agneau, lorsque
nous redressons des passions déraisonnables ; un bouc, lorsque nous triomphons
d'une licence effrontée ; une tourterelle, quand nous gardons la chasteté ; des
pains azymes, lorsque nous célébrons la Pâque avec les azymes de
l'intégrité." Enfin, manifestement, la colombe exprime la charité et la
simplicité du coeur.
3° Il convenait
que ces animaux fussent immolés en figure du Christ, comme il ressort du même
passage de la Glose : "Le Christ est évoqué dans l'offrande du veau, pour
la puissance de sa croix ; avec l'agneau, à cause de son innocence ; avec le
bélier, parce qu'il est le chef du troupeau ; avec le bouc, parce qu'il a
revêtu une chair semblable à la chair pécheresse. L'union des deux natures
était mise en évidence dans la tourterelle et la colombe (ou si l'on préfère,
la tourterelle représente la chasteté et la colombe la charité). La fleur de
farine figurait l'aspersion de l'eau baptismale sur les fidèles."
3. Vivant dans l'eau, les poissons ne sont pas aussi familiers
à l'homme que les autres animaux qui comme lui vivent à l'air. En outre ils
périssent dès qu'ils sont tirés de leur élément et ils ne pouvaient donc être
offerts au Temple comme les autres animaux.
4. Chez les tourterelles, l'adulte a plus de valeur que le
petit, tandis que pour les colombes c'est l'inverse. Ainsi Maïmonide explique
l'offrande des tourterelles et des petits de la colombe, car c'est toujours ce
qu'il y a de meilleur qu'il faut réserver à Dieu.
5. Les animaux offerts en sacrifice étaient mis à mort parce
que Dieu les a donnés à l'homme comme une nourriture et que c'est en cet état
qu'ils sont consommés. Pour la même raison ils étaient rôtis, la cuisson les
rendant propres à la consommation humaine. D'autre part, leur mise à mort
signifiait la destruction du péché et donnait aussi à entendre que les hommes,
pour leurs péchés, méritaient la mort, comme si les animaux mourant à leur
place signifiaient l'expiation du péché. Enfin la mise à mort des animaux
représentait la mort du Christ.
6. La loi fixait la manière de tuer les victimes, afin
d'exclure d'autres procédés en usage chez les idolâtres. On peut noter aussi,
avec Maïmonide, que "la loi a fait choix, pour tuer les oiseaux, du
procédé qui les fait le moins souffrir", celui qui, par conséquent,
abîmait le moins les victimes et gardait les offrants d'une cruauté inhumaine.
7. Les animaux tarés sont d'ordinaire peu estimés, même selon
l'estimation vulgaire, ils ne pouvaient donc pas être offerts en sacrifice à
Dieu. Pour une raison analogue il était interdit "d'apporter à la maison
de Dieu le gain d'une prostituée ou le salaire d'un chien" (Dt 23, 18), ou
même d'offrir des animaux ayant moins de six jours, car jusqu'à cet âge on les
considérait comme des avortons, manquant de fermeté et encore mal constitués.
8. On connaissait trois sortes de sacrifices L'holocauste,
d'un mot grec voulant dit "entièrement brûlé", où la victime était
intégralement consumée, était offert à Dieu spécialement en signe de révérence
envers sa majesté, et d'amour pour sa bonté. Il correspondait à l'état de
perfection dans l'accomplissement des conseils. Tout était consumé afin de
montrer que, comme la victime s'élevait vers le ciel intégralement réduite en
fumée, de même l'homme tout entier avec tout ce qui lui appartient est soumis
au domaine divin et doit être offert à Dieu.
En second lieu, le
sacrifice pour le péché, ou sacrifice expiatoire, était offert à Dieu lorsqu'un
péché avait besoin d'être remis ; il correspondait à l'état des pénitents qui
satisfont pour leurs péchés. On y distinguait deux parts, l'une qui était brûlée,
l'autre qui était affectée à la consommation des prêtres, pour faire voir que
Dieu purifiait des péchés par le ministère des prêtres. Toutefois, lorsque ce
sacrifice était offert pour une faute du peuple dans son ensemble, ou pour la
faute particulière du prêtre, tout était consumé, car il ne devait rien revenir
au prêtre des offrandes faites pour son péché ; autrement quelque chose du
péché, fût demeuré en lui ; et d'ailleurs cela n'eût pas satisfait pour le
péché, parce que, si ceux qui sacrifiaient pour le péché avaient bénéficié de
ce qu'ils offraient, c'eût été comme s'ils ne l'avaient pas offert.
Enfin on appelait
victime pacifique le sacrifice offert à Dieu en action de grâce, ou pour le
salut et la prospérité de ceux qui l'offraient, c'est-à-dire au titre d'un
bienfait reçu ou à recevoir. Il correspondait à l'état des progressants dans la
pratique des commandements. Et cette victime se divisait en trois parts : l'une
était brûlée en l'honneur de Dieu, une autre affectée à la consommation des prêtres,
et la troisième remise à la disposition des offrants. Cela signifiait que le
salut descend de Dieu aux hommes, sous la direction des ministres de Dieu, et
avec le concours de ceux-là mêmes qui sont sauvés.
En règle générale,
le sang et la graisse n'étaient mis à la disposition ni des prêtres ni des
offrants : le sang était versé sur la base de l'autel en l'honneur de Dieu et
la graisse brûlée dans le feu. On en peut donner plusieurs raisons : 1° Ce fut
d'abord pour écarter le risque d'idolâtrie, car les sectateurs des idoles
buvaient le sang et mangeaient la graisse des victimes, comme il ressort du
Deutéronome (32, 38) : "Ils mangeaient la graisse des victimes et buvaient
le vin des libations." 2° Cela contribuait à l'honnêteté des moeurs. Il
leur était interdit de boire le sang, afin de les détourner de verser le sang
humain, comme on le lit dans la Genèse (9, 4) où Dieu dit à Noé. "Vous ne
mangerez pas la chair avec le sang, et le sang de vos vies à vous, j'en
demanderai compte." La consommation des graisses leur était interdite pour
les garder de toute sensualité : "Vous mettiez à mort ce qui était
gras", leur reproche Ézéchiel (34, 3). 3° La révérence envers Dieu
l'exigeait, parce que le sang est ce qu'il y a de plus nécessaire à la vie, aussi
dit-on que l'âme est dans le sang ; quant à la graisse, elle dénote un surplus
de matières nutritives. Aussi on répandait le sang et on brûlait la graisse en
l'honneur de Dieu, pour marquer que de lui nous vient la vie, avec l'abondance
des biens. 4° Enfin cette pratique préfigurait l'effusion du sang du Christ et
la succulence de la charité avec laquelle il s'offrit à Dieu pour nous.
Dans les
sacrifices pacifiques, le prêtre recevait pour sa consommation le poitrail et
la cuisse droite, pour éviter certaines formes de divination qu'on appelle
spatulomancie -et qui mettait en oeuvre les omoplates des victimes ainsi que
l'os de la poitrine. Ces parties n'étaient donc pas remises aux offrants. En
même temps cette poitrine, signe du coeur qui l'habite, montrait que la sagesse
du coeur était indispensable au prêtre pour instruire le peuple, tandis que la
cuisse droite évoquait la force qui lui était nécessaire pour corriger les
défauts.
9. Parce que l'holocauste était le plus parfait des
sacrifices, l'offrande d'un mâle y était de rigueur, car la femelle est un
animal imparfait. L'offrande de tourterelles et de colombes était autorisée
chez les pauvres qui ne pouvaient offrir des animaux plus importants. Et l'on
conçoit que ces oiseaux n'étaient jamais offerts en victimes pacifiques,
celles-ci étant toujours offertes spontanément sans qu'on y fût obligé, mais
bien en holocauste ou pour le péché, sacrifices obligatoires en certains cas.
Ajoutons que les hauteurs où ces oiseaux prennent leur essor s'accordent à la
sublimité de l'holocauste, et que le caractère plaintif de leur chant convient
à des victimes offertes en sacrifice pour le péché.
10. Parmi les victimes offertes en sacrifice, l'holocauste a la
première place : il était intégralement consumé en l'honneur de Dieu et rien
n'en était mangé. La victime offerte en sacrifice pour le péché tenait le
second rang en sainteté : elle était mangée mais seulement dans l'enceinte du
temple, par les prêtres et le jour même du sacrifice. En troisième lieu
venaient les victimes pacifiques d'action de grâce, mangées le jour même, mais
dans toute la ville de Jérusalem. Au dernier rang se tenaient les victimes
pacifiques offertes en sacrifice votif, et qui pouvaient être mangées le
lendemain. Cet ordre n'est pas sans raison : car l'homme est premièrement lié
envers Dieu à cause de la majesté divine, ensuite à cause des péchés qu'il a
commis, puis à cause des bienfaits qu'il a reçus et enfin à cause des bienfaits
qu'il espère.
11. La gravité du péché dépend de la condition du pécheur, on
le sait. Aussi était-il prescrit d'offrir une victime différente pour le péché
d'un prêtre et d'un prince, ou pour celui d'un simple particulier. Remarquons
toutefois avec Maïmonide que "plus le péché était grave, plus l'animal
offert était de vile espèce ; et il explique que pour l'idolâtrie, crime le
plus grave, on offrait une chèvre, le plus vil des animaux ; que si un prêtre
avait péché par ignorance, il offrait un jeune taureau, et qu'un prince ayant
péché par négligence offrait un bouc.
12. La loi a voulu tenir compte de la pauvreté de ceux qui
offraient des sacrifices en décidant que celui qui ne pourrait disposer d'un
quadrupède offrirait du moins un oiseau, à défaut d'oiseau au moins un pain, et
à défaut de pain au moins de la farine ou des épis. Le sens figuratif de ces
dispositions est que le pain signifie le Christ, appelé "pain de vie"
dans saint Jean (6, 41.51) ; au temps de la loi naturelle, le Christ était
encore caché dans la foi des Pères comme le grain dans l'épi ; il était comme
en farine dans l'enseignement des prophètes de la loi ; ce pain fut façonné
lorsque fut assumée la nature humaine et subit l'action du feu, successivement
cuit au four, c'est-à-dire formé par le Saint Esprit dans les entrailles
virginales, cuit à la poêle par les peines qu'il endura ici-bas, et consumé en
quelque sorte sur le gril par la crucifixion.
13. Certains produits de la terre entrent dans la consommation
humaine au titre d'aliments : cette catégorie était représentée dans les
offrandes par le pain. D'autres comme boissons, catégorie représentée par le
vin. Les condiments fournissaient aux sacrifices l'huile et le sel. On offrait
enfin l'encens qui est utilisé en médecine pour ses propriétés aromatiques et
astringentes. Or le pain représente la chair du Christ, le vin son sang,
instrument de notre rédemption ; la grâce du Christ est figurée par l'huile, sa
science par le sel, sa prière par l'encens.
14. Le miel ne paraissait pas dans les sacrifices offerts à
Dieu, parce qu'il était d'usage courant dans les sacrifices idolâtriques, et
aussi parce que ceux qui veulent offrir un sacrifice à Dieu doivent s'abstenir
de toute douceur ou plaisir sensible. Pas de levain non plus, à cause du danger
de corruption et peut-être, ici encore, parce qu'on en offrait d'ordinaire dans
les sacrifices idolâtriques. On offrait le sel qui empêche la putréfaction,
puisque les sacrifices divins doivent être sans tache ; d'ailleurs le sel
signifie le discernement de la sagesse et aussi la mortification de la chair. -
Quant à l'encens, on l'offrait pour marquer la dévotion du coeur, nécessaire à
qui offre un sacrifice, et pour désigner aussi le parfum d'une bonne réputation
: car l'encens est onctueux et odoriférant. Si l'on n'offrait pas d'encens dans
le sacrifice de jalousie, c'est que celui-ci ne s'inspirait pas de la dévotion,
mais du soupçon.
Objections :
1. Il semble qu'on ne puisse assigner une raison d'être
suffisante à ce qui dans l'ancienne loi, concernait les réalités sacrées. Saint
Paul dit, dans le livre des Actes (17, 24) : "Dieu qui a fait le monde et
tout ce qu'il renferme, étant le Seigneur du ciel et de la terre, n'habite pas
dans des temples faits de main d'homme." La loi ancienne a donc eu tort
d'établir un tabernacle ou un temple pour le culte de Dieu.
2. Il était réservé au Christ de modifier le régime de la loi
ancienne. Si donc ce régime était symbolisé par la tente (ou le tabernacle),
c'était le modifier indûment que de bâtir un temple.
3. La loi divine doit avant tout engager les hommes à rendre
un culte à Dieu. Mais ce culte ne peut se développer que si l'on multiplie les
autels et les temples, comme on le voit sous la loi nouvelle. Il semble donc
que la loi ancienne n'aurait pas dû admettre un seul temple ou un seul
tabernacle, mais un grand nombre.
4. Le tabernacle ou le temple étaient ordonnés au culte de
Dieu. Mais en Dieu il faut vénérer avant tout l'unité et la simplicité. On ne
voit donc pas pourquoi il convenait que le temple ou le tabernacle fussent
divisés par des voiles.
5. La puissance du premier moteur qui est Dieu, fait sa
première apparition du côté de l'orient, où commence le premier mouvement. Si
le tabernacle était institué pour adorer Dieu, il devait donc être tourné vers
l'orient plutôt que vers l'occident.
6. Aux termes de l'Exode (20, 4), le Seigneur avait interdit
"de faire aucune image taillée ou autre représentation" ; il ne
convenait donc pas qu'il y eût dans le tabernacle ou dans le temple des images
sculptées de chérubins, sans compter l'arche et le propitiatoire, le
chandelier, la table et les deux autels, car leur présence n'avait aucun motif
raisonnable.
7. Selon l'Exode (20, 24), le Seigneur avait dit : "Vous
me ferez un autel de terre... et vous n'y monterez pas par des marches."
Or un peu plus loin la loi demande que l'autel soit fait de bois lamé d'or ou
d'airain et elle le prévoit d'une hauteur telle qu'on ne puisse y accéder que
par des degrés : "Tu me feras un autel de bois d'acacia, il aura cinq
coudées de long, autant de large et trois coudées de haut, et tu le recouvriras
d'airain" (Ex 27, 1) ; et plus loin : "Tu feras un autel de bois
d'acacia et tu le recouvriras d'or fin" (Ex 30, 1).
8. Il ne doit y avoir rien de superflu dans les oeuvres de
Dieu, puisqu'il en est déjà ainsi dans les oeuvres de la nature. Or une tente
ou une maison n'exige qu'une couverture. Il n'y avait donc pas besoin, pour le
tabernacle (qui est une tente), de plusieurs revêtements superposés, en lin, en
poil de chèvre, en peaux de bélier teintes en rouge et en peaux de dauphin.
9. La consécration extérieure signifie la sainteté intérieure
qui a son siège dans l'âme. Il ne convenait donc pas que l'on consacrât le
tabernacle et ses fournitures, qui sont des objets inanimés.
10. On lit dans le Psaume (34, 2) "Je bénirai le Seigneur
en tout temps, sa louange est à tout moment dans ma bouche." Il ne
convenait donc pas de réserver à certains jours déterminés la célébration des
fêtes qui ont pour objet de louer Dieu. Tout cela donne à penser que les
dispositions cérémonielles relatives aux réalités sacrées ne comportent pas
d'explication satisfaisante.
Cependant :
On dit dans
l'épître aux Hébreux (8, 4 s) : « Ceux qui offrent des oblations selon la
loi effectuent le service d'une copie et d'une ombre des réalités célestes,
selon la réponse donnée à Moïse lorsqu'il dut confectionner le tabernacle :
"Regarde, lui dit Dieu, et fais tout suivant le modèle qui t'a été
présenté sur la montagne." » Exprimer l'image des réalités célestes
est éminemment raisonnable ; par conséquent les prescriptions dont nous nous
occupons étaient raisonnablement fondées.
Conclusion :
L'ensemble du
culte extérieur a pour principale raison d'être d'inculquer aux hommes la
révérence envers Dieu. Or le coeur humain est ainsi fait qu'il a moins d'égard
pour ce qui se tient dans l'ordre commun et ordinaire, mais qu'il est pénétré
d'étonnement et de respect devant une supériorité qui tranche sur le reste.
C'est si vrai que l'usage s'est instauré partout, pour inspirer aux sujets le
respect des princes et des rois, de revêtir ceux-ci d'ornements plus précieux
et de mettre à leur disposition des demeures plus vastes et plus belles. Telle est
la raison pour laquelle furent affectés au culte de Dieu certains temps
déterminés, une tente spéciale, une vaisselle spéciale et des ministres
spéciaux. Ainsi les esprits seraient-ils incités envers Dieu à plus de
révérence. - D'autre part, on l'a dit, le régime de la loi ancienne avait été
fondé pour figurer le mystère du Christ. Or il faut bien que ce qui doit
figurer quelque chose comporte un élément caractéristique par lequel il en
éveille précisément l'idée. Il fallait donc qu'il y eût certaines dispositions
particulières en matière de culte divin.
Solutions :
1. Le culte divin intéresse à la fois Dieu qui est honoré, et
les hommes qui honorent Dieu. Dieu, à qui s'adresse le culte, n'est enclos dans
aucun lieu corporel, et ce n'est nullement à cause de lui qu'il fallut un
tabernacle ou un temple. Mais les hommes qui rendent le culte sont dotés d'un
corps, et c'est pour eux qu'il fallut installer un tabernacle ou un temple
spécial pour le culte divin. Tout d'abord afin que les gens qui se rassembleraient
dans un tel lieu y apportent une dévotion plus grande à la pensée qu'il était
affecté au culte de Dieu ; et ensuite parce que l'aménagement même de ce temple
ou de ce tabernacle pourrait évoquer par certains traits l'excellence de la
divinité ou de l'humanité du Christ.
C'est ce que veut
dire Salomon (1 R 8, 27) "Si le ciel et la terre ne peuvent te contenir,
que dire de cette demeure que je t'ai édifiée ?" Et il ajoute :
"jette les yeux sur cette maison dont tu as dit : "Là sera mon
nom", et exauce la supplication de ton serviteur et de ton peuple
Israël." Cela montre que le sanctuaire n'a pas été instauré comme la
demeure où Dieu serait contenu, comme s'il l'habitait corporellement, mais pour
que "le nom de Dieu y réside", c'est-à-dire pour qu'à la lumière de
ce qu'on y dirait ou ferait, Dieu y soit connu, et aussi pour que, le caractère
sacré du lieu excitant la dévotion, les prières qui y seraient faites soient
plus dignes d'être exaucées.
2. Le statut de la loi ancienne ne fut pas modifié avant le
Christ en ce qui touche l'accomplissement de la loi, car le Christ seul l'a
accomplie ; mais il connut des changements en ce qui concerne la situation du
peuple soumis à la loi. Le peuple vécut d'abord dans le désert, sans demeure
fixe ; il soutint ensuite une série de guerres avec les nations voisines ;
c'est à la fin, aux temps de David et de Salomon, que ce peuple a joui d'une
paix véritable. Et c'est alors pour la première fois que le temple fut bâti, à
l'endroit que, sur l'indication divine, Abraham avait marqué pour le sacrifice.
On lit en effet dans la Genèse (22, 2) que le Seigneur ordonna à Abraham
d'offrir son fils en holocauste "sur celle des montagnes que je
t'indiquerai" ; après quoi Abraham "appela ce lieu : "Le
Seigneur voit"", comme si Dieu avait d'avance jeté les yeux sur cet
endroit pour l'affecter au culte divin. Aussi le Deutéronome (12, 5) dit-il :
"Vous viendrez au lieu que le Seigneur votre Dieu aura choisi et vous y
offrirez vos holocaustes et vos victimes."
Si ce lieu n'avait
pas pu être marqué par la construction d'un temple avant l'époque royale,
Maïmonide en donne trois raisons : ce lieu ne devait pas tomber au pouvoir des
païens, il ne devait pas non plus être ravagé par les païens, et enfin il ne
fallait pas qu'une des tribus voulût posséder ce lieu sur son territoire, ce
qui eût provoqué contestations et disputes. Le temple ne fut donc construit que
lorsque le peuple eut un roi capable d'apaiser ces contestations. Auparavant le
culte divin utilisait le tabernacle, une tente que l'on transportait d'un
endroit à l'autre, si bien qu'apparemment il n'existait encore aucun lieu
déterminé pour le culte divin. Et voilà ce qui explique au sens littéral la
différence du tabernacle et du temple.
Mais on peut
discerner de cette dualité une raison figurative dans le symbolisme des deux
statuts. Le tabernacle mobile signifie la condition changeante de la vie
humaine, tandis que le temple, fixé et stable, signifie la condition de la vie
future qui exclut tout changement. A quoi se rattache le fait que, dans la
construction du temple, "on n'entendit aucun bruit de marteau ou de
hache", ce qui signifie qu'aucun trouble ou tumulte n'affectera la vie
future. - D'une autre façon, le tabernacle représente le régime de la loi
ancienne, et le temple de Salomon celui de la loi nouvelle, car les Juifs ont
travaillé seuls à la construction du tabernacle, tandis que les païens, venus
de Tyr et de Sidon, prirent part à l'édification du temple.
3. L'unité du sanctuaire se justifie par une raison littérale,
et par une raison figurative. La raison littérale était d'exclure l'idolâtrie.
Or les païens élevaient pour chacun de leurs dieux des temples différents ;
donc, pour affermir dans les âmes la foi en l'unité divine, Dieu voulut que les
sacrifices lui fussent offerts en un lieu unique. De plus, cette règle donnait
à entendre que le culte corporel n'avait pas de valeur par lui-même, et elle
détournait le peuple de sacrifier n'importe quand et n'importe où. Au
contraire, le culte de la loi nouvelle, où le sacrifice contient la grâce
spirituelle, a valeur par lui-même aux yeux de Dieu, et la multiplication des
autels et des temples est agréée dans la loi nouvelle. Quant au culte spirituel
consistant dans l'enseignement de la loi et des prophètes, dès la loi ancienne
divers lieux lui étaient affectés, où l'on se réunissait pour louer Dieu : on
les appelait synagogues, comme aujourd'hui on appelle églises les lieux où le
peuple chrétien se rassemble pour louer Dieu. On voit par là que nos églises
ont succédé et au Temple et aux synagogues, parce que le sacrifice de l'Église
est spirituel et qu'il n'y a plus sujet pour nous de distinguer le lieu du
sacrifice et le lieu de l'instruction. - La raison figurative de l'unité du
sanctuaire pouvait être de signifier l'unité de l'Église militante ou
triomphante.
4. Alors que l'unité du temple ou du tabernacle représentait
l'unité de Dieu ou celle de l'Église, les divisions du temple ou du tabernacle
représentaient les différentes catégories d'être soumis à Dieu et que nous utilisons
comme degrés pour nous élever à la révérence due à Dieu. Le tabernacle était
distribué en deux parties : l'une, vers le couchant, s'appelait le Saint des
saints ; l'autre, vers l'orient, le Saint, précédé lui-même d'un vestibule. Or
cette distribution comporte une double explication.
- Dans la
première, on considère le tabernacle selon qu'il est ordonné au culte divin. En
ce sens, ses différentes parties représentaient les différentes parties de
l'univers : le Saint des saints figurait la région supérieure des substances
spirituelles, et le Saint représentait le monde corporel. Le Saint était donc
séparé du Saint des saints par un voile de quatre couleurs désignant les quatre
éléments : le lin blanc, né de la terre, représente celle-ci ; le pourpre désigne
l'eau, car elle est extraite de coquillages qu'on trouve dans la mer ;
l'hyacinthe symbolise l'air par sa couleur azurée ; le cramoisi teint deux fois
évoque le feu. Et tout cela parce que la matière des quatre éléments est comme
un voile qui nous cache les substances spirituelles. - Le grand prêtre était
donc seul à entrer, une fois l'an, dans l'intérieur du tabernacle, c'est-à-dire
dans le Saint des saints, pour marquer que l'accès à ces régions supérieures
constitue la perfection finale de l'homme. Mais dans le tabernacle extérieur,
c'est-à-dire dans le Saint, les prêtres entraient tous les jours, tandis que le
peuple n'avait accès qu'au vestibule : car le vulgaire peut bien percevoir les
réalités corporelles, mais seuls les sages parviennent à la contemplation de
leurs raisons profondes.
Passant à
l'interprétation figurative, par le tabernacle extérieur, ou Saint, on
symbolise le statut de la loi ancienne, comme il ressort de l'épître aux
Hébreux (9, 6 s), puisque "les prêtres y entraient constamment pour
exercer leur fonction de sacrificateurs". Au contraire, le tabernacle
intérieur, ou Saint des saints, signifie la gloire du ciel, ou encore la
condition spirituelle de la nouvelle loi, qui est comme le prélude de la gloire
future, et le Christ nous en a ouvert l'entrée, ce que figurait l'entrée du
grand prêtre, seul, une fois l'an, dans le Saint des saints. - Pour le voile,
il figurait le mystère des sacrifices spirituels cachés sous les sacrifices
antiques. Quant à son quadruple coloris, le lin blanc désignait la pureté de la
chair, la pourpre le martyre enduré pour Dieu par les saints, le cramoisi teint
deux fois la double charité envers Dieu et envers le prochain, l'hyacinthe la
méditation des réalités célestes. - Mais dans la loi ancienne, autre était la
condition du peuple, autre celle des prêtres. Le peuple apercevait les
sacrifices corporels offerts dans le vestibule, mais les prêtres apercevaient
le sens des sacrifices car ils possédaient une foi plus explicite dans les
mystères du Christ. C'est pourquoi ils entraient dans le tabernacle extérieur.
Un rideau séparait celui-ci du vestibule, car certains aspects du mystère
chrétien, cachés aux yeux du peuple, étaient connus des prêtres sans toutefois
leur être aussi pleinement révélés qu'ils le furent plus tard sous la nouvelle
alliance, comme il ressort de l'épître aux Éphésiens (3, 5).
5. La règle de se tourner vers l'occident pour adorer fut
introduite dans la loi pour combattre l'idolâtrie, vu que tous les païens
adoraient le soleil en se tournant vers l'orient. Ézéchiel (8, 16) dénonce
certains individus "qui avaient tourné le dos au temple du Seigneur et, la
face vers l'orient, adoraient le soleil à son lever". Pour éviter cette
pratique, le Saint des saints occupait la partie occidentale du tabernacle, et
l'on adorait dans cette direction.
On peut aussi
admettre une raison figurative tout le régime ancien du tabernacle tendait à
figurer la mort du Christ, symbolisée par le coucher du soleil à quoi fait
allusion le Psaume (68, 5) : "Celui qui s'élève au-dessus du couchant,
celui-là s'appelle le Seigneur."
6. Si nous considérons les objets qui se trouvaient dans le
tabernacle, nous pouvons en donner une double raison : littérale et figurative.
1° La raison
littérale se rapporte au culte de Dieu.
a) Nous venons de
voir que le tabernacle intérieur, ou Saint des saints, représentait le monde
supérieur des substances spirituelles ; il contenait donc trois objets :
l'arche d'alliance, dans laquelle se trouvait une urne d'or renfermant de la
manne, le bâton d'Aaron qui avait fleuri et les tables où étaient écrits les
dix commandements de la loi. L'arche était placée entre deux chérubins qui se
faisaient face, et sur l'arche se trouvait une sorte de table appelée
"propitiatoire", posée sur les ailes des chérubins et comme portée
par eux, si bien qu'on se la représentait comme le trône de Dieu, du haut
duquel, à la prière du grand prêtre, il se rendait "propice" au
peuple, ce qui explique son nom. Il semblait donc que Dieu fût porté par les
chérubins comme par des serviteurs, et l'arche d'alliance se présentait comme
l'escabeau de celui qui était assis sur le propitiatoire. - Or, ces trois
objets désignent trois sortes de réalités qui appartiennent au monde supérieur.
Dieu d'abord, qui est au-dessus de tout et qui dépasse la compréhension de
toute créature. Et c'est pourquoi il n'y avait de Dieu aucune représentation,
afin de signifier qu'il est invisible ; mais on représentait son siège, car la
créature, qui elle, peut être saisie, est soumise à Dieu comme le siège l'est à
celui qui y est assis. Il y a en second lieu dans ce monde supérieur les
substances spirituelles, qu'on appelle les anges, représentés par les deux
chérubins ; ils se font vis-à-vis, pour marquer l'harmonie qui règne entre eux,
comme on le lit au livre de Job (25, 2) : "Dieu fait régner l'harmonie
dans les hautes demeures." Et l'on ne pouvait se contenter d'un seul
chérubin pour cette autre raison que la multitude des esprits célestes devait
être évoquée, détournant ainsi de leur vouer un culte ceux qui avaient appris à
vénérer le Dieu unique. Enfin, dans ce monde intelligible, sont de quelque
façon enfermées, comme la raison de l'effet dans sa cause et la raison de
l'oeuvre dans la pensée de l'artiste, les raisons de tous les êtres qui se
réalisent dans ce monde. Et telle était la signification de l'arche, car les
trois objets qu'elle renfermait représentent les trois grandeurs suprêmes de
l'ordre humain : la sagesse évoquée par les tables de l'alliance, le pouvoir
signifié par le bâton d'Aaron, la vie figurée par la manne qui en fut le
soutien. - Ou bien ces trois objets signifiaient trois attributs divins, si
l'on voit dans les tables la sagesse, dans le bâton la puissance, et dans la
manne la bonté (à cause de son goût agréable, et parce que Dieu l'avait donnée
à son peuple par miséricorde, si bien qu'on en conservait pour rappeler la
miséricorde divine). - Cette triple figure se retrouve dans la vision d'Isaïe
qui, en effet, "vit le Seigneur assis sur un trône haut et élevé", et
"des Séraphins qui l'entouraient", et "la maison toute remplie
de la gloire de Dieu", ce qui faisait dire aux Séraphins : "Toute la
terre est remplie de sa gloire." - On le voit, les Séraphins n'étaient pas
là pour être adorés, car le premier précepte l'interdisait, mais, comme on
vient de le dire, pour signifier leur qualité de serviteurs.
b) Le tabernacle
extérieur, qui représentait le monde où nous sommes, contenait aussi trois
objets : l'autel des parfums, juste en face de l'arche ; la table où étaient
posés les douze pains de proposition, vers le nord ; le chandelier, vers le
sud. Ils correspondaient aux trois objets renfermés dans l'arche, mais leur
symbolisme était plus apparent. En effet, pour que la sagesse humaine,
personnifiée par les prêtres accédant au tabernacle, parvienne à saisir les
raisons des choses, ces raisons doivent en venir à se révéler plus clairement
qu'elles ne font dans la pensée de Dieu ou des anges. Et donc le chandelier
désignait, à la manière d'un signe sensible, la sagesse exprimée en termes
intelligibles dans les tables de la loi. L'autel des parfums signifiait le
ministère des prêtres à qui il appartient de mener le peuple à Dieu, ce qui
était aussi la signification du bâton d'Aaron : sur cet autel en effet on
brûlait un encens de bonne odeur qui représentait la sainteté d'un peuple
agréable à Dieu, selon l'Apocalypse (8, 4) qui compare la fumée des parfums aux
bonnes oeuvres de saints. Et ce n'est pas sans raison que la dignité
sacerdotale était signifiée dans l'arche par le bâton et dans le tabernacle
extérieur par l'autel des parfums, car le prêtre, médiateur entre Dieu et le
peuple, gouverne d'une part celui-ci au nom de l'autorité divine, ce qui est
marqué par le bâton, et d'autre part fait monter vers Dieu, comme sur l'autel
des parfums, l'offrande des fruits de son ministère, c'est-à-dire la sainteté
du peuple. - La table des pains, comme la manne, représente l'aliment de la
vie, mais le pain est une nourriture plus ordinaire et plus grossière, la manne
est plus savoureuse et plus délicate. - Il convenait que le chandelier fût
placé au sud et la table au nord, s'il est vrai que le midi est la partie
droite et le nord la partie gauche de l'univers, comme le pense Aristote ; car
la sagesse ainsi que les autres biens spirituels méritent d'être à droite et la
nourriture temporelle à gauche, suivant le mot des Proverbes (3, 16) : "A
sa gauche sont la richesse et la gloire." Quant au pouvoir sacerdotal, il
occupe le milieu entre les biens temporels et la sagesse spirituelle, parce qu'il
dispense celle-ci comme ceux-là.
On peut d'ailleurs
donner de tous ces objets une explication plus littérale encore. L'arche
renfermait les tables de la loi, pour éviter que la loi ne tombât dans l'oubli,
selon l'Exode (24, 12) : "Dieu dit à Moïse : je te donnerai deux tables de
pierre avec la loi et les dix commandements que j'ai écrits, et tu en
instruiras les fils d'Israël." - Le bâton d'Aaron y était placé pour
réprimer au sein du peuple tout dissentiment relatif au sacerdoce d'Aaron,
comme nous lisons dans les Nombres (17, 10) : "Replace, dit encore Dieu à
Moïse, le bâton d'Aaron dans le tabernacle du témoignage, pour qu'il soit gardé
en signe de la rébellion des fils d'Israël." - La manne, à son tour, était
conservée dans l'arche pour rappeler le bienfait accordé par le Seigneur à son
peuple dans le désert, comme il est raconté dans l'Exode (16, 32) :
"Emplis de manne un gomor, et qu'on le garde à l'avenir pour que les
générations futures sachent de quel pain je vous ai nourris dans le désert."
- Le chandelier était destiné à l'ornementation du tabernacle, un brillant
éclairage contribuant à la splendeur d'une maison. Au dire de Josèphe ses sept
branches évoquaient les sept planètes qui éclairent l'univers. C'est pourquoi
le chandelier était placé au sud, vu que pour nous la course des planètes
commence de ce côté. - L'autel des parfums était destiné à entretenir
constamment dans le tabernacle un nuage d'agréable odeur, tant à cause de la
vénération due au lieu que pour combattre une puanteur rendue inévitable par le
sang versé et les bêtes immolées. Ce qui sent mauvais, on le repousse en effet
comme de l'ordure, tandis qu'on attache un prix spécial à ce qui sent bon. - La
table était là pour signifier que les prêtres affectés au service du temple devaient
trouver dans le temple leur subsistance, c'est pourquoi les douze pains qu'elle
portait, en mémoire des douze tribus, ne devaient être consommés que par les
prêtres, comme dit saint Matthieu (12, 4). La table n'était pas placée en plein
milieu devant le propitiatoire, car il fallait exclure un rite idolâtrique :
dans leurs fêtes en l'honneur de la lune, les païens avançaient une table en
face de leur idole ce qui faisait dire à Jérémie (7, 18) : "Les femmes
pétrissent la pâte pour faire des galettes à la reine du ciel."
c) Dans le vestibule
enfin, en dehors du tabernacle, se trouvait l'autel des holocaustes où l'on
offrait à Dieu en sacrifice certains biens appartenant au peuple. Le peuple qui
les offrait à Dieu par le ministère des prêtres avait donc accès au vestibule,
tandis que seuls les prêtres, à qui il appartenait d'offrir le peuple à Dieu
pouvaient s'approcher de l'autel intérieur où l'on offrait à Dieu précisément
la dévotion et la sainteté du peuple. Mais cet autel était placé dans le vestibule,
en dehors du tabernacle, pour écarter le culte idolâtrique, car les païens,
pour sacrifier aux idoles, dressaient leurs autels à l'intérieur des temples.
2° Le sens
figuratif de toutes ces prescriptions peut se dégager du rapport que le
tabernacle soutient avec le Christ qu'il figurait. Mais observons que plusieurs
sortes de figures ont été voulues dans le temple pour symboliser le Christ,
afin de marquer ainsi l'insuffisance des figures légales. Le Christ est en
effet désigné par le propitiatoire, parce qu'il est, selon l'expression de saint
Jean dans sa première épître (2, 2), "propitiation pour nos péchés".
- Ce propitiatoire est à juste titre porté par les chérubins, parce qu'il est
écrit dans l'épître aux Hébreux (1, 6) : "Que tous les anges l'adorent."
- Il est aussi désigné par l'arche, confectionnée de bois précieux, comme le
corps du Christ était constitué de membres très purs ; et toute couverte d'or,
comme le Christ était rempli de sagesse et de charité, ce que symbolise l'or.
On trouvait dans l'arche une urne d'or, c'est-à-dire une âme sainte, contenant
la manne, c'est-à-dire "toute la plénitude de la divinité" (Col 2,
9). On y trouvait aussi le bâton d'Aaron, emblème du pouvoir sacerdotal, parce
que le Christ a été fait "prêtre pour l'éternité" (He 6, 20) ; les
tables de l'alliance, indiquant que le Christ est lui-même législateur. - Le
Christ encore, lui qui a dit : "je suis la lumière du monde", est
représenté par le chandelier, dont les sept lampes représentent les sept dons
du Saint Esprit. La table à son tour figure le Christ, nourriture spirituelle,
lui qui a dit : "je suis le pain de vie", tandis que les douze pains
de proposition désignent les douze Apôtres ou les articles qu'ils ont
enseignés. On pourrait aussi voir dans le chandelier et dans la table la
doctrine et la foi de l'Église, qui dispense aussi lumière et réfection
spirituelle. - Et c'est encore le Christ qui est représenté par les deux autels
des holocaustes et des parfums, car c'est par lui que nous devons offrir à Dieu
toutes nos oeuvres vertueuses, soit celles qui mortifient notre chair en une
offrande qui évoque l'autel des holocaustes, soit celles que, à un degré
supérieur de perfection et par leurs désirs spirituels, les âmes avancées
offrent à Dieu dans le Christ comme sur l'autel des parfums, selon
l'exhortation de l'épître aux Hébreux (13, 15) : "Offrons donc à Dieu par
lui un sacrifice perpétuel de louange."
7. Le Seigneur ordonna de construire un autel pour l'offrande
des sacrifices et des dons, en vue de l'honneur de Dieu et pour la subsistance
des ministres affectés au service du tabernacle. Or la construction de l'autel
fut de la part du Seigneur l'objet de deux ordonnances. L'une est présentée par
l'Exode au début de la loi (20, 24 s) : Dieu y ordonne de faire un autel de
terre, ou au moins de pierres brutes, et de ne pas le faire si élevé qu'on
doive y monter par des degrés. Il s'agissait par là de repousser une pratique
du culte idolâtrique, les païens construisant des autels ornés et fort élevés,
où ils croyaient que résidait quelque chose de la sainteté et de la majesté
divine. Pour un motif du même ordre, Dieu ordonna aussi selon le Deutéronome
(16, 21) : "Tu ne planteras pas de bois sacré ni aucun arbre près de
l'autel du Seigneur ton Dieu", car les idolâtres sacrifiaient volontiers
sous des arbres, pour l'agrément du site ombragé. - Mais ces prescriptions
comportaient aussi une raison figurative : le Christ est notre autel et selon
son humanité il nous faut confesser que sa nature charnelle est véritable, ce
qui est faire un autel de terre ; et selon sa divinité nous devons confesser
qu'il est l'égal du Père, ce qui est ne pas monter à l'autel par des degrés.
Et, de plus, auprès du Christ nous ne devons pas accueillir l'enseignement des
païens qui porte au libertinage.
Mais une fois
établi ce tabernacle pour l'honneur de Dieu, ces risques d'idolâtrie n'étaient
plus à redouter. Aussi le Seigneur commanda-t-il de fabriquer en airain l'autel
des holocaustes, exposé à la vue du peuple, et en or l'autel des parfums,
visible aux seuls prêtres. L'airain n'est pas tellement précieux que le peuple
pût de ce fait être tenté d'idolâtrie.
Cependant, à
l'appui de ce précepte : "Tu ne monteras pas à mon autel par des
degrés", l'Exode (20, 26) ajoute ce motif : "afin que ta nudité ne
soit pas découverte". On doit observer que cette prescription tendait,
elle aussi, à combattre l'idolâtrie, car dans les cultes priapiques les païens
découvraient leurs parties honteuses aux yeux du peuple. Ultérieurement il fut
enjoint aux prêtres de revêtir des caleçons qui les couvraient, et il n'y eut
plus d'inconvénient à établir cet autel élevé où les prêtres, au moment
d'offrir le sacrifice, montaient par des gradins de bois, non pas fixes, mais
mobiles.
8. Le gros oeuvre du tabernacle était constitué de panneaux
posés de chant et recouverts intérieurement de certaines tentures où se
mariaient quatre couleurs : de lin retors, de violet, de pourpre et de cramoisi
teint deux fois. Ces tentures ne revêtaient que les parois, et le plafond était
tendu d'un premier revêtement en peaux de dauphin violettes, puis d'un second
revêtement en peaux de bélier teintes en rouge, et enfin d'un troisième en
couvertures de poil de chèvre qui non seulement couvraient le dessus du
tabernacle, mais retombaient jusqu'à terre en dissimulant extérieurement les
panneaux du tabernacle. De tous ces revêtements, la raison littérale commune
était de décorer et de protéger le tabernacle afin d'en inspirer le respect.
Dans le détail, si l'on en croit certains auteurs, les tentures représentaient
le ciel astral tout diapré d'étoiles diverses ; les peaux de chèvre, les eaux
qui sont au-dessus du firmament ; les peaux teintes en rouge, le ciel empyrée
où résident les anges ; les peaux de teinte violette, le ciel de la sainte Trinité.
La raison
figurative consiste à voir dans les panneaux qui formaient le tabernacle le
symbole des fidèles du Christ qui constituent l'édifice de l'Église. Ces
panneaux étaient antérieurement recouverts de tentures en quatre couleurs, à
cause des quatre vertus qui décorent antérieurement les fidèles ; car, au dire
de la Glose, "le lin retors signifie la chair brillant de chasteté ; le
violet, l'âme avide des biens célestes ; la pourpre, la chair soumise aux
tortures ; le cramoisi teint deux fois, l'âme qui à travers les tourments
rayonne d'amour pour Dieu et pour le prochain". Les revêtements du
toit désignent les prélats et les docteurs en qui doivent briller des moeurs
célestes, figurées par les peaux violettes ; l'empressement au martyre, que figurent
les peaux teintes en rouge ; l'austérité de vie et le support des adversités,
qui sont signifiés par les couvertures en poil de chèvre, exposées, comme
l'explique la Glose, aux vents et à la pluie.
9. La consécration du tabernacle et de ses accessoires avait
littéralement pour motif de leur attirer plus de respect, cette consécration
les affectant au culte divin. - Au sens figuratif, elle signifiait la
consécration spirituelle du tabernacle vivant, c’est-à-dire des fidèles qui
constituent l'Église du Christ.
10. Il ressort du livre des Nombres (28 et 29) que la loi
ancienne connaissait sept solennités revenant à date fixe, et une solennité
ininterrompue. Il y avait en effet une fête continuelle, car tous les jours,
soir et matin, on immolait un agneau et, par cette célébration ininterrompue du
sacrifice perpétuel, était symbolisée la perpétuité de la béatitude divine.
Parmi les fêtes
périodiques, il y avait d'abord celle qui se renouvelait chaque semaine ;
C'était la solennité du sabbat, célébrée comme nous l'avons dit pour rappeler
le souvenir de la création. - Une autre revenait chaque mois, c'était la
néoménie, dont la célébration rappelait l'action du gouvernement divin, car en
ce bas monde la plupart des changements sont liés à des mouvements lunaires. Et
si l'on célébrait cette fête à la nouvelle lune et non pas à la pleine lune,
c'était pour s'opposer au culte idolâtrique dont les sectateurs sacrifiaient à
la lune en son plein. - Les deux bienfaits en question intéressant tout le
genre humain, ces fêtes devaient revenir fréquemment.
Les cinq autres se
célébraient une fois l'an et rappelaient le souvenir de bienfaits octroyés
spécialement à ce peuple. La fête de Pâque, célébrée au premier mois, rappelait
la délivrance de l'esclavage d'Égypte ; la Pentecôte, cinquante jours plus
tard, le don de la loi. Les trois dernières se célébraient toutes au cours du
septième mois, qui comme le septième jour se passait chez les juifs presque
entièrement en fêtes. Donc, le premier jour de ce mois avait lieu la fête des
Trompettes, en souvenir de la délivrance d'Isaac au moment où Abraham aperçut
un bélier pris par les cornes ; celles-ci étaient évoquées par les cornes
utilisées comme trompettes. - Mais cette fête des Trompettes n'était guère
qu'une invitation à se préparer pour la suivante, la fête de l'Expiation, qui
avait lieu le dixième jour du mois. Le bienfait qu'elle rappelait était
qu'après l'adoration du veau d'or, Dieu, sur la prière de Moïse, avait fait
grâce au peuple pour son péché. - Celui que rappelait la fête suivante, dite
des Tentes, ou Scénopégie, et qui durait sept jours, était que Dieu avait
protégé et guidé son peuple dans le désert, où l'on avait vécu sous la tente.
Il fallait durant cette fête se munir du fruit d'un des plus beaux arbres, le
citronnier, et d'une plante à l'épaisse frondaison, le myrte, tous deux
dégageant un fort parfum ; ainsi que de branches de palmiers et de saules du
torrent, l'un et l'autre toujours verts et qui d'ailleurs pousseraient dans la
terre promise. On signifiait par là qu'à travers un pays désert Dieu avait
conduit son peuple vers une terre de délices. - Une autre fête, celle de
l'Assemblée et de la Collecte, se célébrait le huitième jour, pendant laquelle
on demandait au peuple de réunir toutes les ressources nécessaires aux dépenses
du culte divin, ce qui représentait le bienfait de l'unité et de la paix assuré
au peuple dans la terre promise.
Ces fêtes ont
aussi une explication figurative. Le sacrifice quotidien symbolise la
perpétuité du Christ, Agneau de Dieu, selon l'épître aux Hébreux (13, 8) :
"Jésus Christ est le même hier, aujourd'hui et dans tous les
siècles". - Le sabbat désigne le repos spirituel qui nous est procuré par
le Christ, comme le dit ailleurs (4, 1-11) la même épître. - La Néoménie, qui
marque le début d'une phase nouvelle de la lune représente les débuts de
l'Église illuminée par le Christ lorsqu'il prêchait et faisait des miracles. -
La fête de la Pentecôte désigne la descente du Saint Esprit sur les Apôtres. -
La fête des Trompettes signifie la prédication apostolique. - La fête de
l'Expiation, le peuple chrétien purifié de ses péchés par le Christ. La
fête des Tentes montre ce peuple pérégrinant en ce monde, où il avance par le
progrès dans les vertus. La fête de l'Assemblée et de la Collecte évoque le
rassemblement des fidèles dans le Royaume des cieux, et c'est pourquoi cette
fête était qualifiée de très sainte. D'autre part, ces trois dernières fêtes se
suivaient sans interruption parce que, dès que les vices sont expiés, il faut
croître dans la vertu jusqu'à ce qu'on parvienne à la vision de Dieu, comme il
ressort du Psaume (84, 8).
Objections :
1. Il semble qu'on ne puisse leur donner une raison d'être
satisfaisante. En effet, les rites du culte divin ne doivent pas ressembler aux
pratiques des idolâtres, car nous lisons (Dt 12, 31) : "Tu n'agiras pas
ainsi avec le Seigneur ton Dieu : ce que les nations faisaient en l'honneur de
leurs dieux, c'étaient toutes les abominations que le Seigneur a en
horreur." Mais les sectateurs des idoles, au cours de leurs cérémonies, se
faisaient des incisions jusqu'à l'effusion du sang, comme on peut le lire au
premier livre des Rois (18, 28) : "Ils s'entaillaient selon leur coutume,
avec des épées et avec des lances, jusqu'à être couverts de sang." C'est
pour cela que le Seigneur a prescrit (Dt 14, l) : "Ne vous faites pas
d'incisions et ne vous tondez pas pour un décès." La loi prescrivant la
circoncision n'était donc pas admissible.
2. Le déroulement du culte divin doit être empreint de
noblesse et de gravité, selon le Psaume (35, 18) : "je te rendrai grâce
dans la grande assemblée." C'est au contraire une manifestation de
légèreté que de manger à la hâte, et l'on ne peut approuver le précepte (Ex 12,
11) qui enjoint de manger ainsi l'agneau pascal, sans compter beaucoup d'autres
prescriptions alimentaires qui paraissent totalement dénuées de raison.
3. Les sacrements de la loi ancienne sont la figure des
sacrements de la loi nouvelle. Donc, si l'agneau pascal représente le sacrement
de l'eucharistie, comme il ressort de la première aux Corinthiens (5, 7) :
"Le Christ, notre Pâque, a été immolé", on s'attendrait à trouver
aussi dans la loi des sacrements préfigurant les autres sacrements de la loi
nouvelle, comme la confirmation, l'extrême onction, le mariage, etc.
4. On ne conçoit raisonnablement de purification que s'il y a
souillure. Mais aux yeux de Dieu rien de corporel n'est à considérer comme
impur, puisque tout corps est une créature de Dieu et que, selon saint Paul (1
Tm 4, 4), "toute créature est bonne et il ne faut rien rejeter de ce qui
est reçu avec action de grâce". Il n'y avait donc aucune raison de se
purifier pour avoir touché un cadavre ou toute autre impureté d'ordre physique.
5. - "L'impur, que peut-il purifier ?" lisons-nous
dans l'Ecclésiastique (34, 4). Or la cendre d'une vache rousse consumée par le
feu était impure, puisqu'elle communiquait l'impureté ; car le prêtre qui
immolait la bête était souillé jusqu'au soir, de même celui qui la brûlait, et
aussi celui qui en recueillait les cendres, comme dit le livre des Nombres (19,
7 s.). On ne comprend donc pas le précepte de répandre cette cendre sur ceux
qui sont souillés, pour les purifier.
6. Non seulement rien d'impur ne peut purifier l'homme, mais
le péché n'est pas une réalité corporelle que l'on puisse transporter d'un lieu
à un autre. Il est dès lors étrange de voir, pour l'expiation des péchés du
peuple, le prêtre imposer les péchés des fils d'Israël à un bouc qui devait les
emporter dans le désert ; d'autant qu'on était souillé et qu'on devait laver
dans l'eau son corps et ses vêtements, lorsque dans le rite des purifications
on avait brûlé un autre bouc, en dehors du camp, en même temps qu'un veau.
7. Ce qui est déjà pur n'a plus besoin d'être purifié. Il est
donc anormal, quand on a purifié la lèpre d'un homme ou d'une maison, de
prescrire une autre purification (Lv 14).
8. Ce n'est pas une ablution corporelle ni le fait de raser
des poils qui peut purifier d'une souillure spirituelle. On ne s'explique pas
que le Seigneur ait ordonné de confectionner un bassin d'airain avec sa base,
où les prêtres se laveraient les mains et les pieds au moment d'entrer dans le
tabernacle, selon l'Exode (30) ; ou ce qui est demandé par le livre des Nombres
(8, 7) : que les lévites dussent être aspergés d'eau lustrale et rasés par tout
le corps.
9. Le supérieur ne reçoit pas sa sainteté de l'inférieur. La
consécration des prêtres et des grands prêtres telle que la décrit le Lévitique
(8) ou celle des lévites telle que la présentent les Nombres (8, 5), ne pouvait
donc raisonnablement se faire par des onctions corporelles ni par des
sacrifices ou offrandes matérielles.
10. "L'homme, lisons-nous au premier livre de Samuel (16,
7), considère ce qui paraît, mais Dieu pénètre le coeur." Or l'état du
corps, ou les vêtements, ce sont choses qui paraissent extérieurement. Il n'y
avait donc pas lieu de réserver aux prêtres de tout grade certains vêtements
déterminés, dont le détail se trouve dans l'Exode (28). Il n'y avait non plus
aucune raison d'interdire à quelqu'un le sacerdoce à cause d'une infirmité
corporelle, comme le veut le Lévitique (21, 17) : "Aucun homme d'entre les
familles de la race n'offrira les pains à son Dieu s'il a quelque tare, s'il
est aveugle, boiteux, etc." Bref, les sacrements de la loi ancienne
semblent dénués de tout fondement raisonnable.
Cependant :
Il est écrit au
Lévitique (20, 8) : "C'est moi, le Seigneur, qui vous sanctifie."
Mais rien de ce que Dieu fait n'est fait sans raison, comme le dit le Psaume
(104, 24) : "Tu as fait toutes choses avec sagesse." Donc, dans les
sacrements de la loi ancienne, qui étaient destinés à la sanctification des
hommes, rien ne manquait de motif raisonnable.
Conclusion :
On l'a dit
précédemment, le nom de "sacrements" appartient proprement aux rites
consécratoires dont la vertu députait en quelque façon au culte divin. Or le
culte divin regardait bien, d'une manière générale, le peuple tout entier, mais
il regardait à un titre spécial les prêtres et les lévites, en qualité de
ministres du culte. Il y avait donc, parmi les sacrements de la loi ancienne
dont nous nous occupons, ceux qui intéressaient tout le peuple, et ceux qui
étaient réservés aux ministres. Les uns et les autres satisfaisaient à une
triple exigence. Il fallait d'abord mettre le sujet en état de rendre un culte
à Dieu. En général et pour tous, cela se faisait par la circoncision, sans laquelle nul n'était admis à aucun des rites
de la loi ; et pour les prêtres, par la consécration
sacerdotale. - En second lieu, il fallait exercer les actes
caractéristiques du culte divin : c'était pour le peuple la manducation de l'agneau pascal, à quoi nul incirconcis n'était
admis, comme le précise l'Exode (12, 43), et pour les prêtres c'était
l'oblation des victimes et la consommation des pains de propositions et des
autres dons qui leur revenaient. - Enfin, il fallait écarter tout ce qui
pouvait leur interdire l'accès au culte divin, c'est-à-dire les impuretés. A
cela répondait pour l'ensemble du peuple l'institution de purifications touchant certaines souillures extérieures, et les
rites d'expiation des péchés ; et pour les prêtres et lévites la règle de se laver
les mains et les pieds et de se raser le poil.
Tout cela avait
son explication raisonnable, soit littérale, en rapport avec le culte divin de
l'époque, soit figurative, en rapport avec le Christ. On s'en convaincra en
examinant le détail de ces dispositions.
Solutions :
1. La circoncision eut pour principale cause littérale d'être
une protestation de la foi en un seul Dieu. Et parce qu’Abraham fut le premier
à se séparer des infidèles en quittant sa maison et sa parenté, il fut le
premier à recevoir la circoncision. Telle est la raison marquée par l'Apôtre
(4, 9) : "Abraham reçut le signe de la circoncision, sceau de la justice
de la foi qu'il reçut incirconcis." Comment cela ? Il est écrit : "Sa
foi lui fut comptée à justice" du fait que, "espérant contre
l'espérance", c'est-à-dire par une espérance fondée sur la grâce contre
une espérance fondée sur la nature, "il crut qu'il deviendrait le père de
beaucoup de nations", alors qu'il était un vieillard et que sa femme était
âgée et stérile. Pour que cette protestation de foi d'Abraham et le désir de
l'imiter fussent ancrés au coeur des Juifs, ils reçurent dans leur chair un
signe qu'ils ne pourraient oublier : "Mon alliance, dit Dieu, selon la
Genèse (17, 13), sera dans votre chair une alliance éternelle." La
circoncision se pratiquait le huitième jour, parce que plus tôt l'enfant est
encore fragile, qu'on aurait pu le blesser grièvement et qu'il n'était pas
encore considéré comme pleinement constitué. L'offrande des animaux ne se
faisait pas non plus avant le huitième jour. Mais on ne pratiquait pas plus
tard le signe de la circoncision, parce que d'aucuns s'y seraient dérobés par
crainte de la souffrance et que les parents auraient été tentés d'y soustraire
leurs enfants, car ils ont pour eux plus d'affection à mesure qu'ils les voient
grandir et qu'ils ont vécu davantage avec eux. - Une autre raison pouvait être
d'affaiblir la concupiscence dans l'organe intéressé. - Une troisième de
tourner en dérision les cultes de Venus et de Priape, qui vénéraient cette
partie du corps. - Au reste, les entailles interdites par le Seigneur sont
celles qui intervenaient dans les cultes idolâtriques et on ne peut leur
assimiler la circoncision.
Selon le sens
figuratif, la circoncision signifiait que le Christ devait supprimer toute
corruption, ce qui sera complètement achevé au huitième âge du monde, celui de
la résurrection. Et comme toute corruption de coulpe et de peine dérive en
nous, par voie d'origine charnelle, du péché de notre premier père, la
circoncision devait se faire au membre qui sert à la génération. C'est ainsi
que l'entend saint Paul (Col. 2, 11) : "Vous avez été circoncis dans le
Christ, d'une circoncision où la main de l'homme n'est pour rien, et qui vous a
dépouillés du corps charnel : telle est la circoncision de notre Seigneur jésus
Christ."
2. Le repas pascal avait pour raison littérale de, rappeler ce
bienfait divin que fut la sortie d’Égypte, et ceux qui célébraient ce repas
faisaient ainsi profession d'appartenir au peuple que Dieu s'était choisi en le
tirant d'Égypte. Lors de cette délivrance, il fut prescrit aux Hébreux de
frotter du sang d'un agneau le linteau des portes de leurs demeures, par quoi
ils se désolidarisaient explicitement du rite des Égyptiens qui vénéraient le
bélier. Et par suite, grâce au sang de l'agneau répandu ou frotté sur les
linteaux, ils furent préservés de l'extermination qui allait frapper les
Égyptiens.
L'exode d'Égypte
offrait deux particularités : la hâte des partants, pressés par les Égyptiens
de s'en aller au plus vite, comme le raconte le chapitre 12 de l'Exode, et le
danger, pour celui qui ne se serait pas hâté de partir avec le gros du peuple,
d'être tué par les Égyptiens. Cette hâte était désignée d'abord par la nature
même des mets ; il était prescrit de manger des pains sans levain, pour
signifier que la pâte n'avait pu lever, les Égyptiens précipitant le départ ;
de manger la viande rôtie, manière la plus rapide de l'accommoder, et sans en
briser un seul os, vu qu'on n'en avait pas le loisir. Le comportement des
convives trahit aussi cette hâte : "les reins ceints, les sandales aux
pieds, le bâton à la main, vous mangerez rapidement" ; ce qui révèle à
l'évidence des voyageurs sur le départ. Une autre prescription va dans le même
sens : "Vous mangerez dans la maison même, et vous ne porterez pas de
morceaux au-dehors", parce que l'urgence ne laissait pas le loisir
d'échanger des politesses entre voisins. - L'autre trait de la sortie d'Égypte
rappelé par ce repas, les amertumes dont ils avaient été abreuvés dans ce pays,
était signifié par les herbes amères.
La raison
figurative de la Pâque se découvre aisément : l'immolation de l'agneau
représentait l'immolation du Christ, selon la formule de saint Paul : "Le
Christ notre Pâque a été immolé" (1 Co 5, 7). Le sang de l'agneau, qui
préservait de l'extermination ceux qui en avaient marqué le linteau de leur
porte, signifie la foi en la passion du Christ dans le coeur et la bouche des
croyants, foi qui nous délivre du péché et de la mort, comme le dit saint Pierre
dans sa première lettre (1, 18) : "Vous avez été rachetés par le sang
précieux de l'Agneau sans tache." Ces viandes qu'on mangeait signifiaient
la manducation du Corps du Christ dans le Sacrement. On les mangeait rôties au
feu, pour symboliser la passion ou la charité du Christ ; avec du pain sans
levain, pour représenter la pureté de vie des fidèles qui prennent le Corps du
Christ, selon le mot de saint Paul (1 Co 5, 8) : "Célébrons la Pâque avec
les azymes de la pureté et de la vérité." On y ajoutait les herbes amères,
pour marquer qu'il est nécessaire à ceux qui prennent le Corps du Christ de se
repentir de leurs péchés. Les reins doivent être ceints de la ceinture de
chasteté. Les sandales aux pieds sont les exemples des Pères qui ont vécu
autrefois. Les bâtons tenus à la main symbolisent la vigilance pastorale.
Enfin, il est prescrit de manger l'agneau pascal dans la maison, c'est-à-dire
dans l'Église catholique et non dans les conventicules des hérétiques.
3. Un certain nombre de sacrements de la loi nouvelle eurent
dans la loi ancienne leur correspondant figuratif. La circoncision correspond
au baptême, sacrement de la foi : "Vous avez reçu la circoncision de Notre
Seigneur jésus Christ, ensevelis avec lui par le baptême" (Col 2, 11). Le
repas de l'agneau pascal a pour pendant le sacrement de l'eucharistie dans la
loi nouvelle. A l'ensemble des purifications de la loi ancienne répond
maintenant le sacrement de pénitence, et à la consécration des pontifes et des
prêtres le sacrement de l'ordre.
Mais le sacrement
de la confirmation, signe de la plénitude de la grâce, ne pouvait avoir aucun
correspondant parmi les sacrements de la loi ancienne ; ce n'était pas encore
le temps de la plénitude, puisque, dit l'épître aux Hébreux (7, 19), "la
loi n'a amené personne à la perfection". Pas davantage le sacrement de
l'extrême-onction, parce qu'il dispose immédiatement à entrer dans la gloire et
que sous la loi ancienne le prix n'était pas encore payé qui devait en ouvrir
l'accès. - Quant au mariage, il existait bien sous la loi ancienne en tant que
fonction de nature, mais non comme sacrement de l'union du Christ et de
l'Église, cette union n'étant pas encore réalisée. C'est si vrai que la loi
ancienne admettait l'acte de répudiation, ce qui contredit le sens même du sacrement.
4. Au sujet des purifications de la loi ancienne, on a vu dans
la réponse qu'elles étaient destinées à écarter les empêchements à l'exercice
du culte divin. Mais il y a deux sortes de culte : le culte spirituel qui
consiste dans le don de l'esprit à Dieu et le culte corporel qui réside dans
les sacrifices, offrandes, etc. L'empêchement au culte spirituel, c'est le
péché par quoi les hommes étaient réputés souillés, comme par l'idolâtrie,
l'homicide, l'adultère et l'inceste. De ces souillures les hommes se
purifiaient au moyen de certains sacrifices offerts officiellement au nom de
toute la collectivité, ou encore pour les péchés de simples particuliers. Non
que ces sacrifices charnels eussent par eux-mêmes la vertu d'expier le péché,
mais ils signifiaient l'expiation des péchés qui serait réalisée par le Christ,
et à laquelle participaient déjà les anciens quand ils protestaient de leur foi
au Rédempteur sous la figure des sacrifices.
Quant au culte
extérieur, l'empêchement venait d'un certain nombre d'impuretés corporelles,
qui pouvaient affecter les hommes, mais aussi, secondairement, les maisons, les
vêtements, les animaux et les ustensiles. Les hommes pouvaient être réputés
impurs pour une raison personnelle, ou par suite d'un contact avec des choses
impures. Du premier point de vue, on considérait comme impur tout ce qui était
déjà touché par la corruption ou qui en était menacé ; il s'ensuit qu'un
cadavre humain était considéré comme impur, car la mort est une corruption. De
même, la lèpre étant provoquée par une corruption des humeurs qui s'échappent
du corps et répandent une contagion, les lépreux étaient réputés impurs. Et de
même les femmes, lorsqu'elles avaient un écoulement de sang, qu’il s’agisse
d’une manifestation morbide ou d’un phénomène naturel comme lors de leurs
règles ou de l'accouchement. Et pour la même raison étaient réputés impurs les
hommes qui avaient un flux spermatique, que ce fût par maladie, ou dans une
pollution nocturne ou dans l'acte générateur, car toute émission de liquide
dans ces conditions entachait l'homme d'une sorte d'impureté. - En outre
l'homme en contractait une s'il touchait quoi que ce fût d'impur.
Cette première
catégorie d'impuretés avait une signification littérale aussi bien que
figurative. Au sens littéral, elles accentuaient le respect dû au culte divin.
En effet, on ne manie pas volontiers les objets précieux quand on est malpropre
; en outre, les choses saintes étaient d'autant plus vénérées qu'on s'en
approchait moins souvent, car, parvenant rarement à éviter tant d'occasions de
souillure, on se trouvait rarement à même d'entrer en contact avec des réalités
du culte divin et ainsi, quand cela arrivait, on le faisait avec plus de
respect et d'un coeur plus humble. - Dans certains cas il y avait une autre
raison littérale : éviter que certains ne soient écartés du culte divin parce
qu'ils fuiraient la compagnie des lépreux ou d'autres malades du même genre,
dont l'affection est horrible et contagieuse. - La raison, parfois encore,
était d'évincer le culte idolâtrique, parce que les païens, dans le rituel de
leurs sacrifices, usaient occasionnellement de sang et de sperme humain. -
Toutes ces impuretés corporelles, du reste, se purifiaient par une simple
aspersion d'eau ou, pour les plus importantes, par un sacrifice destiné à
expier le péché qui avait provoqué l'infirmité en question.
Au sens figuratif
ces impuretés extérieures représentaient divers péchés. La mort spirituelle
provoquée en général par toute espèce de péché est signifiée par l'impureté du
cadavre ; celle de la lèpre représente la souillure de la doctrine hérétique,
soit parce que l'hérésie est contagieuse comme la lèpre, soit parce qu'il n'est
point de doctrine fausse où ne se mêle quelque élément de vérité, de même que
sur la peau du lépreux il y a une juxtaposition de taches et de parties
intègres. Les pertes sanglantes de la femme désignent la souillure de
l'idolâtrie à cause du sang des sacrifices ; le flux spermatique de l'homme
symbolise la souillure des paroles oiseuses, car il est écrit en saint Luc (8,
11) que "la semence est la parole de Dieu". L'impureté provoquée par
l'acte conjugal et par l'accouchement signifie la souillure du péché d'origine.
L'impureté périodique de la femme représente celle de l'esprit efféminé par les
voluptés. Enfin d'une manière générale, la souillure qui résulte du contact
d'une chose impure désigne l'impureté contractée par le consentement au péché
d'autrui, selon saint Paul (2 Co 6, 17) : "Fuyez leur compagnie,
écartez-vous d'eux et ne touchez rien de souillé."
Observons que
cette souillure par contact se communiquait aussi aux êtres inanimés, car tout
ce que touchait une personne impure devenait impur. En cela la loi était plus
douce que les superstitions des pa7iens, pour qui la souillure se propageait
non seulement par contact avec l'être impur, mais même par une conversation ou
par un simple regard. Maïmonide fait cette remarque à propos de l'impureté
périodique de la femme. - En tout cas, par cette contagion d'impureté est
évoquée mystiquement cette vérité que nous lisons dans la Sagesse (14, 9) :
"Dieu déteste également l'impie et son impiété."
Mais il y avait
aussi une sorte d'impureté qui affectait les objets inanimés eux-mêmes, telle
que la lèpre des maisons et celle des vêtements. De même en effet que cette
maladie atteint les hommes par suite d'une corruption des humeurs gâtant et
détruisant les tissus, il se produit parfois une corruption, un excès
d'humidité ou de sécheresse, qui ronge les pierres des maisons ou l'étoffe des
vêtements. Cette corruption, que la loi appelait "lèpre", faisait
considérer comme impurs la maison ou le vêtement, parce que d'une part, on l'a
dit, toute corruption avait le caractère d'une impureté et que, d'autre part,
contre ces sortes de corruption les païens invoquaient leurs divinités
domestiques ; aussi, pour écarter cette tentation d'idolâtrie, la loi
ordonnait-elle de détruire la maison et de brûler les vêtements où pareille
corruption s'était installée. - Il y avait aussi une impureté spéciale aux
récipients. Il est écrit au livre des Nombres (19, 15) : "Le vase qui
n'aura pas de couvercle muni d'une attache sera impur." Cette impureté
s'explique du fait qu'en de tels récipients il pouvait aisément tomber quelque
ordure capable de les souiller. C'était aussi pour écarter l'idolâtrie : si une
souris, un lézard ou quelque autre bestiole qu'on immolait aux idoles tombait
dans les vases ou dans l'eau, les idolâtres se figuraient que c'était agréable
aux dieux. Aujourd'hui encore il y a certaines bonnes femmes qui laissent des
récipients découverts à l'intention de génies nocturnes qu'on appelle des
Jeannes.
La raison
figurative de ces impuretés, c'est que la lèpre de la maison signifie
l'impureté d'un amas d'hérétiques ; la lèpre du vêtement de lin, la perversion
des moeurs, née de l'amertume spirituelle ; celle du vêtement de laine, la
perversité des flatteurs ; la lèpre du fil de chaîne représente les vices de
l'âme, et celle du fil de trame les péchés de la chair, car la chaîne est dans
la trame comme l'âme dans le corps. Le vase sans couvercle ni fermeture, c'est
l'homme incapable de se taire et que nul frein de discipline ne retient.
5. On vient de distinguer dans la loi deux impuretés de
gravité inégale, la plus grave résultant d'une corruption qui atteint l'âme ou
le corps ; la seconde, moins grave et d'expiation plus facile, résultant du
simple contact avec une chose impure. La première impureté s'expiait par un
sacrifice pour le péché, parce que toute corruption procède d'un péché et en
est la marque ; la seconde s'expiait simplement par aspersion d'une eau
spéciale, l'eau d'expiation, mentionnée au chapitre 19 des Nombres.
A cet endroit, le
Seigneur ordonne de prendre une vache rousse en souvenir du péché commis par
les adorateurs du veau d'or ; une vache et non pas un taureau, parce que le
Seigneur en usait ainsi pour désigner la Synagogue, témoin le passage d'Osée
(4, 16) où Israël est comparé à une vache rétive. Cette prescription tenait
peut-être au fait qu'à l'imitation des Égyptiens on rendait un culte aux
vaches, comme il ressort de cet autre passage d'Osée (10, 5) qui parle des
vaches de Bethaven. En renonciation solennelle au péché d'idolâtrie, l'animal
était immolé en dehors du camp ; d'ailleurs, chaque fois qu'on sacrifiait pour
expier un grand nombre de péchés, la victime était intégralement brûlée en
dehors du camp. - Puis, pour signifier que par ce sacrifice le peuple était
purifié de tous ses péchés, le prêtre trempait le doigt dans le sang de la
vache et en aspergeait sept fois l'entrée du sanctuaire, car le nombre sept est
symbole de plénitude. Le fait même de répandre le sang avait valeur de
renonciation à l'idolâtrie, car les païens au contraire recueillaient le sang
des victimes et en faisaient le centre de leurs repas en l'honneur des idoles.
- La vache était brûlée dans le feu, soit parce que c'est dans le feu que Dieu
apparut à Moïse et lui donna la loi, soit pour montrer que l'idolâtrie doit
être extirpée complètement, avec tout ce qui s'y rattache : ainsi la vache
était brûlée y compris la peau, la viande, le sang et les excréments, le tout
livré aux flammes. - On brûlait en même temps du bois de cèdre, de l'hysope et
du cramoisi teint deux fois, cela non sans raison : comme le bois de cèdre est
peu sujet à pourrir, que le cramoisi teint deux fois ne perd pas sa teinte, que
l'hysope demeure parfumée même après dessiccation, de même ce sacrifice allait
à la conservation du peuple, de son honneur et de sa dévotion ; ce qui faisait
dire sur ces cendres de vache : "Qu'elles soient en sauvegarde à la
multitude des fils d'Israël" (Nb 19, 9). Ou bien, selon Josèphe, c'étaient
les quatre éléments qui figuraient là : le feu d'abord, puis la terre que
symbolise le cèdre à cause de son affinité avec elle, l'air représenté par
l'hysope, puisque c'est un parfum, et enfin l'eau qui peut être signifiée par
le cramoisi teinté deux fois aussi bien que par la pourpre, puisque ces
teintures sont tirées de l'eau. Ainsi était-il donné à entendre qu'on offrait
ce sacrifice au créateur des quatre éléments. Comme ce sacrifice était offert
pour le péché d'idolâtrie, l'horreur inspirée par celle-ci s'affirmait en ce
que celui qui brûlait la victime, celui qui recueillait les cendres et celui
qui faisait l'aspersion avec le mélange d'eau et de cendres, étaient tous considérés
comme impurs. On marquait ainsi que tout ce qui, de près ou de loin, touche à
l'idolâtrie doit être rejeté comme souillure. Mais il suffisait de passer à
l'eau les vêtements pour être lavé de cette impureté, et il n'était pas besoin
d'une nouvelle aspersion. Sinon, le processus eût été sans fin, car le fait
d'asperger rendait impur : en s'aspergeant soi-même on restait donc impur ; si
un autre vous aspergeait, celui-là contractait une impureté, et aussi le
troisième qui l'aurait aspergé, et cela indéfiniment.
Voici
l'explication figurative de ce sacrifice. La vache rousse représente le Christ,
car elle évoque par son sexe la faiblesse de la nature humaine assumée, et par
sa couleur le sang de la Passion. Cette bête était d'âge parfait, parce que
toutes les opérations du Christ sont parfaites. Elle était sans défaut et
n'avait jamais porté le joug : le Christ en effet n'a jamais porté le joug du
péché. Il est prescrit de la faire comparaître devant Moïse : c'est qu'on
reprochait au Christ d'avoir enfreint la loi mosaïque par la violation du
sabbat. Il est prescrit aussi de la livrer au prêtre Éléazar, parce que le
Christ fut livré entre les mains des prêtres pour être mis à mort. Elle est
immolée en dehors du camp, parce que, selon l'épître aux Hébreux (13, 12),
"le Christ a souffert hors des portes". Le prêtre trempe son doigt
dans le sang : où l'on voit que le mystère de la Passion du Christ doit être
considéré et imité avec le discernement que le doigt signifie. Le sang est
aspergé contre le tabernacle, symbole de la Synagogue, pour la condamnation des
juifs qui ne croient pas, ou pour purifier ceux qui croient ; et cela à sept
reprises, à cause des sept dons du Saint Esprit, ou à cause de sept jours qui
représentent la totalité du temps. Ce qui doit être brûlé au feu, entendez
pénétré spirituellement, ce sont tous les aspects de l'incarnation du Christ ;
en effet la peau et la chair signifient son opération extérieure ; le sang, la
vertu intime et subtile qui répand la vie au-dehors ; les excréments, sa
lassitude, sa soif et tout ce qui relève de sa faiblesse humaine. On ajoute le
cèdre qui marque la hauteur de l'espérance ou celle de la contemplation ;
l'hysope, symbole de l'humilité ou de la foi ; le cramoisi teint deux fois qui
désigne la double charité, car nous devons par tout cela nous rattacher au
Christ immolé. La cendre de la combustion est recueillie par un homme pur parce
que les reliques de la Passion sont parvenues aux mains des païens qui ne
peuvent être inculpés de la mort du Christ. On mêle les cendres à l'eau
d'expiation, car la passion du Christ confère au baptême la vertu de laver les
péchés. Le prêtre qui immolait et brûlait la vache, celui qui la brûlait avec
lui, celui qui recueillait les cendres, tous étaient impurs, et aussi celui qui
aspergeait l'eau ; ce qui peut vouloir dire que la mort du Christ en expiant
nos péchés a rendu les Juifs impurs, et cela jusqu'au soir, c'est-à-dire
jusqu'à la fin du monde où les restes d'Israël reviendront au Christ ; ou bien,
selon l'explication donnée par saint Grégoire, qu'en s'occupant de choses
saintes en vue de purifier les autres on contracte soi-même quelques souillures
et jusqu'au soir encore, c'est-à-dire tant que dure la vie présente.
6. C'est donc par les sacrifices pour le péché que s'expiait
l'impureté provoquée par une corruption de l'âme ou du corps. On offrait des
sacrifices spéciaux pour les péchés des particuliers, mais certains se
montraient négligents à cet égard, ou même omettaient par ignorance cette
expiation de leurs péchés et impuretés. Aussi était-il prescrit d'offrir tous
les ans, le dixième jour du septième mois, un sacrifice d'expiation au nom de
tout le peuple. Mais comme la loi, selon l'expression de l'épître aux Hébreux
(7, 28), "ne fit prêtres que des hommes remplis de faiblesse", le
prêtre devait d'abord offrir pour lui-même un jeune taureau, en victime pour le
péché, pour rappeler le péché commis par Aaron lorsqu'il fabriqua le veau d'or
; puis un bélier, en holocauste, signifiant que la prérogative sacerdotale,
symbolisée par le bélier guide du troupeau, devait être au service de la gloire
de Dieu. Après quoi il offrait deux boucs pour le peuple.
L'un de ces boucs
était immolé pour expier le péché de la collectivité. On sait que le bouc est
une bête fétide et que les vêtements tissés de son poil sont irritants pour la
peau : cela signifiait la puanteur, l'impureté et l'aiguillon du péché. Le sang
de cette victime, joint à celui du taureau, était porté dans le Saint des
saints et on en aspergeait tout le sanctuaire, pour montrer que le tabernacle
était lavé des impuretés d'Israël. Ce bouc et ce taureau immolés pour le péché
devaient être brûlés et ainsi figurer la destruction des péchés. Mais on ne les
brûlait pas sur l'autel, car seuls les holocaustes pouvaient y être brûlés
intégralement. Il était prescrit de les brûler hors du camp en détestation du
péché, et c'était la règle en effet toutes les fois qu'on immolait un sacrifice
pour un péché grave ou pour un grand nombre de péchés.
Le second bouc
était lâché dans le désert, non certes en offrande aux démons que les païens
adoraient dans le désert, puisqu'il ne fallait rien sacrifier aux démons, mais
afin de marquer l'effet produit par la victime immolée en sacrifice. Le prêtre
posait donc la main sur la tête du bouc en proclamant les péchés des enfants
d'Israël, tout comme si l'animal devait les emporter dans le désert, où les
bêtes sauvages le mangeraient, lui infligeant en quelque sorte la peine due aux
péchés d'Israël. Il était censé emporter les péchés du peuple, soit parce que
son expulsion signifiait la rémission des péchés du peuple, soit parce qu'on
lui attachait sur la tête une pancarte où les péchés étaient inscrits.
Quant à
l'explication figurative, le Christ est représenté à la fois par le taureau, à
cause de sa force, par le bélier parce qu'il est le chef des fidèles et par le
bouc parce qu'il avait "une chair semblable à notre chair de péché".
C'est bien le Christ qui est immolé pour les péchés des prêtres et pour ceux du
peuple, car grands et petits sont purifiés du péché par la Passion. Le sang du
taureau et du bouc est porté dans le sanctuaire par le grand prêtre, parce que
le sang de la passion du Christ nous ouvre l'entrée du royaume des cieux. Les
corps des deux victimes sont brûlés en dehors du camp, car selon l'épître aux
Hébreux (13, 12) "le Christ a souffert hors des portes". Le bouc
émissaire peut représenter la divinité du Christ qui se retira dans la solitude
lorsque souffrit l'humanité du Christ, non qu'elle eût changé de lieu, mais
parce qu'elle dissimulait sa force ; ou si l'on veut, il représente la
convoitise mauvaise que nous devons chasser loin de nous pour offrir en
revanche au Seigneur le sacrifice d'une vie vertueuse.
Quant à l'impureté
affectant ceux qui brûlaient ces victimes, elle s'explique comme dans le cas du
sacrifice de la vache rousse.
7. Le rite légal ne purifiait pas le lépreux de sa lèpre mais
faisait constater sa guérison. Le Lévitique (14, 3 s) dit bien que "quand
le prêtre constatait que la lèpre était guérie, il devait prescrire, etc."
La lèpre était donc déjà guérie, mais le lépreux était purifié lorsque, par
décision du prêtre, il était rendu aux actes de la vie sociale et du culte
divin. Néanmoins il arrivait parfois au rite légal de guérir miraculeusement la
lèpre corporelle si le prêtre avait fait une erreur de diagnostic.
La purification du
lépreux se déroulait en deux temps. D'abord il était reconnu pur puis, après un
délai de sept jours, il était réintégré comme tel dans la vie sociale et dans
l'exercice du culte divin. Au moment de la première purification, le lépreux
offrait pour son compte deux oiseaux vivants, du bois de cèdre, un fil rouge et
de l'hysope, de telle sorte qu'un des oiseaux fut, par le fil rouge, attaché au
bois de cèdre, celui-ci jouant en quelque façon le rôle d'un manche d'aspersoir
; l'hysope et l'oiseau étaient la partie de l'aspersoir qu'on trempait dans le
sang du second oiseau immolé sur l'eau vive. Il y a un rapport entre cette
quadruple offrande et les quatre misères caractéristiques de la lèpre : à la
pourriture remédiait le bois de cèdre qui est imputrescible ; à l'odeur fétide,
l'hysope, herbe parfumée ; à la perte de la sensibilité s'opposait l'oiseau
plein de vie ; à la couleur abjecte, le fil rouge de teinte vive. L'oiseau
était lâché vivant dans la campagne, parce que le lépreux recouvrait sa liberté
d'autrefois.
Le huitième jour,
le lépreux guéri était admis au culte divin et rendu à la vie sociale. Mais il
devait auparavant se raser les poils de tout le corps et laver ses vêtements,
parce que la lèpre ronge le poil, souille et infecte les vêtements. Ensuite un
sacrifice était offert pour son péché, car la lèpre survient d'ordinaire à
cause d'un péché. On faisait à celui qui devait être purifié une onction avec
le sang de la victime sur le lobe de l'oreille, sur le pouce droit et sur le
gros orteil du pied droit, car ce sont les points où la lèpre se manifeste et
se ressent d'abord. Trois liquides intervenaient dans ce rite : le sang, contre
la corruption du sang, l'huile pour marquer la guérison, l'eau vive pour
éliminer toute ordure.
Passons à
l'explication figurative. Les deux oiseaux signifient la divinité et l'humanité
du Christ. L'un d'eux, figurant l'humanité, est immolé dans un vase de terre
sur les eaux vives, parce que la passion du Christ consacre les eaux du
baptême. L'autre, représentant la divinité impassible, demeurait en vie, car la
divinité ne peut mourir ; et il s'envolait, parce que la divinité ne pouvait
être astreinte à souffrir. Ce second oiseau, en même temps que le bois de
cèdre, le cramoisi ou fil rouge et l'hysope, c'est-à-dire avec la foi,
l'espérance et la charité, selon nos remarques précédentes, est plongé dans
l'eau pour l'aspersion, parce que nous sommes baptisés dans la foi au Christ
Dieu et homme. On lave ses vêtements, qui sont les oeuvres, et tous ses poils,
qui sont les pensées, dans l'eau du baptême ou des larmes. Le lobe de l'oreille
droite, chez celui qui est purifié, est oint de sang et d'huile pour fortifier
le sens de l'ouïe contre les paroles corruptrices ; le pouce droit et le gros
orteil droit, pour sanctifier ses actions.
Les autres détails
de cette purification, ou de celle des autres impuretés, n'ont rien de
particulier qui ne se trouve aussi dans les sacrifices pour les péchés et les délits.
8. 9. Comme le peuple pour la circoncision, les ministres
étaient habilités au culte de Dieu par une purification ou consécration
particulière. Il leur est donc enjoint de se distinguer des autres, comme,
étant plus que les autres spécialement députés au service du culte divin. Et
toutes les cérémonies dont ils étaient l'objet lors de leur consécration ou
installation tendaient à mettre en évidence cette prérogative de pureté, de
puissance, de dignité qui était la leur. Aussi l'installation des ministres
comportait-elle trois sortes de cérémonies : ils étaient d'abord purifiés, puis
revêtus de leurs ornements et consacrés, enfin assignés aux fonctions de leur
ministère.
La purification
comportait pour tous une ablution d'eau et certains sacrifices ; les lévites,
en outre, se rasaient tous les poils du corps, comme il est dit au chapitre 8
du Lévitique.
La consécration
des grands prêtres et des prêtres se déroulait de la manière suivante :
d'abord, après l'ablution d'eau, ils étaient revêtus des ornements spéciaux
destinés à marquer leur dignité. En ce qui concerne le grand prêtre en
particulier, on lui faisait sur la tête une onction d'huile : cela voulait dire
que le pouvoir de consacrer se communiquerait de lui aux autres, comme l'huile
coule de la tête sur les membres, selon l'image du Psaume (133, 2) :
"Comme l'huile parfumée sur la tête, qui descend le long de la barbe, de
la barbe d'Aaron." Les lévites, en fait de consécration, étaient
simplement offerts au Seigneur, au nom des fils d'Israël, par les mains du
grand prêtre qui priait pour eux. Aux prêtres inférieurs, on ne consacrait que
les mains en contact avec les sacrifices ; puis, du sang de la victime immolée,
on leur mouillait le lobe de l'oreille droite, le pouce droit et le gros orteil
du pied droit, le rite de l'oreille signifiant qu'ils obéiraient à la loi
divine dans l'offrande des sacrifices, celui de la main et du pied qu'ils
exerceraient avec zèle et empressement leurs fonctions de sacrificateurs. On
aspergeait aussi les prêtres, ainsi que leurs vêtements, du sang d'une victime,
en mémoire du sang de l'agneau qui les avait délivrés d'Égypte. La consécration
des prêtres comportait l'offrande des sacrifices suivants : un taureau, en
sacrifice pour le péché, rappelant que le péché d'Aaron fabriquant le veau d'or
avait été pardonné ; un bélier, en holocauste, pour rappeler l'offrande
d'Abraham, modèle d'obéissance proposé à l'imitation du grand prêtre ; un
bélier encore, pour sacrifice de consécration, assimilé à un sacrifice
pacifique, rappelant la libération d'Égypte par le sang de l'agneau ; enfin une
corbeille de pains, en souvenir de la manne fournie au peuple.
L'assignation des
ministres à leurs fonctions se faisait par l'imposition sur leurs mains de la
graisse du bélier, d'une tourte de pain et d'une omoplate : pour montrer qu'ils
recevaient le pouvoir de faire ces offrandes au Seigneur. Mais la prise de
fonctions des lévites consistait dans leur introduction au tabernacle de
l'alliance pour montrer qu'ils avaient à s'occuper des objets du sanctuaire.
L'explication
figurative de ces rites était de signifier que pour être consacré au service
spirituel du Christ, il faut d'abord être purifié par l'eau du baptême et des
larmes, dans la foi à la passion du Christ ; tel est le sacrifice qui expie et
purifie. Il faut raser tous les poils du corps, entendez toutes les mauvaises
pensées ; se parer de vertus, être consacré par l'huile de l'Esprit Saint et
par l'aspersion du sang du Christ. Tels doivent être ceux qui entendent exercer
les ministères spirituels.
10. On a déjà dit que la loi se proposait d'inculquer le
respect du culte divin, d'une part en excluant de ce culte tout ce qui pouvait
être objet de mépris, et d'autre part en y introduisant tout ce qui semblait
capable de le rehausser. Si cette règle se vérifiait à propos du tabernacle et
de ses accessoires ainsi que des animaux à immoler, elle devait s'observer
encore bien plus en ce qui concerne la personne des ministres. Effectivement,
de crainte qu'ils ne fussent objet de dédain, il fut décidé que les ministres
seraient exempts de tout défaut ou tare corporels, puisque ceux qui en sont
affectés sont généralement entourés de peu de considération. La même raison fit
décider que les ministres de Dieu ne seraient pas recrutés indifféremment dans
n'importe quelle famille, mais dans un certain lignage par succession
héréditaire, ce qui leur vaudrait un surcroît d'illustration et de prestige.
C'est encore pour
leur attirer le respect qu'on leur accordait, avec une consécration spéciale, un
luxe vestimentaire particulier, et telle est en général la raison d'être du
luxe vestimentaire. Si l'on veut entrer dans le détail, on se rappellera que le
grand prêtre portait huit ornements : 1° une robe de lin ; 2° une tunique de
pourpre violette au bas de laquelle, tout autour, on avait disposé des
clochettes, ainsi que des grenades mariant la pourpre violette, la pourpre
écarlate et le cramoisi teint deux fois ; 3° le pectoral qui couvrait les
épaules et la partie antérieure du buste jusqu'à la ceinture, fait d'or, de
pourpre violette, de pourpre écarlate, de cramoisi teint deux fois et de lin
retors, avec sur les épaules deux onyx où étaient gravés les noms des fils de
Jacob ; 4° le rational, fait des mêmes matières ; il était carré, se posait sur
la poitrine, attaché au pectoral, et portait, sur quatre rangs, douze pierres
précieuses, chacune gravée au nom d'un des fils d'Israël : ainsi le grand
prêtre portait ces noms sur les épaules comme pour marquer qu'il avait la
charge de tout le peuple, et aussi sur la poitrine comme s'il les gardait en
son coeur, pour montrer qu'il devait sans cesse se préoccuper de leur salut. Le
Seigneur fit encore placer sur le rational l'Enseignement et la Vérité,
c'est-à-dire certaine inscription qui était en rapport avec la vérité de la
justice et de l'enseignement. Toutefois les juifs racontent qu'il y avait sur
le rational une pierre qui changeait de couleur selon l'avenir réservé aux
Israélites, et c'est cette pierre qu'ils appellent Vérité et Enseignement ; 5°
la ceinture, faite des quatre couleurs susdites ; 6° la tiare, qui consistait
en une mitre de lin ; 7° une lame d'or qui pendait sur le front du grand prêtre
et portait le nom du Seigneur ; 8° le caleçon de lin, pour voiler les parties
honteuses au moment d'accéder au sanctuaire ou à l'autel. - Les simples prêtres
ne portaient que quatre de ces ornements : la tunique de lin, le caleçon, la
ceinture et la tiare.
Selon certains
auteurs, ces ornements avaient pour explication littérale de reproduire
l'organisation du globe terrestre, moyen pour le grand prêtre de se déclarer
publiquement ministre de celui qui créa l'univers ; ils se fondent notamment
sur ce passage de la Sagesse (18, 24), où il est dit que le globe terrestre
était dessiné sur le vêtement d'Aaron. Effectivement le caleçon de lin
représentait la terre qui produit le lin ; la ceinture enroulée représentait
l'océan qui entoure la terre ; la tunique de pourpre violette désignait l'air
par sa couleur, le tonnerre par ses clochettes, et les éclairs par ses grenades
; le pectoral, dans ses multiples détails, représentait le ciel astral, avec
ses deux onyx correspondant aux deux hémisphères, ou bien au soleil et à la
poitrine représentant les douze signes du zodiaque, placés là, dit-on, parce
que les êtres terrestres ont chacun leur raison dans les cieux, comme il
ressort de Job (38, 33) : "Sais-tu l'ordre du ciel et règles-tu son
influence sur la terre ?" La tiare représentait le ciel empyrée ; la lame
d'or enfin, Dieu qui trône au-dessus de tout.
L'explication
figurative est évidente. D'abord les tares ou défauts corporels dont les
prêtres devaient être exempts correspondent à différents vices et péchés qui
doivent leur demeurer étrangers. Un prêtre par conséquent ne peut pas être
aveugle, c'est-à-dire ignorant, ni boiteux, c'est-à-dire chancelant et déporté
çà et là par ses penchants. Il n'aura pas le nez trop petit, ni trop grand, ni
tordu ; ce qui veut dire, puisque le nez discerne les odeurs et symbolise donc
la discrétion, qu'il ne manquera pas de discernement, évitant ainsi tout excès
et tout défaut et n'agissant jamais qu'avec droiture. Il n'aura aucune fracture
du pied ou de la main, car il doit toujours avoir la force de faire le bien et
de progresser dans la vertu. Il sera également écarté s'il a une bosse,
par-devant ou par-derrière, ce qui désigne un amour excessif des biens de la
terre ; ou s'il a les yeux chassieux, c'est-à-dire l'esprit enténébré de
passions charnelles, vu que la chassie provient d'un flux humoral ; de même
s'il a une blancheur dans l'oeil, en entendant par là une prétention de
sainteté dont il s'éblouit à ses propres yeux ; ou encore s'il a la gale,
autrement dit une chair indocile, ou une dartre, affection qui insensiblement
envahit le corps et flétrit la beauté des membres et qui représente l'avarice ;
de même enfin s'il souffre d'une hernie ou descente, tel celui dont le coeur
porte un fardeau de turpitude, quoiqu'il ne s'y adonne pas en pratique.
Quant aux
ornements, ils signifient les vertus nécessaires aux ministres de Dieu. Il en
est quatre qui s'imposent à tous les ministres : la chasteté évoquée par le
caleçon, la pureté de vie représentée par la tunique de lin, les rênes de la
discrétion que représente la ceinture, et la rectitude de l'intention signifiée
par la tiare qui protège la tête. - Mais le grand prêtre doit en posséder
quatre autres : il ne doit jamais perdre de vue le souvenir de Dieu, ce que
désigne sur son front la lame d'or portant le nom de Dieu ; il doit soutenir
les faiblesses du peuple, c'est le sens du pectoral ; porter le peuple dans son
coeur et dans ses entrailles, par une charité attentive, c'est la signification
du rational ; avoir enfin un genre de vie céleste dans la pratique de la
perfection, comme l'indique la tunique de pourpre violette. Si au bas de
celle-ci sont suspendues des clochettes d'or, c'est pour évoquer l'enseignement
des choses divines, nécessairement lié, chez le pontife, à la vie céleste. Mais
ce lien doit s'entendre de telle sorte que son enseignement ne brise pas
l'unité de la foi et de la paix ; ainsi s'explique l'insertion des grenades,
qui marque l'unité de la foi et celle des coeurs dans la pratique du bien.
Objections :
1. Il semble que les observances rituelles n'avaient pas de
motif raisonnable. En effet, comme dit saint Paul (1 Tm 4, 4) "Toute
créature est bonne et rien n'est à rejeter de ce qui est reçu avec action de
grâce." Il ne convenait donc pas d'interdire la consommation de certains
aliments pour motif d'impureté, comme on le voit dans le Lévitique.
2. Les plantes aussi bien que les animaux sont destinées à
l'alimentation humaine, puisque, selon la Genèse (9, 3), Dieu dit à Noé :
"je vous ai donné à manger toute chair comme de l'herbe verte." Or la
loi n'a distingué parmi les herbes aucune espèce impure, alors pourtant qu'il
en est de fort dangereuses, comme les plantes toxiques. Il n'était pas
davantage requis, semble-t-il, d'interdire certains animaux pour motif
d'impureté.
3. Si la matière qui est à l'origine d'une génération est
impure, le produit de cette génération ne l'est pas moins. Donc, puisque toutes
les chairs ne sont pas interdites comme impures alors qu'elles sont engendrées
dans le sang, le sang ne devait pas être prohibé comme impur, ni non plus la
graisse qui procède du sang.
4. En saint Matthieu (10, 28), Notre Seigneur dit qu'il ne
faut pas craindre ceux qui tuent le corps "parce qu'ils n'ont plus aucun
pouvoir sur l'homme une fois mort", ce qui ne serait pas vrai si l'homme
pouvait pâtir du traitement infligé à son corps. A bien plus forte raison
qu'importe, à l'animal une fois tué, la manière dont sa viande est accommodée ?
On ne s'explique donc pas la prescription de l'Exode (23, 19) : "Tu ne
cuiras pas le chevreau dans le lait de sa mère."
5. Les premiers-nés des hommes et des animaux, considérés
comme meilleurs, doivent être offerts au Seigneur. Cette prescription ne
s'accorde pas avec celle du Lévitique (19, 23) : "Quand vous serez entrés
dans le pays et que vous y aurez planté des arbres fruitiers, vous taillerez
leurs prépuces (c'est-à-dire leurs premiers fruits), et ils seront impurs pour
vous et vous n'en mangerez pas."
6. Le vêtement est indépendant du corps humain. Il n'y avait
donc pas lieu d'interdire aux juifs certains vêtements, et pourtant nous lisons
dans le Lévitique (19, 19) : "Tu ne porteras pas de vêtement tissé de deux
fils différents" ; dans le Deutéronome (22, 5) : "La femme ne portera
pas un habit d'homme, ni l'homme un habit de femme", et au même endroit
(22, 11) : "Tu ne porteras pas de vêtement tissé de laine et de lin."
7. Se rappeler les commandements de Dieu, c'est le fait de la
pensée, non du corps. Il est donc étrange que le Deutéronome (6, 8 s) prescrive
"d'attacher les préceptes à sa main comme un signe, de les écrire sur le
seuil des portes" ; ou encore selon les Nombres (15, 38) "de faire
des houppes aux coins des manteaux et d'y insérer des fils de pourpre violette,
en mémorial des commandements de Dieu".
8. On lit (1 Co 9, 9) : "Dieu ne s'inquiète pas des
boeufs." Pas davantage, évidemment, des autres animaux sans raison. Dès
lors on s'étonne des prescriptions suivantes du Deutéronome (22, 6) : "Si
sur ton chemin tu trouves un nid d'oiseau, tu ne prendras pas la mère avec les
petits" ; du Deutéronome encore (25, 4) : "Tu ne muselleras pas le
boeuf qui foule le grain", et du Lévitique (19, 19). "Tu
n'accoupleras pas ton bétail avec des bêtes d'autres espèces."
9. Puisqu'on ne distinguait pas entre plantes pures et
impures, encore moins fallait-il distinguer des catégories à propos de culture.
On ne peut donc comprendre le Lévitique (19, 19) qui prescrit : "Tu ne
mêleras pas deux semences différentes dans ton champ", ni le Deutéronome
(22, 9 s) qui ajoute : "Tu ne feras pas un second semis dans ta
vigne", et : "Tu n'attelleras pas le boeuf et l'âne à la même
charrue."
10. Il saute aux yeux que les êtres inanimés sont assujettis au
pouvoir de l'homme. Il n'y avait donc pas lieu de mettre l'homme en garde
contre l'or et l'argent dont sont faites les idoles, ou contre les autres
objets qui se trouvent dans leurs temples, selon le Deutéronome (7, 25-26). -
Ce livre (23, 13) prête même à rire avec son précepte de creuser le sol pour
recouvrir les déjections.
11. La piété est particulièrement requise chez le prêtre. Or
c'est faire acte de piété que de participer aux funérailles de ses amis, une
pratique dont l'Ecriture félicite Tobie (1, 20). C'est aussi parfois une oeuvre
pie que d'épouser une prostituée, pour la délivrer du péché et de l'infamie.
C'est donc à tort
que tout cela était interdit aux prêtres par le Lévitique (21).
Cependant :
Il est écrit au
Deutéronome (18, 14) : "Pour toi, Dieu t'a donné d'autres règles de
conduite." Ce qui donne à penser que toutes ces observances ont été
ordonnées par Dieu pour faire ressortir la condition privilégiée de son peuple.
Elles ne sont donc ni sans raison ni sans motif.
Conclusion :
Le peuple juif, on
l'a dit, était voué par une désignation spéciale au culte de Dieu, et parmi les
juifs, les prêtres l'étaient à un titre particulier. Que les différents objets
affectés au culte divin doivent revêtir un caractère distinctif, cela intéresse
l'honneur dû à ce culte. De même fallait-il que la manière de vivre de ce
peuple, et notamment des prêtres, fût signalée par certains traits spéciaux, en
rapport avec le culte divin, spirituel ou corporel. D'autre part, le culte
légal préfigurait le mystère du Christ, et tout ce qui s'y accomplissait
figurait quelque trait relatif au Christ, selon l'expression de saint Paul (1
Co 10, 11) : "Tout ce qui leur arrivait avait valeur de figure."
L'explication de ces observances peut donc être cherchée dans deux directions
selon qu'elles sont heureusement adaptées au culte divin, ou bien selon
qu'elles figurent certaines modalités de la vie chrétienne.
Solutions :
1. On a dit que la loi connaissait deux sortes d'impureté ou
de souillure : l'une souille l'âme, c'est celle qui consiste en une faute ;
l'autre consiste en une sorte de corruption dont le corps est plus ou moins
infecté. Si l'on s'en tient à la première sorte d'impureté, il n'est pas
d'aliment qui, par sa nature propre, soit impur ou puisse souiller l'homme.
Notre Seigneur l'a dit (Mt 15, 11) : "Ce n'est pas ce qui entre dans la
bouche qui souille l'homme ; mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui
souille l'homme." Cela doit s'entendre des péchés. Toutefois, une
circonstance particulière donne parfois aux aliments le pouvoir de souiller
l'âme, dans la mesure par exemple où leur consommation va contre l'obéissance
ou contre un vœu, ou procède d'une convoitise déréglée ; dans la mesure encore
où certains aliments favorisent la luxure, raison pour laquelle certains
s'abstiennent de vin ou de viande.
Mais si l'on parle
de l'impureté physique qui consiste en une sorte de corruption, alors certaines
viandes animales y sont sujettes. C'est par exemple la viande des animaux qui
se nourrissent d'immondices, comme le porc, ou vivent dans la saleté, tels ceux
qui habitent sous terre, comme la taupe, le rat et ceux qui leur ressemblent,
d'où vient au surplus que ces bêtes sentent mauvais. C'est aussi le cas de ces
viandes qui, par excès d'humidité ou de sécheresse, engendrent dans le corps
humain une corruption des humeurs. Cela explique l'interdiction de manger les
animaux ayant des sabots, c'est-à-dire la corne du pied pleine et non fendue,
signe de leur affinité avec la terre. De même sont prohibés les animaux ayant
le pied fort divisé, comme le lion entre autres, parce qu'ils présentent un
excès de fiel et sont de nature ignée. La même raison écarte certains oiseaux
rapaces en qui domine le sec, et certains oiseaux aquatiques en qui domine
l'humide. De même certains poissons, entre autres les anguilles dépourvues de
nageoires et d'écailles, présentent un excès d'humidité. Sont admis dans
l'alimentation les animaux ruminants et à la corne du pied fendue, parce qu'ils
sont d'humeurs bien réparties et de complexion équilibrée, n'étant pas trop
humides comme leur corne en témoigne, ni trop secs puisque cette corne n'est
pas compacte, mais fendue. Parmi les poissons, la loi autorisait ceux qui ont
des nageoires et des écailles, signe d'une relative sécheresse, puisque c'est
par là qu'est tempérée la complexion humide des poissons. En fait d'oiseaux,
elle autorisait la poule, la perdrix et d'autres de complexion tempérée. -
Certaines prohibitions s'expliquent encore en témoignage de renonciation à
l'idolâtrie. Les païens en effet surtout dans cette Égypte où Israël avait
grandi, immolaient à leurs idoles ou utilisaient à des fins magiques ces
oiseaux interdits par la loi ; et ceux dont la consommation était permise aux
juifs, les païens ne les mangeaient pas, soit qu'ils les adorassent comme des
dieux, soit pour quelque autre raison déjà signalée. - Enfin, troisième
explication, il s'agissait d'éviter en matière alimentaire une recherche
excessive ; aussi les animaux permis sont-ils ceux que l'on se procure aisément
et qu'on a sous la main.
Cependant, sans
exception ni distinction d'espèces, la consommation du sang et de la graisse
était interdite aux Israélites. En ce qui concerne le sang, la loi a d'abord
voulu les prémunir contre la cruauté, pour les détourner de verser le sang
humain, comme on l'a dit ; mais aussi les prémunir contre l'usage des idolâtres
qui, à l'occasion des banquets célébrés en l'honneur de leurs idoles, se
réunissaient autour de ce sang qu'ils avaient recueilli et qu'ils croyaient
très agréable à leurs divinités ; aussi le Seigneur exigea-t-il que le sang fût
répandu et recouvert de terre. - Ainsi s'explique aussi la défense de manger
les animaux étouffés ou étranglés, parce que leur sang reste dans la viande.
C'est aussi un genre de mort qui maltraite particulièrement les animaux, et
Dieu n'a pas toléré la cruauté chez son peuple, même à l'égard des animaux,
mais il a voulu lui faire prendre l'habitude de la douceur envers les bêtes
pour le mieux garder d'être cruel envers l'homme.
Pour la
consommation de la graisse, elle était interdite d'abord parce que les
idolâtres la mangeaient en l'honneur de leurs dieux, et ensuite parce qu'on la
brûlait dans les sacrifices à l'honneur de Dieu. Une dernière raison avancée
par Maïmonide est que la graisse, non plus que le sang, ne fournit une
nourriture saine. - Enfin le texte de la Genèse (32, 32) : "Les fils
d'Israël ne mangent pas le nerf, parce que l'ange a touché le nerf de la hanche
de Jacob et l'a frappé d'engourdissement" explique pourquoi la
consommation des nerfs est interdite.
La raison
figurative est que ces animaux interdits représentent certains péchés et que la
prohibition des animaux figure celle des péchés. Saint Augustin l'explique
ainsi : "S'il est question du porc et de l'agneau, tous deux sont
naturellement purs, car toute créature de Dieu est bonne ; mais comme signes
l'agneau est pur, le porc impur. De même, si l'on prononce les mots de fou et
de sage, l'un et l'autre, quant à la nature du mot et des lettres et syllabes
qui le constituent, sont purs, mais selon leur signification l'un est pur, l'autre
impur." Le ruminant au pied fendu est pur dans sa signification, car la
fente de la corne signifie la distinction des deux testaments, ou des deux
personnes du Père et du Fils, ou des deux natures dans le Christ, ou encore le
discernement du bien et du mal ; et la rumination signifie la méditation et la
saine intelligence des Écritures. Que manque l'un de ces caractères, on est
impur, spirituellement parlant. - Parmi les poissons, sont purs dans leur
signification ceux qui ont des écailles et des nageoires ; en effet, les
nageoires désignent l'élévation de la vie, c'est-à-dire la contemplation,
tandis que les écailles désignent l'austérité de la vie : les deux sont
nécessaires à la perfection spirituelle. - Certaines classes spéciales
d'oiseaux sont interdites : l'aigle vole très haut, c'est l'orgueil qui est
interdit ; avec le grillon, qui s'attaque aux chevaux et aux hommes, c'est la
cruauté des puissants ; avec l'émerillon qui se repaît de petits oiseaux, ce
sont ceux qui écrasent les pauvres. Le milan, spécialement rusé, représente les
fourbes ; le vautour qui dans le sillage des armées compte sur les cadavres
pour se nourrir, signifie ceux qui exploitent à leur profit les décès et les
troubles. Les oiseaux du genre des corbeaux désignent ceux que les plaisirs ont
remplis de noirceur, si l'on veut ceux qui n'ont pas de bons sentiments,
puisque le corbeau, une fois sorti de l'arche, n'y revint plus. L'autruche est
un oiseau mais qui ne peut voler et ne quitte pas le sol : elle est le type des
serviteurs de Dieu qui s'embarrassent des affaires du siècle. La chouette dont
l'oeil perce les ténèbres mais qui est aveugle en plein jour ressemble à ces
gens qui sont pleins de finesse dans le temporel mais sont obtus dans les
choses spirituelles. La mouette qui nage et qui vole représente ceux qui
respectent à la fois le baptême et la circoncision, ou bien ceux qui prétendent
s'élever sur les ailes de la contemplation tout en demeurant plongés dans les
plaisirs. L'épervier qui fournit ses services au chasseur ressemble à ceux qui
aident les grands à dépouiller les pauvres. Le hibou cherche sa nourriture la
nuit et se cache le jour, comme les débauchés qui cherchent l'obscurité pour
perpétrer leurs oeuvres de ténèbres. Le plongeon qui est apte à demeurer
longtemps sous l'eau représente les gourmands plongés dans un flot de délices.
L'ibis est un oiseau d'Afrique, au long bec, qui se nourrit de serpents (c'est
peut-être le même que la cigogne) : il signifie les envieux qui s'engraissent
des serpents, c'est-à-dire des malheurs d'autrui. Le cygne, à la robe toute
blanche, a un long cou qui lui permet de tirer sa nourriture des profondeurs de
la terre ou de l'eau ; il peut représenter ces gens qui sous les dehors
éclatants de la justice n'aspirent qu'aux avantages temporels. Le pélican est
un oiseau des régions orientales, qui a un long bec et certains sacs dans le
gosier où il dépose d'abord sa nourriture qu'il avale après un moment : c'est
l'image des avares qui se préoccupent trop de mettre de côté ce qui leur est
nécessaire. La sarcelle, à la différence des autres oiseaux, a une patte palmée
en vue de la nage et une patte divisée en vue de la marche, ce qui fait qu'elle
nage à la manière des canards et marche sur terre comme une perdrix ; elle ne
boit qu'en mangeant, car elle humecte toute nourriture : c'est le type de ceux
qui ne veulent rien faire au gré d'autrui, mais n'assaisonnent leurs actes qu'à
l'eau de leur volonté propre. La chevêche, vulgairement appelée faucon,
représente ceux "dont les pieds sont rapides pour aller verser le
sang", selon le Psaume (14). Le pluvier, bête babillarde, signifie les
bavards. La huppé fait son nid dans les ordures et se nourrit d'excréments
pestilentiels, mais son chant qui ressemble à un gémissement signifie ce que saint
Paul (2 Co 7, 10) appelle "la tristesse mondaine" qui produit la mort
chez les hommes impurs. La chauve-souris vole au ras du sol ; tels ceux qui,
dotés de la science du siècle, n'ont de goût que pour les choses terrestres.
En ce qui concerne
les animaux ailés munis de quatre pattes, seuls sont autorisés ceux qui ont les
pattes de derrières plus longues et qui peuvent sauter ; les autres, davantage
retenus au sol, étaient interdits : on tient en effet pour impurs ceux qui ne
profitent pas de la doctrine des quatre évangélistes pour s'élever vers le
ciel. La prohibition du sang, de la graisse et des nerfs revient à condamner la
cruauté, la volupté et l'ardeur au péché.
2. L'usage alimentaire des plantes et autres productions de la
terre est antérieur au déluge dans l'humanité ; mais l'usage de manger de la
viande semble avoir été introduit après le déluge, car il est écrit dans la
Genèse (9, 3) : "je vous donnerai toute chair, dit Dieu à Noé, comme je
vous avais donné l'herbe verte." C'est que la consommation des produits du
sol dénote une certaine simplicité de vie, tandis que l'alimentation carnée
marque un certain raffinement en quelque recherche ; alors que la terre produit
spontanément les végétaux ou du moins qu'on peut les lui faire produire en
abondance sans grand effort, il faut beaucoup de travail pour l'élevage des
animaux ou simplement pour leur capture. Aussi le Seigneur, voulant ramener son
peuple à un mode de vie plus simple, multiplia les prohibitions dans le domaine
animal, mais n'en fit aucune en ce qui concerne les végétaux. - On peut ajouter
que l'on offrait des animaux aux idoles et non point des produits de la terre.
3. La réponse a été donnée plus haut (première solution).
4. Il est vrai que le chevreau une fois mort ignore la manière
dont on l'accommode. Mais, dans la psychologie de celui qui l'apprête, il
semble cruel d'utiliser, pour réduire cette viande, le lait maternel qui était
destiné à la nourrir. - Ou bien disons que, dans les solennités idolâtriques,
les païens préparaient de cette façon la chair des chevreaux, pour l'immoler ou
pour la consommer. Effectivement, c'est après avoir parlé des solennités
légales à célébrer que le livre de l'Exode (23, 19) ajoute : "Tu ne feras
pas cuire un chevreau dans le lait de sa mère."
Au figuré, cette
interdiction s'explique en ce sens que le chevreau, c'est-à-dire le Christ
"semblable à une chair de péché", ne devait pas être cuit,
c'est-à-dire tué par les juifs, dans le lait de sa mère, autrement dit au temps
de son enfance. - Ou bien cela veut dire que le chevreau - entendez le pécheur
- ne doit pas être cuit dans le lait de sa mère, c'est-à-dire adouci par des
cajoleries.
5. Les païens offraient à leurs dieux les premiers fruits
qu'ils croyaient favorisés du sort, ou bien ils les brûlaient en vue d'opérations
magiques. Il fut donc prescrit à Israël de regarder comme impurs les fruits des
trois premières années. Ce laps de temps suffit, dans ce pays, à la
fructification de presque toutes les espèces, qu'on les cultive par semis, par
greffe ou par plants ; il est exceptionnel qu'on sème des noyaux ou des pépins
sous leur enveloppe, car leur fructification en serait retardée ; mais la loi
ne prend en considération que ce qui se fait d'ordinaire. La quatrième année,
les fruits sont offerts à Dieu, comme prémices des fruits purs, et à partir de
la cinquième année on les mange.
L'explication
figurative de ce dispositif était de signifier qu'après les trois états de la
loi ancienne, d'Abraham à David, de David à l'exil, de Babylone et de l'exil à
l'avènement du Christ, le Christ, fruit de la loi, serait offert à Dieu ; ou
bien que nous devons suspecter d'imperfection les débuts de notre vie active.
6. Selon l'Ecclésiastique (19, 27), "l'habit nous
renseigne sur celui qui le porte". Le Seigneur a donc voulu que son peuple
se distinguât des autres non seulement par la marque charnelle de la
circoncision, mais encore par un caractère distinctif dans le vêtement. Il fut
donc interdit de porter des vêtements en tissu mélangé de laine et de lin, et
de revêtir l'habit de l'autre sexe. On écartait ainsi d'abord un rite
d'idolâtrie, car les païens portaient dans leurs cérémonies des vêtements
bariolés de tissus différents ; dans le culte de Mars, les femmes revêtaient
l'équipement des guerriers et, en revanche, dans le culte de Venus les hommes
s'habillaient en femmes. - Par là on combattait aussi la luxure ; en même temps
que le caprice des combinaisons vestimentaires, on excluait tout dérèglement
dans les rapports charnels. On sait d'ailleurs que le travesti attise le désir
et donne lieu à la licence.
Au sens figuratif,
avec le vêtement tissé de lin et de laine, il est interdit de marier la
simplicité de l'innocence que représente la laine, avec les roueries de la
malice signifiées par le lin. - D'autre part la femme ne doit pas s'arroger
l'enseignement ou d'autres fonctions qui reviennent à l'homme, ni l'homme ne
doit se laisser aller à des moeurs efféminées.
7. Dans son commentaire sur saint Matthieu, saint Jérôme
explique : "Le Seigneur a ordonné de poser des houppes violettes aux
quatre coins des manteaux pour que le peuple d'Israël se reconnaisse entre tous
les autres." C'était donc une façon de s'affirmer comme juif, et rien qu'à
voir ce signe on se rappelait qu'on était soumis à la loi.
Quant à la clause
: "Tu les attacheras dans ta main et ils seront toujours devant tes
yeux", saint Jérôme continue : "Les pharisiens, par une
interprétation matérielle, écrivaient le décalogue de Moïse sur des parchemins
qu'ils se fixaient au front, à la manière d'une couronne, pour les porter
devant les yeux." Mais l'intention du Seigneur dans ce commandement était
que les préceptes fussent attachés à la main, c'est-à-dire à toute activité, et
présents devant les yeux, c'est-à-dire dans la pensée. Les cordons violets attachés
aux manteaux signifient aussi l'intention du ciel qui doit se mêler à toutes
nos oeuvres. - On peut d'ailleurs admettre que ce peuple étant charnel et ayant
la tête dure, ces moyens sensibles étaient indispensables pour l'inciter à
observer la loi.
8. Il y a dans l'homme une double affectivité, l'une selon la
raison, l'autre selon la passion sensible. Selon l'affectivité réglée par la
raison, rien n'empêche l'homme d'agir à sa guise avec les animaux, ceux-ci
ayant été assujettis par Dieu au pouvoir de l'homme, comme le rapporte le
Psaume (8) : "Tu as tout placé sous ses pieds." Et c'est de ce point
de vue que saint Paul assure que Dieu ne s'inquiète pas des boeufs, en ce sens
que l'homme fait ce qui lui plaît avec les boeufs et les autres animaux sans
que Dieu lui en demande compte.
Mais, du point de
vue de la passion sensible, l'homme se laisse émouvoir envers les autres
animaux. En effet, la passion sensible de miséricorde naît de la souffrance
d'autrui et, comme il arrive aux animaux de souffrir, l'homme peut éprouver ce
sentiment même à l'occasion des coups qui affligent les animaux. Or il est
vraisemblable que, si l'on éprouve un tel sentiment de pitié à l'égard des
animaux, on s'en trouve favorablement disposé à le ressentir envers les hommes,
suivant les Proverbes (12, 10) : "Le juste n'est pas insensible à la vie
de son bétail, mais les entrailles de l'impie sont cruelles." Ainsi donc,
pour rappeler à la miséricorde ce peuple juif enclin à la cruauté, le Seigneur
voulut l'habituer à la miséricorde même envers les animaux et lui interdit de
se livrer envers eux à des pratiques plus ou moins empreintes de cruauté. C'est
le sens des prescriptions qui interdisent de cuire le chevreau dans le lait de
sa mère, ou de museler le boeuf qui foule le grain, ou de tuer la mère avec les
petits. - Cependant, on peut relever encore dans ces prohibitions une
protestation contre l'idolâtrie, s’il est vrai que les Égyptiens considéraient
comme néfaste que les bœufs mangeassent du grain qu'ils foulaient ; ou bien que
les sorciers employaient l’oiseau en train de couver et les petits pris avec
leur mère, pour obtenir la fécondité et la faveur du sort pour l'éducation des
enfants ; ou enfin, que l'on considérait comme de bon augure de rencontrer une
mère couvant ses petits.
Touchant
l'accouplement d'animaux d'espèce différente, on peut en expliquer
l'interdiction par trois raisons littérales : d'abord en protestation contre
l'idolâtrie des Égyptiens qui provoquaient des accouplements disparates en
hommage aux planètes dont les diverses conjonctions produisent des effets
différents et sur les réalités d'espèces diverses. - C'était aussi pour
détourner des vices contre nature. - Enfin, on voulait ainsi éloigner toute
occasion de convoitise : les animaux d'espèce différente ne s'accouplent pas
spontanément, si l'homme n'y pourvoit ; or, pour l'homme, ce spectacle est de
nature à exciter la concupiscence. Aussi les traditions des Juifs
prescrivent-elles, selon Maïmonide, d'en détourner les yeux.
Selon
l'explication figurative, au boeuf qui foule le grain, c'est-à-dire au
prédicateur qui expose les gerbes de la doctrine, il ne faut pas refuser le
nécessaire (1 Co 9, 4). - Nous ne devons pas non plus retenir la mère avec les
Petits, car parfois il faut retenir les sens spirituels, qui sont les petits,
et abandonner l'observance littérale, c'est-à-dire la mère, par exemple en tout
ce qui regarde les cérémonies de la loi. - Enfin il nous est interdit de
pousser le bétail, c'est-à-dire les gens du peuple, à s'accoupler, c'est-à-dire
à frayer, avec des animaux d'espèce différente, autrement dit avec les païens
ou les Juifs.
9. L'explication littérale des règles qui interdisent tous ces
mélanges en agriculture, c'est l'horreur de l'idolâtrie. En effet, les
Égyptiens, pour vénérer les étoiles, représentaient leurs conjonctions diverses
en procédant à diverses combinaisons entre les semences, les animaux et les
vêtements. - Ou encore ces prohibitions tendaient à bannir les rapports contre
nature.
Mais elles offrent
une signification figurative. Quand on nous dit : "Tu ne sèmeras pas une
autre semence dans ta vigne", il faut comprendre spirituellement que nulle
doctrine étrangère ne doit être semée dans l'Église, vigne des âmes. -
Pareillement, le champ qu'est l'Église ne doit pas être ensemencé de graines
différentes, c'est-à-dire de la doctrine catholique et de la doctrine
hérétique. - Il ne faut pas non plus atteler un boeuf et un âne à la même
charrue, c'est-à-dire qu'il ne faut pas que le sot accompagne le sage en
prédication car l'un fait tort à l'autre.
10. (La réponse de saint Thomas manque) Mais elle est ajoutée
dans un manuscrit : Si le deutéronome proscrit l’or dont sont faites les
idoles, c’est en raison d’une autre forme d’idolâtrie qui peut tenter l’homme à
cause de l’avarice et de son goût excessif de la richesse.
La règle qui
ordonne de recouvrir de terre ses excréments vient de l’hygiène et du respect
pour l’environnement du campement dont la suite du texte dit : "Le
Seigneur ton Dieu marche au milieu du camp : il faut que ton camp soit
saint et qu’il ne s’y trouve rien d’inconvenant".
11. Dans leurs pratiques, les sorciers et les prêtres des
idoles employaient des ossements ou de la chair de cadavres. Pour extirper ces
pratiques idolâtriques, le Seigneur prescrivit aux prêtres inférieurs, qui
avaient leur tour de service dans le sanctuaire, "de ne pas se souiller au
contact des morts", sauf s'il s'agissait de parents très proches, père,
mère, ou de personnes aussi voisines. Mais le grand prêtre, lui, qui devait
toujours être prêt à desservir le sanctuaire, ne pouvait absolument pas avoir
de contact avec des morts, si proches qu'ils fussent. - Il était interdit aussi
aux prêtres d'épouser une prostituée ou une femme répudiée, ou toute autre
qu'une vierge ; cela pour l'honneur des prêtres dont la dignité aurait paru
abaissée par ce genre d'unions, et aussi pour leurs enfants qui eussent été
éclaboussés par le déshonneur de leur mère, inconvénient qu'il convenait
d'éviter avec d'autant plus de soin que les fonctions sacerdotales se transmettaient
alors par voie d'hérédité. - L'interdiction pour les prêtres de se raser les
cheveux ou la barbe, ou de pratiquer des incisions dans leur chair, tendait à
exclure un rite idolâtrique. On lit en effet dans Baruch (6, 30) que les
prêtres païens se rasaient la tête et la barbe : "Leurs prêtres sont
assis, la tunique déchirée, la tête et la barbe rasées." Et qu'ils
s'entaillaient en vue du culte des idoles avec des épées et des lances, cela
ressort du premier livre des Rois (18, 28). D'où les préceptes contraires
imposés aux prêtres de la loi ancienne.
Au sens spirituel,
les prêtres doivent être absolument indemnes des oeuvres mortes, qui sont les
actes peccamineux. Ils ne doivent ni se raser la tête, c'est-à-dire dépouiller
la sagesse, ni renoncer à la barbe, c'est-à-dire à la perfection de la sagesse,
ni déchirer leurs vêtements, ni taillader leur chair, c'est-à-dire encourir le
péché de schisme.
1. Y eut-il des préceptes cérémoniels avant la loi ? - 2. Sous la loi,
avaient-ils la vertu de justifier ? - 3. Ont-ils cessé à l'avènement du Christ
? - 4. Est-ce un péché de les observer après le Christ ?
Objections :
1. Les sacrifices et
les holocaustes que nous avons classés parmi les cérémonies de la loi ancienne
existèrent avant celle-ci. On lit en effet dans la Genèse (4, 3) que Caïn
"offrait des fruits de la terre en offrande au Seigneur, tandis qu'Abel
offrait des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse". Plus loin
(8, 20), on lit que Noé "offrait des holocaustes au Seigneur", de
même qu'Abraham (22, 13). Donc il y avait des cérémonies de la loi ancienne
avant la loi.
2. On peut en dire autant de la construction et de la
consécration des autels, cérémonies appartenant à la catégorie des réalités
sacrées, et qui précédèrent la loi. D'après la Genèse (13, 18), "Abraham
éleva un autel au Seigneur", et de Jacob il est écrit (28, 18) "qu'il
prit une pierre, la dressa en stèle et y versa de l'huile".
3. Parmi les sacrements de la loi, la première place revient,
semble-t-il, à la circoncision. Or la circoncision existait avant la loi, comme
on le voit dans la Genèse (17, 10). Le sacerdoce aussi précéda la loi puisque,
dit encore la Genèse (14, 18) : "Melchisédech était prêtre du Dieu
Très-Haut." Les rites sacramentels existaient donc avant la loi.
4. La distinction des animaux purs et impurs, que nous avons
comptée au nombre des observances cérémonielles, est antérieure à la loi,
puisque, dans la Genèse (7, 2), Dieu dit à Noé : "De tous les animaux
purs, tu prendras sept couples ; mais des animaux impurs, deux seulement."
Il y eut donc, avant la loi, des cérémonies légales.
Cependant :
Dans le
Deutéronome (6, 1), Moïse déclare : "Voici les préceptes et les cérémonies
que le Seigneur votre Dieu m'a chargé de vous enseigner." Si ces
cérémonies avaient existé auparavant, il eût été inutile de les enseigner.
C'est donc que les cérémonies de la loi ne sont pas antérieures à la loi.
Conclusion :
On sait que les
cérémonies de la loi étaient destinées, d'une part, à honorer Dieu et, d'autre
part, à figurer le Christ. Quiconque veut honorer Dieu doit nécessairement
passer par certaines pratiques cultuelles déterminées constituant le culte
extérieur. Or la détermination du culte divin regarde les cérémonies, comme la
détermination de nos rapports avec le prochain regarde les préceptes
judiciaires, nous l'avons dit. De même donc que dans la société
certaines dispositions judiciaires étaient en vigueur, sans que l'autorité de
la loi divine les eût instaurées mais parce que la raison humaine les avait
réglées, de même aussi existait-il certaines cérémonies que nulle autorité
légale n'avait édictées, mais qui dépendaient uniquement de la volonté et de la
dévotion de ceux qui rendaient un culte à Dieu. Mais, parce qu'il est vrai que
bien avant la loi il y eut des personnages privilégiés, remplis d'un esprit
prophétique, on doit penser qu'à l'instigation de Dieu et par une sorte de loi
privée ils furent amenés à une certaine manière d'adorer Dieu adaptée à leur
culte intérieur et en même temps propre à figurer les mystères du Christ. Ces
mystères étaient figurés déjà par toutes leurs autres pratiques puisque, dit saint
Paul (1 Co 10, 11), "tout ce qui leur arrivait avait valeur de
figure". Bref, il y eut des cérémonies avant la loi, mais, n'ayant pas été
établies par une législation, ce n'étaient pas des cérémonies de la loi.
Solutions :
1. Ces oblations,
sacrifices et holocaustes offerts par les Pères antérieurs à la loi procédaient
d'un mouvement de dévotion de leur volonté personnelle, par les voies qui leur
semblaient convenables, de sorte qu'en offrant à l'honneur de Dieu les choses
qu'ils avaient reçues de lui, ils entendaient s'affirmer comme les adorateurs
de Dieu, principe et fin de toutes choses.
2. S'ils ont admis également des réalités sacrées, c'est parce
qu'il leur semblait convenable de mettre à part des autres, en vue de l'honneur
de Dieu, certains lieux réservés au culte divin.
3. C'est sur l'ordre de Dieu que, dès avant la loi, fut
institué le sacrement de la circoncision. Aussi ne peut-on l'appeler un
sacrement de la loi en tant qu'institué par la loi mais seulement en tant
qu'observé sous la loi. Telle est, dans saint Jean (7, 22), l'affirmation du
Seigneur : "La circoncision ne vient pas de Moïse, mais des
Patriarches." - Quant au sacerdoce, il existait antérieurement à la loi
chez ceux qui adoraient Dieu, en vertu d'une détermination humaine qui
réservait cette dignité aux fils aînés.
4. La distinction entre animaux purs et impurs, avant la loi,
ne concernait pas l'usage alimentaire ; on lit bien dans la Genèse (9, 3) :
"Tout ce qui se meut et qui vit sera votre nourriture" ; elle
n'intéressait que l'offrande des sacrifices, où n'étaient admises que certaines
espèces d'animaux. En tout cas, s'il y avait quelque distinction du point de
vue alimentaire, ce n'est pas que la consommation de certains animaux fût alors
considérée comme illicite, nulle loi ne s'y opposant ; c'était l'effet d'une
répulsion ou d'une coutume, exactement comme de nos jours encore on mange ici
des aliments qui ailleurs sont tenus pour répugnants.
Objections :
1. L'expiation du péché et la consécration d'un homme
concernent la justification. Or on voit dans l'Exode (29, 21) que les prêtres
étaient consacrés, ainsi que leurs vêtements, par aspersion de sang et par
onction d'huile ; et dans le Lévitique (16, 16) que, par l'aspersion du sang
d'un jeune taureau, le prêtre "purifiait le sanctuaire des souillures des
fils d'Israël, de leurs prévarications et de leurs péchés". Mais purifier
du péché, consacrer un homme, cela nous ramène à la justification. Les
cérémonies de la loi ancienne avaient donc la vertu de justifier.
2. Rendre l'homme agréable à Dieu, n'est-ce pas l'effet de la
justice ? "Le Seigneur est juste, dit le Psaume (11), et il aime ce qui
est juste." Or, par les cérémonies, certains plurent à Dieu, selon le
Lévitique (10, 19) : "Comment aurais-je pu plaire au Seigneur par les
cérémonies, dans le deuil où je suis ?" C'est la preuve que les cérémonies
avaient de quoi justifier.
3. Les réalités du culte divin intéressent l'âme plus que le
corps ; "la loi du Seigneur est sans tache, dit le Psaume (19), elle
convertit les âmes". Donc, si les cérémonies de la loi ancienne
guérissaient de la lèpre, comme on le voit dans le Lévitique, à plus forte
raison devaient-elles purifier l'âme en la justifiant.
Cependant :
Selon saint Paul
(Ga 2, 21 et 3, 21), "si une loi avait été donnée qui pût justifier, le
Christ serait mort pour rien". Mais cela est inadmissible. Donc les
cérémonies de la loi ancienne ne justifiaient pas.
Conclusion :
La loi ancienne,
avons-nous dite connaissait deux sortes d'impureté : l'impureté spirituelle qui
est celle de la faute, et une autre impureté, affectant le corps et rendant
impropre au culte divin. En ce second sens était réputé impur le lépreux ou
celui qui touchait un cadavre ; cette sorte d'impureté se ramenait donc à une
irrégularité ; les cérémonies de la loi ancienne étaient capables d'en
purifier, à la façon de remèdes administrés sur l'ordre de la loi pour lever
ces sortes d'impureté introduites par la volonté de la loi. Ce qui fait dire à
l'épître aux Hébreux (9, 13) : "Le sang des boucs et des taureaux,
l'aspersion de la cendre de vache, sanctifie les hommes souillés à l'effet de
purifier la chair." Et comme cette impureté dont on était lavé par de
telles cérémonies intéressait la chair plutôt que l'âme, ces cérémonies, au
dire même de l'auteur, "étaient des justices charnelles, prescrites en
attendant l'époque du relèvement".
Mais elles
n'avaient pas d'efficacité pour laver l'impureté de l'âme qui est le péché,
parce que la purification du péché n'a jamais pu se faire que par le Christ,
"qui enlève les péchés du monde", comme dit saint Jean (1, 29). Et
parce que le mystère de l'incarnation et de la passion du Christ n'était pas
encore effectivement réalisé, les cérémonies de la loi ancienne ne pouvaient
pas posséder réellement en elles-mêmes la vertu qui découle du Christ incarné
et crucifié, comme la contiennent les sacrements de la loi nouvelle. Aussi ne
pouvaient-elles pas purifier du péché. L'épître aux Hébreux dit expressément
(10, 4) : "Il est impossible avec le sang des taureaux ou des boucs
d'enlever les péchés." L'épître aux Galates (4, 9) les appelle "des
éléments indigents et infirmes" : infirmes certes, car ils ne peuvent
purifier du péché, mais leur infirmité vient de ce qu'ils sont indigents,
c'est-à-dire de ce qu'ils ne possèdent pas la grâce en eux.
Toutefois, dès le
temps de la loi, les âmes croyantes pouvaient par la foi s'unir au Christ
incarné et crucifié, et ainsi elles étaient justifiées en vertu de la foi au Christ
qu'elles professaient de quelque manière en observant les cérémonies qui
figuraient le Christ. Donc, si sous la loi ancienne on offrait certains
sacrifices pour les péchés, ce n'est pas que ces sacrifices fussent capables de
purifier du péché, mais ils constituaient une profession de la foi qui en
purifiait. Le texte même de la loi le donne à entendre ; il est dit aux
chapitres 4 et 5 du Lévitique, à propos de l'offrande des victimes pour le
péché, "que le prêtre priera pour l'offrant, et son péché sera
pardonné", en sorte que le péché n'est pas remis en vertu du sacrifice,
mais par la foi et la dévotion de ceux qui l'offrent. - N'oublions pas,
d'ailleurs, que sous la loi ancienne, si des cérémonies purifiaient des
impuretés corporelles, cela même figurait la purification du péché accomplie
par le Christ.
Ainsi on voit
clairement que les cérémonies, sous le régime de la loi ancienne, étaient
impuissantes à justifier.
Solutions :
1. Cette sanctification des prêtres et de leurs fils, de leurs
vêtements et de toute chose, au moyen d'une aspersion de sang, ne faisait que
députer au culte de Dieu et que lever les empêchements "en vue de la
pureté de la chair", pour reprendre une expression de l'épître aux Hébreux
(9, 13) ; ce qui préfigurait cette autre sanctification "dont Jésus par
son sang a sanctifié le peuple", dit la même épître (13, 12). - Les
expiations, elles aussi, doivent s'entendre d'une suppression du péché. C'est
si vrai qu'on parle de l'expiation du sanctuaire, alors que celui-ci ne pouvait
être coupable de péché.
2. Les prêtres étaient agréables à Dieu dans leurs cérémonies
à cause de leur obéissance, de leur dévotion, de leur foi en la réalité
préfigurée, mais non à cause des cérémonies prises en elles-mêmes.
3. Les cérémonies prescrites pour la purification du lépreux
n'avaient nullement pour objet d'enlever l'impureté constituée par la maladie
de la lèpre ; de fait, ces cérémonies n'avaient lieu qu'à l'égard de celui qui
était déjà guéri, selon le Lévitique (14, 3) : "Le prêtre sortira du camp
et, s'il constate que la lèpre est guérie, il ordonnera à celui qui est purifié
d'offrir, etc." Il est évident que le prêtre était chargé d'apprécier si
la lèpre était guérie mais non chargé de la guérir. Les cérémonies
intervenaient pour lever la tare de l'irrégularité. - On rapporte cependant
qu'en certains cas, si le jugement du prêtre était erroné, le lépreux était
miraculeusement guéri par Dieu, mais en vertu de la puissance divine et non par
l'efficacité des sacrifices. De même, c'est par miracle que le flanc de la
femme adultère se flétrissait quand elle avait bu les eaux préalablement
chargées d'imprécation par le prêtre, comme on le voit au chapitre 5 des
Nombres.
Objections :
1. On lit dans Baruch (4, 1) : "Voici le livre des
commandements de Dieu, la loi qui subsiste à jamais." Les lois
cérémonielles faisaient partie de la loi. Donc elles devaient durer à jamais.
2. En saint Matthieu (8, 4) il est prescrit au lépreux guéri
de s'acquitter des offrandes prévues par la loi cérémonielle. Les cérémonies de
la loi ancienne ne cessèrent donc pas à la venue du Christ.
3. Tant que demeure la cause, l'effet demeure. Or,
indépendamment de la préfiguration du Christ, les cérémonies de la loi ancienne
avaient des causes raisonnables, en tant qu'elles étaient ordonnées au culte
divin, sans compter qu'elles étaient en outre ordonnées à préfigurer le Christ.
Donc elles n'avaient pas à cesser.
4. La circoncision avait été instituée pour signifier la foi
d'Abraham ; l'observance du sabbat pour rappeler le bienfait de la création ;
et les autres solennités légales, nous le savons rappelaient d'autres bienfaits
divins. Or la foi d'Abraham reste toujours un modèle à suivre, même pour nous,
et il faut toujours se rappeler le bienfait de la création et les autres
bienfaits divins. Donc, au moins la circoncision et les fêtes de la loi ne
devaient pas être abolies.
Cependant :
L’Apôtre dit (Col
2, 16) "Que nul ne vous juge en matière d'aliments ou de boissons, de
fêtes, de néoménies ou de sabbats : ce ne sont là que des figures de
l'avenir" ; et aux Hébreux (8, 13) : "En parlant d'une alliance
nouvelle, Dieu déclare que la précédente est vieillie ; or ce qui est ancien et
vieilli doit bientôt disparaître."
Conclusion :
On a dit plus haut
que tous les préceptes cérémoniels de la loi ancienne se rapportaient au culte
de Dieu. Mais le culte extérieur doit s'adapter au culte intérieur, fait de
foi, d'espérance et de charité ; par suite, si le culte intérieur change, le
culte extérieur doit suivre ce changement. Or on peut distinguer trois états du
culte intérieur : 1° Dans l'un, la foi et l'espérance portent conjointement sur
les biens du ciel et sur ce qui nous y introduit, le tout considéré comme à
venir ; tel fut l'état de la foi et de l'espérance sous la loi ancienne. - 2°
Dans un autre état du culte intérieur, on croit et on espère les biens du ciel
comme réalités à venir, mais les réalités qui nous y introduisent comme
présentes ou passées ; tel est l'état de la loi nouvelle. - 3° Dans le
troisième état tout est tenu comme présent, il n'y a plus d'au-delà à croire ni
de futur à espérer tel est l'état des bienheureux.
Dans cet état des bienheureux,
le culte divin ne comportera rien de figuratif, mais sera tout "d'action
de grâce et chant de louange" (Is 51, 3). Ce qui fait dire à saint Jean
décrivant dans l'Apocalypse (21, 22) la cité des bienheureux : "je n'y vis
pas de temple, car le Seigneur Dieu tout-puissant est son temple, ainsi que
l'Agneau." Pour une raison analogue, les cérémonies du premier état,
préfigurant le second et le troisième état, durent disparaître à l'avènement du
second, et d'autres cérémonies être introduites, en rapport avec le culte de
cet âge nouveau pour lequel les biens du ciel sont encore à venir, mais où sont
présents les bienfaits de Dieu qui nous y introduisent.
Solutions :
1. On peut dire que
la loi ancienne subsiste à jamais. Pour les préceptes moraux, c'est vrai
absolument et sans réserve ; pour les préceptes cérémoniels, c'est vrai quant à
la réalité qu'ils figuraient.
2. Le mystère de la rédemption du genre humain a été accompli
à la passion du Christ lorsque le Seigneur déclara : "Tout est
consommé" (Jn 19, 30). C'est à ce moment que les dispositions légales
durent cesser complètement, la réalité qu'elles figuraient étant désormais
accomplie. Pour en témoigner, le voile du temple se déchira pendant la passion
du Christ (Mt 27, 51). Ainsi, avant la passion du Christ, alors que le Christ
prêchait et faisait des miracles, la loi et l'Évangile marchaient de compagnie
parce que déjà le mystère du Christ était inauguré, mais non encore accompli.
C'est pourquoi, avant sa passion, le Seigneur ordonna aux lépreux d'observer
les cérémonies légales.
3. Les explications littérales que nous avons données des
cérémonies se rapportent au culte divin, mais au culte caractérisé par la foi
en celui qu'on attendait. Une fois venu celui qu'on avait attendu, ce culte-là
disparut, ainsi que toutes les raisons d'être ordonnées à ce culte.
4. La foi d'Abraham fut digne d'éloges parce qu'il crut,
lorsque Dieu lui promit une postérité en qui seraient bénies toutes les
nations. Tant que cette promesse n'était pas réalisée, il fallait donc par la
circoncision professer la foi d'Abraham ; mais, depuis qu'elle est réalisée,
cette même foi doit s'exprimer par un signe nouveau, le baptême, qui sur ce
point succède à la circoncision : "Vous avez été circoncis dans le Christ
d'une circoncision où la main de l'homme n'est pour rien, et qui vous a
dépouillés du corps charnel : telle est la circoncision de notre Seigneur jésus
Christ, avec qui vous avez été ensevelis dans le baptême" (Col 2, 11).
Le sabbat qui
représentait la première création est remplacé par le dimanche qui rappelle la
créature nouvelle, inaugurée à la résurrection du Christ. - Et aux autres fêtes
succèdent également les fêtes de la loi nouvelle puisque les bienfaits accordés
par Dieu au peuple d'Israël représentent ceux dont le Christ nous a gratifiés.
La Pâque est remplacée par la fête de la passion et de la résurrection du
Christ ; la Pentecôte, don de la loi ancienne, par une autre Pentecôte, don de
la loi de l'Esprit de vie ; la fête de la nouvelle lune, par la fête de la
Bienheureuse Vierge en qui resplendit pour la première fois la lumière du
soleil, c'est-à-dire du Christ, par une plénitude de grâce ; la fête des
trompettes, par les fêtes des Apôtres ; la fête de l'Expiation, par celles des
Martyrs et des Confesseurs ; la fête des Tentes par celle de la Dédicace de
l'Église ; celle enfin de l'Assemblée et de la Collecte, par la fête des Anges
ou celle de la Toussaint.
Objections :
1. On ne doit pas supposer que les Apôtres, après avoir reçu
le Saint Esprit, aient péché mortellement, car dans l'abondance de cet Esprit,
ils étaient "revêtus de la force d'en haut", dit saint Luc (24, 46).
Or ils ont pratiqué les observances légales après la descente du Saint Esprit.
Paul, d'après les Actes (16, 3) a circoncis Timothée ; plus tard, sur le
conseil de Jacques, "il amena des hommes et, s'étant purifié avec eux, il
entra dans le Temple, annonçant que les jours de la purification étaient
écoulés, et cela jusqu'à ce que le sacrifice eût été offert pour chacun
d'eux" (Ac 21, 26). Il est donc possible, sans péché mortel, de pratiquer
les observances légales après la passion du Christ.
2. Éviter le commerce des païens était une loi cérémonielle.
Or le premier pasteur de l'Église l'observa, selon l'épître aux Galates (2, 12)
: "Les envoyés de Jacques étant venus à Antioche, Pierre se déroba et se
tint à l'écart des païens."
3. Les Apôtres, par leurs préceptes, n'ont pu inciter au
péché. Or, aux termes d'un décret des Apôtres rapporté dans les Actes (15, 28),
la pratique de certaines observances de la loi cérémonielle fut imposée aux
païens : "L'Esprit Saint et nous, avons décidé de ne vous imposer aucun
autre fardeau que ceci qui est nécessaire : vous abstenir des viandes
sacrifiées aux idoles, du sang, des viandes étouffées et des unions
illégitimes."
Cependant :
Saint Paul disait
aux Galates (5, 2) : "Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous
sert de rien." Or, seul le péché mortel peut rendre stérile l'oeuvre du
Christ. C'est donc un péché mortel, depuis la passion du Christ, de se faire
circoncire et de pratiquer les autres observances cérémonielles.
Conclusion :
Toutes les cérémonies
sont des protestations de la foi en quoi consiste le culte divin intérieur. On
peut professer sa foi intérieure par des actes aussi bien que par des paroles,
et dans les deux cas il y a péché mortel si l'on affirme une erreur. Sans doute
croyons-nous au Christ comme y crurent les Patriarches, mais, de ceux qui ont
précédé le Christ et de nous qui venons après lui, la foi identique s'exprime
en des termes différents chez eux et chez nous. Ils disaient : "Voici
qu'une vierge concevra et enfantera un fils" (Is 7, 14), parlant au futur
; nous, nous exprimons la même réalité en disant, au passé, qu'elle a conçu et
qu'elle a enfanté. De même, les cérémonies de la loi ancienne signifiaient le
Christ comme devant naître, comme devant souffrir, tandis que nos sacrements le
montrent comme étant né et ayant souffert. Si donc aujourd'hui il y aurait
péché mortel à professer sa foi en disant que le Christ va naître, ce qui dans
la bouche des anciens n'était que piété et vérité, de même on pécherait
mortellement si l'on pratiquait aujourd'hui les observances cérémonielles où
s'exprimait la piété et la foi des anciens. C'est la pensée de saint Augustin :
"Le Christ ne nous est plus promis comme devant naître, souffrir et
ressusciter, tel que le proclamaient les sacrements anciens ; on nous annonce
qu'il est né, qu'il a souffert, qu'il est ressuscité, tel que le proclament
désormais les sacrements d'aujourd'hui, accomplis par les chrétiens."
Solutions :
1. Sur cette difficulté, saint Augustin et saint Jérôme ne
sont pas d'accord. Saint Jérôme distingue deux temps : avant la passion du
Christ, les observances légales n'étaient ni mortes, comme n'ayant ni force
obligatoire ni vertu expiatoire à leur mesure ; ni porteuses de mort, parce
qu'on ne péchait pas en les observant. Mais, tout de suite après la passion du
Christ, elles se trouvèrent non seulement mortes, c'est-à-dire sans efficacité
ni force obligatoire, mais, qui plus est, porteuses de mort, en ce sens que
ceux qui les pratiquaient péchaient mortellement. Saint Jérôme en concluait que
jamais les Apôtres n'avaient réellement pratiqué les observances après la
passion, mais s'étaient seulement livrés à une pieuse simulation, pour ne pas
scandaliser les Juifs et ainsi faire obstacle à leur conversion. Comprenons
d'ailleurs cette simulation en ce sens qu'ils accomplissaient les actes prévus,
mais sans leur attribuer le caractère d'observances et de cérémonies légales.
Ainsi en irait-il de celui qui subirait l'ablation du prépuce par mesure
d'hygiène et non pour observer la loi de la circoncision.
Toutefois, il
semble choquant que, pour éviter le scandale, les Apôtres aient caché quelque
chose qui importe à la vérité morale et doctrinale, et qu'ils aient usé de
fiction en une matière intéressant le salut des fidèles. Aussi saint Augustin
a-t-il distingué plus justement trois périodes. Avant la passion du Christ, les
observances légales n'étaient ni mortes, ni porteuses de mort. L'Évangile une
fois promulgué, elles sont à la fois l'une et l'autre. Mais dans la période
intermédiaire, celle qui va de la passion du Christ à la promulgation de
l'Évangile, les observances légales étaient mortes, n'ayant aucune efficacité
et n'obligeant personne, sans être porteuses de mort, parce que les chrétiens
venus du judaïsme pouvaient les pratiquer licitement, à condition de ne pas
fonder sur elles leur espérance comme s'ils les estimaient nécessaires au salut
et que sans elles la foi au Christ ne pût justifier. Mais ceux qui venaient du
paganisme n'avaient aucune raison de les pratiquer. Aussi voyons-nous saint Paul
circoncire Timothée dont la mère était juive, mais s'opposer à la circoncision
de Tite, né de parents païens.
Si l'Esprit Saint
n'a pas voulu tout de suite interdire aux convertis du judaïsme la pratique des
observances légales, alors que les rites païens étaient interdits aux convertis
du paganisme, ce fut pour manifester entre les deux rites une différence. Car
les rites païens étaient répudiés comme absolument illicites et de tout temps
condamnés par Dieu, tandis que le rite légal, ayant été institué par Dieu pour
figurer le Christ, trouvait sa fin en ce sens que la passion du Christ
accomplissait.
2. Selon saint Jérôme, Pierre feignait de s'écarter des païens
pour éviter de scandaliser les Juifs dont il était l'apôtre ; en quoi il n'a
péché d'aucune façon. Paul, de son côté, feignait de le réprimander parce que,
apôtre des païens, il ne voulait pas que ceux-ci fussent scandalisés. - Mais
cette explication est repoussée par saint Augustin, parce qu'il est impie de
supposer la moindre fausseté dans une écriture canonique et que saint Paul (Ga
2, 11) affirme que Pierre était dans son tort. Pierre a donc réellement péché,
et Paul l'a repris tout de bon, non pour faire semblant. Seulement le péché de
Pierre n'a pas consisté à garder provisoirement les observances légales ; cela
lui était permis, puisqu'il venait du judaïsme. Son péché consistait à pousser
si loin la crainte de scandaliser les Juifs en cette matière que ses scrupules
provoquaient le scandale des païens.
3. On a soutenu que la décision des Apôtres n'était pas à
prendre au sens littéral, mais au sens spirituel : par la prohibition du sang
ils interdiraient l'homicide ; par celle des viandes étouffées, la violence et
la rapine ; par celle des viandes sacrifiées, l'idolâtrie ; quant à la
fornication, elle est défendue pour sa malice intrinsèque. C'est une opinion
qui dérive de certaines gloses, où ces préceptes sont interprétés mystiquement.
- Mais, comme l'homicide et la rapine sont également tenus pour illicites chez
les païens, on ne voit pas pourquoi il fallait faire ce précepte particulier
aux chrétiens venus du paganisme.
Aussi d'autres
interprètes pensent-ils que, au sens littéral, ces aliments furent prohibés,
non pas pour obéir aux observances légales, mais pour réprimer la gourmandise.
Ce qui fait dire à saint Jérôme : "Il condamne les prêtres qui, par
gourmandise, mangent des grives et autres volailles sans observer ces
points." Mais on ne voit pas pourquoi on s'est arrêté justement à ces
prohibitions, car il est d'autres mets plus délicieux que ceux-là et qui
excitent davantage la gourmandise.
Il faut donc se
ranger à une troisième opinion qui, tout en prenant ces prohibitions au sens
littéral, y voit non pas l'intention d'observer les cérémonies de la loi mais
celle de faciliter les rapports entre païens et Juifs appelés à vivre ensemble.
Une habitude ancienne rendait abominable aux Juifs le sang et les viandes
étouffées ; d'autre part, la consommation de viandes sacrifiées aux idoles
pouvait amener les Juifs à soupçonner les païens de retourner à l'idolâtrie.
Tout cela fut donc prohibé pendant le temps nécessaire aux païens et aux Juifs
pour instaurer entre eux les débuts d'une vie commune. Mais avec le temps, si
la cause disparaît, l'effet disparaît aussi. Le véritable enseignement
évangélique fut mieux connu : selon la parole du Maître (Mt 15, 11), "ce
n'est pas ce qui entre dans la bouche de l'homme qui le souille" ; et
selon saint Paul (1 Tm 4, 4), "il ne faut rien rejeter de ce qui est reçu
avec action de grâce". - Quant à la fornication, si elle est interdite
nommément, c'est parce que les païens ne la tenaient pas pour un péché.
LES PRÉCEPTES JUDICIAIRES
On considérera d'abord ces préceptes en général (Question 104), puis
leur raison d'être (Question 105).
1. Que sont les préceptes judiciaires ? - 2. Sont-ils figuratifs ? - 3.
Leur durée. - 4. Leurs catégories.
Objections :
1. Il semble que la raison d'être des préceptes judiciaires ne
consiste pas en ce qu'ils ordonnent au prochain.
En effet, le mot
"judiciaire" vient du latin judicium, qui veut dire
"jugement". Mais dans les rapports sociaux une part considérable n'a
rien à voir avec l'organisation des jugements. L'épithète de judiciaires ne définit
donc pas les préceptes réglant les rapports avec le prochain.
2. On sait que les préceptes moraux ne se confondent pas avec
les préceptes judiciaires. Or un grand nombre de préceptes moraux, comme par
exemple les sept derniers préceptes du décalogue, concernent les rapports
sociaux. Ce n'est donc pas ce trait qui définit les préceptes judiciaires.
3. Les préceptes judiciaires intéressent les rapports avec le
prochain comme les préceptes cérémoniels concernent les rapports avec Dieu, on
l'a dit plus haut. Or plusieurs préceptes cérémoniels n'imposent de devoirs
qu'envers soi-même, par exemple les observances alimentaires et vestimentaires
; il s'ensuit que la référence au prochain n'est pas le trait décisif pour
définir les préceptes judiciaires.
Cependant :
Ézéchiel (18, 8)
mentionne, parmi les oeuvres du juste, que celui-ci "juge selon la vérité
entre un homme et un homme". Si les préceptes judiciaires tirent leur nom
du jugement, on peut ainsi désigner les préceptes qui règlent les rapports des hommes
entre eux.
Conclusion :
Comme on l'a dit
précédemment, il y a en toute législation des préceptes qui ont force
obligatoire par la seule dictée de la raison, parce que la raison naturelle
décide que ceci doit être fait ou évité. De tels préceptes sont appelés moraux,
parce que les moeurs humaines se définissent par la raison. D'autres préceptes
tiennent leur force obligatoire, non pas du verdict même de la raison, parce
que, considérés en eux-mêmes, ils n'impliquent pas essentiellement la notion du
dû ou de l'indu ; mais ils tiennent leur force obligatoire du fait de leur
institution divine ou humaine. Et telles sont certaines déterminations des
préceptes moraux. Donc, si ces déterminations des préceptes moraux sont
imposées par Dieu touchant les rapports avec Dieu, on les appelle préceptes
cérémoniels. - Mais s'il s'agit d'ordonner les rapports des hommes entre eux,
on les appelle préceptes judiciaires. Deux traits définissent donc les
préceptes judiciaires : ils règlent les rapports des hommes entre eux, et ils
tiennent leur force obligatoire non de la seule raison, mais du fait de leur
institution.
Solutions :
1. Les jugements sont rendus par l'autorité de tel ou tel
souverain ayant pouvoir de justicier. Mais ce souverain n'a pas seulement à
connaître des litiges ; il s'occupe aussi des engagements contractuels passés
entre particuliers, et de tout ce qui intéresse la communauté et son
gouvernement. On appelle donc judiciaires non seulement les préceptes qui ont
trait au contentieux, mais encore tous ceux qui concernent les rapports
sociaux, dont le prince est l'ordonnateur en qualité de juge suprême.
2. L'argument allégué n'atteint que les préceptes relatifs au
prochain dont toute la force d'obligation procède d'une dictée de la raison.
3. Même dans nos rapports avec Dieu, il y a des devoirs
moraux, dictés par la raison informée par la foi, par exemple que nous devons
aimer et adorer Dieu. Et il y a d'autre part des prescriptions cérémonielles
qui obligent en vertu d'une institution positive divine. Cependant les devoirs
envers Dieu ne comportent pas seulement les sacrifices qu'on lui offre, ils
incluent tout ce qui peut mettre dans les dispositions voulues pour faire des
offrandes et rendre un culte à Dieu. En effet, Dieu est la fin de l'homme, et
c'est pourquoi il appartient au culte divin et par suite aux préceptes
cérémonials que l'homme possède l'aptitude requise pour servir Dieu. En
revanche, le prochain n'est pas la fin de l'homme, et il n'y a pas lieu pour
celui-ci de se régler antérieurement en fonction du prochain. Ce serait une
attitude servile, s'il est vrai, comme dit Aristote, que l'esclave "en ce
qu'il est, est la chose du maître". Voilà pourquoi les règles concernant
l'homme en lui-même ne relèvent pas des préceptes judiciaires, mais ont toutes
un caractère moral parce que la raison, qui est le principe des moeurs
humaines, joue dans l'homme, par rapport à tout ce qui l'intéresse
personnellement, le même rôle que le prince ou le juge dans la cité. - Il
convient cependant de noter que le comportement de l'homme à l'égard du
prochain dépend plus de la raison que son attitude envers Dieu et que, par
suite, les préceptes moraux qui règlent les rapports de l'homme avec le
prochain sont plus nombreux que ceux qui règlent les rapports de l'homme avec
Dieu. C'est pourquoi d'ailleurs, il y a dans la loi plus de prescriptions
cérémonielles que de prescriptions judiciaires.
Objections :
1. Ce qui paraît être le propre des préceptes cérémoniels,
c'est d'avoir été institués pour figurer une réalité. Donc, si les préceptes
judiciaires étaient figuratifs, eux aussi, il n'y aurait pas de différence
entre préceptes judiciaires et préceptes cérémoniels.
2. Comme les Juifs, les païens ont reçu des préceptes
judiciaires, et ceux-ci, sans rien figurer, ordonnent ce qu'il faut faire. Il
semble donc que les préceptes judiciaires de la loi ancienne n'étaient pas non
plus figuratifs.
3. L'expression figurée s'imposait en matière de culte divin
parce que les réalités divines dépassent notre raison, on l'a remarqué. Mais
quand il s'agit du prochain, notre raison suffit. Les préceptes judiciaires qui
règlent nos rapports avec le prochain ne devaient donc avoir aucune portée
figurative.
Cependant :
Il est de fait
qu'on interprète les préceptes judiciaires du chapitre 21 de l'Exode en un sens
allégorique et moral.
Conclusion :
Un précepte peut
être figuratif d'une manière immédiate et essentielle, s'il est institué
premièrement pour figurer quelque chose. C'est le cas des préceptes cérémonials
qui sont figuratifs parce qu'ils ont été institués principalement pour figurer
quelque aspect du culte de Dieu et du mystère du Christ. - Il y a aussi des
préceptes qui ne sont pas figuratifs en ce sens immédiat et essentiel, mais
secondairement, et c'est ainsi que les préceptes judiciaires de la loi ancienne
sont figuratifs. Ce n'est pas en effet pour jouer le rôle de figures qu'ils ont
été institués, mais pour organiser selon la justice et l'équité la condition du
peuple d'Israël. Seulement, ces préceptes avaient une portée figurative
secondaire, dans la mesure où la condition de ce peuple, organisée selon ces
préceptes, avait dans son ensemble une valeur figurative, selon le mot de saint
Paul (1 Co 10, 11) : "Tout leur arrivait en figure."
Solutions :
1. Cela prouve que les préceptes cérémonials ne sont pas
figuratifs exactement au même titre que les préceptes judiciaires, on vient de
le dire.
2. Le peuple juif avait été choisi par Dieu pour donner le
jour au Christ. C'est pour cela, au dire de saint Augustin, que toute la
manière de vivre de ce peuple était prophétique et figurative et que même les
préceptes judiciaires imposés aux Juifs ont un sens figuratif qui les distingue
des préceptes judiciaires imposés aux autres peuples. C'est ainsi du reste
qu'on interprète au sens figuratif et mystique les guerres et les exploits de
ce peuple, contrairement aux guerres et aux exploits des Assyriens et des
Romains, qui sont pourtant beaucoup plus célèbres du point de vue humain.
3. Le règlement des rapports sociaux en Israël était, de soi,
du ressort de la raison. Mais dans la mesure où il intéressait le culte de Dieu
il dépassait la raison, et c'est par là qu'il avait un caractère figuratif.
Objections :
1. Il semble que les
préceptes judiciaires de la loi ancienne obligeaient à perpétuité. En effet, le
jugement étant la mise en oeuvre de la justice, les préceptes judiciaires sont
liés à la vertu de justice. Or, selon le livre de la Sagesse (1, 15), "la
justice est éternelle et ne meurt pas". Les préceptes judiciaires obligent
donc pour tous les temps.
2. Ce qui est institué par Dieu a plus de stabilité que ce qui
est oeuvre humaine. Or les préceptes judiciaires des lois humaines obligent
sans limite de durée. A beaucoup plus forte raison les préceptes judiciaires de
la loi divine.
3. Selon l'épître aux Hébreux (7, 18), "c'est à cause de
son impuissance et de son inutilité que fut abrogée la législation
ancienne". Cela est vrai du statut cérémoniel "qui ne pouvait rendre
parfait dans sa conscience celui qui s'en tenait aux observances d'aliments, de
boissons, d'ablutions diverses et de justice charnelles". Mais les
préceptes judiciaires ne manquaient ni d'utilité ni d'efficacité pour leur but,
c'est-à-dire pour l'établissement de la justice et de l'équité parmi les
hommes. Les préceptes judiciaires ne sont donc pas abolis, mais gardent leur
force.
Cependant :
On lit aussi (He
7, 12) : "Si le sacerdoce est passé, la loi passe inévitablement." Le
sacerdoce étant passé d'Aaron au Christ, toute la loi est passée avec lui, et
les préceptes judiciaires sont désormais sans force obligatoire.
Réponses : Les préceptes
judiciaires ne furent en vigueur que pour un temps, et ils ont été vidés de
leur sens à l'avènement du Christ, mais en un autre sens que les préceptes
cérémonials. Car ceux-ci furent abrogés de telle sorte que non seulement ils
sont morts, mais qu'ils tuent ceux qui les observent depuis le Christ et
surtout depuis la diffusion de l'Évangile. Tandis que les préceptes judiciaires
sont bien morts, n'ayant plus de force obligatoire, mais toutefois ils ne tuent
pas, et un prince pourrait sans pécher mettre en vigueur dans son royaume ces
dispositions judiciaires ; à moins cependant qu'on ne les impose ou qu'on ne
les observe comme des obligations tenant leur force de la loi ancienne. Ils
tueraient si on les observait dans cet esprit.
Et cette
différence s'explique si l'on se rappelle que les préceptes cérémoniels sont
immédiatement et essentiellement figuratifs, étant institués au premier chef
pour figurer les mystères du Christ à venir. On ne peut donc les observer sans
attenter à la vérité de notre foi qui nous fait confesser ces mystères comme
déjà accomplis. - Au contraire, les préceptes judiciaires n'ont pas été
institués pour jouer le rôle de figures, mais pour organiser le statut de ce
peuple qui préparait le Christ. Aussi, quand la venue du Christ modifia ce
statut, les préceptes judiciaires perdirent leur force obligatoire, et c'est ce
que veut dire saint Paul (Ga 3, 24), lorsqu'il compare la loi à un pédagogue
conduisant au Christ. Seulement, comme les préceptes judiciaires ne sont pas
destinés à figurer mais à faire faire quelque chose, on ne lèse pas la vérité
si on les observe tels quels. C'est l'intention de les observer comme une
obligation légale qui porterait atteinte à la vérité de la foi, car on
signifierait ainsi que le statut du peuple ancien dure toujours et que le
Christ n'est pas encore venu.
Solutions :
1. Certes, la justice doit toujours être sauvegardée, mais la
définition de ce qui est juste, en vertu de l'institution positive divine ou
humaine, change nécessairement si la condition des hommes se modifie.
2. Les préceptes judiciaires d'institution humaine demeurent
perpétuellement en vigueur, tant que se maintient le régime établi. Mais, si la
cité ou la nation inaugurent un nouvel ordre politique, les lois doivent être
modifiées. Celles qui valent dans une démocratie, où le pouvoir appartient au
peuple, ne valent pas dans une oligarchie, où le pouvoir appartient aux riches
; ce point a été mis en lumière par le Philosophes. Il fallait donc, le statut
du peuple juif ayant changé, modifier aussi les préceptes judiciaires.
3. Ces préceptes judiciaires faisaient régner dans le peuple
la justice et l'équité, mais selon les exigences de sa condition d'alors.
Celle-ci a dû changer après le Christ, au point qu'il n'y a plus dans le
Christ, à distinguer les Juifs des païens, comme on le faisait auparavant. Il
s'ensuit qu'un changement des préceptes judiciaires était nécessaire.
Objections :
1. Les préceptes judiciaires ne semblent pas susceptibles
d'une classification ferme. Ils règlent en effet les rapports sociaux ; mais
tous les points qui, dans l'intérêt des hommes, demandent un règlement,
échappent aux classifications tranchées, car ils sont en nombre infini. Il n'y
a donc pas moyen de fixer une répartition des préceptes judiciaires.
2. Les préceptes judiciaires apportent une détermination aux
préceptes moraux. Mais on ne peut classer ceux-ci sans les ramener à l'ordre du
décalogue. Les préceptes judiciaires ne sont donc pas susceptibles d'un
classement particulier.
3. Parce que les préceptes cérémonials comportent des
catégories définies, la loi suggère leur répartition en mentionnant les
sacrifices et les observances. Comme elle ne propose rien de tel touchant les
préceptes judiciaires, c'est que ceux-ci ne se répartissent pas en catégories
définies.
Cependant :
Tout ordre
implique distinction. L'idée d'ordre étant inséparable des préceptes judiciaires,
précisément institués pour faire régner l'ordre dans le temple juif, ces
préceptes doivent se prêter éminemment à une distinction précise.
Conclusion :
La loi est en
quelque sorte l'art d'organiser et de régler la vie humaine. Or, si nous
considérons un art quelconque, nous en voyons les règles s'ordonner en
catégories distinctes ; de même faut-il que toute loi organise ses préceptes selon
un ordre défini, sinon elle perdrait son utilité rien que par sa confusion
même. Il y a donc lieu d'affirmer que les préceptes judiciaires de la loi
ancienne, destinés à régler les rapports sociaux, s'organisent en catégories
tenant à la structure même de l'organisation sociale.
Or l'organisation
sociale d'un peuple comporte quatre éléments : d'abord, les rapports entre chefs et sujets ; puis, les rapports de
sujets à sujets ; ensuite, les rapports entre citoyens et étrangers, et enfin
les rapports domestiques, du père au fils, de l'épouse au mari, du maître au
serviteur. Voilà les quatre divisions entre lesquelles peuvent se répartir
les préceptes judiciaires de la loi ancienne. Il y a en effet des préceptes
touchant la désignation des chefs, leurs fonctions, le respect qui leur est dû
; c'est la première classe des préceptes judiciaires. - Il y en a d'autres qui
regardent les relations entre concitoyens, par exemple en matière de ventes, de
procès, de peines, et c'est la seconde classe des préceptes judiciaires. - Il y
a encore des préceptes qui traitent des étrangers, comme à propos de la
belligérance contre les ennemis ou de la réception des voyageurs et des
étrangers ; c'est la troisième classe. - Enfin la loi comporte certains
préceptes intéressant la vie domestique, touchant les esclaves, les femmes, les
enfants, ce qui forme la quatrième classe de préceptes judiciaires.
Solutions :
1. Tout en étant en nombre infini, les exigences de l'ordre
social n'en peuvent pas moins se ramener à quelques points fermes, en rapport
avec les éléments de l'organisation sociale.
2. On a vu que les préceptes du décalogue sont fondamentaux
dans l'ordre moral ; il est donc juste d'organiser autour d'eux le classement
des autres préceptes moraux. Mais les préceptes cérémonials et judiciaires, qui
tirent leur force obligatoire de leur seule institution positive et non de la
raison naturelle, ont un autre fondement. Il faut donc chercher ailleurs leur
principe de distinction.
3. Par le contenu même des prescriptions légales formulées
dans les préceptes judiciaires, la loi suggère suffisamment la distinction
entre ces préceptes.
1. Les préceptes judiciaires concernant les gouvernants. - 2. Ceux qui
concernent les rapports entre citoyens. - 3. Ceux qui concernent les étrangers.
- 4. Ceux qui concernent la vie domestique.
Objections :
1. Il semble que la loi ancienne a mal légiféré au sujet des
princes. En effet, Aristote dit que "le régime politique dépend avant tout
du pouvoir dominant". Or il ne se trouve dans la loi aucune règle relative
à l'institution du souverain, tandis qu'il y est question des autorités
subalternes, comme dans ce passage (Ex 28, 21 s) : "Choisis dans
l'ensemble du peuple des hommes habiles etc." ; ou encore dans les Nombres
(11, 16 s) : "Rassemble-moi soixante-dix hommes d'entre les anciens
d'Israël" ; ou dans ce texte (Dt 1, 13 s) : "Prenez parmi vous des
hommes habiles et capables etc." Bref, il y a une lacune dans les
institutions politiques de la loi ancienne.
2. "Le parfait, au gré de Platon, ne peut rien faire que
de parfait." Or le régime parfait pour une cité ou un peuple quelconque
est le gouvernement royal parce qu'il reproduit le mieux le gouvernement divin,
par lequel un seul Dieu dirige l'univers. C'est donc dès le principe que la loi
aurait dû mettre un roi à la tête du peuple, au lieu de laisser celui-ci en
décider à son gré, selon la permission du Deutéronome (17, 14 s) : "Si tu
dis : je vais mettre un roi sur moi, tu le mettras, etc."
3. "Tout royaume divisé antérieurement devient un
désert", lit-on en saint Matthieu (12, 25), mais l'expérience l'avait
vérifié avec éclat dans l'histoire du peuple juif, pour qui la division du
royaume fut une cause de ruine. Or une loi doit viser avant tout à assurer les
conditions du salut public. Ainsi le partage du royaume entre deux rois aurait
dû être interdit par la loi, bien loin d'être l'effet d'une initiative divine ;
mais selon le premier livre des Rois (11, 29 s) cette nouveauté fut annoncée
par le prophète Ahia de Silo sur l'ordre de Dieu.
4. De même que les prêtres sont établis dans l'intérêt du
peuple en ce qui regarde Dieu, comme il ressort du chapitre 5 de l'épître aux
Hébreux, de même les princes sont établis au profit du peuple dans les affaires
humaines. Mais aux prêtres et aux lévites dont parle la loi sont assignées certaines
ressources devant assurer leur subsistance, dîmes, prémices et le reste ;
pareillement, des dispositions auraient dû être prises pour l'entretien des
chefs du peuple, d'autant plus qu'il leur était interdit d'accepter des
présents, selon l'Exode (23, 8) : "Vous n'accepterez pas de présents, car
les présents aveuglent les gens clairvoyants et ruinent les causes des
justes."
5. Si la royauté est la meilleure forme de gouvernement, la
tyrannie en est la pire déformation. Or, dès l'institution, le Seigneur a
investi le roi d'un pouvoir tyrannique : "Voici le pouvoir du roi qui va
régner sur vous : il emmènera vos jeunes gens etc." (1 S 8, 11 s). Donc,
en ce qui concerne le statut des chefs, les dispositions de la loi n'étaient
pas satisfaisantes.
Cependant :
Le livre des
Nombres (24, 5) fait l'éloge du peuple d'Israël pour son organisation sans
défaut : "Qu'elles sont belles tes tentes, Jacob, et tes demeures, Israël
!" Or la beauté d'un établissement politique tient à une bonne
organisation des pouvoirs. La loi assura donc au peuple cette bonne
organisation.
Conclusion :
Deux points sont à
observer dans la bonne organisation du gouvernement d'une cité ou d'une nation.
D'abord que tout le monde participe plus ou moins au gouvernement, car il y a
là, selon le deuxième livre des Politiques, une garantie de paix civile,
et tous chérissent et soutiennent un tel état de choses. L'autre point concerne
la forme du régime ou de l'organisation des pouvoirs ; on sait qu'il en est
plusieurs, distinguées par Aristote, mais les plus remarquables sont la
royauté, ou domination d'un seul selon la vertu, et l'aristocratie,
c'est-à-dire le gouvernement des meilleurs, ou domination d'un petit nombre
selon la vertu. Voici donc l'organisation la meilleure pour le gouvernement
d'une cité ou d'un royaume : à la tête est placé, en raison de sa vertu, un
chef unique ayant autorité sur tous ; puis viennent un certain nombre de chefs
subalternes, qualifiés par leur vertu ; et cependant la multitude n'est pas
étrangère au pouvoir ainsi défini, tous ayant la possibilité d'être élus et
tous étant d'autre part électeurs. Tel est le régime parfait, heureusement
mélangé de monarchie par la prééminence d'un seul, d'aristocratie par la
multiplicité de chefs vertueusement qualifiés, de démocratie enfin ou de
pouvoir populaire du fait que de simples citoyens peuvent être choisis comme
chefs, et que le choix des chefs appartient au peuple.
Et tel fut le
régime institué par la loi divine. En effet, Moïse et ses successeurs
gouvernaient le peuple en qualité de chefs uniques et universels, ce qui est
une caractéristique de la royauté. Mais les soixante-douze anciens étaient élus
en raison de leur mérite (Dt 1, 15) : "Je pris dans vos tribus des hommes
sages et considérés, et je les établis comme chefs" ; voilà l'élément
d'aristocratie. Quant à la démocratie, elle s'affirmait en ce que les chefs
étaient pris dans l'ensemble du peuple, (Ex 18, 21) : "Choisis parmi tout
le peuple des hommes capables etc." ; et que le peuple aussi les désignait
(Dt 1, 13) : "Présentez, pris parmi vous, des hommes sages."
L'excellence des dispositions légales est donc incontestable en ce qui touche à
l'organisation des pouvoirs.
Solutions :
1. Dieu gouvernait ce peuple avec une sollicitude particulière
(Dt 7, 6) : "Le Seigneur ton Dieu t'a choisi pour être son peuple
particulier." Pour ce motif, le Seigneur s'est réservé d'instituer
lui-même le chef suprême, à la prière de Moïse : "Que le Seigneur, le Dieu
des esprits de toute chair, place un homme à la tête de cette multitude"
(Nb 27, 16). Effectivement, c'est sur l'ordre de Dieu que Josué fut promu au
premier rang, comme successeur de Moïse et, à propos de chacun des juges qui
parurent après Josué, l'Écriture déclare que "Dieu suscita un sauveur à
son peuple" et que "l'Esprit du Seigneur était en eux", ainsi
par exemple au livre des juges (3, 9. 15). Toujours pour le même motif, le
Seigneur n'abandonna pas au peuple mais se réserva le choix du roi, (Dt 17, 15)
: "Le roi que tu établiras, c'est celui que le Seigneur aura choisi."
2. La royauté est la forme la meilleure de gouvernement, si
elle reste saine ; mais elle dégénère facilement en tyrannie, à cause du
pouvoir considérable qui est attribué au roi, si celui qui détient un tel
pouvoir n'a pas une vertu parfaite, comme dit Aristote : "Il n'appartient
qu'au vertueux de soutenir comme il faut les faveurs de la fortune." Or la
vertu parfaite est rare ; les Juifs étaient particulièrement cruels et enclins
à la rapacité, et c'est par ces vices surtout que les hommes versent dans la
tyrannie. C'est pourquoi le Seigneur ne leur assigna pas dès le début un roi
revêtu de l'autorité souveraine, mais un juge et un gouverneur qui veillât sur
eux. C'est plus tard, à la demande du peuple et comme sous le coup de la
colère, qu'il leur accorda un roi, disant clairement à Samuel, (1 S 8, 7) :
"Ce n'est pas toi qu'ils ont écarté, c'est moi, ne supportant plus que je
règne sur eux."
Dès le début
toutefois, Dieu a posé quelques règles concernant la royauté, et d'abord la
manière de désigner le roi, avec cette double clause que dans le choix du roi
on aurait recours au jugement du Seigneur, et qu'on ne prendrait pas pour roi
un étranger, parce que les rois de cette sorte ont coutume de ne s'attacher
guère aux gens qui leur sont soumis et, par conséquent, de ne pas s'occuper
d'eux. - Ensuite, Dieu détermina quelle serait, les rois une fois établis, leur
situation personnelle, limitant le nombre de leurs chars et de leurs chevaux et
aussi de leurs femmes, ainsi que l'étendue de leurs richesses, car c'est par de
telles convoitises que les princes sont amenés à verser dans la tyrannie et à
s'écarter de la justice. Puis fut réglée leur attitude à l'égard de Dieu
toujours ils auraient à lire et à méditer sa loi, remplis sans cesse de crainte
et d'obéissance. - Enfin, envers leurs sujets, ils n'affecteraient pas un
mépris superbe, se garderaient de les opprimer et ne s'écarteraient pas de la
justice.
3. Si le royaume fut divisé et s'il y eut plusieurs rois, ce
fut moins dans l'intérêt du peuple que pour châtier ses révoltes fréquentes,
celle surtout qu'il opposa au juste gouvernement de David. Ainsi s'explique, en
Osée (13, 11), l'oracle porté contre Israël : "Dans ma fureur je te
donnerai un roi", et, dans le même livre (8, 4), ce reproche : "Ils ont
fait des rois sans moi, ils ont établi des chefs à mon insu."
4. L'accès au sacerdoce était héréditaire. Et cela pour qu'il
soit davantage honoré, puisque n'importe quel homme du peuple ne pouvait
devenir prêtre, ce qui tournait à l'honneur du culte divin. Mais, de ce fait,
il fallut assigner à l'entretien du clergé des ressources particulières, tirées
des dîmes ou des prémices ou encore des offrandes et des sacrifices. Les
princes, eux, on l'a dit, étaient pris dans l'ensemble de la population ; des biens
leur étaient donc assurés en propriété et leur permettaient de vivre. D'autant
plus que, même chez le roi, le Seigneur interdisait richesses et faste
excessifs. D'abord parce qu'il était difficile de ne pas en tirer occasion
d'orgueil et de tyrannie ; en outre, la fortune des gouvernants étant modeste
et leur présidence pleine de labeurs et de soucis, ils ne risquaient
guère d'être enviés par les simples citoyens, et ainsi s'éloignait un sujet de
révolte.
5. En fondant l'institution, Dieu ne donnait pas au roi un tel
droit. C'est plutôt l'annonce du droit inique usurpé par des rois dégénérés en
tyrans et en spoliateurs de leurs sujets. La suite du texte (1 S 8, 17) ne
permet pas d'en douter : "Et vous serez leurs esclaves" ; c'est le
caractère même de la tyrannie, puisque les tyrans traitent leurs sujets en
esclaves. En parlant ainsi, Samuel voulait donc dissuader le peuple de réclamer
un roi ; on lit d'ailleurs un peu plus loin (8, 19) : "Mais le peuple
refusa d'écouter la voix de Samuel." - Malgré tout, il peut arriver, même
à un bon roi exempt de tyrannie, d'enrôler les jeunes gens, de désigner des
chefs de mille et des chefs de cinquante et d'imposer force contributions à ses
sujets, en vue d'assurer le bien commun.
Objections :
1. La paix sociale
est impossible si l'on s'empare du bien d'autrui. Or la loi à l'air d'admettre
cet abus, si l'on en juge d'après le Deutéronome (23, 24) : "Entre dans la
vigne de ton prochain, mange du raisin autant qu'il te plaira." Ainsi la
loi n'assurait pas convenablement la paix sociale.
2. D'après Aristote, ce qui mène à la ruine tant de cités et
de royaumes, c'est surtout le fait que les héritages tombent aux mains des
femmes. Or cette règle fut admise par la loi, (Nb 17, 8) : "Si quelqu'un
meurt sans laisser de fils, l'héritage ira à sa fille." La loi n'a donc
pas assuré comme il convenait le bien public.
3. Aristote enseigne encore que la société humaine se
maintient surtout par le commerce, qui permet aux hommes d'échanger entre eux
les biens nécessaires. Mais la loi ancienne a détruit la force du contrat de
vente, en décidant que le fonds vendu devrait faire retour au vendeur lors de
la cinquantième année, celle du jubilé (Lv 24). Il y a donc, sur ce point,
quelque chose qui pêche dans les institutions légales de ce peuple.
4. Il est fort utile à l'intérêt public que les prêts soient
consentis facilement. Or cette facilité disparaît si les emprunteurs ne rendent
pas ce qu'ils ont reçu, comme l'observe l'Ecclésiastique (29, 10) : "Ce
n'est pas par méchanceté que beaucoup refusent de prêter, mais ils craignent
d'être spoliés en pure perte." C'est pourtant ce que la loi admet. Tout d'abord,
le Deutéronome (15, 2) décide ceci : "Si quelqu'un est le créancier de son
ami, de son proche ou de son frère, il ne pourra réclamer son dû, parce que
c'est l'année de rémission du Seigneur." Et l'Exode (22, 14) dispense
l'emprunteur de rendre l'animal prêté qui est mort en présence du propriétaire.
En second lieu, on prive le prêt de la garantie que lui procure le gage ; on
lit en effet dans le Deutéronome (24, 10) : "Quand tu revendiqueras
l'objet que te doit ton prochain, tu n'entreras pas dans sa maison pour y
prendre un gage" ; et ceci encore (24, 12 s) : "Le gage ne demeurera
pas chez toi pendant la nuit, mais tu le rendras sur l'heure." Les
dispositions de la loi en matière de prêts sont donc insuffisantes.
5. Le détournement des dépôts présente un danger
particulièrement menaçant et appelle donc des précautions toutes spéciales ;
c'est du reste pour cela que le deuxième livre des Maccabées (3, 15) rapporte
que "les prêtres appelaient l'aide du ciel pour que Celui qui a institué
la loi sur les dépôts conservât ces biens intacts à ceux qui les avaient
déposés". Or, sur cet article, les préceptes de la loi ancienne offrent
peu de sécurité, puisque selon l'Exode (22, 10 s), en cas de disparition d'un
dépôt, on s'en tient au serment du dépositaire. Voilà une disposition légale
peu satisfaisante.
6. Le journalier loue ses services exactement comme d'autres
louent une maison ou tout autre objet analogue. Mais il n'y a aucune nécessité
que le locataire s'acquitte sur l'heure de son loyer. Il y a donc une rigueur
excessive dans cette prescription du Lévitique (19, 13). "Le salaire de
ton ouvrier ne restera pas chez toi jusqu'au lendemain."
7. Comme la nécessité d'ester en justice se présente souvent,
le recours au juge doit être facile. La loi eut donc tort de décider, dans le
Deutéronome (17, 8 s), que tous s'adresseraient à un siège unique pour le
règlement de leurs affaires.
8. Il peut arriver que non seulement deux personnes, mais
trois ou davantage s'entendent pour mentir. On ne peut donc se contenter de
cette règle (Dt 19, 15) : "Sur la parole de deux ou trois témoins, toute
affaire sera terminée."
9. La peine doit être pesée d'après la gravité de la faute,
c'est l'idée qui se dégage de ce texte (Dt 25, 2) : "A la mesure du péché
le nombre des coups." Mais à égalité de fautes la loi ordonne parfois des
peines inégales. Ainsi l'Exode (22, 1) veut que le voleur rende cinq boeufs
pour un boeuf, et quatre brebis pour une brebis. De même, des manquements
relativement légers sont sanctionnés par une peine grave : ainsi d'après les
Nombres (15, 32 s) quelqu'un qui avait ramassé du bois le jour du sabbat fut
lapidé. Le Deutéronome encore (21, 18 s) nous apprend que le fils indocile, en
raison de délits peu importants, en fait parce qu'il s'adonnait aux banquets et
aux orgies, est condamné à la lapidation. La tarification légale des peines
n'est donc pas satisfaisante.
10. D'après saint Augustin, "Cicéron dénombre dans les
lois huit sortes de peines : l'amende, les fers, les coups, le talion,
l'infamie, l'exil, la mort et l'esclavage." La loi en connaît
quelques-unes : l'amende, comme par exemple la condamnation du voleur au
quintuple ou au quadruple ; les fers, signalés en ce passage du livre des
Nombres (15, 34) qui prescrit de mettre quelqu'un en prison ; le Deutéronome
prévoit aussi les coups (25, 2) : "Si le coupable mérite d'être battu, les
juges le feront étendre par terre et battre en leur présence" ; était noté
d'infamie celui qui refusait d'agréer la femme de son frère défunt, celle-ci le
déchaussant et lui crachant au visage ; la mort également était prévue par la
loi (Lv 20, 9) : "Quiconque maudit son père ou sa mère sera puni de
mort." Enfin la loi a admis la peine du talion, puisqu'on lit (Ex 21, 24)
: "Oeil pour oeil, dent pour dent." On ne s'explique donc pas que la
loi ancienne ait omis d'infliger les deux autres peines, l'exil et l'esclavage.
11. Seuls les coupables doivent être punis. Les animaux sans
raison ne pouvant être coupables, c'est à tort que l'Exode (21, 28 s) leur
inflige un châtiment : "Le boeuf qui a tué un homme ou une femme sera
lapidé" ; et aussi le Lévitique (20, 16) : "Si une a eu des rapports
avec une bête, on tuera tout ensemble la femme et l'animal." D'où il
apparaît que les dispositions de la loi ancienne relatives aux rapports sociaux
ne sont pas satisfaisantes.
12. Enfin, selon l'Exode (21, 12), le Seigneur a prescrit que
l'homicide serait puni de mort d'homme. Mais la mort d'un animal sans raison
ayant beaucoup moins de prix que la mort d'un homme, il ne saurait suffire de
frapper un animal sans raison pour compenser l'homicide. On ne peut donc
approuver les dispositions du Deutéronome (21) "pour le cas où l'on
découvre le cadavre de la victime sans connaître le meurtrier : les anciens de
la ville la plus proche prendront au troupeau une génisse qui n'a pas encore
porté le joug ni tiré la charrue, ils la mèneront dans une vallée sauvage et
rocailleuse qui n'a encore reçu ni culture ni semences, et là ils lui briseront
la nuque".
Cependant :
C’est le souvenir
d'un bienfait signalé qu'évoque ce verset du Psaume (147) : "Il n'a pas
agi de la sorte avec le reste des nations, il ne leur a pas manifesté ses
ordonnances."
Conclusion :
Saint Augustin
cite cette définition du peuple par Cicéron : "C'est la multitude
rassemblée par les liens de l'unité de droit et de la communauté
d'intérêts." Cela suppose essentiellement entre les citoyens des rapports
réglés par de justes lois. Mais entre les citoyens il y a deux sortes de
rapports : les uns sont fondés sur l'autorité publique, les autres sur la
volonté individuelle des particuliers. Et nulle volonté ne peut s'exercer que
dans les limites de son pouvoir, il faut réserver à l'autorité publique, qui a
pouvoir sur les personnes, la connaissance des litiges entre particuliers et le
châtiment des malfaiteurs. Au contraire, les particuliers ont pouvoir sur leurs
biens ; ils peuvent donc, à cet égard, traiter librement entre eux, par exemple
acheter, vendre, faire donation, etc.
Ces deux sortes de
rapports ont été convenablement réglés par la loi. Elle a établi des juges (Dt
16, 18) : "Tu établiras des juges et des greffiers dans toutes les villes,
et ils jugeront le peuple avec justice." Elle a établi une procédure
équitable : "Jugez selon la justice : qu'il s'agisse d'un compatriote ou
d'un étranger, qu'il n'y ait pas de différence entre les personnes" (Dt 1,
16-17). En interdisant aux juges de recevoir des présents, elle a coupé court à
une occasion d'injustice (Ex 23, 8 ; Dt 16, 19). Elle a fixé à deux ou trois le
nombre des témoins (Dt 17, 6 ; 19, 15). Enfin, on le verra plus loin, elle a
prévu des peines déterminées selon la diversité des délits.
Quant aux biens,
l'idéal, selon Aristote, est que les propriétés soient distinctes, mais que
l'usage en soit partiellement commun et partiellement distribué par la volonté
des propriétaires. Or ces trois principes se firent jour dans la loi. En
premier lieu, les terres furent partagées entre les particuliers (Nb 33, 53 s)
: "J'ai mis cette terre en votre possession ; vous vous la partagerez au
sort." Mais comme, au témoignage d’Aristote, l'inégalité des biens a
conduit maints États à la ruine, la loi a préparé un triple remède à cet égard.
Le premier consistait dans une répartition des terres exactement proportionnée
au nombre de têtes : "Vous donnerez un héritage plus grand aux familles
plus nombreuses, un héritage moindre aux moins nombreuses" (Nb 33, 54).
Autre remède : les fonds n'étaient pas aliénables à perpétuité, mais revenaient
au temps marqué à leur propriétaire, sans fusion des parts. Un troisième remède
pour éviter ces accroissements, c'était la dévolution de l'héritage aux parents
du défunt : au fils en premier lieu, puis à la fille, troisièmement aux frères,
ensuite aux oncles paternels, enfin, en dernier lieu, à la parenté (Nb 27, 8
s). En outre, pour maintenir la répartition des patrimoines, la loi a établi
que les filles héritières se marieraient dans leur tribu (Nb 36, 8).
En second lieu, la
loi a établi dans une certaine mesure l'usage commun. Et tout d'abord, en ce
qui concerne la gestion, le Deutéronome prescrit (22, 1-4) : "Si tu vois
s'égarer le boeuf ou la brebis de ton frère, tu ne t'en détourneras pas, mais
tu les ramèneras à ton frère." On pourrait citer d'autres exemples. -
Puis, en ce qui concerne la jouissance : tous en effet, sans exception, étaient
autorisés à entrer dans la vigne d'un ami et à y manger du raisin, sans
toutefois en emporter. A propos des pauvres en particulier, on devait leur
abandonner les gerbes oubliées ainsi que les grappes et les fruits restants (Lv
19, 9-10 ; Dt 24, 19-21). De même les produits de l’année sabbatique étaient
mis en commun (Ex 23, 11 ; Lv 25, 4-7).
En troisième lieu,
la loi a organisé une distribution effectuée par les propriétaires eux-mêmes :
tantôt à titre purement gratuit (Dt 14, 28-29) : "Tous les trois ans, tu
mettras à part une autre dîme, et le lévite, l'étranger, l'orphelin et la veuve
viendront s'en nourrir et s'en rassasier" ; tantôt contre un avantage
équivalent, dans le cas d'une vente, d'une location, d'un prêt ou d'un dépôt ;
de tous ces actes, les conditions sont précisées par la loi. D'où il ressort
clairement que la loi ancienne a convenablement réglé la vie sociale de ce
peuple.
Solutions :
1. L'Apôtre enseigne aux Romains (13, 8) qu'en aimant le
prochain on accomplit la loi. C'est que tous les préceptes de la loi, et
notamment ceux qui regardent le prochain, apparaissent orientés vers ce but :
que les hommes se portent une affection mutuelle. Or la direction incite les
hommes à se communiquer leurs biens car, lisons-nous dans la première épître de
saint Jean (3, 17), "si quelqu'un voit son frère dans le besoin et lui
ferme son coeur, comment l'amour de Dieu demeure-t-il en lui ?" Voilà
pourquoi la loi tâchait d'accoutumer les gens à se faire part volontiers de
leurs biens. L'Apôtre, (1 Tm 6, 18), enjoint lui aussi aux riches de distribuer
et de partager libéralement. Or, interdire au prochain ces menus prélèvements
qui ne lèsent guère le propriétaire, c'est manquer de libéralité. Aussi la loi
a-t-elle ordonné qu'il serait loisible d'entrer dans la vigne du voisin et d'y
manger des grappes ; toutefois, elle interdit d'en emporter, ne voulant pas
donner par là prétexte à un dommage sérieux qui troublerait la paix sociale.
Mais, entre gens raisonnables, ces légers grappillages, loin d'avoir un tel
effet, mettent le sceau à l'amitié et entretiennent une atmosphère de
libéralité.
2. C'est à défaut de descendance mâle que la loi a admis la
succession des femmes aux biens paternels. Mais, dans ce cas, il était nécessaire
d'accorder cette consolation à un père qui aurait trouvé pénible de voir son
héritage passer entièrement à des étrangers. Toutefois, avec une juste
circonspection, la loi imposait aux filles héritières des biens paternels le
mariage avec un homme de leur propre tribu, de façon à maintenir distincts les
lots de chaque tribu (Nb 36).
3. Le salut de l'État ou de la nation est étroitement lié à
l'équilibre des propriétés. Cette règle, formulée par Aristote explique selon
lui pourquoi, en certaines cités de l'antiquité païenne, la constitution
interdisait "la cession des patrimoines, hormis le cas d'une détresse
évidente". En effet, quand les propriétés peuvent être librement aliénées,
elles risquent de se concentrer en quelques mains, et les habitants se voient
obligés de quitter la cité ou le pays. Pour écarter ce danger, la loi ancienne
a été conçue de telle sorte qu'il fût satisfait aux besoins de ses
ressortissants, puisqu'elle admettait l'aliénation temporaire des fonds, mais
sans encourir d'inconvénient puisque le fonds vendu devait à une certaine date
faire retour au vendeur. Ces dispositions tendaient à empêcher la confusion des
lots et à maintenir toujours identique leur exacte répartition entre les
tribus.
Mais les immeubles
urbains, n'étant pas lotis, prouvaient légalement être aliénés sans retour,
tout comme les meubles. C'est que le nombre des habitations urbaines n'était
pas fixé comme était définie la surface des domaines, qui n'était pas
susceptible d'extension, tandis que l'on pouvait accroître le nombre des
immeubles urbains. Quant aux maisons rurales, sises dans une campagne non close
de murs, elles ne pouvaient être aliénées définitivement, attendu que ce genre
de constructions n'est destiné qu'à l'exploitation et à la surveillance des domaines
; aussi la loi a-t-elle pu les assimiler à ceux-ci dans sa réglementation.
4. On vient de le dire, la loi se proposait par ses
prescriptions d'incliner les gens à s'entraider de bonne grâce dans leurs
besoins, car il n'est rien qui stimule davantage l'amitié. Cette prompte
assistance trouvait place non seulement dans les actes gratuits et de pure
libéralité, mais aussi en matière d'échanges réciproques, d'autant que les
interventions de ce genre sont plus fréquentes et s'imposent à plus de gens. La
loi s'y est prise de bien des façons pour inculquer cette attitude obligeante.
D'abord on
consentirait de bonne grâce les prêts de consommation, sans se laisser arrêter
par la proximité de l’année de rémission (Dt 15, 7-11). De plus, en consentant
un prêt de consommation, pour ne pas accabler l'emprunteur on ne stipulerait
aucun intérêt, on ne saisirait pas en gage les objets indispensables à son
existence, ou du moins on les lui restituerait au plus tôt. Tout cela est
exprimé par le Deutéronome (23, 20) : "Tu ne feras pas à ton frère de prêt
à intérêt" et encore (24, 6) : "Tu ne prendras pas en gage la meule
de dessus ni la meule de dessous : ce serait t'emparer de sa vie même" ;
et dans l'Exode (22, 26) : "Si tu as pris en gage le vêtement de ton
prochain, tu le lui rendras avant le coucher du soleil." - En troisième
lieu, on ne ferait pas de réclamation importune, comme le veut l'Exode (22, 25)
: "Si tu as prêté de l'argent à un pauvre de mon peuple qui demeure avec
toi, tu ne le harcèleras pas comme ferait un usurier." Le Deutéronome
prescrit dans le même sens (24, 10-11) : "Tandis que tu réclames à ton
prochain ce qu'il te doit, tu n'entreras pas dans sa maison pour y saisir un
gage, mais tu te tiendras à la porte et c'est lui qui t'apportera ce dont il peut
disposer" ; car la maison étant pour chacun l'abri le plus sûr, il serait
intolérable d'y être pourchassé ; d'ailleurs la loi n'admet pas que le
créancier se saisisse d'un gage à sa convenance, mais plutôt que le débiteur
offre ce dont il a un moindre besoin. - En quatrième lieu, la loi décida que
tous les sept ans les dettes seraient remises intégralement. A ceux qui le
pouvaient commodément, il convenait de s'acquitter avant la septième année, et
de ne pas frustrer celui qui gracieusement leur avait prêté. Mais, s'ils
étaient définitivement insolvables, on devait leur faire remise de leur dette
pour ce même motif de direction qui exigeait qu'on leur donne à nouveau, en
raison de leur indigence.
En ce qui concerne
les animaux prêtés, la loi a décidé que l'emprunteur serait tenu à
dédommagement, du fait de sa négligence, si en son absence les bêtes mouraient
ou dépérissaient. Si au contraire elles étaient mortes ou avaient dépéri sous
ses yeux et sous sa garde diligente, il n'y était pas tenu, et cela surtout
s'il les avait en location ; car dans ces conditions les animaux risquaient
aussi bien de mourir ou de dépérir entre les mains du propriétaire qui, par
conséquent, eût tiré un avantage contraire à la nature du prêt gratuit, si la
conservation de l'animal lui était ainsi garantie. Cette règle s'imposait tout
spécialement à propos d'animaux loués, puisque dans ce cas le propriétaire
recevait pour l'usage de ses bêtes une redevance déterminée, en sorte que nulle
compensation supplémentaire n'était due en raison de la moins-value, si les
animaux avaient été gardés sans négligence. En revanche, s'il ne s'était agi
que d'un prêt gratuit, un dédommagement aurait pu paraître équitable, au moins
jusqu'à concurrence du loyer qu'on aurait pu tirer de l'animal perdu ou
détérioré.
5. Entre le prêt et le dépôt il y a cette différence que le
prêt se fait pour l'utilité de l'emprunteur, tandis que le dépôt est pour
l'utilité du déposant. Voilà pourquoi, le cas échéant, on était plus exigeant
pour la restitution de la chose prêtée que pour la restitution du dépôt. Or la
disparition du dépôt pouvait se présenter de deux façons : soit à cause d'un
fait inévitable qui pouvait être naturel, comme la mort ou l'affaiblissement de
l'animal remis en dépôt, ou d'origine extérieure, si par exemple il était tombé
entre les mains de l'ennemi ou sous la dent des fauves. Dans ce dernier cas, le
dépositaire était bien tenu de présenter au propriétaire ce qui pouvait rester
de l'animal, mais dans tous les autres cas il n'avait rien à restituer ; tout
au plus, afin d'écarter le soupçon de fraude, était-il tenu de prêter serment.
Mais en second lieu le dépôt pouvait disparaître à cause d'un fait qui aurait
pu être évité, par exemple à raison d'un vol. Dans ce cas, pour sa négligence,
le dépositaire était tenu à ré était tenu même si l'animal était mort ou avait
dépéri en son absence. Il fallait en effet une faute plus grave pour engager la
responsabilité du dépositaire, tenu seulement en cas de vol.
6. Les journaliers qui louent leurs bras étant des gens peu
fortunés qui vivent au jour le jour de leur travail, la loi a sagement décidé
que le salaire leur serait versé immédiatement, afin d'assurer leur
subsistance. Au contraire, ceux qui mettent d'autres biens en location sont
généralement dans l'aisance et ils n'ont pas un besoin aussi urgent de leurs
loyers pour vivre au jour le jour. Ainsi les deux cas ne sont pas comparables.
7. Les juges sont établis dans une société pour déterminer les
points de droit qui demeureraient douteux entre les parties. Or le doute peut
se présenter à deux niveaux. Et tout d'abord aux yeux des simples. Pour le
résoudre dans ce cas, il est prescrit que "des juges et des greffiers
soient établis en chaque tribu pour juger le peuple selon la justice", dit
le Deutéronome (16, 18). Mais le doute peut surgir aussi dans l'esprit des
sages et alors, pour le lever, la loi impose à tous de recourir au chef-lieu
désigné par Dieu ; on devait y trouver d'une part un grand prêtre qualifié pour
trancher les différends en matière de rites, et d'autre part un juge souverain
pour ce qui touche les litiges privés, de même qu'aujourd'hui encore par voie
d'appel ou de consultation, la connaissance des procès passe du juge inférieur
au juge supérieur. C'est ce qu'exprime le texte allégué du Deutéronome (17, 8
s) : "Si une affaire te parait difficile et douteuse et si elle soulève un
désaccord entre les juges dans ta ville, monte au lieu désigné par le Seigneur
et adresse-toi aux prêtres lévites et au juge alors en fonction." Les
difficultés de cette sorte étant relativement rares, le système n'était pas
trop onéreux pour le public.
8. Dans les affaires humaines où les démonstrations ne
parviennent pas à une rigueur infaillible, on se contente de ces présomptions
vraisemblables qu'un orateur sait rendre persuasives. Et donc, bien que deux ou
trois témoins puissent s'entendre pour mentir, un tel accord n'est ni commun ni
probable ; aussi tient-on pour véridique leur témoignage, surtout s'ils
n'hésitent pas dans leur déposition et ne sont par ailleurs nullement suspects.
De plus, pour que les témoins ne s'éloignent pas aisément de la vérité, la loi
a prescrit de les contrôler avec le plus grand soin et de punir avec la
dernière rigueur ceux qui seraient convaincus de mensonge (Dt 19, 16 s).
Pour expliquer
davantage pourquoi ce nombre de témoins a été arrêté, remarquons qu'il
symbolisait la vérité infaillible des personnes divines ; celles-ci en effet
apparaissent tantôt au nombre de deux, le Saint Esprit établissant un lien
entre elles, tantôt explicitement au nombre de trois. C'est ainsi que saint Augustin
commente cette parole en saint Jean (8, 17) : "Il est écrit dans votre loi
que le témoignage de deux hommes est vrai."
9. La gravité de la peine infligée ne tient pas seulement à la
gravité de la faute, mais encore à d’autres motifs. Tels sont en premier lieu
l'importance de l'infraction : si elle est grave, toutes choses égales
d'ailleurs, elle mérite une peine plus lourde ; en deuxième lieu, le caractère
habituel de l'infraction, car il n'est pas facile, sinon par des peines
sévères, de détourner les hommes de leurs manquements habituels ; en troisième
lieu, la vivacité de l'attrait ou du plaisir qu'offre l'acte défendu et qui
fait qu'on s'en abstient difficilement, s'il n'est pas gravement puni. Enfin la
facilité avec laquelle l'infraction peut être commise et tenue secrète exige
que, si elle est découverte, les coupables soient plus fortement châtiés, pour
l'intimidation des autres.
En ce qui concerne
l'importance même de l'infraction, on notera quatre situations inégales, quand
même il s'agirait d'un seul et même acte matériel. Le premier degré est celui
d'une infraction commise involontairement. Alors, si l'acte est parfaitement
involontaire, son auteur est exempté de tout châtiment ; c'est ainsi que le
Deutéronome (22, 25 s) dispose que la fille qui est violentée en plein champ
"n'est point passible de mort, car elle a crié à l'aide mais nul ne s'est
trouvé là pour la délivrer." Si la volonté est de quelque façon engagée, mais
que le délinquant toutefois ait agi par faiblesse, notamment sous l'influence
de la passion, le délit est atténué, et en toute justice la peine doit être
moindre ; à moins cependant, répétons-le, que l'utilité commune ne requière une
plus grande rigueur, de façon à détourner les gens de ce genre de fautes.
Le deuxième degré
est celui d'un délit commis par ignorance. Dans ce cas le délinquant était
considéré comme coupable pour avoir négligé de s'instruire ; toutefois il
n'était pas puni par les juges, mais il devait expier sa faute par des
sacrifices, selon le Lévitique (4, 2 s) : "Lorsqu'un homme aura péché par
erreur etc." Du reste, il ne s'agit pas là de l'ignorance du précepte
divin, que nul ne peut ignorer, mais d'une ignorance du fait.
Au troisième
degré, nous trouvons le péché d'orgueil, c'est-à-dire celui qui était commis
par détermination ferme et malice assurée. Dans ce cas la peine suivait
l'importance du délit.
Au quatrième degré
enfin se trouvait le pécheur cynique et obstiné. Alors, considéré comme un
rebelle et un danger pour l'ordre public, il devait absolument être mis à mort.
En s'inspirant de
ces principes, en répondra que dans la répression du vol, la loi prenait en
considération la fréquence probable de chaque sorte d'infraction. Ainsi pour le
vol de ces différents objets que l'on peut facilement soustraire aux
entreprises d'un voleur, celui-ci ne restituait que le double. Mais les moutons
qui paissent dans la campagne sont autrement difficiles à garder, et les vols
de moutons se présentaient assez fréquemment ; la loi les assortit donc d'une
peine plus forte qui consistait à rendre quatre têtes pour une. La garde des
bovins est encore plus difficile car ils se tiennent aussi dans les champs,
mais plus dispersés dans les pâturages que les troupeaux de moutons ; aussi la
loi a-t-elle fixé une peine encore plus forte, à savoir la restitution au
quintuple. Tout cela s'entend sauf le cas où la bête vivante aurait été
retrouvée chez le voleur ; celui-ci ne restituait alors que le double, comme
dans les vols ordinaires, parce qu'on pouvait présumer que le voleur l'avait
laissée en vie dans l'intention de la rendre.
Ou bien, disons
avec la Glose que l'on tire des bovins cinq sortes d'utilités : le sacrifice,
le labour, la viande, le lait, le cuir ; voilà pourquoi pour une bête on en
devait cinq. Mais la brebis ne présente que quatre utilités : le sacrifice, la
viande, le lait, la laine. - Ce n'est pas parce qu'il festoyait que le fils
insoumis était mis à mort, mais à cause de son opiniâtreté et de sa rébellion,
crimes capitaux, on l'a dit. - Et celui qui avait ramassé du bois le jour du
sabbat fut lapidé parce que la loi de l'observance du sabbat qu'il avait violée
signifiait la foi en la création du monde : c'est donc pour son infidélité que
cet homme fut mis à mort.
10. La loi ancienne infligeait la peine de mort pour certains
crimes particulièrement graves : offenses contre Dieu, homicide, rapt,
irrévérence envers les parents, adultère, inceste. Elle punissait de l'amende
les autres vols. Aux coups et dommages corporels elle appliquait la peine du
talion, ainsi qu'au crime de faux témoignage. Pour les autres délits de moindre
gravité, les coupables étaient flagellés ou notés d'infamie.
La loi admit
l'esclavage en deux cas. D'abord lorsqu'un esclave, au retour de la rémission
septennale, refusait le bénéfice de la libération légale ; pour le punir, on
l'obligeait à demeurer perpétuellement en esclavage. En second lieu, on voit
dans l'Exode (22, 3) que cette peine était infligée au voleur incapable de restituer.
L'exil absolu n'a pas été admis comme peine légale. C'est que ce peuple était
le seul à rendre un culte au vrai Dieu, tous les autres étant souillés
d'idolâtrie ; l'homme qui aurait été définitivement exilé aurait donc été
exposé à l'idolâtrie. Aussi le premier livre de Samuel (26, 19) rapporte-t-il
cette protestation adressée par David à Saül : "Maudits ceux qui m'ont
chassé aujourd'hui, pour m'empêcher de participer à l'héritage du Seigneur, en
disant : "Va servir des dieux étrangers."" Il y avait toutefois
un exil relatif, puisque le Deutéronome (19, 4) nous apprend que "celui
qui avait tué son prochain par mégarde et sans avoir été son ennemi avéré"
se rendait à l'une des villes de refuge et y demeurait jusqu'à la mort du grand
prêtre. A ce moment il lui était permis de rentrer chez lui ; un deuil public
ayant pour effet ordinaire d'apaiser les ressentiments privés, les parents du
mort étaient moins tentés de mettre à mort le meurtrier.
11. On prescrivait la mise à mort des animaux, non à cause d'une
faute quelconque de leur part, mais pour punir les propriétaires qui auraient
dû les surveiller et les empêcher de commettre pareils méfaits. Aussi le
propriétaire était-il puni plus légèrement si le taureau était devenu furieux à
l'improviste que si l'animal avait déjà frappé de la corne la veille ou
l'avant-veille, circonstance qui permettait de prévoir le danger. - D'autre
part abattre l'animal c'était réprouver son acte détestable et épargner à
l'entourage certaine impression d'effroi que sa vue eût pu provoquer.
12. Voici la raison littérale de ce commandement selon
Maïmonide. Le meurtrier appartient d'ordinaire à une cité du voisinage ; aussi
l'abattage de la génisse avait pour but de faire la lumière sur un meurtre
clandestin. Le but était atteint de trois manières : d'abord les anciens
juraient qu'ils n'avaient rien négligé pour la sûreté des chemins ; d'autre
part le propriétaire de la génisse subissait un dommage si la bête était
abattue, mais elle ne l'était pas si l'affaire était éclaircie à temps ; enfin
le lieu où son abattage était opéré devait demeurer en friche. Pour éviter ce
double dommage, les habitants de la localité étaient donc portés à révéler le
meurtrier, s'ils le connaissaient, et il ne pouvait guère manquer de se
produire quelque parole ou indice en ce sens.
Ou encore cette
procédure tendait à l'intimidation, pour inspirer l'horreur de l'homicide. En
immolant une génisse, animal utile et plein de vigueur, surtout tant qu'il n'a
pas encore porté le joug, on signifiait que tout meurtrier, quels que fussent
ses services ou sa valeur, devait mourir, et d'une mort cruelle, évoquée par la
nuque brisée ; et que son objection et sa dégradation le mettaient au ban de la
société, ce qui ressortait du fait que la génisse abattue était abandonnée,
destinée à la pourriture, dans un lieu sauvage et désert.
En voici le sens
mystique : la génisse enlevée au troupeau représente la chair du Christ ; elle
n'a pas porté le joug, car elle n'a point péché ; elle n'a pas divisé la terre
par le soc de la charrue, entendez qu'elle ne "s'est souillée d'aucune
marque de rébellion". Si la génisse mourait dans un vallon en friche, cela
signifiait le mépris dont fut entourée la mort du Christ, par laquelle tous
péchés sont lavés et le diable désigné comme auteur de l'homicide.
Objections :
1. Saint Pierre a dit (Ac 10, 34) : "En vérité, je
reconnais que Dieu ne fait pas acception des personnes, mais qu'en toute
nation, quiconque le craint et pratique la justice lui est agréable." Or
ceux qui sont agréables à Dieu ne doivent pas être exclus de l'Église de Dieu.
Il y a donc quelque chose de choquant dans cette prescription (Dt 23, 3) qui interdit
"aux Ammonites et aux Moabites, même au-delà de la dixième génération et
pour toujours, d'entrer dans l'assemblée du Seigneur" : alors qu'en
revanche il est déclaré au même endroit, en faveurs d'autres nations : "Tu
n'auras pas de haine pour l'Iduméen, car c'est ton frère, ni pour l'Égyptien,
car tu as résidé comme immigré dans son pays."
2. Nous ne pouvons pas être punis pour ce qui ne dépend pas de
nous. Mais si quelqu'un est eunuque ou de naissance illégitime, il n'en n'est
pas responsable. Le Deutéronome (23, 1 s) a donc tort de décider que
"l'eunuque ou le fruit de rapports illicites ne sera pas admis dans
l'assemblée du Seigneur".
3. La loi ancienne est humaine lorsqu'elle interdit de
maltraiter l'étranger, comme au chapitre 22 de l'Exode : "Tu ne brimeras
pas l'immigré et tu ne le maltraiteras pas, car vous avez été vous-mêmes
immigrés dans le pays d'Égypte." Cependant c'est maltraiter quelqu'un que
de l'accabler par l'usure. La loi (Dt 23, 19 s), a donc tort d'autoriser les
pratiques usuraires envers l'immigré.
4. Les hommes sont beaucoup plus proches de nous que les
arbres. Or nous devons une affection plus intense et plus active aux êtres qui
nous tiennent de plus près, selon cette maxime de l'Ecclésiastique (13, 19) :
"Tout vivant aime son semblable ; de même aussi tout homme aime son
prochain." On ne comprend donc pas que le Seigneur ordonne (Dt 20, 13)
d'exterminer tous les habitants des villes qui auront été prises, et cependant
de respecter les arbres fruitiers.
5. Selon la vertu, chacun doit préférer le bien commun à son
bien particulier ; or, c'est le bien commun qui est en cause quand on fait la
guerre aux ennemis. Il est donc choquant que le Seigneur ordonne (Dt 20, 5 s)
de renvoyer certains hommes dans leurs foyers au moment du combat, ceux par
exemple qui viennent de construire une maison, de planter une vigne ou de se
marier.
6. Nul ne doit tirer avantage de sa faute. C'est bien une
faute, un manquement à la vertu de force, que d'avoir peur et de manquer de
courage. Il n'était donc pas juste que les poltrons et les lâches fussent
dispensés des fatigues du combat (Dt 20, 8).
Cependant :
La Sagesse divine
déclare dans les Proverbes (8, 8) : "La droiture règle tous mes discours ;
il ne s'y trouve rien de difforme ni de tortueux."
Conclusion :
Avec les
étrangers, le peuple peut entretenir deux sortes de rapports : dans la paix et
dans la guerre. Pour régler les uns et les autres, la loi comportait les
préceptes qu'il fallait. Dans la paix, une triple occasion s'offrait aux Juifs
d'entrer en contact avec les étrangers : tout d'abord quand des étrangers en
voyage traversaient le pays ; ou bien quand des étrangers venaient dans le pays
pour s'y installer en qualité d'immigrés. Dans ces deux cas, les prescriptions
légales ont un caractère d'humanité ; ce sont les maximes de l'Exode (22, 21) :
"Tu ne brimeras pas l'hôte étranger", et (23, 9) : "Tu ne seras
pas cruel pour le voyageur étranger." Le troisième cas est celui
d'étrangers désirant être reçus en pleine communauté de vie et de culte avec le
peuple : à leur endroit on observait certaines formalités, et leur admission à
l'état de citoyens n'était pas immédiate. De même, selon Aristote, c'était une
règle chez certaines nations de réserver la qualité de citoyens à ceux dont
l'aïeul, voire le trisaïeul, avait résidé dans la cité. Et cela se comprend, à
cause des multiples inconvénients occasionnés par la participation prématurée
des étrangers au maniement des affaires publiques, si, avant d'être affermis
dans l'amour du peuple, ils entreprenaient quelque chose contre lui. C'est
pourquoi, selon les dispositions de la loi, certaines nations plus ou moins
liées avec les juifs, comme les Égyptiens au milieu desquels ils étaient nés et
avaient grandi, les Édomites descendants d'Ésaü, le frère de Jacob, étaient
accueillis dès la troisième génération dans la communauté du peuple. D'autres
au contraire qui avaient montré de l'hostilité pour les juifs, comme les
descendants d'Ammon et de Moab, n'y étaient jamais admis ; quant aux Amalécites
qui leur avaient été particulièrement hostiles et ne leur étaient liés à aucun
degré de parenté, on devait à jamais les traiter en ennemis, selon l'Exode (17,
16) : "De génération en génération, Dieu sera en guerre avec Amalec."
De même pour les rapports de belligérance avec l'étranger, les prescriptions
légales étaient satisfaisantes. En premier lieu il était prescrit par le
Deutéronome (20, 10) d'engager la guerre selon la justice, car, au moment
d'attaquer une cité, on devait commencer par lui faire des offres de paix.
- Ensuite, la
guerre une fois engagée, il était prescrit de la mener vigoureusement, en se
fiant à Dieu ; à cet effet la loi disposait qu'un prêtre, au moment du combat,
relèverait les courages en promettant le secours de Dieu.
- En troisième lieu,
voulant que rien ne vint gêner les combattants, la loi ordonnait de renvoyer
chez eux ceux qui risquaient d'embarrasser.
- Enfin, la loi
prescrivait la modération dans la victoire, voulant qu'on épargnât femmes et
enfants, et même qu'on se gardât de couper les arbres fruitiers du pays.
Solutions :
1. Aucune nation n'est écartée par la loi de ce qui concerne
le culte de Dieu et le salut de l'âme, car l'Exode (12, 48) ordonne : "Si
quelque étranger en résidence chez vous veut célébrer la Pâque du Seigneur, que
tout mâle lui appartenant soit d'abord circoncis, et alors il célébrera
régulièrement et sera en tout comme le naturel du pays." Mais au temporel,
en ce qui concerne la société politique, on n'admettait pas d'emblée le premier
venu, pour la raison qu'on vient de dire ; les uns étaient admis à la troisième
génération : les Égyptiens et les Édomites ; les autres, les Moabites, les
Ammonites et les Amalécites étaient exclus à perpétuité, en abomination de leur
crime passé. De même en effet qu'un individu porte la peine de la faute qu'il a
commise, pour qu'intimidés par ce spectacle les autres cessent de mal faire, de
même aussi une nation ou une cité peut être punie à raison d'un péché pour que
les autres s'abstiennent de les imiter.
Toutefois, par
dispense individuelle, un particulier pouvait, à raison de quelque haut fait,
être agrégé au sein du peuple ; on lit dans Judith (14, 6) que le chef des
Ammonites, Achior, fut incorporé au peuple d'Israël, lui et toute sa postérité.
Il en fut de même pour Ruth, une Moabite, femme de grande vertu ; mais
peut-être la prohibition ne visait-elle que les hommes, les femmes ne jouissant
pas à proprement parler de la qualité de citoyens.
2. Aristote distingue deux degrés dans la citoyenneté, un
degré parfait et un degré relatif. Est citoyen parfait celui qui peut exercer
les fonctions civiques, comme intervenir dans les délibérations et les
décisions publiques. On peut qualifier de citoyen en un sens relatif quiconque
habite la cité, gens du commun, enfants et vieillards, inhabiles aux fonctions
de caractère public. On comprend donc que les bâtards, pour la honte attachée à
leur naissance, fussent exclus de l'assemblée, c'est-à-dire du corps politique,
jusqu'à la dixième génération. Il en allait de même des eunuques qui ne
pouvaient prétendre à l'honneur dont la paternité était entourée à bon droit,
dans ce peuple juif surtout où le culte de Dieu se perpétuait par la voie de la
génération charnelle ; car même chez les païens, si l'on en croit Aristote,
ceux qui avaient eu de nombreux enfants recevaient des témoignages particuliers
de considération. Cependant, répétons-le, du point de vue de la grâce de Dieu
les eunuques n'étaient pas écartés, non plus que les hôtes d'origine étrangère.
On peut alléguer en ce sens Isaïe (56, 3) : "Que le fils de l'étranger qui
s'est attaché au Seigneur ne dise pas : "Le Seigneur m'exclura de son
peuple", et que l'eunuque ne dise pas "je suis un arbre sec."
3. L'intention de la loi n'était pas que l'on tirât de
l'étranger un profit usuraire ; elle laissait faire, pour ainsi dire, tant les
Juifs étaient enclins à la cupidité ; d'ailleurs, elle espérait qu'ils
entretiendraient avec les étrangers des rapports plus pacifiques, puisqu'ils y
gagnaient.
4. On distinguait entre les villes ennemies. Certaines, étant
éloignées, n'entraient pas dans la catégorie des villes dont la possession
était promise aux Juifs ; lorsqu'ils les avaient conquises, ils en
exterminaient tous les mâles qui avaient combattu contre le peuple de Dieu,
mais ils épargnaient les femmes et les enfants. S'agissait-il au contraire des
villes voisines qui leur avaient été promises, il était de règle que tous les
habitants en fussent immolés, à cause de leurs iniquités antérieures ; le
peuple d'Israël les châtiait, comme mandaté par le Seigneur pour l'exécution de
la justice divine ; c'est ce qui paraît dans la Deutéronome (9, 5) :
"C'est parce que ces nations ont commis l'iniquité que tu es entré chez
elles pour leur ruine." Quant aux arbres fruitiers, il était prescrit de
les sauvegarder, pour l'avantage même du peuple juif qui devait entrer en
possession de la cité et de son territoire.
5. Ceux qui venaient de bâtir une maison, de planter une vigne
ou de prendre femme étaient écartés du combat pour un double motif. C'est
d'abord qu'on a communément plus d'amour pour les biens qu'on vient d'acquérir
ou qu'on est sur le point d'acquérir, et que par conséquent on redoute
davantage de les perdre. On pouvait donc estimer que par suite de cet amour, la
crainte excessive de la mort, rendrait de tels hommes moins courageux au
combat. - En second lieu, selon une observation d'Aristote, c'est parce que
"celui qui est sur le point de saisir un bien et qui s'en trouve frustré
semble victime d'un mauvais sort" ; ainsi donc, pour éviter que la
situation de ces malheureux privés par la mort d'un bonheur imminent, ne
désolât davantage les parents qu'ils laissaient, ou bien même que le peuple, à
ce spectacle, ne fût frappé de terreur, on mettait de tels hommes à l'abri du
danger, en les éloignant du champ de bataille.
6. Ce n'est pas pour leur avantage personnel qu'on renvoyait
chez eux les poltrons, mais pour épargner au peuple l'inconvénient de leur
présence, car leur peur et leur fuite pouvaient être contagieuses.
Objections :
1. Aristote dit : "En ce qu'il est, l'esclave appartient
au maître." Or la propriété est perpétuelle. C'est donc à tort que l'Exode
(21, 2) ordonne la mise en liberté des esclaves à la septième année.
2. Comme l'âne, comme le boeuf ou un animal quelconque,
l'esclave est la propriété du maître. Mais le Deutéronome, d'une part (22,
1-3), prescrit de restituer à leur propriétaire les animaux égarés, et il donne
d'autre part (23, 15) cette règle contradictoire : "Tu ne remettras pas à
son maître l'esclave qui se sera réfugié chez toi."
3. Plus encore que la loi humaine, la loi divine doit inciter
les coeurs à la pitié. Or les lois humaines punissent sévèrement ceux qui
traitent avec trop de rigueur leurs esclaves de l'un ou l'autre sexe ; d'autre
part, il n'est pas de traitement plus rigoureux que celui qui entraîne la mort.
On ne saurait donc approuver la loi, établie par l'Exode (21, 20 s), selon laquelle
"si l'esclave mâle ou femelle survit jusqu'au lendemain, le maître qui
l'aura battu échappera à tout châtiment".
4. Le père n'a pas sur son fils le même pouvoir que le maître
sur l'esclave, si l'on en croit Aristote, et le pouvoir de mettre en vente
l'esclave ou la servante appartient au droit du maître. C'est donc à tort que
la loi, dans l'Exode (21, 7), autorise un particulier à vendre sa fille comme
esclave ou comme servante.
5. Les fautes doivent être châtiées par celui qui a autorité
sur le coupable, et c'est le père qui a autorité sur le fils. Il est donc
anormal qu'aux termes du Deutéronome (21, 18) le père doive conduire son fils
devant les anciens de la ville pour le faire châtier.
6. D'après le Deutéronome (7, 3 s), un précepte divin interdisait
le mariage avec les étrangères et, d'après le premier livre d'Esdras (10), de
telles unions devaient même être rompues. Il est donc incohérent que Dieu (21)
permette aux Israélites d'épouser leurs captives étrangères (Dt 21, 10s).
7. Par ordre de Dieu, selon le Lévitique (18), les mariages
sont prohibés à certains degrés de consanguinité ou d'affinité. Il est donc
incohérent que Dieu prescrive (Dt 25, 5) que, si un homme meurt sans laisser
d'enfants, sa veuve doit épouser le frère du défunt.
8. A l'intimité parfaite qui règne entre époux, doit
correspondre une inviolable fidélité qui n'est concevable que dans une union
indissoluble. On s'étonne donc que, par la permission de Dieu (Dt 24, 1-4), le
mari eût licence de renvoyer sa femme, moyennant une lettre de répudiation, et
qu'il ne lui fût plus permis de la reprendre par la suite.
9. Si la femme peut être infidèle à son mari, l'esclave peut
aussi être infidèle à son maître, et le fils à son père. Or la loi n'a institué
de sacrifice d'aucune sorte en vue de découvrir la faute de l'esclave ou du
fils contre les droits du maître ou du père. Il n'y avait donc pas de raison
d'instituer le sacrifice de jalousie, dont il est question dans les Nombres (5,
12 s), pour découvrir l'adultère de la femme. On voit donc qu'en matière
familiale les préceptes judiciaires de la loi laissent à désirer.
Cependant :
Le Psaume (19)
assure : "Les décrets du Seigneur sont vrais, ils trouvent en eux-mêmes
leur justification."
Conclusion :
On lit dans
Aristote : "La communauté qui s'établit entre membres d'une même famille
est liée aux activités journalières commandées par les besoins de la vie."
Or la vie humaine est assurée d'une double manière. D'abord au plan individuel,
en ce sens que l'homme subsiste dans son identité distincte ; pour se conserver
en ce sens, la vie humaine se sert des biens extérieurs qui procurent à l'homme
la nourriture, le vêtement et autres articles de nécessité vitale, et c'est
afin d'y pourvoir que l'homme a besoin d'esclaves. D'autre part, au plan
spécifique, la vie humaine se conserve par la génération : à cet effet l'homme
a besoin d'une femme qui lui donne une progéniture. Si bien que la communauté
domestique comporte un triple système de rapports : de maître à esclave, de
mari à femme, de père à fils. Or, sur chacun d'eux, la loi ancienne offrait des
prescriptions satisfaisantes.
Elle a voulu que
les esclaves fussent traités avec modération, et d'abord qu'on ne les accablât
point de travaux excessifs : ainsi le Deutéronome (5, 14) rapporte ce
commandement divin "qu'au jour du sabbat ton serviteur et ta servante se
reposent comme toi-même". Modération aussi dans les châtiments qu'on
devrait leur infliger, car la loi a condamné ceux qui auraient mutilé leurs
esclaves, à leur rendre la liberté (Ex 21, 26 s). Même disposition en faveur de
la servante qu'on aurait maltraitée. Touchant en particulier les esclaves
israélites, le livre de l'Exode (21, 2 s) a prescrit qu'ils s'en iraient
librement à la septième année avec tout ce qu'ils avaient apporté, y compris
leurs vêtements ; et le Deutéronome (15, 13 s) demande en outre qu'on leur
donne un viatique.
Au sujet des
femmes, voici les règles légales en matière matrimoniale : l'épouse devra
appartenir à la même tribu que le mari (Nb 36, 5 s), et ceci pour maintenir la
répartition des terres entre les tribus. On devra épouser la veuve de son frère
mort sans enfant (Dt 25, 5 s), disposition qui tend à procurer, au moins par
manière d'adoption, une postérité à celui qui n'a pu en avoir par descendance
charnelle, et par suite à sauver la mémoire du défunt d'une disparition
complète. De plus le mariage était interdit avec deux catégories de personnes :
les étrangères, à cause de leur influence dangereuse, et les proches parentes,
pour la réserve que la nature prescrit à leur égard. - La manière de traiter
les femmes dans le mariage était également réglée. On ne devait pas
compromettre leur réputation à la légère : ainsi une peine est portée contre
celui qui accuse sa femme faussement (Dt 22, 13 s). Un fils ne devait pas, en
haine de sa mère, être désavantagé (Dt 21, 15 s). De plus, en cas de désaccord,
la femme ne devait pas être persécutée, mais plutôt renvoyée, par acte écrit
(Dt 24, 1). Enfin, pour accroître dès le début l'affection conjugale, il est
prescrit (Dt 24, 5) que le nouveau marié sera exempté de toute obligation de
caractère public, afin de pouvoir, en compagnie de sa femme, jouir librement de
son bonheur.
En ce qui concerne
les fils, la règle était que les pères devaient pourvoir à leur éducation, en
les instruisant de la foi, comme le signale l'Exode (12, 26 s) : "Quand
vos fils vous demanderont "Que signifie cette cérémonie" vous leur
direz "C'est la Pâque du Seigneur"" ; et en les instruisant de
la morale, car les pères devaient proclamer, selon le Deutéronome (21, 20) :
"Mon fils méprise mes avertissements, il s'adonne aux excès de la débauche
et de l'intempérance."
Solutions :
1. Le Seigneur, après avoir libéré de la servitude les enfants
d'Israël et les avoir attachés au service divin, ne voulait plus qu'ils
connussent un esclavage perpétuel. Le Lévitique (25, 39 s) en tire cette
conséquence : "Si, poussé par la pauvreté, ton frère se vend à toi, tu ne
feras pas peser sur lui la servitude des esclaves, mais il sera comme un
salarié ou un hôte. C'est de moi en effet qu'ils sont esclaves et je les ai
fait sortir de la terre d'Égypte : qu'ils ne soient pas vendus comme
esclaves." Aussi, comme il s'agissait d'un esclavage relatif et non d'un
esclavage proprement dit, ils étaient remis en liberté au bout d'un certain
temps.
2. Cette règle s'entend de l'esclave que son maître recherche
pour le tuer ou pour l'employer au mal.
3. En ce qui concerne les sévices sur la personne des
esclaves, la loi semble avoir distingué. Si le tort était évident, elle infligeait
une peine : pour une mutilation, c'était la perte de l'esclave, qu'il était
prescrit d'affranchir ; pour la mort de l'esclave, c'était la peine prévue pour
l'homicide si la victime mourait entre les mains du maître qui le battait. - A
défaut de certitude et sur de simples indices, la loi ne frappait d’aucune
peine celui qui avait maltraité un esclave lui appartenant, par exemple lorsque
l'esclave frappé ne mourait pas sur le champ, mais survivait quelques jours. Il
n'était pas sûr en effet que la mort fût causée par les mauvais traitements. Du
reste, eût-on maltraité un homme libre, pourvu toutefois que celui-ci ne mourût
pas sur l'heure mais pût marcher à l'aide d'un bâton, on n'était pas convaincu
d'homicide. Sans doute l'Exode (21, 18-19) ordonne-t-il de dédommager la
victime de ses frais médicaux, mais ce règlement ne pouvait avoir lieu de meure
à esclave, car tout ce que l'esclave possédait, et sa personne même, était en
un sens la propriété du maître. C'est pourquoi celui-ci est expressément exempté
de l'amende pour ce motif "qu'il s'agit de la propriété du maître".
4. On l'a dit, nul Juif ne pouvait détenir un de ses
compatriotes en esclavage pur et simple ; c'était un esclavage relatif, une
sorte de service à gages et temporaire. En ce sens, la loi permettait de vendre
son fils ou sa fille, quand l'indigence y contraignait. C'est bien ce que
marquent les termes de la loi dans l'Exode (21, 7) : "Lorsqu'un homme aura
vendu sa fille comme servante, elle ne s'en ira pas à la manière des esclaves."
Dans ces conditions, on pouvait encore non seulement vendre un enfant mais se
vendre soi-même, en qualité de mercenaire plutôt que d'esclave, comme le
suggère le Lévitique (25, 39 s) : "Si ton frère, contraint par
l'indigence, se vend à toi, tu ne lui imposeras pas un service d'esclave, mais
il sera comme un salarié ou un hôte."
5. Aristote remarque que la puissance paternelle comporte un
simple pouvoir de remontrance et non la force de coercition qui permet de
contraindre les indociles et les rebelles. Aussi, en ce cas, la loi voulait que
le fils rebelle fût châtié par les chefs de la cité.
6. Le Seigneur fit défense de contracter mariage avec des
étrangères pour écarter le danger d'une séduction qui mènerait à l'idolâtrie.
L'interdiction concernait spécialement les femmes originaires des peuples
voisins, comme ayant plus de chance de persévérer dans leurs pratiques
religieuses. Mais si quelqu'une voulait renoncer au culte idolâtrique et passer
à celui de la loi, on pouvait l'épouser : ce fut le cas de Ruth, épousée par
Booz. N'avait-elle pas dit à sa belle-mère : "Ton peuple sera mon peuple,
ton Dieu sera mon Dieu" (Ruth 1, 16) ? Pour cette raison, une captive ne
pouvait être prise en mariage qu'elle ne se fût d'abord rasé la chevelure et
rogné les ongles, qu'elle n'eût quitté sa robe de captivité et pleuré son père
et sa mère, en quoi s'exprime le rejet définitif de l'idolâtrie.
7. L'explication est fournie par saint Jean Chrysostome :
"Pour les Juifs qui n'avaient d'autre perspective que la vie présente, la
mort paraissait un mal sans rémission ; la règle était donc d'épouser la veuve
de son frère afin de donner un fils à celui-ci et d'apporter un certain
adoucissement au deuil. Nul toutefois, en dehors du frère ou du proche parent,
n'était obligé de prendre la femme du défunt, le fruit de ces autres unions
n'ayant pas le même titre à passer pour fils du disparu, sans compter que
l'obligation de relever la maison du défunt ne s'imposait pas aux étrangers
avec la même force qu'au frère, par la loi du sang." Cela montre qu'en
épousant la veuve de son frère, il tenait la place du défunt.
8. La loi a admis la répudiation de l'épouse, non que cette
pratique soit juste en elle-même, mais à cause de l'endurcissement des juifs,
selon les paroles de Notre Seigneur en saint Matthieu (19, 8). On reviendra
plus longuement sur cette question au traité du mariage.
9. L'infidélité de la femme adultère est fréquente, vu
l'attrait du plaisir, et dissimulée, car, comme on le lit dans Job (24, 15),
"L’oeil de l'adultère guette la tombée du jour". Du fils au père, de
l'esclave au maître, la situation est toute différente : ici l'infidélité ne
procède pas de la convoitise, mais plutôt d'un naturel méchant, et elle ne
saurait se dissimuler comme celle de la femme adultère.
Continuons en étudiant la loi de l'Évangile, qu'on appelle la loi
nouvelle. Nous la considérerons d'abord en elle-même (Question 106), puis dans
ses rapports avec la loi ancienne (Question 107), enfin dans son contenu
(Question 108).
1. Quelle est sa nature : est-elle une loi écrite, ou une loi
intérieure ? - 2. Quelle est son efficacité : justifie-t-elle ? - 3. Quelle est
son origine : devait-elle être donnée au commencement du monde ? - 4. Quel est
son terme : durera-t-elle jusqu'à la fin du monde, ou bien faut-il qu'une autre
loi lui succède ?
Objections :
1. Cette loi, c'est l'Évangile, c'est-à-dire un texte écrit :
"Cela a été écrit pour que vous croyiez" (Jn 20, 31). La loi nouvelle
est donc bien une loi écrite.
2. La loi intérieure, c'est la loi naturelle "Ceux-là,
dit saint Paul (Rm 2, 14 s), accomplissent naturellement les prescriptions de
la loi, qui ont ces prescriptions inscrites dans leur coeur." Si la loi
évangélique était une loi intérieure, on ne la distinguerait pas de la loi
naturelle.
3. Seuls ceux qui sont sous le régime de la nouvelle alliance
ont pour loi l'Évangile ; au contraire la loi intérieure est commune aux
ressortissants de l'ancienne alliance et à ceux de la nouvelle : "La
Sagesse divine passant, à travers les générations, dans les âmes saintes en
fait des amis de Dieu et des prophètes" (Sg 7, 27). La loi nouvelle n'est
donc pas une loi intérieure.
Cependant :
La loi nouvelle,
c'est la loi de la nouvelle alliance, et cette loi est mise dans le coeur.
Jérémie l'annonçait (31, 31 s.) : "Des jours viennent, dit le Seigneur, où
je conclurai avec la maison d'Israël et avec la maison de Juda une alliance
nouvelle." saint Paul (He 8, 10), s'appuyant sur ce texte, explique ainsi
ce qu'est cette alliance nouvelle : "Voici l'alliance que je ferai avec la
maison d'Israël : je mettrai mes lois dans leur esprit et je les graverai dans
leur coeur." Ainsi la loi nouvelle est bien une loi intérieure.
Conclusion :
Selon une maxime
du Philosophe, "toute réalité se définit par ce qu'il y a en elle de plus
important". Or, ce qui prime dans la loi de la nouvelle alliance, ce en
quoi réside toute son efficacité, c'est la grâce du Saint Esprit, donnée par la
foi au Christ. C'est donc précisément la grâce du Saint Esprit, donnée à ceux
qui croient au Christ, qui constitue au premier chef la loi nouvelle. Telle est
manifestement la pensée de saint Paul (Rm 3, 27) : "Où est donc le droit
de se glorifier ? Il est exclu. Par quelle loi ? Par celle des oeuvres ? Non,
mais par la loi de la foi" ; car il appelle "loi" la grâce même
de la foi. Il s'exprime plus nettement encore ailleurs (Rm 8, 2) : "La loi
de l'esprit de vie dans le Christ Jésus m'a délivré de la loi du péché et de la
mort." Ce qui fait dire à saint Augustin : "Comme la loi des oeuvres
fut écrite sur des tables de pierre, la loi de la foi fut écrite dans le coeur
des fidèles" ; et encore : "Quelles sont-elles, ces lois que Dieu
lui-même a inscrites dans nos coeurs, sinon la présence même du Saint Esprit
?"
Il y a toutefois
dans la loi nouvelle certaines dispositions qui préparent à la grâce du Saint
Esprit, ou qui tendent à la mise en oeuvre de cette grâce. Ce sont dans la loi
nouvelle des éléments en quelque sorte seconds, dont il a fallu que ceux qui
croient au Christ fussent instruits, oralement et par écrit, tant pour ce qui
est à croire que pour ce qui est à faire. Il faut donc conclure que la loi
nouvelle est dans son principe essentiel une loi intérieure, mais que dans ses
éléments secondaires elle est une loi écrite.
Solutions :
1. La lettre de l'Évangile contient seulement ce qui se
rattache à la grâce de l'Esprit Saint par mode de dispositions préparatoires,
ou comme règles gouvernant l'usage de cette grâce. Voyons d'abord les
dispositions préparatoires : à ce titre, d'une part, en vue de l'intelligence
que procure cette foi en laquelle est donnée la grâce de l'Esprit Saint, sont
contenues dans l'Évangile les vérités propres à manifester la divinité ou
l'humanité du Christ. D'autre part, comme préparation affective, l'Évangile
contient les enseignements tendant au mépris du monde, ce mépris qui rend
l'homme apte à recevoir la grâce de l'Esprit Saint : "Le monde (entendons
: ceux qui aiment le monde) ne peut recevoir le Saint Esprit" (Jn 14, 17).
- Reste l'usage de la grâce spirituelle ; il consiste dans les actes des
vertus, auxquels le texte évangélique incite les hommes de mille façons.
2. Ce qui est intérieur à l'homme peut s'entendre en deux sens
: soit en rapport avec la nature humaine, et c'est ainsi que la loi naturelle
est une loi mise au coeur de l'homme ; ou bien c'est quelque chose qui
s'ajoute à la nature et qui est introduit dans l'homme par don de grâce. En ce
dernier sens la loi nouvelle est mise dans l'homme, ne se bornant pas à
indiquer ce qu'il faut faire, mais aidant aussi à l'accomplir.
3. Nul n'a jamais possédé la grâce du Saint Esprit si ce n'est
par la foi au Christ, explicite ou implicite. Or par la foi au Christ on appartient
à la nouvelle alliance. Il s'ensuit que tous ceux en qui fut déposée cette loi
de grâce appartenaient de ce fait à la nouvelle alliance.
Objections :
1. Nul n'est justifié s'il n'obéit à la loi de Dieu le Christ
"est devenu (He 5, 9) pour tous ceux qui lui obéissent, un principe de
salut éternel". Or l'Évangile ne produit pas toujours l'obéissance des
hommes ; saint Paul remarque que "tous n'obéissent pas à l'Évangile"
(Rm 10, 16). On ne peut donc dire que la loi nouvelle justifie.
2. L'Apôtre, pour démontrer que la loi ancienne ne justifiait
pas, s'appuie sur le fait que son avènement développa la transgression :
"La loi produit la colère, car là où il n'y a pas de loi il n'y a pas non
plus de transgression" (Rm 4, 15). Mais la loi nouvelle a accru bien
davantage la transgression, car un châtiment plus sévère est mérité par celui
qui pèche encore, après le don de la loi nouvelle : "Si quelqu'un viole la
loi de Moïse, sans pitié, sur la déposition de deux ou trois témoins, c'est
pour lui la mort." De quel châtiment plus grave croyez-vous donc que sera
digne celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu ?" (He 10, 28 s.)
Ainsi donc la loi nouvelle, pas plus que l'ancienne, ne justifie.
3. Justifier, c'est proprement ce que fait Dieu : "C'est
Dieu qui justifie", affirme saint Paul (Rm 8, 33). Mais la loi ancienne
fut instituée par Dieu comme la loi nouvelle. Celle-ci ne justifie donc pas
plus que celle-là.
Cependant :
Aux Romains (1,
16) saint Paul déclare : "je ne rougis pas de l'Évangile ; il est une
force divine pour le salut de quiconque croit." Comme il n'y a de salut
que si l'on est justifié, c'est donc que la loi de l'Évangile justifie.
Conclusion :
Nous venons de
voir qu'il y a deux éléments dans la loi de l'Évangile. Le premier, le
principal, c'est la grâce de l'Esprit Saint, intérieurement donnée. Ainsi
entendue, la loi nouvelle justifie. Saint Augustin le dit bien : "Là (sous
l'Ancien Testament), la loi a été proposée extérieurement, pour faire peur aux
injustes ; ici (sous le Nouveau Testament), elle a été donnée intérieurement
pour les rendre justes." L'autre élément de la loi de l'Évangile est
second : ce sont les enseignements de la foi et les préceptes qui règlent les
sentiments et les actes humains. A cet égard, la loi nouvelle ne justifie pas.
"La lettre tue, l'esprit vivifie", dit saint Paul (2 Co 3, 6) et saint
Augustin explique que la lettre, ici, désigne tout texte écrit qui demeure
extérieur à l'homme, fût-ce le texte des préceptes moraux contenus dans
l'Évangile. Il en conclut que même la lettre de l'Évangile "tuerait",
si, à l'intérieur de l'homme, ne s'y adjoignait la grâce guérissante de la foi.
Solutions :
1. L'objection ne porte que si l'on considère dans la loi
nouvelle non le principe essentiel, mais seulement l'élément second,
c’est-à-dire les enseignements et les préceptes oraux ou écrits imposés à
l'homme de l'extérieur.
2. La grâce de la nouvelle alliance aide l'homme à ne pas
pécher, mais elle ne le confirme pas dans le bien jusqu'à le rendre impeccable,
car cela fait partie de l'état de gloire. Si donc un homme qui a reçu la grâce
de la nouvelle alliance vient à pécher, il mérite une peine plus sévère parce
qu'il abuse de bienfaits plus grands et ne tire pas parti du secours qui lui
est donné. Mais ce n'est pas une raison pour dire que la loi nouvelle
"produit la colère", car, de soi, elle donne l'aide suffisante pour
ne pas pécher.
3. Certes, c'est un seul et même Dieu qui a donné à l'homme
les deux lois, mais il ne les a pas données de la même façon. Il a donné la loi
ancienne gravée sur des tables de pierre, et la loi nouvelle "gravée sur
des tables de chair, sur nos coeurs" (2 Co 3, 3). Cette expression
paulinienne est ainsi commentée par saint Augustin : "Cette lettre-là,
écrite à l'extérieur de l'homme, l'Apôtre l'appelle pourvoyeuse de mort et de
condamnation ; mais celle-ci, la loi de la nouvelle alliance, il la nomme un
ministère de l'esprit et de la justice, car grâce au don de l'Esprit nous
vivons selon la justice et nous échappons à la condamnation du péché."
Objections :
1. Après avoir dit que "Dieu ne fait pas acception des
personnes" (Rm 2, 11), saint Paul déclare que "tous les hommes ont
péché et sont privés de la gloire de Dieu" (Rm 3, 23). Il fallait donc que
dès l'origine du monde la loi fournît à tous le secours nécessaire.
2. Pour les hommes, la différence des temps ne compte pas
moins que la diversité des lieux. Si Dieu, "voulant que tous les hommes
fussent sauvés" (1 Tm 2, 4), a commandé de prêcher l'Évangile en tout lieu
(Mt 28, 19 ; Mc 16, 15), c'est que la loi de l'Évangile devait aussi exister de
tout temps, et donc être donnée dès le début du monde.
3. Le salut de l'âme, qui est éternel, est plus nécessaire à
l'homme que le salut du corps, qui est temporel. Mais Dieu, dès les origines, a
pourvu au salut corporel de l'homme en mettant à sa disposition tous les
êtres créés pour lui (Gn 1, 26. 28 s). La loi nouvelle, éminemment nécessaire
au salut spirituel, devait donc aussi être donnée dès le commencement du monde.
Cependant :
Nous lisons en saint
Paul (1 Co 15, 46) : "Ce n'est pas l'être spirituel qui vient d'abord,
c'est l'être animal." La loi nouvelle, étant ce qu'il y a de plus
spirituel, ne devait donc pas être donnée dès l'origine du monde.
Conclusion :
Pour montrer que
la loi nouvelle ne devait pas être accordée dès l'origine du monde, on peut
avancer trois arguments : 1° Ce qui est principal dans la loi nouvelle, nous le
savons, c'est la grâce du Saint Esprit ; celle-ci ne devait pas être répandue
en abondance avant que la rédemption consommée par le Christ eût débarrassé le
genre humain de l'obstacle du péché. D'où cette parole (Jn 7, 39) :
"L'Esprit Saint n'était pas encore donné, parce que Jésus n'avait pas
encore été glorifié." Et saint Paul met en lumière le même argument
lorsque, après avoir mentionné "la loi de l'Esprit de vie", il ajoute
: "Dieu en envoyant son Fils pour le péché, dans une chair semblable à
celle du péché, a condamné le péché dans la chair afin que la justice de la loi
fût accomplie en nous" (Rm 8, 2 s.).
2° On peut aussi
tirer argument de la perfection de la loi nouvelle. Ce n'est pas du premier
coup qu'un être est amené à sa perfection, mais par une série d'étapes dans la
durée : on est d'abord enfant, et homme ensuite. Saint Paul connaît aussi cet
argument : "La loi fut notre pédagogue dans le Christ, afin que nous
fussions justifiés par la foi ; mais du moment que la foi est venue, nous ne
sommes plus sous le pédagogue" (Ga 3, 24).
3° Enfin, la loi
nouvelle est la loi de grâce. Il fallait d'abord que l'homme fût abandonné à
lui-même dans l'état de la loi ancienne ; ainsi tombant dans le péché et
connaissant sa faiblesse, il reconnaîtrait qu'il a besoin de la grâce. Ici
encore, dit saint Paul, "la loi est intervenue pour faire abonder le
péché. Mais là où le péché avait abondé, voici qu'a surabondé la grâce"
(Rm 5, 20).
Solutions :
1. A cause du péché de son premier père, l'humanité a mérité
d'être privée du secours de la grâce. Selon saint Augustin "lorsque ce
secours n'est pas donné, c'est justice, et lorsqu'il est donné, c'est grâce".
On ne doit donc pas dire que Dieu fait acception des personnes parce qu'il ne
propose pas à tous, dès l'origine du monde, la loi de grâce qui devait se
présenter au moment voulu.
2. La diversité des lieux n'entraîne pas pour l'humanité un
changement d'état comme fait la succession des âges. On comprend donc que la
loi nouvelle se propose en tout lieu, mais non en tout temps. Néanmoins, nous
le savons, il y eut à toute époque des hommes qui appartenaient à la
nouvelle alliance.
3. Les biens nécessaires au salut corporel répondent dans
l'homme aux exigences de sa nature, que le péché ne supprime pas, tandis que
les biens nécessaires au salut spirituel sont en rapport avec la grâce, que le
péché fait perdre.
Objections :
1. Saint Paul semble insinuer le contraire lorsqu'il dit (1 Co
13, 10) : "Quand sera venu ce qui est parfait, ce qui est partiel
disparaîtra." Or la loi nouvelle n'est que partielle, puisque l'Apôtre
venait justement d'observer (v. 9) : "Notre connaissance est partielle,
nos prophéties sont partielles." La loi nouvelle doit donc disparaître un
jour, pour faire place à un état plus parfait.
2. Notre Seigneur a promis à ses disciples qu'à l'avènement du
Saint Esprit ils connaîtraient "la vérité tout entière" (Jn 16, 13).
Or l'Église sous le régime du Nouveau Testament, ne connaît pas encore toute la
vérité. Il faut donc attendre un autre état où le Saint Esprit manifestera
toute la vérité.
3. De même que le Père est autre que le Fils, et que le Fils
est autre que le Père, de même le Saint Esprit est autre que le Père et le
Fils. Or il y eut un état approprié à la personne du Père, l'état de la loi
ancienne, où la génération était en honneur. Il y a aussi un état différent qui
se rattache à la personne du Fils, l'état de la loi nouvelle, où le premier
rang appartient aux clercs qui s'adonnent à la Sagesse, appropriée au Fils. Il
y aura donc un troisième état, celui du Saint Esprit, où régneront les hommes
spirituels.
4. Notre Seigneur affirme (Mt 24, 14) : "Cet évangile du
Royaume sera prêché dans tout l'univers et alors viendra la fin." Mais il
y a longtemps que l'évangile du Christ a été prêché dans l'univers entier, et
pourtant la fin n'est pas encore venue. L'évangile du Christ n'est donc pas
l'évangile du Royaume, mais il y aura un autre évangile de l'Esprit Saint,
c'est-à-dire une autre loi.
Cependant :
Notre Seigneur a
dit : "je vous le dis, cette génération ne passera pas que tout cela ne
soit arrivé" (Mt 24, 34). Saint jean Chrysostome voit dans "cette
génération" celle des fidèles du Christ. L'état qui est le leur doit donc
durer jusqu'à la fin du monde.
Conclusion :
L'état de ce monde
peut subir deux sortes de changements : 1° Un changement de loi. En ce sens,
aucun autre état ne doit succéder à celui de la loi nouvelle. Celle-ci a déjà
elle-même succédé à la loi ancienne comme un état plus parfait succède à un
état moins parfait ; mais aucun autre état de la vie présente ne peut être plus
parfait que celui de la loi nouvelle, car rien ne peut être plus proche de la
fin ultime que ce qui y introduit immédiatement. Selon l'épître aux Hébreux
(10, 19) : "Nous avons par le sang de Jésus un accès assuré dans le
sanctuaire ; il nous a frayé une voie nouvelle, approchons-nous." Ainsi ne
peut-il y avoir dans la vie présente d'état plus parfait que celui de la loi
nouvelle, car plus un être est près de sa fin ultime, plus il est parfait.
2° Mais l'état de
l'humanité peut aussi changer en ce sens que, la loi restant la même, les hommes
se comportent différemment à son égard, avec plus ou moins de perfection. En ce
sens, l'état de la loi ancienne a connu de fréquents changements : par moments,
les dispositions légales étaient observées avec soin ; par moments, elles
étaient totalement négligées. De même, l'état de la loi nouvelle varie lui
aussi, selon la différence des lieux, des époques, des personnes, dans la
mesure où la grâce du Saint Esprit est possédée plus ou moins parfaitement par
tel ou tel. Cependant, il n'y a pas à attendre un autre état à venir où la
grâce de l'Esprit Saint serait possédée plus parfaitement qu'elle ne l'a été
jusqu'ici, notamment par les Apôtres qui "ont reçu les prémices de
l’Esprit" (Rm 8, 23), c'est-à-dire, suivant une glose, qui ont reçu
l'Esprit "avant les autres et plus abondamment".
Solutions :
1. Selon Denys, il y a trois états de l'humanité celui de la
loi ancienne, celui de la loi nouvelle, et un troisième qui leur fait suite,
non dans la vie présente mais dans la vie future, c'est-à-dire dans la patrie.
Le premier de ces états est imparfait et figuratif par rapport à celui de
l'Évangile ; de même, l'état présent est imparfait et figuratif par rapport à
celui de la patrie, et il disparaît quand celui-ci survient : "Maintenant
nous regardons dans un miroir, en énigme ; mais alors ce sera face à face"
(1 Co 13, 12).
2. Selon saint Augustin, Montan et Priscille prétendaient que
le don de l'Esprit Saint, promis par Notre Seigneur, ne s'était pas réalisé
chez les Apôtres, mais en eux-mêmes. De leur côté, les manichéens soutenaient
que cette promesse avait été réalisée en la personne de Mani, qu'ils tenaient
pour l'Esprit Paraclet. C'est pourquoi les uns et les autres rejetaient les Actes
des Apôtres qui montrent à l'évidence l'accomplissement de cette promesse au
profit des Apôtres, promesse réitérée par le Seigneur (Ac 1, 5) : "Vous
serez baptisés dans l'Esprit Saint sous peu de jours", et dont la
réalisation est signalée au chapitre 2 du même livre. Mais ces niaiseries ne
résistent pas à l'affirmation de saint Jean (7, 39) : "L'Esprit Saint
n'était pas encore donné, car jésus n'avait pas encore été glorifié." Cela
fait comprendre qu'aussitôt après la glorification du Fils dans sa résurrection
et son ascension, l'Esprit Saint fut donné. Du même coup est exclue l'illusion
de tous ceux qui prétendraient qu'on doit attendre un autre âge, celui de
l'Esprit Saint.
D'ailleurs le Saint
Esprit a enseigné aux Apôtres la vérité entière, en ce qui est nécessaire au
salut, c'est-à-dire en matière de foi et de moeurs. Mais il ne leur a pas
enseigné tout ce qui devait arriver dans l'avenir, car cela ne les regardait
pas : "Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que
le Père a fixés dans sa puissance" (Ac 1, 7).
3. La loi ancienne n'était pas seulement la loi du Père, mais
aussi la loi du Fils, qui y était d'avance figuré. "Si vous croyiez en
Moïse, vous croiriez aussi en moi, dit le Seigneur, puisqu'il a écrit à mon
sujet" (Jn 5, 46). Et de son côté la loi nouvelle n'est pas seulement la
loi du Christ, mais aussi la loi de l'Esprit Saint. L'épître aux Romains (8, 2)
parle de la "loi de l'esprit de vie dans le Christ Jésus". Alors
n'attendons pas une autre loi qui serait la loi du Saint Esprit.
4. Le Christ avait dit dès le début de la prédication de
l'Évangile : "Le Royaume des cieux est tout proche" (Mt 4, 17). On ne
peut donc soutenir sans absurdité que l'évangile du Christ ne serait pas
l'évangile du Royaume. - Mais on peut envisager de deux façons la prédication
de l'évangile du Christ. Si l'on songe à la diffusion de la connaissance du
Christ, l'évangile a été prêché dans tout l'univers dès le temps des Apôtres,
comme le démontre saint Jean Chrysostome. En ce sens, la fin du texte allégué :
"et alors viendra la fin" se réfère à la destruction de Jérusalem,
qui était littéralement en cause. Mais on peut aussi considérer la prédication
de l’Évangile dans l'univers avec tout son effet, de telle sorte que l'Église
soit établie en chaque pays : il faut alors admettre avec saint Augustin dans
sa lettre à Hésychius que l'Évangile n'a pas encore été prêché dans tout
l'univers ; mais dès que ce sera chose faite, alors viendra la fin du monde.
1. La loi nouvelle diffère-t-elle de la loi ancienne ? - 2. En réalise-t-elle
l'accomplissement ? - 3. Y est-elle contenue ? - 4. Laquelle est la plus
pesante : la loi nouvelle ou la loi ancienne ?
Objections :
1. L'une et l'autre loi est accordée à ceux qui ont foi en
Dieu, car "sans la foi il est impossible de plaire à Dieu" (He 11,
6). Or, nous lisons dans la Glose (sur Mt 21, 9) que la foi d'aujourd'hui est
identique à celle d'autrefois. Il y a donc aussi identité de loi.
2. Saint Augustin a résumé en deux mots la différence entre la
loi et l'Évangile : "crainte et amour". Or il n'y a pas là de quoi
distinguer loi nouvelle et loi ancienne, parce que celle-ci comportait
également des préceptes de charité : "Tu aimeras ton prochain" (Lv
19, 18) et : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu" (Dt 6, 5) ; - On ne
peut davantage retenir cette autre différence signalée par saint Augustin :
"L'ancienne alliance comportait des promesses temporelles, et la nouvelle
contient des promesses spirituelles et éternelles." En réalité, même dans
le Nouveau Testament, il y a des promesses temporelles, par exemple :
"Vous recevrez le centuple en ce monde, maisons, frères, etc." (Mc
10, 30) ; et l'Ancien Testament faisait espérer des promesses spirituelles et
éternelles, puisque l'épître aux Hébreux (11, 16) dit des Pères de l'ancien
temps : "C'est à une patrie meilleure qu'ils aspirent, à la patrie
céleste." Ainsi, la loi nouvelle ne paraît pas différente de la loi ancienne.
3. L'Apôtre a l'air de suggérer une différence entre ces deux
lois lorsqu'il appelle l'ancienne la loi des oeuvres, et la nouvelle la loi de
la foi (Rm 3, 27). Mais la première aussi fut une loi de la foi : "Leur
foi à tous fut louée", dit l'épître aux Hébreux (11, 39), évoquant les
Pères de l'ancienne loi. Et à son tour la loi nouvelle est aussi une loi des
oeuvres : "Faites du bien à ceux qui vous haïssent" (Mt 5, 44) et :
"Faites cela en mémoire de moi" (Lc 22, 19). Ainsi la loi nouvelle n'est
pas différente de l'ancienne.
Cependant :
L’Apôtre écrit aux
Hébreux (7, 12) : "Un changement de sacerdoce entraîne nécessairement un
changement de loi." Comme il démontre au même endroit qu'entre l'Ancien et
le Nouveau Testament il y a eu changement de sacerdoce, il s'ensuit que la loi
aussi a changé.
Conclusion :
Toute loi,
avons-nous dit précédemment, ordonne la conduite humaine en vue d'une fin
déterminée. Or, ce qui est ordonné à une fin peut, du point de vue de la fin,
se diversifier de deux manières. Ou bien cela se réfère à des fins différentes
: il s'agit alors d'une diversité spécifique, surtout s'il s'agit d'une fin
prochaine. Ou bien certains actes se réfèrent de près, les autres de loin, à
une fin donnée. Il saute aux yeux par exemple que des mouvements ordonnés à des
termes différents diffèrent spécifiquement, tandis que deux phases d'un même
mouvement, dont l'une est plus proche du terme que l'autre, mettent dans ce
mouvement une différence qui tient à un degré imparfait de perfection.
De là vient
qu'entre deux lois une double distinction est concevable. Ou bien elles sont
absolument différentes, comme relevant de fins différentes ; ainsi dans la cité
il y aurait une différence spécifique entre le système législatif assurant la
souveraineté du peuple, et celui qui donnerait la prépondérance à
l'aristocratie urbaine. - Ou bien deux législations peuvent différer en ce que
les dispositions de l'une sont en relation plus étroite avec la fin, celles de
l'autre en rapport plus lointain. On admet par exemple que, sous un seul et
même régime politique, autre est la législation imposée aux hommes
faits, dès maintenant capables de satisfaire aux exigences du bien public,
autre la législation qui règle l'éducation des enfants, ceux-ci devant être
préparés à l'accomplissement de leurs tâches viriles.
Donc, du premier
point de vue, la loi nouvelle ne diffère pas de la loi ancienne, car toutes
deux n'ont qu'une fin, la soumission des hommes à Dieu, et ce Dieu est unique,
celui de la nouvelle et de l'ancienne alliance : "Unique est le Dieu qui
justifie le circoncis à raison de sa foi, et l'incirconcis par le moyen de sa
foi" (Rm 3, 30). - Du second point de vue, la loi nouvelle diffère de
l'ancienne, car celle-ci est comparable au pédagogue, selon l'expression de saint
Paul (Ga 3, 24) tandis que la loi nouvelle est une loi de perfection, étant
celle de la charité, que l'Apôtre appelle le "lien de la perfection"
(Col 3, 14).
Solutions :
1. Si la foi des deux alliances est identique, c'est que leur
fin est unique ; car nous avons vu que l'objet des vertus théologales, au
nombre desquelles se trouve la foi, est la fin ultime. N'empêche que la foi
n'avait pas sous la loi ancienne le même régime que sous la loi nouvelle : ce
qui était à venir pour la foi d'alors est chose faite pour la nôtre.
2. Toutes les différences qu'on signale entre la loi nouvelle
et l'ancienne se ramènent à une inégalité de perfection. Les préceptes légaux,
en effet, portent toujours sur des actes vertueux. Or l'inclination à exercer
ces actes n'est pas la même chez les imparfaits, qui ne sont pas encore en
possession de la vertu, et chez ceux que la possession de la vertu rend
parfaits. Ce qui pousse les premiers aux oeuvres de vertu, c'est un certain
motif extrinsèque, comme la menace du châtiment ou la promesse de quelque
récompense extérieure, de caractère honorifique, pécuniaire, etc. Aussi la loi
ancienne, s'adressant à des hommes qui n'avaient pas encore reçu la
grâce spirituelle, méritait le nom de "loi de crainte" en tant
qu'elle incitait à l'observation des préceptes par la menace de peines
déterminées. Et elle comportait des promesses que l'on qualifie de temporelles.
Au contraire, ceux
qui possèdent la vertu, c'est par amour de la vertu qu'ils inclinent à en faire
les actes, et non à cause d'une pénalité ou récompense extrinsèque. C'est
pourquoi, à propos de la loi nouvelle qui pour l'essentiel consiste justement
dans la grâce spirituelle imprimée dans les coeurs, on parle de "loi
d'amour". Elle comporte, dit-on encore, des promesses spirituelles et éternelles
: ce sont les objets de la vertu, et d'abord de la charité ; en sorte que les
vertueux y vont par une inclination intérieure, comme vers des biens qui ne
leur sont pas étrangers et qui leur reviennent en propre. - Pour la même
raison, la loi ancienne est appelée un frein pour la main, non pour le coeur :
en effet, s'abstenir du péché par crainte du châtiment, ce n'est pas en
détourner absolument son vouloir, comme lorsqu'on s'abstient du péché par amour
de la justice ; tandis que la loi nouvelle, étant une loi d'amour, est bien un
frein pour le coeur.
Il y eut
toutefois, sous le régime de l'ancienne alliance, des gens qui possédaient la
charité et la grâce de l'Esprit Saint et aspiraient avant tout aux promesses
spirituelles et éternelles, en quoi ils se rattachaient à la loi nouvelle.
Inversement, il existe sous la nouvelle alliance des hommes charnels,
encore éloignés de la perfection de la loi nouvelle : pour les inciter aux
oeuvres vertueuses, la crainte du châtiment et certaines promesses temporelles
ont été nécessaires, jusque sous la nouvelle alliance. En tout cas, même si la
loi ancienne prescrivait la charité, elle ne donnait pas l'Esprit Saint, par
qui "la charité est répandue dans nos coeurs" (Rm 5, 5).
3. Nous l'avons dit, la loi de la grâce est la loi de la foi,
en tant que pour l'essentiel elle consiste précisément dans le don intérieur de
la grâce accordé à ceux qui croient ; de là vient qu'on l'appelle "grâce
de la foi". Secondairement elle comporte aussi certaines réalisations dans
l'ordre des moeurs et des sacrements, mais ce n'est pas en cela que consiste
principalement la loi nouvelle, à la différence de l'ancienne. Du reste, sous
l'ancienne alliance, ceux qui furent agréables à Dieu à cause de leur foi
appartenaient par le fait même à la nouvelle : seule en effet la foi au Christ,
fondateur de la nouvelle alliance, les rendait justes. C'est pourquoi il est
écrit de Moïse que "l'approche du Christ lui parut être une richesse plus
précieuse que les trésors de l'Égypte" (He 11, 26).
Objections :
1. Parfaire une chose n'est pas la défaire. Or la loi nouvelle
défait, ou exclut les observances de la loi ancienne : "Si vous vous
faites circoncire, dit l'Apôtre, le Christ ne vous sera d'aucune utilité"
(Ga 1, 2). La loi nouvelle n'est donc pas l'accomplissement de l'ancienne.
2. Rien n'est accompli par son contraire. Or le Seigneur a
introduit dans la loi nouvelle des préceptes contraires à ceux de la loi
ancienne "Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens "Quiconque
renvoie sa femme, qu'il lui donne un acte de répudiation", mais moi je
vous dis : "Quiconque renvoie sa femme l'expose à l'adultère"" (Mt
31, 32). La suite du passage révèle la même opposition touchant la prohibition
du serment, la prohibition du talion et la haine des ennemis. De même il
ressort de Mt (15, 11) que le Seigneur a rejeté les prescriptions de la loi
ancienne sur la distinction des aliments : "Ce n'est pas ce qui entre dans
la bouche qui rend l’homme impur." Donc la loi nouvelle ne porte pas
l'ancienne à sa perfection.
3. Enfreindre la loi, comme l'a fait le Christ sur certains
points, ce n'est pas l'accomplir. Il a touché le lépreux, au mépris de la loi
(Mt 8, 3). Il semble avoir plusieurs fois violé le sabbat, au point que les
juifs disaient de lui ; "Cet homme n'est pas de Dieu, lui qui n'observe
pas le sabbat" (Jn 9, 16). Le Christ n'a donc pas accompli la loi, et la
loi nouvelle, qu'il a instaurée, n'est pas venue accomplir l'ancienne.
4. On sait que la loi ancienne comportait des préceptes
moraux, des préceptes cérémoniels et des préceptes judiciaires. S'il ressort de
Mt (5) que le Seigneur a sur certains points accompli la loi, on n'y trouve
d'allusion ni aux préceptes judiciaires ni aux préceptes cérémoniels. Il
s'ensuit que la loi nouvelle ne réalise pas intégralement l'accomplissement de
l'ancienne.
Cependant :
On se heurte à
l'affirmation du Seigneur : "Je ne suis pas venu abolir la loi mais
l'accomplir... Pas un iota, pas un trait de la loi ne passera que tout ne soit
arrivé" (Mt 5, 17-18).
Conclusion :
On vient de voir
que loi nouvelle et loi ancienne sont dans le rapport du parfait à l'imparfait
; or ce qui est parfait réalise en plénitude ce qui manque à l'imparfait ;
c'est ainsi que la loi nouvelle accomplit la loi ancienne en tant qu'elle
supplée à ce qui manquait à celle-ci.
On peut
d'ailleurs, dans la loi ancienne, considérer deux points : la fin qu'elle poursuivait,
et les préceptes qu'elle contenait. Toute loi, avons-nous dit, a pour fin de
rendre les hommes justes et vertueux ; aussi la fin de la loi ancienne
était-elle la justification de l’homme. Or cette fin, la loi ne pouvait la
réaliser, mais elle la figurait par certains actes cérémoniels, et elle la
promettait par ses paroles. Sous ce rapport, la loi nouvelle accomplit la loi
ancienne en justifiant l’homme par la vertu de la passion du Christ : "Ce
que la loi ne pouvait faire, écrit saint Paul, Dieu l'a fait : en envoyant son
Fils dans une chair semblable à la chair du péché, il a condamné le péché dans
la chair, pour que fût complète en nous la justice de la loi" (Rm 8, 3-4).
A ce titre, la loi
nouvelle procure ce que la loi ancienne promettait : "Toutes les promesses
de Dieu ont trouvé leur oui en lui" (2 Co 1, 20) ; en lui, c'est-à-dire
dans le Christ. - Et à ce titre encore, elle réalise ce que la loi ancienne
figurait. Ainsi, selon l'Apôtre, les cérémonies étaient "l'ombre des
choses à venir, mais le corps (entendez la réalité) appartient au Christ"
(Col 2, 17). C'est pourquoi on désigne la loi nouvelle comme étant celle de la
réalité, tandis que la loi ancienne est celle de l'ombre ou de la figure.
Mais le Christ a
porté aussi à leur plein accomplissement les préceptes de la loi ancienne, tant
par ses actes que par ses enseignements. Par ses actes, en acceptant de se
faire circoncire et d'observer toutes les prescriptions légales qui
s'imposaient alors, car il était "né sous la loi" (Ga 4, 4). - Par
ses enseignements il a apporté un triple perfectionnement aux pratiques :
-D’abord, le vrai sens de la loi, comme on le constate à propos de la
prohibition de l'homicide et de l'adultère, où les scribes et les pharisiens ne
voyaient que l'interdiction des actes extérieurs ; mais le Seigneur, menant la
loi à sa perfection, a déclaré que ses prohibitions s'étendaient jusqu'aux
péchés intérieurs. - En second lieu, le Seigneur a perfectionné les préceptes
légaux par des dispositions propres à mieux assurer l'observation des anciennes
prescriptions légales. Ainsi la loi ancienne avait établi l'interdiction du
parjure, ce qu'on est plus sûr d'observer si l'on s'abstient généralement de
jurer, sauf le cas de nécessité (Mt 5, 33). - Enfin le Seigneur a perfectionné
les préceptes de la loi en leur adjoignant certains conseils de perfection,
comme il ressort de cet épisode où, entendant quelqu'un déclarer qu'il avait
pratiqué les commandements de la loi ancienne, le Seigneur lui dit : "Tu
n'as plus qu'une chose à faire. Si tu veux être parfait, va et vends tout ce
que tu possèdes, etc." (Mt 19, 21).
Solutions :
1. Si la loi nouvelle exclut l'observation de la loi ancienne,
c'est seulement, nous l'avons dit, en matière de cérémonies. Mais celles-ci se
présentaient comme des figures de l'avenir. Aussi, une fois accomplis les
préceptes cérémonials par la réalisation de ce qu'ils figuraient, il n'y a plus
lieu de les observer ; ou bien quelque chose serait signifié encore comme futur
et non advenu. Ainsi la promesse d'un don à faire ne tient plus une fois
qu'elle a trouvé son accomplissement dans la réalisation du don. Il en va de
même pour les cérémonies de la loi qui sont abolies du moment qu'elles sont
réalisées.
2. Selon saint Augustin, il n'y a aucune contradiction entre
ces préceptes du Seigneur et ceux de la loi ancienne : "Quand le Seigneur
interdit le renvoi de la femme, il ne s'oppose pas aux dispositions de la loi.
Car celle-ci ne dit pas que l'on peut à son gré renvoyer sa femme, et c'est à
cela que s'opposerait l'interdiction du renvoi. Évidemment le législateur ne
tenait pas à ce que le mari renvoyât sa femme, puisqu'il visait à retarder, à
briser son élan précipité par l'exigence d'un acte écrit, et à le faire revenir
sur son intention de divorce." "Et ainsi, dit ailleurs saint Augustin,
pour confirmer cette règle de ne pas renvoyer sa femme à la légère, seule
l'exception de fornication a été admise par le Seigneur." Touchant la
prohibition du serment, nous venons d'exposer une solution analogue. - Et il en
va de même pour la prohibition du talion : cette loi fixait une borne à la
vengeance afin qu'on ne s'y livrât pas avec excès ; inconvénient que le
Seigneur a encore plus parfaitement exclu par son avertissement de renoncer
absolument à la vengeance. - Quant à la haine des ennemis, il a écarté
l'interprétation erronée des pharisiens en nous avertissant de haïr non la
personne, mais le péché. - Reste la distinction des aliments : le Seigneur,
sans abroger dès lors cette observance cérémonielle, montra que nul aliment
n'était impur par sa nature, mais seulement à cause de ce qu'il figurait, nous
l'avons dit plus haut.
3. Le contact des lépreux était légalement prohibé parce que,
comme le contact des cadavres, il faisait encourir une souillure par manière
d'irrégularité, nous l'avons dit. Mais le Seigneur, qui purifiait le lépreux ne
pouvait encourir cette impureté. - Il n'a pas non plus réellement violé le
sabbat par les actes qu'il a accomplis ce jour-là, et il en fournit lui-même
dans l'Évangile plusieurs raisons : d'abord, s'il opérait des miracles, c'était
par la vertu divine qui est toujours à l’oeuvre (Jn 5, 17) ; et puis, il
agissait pour sauver les hommes, alors que les pharisiens, eux, le jour du
sabbat, faisaient le nécessaire pour sauver même les bêtes (Mt 12, 11) ; enfin,
quand les disciples arrachèrent des épis le jour du sabbat, il a invoqué à leur
excuse la nécessité (v. 3). Mais on pouvait parler de violation, selon
l'interprétation abusive des pharisiens, qui estimaient qu'on devait, le jour
du sabbat, s'abstenir même des activités de sauvetage, contrairement à
l'intention de la loi.
4. Le texte de Mt (5) omet les préceptes cérémoniels de la
loi, parce que leur réalisation (au sens qu'on vient d'expliquer, sol. 1)
implique qu'on cesse absolument de les observer. - Parmi les préceptes
judiciaires, le Seigneur a fait mention du talion, ce qu'il en dit devant
s'appliquer à tous les autres. Or il enseigne à ce propos que l'intention de la
loi n'est pas qu'on requière l'application de cette peine pour assouvir un
désir de vengeance. En effet, lui-même exclut pareil désir lorsqu'il avertit
que l'on doit être disposé à subir encore un surcroît d'injustice, mais
uniquement par amour pour la justice ; or cela subsiste toujours dans la loi
nouvelle.
Objections :
1. La loi nouvelle consiste avant tout dans la foi, si bien
que saint Paul l'appelle "la loi de la foi" (Rm 3, 27), et elle nous
invite à croire bien des choses qui ne figurent pas dans la loi ancienne. C'est
donc qu'elle n'est pas contenue dans celle-ci.
2. Il existe sur ce passage : "Celui qui aura enfreint
l'un de ces plus petits commandements" (Mt 5, 19) une glose de saint Augustin
qualifiant de plus petits, les préceptes de la loi, et de plus grands ceux de
l’Évangile. Le plus grand ne pouvant être contenu dans le plus petit, la loi
nouvelle ne peut être contenue dans l'ancienne.
3. Qui possède le contenant possède le contenu. Si la loi
nouvelle était contenue dans l'ancienne, le don de celle-ci impliquerait le don
de celle-là et par conséquent, une fois reçue la loi ancienne, il eût été
inutile de recevoir encore la loi nouvelle. Donc celle-ci n'est pas contenue
dans celle-là.
Cependant :
Saint Grégoire
interprétant le verset d'Ézéchiel (1, 16) : "La roue était dans la
roue", en donne cette explication : "Le Nouveau Testament était dans
l'Ancien."
Conclusion :
Une chose peut
être contenue dans une autre de façon actuelle, comme un objet dans le lieu où
il est placé ; ou de façon virtuelle, comme l'effet est contenu dans la cause
ou l’oeuvre achevée dans son ébauche ; en ce dernier sens, le genre contient en
puissance les espèces, et l'arbre tout entier est contenu dans la graine. Et
c'est ainsi que la loi nouvelle est contenue dans l'ancienne, puisque nous
avons dit qu'elle est, par rapport à celle-ci, comme le parfait est à
l'imparfait. On attribue à saint Jean Chrysostome, à propos de ce verset
évangélique : "De son propre mouvement la terre produit d'abord l'herbe,
puis l'épi, puis du grain plein l'épi" (Mc 4, 28), une glose ainsi conçue
: "L'herbe est produite d'abord, dans la loi naturelle ; puis
vient l'épi, dans la loi de Moïse ; et enfin le grain solide dans
l'évangile." Ainsi donc, la loi nouvelle est dans l'ancienne comme le
grain est dans l'épi.
Solutions :
1. Tout ce que le Nouveau Testament propose à notre croyance
d'une manière explicite et manifeste se trouve dans l'Ancien sous l'enveloppe
de figures. Ainsi, de même que pour les vérités à croire, la loi nouvelle est
contenue dans l'ancienne.
2. Nous disons que les préceptes de la loi nouvelle sont plus
grands que ceux de la loi ancienne, du fait qu'ils sont clairement explicités.
Mais les préceptes du Nouveau Testament sont tous présents en substance dans
l'Ancien. Saint Augustin en fait la remarque : "A peu près tous les
avertissements ou commandements que fit le Seigneur sous cette clause :
"Et moi je vous dis" se retrouvent dans les livres anciens."
"Mais, puisqu'on ne considérait comme homicide que la destruction d'un
corps humain, le Seigneur fit voir que toute injustice tendant à léser un frère
se ramène à une sorte d'homicide." Compte tenu de ces développements, on
admet que les préceptes de la loi nouvelle dépassent ceux de la loi ancienne.
D'ailleurs rien n'empêche que le plus grand soit contenu virtuellement dans le
plus petit, comme l'arbre dans la graine.
3. Ce qui a été reçu implicitement demande à être explicité.
C'est pourquoi, après l'institution de la loi ancienne, il fallut encore donner
la loi nouvelle.
Objections :
1. Saint Jean Chrysostome dit, à propos des "moindres
commandements" mentionnés par saint Matthieu (5, 19) : "Les
commandements de Moïse sont d'exécution facile : "Tu ne tueras point, tu
ne commettras pas d'adultère." Mais les commandements du Christ : "Ne
te mets pas en colère, ne convoite pas", sont difficiles à observer."
Le fardeau de la loi nouvelle est donc plus lourd que celui de la loi ancienne.
2. Il est plus facile de jouir des prospérités terrestres que
de supporter le malheur. Or sous l'ancienne alliance l'observation de la loi
avait pour conséquence la prospérité temporelle (Dt 28, 1-14). Au contraire,
ceux qui observent la loi nouvelle subissent mille adversités, selon saint Paul
(2 Co 6, 4) : "Nous nous présentons comme serviteurs de Dieu, dans une
grande patience, dans les épreuves, les nécessités, les angoisses, etc."
La loi nouvelle est donc plus pénible que l'ancienne.
3. Quand on ajoute à un fardeau, il est évidemment plus lourd.
Or la loi nouvelle ajoute à l'ancienne : à l'interdiction du parjure, elle
ajoute celle du serment ; la loi ancienne prohibait la répudiation de la femme
à moins d'un acte écrit, la loi nouvelle dans tous les cas. C'est du moins
ainsi que saint Augustin comprend le texte de Matthieu (5, 31). La loi nouvelle
est donc plus pesante que l'ancienne.
Cependant :
Il y a cette
parole de Jésus "Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui peinez
sous le fardeau" (Mt 11, 23), commentée en ces termes par saint Hilaire :
"Le Christ appelle à lui ceux qui sont fatigués par la difficulté de la
loi et qui portent le fardeau des péchés du monde." Et la suite concerne
le joug de l'Évangile : "Car mon joug est doux et mon fardeau léger"
(Mt 11, 30). La loi nouvelle est donc plus légère que l'ancienne.
Conclusion :
Dans les oeuvres
vertueuses qui font l'objet des préceptes de la loi, on peut rencontrer une
double difficulté. Il y a la difficulté inhérente aux actes extérieurs qui par
eux-mêmes ont quelque chose d'ardu et de pénible. A cet égard la loi ancienne
est bien plus pesante que la nouvelle, car dans la multiplicité de ses rites
elle obligeait à beaucoup plus d'actes extérieurs que la loi nouvelle.
Celle-ci, telle que le Christ et les Apôtres l'ont enseignée, n'a presque rien
ajouté, en fait de préceptes, à ceux de la loi naturelle. Il est vrai
qu'ultérieurement survinrent quelques préceptes d'institution ecclésiastique ;
mais pour ceux-ci saint Augustin recommande également la modération, de peur
que la vie des fidèles en devienne pénible. A l'une des questions de Januarius,
il répond ainsi : "Alors que la miséricorde de Dieu a voulu que notre
religion fût libre, se contentant de célébrer un petit nombre de mystères qu'il
est tout à fait impossible d'ignorer, il y a des gens qui l'accablent de
fardeaux asservissants, au point qu'on jugera la condition des Juifs plus supportables,
vu qu'ils se soumettent, eux, aux rites de la loi, et non aux surenchères des
hommes."
Mais les actes
intérieurs, quand il s'agit d'activité vertueuse, offrent une autre sorte de
difficulté : par exemple, celle de réaliser l’oeuvre vertueuse avec promptitude
et plaisir. En cela réside la difficulté de la vertu : ce qui est très
difficile à qui ne possède pas la vertu, devient cependant facile grâce à elle.
Or, à cet égard, la loi nouvelle, qui condamne les désordres intérieurs de
l'âme, est plus exigeante en ses préceptes que la loi ancienne ; celle-ci ne
les interdisait pas expressément en tous les cas ; et si parfois elle le
faisait, l'interdiction n'était pas assortie d'une sanction pénale. Mais cette
difficulté extrême concerne celui qui ne possède pas la vertu : "Faire les
actes que fait le juste, pour Aristote, est chose aisée ; mais les faire de la
même manière que le juste, c'est-à-dire avec plaisir et promptitude, c'est
difficile pour qui ne possède pas la justice." Il est écrit encore :
"Ses commandements ne sont pas difficiles" (1 Jn 5, 3), sur quoi saint
Augustin remarque : "Pas difficiles si l'on aime, mais difficiles si l'on
n'aime pas."
Solutions :
1. Le texte allégué montre clairement où réside la difficulté
de la loi nouvelle : c'est qu'elle réprime sans équivoque les dérèglements
intérieurs.
2. Les adversités dont pâtissent ceux qui observent la loi
nouvelle ne sont pas infligées par la loi elle-même. Au surplus elles sont
légères à porter, grâce à l'amour en quoi précisément cette loi consiste ; saint
Augustin le dit : "Il n'est rien de dur et de rigoureux que l'amour
ne rende aisé et comme négligeable."
3. Dans l'esprit de saint Augustin, ces additions faites aux
préceptes de la loi ancienne étaient destinées à rendre les prescriptions de
cette loi plus faciles à observer. Elles ne prouvent donc pas que la loi
nouvelle serait plus pesante, mais plutôt qu'elle est plus facile.
1. La loi nouvelle doit-elle
commander ou prohiber certains actes extérieurs ? - 2. Est-elle suffisante sur
ce point ? - 3. Éduque-t-elle bien les hommes pour leurs actes intérieurs ? -
4. A-t-elle raison d'ajouter des conseils à ses préceptes ?
Objections :
1. La loi nouvelle n'est pas autre chose que l'évangile du
Royaume mentionné par Matthieu (24, 14) : "Cet évangile du Royaume sera
prêché dans tout l'univers." Mais le royaume de Dieu ne consiste pas en
actes extérieurs, mais seulement en actes intérieurs : "Il est au-dedans
de vous" (Lc 17, 21) ; et saint Paul : "Le règne de Dieu n'est pas
nourriture ou boisson, mais justice, paix et joie dans l'Esprit Saint" (Rm
14, 17). La loi nouvelle n'a donc pas à s'occuper des actes extérieurs.
2. Elle est aussi "la loi de l'Esprit" (Rm 8, 2) et
"là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté" (2 Co 3, 17).
Mais il n'y a pas de liberté si l'on est obligé de faire ou d'éviter certains
actes extérieurs. La loi nouvelle ne contient donc aucune disposition de cet
ordre.
3. On sait que tous les actes extérieurs sont rapportés à la
main, comme tous les actes intérieurs au coeur. Or, il y a cette différence
entre la loi nouvelle et la loi ancienne que celle-ci est un frein pour la
main, et la loi nouvelle un frein pour le coeur. Donc il ne doit pas y avoir
dans la loi nouvelle des préceptes ou des interdictions pour des actes
extérieurs, mais seulement pour des actes intérieurs.
Cependant :
La loi nouvelle
fait de nous des fils de lumière : "Croyez en la lumière afin d'être les
fils de lumière" (Jn 12, 36). Mais il convient aux fils de lumière de
faire les oeuvres de la lumière et de repousser les oeuvres des ténèbres, selon
la recommandation de l'Apôtre aux Ephésiens (5, 8) : "Vous étiez ténèbres
autrefois, maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur. Conduisez-vous comme
des fils de lumière." C'est pourquoi la loi nouvelle devait, dans ses
prohibitions et ses prescriptions, inclure certains actes extérieurs.
Conclusion :
L'élément
principal de la loi nouvelle, redisons-le, c'est la grâce du Saint Esprit,
grâce qui s'exprime dans la foi agissant par la charité. Or c'est par le Fils
de Dieu fait homme que nous obtenons cette grâce, qui a d'abord comblé son
humanité et s'est répandue de là jusqu'à nous. On lit en effet : "Le Verbe
s'est fait chair... il est plein de grâce et de vérité" (Jn 1, 14). Et un
peu plus loin : "De sa plénitude nous avons tous reçu, grâce après
grâce... La grâce et la vérité sont données par Jésus Christ" (16-17). Il
convient donc que certaines réalités extérieures d'ordre sensible amènent
jusqu'à nous la grâce découlant du Verbe incarné, et que des oeuvres
extérieures d'ordre sensible émanent de cette grâce intérieure qui soumet la
chair à l'esprit.
Ainsi donc les
activités extérieures peuvent rattacher à la grâce de deux manières. Les unes
introduisent de quelque façon à la grâce : ce sont les actes sacramentels
institués dans la loi nouvelle, comme le baptême, l'eucharistie etc. Mais il y
a aussi les oeuvres extérieures produites sous l'inspiration de la grâce. Ici
une distinction s'impose. Les unes sont nécessairement liées ou opposées à la
grâce intérieure, c'est-à-dire à la foi agissant par la charité, et par
conséquent elles sont prescrites dans la loi nouvelle, comme l'acte de
confesser sa foi ; ou interdites, comme le reniement de la foi : "Celui
qui me confessera devant les hommes, je le confesserai moi aussi devant
mon Père. Mais celui qui m'aura renié devant les hommes, je le renierai
moi aussi devant mon Père" (Mt 10, 32-33). D'autres oeuvres extérieures,
en revanche, ne sont pas nécessairement contraires ou liées à la foi agissant
par la charité ; or celles-ci, dans la loi nouvelle, ne sont ni commandées ni
défendues en vertu de l'institution primitive de la loi, mais le législateur,
le Christ, les a laissées au gré de chacun, pour la part de responsabilité qui
lui incombe. Ainsi est-il loisible à chacun, en ces matières, de déterminer ce
qu'il lui convient de faire ou de ne pas faire, et à tout supérieur de fixer à
ses subordonnés ce qui est à faire ou à éviter dans ce domaine. Par là encore
la loi de l'Évangile mérite le nom de loi de liberté, car la loi ancienne
précisait une foule de détails et ne laissait presque rien à la liberté des
hommes.
Solutions :
1. Le royaume de Dieu consiste à titre principal en des actes
intérieurs, mais aussi, par voie de conséquence, tout ce qui est nécessairement
lié à la réalisation des actes intérieurs, se rattache à lui. Ainsi, le royaume
de Dieu étant "justice intérieure, paix et joie spirituelles", tous
les actes extérieurs qui s'opposent à la justice, à la paix ou à la joie
spirituelles s'opposent nécessairement au royaume de Dieu et doivent donc être
interdits par l'évangile du Royaume. Quant aux actes qui leur sont
indifférents, comme le fait de manger ceci ou cela, le royaume de Dieu n'y est
pas engagé : c'est pourquoi l'Apôtre a dit d'abord : "Le royaume de Dieu
n'est pas nourriture ni boisson" dans le texte allégué.
2. Pour Aristote, être libre, c'est être cause de soi.
Celui-là donc agit librement qui agit de soi-même. Or quand on agit par un
habitus conforme à sa nature, on agit de soi-même, puisque l'inclination de
l'habitus se conforme à l'inclination de la nature ; au contraire, si l'habitus
était opposé à la nature, l’homme n'agirait pas selon ce qu'il est, mais selon
une corruption qui s'impose à lui du dehors. Donc, puisque la grâce de l'Esprit
Saint nous est infusée à la façon d'un habitus intérieur nous inclinant aux
oeuvres de la justice, elle nous fait librement accomplir les oeuvres que la grâce
appelle, et éviter celles qui la contrarient.
Ainsi donc, la loi
nouvelle mérite doublement le nom de loi de liberté : d'abord parce qu'elle ne
nous assujettit à faire ou à éviter que les actes essentiellement nécessaires
ou contraires au salut, qui sont commandés ou interdits par la loi. Ensuite
parce que, même ces commandements ou prohibitions, elle fait que nous les
observions librement, en ce sens que nous les observions sous l'inspiration
intérieure. Pour ces deux raisons, la loi nouvelle est appelée "loi de
liberté parfaite" (Jc 1, 15).
3. Quand la loi nouvelle réprime les dérèglements du coeur,
elle réprime à coup sûr ceux de la main, car ceux-ci sont les effets des
mouvements intérieurs.
Objections :
1. La foi, opérant par la charité, intéresse au premier chef
la loi nouvelle : "Dans le Christ jésus, ni la circoncision ni
l'incirconcision n'ont de valeur, mais la foi qui agit par la charité" (Ga
5, 6). Or la loi nouvelle a mis en lumière certains points de foi que la
loi ancienne n'avait pas explicités, par exemple sur la croyance à la Trinité.
De même aurait-elle dû faire une place à certaines oeuvres extérieures de
moralité que la loi ancienne n'avait pas déterminées.
2. Le statut de la loi ancienne, outre des sacrements,
comportait ce que nous avons appelé des réalités sacrées. Dans la loi nouvelle
il y a sans doute des sacrements, mais on ne voit pas que le Seigneur ait
institué des réalités sacrées, en rapport par exemple avec la consécration des
temples ou des vases sacrés, ou encore avec la célébration des fêtes. La loi
nouvelle a donc été en défaut pour régler les actes extérieurs.
3. En étudiant les cérémonies de la loi ancienne, nous avons
vu que cette loi, à côté d'observances intéressant les ministres de Dieu, en
contenait aussi qui regardaient le peuple. Or on peut constater que la loi
nouvelle propose certaines observances aux ministres de Dieu : "Ne
possédez ni or, ni argent, ni monnaie dans vos ceintures", sans oublier
les autres recommandations que l'on trouve dans la suite du même passage (Mt
10, 9) et aux chapitres 9 et 10 de saint Luc. Donc la loi nouvelle aurait dû
établir aussi des observances concernant le peuple fidèle.
4. En plus des préceptes moraux et des préceptes cérémoniels,
la loi ancienne comportait des préceptes judiciaires. La loi nouvelle n'en
comporte pas. Elle ne règle donc pas suffisamment les activités extérieures.
Cependant :
Le Seigneur dit
(Mt 7, 24) "Quiconque entend ces paroles et les met en pratique est
comparable à un homme avisé qui a bâti sa maison sur le roc." Or,
l'architecte avisé ne néglige rien de ce qui est nécessaire à la construction.
Tout ce qui regarde le salut des hommes se trouve donc suffisamment exposé dans
les paroles du Christ.
Conclusion :
On vient de voir
que la loi nouvelle, en fait d'oeuvres extérieures, ne devait rien commander ni
interdire, si ce n'est celles qui nous introduisent à la grâce, et celles qui
sont nécessairement liées au bon usage de la grâce. Et comme ce n'est pas de
nous-mêmes, mais seulement par le Christ, que nous pouvons obtenir la grâce, le
Seigneur institua lui-même les sacrements au moyen desquels nous l'obtenons :
le baptême, l'eucharistie, l'ordination des ministres de la loi nouvelle (lors
de l'institution des Apôtres et des soixante-douze disciples), la pénitence et
le mariage indissoluble. Il promit la confirmation en leur annonçant l'envoi de
l'Esprit Saint, et c'est aussi suivant ses instructions que nous voyons les
Apôtres guérir les malades par des onctions d'huile. Ce sont là les sacrements
de la loi nouvelle.
Le bon usage de la
grâce, lui, se fait par les oeuvres de la charité. Celles-ci, dans la mesure où
elles sont nécessaires à la vertu, ressortissent aux préceptes moraux, déjà
promulgués dans la loi ancienne ; par conséquent la loi nouvelle, à cet égard,
ne devait rien dire de plus que l'ancienne en fait d'oeuvres extérieures. - On
sait d'autre part que la détermination de ces oeuvres ressortit aux préceptes
cérémonials et aux préceptes judiciaires, selon qu'il s'agit du culte divin ou
des rapports sociaux. Et puisque ces déterminations ne sont pas par elles-mêmes
nécessairement requises à la grâce intérieure, en quoi consiste la loi, il
s'ensuit qu'elles ne font l'objet d'aucun précepte de la loi nouvelle, mais
sont laissées au jugement de chacun ; tantôt du simple sujet, lorsqu'elles
concernent chacun en particulier, tantôt des supérieurs temporels ou spirituels
lorsque cela touche aux intérêts d'une communauté.
Ainsi donc la loi
nouvelle n'avait pas à préciser aucun commandement ni aucune interdiction dans
le domaine des oeuvres extérieures, en dehors des sacrements et des préceptes
moraux qui sont essentiellement liés à l'idée de vertu, comme de ne pas tuer,
de ne pas voler, etc.
Solutions :
1. Le domaine de la
foi dépasse la raison humaine et nous ne pouvons y atteindre que par la grâce.
L'accroissement de celle-ci appelait donc une révélation plus complète des
vérités de foi. Mais notre activité vertueuse est dirigée par la raison
humaine, que nous avons décrite comme une règle de l'agir humain. Donc, en ce
domaine, il ne fallait rien de plus que les préceptes moraux de la loi, où
s'exprime l'autorité de la raison.
2. Les sacrements de la loi nouvelle devaient être institués
par le Christ en personne, parce qu'ils nous donnent la grâce dont le Christ
est la source unique. Au contraire, aucune grâce n'est donnée dans les réalités
sacrées, soit dans la consécration d'un temple, d'un autel, etc., ou encore
dans le simple fait de célébrer les solennités. Et parce que tout cela n'est
pas de soi en liaison nécessaire avec la grâce intérieure, le Seigneur en a
laissé l'établissement à la discrétion des fidèles.
3. Ces préceptes donnés aux Apôtres par le Seigneur avaient le
caractère de règles morales et non d'observances cérémonielles. On peut les
interpréter d'abord, avec saint Augustin, comme des concessions plutôt que
comme des préceptes. Le Seigneur permit aux Apôtres d'entreprendre leur
ministère de prédication sans besace, sans bâton, etc., en tant qu'ils avaient
le droit de vivre aux dépens de ceux à qui ils prêchaient ; aussi ajoute-t-il :
"L'ouvrier a droit à sa nourriture" (Lc 10, 7). Cependant, ce n'est
pas un péché, mais une pratique de surérogation que d'assurer soi-même son
entretien dans le ministère de la prédication, à l'exemple de saint Paul, pour
ne rien coûter aux auditeurs de l'Évangile (1 Co 9, 4 s.). Ou bien, avec
d'autres Pères, on peut voir là des règles provisoires données aux Apôtres pour
le temps que durerait leur mission de prédication en Judée avant la passion du
Christ. Les disciples étaient encore, en effet, comme de petits enfants formés
par le Christ, et il fallait que celui-ci leur donnât quelques instructions
spéciales, comme font tous les supérieurs envers leurs sujets ; d'autant plus
qu'il devait les habituer peu à peu à abandonner toute préoccupation,
temporelle, pour les rendre propres à prêcher l’Évangile par toute la terre. On
comprend aisément qu'il leur ait fixé avec précision certaines règles de
conduite, alors que le régime de la loi ancienne durait toujours et que la
liberté parfaite de l'Esprit ne leur avait pas encore été accordée. Mais il
abrogea ces règles à la veille de sa passion, jugeant alors qu'elles avaient
suffisamment contribué à la formation des disciples. On lit (Lc 29, 35 s.) :
"Quand je vous ai envoyés sans bourse, ni sac, ni sandales, quelque chose
vous a-t-il manqué ?" Ils répondirent : "Non." Il leur dit alors
: "Maintenant, que celui qui a une bourse la prenne, et de même un
sac." Déjà en effet ils arrivaient au temps de la liberté parfaite, où ils
seraient entièrement laissés à leur propre jugement pour tout ce qui n'est pas
exigence essentielle de la vertu.
4. Si les préceptes judiciaires, de soi, se rattachent
nécessairement à la vertu, c'est par leur caractère général de justice, et non
par leurs dispositions précises. C'est pourquoi le Seigneur en a laissé la
détermination à ceux qui ont la responsabilité d'autrui, au spirituel et au
temporel. Toutefois on verra bientôt qu'il a fourni quelques éclaircissements
sur les préceptes judiciaires de la loi ancienne, que les pharisiens
comprenaient mal.
Objections :
1. Le décalogue compte dix préceptes réglant les rapports de
l'homme avec Dieu et avec le prochain. Or le Seigneur n'a apporté
d'accomplissement qu'à trois d'entre eux, sur l'interdiction de l'homicide, de
l'adultère et du parjure. On voit donc qu'il a donné à l’homme des règles
incomplètes, en omettant l'accomplissement des autres préceptes.
2. Le Seigneur n'a pris dans l’Évangile aucune disposition
touchant les préceptes judiciaires, sauf en ce qui concerne le divorce, la
peine du talion et la vengeance contre les ennemis. Or on a vu plus haut qu'il
y a dans la loi ancienne beaucoup d'autres préceptes judiciaires. Donc, en ce
domaine, la vie humaine n'est pas suffisamment réglée.
3. Une autre lacune apparaît, à propos des préceptes
cérémoniels que comportait aussi la loi ancienne, et au sujet desquels le
Seigneur n'a rien prescrit.
4. Pour que l'âme soit dans de bonnes dispositions
intérieures, aucune bonne oeuvre ne doit être faite en vue d'une fin
temporelle. Or il y a toutes sortes de biens temporels autres que la bonne
opinion des hommes, et quantité d'autres bonnes oeuvres que le jeûne, l'aumône
et la prière. L'enseignement du Seigneur n'aurait pas dû enseigner à éviter la
gloire humaine sur ces trois points, en ne disant rien d'autre sur les biens
terrestres.
5. Il est naturel à l'homme de s'occuper de ce qui est
indispensable à sa vie, et en cela les animaux agissent comme lui, selon
l'Écriture (Pr 6, 6 et 8) : "Allez, paresseux, à la fourmi et considérez
sa conduite. Elle fait sa provision pendant l'été et amasse pendant la saison
de quoi se nourrir." Mais tout précepte contraire à une inclination de
nature est injuste, comme contraire à la loi naturelle. Il est donc choquant
que le Seigneur ait interdit de se faire du souci pour la nourriture et le
vêtement.
6. Aucun acte vertueux ne doit être interdit. Mais le jugement
est un acte de la justice selon que "la justice se tourne en
jugement" (Ps 94, 15). Il semble donc fâcheux que le Seigneur ait interdit
de juger. On voit donc que, pour les actes intérieurs, l’homme ne trouve dans
la loi nouvelle que des règles insuffisantes.
Cependant :
"Il faut remarquer,
dit saint Augustin, qu'en disant : "Quiconque entend ces paroles que je
dis", le Seigneur signifie que son discours renferme au complet tous les
préceptes propres à ordonner la vie chrétienne".
Conclusion :
Comme le montre le
texte qui vient d'être cité, le discours prononcé par le Seigneur sur la montagne
contient un enseignement complet de vie chrétienne. Les mouvements intérieurs
de l'âme s'y trouvent parfaitement réglés. En effet, après avoir montré le but
que constitue la béatitude et souligné la dignité des Apôtres appelés à
promulguer la doctrine évangélique, il ordonne les mouvements intérieurs de
l’homme d'abord envers lui-même, et ensuite par rapport au prochain.
D'abord, en ce qui
concerne l'homme envers lui-même, deux mouvements intérieurs définissent ses
activités : le vouloir qui porte sur ce qui est à faire, et l'intention qui
porte sur la fin. Le Seigneur commence donc par régler la volonté de l’homme
conformément aux divers préceptes de la loi, si bien qu'il s'abstienne non
seulement des oeuvres extérieures qui sont objectivement mauvaises, mais même
des fautes intérieures et des occasions de mal faire.
Ensuite il ordonne
notre intention en nous apprenant à ne chercher, dans le bien que nous faisons,
ni la gloire humaine ni, ce qui serait "amasser un trésor sur la
terre", les richesses mondaines.
Après quoi il
règle l'attitude intérieure de l'homme à l'égard du prochain : que nous
évitions de le juger témérairement, injustement ou présomptueusement, sans
toutefois nous relâcher à son endroit au point de confier les choses saintes à
ceux qui en seraient indignes.
Enfin il enseigne
la manière de mettre en pratique les leçons de l'Évangile : en implorant le
secours divin ; en faisant effort pour entrer par la porte étroite de la vertu
parfaite ; en se tenant en garde contre les corruptions des séducteurs. Il
enseigne encore qu'il ne suffit pas de confesser la foi, de faire des miracles,
ni d'écouter seulement, mais que la mise en pratique de ses commandements est
indispensable à la vertu.
Solutions :
1. Le Seigneur a apporté des compléments aux préceptes de la
loi qui étaient mal compris par les scribes et les pharisiens. C'était le cas
surtout de trois préceptes du Décalogue. La prohibition de l'adultère et de
l'homicide, à leur avis, ne concernait que l'acte extérieur, à l'exclusion du désir
intérieur. Et s'ils adoptaient cette interprétation pour l'homicide et
l'adultère plutôt que pour le vol et le faux témoignage, c'est parce que le
mouvement de colère qui mène à l'homicide et le mouvement de convoitise qui
mène à l'adultère semblent jaillir en nous d'une source naturelle, ce qui n'est
pas vrai du désir de jurer ou de porter un faux témoignage. - Quant au parjure,
ils le considéraient bien comme un péché, mais leur tort était de croire que le
serment est chose bonne en soi et qu'il faut y recourir souvent parce qu'il
contribue à honorer Dieu. C'est pourquoi le Seigneur a montré que ce n'est pas
un bien qu'on doive rechercher, mais qu'il vaut mieux s'exprimer sans serment,
à moins d'y être contraint par nécessité.
2. Au sujet des préceptes judiciaires, les scribes et les
pharisiens commettaient une double erreur. D'abord ils retenaient comme un
droit absolu certaines tolérances admises par la loi mosaïque, c'est-à-dire la
répudiation de l'épouse, et la stipulation d'intérêts aux dépens de
l'emprunteur étranger. Le Seigneur a donc interdit la répudiation (Mt 5, 32) et
la perception d'intérêts : "Prêtez sans rien attendre en retour" (Lc
6, 35).
Leur seconde
erreur touchait certaines pratiques que la loi avait établies en vue de la
justice, et qui devaient être, selon eux, accomplies par désir de vengeance,
par convoitise des biens temporels ou par haine des ennemis. Cela concerne
trois préceptes. Le précepte relatif à la peine du talion, qui avait été porté
pour sauvegarder la justice et non pour assouvir la vengeance, autorisait à
leurs yeux les désirs de vengeance. Pour écarter cette erreur, le Seigneur
enseigne donc que l'on doit avoir au coeur de telles dispositions que l'on soit
prêt, si c'est nécessaire, à subir de nouvelles injustices. - Ils se figuraient
que les mouvements de cupidité sont licites, parce que certains préceptes
judiciaires exigeaient plus que la simple restitution de la chose volée, comme
on l'a vu précédemment. Le législateur entendait par là faire respecter la justice,
nullement donner carrière à la cupidité. En conséquence, l'enseignement du
Seigneur est de ne pas revendiquer notre dû par cupidité, mais d'être prêt,
s'il le faut, à donner encore davantage. - La haine est permise, pensaient-ils,
à cause des préceptes de la loi sur le massacre des ennemis ; mais dans cette
décision, on le sait, la loi avait pour but de satisfaire à la justice, non
d'assouvir les haines. Aussi le Seigneur nous enseigne-t-il qu'il faut aimer
nos ennemis et être même disposés, en cas de besoin, à leur faire du bien.
C'est ainsi, selon saint Augustin, dans le sens d'une disposition du coeur, que
l'on doit comprendre les préceptes dont nous venons de parler.
3. Les préceptes moraux devaient subsister intégralement sous
la loi nouvelle, parce qu'ils sont absolument liés à la raison de vertu. Quant
aux préceptes judiciaires, ils ne devaient pas nécessairement subsister selon
leurs modalités déterminées par la loi, mais sous telles ou telles modalités
dont la détermination était laissée au libre choix des hommes. On comprend donc
que le Seigneur nous ait donné des ordres touchant ces deux catégories de
préceptes. Au contraire, les préceptes cérémoniels n'avaient plus du tout à
être observés, une fois accomplis dans leur réalité ; aussi le Seigneur
n'a-t-il rien déterminé à leur sujet dans cet exposé général de sa doctrine.
Toutefois, il a expliqué ailleurs que tout le culte corporel défini dans la loi
devait être transformé en un culte spirituel : "L'heure vient où vous
n'adorerez plus le Père sur cette montagne-ci ni à Jérusalem, mais où les vrais
adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité" (Jn 4, 21 et 23).
4. Honneurs, richesses, plaisirs, voilà selon saint Jean le
résumé de tous les biens terrestres : "Tout ce qui est dans le monde est concupiscence
de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie" (1 Jn 3, 18),
c'est-à-dire délices charnelles, richesses, et poursuite de la gloire et des
honneurs. Or la loi n'a pas permis, mais bien plutôt condamné l'excès des
plaisirs charnels. Elle a promis de grands honneurs et des richesses
abondantes, comme le montrent deux passages du Deutéronome (28, 1 et 11) :
"Si tu écoutes la voix du Seigneur ton Dieu, il te mettra plus haut que
toutes les nations", voilà pour les honneurs. Et plus loin, pour les
richesses "Il te comblera de tous les biens." Mais les juifs
interprétaient grossièrement ces promesses, comme si elles étaient le motif
pour lequel on dût servir Dieu. Aussi le Seigneur, pour exclure cette erreur,
enseigna-t-il en premier lieu qu'on ne doit pas pratiquer la vertu en vue de la
gloire humaine. S'il mentionne trois oeuvres explicitement, c'est qu'elles
résument toutes les autres, car tout ce qu'on fait pour maîtriser ses
convoitises se ramène au jeûne ; pour aimer le prochain, à l'aumône ; pour
rendre un culte à Dieu, à la prière. Le Seigneur présente ces trois activités
en particulier à cause de leur importance, et parce qu'on est particulièrement
exposé à s'en glorifier. Le second enseignement du Seigneur est que nous ne
devons pas placer notre fin dans les richesses : "N'amassez pas de trésors
sur la terre" (Mt 6, 19).
5. Le Seigneur n'a pas condamné la sollicitude nécessaire,
mais un souci excessif. Or, il y a quatre excès à éviter dans le souci des
biens temporels. 1° Nous ne mettrons pas en eux notre fin, et nous ne servirons
pas Dieu en vue d'avoir le vivre et le vêtement : "N'amassez pas de
trésors, etc." 2° Nous ne nous inquiéterons jamais du temporel sans
compter sur le secours divin : "Votre Père sait bien que vous avez besoin
de tout cela" (Mt 6, 32). - 3° La sollicitude ne doit pas être
présomptueuse, comme chez celui qui se flatte d'obtenir le nécessaire par sa
propre industrie et sans l'aide de Dieu, ce que le Seigneur condamne en
observant que "nul ne peut ajouter à sa taille" (Mt 6, 27). - 4° On a
tort de se préoccuper avant l'heure, autrement dit de s'inquiéter maintenant de
ce qui n'est pas le souci du moment présent, mais celui de l'avenir ; et à cet
égard il est écrit : "Ne soyez pas inquiets pour le lendemain" (Mt 6,
34).
6. Le Seigneur n'interdit pas les jugements de justice ;
autrement les réalités sacrées ne pourraient pas être soustraites aux indignes.
Il interdit le jugement déréglé, nous venons de le dire.
Objections :
1. Nous avons vu, dans l'étude du conseil, qu'on ne doit
conseiller que ce qu'il est avantageux de faire en vue de la fin. Comme ce qui
est avantageux pour les uns ne l'est pas pour les autres, on ne doit pas
proposer à tous des conseils déterminés.
2. L'objet du conseil c'est le bien meilleur, dont les degrés
ne sont pas déterminés. Il n'y a donc pas à donner des conseils déterminés.
3. Les conseils sont liés à la vie parfaite. Or l'obéissance
est un élément de la perfection. Il est donc fâcheux qu'elle ne soit l'objet
d'aucun conseil dans l'Évangile.
4. Parmi les conditions de la vie parfaite, il en est beaucoup
qui figurent au nombre des préceptes, par exemple le commandement : "Aimez
vos ennemis" (Mt 5, 44), et aussi les préceptes donnés aux Apôtres par le
Seigneur dans les circonstances que rapporte le chapitre 20 de saint Matthieu.
Par conséquent la doctrine des conseils dans la loi nouvelle n'est pas au point
: elle ne mentionne pas tous les conseils, et elle les distingue mal des
préceptes.
Cependant :
Les conseils d'un
ami plein de sagesse comportent beaucoup d'avantage : "L'huile et les
parfums mettent le coeur en joie, et les bons conseils d'un ami sont un baume
pour l'âme" (Pr 27, 9). Or le Christ est par excellence le sage et l'ami,
et donc ses conseils sont parfaitement avantageux et appropriés.
Conclusion :
Entre le précepte
et le conseil il y a cette différence que le précepte s'impose avec nécessité,
tandis que le conseil est laissé au libre choix de celui à qui il est donné.
Aussi convient-il que la loi nouvelle, loi de liberté, à la différence de la
loi ancienne qui était une loi de servitude, ait fait une place aux conseils,
en plus des préceptes. Il faut donc comprendre que les préceptes, dans la loi
nouvelle, portent sur ce qui est indispensable pour parvenir au but, à
l'éternité bienheureuse, où la loi nouvelle introduit directement. Et il faut
qu'il y ait des conseils sur les dispositions qui permettent d'atteindre cette
fin dans les meilleures conditions et avec plus de facilité.
Or l'homme se
trouve situé entre les réalités de ce monde et les biens spirituels qui
constituent la béatitude éternelle, de telle sorte que plus il penche d'un côté
plus il s'éloigne de l'autre, et inversement. S'enfoncer totalement dans les
réalités terrestres, au point d'y fixer sa fin, d'en faire la raison et la
règle de ses actions, c'est déchoir totalement des biens spirituels ; un tel
désordre est exclu par les préceptes. Cependant le renoncement total au monde
n'est pas indispensable pour atteindre la fin en question, car on peut parvenir
à la béatitude éternelle tout en usant des biens terrestres, pourvu qu'on n'en
fasse pas sa fin. Mais on y parviendra avec plus de facilité si l'on renonce
totalement aux biens de ce monde, et c'est pourquoi l'Évangile donne des
conseils en ce sens.
Or les biens de ce
monde, relatifs à la pratique de la vie humaine, se ramènent à trois : les
richesses extérieures, les délices charnels et les honneurs, respectivement
liés à la convoitise des yeux, à la convoitise de la chair et à l'orgueil de la
vie, que dénonce saint Jean (1 Jn 2, 16). Les conseils évangéliques comportent
le renoncement total, autant qu'il est possible, à ces trois biens. Sur ce
triple renoncement se fonde aussi toute vie religieuse, par où l'on s'engage
dans l'état de perfection, car on renonce aux richesses par la pauvreté, aux
plaisirs de la chair par la chasteté perpétuelle, à l'orgueil de la vie par la
servitude de l'obéissance.
Observer tout cela
sans réserve, c'est la voie pure et simple des conseils. En pratiquer l'un ou
l'autre, dans tel cas particulier, c'est le conseil au sens restreint, dans les
limites du cas en question. Par exemple, si l'on fait à un pauvre une aumône
sans y être tenu, on pratique le conseil en ce qui concerne cet acte-là. De
même, s'abstenir des plaisirs charnels pendant un certain temps en vue de
vaquer à la prière, c'est suivre le conseil pour ce laps de temps. De même encore,
si quelqu'un renonce à agir à son gré quand cela lui serait permis, par exemple
en faisant du bien à ses ennemis sans y être tenu, en pardonnant une offense
dont il aurait le droit de demander réparation, cet homme pratique le conseil
sur ce point. Et ainsi, en définitive, tous les conseils au sens restreint se
rattachent à ces trois-là, qui sont généraux et parfaits.
Solutions :
1. Les conseils dont nous parlons, par eux-mêmes, sont
avantageux à tout le monde ; s'il se trouve qu'ils ne sont pas avantageux à
certains, c'est parce qu'il y a des gens mal disposés qui n'ont pas au coeur
l'inclination voulue. C'est pourquoi, quand le Seigneur propose les conseils
évangéliques, il mentionne régulièrement, de la part du sujet, une disposition
à les pratiquer. Ainsi, pour le conseil de pauvreté perpétuelle (Mt 19, 21) il
dit d'abord : "Si tu veux être parfait", puis il ajoute : "Va et
vends tout ce que tu possèdes." De même, quand il donne ce conseil de
chasteté perpétuelle : "Il y a des eunuques qui se sont rendus tels à
cause du royaume de Dieu", il ajoute tout de suite : "Que celui qui
peut comprendre, comprenne" (Mt 19, 12). Saint Paul dit aussi, après avoir
conseillé la virginité : "je dis cela dans votre intérêt, non pour vous
tendre un piège" (1 Co 2, 35).
2. Le détail des biens meilleurs pris un par un est
indéterminé. Mais les biens qui sont meilleurs sans réserve ni condition, pris
dans toute leur extension, sont déterminés, et c'est à eux que se ramènent tous
ces éléments particuliers, comme on vient de l'expliquer.
3. On admet que le Seigneur a donné aussi le conseil
d'obéissance lorsqu'il a dit : "Et qu'il me suive." Le suivre, en
effet, c'est l'imiter, mais c'est aussi obéir à ses commandements, dans le sens
où il disait : "Mes brebis entendent ma voix et elles me suivent" (Jn
10, 27).
4. Quant aux recommandations du Seigneur rapportées en Mt 5 et
en Lc 6, touchant entre autres choses l'amour des ennemis, elles sont
nécessaires au salut, si on les entend de cette disposition du coeur qui rend
prêt, du moment que la nécessité l'exige, à faire du bien à son ennemi ou à
accomplir d'autres oeuvres du même genre.
On comprend donc
que cela figure parmi les préceptes. Mais agir ainsi volontiers, quand aucune
nécessité spéciale ne se présente, cela relève des conseils particuliers au
sens que nous venons d'expliquer. - Quant aux recommandations rapportées en Mt
(10) et en Luc (9 et 10), nous y avons reconnu des règles éducatives valables
pour cette période, ou encore des concessions. Elles ne sont donc pas
présentées comme des conseils.
Nous avons maintenant à considérer Dieu comme principe extérieur des
actes humains, en tant précisément qu'il nous aide par la grâce à bien agir.
Nous étudierons d'abord la grâce de Dieu (Question 109-111) ; puis sa cause
(Question 112) ; enfin ses effets (Question 113-114).
Sur le premier point, trois parties : I. La nécessité de la grâce
(Question 109) - II. La grâce elle-même dans son essence (Question 110). - III.
Les diverses sortes de grâce (Question 111).
1. L'homme peut-il, sans la grâce, connaître quelque chose de vrai ? -
2. Peut-il, sans la grâce de Dieu, faire et vouloir quelque chose de bien ? -
3. Aimer Dieu par-dessus tout ? - 4. Observer les préceptes de la loi ? - 5. Mériter
la vie éternelle ? - 6. Se préparer à la grâce ? - 7. Se relever du péché ? -
8. Éviter le péché ? - 9. L'homme qui possède la grâce peut-il, sans un autre
secours divin, faire le bien et éviter le péché ? - 10. Peut-il, par lui-même,
persévérer dans le bien ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car à propos de saint Paul (1 Co12, 3) :
"Nul ne peut dire : "Jésus est Seigneur", que sous l'action de
l'Esprit Saint", nous lisons dans la Glose ambrosienne : "Tout ce qui
est vrai, dit par quiconque, vient de l'Esprit Saint." Or le Saint Esprit
habite en nous par la grâce. Donc, sans la grâce, nous ne pouvons connaître la
vérité.
2. Saint Augustin écrit : "Les certitudes les plus
grandes des sciences sont comparables à ces objets que le soleil éclaire pour
qu'on puisse les voir ; seulement, dans ce cas, c'est Dieu qui donne la lumière
; la raison, pour l'esprit, est comme le regard pour l'œil ; et les yeux de
l'esprit, ce sont les sens de l'âme." Or le sens corporel, si pur qu'il
soit, ne peut voir un objet si celui-ci n'est éclairé par le soleil. De même
l'esprit humain, si parfait qu'il soit, ne peut, par ses raisonnements, connaître
la vérité sans l'illumination divine ; et cette illumination relève du secours
de la grâce.
3. L'esprit humain ne peut atteindre la vérité qu'en
réfléchissant : c'est l'avis de saint Augustin. Or l'Apôtre écrit (2 Co 3, 5) :
"De nous-mêmes nous ne pouvons penser quelque chose qui vienne vraiment de
nous." L'homme ne peut donc, par lui-même, connaître la vérité sans le
secours de la grâce.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "je n'approuve pas ce que j'ai dit dans cette prière : "O
Dieu qui as voulu qu'il n'y ait que les purs à connaître la vérité..." On
peut objecter en effet que beaucoup ne sont pas purs qui connaissent nombre de
choses vraies." Or c'est par la grâce que l'homme acquiert la pureté,
selon cette parole du Psaume (51, 12) : "Crée en moi un coeur pur, ô Dieu
; restaure en ma poitrine un esprit droit." L'homme peut donc, sans la
grâce et par lui-même, parvenir à la vérité.
Conclusion :
Connaître la
vérité, c'est faire usage de la lumière intellectuelle ou la mettre en
exercice, car selon l'Apôtre (Ep 5, 13) : "Tout ce qui est manifesté est
lumière." Or toute activité comporte un certain mouvement ; entendons ici
le mouvement au sens large selon lequel on dit, avec le Philosophe que les
actes d'intellection et de vouloir sont des mouvements. Par ailleurs nous
constatons que le mouvement, dans les êtres corporels, ne requiert pas
seulement la forme qui est principe de mouvement et d'action, mais aussi
l'impulsion d'un premier moteur. Le premier moteur, dans l'ordre physique,
c'est le corps céleste ; c'est pourquoi, si parfaite que soit la chaleur du
feu, elle ne causerait aucune altération sans la motion du corps céleste.
Or, de même que
tous les mouvements corporels se ramènent à celui du corps céleste comme à leur
premier moteur matériel, ainsi, à l'évidence, tous les mouvements, tant
corporels que spirituels, se ramènent au premier moteur qui est Dieu. Et donc,
si parfaite qu'on suppose une nature, corporelle ou spirituelle, elle ne peut
passer à l'action sans être mue par Dieu. Laquelle motion, cependant, dépend
d'une disposition de la providence divine, non d'une nécessité de nature comme
la motion du corps céleste.
Bien plus, ce
n'est pas seulement toute motion qui vient de Dieu comme du premier moteur,
mais toute perfection formelle relève de lui comme de l'Acte premier. Ainsi
donc, l'action de l'intelligence et de tout être créé dépend de Dieu à deux
points de vue : d'abord parce que toute créature tient de lui la forme par
laquelle elle agit ; ensuite parce qu'elle est mue par lui à agir.
Or toute forme,
imprimée par Dieu aux choses créées, n'a d'efficacité que par rapport à une
activité déterminée qui lui est propre, et au-delà de laquelle elle ne peut
agir que si une autre forme lui est surajoutée ; ainsi l'eau ne peut chauffer
que si elle a été elle-même chauffée par le feu. De même, l'intelligence
humaine possède une forme, à savoir la lumière intelligible, qui de soi est
suffisante à lui faire connaître certains objets intelligibles ; ce sont ceux
que nous pouvons connaître à partir des choses sensibles. Mais il est d'autres
objets intelligibles plus élevés, que l'intelligence ne peut connaître si elle
n'est perfectionnée par une lumière plus puissante, comme la lumière de foi ou
de prophétie. Cette lumière, on l'appelle lumière de grâce, parce qu'elle est
surajoutée à la nature.
Ainsi donc il faut
dire que, pour la connaissance de n'importe quelle vérité, l'homme a besoin du
secours divin, en ce sens que son intelligence doit être mue à son acte par
Dieu. Mais il n'a pas besoin dans tous les cas, pour connaître la vérité, d'une
nouvelle illumination surajoutée à l'illumination naturelle ; c'est seulement
dans les cas qui dépassent la connaissance naturelle, que ce besoin existe.
Pourtant quelquefois, par sa grâce, Dieu instruit miraculeusement certains
hommes sur des choses que la raison naturelle peut connaître, de même que
parfois Dieu produit miraculeusement certains effets que la nature peut
réaliser.
Solutions :
1. Toute vérité, quel que soit celui qui l'exprime, vient de
l'Esprit Saint comme source de la lumière naturelle et comme exerçant sur
l'esprit de l'homme une motion pour saisir et dire le vrai. Non comme habitant
en lui par la grâce sanctifiante ou comme le gratifiant de quelque don
habituel surajouté à la nature : cela ne se rencontre que pour certaines
vérités à connaître et à dire, spécialement dans ce qui a rapport à la foi ;
c'est précisément de cela que parlait l'Apôtre.
2. Le soleil corporel illumine au-dehors, mais le soleil
intelligible qu'est Dieu illumine au-dedans. De là vient que la lumière
naturelle innée dans l'âme est elle-même une illumination de Dieu par laquelle
il nous éclaire pour connaître les objets qui appartiennent à la connaissance
naturelle. Pour cela, aucune autre illumination n'est requise, mais seulement
pour les objets qui dépassent la connaissance naturelle.
3. Nous avons toujours besoin du secours divin pour penser
quoi que ce soit, car Dieu meut l'intelligence à agir, et la pensée, c'est
précisément l'intelligence en acte, comme le montre saint Augustin.
Objections :
1. Ce dont l’homme est maître se trouve évidemment en son
pouvoir. Mais il est maître de ses actes, et surtout de son vouloir. Il peut
donc, par lui-même et sans le secours de la grâce, vouloir et faire le bien.
2. Tout être a pouvoir sur ce qui est conforme à sa nature
plus que sur ce qui ne lui est pas naturel. Mais le péché, au dire du Damascène
est contre nature, tandis que l'oeuvre vertueuse correspond à la nature de
l'homme, ainsi que nous l'avons dit. Donc, puisque l'homme, par lui-même, peut
pécher, à plus forte raison peut-il, par lui-même, vouloir et faire le bien.
3. Le bien de l'intelligence, c'est le vrai, selon Aristote.
Mais l'intelligence peut connaître le vrai par elle-même, car tout être a par
lui-même le pouvoir d'accomplir son opération naturelle. Donc, à plus forte
raison, l'homme pourra, par lui-même, faire et vouloir le bien.
Cependant :
D’après l'Apôtre
(Rm 9, 16) : "Il ne dépend pas de celui qui veut, de vouloir, ni de celui
qui court, de courir ; mais de Dieu qui fait miséricorde." Et saint Augustin
écrit : "Sans la grâce, que ce soit en pensée, en vouloir, en amour ou en
action, les hommes ne font absolument aucun bien."
Conclusion :
La nature de
l'homme peut être considérée à un double point de vue ; soit dans son
intégrité, telle qu'elle fut en notre premier père avant le péché, soit dans sa
corruption, telle qu'elle se trouve en nous après le péché d'Adam. Dans ces
deux états, la nature humaine a besoin pour faire ou vouloir un bien
quelconque, du secours divin pour être mise en mouvement, Dieu étant le premier
moteur, comme nous l'avons dit. Mais, dans l'état de nature intègre, pour ce
qui est de la forme dont procède l'opération, elle suffisait à rendre l'homme
capable, par ses seules forces naturelles, de vouloir et de faire le bien
proportionné à sa nature, auquel est ordonnée la vertu acquise ; mais non le
bien qui dépasse la nature, auquel est ordonnée la vertu infuse. Au contraire,
dans l'état de nature corrompue, l'homme est impuissant, même en ce qui regarde
sa nature, et il ne peut, par ses seules forces naturelles, accomplir tout le
bien qui lui est proportionné. Néanmoins, parce que le péché ne corrompt pas
entièrement la nature humaine et ne lui enlève pas tout son bien, il reste que
l'homme, dans cet état, peut, par sa vertu naturelle, réaliser quelque bien
particulier comme bâtir des maisons, planter des vignes, etc. Mais il ne peut
accomplir tout le bien qui lui est connaturel, sans y manquer en rien. Ainsi un
malade peut bien faire quelques mouvements, mais il ne peut, sans le secours de
la médecine, se mouvoir comme un homme en parfaite santé.
Ainsi donc, dans
l'état de nature intègre, l’homme a besoin d'une vertu surajoutée à la vertu
naturelle uniquement pour accomplir et vouloir le bien surnaturel. Mais, dans
l'état de nature corrompue, il en a besoin à un double titre : d'abord pour
être guéri ; ensuite pour accomplir le bien surnaturel, lequel est le bien
méritoire. En outre, dans l'un comme dans l'autre état, l'homme a besoin du
secours divin pour être mû à bien agir.
Solutions :
1. L'homme est maître de ses actes ; il peut vouloir et ne pas
vouloir du fait de la délibération rationnelle, laquelle est susceptible de se
porter dans un sens ou dans un autre. Mais s'il décide en toute maîtrise de
délibérer ou de ne pas délibérer, ce ne peut être que par une délibération
antécédente. Et comme on ne peut, de délibération en délibération, remonter à
l'infini, il faut bien en venir finalement à un principe extérieur qui meut le
libre arbitre de l'homme ; ce principe ; supérieur à l'esprit humain, c'est
Dieu, comme le prouve Aristote. C'est pourquoi l'esprit d'un homme sain n'a pas
une telle maîtrise sur son acte qu'il n'ait besoin d'être mû par Dieu. A plus
forte raison en est-il ainsi du libre arbitre de l'homme devenu infirme après
le péché, car il est empêché d'accomplir le bien du fait de la corruption de la
nature.
2. Pécher n'est pas autre chose que manquer au bien qui
convient à la nature de chacun. Or, de même que la créature n'existe que par un
autre et que, considérée en elle-même, elle est néant, de même a-t-elle besoin
d'être conservée par un autre dans le bien qui convient à sa nature. Par
elle-même en effet elle peut se dérober au bien, tout comme elle peut retourner
au néant si elle n'est conservée par Dieu.
3. Même le vrai, l'homme ne peut le connaître sans le secours
divin, nous l'avons dit plus haut. Pourtant, la nature humaine est davantage
corrompue par le péché sous le rapport de l'appétit du bien que sous le rapport
de la connaissance du vrai.
Objections :
1. Il ne semble pas. Aimer Dieu par-dessus toutes choses,
c'est en effet l'acte propre et principal de la charité. Or l'homme, par
lui-même, ne peut posséder la charité, car l'épître aux Romains (5, 5) écrit :
"La charité de Dieu a été diffusée dans nos coeurs par le Saint Esprit qui
nous a été donné." L'homme ne peut donc par ses seules forces naturelles
aimer Dieu par-dessus tout.
2. Aucune nature ne peut se surpasser elle-même. Or, aimer
quelque chose plus que soi, c'est se porter vers quelque chose qui est
au-dessus de soi. Aucune nature créée ne peut donc, sans le secours de la
grâce, aimer Dieu plus qu'elle-même.
3. On doit à Dieu, souverain Bien, un amour suprême qui
consiste à l'aimer plus que tout. Mais l’homme ne peut, sans la grâce, donner à
Dieu cet amour suprême qui lui est dû : autrement la grâce n'aurait plus de
raison d'être. Donc l'homme ne peut sans la grâce, avec ses seules forces
naturelles aimer Dieu plus que tout.
Cependant :
Selon l'opinion de
certains, le premier homme fut créé avec les seuls dons naturels. Or, dans cet
état, il est évident que l'homme aurait aimé Dieu de quelque façon. Mais il ne
pouvait l'aimer d'un amour moindre, ou simplement égal à l'amour qu'il se
portait à lui-même, car, dans ce cas, il aurait commis un péché. Il fallait
donc qu'il aimât Dieu plus que lui-même. Et donc il pouvait, par ses seules
forces naturelles, aimer Dieu plus que lui-même et par-dessus tout.
Conclusion :
Nous l'avons dit
dans la première Partie quand nous avons rapporté les diverses opinions sur
l'amour naturel des anges : l'homme, dans l'état de nature intègre, pouvait
accomplir le bien qui lui est connaturel sans le complément d'un don gratuit,
quoi que non sans le secours de la motion divine. Or, aimer Dieu par-dessus
tout est connaturel à l'homme, et aussi bien à toute créature, non seulement
rationnelle mais irrationnelle, et même inanimée, selon le mode d'aimer qui
convient à chaque créature. La raison en est qu'il est naturel à chaque être de
désirer et d'aimer quelque chose conformément à son aptitude innée ; Aristote
écrit que "toute chose agit selon sa disposition naturelle".
Or, il est
manifeste que le bien de la partie est pour le bien du tout. D'où il suit que
chaque être particulier aime, d'un appétit ou amour naturel, son bien propre en
vue du bien commun de tout l'univers, qui est Dieu. Et c'est pourquoi Denys
peut écrire : "Dieu fait converger toutes choses vers l'amour de
lui-même." Dès lors l’homme, dans l'état de nature intègre, référait l'amour
de soi à l'amour de Dieu comme à sa fin, et il en était de même de son amour
pour toutes les autres choses. Ainsi aimait-il Dieu plus que lui-même et
par-dessus tout.
Mais, dans l'état
de nature corrompue, l'homme en est incapable, car l'appétit de sa volonté rationnelle,
en raison de la corruption de la nature, poursuit son bien privé, s'il n'est
guéri par la grâce de Dieu.
Il faut donc
conclure que l’homme, dans l'état de nature intègre, n'avait pas besoin, pour
aimer Dieu naturellement par-dessus tout, du don d'une grâce surajoutée aux
dons naturels, bien qu'il lui fallût à cet effet le secours de Dieu, premier
moteur. Mais, dans l'état de nature corrompue, l’homme a besoin du secours de
la grâce qui vient guérir la nature.
Solutions :
1. La charité aime Dieu par-dessus tout d'une façon plus
éminente que la nature. La nature en effet aime Dieu plus que tout le reste en
tant qu'il est principe et fin du bien naturel ; la charité aime Dieu en tant
qu'il est l'objet de la béatitude, et que l'homme se trouve établi de quelque
façon en société spirituelle avec Dieu. En outre la charité est supérieure à la
dilection naturelle de Dieu, en ce qu'elle comporte une certaine promptitude et
délectation, comme il arrive pour tout habitus vertueux, si on le compare à
l'acte bon issu de la simple raison naturelle dépourvue d'habitus.
2. Quand on dit qu'aucune nature ne peut se dépasser
elle-même, cela ne signifie pas qu'elle ne puisse se porter vers un objet qui
lui est supérieur ; il est manifeste en effet que notre intelligence peut
atteindre, par sa connaissance naturelle, certaines choses qui sont au-dessus
d'elle, comme c'est évident pour la connaissance naturelle de Dieu. Mais cela
signifie que notre nature ne peut produire un acte qui dépasse les limites de
sa puissance ; or tel n'est pas l'acte qui consiste à aimer Dieu par-dessus
tout, puisque cet acte, nous venons de le dire, est naturel à toute créature.
3. L'amour est dit suprême non seulement en fonction de la
suprématie de l'objet aimé, mais aussi en fonction de la raison et de la
manière de l'aimer. Sous cet aspect le suprême degré de l'amour est celui dont
Dieu est aimé comme celui qui est lui-même notre béatitude. Nous l'avons
montré.
Objections :
1. Saint Paul écrit aux Romains (2, 14) : "Les païens qui
n'ont pas de loi accomplissent naturellement les prescriptions de la loi."
Or ce que l'homme accomplit naturellement, il peut le faire par lui-même et
sans la grâce. Tel est donc le cas pour les préceptes de la loi.
2. Saint Jérôme écrit : "Ils sont dignes de malédiction,
ceux qui prétendent que Dieu a prescrit des choses impossibles à l'homme."
Mais est impossible à l'homme ce qu'il ne peut accomplir par lui-même. Donc
l'homme peut, par lui-même, accomplir tous les préceptes de la loi.
3. Le plus grand de tous les préceptes de la loi, comme on le
voit en saint Matthieu, est celui-ci : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de
tout ton coeur." Mais, on l'a prouvé plus haut, l'homme, par ses seules
forces naturelles, peut accomplir ce précepte en aimant Dieu par-dessus tout.
Il peut donc aussi, sans la grâce, observer tous les préceptes de la loi.
Cependant :
Saint Augustin
enseigne qu'il appartient à l'hérésie pélagienne "de croire que l'homme
puisse, sans la grâce, observer tous les commandements divins".
Conclusion :
On peut accomplir
les préceptes de la loi d'une double manière. D'abord en ce qui regarde la
substance même de l’oeuvre : par exemple s'il s'agit pour l'homme d'accomplir
des oeuvres de justice, de force ou de toute autre vertu. Sous ce rapport,
l'homme, dans l'état de nature intègre, peut accomplir tous les préceptes de la
loi. S'il n'en était pas ainsi, il n'aurait pas pu ne pas pécher, étant donné
que le péché n'est autre chose que la transgression des préceptes divins. Mais,
dans l'état de nature corrompue, l'homme ne peut observer tous les préceptes
divins sans la grâce qui vient guérir la nature.
Au second point de
vue, on peut observer les préceptes de la loi non seulement en ce qui regarde
la substance même de l’oeuvre, mais aussi quant à la manière de les accomplir,
c'est-à-dire par charité. Sous ce rapport, que ce soit dans l'état de nature
intègre ou de nature corrompue, l'homme est incapable, sans la grâce, d'observer
les préceptes de la loi. Aussi saint Augustin, après avoir affirmé que
"sans la grâce, les hommes ne font absolument aucun bien",
ajoute-t-il : "Non seulement quand il s'agit pour eux, sous la lumière de
la grâce, de savoir ce qu'il y a à faire, mais aussi quand il s'agit, avec son
aide, d'accomplir avec amour le précepte qu'ils connaissent."
Ajoutons que, dans
les deux cas, l'homme a toujours besoin du secours de Dieu qui le meut à
accomplir les préceptes, nous l'avons déjà dit.
Solutions :
1. "Que l'on ne s'émeuve pas, écrit saint Augustin de
voir l'Apôtre affirmer que les païens observent naturellement les préceptes de
la loi : c'est l'Esprit de grâce en effet qui instaure en nous l'image de Dieu
selon laquelle notre nature a été créée."
2. Ce que nous ne pouvons faire qu'avec le secours divin ne
nous est pas tout à fait impossible, car, dit le Philosophe : "Ce
que nous pouvons par nos amis, nous le pouvons de quelque façon par
nous-mêmes." C'est pourquoi saint Jérôme, au passage cité plus haut,
reconnaît que "la liberté de notre vouloir n'empêche pas que nous avons
toujours besoin du secours de Dieu".
3. Le précepte de l'amour de Dieu, l'homme ne peut pas
l'accomplir par ses seules forces naturelles de la manière dont il est accompli
par la charité, comme il ressort de ce qui précède.
Objections :
1. Le Seigneur dit en saint Matthieu (19, 17) : "Si tu
veux entrer dans la vie, observe les commandements." Il semble donc que
l'entrée dans la vie éternelle dépend de la volonté de l'homme. Or ce qui
dépend de notre volonté, nous pouvons l'accomplir par nous-mêmes. Dès lors il
apparaît que l'homme peut, par lui-même, mériter la vie éternelle.
2. La vie éternelle est la récompense donnée par Dieu aux
hommes, d'après cette parole en saint Matthieu (5, 12) : "Votre récompense
est grande dans les cieux." Mais Dieu accorde cette récompense à l'homme
en proportion de ses oeuvres, selon cette parole du Psaume (62, 13) : "Tu
rendras à chacun selon ses oeuvres." L'homme étant maître de ses actes, il
semble donc qu'il a été mis en son pouvoir de parvenir à la vie éternelle.
3. La vie éternelle est la fin ultime de toute vie humaine.
Or, dans la nature, toute chose peut, par ses propres forces, atteindre sa fin.
A plus forte raison l'homme, qui est d'une nature supérieure, peut-il de
lui-même, sans aucune grâce, parvenir à la vie éternelle.
Cependant :
L'Apôtre écrit aux
Romains (6, 23) : "La grâce de Dieu, c'est la vie éternelle." Et s'il
parle ainsi, c'est, dit la Glose, "pour nous faire comprendre que Dieu
nous conduit à la vie éternelle par sa miséricorde".
Conclusion :
Les actes qui
conduisent à la fin doivent lui être proportionnés. Or un acte n'excède jamais
le pouvoir auquel est proportionné le principe dont il procède. C'est pourquoi
nous voyons dans la nature qu'aucune cause ne peut par son opération produire
un effet qui dépasse son pouvoir réalisateur, ne pouvant produire par son
opération qu'un effet proportionné à son efficacité. Or, la vie éternelle est
une fin qui dépasse la capacité de la nature humaine, nous l'avons montré.
C'est pourquoi l'homme ne peut, par ses seules forces naturelles, produire des
oeuvres méritoires qui soient proportionnées à la vie éternelle ; il lui faut
nécessairement pour cela une efficacité supérieure, qui est celle de la grâce.
L'homme ne peut donc, sans la grâce, mériter la vie éternelle. Ce qu'il peut
faire, ce sont des oeuvres qui lui permettront d'atteindre quelque bien qui lui
soit connaturel : ainsi il peut "cultiver son champ, boire, manger, avoir
un ami" etc., dit saint Augustin dans sa troisième réponse contre les
pélagiens.
Solutions :
1. L'homme, par sa volonté, fait des oeuvres méritoires de la
vie éternelle. Mais, comme le dit encore saint Augustin, il faut, pour cela,
que sa volonté soit préparée par la grâce de Dieu.
2. A propos du texte de saint Paul (Rm 6, 23) "La grâce
de Dieu, c'est la vie éternelle", nous lisons dans la Glose :
"Certes, la vie éternelle est accordée aux bonnes oeuvres, mais ces
oeuvres elles-mêmes relèvent de la grâce de Dieu." Nous l'avons dit
nous-mêmes plus haut a : pour observer les préceptes de la loi selon le mode
requis qui rend méritoire leur observation, il faut la grâce.
3. La troisième objection fait état de la fin qui est
connaturelle à l'homme. Mais la nature humaine, du fait qu'elle est plus noble
que les autres, peut être conduite à une fin encore plus haute, du moins avec
le secours de la grâce, fin que les natures inférieures ne peuvent d'aucune
façon atteindre. Ainsi, comme le remarque Aristote, l'homme qui peut guérir
grâce à certains remèdes, est en meilleure disposition, pour ce qui est de la
santé, que celui qui est rebelle à toute médication.
Objections :
1. Rien d'impossible n'est prescrit à l’homme, on l'a dit plus
haut. Mais nous lisons dans Zacharie (1, 3) : "Revenez à moi et je
reviendrai à vous." Or revenir vers Dieu, ce n'est pas autre chose que se
préparer à la grâce. C'est donc que, de lui-même et sans la grâce, l’homme peut
se préparer à la grâce.
2. L’homme se prépare à la grâce en faisant ce qui est en son
pouvoir, car à celui qui agit ainsi, Dieu ne refuse pas sa grâce, selon cette
parole en saint Luc (11, 13) : "Dieu donne le bon esprit à ceux qui l'en
prient." Il est donc en notre pouvoir, semble-t-il, de nous préparer à la
grâce.
3. Si l'homme a besoin d'une grâce pour se préparer à la
grâce, il lui faudra une autre grâce pour se préparer à la première, et ainsi à
l'infini, ce qui est inadmissible. Il faut donc en rester au point de départ et
admettre que l'homme peut, sans la grâce, se préparer à la grâce.
4. On lit dans les Proverbes (16, 1) : "C'est à l'homme
de préparer son âme", ce qui suppose qu'il peut le faire par lui-même. Il
peut donc se préparer à la grâce.
Cependant :
Le Seigneur dit en
saint Jean (6, 44) : "Personne ne peut venir à moi si le Père qui m'a
envoyé ne l'attire." Mais si l'homme pouvait se préparer lui-même à la
grâce, il n'aurait pas besoin d'y être attiré par un autre. C'est donc qu'il ne
peut le faire sans le secours de la grâce.
Conclusion :
Il y a une double
préparation de la volonté au bien. L'une la dispose à bien agir, et à jouir de
Dieu. Une telle préparation de la volonté ne peut se faire sans le don habituel
de la grâce qui est au principe de l’oeuvre méritoire, nous l'avons dit à l’article
précédent. - L'autre préparation s'entend de cette disposition de la volonté
humaine qui la rend apte à obtenir le don de la grâce habituelle. Pour se
préparer à la réception de ce don, on ne peut présupposer un autre don habituel
dans l'âme, car on remonterait ainsi à l'infini. Mais il faut présupposer un
secours gratuit de Dieu qui meuve l'âme antérieurement ou lui inspire le propos
du bien à faire. Ce sont là en effet les deux modes selon lesquels nous avons
besoin du secours divin, nous l'avons déjà dit.
Que nous ayons
besoin, pour cette préparation à la grâce du secours de la motion divine, c'est
évident. Étant donné en effet que tout agent agit pour une fin, il s'ensuit
nécessairement que toute cause oriente ses effets vers sa propre fin. Et comme,
d'autre part, à l'ordre des agents ou moteurs répond l'ordre des fins, il faut,
de la même nécessité, que l'homme soit dirigé vers la fin ultime par la motion
du premier moteur, tandis qu'au regard des fins prochaines il sera mû par les
agents inférieurs. Ainsi, c'est sous la motion du général en chef que le soldat
se porte vers la victoire, tandis qu'il suit le fanion de sa compagnie sous la
motion du capitaine. Ainsi donc, Dieu étant la cause motrice absolument
première, c'est sous sa motion que toutes choses se portent vers lui sous la
raison générale de bien, selon laquelle chaque être tend à s'assimiler à Dieu à
sa manière propre. Et en ce sens Denys écrit - que "Dieu ordonne à
lui-même toutes choses". Mais les hommes justes, c'est comme à la fin
spéciale qu'ils se donnent, comme au bien propre qu'ils entendent saisir, qu'il
les ordonne à lui-même ; selon cette parole du Psaume (73, 28) : "Il m'est
bon d'adhérer à Dieu." C'est pourquoi, que l'homme se porte vers Dieu,
cela ne peut être sans que Dieu le meuve à se porter vers lui. Et cela n'est
pas autre chose que se préparer à la grâce en se tournant en quelque sorte vers
Dieu. Ainsi celui dont le regard est détourné du soleil se prépare à recevoir
sa lumière en dirigeant ses regards vers lui. Il est donc évident que l'homme
ne peut se préparer à recevoir la lumière de la grâce sans un secours gratuit
de Dieu exerçant sur lui sa motion intérieure.
Solutions :
1. Certes, la conversion de l'homme à Dieu se fait par le
libre arbitre, et en ce sens il est prescrit à l'homme de se tourner vers Dieu.
Mais le libre arbitre ne peut se tourner vers Dieu si Dieu ne le tourne vers
lui, selon ce texte de Jérémie (31, 18) : "Fais-moi revenir et je
reviendrai, car tu es le Seigneur, mon Dieu" ; et dans les Lamentations
(5, 21) : "Fais-nous revenir à toi, Seigneur, et nous reviendrons."
2. L'homme ne peut rien faire s'il n'est mû par Dieu, selon saint
Jean (15, 5) : "Sans moi vous ne pouvez rien faire." C'est pourquoi,
lorsqu'on dit que l'homme fait ce qui est en son pouvoir, on veut dire : en
tant qu'il est mû par Dieu.
3. Cette objection ne porte que sur la grâce habituelle qui en
effet requiert une préparation, car toute forme exige un sujet disposé à la
recevoir. Mais s'il s'agit pour l'homme de recevoir une motion divine, il n'est
pas besoin pour cela d'une autre motion, Dieu étant premier moteur. Donc il
n'est pas nécessaire de rétrograder à l'infini.
4. Il appartient en effet à l'homme de préparer son âme, parce
qu'il le fait par son libre arbitre. Mais il ne peut le faire sans l'aide de
Dieu qui le meut et l'attire à lui, comme nous venons de le dire.
Objections :
1. Ce qui est prérequis à la grâce se fait sans elle. Mais le
relèvement du péché est prérequis à l'illumination de la grâce, selon cette
parole de l'Apôtre (Ep 5, 14) : "Lève-toi d'entre les morts, et le Christ
t'illuminera." L'homme peut donc, sans la grâce, se relever du péché.
2. Le péché, on l'a dit, est opposé à la vertu comme la
maladie à la santé. Mais l'homme malade peut, par la vertu de sa nature,
recouvrer la santé sans le secours extérieur de la médecine, car il demeure en
lui un principe vital d'où procède l'action de la nature. Il semble donc que, semblablement,
l'homme puisse se guérir lui-même en passant de l'état de péché à l'état de
justice, sans le secours d'une grâce extérieure.
3. Toute chose peut faire retour à l'activité qui lui est
naturelle ; ainsi l'eau chauffée revient d'elle-même à sa fraîcheur naturelle ;
la pierre que l'on jette en l'air reprend d'elle-même son mouvement naturel qui
est de tomber. Or le péché, comme le montre saint Jean Damascène est un acte
qui va contre la nature. Il semble donc que l’homme puisse par lui-même faire retour
de l'état de péché à l'état de justice.
Cependant :
L’Apôtre écrit aux
Galates (2, 21) : "Si la justice vient de la loi, c'est donc que le Christ
est mort pour rien", c'est-à-dire sans motif. Pour la même raison, si
l’homme possède une nature qui puisse le justifier, il s'ensuit que la mort du
Christ est vaine et sans objet, ce qui est inadmissible. Donc l’homme ne peut
par lui-même être justifié, c'est-à-dire passer de l'état de péché à l'état de
justice.
Conclusion :
D'aucune manière
l’homme ne peut se relever du péché par lui-même et sans le secours de la
grâce. Car si l'acte du péché passe, la culpabilité demeure ; se relever du
péché n'est pas la même chose que cesser de pécher. Se relever du péché, c'est,
pour l’homme, restaurer en lui ce qu'il a perdu en péchant. Or l’homme, par le
péché, encourt un triple dommage, nous l'avons montré ; une souillure, la
corruption de sa bonté naturelle, et une dette de peine. Il contracte une
souillure, car la laideur du péché le prive de la beauté de la grâce. Sa bonté
naturelle est corrompue car, sa volonté n'étant plus soumise à Dieu, il en
résulte que la nature toute entière de l’homme pécheur est privée de son ordre.
Enfin, la dette de peine fait qu'en péchant mortellement il mérite la damnation
éternelle.
Or il est
manifeste que chacun de ces trois dommages ne peut être réparé que par Dieu. La
beauté de la grâce provient du resplendissement de la divine lumière ; une
telle beauté ne peut être restaurée que par une nouvelle illumination de Dieu,
d'où la nécessité d'un don habituel qui est la lumière de grâce. De même,
l'ordre de la nature, qui suppose la soumission de la volonté humaine à Dieu,
ne peut être rétabli que si Dieu attire à lui la volonté de l'homme. Enfin la
dette de peine éternelle ne peut être remise que par Dieu, contre qui l'offense
a été commise et qui est le juge des hommes. Pour que l’homme se relève du
péché, le secours de la grâce est donc requis, à la fois sous forme de don
habituel et sous forme de motion divine intérieure.
Solutions :
1. Adressée à l'homme, pareille injonction concerne l'acte de
son libre arbitre, acte nécessairement impliqué dans le relèvement du péché.
Aussi quand il est dit : "Lève-toi, et le Christ t'illuminera", cela
ne signifie pas que le relèvement du péché précède en sa totalité
l'illumination de la grâce, mais que l'homme reçoit la lumière de la grâce
justifiante quand, par son libre arbitre mû par Dieu, il fait l'effort
nécessaire pour sortir du péché.
2. La raison naturelle n'est pas le principe suffisant de
cette santé que l’homme tient de la grâce justifiante. Ce principe, c'est la
grâce elle-même, et il est enlevé par le péché. L’homme ne peut donc se guérir
lui-même, mais il a besoin que la lumière de la grâce lui soit infusée à
nouveau : de même que, pour ressusciter un corps mort, il faut lui rendre son
âme.
3. Quand une nature est intègre, elle peut se rétablir
elle-même en ce qui lui est conforme et proportionné ; mais, en ce qui dépasse
sa nature, elle ne le peut sans un secours extérieur. Or, quand la nature
humaine déchoit en commettant le péché, elle perd son intégrité et se trouve
corrompue, nous venons de le dire ; c'est pourquoi elle ne peut se rétablir
elle-même, pas même en ce qui regarde son bien connaturel, et encore moins pour
ce qui est du bien de la justice surnaturelle.
Objections :
1. Selon saint Augustin, "on ne pèche pas lorsque l'on
fait ce qu'on ne peut éviter". Donc si l'homme en état de péché mortel ne
peut éviter le péché, il s'ensuit que, tout en péchant, il ne pèche pas, ce qui
est absurde.
2. On corrige quelqu'un afin qu'il ne tombe pas dans le péché.
Donc, si l’homme en état de péché mortel ne peut pas ne pas pécher, on le
corrige en vain, ce qui est absurde.
3. On lit dans l'Ecclésiastique (15, 17) "Devant l'homme
sont la vie et la mort, le bien et le mal : ce qu'il aura choisi lui sera
donné." Mais celui qui pèche ne cesse pas d'être homme. Il a donc encore
le pouvoir de choisir entre le bien et le mal, ce qui suppose qu'il peut, sans
la grâce, éviter le péché.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Si quelqu'un nie qu'il soit nécessaire de prier pour ne pas
entrer en tentation (et on le nie si l'on soutient que, pour ne pas pécher, le
secours de la grâce divine n'est pas nécessaire, mais qu'il suffit, ayant pris
connaissance de la loi, de la seule volonté humaine), que toutes les oreilles
s'éloignent, et que toutes les bouches portent contre lui l'anathème."
Conclusion :
Nous pouvons
parler de l'homme à un double point de vue : selon qu'il se trouve dans l'état
de nature intègre, ou de nature corrompue. Dans l'état de nature intègre, même
sans la grâce habituelle, l'homme pouvait ne pas pécher, ni mortellement ni
véniellement : car pécher n'est pas autre chose que s'écarter de ce qui est
conforme à la nature, et cela, dans l'état d'intégrité, l'homme pouvait
l'éviter. Il avait besoin cependant du secours de Dieu le conservant dans le
bien, sans quoi la nature elle-même tomberait dans le néant.
Mais, dans l'état
de nature corrompue, l'homme, pour s'abstenir entièrement du péché, a besoin
que la grâce habituelle vienne guérir la nature. Dans la vie présente
cependant, cette guérison se fait d'abord dans la partie spirituelle de l'âme,
tandis que l'appétit charnel n'est pas encore totalement réparé ; d'où ce
passage de l'épître aux Romains (7, 25) où l'Apôtre parle au nom de l'homme
restauré dans la grâce : "Dans mon esprit je sers la loi de Dieu ; dans ma
chair, je suis asservi à la loi du péché." Certes, dans cet état, l'homme
peut éviter le péché mortel qui ' nous l'avons vu, relève de la raison, mais il
ne peut éviter tout péché véniel, à cause de la corruption de l'appétit
inférieur et sensible.
La raison en effet
peut bien réprimer chacun des mouvements sensibles, pris en particulier, - et
c'est ce qui donne à chacun de ces mouvements le caractère de péché et d'acte
volontaire, - mais elle ne peut les réprimer tous ; car, tandis qu'elle
s'efforce de résister à l'un d'eux, il peut arriver qu'un autre surgisse,
auquel elle n'a pas toujours le loisir de prêter attention, nous l'avons dit
précédemment.
De même, avant que
la raison humaine, de qui relève le péché mortel, soit réparée par la grâce
sanctifiante, elle peut éviter chaque péché mortel pris en particulier, et
pendant un certain temps, car elle n'est pas nécessairement toujours en train
de pécher. Mais qu'elle demeure longtemps sans péché mortel, cela n'est pas
possible. Aussi saint Grégoire écrit-il que "le péché qui n'est pas
bientôt effacé par la pénitence, entraîne par son propre poids vers un autre
péché". La raison en est que, si l'appétit inférieur doit être soumis à la
raison, de même la raison doit se soumettre à Dieu et établir en lui la fin de
son vouloir. Tandis en effet que les mouvements de l'appétit inférieur doivent
être réglés par le jugement de la raison, ainsi faut-il que tous les actes
humains soient réglés par la fin. Or, quand l'appétit inférieur n'est pas
totalement soumis à la raison, il se produit inévitablement des mouvements
désordonnés dans l'appétit sensible ; il en sera de même pour la raison de
l'homme si elle n'est pas soumise à Dieu ; et de nombreux désordres se
produiront dans les actes rationnels eux-mêmes. Si l'homme en effet n'a pas son
coeur affermi en Dieu au point de ne vouloir aucunement être séparé de lui par
l'obtention d'un bien ou la fuite d'un mal, bien des choses vont se présenter
que l'homme cherchera à acquérir ou à éviter, et pour lesquelles il n'hésitera
pas à se séparer de Dieu en méprisant ses préceptes : c'est ainsi qu'il pèche
mortellement. Cela se produit surtout dans les rencontres soudaines où l'homme
agit en fonction d'une fin préconçue et d'un habitus préexistant, remarque
Aristote. Sans doute, sous l'influence d'une réflexion préalable, l'homme peut
agir en dehors de l'ordre de la fin préconçue et en dehors de son inclination
habituelle. Mais parce qu'une telle réflexion n'est pas toujours possible pour
l'homme, il ne peut demeurer longtemps sans agir conformément au désordre de sa
volonté détournée de Dieu, à moins que celle-ci ne soit promptement remise dans
l'ordre par la grâce.
Solutions :
1. L'homme peut éviter chaque péché pris en particulier ; il
ne peut cependant pas les éviter tous si ce n'est par la grâce, nous venons de
le dire. Et parce que c'est sa faute s'il ne se prépare pas à recevoir la
grâce, il s'ensuit que le fait pour lui de ne pouvoir éviter le péché sans la
grâce ne l'excuse pas du péché qu'il commet.
2. La correction est utile, car, dit saint Augustin, "de
la douleur de la correction naît la volonté de régénération ; à condition
cependant qu'il s'agisse d'un fils de la promesse, chez qui, au fracas de la
correction extérieure qui retentit et qui frappe, se joint aussi l'inspiration
secrète de Dieu suscitant antérieurement le vouloir". La correction est
donc nécessaire, car, pour s'abstenir du péché, il faut que l'homme le veuille
; mais elle serait insuffisante sans le secours de Dieu. C'est pourquoi nous
lisons dans l'Ecclésiaste (7, 13) : "Considère l’oeuvre de Dieu : nul ne
peut corriger celui que Dieu a dédaigné".
3. Comme le remarque saint Augustin, cette parole de
l'Ecclésiastique s'entend de l'homme dans l'état de nature intègre, alors qu'il
n'était pas encore esclave du péché, et qu'il pouvait pécher ou ne pas pécher.
Maintenant encore, tout ce que l'homme veut lui est donné ; mais qu'il veuille
le bien, cela lui vient du secours de la grâce.
Objections :
1. Un don est inutile
ou imparfait s'il n'atteint pas le but pour lequel il est accordé. Or la grâce
nous est donnée précisément pour que nous puissions faire le bien et éviter le
péché. Si elle n'y parvient pas, c'est donc qu'elle est donnée en vain ou
qu'elle est imparfaite.
2. Par la grâce, le Saint Esprit habite en nous, selon cette
parole de l'Apôtre (1 Co 3, 16) : "Ne savez-vous pas que vous êtes le
temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous ?" Mais l'Esprit Saint
qui est tout-puissant, est bien capable à lui seul de nous porter à bien agir
et de nous garder du péché. L'homme, en état de grâce, peut donc, sans un autre
secours de grâce, faire le bien et éviter le mal.
3. Si l'homme qui a obtenu la grâce a besoin d'un autre
secours de grâce pour bien vivre et s'abstenir du péché, on ne voit pas
pourquoi cet autre secours, une fois obtenu, n'en réclamerait pas encore un
troisième, et ainsi de suite à l'infini ; ce qui est inadmissible. Donc celui
qui est en grâce n'a besoin de rien autre pour bien agir et s'abstenir du
péché.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "De même qu'un oeil corporel parfaitement sain ne peut voir sans
le secours d'une vive lumière, de même l'homme, fût-il pleinement justifié, ne
peut vivre bien s'il n'est aidé par l'éternelle lumière de la justice
divine." Or la justification s'opère par le moyen de la grâce, selon cette
parole de l'épître aux Romains (3, 24) : "Ils sont justifiés par la faveur
de sa grâce." L'homme en état de grâce a donc besoin, pour bien vivre dans
la rectitude, d'un autre secours de grâce.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, l'homme, pour vivre avec rectitude, a doublement besoin du
secours de Dieu. Selon un premier mode, il lui faut un don habituel qui
guérisse sa nature corrompue, et, l'ayant guérie, l'élève aussi jusqu'à lui
faire accomplir des oeuvres qui méritent la vie éternelle, car cela dépasse le
pouvoir de sa nature. Selon un second mode, l'homme a besoin du secours de la
grâce par laquelle Dieu le meut à agir.
Pour ce qui est du
premier mode de secours, l'homme déjà en état de grâce n'a pas besoin d'une
nouvelle grâce habituelle infuse. Mais, sous le second mode, il lui faut un
secours de grâce par lequel Dieu le meut à bien agir. Et cela, pour deux
raisons. D'abord pour une raison générale, en ce sens, nous l'avons dit
qu'aucune créature ne peut produire un acte quelconque sinon en vertu de la
motion divine. Ensuite, pour une raison spéciale, à cause de la condition dans
laquelle se trouve la nature humaine. Bien que la grâce en effet la guérisse
dans sa partie spirituelle, il demeure en elle une corruption et une infection
dans sa partie chamelle qui la rendent, comme dit saint Paul (Rm 7, 25)
"asservie à la loi du péché". Il reste aussi une certaine obscurité
d'ignorance dans l'intelligence en sorte que, remarque encore l'Apôtre (Rm 8,
26 : "Nous ne savons que demander pour prier comme il faut." Car,
selon la diversité des conjonctures, et parce que nous ne nous connaissons pas
parfaitement nous-mêmes, nous ne pouvons pleinement savoir ce qui nous est
utile. D'après le livre de la Sagesse (9, 14) : "Les pensées des mortels
sont hésitantes et nos prévisions incertaines." Aussi est-il nécessaire
que nous soyons dirigés et protégés par Dieu, qui connaît toutes choses et qui
peut tout. Pour cette raison, même à ceux qui déjà sont régénérés et devenus
fils de Dieu par la grâce, il convient encore de dire : "Ne nous induis
pas en tentation ; - que ta volonté se fasse sur la terre comme au
ciel..." et autres formules semblables de l'oraison dominicale.
Solutions :
1. La grâce habituelle ne nous est pas donnée pour rendre
inutile un secours divin ultérieur ; toute créature a besoin en effet d'être
conservée par Dieu dans le bien qu'elle a reçu de lui. C'est pourquoi si, après
avoir reçu la grâce, l'homme a encore besoin du secours divin, on ne peut en
conclure que cette grâce a été donnée en vain ou qu'elle est imparfaite. Même
dans l'état de gloire, quand la grâce sera parvenue à sa pleine perfection,
l'homme aura encore besoin du secours divin. Ici-bas, il est vrai, la grâce est
de quelque manière imparfaite en ce sens qu'elle ne guérit pas totalement
l'homme, nous venons de le dire.
2. L'opération du Saint Esprit, par laquelle il nous meut et
nous protège, ne se limite pas au don habituel qu'il cause en nous. En plus de
cet effet, il nous meut et nous protège de concert avec le Père et le Fils.
3. Cet argument conclut seulement que l'homme n'a pas besoin
d'une autre grâce habituelle.
Objections :
1. Il semble que l'homme en état de grâce n'ait pas besoin du
secours de la grâce pour persévérer. En effet, le Philosophe montre que la
persévérance, comme la continence, est quelque chose de moins parfait que la
vertu. Or, du seul fait que l'homme est justifié par la grâce, il possède les
vertus sans qu'il soit besoin d'un autre secours de grâce. A plus forte raison
en est-il de même pour la persévérance.
2. Toutes les vertus sont infusées dans l'âme en même temps.
Or la persévérance est considérée comme une vertu. Elle doit donc être donnée
lorsque les autres vertus sont infusées en même temps que la grâce.
3. Selon l'Apôtre (Rm 5, 15) le don du Christ a rendu à
l'homme plus qu'il n'avait perdu par le péché d'Adam. Mais Adam avait reçu le
pouvoir de persévérer. A plus forte raison ce pouvoir nous est-il restitué par
la grâce du Christ. Ainsi l'homme n'a pas besoin de la grâce pour persévérer.
Cependant :
Saint Augustin
écrit "Pourquoi la persévérance est-elle demandée à Dieu si elle n'est pas
donnée par Dieu ? N'est-ce pas se moquer que de lui demander ce qu'on sait
qu'il ne donne pas et qui est, pour cette raison, au pouvoir de l’homme ?"
Or, la persévérance est demandée par ceux qui sont déjà sanctifiés par la grâce
; et, d'après saint Augustin s'appuyant sur saint Cyprien, c'est ce que nous
voulons dire quand nous disons : "Que ton nom soit sanctifié."
L'homme en état de grâce a donc besoin que la persévérance lui soit accordée
par Dieu.
Conclusion :
Le mot
persévérance peut avoir une triple signification. Quelquefois il signifie en un
homme l'habitus par lequel il est disposé intérieurement à résister avec
fermeté aux tristesses envahissantes qui pourraient le détourner de la vertu ;
en ce sens, la persévérance est aux tristesses ce que la continence est aux
convoitises et aux délectations mauvaises, dit Aristote. - En un autre sens, la
persévérance désigne un habitus dont l'acte est le propos que forme un homme de
persévérer jusqu'au bout dans le bien.
Prise dans l'un et
l'autre sens, la persévérance est infusée dans l'âme avec la grâce, comme la
continence et les autres vertus.
Mais la persévérance peut aussi signifier une certaine
continuation dans le bien jusqu'à la fin de la vie. Sous ce rapport l'homme en
état de grâce n'a certes pas besoin pour persévérer d'une autre grâce
habituelle, mais il lui faut un secours divin qui le dirige et le protège
contre les assauts de la tentation, comme l’article précédent l'a montré. C'est
pourquoi, après avoir été justifié par la grâce, il est nécessaire que l’homme
demande à Dieu le don de la persévérance, afin d'être préservé du mal jusqu'à
la fin de sa vie. A beaucoup en effet la grâce est donnée, sans qu'il leur soit
donné de persévérer dans la grâce.
Solutions :
1 et 2. La première objection procède de la persévérance prise au premier
sens ; la deuxième, de la persévérance prise au deuxième sens.
3. Saint Augustin écrit : "L'homme, en son premier état,
reçut le don de pouvoir persévérer, mais non de persévérer en fait. A présent,
par la grâce du Christ, beaucoup reçoivent le don de la grâce qui leur permet
de pouvoir persévérer, et il leur est accordé en outre de persévérer."
Ainsi le don du Christ l'emporte sur la faute d'Adam. Pourtant, dans l'état
d'innocence, l'homme pouvait plus facilement persévérer que nous ne le pouvons dans
l'état présent, car il n'y avait en lui aucune rébellion de la chair contre
l'esprit. Avec la grâce du Christ, la réparation de la nature, bien qu'elle
soit commencée pour ce qui est de l'esprit, n'est pas encore achevée pour ce
qui est de la chair. Cela n'aura lieu que dans la patrie, où l'homme non
seulement pourra persévérer, mais en outre ne pourra plus pécher.
1. La grâce est-elle une réalité dans l'âme ? - 2. Est-elle une qualité
? - 3. Diffère-t-elle de la vertu infuse ? - 4. Quel est le siège de la grâce ?
Objections :
1. C'est dans le même
sens que l'on dit de quelqu'un qu'il possède la grâce d'un homme ou la grâce de
Dieu ; ainsi lisons-nous dans la Genèse (39, 21) : "Le Seigneur fit
trouver grâce à Joseph auprès du chef de la prison." Or le fait qu'un
homme trouve grâce devant un autre ne pose rien de réel en lui ; c'est en celui
qui donne sa faveur qu'il faut placer une certaine complaisance. Donc la grâce
de Dieu ne pose rien de réel dans l'âme, mais signifie seulement l'agrément
divin.
2. De même que l'âme vivifie le corps, ainsi Dieu vivifie
l'âme, selon cette parole du Deutéronome (30, 20) : "Il est lui-même ta
vie." Mais l'âme vivifie le corps sans intermédiaire. Ainsi en sera-t-il
de Dieu par rapport à l'âme. La grâce ne pose donc rien de créé dans l'âme.
3. A propos de cette parole de l'épître aux Romains (1, 7) :
"A vous grâce et paix", nous lisons dans la Glose : "Grâce, cela
veut dire rémission des péchés." Or la rémission des péchés n'est pas une
réalité dans l'âme, mais seulement en Dieu, du fait qu'il n'impute pas le
péché, selon le Psaume (32, 2) : "Heureux l'homme auquel le Seigneur
n'impute pas de péché." La grâce n'est donc pas une réalité dans l'âme.
Cependant :
La lumière est
quelque chose de réel dans l'objet qu'elle éclaire. Or la grâce est une
certaine lumière de l'âme, car, dit saint Augustin : "C'est à juste titre
que la lumière de la vérité abandonne le prévaricateur de la loi et fait, de celui
qu'elle abandonne, un aveugle." La grâce est donc une réalité dans l'âme.
Conclusion :
Dans le langage
courant, le mot grâce revêt une triple signification. Il désigne en premier
lieu la dilection que l'on a pour quelqu'un ; ainsi l'on dit d'ordinaire que
tel soldat a la grâce du roi, en ce sens qu'il est aimé du roi. En outre, on
emploie le mot grâce pour signifier un don accordé gratuitement, quand on dit
par exemple : je te fais cette grâce. Enfin on donne au mot le sens d'un
remerciement pour un bienfait gratuit ; ainsi quand nous rendons grâce pour les
bienfaits reçus. De ces trois significations, la deuxième découle de la
première : c'est en effet parce qu'on aime quelqu'un qu'on lui fait des cadeaux
; et la troisième découle de la deuxième, puisque c'est à cause des bienfaits
reçus que l'on rend grâce.
Pour ce qui est
des deux derniers sens, il est manifeste que la grâce est quelque chose de réel
dans celui à qui elle est attribuée, soit qu'il s'agisse du don reçu
gratuitement, soit qu'il s'agisse de la reconnaissance manifestée à l'occasion
du don. Quant au premier sens, il y a une différence à établir entre la grâce
de Dieu et la grâce de l'homme. Le bien de la créature en effet vient de la
volonté divine, et par conséquent l'amour par lequel Dieu veut du bien à la
créature, fait jaillir le bien en elle. Au contraire, la volonté de l'homme est
mue par le bien qui préexiste dans les choses ; d'où il suit que son amour ne
cause pas la totalité du bien qui est dans la chose aimée, mais qu'il le présuppose
en tout ou en partie. Il est donc clair que tout acte d'amour de Dieu fait
naître dans la créature un bien, qui est causé, non coéternel à cet amour,
lequel, lui, est éternel. Et c'est selon la différence du bien qu'il cause
qu'on peut différencier l'amour de Dieu pour sa créature. Il y a en effet un
amour commun selon lequel Dieu "aime tout ce qui existe", comme
l'affirme le livre de la Sagesse (11, 25), faisant largesse aux choses de leur
être naturel. Mais autre est l'amour spécial selon lequel Dieu élève la
créature rationnelle au-dessus de sa condition de nature. Celui que Dieu aime
ainsi, il est dit simplement l'aimer, car par cet amour ce qu'il veut pour sa
créature n'est pas un autre bien que le bien éternel qu'il est lui-même.
Ainsi donc, quand
nous disons que l’homme a la grâce de Dieu, cela signifie qu'une réalité
surnaturelle lui est communiquée par Dieu. Parfois cependant, on entend par
grâce de Dieu son amour éternel, et c'est en ce sens que l'on parle de la grâce
de la prédestination pour signifier que Dieu a prédestiné ou élu certains d'une
façon toute gratuite, et non en considération de leurs mérites, selon cette
parole de l'Apôtre (Ep 1, 5-6) : "Il nous a prédestinés à être pour lui
des fils adoptifs, à la louange de gloire de sa grâce."
Solutions :
1. Même quand on dit de quelqu'un qu'il possède la grâce ou la
faveur d'un homme, cela signifie qu'il y a en lui quelque chose de réel qui
agrée à cet homme. Ainsi en est-il quand nous disons de quelqu'un qu'il possède
la grâce de Dieu. Il y a cependant une différence ; car ce qui agrée à un homme
dans l'un de ses semblables, c'est quelque chose qui préexiste à son amour ; au
contraire ce qui agrée à Dieu dans un homme est causé par l'amour divin, nous
venons de le dire.
2. Dieu est la vie de l'âme par mode de cause efficiente, mais
l'âme est la vie du corps par mode de cause formelle. Or, entre la matière et
la forme, il n'y a pas d'intermédiaire, la forme informant directement par
elle-même la matière ou le sujet. Au contraire l'agent informe le sujet, non
par sa propre substance, mais par la forme qu'il produit dans la matière.
3. Saint Augustin écrit : "Quand j'ai dit que la grâce
consiste dans la rémission des péchés, et la paix dans la réconciliation avec
Dieu, il ne faut pas l'entendre en ce sens que la paix elle-même et la
réconciliation n'appartiendraient pas à la grâce en général, mais en ce sens
que le mot grâce signifie d'une façon spéciale la rémission des péchés."
Ce n'est donc pas seulement cette rémission qui relève de la grâce, mais encore
beaucoup d'autres dons de Dieu. D'ailleurs même la rémission des péchés ne
s'opère pas sans qu'un effet soit divinement produit en nous, comme on le verra
par la suite.
Objections :
1. Aucune qualité n'agit sur son sujet, car l'action de la
qualité n'est pas distincte de l'action du sujet, et il faudrait donc que le
sujet agisse sur lui-même. Or la grâce agit sur l'âme, puisqu'elle la justifie.
Elle n'est donc pas une qualité de l'âme.
2. La substance est plus noble que la qualité. Or la grâce est
plus noble que la nature de l'âme. La preuve en est que la grâce nous permet de
faire beaucoup de choses dont la nature est incapable, comme nous venons de le
montrer. Donc la grâce n'est pas une qualité.
3. Aucune qualité ne demeure quand elle a cessé d'exister dans
le sujet. Mais la grâce demeure. Elle ne se corrompt pas en effet, car cela
voudrait dire qu'elle est annihilée, puisqu'elle est créée de rien. C'est
pourquoi l'Apôtre (Ga 6, 15) l'appelle "une créature nouvelle". La
grâce n'est donc pas une qualité.
Cependant :
À propos de ce
passage du Psaume (104, 15) : "Pour que l'huile fasse resplendir le
visage", nous lisons dans la Glose : "La grâce est la beauté de l'âme
: c'est elle qui lui attire l'amour divin." Or la beauté de l'âme est une
qualité, comme la beauté du corps. La grâce est donc une qualité.
Conclusion :
Comme nous l'avons
montré à l’article précédent, dire de quelqu'un qu'il a la grâce de Dieu c'est
dire qu'il y a en lui un effet déterminé produit par l'amour gratuit de Dieu.
Nous avons dit d'autre partit que l'homme est aidé d'une double manière par
cette volonté divine toute gratuite. D'une part, en ce sens que l'âme humaine
est mue par Dieu soit pour connaître, soit pour vouloir, soit pour agir. Sous
ce rapport, l'effet gratuit produit dans l'homme n'est pas une qualité, mais un
certain mouvement de l'âme : selon Aristote en effet, "le mouvement est
l'acte de l'agent moteur, considéré dans le mobile".
D'autre part,
l’homme est secouru par la volonté gratuite de Dieu en ce sens que Dieu infuse
dans l'âme un don habituel. Et il le fait parce qu'il ne convient pas que sa
providence soit moins attentive à l'égard de ceux que son amour gratifie du
bien surnaturel, qu'à l'égard des créatures auxquelles son amour donne le bien
naturel. Quand il s'agit des simples créatures en effet, Dieu, dans sa
providence, ne se contente pas de les mouvoir à leurs actes naturels ; mais encore
il leur octroie des formes et des vertus qui sont les principes de leurs actes
et les portent à agir en tel ou tel sens conformément à ce qu'elles sont
elles-mêmes. C'est pourquoi les mouvements que Dieu imprime aux créatures leur
sont connaturels et faciles, selon cette parole du livre de la Sagesse (8, 1) :
"Il dispose toutes choses avec douceur." A bien plus forte raison, en
ceux qu'il meut vers la conquête du bien surnaturel éternel, Dieu infuse-t-il
des formes et des qualités surnaturelles grâce auxquelles ils sont mus par lui
avec suavité et promptitude vers l'acquisition du bien éternel. Et c'est ainsi
que le don de la grâce est une qualité.
Solutions :
1. La grâce, en tant qu'elle est une qualité, n'agit pas sur
l'âme par manière de cause efficiente, mais par manière de cause formelle ;
ainsi la blancheur rend un objet blanc, la justice fait d'un individu un juste.
2. La substance, c'est soit la nature même d'une chose, soit
une partie de la nature ; en ce dernier sens, on donne le nom de substance à la
matière ou à la forme. Or, étant donné que la grâce est au-dessus de la nature
humaine, elle ne peut être une substance ou une forme substantielle ; mais elle
est une forme accidentelle de l'âme. Ce qui en effet est en Dieu de façon
substantielle, se trouve par mode d'accident dans l'âme qui participe à la
bonté divine ; ainsi en est-il de la science, par exemple. Et puisque l'âme
participe imparfaitement à la bonté divine, cette participation qu'est la grâce
ne peut se trouver dans l'âme que sous un mode d'être inférieur à celui de
l'âme elle-même qui subsiste en soi. Et pourtant la grâce, non pas dans son
mode d'être, mais en tant qu'expression ou participation de la bonté divine,
est plus noble que la nature de l'âme 2.
3. Comme dit Boèce, "être pour l'accident, c'est inhérer
(à la substance)". C'est pourquoi l'on donne à l'accident le nom d'être,
non pas parce qu'il possède l'être, mais en ce sens que, par lui, quelque chose
est, aussi selon Aristote doit-on le regarder plutôt comme une détermination
d'être que comme un être proprement dit. Et puisque le devenir et la corruption
appartiennent à ce qui est, il s'ensuit qu'à proprement parler l'accident ni ne
devient, ni ne se corrompt ; si on lui attribue le devenir ou la corruption,
c'est en ce sens que le sujet commence ou cesse d'être actualisé par lui. Et
c'est dans ce sens qu'on dit que la grâce est créée, pour dire que les hommes
sont créés en l'être de grâce, c'est-à-dire qu'ils reçoivent un être nouveau à
partir de rien, on veut dire : non à partir de mérites antécédents, selon cette
parole de l'Apôtre (Ep 2, 10) : "Nous sommes créés dans le Christ Jésus en
vue des bonnes oeuvres."
Objections :
1. Selon saint Augustin, "la grâce opérante, c'est la foi
qui agit par amour". Mais la foi qui agit par amour est une vertu. La
grâce est donc une vertu.
2. Quand une définition convient à une chose, le terme ainsi
défini peut également lui être attribué. Or les définitions de la vertu données
par les saints et les philosophes conviennent à la grâce : celle-ci en effet
"rend bon celui qui la possède et fait que son oeuvre est bonne" ;
elle est aussi "une qualité bonne de l'âme grâce à laquelle on vit
correctement". Et ce sont là précisément des définitions de la vertu,
parmi d'autres qu'on pourrait citer. La grâce est donc une vertu.
3. La grâce est une qualité. Mais il est manifeste qu'elle
n'appartient pas à la quatrième espèce de qualité qui se définit : "la
forme ou figure qui circonscrit un corps", car la grâce n'est pas
corporelle. Elle n'appartient pas davantage à la troisième espèce qui est
"une passion ou une qualité passive" dont le siège, comme le montre
Aristote, est la partie sensible de l'âme, la grâce en effet réside
principalement dans la partie spirituelle de l'âme. Elle n'appartient pas non
plus à la deuxième espèce qui est "une puissance ou une impuissance
naturelle", car la grâce est au-dessus de la nature ; de plus elle n'est
pas indifférente au bien et au mal comme la puissance naturelle. Reste donc la
première espèce de qualité qui est l'habitus ou la disposition. Mais les
habitus de l'esprit sont des vertus ; même la science, d'une certaine manière,
est une vertu, nous l'avons dit. Donc la grâce est la même chose que la vertu.
Cependant :
Si la grâce est
une vertu, il semble qu'elle sera, d'abord et avant tout, une des trois vertus
théologales. Mais elle n'est ni la foi, ni l'espérance lesquelles peuvent
exister dans l'âme sans la grâce sanctifiante. Elle n'est pas non plus la
charité, car, selon saint Augustin "la grâce devance la charité". La
grâce n'est donc pas une vertu.
Conclusion :
Certains ont
prétendu que grâce et vertu sont essentiellement la même chose, et qu'elles ne
diffèrent que pour la raison ; on parlerait de la grâce pour signifier qu'elle
rend l'homme agréable à Dieu ou qu'elle est donnée gratuitement ; on
l'appellerait vertu parce qu'elle perfectionne l'âme en vue du bien agir. Telle
paraît être la pensée du Maître des Sentences.
Pourtant, à bien
considérer la nature de la vertu, une opinion semblable ne peut se soutenir.
Selon le Philosophe - en effet : "La vertu est une disposition de l'être
parfait ; et j'appelle parfait ce qui est disposé conformément à la
nature." Il apparaît donc que, dans toute réalité, on parle de la vertu
par rapport à une nature préexistante ; elle signifie qu'un être est ordonné
selon qu'il convient à sa nature. Or, il est manifeste que les vertus acquises
par les actes humains, dont nous avons parlé antérieurement, sont des
dispositions qui permettent à l’homme d'être harmonieusement ordonné en regard
de sa nature d'homme. Les vertus infuses disposent l’homme d'une manière
supérieure et en vue d'une fin plus haute, ce qui suppose qu'elles le font en
regard d'une nature plus élevée, à savoir la nature divine participée, qu'on
appelle lumière de la grâce. Aussi lisons-nous dans la 2° épître de saint Pierre
(1, 4) : "De très grandes et précieuses promesses nous ont été données pour
que, par elles, vous deveniez participants de la nature divine." Et c'est
dans la réception de cette nature que nous sommes régénérés comme fils de Dieu.
De même donc que
la lumière naturelle de la raison est autre chose que les vertus acquises,
lesquelles sont ordonnées à cette lumière ; de même la lumière de la grâce, qui
est participation de la nature divine, est autre chose que les vertus infuses,
lesquelles sont dérivées de cette lumière et ordonnées à elle. C'est pourquoi
l'Apôtre écrit (Ep 5, 8) : "Autrefois vous étiez ténèbres ; maintenant
vous êtes lumière dans le Seigneur : marchez donc comme des fils de
lumière." Les vertus acquises en effet perfectionnent l'homme de façon à
lui permettre de se conduire conformément à la lumière de la raison ; et les
vertus infuses perfectionnent l'homme pour qu'il se conduise conformément à la
lumière de la grâce.
Solutions :
1. Saint Augustin donne le nom de grâce à la foi qui agit par
amour, parce que l'acte émis par cette foi est le premier où se manifeste la
grâce sanctifiante.
2. L'attribut de bonté dont il est question dans la définition
de la vertu, exprime ce qui convient à une nature déjà préexistante, qu'il
s'agisse de la nature essentielle ou de la nature participée. Ce n'est pas en
ce sens que nous disons que la grâce est bonne, mais en tant qu'elle est la
racine de la bonté dans l’homme, ainsi que nous venons de le dire dans
la réponse.
3. La grâce se ramène à la première espèce de qualité. Elle
n'est pourtant pas la même chose que la vertu : elle est un certain état
habituel présupposé aux vertus infuses, comme leur principe et leur racine.
Objections :
1. D'après saint Augustin la grâce est à la volonté ou au
libre arbitre ce que le cavalier est à sa monture. Mais la volonté, comme le
libre arbitre, est une puissance, nous l'avons dit dans la première Partie. La
grâce a donc pour sujet une puissance de l'âme.
2. Selon saint Augustin encore, "c'est à partir de la
grâce que commencent les mérites des hommes". Or le mérite consiste en un
acte, lequel procède d'une puissance. Il semble donc que la grâce est la
perfection d'une puissance de l'âme.
3. Si l'essence de l'âme est le sujet propre de la grâce,
il s'ensuit que par cela même qu'elle est une âme, toute âme est capable de la
grâce. Mais cela est faux, car cela voudrait dire que toute âme, quelle qu'elle
soit, est capable de la grâce.
4. L'essence de l'âme est antérieure à ses puissances. Or l'antécédent
peut être conçu sans le conséquent. Il s'ensuivra donc que l'on pourra
concevoir la grâce dans l'âme indépendamment de toute autre partie ou puissance
de l'âme, donc indépendamment de l'intelligence, de la volonté et de quelque
autre faculté de l'âme ; ce qui est inadmissible.
Cependant :
Par la grâce nous
sommes engendrés à nouveau et devenons fils de Dieu. Mais la génération aboutit
à l'essence avant de se terminer aux puissances. La grâce se trouve donc dans
l'essence de l'âme avant d'être dans ses puissances.
Conclusion :
Ce problème dépend
du précédent. Si en effet la grâce est la même chose que la vertu, il est
nécessaire qu'elle ait pour sujet une puissance de l'âme, car une telle
puissance est le sujet propre de la vertu, ainsi que nous l'avons exposé
précédemment. Mais si la grâce diffère de la vertu, on ne peut dire que la
puissance de l'âme soit son sujet, car toute perfection d'une puissance a
raison de vertu, nous l'avons déjà dit. Il reste donc que la grâce, puisqu'elle
est antérieure à la vertu, ait aussi un sujet antérieur aux puissances de l'âme
; et ce ne peut être que l'essence de l'âme. De même en effet que la puissance
intellectuelle de l’homme participe de la connaissance divine par la vertu de
foi et que sa puissance volontaire participe de l'amour divin par la vertu de
charité, de même la nature de l'âme humaine participe, selon une certaine
similitude, de la nature divine par le moyen d'une régénération ou d'une
création nouvelle.
Solutions :
1. De même que de l'essence de l'âme découlent ses puissances
qui sont principes d'opérations, ainsi dérivent de la grâce dans les puissances
de l'âme, les vertus par le moyen desquelles les puissances se portent à
l'acte. Sous ce rapport, la grâce est comparée à la volonté comme le moteur au
mobile ou, si l'on veut, comme le cavalier à sa monture, mais non comme
un accident à son sujet.
2. C'est ce qui permet de résoudre la deuxième objection. La
grâce en effet est principe de 1'oeuvre méritoire par le moyen des vertus,
comme l'essence de l'âme est principe des actes vitaux par le moyen des
puissances.
3. L'âme est sujet de la grâce parce que sa nature est
spécifiquement intellectuelle ou rationnelle. Or l'âme n'est pas constituée
spécifiquement par une puissance, puisque les puissances sont des propriétés
naturelles qui découlent de la spécificité de l'âme. C'est pourquoi l'âme, en
son essence, diffère spécifiquement des autres âmes, animales ou végétales. Et,
pour cette raison, si l'essence de l'âme humaine est sujette de la grâce, il ne
s'ensuit pas que n'importe quelle âme puisse l'être également. Cela ne convient
à l'essence de l'âme humaine qu'en tant qu'elle est de telle nature spécifique.
4. Parce que les puissances de l'âme sont des propriétés
naturelles dérivant de l'espèce, l'âme ne peut exister sans elles. Retenons
cependant que, même sans ces puissances, l'âme pourrait encore être dite
spécifiquement intellectuelle ou rationnelle ; non pas comme possédant
actuellement ces puissances, mais à cause de la spécificité de son essence,
d'où ces puissances découlent naturellement.
1. Convient-il de diviser la grâce en grâce gratuitement donnée, et
grâce rendant agréable à Dieu ? - 2. La division de cette dernière en grâce
opérante et grâce coopérante. - 3. La division en grâce prévenante et en grâce
subséquente. - 4. Les divisions de la grâce gratuitement donnée. - 5.
Comparaison entre la grâce qui rend agréable à Dieu et la grâce gratuitement
donnée.
Objections :
1. La grâce est un don de Dieu, nous le savons. Mais l'homme
n'est pas agréable à Dieu pour cette raison que Dieu lui a donné quelque chose
; c'est bien plutôt le contraire qu'il faut dire : Dieu donne gratuitement
quelque chose à l'homme parce que celui-ci lui agrée. Il n'existe donc pas de
grâce qui rende l'homme agréable à Dieu.
2. Tout ce qui n'est pas donné en raison de mérites
antécédents, est gratuitement donné. Or le bien de la nature lui-même est donné
à l'homme sans mérite antécédent, car la nature est présupposée au mérite. La
nature elle-même est donc aussi gratuitement donnée par Dieu. Cependant, la
nature s'oppose à la grâce. Le fait d'être gratuitement donné ne constitue donc
pas une différence dans la grâce, puisque ce caractère se retrouve en dehors de
toute espèce de grâce.
3. Toute division doit s'établir sur l'opposition des termes.
Or la grâce qui nous rend agréable à Dieu et qui nous justifie, nous est
elle-même accordée gratuitement par Dieu. Saint Paul écrit en effet (Rm 3, 24)
: "Nous sommes justifiés gratuitement par sa grâce." On ne peut donc
opposer la grâce qui rend agréable à Dieu et la grâce gratuitement donnée.
Cependant :
L’Apôtre attribue
à la grâce ces deux propriétés : de nous rendre agréables à Dieu, et d'être
gratuitement donnée. Au sujet de la première propriété, il s'exprime ainsi (Ep
1, 16) : "Dieu nous a rendus agréables à ses yeux dans son Fils
bien-aimé." Au sujet du second (Rm 13, 1) : "Si c'est par grâce, ce
n'est donc pas par les oeuvres ; autrement la grâce ne serait plus la
grâce." On peut donc distinguer une grâce qui n'a qu'une seule de ces
propriétés, et une grâce qui les possède toutes les deux.
Conclusion :
Comme l'écrit saint
Paul (Rm 13, 4) : "Ce qui vient de Dieu est établi dans l'ordre." Or
l'ordre des choses consiste en ce que certaines d'entre elles font retour à
Dieu par l'intermédiaire d'autres réalités, ainsi que l'enseigne Denys. Donc,
étant donné que la grâce a pour objet de ramener l'homme à Dieu, cela se fera
selon un certain ordre, en ce sens que les uns seront ramenés à Dieu par
d'autres. Sous ce rapport il y aura donc une double grâce. L'une unira l'homme
à Dieu : c'est la grâce qui le lui rend agréable. L'autre permettra à un homme
de coopérer au retour vers Dieu d'un autre homme : c'est la grâce gratuitement
donnée. On l'appelle ainsi parce qu'elle dépasse les possibilités de la nature
et qu'elle est accordée en dehors de tout mérite personnel. Et, puisqu'elle est
donnée à un homme, non pour sa propre justification, mais pour sa coopération à
la justification d'un autre, on ne lui donne pas le nom de grâce rendant
agréable à Dieu. C'est de cette grâce que parle l'Apôtre quand il écrit (1 Co
12, 7) : "A chacun est donnée la manifestation de l'Esprit pour
l'utilité" des autres.
Solutions :
1. On ne prétend pas que la grâce rend agréable par
efficience, mais formellement, ce qui veut dire que, par elle, l'homme est
justifié et devient digne d'être regardé comme agréable à Dieu ; selon cette
parole de l'Apôtre (Col 1, 12) : "Il nous a rendus dignes de partager le
sort des saints dans la lumière."
2. La grâce, précisément parce qu'elle est gratuitement
donnée, exclut toute idée de dette. Mais il y a deux manières de concevoir une
dette. L'une se fonde sur le mérite et se rapporte à la personne ; car c'est à
la personne qu'il appartient de mériter, selon cette parole de l'Apôtre (Rm 4,
4) : "A qui fournit un travail, on ne compte pas le salaire comme une
grâce ; c'est un dû." L'autre se fonde sur la condition de la nature ;
ainsi nous disons que c'est un dû pour l'homme de posséder la raison et tout Ce
qui appartient à la nature humaine. Cependant, ni dans l'un ni dans l'autre
sens, nous ne pouvons dire que Dieu se trouve obligé à l'égard de la créature ;
c'est bien plutôt elle qui se trouve soumise à Dieu, du fait que l'ordre divin
doit se réaliser en elle ; et cet ordre divin exige que telle nature soit
placée dans telles conditions, avec telles propriétés, et qu'agissant de telle
manière, elle obtienne tel résultat. Donc, si les dons naturels ne sont pas dus
au premier titre, ils le sont au second. Les dons surnaturels au contraire ne
sont dus à aucun titre, et c'est pourquoi l'on doit, d'une façon spéciale, leur
donner le nom de grâce.
3. La grâce qui rend agréable à Dieu ajoute à l'idée de grâce
gratuitement donnée quelque chose qui répond aussi à l'idée de grâce : qu'elle
rend l'homme agréable à Dieu. C'est pourquoi la grâce gratuitement donnée, qui
ne comporte pas cet agrément, conserve le nom commun de grâce, comme il arrive
en beaucoup de cas. Et ainsi, il y a bien opposition entre les deux termes de
la division : d'une part la grâce qui rend agréable à Dieu ; et d'autre part la
grâce qui n'entraîne pas cet agrément.
Objections :
1. La grâce, nous l'avons dit, est un accident. Mais
l'accident ne peut agir sur son sujet. Il n'y a donc pas de grâce qui puisse
être appelée opérante.
2. Si la grâce produit quelque chose en nous, c'est
principalement la justification. Mais ce n'est pas la grâce seule qui l'opère
en nous, car, à propos du passage de saint Jean (14, 12) : "Les oeuvres
que je fais, il les fera lui-même", saint Augustin écrit : "Celui qui
t'a créé sans toi ne te justifiera pas sans toi." Il n'y a donc pas de
grâce qui puisse être dite simplement opérante.
3. C'est à l'agent inférieur, semble-t-il, et non à l'agent
principal qu'il appartient de coopérer avec quelqu'un. Mais en nous c'est la
grâce plutôt que le libre arbitre qui opère comme cause principale, selon
l'Apôtre (Rm 9, 16) : "Ce qui compte ce n'est pas de vouloir ou de courir,
mais que Dieu fasse miséricorde." La grâce ne doit donc pas être dite
coopérante.
4. Une division se fait, dans un classement, par termes
opposés. Mais les termes "opérer" et "coopérer" ne sont pas
opposés ; car le même individu peut faire l'un et l'autre. Il ne convient donc
pas de diviser la grâce en opérante et coopérante.
Cependant :
Nous lisons dans saint
Augustin : "Dieu, par sa coopération, achève en nous ce qu'il commence par
son opération ; car il commence en faisant en sorte, par son opération, que
nous voulions ; il achève, en coopérant avec nos vouloirs déjà commencés."
Or les opérations de Dieu qui nous meuvent au bien sont des grâces. On peut
donc raisonnablement diviser la grâce en opérante et coopérante.
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, la grâce peut s'entendre en deux sens : soit comme un secours divin
par lequel Dieu nous meut à bien vouloir et à bien agir ; soit comme un don
habituel divinement infusé en nous. En l'un et l'autre sens il convient de
diviser la grâce en opérante et coopérante. La production d'une oeuvre en effet
ne s'attribue pas au mobile, mais au moteur. Dès lors, quand notre esprit est
mû sans se mouvoir lui-même, Dieu étant le seul moteur, l'opération doit être
attribuée à Dieu, et en ce sens on parlera de grâce opérante. Mais s'il s'agit
d'une oeuvre où notre esprit est à la fois moteur et mobile, l'opération ne
devra pas seulement être attribuée à Dieu, mais aussi à l'âme ; on parlera
alors de grâce coopérante.
Or il y a en nous
deux sortes d'actes. D'abord l'acte intérieur de la volonté. Pour celui-là la
volonté est à l'égard de Dieu dans la relation de ce qui est mû à celui qui le
meut : surtout s'il s'agit pour la volonté de commencer à vouloir le bien alors
qu'elle voulait auparavant le mal. Dès lors la grâce par laquelle Dieu meut
l'esprit humain à cet acte est dite grâce opérante.
Mais il y a aussi
l'acte extérieur. Celui-ci se faisant sous l'impulsion de la volonté, comme il
a été dit antérieurement, il en résulte que là l'opération est attribuée à la
volonté. Et comme, pour cet acte aussi, Dieu nous aide, tant intérieurement,
affermissant la volonté pour qu'elle le veuille jusqu'au bout,
qu'extérieurement pour la rendre réalisatrice, le secours divin, dans ce cas,
est appelé grâce coopérante. De là les paroles de saint Augustin que nous avons
rapportées plus haut : "Dieu opère pour que nous voulions, et quand nous
voulons, Dieu coopère avec nous pour que nous achevions." Ainsi donc, si
nous entendons par grâce la motion gratuite de Dieu par laquelle il nous meut
au bien méritoire, c'est avec raison qu'on la divise en grâce opérante et grâce
coopérante.
Si d'autre part
nous prenons la grâce au sens de don habituel, à ce point de vue encore, la
grâce comporte un double effet, comme toute forme d'ailleurs : le premier de
ces effets, c'est l'être ; le second, l'opération. L'effet de la chaleur est de
rendre chaud un objet, puis de lui faire produire un échauffement extérieur.
Ainsi donc la grâce habituelle, en tant qu'elle guérit l'âme, qu'elle la
justifie et la rend agréable à Dieu, est appelée grâce opérante ; en tant
qu'elle est principe de l'acte méritoire qui procède aussi du libre arbitre, on
la nomme grâce coopérante.
Solutions :
1. Considérée comme une qualité accidentelle, la grâce n'agit
pas dans l'âme par mode d'efficience, mais formellement ; c'est ainsi que l'on
dit de la blancheur qu'elle rend blanche une surface.
2. Dieu ne nous justifie pas sans nous en ce sens que, tandis
que nous sommes justifiés, nous consentons, par un mouvement de notre libre
arbitre, à l'action divine qui nous justifie. Mais ce mouvement n'est pas cause
de la grâce ; il en est l'effet. C'est pourquoi toute l’oeuvre de notre
justification relève de la grâce.
3. La coopération ne concerne pas seulement l'agent secondaire
qui collabore avec l'agent principal, mais aussi celui qui aide à atteindre la
fin préalablement fixée. Or l'homme, par la grâce opérante, est aidé par Dieu à
vouloir le bien. Une fois cette fin fixée, la grâce coopère ensuite avec nous
pour nous la faire atteindre.
4. La même grâce est à la fois opérante et coopérante, mais
elle se diversifie par ses effets, comme ce que nous venons de dire le montre
bien.
Objections :
1. La grâce est un effet de l'amour divin. Mais l'amour de
Dieu est toujours prévenant et jamais subséquent, selon cette parole de saint Jean
(I, 4, 10) : "Ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, c'est lui qui nous a
aimés le premier." Il n'y a donc pas lieu d'admettre une grâce prévenante
et une grâce subséquente.
2. La grâce qui rend un homme agréable à Dieu est unique en
lui, car elle se suffit à elle-même, selon cette parole de l'Apôtre (2 Co 12,
9) : "Ma grâce te suffit." Or la même réalité ne peut être à la fois
antérieure et postérieure à elle-même. On ne peut donc diviser la grâce en
grâce prévenante et grâce subséquente.
3. La grâce est connue par ses effets qui sont en nombre
illimité, l'un précédant l'autre. Donc, si l'on doit diviser la grâce en
prévenante et subséquente, il s'ensuivra une infinité d'espèces de grâces, mais
aucune technique ne s'occupe de ce qui est illimité. Donc cette division est
mauvaise.
Cependant :
La grâce de Dieu
provient de sa miséricorde. Or nous lisons dans les Psaumes d'une part (59, 11)
: "Sa miséricorde me préviendra", et d'autre part (23, 6) : "Sa
miséricorde me suivra." On peut donc avec raison diviser la grâce en
prévenante et subséquente.
Conclusion :
De même que nous
divisons la grâce en opérante et coopérante en raison de ses divers
effets, de même convient-il de distinguer grâce prévenante et grâce
subséquente, quel que soit d'ailleurs le sens que nous donnons au mot grâce. Or
la grâce produit en nous cinq effets : elle guérit l'âme ; elle lui fait
vouloir le bien ; elle le lui fait accomplir efficacement ; elle la fait
persévérer dans le bien ; elle la fait parvenir à la gloire. C'est pourquoi la
grâce considérée comme produisant en nous le premier effet, mérite, au regard
du deuxième, d'être appelée prévenante ; et, considérée comme produisant le
deuxième effet, on l'appellera, par rapport au premier, subséquente. Et comme
un de ses effets peut être antérieur à l'un et postérieur à l'autre, la grâce
pourra également être regardée comme prévenante ou subséquente à propos du même
effet selon qu'on le compare aux autres. Et c'est ce que remarque saint Augustin
: "La grâce prévient pour nous guérir, elle suit pour nous fortifier dans
cette guérison ; elle prévient pour nous appeler, elle suit pour nous
glorifier."
Solutions :
1. Quand on parle de l'amour de Dieu, ce qu'on désigne par là
est éternel, et ne saurait dont être dit que prévenant. Par le terme
"grâce" au contraire, c'est un effet temporel qu'on désigne, et cet
effet peut précéder ceci, suivre cela. C'est pourquoi la grâce peut être dite
prévenante et subséquente.
2. La distinction entre grâce prévenante et subséquente ne
s'applique pas à l'essence même de la grâce, mais seulement à ses effets, ainsi
que nous l'avons dit de la grâce opérante ou coopérante. C'est aussi parce que
la grâce subséquente qui a rapport à la gloire ne diffère pas numériquement de
la grâce prévenante qui nous justifie. De même en effet que la charité
d'ici-bas n'est pas détruite, mais achevée dans la patrie, ainsi en est-il de
la lumière de la grâce, car ni l'une ni l'autre ne comporte en soi
d'imperfection.
3. Bien que les effets de la grâce soient en nombre illimité,
comme les actes humains eux-mêmes, on peut cependant les ramener à un nombre
limité d'espèces. Et d'ailleurs tous ont ceci de commun que l'un est antérieur
à l'autre.
Objections :
1. Il semble que la façon dont saint Paul divise la grâce
gratuitement donnée soit inadéquate. En effet, tout don gratuit qui nous est
fait par Dieu peut être appelé grâce gratuitement donnée. Or ces dons sont en
nombre illimité, qu'ils regardent les biens de l'âme ou qu'ils concernent les
biens du corps ; et pourtant ceux-ci ne nous rendent pas agréables à Dieu. On
ne peut donc pas faire entrer les grâces gratuitement données dans un
classement déterminé.
2. La grâce gratuitement donnée se distingue de la grâce qui
rend agréable à Dieu. Mais la foi appartient à cette dernière catégorie puisque
par elle nous sommes justifiés, selon la parole de l'Apôtre (Rm 5, 1) :
"Ayant reçu de la foi cette justification." Il ne convient donc pas
de ranger la foi parmi les grâces gratuitement données, alors surtout qu'on n'y
fait pas entrer d'autres vertus comme l'espérance et la charité.
3. Opérer des guérisons, parler diverses langues, ce sont là
des miracles. L'interprétation des discours relève de la sagesse ou de la
science, selon cette parole du prophète Daniel (1, 17) : "A ces enfants,
Dieu a donné science et intelligence en matière de lettres et de sagesse."
C'est donc à tort que, dans le classement des grâces gratuites, on oppose le
don de guérir et le don des langues au pouvoir de faire des miracles ; et
l'interprétation des discours, au pouvoir de parler avec sagesse et avec
science.
4. La science et la sagesse sont des dons du Saint Esprit, et
il en est de même de l'intelligence et du conseil, de la piété, de la force et
de la crainte ; on l'a dit plus haut. Donc on devrait les ranger parmi les
grâces gratuitement données.
Cependant :
Saint Paul écrit
(1 Co 12, 8) : "A l'un, c'est une parole de sagesse qui est donnée par
l'Esprit, à tel autre une parole de science selon le même Esprit, à un autre la
foi dans ce même Esprit, à tel autre le don de guérir, à tel autre le pouvoir
d'opérer des miracles, à tel autre la prophétie, à tel autre le discernement
des esprits ; à un autre la diversité des langues, à tel autre le don de les
interpréter."
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, la grâce gratuitement donnée est octroyée pour aider un homme à coopérer à
la progression vers Dieu d'un autre. Or l'homme ne peut apporter cette
contribution sous forme d'une motion intérieure qu'il exercerait sur un autre :
cela n'appartient qu'à Dieu. Il ne le peut que de l'extérieur par enseignement
ou persuasion. C'est pourquoi la grâce gratuitement donnée comprend tout ce
dont l'homme a besoin pour instruire les autres dans les choses divines qui
dépassent la raison. Or, à cette fin, trois conditions sont requises. Premièrement,
il faut que l'homme ait une pleine connaissance des choses divines, afin de
pouvoir en instruire les autres. Deuxièmement, il faut qu'il puisse confirmer
ou prouver ce qu'il dit, sans quoi son enseignement ne sera pas efficace.
Troisièmement, il faut qu'il puisse exprimer correctement à ses auditeurs le
contenu de sa pensée.
Pour ce qui est du
premier point, trois choses sont nécessaires, comme on peut s'en rendre compte
à propos de l'enseignement humain. Il faut en effet que celui qui doit
instruire les autres dans une science, possède d'abord une certitude parfaite
des principes de cette science. Et c'est à quoi correspond "la foi",
qui est la certitude des réalités invisibles, car ces réalités sont comme les
principes qui soutiennent la doctrine catholique. Il faut ensuite que le maître
qui enseigne soit irréprochable en ce qui regarde les principales conclusions
de la science en question. A cela correspond "le discours de sagesse"
qui est la connaissance des vérités divines. Il faut enfin qu'il abonde en
exemples et qu'il connaisse de multiples effets grâce auxquels il pourra mettre
les causes en évidence. A cette nécessité répond "le discours de
science" qui est la connaissance des choses humaines, car "ce qui est
invisible en Dieu devient visible par le moyen des créatures" (Rm 1, 20).
Quant à la
confirmation apportée à l'enseignement, elle se fait, quand il s'agit de
vérités rationnelles, par des arguments ou des preuves. S'il s'agit au
contraire des vérités révélées qui dépassent la raison, elle ne peut se faire
que par ce qui est propre à la puissance divine. Et cela, d'une double manière.
Soit que le maître, enseignant la doctrine sacrée, opère des miracles que Dieu
seul peut faire, comme rendre la santé au corps, et c'est "le don de
guérir" ; ou bien fasse des oeuvres qui n'ont d'autre but que de
manifester la puissance divine, comme arrêter le soleil, l'obscurcir, diviser
les eaux de la mer, et c'est "le pouvoir d'opérer des miracles". Soit
qu'il puisse révéler ce que Dieu seul connaît, comme les événements futurs, et
c'est le don de "prophétie", ou les secrets des coeurs, et c'est le
don de "discernement des esprits".
Enfin le pouvoir
de s'exprimer correctement peut avoir rapport à l'idiome employé pour se faire
comprendre : nous avons alors le "don des langues". Ou bien il s'agit
de la signification à attribuer aux paroles proférées : et c'est le "don
d'interprétation".
Solutions :
1. Nous l'avons dit précédemment, tous les bienfaits qui nous
sont accordés par Dieu ne reçoivent pas le nom de grâces gratuitement données,
mais ceux-là seulement qui dépassent le pouvoir de la nature. Ainsi, qu'un
pêcheur sans instruction abonde en discours de sagesse ou de science, etc.,
voilà ce qui figure ici comme des grâces gratuitement données.
2. La foi, dans cette énumération, n'est pas cette vertu qui
justifie l'homme antérieurement et qui, comme telle, ne rentre pas dans les
grâces gratuitement données. La foi dont nous parlons comporte une certitude
suréminente qui rend l'homme apte à instruire les autres des choses de la foi.
Quant à l'espérance et à la charité, elles appartiennent à la puissance
appétitive en tant qu'elles ont pour rôle d'ordonner l'homme à Dieu.
3. On distingue le don de guérir du pouvoir général de faire
des miracles, parce que ce don a une efficacité spéciale pour amener à la foi :
on y incline plus facilement si l'on bénéficie de la santé corporelle obtenue
par la puissance de la foi. De même, le don des langues et l'interprétation des
discours ont, pour conduire à la foi, une efficacité particulière, et c'est la
raison pour laquelle on en fait des grâces spéciales.
4. Ce n'est pas au même titre que la sagesse et la science
sont classées parmi les grâces gratuitement données, et qu'elles font partie de
la liste des dons du Saint Esprit. Dans ce dernier cas, elles donnent à
l'esprit de l'homme cette souplesse qui le rend apte à être mû par l'Esprit Saint
dans les choses qui ont trait à la sagesse et à la science ; car, nous l'avons
dit, c'est ainsi qu'il faut comprendre les dons du Saint Esprit. Mais on les
range parmi les grâces gratuitement données quand elles comportent une certaine
abondance de sagesse et de science, qui va permettre à l'homme, non seulement
de juger pour lui-même correctement des choses divines, mais encore d'instruire
les autres et de réfuter les contradicteurs. C'est pourquoi, parmi les grâces
gratuitement données, on donne une place de choix au "discours de
sagesse" et au "discours de science", car, selon saint Augustin
: "Autre chose pour l'homme est de savoir ce qu'il doit croire pour
obtenir la vie éternelle, et autre chose de savoir comment, à ce sujet, venir
en aide aux âmes pieuses et défendre la foi contre les impies."
Objections :
1. Il semble que la grâce gratuitement donnée soit plus noble
que la grâce qui rend agréable à Dieu. En effet, d'après Aristote : "Le
bien de la nation l'emporte sur le bien de l'individu." Or la grâce qui
rend agréable à Dieu est ordonnée au bien d'un seul homme, tandis que la grâce
donnée gratuitement est ordonnée au bien commun de toute l'Église, nous venons
de le dire. Donc cette dernière est plus noble que l'autre.
2. Il faut plus de vertu pour faire du bien à autrui que pour
se perfectionner soi-même seulement, de même que la luminosité d'un corps est
plus vive quand il peut en éclairer d'autres au lieu de n'être lumineux qu'en
lui-même. C'est pour cette raison qu'Aristote déclare que "la plus
éclatante des vertus est la justice" qui règle les rapports de l'homme
avec ses semblables. Or, par la grâce qui rend agréable à Dieu, l’homme
n'acquiert que sa perfection personnelle, tandis que, par la grâce gratuitement
donnée, il oeuvre en vue de la perfection d'autrui. Donc cette grâce
gratuitement donnée a plus de valeur que la grâce qui rend agréable à
Dieu.
3. Ce qui appartient en propre aux individus les meilleurs a
plus de valeur que ce qui est commun à tous ; ainsi la faculté de raisonner qui
est propre à l'homme l'emporte sur la faculté de sentir commune à tous les
animaux. Mais la grâce qui rend agréable à Dieu est commune à tous les membres
de l'Église ; au contraire la grâce gratuitement donnée n'est accordée qu'aux
membres les plus dignes. C'est donc que celle-ci a plus de valeur que celle-là.
Cependant :
Après avoir
énuméré les diverses grâces gratuitement données, l'Apôtre ajoute (1 Co 12, 31)
: "je vous ferai connaître une voie plus excellente", et, comme la
suite du texte le montre, il entend parler de la charité, laquelle se rattache
à la grâce qui rend agréable à Dieu. C'est donc que cette grâce est plus noble
que la grâce gratuitement donnée.
Conclusion :
Une vertu est
d'autant plus excellente qu'elle est ordonnée à un bien plus élevé ; et la fin
est toujours plus importante que les moyens. Or la grâce qui rend agréable à
Dieu ordonne immédiatement l'homme à l'union avec la fin ultime. Les grâces
gratuitement données au contraire ne sont pour l'homme que des préparations à
atteindre la fin ultime ; en effet, la prophétie, les miracles etc., sont pour
les hommes comme des invites à rejoindre la fin ultime. Voilà pourquoi
la grâce qui rend agréable à Dieu est bien supérieure à la grâce gratuitement
donnée.
Solutions :
1. Selon le Philosophe, le bien de la multitude, d'une armée
par exemple, est double. Il y a un bien qui se trouve dans la multitude
elle-même : ainsi l'ordre de l'armée. Et il y a un autre bien, distinct de la
multitude, qui est le bien du chef. Ce dernier bien est supérieur à l'autre,
car c'est à lui que l'autre est ordonné. Or la grâce gratuitement donnée est
ordonnée au bien commun de l'Église, qui est l'ordre ecclésial ; la grâce qui
rend agréable à Dieu se réfère au bien commun distinct de l'ensemble, qui est
Dieu lui-même. C'est ce qui fait que cette grâce est plus noble.
2. Si la grâce gratuitement donnée pouvait réaliser dans un
autre ce que l'homme acquiert par la grâce qui rend agréable à Dieu, la grâce
gratuite aurait plus de valeur ; ainsi la luminosité du soleil qui répand sa
lumière l'emporte sur celle du corps simplement éclairé. Mais, par la grâce
gratuitement donnée, l'homme ne peut produire dans un autre l'union à Dieu,
c'est l’oeuvre de la grâce qui rend agréable à Dieu. L'homme, par la grâce
gratuite, ne peut réaliser que certaines dispositions à l'union. Et c'est
pourquoi il ne faut pas dire que la grâce gratuite est meilleure ; ainsi, dans
le feu, la chaleur extérieure qui révèle sa nature et qu'il répand sur les
corps environnants, n'est pas plus noble que sa propre forme substantielle de
feu.
3. La faculté de sentir est ordonnée à la faculté de raisonner
comme à sa fin, et c'est pourquoi cette dernière faculté est plus noble. Mais,
dans le cas présent, c'est le contraire qui se produit : ce qui est particulier
à quelques-uns est ordonné à ce qui est possédé communément. La comparaison ne
vaut donc pas.
1. Dieu seul est-il cause
efficiente de la grâce ? - 2. Une certaine disposition, par un acte du libre
arbitre, est-elle requise chez celui qui reçoit la grâce ? - 3. Une telle
disposition peut-elle nécessiter la grâce ? - 4. La grâce est-elle égale en
tous ? - 5. Peut-on savoir que l'on a la grâce ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Nous lisons en effet dans saint Jean (1,
17) : "La grâce et la vérité nous sont venues par Jésus Christ." Or
ce nom de Jésus Christ ne désigne pas seulement la nature divine qui s'est unie
à la nature humaine, mais aussi cette nature humaine créée qui a été assumée
par le Verbe divin. Donc une créature peut être cause de la grâce.
2. Il y a entre les sacrements de la nouvelle loi et ceux de
l'ancienne cette différence que les premiers causent la grâce, tandis que les
seconds se contentent de la signifier. Or les sacrements de la nouvelle loi
sont des réalités du monde visible. Dieu n'est donc pas la seule cause de la
grâce.
3. D'après Denys, les anges purifient, illuminent et
perfectionnent aussi bien les hommes que les anges inférieurs. Or, la créature
rationnelle est purifiée, illuminée et perfectionnée par la grâce. Donc Dieu
n'est pas seul à causer la grâce.
Cependant :
Nous lisons dans
le Psaume (84, 12) "Le Seigneur donnera la grâce et la gloire."
Conclusion :
Aucune cause ne
peut produire par son action un effet d'une nature supérieure à la sienne : car
il faut toujours que la cause soit ontologiquement supérieure à son effet. Or
le don de la grâce dépasse la perfection de toute nature créée, n'étant autre
chose qu'une certaine participation de la nature divine qui transcende toute
autre nature. C'est pourquoi il est impossible qu'une créature quelconque cause
la grâce. Il est en effet nécessaire que Dieu seul déifie, communiquant en
partage la nature divine sous forme d'une certaine participation par mode
d'assimilation, de même qu'il est impossible que le feu soit communiqué par
autre chose que par le feu lui-même.
Solutions :
1. L'humanité du Christ est "comme l'organe de sa
divinité", selon l'expression de saint Jean Damascène. Or l'instrument ne
réalise pas l'action de l'agent principal par sa propre vertu, mais par la
vertu de cet agent. C'est pourquoi l'humanité du Christ ne cause pas la grâce
par sa propre vertu, mais par la vertu de la divinité qui lui est unie et qui
fait que les actions humaines du Christ sont salutaires.
2. Dans la personne du Christ, l'humanité cause notre salut
par la grâce sous l'action de la vertu divine qui est l'agent principal. Ainsi
en est-il des sacrements de la nouvelle loi qui dérivent du Christ : ils causent
la grâce instrumentalement par la vertu du Saint Esprit qui agit en eux à titre
d'agent principal, selon cette parole de saint Jean (3, 5) : "Si quelqu'un
ne renaît de l'eau et du Saint Esprit..."
3. L'ange purifie, illumine, perfectionne soit un autre ange,
soit l'homme lui-même, en l'instruisant de quelque manière, mais non en le
justifiant par la grâce. Aussi Denys précise-t-il que ce genre "de
purification, d'illumination et de perfection n'est autre chose qu'une
acquisition de la science divine".
Objections :
1. Il semble que non, car l'Apôtre écrit (Rm 4, 4) "A
celui qui fournit un travail, on ne compte pas le salaire comme une grâce, mais
comme un dû." Or, se préparer à l'aide du libre arbitre suppose un certain
travail, ce qui enlèverait à la grâce sa gratuite.
2. Celui qui s'enfonce dans le péché ne se prépare pas à
posséder la grâce. Mais à certains pécheurs qui s'enfoncent dans le mal, la
grâce a été donnée ; ce fut le cas de saint Paul qui reçut la grâce alors
qu'"il ne respirait que menaces et massacres à l'égard des disciples du
Seigneur" (Ac 9, 1). Aucune préparation à la grâce n'est donc requise de
la part de l'homme.
3. Un agent d'une puissance infinie n'a pas besoin que la
matière sur laquelle il agit soit disposée à recevoir son action ; il n'a même
pas besoin de matière, comme on le voit dans le cas de la création. Or on
compare le don de la grâce à une création, car il s'agit, selon l'expression de
l'Apôtre d'une "création nouvelle" (Ga 6, 15). Et c'est Dieu seul,
nous le savons, qui, en raison de sa puissance infinie, cause la grâce. Il n'y
a donc pas besoin, pour l'obtenir, de préparation de la part de l'homme.
Cependant :
Nous lisons dans
Amos (4, 12) : "Prépare-toi, Israël à la rencontre de ton Dieu" ; et
dans le premier livre de Samuel (7, 3 Vg) "Préparez vos coeurs au
Seigneur."
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, la grâce peut s'entendre en deux sens : soit comme le don même de Dieu à
l'état d'habitus ; soit comme un secours de Dieu qui meut l'âme au bien. Dans
le premier sens, la grâce requiert une certaine préparation, car aucune forme
ne peut exister dans une matière si celle-ci ne s'y trouve disposée. Mais si
nous parlons de la grâce au sens de secours de Dieu portant au bien, sous ce
rapport aucune préparation préalable au secours divin n'est requise de la part
de l'homme ; bien plutôt toute préparation qui se trouve dans l'homme a
nécessairement pour origine le secours de Dieu portant au bien. En ce sens le
bon mouvement lui-même du libre arbitre, par lequel on est préparé à recevoir
le don de la grâce, est un acte du libre arbitre mû par Dieu. C'est ainsi que
l'homme est dit se préparer, selon cette parole des Proverbes (16, 1 Vg) :
"Il appartient à l'homme de préparer son âme." Mais c'est à Dieu
principalement qu'il appartient de mouvoir le libre arbitre, selon que "la
volonté de l'homme est préparée par Dieu" (Pr 8, 35 Vg) ; et, dans le
Psaume (37, 23), que "le Seigneur dirige les pas de l'homme".
Solutions :
1. Il y a une préparation de l'homme à recevoir la grâce, qui
coïncide avec l'infusion même de la grâce. Cette préparation est méritoire, non
pas de la grâce qui est déjà possédée, mais de la gloire qui n'est pas encore
acquise. Il y a une autre préparation à la grâce, imparfaite celle-là, mais qui
parfois précède le don de la grâce sanctifiante, et qui s'accomplit néanmoins
sous la motion de Dieu. Une telle préparation n'est pas méritoire puisque
l'homme n'a pas encore été justifié par la grâce ; car il ne peut y avoir de
mérite sans la grâce, nous le verrons plus loin.
2. Puisque l'homme ne peut se préparer à la grâce sans que
Dieu le prévienne et le meuve au bien, il importe peu que l'on parvienne à la
préparation parfaite tout d'un coup ou progressivement. Nous lisons en effet
dans l'Ecclésiastique (11, 29 Vg) : "C'est chose facile aux yeux de Dieu
d'enrichir d'un seul coup celui qui est pauvre." Cependant il arrive
parfois que Dieu meut l'homme à un certain bien qui n'est pas le bien parfait :
une telle préparation précède la grâce. D'autres fois, Dieu meut l'homme
immédiatement au bien parfait, et aussitôt l'homme reçoit la grâce, selon cette
parole en saint Jean (6, 45) : "Quiconque a entendu le Père et reçu son
enseignement, vient à moi." C'est ce qui est arrivé à saint Paul :
subitement, alors qu'il s'enfonçait dans le péché, son coeur a été mû
parfaitement par Dieu ; ayant entendu, il a compris et il s'est rendu, et c'est
pourquoi il a reçu aussitôt la grâce.
3. Un agent de vertu infinie n'exige pas de matière ni de
disposition matérielle, présupposées comme venant de l'action d'une autre
cause. Néanmoins il faut que, suivant la condition de la réalité à produire,
cet agent cause, dans la chose elle-même, aussi bien la matière que la
disposition nécessaire à la forme. Pareillement, pour que Dieu infuse la grâce
dans une âme, aucune préparation n'est requise sinon celle qu'il produit lui-même.
Objections :
1. Il semble que la grâce soit donnée nécessairement à celui
qui s'y prépare ou qui fait tout son possible. En effet à propos de ce texte de
l'épître aux Romains (5, 1) : "justifiés dans la foi, nous sommes en
paix", nous lisons dans la Glose : "Dieu accueille celui qui a
recours à lui ; s'il n'en était pas ainsi, il y aurait en Dieu de
l'injustice." Mais il est impossible que Dieu soit injuste ; il est donc
impossible que Dieu n'accueille pas celui qui a recours à lui. Donc l'homme
obtient nécessairement la grâce.
2. D'après saint Anselme, la raison pour laquelle Dieu n'a pas
accordé la grâce au diable, c'est que celui-ci n'a pas voulu la recevoir ni s'y
préparer. Or supprimez la cause, vous supprimez aussi l'effet. Si donc
quelqu'un veut recevoir la grâce, il est nécessaire qu'elle lui soit donnée.
3. Le bien a tendance à se répandre, comme le prouve Denys.
Mais le bien de la grâce est meilleur que le bien de la nature. Donc, puisque
la forme naturelle est donnée nécessairement à la nature quand celle-ci est
disposée à la recevoir, à bien plus forte raison la grâce sera-t-elle
nécessairement accordée à celui qui s'y prépare.
Cependant :
L’homme est
comparé à Dieu comme l'argile au potier, selon cette parole du Seigneur en
Jérémie (18, 6) : "Ce que l'argile est dans la main du potier, vous l'êtes
dans ma main." Or l'argile, si bien préparée qu'elle soit, ne reçoit pas
nécessairement forme de la part du potier. Donc l'homme, quelle que soit sa
préparation, ne reçoit pas nécessairement de Dieu la grâce.
Conclusion :
Comme nous l'avons
déjà dit, la préparation de l'homme à la grâce vient à la fois de Dieu qui meut
et du libre arbitre qui est mû. On peut donc envisager cette préparation sous
un double aspect. Comme provenant du libre arbitre, elle ne rend nullement
nécessaire l'obtention de la grâce, car le don de la grâce est disproportionné
par rapport à toute préparation dont l'homme est capable. Comme ce à quoi
tendait la motion divine, par contre, elle revêt un caractère de nécessité :
nécessité qui n'est pas de contrainte, mais de certitude, car ce que Dieu
entend produire ne saurait faire défaut, selon cette parole de saint Augustin :
"C'est très certainement que sont libérés ceux que par grâce Dieu
libère." Par conséquent si l'intention de Dieu quand il meut le coeur de
l’homme est que cet homme reçoive la grâce, il ne peut manquer de la recevoir
d'après cette parole du Seigneur en saint Jean (6, 45) : "Quiconque a
entendu le Père et reçu son enseignement vient à moi."
Solutions :
1. Ce passage de la Glose parle de celui qui recourt à Dieu
par un acte méritoire de son libre arbitre déjà informé par la grâce ; si Dieu
ne répondait à cet appel, il irait contre la justice qu'il a lui-même établie.
- Si l'on veut cependant qu'il soit question, dans ce passage, du mouvement du
libre arbitre précédant la grâce, il faut alors l'entendre en ce sens que le
recours de l'homme à Dieu se fait par la motion divine, et il est juste que
celle-ci ne soit pas prise en défaut.
2. Quand la grâce nous fait défaut, c'est en nous qu'il faut
en chercher la cause première ; quand elle nous est donnée, sa première cause
vient de Dieu, selon cette parole du prophète Osée (13, 9 Vg) : "Ta perte
vient de toi, Israël, mais ton salut est en moi seul."
3. Même dans le domaine des réalités naturelles, si la
disposition de la matière entraîne nécessairement l'apparition de la forme,
c'est grâce à la puissance de l'agent qui cause cette disposition.
Objections :
1. Il semble que la grâce ne soit pas plus grande chez l'un
que chez l'autre ; car, on l'a dit, c'est l'amour divin qui cause en nous la
grâce. Mais nous lisons dans le livre de la Sagesse (6, 7) : "Il a fait le
petit et le grand, et il prend soin également de tous." Donc tous
reçoivent de Dieu une grâce égale.
2. Quand on parle d'un degré suprême, il ne peut être question
de plus ou de moins. Mais la grâce représente un degré suprême, puisqu'elle
nous unit à notre fin ultime. Elle ne comporte donc pas de plus ni de moins, et
elle n'est pas plus grande chez l'un que chez l'autre.
3. La grâce est la vie de l'âme, a-t-on dit. Mais on ne vit
pas plus ou moins. Ainsi en est-il de la grâce.
Cependant :
Nous lisons dans
l'épître aux Éphésiens (4, 7) : "Chacun de nous a reçu sa part de la grâce
divine selon que le Christ a mesuré ses dons." Or ce qui est donné d'après
une mesure n'est pas donné à tous d'une manière égale. Donc tous n'ont pas une
grâce égale.
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, c'est selon deux dimensions qu'un habitus peut être grand. L'une se
prend de la fin, ou de l'objet, et on dit alors d'une vertu qu'elle est plus
grande qu'une autre quand le bien auquel elle est ordonnée est plus élevé ;
l'autre se prend du sujet, selon qu'il participe plus ou moins au même habitus.
Selon la première dimension, la grâce sanctifiante ne comporte pas le plus ou
le moins, puisque le bien auquel elle est ordonnée n'est autre que le souverain
bien, Dieu, auquel elle unit l'homme. Mais du point de vue du sujet, la grâce
peut comporter du plus ou du moins, suivant que l'un est illuminé plus parfaitement
que l'autre par la lumière de la grâce.
Une des raisons de
cette diversité vient de la manière dont on se prépare à la grâce, car celui
qui s'y prépare mieux reçoit une grâce plus abondante. Ce n'est pourtant pas la
raison première, car la préparation à la grâce n'appartient pas à l'homme sinon
en tant que Dieu prépare son libre arbitre. C'est pourquoi la première cause de
cette diversité doit se prendre du côté de Dieu qui dispense différemment les
dons de sa grâce, en vue de faire ressortir la beauté et la perfection de
l'Église ; de même qu'il a établi les divers degrés des êtres pour la
perfection de l'univers. Aussi l'Apôtre, après avoir écrit (Ep 4, 7) : "A
chacun la grâce a été donnée selon que le Christ a mesuré ses dons",
énumère-t-il les différentes grâces, et il ajoute qu'elles sont destinées
"au perfectionnement des saints pour l'édification du corps du
Christ".
Solutions :
1. Le soin que Dieu prend de ses créatures peut être envisagé
à un double point de vue. A considérer l'acte lui-même de prendre soin, qui est
simple et uniforme, Dieu prend soin également de tous, car c'est par un acte
unique et simple qu'il dispense ses plus grands et ses moindres bienfaits. Mais
si on considère les biens qu'il dispense aux créatures dont il prend soin, là
on découvre l'inégalité car la providence de Dieu octroie aux uns de plus
grands dons qu'aux autres.
2. L'objection porte sur la grandeur de la grâce entendue
selon la première dimension. Et il est bien vrai qu'une grâce ne peut être plus
grande en ceci qu'elle ordonnerait celui qui la reçoit à un bien plus grand ;
mais bien en ceci qu'elle ordonne à une participation plus ou moins grande au
même bien. Il peut, en effet, y avoir divers degrés d'intensité dans la
participation du sujet gratifié, tant à la grâce elle-même qu'à la gloire
finale.
3. La vie naturelle appartient à la substance même de l'homme,
et de ce fait elle ne comporte pas de plus ou de moins. Mais l'homme participe
à la vie de la grâce sous un mode accidentel, et c'est pourquoi il peut la
posséder plus ou moins.
Objections :
1. Il semble que oui, car la grâce, par son essence même, se
trouve dans l'âme. Or toutes les réalités qui sont dans l'âme par leur essence,
sont l'objet d'une connaissance absolument certaine ; c'est ce que prouve saint
Augustin. La grâce peut donc être connue avec une absolue certitude par celui
qui la possède.
2. De même que la science, la grâce est un don de Dieu. Mais
celui qui reçoit de Dieu la science, sait qu'il la possède, selon cette parole
du livre de la Sagesse (7, 17) : "Le Seigneur m'a donné la véritable
science des êtres." Ainsi en sera-t-il de la grâce reçue de Dieu.
3. La lumière est plus connaissable que les ténèbres, selon
cette parole de l'Apôtre (Ep 5, 13) : "Tout ce qui est connu avec évidence
est lumière." Or le péché, qui constitue des ténèbres spirituelles, peut
être connu avec certitude par celui qui en porte la culpabilité. A plus forte
raison la grâce, qui est lumière spirituelle, peut-elle l'être aussi.
4. Saint Paul écrit (1 Co 2, 12) : "Nous n'avons pas
reçu, nous, l'esprit du monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu, afin de
connaître les dons que Dieu nous a faits." Mais la grâce est le premier
des dons de Dieu. L'homme qui a reçu de l'Esprit Saint la grâce, connaît donc,
par le même Esprit, que la grâce lui a été donnée.
5. L'Ange du Seigneur s'adressant à Abraham lui dit (Gn 22,
12) : "je sais maintenant que tu crains Dieu", ce qui revient à dire
: "je te le fais connaître." Or il s'agit ici de la crainte vertueuse
qui suppose la grâce. L'homme peut donc connaître qu'il possède la grâce.
Cependant :
Nous lisons dans
l'Ecclésiaste (9, 1 Vg) : "Personne ne sait s'il est digne de haine ou
d'amour." Or c'est la grâce sanctifiante qui rend l'homme digne de l'amour
de Dieu. Donc nul ne peut savoir s'il possède la grâce.
Conclusion :
Quelque chose peut
être connue de trois manières. D'abord par révélation ; et de cette façon
l'homme peut savoir qu'il possède la grâce. Dieu le révèle parfois en effet à
quelques privilégiés, pour qu'ils commencent à jouir dès cette vie d'une joie
assurée et pour qu'ils puissent, avec plus de confiance et de force,
entreprendre de grandes oeuvres et supporter les maux de la vie présente. En ce
sens le Seigneur a dit à saint Paul (2 Co 12, 9) : "Ma grâce te
suffit."
D'une autre
manière l'homme connaît quelque chose par lui-même et d'une façon certaine. En
ce sens nul ne peut savoir s'il possède la grâce. En effet on ne peut parvenir
à la certitude sur un objet qu'à la condition d'en juger à partir des principes
propres à cet objet. Ainsi les conclusions d'une démonstration ne sont
certaines que par le moyen de principes universels indémontrables. Et nul ne
peut savoir qu'il possède la science d'une conclusion s'il en ignore le
principe. Or le principe de la grâce, et son sujet, c'est Dieu lui-même : et
Dieu, à cause de son excellence, nous est inconnu, selon cette parole de job
(32, 26) : "Dieu est grand, au-dessus de toute science." C'est
pourquoi sa présence en nous, ou son absence, ne peuvent être connues avec
certitude, selon cette parole du même livre (9, 11) : "Il passe près de
moi, et je ne le vois pas, il s'éloigne sans que je l'aperçoive." Voilà
pourquoi l'homme ne peut discerner avec certitude s'il possède la grâce, selon saint
Paul (1 Co 4, 3) : "je ne me juge pas moi-même ; celui qui me juge, c'est
le Seigneur." Enfin il est une troisième manière de connaître une chose :
de façon conjecturale, à l'aide de certains signes. De cette façon on peut
connaître que l'on possède la grâce ; par exemple si l'on constate que l'on
trouve sa joie en Dieu et que l'on méprise les plaisirs du monde ; ou bien si
l'on n'a pas la conscience d'un péché mortel. C'est ainsi qu'il faut comprendre
le passage de l'Apocalypse (2, 7) qui dit : "Au vainqueur je donnerai une
manne cachée que nul ne connaît, hormis celui qui la reçoit." Celui qui la
reçoit éprouve en effet une certaine douceur qu'ignore celui qui en est privé.
Néanmoins une telle connaissance est imparfaite ; aussi l'Apôtre peut-il écrire
: "Ma conscience ne me reproche rien, mais je ne suis pas justifié pour
autant", car, comme il est dit dans le Psaume (19, 13) : "Qui connaît
ses péchés ? Purifie-moi, Seigneur, du mal caché."
Solutions :
1. Ce qui, par son essence même, se trouve dans l'âme, est
connu d'une connaissance expérimentale en tant que l'homme découvre dans ses
propres activités les principes qui en sont les causes ; nous percevons notre
volonté en voulant, nous percevons la vie en agissant vitalement.
2. Avoir la science c'est être certain des vérités dont on a
la science, et de même avoir la foi c'est être certain de ce que l'on croit. La
raison en est que la certitude appartient à la perfection de l'intelligence où
se trouvent ces dons de science et de foi. C'est pourquoi quiconque a la
science ou la foi, c'est avec certitude qu'il a conscience de les avoir. Il
n'en est pas de même de la grâce, de la charité et autres dons du même genre
qui ont pour rôle de parfaire la puissance appétitive.
3. Le péché a pour principe et pour objet le bien transitoire
et ce bien nous est connu ; l'objet de la grâce, comme sa fin, nous est inconnu
à cause de l'immensité de sa lumière, selon cette parole de l'Apôtre (1 Tm 6,
16) "Il habite une lumière inaccessible."
4. L'Apôtre parle des dons de la gloire qui nous sont donnés
en espérance, et que nous connaissons d'une façon très certaine par la foi ;
mais nous ne savons pas avec certitude si nous avons la grâce qui seule nous
permet de mériter ces dons. - On peut aussi entendre le texte de l'Apôtre d'une
connaissance privilégiée donnée par révélation. C'est pourquoi d'ailleurs saint
Paul ajoute : "C'est à nous que Dieu l'a révélé par l'Esprit Saint.".
5. Cette parole dite à Abraham peut se rapporter à la
connaissance expérimentale que l'on tire de l’oeuvre accomplie. Car, du fait de
sa conduite, Abraham pouvait connaître d'expérience qu'il avait la crainte de
Dieu. - On peut aussi attribuer cette parole à une révélation spéciale.
LES EFFETS DE LA GRÂCE
Il faut maintenant
étudier les effets de la grâce : I. La justification de l'impie, qui est
l'effet de la grâce opérante (Question 113). - II. Le mérite, qui est l'effet
de la grâce coopérante (Question 114).
1. Sa nature. - 2.
L'infusion de la grâce est-elle requise pour la justification ? - 3. Un
mouvement du libre arbitre est-il requis ? - 4. Un mouvement de foi est-il
requis ? - 5. Un mouvement du libre arbitre contre le péché est-il requis ? -
6. Parmi les facteurs précédemment énumérés de la justification faut-il introduire
la rémission des péchés ? - 7. La justification de l'impie est-elle successive,
ou instantanée ? - 8. Quel est l'ordre naturel des facteurs qui concourent à la
justification ? - 9. La justification de l'impie est-elle la plus grande oeuvre
de Dieu ? - 10. La justification de l'impie est-elle miraculeuse ?
Objections :
1. Il semble que la justification de l'impie ne soit pas la
rémission des péchés, car le péché n'est pas seulement opposé à la justice,
mais aussi à toutes les autres vertus, on l'a montré. Or, le mot "
justification " exprime un certain mouvement vers la justice. Donc toute
rémission du péché n'est pas une justification ; car tout mouvement se fait
entre deux termes opposés.
2. Comme le remarque Aristote, le nom que l'on donne à un
objet doit se prendre de ce qu'il y a de plus important en lui. Or la rémission
des péchés s'opère principalement par la foi, selon cette parole des Actes des
Apôtres (15, 9) : " Il a purifié leur coeur par la foi " ; - et par
la charité, selon les Proverbes (10, 12) : " La charité couvre tous les
péchés. " C'est donc à partir de la foi et de la charité, plutôt qu'à
partir de la justice, que l'on doit nommer la rémission des péchés.
3. La rémission des péchés est, semble-t-il, la même chose que
l'appel, car on appelle celui qui est loin ; et par le péché on est loin de
Dieu. Mais l'appel précède la justification, selon cette parole de l'apôtre (Rm
8, 30) : " Ceux qu'il a appelés, il les a aussi justifiés. " La
justification n'est donc pas la rémission des péchés.
Cependant :
À propos de cette
parole " Ceux qu'il a appelés, il les a aussi justifiés ", nous
lisons dans la Glose : " [Il les a justifiés] par la rémission des péchés.
" Donc la justification est la rémission des péchés.
Conclusion :
Au sens passif du
mot, la justification signifie un mouvement vers la justice comme la
caléfaction un mouvement vers la chaleur. Et comme la justice s'entend toujours
de la rectitude d'un ordre, elle est susceptible d'une double acception. En un
premier sens elle implique l'ordre établi dans l'action humaine elle-même. Et
sous ce rapport la justice est regardée comme une vertu, soit qu'il s'agisse de
la justice particulière qui ordonne et rectifie l'action d'un homme à l'égard
d'un autre homme, soit qu'il s'agisse de la justice légale qui ordonne et
rectifie l'action de l'homme à l'égard du bien commun de la multitude comme le
montre Aristote.
En un autre sens,
on parle de justice pour signifier la rectitude de l'ordre que l'homme établit
en son intérieur, rectitude qui consiste en ceci que la partie supérieure de
l'homme est soumise à Dieu, et que les puissances inférieures de l'âme le sont
à la partie supérieure, c'est-à-dire à la raison. Cet équilibre intérieur,
Aristote l'appelle justice au sens métaphorique. Or une telle justice peut se
réaliser dans l'homme de deux façons. Premièrement par voie de simple
génération, qui fait passer le sujet de la privation d'une forme à la
possession de cette même forme. C'est de cette manière que la justification
pourrait s'accomplir à l'égard de celui qui serait sans péché au moment où il
recevrait cette justice ; c'est ainsi qu'Adam a reçu la justice originelle.
Ou bien, secondement,
la justice en question peut être produite dans l'homme selon un mouvement qui
va d'un contraire à l'autre. Dans ce cas, la justification implique un passage
de l'état d'injustice à l'état de justice ; et c'est en ce sens que nous
entendons la justification de l'impie, selon cette parole de l'Apôtre (Rm 4, 5)
: "A celui qui ne travaille pas, mais qui croit en celui qui justifie
l'impie, etc." Et parce que le nom qu'on donne à un mouvement se prend
plutôt du point d'arrivée que du point de départ, le changement par lequel on
passe, de l'état d'injustice à la rémission du péché, recevra son nom du terme
auquel il aboutit et s'appellera justification de l'impie.
Solutions :
1. Tout péché, en tant qu'il comporte un certain désordre de
l'esprit non soumis à Dieu, peut être appelé injustice par opposition à cette
justice dont nous avons parlé plus haut, selon saint Jean (I, 3, 14) : "
Quiconque commet le péché commet une injustice, car le péché est une injustice.
" En ce sens le fait d'ôter un péché, quel qu'il soit, mérite le nom de
justification.
2. La foi et la charité établissent l'esprit humain à l'égard
de Dieu dans un ordre qui est particulier, selon l'intelligence et l'amour. La
justice, elle, comporte en sa généralité la totale rectitude de l'ordre. C'est
pourquoi ce changement qu'est la rémission du péché tire son nom de la justice
plutôt que de la foi ou de la charité.
3. L'appel a trait à ce secours par lequel Dieu meut
intérieurement et excite l'esprit à sortir du péché. Cette motion divine n'est
pas à proprement parler la rémission du péché : elle en est la cause.
Objections :
1. Il ne semble pas, car on peut s'éloigner d'un contraire
sans parvenir au terme opposé quand il y a des intermédiaires. Or, entre l'état
de péché et l'état de justice, il y a un intermédiaire qui est l'état
d'innocence où il n'y a ni faute ni grâce. Le péché peut donc être remis sans
que l'on parvienne à la grâce.
2. La remise du péché consiste dans une simple décision de
Dieu, selon cette parole du Psaume (32, 2) : " Bienheureux l'homme à qui
le Seigneur n'impute pas son péché. " Mais la grâce pose quelque chose de
réel en nous, on l'a dit. Donc son infusion n'est pas nécessaire à la rémission
du péché.
3. On ne peut être à la fois sujet de deux contraires. Mais il
y a des péchés qui sont opposés l'un à l'autre, comme la prodigalité et
l'avarice. Celui qui pèche par prodigalité ne peut donc en même temps pécher
par avarice. Mais il a pu le faire auparavant, et ainsi, en péchant par
prodigalité, il se libère du péché d'avarice. Un péché peut donc être remis
sans la grâce.
Cependant :
On lit dans
l'épître aux Romains (3, 24) : " Ils sont justifiés gratuitement par sa
grâce. "
Conclusion :
L'homme en
péchant, offense Dieu. Or d'où vient qu'une offense est remise à quelqu'un
sinon de ce que l'esprit de l'offensé est apaisé à l'égard de l'offenseur ?
Ainsi, dire qu'un péché nous est remis c'est dire que Dieu s'est apaisé à notre
égard. Et cette paix consiste dans l'amour que Dieu a pour nous. Or cet amour
de Dieu, considéré du côté de l'acte divin lui-même, est éternel et immuable ;
mais, envisagé dans l'effet qu'il imprime en nous, il peut s'interrompre
parfois, selon que nous nous dérobons à lui et qu'ensuite nous le recouvrons.
Cet effet du divin amour en nous, qui est enlevé par le péché, c'est la grâce
qui rend l'homme digne de la vie éternelle et qui exclut le péché mortel. Voilà
pourquoi la rémission du péché ne saurait se comprendre sans l'infusion de la
grâce.
Solutions :
1. Il faut davantage pour remettre une offense à celui qui l'a
commise que pour simplement n'avoir pas de haine à l'égard de celui qui n'a
commis aucune offense. Il peut arriver en effet qu'un homme n'ait pour un autre
ni amour ni haine ; mais si cet autre vient à l'offenser et qu'il lui pardonne,
cela ne peut se faire sans une bienveillance spéciale. Or, quand on dit que
l'homme retrouve la bienveillance de Dieu, on l'entend du don de la grâce.
C'est pourquoi, s'il est vrai qu'avant le péché l'homme aurait pu être sans
grâce ni faute, après le péché, cependant, il ne peut manquer d'être en faute
s'il n'a pas la grâce.
2. De même que l'amour de Dieu ne consiste pas seulement dans
l'acte de la volonté divine, mais comporte aussi un certain effet de grâce,
nous l'avons dit plus haut ; de même le fait pour Dieu de ne pas imputer à
l'homme son péché implique un certain effet dans celui auquel le péché n'est
pas imputé. En effet, que Dieu n'impute pas à quelqu'un son péché c'est un
effet de son amour.
3. Comme l'écrit saint Augustin : " S'il n'y avait qu'à
s'arrêter de pécher pour ne plus avoir de faute sur la conscience, on pourrait
s'en tenir à ces paroles de l'Écriture (Si 21, 1) : "Mon fils, tu as
péché, ne recommence plus". Mais cela ne suffit pas, car l'Écriture ajoute
aussitôt : "Prie pour que tes anciens péchés te soient pardonnés."
L'acte du péché passe, en effet, mais la culpabilité demeure, nous l'avons
montré précédemment. C'est pourquoi, quand un homme, en péchant, passe d'un
vice à un autre qui lui est contraire, son premier acte peccamineux appartient
au passé et cesse d'exister, mais sa culpabilité demeure, et il se trouve
coupable en même temps de l'une et l'autre faute. La culpabilité en effet vient
de ce que l'on est détourné de Dieu et, sous ce rapport, il n'y a pas de
contrariété entre les péchés.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, les enfants sont justifiés par
le sacrement du baptême sans qu'ils aient à exercer leur libre arbitre, et il
en est de même parfois pour les adultes ; ainsi saint Augustin raconte qu'un de
ses amis souffrait des fièvres : " Il demeura longtemps sans connaissance,
baigné d'une sueur mortelle, et tandis qu'on désespérait de le sauver, on le
baptisa à son insu, et il fut régénéré ", ce qui est l'oeuvre de la grâce
justifiante. Mais Dieu n'a pas lié sa puissance aux sacrements. Il peut donc
justifier un homme sans les sacrements et sans aucun mouvement du libre
arbitre.
2. En dormant, l'homme n'a pas l'usage de la raison, sans
lequel il n'y a pas d'activité du libre arbitre. Or Salomon, pendant son
sommeil, reçut de Dieu le don de sagesse (1 R 3, 5 ; 2 Ch 1, 7). Pour la même
raison, Dieu donne parfois à l'homme la grâce de la justification sans qu'un
mouvement du libre arbitre soit nécessaire.
3. La cause est la même qui produit la grâce et qui la conserve
dans l'être, car, écrit saint Augustin " l'homme doit se convertir à Dieu
de telle sorte que, par lui, il soit toujours rendu juste ". Mais la grâce
est conservée dans l'homme sans mouvement du libre arbitre. Donc il peut en
être de même dès le commencement, quand elle est produite.
Cependant :
Nous lisons dans saint
Jean (6, 45) : " Quiconque entend le Père et reçoit son enseignement,
vient à moi. " Mais on ne s'instruit pas sans un mouvement du libre
arbitre ; il faut en effet consentir à l'enseignement du maître. Donc personne
ne vient à Dieu par la grâce de la justification sans un mouvement de son libre
arbitre.
Conclusion :
La justification
de l'impie est l'oeuvre de Dieu qui meut l'homme à la justice, selon l'Apôtre
(Rm 4, 5) : " C'est lui-même qui justifie l'impie. " Or Dieu meut
toutes ses créatures selon le mode qui convient à chacune d'elles ; ainsi nous
voyons dans le monde matériel que les corps lourds et les corps légers sont mus
de façon différente, conformément à la diversité de leur nature. Les hommes,
eux aussi, sont mus par Dieu à la justice d'après la condition de la nature
humaine. Or il appartient en propre à la nature de l'homme de posséder le libre
arbitre. C'est pourquoi, en celui qui a l'usage de son libre arbitre, la motion
de Dieu vers l'état de justice ne se produit pas sans qu'il y ait un mouvement
de ce même arbitre ; mais, dans le temps même où Dieu infuse le don de la grâce
sanctifiante, il meut le libre arbitre à accepter ce don, du moins chez ceux
qui sont capables de recevoir une telle motion.
Solutions :
1. Les petits enfants
ne sont pas capables d'exercer leur libre arbitre, c'est pourquoi Dieu les
justifie en imprimant simplement dans leur âme la forme de la grâce. Mais cela
ne se fait pas sans l'intervention du sacrement, car de même que le péché
originel, dont ils sont purifiés, n'a pas été contracté par eux de leur propre
volonté, mais par suite de leur génération charnelle, de même c'est par
génération spirituelle que la grâce qui vient du Christ dérive en eux. Et il en
est de même pour les fous et les idiots qui n'ont jamais eu l'usage du libre
arbitre. Mais si un individu a eu, à un moment donné, l'usage de son libre
arbitre, et qu'ensuite il l'ait perdu soit du fait d'une infirmité, soit du
fait du sommeil, l'administration extérieure du baptême ou d'un autre sacrement
ne lui conférera la grâce de la justification que s'il a eu auparavant
l'intention de recevoir le sacrement, ce qui exige l'usage du libre arbitre.
C'est de cette manière que le jeune homme dont parle saint Augustin fut
régénéré, car il avait consenti à recevoir le baptême auparavant, et par la
suite il accepta son baptême.
2. Salomon pendant son sommeil, n'a pas mérité ni reçu la
sagesse. Mais il lui fut déclaré, alors qu'il dormait, qu'en raison d'un désir
antérieur, la sagesse lui serait infusée par Dieu. De là cette parole qui lui
est attribuée (Sg 7, 7) : " J'ai désiré l'intelligence et elle m'a été
donnée. " On peut aussi penser que le sommeil dont il est question ne fut
pas naturel, et qu'il s'agissait d'un sommeil prophétique, selon cette parole
des Nombres (12, 6) : " S'il y a parmi vous un prophète du Seigneur, c'est
dans un songe et en vision que je lui parlerai. " Dans ce cas en effet, on
garde son libre arbitre.
Cependant, il faut
se rendre compte qu'il en va différemment du don de sagesse et du don de la
grâce sanctifiante. Ce dernier en effet ordonne principalement l'homme au bien
qui est objet de volonté, et c'est pourquoi l'homme s'y trouve mû par un
mouvement de volonté et donc de libre arbitre. Au contraire la sagesse
perfectionne l'intelligence dont l'acte précède celui de la volonté ; c'est
pourquoi l'intelligence peut être illuminée par le don de sagesse sans qu'il se
produise un mouvement complet du libre arbitre. C'est également ce que nous
observons chez ceux qui reçoivent certaines révélations pendant leur sommeil,
selon cette parole de job (33, 15) : " Quand un profond sommeil pèse sur
les hommes, et qu'ils dorment sur leur couche, alors Dieu leur ouvre l'oreille
et les instruit de sa loi. "
3. Par l'infusion de la grâce sanctifiante se produit un
changement dans l'âme, ce qui requiert un mouvement propre à l'âme humaine,
selon son mode propre. Mais la conservation de la grâce a lieu sans changement
; elle ne requiert donc pas un mouvement de la part de l'âme, mais seulement la
continuation de l'influx divin.
Objections :
1. Il semble que non, car si l'homme est justifié par la foi,
il l'est aussi par d'autres vertus : la crainte, par exemple, selon cette
parole de l'Ecclésiastique (1, 27 Vg) : " La crainte du
Seigneur chasse le
péché, et celui qui est sans crainte ne pourra être justifié " ; - ou
encore la charité, selon cette parole du Seigneur en saint Luc (7, 47) : "
Ses nombreux péchés lui sont remis parce qu'elle a beaucoup aimé " ; - ou
encore l'humilité, selon saint Jacques (4, 6) : " Dieu résiste aux
orgueilleux, il donne sa grâce aux humbles " ; - ou enfin la miséricorde,
d'après les Proverbes (15, 27 Vg) : " C'est par la miséricorde et la foi
que les péchés sont effacés. " Le mouvement de la foi n'est donc pas plus
nécessaire à la justification que celui de toutes ces vertus.
2. L'acte de foi n'est requis dans la justification que pour
permettre à l'homme de connaître Dieu. Mais il y a d'autres manières possibles
de connaître Dieu : par la connaissance naturelle, par le don de sagesse.
L'acte de foi n'est donc pas requis pour la justification de l'impie.
3. Il y a divers articles de foi. Donc, si l'acte de foi est
nécessaire à la justification de l'impie, il faudra que l'homme, au moment de
la première justification, ait présents à la pensée tous ces articles. Mais
cela semble impossible, car une telle réflexion demanderait beaucoup de temps.
L'acte de foi ne semble donc pas requis à la justification.
Cependant :
Nous lisons dans
l'épître aux Romains (5, 1) : " Ayant été justifiés par la foi, demeurons
en paix avec Dieu. "
Conclusion :
Nous venons de le
dire, un mouvement du libre arbitre, selon lequel l'esprit de l'homme est mû
par Dieu, est nécessaire à la justification de l'impie. Or Dieu meut l'âme de
l'homme en la tournant vers lui, ainsi qu'il est dit dans le Psaume (85, 5) : "
Ô Dieu, en nous tournant vers toi, tu nous donneras la vie. " La
justification de l'impie requiert donc un mouvement par lequel l'esprit est
tourné vers Dieu. Mais la première conversion vers Dieu se fait par la foi,
selon l'épître aux Hébreux (11, 6) : " Celui qui s'approche de Dieu doit
croire qu'il existe. " Le mouvement de la foi est donc nécessaire à la
justification.
Solutions :
1. Le mouvement de la foi n'est parfait que s'il est informé
par la charité. C'est pourquoi dans la justification de l'impie, en même temps
qu'un mouvement de foi il y a aussi un mouvement de charité. Mais si le libre
arbitre est mû vers Dieu c'est pour se soumettre à lui, à quoi concourent
l'acte de crainte filiale et l'acte d'humilité. Il peut arriver en effet qu'un
seul et même acte du libre arbitre soit l'acte de plusieurs vertus, l'une étant
sous l'impulsion de l'autre ; cela se produit quand l'acte est susceptible
d'être ordonné à diverses fins. Quant à l'acte de miséricorde, il agit contre
le péché, soit par manière de satisfaction, et alors il suit la justification,
soit par manière de préparation, car " les miséricordieux obtiennent
miséricorde " (Mt 5, 7), et alors il peut précéder la justification, ou
même concourir à la justification avec toutes ces vertus, pour autant que la
miséricorde est incluse dans l'amour du prochain.
2. Par la connaissance naturelle, l'homme ne se tourne pas
vers Dieu comme vers l'objet de sa béatitude et la cause de sa justification ;
une telle connaissance ne suffit donc pas à justifier l'homme. Quant au don de
sagesse, il présuppose la connaissance de foi, nous l'avons démontré
précédemment.
3. L'Apôtre écrit aux Romains (4, 5) " A qui croit en
celui qui justifie l'impie, sa foi est comptée comme justice, selon le dessein
de la grâce de Dieu. " Cela montre bien que, dans la justification de
l'impie, l'acte de foi est nécessaire en ce sens que l'homme doit croire que
Dieu justifie les hommes par le mystère du Christ.
Objections :
1. Il semble que non, puisque la charité, à elle seule, suffit
à effacer le péché, selon cette parole des Proverbes (10, 12) : " La
charité couvre tous les péchés. " Or la charité n'a pas pour objet le
péché. Un mouvement du libre arbitre contre le péché n'est donc pas nécessaire
à la justification de l'impie.
2. Celui qui va de l'avant ne doit pas regarder en arrière,
selon cette parole de l'Apôtre (Ph 3, 13) : " Oubliant ce qui est derrière
moi et me portant de tout moi-même vers ce qui est en avant, je cours droit au
but pour remporter le prix auquel Dieu m'a appelé d'en haut. " Or, pour
celui qui tend vers la justice, les péchés passés sont en arrière. Il faut donc
les oublier et éviter de s'y porter par un mouvement du libre arbitre.
3. Dans la justification de l'impie, un péché n'est pas remis
sans l'autre, car c'est " une impiété d'attendre de Dieu une moitié de
pardon ". Si donc, dans la justification, il doit y avoir un mouvement du
libre arbitre contre le péché, il faudra avoir présents à la pensée tous ses
péchés ; ce qui est impossible, car il faudrait un long temps pour cela, et
d'autre part on n'obtiendrait pas le pardon des péchés oubliés. Donc le mouvement
du libre arbitre contre le péché n'est pas requis à la justification.
Cependant :
Nous lisons dans
le Psaume (32, 5) : " J'ai dit : "je confesserai ma faute au
Seigneur" ; et toi, tu as pardonné l'iniquité de mon péché. "
Conclusion :
Nous l'avons dit,
la justification de l'impie est un certain mouvement par lequel Dieu fait
passer l'âme humaine de l'état de péché à l'état de justice. Dans le mouvement
de son libre arbitre, par conséquent, il faut que l'esprit humain soit à
l'égard de ces deux états opposés dans le même rapport qu'un corps soumis à un
mouvement local à l'égard des deux termes de ce mouvement. Or il est manifeste
que, dans le mouvement local, le corps mû s'éloigne du terme dont il vient pour
accéder à celui où il va. Aussi faut-il, lorsque l'âme humaine est justifiée,
que par un mouvement de son libre arbitre elle s'éloigne du péché et accède à
la justice. Mais s'éloigner et accéder, quand il s'agit du libre arbitre, cela
s'entend de la détestation et du désir. C'est ce qu'explique saint Augustin en
commentant la parole évangélique : " Le mercenaire s'enfuit " :
" Nos affections, dit-il, sont les mouvements de notre âme ; la joie est
sa dilatation ; la crainte est sa fuite. Tu vas de l'avant par l'esprit quand
tu désires, tu fuis par l'esprit quand tu crains. " Il faut donc que dans
la justification de l'impie il y ait un double mouvement du libre arbitre :
l'un de désir par lequel il tend vers la justice de Dieu, l'autre de
détestation du péché.
Solutions :
1. Il revient à la même vertu de poursuivre l'un des termes
opposés et de fuir l'autre. C'est pourquoi, de même qu'il appartient à la
charité d'aimer Dieu, de même lui revient-il de détester le péché qui sépare
l'âme de Dieu.
2. L'homme ne doit pas, par l'amour, retourner aux péchés passés
; à cet égard, il doit les oublier afin de ne pas s'y attacher. Mais il doit se
les rappeler en vue de les détester, car c'est ainsi qu'il s'en éloigne.
3. Dans le temps qui précède la justification, l'homme doit
détester chacun des péchés qu'il a commis et dont il garde le souvenir. De
cette considération antécédente découle dans l'âme un mouvement de détestation
universelle à l'égard de tous les péchés commis, y compris les péchés oubliés.
Car l'homme, dans cet état, est en telle disposition qu'il aurait la contrition
des péchés oubliés s'ils revenaient à sa mémoire. Et c'est ce mouvement de
l'âme qui concourt à la justification.
Objections :
1. Il ne le semble pas. Car la substance d'une chose ne
s'additionne pas aux éléments qui la composent ; ainsi l'homme ne fait pas
nombre avec son corps et son âme. Or, la rémission des péchés n'est pas autre
chose que la justification même de l'impie, on l'a déjà dit. On ne doit donc
pas la compter comme un des éléments de la justification.
2. L'infusion de la grâce et la rémission des péchés sont une
même chose, comme la diffusion de la lumière et la disparition des ténèbres. Or
une chose ne fait pas nombre avec elle-même, car l'un est opposé au multiple.
La rémission de la faute ne fait donc pas nombre avec l'infusion de la grâce.
3. La rémission des péchés suit le mouvement du libre arbitre
vers Dieu et contre le péché, comme l'effet suit la cause, car par la foi et la
contrition les péchés sont pardonnés. Mais l'effet ne doit pas être compté avec
sa cause, car on n'additionne que des choses distinctes entre elles, mais de
même nature. La rémission des péchés ne peut donc être comptée parmi les
éléments nécessaires à la justification de l'impie.
Cependant :
Dans l'énumération
des éléments qui sont nécessaires à une chose, on ne doit pas omettre la fin
qui est, en toute réalité, l'élément principal. Or, la rémission des péchés est
la fin poursuivie dans la justification de l'impie. On lit en effet dans Isaïe
(27, 9) : " Voici quel sera tout le fruit : son péché sera enlevé. "
La rémission des péchés doit donc être comptée parmi les éléments qui
concourent nécessairement à la justification de l'impie.
Conclusion :
On compte quatre
composantes de la justification de l'impie : l'infusion de la grâce, le
mouvement du libre arbitre vers Dieu par la foi, le mouvement du libre arbitre
contre le péché, la rémission de la faute. Nous en avons déjà dit la raison :
la justification est un mouvement selon lequel l'âme est mue par Dieu de l'état
de péché à l'état de justice. Or tout mouvement en lequel un être est mû par un
autre comprend trois éléments : il y a l'impulsion de l'agent moteur ; il y a
le mouvement lui-même auquel est soumis le mobile ; il y a enfin l'achèvement
du mouvement, c'est-à-dire son aboutissement final. Et donc, si l'on se place
au point de vue de la motion divine, nous avons l'infusion de la grâce ; si
l'on se place au point de vue du libre arbitre en mouvement, ce mouvement est
double selon qu'on envisage le libre arbitre comme s'éloignant du point de
départ et se rapprochant du point d'arrivée. L'achèvement ou l'arrivée au terme
de ce mouvement se fait par la rémission de la faute, car c'est là que se
consonne la justification.
Solutions :
1. On dit que la justification de l'impie est la rémission des
péchés, en ce sens que tout mouvement reçoit sa spécification de son terme.
Mais, pour parvenir à ce terme, beaucoup d'autres facteurs interviennent, comme
nous venons de le voir.
2. L'infusion de la grâce et la rémission de la faute peuvent
être envisagées à un double point de vue : tout d'abord quant à la substance de
l'acte, et sous ce rapport elles sont identiques, car c'est par le même acte
que Dieu confère la grâce et remet la faute. En second lieu on peut les
envisager quant à leurs objets, et à ce point de vue elles diffèrent, l'une
ayant pour objet la faute qui est remise, et l'autre la grâce qui est
communiquée. Ainsi, dans la nature, la génération et la corruption sont
différentes, bien q ' ne la génération de l'un soit la corruption de l'autre.
3. Il ne s'agit pas ici de la division d'un genre en ses
espèces, laquelle exige que les parties qui font nombre soient de même rang. Il
s'agit de la diversité des éléments qui concourent à constituer un tout. Dans
ce cas, l'énumération peut comporter des éléments qui ont priorité sur certains
autres, car les principes et les parties d'un composé peuvent être antérieurs
les uns aux autres.
Objections :
1. Il semble qu'elle soit successive car, on l'a dit, pour la
justification de l'impie, un mouvement du libre arbitre est nécessaire. Or
l'acte du libre arbitre consiste dans le choix, et ce choix suppose auparavant
que l'on délibère en faisant appel au conseil, nous l'avons déjà expliqué. Et
comme, dans la délibération, on pèse le pour et le contre et que cela comporte
une succession, il semble que la justification de l'impie soit successive.
2. Le mouvement du libre arbitre ne se produit pas sans une
considération actuelle de l'intelligence. Or il est impossible de porter le
regard de son intelligence sur plusieurs choses à la fois, nous l'avons dit
dans la première Partie. Et comme la justification de l'impie requiert que le
mouvement du libre arbitre se porte sur des objets divers, à savoir Dieu et le
péché, il semble qu'elle ne puisse pas être instantanée.
3. Une forme susceptible de plus et de moins n'est reçue que
peu à peu dans le sujet ; ainsi les formes de blancheur et de noirceur. Mais,
on l'a dit plus haut, la grâce comporte du plus et du moins. Elle n'est donc
pas reçue instantanément dans le sujet. Et puisque la justification de l'impie
exige l'infusion de la grâce, elle ne peut donc se faire en un instant.
4. Le mouvement du libre arbitre qui concourt à la
justification est méritoire. Il faut donc qu'il procède de la grâce, sans
laquelle il n'y a pas de mérite, on le dira bientôt. Or, il faut qu'une forme
soit reçue avant qu'elle devienne principe d'activité. Il faut donc
premièrement que la grâce soit infusée, et qu'ensuite le libre arbitre soit mû
par Dieu et se détourne du péché. La justification ne se fait donc pas d'un
seul coup.
5. Si la grâce est infusée dans l'âme, il faut poser un
premier instant où la grâce existe dans l'âme. De même, si la faute est remise,
il faut poser un dernier instant où l'homme est encore en état de péché. Or ces
deux instants ne peuvent pas être identiques, car il faudrait admettre que deux
contraires coexistent. Il y a donc deux instants successifs entre lesquels il
faut placer, selon Aristote, un temps intermédiaire. La justification, ne se
fait donc pas instantanément, mais progressivement.
Cependant :
La justification
de l'impie est produite par la grâce de l'Esprit qui justifie. Or c'est tout
d'un coup que l'Esprit Saint fait irruption dans l'âme des hommes. Nous en
avons pour preuve le récit des Actes (2, 2) : " Tout à coup vint du ciel
un bruit comme celui d'un violent coup de vent " ; et, à ce propos, nous
lisons dans la Glose : " La grâce de l'Esprit Saint ne connaît pas de
longs efforts. " La justification de l'impie n'est donc pas successive,
mais instantanée.
Conclusion :
Toute la
justification de l'impie consiste originellement dans l'infusion de la grâce,
car c'est de cette manière que le libre arbitre est mû et que la faute est
pardonnée. Or l'infusion de la grâce se fait instantanément et sans retard. En
effet, lorsqu'une forme n'est pas imprimée immédiatement dans son sujet, cela
vient de ce que le sujet n'est pas dans les dispositions voulues et que l'agent
a besoin de temps pour l'y mettre. Ainsi, c'est un fait d'expérience, dès que
la matière est disposée par une altération antécédente, la forme substantielle
lui est aussitôt acquise. De même, s'il s'agit d'un corps diaphane qui de soi
est disposé à recevoir la lumière, dès qu'une source lumineuse l'éclaire, il
brille aussitôt. Or, nous l'avons dit plus haut, pour infuser la grâce dans une
âme, Dieu n'a pas besoin d'autre disposition que celle qu'il produit lui-même.
Mais cette disposition suffisant à la réception de la grâce, tantôt il la
produit d'un seul coup, tantôt il ne la produit que peu à peu et
progressivement, nous l'avons dit. Quant à l'agent naturel, s'il ne peut
disposer immédiatement la matière, cela vient d'une certaine disproportion
existant entre sa puissance et la résistance que lui oppose la matière ; aussi
voyons-nous que plus l'agent a de force, plus vite la matière se trouve
disposée. Donc, puisque la vertu divine est infinie, elle peut disposer
immédiatement à la forme n'importe quelle matière créée. A plus forte raison le
pourra-t-elle s'il s'agit du libre arbitre qui, par sa nature même, peut se
mouvoir instantanément. Ainsi donc la justification de l'impie est réalisée par
Dieu instantanément.
Solutions :
1. Le mouvement du libre arbitre qui concourt à la
justification de l'impie est un assentiment par lequel on se détourne du péché
et on se tourne vers Dieu : et cet assentiment est immédiat. Il arrive
cependant quelquefois qu'il est précédé d'une certaine délibération, mais
celle-ci n'appartient pas à la substance même de la justification ; elle n'en
est que le chemin, comme le déplacement local d'un objet qui aboutit à faire la
lumière, ou l'altération d'un corps qui conduit à la génération.
2. Nous l'avons dit dans la première Partie, rien n'empêche de
concevoir actuellement deux réalités à la fois, pourvu qu'elles soient unifiées
de quelque façon ; ainsi nous concevons en même temps le sujet et le prédicat
qui sont unis dans une seule affirmation. De la même manière le libre arbitre
peut se porter à la fois sur deux objets différents ; il suffit qu'ils soient
ordonnés l'un à l'autre. Or, le mouvement du libre arbitre contre le péché est
ordonné au mouvement du libre arbitre vers Dieu ; l'homme déteste le péché
parce que celui-ci est contre Dieu, à qui l'homme veut s'unir. C'est pourquoi,
dans la justification de l'impie, le libre arbitre déteste le péché et en même
temps se tourne vers Dieu ; ainsi en est-il du corps qui, en quittant un lieu,
accède à un autre.
3. Si une forme n'est pas reçue instantanément dans la
matière, ce n'est pas parce qu'elle peut s'y trouver avec plus ou moins
d'intensité ; s'il en était ainsi, la lumière ne serait pas reçue immédiatement
dans l'atmosphère qui peut être plus ou moins lumineuse. La vraie raison, nous
l'avons dit dans la Réponse, doit être prise de la disposition de la matière ou
du sujet.
4. Dans le même instant où la forme d'un être est acquise,
celui-ci commence d'agir en vertu de la forme ; ainsi le feu, dès qu'il est
allumé, commence à s'élever ; et si son mouvement était instantané, il serait
accompli dans le même instant. Or le mouvement du libre arbitre, qui est un
acte du vouloir, n'est pas successif, mais immédiat. C'est pourquoi la
justification de l'impie ne s'accomplit pas progressivement.
5. La succession de deux contraires dans un même sujet est
différente selon qu'il s'agit de réalités soumises au temps, ou de réalités qui
transcendent le temps. Dans les réalités soumises au temps, il n'y a pas lieu
de poser un dernier instant où la forme première existe dans le sujet, mais
bien un temps qui s'achève et un premier instant où la forme subséquente se
trouve réalisée dans la matière ou le sujet. La raison en est que, dans une
succession temporelle, on ne peut poser, avant un instant, un autre instant le
précédant immédiatement ; car le temps ne se compose pas d'instants se
succédant les uns aux autres, pas plus que la ligne ne se compose de points
distincts, d'après Aristote. Mais le temps a pour terme l'instant. C'est
pourquoi, pendant tout le temps qui précède le changement de forme pour un
sujet, celui-ci demeure sous la forme opposée ; et au dernier instant de ce
temps, qui coïncide avec le premier instant du temps suivant, le sujet possède
la forme, terme du mouvement.
Mais dans les
réalités qui sont au-dessus du temps, il en est autrement. S'il se produit une
succession de sentiments ou de conceptions intellectuelles, comme il arrive
chez les anges par exemple, une telle succession n'est pas mesurée par le temps
continu, mais par le temps discontinu, comme les réalités elles-mêmes ainsi
mesurées et qui ne sont pas continues : nous l'avons montré dans le traité des
anges. En conséquence, dans ces réalités, on doit poser un dernier instant où
l'une d'elles existait, et un premier instant où existe la réalité subséquente
; et entre les deux il ne faut pas mettre de temps intermédiaire, car il n'y a
pas ici de continuité temporelle qui l'exigerait.
Quant à l'esprit
humain qui est justifié, de soi il est au-dessus du temps ; et, s'il est soumis
au temps, ce n'est que par accident, en ce sens que, pour faire acte
d'intelligence, il doit se référer aux images d'où il tire ses idées images qui
impliquent la continuité temporelle. Nous en avons traité dans la première
Partie. C'est pourquoi, sous ce rapport, il faut juger les changements de
l'esprit humain d'après la condition des mouvements temporels. Nous dirons
donc, non pas qu'il y a un dernier instant où la faute a existé, mais un temps
ultime au terme duquel est donné le premier instant où la grâce existe, la
faute demeurant tout le temps précédent.
Objections :
1. Il semble que l'infusion de la grâce ne soit pas le premier
des éléments requis à la justification, car on s'éloigne du mal avant de
s'attacher au bien, selon cette parole du Psaume (37, 27) : " Détourne-toi
du mal et fais le bien. " Or le pardon de la faute correspond à
l'éloignement du mal ; l'infusion de la grâce, à l'attachement au bien. La
rémission de la faute est donc par nature antérieure à l'infusion de la grâce.
2. La disposition précède naturellement la forme à laquelle
elle dispose. Or le mouvement du libre arbitre est une disposition à la
réception de la grâce. Il la précède donc naturellement.
3. Le péché empêche l'âme de se porter librement vers Dieu.
Or, pour qu'un mouvement se produise, on enlève d'abord l'obstacle qui s'y
oppose. La rémission de la faute et le mouvement du libre arbitre contre le
péché doivent donc précéder par nature le mouvement du libre arbitre vers Dieu
et l'infusion de la grâce.
Cependant :
La cause est par
nature antérieure à son effet. Or l'infusion de la grâce est la cause de tous
les autres éléments requis pour la justification, nous l'avons dit. Elle est
donc naturellement première.
Conclusion :
Les quatre
éléments requis pour la justification sont réalisés en même temps, puisque,
nous l'avons dit, la justification n'est pas successive ; mais, dans l'ordre de
nature, il y a antériorité de l'un sur l'autre. A ce point de vue, l'élément
qui est premier, c'est l'infusion de la grâce ; le deuxième élément, c'est le
mouvement du libre arbitre vers Dieu ; le troisième, c'est le mouvement du
libre arbitre contre le péché ; le quatrième, c'est la rémission de la faute.
La raison en est
que, dans tout mouvement, ce qui est naturellement premier, c'est la motion de
l'agent moteur ; ce qui vient en deuxième, c'est la disposition de la matière,
ou le mouvement du mobile lui-même ; ce qui est dernier, c'est la fin ou le
terme du mouvement, auquel aboutit la motion de l'agent. Dans le cas présent,
la motion de Dieu, c'est l'infusion de la grâce, nous l'avons dit ; le
mouvement ou la disposition du mobile, c'est le double mouvement du libre
arbitre ; le terme ou la fin du mouvement, c'est la rémission de la faute, nous
l'avons montrés. C'est pourquoi, dans l'ordre naturel des choses, ce qui est
premier dans la justification de l'impie, c'est l'infusion de la grâce ; ce qui
vient en deuxième, c'est le mouvement du libre arbitre vers Dieu ; en troisième
lieu vient le mouvement du libre arbitre contre le péché - (celui qui est
justifié en effet déteste le péché parce qu'il est contre Dieu ; il s'ensuit
que le mouvement du libre arbitre vers Dieu précède naturellement le mouvement
du libre arbitre contre le péché, puisqu'il en est la cause et le motif) ; -
enfin ce qui est quatrième et dernier, c'est la rémission de la faute, à
laquelle est ordonnée comme à sa fin toute la transformation opérée, nous
l'avons dit.
Solutions :
1. L'éloignement d'un terme et l'approche du terme opposé
peuvent être envisagés à un double point de vue. D'abord au point de vue du
mobile ; sous ce rapport, l'éloignement du point de départ précède l'accès au
point d'arrivée ; il y a en effet, dans le sujet en mouvement, d'abord
l'abandon de l'un des termes, puis l'acquisition de l'autre grâce au mouvement.
Mais si l'on se place au point de vue de l'agent, l'ordre est inversé. En effet
l'agent agit selon la forme qui préexiste en lui et c'est par cette action
qu'il chasse ce qui s'oppose à cette forme : ainsi c'est en illuminant que le
soleil chasse les ténèbres. C'est pourquoi, à se placer au point de vue du
soleil, il lui revient de faire le jour avant de chasser la nuit ; du point de
vue de l'atmosphère à éclairer, celle-ci, dans l'ordre de nature, doit être
dégagée des ténèbres avant d'acquérir la lumière ; et pourtant les deux choses
se font en même temps. Et parce que l'infusion de la grâce et la rémission de
la faute sont attribuées à Dieu, auteur de la justification, l'infusion de la
grâce est naturellement antérieure à la rémission de la faute. Mais si on les
envisage du point de vue de l'homme qui est justifié, elles seront en ordre
inverse ; car la libération de la faute est par nature antérieure à l'obtention
de la grâce.
On peut dire
encore que les termes de la justification sont la faute, comme point de départ,
et la justice comme point d'arrivée : mais la grâce est de toute façon cause de
la rémission de la faute et de l'obtention de la justice.
2. La disposition du sujet précède la réception de la forme
dans l'ordre de nature ; elle suit cependant l'action de l'agent par laquelle
le sujet se trouve disposé. C'est pourquoi le mouvement du libre arbitre
précède par nature l'obtention de la grâce, mais il suit l'infusion de cette
même grâce.
3. Comme le remarque le Philosophe, dans les mouvements de
l'âme, le tout premier mouvement qui précède les autres, c'est celui qui a pour
objet le principe dans l'ordre de la spéculation, et la fin dans l'ordre de
l'action. Dans les mouvements extérieurs au contraire, l'enlèvement de
l'obstacle précède l'obtention de la fin. Et puisque le mouvement du libre
arbitre est un mouvement de l'âme, selon l'ordre de nature il se portera vers
Dieu d'abord comme vers sa fin, avant d'écarter l'obstacle du péché.
Objections :
1. Il ne semble pas car, par la justification, l'impie obtient
la grâce de la vie présente. Au contraire la glorification procure à l'homme la
grâce de la vie future, qui est supérieure. La glorification des anges ou des
hommes est donc une oeuvre plus grande que la justification de l'impie.
2. La justification de l'impie est ordonnée au bien d'un seul
individu. Or le bien de l'univers l'emporte sur le bien d'un seul homme, selon
Aristote. La création du ciel et de la terre est donc une oeuvre plus grande
que la justification de l'impie.
3. Faire quelque chose de rien et sans aucune coopération
possible est une oeuvre plus grande que de produire quelque chose à partir d'un
être préexistant et avec sa coopération. Or, dans l'oeuvre de la création, une
chose est faite de rien et, par là, sans aucune coopération possible. Au
contraire, dans la justification de l'impie, Dieu produit quelque chose à
partir d'un donné préexistant : de l'impie il fait un juste, et il le fait avec
la coopération de l'homme, car il y a là le mouvement de son libre arbitre, on l'a
dite. Donc la justification de l'impie n'est pas la plus grande des oeuvres de
Dieu.
Cependant :
On dit dans le
Psaume (145, 9) : " Ses miséricordes surpassent toutes ses oeuvres ",
et dans une collecte de la messe : " Dieu, qui manifestes au plus haut
point ta toute-puissance en pardonnant et en faisant miséricorde. " Et saint
Augustin commentant le passage de saint Jean (14, 12) : " Il fera de plus
grandes choses " écrit : " C'est une oeuvre plus grande de faire d'un
pécheur un juste, que de créer le ciel et la terre. "
Conclusion :
Une oeuvre est
dite grande à un double point de vue. Si on considère la manière dont elle est
produite, la plus grande est l'oeuvre de la création en laquelle quelque chose
est fait à partir de rien. Mais on peut considérer aussi la grandeur de
l'oeuvre elle-même qui est produite. A ce point de vue la justification de
l'impie, qui a pour terme le bien éternel divinement participé, est une oeuvre
plus grande que la création du ciel et de la terre, car celle-ci se termine à un
bien naturel périssable. C'est pourquoi saint Augustin, après avoir écrit :
" C'est une oeuvre plus grande de faire d'un pécheur un juste que de créer
le ciel et la terre ", ajoute : " Le ciel et la terre passeront, mais
le salut et la justification des prédestinés demeureront à jamais. "
Il faut pourtant
savoir que, lorsqu'on parle de grandeur, on peut l'entendre de deux façons : au
sens d'une grandeur prise absolument, et, sous ce rapport, le don de la gloire
est plus grand que le don de la grâce justifiant l'impie. Ou bien au sens d'une
grandeur relative et proportionnelle : c'est ainsi qu'on dira d'une montagne
qu'elle est petite, et d'un grain de millet qu'il est gros. De ce point de vue,
le don de la grâce qui justifie l'impie est plus grand que le don de la gloire
qui béatifie le juste car, par rapport à ce dont il était digne, le châtiment,
le don de la grâce justifiante fait à l'impie est incomparablement plus grand
que le don de la gloire fait au juste, qui en avait été rendu digne par sa
justification. C'est pourquoi saint Augustin peut écrire : " Décide qui
pourra si la création des anges dans la justice est une oeuvre plus grande que
la justification des impies. En tous cas, si de part et d'autre, la puissance
est la même, il y a, dans la justification de l'impie, une plus grande
miséricorde. "
Solutions :
1. Cela répond à la première objection.
2. Le bien de l'univers est plus grand que le bien d'un
individu, s'il s'agit du même genre de bien. Mais le bien de la grâce, dans un
seul individu, l'emporte sur le bien naturel de tout l'univers.
3. Cet argument se place au point de vue du mode de
production, et, sous ce rapport, la création est la plus grande oeuvre de Dieu.
Objections :
1. Il semble bien.
Car les oeuvres miraculeuses l'emportent sur celles qui ne le sont pas. Or la
justification de l'impie l'emporte sur les autres oeuvres miraculeuses, comme
il ressort avec évidence du texte de saint Augustin cité à l’article précédent.
Donc la justification de l'impie est une oeuvre miraculeuse.
2. Le mouvement de la volonté dans l'âme est comparable à
l'inclination naturelle des réalités physiques. Or quand Dieu produit quelque
chose dans ces réalités qui va à l'encontre de leur inclination naturelle,
c'est une oeuvre miraculeuse : par exemple s'il rend la vue à un aveugle, s'il
ressuscite un mort. Mais la volonté du pécheur tend au mal. Donc, puisque Dieu,
en justifiant un homme, le porte au bien, il semble que la justification de
l'impie est un miracle.
3. De même que la sagesse est un don de Dieu, ainsi en est-il
de la justice. Mais il est miraculeux qu'un individu, sans avoir étudié,
obtienne de Dieu la sagesse. Ce sera donc aussi un miracle si un pécheur est
justifié par Dieu.
Cependant :
Les oeuvres
miraculeuses sont au-dessus de la puissance naturelle. Or la justification de
l'impie n'est pas au-dessus de la puissance naturelle. Saint Augustin écrit en
effet " Être capable d'avoir la foi, comme être capable d'avoir la
charité, appartient à la nature humaine ; mais avoir la foi, avoir la charité,
c'est cela qui est propre aux fidèles. " La justification de l'impie n'est
donc pas miraculeuse.
Conclusion :
Dans les oeuvres
miraculeuses, il y a d'ordinaire trois choses à considérer. D'abord, du côté de
l'agent, elles sont l'oeuvre de la seule puissance divine. C'est pourquoi, nous
l'avons montré dans la première Partie, elles sont l'objet d'étonnement total,
leur cause étant entièrement cachée. Sous ce rapport, aussi bien la
justification de l'impie que la création et toute oeuvre dont Dieu seul peut
être l'auteur, peuvent être regardées comme des miracles.
Deuxièmement, dans
certaines oeuvres miraculeuses, une forme est introduite en une matière qui
dépasse (ontologiquement) ce à quoi cette matière était en puissance : ainsi
dans le cas de la résurrection d'un mort le cadavre n'était pas naturellement
en puissance à recevoir la vie. A ce point de vue, la justification de l'impie n'est
pas un miracle, car l'âme, par nature, est capable de grâce, ainsi que le
remarque saint Augustin : " Du fait même qu'elle a été créée à l'image de
Dieu, l'âme est capable de Dieu par la grâce. "
En troisième lieu,
dans les oeuvres miraculeuses, il arrive que certain effet est réalisé en
dehors de son mode ordinaire de production ; par exemple un malade recouvre
subitement une santé parfaite, en dehors du cours habituel d'une guérison
opérée par la nature ou la médecine. Sous ce rapport la justification de
l'impie est quelquefois miraculeuse, et quelquefois ne l'est pas. Le cours
habituel et commun de la justification en effet, c'est que l'homme, sous la
motion intérieure de Dieu, se tourne d'abord vers lui par une conversion
imparfaite, pour en arriver ensuite à une conversion parfaite, car, comme
l'écrit saint Augustin : " La charité commencée mérite de croître, et, par
cette croissance, elle mérite d'atteindre la perfection. " Mais
quelquefois Dieu meut l'âme si puissamment qu'elle parvient aussitôt à une
justice parfaite ; c'est ce qui arriva dans la conversion de saint Paul, avec,
en plus, ce prodige extérieur qu'il fut jeté à terre. C'est pourquoi la
conversion de saint Paul est célébrée dans l'Église comme miraculeuse.
Solutions :
1. Certaines oeuvres miraculeuses, bien qu'elles soient, si
l'on considère le bien effectué, moins importantes que la justification de
l'impie, sont cependant produites en dehors de l'ordre suivant lequel de tels
effets s'accomplissent d'ordinaire. Elles répondent donc davantage à la notion
de miracle.
2. Il n'y a pas miracle toutes les fois qu'une réalité
physique est mue contre son inclination naturelle ; autrement il faudrait
regarder comme un miracle le fait de chauffer de l'eau ou de jeter une pierre
en l'air. Mais il y a miracle quand un effet est produit en dehors de l'ordre
de la cause propre qui est apte par nature à le produire. Aucune autre cause
que Dieu ne peut justifier l'impie ; il n'y a que le feu à pouvoir chauffer
l'eau. C'est pourquoi, à ce point de vue, la justification de l'impie n'est pas
un miracle.
3. L'homme est naturellement apte, par son génie et son
travail, à acquérir de Dieu la sagesse et la science ; et s'il devient sage et
savant en dehors de cette voie, c'est un miracle. Mais l'homme n'est pas
capable naturellement, par son opération propre, d'acquérir la grâce de la
justification ; il y faut l'intervention opérante de Dieu lui-même. C'est
pourquoi la comparaison ne vaut pas.
Il nous reste à étudier le mérite qui est l'effet de la grâce
coopérante. 1. L'homme peut-il mériter de Dieu quelque chose ?- 2. Peut-on,
sans la grâce, mériter la vie éternelle ?- 3. Peut-on, par la grâce, mériter de
plein droit la vie éternelle ? - 4. La grâce tient-elle principalement de la
charité d'être le principe du mérite ? - 5. Peut-on mériter pour soi-même la
première grâce ? - 6. Peut-on la mériter pour autrui ? - 7. Peut-on mériter
pour soi-même son relèvement après la chute ? - 8. Peut-on mériter pour
soi-même un accroissement de grâce ou de charité ? - 9. Peut-on mériter pour
soi-même la persévérance finale ? - 10. Les biens temporels sont-ils
objet de mérite ?
Objections :
1. Il ne le semble pas. Personne en effet ne mérite une
récompense du seul fait qu'il rend à autrui ce qu'il lui doit. Or, au dire
d’Aristote : « tout le bien que nous faisons ne saurait compenser
ce que nous devons à Dieu, car nous lui devons toujours davantage". C'est
pourquoi nous lisons en saint Luc (17, 10) : "Quand vous aurez fait tout
ce qui vous a été prescrit, dites : "Nous sommes de pauvres serviteurs,
nous n'avons fait que ce que nous devions." » L'homme ne peut donc
mériter quelque chose de la part de Dieu.
2. Par cela qu'on fait à son propre profit on ne mérite rien,
semble-t-il, de celui à qui cela ne profite nullement. Or l'homme bénéficie
lui-même de ses bonnes actions, ou il en fait bénéficier un autre homme, mais
non pas Dieu. Il est écrit en effet dans le livre de Job (35, 7) : "Si tu
es juste, que lui donnes-tu ? ou que reçoit-il de ta main ?" L'homme ne
peut donc rien mériter de la part de Dieu.
3. Quiconque mérite quelque chose de quelqu'un fait de
celui-ci son débiteur : c'est un dû en effet que de récompenser celui qui le
mérite. Mais Dieu n'est débiteur de personne, selon l'épître aux Romains (11,
35) : "Qui l'a prévenu de ses dons pour devoir être payé de 'retour
?" On ne peut donc rien mériter auprès de Dieu.
Cependant :
Nous lisons dans
Jérémie (31, 16) : "Ton travail aura sa récompense." Or la récompense
suppose le mérite. Il semble donc que l'homme peut mériter de la part de Dieu.
Conclusion :
Mérite et
récompense ont le même objet. La récompense en effet est la rétribution que
l'on donne à quelqu'un en compensation de son oeuvre ou de son effort : elle en
est en quelque sorte le prix. Et de même que donner un juste prix pour une
chose reçue est un acte de justice, ainsi en est-il quand on récompense, en les
rétribuant, une oeuvre ou un effort. Or la justice consiste en une sorte
d'égalité, comme l'enseigne Aristote. Ainsi donc la justice proprement dite a
sa place là où il y a égalité proprement dite. Pour ceux entre qui il n'y a pas
égalité proprement dite, il n'y a pas non plus entre eux de justice proprement
dite, il ne peut y avoir qu'une certaine sorte de justice, comme on parle de
droit paternel ou de droit dominatif, remarque Aristote. C'est pourquoi là où
se trouve le "juste" au sens strict, on trouve aussi le mérite et la
récompense au sens strict de la notion. Là au contraire où le "juste"
ne se trouve qu'en un sens diminué la notion de mérite ne s'applique pas au
sens strict, mais en un sens diminué, pour autant que quelque chose y
subsiste encore de la notion de justice : c'est en ce sens diminué que le fils
mérite quelque chose de son père, l'esclave de son maître.
Or il est évident
qu'entre Dieu et l'homme, il y a le maximum d'inégalité, car entre eux il y a
une distance infinie, et tout le bien qui appartient à l’homme vient de Dieu.
De l’homme à Dieu, il ne peut donc y avoir une justice supposant une égalité
absolue, mais seulement une certaine justice proportionnelle, en ce sens que
l'un et l'autre agissent selon le mode d'action qui leur est propre. Or le mode
et la mesure des puissances d'activité de l'homme lui sont donnés par Dieu.
C'est pourquoi le mérite de l’homme auprès de Dieu ne peut se concevoir qu'en
présupposant l'ordination divine ; ce qui signifie que l'homme, par son
opération, obtiendra de Dieu, à titre de récompense, ce à quoi Dieu lui-même a
ordonné la faculté par laquelle il opère. Ainsi en est-il des réalités
naturelles qui, par leurs mouvements et leurs opérations, atteignent ce à quoi
Dieu les a ordonnées. Il y a une différence cependant, car la créature
rationnelle se meut elle-même à l'action par le moyen de son libre arbitre, ce
qui fait que son action a raison de mérite, tandis qu'il n'en est pas ainsi
pour les autres créatures.
Solutions :
1. L'homme mérite en tant que ce qu'il doit c'est par sa
propre volonté qu'il le fait. Autrement, l'acte de justice qui consiste à payer
sa dette ne serait pas méritoire.
2. Dieu, dans nos bonnes actions, ne cherche pas son utilité,
mais sa gloire qui est la manifestation de sa bonté ; et cette gloire, il la
cherche également par ses propres oeuvres. Ce n'est pas lui d'ailleurs qui
gagne au culte que nous lui rendons ; c'est nous. Voilà pourquoi, si nous
acquérons quelque mérite auprès de Dieu, ce n'est pas que nos oeuvres lui
procurent quelque avantage, mais c'est en tant que nous œuvrons pour sa gloire.
3. Notre action n'étant méritoire qu'en vertu de l'ordination
divine, qui lui est antérieure, le mérite ne rend pas Dieu débiteur à notre
égard, mais à l'égard de lui-même : en ce sens qu'il faut que l'ordination
qu'il a imprimée aux créatures soit accomplie.
Objections :
1. Il semble bien, car l'homme mérite de Dieu ce à quoi Dieu
lui-même l'a ordonné, on l'a dit. Mais l’homme est naturellement ordonné à la
béatitude comme à sa fin ; c'est pourquoi aussi son désir naturel le porte à
vouloir être heureux. L’homme peut donc, par ses seules forces naturelles et
sans la grâce, mériter la béatitude qui est la vie éternelle.
2. La même oeuvre, moins elle est due plus elle est méritoire.
Mais une oeuvre bonne faite par celui qui a été prévenu de moindres bienfaits
est moins due. Comme donc celui qui n'a que les biens naturels a reçu de Dieu
de moindres bienfaits qu'un autre qui a reçu en outre les biens de grâce, il
semble que ses oeuvres soient plus méritoires devant Dieu. Il en résulte que si
celui qui a la grâce peut mériter en quelque manière la vie éternelle, bien
plus encore le pourra celui qui ne l'a pas.
3. La miséricorde et la libéralité de Dieu dépassent à
l'infini la miséricorde et la libéralité humaines. Mais un homme peut mériter
d'un autre homme une récompense même si jamais auparavant il n'a joui de sa
faveur. A plus forte raison l'homme peut-il, sans la grâce, mériter de Dieu la
vie éternelle.
Cependant :
L’Apôtre écrit aux
Romains (6, 23) : "La grâce de Dieu, c'est la vie éternelle."
Conclusion :
Comme nous l'avons
déjà notée l’homme, sans la grâce, peut être envisagé en deux états différents
: dans l'état de nature intègre ; ce fut le cas d'Adam avant le péché ; - et
dans l'état de nature corrompue : c'est notre cas avant la réparation du péché
par la grâce. Si nous parlons du premier état, le seul motif pour lequel l’homme
ne pouvait pas, par ses seules forces naturelles et sans la grâce, mériter la
vie éternelle, c'est que son mérite dépendait de la préordination divine. Or
nul acte n'est ordonné par Dieu à un objet disproportionné à la faculté dont il
procède ; car il est établi par la Providence divine que nul être n'agit au
delà de son pouvoir. Or, la vie éternelle est un bien sans proportion
avec le pouvoir de la nature créée, car elle transcende même sa connaissance et
son désir, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 2, 9) : "(Nous annonçons)
ce que l’oeil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas
monté au coeur de l’homme." Voilà pourquoi aucune nature créée n'est
principe suffisant de l'acte méritoire de la vie éternelle, tant qu'elle n'a
pas reçu en surcroît ce don surnaturel qu'on appelle la grâce.
Si maintenant nous
parlons de l'homme dans l'état de chute, un second motif s'ajoute au premier,
et c'est l'obstacle du péché. Le péché est en effet une offense faite à Dieu,
qui exclut de la vie éternelle, ainsi que nous l'avons montré précédemment.
Personne, en état de péché, ne peut mériter la vie éternelle s'il n'est
réconcilié d'abord avec Dieu, et sa faute pardonnée, ce qui est 1'oeuvre de la
grâce. Car ce qui est dû au pécheur, ce n'est pas la vie, c'est la mort, selon
l'épître aux Romains (6, 23) : "Le salaire du péché, c'est la mort."
Solutions :
1. Dieu a ordonné la nature humaine à atteindre cette fin
qu'est la vie éternelle par le secours de la grâce, non par sa vertu propre.
C'est de cette manière que son acte peut mériter la vie éternelle.
2. Sans la grâce, l'homme ne peut produire une oeuvre qui
procède de la grâce ; en effet, une action a d'autant plus de valeur que son
principe est plus parfait. Il en serait autrement si l'on supposait que, de
part et d'autre, l'opération a la même valeur.
3. Si l'on s'en rapporte à la première raison donnée dans la
réponse, il apparaît qu'il n'en va pas de même de Dieu et de l'homme. L’homme
tient de Dieu le pouvoir de bien faire ; il ne le tient pas de son semblable.
C'est pourquoi l'homme ne peut mériter quelque chose de la part de Dieu qu'en
vertu du don que Dieu lui a fait ; c'est ce que l'Apôtre exprime clairement
quand il écrit (Rm 11, 35) : "Qui l'a prévenu de ses dons pour devoir être
payé de retour ?" Au contraire, grâce à ce qu'on a reçu de Dieu, on peut
acquérir quelque mérite auprès d'un homme sans avoir bénéficié de ses faveurs.
Si l'on s'en
rapporte à la seconde raison, tirée de l'obstacle du péché, le cas est
semblable pour l'homme et pour Dieu ; car là aussi, l'homme ne peut mériter
auprès d'un autre homme qu'il a offensé, s'il ne répare sa faute et ne se
réconcilie avec lui.
Objections :
1. Il semble que non, car l'Apôtre écrit aux Romains (8, 18) :
"Les souffrances du temps présent ne sont pas d'une telle valeur qu'on
puisse les comparer à la gloire qui doit se révéler en nous." Or, parmi
les oeuvres méritoires, il n'en est pas de supérieures aux souffrances des
saints. Donc aucune oeuvre humaine ne mérite de plein droit la vie éternelle.
2. A propos de la parole de saint Paul : "La grâce de
Dieu est la vie éternelle", nous lisons dans la Glose ce commentaire :
"Sans doute l'Apôtre aurait pu dire : Le salaire de la justice, c'est la
vie éternelle. Mais il a préféré affirmer : La grâce de Dieu est la vie
éternelle, en ce sens que Dieu nous conduit à la vie éternelle par un effet de
sa miséricorde, et non à cause de nos mérites. Mais ce que l'on mérite de plein
droit, ce n'est pas par miséricorde, c'est en vertu de son mérite qu'on le
reçoit. Il semble donc que l'homme ne puisse par la grâce mériter en justice la
vie éternelle.
3. Pour être méritoire en stricte justice, l'acte doit,
semble-t-il, s'égaler à la récompense. Or aucun acte de la vie présente ne peut
s'égaler à la vie éternelle, qui surpasse notre connaissance et notre désir.
Elle surpasse même la charité et la dilection d'ici-bas, comme elle surpasse la
nature. L'homme ne peut donc, par la grâce, mériter de plein droit la vie
éternelle.
Cependant :
La rétribution
accordée d'après un jugement équitable apparaît comme méritée de plein droit.
Mais la vie éternelle est accordée par Dieu d'après un jugement de justice,
selon l'Apôtre (2 Tm 4, 8) : "Et maintenant, voici qu'est préparée pour
moi la couronne de justice que le Seigneur me donnera en ce jour-là, lui, le
juste juge." C'est donc que l'homme peut mériter de plein droit la vie
éternelle.
Conclusion :
L'oeuvre méritoire
de l'homme peut être envisagée à un double point de vue : soit en tant qu'elle
procède du libre arbitre ; soit en tant qu'elle procède de la grâce du Saint
Esprit. Si on la considère en elle-même et en tant qu'elle procède du libre
arbitre, il ne peut y avoir mérite de plein droit en raison d'une trop grande
inégalité. Mais l'on peut parler de convenance, à cause d'une certaine égalité
proportionnelle ; il apparaît convenable en effet qu'à l'homme qui agit selon
son pouvoir Dieu réponde en le récompensant excellemment selon son pouvoir à
lui.
Si nous parlons de
l’oeuvre méritoire en tant qu'elle procède de la grâce du Saint Esprit, alors
c'est de plein droit qu'elle est méritoire de la vie éternelle. En ce sens en
effet, la valeur du mérite se mesure à la vertu de l'Esprit Saint qui nous meut
vers la vie éternelle, selon cette parole en saint Jean (4, 4) : "Il y
aura en lui une source jaillissant en vie éternelle." Le prix de l’oeuvre
également correspond à la noblesse de la grâce, par laquelle l'homme, fait
participant de la nature divine, est adopté par Dieu comme fils, à qui est dû
l'héritage par le droit de l'adoption, selon cette parole de saint Paul (Rm 8,
17) : "Si nous sommes fils, nous sommes aussi héritiers."
Solutions :
1. L'Apôtre parle des souffrances des saints considérées en
elles-mêmes, dans leur réalité substantielle.
2. Le commentaire de la Glose doit s'entendre en ce sens que
la cause première de notre entrée dans la vie éternelle, c'est la miséricorde
de Dieu. Notre mérite ne vient qu'ensuite.
3. La grâce du Saint Esprit telle qu'elle est en nous
présentement égale la gloire, sinon actuellement du moins virtuellement : comme
la semence de l'arbre qui a en elle de quoi produire l'arbre tout entier. Et
pareillement par la grâce habite en l'homme le Saint Esprit, qui est la cause
suffisante de la vie éternelle ; c'est pourquoi l'Apôtre l'appelle "les
arrhes de notre héritage" (2 Co 1, 22).
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, c'est à l’oeuvre accomplie
qu'est due la rétribution, selon cette parole (Mt 20, 8) : "Appelle les
ouvriers et donne à chacun son salaire." Mais de toute vertu une oeuvre
procède puisque, nous l'avons dit, la vertu est un habitus opératif. Il semble
donc que toute vertu est au même titre source de mérite.
2. L'Apôtre écrit (1 Co 3, 8) : "Chacun recevra son
propre salaire à la mesure de son propre labeur." Mais la charité rend le
labeur moins pesant plutôt qu'elle ne l'augmente, car, écrit saint Augustin :
"Tout ce qui est dur et accablant, l'amour le rend facile et le réduit
presque à rien." La charité n'est donc pas davantage source de mérite que
les autres vertus.
3. La vertu qui est davantage source de mérite, c'est,
semble-t-il, celle dont les actes sont le plus méritoires. Or il apparaît que
les actes les plus méritoires sont les actes de foi, de patience ou de force ;
la chose est évidente chez les martyrs qui combattirent pour la foi, jusqu'à la
mort avec patience et courage. Il y a donc des vertus qui sont sources de
mérite bien plus que la charité.
Cependant :
Le Seigneur
déclare, d'après saint Jean (14, 21) : "Si quelqu'un m'aime, il sera aimé
de mon Père ; je l'aimerai, et je me manifesterai à lui." Mais la vie
éternelle consiste dans la connaissance manifeste de Dieu, selon cette autre
parole du Seigneur en saint Jean (17, 3) : "La vie éternelle, c'est qu'ils
te connaissent, toi, le Dieu véritable et vivant, etc." Le mérite de la
vie éternelle réside donc principalement dans la charité.
Conclusion :
Nous l'avons dit,
il y a deux raisons qui font qu'un acte humain mérite. Cela vient d'abord et
principalement de l'ordination divine, en vertu de laquelle l'acte est dit
méritoire du bien auquel l'homme est ordonné par Dieu ; en second lieu cela
découle du libre arbitre, l'homme se différenciant des autres créatures en ceci
qu'il agit par lui-même, qu'il est un agent volontaire. Or, à ces deux points
de vue, le mérite consiste principalement dans la charité.
D'abord, en effet,
il faut considérer que la vie éternelle consiste dans la jouissance de Dieu. Or
le mouvement de l'âme humaine vers la fruition du bien divin est l'acte propre
de la charité, et par lui les actes des autres vertus sont ordonnés à cette fin
pour autant qu'elles sont soumises à l'impulsion de la charité. C'est
pourquoi le mérite de la vie éternelle appartient premièrement à la charité, et
secondairement aux autres vertus pour autant que leurs actes se font sous
l'impulsion de la charité.
De même ce que
nous faisons par amour il est manifeste que nous le faisons le plus volontiers
et donc le plus volontairement. C'est pourquoi, même sous ce rapport où il est
requis que l'acte soit volontaire pour être méritoire, c'est principalement à
la charité que le mérite est attribué.
Solutions :
1. Parce que la charité a pour objet la fin dernière, elle
meut les autres vertus à l'action. Car l'habitus qui a pour objet la fin commande
toujours les habitus qui regardent les moyens, nous l'avons montré.
2. Une oeuvre peut être laborieuse et difficile d'une double
façon. D'abord parce qu'elle est grande en elle-même ; en ce sens le poids du
labeur concourt à l'augmentation du mérite. Ainsi, la charité ne diminue pas le
labeur : elle fait au contraire que l'on s'attaque à de plus grands travaux.
Comme le remarque saint Grégoire dans une homélie : "Si elle existe, elle
entreprend de grandes choses." En second lieu, la difficulté peut provenir
de celui qui accomplit l'oeuvre ; ce que l'on fait sans empressement est
toujours laborieux et difficile. Cette peine-là, qui diminue le mérite, la
charité la supprime.
3. L'acte de foi n'est méritoire que s'il s'agit d'une foi
"opérant par la charité", comme dit l'épître aux Galates (5, 6). Il
en est de même des actes de patience et de force : ils ne sont méritoires que
s'ils sont accomplis par charité, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 13, 3) :
"Quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela
ne me sert de rien."
Objections :
1. Il semble que oui, car saint Augustin affirme : "La
foi mérite la justification." Or c'est la première grâce qui justifie
l'homme. On peut donc mériter pour soi la première grâce.
2. Dieu ne donne sa grâce qu'à ceux qui en sont dignes. Mais
on n'est digne de recevoir un don qu'à la condition de l'avoir mérité en
justice. Donc on peut mériter en justice la première grâce.
3. Dans l'ordre humain, on peut mériter un don déjà reçu ;
ainsi celui auquel son maître a fait cadeau d'un cheval peut dans la suite
mériter ce cheval en en faisant bon usage au service de son maître. Mais Dieu est
plus libéral que l’homme. Donc, à plus forte raison, l'homme peut mériter
auprès de Dieu la première grâce déjà reçue, par le moyen des oeuvres
accomplies dans la suite.
Cependant :
La notion de grâce
est en opposition avec celle de salaire dû pour l'accomplissement d'une oeuvre,
selon l'épître aux Romains (11, 6) : "A qui fournit un travail on ne
compte pas le salaire à titre gracieux : c'est un dû." Or le mérite de
l’homme a pour objet ce qui lui est attribué à titre de salaire pour son travail.
L’homme ne peut donc mériter la première grâce.
Conclusion :
Le don de la grâce
peut être envisagé de deux manières : d'abord dans son caractère de don gratuit
: en ce sens, il est évident que toute espèce de mérite s'oppose à l'idée même
de grâce, car, comme l'Apôtre l'écrit aux Romains (11, 6) : "Si c'est en
raison des oeuvres, ce n'est plus une grâce."
En second lieu, on
peut considérer dans la grâce la nature même de la chose qui est donnée. A ce
point de vue, la grâce ne peut être méritée par celui qui ne la possède pas,
car d'une part elle surpasse la capacité de la nature ; et d'autre part avant
la grâce, dans l'état de péché, l’homme, du fait même de la faute, est empêché
de mériter la grâce. En outre, quand il possède déjà la grâce, il ne peut
mériter cette grâce déjà reçue ; la rétribution est en effet le résultat de
1'oeuvre accomplie ; la grâce au contraire est le principe en nous de toute
oeuvre bonne, nous l'avons dit plus haut. Et d'autre part, si l'on vient à
mériter un autre don gratuit en vertu d'une grâce précédente, déjà ce don n'est
plus premier. Il est donc manifeste que personne ne peut mériter pour soi la
première grâce.
Solutions :
1. Saint Augustin reconnaît lui-même qu'il s'est trompé en
pensant que le commencement de la foi venait de nous, et que sa consommation
nous était donnée par Dieu : il se rétracte à ce sujet. Cette conception ne
semble pas étrangère à l'idée que "la foi mérite la justification".
Mais si nous posons en principe, comme l'exige la vérité catholique, que le
commencement de la foi nous est donné par Dieu, l'acte de foi lui-même est une
conséquence de la première grâce, et on ne peut donc la mériter. Donc, par la
foi, l’homme est justifié, non pas en ce sens qu'en croyant il mérite la
justification, mais pour cette raison que, quand il est justifié, il croit ; et
cela vient de ce que le mouvement de la foi est nécessaire à la justification
de l'impie, nous l'avons déjà dit.
2. Dieu donne sa grâce seulement à ceux qui en sont dignes,
non pas qu'ils soient dignes avant de recevoir la grâce, mais parce que Dieu,
"qui seul donne la pureté à ceux qui furent conçus dans l'impureté"
(Jb 14, 4 Vg), les rend dignes par le moyen de la grâce.
3. Toute oeuvre bonne de l'homme procède de la première grâce
comme de son principe. Elle ne procède pas d'un don humain quelconque. Il n'y a
donc pas d'assimilation possible entre le don de la grâce et le don de l'homme.
Objections :
1. Il semble que oui, car, à propos de cette parole de
l'évangile selon saint Matthieu (9, 2) : "Jésus voyant leur foi...",
nous lisons dans la Glose : "Quel n'est pas le prix de la foi personnelle
devant Dieu, puisque déjà la foi d'autrui a pu obtenir de lui la guérison
intérieure et extérieure d'un homme!" Mais la guérison intérieure de
l'homme s'obtient par la première grâce. C'est donc qu'on peut la mériter pour
autrui.
2. Les prières des justes ne sont pas vaines mais efficaces,
selon cette parole de saint Jacques (5, 16) : "La supplication assidue du
juste a beaucoup de puissance." Il avait écrit précédemment : "Priez
les uns pour les autres afin que vous soyez sauvés." Et, comme le salut de
l'homme ne s'obtient que par la grâce, il semble donc que l'on peut mériter à
autrui la première grâce.
3. Nous lisons en saint Luc (16, 9) : "Faites-vous des
amis avec les richesses d'iniquité, afin qu'à votre mort ils vous reçoivent
dans les tabernacles éternels." Or cela ne peut se produire que par le
moyen de la grâce qui, seule, permet de mériter la vie éternelle, ainsi que
nous l'avons dit précédemment. Un homme peut donc, par son mérite, obtenir pour
un autre la vie éternelle.
Cependant :
Dieu dit en
Jérémie (15, 1) : "Même si Moïse et Samuel se tenaient devant ma face, je
n'aurais pas pitié de ce peuple." Et pourtant c'étaient des hommes de très
grand mérite devant Dieu. Il semble donc que nul ne peut mériter pour un autre
la première grâce.
Conclusion :
D'après ce que
nous avons dit, on voit que ce que nous faisons a raison de mérite à deux
titres :
1° En vertu de la
motion divine qui fait qu'elles sont méritoires de plein droit.
2° Parce qu'elles
procèdent du libre arbitre pour autant que nous agissons volontairement. De ce
côté il y a un mérite de convenance : il convient en effet que lorsque l'homme
fait bon usage de son pouvoir, Dieu agisse plus excellemment selon la sur-excellence
de son pouvoir.
On voit par là que
personne, en dehors du Christ, ne peut mériter de plein droit pour autrui la
première grâce. Chacun de nous en effet est mû par Dieu par le don de la grâce,
afin de parvenir lui-même à la vie éternelle ; et il s'ensuit que le mérite en
justice ne s'étend pas au-delà de cette motion. L'âme du Christ au contraire
fut mue par Dieu au moyen de la grâce non seulement afin de le faire parvenir
lui-même à la gloire de la vie éternelle, mais afin d'y conduire les autres,
comme tête de l'Église et auteur de notre salut. C'est ce qu'enseigne l'épître
aux Hébreux (2, 10) : "Lui, l'auteur du salut, il devait conduire à la
gloire un grand nombre de fils."
Mais on peut
mériter pour un autre la première grâce de Dieu. Ainsi s’accomplit la volonté
de Dieu car il convient, selon la proportion fondée sur l'amitié, que Dieu
accomplisse sa volonté du salut d'un autre. Pourtant il peut arriver qu'il y
ait un obstacle de la part de celui dont un saint désire la justification. A un
tel cas s'applique la parole de Jérémie citée plus haut.
Solutions :
1. La foi des autres peut procurer à un individu le salut par
mérite de convenance, non par mérite de justice.
2. L'efficacité de la prière s'appuie sur la miséricorde ; le
mérite rigoureux s'appuie sur la justice. La prière tire son efficacité de la
miséricorde, le mérite de plein droit de la justice, selon cette parole de
Daniel (9, 18) : "Ce n'est pas en raison de nos oeuvres justes que nous
répandons devant toi nos supplications, mais en raison de tes grandes
miséricordes."
3. On dit que les pauvres qui reçoivent les aumônes
accueillent leurs bienfaiteurs dans les tabernacles éternels, soit qu'ils
obtiennent leur pardon en priant pour eux ; soit qu'ils méritent en convenance
leur salut par d'autres bonnes oeuvres ; soit enfin, à s'en tenir à la lettre
du texte, que celui qui exerce des oeuvres de miséricorde auprès des pauvres,
mérite d'être reçu dans les tabernacles éternels.
Objections :
1. Il semble bien, car ce que l'homme demande à Dieu en
justice, l'homme doit pouvoir le mériter. Mais, selon saint Augustin, rien de
plus juste que de demander à Dieu son relèvement après la chute, et nous lisons
dans le Psaume (71, 9) : "Lorsque ma vigueur sera tombée, ne m'abandonne
pas, Seigneur." L'homme peut donc mériter son relèvement après la chute.
2. Les oeuvres qu'un homme accomplit sont beaucoup plus
profitables à lui-même qu'à autrui. Mais l'homme peut mériter de quelque
manière pour autrui le relèvement après la chute, tout aussi bien que la
première grâce. A plus forte raison peut-il mériter pour lui-même le relèvement
après la chute.
3. L'homme qui, à un moment donné, fut en grâce, a mérité par
ses bonnes oeuvres la vie éternelle ; cela ressort de ce que nous avons dit
précédemment. Mais nul ne peut parvenir â la vie éternelle s'il n'est relevé
par la grâce. Cet homme a donc mérité son relèvement par la grâce.
Cependant :
Il est dit dans
Ézéchiel (18, 24) : "Si le juste se détourne de sa justice et commet le
mal, on ne se souviendra plus de toute la justice qu'il a pratiquée." Par
conséquent ses précédents mérites n'auront aucune valeur pour son relèvement.
Personne ne peut donc mériter d'avance, pour soi-même, de sortir du péché quand
il y sera tombé.
Conclusion :
Personne ne peut
mériter d'avance son relèvement, ni par un mérite de plein droit, ni par un
mérite de convenance. Le mérite de plein droit en effet dépend essentiellement
de la motion de la grâce divine, et cette motion est interrompue par le péché
qui a suivi. Aussi tous les bienfaits que dans la suite le pécheur reçoit de
Dieu, et qui lui permettent de réparer sa faute, ne sont-ils pas objet de
mérite, car la motion de la grâce, reçue antérieurement, ne s'étend pas
jusque-là.
Quant au mérite de
convenance qui permet à un homme de mériter pour autrui la première grâce, il
est empêché d'aboutir par l'obstacle du péché en celui pour qui on mérite. A
plus forte raison l'efficacité de ce mérite est-elle entravée par l'obstacle
qui se trouve et en celui qui mérite et en celui pour qui il mérite : ici la
même personne. C'est pourquoi on ne peut aucunement mériter pour soi le
relèvement après la chute.
Solutions :
1. Le désir par lequel on souhaite le relèvement après la
chute est appelé juste, aussi bien que la prière qui l'exprime parce que l'un
et l'autre tendent vers la justice. Mais ils ne s'appuient pas sur la justice à
la manière du mérite ; ils font seulement appel à la miséricorde.
2. On peut, d'un mérite de convenance, mériter pour autrui la
première grâce, car dans ce cas il n'y a pas d'obstacle, du moins de la part de
celui qui mérite. Mais il y a obstacle quand quelqu'un, après avoir eu le
mérite de la grâce, s'éloigne de la justice.
3. Certains ont prétendu que, sauf par l'acte de la grâce
finale, nul ne mérite la vie éternelle absolument, mais seulement sous
condition, à savoir s'il persévère. Une telle manière de voir est déraisonnable
; car quelquefois l'acte de la grâce finale n'est pas plus méritoire que celui
d'une grâce antérieure ; il l'est même moins que l'acte antécédent, en raison
de l'accablement produit par la maladie. Il faut donc dire que n'importe quel
acte de charité est méritoire absolument de la vie éternelle. Mais, par le
péché qui suit, se trouve posé un obstacle au mérite précédent, qui empêche
celui-ci de produire son effet ; ainsi en est-il des causes naturelles qui
manquent leurs effets, à cause d'un obstacle survenu.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, lorsqu'un homme a reçu la
récompense qu'il a méritée, on ne lui doit pas d'autre rétribution. Ainsi
est-il dit en saint Matthieu (6, 5) à propos de certains hypocrites : "Ils
ont reçu leur récompense." Donc, si un homme méritait une augmentation de
grâce ou de charité, il s'ensuivrait qu'une fois la grâce augmentée, il
n'aurait plus à attendre d'autre récompense, ce qui est choquant.
2. Aucun être n'agit au-delà de ce qu'il est. Mais le principe
du mérite, on l'a vu, c'est la grâce ou la charité. Donc personne ne peut
mériter une grâce ou une charité plus grande que celle qu'il a.
3. Ce qui fait l'objet du mérite, l'homme l'acquiert par
n'importe quel acte procédant de la grâce ou de la charité ; comme par tout
acte de ce genre on mérite la vie éternelle. Donc, si l'augmentation de la
grâce ou de la charité est objet de mérite, on mérite une augmentation de
charité. Mais ce que l'homme mérite, il l'obtient infailliblement de Dieu, à
moins que ne survienne l'obstacle du péché. C'est ce qui fait dire à saint Paul
(2 Tm 1, 12) : "je sais en qui j'ai mis ma foi, et j'ai la conviction
qu'il est capable de garder mon dépôt." Il s'ensuivrait donc que la grâce
ou la charité seraient accrues par n'importe quel acte méritoire. Or cela
paraît impossible, car les actes méritoires ne sont pas toujours assez fervents
pour suffire à accroître la charité. Cet accroissement n'est donc pas objet de
mérite.
Cependant :
Saint Augustin
écrit "La charité mérite de croître, et, par cette croissance, elle mérite
de se parfaire." Donc l'augmentation de la grâce ou de la charité est
objet de mérite.
Conclusion :
Nous l'avons dit,
cela est objet d'un mérite de plein droit, à quoi s'étend la motion de la
grâce. Mais l'impulsion donnée par un agent moteur ne se réfère pas seulement
au terme du mouvement elle vise également tout le progrès réalisé par le mobile
au cours du mouvement. Or, le terme du mouvement de la grâce, c'est la vie
éternelle ; le progrès dans ce mouvement se fait par l'accroissement de la
charité ou de la grâce, selon cette parole des Proverbes (4, 18) : "La
route des justes est comme la lumière de l'aube dont l'éclat grandit jusqu'au
plein jour", qui est le jour de la gloire. L'augmentation de la grâce est donc
bien objet de mérite en justice.
Solutions :
1. La récompense est le terme du mérite, mais il y a deux
sortes de termes dans un mouvement : le terme ultime, et le terme intermédiaire
qui est à la fois principe et terme ; c'est ce terme intermédiaire qui est la
récompense constituée par l'accroissement de la grâce. Mais la récompense de la
faveur humaine, c'est comme le terme ultime de ceux qui l'ont prise pour fin,
si bien que pour eux il n'y a pas d'autre rétribution.
2. L'accroissement de la grâce n'excède pas le pouvoir de la
grâce qu'on a déjà, bien qu'il la fasse plus grande ; c'est ainsi que l'arbre,
qui est quantitativement supérieur à la semence, n'excède cependant pas le
pouvoir de celle-ci.
3. Tout acte méritoire, quel qu'il soit, mérite à son auteur
l'accroissement de la grâce, aussi bien que sa consommation, qui est la vie
éternelle. Mais, de même que la vie éternelle n'est pas accordée immédiatement,
mais en son temps, de même la grâce n'est pas augmentée aussitôt, mais au
moment où l'homme se trouve suffisamment disposé à cet accroissement.
Objections :
1. Il semble que ce soit vrai. Car ce que l'on obtient par la
prière peut être objet de mérite quand on possède la grâce. Mais, en demandant
la persévérance, les hommes l'obtiennent ; autrement, remarque saint Augustin,
c'est en vain qu'on la demanderait dans l'oraison dominicale. La persévérance
peut donc être objet de mérite quand on possède la grâce.
2. Ne pas pouvoir pécher est plus important que ne pas pécher.
Mais l'impossibilité de pécher est objet de mérite, puisqu'on mérite la vie
éternelle et que celle-ci implique nécessairement l'impeccabilité. A plus forte
raison peut-on mériter de ne pas pécher en fait ; ce qui est persévérer.
3. L'augmentation de la grâce l'emporte sur la persévérance
dans la grâce qu'on possède. Or, nous le savons, l'homme peut mériter
l'accroissement de la grâce. A plus forte raison peut-il mériter de persévérer
dans la grâce qu'il possède.
Cependant :
Tout ce que l'on
mérite, on l'obtient de Dieu, à moins que le péché n'y fasse obstacle. Mais
beaucoup accomplissent des oeuvres méritoires, qui n'obtiennent pas la
persévérance. On ne peut pas dire que la raison en est l'obstacle du péché, car
ce qui s'oppose à la persévérance c'est précisément de pécher ; de sorte que si
quelqu'un avait mérité la persévérance, Dieu ne permettrait pas qu'il tombe
dans le péché. La persévérance n'est donc pas objet de mérite.
Conclusion :
Puisque l'homme
possède par nature le libre arbitre qui peut incliner au bien ou au mal, on
peut obtenir de Dieu la persévérance dans le bien de deux manières. D'abord en
ce que le libre arbitre se trouve déterminé au bien par la grâce achevée ;
c'est ce qui se produira dans la gloire. Puis en ce que la motion divine
incline l'homme au bien jusqu'à la fin. Or, comme nous l'avons montré plus haut,
ce qui est méritoire pour l'homme, c'est ce qui se présente comme un terme par
rapport au mouvement du libre arbitre dirigé par la motion divine. Mais il n'en
est pas ainsi pour ce qui se présente comme un principe par rapport à ce même
mouvement. Aussi est-il clair que la persévérance dans la gloire, qui est au
terme de ce mouvement, est objet de mérite, tandis que la persévérance d'ici-bas
ne peut être méritée, car elle dépend uniquement de la motion divine, laquelle
est au principe de tout mérite. Mais Dieu accorde gratuitement le bienfait de
la persévérance, chaque fois qu'il l'accorde.
Solutions :
1. Même ce que nous ne méritons pas, nous pouvons l'obtenir
par la prière. Car Dieu écoute les pécheurs quand ils demandent pardon pour
leurs fautes, et pourtant ils ne méritent pas ce pardon. C'est ce que montre saint
Augustin à propos de ce texte de saint Jean (9, 31) : "Nous savons que
Dieu n'exauce pas les pécheurs." Autrement, c'est en vain que le publicain
aurait dit (Lc 18, 13) : "Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je
suis." Pareillement, par la prière, on peut obtenir de Dieu, pour soi ou
pour un autre, le don de la persévérance, bien qu'il ne soit pas objet de
mérite.
2. La persévérance que l'on aura dans la gloire
représente, pour le mouvement méritoire du libre arbitre, le terme auquel il
doit aboutir ; mais il n'en est pas ainsi de la persévérance d'ici-bas ; nous
venons d'en donner la raison.
3. Il faut en dire autant de l'accroissement de la grâce
(terme intermédiaire du mouvement méritoire) : cela ressort de ce que nous
avons exposé plus haut.
Objections :
1. Il semble que oui, car ce qui est promis à certains
individus comme une récompense de la justice, est objet de mérite. Mais dans
l'ancienne loi les biens temporels ont été ainsi promis. On le constate dans le
Deutéronome (28). Donc ces biens sont objet de mérite.
2. Est objet de mérite, semble-t-il, la récompense que Dieu
accorde à un homme pour l'accomplissement d'un service. Mais parfois Dieu
récompense ainsi les hommes en leur accordant certains biens temporels. Nous
lisons en effet dans l'Exode (1, 21) : "Parce que les sages-femmes avaient
craint Dieu, il fit prospérer leurs maisons", ce que la Glose de saint Grégoire
commente ainsi : "La récompense de leur générosité aurait pu leur valoir
la vie éternelle, mais, s'étant rendues coupables de mensonge, elles reçurent
une récompense terrestre." - Nous lisons encore dans Ézéchiel (29, 18) :
"Le roi de Babylone a engagé son armée dans une entreprise grandiose
contre Tyr ; (...) et il n'en a retiré aucun profit." Et le texte ajoute :
"Tel sera le salaire de son armée : je lui donnerai le pays d'Égypte, car
il a travaillé pour moi." Les biens temporels peuvent donc être objet de
mérite.
3. Ce que le bien est par rapport au mérite, le mal l'est par
rapport au démérite. Or, parce qu'ils avaient démérité en péchant, Dieu a puni
certains individus par des peines temporelles : ce fut le cas des habitants de
Sodome (Gn 19). Les biens temporels sont donc objet de mérite.
Cependant :
4. Les biens qui sont objet de mérite ne sont pas également
répartis entre tous. Or les biens et les maux temporels se rencontrent aussi
bien chez les bons que chez les mauvais, selon cette parole de l'Ecclésiaste
(9, 2) : "A tous un même sort, au juste et à l'impie, au bon et au
méchant, au pur et à l'impur, à celui qui sacrifie et à celui qui méprise les
sacrifices." Les biens temporels ne sont donc pas objet de mérite.
Conclusion :
Ce qui fait
l'objet d'un mérite est quelque chose de bon donné en récompense ou en
rétribution. Or quelque chose est bon pour l'homme de deux manières : une absolument,
l'autre relativement. Ce qui est absolument bon pour l'homme c'est la fin
dernière selon cette parole du Psaume (73, 28) : "Pour moi, être uni à
Dieu, c'est le bien", c'est aussi, par voie de conséquence, tout ce qui
est ordonné à obtenir cette fin. Ces biens-là sont purement et simplement objet
de mérite. Par contre cela est bon pour l'homme relativement, non absolument,
qui lui est bon présentement et sous un certain rapport. Les biens de ce genre
ne sont pas objet de mérite, absolument parlant, mais seulement d'une façon
relative.
Cela posé, il faut
dire que, les biens temporels si on les considère comme favorisant
l'accomplissement des oeuvres vertueuses, lesquelles nous conduisent à la vie
éternelle, ils sont objet de mérite directement et absolument, au même titre
que l'accroissement de la grâce et tout ce qui permet à l'homme de parvenir à
la béatitude, la première grâce une fois reçue. Aux hommes justes Dieu
distribue biens et maux temporels autant qu'il leur est expédient pour parvenir
à la vie éternelle en sorte que biens et maux temporels sont, sous ce rapport,
purement et simplement des biens. De là cette parole du Psaume (34, 11) :
"Ceux qui craignent le Seigneur ne sont privés d'aucun bien", et du
Psaume (37, 25) : "je n'ai pas vu le juste abandonné."
Mais si l'on
considère les biens temporels en eux-mêmes, ils ne sont pas absolument bons
pour l'homme, mais relativement. Sous ce rapport, ils ne sont objet de mérite
qu'à certains égards, pour autant que Dieu meut les hommes à des actions
d'ordre temporel et qu'il favorise la réussite de leurs projets. De même donc
que la vie éternelle est d'une façon absolue la récompense des oeuvres de
justice accomplies sous la motion divine, comme nous l'avons dit, de même les
biens temporels, considérés en eux-mêmes, peuvent être regardés comme une sorte
de récompense, eu égard à la motion divine qui porte la volonté humaine à les
poursuivre, bien que parfois les hommes n'aient pas en cela une
intention droite.
Solutions :
1. Comme dit saint Augustin : "Ces promesses temporelles
furent la figure des biens spirituels à venir, qui s'accomplissent en nous. Ce
peuple charnel s'attachait, en effet, aux promesses de la vie présente ; et ce
n'est pas seulement leur langage, mais leur vie elle-même, qui fut prophétique."
2. Les rétributions dont il est question sont attribuées à
Dieu en raison de la motion divine et non par rapport à la malice de la
volonté. Cela est vrai surtout en ce qui concerne le roi de Babylone qui
n'assiégea pas Tyr pour servir Dieu, mais pour y établir sa domination
usurpatrice. De même, pour ce qui est des sages-femmes : si elles montrèrent
une bonne volonté en sauvant les enfants, cependant cette volonté n'était pas
moralement rectifiée puisqu'elles commirent un mensonge.
3. Les maux temporels sont un châtiment pour les impies, parce
qu'ils n'y trouvent aucun secours pour gagner la vie éternelle. Pour les justes
au contraire qui y trouvent une aide, ces maux ne sont pas des châtiments, mais
plutôt des remèdes, nous l'avons dit précédemment.
Réponse à l'objection en sens contraire :
4. Tout arrive également pour les bons et pour les méchants,
si l'on considère la substance même des biens et des maux temporels. Mais il
n'en est pas de même si l'on envisage leur finalité, car, par eux, les bons
sont acheminés à la béatitude, et non pas les méchants.
Ici s'achève la morale générale
[1] Les prédicaments sont les attributs de l’être. Aristote donne une liste de dix catégories : la substance (ou essence), la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, la possession, l'action, la passion.
[2] Aristote distingue quatre espèces de qualité : 1° L’habitus (disposition stable de nos facultés vitales à l’action) ; 2° La puissance vitale (exemple : l’intelligence, la volonté) ; 3° La passion et la qualité passible ; 4° La figure ou la forme.
[3]
Correspondance entre les dons et
les béatitudes, d’après le Père MD Philippe (Mt 5, 3)
1 DON DE CRAINTE "Heureux ceux qui
ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à eux.
2 DON DE CONSEIL Heureux les doux, car ils
posséderont la terre.
3 DON DE SCIENCE Heureux les affligés, car
ils seront consolés.
4 DON DE FORCE Heureux les affamés et
assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés.
5 DON DE PIETE Heureux les miséricordieux,
car ils obtiendront miséricorde.
6 DON D’INTELLIGENCE Heureux les coeurs
purs, car ils verront Dieu.
7 DON DE SAGESSE Heureux les artisans de
paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
8 DON DE FORCE Heureux les persécutés pour
la justice, car le Royaume des Cieux est à eux ».